Mémoires de Joseph Fouché, Duc d'Otrante, Ministre de la Police Générale: Tome I
Je prévis les suites fatales qu'auraient pour la France et pour son chef cette tendance adulatrice indigne d'un grand peuple. Mais l'ivresse était au comble et le triomphe complet. Dans la nuit du 2 au 3 juillet arrive le vainqueur.
Je remarquai dès l'abord sur ses traits quelque chose de contraint et de morose. Dans la soirée même, à l'heure du travail, entrant dans son cabinet, il jette sur moi un regard sombre et se répand en éclats. «Eh bien! on m'a cru perdu et on voulait essayer encore du Comité de salut public!... Je sais tout... et c'étaient des hommes que j'ai sauvés, que j'ai épargnés! Me croient-ils un Louis xvi? qu'ils osent, et ils verront! Qu'on ne s'y trompe plus. Une bataille perdue est pour moi une bataille gagnée.... Je ne crains rien; je ferai rentrer tous ces ingrats, tous ces traîtres dans la poussière.... Je saurai bien sauver la France en dépit des factieux et des brouillons....» Je lui représentai qu'il n'y avait eu qu'un accès de fièvre républicaine excitée par un bruit sinistre, bruit que j'avais démenti et dont j'avais atténué les effets; que mon rapport aux deux consuls, dont je lui avais transmis la copie, le mettait à même d'apprécier à sa juste valeur ce petit mouvement de fermentation et d'égarement; qu'enfin le dénouement était si magnifique et la satisfaction si générale qu'on pouvait bien supporter quelques ombres qui faisaient encore mieux ressortir l'éclat du tableau.—«Mais vous ne me dites pas tout, reprend-il. Ne voulait-on pas mettre Carnot à la tête du gouvernement? Carnot qui s'est laissé mystifier au 18 fructidor, incapable de garder deux mois l'autorité, et qu'on ne manquerait pas d'envoyer périr à Sinnamary!...» J'affirmai que la conduite de Carnot avait été irréprochable, et j'observai qu'il serait bien dur de le rendre responsable de projets extravagans enfantés par des têtes malades, et dont lui, Carnot, n'avait eu aucune idée.
Il se tut; mais l'impression était profonde. Il ne pardonna point à Carnot, qui, à quelque temps de là, se vit dans la nécessité de résigner le porte-feuille de la guerre. Vraisemblablement j'aurai partagé sa disgrâce anticipée, si Cambacérès et Lebrun n'avaient pas été témoins de la circonspection de ma conduite et de la sincérité de mon dévouement.
Plus ombrageux en devenant plus fort, le premier consul s'arma de précaution et s'entoura d'un appareil plus militaire. Ses préventions et ses défiances se portaient plus particulièrement sur ceux qu'il appelait des obstinés, soit qu'ils voulussent rester attachés au parti populaire, soit qu'ils ne s'exhalassent qu'en plaintes à la vue de la liberté mourante. Je proposai des moyens doux pour ramener au giron du gouvernement, des hommes aigris; je demandai la faculté de gagner les chefs de file par des pensions, des largesses ou des places; j'eus carte blanche pour l'emploi des moyens pécuniaires; mais mon crédit n'alla pas jusqu'à la distribution des emplois et des faveurs publiques. Je vis clairement que le premier consul persistait dans le système de n'admettre qu'en minorité les républicains dans les hauts emplois et dans ses conseils, et qu'il voulait y maintenir en force les partisans de la monarchie et du pouvoir absolu. A peine si j'avais eu le crédit de faire nommer une demi-douzaine de préfets. Bonaparte n'aimait pas le Tribunat, parce qu'il y avait là un noyau de républicains tenaces. On savait qu'il redoutait surtout les écervelés et les enragés désignés sous le nom d'anarchistes, hommes toujours prêts à servir d'instrumens aux complots et aux révolutions. Ses défiances et ses allarmes étaient excitées par les hommes qui l'entouraient et qui le poussaient à la monarchie; tels que Portalis, Lebrun, Cambacérès, Clarke, Champagny, Fleurieu, Duchâtel, Jollivet, Benezech, Emmery, Roederer, Cretet, Regnier, Chaptal, Dufresne et tant d'autres. Qu'on y ajoute les rapports secrets et les correspondances clandestines que lui adressaient, dans le même sens, des hommes qui en avaient reçu la mission, et qui suivaient la tendance ou le torrent de l'opinion du jour. Je n'y étais pas épargné; j'y étais en butte aux insinuations les plus malveillantes; mon système de police y était souvent décrié et dénoncé. J'avais contre moi Lucien, alors ministre de l'intérieur, qui avait aussi sa police particulière. Essuyant parfois des reproches du premier consul sur des faits qu'il croyait ensevelis dans l'ombre, il me soupçonnait de le faire épier pour le compromettre dans mes rapports. J'avais l'ordre formel de ne rien céler, tant sur les bruits populaires, que sur les bruits de salon. Il en résultait que Lucien, abusant de son crédit et de sa position, tranchant du roué, enlevant des femmes à leurs maris, trafiquant des licences d'exportation de grains, était souvent l'objet de ces bruits et de ces rumeurs. Comme chef de la police, je ne devais pas dissimuler combien il importait que les membres de la famille du premier consul fussent irréprochables, et ne s'attirassent pas le décri public.
On sent dans quel conflit je dus me trouver engagé; j'avais heureusement dans mes intérêts Joséphine; je n'avais pas Duroc contre moi, et le secrétaire intime m'était dévoué. Cet homme plein d'habileté et de talens, mais dont l'âpreté pécuniaire causa bientôt la disgrâce, s'est toujours montré si cupide qu'il n'est pas besoin de le nommer pour le désigner. Dépositaire des papiers et des secrets de son maître, il découvrit que je dépensais cent mille francs par mois, pour veiller incessamment sur les jours du premier consul. L'idée lui vint de me faire payer les avis qu'il me donnerait pour me mettre à même de remplir le but que je me proposais. Il vint me trouver et m'offrit de m'informer exactement de toutes les démarches de Bonaparte moyennant 25,000 francs par mois; il me présenta cette offre comme une économie de 900,000 fr. par année. Je n'eus garde de laisser échapper l'occasion de prendre à mes gages le secrétaire intime du chef de l'État, qu'il m'importait tant de suivre à la piste pour connaître ce qu'il avait fait, comme ce qu'il devait faire. La proposition du secrétaire fut acceptée, et chaque mois très-exactement il recevait en blanc son mandat de 25,000 francs, pour faire retirer à la caisse la somme promise. J'eus de mon côté à me louer de sa dextérité et de son exactitude. Mais je me gardai bien d'économiser sur les fonds que j'employais à garantir la personne de Bonaparte de toute attaque imprévue. Le château seul m'absorbait plus de la moitié de mes cent mille francs disponibles chaque mois. A la vérité, par là je fus très-exactement informé de ce qu'il m'importait de savoir, et je pus contrôler mutuellement les informations du secrétaire par celles de Joséphine, et celles-ci par les rapports du secrétaire. Je fus plus fort que tous mes ennemis réunis ensemble. Que fit-on alors pour me perdre? on m'accusa formellement, auprès du premier consul, de protéger les républicains et les démagogues; on alla jusqu'à désigner le général Parain, qui m'était personnellement attaché, comme l'intermédiaire dont je me servais pour endoctriner les anarchistes et leur distribuer de l'argent. Le fait est que j'usai de toute mon influence ministérielle pour déjouer les projets des écervelés, pour calmer leurs ressentimens, pour les détourner de former aucun complot contre le chef de l'État, et que plusieurs m'étaient redevables de secours et des avertissemens les plus salutaires. Je n'usai en cela que de la latitude qui m'était donnée dans mes attributions de haute police; je pensais, et je pense encore qu'il vaut mieux prévenir les attentats que d'avoir à les punir. Mais, à force de me rendre suspect, on finit par exciter la défiance du premier consul. Bientôt, imaginant des prétextes, il mutila mes attributions, pour que le préfet de police fût chargé spécialement de la surveillance des enragés. Ce préfet, ancien avocat, homme avide, aveuglément dévoué au pouvoir; homme de justice avant la révolution, qui s'étant insinué avec adresse au bureau central, s'était fait nommer préfet de police après le 18 brumaire, c'était Dubois. Pour se créer un petit ministère à part, il me suscitait des tracasseries sur les fonds secrets, et il fallut que je lui fisse, sur la curée des jeux, sa grosse part, sous prétexte que l'argent était le nerf de toute police politique. Mais plus tard je parviens à le confondre dans l'emploi des fonds de son budget prélevés sur les vices bas et honteux qui déshonorent la capitale.
Cependant la maxime machiavélique divide et impera ayant prévalu, il y eut bientôt quatre polices distinctes: la police militaire du château faite par les aides-de-camp et par Duroc; la police des inspecteurs de la gendarmerie; la police de la préfecture faite par Dubois; et la mienne. Quant à la police du ministère de l'intérieur, je ne tardais pas à l'anéantir comme on le verra bientôt. Ainsi tous les jours le premier consul recevait quatre bulletins de police séparés, provenant de sources différentes et qu'il pouvait comparer entre eux, sans compter les rapports de ses correspondans affidés. C'était ce qu'il appelait tâter le pouls à la république. On la regardait comme bien malade dans ses mains. Tout ce que j'aurais pu faire pour la soutenir aurait tourné contre elle. Mes adversaires travaillaient à me réduire à une simple police administrative et de théorie; mais je n'étais pas homme à le souffrir. Le premier consul lui-même, je dois lui rendre cette justice, sut résister avec fermeté à toutes les tentatives de ce genre. Il dit qu'en voulant ainsi le priver de mes services, on l'exposerait à rester désarmé en présence des contre-révolutionnaires; que personne mieux que moi ne faisait la police des agens de l'Angleterre et des chouans, et que mon système lui convenait. Je sentis pourtant que je n'étais plus qu'un contre-poids dans la machine du gouvernement.
D'ailleurs sa marche était subordonnée plus ou moins au cours des événemens publics et aux chances de la politique.
Tout alors semblait présager une paix prochaine. La journée de Marengo avait fait tomber au pouvoir du consul, par l'effet d'une convention militaire plus étonnante que l'issue de la bataille elle-même, le Piémont, la Lombardie, Gênes, les plus fortes places de la haute Italie. Ce n'était qu'après avoir rétabli la république cisalpine qu'il était parti de Milan.
De son côté, Moreau, s'approchant de Vienne après s'être emparé de Munich, les Autrichiens de ce côté sollicitèrent aussi un armistice, celui d'Italie ne s'étendant point jusqu'en Allemagne. Moreau y consentit, et le 15 de juillet des préliminaires de paix furent signés à Paris, entre l'Autriche et la France.
Des succès si décisifs, loin de désarmer les républicains mecontens, les irritaient de plus en plus. Par ses formes absolues et militaires, Bonaparte s'en faisait des ennemis acharnés. Dans les rangs même de l'armée on comptait alors un grand nombre d'opposans, que l'esprit républicain portait à former des associations secrètes. Des officiers généraux, des colonels en tenaient les fils mystérieux. Ils se flattaient d'avoir dans leur parti Bernadotte, Augereau, Jourdan, Brune, et Moreau lui-même qui, déjà se repentait d'avoir aidé à l'élévation de celui qui s'érigeait en maître. A la vérité, aucun signe visible, aucune donnée positive n'éclairait le gouvernement sur ces trames; mais quelques indices et des révélations décousues le portèrent à déplacer fréquemment, d'un lieu à un autre, les corps et les officiers qui étaient l'objet de ses soupçons.
Dans Paris les choses étaient dans un état plus grave, et l'action des mécontens plus sensible. On tenait les plus ardens éloignés des emplois et on les surveillait. J'étais instruit que, depuis l'établissement du gouvernement consulaire, ils avaient des assemblées secrètes et formaient des complots. C'était à les faire avorter que j'apportais tous mes soins; par là j'espérais ralentir la tendance naturelle du gouvernement à réagir sur les hommes de la révolution. J'avais même obtenu, de la part du premier consul, quelques démonstrations extérieures favorables aux idées républicaines. Par exemple, à l'anniversaire du 14 juillet, qui venait d'être célébré sous les auspices de la Concorde, le premier consul avait porté, au milieu d'un banquet solennel ce toast remarquable: Au peuple français notre souverain! J'avais distribué beaucoup de secours aux patriotes indigent et malheureux; d'un autre côté; par la vigilance de mes agens et par des avertissemens utiles, je retenais dans l'inaction et dans le silence les plus ardens de ces boute-feux qui, avant le départ de Bonaparte pour l'Italie, s'étaient réunis et avaient formé le projet de le faire périr sur la route, aux environs de la capitale. Depuis son retour et depuis ses triomphes, les passions devenaient aveugles et implacables. Il y eut des conciliabules, et l'un des plus furieux, affublé d'un habit de gendarme, jura d'assassiner Bonaparte à la Comédie française. Mes dispositions, combinées avec celles du général Lannes, chef de la contre-police, firent évanouir ce complot. Mais une conspiration manquée était aussitôt suivie d'une autre. Comment se flatter de contenir long-temps des hommes d'un caractère turbulent et d'un fanatisme indomptable, vivant d'ailleurs dans un état de détresse si propre à les irriter? C'est avec de pareils instrumens qu'on forme et qu'on entretient les conjurations.
Je reçus bientôt l'avis que Juvenot, ancien aide-camp d'Henriot, avec une vingtaine d'enragés, complottait d'attaquer et de tuer le premier consul à la Malmaison. J'y mis obstacle et je fis arrêter Juvenot. Mais il était impossible d'obtenir aucun aveu; on ne pouvait pénétrer le secret de ces trames ni en atteindre les véritables auteurs. Fion, Dufour et Rossignol passaient pour les principaux agens de la conspiration; Talot et Laignelot pour ses directeurs invisibles. Ils avaient un pamphlétaire à eux: c'était Metge, homme résolu, actif, introuvable.
Vers la mi-septembre on eut indice d'un complot qui avait pour objet d'assassiner le premier consul à l'Opéra. Je fis arrêter et conduire à la prison du Temple Rossignol et quelques hommes obscurs qui étaient soupçonnés. Les interrogatoires ne donnant aucune lumière, je les fis mettre en liberté avec ordre de les suivre. Quinze jours après, le même complot fut repris, du moins le nommé Harel, l'un des complices, dans l'espoir de grandes récompenses, fit, de concert avec le commissaire des guerres Lefebvre, des révélations à Bourienne, secrétaire du premier consul. Harel, appelé lui-même, corrobora ses premières informations et désigna tous les conjurés. C'étaient, selon lui, Cerrachi et Diana, réfugiés romains; Arena, frère du député corse qui s'était déclaré contre le premier consul; le peintre Topino-Lebrun, patriote fanatique, et Demerville, ancien commis du Comité de salut public, intimement lié avec Barrère. Cette affaire me valut au château une assez vive sortie mêlée de reproches et d'aigreur. Heureusement je n'étais pas pris au dépourvu. «Général consul, répondis-je avec calme, si le dévouement indiscret du dénonciateur eût été moins intéressé, il serait venu à moi qui tiens et dois tenir tous les fils de la haute police, et qui garantis la sûreté de son chef contre toute conspiration organisée, car il n'y a aucun moyen de répondre de la fureur isolée d'un scélérat fanatique. Ici, nul doute, il y a complot ou du moins un projet réel d'attentat. J'en avais moi-même connaissance et je faisais observer les moteurs insensés qui semblaient s'abuser sur la possibilité de l'exécution. Je puis produire la preuve de ce que j'avance en faisant comparaître sur-le-champ l'homme de qui je tenais mes informations.» C'était Barrère, chargé alors de la partie politique des journaux écrits sous l'influence ministérielle. «Eh bien! qu'on le fasse venir, répondit Bonaparte d'un ton animé, et qu'il aille faire sa déclaration au général Lannes, déjà saisi de cette affaire, avec qui vous vous concerterez.»
Je vis bientôt que la politique du premier consul le portait à donner un corps à une ombre, et qu'il voulait feindre d'avoir couru un grand danger. On arrêta (et ceci me fut étranger) qu'on ferait tomber les conjurés dans un piège qu'Harel serait chargé de dresser, en leur procurant, comme il le leur avait promis, quatre hommes armés, disposés à l'assassinat du premier consul, dans la soirée du 10 octobre, à la représentation de l'opéra des Horaces.
Ceci arrêté, le consul, dans un conseil privé où ne fut point appelé le ministre de la guerre, parla des dangers dont il était environné, des complots des anarchistes et des démagogues, et de la mauvaise direction que donnaient à l'esprit public des hommes d'un républicanisme irritable et farouche; il cita Carnot, en lui reprochant ses liaisons avec les hommes de la révolution et son humeur sauvage. Lucien parla dans le même sens et d'une manière plus artificieuse; et il s'en référa (la scène était concertée) à la prudence et à la sagesse des consuls Cambacérès et Lebrun, qui, alléguant la raison d'état, dirent qu'il fallait retirer à Carnot le porte feuille de la guerre. Le fait est que Carnot s'était permis, plusieurs fois de défendre les libertés publiques, et de faire des remontrances au premier consul sur les faveurs accordées aux royalistes, sur la pompe royale de sa cour et sur le penchant qu'avait Joséphine à jouer le rôle d'une reine, en réunissant autour d'elle des femmes, dont le nom et le rang flattaient son amour-propre. Le lendemain Carnot, sur l'avis que j'avais été autorisé à lui donner, envoya sa démission.
Le jour suivant eut lieu, à la représentation des Horaces, le simulacre d'attentat contre la personne du premier consul. Là, des hommes apostés par la contre-police, et sur le compte desquels les conjurés avaient été abusés, arrêtèrent eux-mêmes Diana, Cerrachi et leurs complices.
Cette affaire fit grand bruit; c'est ce qu'on voulait. Toutes les autorités premières vinrent féliciter le premier consul d'avoir échappé au danger. Dans sa réponse au Tribunat, il dit qu'il n'en avait pas réellement couru; qu'indépendamment de l'assistance de tous les citoyens qui ce jour là se trouvaient à la représentation à laquelle il assistait, il avait avec lui un piquet de sa brave garde.... «Les misérables! ajouta-t-il, n'auraient pu supporter ses regards!...»
Je proposai immédiatement des mesures de surveillance et de précaution pour l'avenir, entre autres de désarmer tous les villages sur la route de Paris à la Malmaison, et de faire explorer les maisons isolées sur la même route. Des instructions particulières furent rédigées pour que les agens de police redoublassent de surveillance. La contre-police du château arrêta aussi des mesures extraordinaires; on n'approcha plus aussi facilement du chef de l'État; tous les abords par lesquels il arrivait aux salles de spectacle furent garantis d'un attentat individuel.
Tout gouvernement qui commence, saisit d'ordinaire l'occasion d'un danger qu'il a conjuré, soit pour s'affermir, soit pour étendre son pouvoir; il lui suffit d'échapper à une conspiration pour acquérir plus de force et de puissance. Par instinct, le premier consul était porté à suivre cette politique adoptée par tous ses devanciers. Dans cette dernière circonstance, il y fut plus, particulièrement excité par son frère Lucien, tout aussi ambitieux que lui, quoique dans d'autres formes et dans un autre genre. Il n'avait pas échappé à Lucien qu'il gênait et offusquait son frère, soit en se prévalant avec trop d'orgueil et de complaisance des succès de la journée du 18 brumaire, soit en voulant exercer une trop grande prépondérance dans l'action du gouvernement. Il avait eu d'abord l'arrière-pensée de porter Bonaparte à établir une sorte de duumvirat consulaire, au moyen duquel il eût retenu dans ses mains toute la puissance civile, et partagé, ainsi le pouvoir avec un frère qui n'entendait à aucun partage. Ce plan ayant échoué, il chercha tous les moyens, de remonter son crédit qui déclinait à cause de ses exigences et de cette barrière de fer qu'il trouvait devant lui, après avoir tant contribué lui-même à l'élever. Profitant de l'impression produite par cette espèce de conjuration républicaine qu'on venait d'étouffer, exagérant à son frère l'inconvénient de la mobilité de son pouvoir et les dangers que lui susciterait l'esprit républicain, il espéra le porter dès-lors à établir une sorte de monarchie constitutionnelle, dont il eût été lui-même le ministre dirigeant et le support. J'étais ouvertement opposé à ce plan alors impraticable, et je savais que le premier consul lui-même, quoique dévoré de la passion de rendre son autorité inamovible, fondait le succès de ses empiétemens sur d'autres combinaisons.
Toutefois Lucien persista dans ses projets, et voulant parachever l'œuvre qui selon lui n'était encore qu'ébauchée, se croyant sûr au moins de l'assentiment tacite de son frère, il fit composer et imprimer secrètement un écrit ayant pour titre: Parallèlle de Cromwell, Monck et Bonaparte, où la cause et les principes de la monarchie étaient ouvertement prêches et préconisés. Cette brochure ayant été tirée à profusion, Lucien en fit faire dans son bureau particulier autant de paquets sous bande, qu'il y avait de préfectures, et chaque paquet contenant des exemplaires en nombre égal à celui, des fonctionnaires de chaque département. Aucun avis officiel n'accompagnait, il est vrai, cet envoi fait à chaque préfet par la voie de la diligence; mais le caractère de l'envoi, les adresses portant tous les signes d'une missive ministérielle et d'autres indices, faisaient assez connaître là source et l'intention politique d'une pareille publication. J'en eus le même jour un exemplaire à l'insu de Lucien; et courant à la Malmaison, je le mis sous les yeux du premier consul, avec un rapport où j'exposai les inconvénient graves d'une initiative aussi mal déguisée; je la qualifiai d'intempestive et d'imprudente, et je puisai la force de mes argumens dans l'état de sourde irritation où se trouvaient les esprits dans l'armée, principalement parmi les généraux et officiers supérieurs qui, peu attachés personnellement à Bonaparte, et n'étant redevables de leur fortune militaire qu'à la révolution, tenaient encore plus qu'on ne pensait aux principes et aux formes républicaines; je dis qu'on ne pouvait sans danger y faire succéder brusquement un établissement monarchique, suspect à tous ceux qui à l'avance criaient à l'usurpation; je finis enfin par faire sentir combien de pareilles tentatives étaient prématurées, et j'obtins de suite l'ordre d'arrêter avec éclat la propagation d'un pareil écrit.
J'ordonnai de suite qu'on en arrêtât la circulation, et, pour mieux écarter le soupçon qu'il eût l'attache du gouvernement, je le qualifiai dans ma lettre ministérielle, d'œuvre d'une méprisable et coupable intrigue. Lucien, furieux et jugeant que je ne me serais pas servi de pareilles expressions sans y être autorisé, courut à son, tour à la Malmaison provoquer une explication qui fut orageuse. A compter de cette, époque l'opposition entre, les deux frères prit un caractère d'animosité qui finit par dégénérer en scènes violentes. Il est positif qu'un jour Lucien, à la suite d'une altercation très-vive, jeta sur le bureau de son frère, avec humeur, son porte-feuille de ministre, en s'écriant qu'il se dépouillait d'autant plus volontiers de tout caractère public, qu'il n'y avait trouvé que supplice avec un pareil despote, et que de son côté, le frère outragé appela ses aides-de-camp de service pour faire sortir de son cabinet ce citoyen qui manquait au premier consul.
Les convenances et la raison d'état réunies réclamaient la séparation des deux frères, sans plus d'éclat ni de déchiremens. Nous y travaillâmes M. de Talleyrand et moi; tout fut politiquement concilié; bientôt Lucien se mit en route pour Madrid, avec le titre d'ambassadeur et avec la mission expresse de faire changer les dispositions du roi d'Espagne et de le porter à la guerre contre le Portugal, royaume que le premier consul voyait avec dépit rester sous la dépendance de l'Angleterre.
Les causes et les circonstances du départ de Lucien ne pouvaient guère rester secrètes. On ne manqua pas à cette occasion, dans les correspondances privées et dans les salons de Paris, de me mettre en scène; de me représenter comme l'ayant emporté dans une lutte de faveur sur le frère même du premier consul; on prétendit que par là j'avais fait prévaloir le parti de Joséphine et des Beauharnais sur le parti des frères Bonaparte. Il est vrai que, dans l'intérêt de la marche et de l'unité du pouvoir, j'étais intimement persuadé que l'influence douce et bénigne des Beauharnais était préférable aux empiétemens excessifs et impérieux d'un Lucien, qui à lui seul aurait voulu régenter l'État et ne laisser à son frère que la conduite de l'armée.
A des querelles domestiques du palais, succédèrent au-dehors de nouvelles trames ourdies par les partis extrêmes. Dès la fin d'octobre, les enragés avaient renoué leurs projets sinistres; je m'aperçus qu'ils étaient organisés avec un secret et avec une habileté qui déconcertaient toutes les polices. Il se forma vers cette époque, par des démagogues et par des royalistes, deux complots parallèles et presque identiques contre la vie du premier consul. Comme le dernier, qui fut le plus dangereux parce qu'il fut tramé tout-à-fait dans l'ombre, m'a paru depuis se rattacher à la situation politique où se trouvait alors le chef du gouvernement, je ferai de cette situation le résumé en peu de mots.
L'empereur d'Autriche avait reçu la nouvelle des préliminaires de paix signés en son nom, à Paris, par le comte de Saint-Julien, au moment même où ce monarque signait avec l'Angleterre un traité de subsides. Placé ainsi entre la paix et l'or des Anglais, le cabinet de Vienne se décida courageusement à courir de nouveau le hasard des batailles. M. de Saint-Julien fut jeté dans une forteresse pour avoir excédé ses pouvoirs, et l'armistice devant expirer sous peu, on fit de part et d'autre des préparatifs pour renouveler les hostilités. L'armistice fut pourtant prorogé jusqu'en décembre. Ainsi, des deux côtés, on flottait entre la paix et la guerre. Le premier-consul et son gouvernement désiraient alors la paix, qui allait dépendre uniquement des opérations de Moreau en Allemagne, de Moreau, dont Bonaparte enviait déjà la gloire importune.
Il était le seul dont la renommée pût balancer la sienne sous le point de vue stratégique. Cette espèce de rivalité militaire, et la position de Moreau eu égard à l'état de l'opinion, mettait Bonaparte, pour ainsi dire, à la merci de ses succès, tandis, que dans l'intérieur il était en butte aux complots des démagogues et des royalistes hostiles. Pour eux, c'était l'ennemi commun. La vigilance de la police, loin de porter le découragement dans l'esprit des anarchistes, semblait leur inspirer encore plus de nerf et d'audace. Leurs coryphées s'assemblaient tantôt chez le limonadier Chrétien, tantôt à Versailles, tantôt au jardin des Capucines, organisant l'insurrection et désignant déjà un gouvernement provisoire. Voulant en finir, ils en vinrent aux résolutions désespérées. L'un d'eux, nommé Chevalier, d'un républicanisme délirant et d'un génie atroce, occupé, dans le grand atelier d'artillerie de Meudon, sous le Comité de salut public, à imaginer des moyens de destruction calculés sur les effets extraordinaires de la poudre, conçut la première idée de faire périr Bonaparte à l'aide d'une machine infernale, qu'on placerait sur son passage. Excité par les encouragemens de ses complices, et plus encore par son propre penchant, Chevalier, secondé par le nommé Veycer, construisit une espèce de baril cerclé en fer et garni de clous, chargé à poudre et à mitrailles, auquel il adapta une batterie solidement fixée et armée, susceptible de partir à volonté à l'aide d'une ficelle, ce qui devait mettre l'artilleur à couvert de l'explosion. L'ouvrage avança; tous les conjurés se montraient impatiens de faire sauter, au moyen de la machine infernale, le petit caporal, nom qu'ils donnaient à Bonaparte. Ceci n'est pas tout: les plus hardis, Chevalier à leur tête, osent faire entre eux l'essai de la machine infernale. La nuit du 17 air 18 octobre est choisie; les chefs du complot vont derrière le couvent de la Salpêtrière, s'y croyant à couvert par l'isolement. Là, l'explosion est telle que les enragés eux-mêmes, remplis de terreur, se dispersent. Revenus de leur premier effroi, ils délibèrent sur les effets de cette horrible invention; les uns la croient propre à couronner leurs trames; d'autres pensent, et Chevalier se range de cet avis, qu'il ne s'agit pas de faire périr plusieurs personnes, mais de s'assurer de la mort d'une seule, et que, sous ce rapport, l'effet de la machine infernale dépend de trop de chances hasardeuses. Après de profondes méditations, Chevalier s'arrête à l'idée de construire une espèce de bombe incendiaire, qui, lancée dans la voiture du premier consul, soit à son arrivée, soit à sa sortie du spectacle, le ferait sauter par une explosion inévitable et subite. Chevalier met de nouveau la main à l'œuvre.
Mais déjà l'explosion nocturne avait provoqué mon attention, et les jactances des conjurés transpirant de proche en proche, ne tardèrent pas de mettre toute la police à leurs trousses. La plupart des rapports secrets faisaient mention d'une machine infernale destinée à faire sauter le petit caporal. Je consultai mes notes, et je vis que Chevalier devait être le principal artisan de cette machination perverse. Le 8 novembre, on le trouva caché, et il fut arrêté, ainsi que Veycer, dans la rue des Blancs-Manteaux; tous ceux qu'on, soupçonnait leurs complices le furent également. On trouva de la poudre et des balles, les débris de la première machine et l'ébauche de la bombe incendiaire, enfin tous les élémens du corps de délit. Mais il n'y eut aucun aveu, ni par menaces ni par séduction.
On pouvait croire, d'après cette découverte, la vie de Bonaparte en sûreté contre des moyens si atroces et des attentats si pervers. Mais déjà l'autre parti hostile, marchant au même but par les mêmes trames; imaginait de dérober aux démagogues l'invention de la machine infernale. Rien n'est plus extraordinaire et n'est plus vrai pourtant que ce changement subit d'acteurs sur la même scène pour y jouer le même drame. Ceci paraîtrait incroyable, si je n'en retraçais pas moi-même les causes secrètes qui sont venues successivement se classer dans mon esprit.
A l'ouverture de la campagne, Georges Cadoudal, le plus décidé et le plus opiniâtre des chefs insoumis de la Basse-Bretagne, débarqua dans le Morbihan, venant de Londres, avec la mission de préparer une nouvelle prise d'armes. Il était investi du commandement en chef de toute la Bretagne, dont il délégua provisoirement l'action militaire à ses principaux lieutenans, Mercier la Vendée, de Bar, de Sol de Grisolles et Guillemot. Ces intrigues se rattachèrent à d'autres, tant dans les départemens de l'Ouest que dans Paris, parmi les correspondans et les affidés. J'eus, à cet égard, plus que des indices; j'eus connaissance du plan d'insurrection qui, à cette époque, (le passage du Saint-Bernard par le premier consul) fut un grand sujet d'alarme pour les deux autres consuls Cambacérès et Lebrun. Je fis adopter de fortes mesures. Mes agens et toute la gendarmerie se mirent en campagne; je fis surveiller et arrêter d'anciens chefs suspects, entre autres des capitaines de paroisses très-dangereux. Mais l'action de la police était plus ou moins subordonnée aux chances de la guerre extérieure.
Dans un rapport destiné au premier consul et qu'il reçut à Milan, je ne lui dissimulai pas les symptômes de la crise qui se manifestaient dans l'intérieur, et je lui dis qu'il fallait absolument revenir victorieux, et sans délai, pour dissiper ces nouveaux élémens de troubles et d'orages.
En effet, comme on l'a vu, la fortune dans les champs de Marengo le combla de toutes ses faveurs au moment où ses ennemis le croyaient perdu à jamais. Ce triomphe subit déconcerta tous les plans de l'Angleterre et renversa les espérances de Georges Cadoudal, sans toutefois dompter son caractère de fer. Il persiste à rester dans le Morbihan qu'il regarde comme son domaine, et dont l'organisation royaliste est maintenue par ses soins. Instruit par ses correspondans de Paris, de l'irritation et des complots renaissans du parti populaire, il y envoie, vers la fin d'octobre, ses officiers de confiance les plus décidés, tels que Limolau, Saint-Régent, Joyaux et la Haie-Saint-Hilaire. Il est vraisemblable même qu'il avait déjà conçu ou adopté l'idée de dérober aux jacobins l'invention de la machine infernale, dont ses explorateurs l'avaient tenu au courant. Dans la disposition où se trouvaient les esprits et même le gouvernement, ce crime, effectué par des royalistes, ne pouvait manquer d'être imputé aux jacobins; or, les royalistes se trouveraient en mesure d'en recueillir le fruit. Une si audacieuse combinaison parut éminemment politique. Telle fut l'origine de l'attentat du 3 nivôse (24 décembre), mis à exécution par les agens ou plutôt par les commissaires de Georges. Cette double trame resta d'abord couverte d'un voile épais, tant les regards, l'attention et les soupçons se portaient uniquement sur les anarchistes. Une circonstance se présenta, qui parut favorable pour consommer l'attentat avec une grande probabilité de succès. On devait donner, le 24 décembre, à l'Opéra, l'oratorio de la Création du monde, par Haydn; tout Paris savait que le premier consul y serait avec sa cour. La profonde perversité de la conjuration fut telle que les agens de Georges délibérèrent s'il ne serait pas plus sûr de pratiquer la machine infernale sous les fondemens même de la salle de l'Opéra, de manière à faire sauter, d'un seul coup, Bonaparte et l'élite de son gouvernement. Est-ce l'idée d'une si horrible catastrophe qui fit reculer le crime ou l'incertitude d'atteindre, au milieu d'une si épouvantable conflagration, l'homme qu'on s'acharnait à vouloir faire périr? Je frémis de prononcer. Toutefois on arrêta que l'ancien officier de marine Saint-Régent, aidé du subalterne Carbon, dit le petit François, placerait la fatale machine dans la rue Saint-Nicaise où devait passer Bonaparte, et qu'il y mettrait le feu à temps pour le faire sauter dans son carrosse.
Le brûlement de la mèche, l'effet de la poudre et de l'explosion, tout fut calculé sur le temps que mettait d'ordinaire le cocher du premier consul pour venir de la cour des Tuileries dans la rue Saint-Nicaise, à la hauteur de la borne où allait être placée la machine infernale.
Le préfet de police et moi nous fûmes informés la veille qu'on chuchottait dans certaines coteries un grand coup pour le lendemain. Cet avis était bien vague; chaque jour d'ailleurs il nous en parvenait d'aussi alarmans. Toutefois le premier consul en eut immédiatement connaissance par nos bulletins journaliers. Il parut d'abord hésiter le lendemain; mais, sur le rapport de sa contre-police du château, que la salle de l'Opéra venait d'être visitée et toutes les mesures de précautions prises, il demanda son carrosse et partit accompagné de ses aides-de-camp. Cette fois, comme tant d'autres, c'était César accompagné de sa fortune. On sait que l'événement ne trompa l'espoir des conjurés que par l'effet d'un léger incident. Le cocher du premier consul, à moitié ivre ce jour-là, ayant poussé les chevaux avec plus de précipitation que de coutume, l'explosion calculée avec une précision rigoureuse, fut retardée de deux secondes, et il suffit de cette fraction imperceptible, soustraite au temps préfixe, pour sauver le consul et pour affermir son pouvoir[19].
Sans s'étonner de l'événement, il s'était écrié au bruit de l'effroyable détonation: «C'est la «machine infernale!» et ne voulant ni rétrograder ni fuir, il parut à l'Opéra. Mais aussi avec quel visage courroucé, avec quel air terrible! Que de pensées vinrent assiéger son esprit soupçonneux! Le bruit de cet attentat circulant bientôt de loges en loges, l'indignation fut vive, la sensation profonde, parmi les ministres, les courtisans, les proches du consul; parmi tous les hommes attachés au char de sa fortune. Devançant la fin du spectacle, tous suivirent son carrosse, et de retour au château des Tuileries, là s'ouvrit une scène ou plutôt une orgie de passions aveugles et furieuses. En y arrivant, car je m'empressai d'accourir, je jugeai par l'irritation des esprits, par l'accueil glacé des adhérens et des conseillers, qu'il se formait contre moi un orage et que les plus injustes soupçons planaient sur la police. Je m'y attendais et j'étais résolu de ne me laisser intimider ni par les clameurs des courtisans, ni par les apostrophes du consul. «Eh bien! me dit-il en s'avançant vers moi le visage enflammé de colère; eh bien! direz-vous encore que ce sont les royalistes?»—«Sans doute, je le dirai, répondis-je comme par inspiration et avec sang-froid; et, qui plus est, je le prouverai.» Ma réponse causa d'abord un étonnement général; mais, le premier consul répétant avec plus d'aigreur encore et avec une incrédulité opiniâtre, que l'horrible attentat qui venait d'être dirigé contre lui était l'œuvre d'un parti trop protégé, point assez contenu par la police, des jacobins, en un mot; «Non, m'écriai-je, c'est l'œuvre des royalistes, des chouans, et je ne demande que huit jours pour en apporter la preuve!» Alors, obtenant quelque attention, résumant les indices et les faits récens, je justifiai la police en général, arguant toutefois de sa subdivision en différens centres, pour récuser toute responsabilité personnelle. J'allai plus loin, je récriminai contre cette tendance des esprits, qui, dans l'atmosphère du gouvernement, les portrait à tout imputer aux jacobins ou aux hommes de la révolution. J'attribuai à cette direction fausse, d'avoir concentré la vigilance de la contre-police sur des hommes, dangereux sans doute, mais qui se trouvaient paralysés et désarmés; tandis que les émigrés, les chouans, les agens de l'Angleterre, si l'on eût écouté mes avertissemens, n'auraient pas frappé la capitale d'épouvante et rempli nos cœurs d'indignation. Je rangeai à mon avis le général Lannes, Réal, Regnault, Joséphine; et, fort d'un répit de huit jours, je ne doutai nullement que les preuves ne vinssent incessamment à l'appui de mes conjectures.
J'eus bientôt, en effet, par la seule amorce d'une récompense de deux mille louis, tous les secrets des agens de Georges, et je fus mis sur leurs traces; je sus que le jour et le lendemain de l'explosion, plus de quatre-vingts chefs de chouans étaient arrivés clandestinement à Paris par des routes détournées et de différens côtés; que si tous n'étaient pas dans le secret du crime, tous s'attendaient à un grand événement, et avaient reçu le mot d'ordre; enfin le véritable auteur et l'instrument de l'attentat me furent révélés, et en peu de jours les preuves s'accumulant, je finis par triompher de l'envie, de l'incrédulité et des préventions.
Je n'avais pas tardé à m'apercevoir que cette dernière entreprise tentée contre la vie du premier consul, avait irrité son âme sombre et altière, et que, résolu de comprimer ses ennemis, il voulait des pouvoirs qui le rendissent le maître. On ne le seconda que trop dans toutes les hiérarchies de son gouvernement.
Son premier essai de dictature militaire fut un acte de déportation au-delà des mers, contre des individus pris parmi les démagogues et les anarchistes les plus décriés de la capitale, et dont il me fallut encore dresser moi-même la liste. Le Sénat, excité par le déchaînement public, et faisant toutes les concessions qui lui furent demandées, n'hésita point à donner sa sanction à cet acte extrajudiciaire. Je parvins, non sans peine, à sauver une quarantaine de proscrits que je fis rayer, avant la rédaction du sénatus-consulte de déportation en Afrique. Je fis réduire ainsi à une simple mesure d'exil et de surveillance hors de Paris, cette cruelle déportation d'abord prononcée contre Charles de Hesse, Félix Lepelletier, Choudieu, Talot, Destrem, et d'autres soupçonnés d'être les chefs des complots qui donnaient tant d'inquiétude à Bonaparte. Les mesures ne se bornèrent pas au bannissement des plus furieux d'entre les jacobins. Le premier consul trouvait les formes des tribunaux constitutionnels trop lentes; il réclamait une justice active, inexorable; il voulait distraire les prévenus de leurs juges naturels. On délibéra dans le Conseil d'état, qu'on solliciterait du Corps législatif, comme loi d'exception, l'établissement des tribunaux spéciaux sans jury, sans appel, sans révision.
Je fis sentir qu'il fallait au moins préciser l'objet pour ne distraire de la jurisdiction des tribunaux que les prévenus de conspirations, et les hommes qui, sur les grandes routes, attaquaient et pillaient les diligences. Je représentai que les routes étaient infestées de brigands; aussitôt un arrêté pris par les consuls le 7 janvier, ordonna qu'aucune diligence ne partirait de Paris, qu'elle n'eût sur l'impériale quatre soldats commandés par un sergent ou un caporal, et qu'elle ne fût escortée de nuit. Les diligences furent encore attaquées: tel était le système de petite guerre adopté par les chouans. A la même époque, des scélérats connus sous le nom de Chauffeurs, désolaient les campagnes. Il fallait des mesures fortes, car le gouvernement ressentait plus d'alarmes qu'il n'en faisait paraître. Les prévenus de conspirations furent frappés sans pitié.
On érigea deux commissions militaire, l'une prononça la peine de mort, et fit exécuter Chevalier et Veycer, accusés d'avoir fabriqué la première machine infernale; l'autre prononça la même peine contre Metge, Humbert et Chapelle, prévenus d'avoir conspiré contre le gouvernement. De même que Chevalier et Veycer, ils furent passés par les armes dans la plaine de Grenelle. En même temps, Arena, Cerrachi, Demerville et Topino-Lebrun, comparurent devant le tribunal criminel, où ils jouirent du bienfait de la procédure par jurés; mais l'époque était sinistre, et la prépotence décisive. Ils furent condamnés à mort, et leurs quatre complices absous. Avant l'attentat contre la vie du premier consul, aucun tribunal ne les eût condamnés sur la seule déposition d'Harel, accusateur à gages.
Le procès relatif à l'explosion du 3 nivôse commença plus tard. Je tenais à en compléter l'instruction, ainsi que je l'avais annoncé; toutes les preuves furent acquises. Plus de doute de quel côté venait le crime. Il fut prouvé que Carbon avait acheté le cheval et la charrette sur laquelle avait posé la machine infernale; il le fut également que Saint-Régent et lui avaient remisé cette même charrette, fait préparer des tonneaux, apporté des paniers et des caisses remplies de mitraille, et enfin que Saint-Régent ayant mis le feu à la machine, avait été blessé par l'effet de l'explosion. Tous deux furent condamnés et exécutés.
L'analogie qu'on remarqua dans ces divers attentats, fit présumer qu'il avait existé des relations entre leurs auteurs, quoiqu'ils fussent de partis différens. Il n'y eut d'analogie que celle d'une haine commune qui les portait à conspirer contre le même obstacle, ni d'autres rapports, que ceux d'une exploration clandestine, qui fit connaître aux royalistes le terrible instrument dont voulaient se servir les jacobins pour faire périr Bonaparte.
Sans doute assez de sang venait d'être versé pour porter la terreur dans l'âme de ses ennemis, et désormais on pouvait le regarder comme affermi dans sa puissance. Il avait pour lui tous ceux qui l'entouraient. La fortune d'ailleurs, tout en veillant sur lui, acheva de le combler de ses faveurs dans les jeux de la guerre. Ses armées d'Allemagne, commandées par Moreau, avaient repris les armes à l'expiration de l'armistice, et Moreau poursuivant ses succès, venait de gagner la bataille d'Hohenlinden. Là, sur le théâtre de sa gloire, il s'était écrié en s'adressant à ses généraux: «Mes amis, nous avons conquis la paix!» Eu effet, en moins de vingt jours, il s'empare de quatre-vingts lieues de terrain fortement disputé; franchit les lignes formidables de l'Inn, de la Salza, de la Traun, de l'Ens, pousse ses avant-postes à vingt lieues de Vienne, disperse les seules troupes qui pouvaient en défendre les approches; et, arrêté par la politique ou par l'envie, conclut à Steyer un nouvel armistice. Convaincu de la nécessité des circonstances, le cabinet de Londres consentit à ce que l'Autriche, se désistant des conditions de l'alliance, ouvrit des négociations pour une paix séparée; ce qui fit dire que Bonaparte avait triomphé pour lui seul, et Moreau pour la paix. Tels furent les premiers germes de rivalité, semés entre ces deux grands capitaines. La différence de caractère et les restes de l'esprit républicain, devaient les amener tôt ou tard à une opposition ouverte.
Cet esprit se décela dans la capitale et y causa une sorte de fermentation au sujet du projet de loi portant établissement d'un tribunal criminel spécial partout où cette institution serait jugée nécessaire. A vrai dire, il s'agissait d'une commission, indéfinie, mi-partie de juges et de militaires. Ce projet, présenté au Tribunat, effaroucha tous les tribuns qui aimaient la liberté; dans leur idée, ils assimilèrent cette mesure à la justice prévôtale de l'ancien régime.
Les orateurs du gouvernement alléguaient que l'ordre social était attaqué dans ses fondemens par une organisation du crime, plus puissante, plus étendue que les lois; les lois, disaient-ils, ne sont plus en rapport avec cette fange de la société qui ne veut aucune justice et qui combat à outrance le système social. La discussion fut savante et animée; elle remplit sept séances: Isnard, Benjamin Constant, Daunou, Chénier, Ginguené, Bailleul, s'y montrèrent comme l'arrière-garde de la république, combattant avec force, mais avec mesure et décence, la proposition du gouvernement. Elle ne passa qu'à la majorité d'un petit nombre de voix, et à l'aide de l'influence du cabinet. Le projet était terminé par la faculté laissée aux consuls d'éloigner de la ville où siégeaient les autorités premières, et même de toute autre ville, les personnes dont la présence pouvait devenir suspecte. Ceci forma la dictature de la police, et l'on ne manqua pas de dire que j'allais devenir le Séjan du nouveau Tibère. Tout ce que demanda le premier consul lui fut accordé.
Revêtu d'une dictature légale, armé du pouvoir de frapper de mort ou d'exil ses ennemis, le premier consul faisait appréhender que son gouvernement n'eût bientôt plus d'autre mobile que la force. Mais il donna la paix au Monde, talisman qui dissipa bien des nuages en offrant un port tranquille après les tempêtes.
Le congrès de Lunéville amena, au bout de quarante jours, le traité de paix définitif, signé le 9 février 1801, entre la France et l'Autriche. La possession de toute la rive gauche du Rhin, depuis le point où il quitte le territoire helvétique jusqu'à celui où il entre dans le territoire batave, fut confirmée à la France. L'Autriche resta en Italie avec l'ancien territoire vénitien; l'Adige lui servit de limites. L'indépendance des républiques batave, helvétique, cisalpine et ligurienne fut mutuellement garantie.
Le premier consul avait pris tellement d'ombrage de l'opposition qui s'était déclarée dans le Tribunat contre la marche de son gouvernement, qu'il l'en punit en ne faisant à l'orateur du Tribunat aucune réponse à l'occasion de la paix de Lunéville.
Il restait d'autres points à régler en Italie, d'où Masséna avait été rappelé pour suspicion de républicanisme. Depuis le mois d'août précédent, il était remplace par Brune, d'abord suspect lui-même au camp du dépôt de Dijon, et que j'étais parvenu à faire rentrer en grâce, en atténuant de certaines révélations, car chaque état-major était épié.
Quoi qu'il en soit, Brune s'était emparé de la Toscane, avait confisqué Livourne et toutes les propriétés anglaises.
Sur les instances de l'empereur Paul, et par déférence pour sa médiation, Bonaparte, qui méditait dès-lors la conquête des Deux-Siciles, arrêta la marche de Murat sur Naples, et ménagea le Saint-Siège. Survint bientôt un traité de paix avec Naples, en vertu duquel, jusqu'à la paix définitive entre la France, la Grande-Bretagne et la Porte-Ottomane, quatre mille Français occupèrent l'Abruzze septentrionale et douze mille la péninsule d'Otrante. C'était moi qui en avais donné la première idée dans un conseil privé. Ces stipulations restèrent secrètes. Par cette occupation de l'Abruzze, de Tarente et des forts, la France faisait entretenir, aux frais du royaume de Naples, un corps d'armée qui, selon l'occasion, pouvait passer en Égypte, dans la Dalmatie ou en Grèce.
Le traité de Lunéville avait stipulé pour l'Autriche et pour l'empire germanique; il fut ratifié par la diète, et c'est ainsi que la paix fut rétablie sur le continent européen. Dans toute cette affaire, le premier consul parut charmé de la dextérité de son ministre des affairés étrangères, Talleyrand-Périgord. Mais au fond il commençait à être fatigué de ce que les gazetiers de Londres le représentaient lui-même comme étant sous la tutelle diplomatique de M. de Talleyrand; et, en fait de gouvernement, sous la mienne, ne pouvant faire un pas sans nous, dont on exagérait à dessein l'habileté, afin, de nous rendre odieux ou suspects. Je le fatiguai moi-même en ne cessant de lui dire que lorsque les gouvernemens ne sont pas justes, leur prospérité n'est que passagère; que, dans, la sphère élevée où l'avait placé la fortune, il lui fallait noyer dans les torrens de sa gloire les passions haineuses qu'une longue révolution avait mises en fermentation, et ramener ainsi la nation à des dispositions généreuses et bienveillantes, vraie source de prospérité et de bonheur public.
Mais comment se flatter, au sortir d'une longue tourmente, d'avoir à la tête d'une immense république, transformée en dictature militaire, un chef à la fois juste, fort et modéré? Le cœur de Bonaparte n'était pas étranger à la vengeance et à la haine, ni son esprit à la prévention, et l'on apercevait aisément, à travers les voiles dont il se couvrait, un penchant décidé à la tyrannie. C'était précisément cette disposition que je m'efforçai d'adoucir ou de combattre, et je n'y employai jamais que l'ascendant de la vérité ou de la raison. J'étais sincèrement attaché à cet homme, persuadé que nul dans la carrière des armes ni dans l'ordre civil, n'avait un caractère si ferme, si persévérant, tel enfin qu'il le fallait pour régir l'État et comprimer les factions. J'osai même alors, me flatter de mitiger ce grand caractère, en ce qu'il avait de trop violent et de trop dur. D'autres avaient compté sur l'amour des femmes, car Bonaparte n'était point insensible à leurs charmes; d'ailleurs on pouvait être sûr que les femmes ne prendraient jamais sur lui un ascendant nuisible aux affaires. Le premier essai dans ce genre ne fut pas heureux. Frappé, à son dernier passage à Milan, de la beauté théâtrale de la cantatrice G...., et plus encore des sublimes accens de sa voix, il lui fit de riches présens et voulut se l'attacher. Il chargea Berthier de conclure avec elle un traité sur de larges bases, et de la lui amener à Paris; elle fit le voyage dans la voiture même de Berthier. Assez richement dotée, à quinze mille francs par mois, on la vit briller au théâtre et aux concerts des Tuileries, où sa voix fit merveille. Mais alors le chef de l'État évitait tout scandale, et ne voulant donner à Joséphine, jalouse à l'excès, aucun sujet d'ombrage, il ne faisait à la belle cantatrice que des visites brusques et furtives. Des amours sans soins et sans charmes ne pouvaient satisfaire une femme altière et passionnée, qui avait dans l'esprit quelque chose de viril. La G.... eut recours à l'antidote infaillible; elle s'emflamma vivement pour le célèbre violon Rode. Épris lui-même, il ne sut pas garder de mesure; bravant la surveillance de Junot et de Berthier. Un jour que, dans ces entrefaites, Bonaparte me dit qu'il s'étonnait qu'avec mon habileté reconnue, je ne fisse pas mieux la police, et qu'il y avait des choses que j'ignorais.—«Oui, répondis-je, il y a des choses que j'ignorais, mais que je sais maintenant, par exemple: un homme d'une petite taille, couvert d'une redingotte grise, sort assez souvent par une porte secrète des Tuileries, à la nuit noire, et accompagné d'un seul domestique, il monte dans une voilure borgne, et va furetant la signora G....; ce petit homme, c'est vous, à qui la bizarre cantatrice fait des infidélités en faveur de Rode, le violon.» A ces mots, le consul tournant le dos et gardant le silence, sonna et je me retirai. Un aide-de-camp fut chargé de faire l'eunuque noir auprès de l'infidèle qui, indignée, refusa de se soumettre au régime du sérail. On la priva d'abord de son traitement et de ses pensions, croyant la réduire ainsi par famine; mais, éprise de Rode, elle resta inflexible, et rejeta les offres les plus brillantes de Pylade Berthier. On la força de sortir de Paris; elle se réfugia d'abord à la campagne avec son amant, puis tout deux s'évadèrent, et allèrent retrouver la fortune en Russie.
Comme on prétendait que la guerre était l'unique élément du premier consul, je le poussais à montrer au Monde, qu'il saurait au besoin gouverner un Empire dans le calme et au milieu de toutes les jouissances des arts de la paix. Mais il ne lui suffisait pas de pacifier le continent, il lui fallait désarmer l'Angleterre. Ancienne rivale de la France, elle était notre ennemie acharnée depuis que l'élan de la révolution nous avait donné des formes colossales. Vu l'état de l'Europe, la puissance, la prospérité des deux pays rapprochés par les liens de la paix, semblaient deux choses incompatibles. La politique du premier consul et de son conseil privé rechercha d'abord la solution de cette question grave: faut-il forcer l'Angleterre à la paix, avant d'établir au dedans et au dehors, un système pacifique? L'affirmative fut décidée par la nécessité et par la raison. Sans la paix générale, toute autre paix devait être regardée comme une suspension d'armes.
On en vint comme après Campo-Formio à menacer le Royaume-Uni d'une invasion, ce qui préoccupa nos imaginations mobiles et variables. Des camps furent formés, et occupés par de nombreuses troupes d'élite, sur nos côtes opposées à l'Angleterre. Une flotte combinée fut réunie à Brest, sous pavillon français et espagnol; on s'efforça de rétablir notre marine, et le port de Boulogne devint le principal rendez-vous de la flotille destinée à effectuer la descente. Telle fut notre chimère.
De son côté, l'Angleterre fit les plus grands préparatifs, surveillant tous nos mouvemens, bloquant nos ports, nos rades et hérissant ses côtes. Elle avait alors un sujet d'alarme. Je veux parler de la ligue du Nord formée contre sa prépotence maritime, et dont l'empereur Paul s'était déclaré le chef. Son objet direct, hautement annoncé, était d'annuller le code naval soutenu par l'Angleterre et en vertu duquel cette puissance s'arrogeait l'empire des mers.
On sent combien le premier consul dut se complaire à imprimer à sa politique toute son activité et son jeu, pour tâcher de donner de la vie à cette ligue maritime dont Paul Ier était l'âme; tous les mobiles du cabinet furent mis en mouvement, soit pour captiver Paul, soit pour engager la Prusse, soit pour exaspérer le Danemarck et amener la Suède sur le champ de bataille.
La Prusse mise en mouvement ferma les embouchures de l'Elbe, du Weser et de l'Ems; elle prit possession du territoire hanovrien. L'Angleterre comprit que l'objet de la querelle ne pouvait plus se décider que par les armes. Tout à-coup les amiraux Hyde-Parker et Nelson, partent pour la Baltique avec une armée navale formidable. En vain le Danemarck et la Suède font des préparatifs pour garder le passage du Sund et défendre les approches de Copenhague. Le 2 avril se livre la terrible bataille de Copenhague, où l'Angleterre triomphe de tous les obstacles maritimes qu'on lui oppose.
Onze jours auparavant, le palais impérial de Saint-Pétersbourg avait été le théâtre d'une catastrophe, qui, à elle seule, eût changé la face des affaires dans le Nord. Le 22 mars, l'empereur Paul, monarque capricieux et violent, parfois d'un despotisme poussé jusqu'à la démence, fut précipité du trône par le seul mode de déposition praticable dans une monarchie despotique.
Je reçus par estafette, d'un banquier étranger, la première nouvelle de ce tragique événement; je courus aux Tuileries et je trouvai le premier consul, dont le courrier du Nord venait aussi d'arriver, tenant et tordant sa dépêche en se promenant par soubre-sauts d'un air hagard. «Quoi! s'écria-t-il, un empereur n'est pas même en sûreté au milieu de ses gardes!» Pour tâcher de le calmer, quelques-uns de mes collègues, moi et le consul Cambacérès lui dîmes que si tel était le mode de déposition adopté en Russie, heureusement le midi de l'Europe était étranger à des habitudes et à des attentats si perfides. Mais aucun de nos raisonnemens ne parut le toucher; sa perspicacité en aperçut le vide, eu égard à sa position et au danger qu'il avait couru en décembre. Il s'exhalait en cris; en trépignemens, en courts accès de fureur. Jamais je ne vis scène plus frappante. Au chagrin que lui avait causé l'issue de la bataille de Copenhague, se joignait la douleur poignante que lui faisait ressentir le meurtre inopiné du puissant potentat dont il s'était fait un allié et un ami. Ainsi le désappointement politique ajoutait encore à ses angoisses. C'en était fait de la ligue du Nord contre l'Angleterre.
La mort tragique de Paul Ier inspira des idées sombres à Bonaparte; et accrut ses dispositions soupçonneuses et défiantes. Il ne rêva que complots dans l'armée, destitua et fit arrêter plusieurs officiers généraux, entre autres Humbert, que j'eus quelque peine à soustraire à des rigueurs inflexibles. Dans le même tems, un délateur rendit suspectes les intentions de Bernadotte et le compromit gravement. Depuis près d'un an Bernadotte commandait l'armée de l'Ouest et tenait son quartier-général à Rennes. Il n'y avait eu rien à dire sur ses opérations toujours sages et mesurées. L'année précédente, pendant la campagne de Marengo, il avait empêché un débarquement à Quiberon, et les départemens de l'Ouest continuaient à montrer la soumission la plus complète. A plusieurs reprises, on avait pris occasion de quelques propos républicains échappés dans son état-major, pour exciter contre lui la défiance du premier consul. Tout-à-coup il fut inopinément rappelé, et tomba dans la disgrâce. Tout ce qu'on put démêler, car la dénonciation arriva directement au cabinet du premier consul, c'est que le délateur signala le colonel Simon, comme ayant divulgué par imprudence un plan d'insurrection militaire contre le chef du gouvernement; plan chimérique, puisqu'il s'agissait de marcher sur Paris pour renverser le premier consul. On supposa qu'il y avait quelque chose de vrai dans ce prétendu complot, et qu'il n'était pas isolé, qu'il tenait à une conjuration républicaine à la tête de laquelle on plaçait naturellement Barnadotte, et qui étendait ses ramifications dans toute l'armée. Il y eut plusieurs arrestations, et tout l'état-major de Bernadotte fut désorganisé, mais sans trop d'éclat; par dessus tout Bonaparte voulait éviter la publicité: «l'Europe, me dit-il, doit savoir qu'on ne conspire plus contre moi.» Je mis une grande réserve dans tout ce qui me fut renvoyé au sujet de cette affaire, plus militaire que civile, et ne tenant à mes attributions que par de faibles points de contact. Mais je fis donner à Bernadotte, que je m'abstins de voir, des directions utiles et dont il me sut gré. Peu de tems après, Joseph Bonaparte, son beau frère, ménagea sa réconciliation avec le premier consul (c'était la seconde depuis le 18 brumaire). D'après mes conseils, Bonaparte s'efforça de se l'attacher par des faveurs et des récompenses bien méritées de la part d'un homme d'État si distingué, et d'un général si habile.
Le tourbillon des affaires et la marche de la politique extérieure firent heureusement diversion à toutes ces tracasseries de l'intérieur. Le nouvel empereur de Russie, se déclarant pour un autre système, fit d'abord mettre en liberté tous les marins anglais prisonniers; et une convention signée à Saint-Pétersbourg entre lord Saint-Helens et les ministres russes, ajusta bientôt tous les différens.
En même temps le czar donna au comte de Marckof des pleins pouvoirs pour négocier la paix avec le premier consul et ses alliés. On voyait clairement que les cabinets inclinaient à un système pacifique.
Déjà l'Angleterre, qui, vers la fin de 1800 et au commencement de 1801, s'était vue engagée dans une nouvelle querelle pour le maintien de ses droits maritimes, tout en ayant à combattre à elle seule la puissance de la France, semblait abjurer son système de guerre perpétuelle contre notre révolution. Cette transition politique s'était en quelque sorte opérée par la retraite du célèbre Pitt, et par la dissolution de son ministère belligérant. Dès-lors on considéra comme possible la paix entre le cabinet de Saint-James et celui des Tuileries. Elle fut accélérée par les résultats de deux expéditions rivales en Portugal et en Égypte.
La mission de Lucien à Madrid avait eu aussi un but politique: la déclaration de guerre au Portugal par l'Espagne, à l'instigation du premier consul qui regardait avec raison le Portugal comme une colonie anglaise. L'ascendant de son frère sur l'esprit de Charles iv et de la reine d'Espagne fut sans bornes. Tout marcha dans les intérêts de notre politique. Au moment où une armée espagnole s'emparait de l'Alentejo, une armée française sous les ordres de Leclerc, beau-frère de Napoléon, entrait en Portugal par Salamanque. Dans sa détresse, la cour de Lisbonne crut trouver son salut en prodiguant ses trésors aux envahisseurs. Elle ouvrit des négociations directes avec Lucien, et le 6 juin les préliminaires de paix furent signés à Badajoz, moyennant un subside secret de 30 millions qui furent partagés entre le frère du premier consul et le prince de la Paix. Telle fut la source de l'immense fortune de Lucien. Le premier consul, qui voulait occuper Lisbonne, fut d'abord outré, menaçant de rappeler son frère et de ne pas reconnaître la stipulation de Badajoz. Talleyrand et moi nous lui fîmes sentir les inconvéniens qui résulteraient d'un pareil éclat. Talleyrand puisa ses motifs en faveur des bases du traité dans l'intérêt de notre alliance avec l'Espagne, dans la position heureuse où nous nous placions pour en venir à un rapprochement avec l'Angleterre, qui, exclue des ports du Portugal, serait empressée d'y rentrer; il proposa très-adroitement des modifications au traité. Enfin le sacrifice des diamans de la princesse du Brésil et l'envoi fait au premier consul, de dix millions pour sa caisse particulière, fléchirent sa rigidité, au point qu'il laissa conclure à Madrid le traité définitif.
De leur côté, les Anglais venaient d'opérer un débarquement en Égypte pour nous arracher cette possession, et, dès le 20 mars, le général Menou avait perdu la bataille d'Alexandrie. Le Caire et les principales villes d'Égypte étaient tombées successivement au pouvoir des anglo-turcs. Enfin Menou lui-même capitula le 7 août et se vit forcé d'évacuer Alexandrie. Ainsi s'évanouit le magnifique projet du Directoire de faire de l'Égypte une colonie française, et le projet encore plus romanesque de Bonaparte de recommencer par là un empire d'Orient.
La guerre entre l'Angleterre et la France étant dès-lors sans objet qui valut la peine de prolonger la lutte, et chacun des deux pays étant assez fort dans ses bases pour que l'un eût à lui seul la puissance d'effectuer aucun changement essentiel dans la condition de l'autre, des préliminaires de paix furent signés à Londres, le 1er octobre, entre M. Otto et lord Hawkesbury. La nouvelle en fut reçue avec des signes extraordinaires de joie par chacune des deux nations.
Il n'existait plus aussi de mésintelligence entre la France et la Russie, le premier consul n'ayant rien négligé pour captiver le fils et le successeur de Paul Ier. Le plénipotentiaire russe, M. de Marckof, usant de ses pleins pouvoirs, immédiatement après les préliminaires de Londres, signa la paix définitive entre le czar et le consul, en attendant la conclusion d'un nouveau traité de commerce.
Ce rapprochement opéré entre la France et la Russie, fut un coup de parti pour le premier consul. A dater de cette époque heureuse, commença au-dedans et au-dehors, cette extension de puissance dont il n'abusa que trop depuis. Ce ne fut pas néanmoins sans éprouver, au sujet de son traité avec la Russie, quelques contrariétés dans l'intérieur.
Communiqué au Tribunat où siégeaient les républicains les plus prononcés, ce traité fut renvoyé à une commission chargée de l'examiner et d'en rendre compte. Dans son rapport elle déclara que le mot sujet qu'on y employait, avait excité la surprise, en ce qu'il ne s'accordait pas avec l'idée qu'on avait conçue de la dignité de citoyens français. Il fallut débattre le traité dans des conférences particulières, et les tribuns n'en persistèrent pas moins à trouver le mot sujet inconvenant, sans prétendre toutefois que ce fût un motif suffisant pour rejeter le traité.
Dans le conseil privé qui eut lieu le soir même, nous eûmes beaucoup de peine à calmer le premier consul, qui, dans cette difficulté suscitée par le Tribunat, vit l'intention de le dépopulariser et de porter atteinte à son pouvoir. Je lui représentai avec quelque énergie, après avoir résumé l'état de l'opinion dans la capitale, qu'il importait de ménager encore les restes de l'esprit républicain par une déférence apparente. Il finit par se rendre à mes raisons.
Le conseiller d'état Fleurieu alla donner au Tribunat des explications par une note sortie du cabinet même du premier consul, dans laquelle il déclarait que dès long-temps le gouvernement français avait abjuré le principe de dicter aucun traité, et que la Russie ayant paru désirer la garantie réciproque des deux gouvernemens contre les troubles extérieurs et intérieurs, il avait été convenu que ni l'un ni l'autre n'accorderait aucune espèce de protection aux ennemis de l'autre État; et que c'était pour arriver à ce but qu'avaient été rédigés les articles où le mot sujet était employé. Tout parut aplani et le traité fut approuvé par le Corps législatif.
Il donna lieu, dans le cabinet, à un incident plus grave, qui excita au plus haut degré le courroux du premier consul. Dans les articles secrets du traité, les deux puissances contractantes se faisaient réciproquement la promesse d'arranger d'un commun accord les affaires d'Allemagne et d'Italie.
On sent combien il importait à l'Angleterre d'avoir promptement à sa connaissance la preuve certaine de l'existence de ce premier chaînon de la diplomatie continentale, qui rapprochait, à son détriment, les intérêts politiques des deux plus puissans empires de l'Europe, qui par là en devenaient tous deux les arbitres à son exclusion. Aussi les articles secrets lui furent-ils vendus au poids de l'or, et son cabinet, très-généreux pour ces sortes de confidences, paya aux infidèles révélateurs la somme de 60,000 livres sterling. Instruit bientôt de ce brigandage diplomatique, le premier consul me mande aux Tuileries, et commence par accuser à la fois la police et son ministère des relations extérieures: la police comme incapable d'empêcher ou de découvrir les communications criminelles avec l'étranger; le ministère de M. de Talleyrand comme trafiquant des secrets de l'État. Je m'appuyai dans ma défense sur les intrigues de tous les temps, qu'aucun pouvoir au monde ne pouvait se flatter d'empêcher; et quand je vis que les soupçons du premier consul se portaient trop haut, je n'hésitai pas de lui dire que j'avais lieu de croire, d'après mes informations, que le secret de l'État avait été éventé par M. R.... L...., homme de confiance de M. de Talleyrand, et ensuite livré et envoyé, soit directement en Angleterre, soit à M. le comte d'Antraigues, agent de Louis xviii, par M. B.... l'aîné, l'un des propriétaires du Journal des débats, ami particulier de M. R.... L.... J'ajoutai que j'avais de fortes raisons de croire que cet individu servait d'intermédiaire à la correspondance de l'étranger; mais que dans tous les temps il était difficile à la police d'échanger des données ou de simples indices en preuves matérielles; qu'elle ne pouvait que mettre sur la voie. Le premier mouvement du consul fut d'ordonner la traduction des deux prévenus devant une commission militaire; je fis des représentations; de son côté, M. de Talleyrand allégua qu'on pouvait tout aussi bien soupçonner de cette infidélité le secrétaire de M. de Marckof, ou, peut-être même, quelque commis de la chancellerie russe; mais il n'y avait pas un assez long intervalle depuis la signature jusqu'à la divulgation, pour qu'on pût supposer que le document eût passé à Saint-Pétersbourg, avant d'arriver à Londres. Quoi qu'il en soit M. R... L... reçut un ordre de bannissement et fut à Hambourg; M. B... l'aîné fut plus maltraité en apparence; des gendarmes le déportèrent de brigade en brigade à l'île d'Elbe. Là, son exil fut singulièrement adouci.
Je ne manquai pas, dans le cours de cette affaire, de rappeler au premier consul qu'autrefois dans la haute diplomatie, il était passé en maxime qu'après quarante jours il n'y avait plus aucun secret en Europe, pour des cabinets dirigés par des hommes d'État. Ce fut sur cette base que depuis il voulut monter sa chancellerie diplomatique.
Dans l'intervalle, le marquis de Cornwalis vint en France comme ambassadeur plénipotentiaire pour négocier la paix définitive. Il se rendit à Amiens, lieu fixé pour y tenir les conférences; mais le traité éprouva des lenteurs inattendues, ce qui n'empêcha pas le premier consul de suivre assiduement deux projets d'une haute importance, l'un sur l'Italie, l'autre sur Saint-Domingue. J'aurai occasion de parler du premier; quant au second, dont Bonaparte regardait l'exécution comme la plus urgente, il avait pour objet de reconquérir la colonie de Saint-Domingue que les nègres armés occupaient en maîtres.
Je ne partageais pas à cet égard les vues du conseil privé ni du Conseil d'état, où vint siéger mon ancien collègue et ami M. Malouet, homme d'un caractère honorable; mais il voyait cette grande affaire de Saint-Domingue avec des préventions qui nuisaient à la rectitude de son jugement. Ses plans principalement dirigés contre la liberté et la puissance des nègres, prévalurent en partie, et encore furent-ils gâtés par la maladresse et l'impéritie de nos états-majors. Je recevais de Santhonax, jadis si fameux à Saint-Domingue, sur les moyens d'y reprendre notre influence, des Mémoires très-bien faits et appuyés sur des raisonnemens solides; mais Santhonax était lui-même dans une telle défaveur qu'il n'y eut pas moyen de faire goûter ses idées au premier consul; il me donna même l'ordre formel de l'exiler de Paris. Fleurieu, Malouet et tout le parti des colons l'emportèrent. On décida qu'après la conquête on maintiendrait l'esclavage, conformément aux lois et réglemens antérieurs à 1789; et que la traite des noirs et leur importation auraient lieu suivant les lois existantes à cette époque. On sait ce qui en est résulté: la perte de notre armement et l'humiliation de nos armes. Mais c'était au fond du cœur du premier consul qu'il fallait aller chercher la véritable cause de cette expédition désastreuse; à cet égard, Berthier et Duroc en savaient plus que le ministre de la police. Mais pouvais-je un instant me méprendre? Le premier consul saisit avec ardeur l'heureuse occasion d'éloigner un grand nombre de régimens et d'officiers généraux formés à l'école de Moreau dont la réputation le blessait et dont l'influence dans l'armée était pour lui, sinon un sujet d'alarme, au moins de gêne et d'inquiétude. Il y comprit également les officiers généraux qu'il jugeait ne pas être assez dévoués à sa personne et à ses intérêts, ou qu'il supposait encore attachés aux institutions républicaines. Les mécontens, qui ont toujours plus ou moins d'accès dans l'opinion publique, ne gardèrent plus aucunes mesures dans leurs propos à ce sujet, et telles furent les rumeurs que mes bulletins de police en devinrent effrayans de vérité. «Eh bien! me dit un jour Bonaparte, vos jacobins prétendent méchamment que ce sont les soldats et les amis de Moreau que j'envoie périr à Saint-Domingue; ce sont des fous hargneux! Laissons-les jabotter. On ne gouvernerait pas si l'on se laissait entraver par les diffamations et par les calomnies. Tâchez seulement de me faire un meilleur esprit public.—Ce miracle, répondis-je, vous est réservé, et ce ne serait pas votre coup d'essai dans ce genre...»
Quand tout fut prêt, l'expédition, forte de ving-trois vaisseaux de ligne et portant vingt-deux mille hommes de débarquement, mit à la voile de Brest pour aller réduire la colonie. On s'était assuré de l'assentiment de l'Angleterre, car la paix n'était pas encore conclue.
Avant la signature du traité définitif, Bonaparte mit à exécution le second projet qui le préoccupait; il était relatif à la république cisalpine. Une consulte de Cisalpins à Lyon ayant été convoquée, il s'y rend lui-même en janvier 1802, est reçu avec beaucoup de pompe, tient la consulte et se fait élire président, non de la république cisalpine, mais de la république italienne; dévoilant ainsi ses vues ultérieures sur toute l'Italie. D'un autre côté, cette même république dont les traités avaient stipulé l'indépendance, voit les troupes françaises s'établir sur son territoire au lieu de l'évacuer; elle devient ainsi une annexe de la France, ou plutôt de la puissance de Bonaparte.
En s'arrogeant la présidence de l'Italie, il avait autorisé la rupture des négociations; mais il était à cet égard sans aucune crainte, sachant bien que le ministère anglais n'était pas en mesure, et s'appuyant d'ailleurs sur les stipulations secrètes consenties par la Russie. On était si généralement persuadé de la nécessité de la paix en Angleterre et de l'impossibilité d'obtenir de meilleures conditions par une lutte prolongée, que le 25 mars, lord Cornwalis prit sur lui de signer le traité définitif, connu sous le nom de paix d'Amiens, qui termina une guerre de neuf années aussi sanglante que destructive.
Il paraissait évident pour tout homme d'État, que la situation dans laquelle on laissait Malte, était la partie faible du traité. Je m'en étais expliqué sans détour dans le conseil; mais les esprits y étaient dans une telle ivresse depuis la signature des préliminaires, qu'on trouvait ma prévoyance intempestive et ombrageuse. Je vis pourtant, dans les débats du Parlement de la Grande-Bretagne, que l'un des hommes de cabinet les plus forts de ce pays, envisageait sous le même point de vue que moi les stipulations relatives à la possession de Malte. En général, la nouvelle opposition des anciens ministres et de leurs amis, regardait la paix comme une trève armée dont la durée était incompatible avec l'honneur et la prospérité de la Grande-Bretagne. En effet, de toutes ses conquêtes elle ne gardait que la Trinité et Ceylan, tandis que la France gardait toutes les siennes. De notre côté d'ailleurs, la paix faisait triompher les principes de notre révolution qui se trouvait affermie par l'éclat et l'attrait des succès. Or, c'était véritablement un coup de fortune pour Bonaparte.
Mais pouvait-on se flatter qu'il n'en userait que pour le bonheur de la France? J'en voyais et j'en savais assez, pour croire qu'il ne s'en servirait que pour perpétuer et fortifier son autorité. Il était clair aussi pour moi, qu'en Angleterre la classe éclairée de la nation, et en France les amis de la liberté, ne voyaient qu'avec peine un événement qui semblait consolider à jamais le pouvoir du sabre.
Je partis de cette ère nouvelle pour communiquer à Bonaparte un Mémoire que j'avais eu soin de me faire demander par lui, au sujet de l'établissement de paix dans l'intérieur. Après y avoir marqué les nuances, les vicissitudes de l'opinion et les dernières agitations des différens partis, je représentai qu'en peu d'années la France pouvait obtenir, sur l'Europe pacifiée, cette même prépondérance que ses victoires lui avaient donnée sur l'Europe en armes; que les vœux et la soumission de la France s'adressaient moins encore au guerrier qu'au restaurateur de l'ordre social; qu'appelé à présider aux destinées de trente millions de Français, il devait s'attacher à en devenir le bienfaiteur et le père, plutôt que de se considérer comme un dictateur et un chef d'armé; que, décidé à protéger désormais la religion, les bonnes mœurs, les arts, les sciences, tout ce qui perfectionne la société, il était sûr de porter par son exemple tous les Français à l'observation des lois, des convenances et des vertus domestiques; qu'enfin, à l'égard des rapports extérieurs de la France, il y avait toute sécurité, la France n'ayant jamais été ni aussi grande, ni aussi forte depuis Charlemagne; qu'elle venait de fonder un ordre durable en Allemagne et en Italie; qu'elle disposait de l'Espagne; qu'elle retrouvait enfin chez les Turcs cet ancien penchant qui les entraînait vers les Français; qu'en outre, les États auxiliaires formés au-delà du Rhin et des Alpes, pour nous servir de barrière, n'attendaient plus que des modifications de sa main et des réformes salutaires; qu'en un mot, sa gloire et l'intérêt du Monde réclamaient l'affermissement d'un état de paix, nécessaire au bonheur de la république.
Je savais que nous touchions au développement de ses vues secrètes. Depuis près d'un an, il était excité, par les avis des consuls Lebrun et Cambacérès, et du Conseiller d'état Portalis, qui lui inspiraient le dessein de relever la religion, et de rappeler tous les émigrés dans le giron de la patrie. Plusieurs projets à ce sujet avaient été lus dans le conseil. Consulté personnellement sur ces deux grandes mesures, je convins d'abord que la chose religieuse n'était pas à négliger pour le gouvernement du premier consul, et que, rétablie de sa main, elle pouvait lui prêter le plus solide appui. Mais je ne partageais pas l'avis d'en venir à un concordat avec la cour de Rome, ainsi qu'on en manifestait le projet. Je représentai que c'était une grande erreur politique d'introduire au sein d'un État où les principes de la révolution avaient prévalu, un pouvoir étranger, susceptible d'y causer du trouble; que l'intervention du chef de l'église romaine était au moins superflue; qu'elle finirait par causer de l'embarras, et même des contestations; que d'ailleurs c'était ramener dans l'État ce mélange, à la fois bizarre et funeste, du spirituel et du temporel; qu'il suffisait de proclamer le libre exercice des cultes, en affectant des revenus ou des salaires à celui que professait la pluralité des Français.
Je m'aperçus bientôt que ce projet n'était qu'un acheminement à un autre projet d'une bien plus haute importance, et dont le poëte Fontanes avait donné l'idée. Il avait fait remettre au premier consul, par sa sœur Élisa dont il était l'amant, un Mémoire fort travaillé, et qui avait pour objet de le porter à suivre Charlemagne pour modèle, en s'étayant des grands et des prêtres pour le rétablissement de son Empire; et à cet effet de s'aider de la cour de Rome, ainsi que Pépin et Charlemagne en avaient donné l'exemple.
Le rétablissement de l'empire de Charlemagne entrait aussi dans mes idées, avec la différence que le poëte Fontanes et son parti voulaient se servir, pour cette résurrection, des élémens de l'ancien régime, tandis que je soutenais qu'il fallait s'étayer des hommes et des principes de la révolution. Je ne prétendais pas exclure de la participation au gouvernement les anciens royalistes, mais dans une proportion telle qu'ils y fussent toujours en minorité. Ce plan d'ailleurs, et c'était celui qui souriait le plus à Bonaparte, me paraissait prématuré quant à son exécution; il demandait à être mûri, préparé et amené avec de grands ménagemens. Je le fis ajourner.
Mais, quant au reste, mon système de prudence et de lenteur s'accordait peu avec cette impatience et cette décision de volonté qui caractérisaient le premier consul. Dès le mois de juin de l'année précédente (1801), le cardinal Gonsalvi, secrétaire d'état de la cour de Rome, s'était rendu à Paris sur son invitation, et y avait posé les bases d'une convention dont le premier consul fit part à son Conseil d'état le 10 août suivant.
Le parti philosophique dont je passais pour être le protecteur et l'appui, s'était regimbé, et dans le Conseil même avait représenté qu'il convenait, quelque puissant que fût déjà le premier consul, de prendre certaines précautions pour opérer le rétablissement du culte catholique, attendu qu'on avait à redouter l'opposition, non seulement des anciens partisans des idées philosophiques et républicaines qui étaient en grand nombre dans les autorités, mais celle encore des principaux militaires de l'armée qui se montraient eux-mêmes très-contraires aux idées religieuses. Cédant au besoin de ne pas perdre une partie de sa popularité en choquant d'une manière trop brusque des préventions qui avaient leur source dans l'état de la société, le premier consul, d'accord avec son conseil, consentit à différer et à faire précéder, par la publication de la paix maritime, le rétablissement de la paix de l'Église.
Cette même opportunité, je l'obtins plus facilement encore au sujet de la mesure relative aux émigrés. Ici mes attributions me mettaient à portée d'exercer une plus grande influence; aussi, mes vues consignées dans deux Mémoires, prévalurent-elles à quelques légères modifications près.
La liste des émigrés, qui formait neuf volumes, présentait une nomenclature d'environ cent cinquante mille individus, sur lesquels il n'y avait plus à régler le sort que de quatre-vingt mille au plus. Le reste était successivement rentré ou avait péri. J'obtins que les émigrés ne seraient rayés en masse définitivement que par un acte d'amnistie, et qu'ils resteraient pendant dix ans sous la surveillance de la haute police, me réservant aussi la disposition facultative de les éloigner du lieu de leur résidence habituelle. Plusieurs catégories d'émigrés attachés aux princes français et restés ennemis du gouvernement, furent maintenues définitivement sur la liste au nombre de mille personnes, dont cinq cents devaient être désignées dans l'année courante. A la restitution des biens non vendus des émigrés rayés, il y eut une exception importante, celle des bois et forêts d'une contenance de quatre cents arpens; mais cette exception était presque illusoire pour les anciennes familles; le premier consul de son propre mouvement autorisait de fréquentes restitutions de bois pour se faire des créatures parmi les émigrés rentrés.
On avait également arrêté que la promulgation de cette loi d'amnistie serait différée jusqu'à la paix générale, de même que le projet de loi portant établissement d'une légion d'honneur. Nous touchions enfin à l'époque si impatiemment attendue pour faire éclore ces grandes mesures. Dès le 6 avril (1802), le concordat sur les affaires ecclésiastiques, signé le 15 juillet précédent, fut envoyé à l'approbation du Corps législatif extraordinairement assemblé. Il reçut le vœu du Tribunat, par l'organe de Lucien Bonaparte, qui, revenu de Madrid, avait pris place parmi les tribuns. A cette occasion, il prononça avec emphase un discours éloquent retouché par le poète Fontanes, dont la plume s'était vouée au torrent du nouveau pouvoir qui allait devenir pour lui le Pactole.
Le jour de Pâques fut choisi pour la promulgation solennelle du concordat, qui, faite d'abord aux Tuileries par le premier consul en personne, fut répétée dans tout Paris par les douze maires de la capitale. Une cérémonie religieuse était préparée à Notre-Dame pour rendre grâce au ciel, tant de la conclusion du traité d'Amiens que de celle du concordat. J'avais informé les consuls qu'ils n'auraient à leur suite que les généraux et officiers de service, une espèce de ligue s'étant formée parmi les officiers supérieurs qui se trouvaient à Paris pour ne point assister à la solennité. On imagina aussitôt un expédient, car on n'osait pas encore employer la contrainte. Berthier, comme ministre de la guerre, invite tous les généraux et officiers supérieurs à un déjeuner militaire splendide, à la suite duquel il se met à leur tête et les engage à se rendre aux Tuileries, pour faire la cour au premier consul. Là, Bonaparte, dont le cortège était prêt, leur dit de les suivre à la métropole, et aucun d'eux n'ose refuser. Dans toute sa marche il fut salué par des acclamations publiques.
Le rétablissement du catholicisme fut suivi de près du sénatus-consulte accordant amnistie pour fait d'émigration. Cet acte, qui fut prôné, alarma singulièrement les acquéreurs de biens nationaux. Il fallut toute la fermeté de l'administration et toute la vigilance de mon ministère pour obvier aux graves inconvéniens qui auraient pu résulter des conflits entre les anciens et les nouveaux propriétaires. Je fus secondé par mes collègues de l'intérieur et des finances, et par le Conseil d'état, qui régla la jurisprudence de la matière en faveur des intérêts de la révolution.
On voit que la révolution était sur la défensive et la république sans garantie ni sécurité. Tous les projets du premier consul tendaient à transformer le gouvernement en monarchie. L'institution de la légion d'honneur fut aussi, à cette époque, un sujet d'inquiétude et d'alarme pour les anciens amis de la liberté; elle fut regardée généralement comme un hochet monarchique qui blessait les principes d'égalité qui s'étaient si aisément emparés de tous les cœurs. Cette disposition de l'opinion, que je ne laissai point ignorer, ne fit aucune impression ni sur l'esprit du premier consul ni sur celui de son frère Lucien, grand promoteur du projet. On poussa la dérision jusqu'à le faire présenter au nom du gouvernement, par Roederer, orateur privé, comme une institution auxiliaire de toutes les lois républicaines. On trouva une opposition forte et raisonnée au Tribunat; la loi y fut signalée comme attaquant les fondemens de la liberté publique. Mais le gouvernement avait déjà dans ses mains tant d'élémens de puissance qu'il était sûr de réduire toute opposition à une minorité impuissante.
Je m'apercevais chaque jour combien il était plus facile de s'emparer des sources de l'opinion dans la hiérarchie civile que dans l'ordre militaire, où l'opposition, pour être plus sourde, n'en était souvent que plus grave. La contre-police du château était très-active et très-vigilante à cet égard; les officiers qu'on appelait mauvaises têtes étaient écartés, exilés ou emprisonnés. Mais le mécontentement dégénéra bientôt en irritation parmi les généraux et les colonels, qui, imbus d'idées républicaines, voyaient clairement que Bonaparte ne foulait aux pieds nos institutions que pour marcher plus librement vers l'autorité absolue.
Depuis long-temps il était public qu'il concertait avec ses affidés les moyens d'envahir, avec une apparence légale, la perpétuité du pouvoir. J'avais beau représenter dans le conseil que le temps n'était pas encore venu, que les idées n'étaient pas assez mûres pour apprécier tous les avantages de la stabilité monarchique; qu'il y aurait même du danger à choquer à la fois l'élite de l'armée et les hommes de qui le premier consul tenait son pouvoir temporaire; que, s'il l'avait exercée jusqu'ici à la satisfaction générale, parce qu'il s'était montré à la fois gouvernant modéré et général habile, il fallait prendre garde de lui faire perdre les avantages d'une si magnifique position, en le plaçant, ou sur un défilé trop escarpé, ou sur une pente trop rapide. Mais je fis peu d'impression; je ne fus même pas long-temps à m'apercevoir qu'on mettait avec moi une sorte de réserve, et qu'outre les délibérations du conseil privé, il se tenait chez le consul Cambacérès des conférences mystérieuses.
J'en pénétrai le secret, et voulant agir dans l'intérêt du premier consul comme dans celui de l'État, je donnai avec beaucoup de prudence, à mes amis qui siégeaient au Sénat, une impulsion particulière. J'avais en vue de contre-carrer ou de faire évanouir les plans concertés chez Cambacérès, et dont j'augurai mal.
Nos amis se répandirent le même jour chez les sénateurs les plus influens ou les plus accrédités. Là, exaltant Bonaparte qui, après avoir donné la paix générale, venait de relever les autels et d'essayer de fermer les dernières plaies de nos discordes civiles, les sages organes ajoutèrent que le premier consul tenait d'une main ferme les rênes du gouvernement; que son administration était exempte de reproches, et qu'il appartenait au Sénat de remplir le vœu public, en prorogeant le pouvoir du magistrat suprême au-delà des dix années de sa magistrature; que cet acte de gratitude nationale aurait le double avantage de donner plus de poids au Sénat et plus de stabilité au gouvernement. Nos amis eurent soin de paraître insinuer qu'ils étaient les organes des désirs du premier consul; aussi le succès dépassa d'abord nos espérances.
Le 8 mai, le Sénat-conservateur s'assemble, et voulant, au nom du peuple français, témoigner sa reconnaissance aux consuls de la république, il donne un sénatus-consulte qui réélit le citoyen Bonaparte premier consul pour dix ans au-delà des dix années fixées par l'article 34 de l'acte constitutionnel du 13 décembre 1799. Un message communique aussitôt ce décret au premier consul, au Corps législatif et au Tribunat.
Il faudrait avoir vu comme moi tous les signes de dépit et de contrainte du premier consul, pour s'en faire une idée; ses familiers étaient dans la consternation. La réponse au message fut en termes ambigus; on y insinuait au Sénat qu'il distribuait d'une main trop avare la récompense nationale; un ton de sensibilité hypocrite y régnait, et on y remarqua cette phrase prophétique.... «La fortune a souri à la république, mais la fortune est inconstante; et combien d'hommes qu'elle avait comblés de ses faveurs, ont vécu trop de quelques années!...
C'était à peu près le même langage qu'avait tenu Auguste dans une circonstance pareille.... Mais les dix années de surcroît de pouvoir ajoutées par le Sénat au pouvoir actuel, ne pouvaient satisfaire l'impatiente ambition du premier consul; il ne vit dans cet acte de prorogation qu'un premier degré pour s'élever plus rapidement au faîte de la puissance. Décidé à l'emporter avec la même ardeur que dans l'événement d'une bataille, il pousse deux jours après (le 10 mai) les deux autres consuls, que la constitution n'investissait d'aucune autorité à prendre un arrêté portant que le peuple français serait consulté sur cette question: «Napoléon Bonaparte sera-t-il consul à vie?...» On faisait, au conseil privé, lecture de ce décret et de la lettre du premier consul au Sénat, quand j'y vins prendre place. J'avoue qu'à mon tour il me fallut recueillir toutes les forces de mon âme, pour renfermer en moi les sentimens qui m'agitèrent pendant cette lecture. Je vis que c'en était fait, mais qu'il fallait encore tenir ferme pour modérer, s'il était possible, la rapide invasion d'un pouvoir désormais sans contre-poids.
Cet acte d'intrusion frauduleuse fit d'abord, dans les autorités premières, une impression peu favorable. Mais déjà les ressorts étaient préparés. En peu de temps, le Sénat, le Corps législatif et le Tribunat furent travaillés avec un succès vénal. Il fut démontré au Sénat qu'il était resté fort en arrière de ce qu'on attendait de lui; au Corps législatif et au Tribunat, que le premier consul, en désirant que le peuple français fût consulté, ne faisait que rendre hommage à la souveraineté du peuple français, à ce grand principe que la révolution avait si solennellement reconnu et qui survivait à tous les orages politiques. Les raisonnemens captieux mis en avant par les affidés et les pensionnés entraînèrent l'adhésion de la majorité. Aux récalcitrans on se contentait de dire: attendons, c'est la nation qui en définitive décidera.
Tandis que les registres destinés à recevoir les suffrages étaient dérisoirement ouverts aux secrétariats de toutes les administrations, aux greffes de tous les tribunaux, chez tous les maires, chez tous les officiers publics, il survint un incident grave qui transpira malgré les soins qui furent apportés à en étouffer les circonstances. Dans un dîner où se réunirent, avec une vingtaine d'officiers mécontens, d'anciens republicains et patriotes chauds, on mit sur le tapis sans ménagemens les projets ambitieux du premier consul. Une fois les esprits échauffés, dans les fumées du vin, on alla jusqu'à dire qu'il fallait faire partager au nouveau. César les destinées de l'ancien, non au Sénat où il n'y avait plus que des âmes subjuguées, asservies, mais au milieu même des soldats, dans une grande parade aux Tuileries. L'exaltation fut telle que le colonel du 12e régiment de hussards, Fournier Sarlovèse, fameux alors pour son habileté à tirer le pistolet, affirma qu'il se faisait fort, à cinquante pas, de ne pas manquer Bonaparte. Tel fut du moins le propos imprudent que le soir même, L...., autre convive, soutint avoir entendu, et alla dénoncer au général Menou, son ami, dans la vue d'arriver par son intermédiaire jusqu'au premier consul; car Menou était, depuis son retour d'Égypte, en très-grande faveur. En effet, il conduit lui-même le délateur aux Tuileries et y arrive au moment où Bonaparte allait monter en voiture pour se rendre à l'Opéra. Le premier consul reçoit la dénonciation, donne des ordres à sa police militaire, et court ensuite au spectacle dans sa loge. Là, on lui apprend que le colonel Fournier est dans la salle même. L'ordre est donné à l'instant à l'aide-de-camp Junot de l'arrêter et de le conduire devant moi comme prévenu de conspiration contre la sûreté extérieure et intérieure de l'État.
Averti à l'avance de l'imprudente et blâmable intempérance de langue de cinq à six mauvaises têtes échauffées par le vin, par les souvenirs de la liberté, par l'approbation ouverte ou tacite d'une vingtaine de convives, j'interroge, je réprimande le colonel; je reçois l'expression de son repentir, en ne lui dissimulant pas que son affaire peut devenir extrêmement grave par suite de l'examen de ses papiers. Il m'assure qu'il ne redoute rien à cet égard. Je songe alors à tout assoupir en faisant réduire la rigueur du premier consul en une simple correction militaire. Mais voilà qu'un incident vient tout aggraver. Le colonel passe la nuit à la préfecture, et le lendemain des agens de police le conduisent chez lui pour assister à l'enlèvement de ses papiers. Quoiqu'il ne s'y trouvât aucun indice d'attentat médité, l'idée qu'on y verrait des vers, des couplets dirigés contre Bonaparte, lui monte la tête. Que fait-il? Sans rien laisser pénétrer de son dessein, il enferme ses gardiens dans sa chambre et s'évade. Qu'on juge de la colère du premier consul! Heureusement qu'elle eut d'abord à s'exhaler contre la niaiserie des agens de la préfecture, et qu'en mesure, de mon côté, je lui avais adressé à lui-même, dès la veille, la preuve irréfragable que l'incartade du repas militaire était parvenue à ma connaissance. Rien n'aurait pu m'excuser si d'aussi coupables propos, tenus devant un grand nombre de personnes réunies, eussent été révélés au chef de l'État sans que le chef de la police n'en eût aucun indice. Je lui portai les papiers du colonel dont je pris l'engagement de retrouver la trace; et je le conjurai, après l'examen, de ne point donner à cette affaire l'importance d'une conjuration, ce qui serait doublement impolitique et à l'égard de l'armée et à l'égard de la position du premier consul, vis-à-vis de la nation appelée à donner son suffrage sur son consulat à vie. Comme je l'avais annoncé, le colonel fut découvert et arrêté, mais avec un appareil militaire que je trouvai ridicule. Impliqué dans la même affaire, le chef d'escadron Donnadieu, devenu depuis général, et le même qu'on dit célèbre aujourd'hui, fut également arrêté et envoyé comme le colonel Fournier, au Temple, dans un cachot. Grâce à mes représentations, le dénouement ne fut point tragique; il ne fut marqué que par des destitutions, des exils, des disgrâces et par des récompenses au délateur.
Le premier consul n'en poursuivit que plus vivement l'objet de son ambition. Toute la sollicitude ministérielle se tourna, pendant six semaines, à recueillir et à dépouiller les registres où étaient portés les suffrages pour le consulat à vie. Dressé par une commission spéciale, le procès-verbal offrit 3,568,185 votes affirmatifs et seulement 9,074 votes négatifs. Le 2 août un sénatus-consulte dit organique conféra au premier consul Bonaparte le pouvoir perpétuel. On s'inquiéta peu en général de la manière dont on venait de procéder. La plupart des citoyens qui avaient voté pour lui déférer à vie la magistrature suprême, crurent ramener en France le système monarchique, et avec lui le repos et la stabilité. Le Sénat crut ou feignit de croire que Napoléon obéissait à la volonté du peuple, et qu'on trouvait des garanties suffisantes dans sa réponse au message du premier corps de l'État. «...La liberté, avait dit le premier consul, l'égalité, la prospérité de la France seront assurées.... Content, ajoutait-il avec un ton d'inspiré, d'avoir été appelé par l'ordre de celui de qui tout émane, a ramener sur la terre l'ordre, la justice et l'égalité...»
Rien que par ces dernières paroles, le vulgaire pouvait le croire né réellement pour commander à l'univers, tant sa fortune était arrivée, par des voies singulières, au plus haut point d'élévation, et tant il se montrait capable le gouverner les hommes avec un grand éclat. Peut-être, plus heureux qu'Alexandre et que César, eût-il atteint et embrassé la grande chimère du pouvoir universel, si ses passions n'avaient obscurci ses vues, et si la soif d'une domination tyrannique n'avait fini par choquer les peuples.
Tout n'était pas consommé dans l'escamotage du consulat à vie; et le 6 août l'on vit paraître un long sénatus-consulte organique de la constitution de l'an XIII, sorti de l'atelier des deux consuls satellites, élaboré par les familiers du cabinet, et proposé au nom du gouvernement.
Puisque les Français adoptaient d'enthousiasme le gouvernement renfermé désormais dans la personne du premier consul, il n'avait garde lui, de leur laisser le temps de se refroidir; il était d'ailleurs persuadé que son autorité ne serait pas entièrement affermie tant qu'il resterait dans l'État un pouvoir qui n'émanerait pas directement de lui-même.
Tel fut l'esprit du sénatus-consulte du 6 août imposé au Sénat. Où peut le considérer comme une cinquième constitution, par laquelle Bonaparte devint maître de la pluralité des suffrages dans le Sénat, tant pour les élections, que pour les délibérations, réservant aux Sénateurs, désormais dans sa main, le droit d'échanger les institutions au moyen de sénatus-consultes organiques; réduisant le Tribunat à la nullité, en diminuant de moitié ses membres par l'élimination, enlevant au Corps législatif le droit de sanctionner les traités; et enfin ramenant à sa volonté unique toute l'action du gouvernement. En outre, on reconnut le Conseil d'état comme autorité constituée; finalement le consul à vie se fit déférer la plus belle prérogative de souverain: le droit de faire grâce. Il récompensa les services et la docilité des deux consuls, ses acolytes, en faisant aussi déclarer à vie leurs fonctions consulaires. Telle fut la cinquième constitution jetée sur un peuple aussi léger qu'irréfléchi, n'ayant que très-peu d'idées justes sur l'organisation politique et sociale, et qui passait, sans s'en douter, de la république à l'empire. Un pas restait encore à faire; mais qui aurait pu l'empêcher?
Au fond du cœur, je ne vis là qu'un informe et dangereux ouvrage; et je m'en expliquai sans déguisement. Je dis au premier consul lui-même qu'il venait de se déclarer le chef d'une monarchie viagère qui, selon moi, n'avait d'autres bases que son épée et ses victoires.
Le 15 août, jour anniversaire de sa naissance, on rendit à Dieu de solennelles actions de grâce, d'avoir, dans son ineffable bonté, donné à la France un homme qui avait bien voulu consentir à exercer toute sa vie le pouvoir suprême.
Le sénatus-consulte du 6 août conférait aussi au premier consul la faculté de présider le Sénat; pressé d'en user et plus encore de faire l'essai de la disposition de l'opinion publique à son égard, Bonaparte se rendit en grande pompe, le 21, au Luxembourg, accompagné de ses deux collègues, de ses ministres, du Conseil d'état et du plus brillant cortège. Les troupes, sous les armes et en belle tenue, bordaient la haie depuis les Tuileries jusqu'au palais du Luxembourg. Ayant pris place, le premier consul reçut le serment de tous les sénateurs, puis M. de Talleyrand lut un rapport sur les indemnités accordées à différens princes d'Allemagne, et, en outre, présenta plusieurs projets de sénatus-consulte, ent'autres celui qui réunissait à la France l'île d'Elbe, depuis si fameuse comme premier lieu d'exil de celui même qui alors était réputé l'homme du Destin. Quel souvenir! quel rapprochement!
Le cortège, allant et venant, ne fut salué ni par des acclamations ni par aucun signe d'approbation de la part du peuple, malgré les démonstrations et les salutations du premier consul, et particulièrement de ses frères devant la foule assemblée derrière le cordon des soldats bordant la haie. Ce morne silence, et l'espèce d'affectation que mirent la plupart des citoyens à ne pas même vouloir se découvrir au passage de leur magistrat suprême, blessèrent vivement le premier consul. Peut-être se rappela-t-il, à cette occasion, la maxime si connue: «Le silence des peuples est la leçon des rois!» maxime qui fut placardée le soir même, et lue le lendemain aux Tuileries et dans quelques carrefours.
Comme il ne manqua pas d'imputer cet accueil glacé à la maladresse de l'administration et au peu d'élan de ses amis, je lui rappelai qu'il m'avait prescrit de ne rien préparer de factice, et j'ajoutai: «Malgré la fusion des Gaulois et des Francs? nous sommes toujours le même peuple; nous sommes toujours ces anciens Gaulois qu'on représentait comme ne pouvant supporter ni la liberté ni l'oppression!...—Que voulez-vous dire? répliqua-t-il vivement.—Que les Parisiens ont cru voir, dans les dernières dispositions du gouvernement, la perte totale de la liberté et une tendance trop visible au pouvoir absolu.—Je ne gouvernerais pas six semaines dans ce vide de la paix, reprit-il, si, au lieu d'être le maître, je n'étais qu'un simulacre d'autorité.—Mais soyez à la fois paternel, affable, fort et juste, et vous reconquerrez aisément ce que vous semblez avoir perdu.—Il y a de la bizarrerie et du caprice dans ce qu'on appelle l'opinion publique; je saurai la rendre meilleure, dit-il en me tournant le dos.»
J'avais un secret pressentiment que je ne tarderais pas à être éloigné des affaires; je n'en doutai plus après ce dernier entretien. D'ailleurs la connaissance des manœuvres de mes ennemis y n'avaient pu m'échapper; j'en avais de puissans qui épiaient l'occasion de me renverser. Mon opposition aux dernières mesures leur servit de prétexte. Non seulement j'avais contre moi Lucien et Joseph, mais encore leur sœur Élisa, femme hautaine, nerveuse, passionnée, dissolue, dévorée par le double hochet de l'amour et de l'ambition. Elle était menée, comme on l'a vu, par le poëte Fontanes dont elle s'était engouée, et à qui elle ouvrait alors toutes les portes de la faveur et de la fortune. Timide et avisé en politique, Fontanes n'agissait lui-même que sous l'influence d'une coterie soi-disant religieuse et monarchique, coterie qui, remaniant une partie des journaux, avait aussi à elle son auteur romantique, faisant du christianisme un poëme, et de notre langue un jargon. Fier de ses succès, de sa faveur et de sa petite cour littéraire, Fontanes était tout glorieux d'amener aux pieds de son illustre émule de Charlemagne, les écrivains novices dont il dirigeait les essais, et qui se croyaient, ainsi que lui, appelés à reconstituer la société avec des vieilleries monarchiques.
Ce céladon de la littérature, auteur élégant et pur, n'osait pas trop m'attaquer en face; mais, dans des Mémoires clandestins qu'il faisait remettre au premier consul, il dénigrait toutes les doctrines, toutes les institutions libérales, cherchant à rendre suspect les hommes marquans de la révolution, qu'il représentait comme des ennemis invétérés de l'unité du pouvoir. Son thême, sa conclusion obligée était de faire recommencer Charlemagne par Napoléon, afin que la révolution pût se reposer et se perdre dans un grand et puissant empire. C'était la chimère du jour, ou plutôt on savait que telle était la marotte du premier consul et de ses intimes. Aussi tous les aspirans aux places, aux faveurs, à la fortune, ne manquaient pas de donner leurs plans, leurs vues, dans ce sens, avec plus on moins d'exagération et d'extravagance. Vers cette époque aussi apparut, dans la fabrication des écritures occultes, le pamphlétaire F...., d'abord agent des agens de Louis xviii, puis agent de Lucien à Londres, lors des préliminaires, d'où il avait écrit d'un ton tranchant et suffisant, force pauvretés sur les ressorts et le jeu d'un gouvernement qu'il était hors d'état de comprendre. Mis à la gratification pour quelques rapports qui, du cabinet, me parvinrent anonymes, il s'enhardit, et, profitant de la faveur de Lavalette, qui régissait les postes, il fit arriver au chef de l'État les premiers essais d'une correspondance devenue ensuite plus régulière. Épiant l'air du bureau, il dissertait à tort et à travers sur Charlemagne, sur Louis xiv, sur l'ordre social, parlant de reconstruction, d'unité de pouvoir, de monarchie, toutes choses incompatibles, bien entendu, avec les jacobins, même avec ce qu'il appelait, d'un air capable, les hommes forts de la révolution. Tout en recueillant les bruits de salons et de cafés, le correspondant officieux forgeait mille historiettes contre moi et contre la police générale, dont il faisait un épouvantail: c'était le mot d'ordre.
Enfin tous les ressorts étant prêts, et le moment opportun (on avait sondé adroitement Duroc et Savary), on arrêta, dans une réunion à Morfontaine, chez Joseph, que dans un prochain conseil de famille, où assisteraient Cambacérès et Lebrun, on ferait lecture d'un Mémoire où, sans m'attaquer personnellement, on s'efforcerait d'établir que, depuis l'établissement du consulat à vie et de la paix générale, le ministère de la police était un pouvoir inutile et dangereux: inutile contre les royalistes, qui, désarmés et soumis, ne demandaient qu'à se rallier au gouvernement; dangereux comme étant d'institution républicaine et le paratonnerre des anarchistes incurables qui y trouvaient protection et salaire. On en concluait qu'il serait impolitique de laisser un si grand pouvoir dans les mains d'un seul homme; que c'était mettre à sa merci toute la machine du gouvernement. Venait ensuite un plan rédigé par Roederer, le faiseur de Joseph, qui avait pour objet à réunir la police au ministère de la justice, dans les mains de Regnier, sous le nom de grand-juge.
Quand j'appris ce tripotage, et avant même que l'arrêté des consuls ne fût signé, je ne pus m'empêcher de dire à mes amis, que j'étais remplacé par une grosse bête, et c'était vrai. On ne désigna plus depuis l'épais et lourd Regnier que sous le nom de gros juge.
Je ne fis rien pour parer le coup, tant j'y étais préparé. Aussi mon assurance et mon calme étonnèrent le premier consul, quand, au dernier travail, il me dit: «M. Fouché, vous avez très-bien servi le gouvernement, qui ne se bornera point aux récompenses qu'il vient de vous décerner, car dès aujourd'hui vous faites partie du premier corps de l'État. C'est avec regret que je me sépare d'un homme de votre mérite; mais il a bien fallu prouver à l'Europe que je m'enfonçais franchement dans le système pacifique, et que je me reposais sur l'amour des Français. Dans les nouveaux arrangemens que je viens d'arrêter, la police n'est plus qu'une branche du ministère de la justice, et vous ne pouviez y figurer convenablement. Mais soyez sûr que je ne renonce ni à vos conseils ni à vos services; il ne s'agit pas du tout ici d'une disgrâce, et n'allez pas prêter l'oreille aux bavardages des salons du faubourg Saint-Germain, ni à ceux des tabagies où se rassemblent les vieux orateurs de clubs dont vous vous êtes si souvent moqué avec moi.»
Après l'avoir remercié des témoignages de satisfaction qu'il daignait me donner, je ne lui dissimulai pas que les changemens qu'il avait jugé à propos de déterminer ne m'avaient nullement pris au dépourvu.—«Quoi! vous vous en doutiez? s'écria-t-il.—Sans en être sûr précisément, répondis-je, je m'y étais préparé d'après quelques indices et certains chuchottemens parvenus jusqu'à moi.»
Je le suppliai de croire qu'il n'entrait dans mes regrets aucune vue personnelle; que j'étais mu seulement par l'extrême sollicitude que m'inspireraient toujours la sûreté de sa personne et de son gouvernement; que ces sentimens me portaient à le prier de me permettre de lui présenter par écrit mes dernières réflexions sur la situation présente.—«Communiquez-moi tout ce que vous vous voudrez, citoyen sénateur, me dit-il; tout ce qui me viendra de vous attirera toujours mon attention.»
Je demandai et j'obtins pour le lendemain une audience dans laquelle je me proposai de lui rendre un compte détaillé de l'emploi des fonds secrets de mon ministère.
J'allai rédiger mon rapport de clôture pour lequel j'avais déjà pris des notes; il était court et nerveux. Je représentai d'abord au premier consul que rien n'était moins assuré à mes yeux que l'état de paix, ce que je rendis sensible en indiquant les germes de plus d'une guerre à venir; j'ajoutai que dans un tel état de choses, et l'opinion publique étant peu favorable aux empiétemens du pouvoir, il serait impolitique de dépouiller la magistrature suprême des garanties d'une police vigilante; que loin de s'endormir dans le système d'une imprudente sécurité, au moment où l'on venait de fonder brusquement la permanence de l'autorité exécutive, il fallait qu'elle se conciliât l'opinion publique et rattachât tous les partis au nouvel ordre de choses; qu'on n'y parviendrait qu'en abjurant toute espèce de préventions et de répugnance pour tels ou tels hommes; que tout en désapprouvant le système qui avait prévalu dans le Conseil, je m'étais toujours expliqué dans l'intérêt du premier consul, comme auraient pu le faire ceux de ses serviteurs les plus dévoués et les plus intimes; que nos intentions étaient les mêmes à tous, mais nos vues et nos moyens différens; que si l'on persistait dans des vues erronées on marcherait, sans le vouloir, à une oppression intolérable ou à la contre-révolution; qu'il fallait surtout éviter de mettre la chose publique à la merci de mains imprudentes ou d'une coterie d'eunuques politiques qui, au premier ébranlement, livreraient l'État aux royalistes et à l'étranger; que c'était dans les opinions fortes et dans les intérêts nouveaux qu'on devait chercher un appui solide; que celui de l'armée ne suffirait pas à un pouvoir trop colossal pour ne pas exciter les plus vives alarmes en Europe; qu'on ne saurait trop s'étudier à ne pas commettre les destinées de la France aux chances de nouvelles guerres qui découleraient nécessairement de la trève armée dans laquelle se reposaient les forces respectives; qu'avant de rentrer dans l'arène il fallait s'assurer de l'affection de l'intérieur et grouper autour du gouvernement, non des brouillons, des anarchistes ou des contre-révolutionnaires, mais des hommes droits et à caractère, qui ne verraient pour eux de sécurité ni de bien-être que dans son maintien; qu'on les trouverait parmi les hommes de 1789, et de tous les amis sages de la liberté, qui, détestant les excès de la révolution, tenaient à l'établissement d'un gouvernement fort et modéré; et enfin que, dans la situation précaire où se trouvaient la France et l'Europe, le chef de l'État ne devait tenir l'épée dans le fourreau et s'abandonner à une douce sécurité qu'entouré de ses amis et préservé par eux. Venait ensuite l'application de mes vues et de mon système aux différens partis qui divisaient l'État, partis dont les passions et les couleurs s'affaiblissaient, il est vrai, de plus en plus; mais qu'un choc, une imprudence, des fautes répétées, et une nouvelle guerre, pouvaient réveiller et mettre aux prises.
Le lendemain je lui remis ce Mémoire qui était, en quelque sorte, mon testament politique; il le prit de mes mains avec une affabilité affectée. Je mis ensuite sous ses yeux le compte détaillé de ma gestion secrète; et voyant avec surprise que j'avais une énorme réserve de près de deux millions quatre cent mille francs: «Citoyen sénateur, me dit-il, je serai plus généreux et plus équitable que ne le fut Sieyes, à l'égard de ce pauvre Roger-Ducos, en se partageant le gras de caisse du Directoire expirant; gardez la moitié de la somme que vous me remettez; ce n'est pas trop comme marque de ma satisfaction personnelle et privée; l'autre moitié entrera dans la caisse de ma police particulière, qui, d'après vos sages avis, prendra un nouvel essor, et sur laquelle je vous prierai de me donner souvent vos idées.»
Touché de ce procédé, je remerciai le premier consul de m'élever ainsi au niveau des hommes les plus récompensés de son gouvernement (il venait aussi de me conférer la sénatorerie d'Aix), et je lui protestai d'être à jamais dévoué aux intérêts de sa gloire.
J'étais de bonne foi, persuadé alors comme je le suis encore aujourd'hui, qu'en supprimant la police générale il n'avait eu en vue que de se défaire d'une institution qui, n'ayant pu sauver ce qu'il avait renversé lui-même, lui parut plus redoutable qu'utile; c'était l'instrument qu'il redoutait alors plus que les mains qui en avaient la direction. Il n'en avait pas moins cédé à une intrigue, en s'abusant sur les motifs qu'avaient allégués mes adversaires. En un mot, Bonaparte, rassuré par la paix générale contre les tentatives des royalistes, s'imagina qu'il n'avait plus d'autres ennemis que dans les hommes de la révolution; et comme on ne cessait de lui dire que ces hommes s'attachaient à un ministère qui, né de la révolution, protégeait ses intérêts et défendait ses doctrines, il le brisa, croyant par là rester l'arbitre du mode avec lequel il lui plairait d'exercer le pouvoir.
Je rentrai dans la vie privée avec une sorte de contentement et de bonheur domestique, dont je m'étais accoutumé à goûter la douceur au milieu même des plus grandes affaires. D'un autre côté, je me retrouvai avec un tel surcroît de fortune et de considération que je ne me sentis ni frappé ni déchu. Mes ennemis en furent déconcertés. J'acquis même dans le Sénat, sur ceux de mes collègues les plus honorables, une influence marquée: mais je ne fus rien moins que tenté d'en abuser; je m'abstins même d'en tirer aucun avantage, car je savais qu'on avait les yeux sur moi. Je passais des jours heureux et tranquilles dans ma terre de Pont-Carré, ne venant à Paris que rarement, dans l'automne de 1802, quand il plut au premier consul de me donner un témoignage public de faveur et de confiance. Je fus appelé à faire partie d'une commission chargée de conférer avec les députés des différens cantons de la Suisse, pays trop voisin de la France pour qu'elle n'y exerçât pas une intervention puissante. Par sa position géographique, la Suisse semblait destinée à être le boulevard de cette partie de la France la plus accessible, qui n'a, pour ainsi dire, d'autres frontières militaires que ses gorges, ni d'autres sentinelles que ses pâtres. Sous ce point de vue, la situation politique de la Suisse devait d'autant plus intéresser le premier consul, qu'il n'avait pas peu contribué, après la paix de Campo-Formio, à porter le Directoire à l'envahir et à l'occuper militairement. Son expérience et la hauteur de ses vues lui firent comprendre que cette fois il fallait éviter les mêmes fautes et les mêmes excès. Sa marche fut bien plus adroite et plus habile.
L'indépendance de la Suisse venait d'être reconnue par le traité de Lunéville; ce traité lui assurait le droit de se donner le gouvernement qui lui conviendrait. Elle se crut redevable de son indépendance au premier consul, qui s'attendait bien que les Suisses abuseraient de leur émancipation. En effet, ils étaient déchirés par deux factions opposées, savoir: le parti unitaire ou démocratique qui voulait la république une et indivisible, et le parti fédéraliste ou des hommes de la vieille aristocratie qui réclamaient les anciennes institutions. Le parti unitaire était né de la révolution française; l'autre était celui de l'ancien régime, et il penchait secrètement pour l'Autriche; entre ces deux factions flottait le parti modéré ou neutre. Abandonnés à eux-mêmes pendant toute l'année 1802, les unitaires et les fédéralistes en vinrent aux déchiremens et à la guerre civile, tour-à-tour secrètement encouragés par notre ministre Verninac, d'après l'impulsion du cabinet des Tuileries, dont la politique visait à un dénouement calculé avec art et par cela même inévitable. Le parti fédéraliste ayant pris le dessus, les unitaires se jetèrent dans les bras de la France. C'est ce qu'attendait le premier consul. Tout-à-coup il fait apparaître son aide-de-camp Rapp, porteur d'une proclamation où il parlait en maître plutôt qu'en médiateur, ordonnant à tous les partis de poser les armes, faisant occuper militairement la Suisse par un corps d'armée sous les ordres du général Ney. En cédant à la force, la dernière diète fédérative ne céda rien de ses droits. Aussi les cantons confédérés furent-ils traités en pays conquis; et l'on vit Bonaparte procéder à sa médiation comme à une conquête qui eût été le prix de la valeur. Ainsi s'évanouirent les derniers efforts des Suisses pour recouvrer leurs anciennes lois et leur ancien gouvernement.
Les délégués des deux parus eurent rendez-vous à Paris, pour venir y implorer la puissante protection du médiateur. Trente-six députés des unitaires y accoururent. Les fédéralistes furent plus lents, tant ils répugnaient à une démarche qu'ils regardaient comme une humiliation; leurs délégués vinrent pourtant, au nombre de quinze, et tous se trouvèrent réunis à Paris au mois de décembre. Ce fut alors que le premier consul nomma la commission chargée de conférer avec eux et de préparer l'acte de médiation qui devait mettre un terme aux troubles de la Suisse. Cette commission, présidée par le sénateur Barthélémy, se composait de deux sénateurs, le président et moi compris, et des deux Conseillers d'état, Roederer et Demeunier. Le choix du président ne pouvait être plus heureux. De même que le sénateur Barthélémy, je fus assailli par ces bons Suisses qui avaient recours à nous comme à un aréopage. J'avais beau leur dire que toute décision ultérieure dépendrait de la volonté du premier consul, dont nous n'étions que les rapporteurs, ils s'obstinaient à me croire en particulier une grande influence: mon cabinet et mon salon ne désemplissaient pas.
Les conférences s'ouvrirent, et dans une première séance, tenue le 10 décembre, notre président donna lecture aux délégués d'une lettre par laquelle le premier consul leur manifestait ses intentions. «La nature, leur disait-il, a fait votre état fédératif; vouloir le vaincre ne peut être d'un homme sage.» Cet oracle fut un coup de foudre pour le parti unitaire; il en fut terrassé. Toutefois, pour modérer le triomphe des fédéralistes qui s'imaginaient déjà voir renaître l'ancien ordre de choses, la lettre consulaire ajoutait: «La renonciation à tous les priviléges est votre premier besoin et votre premier droit.» Ainsi plus d'ancienne aristocratie. La lettre contenait à la fin la déclaration expresse que la France et la république italienne ne permettraient jamais qu'il s'établît en Suisse un système de nature à favoriser les intérêts des ennemis de l'Italie et de la France.
Je proposai aussitôt que la consulte nommât une commission de cinq membres avec lesquels la commission consulaire et le premier consul lui-même pussent conférer. Dès le surlendemain, 12 décembre, Bonaparte eut, avec la commission de la consulte, nous présens, une conférence où ses intentions furent plus clairement exprimées. Un tiers parti se forma presque aussitôt, qui finit par supplanter les unitaires et les fédéralistes que nous avions résolus de neutraliser. Une assez forte opposition de vues et d'intérêts donna lieu à des discussions très-animées qui, interrompues et reprises, se prolongèrent jusqu'au 24 janvier 1803. Ce jour-là le premier consul y mit un terme en faisant requérir la consulte de nommer des commissaires qui recevraient de sa main l'acte de médiation qu'il venait de faire dresser (sur nos rapports et nos vues), acte sur lequel il leur serait permis de communiquer leurs observations. Appelés à une nouvelle conférence qui dura près de huit heures, les commissaires suisses obtinrent différentes modifications au projet de constitution; et le 19 février ils reçurent de la main du premier consul, dans une séance solennelle, l'acte de médiation qui devait régir leur pays. Cet acte imposait à la Suisse un nouveau pacte fédératif, et déterminait en outre la constitution particulière de chaque canton. Le surlendemain la consulte ayant été congédiée, la commission consulaire dont je faisais partie, fit la clôture de ses séances et de ses procès-verbaux.
Ainsi se termina l'intervention du gouvernement français dans les affaires intérieures de la Suisse. Il eût été difficile, je crois, d'imaginer un régime transitoire plus conforme aux vrais besoins de ses habitans. Jamais d'ailleurs Bonaparte n'abusa moins de son énorme prépondérance; et la Suisse est, sans contredit, de tous les États voisins ou éloignés sur lesquels il a influé, celui qu'il a le plus ménagé pendant les quinze années de son ascendant et de sa gloire. Pour rendre hommage à la vérité, j'ajouterai que l'acte de médiation de la Suisse fut imprégné, autant que possible, de l'esprit conciliant et modérateur par essence de mon collègue Barthélémy; et j'ose dire que, de mon côté, je l'ai secondé de toutes mes forces et de tous mes moyens. J'eus, à ce sujet, plusieurs conférences particulières avec le premier consul.
Mais que sa conduite à l'égard du reste de l'Europe ressembla peu à sa politique modérée envers nos voisins les Suisses!
Tout avait été préparé aussi, afin de porter des coups sensibles à la confédération germanique dont on voulait commencer la démolition. On avait renvoyé à une députation extraordinaire de l'Empire, l'affaire des indemnités à donner à ceux des membres du corps germanique qui, en tout ou en partie, avaient été dépouillés de leur état et possession, tant par les diverses cessions que par la réunion de la rive gauche du Rhin à la France. La commission extraordinaire s'était constituée à Ratisbonne dans l'été de 1801, sous la médiation de la France et de la Russie. Ses opérations mirent en éveil tous nos intrigans en diplomatie; ils en firent une mine qu'ils exploitèrent avec une impudeur qui d'abord révolta le chef de l'État, mais qu'il ne put réprimer tant il y eut de personnages élevés qui s'en mélèrent. Il était d'ailleurs naturellement indulgent pour toutes les exactions qui pesaient sur les étrangers. Dans cette grande affaire, notre influence domina l'influence russe. La commission extraordinaire ne donna son recez, après sa quarante-sixième séance, que le 23 février 1803, à l'époque même où se terminait l'affaire de la médiation de la Suisse. Qu'on juge de l'activité des intrigues; et que de marchés honteux eurent lieu dans ce long intervalle, surtout à mesure qu'on approchait du dénouement! Quand les plaintes arrivaient, que de grandes friponneries étaient dévoilées, on rejetait tout sur les manèges des bureaux, où il n'y avait que des entremetteurs, tandis que tout partait de certains cabinets, de certains boudoirs, où l'on vendait les indemnités et les principautés. Quoique n'étant plus dans les affaires, c'était toujours à moi que s'adressaient les plaintes et les révélations dans les dénis de justice; on s'obstinait à me croire influent et à portée de l'oreille du maître.
Mais ce ne fut pas du côté de l'Allemagne, déjà dans une décadence visible, que se forma la tempête qui devait nous ramener les fléaux de la guerre et des révolutions; ce fut au-delà du Pas-de-Calais. Ce que j'avais prévu se réalisa par une suite de causes irrésistibles. L'enthousiasme que la paix d'Amiens avait excité en Angleterre n'avait pas été de longue durée. Le cabinet anglais, sur ses gardes et croyant peu à la sincérité du premier consul, différait sous certains prétextes de se dessaisir du Cap de Bonne-Espérance, de Malte et d'Alexandrie en Égypte. Mais ceci ne touchait que les relations politiques; Bonaparte y était moins sensible qu'au maintien de son autorité personnelle qui, dans les papiers anglais, continuait d'être attaquée avec une virulence à laquelle il ne pouvait s'accoutumer. Sa police était alors si débile, qu'on le vit bientôt se débattre lui-même sans dignité et sans succès contre la presse et les intrigues anglaises. A chaque note contre les invectives des journalistes de Londres, les ministres de la Grande-Bretagne répondaient que c'était une conséquence de la liberté de la presse, qu'ils y étaient eux-mêmes exposés et qu'il n'y avait, contre un tel abus, d'autre recours que celui des lois. Aveuglé par sa colère, le premier consul, mal conseillé, donna dans le piége; il se commit avec le pamphlétaire Peltier[20], qui ne fut condamné à une amende que pour mieux triompher de la puissance de son adversaire. Une riche souscription, bientôt remplie par l'élite de l'Angleterre, le mit en état de faire à Bonaparte une guerre de plume, devant laquelle pâlirent le Moniteur et l'Argus.
De là le ressentiment que Bonaparte éprouva contre l'Angleterre. «Chaque vent qui en souffle, disait-il, n'apporte rien qu'inimitié et que haine contre ma personne.» Il jugea dès-lors que la paix ne pouvait lui convenir; qu'elle ne lui laisserait pas assez de facilité pour agrandir sa domination au dehors et gênerait l'extension de sa puissance intérieure; que d'ailleurs nos relations journalières avec l'Angleterre modifiaient nos idées politiques et réveillaient nos idées de liberté. Dès lors il résolut de nous priver de tout rapport avec un peuple libre. Les plus grossières invectives contre le gouvernement et les institutions des Anglais salirent nos journaux qui prirent un ton rogue et furibond. N'ayant plus ni haute police ni esprit public, le premier consul eut recours aux artifices de son ministre des relations extérieures pour fausser les idées des Français. D'épais nuages obscurcirent une paix devenue problématique, mais à laquelle Bonaparte tenait encore malgré lui par une sorte d'effroi intérieur qui lui faisait présager des catastrophes.
Au-delà de la Manche tout devenait hostile, et les griefs contre le premier consul étaient clairement articulés. On lui reprochait d'avoir incorporé le Piémont et l'île d'Elbe; d'avoir disposé de la Toscane et gardé Parme; d'imposer de nouvelles lois aux républiques ligurienne et helvétique; de réunir dans sa main le gouvernement de la république italienne; de traiter la Hollande comme une province française; de rassembler des forces considérables sur les côtes de Bretagne, sous prétexte d'une nouvelle expédition contre Saint-Domingue, de faire stationner à l'embouchure de la Meuse un autre corps dont l'importance était hors de proportion avec son objet avoué, celui de prendre possession de la Louisiane; enfin d'envoyer des officiers d'artillerie et du génie comme agens commerciaux, explorer les ports et les rades de la Grande-Bretagne, pour se disposer ainsi au sein de la paix à une invasion furtive sur les côtes d'Angleterre.
Le seul grief que le premier consul pût élever contre les Anglais, se renfermait dans leur refus de rendre Malte. Mais ils répondaient que les changemens politiques survenus depuis le traité d'Amiens, rendaient cette restitution impossible sans quelques arrangemens préalables.
Il est certain qu'on ne mit pas assez de circonspection dans les opérations politiques dirigées contre l'Angleterre. Si Bonaparte eût voulu le maintien de la paix, il aurait soigneusement évité de donner à cette puissance de l'ombrage et des inquiétudes sur ses possessions de l'Inde, et il se fut abstenu d'applaudir aux fanfaronnades de la mission de Sébastiani en Syrie et en Turquie. Son entretien imprudent avec lord Whitworth accéléra la rupture; ce fut là l'instant critique de la vie politique de Bonaparte. Je jugeai dès-lors qu'il passerait bientôt d'une certaine modération, comme chef de gouvernement, à des actes d'exagération, d'emportement et même de fureur.
Tel fut son décret du 22 mai 1803, ordonnant d'arrêter tous les Anglais qui commerçaient ou voyageaient en France. Il n'y avait point encore eu d'exemple d'une pareille atteinte au droit des gens. Comment M. de Talleyrand put-il se prêter à devenir le principal instrument d'un acte si sauvage, lui qui avait donné l'assurance expresse aux Anglais résidant à Paris qu'ils jouiraient, après le départ de leur ambassadeur, de la protection du gouvernement avec autant d'étendue que durant son séjour? S'il avait eu le courage de se retirer, que serait devenu Napoléon, sans haute police et sans ministre capable de balancer la politique de l'Europe? Que nous aurions d'autres griefs à articuler; d'autres accusations à porter au sujet de coopérations plus monstrueuses! Je me crus heureux alors de n'être plus pour rien dans les affaires. Qui sait? j'aurais peut-être fléchi tout comme un autre; mais au moins aurais-je constaté ma résistance et pris acte de ma désapprobation.
Sans plus de délai Bonaparte se mit en possession de l'électorat d'Hanovre, et ordonna le blocus de l'Elbe et du Weser. Toutes ses pensées se dirigèrent vers l'exécution du grand projet de descente sur la côte ennemie. On couvrit de camps les falaises d'Ostende, de Dunkerque et de Boulogne; on fit armer des escadres à Toulon, à Rochefort et à Brest; on fit couvrir nos chantiers de péniches, de prames, de chaloupes et de bateaux canonniers. De son côté, l'Angleterre prit toutes ses mesures de défense; sa marine fut portée à quatre cent soixante-neuf vaisseaux de guerre, et une flotille de huit cents bâtimens garda ses côtes; toute sa population nationale courut aux armes; des camps s'élevèrent sur les dunes de Douvres, des comtés de Sussex et de Kent; les deux armées n'étaient plus séparées que par le détroit, et les flotilles ennemies venaient insulter les nôtres que protégeait une côte hérissée de canons.
Ainsi des préparatifs formidables marquèrent des deux côtés le renouvellement de la guerre maritime, prélude plus ou moins prochain d'une guerre générale. De la part de l'Angleterre un motif politique plus grave avait accéléré la rupture. Le cabinet de Londres avait eu de bonne heure avis que Bonaparte préparait, dans le silence du cabinet, tous les ressorts nécessaires pour être proclamé empereur et faire revivre l'Empire de Charlemagne. Depuis mon éloignement des affaires, il était persuadé que l'opposition qu'il éprouverait à mettre la couronne sur sa tête, ne serait que très-faible, les idées républicaines ayant cessé d'être en crédit. Tous les rapports qui venaient de Paris s'accordaient sur ce point qu'il ceindrait bientôt le bandeau des rois. Ce qui donna surtout l'éveil au cabinet de Londres, ce fut la proposition qu'on fit aux princes de la maison de Bourbon de transférer au premier consul leurs droits à la couronne de France. N'osant en faire directement la proposition lui-même, il se servit, pour cette négociation délicate, du cabinet prussien dont il disposait à son gré. Le ministre Haugwitz employa M. de Meyer, président de la régence de Varsovie, qui offrit à Louis xviii des indemnités en Italie et une existence magnifique. Mais, noblement inspiré, le roi fit cette belle réponse connue: «J'ignore quels sont les desseins de Dieu sur ma race et sur moi; mais je connais les obligations qu'il lui a imposées par le rang où il lui a plu de me faire naître. Chrétien, je remplirai ces obligations jusqu'au dernier soupir; fils de Saint-Louis, je saurai, à son exemple, me respecter jusque dans les fers; successeur de François Ier, je veux du moins pouvoir dire comme lui: nous avons tout perdu, hors l'honneur.» Tous les princes français adhérèrent à cette noble déclaration. Je me suis étendu sur ce fait parce qu'il sert à expliquer ce que j'ai à dire sur la conspiration de Georges et de Moreau, et sur le meurtre du duc d'Enghien. Le mauvais succès de la démarche faite auprès des princes ayant retardé le développement du plan de Bonaparte, le reste de l'année 1803 se passa dans l'attente. On n'eut l'air de s'occuper que des préparatifs de l'invasion. Mais un double danger parut imminent à Londres, et alors s'ourdit la conspiration de Georges Cadoudal, sur le seul fondement du mécontentement de Moreau, qu'on savait être opposé à Bonaparte. Il n'était question de rien moins que de rapprocher et de coaliser les deux partis extrêmes, les royalistes armés d'une part et les patriotes indépendans de l'autre. Cimenter une telle réunion était au-dessus des moyens des agens qui s'y entremêlèrent. Des intrigans ne pouvaient qu'arriver à un faux résultat. La découverte d'une branche isolée de la conspiration la fit avorter. Quand Réal eut reçu les premières révélations de Querelle, condamné à mort, et qu'il en eut rendu compte, le premier consul refusa d'abord d'y croire. Je fus consulté, et je vis un complot qu'il fallait pénétrer et suivre. J'aurais pu faire rétablir dès ce moment le ministère de la police et en reprendre les rênes; mais je n'eus garde et j'éludai; je ne voyais encore rien de clair dans l'horizon. J'avouai sans peine que le gros juge était incapable de démêler et de conduire une affaire si importante; mais je vantai Desmarets, chef de la division secrète, et Réal, Conseiller d'état, comme deux excellens limiers et parfaits explorateurs; je dis que Réal ayant eu le bonheur de la découverte, il fallait lui donner la mission de confiance d'achever son ouvrage. Il fut mis à la tête d'une commission extraordinaire avec carte blanche, et il put s'appuyer sur le pouvoir militaire, Murat ayant été nommé gouverneur de Paris. De découverte en découverte, on se saisit de Pichegru, de Moreau et de Georges. Bonaparte vit au fond de cette conspiration et dans la complicité de Moreau un coup de fortune qui lui assurait l'Empire; il crut qu'il suffirait de qualifier Moreau de brigand pour le dénationaliser. Ce mécompte et l'assassinat du duc d'Enghien faillirent tout perdre.
J'eus un des premiers connaissance de la mission de Caulaincourt et d'Ordener sur les bords du Rhin; mais quand je sus que le télégraphe venait d'annoncer l'arrestation du prince, et que l'ordre de le transférer de Strasbourg à Paris était donné, je pressentis la catastrophe et je frémis pour la noble victime. Je courus à la Malmaison, où était alors le premier consul; c'était le 29 ventôse (20 mars 1804). J'y arrivai à neuf heures du matin, et je le trouvai agité, se promenant seul dans le parc. Je lui demandai la permission de l'entretenir du grand événement du jour. «Je vois, dit-il, ce qui vous amène; je frappe aujourd'hui un grand coup qui est nécessaire.» Je lui représentai alors qu'il soulèverait la France et l'Europe, s'il n'administrait pas la preuve irrécusable que le duc conspirait contre sa personne à Etteinheim. «Qu'est-il besoin de preuves? s'écria-t-il; n'est-ce pas un Bourbon, et de tous le plus dangereux?» J'insistai en exposant des raisons politiques propres à faire taire la raison d'état; ce fut en vain; il finit par me dire avec humeur: «Vous et les vôtres n'avez-vous pas dit cent fois que je finirais par être le Monck de la France, et par rétablir les Bourbons? eh bien! il n'y aura plus moyen de reculer. Quelle plus forte garantie puis-je donner à la révolution que vous avez cimentée du sang d'un roi? Il faut d'ailleurs en finir: je suis environné de complots; il faut imprimer la terreur ou périr.» En proférant ces dernières paroles qui ne laissaient plus d'espoir, il s'était rapproché du château; j'y vis arriver M. de Talleyrand, et un instant après, les deux consuls Cambacérès et Lebrun. Je regagnai ma voiture, et rentrai chez moi consterné.
Je sus le lendemain qu'après mon départ on avait tenu conseil, et que, dans la nuit, Savary avait procédé à l'exécution du malheureux prince; on citait des circonstances atroces. Savary s'était dédommagé, disait-on, d'avoir manqué sa proie en Normandie, où il s'était flatté d'attirer dans le piège, au moyen des fils de la conspiration de Georges, le duc de Berri et le comte d'Artois, qu'il eût sacrifiés plus volontiers que le duc d'Enghien[21]. Réal m'assura qu'il s'était si peu attendu à l'exécution nocturne, qu'il était parti le matin pour aller chercher le prince à Vincennes, croyant le conduire à la Malmaison, et s'imaginant que le premier consul finirait cette grande affaire d'une manière magnanime. Mais, dit-il, un coup d'état lui parut indispensable pour frapper l'Europe de terreur et pour détruire tous les germes de conspiration contre sa personne.
L'indignation que j'avais prévue éclata de la manière la plus sanglante. Je ne fus pas celui qui osa s'exprimer avec le moins de ménagement sur cet attentat contre le droit des nations et de l'humanité. «C'est plus qu'un crime, dis-je, c'est une faute!» paroles que je rapporte, parce qu'elles ont été répétées et attribuées à d'autres.
Le procès de Moreau fit un moment diversion; mais en faisant naître un danger plus réel, par suite de l'irritation et de l'indignation publiques. Moreau paraissait à tous les yeux une victime de la jalousie et de l'ambition de Bonaparte. La disposition générale des esprits faisait craindre que sa condamnation n'entraînât un soulèvement et la défection des troupes. Sa cause devenait celle de la plupart des généraux. Lecourbe, Dessoles, Macdonald, Masséna et beaucoup d'autres se prononçaient avec une loyauté et une énergie menaçantes. Moncey déclara ne pouvoir pas même répondre de la gendarmerie. On touchait à une crise, et Bonaparte se tenait renfermé dans son château de Saint-Cloud, comme dans une forteresse. Je m'y présentai deux jours après lui avoir écrit, afin de lui montrer l'abîme entrouvert sous ses pas. Il affecta une fermeté qu'il n'avait pas au fond de l'âme.
«Je ne suis pas d'avis, lui dis-je, de sacrifier Moreau, et ici je n'approuve pas du tout les moyens extrêmes; il faut temporiser, car la violence approche trop de la faiblesse, et un acte de clémence de votre part en imposera plus que les échafauds.»
M'ayant écouté attentivement dans l'exposé du danger de sa position, il me promit de faire grâce à Moreau, en commuant la peine de mort en un simple exil. Était-il lui-même sincère? Je savais qu'on poussait Moreau à se soustraire à la justice, en faisant un appel aux soldats, dont on lui exagérait les dispositions. Mais de meilleurs conseils et son propre instinct prévalurent en le retenant dans de justes bornes. Tous les efforts de Bonaparte et de ses affidés pour le faire condamner à mort échouèrent. L'issue du procès ayant déconcerté le premier consul, il me fit appeler à Saint-Cloud, et là je fus chargé directement par lui de m'entremettre dans cette affaire délicate et d'amener un dénouement paisible. Je vis d'abord la femme de Moreau, et je m'efforçai de calmer des passions bien profondes et bien vives. Je vis ensuite Moreau, et il me fut aisé de le faire consentir à son ostracisme, en lui montrant la perspective du danger d'une détention de deux ans qui le mettrait, pour ainsi dire, à la merci de son ennemi. A vrai dire, il y avait autant de danger pour l'un que pour l'autre: Moreau pouvait être assassiné ou délivré. Il suivit mes conseils, et prit la route de Cadix, pour de là passer aux États-Unis. Le lendemain, je fus accueilli et remercié à Saint-Cloud dans des termes qui me firent présager le retour prochain d'une éclatante faveur.
J'avais aussi donné à Bonaparte le conseil de se rendre maître de la crise et de se faire proclamer empereur, afin de mettre fin à nos incertitudes, en fondant sa dynastie. Je savais que son parti était pris. N'eût-il pas été absurde de la part des hommes de la révolution, de tout compromettre pour défendre des principes, tandis que nous n'avions plus qu'à jouir de la réalité? Bonaparte était alors le seul homme en position de nous maintenir dans nos biens, dans nos dignités, dans nos emplois. Il profita de tous ses avantages, et avant même le dénouement de l'affaire de Moreau, un tribun aposté[22] fit la motion de conférer le titre d'empereur et le pouvoir impérial héréditaire à Napoléon Bonaparte, et d'apporter dans l'organisation des autorités constituées les modifications que pourraient exiger l'établissement de l'Empire, sauf à conserver dans leur intégrité l'égalité, la liberté et les droits du peuple.
Les membres du Corps législatif se réunirent, M. de Fontanes à leur tête, pour adhérer au vœu du Tribunat. Le 16 mai, trois orateurs du Conseil d'état ayant porté au Sénat un projet de sénatus-consulte, le rapport fut renvoyé à une commission et adopté le même jour. Ainsi ce fut Napoléon lui-même qui, en vertu de l'initiative qu'on lui avait déférée, proposa au Sénat sa promotion à la dignité impériale. Le Sénat, dont je faisais partie, se rendit en corps à Saint-Cloud, et le sénatus-consulte fut proclamé à l'instant même par Napoléon en personne. Il s'engageait, dans les deux années qui suivraient son avènement, de prêter, en présence des grands de l'Empire et de ses ministres, serment de respecter et de faire respecter l'égalité des droits, la liberté politique et civile, l'irrévocabilité des biens nationaux; de ne lever aucun impôt et de n'établir aucune taxe qu'en vertu de la loi. De qui la faute, si, dès l'origine, l'Empire ne fut pas une véritable monarchie constitutionnelle? Je ne prétends pas m'élever ici contre le corps dont je faisais partie à cette époque; mais j'y trouvai alors bien peu de dispositions à une opposition nationale.
Le titre d'empereur et le pouvoir impérial fut héréditaire dans la famille de Bonaparte, de mâle en mâle, et par ordre de primogéniture. N'ayant point d'enfant mâle, Napoléon pouvait adopter les enfans ou petits-enfans de ses frères, et, dans ce cas, ses fils adoptifs entraient dans la ligne de sa descendance directe.
Cette disposition avait un but qui ne pouvait échapper à quiconque était au fait de la situation domestique de Napoléon. Elle était singulière, et il faudrait la plume d'un Suétone pour la décrire. Je ne l'essaierai pas; mais il me faudra pourtant l'indiquer, pour la vérité et l'utilité de l'histoire.
Depuis long-temps Napoléon avait la certitude, malgré les artifices de Joséphine, qu'elle ne lui donnerait jamais de progéniture. Cette situation tôt ou tard devait lasser le fondateur d'un grand Empire, dans toute la force de l'âge. Joséphine se trouvait entre deux écueils: l'infidélité et le divorce. Aussi ses inquiétudes et ses alarmes s'étaient-elles accrues depuis l'avènement au consulat, qu'elle savait n'être qu'un acheminement à l'Empire. Dans l'intervalle, désolée de sa stérilité, elle imagina de substituer sa fille Hortense dans l'affection de son époux, qui déjà, sous le rapport des sens, lui échappait, et qui, dans l'espoir de se voir renaître, pouvait rompre le nœud qui l'unissait à elle: ce n'eût pas été sans peine. D'une part, l'habitude, de l'autre, l'amabilité de Joséphine et une sorte de superstition semblaient lui assurer à jamais l'attachement ou du moins les procédés de Napoléon; mais de grands sujets de transes et d'inquiétudes n'en existaient pas moins. Le préservatif se présenta naturellement à l'esprit de Joséphine; elle fut même peu contrariée dans l'exécution de son plan. Toute jeune, Hortense avait éprouvé un grand éloignement pour le mari de sa mère: elle le détestait; mais insensiblement le temps, l'âge, l'auréole de gloire qui environnait Napoléon, et ses procédés pour Joséphine firent passer Hortense d'une sorte d'antipathie à l'adoration. Sans être jolie, elle était spirituelle, sémillante, pleine de grâces et de talens. Elle plut, et les penchans devinrent si vifs de part et d'autre, qu'il suffit à Joséphine d'avoir l'air de s'y complaire maternellement et ensuite de fermer les yeux, pour assurer son triomphe domestique. La mère et la fille régnèrent à la fois dans le cœur de cet homme altier. Quand, d'après le conseil de la mère, l'arbre porta son fruit, il fallut songer à masquer, par un mariage subit, une intrigue qui déjà se décelait aux yeux des courtisans. Hortense eût donné volontiers sa main à Duroc; mais Napoléon, songeant à l'avenir et calculant dès lors la possibilité d'une adoption, voulut concentrer dans sa propre famille, par un double inceste, l'intrigue à laquelle il allait devoir tous les charmes de la paternité. De là l'union de son frère Louis et d'Hortense, union malheureuse, et qui acheva de déchirer tous les voiles.
Pourtant tous les vœux, à l'exception de ceux du nouvel époux, furent d'abord exaucés. Hortense donna le jour à un fils qui prit le nom de Napoléon, et à qui Napoléon prodigua des marques de tendresse dont on ne le croyait pas susceptible. Cet enfant se développait d'une manière charmante, et par ses traits même intéressait doublement Napoléon, à l'époque de son avènement à l'Empire. Nul doute que dès lors il ne l'ait désigné dans son cœur comme son enfant adoptif.
Mais sa proclamation à la dignité impériale reçut partout l'accueil le plus glacial; il y eut des fêtes publiques sans élans et sans gaîté.
Napoléon n'avait pas attendu que la formalité de la sanction du peuple fût remplie, pour s'entendre saluer du nom d'empereur et pour recevoir le serment du Sénat, qui n'était déjà plus que l'instrument passif de sa volonté. C'était dans l'armée seule qu'il semblait vouloir jeter les racines de son gouvernement: aussi le vit-on se hâter de conférer la dignité de maréchal de l'Empire soit à ceux des généraux qui lui étaient le plus dévoués, soit à ceux qui lui avaient été opposés, mais qu'il lui eût été impolitique d'exclure. A côté des noms de Berthier, Murat, Lannes, Bessières, Davoust, Soult, Lefèvre, sur lesquels il pouvait le plus compter, on voyait les noms de Jourdan, Masséna, Bernadotte, Ney, Brune et Augereau, plus républicains que monarchiques. Quant à Pérignon, Serrurier, Kellermann et Mortier, ils n'étaient là que pour faire nombre et pour compléter les dix-huit colonnes de l'Empire, dont l'opinion ratifia le choix.
Il y eut plus de difficultés pour monter une cour, rétablir les levers et les couchers, les présentations spéciales; pour former une maison d'honneur de personnes que la révolution avait élevées, et d'autres prises dans les familles anciennes qu'elle avait dépouillées. On n'eut pas tort d'y employer des nobles et des émigrés; la domesticité du palais leur fut dévolue. Le ridicule s'attacha d'abord à ces travestissemens; mais on s'y accoutuma bientôt.
On voyait pourtant que tout était contraint et forcé, et qu'on était plus habile à organiser le gouvernement militaire; le gouvernement civil n'était encore qu'ébauché. L'élévation de Cambacérès et de Lebrun, le premier comme archichancelier, le second comme architrésorier, n'ajoutait rien au contre-poids des conseils. L'institution du Conseil d'état, comme partie intégrante et autorité supérieure de l'État, parut aussi plutôt un moyen de centralisation que d'élaboration de discussion et de lumières. Parmi les ministres, M. de Talleyrand seul se montrait en état d'exercer l'influence de la perspicacité, mais seulement au dehors. Au dedans, un grand ressort manquait, celui de la police générale, qui pouvait rallier le passé au présent, et garantir la sécurité de l'Empire. Napoléon sentit lui-même le vide, et, par décret impérial du 10 juillet, il me rétablit à la tête de la police, en m'investissant d'attributions plus fortes que celles que j'avais eues avant l'absurde réunion de la police à la justice.
Ici je sens qu'il me faut presser ma marche et mes récits; car il me reste encore à parcourir un laps de six années fertiles en événemens mémorables; ce cadre est immense. Raison de plus pour laisser de côté tout ce qui est indigne de l'histoire; pour n'indiquer ou ne révéler que ce qui mérite d'occuper son burin: mais rien d'essentiel ne sera omis.
Deux jours avant le décret qui me rappelait, j'avais été mandé à Saint-Cloud, en conférence particulière dans le cabinet de Napoléon. Là, j'avais établi, pour ainsi dire, mes conditions, en faisant revêtir de l'approbation impériale les bases qui complétaient l'organisation nouvelle de mon ministère.
Réal y avait aspiré, en récompense de son zèle dans la poursuite de la conspiration de Georges; mais, habile explorateur et bon chef de division, il n'était ni de force ni de taille à faire mouvoir une pareille machine. S'il n'eut pas le ministère, il fut largement récompensé en espèces sonnantes, auxquelles il n'était pas insensible; et de plus, il fut un des quatre Conseillers d'état qui me furent adjoints dans la partie administrative, pour correspondre avec les préfets des départemens. Les trois autres Conseillers furent Pelet de la Lozère, créature de Cambacérès; Miot, créature de Joseph Bonaparte, et Dubois, préfet de police. Ces quatre Conseillers s'assemblaient une fois par semaine dans mon cabinet, pour me rendre compte de toutes les affaires de leurs ressorts et prendre ma décision. Je me débarrassai par là d'une foule de détails fastidieux, me réservant de planer seul sur la haute police, dont la division secrète était restée sous la direction de Desmarets, homme souple et rusé, mais à vues courtes. C'était dans mon cabinet que venaient aboutir les hautes affaires dont je tenais moi-même les fils. Nul doute que je n'eusse des observateurs soudoyés dans tous les rangs et dans tous les ordres; j'en avais dans les deux sexes, rétribués à mille et à deux mille francs par mois, selon leur importance et leurs services. Je recevais directement leurs rapports par écrit, avec une signature de convention. Tous les trois mois, je communiquai ma liste à l'empereur, pour qu'il n'y eût aucun double emploi, et aussi pour que la nature des services tantôt permanens, souvent temporaires, pût être récompensée soit par des places, soit par des gratifications.
Quant à la police dans l'étranger, elle avait deux objets essentiels, savoir: de surveiller les puissances amies et de travailler les gouvernemens ennemis. Dans l'un et l'autre cas, elle se composait d'individus achetés ou pensionnés près de chaque gouvernement et dans chaque ville importante, indépendamment de nombreux agens secrets envoyés dans tous les pays, soit par le ministre des relations extérieures, soit par l'empereur lui-même.
J'avais aussi mes observateurs au dehors. C'était, en outre, dans mon cabinet que venaient s'amasser les gazettes étrangères interdites aux regards de la France, et dont on me faisait le dépouillement. Par là je tenais les fils les plus importans de la politique extérieure, et je faisais, avec le chef du gouvernement, un travail qui pouvait contrôler ou balancer celui du ministre chargé des relations extérieures.
Ainsi j'étais loin de me borner à l'espionnage pour attributions. Toutes les prisons d'état étaient à mes ordres, de même que la gendarmerie. La délivrance et le visa des passe-ports m'appartenait; j'étais chargé de la surveillance des étrangers, des amnistiés, des émigrés. Dans les principales villes du royaume, j'établis des commissariats généraux qui étendirent sur toute la France, et principalement sur nos frontières, le réseau de la police.
La mienne acquit un tel crédit que, dans le monde, on alla jusqu'à prétendre que j'avais parmi mes agens secrets trois seigneurs de l'ancien régime, titrés de princes[23], et qui, chaque jour, venaient me donner le résultat de leurs observations.
J'avoue qu'un pareil établissement était dispendieux; il engloutissait plusieurs millions, dont les fonds étaient faits secrètement par des taxes levées sur les jeux, les lieux de prostitution et la délivrance des passe-ports. Tout a été dit contre les jeux; mais, d'un autre côté, les esprits sages et positifs sont forcés de convenir que, dans l'état actuel de la société, l'exploitation légale du vice est une amère nécessité. La preuve qu'on ne doit point en attribuer tout l'odieux aux gouvernemens de la révolution, c'est qu'aujourd'hui encore les jeux font partie du budjet de l'ancien gouvernement rétabli.
Puisque c'était un mal inévitable, il fallut bien le régulariser, afin de maîtriser au moins le désordre. Sous l'Empire, dont l'établissement coûta près de quatre cent millions, puisqu'il y eut trente maisons à équiper en majestés et en altesses, il fallut organiser les jeux sur une plus grande échelle, car leurs produits n'étaient pas seulement destinés à rétribuer mes phalanges mobiles d'observateurs. Je nommai administrateur général des jeux de France, Perrein l'aîné, qui en avait déjà la ferme, et qui, après le sacre, étendit son privilège sur toutes les grandes villes de l'Empire, moyennant une rétribution de quatorze millions, et de trois mille francs par jour au ministre de la police. Mais tout ne restait pas dans les mains du ministre.
Tous ces élémens d'un immense pouvoir ne vinrent point expirer inutilement dans mon cabinet. Comme j'étais instruit de tout, je devais réunir en moi la plainte publique pour signaler au chef du gouvernement le malaise et les souffrances de l'État.
Aussi je ne dissimulerai pas que je pouvais agir sur la crainte ou la terreur qui assiégeait plus ou moins constamment l'arbitre d'un pouvoir sans bornes. Grand explorateur de l'État, je pouvais réclamer, censurer, déclamer pour toute la France. Sous ce point de vue, que de maux n'ai-je pas empêché? S'il m'a été impossible de réduire, comme je l'aurais voulu, la police générale à un simple épouvantail, à une magistrature de bienveillance, j'ai au moins la satisfaction de pouvoir affirmer que j'ai fait plus de bien que de mal, c'est-à-dire que j'ai évité plus de mal qu'il ne m'a été permis de bien faire, ayant presque toujours eu à lutter contre les préventions, les passions et les emportemens du chef de l'État.
Dans mon second ministère, j'administrai bien plus par l'empire des représentations et de l'appréhension que par la compression et l'emploi des moyens coërcitifs; j'avais fait revivre l'ancienne maxime de la police, savoir: que trois hommes ne pouvaient se réunir et parler indiscrètement des affaires publiques, sans que le lendemain le ministre de la police n'en fût informé. Il est certain que j'eus l'adresse de répandre et de faire croire que partout où quatre personnes se réunissaient, il s'y trouvait, à ma solde, des yeux pour voir et des oreilles pour entendre. Sans doute une telle croyance tenait aussi à la corruption et à l'avilissement général; mais, d'un autre côté, que de maux, de regrets et de larmes n'a-t-elle pas épargnés!
Ainsi la voilà connue cette grande et effrayante machine appelée police générale de l'Empire. On s'imagine bien que, sans en négliger les détails, je m'occupai bien plus de son ensemble et de ses résultats.
L'Empire venait d'être improvisé sous de si affreux auspices, et l'esprit public était si mal disposé, si récalcitrant, que je crus devoir conseiller à l'empereur de faire diversion, de voyager, de rompre enfin ces dispositions malveillantes et dénigrantes contre sa personne, sa famille et sa nouvelle cour, plus que jamais en butte aux brocards des Parisiens. Il adopta mes idées et se rendit d'abord à Boulogne, où il se fit élever, pour ainsi dire, sur le pavois par les troupes campées aux environs. De Boulogne il se dirigea sur Aix-la-Chapelle, et là il reçut les ambassadeurs de plusieurs puissances, qui toutes, à l'exception de l'Angleterre, de la Russie et de la Suède, s'empressaient de le reconnaître.
Parcourant ensuite les départemens réunis, et arrivant à Mayence, il y fut visité par un grand nombre de princes d'Allemagne; il revint à Saint-Cloud à la fin de l'automne.
L'état politique de l'Europe exigeait plus de ménagemens que de roideur. Un acte d'emportement et de colère, de la part de l'empereur, faillit tout compromettre. Il fit enlever à Hambourg, par un détachement de soldats, sir Georges Rumboldt, ministre d'Angleterre; on prit ses papiers et on le conduisit à Paris, au Temple. Cette nouvelle violation du droit des gens souleva toute l'Europe. M. de Talleyrand et moi nous tremblions que le sort du duc d'Enghien ne fût réservé à sir Georges; nous mîmes tout en œuvre pour le soustraire à une condamnation prévôtale. Les papiers de sir Georges m'étant tombés dans les mains, j'eus soin de pallier tout ce qui aurait pu le charger d'une manière grave. L'intervention de la Prusse, que nous excitâmes secrètement, acheva ce que nous avions si bien commencé. Le ministre Rumboldt fut mis en liberté, sous la condition de ne plus mettre les pieds à Hambourg, et de se tenir désormais à cinquante lieues du territoire français, conditions que je proposai moi-même.
Je ne pouvais rien contre les résolutions brusques et inopinées, et il ne me restait alors aucun moyen d'éluder ou de conjurer les actes ténébreux qui, foulant aux pieds les formes de la justice, étaient exercés par un ordre direct émané du cabinet, et commis à des subalternes hors de mes attributions spéciales. J'étais moi-même plus ou moins en butte à la malveillance du préfet de police. A l'époque de la première affaire du général Mallet, il me dénonça directement à l'empereur comme protégeant Mallet sous main, et de plus, comme ayant averti Masséna de certaines charges qui pesaient sur lui, et fait disparaître certains papiers qui le compromettaient. Il s'agissait, disait-on, d'intrigues qui avaient des ramifications dans l'armée et dans la haute police. Je démontrai à l'empereur que tout ceci se bornait à avoir prémuni Masséna contre les menées de certains brouillons et intrigans dangereux.
A Saint-Cloud eurent lieu plusieurs conseils privés importans. Il s'agissait à la fois d'attirer le pape au couronnement de l'empereur, et de détourner la Russie de s'allier à l'Angleterre, ce qui eût pu former le noyau d'une troisième coalition dont nous apercevions les germes dans l'horizon de la diplomatie.
Le pape mordit un des premiers à l'ameçon, tant l'intérêt de la religion lui parut puissant, et tant lui parut frappante la conformité du temps présent avec les temps des Léon, des Etienne, de Pépin et de Charlemagne. On savait que le roi de Suède, depuis le meurtre du duc d'Enghien, parcourait l'Allemagne pour nous susciter des ennemis; on sema sur ses pas toutes sortes d'embûches, et il faillit être enlevé à Munich. Ramener la Russie me parut présenter de plus grands obstacles.
La Russie avait offert vainement sa médiation pour le maintien de la paix entre la France et la Grande-Bretagne. A son refroidissement, le meurtre du duc d'Enghien fit succéder une vive indignation. Dès le 7 mai le ministre russe avait remis à la diète de Ratisbonne une note par laquelle l'Empire était invité à réclamer des réparations convenables pour la violation de son territoire. Le cabinet de Saint-Pétersbourg venait de reconnaître la fausseté des assertions, d'après lesquelles l'empereur d'Allemagne et le roi de Prusse auraient suffisamment autorisé le gouvernement français à faire saisir, en Allemagne, les rebelles qui se seraient mis eux-mêmes hors du droit des gens. En un mot, le czar se montrait mal disposé, inclinant pour la guerre, ce qui pouvait renverser toutes les combinaisons de l'empereur contre la Grande-Bretagne. On proposa, pour ramener la Russie, des intrigues de courtisans et de femmes galantes; ce choix de moyens me parut ridicule, et je dis, dans le conseil, que le succès en était impossible.
«Quoi! me dit l'empereur, c'est un vétéran de la révolution qui emprunte une expression si pusillanime! Ah monsieur! est-ce à vous d'avancer qu'il est quelque chose d'impossible! à vous qui, depuis quinze ans, avez vu se réaliser des événemens qui, avec raison, pouvaient être jugés impossibles? L'homme qui a vu Louis xvi baisser sa tête sous le fer d'un bourreau; qui a vu l'archiduchesse d'Autriche, reine de France, raccommoder ses bas et ses souliers en attendant l'échafaud; celui enfin qui se voit ministre quand je suis empereur des Français, un tel homme devrait n'avoir jamais le mot impossible à la bouche.» Je vis bien que je devais cette brusque sortie à ma censure du meurtre du duc d'Enghien, dont on n'avait pas manqué d'instruire l'empereur, et je lui répondis, sans me déconcerter: «En effet, j'aurais dû me rappeler que Votre Majesté nous a appris que le mot impossible n'est pas français.»
Il nous le prouvait alors d'une manière frappante en arrachant de sa résidence, dans la saison la plus rigoureuse, pour en recevoir l'onction sacrée, le souverain pontife des chrétiens. Pie vii arriva le 25 novembre à Fontainebleau; et huit jours après, veille du couronnement, le Sénat vint présenter à l'empereur 3,500,000 votes en faveur de son élévation à l'Empire. Dans son discours, le vice-président, François de Neufchâteau, parla encore de république, ce qui parut une amère dérision.
A la cérémonie du couronnement (Napoléon se posa lui-même la couronne), les acclamations, d'abord d'une extrême rareté, furent renforcées enfin par cette multitude de fonctionnaires appelés de toutes les parties de la France pour être présens à l'onction et au serment.
Mais au retour dans son palais, Napoléon trouva des spectateurs muets et froids, comme lorsqu'il s'était-rendu à la métropole. Soit dans mes bulletins, soit dans mes conférences particulières, je lui fis sentir combien il avait encore besoin d'amis dans la capitale et d'y faire oublier les actions qu'on lui imputait.
Bientôt nous nous aperçûmes qu'il méditait une grande diversion. Quand il mit sur le tapis au conseil d'aller se faire couronner roi d'Italie, nous lui dîmes qu'il provoquerait une nouvelle guerre sur le continent. «Il me faut des batailles et des triomphes, répliqua-t-il.» Et cependant rien n'était ralenti dans les préparatifs de descente. Un jour que je lui objectai qu'il ne pourrait guerroyer à la fois et contre l'Angleterre et contre toute l'Europe, il me répondit: «La mer peut me manquer, mais pas la terre; d'ailleurs je serai en mesure sur la côte avant que les vieilles machines à coalition soient prêtes. Les têtes à perruque n'y entendent rien, et les rois n'ont ni activité ni caractère. Je ne crains pas la vieille Europe.»
Son couronnement à Milan fut la répétition de son couronnement en France. Pour se montrer à ses nouveaux sujets, il parcourut son royaume d'Italie. A la vue de Gênes la superbe et de ses environs pittoresques, il s'écria: «Cela vaut bien une guerre.» Il se conduisit bien partout, ménageant singulièrement le Piémont, surtout la noblesse piémontaise, pour laquelle il avait une prédilection marquée.
A son retour sur la côte de Boulogne, redoublant ses préparatifs, il tint son armée toute prête à franchir le détroit. Mais le succès était subordonné à l'exécution d'un plan si vaste, qu'on ne croyait pas possible qu'il ne fût dérangé, soit par des incidens, soit par des chances imprévues. Faire concourir les flottes françaises de haut bord à la descente de l'armée de terre, n'était pas chose aisée. C'était sous la protection de cinquante vaisseaux de ligne sortis de Brest, Rochefort, Lorient, Toulon, Cadix, puis réunis à la Martinique, et venant de là sur Boulogne à toutes voiles, que devait s'opérer le débarquement de cent quarante mille soldats et de dix mille chevaux. Le débarquement opéré, la prise de Londres paraissait infaillible. Napoléon était persuadé que, maître de cette capitale, l'armée anglaise battue et disséminée, il se serait élevé à Londres même un parti populaire qui eût renversé l'olygarchie et détruit le gouvernement. Toute la correspondance secrète en montrait la possibilité.
Hélas! il s'abîma dans ses combinaisons maritimes, croyant faire mouvoir nos divisions navales avec la même précision que mettraient ses armées de terre à manœuvrer devant lui. D'un autre côté, ni lui ni son ministre de la marine, Decrès, qui était en possession de toute sa confiance, ne surent former ni démêler le marin assez intrépide pour conduire une si prodigieuse opération. Decrès se persuada que l'amiral Villeneuve, son ami, en supporterait tout le poids, et il fut cause de la catastrophe qui acheva la destruction de notre marine.
Il ne s'agissait de rien moins pour Villeneuve que de réunir à ses vingt vaisseaux les escadres du Ferrol et de Vigo, pour aller débloquer la rade de Brest; là, se joignant aux vingt-un vaisseaux de la flotte de Gantheaume, ce qui lui eût fait soixante-trois vaisseaux de haut bord, tant français qu'espagnols, il aurait fait voile sur Boulogne, comme le portaient ses instructions.
Quand on sut qu'il venait de rentrer à Cadix au lieu d'accomplir sa glorieuse mission, l'empereur en éprouva la plus violente contrariété; pendant plusieurs jours, ne se possédant plus, il ordonna au ministre de faire passer Villeneuve à un conseil d'enquête, et nomma Rosily pour lui succéder; ensuite il voulut faire embarquer l'armée sur la flotille, malgré l'opposition de Bruix, maltraitant ce brave amiral au point de le pousser à mettre la main sur la garde de son épée, scène déplorable qui causa la disgrâce de Bruix, et ne laissa plus aucun espoir de rien entreprendre.
Mais on eût dit que la fortune, tout en interdisant à Napoléon de triompher sur un élément qui lui était contraire, lui ménageait sur le continent de plus grands triomphes, en lui ouvrant une immense carrière de gloire pour lui et d'humiliation pour l'Europe. C'était principalement dans les lenteurs et dans les fautes des cabinets qu'il allait puiser toute sa force.
Aucun des avertissemens de sa diplomatie et de mes agens au dehors n'avaient pu le détourner jusque-là de son idée fixe contre l'Angleterre. Il savait pourtant que, dès le mois de janvier 1804, le ministre autrichien, comte de Stadion, s'était efforcé de réveiller le démon des coalitions dans un Mémoire adressé au cabinet de Londres, et dont on s'était procuré la copie. Napoléon n'ignorait pas non plus que Pitt avait donné aussitôt à la légation anglaise en Russie l'ordre de pressentir le cabinet de Saint-Pétersbourg, qui, depuis l'affaire des sécularisations allemandes, était en froideur avec la France. Le meurtre du duc d'Enghien était venu attiser le feu qui couvait sous la cendre. A la note du ministre russe à Ratisbonne, Napoléon avait opposé une note choquante remise au chargé d'affaires d'Oubril, où l'on rappelait la mort tragique d'un père à la sensibilité de son auguste fils; d'Oubril avait été désapprouvé de sa cour pour l'avoir reçue. Je venais de rentrer au ministère quand survint la note en réponse de la part de la Russie: elle demandait l'évacuation du royaume de Naples, une indemnité au roi de Sardaigne, et l'évacuation du nord de l'Allemagne. «Voilà, dis-je à l'empereur, qui équivaut à une déclaration de guerre.—Non, me répondit-il, pas encore; ils n'y entendent rien; il n'y a que ce fou de roi de Suède qui s'entende réellement avec l'Angleterre contre moi; d'ailleurs ils ne peuvent rien faire sans l'Autriche, et vous savez que j'ai à Vienne un parti plus fort que le parti anglais.—Mais ne craignez-vous pas, lui dis-je, que ce parti ne vous échappe?...»—Avec l'aide de Dieu et de mes armées, reprit-il, je ne suis dans le cas de craindre personne!» Paroles qu'il eut soin de consigner plus tard dans le Moniteur. Soit que les mystères du cabinet aient dérobé les transactions subséquentes, soit que Napoléon ait gardé à dessein le silence avec ses ministres, nous n'eûmes connaissance qu'au mois de juillet du traité de concert signé à Saint-Pétersbourg le 11 avril. Déjà l'archiduc Charles quittait la direction des affaires à Vienne, et l'Autriche faisait des préparatifs. On le savait, et pourtant la bonne intelligence entre elle et la France ne paraissait pas troublée. M. de Talleyrand s'efforçait, auprès du comte de Cobenzel, de dissiper les craintes qu'inspirait la prépondérance de l'empereur en Italie. L'Autriche se présenta d'abord comme médiatrice entre les cours de Saint-Pétersbourg et de Paris; mais l'empereur déclina sa médiation.
Instruit néanmoins qu'on poussait avec ardeur les préparatifs militaires à Vienne, il fait signifier, le 15 août, qu'il les considère comme formant une diversion en faveur de la Grande-Bretagne, ce qui le force à remettre à un autre temps l'exécution de son projet contre les Anglais, et il demande impérieusement que l'Autriche remette ses troupes sur le pied de paix. La cour de Vienne, ne pouvant dissimuler plus long-temps, publie, le 18, une ordonnance qui met, au contraire, ses troupes sur le pied de guerre. Par sa note du 13 septembre elle développa une suite de plaintes sur les atteintes portées aux traités, sur la dépendance des républiques italiennes suisse et batave; elle s'éleva surtout contre la réunion des couronnes d'Italie et de France sur la tête de Napoléon.
Toutes ces communications restèrent enveloppées des voiles d'une discrète diplomatie; et le public, qui n'était occupé uniquement que du projet de descente en Angleterre, vit avec étonnement le Moniteur du 21 septembre annoncer que l'Autriche, sans rupture ni déclaration préalable, venait d'envahir la Bavière.
Quelle heureuse diversion pour l'empereur des Français! elle mettait à couvert son honneur maritime, et vraisemblablement le préservait d'un désastre qui l'eût englouti avec son empire naissant.
L'armée se hâta d'abandonner les côtes de Boulogne. Elle était magnifique, et dans le ravissement de quitter un séjour d'inaction et d'ennui, pour marcher vers le Rhin.
La ligue européenne avait pour objet de réunir contre la France cinq cent mille hommes, ou au moins quatre cent mille; savoir: deux cent cinquante mille Autrichiens, cent quinze mille Russes et trente-cinq mille soldats de la Grande-Bretagne. C'est avec ces forces réunies que les cabinets se flattaient d'obtenir l'évacuation du pays d'Hanovre et du nord de l'Allemagne, l'indépendance de la Hollande et de la Suisse, le rétablissement du roi de Sardaigne et l'évacuation de l'Italie.
Au fond, c'était le renversement du nouvel Empire qu'on voulait, avant qu'il n'eût acquis toute sa force.
Il faut l'avouer, Napoléon ne crut pas devoir se reposer uniquement sur ses excellentes troupes. Il se rappela ce que dit Machiavel: qu'un prince bien avisé doit être à la fois renard et lion[24]. Après avoir bien étudié son nouveau champ de bataille (car c'était la première fois qu'il guerroyait en Allemagne), il nous dit qu'on verrait incessamment que les campagnes de Moreau n'étaient rien auprès des siennes. En effet il s'y prit à merveille pour désorganiser Mack, qui se laissa pétrifier dans sa position d'Ulm. Tous ses espions furent achetés plus aisément qu'on ne pense, la plupart s'étant déjà laissé suborner en Italie, où ils n'avaient pas peu contribué aux désastres d'Alvenzi et de Wurmser. Ici on opéra plus en grand, et presque tous les états-majors autrichiens furent moralement enfoncés. J'avais remis à Savary, chargé de la direction de l'espionnage au grand quartier-genéral, toutes mes notes secrètes sur l'Allemagne, et, les mains pleines, il l'exploita vîte et avec succès, à l'aide du fameux Schulmeister, vrai protée d'exploration et de subornation. Une fois toutes les brêches faites, ce devint un jeu à la bravoure de nos soldats et à l'habileté de nos manœuvres d'accomplir les prodiges d'Ulm, du pont de Vienne et d'Austerlitz. Aux approches de cette grande bataille, l'empereur Alexandre donna tête baissée dans le piége: s'il l'eût différée de quinze jours, la Prusse stimulée entrait en ligne.
Ainsi Napoléon, d'un seul coup, détruisit le concert des puissances; mais cette belle campagne eut pourtant son revers de médaille; je veux parler du désastre de Trafalgar, qui acheva de ruiner notre marine et de fonder la sécurité insulaire. Ce fut peu de jours après la capitulation d'Ulm, et sur la route de Vienne, que Napoléon reçut le paquet contenant le premier avis de la catastrophe. Berthier me raconta depuis que, lisant la dépêche fatale, assis à la même table que Napoléon, et n'osant la lui présenter, il la poussa insensiblement sous ses yeux, avec son coude. A peine Napoléon en eut-il pris connaissance, que se relevant courroucé, il s'écria: «Je ne puis être partout!...» Son agitation fut extrême, et Berthier désespéra de le calmer. Napoléon se vengea de l'Angleterre dans les champs d'Austerlitz, écartant ainsi les Russes, paralysant les Prussiens et dictant des lois dures à l'Autriche.
Occupé de la guerre et d'intrigues diplomatiques, il ne lui était guère possible, au milieu de ses soldats, de suivre tous les détails de l'administration de l'Empire. C'était le Conseil qui gouvernait pendant son absence; et, par la hauteur de mes fonctions, je me trouvais, en quelque sorte, premier ministre; du moins personne n'éludait mon influence. Mais il entrait dans les vues de l'empereur de faire croire que, dans son camp même, il savait tout, voyait tout et faisait tout. Ses correspondans officieux de Paris s'empressaient de lui adresser, entortillés dans de belles phrases, tous les menus faits qu'ils glanaient à la suite de mes bulletins de police. Napoléon voulait surtout qu'on eût la bonhommie de croire que dans l'intérieur on jouissait d'un régime doux et d'une libéralité touchante. Ce fut d'après ce motif que, pendant la même campagne, il affecta de me tancer, par la voie du Moniteur et dans ses bulletins, pour avoir refusé à Collin-d'Harleville l'autorisation d'imprimer une de ses pièces. «Où en serions-nous, s'écria-t-il hypocritement, s'il fallait avoir la permission d'un censeur en France pour imprimer sa pensée?» Moi qui le connaissais, je ne vis dans cette boutade qu'un avis indirect pour me hâter de régulariser la censure et de nommer des censeurs.
Une autre boutade plus grave signala sa rentrée dans Paris, le 26 janvier, après la paix de Presbourg. Il débuta aux Tuileries par une explosion de mécontentement qui rejaillit sur quelques fonctionnaires et notamment sur le vénérable Barbé-Marbois, au sujet d'un embarras dans les paiemens de la Banque, au commencement des hostilités. Cet embarras, il l'avait occasionné lui-même par l'enlèvement, dans les caves de la Banque, de cinquante millions. Mis sur le dos des mulets du roi Philippe, ces millions contribuèrent puissamment aux succès prodigieux de cette campagne improvisée. Mais ne sommes-nous pas encore trop près des événemens, pour qu'on puisse, sans inconvénient, déchirer tous les voiles?
La paix de Presbourg rendit Bonaparte maître de l'Allemagne et de l'Italie entière, où il s'empara du royaume de Naples. En dissidence avec la cour de Rome, il commençait dès lors à tourmenter le pape, qui naguère était accouru dans sa capitale pour lui donner l'onction sacrée. Cette paix si glorieuse amena un autre résultat très-important, l'érection des électorats de Bavière et de Wurtemberg en royaumes, et le mariage de la fille du roi de Bavière avec Eugène Beauharnais, fils adoptif de Napoléon. Tel fut le premier chaînon de ces alliances qui à la fin perdirent Bonaparte, déjà moins touché de sa propre gloire, qu'enivré de distribuer des couronnes, et de mêler son sang à celui des vieilles dynasties contre lesquelles il s'armait sans cesse.
Dans l'intérieur, la bataille d'Austerlitz et le traité de paix réconcilièrent Napoléon avec l'opinion publique: son auréole de gloire commençait à éblouir tous les yeux. Je lui vantai cette heureuse amélioration de l'esprit public. «Sire, lui dis-je, Austerlitz a ébranlé la vieille aristocratie; le faubourg Saint-Germain ne conspire plus.» Il en fut enchanté et m'avoua que dans les batailles, dans les plus grands périls, au milieu des déserts même, il avait toujours eu en vue l'opinion de Paris, et surtout celle du faubourg St.-Germain. C'était Alexandre-le-Grand tournant sans cesse ses regards vers la ville d'Athènes.
Aussi vîmes-nous l'ancienne noblesse affluer aux Tuileries, comme dans mon salon, et venir solliciter, postuler des places. Les vieux républicains me reprochaient de protéger les nobles. Je n'en changeai pourtant pas pour cela mes habitudes; j'avais d'ailleurs un grand but, celui d'éteindre et de fondre tous les partis dans le seul intérêt du gouvernement.
Beaucoup de sévérité, mêlée d'indulgence, avait pacifié les départemens de l'Ouest, si long-temps déchirés par la guerre civile. Nous pouvions dire qu'il n'y avait plus ni Vendée ni chouannerie. Les récalcitrans erraient en Angleterre, en petite minorité, comme l'émigration. Beaucoup d'anciens chefs s'étaient soumis de bonne foi; peu s'obstinaient. Il n'y avait plus ni organisation ni intrigues dangereuses. L'association royaliste de Bordeaux, l'une des plus compactes, était dissoute. Tous les agens des Bourbons, dans l'intérieur, avaient été successivement pénétrés ou connus, depuis M. Hyde de Neuville et le chevalier de Coigny, jusqu'à Talon et M. Royer-Colard. On avait traité durement quelques émissaires, soupçonnés d'entreprises hostiles, tels que le baron de Larochefoucauld, qui mourut dans une prison d'état. Quant au vieillard Talon, arrêté par Savary dans sa terre du Gâtinais, à la suite d'une délation officieuse, il éprouva d'abord un traitement si brutal, que j'en référai à l'empereur. Savary fut tancé. La fille de Talon, très-intéressante personne[25], toucha tout le monde et contribua beaucoup à l'adoucissement du sort de son père; elle sauva même des papiers importans. Je me prêtais de tout mon cœur à l'allègement des victimes du royalisme, de même qu'au soulagement des martyrs des opinions républicaines. De ma part, ce système étonna d'abord; il me fit ensuite une foule de partisans. Je parus réellement sur la voie d'ériger la police, ministère d'inquisition et de sévérité, en un ministère de douceur et d'indulgence.
Mais un mauvais génie s'en mêla; je fus sans cesse contrarié par la jalousie, l'envie et l'intrigue, d'une part; et de l'autre par la défiance et les ombrages du maître.
Se sentant appuyée, la faction contre-révolutionnaire, couverte du masque d'une coterie religieuse et anti-philosophique, se fit un système de dénigrer, d'écarter les hommes de la révolution et de circonvenir l'empereur. A cet effet, elle envahit les journaux et la littérature, voulant par là maîtriser l'opinion publique. Tout en ayant l'air de défendre le goût et la bonne littérature, elle faisait à la révolution une guerre à mort, soit dans les feuilletons de Geoffroi, soit dans le Mercure. Tout en invoquant le grand siècle de la monarchie tempérée, elle travaillait pour un pouvoir sans frein et sans limites. Quant à Napoléon, il n'attachait d'importance politique, comme organe, qu'au Moniteur, croyant en avoir fait la force et l'âme de son gouvernement, ainsi que son intermédiaire avec l'opinion publique du dedans et du dehors. Se voyant imité plus ou moins, sous ce point de vue, par les autres gouvernemens, il se crut sûr de la solidité de ce mobile moral.
J'étais censé le régulateur de l'esprit public et des journaux qui en étaient les organes, et j'avais même des bureaux où l'on s'en occupait. Mais on ne manqua pas de représenter que c'était me donner trop de force et de puissance. On mit hors de ma tutelle le journal des Débats, qui eut pour censeur et pour directeur un de mes ennemis personnels[26]. On crut me donner une fiche de consolation en me laissant arracher le Mercure à la coterie qui l'exploitait au profit de la contre-révolution. Mais le système de me ravir les journaux n'en prévalut pas moins dans le cabinet, et je fus bientôt réduit au Publiciste de Suard et à la Décade philosophique de Ginguené.
Le crédit de Fontanes n'ayant fait que s'accroître depuis son avènement à la présidence du Corps législatif, il poussa tant qu'il put ses amis dans les avenues du pouvoir. M. Molé, son adepte, héritier d'un nom parlementaire illustre, donna ses Essais de morale et de politique. C'était l'apologie la plus inconvenante du despotisme, tel qu'on l'exerce à Maroc. Fontanes fit le plus grand éloge de cet écrit dans le journal des Débats; je m'en plaignis. L'empereur blâma publiquement Fontanes, qui s'excusa sur le désir d'encourager un si beau talent dans un si beau nom. Ce fut à ce sujet que l'empereur lui dit: «Pour Dieu! M. de Fontanes, laissez-nous au moins la république des lettres.»
Mais c'était un jeu joué; le jeune adepte de l'orateur impérial fut nommé presqu'immédiatement auditeur au Conseil d'état, puis maître des requêtes et ministre in petto.
Il faut convenir aussi que l'empereur se laissait prendre volontiers à l'amorce du prestige des noms de l'ancien régime, de même qu'il se laissait séduire par la magie de l'éloquence de Fontanes, qui le louait avec noblesse, lorsque tant d'autres ne lui offraient qu'un encens grossier.
On se fera une idée de la disposition de l'esprit public d'alors et de la direction de la littérature, quand on saura que cette même année parut une histoire de la Vendée, où les Vendéens étaient représentés comme des héros, et les républicains comme des incendiaires et des brigands; ce n'est pas tout: cette histoire, regardée comme impartiale, fut préconisée, enlevée, et fit fureur dans le monde. Tous les hommes de la révolution en furent indignés. Il me fallut intervenir pour faire mettre au jour un antidote capable de corriger les récits de l'historien des détrousseurs de diligences[27].
Cependant ils allaient être immenses les résultats et les avantages politiques d'Austerlitz et de Presbourg. D'abord Joseph Bonaparte fut, par décret impérial, proclamé roi des Deux-Siciles, le Moniteur ayant annoncé préalablement que la dynastie qui occupait ce trône avait cessé de régner. Presqu'aussitôt Louis Bonaparte fut proclamé roi de Hollande, couronne à envier sans doute, mais qui, pour lui, ne put le dédommager de ses ennuis domestiques. Murat eut le grand duché de Berg. Les principautés de Lucques et de Guastalla furent données, en cadeau, l'une à Elisa, l'autre à Pauline. Le duché de Plaisance échut à Lebrun; celui de Parme à Cambacérès, et plus tard la principauté de Neuchâtel fut donnée à Berthier.
Dans un conseil privé, Napoléon nous avait annoncé qu'il prétendait disposer souverainement de ses conquêtes pour créer des grands de l'Empire et une nouvelle noblesse. L'avouerai-je? lorsque, dans un conseil plus nombreux, il proposa la question de savoir si l'établissement des titres héréditaires était contraire aux principes de l'égalité que nous professions presque tous, nous répondîmes négativement. En effet, l'Empire étant une nouvelle monarchie, la création de grands officiers, de grands dignitaires, et le renfort d'une nouvelle noblesse nous parurent indispensables. Il s'agissait, d'ailleurs, de réconcilier la France ancienne avec la France nouvelle, et de faire disparaître les restes de la féodalité, en rattachant les idées de noblesse aux services rendus à l'État.
Dès le 30 mars, parut un décret impérial, que Napoléon se contenta de faire communiquer au Sénat, et qui érigeait en duchés, grands fiefs de l'Empire, la Dalmatie, l'Istrie, le Frioul, Cadore, Bellune, Conegliano, Trévise, Feltre, Bassano, Vicence, Padoue et Rovigo; Napoléon se réservant d'en donner l'investiture à titre héréditaire. C'est aux contemporains à juger ceux qui furent du petit nombre des élus.
Créé prince de Bénévent, le ministre Talleyrand posséda cette principauté comme fief immédiat de la couronne impériale. J'eus aussi un assez bon billet dans cette loterie; je ne tardai pas à prendre rang, sous le titre de duc d'Otrante, parmi les principaux feudataires de l'Empire.
Jusque-là, toute fusion ou amalgame de l'ancienne noblesse avec les chefs de la révolution eût été frappée de réprobation par l'opinion publique. Mais la création de nouveaux titres et d'une noblesse nationale effaça la démarcation et fit naître de nouvelles mœurs dans les hautes classes.
Une affaire plus importante, la dissolution du corps germanique, fut aussi la conséquence de l'extension prodigieuse de l'Empire. En juillet parut le traité de la confédération du Rhin. Quatorze princes allemands déclarèrent leur séparation du corps germanique et leur nouvelle confédération, sous le protectorat de l'empereur des Français. Ce nouvel acte fédératif, préparé avec adresse, avait surtout pour objet d'isoler la Prusse, et de resserrer le joug imposé aux Allemands.
Ceci et les nuages qui s'élevaient entre la France et la Prusse firent démasquer la Russie, dont la diplomatie avait paru équivoque. Elle refusa de ratifier le traité de paix conclu récemment, d'après le motif que son envoyé s'était écarté de ses instructions. Dans ses tergiversations, nous ne vîmes qu'une ruse pour gagner du temps.
Depuis la mort de Williams Pitt, conduit au tombeau par le chagrin des désastres de la dernière coalition, l'Angleterre négociait sous les auspices de Charles Fox, qui avait repris le timon des affaires. On croyait pouvoir tout attendre d'un ministère improbateur des coalitions formées pour rétablir en France l'ancien gouvernement.
Dans ces entrefaites vint à éclater la guerre de Prusse, guerre mitonnée depuis Austerlitz, et moins provoquée par les conseils du cabinet que par les faiseurs de Mémoires clandestins. D'avance ils avaient représenté la monarchie prussienne prête à tomber d'un souffle comme un château de cartes. J'ai lu plusieurs de ces Mémoires, un entr'autres artificieusement rédigé par Montgaillard, alors aux grands gages. Je puis dire que, pendant les trois derniers mois, cette guerre fut préparée comme un coup de théâtre; toutes les chances, toutes les vicissitudes en furent exactement pesées et calculées.
Je trouvai triste, pour la dignité des couronnes, de voir un cabinet si mal tenu. La monarchie prussienne, dont il aurait dû être la sauvegarde, dépendait de l'astuce de quelques intrigans et du mouvement de quelques subsides, avec lesquels nous jouions à la hausse et à la baisse à volonté. Jéna! l'histoire dévoilera un jour tes causes secrètes. Le délire causé par le résultat prodigieux de la campagne de Prusse acheva d'enivrer la France. Elle s'enorgueillit d'avoir été saluée du nom de grande nation par son empereur, triomphant du génie de Frédéric et de son ouvrage.
Napoléon se crut le fils du Destin, appelé pour briser tous les sceptres. Plus de paix ni trève avec l'Angleterre; rupture des négociations; mort de Charles Fox; départ de lord Lauderdale; arrogance du triomphateur. L'idée de détruire la puissance anglaise comme seul obstacle à la monarchie universelle, devint son idée fixe. C'est dans ce but qu'il fonda le système continental, dont le premier décret fut daté de Berlin. Napoléon était convaincu qu'en tarissant à l'Angleterre tous ses débouchés, il la réduirait à la phthisie et à subir la catastrophe. Il pensait non-seulement à la soumettre, mais encore à la détruire.
Peu susceptible d'illusion, et à portée de tout voir et de tout savoir, je pressentis les malheurs des peuples et leur réaction plus ou moins prochaine. Ce fut bien pis quand il n'y eut plus de doute qu'il fallait aller se mesurer avec les Russes. La bataille d'Eylau, sur laquelle j'eus des détails particuliers, me fit frémir. Là, tout avait été disputé et balancé. Ce n'étaient plus des capucins de cartes qui tombaient comme à Ulm, à Austerlitz, à Jéna. Le spectacle était aussi imposant que terrible; il fallait se battre corps à corps, à trois cents lieues du Rhin. Je pris la plume et j'écrivis à Napoléon à peu près dans les mêmes termes dont je m'étais servi avant Marengo, mais avec plus de développemens, car la situation était plus compliquée. Je lui dis que nous étions sûrs de maintenir la tranquillité dans Paris et dans toute la France; que l'Autriche ne bougerait pas; que l'Angleterre hésitait de s'engager avec la Russie, dont le cabinet lui paraissait chanceux; mais que la perte d'une bataille entre la Vistule et le Niémen pouvait tout compromettre; que le décret de Berlin froissait beaucoup trop d'intérêts, et qu'en faisant la guerre aux rois il fallait se garder de la faire aux peuples pour ne pas les irriter. Je le suppliai, dans les termes les plus pressans, d'employer tout son génie, tous ses élémens de destruction et de captation, pour amener une paix prompte et glorieuse comme toutes celles dont nous avions été redevables à sa fortune. Il me comprit; mais il lui fallait gagner encore une bataille.
Là, et à compter d'Eylau, il fut vraiment avisé et habile; fort de conception, fort de caractère, poursuivant son but avec constance: celui de dominer le cabinet russe. Rien d'essentiel ne lui échappait; il surveillait l'intérieur, et avait l'œil à tout. Beaucoup d'intrigues furent nouées contre lui sur le continent, mais sans succès. On vint de Londres tâter Paris; on vint me tâter moi-même.
Qu'on se figure le cabinet anglais donnant dans le panneau de notre police, même après les mystifications de Dracke et de Spencer-Smith; qu'on se figure lord Howick, ministre des affaires étrangères, me dépêchant un émissaire chargé d'instructions secrètes, et porteur d'une lettre pour moi renfermée dans les nœuds d'une canne. Ce ministre me faisait demander deux passe-ports en blanc, pour deux négociateurs chargés d'ouvrir avec moi une négociation mystérieuse. Mais son émissaire s'étant ouvert imprudemment à l'agent de la préfecture, Perlet, vil instrument de toute cette machination, le bambou de Vitel fut ouvert, et une fois la mission connue avec le secret, ce malheureux jeune homme ne put éviter la peine de mort.
Il était impossible qu'une telle affaire ne laissât pas quelqu'ombrage dans l'esprit de Napoléon; il devait en inférer au moins qu'on avait l'idée, dans l'étranger, qu'il était possible d'essayer d'intriguer auprès de moi, et que j'étais homme à tout écouter, à tout recueillir, sauf à me décider selon les temps. Ce ne fut pas d'ailleurs la dernière ouverture de ce genre qu'on crut pouvoir tenter, car tel était l'aveuglement des hommes qui circonvenaient le cabinet de Saint-James, dans l'intérêt de la contre-révolution, qu'ils se persuadèrent que je n'étais pas éloigné de travailler dans l'intérêt des Bourbons et de trahir Bonaparte. Ceci était uniquement fondé sur l'opinion généralement répandue qu'au lieu de persécuter les royalistes dans l'intérieur, je cherchais, au contraire, à les garantir et à les protéger; qu'en outre, on était toujours le bien venu quand on s'adressait directement à moi, pour toutes espèces de révélations et de confidences.
Ce fut au point que peu de mois après la mort de Vitel, ayant pris sur mon bureau une lettre cachetée, adressée à moi seul, je l'ouvris et je la trouvai si pressante, que j'accordai l'audience particulière qu'on me demandait pour le lendemain. Cette lettre était souscrite d'un nom emprunté, mais très-connu dans l'émigration, et je crus réellement que le signataire était la personne qui voulait s'ouvrir à moi. Mais quelle fut ma surprise, quand cet homme plein d'audace, doué d'un langage persuasif, étalant les formes les plus distinguées, m'avoua sa supercherie et osa se déclarer devant moi l'agent des Bourbons et l'envoyé du cabinet anglais. Dans un exposé chaud et rapide, il établit la fragilité de la puissance de Napoléon, sa prochaine décadence (c'était au commencement de la guerre d'Espagne) et sa chute inévitable! Partant de là, il finit par me conjurer, dans l'intérêt de la France et de la paix du monde, de me joindre à la bonne cause, pour détourner la nation de l'abîme...; toutes les garanties qu'il était possible d'imaginer me furent offertes. Et qui était cet homme? le comte Daché, ancien capitaine de la marine royale. «Malheureux! lui dis-je, c'est à la faveur d'un subterfuge que vous vous êtes introduit dans mon cabinet...—Oui, s'écria-t-il, ma vie est dans vos mains, et, s'il le faut, j'en ferai volontiers le sacrifice pour mon Dieu et pour mon roi!—Non, repris-je; vous êtes assis sur mon foyer, et je ne violerai pas l'hospitalité du malheur; car, comme homme, et non comme magistrat, je puis pardonner à l'excès de votre égarement et à votre démarche insensée. Je vous accorde vingt-quatre heures pour vous éloigner de Paris; mais je vous déclare que des ordres sévères seront donnés pour que, passé ce terme, vous soyez arrêté partout où l'on pourra vous découvrir et vous saisir. Je sais d'où vous venez; je connais votre ligne de correspondance; ainsi souvenez-vous bien que ceci n'est qu'une trève de vingt-quatre heures; et encore ne pourrais-je pas vous sauver dans ce court espace de temps, si d'autres que moi ont eu connaissance de votre secret et de votre démarche.» Il me protesta que personne au monde n'en avait la moindre idée, ni dans l'étranger ni en France; et que ceux mêmes qui l'avaient reçu sur la côte ignoraient qu'il se fût hasardé jusqu'à Paris. «Eh bien, lui dis-je, je vous donne vingt-quatre heures: partez.
J'eusse manqué à mes devoirs, en ne rendant pas compte à l'empereur de ce qui venait de se passer. La seule variante que je me permis fut la supposition d'un court sauf-conduit qu'aurait préalablement obtenu de moi le comte Daché, sous prétexte de révélations importantes qu'il ne voulait faire qu'à moi seul. Cette variante était indispensable; car j'étais sûr que Napoléon aurait désapprouvé ma générosité et y aurait même vu quelque chose de louche. Indépendamment des ordres de la police, il en donna lui-même, de son cabinet, de très-rigoureux, tant il redoutait, dans ses ennemis, l'énergie et le caractère. Toutes les polices furent mises aux trousses du malheureux comte, et l'on s'acharna tellement, qu'au moment de se rembarquer pour Londres, sur la côte du Calvados, il périt d'une mort affreuse, trahi par une femme dont le nom est aujourd'hui en exécration dans son ancien parti.
On sent bien qu'une mission si hasardée et si périlleuse n'eût été ni donnée, ni remplie immédiatement après les négociations et le traité de Tilsitt, glorieux résultat de la victoire de Friedland.
Il me reste à caractériser cette grande époque de la vie politique de Napoléon. L'événement était de nature à fasciner tous les esprits. La vieille aristocratie en fut subjuguée. Que n'est-il légitime? disait-on dans le faubourg Saint-Germain. «Alexandre et Napoléon se rapprochent, la guerre cesse, et cent millions d'hommes sont en repos.» On crut à cette niaiserie et l'on ne vit pas que le duumvirat de Tilsitt n'était qu'un traité simulé de partage du monde entre deux potentats et deux Empires qui, une fois en point de contact, finiraient par s'entrechoquer.
Dans le traité secret, Alexandre et Napoléon se partageaient le monde continental: tout le midi de l'Europe était abandonné à Napoléon, déjà maître de l'Italie et arbitre de l'Allemagne, poussant ses avant-postes jusqu'à la Vistule, et élevant Dantzick comme l'une de ses places d'armes les plus formidables.
De retour à Saint-Cloud, le 27 juillet, il y fut l'objet des plus fades et des plus extravagantes adulations, de la part de tous les organes des autorités premières. Je voyais chaque jour le progrès de l'enivrement altérer ce grand caractère; il devenait bien plus réservé avec ses ministres. Huit jours après son retour, il fit des changemens remarquables dans le ministère. Il donna le porte-feuille de la guerre au général Clarke, depuis duc de Feltre, et celui de l'intérieur à Cretet, alors simple conseiller d'état; Berthier fut fait vice-connétable. Mais ce qui étonna le plus, ce fut de voir passer le porte-feuille des relations extérieures à Champagny, depuis duc de Cadore. Ôter à M. de Talleyrand ce département, c'était un signe de disgrâce, mais qui fut colorée par de nouvelles faveurs purement honorifiques. M. de Talleyrand fut promu vice-grand-électeur; ce qui ne laissa pas de prêter aux quolibets. Il est sûr qu'un dissentiment d'opinion sur les projets relatifs à l'Espagne fut la principale cause de sa disgrâce; mais cet important objet n'avait encore été traité que d'une manière confidentielle entre l'empereur et lui. A cette époque, il n'en avait pas encore été question au conseil, du moins en ma présence. Mais j'en pénétrai le mystère avant même le traité secret de Fontainebleau, qui n'eut lieu qu'à la fin d'octobre. De même que celui de Presbourg, le traité de Tilsitt fut marqué d'abord par l'érection d'un nouveau royaume dévolu à Jérôme, au sein de l'Allemagne. On y installa ce roi écolier sous la tutelle des précepteurs que lui assigna son frère, qui se réserva la haute main dans la direction politique du nouveau roi tributaire.
Vers cette époque on apprit le succès de l'attaque de Copenhague par les Anglais, ce qui fut un premier dérangement aux stipulations secrètes de Tilsitt, en vertu desquelles la marine du Danemarck devait être mise à la disposition de la France. Depuis la catastrophe de Paul Ier, je n'avais pas revu Napoléon s'abandonner à de plus violens transports. Ce qui le frappa le plus dans ce vigoureux coup de main, ce fut la promptitude de la résolution du ministère anglais. Il soupçonna une nouvelle infidélité dans le secret de son cabinet, et me chargea de vérifier si cela tenait au dépit d'une récente disgrâce. Je lui représentai de nouveau combien il était difficile, dans un si ténébreux dédale, de rien pénétrer autrement que par instinct et par conjecture: «Il faudrait, lui dis-je, que les traîtres voulussent se trahir eux-mêmes, car la police ne sait jamais que ce qu'on lui dit, et ce que le hasard lui découvre est peu de chose.» J'eus à ce sujet une conférence curieuse et véritablement historique avec un personnage qui a survécu et qui survit à tout; mais ma position actuelle ne me permet pas d'en révéler les détails.
Les affaires de l'intérieur marchèrent dans le système des plans relatifs au dehors, et qui commençaient à se développer. Le 18 septembre, furent supprimés enfin les restes du Tribunat, non que la troupe réduite des tribuns eût rien d'hostile, mais parce qu'il entrait dans les desseins de l'empereur de supprimer la discussion préalable des lois; elle ne devait plus avoir lieu que par commissaires.
Ici va s'ouvrir la mémorable année 1808, époque d'une nouvelle ère, où commence à pâlir l'étoile de Napoléon. J'eus enfin une connaissance confidentielle de l'arrière-pensée qui venait de dicter le traité secret de Fontainebleau et l'invasion du Portugal. Napoléon m'avoua que les Bourbons d'Espagne et la maison de Bragance allaient cesser de régner. «Passe pour le Portugal, lui dis-je, qui est bien réellement une colonie anglaise; mais quant à l'Espagne, vous n'avez point à vous en plaindre; ces Bourbons-là sont et seront tant que vous voudrez vos très-humbles préfets. Ne vous méprenez-vous pas d'ailleurs sur les dispositions des peuples de la Péninsule? Prenez garde; vous y avez beaucoup de partisans, il est vrai; mais parce qu'on vous y regarde comme un grand et puissant potentat, comme un ami et un allié. Si vous vous déclarez sans motif contre la maison régnante; si, à la faveur de ses dissensions domestiques, vous renouvelez la fable de l'huître et des plaideurs, il faudra vous déclarer contre la plus grande partie de la population. Et, vous ne devez pas l'ignorer, l'Espagnol n'est pas un peuple flegmatique comme l'Allemand; il tient à ses mœurs, à son gouvernement, à ses vieilles habitudes; il ne faut pas juger de la masse de la nation par les sommités de la société, qui sont là, comme partout ailleurs, corrompues et peu patriotiques. Encore une fois, prenez garde de transformer un royaume tributaire en une nouvelle Vendée.—Que dites-vous? reprit-il; tout ce qui est raisonnable en Espagne méprise le gouvernement; le prince de la Paix, véritable maire du palais, est en horreur à la nation; c'est un gredin qui m'ouvrira lui-même les portes de l'Espagne. Quant à ce ramas de canaille dont vous me parlez, qui est encore sous l'influence des moines et des prêtres, une volée de coups de canon la dispersera. Vous avez vu cette Prusse militaire, cet héritage du grand Frédéric, tomber devant mes armées comme une vieille masure; eh bien, vous verrez l'Espagne entrer dans ma main sans s'en douter, et s'en applaudir ensuite; j'y ai un parti immense. J'ai résolu de continuer dans ma propre dynastie le système de famille de Louis xiv, et d'unir l'Espagne aux destinées de la France; je veux saisir l'occasion unique que me présente la fortune de régénérer l'Espagne, de l'enlever à l'Angleterre et de l'unir intimement à mon système. Songez que le soleil ne se couche jamais dans l'immense héritage de Charles-Quint, et que j'aurai l'Empire des deux Mondes.»
Je vis que c'était un dessein arrêté, que tous les conseils de la raison n'y feraient rien, et qu'il n'y avait plus qu'à laisser aller le torrent. Toutefois, je crus devoir ajouter que je suppliai Sa Majesté de bien examiner dans sa sagesse si tout ce qui se passait n'était pas un jeu joué; si le Nord ne cherchait pas à le précipiter sur le Midi, comme diversion utile, et dans l'arrière-pensée de renouer en temps opportun avec l'Angleterre, afin de prendre l'Empire entre deux feux. «Voilà bien un ministre de la police, s'écria-t-il, qui se défie de tout, qui ne croit à rien de bon ni à rien de bien! Je suis sûr d'Alexandre, qui est de très-bonne foi; j'exerce maintenant sur lui une sorte de charme, indépendamment de la garantie que m'offrent ses entours, dont je suis également sûr.» Ici Napoléon me répéta tout ce que j'avais entendu dire de futile par sa suite sur l'abouchement de Tilsitt et sur le subit amour de la cour de Russie pour l'empereur et les siens; il n'oublia pas les cajoleries au moyen desquelles il croyait avoir captivé le grand-duc Constantin lui-même, qui, disait-on, n'y avait pas tenu de s'entendre dire qu'il était le prince le mieux habillé de l'Europe, et qu'il avait les plus belles cuisses du monde.
Ces épanchemens ne me furent pas inutiles. Voyant Napoléon en bonne humeur, je lui reparlai en faveur de plusieurs personnes pour lesquelles je m'intéressai particulièrement, et qui toutes furent placées d'une manière avantageuse. Il commençait à être plus content du faubourg St.-Germain, et tout en approuvant ma manière large de faire la police avec l'ancienne aristocratie, il me dit qu'il y avait, du côté de Bordeaux, deux familles[28] que je regardais comme récalcitrantes et dangereuses, mais qu'il voulait qu'on les laissât tranquilles, c'est-à-dire qu'on les surveillât sans inquisition. «Vous m'avez dit souvent que vous deviez être comme moi le médiateur entre l'ancien et le nouvel ordre de choses: c'est votre mission; car voilà, en effet, ma politique dans l'intérieur. Mais quant au dehors, ne vous en mêlez pas; laissez-moi faire, et surtout n'allez pas vouloir défendre le pape; ce serait par trop ridicule de votre part; laissez-en le soin à M. de Talleyrand qui lui a l'obligation d'être aujourd'hui séculier et de posséder une belle femme en légitime mariage.» Je me mis à rire, et, reprenant mon porte-feuille, je fis place au ministre de la marine.
Ce que Napoléon venait de me dire sur le pape, faisait allusion à ses différends avec le Saint-Siège, qui remontaient en 1805 et s'aggravaient tous les jours. L'entrée de nos troupes dans Rome vint coïncider avec l'invasion de la Péninsule. Pie vii lança presqu'aussitôt un bref par lequel il menaçait Napoléon de diriger contre lui ses armes spirituelles: sans doute elles étaient bien émoussées, mais ne laissaient pas que de remuer encore bien des consciences. A mes yeux ces différends paraissaient d'autant plus impolitiques, qu'ils ne pouvaient manquer d'aliéner une grande partie des peuples de l'Italie, et, parmi nous, de favoriser la petite église qui nous avait tourmentés long-temps; elle commençait à s'en prévaloir pour faire cause commune avec le pape contre le gouvernement. Mais Napoléon ne poussait tout à l'extrême envers le chef de l'Église, que pour avoir le prétexte de s'emparer de Rome, et de le dépouiller de tout son temporel: c'était une des branches de son vaste plan de monarchie universelle et de reconstruction de l'Europe. J'y aurais donné les mains volontiers; mais je voyais à regret qu'il partait d'une base fausse, et que l'opinion commençait à se gendarmer. Comment, en effet, vouloir procéder ainsi à la conquête de tous les États, sans avoir au moins pour soi les peuples? Avant de dire imprudemment que sa propre dynastie, qui était la dynastie de la veille, serait bientôt la plus ancienne de l'Europe, il aurait fallu connaître l'art d'isoler les rois de leurs peuples, et, pour cela, ne pas abandonner les principes sans lesquels on ne pouvait soi-même exister.
Cette affaire de Rome était alors étouffée par tout ce qui se passait à Madrid et à Baïonne, où Napoléon était arrivé le 15 avril, avec sa cour et sa suite. Déjà l'Espagne était envahie, et, sous les dehors de l'amitié, on venait de s'emparer de ses principales forteresses du nord. Plein d'espérance et ravisseur de l'Espagne, Napoléon s'apprêtait à saisir les trésors du Nouveau-Monde, que cinq ou six aventuriers étaient venus lui offrir comme le résultat infaillible de leurs intrigues. Tous les ressorts de cette vaste machination étaient montés; ils s'étendaient du château de Marrac à Madrid, à Lisbonne, à Cadix, à Buenos-Ayres et au Mexique. Napoléon avait à sa suite son établissement particulier de fourberies politiques: son duc de Rovigo, Savary; son archevêque de Malines, abbé de Pradt; son prince Pignatelli, et tant d'autres instrumens plus ou moins actifs de ses fraudes diplomatiques. L'ex-ministre Talleyrand le suivait aussi, mais plutôt comme patient que comme acteur.
J'avais averti Napoléon, au moment de son départ, que l'opinion publique s'irritait dans une attente pénible; et que les causeries de salon prenaient un essor que mes trois cents régulateurs de Paris ne pouvaient déjà plus maîtriser.
Ce fut bien pis, quand les événemens se développèrent; quand, par la ruse et la perfidie, toute la maison d'Espagne se trouva prise dans les filets de Baïonne; quand Madrid eut subi le massacre du 2 mai; et quand le soulèvement de presque toute une nation eut embrâsé la presque totalité de la Péninsule. Tout fut connu et avéré dans Paris, malgré les efforts incroyables de toutes les polices, de toutes les administrations pour intercepter et dérober la connaissance des événemens publics. Jamais, dans le cours de mes deux ministères, je ne vis un pareil déchaînement contre l'insatiable ambition et le machiavélisme du chef de l'État. Je pus m'assurer alors que, dans les grandes crises, la vérité reprend tous ses droits et tout son empire. Je reçus de Baïonne deux ou trois lettres assez dures, sur le mauvais état de l'esprit public, dont on semblait me rendre, en quelque sorte, responsable: mes bulletins répondaient à tout. Vers la fin de juillet, après la capitulation de Baylen, il n'y eut plus moyen d'y tenir. La contre-police et les correspondans particuliers de l'empereur prirent l'alarme; ils se méprirent jusqu'à donner l'éveil sur de prétendus indices d'une conspiration dans Paris, tout-à-fait imaginaire. L'empereur s'éloigna de Baïonne en toute hâte, après plusieurs accès d'emportement, transformés, dans les salons de la Chaussée d'Antin et du faubourg Saint-Germain, en accès de fièvre chaude. Traversant la Vendée, il revint à Saint-Cloud, par la Loire. Je m'attendais à un coup de boutoir à mon premier travail, et je me tenais sur mes gardes. «Vous avez été trop indulgent, duc d'Otrante, furent ses premières paroles. Comment avez-vous pu laisser établir dans Paris tant de foyers de bavardage et de malveillance?—Sire, quand tout le monde s'en mêle, il n'y a plus moyen de sévir; la police n'a point accès d'ailleurs dans l'intérieur des familles et dans les épanchemens de l'intimité.—Mais l'étranger a remué Paris?—Non, Sire; le mécontentement public s'est exhalé tout seul; de vieilles passions se sont réveillées; et, dans ce sens, il y a eu malveillance. Mais on ne remue pas les nations, sans remuer les passions. Il serait impolitique, imprudent même, d'aigrir et d'exaspérer les esprits par des rigueurs hors de saison. Du reste, on a exagéré à Votre Majesté cette turbulence, qui s'apaisera comme tant d'autres; tout va dépendre de l'issue de cette affaire d'Espagne et de l'attitude que prendra l'Europe continentale. Votre Majesté a surmonté des difficultés plus ardues et vaincu des crises plus fortes.» Ce fut alors que, parcourant à grands pas son cabinet, il me reparla de la guerre d'Espagne comme d'une échauffourée qui méritait à peine une volée de coups de canon, s'emportant et se déchaînant contre Murat, contre Moncey, surtout contre Dupont, et qualifiant sa capitulation d'infamie, bien résolu de faire dans l'armée un exemple. «Cette guerre de paysans et de moines, reprit-il, je la ferai moi-même, et j'espère y étriller les Anglais. Je vais m'entendre avec l'empereur Alexandre, pour que les traités s'accomplissent et pour que l'Europe ne soit pas agitée. Dans trois mois, je ramènerai mon frère dans Madrid, et dans quatre mois j'entrerai moi-même dans Lisbonne, si les Anglais osent y aborder. Je punirai ce ramassis de canaille et je chasserai les Anglais.»
Tout fut désormais dirigé sur ce plan d'opérations. Des agens confidentiels et des courriers étaient partis pour Saint-Pétersbourg. La réponse favorable ne se fit pas attendre. La ville d'Erfurt fut choisie pour l'entrevue des deux empereurs. Rien de plus heureux que cette entrevue, où, à la fin de septembre, le czar vint fraterniser avec Napoléon. Ces deux arbitres formidables du continent passèrent dix-huit jours ensemble dans l'intimité, au milieu des fêtes et des délices. On eut encore recours à une momerie diplomatique collective auprès du roi d'Angleterre, dans le but apparent d'obtenir son adhésion à la paix générale. J'avais donné à l'empereur, avant son départ, des informations qui auraient dû le désabuser; mais, que dis-je? il ne croyait pas plus que moi peut-être à la possibilité d'une paix dont il n'aurait su que faire.
Erfurt ramena l'opinion. A l'ouverture du Corps législatif, le 26 octobre, Napoléon, de retour, se déclara d'accord et invariablement uni avec l'empereur Alexandre pour la paix comme pour la guerre.... Bientôt, dit-il, mes aigles planeront sur les tours de Lisbonne.
Mais ceci révélait aux penseurs sa faiblesse dans une guerre nationale qu'il n'osait poursuivre sans un appui européen qui pouvait lui échapper. Ce n'était plus Napoléon faisant tout par lui-même. Ses embarras étaient sensibles depuis qu'il déclarait la guerre aux peuples.
Cette Espagne où allait s'enfoncer Napoléon, m'assiégeait de noirs pressentimens; j'y voyais un foyer de résistance alimenté par l'Angleterre et qui pouvait offrir à nos adversaires du continent, des chances favorables pour attenter de nouveau à notre existence politique. Il était triste d'avoir, par une entreprise imprudente, tout remis en question, et la solidité de nos conquêtes et même notre avenir. En affrontant sans cesse de nouveaux dangers, Napoléon, notre fondateur, pouvait tomber frappé d'une balle ou atteint par un boulet, ou sous le fer d'un fanatique. Il n'était que trop vrai, toute notre puissance ne résidait que dans un seul homme, qui, sans postérité, sans avenir certain, réclamait de la Providence vingt années encore pour achever son ouvrage. S'il nous était enlevé avant ce terme, il n'aurait pas même, comme Alexandre le Macédonien, ses propres lieutenans pour héritiers de son pouvoir et de sa gloire, ni pour garanties de nos existences. Ainsi ce vaste et formidable Empire créé comme par enchantement, n'avait qu'une base fragile qui pouvait s'évanouir sur les ailes de la mort. Les mains qui avaient aidé à l'élever étaient trop faibles pour le soutenir sans un appui vivant. Si les graves circonstances où nous nous trouvions faisaient naître ces réflexions dans mon esprit, la situation particulière de l'empereur y ajoutait un plus haut degré de sollicitude.
Le charme de ses habitudes domestiques s'était rompu; la mort dans ses rigueurs était venue planer sur cet enfant qui, à la fois son neveu et son fils adoptif, avait par sa naissance tant resserré le nœud qui l'attachait à Joséphine par Hortense, et à Hortense par Joséphine. «Je me reconnais, disait-il, dans cet enfant!» Et il caressait déjà la chimère qu'il pourrait lui succéder. Combien de fois sur la terrasse de Saint-Cloud, après ses déjeuners, ne l'avait-on pas vu contempler avec délices ce rejeton dont les manières et les dispositions étaient si heureuses, et se délassant des soins de l'Empire, se mêler à ses jeux enfantins! Pour peu qu'il montrât de l'opiniâtreté, du penchant pour le bruit du tambour, pour les armes et le simulacre de la guerre, Napoléon s'écriait avec enthousiasme: «Celui-là sera digne de me succéder, il pourra me surpasser encore!» Au moment même où il lui préparait de si hautes destinées, ce bel enfant, atteint du croup, lui fut enlevé. Ainsi fut brisé le roseau sur lequel voulait s'appuyer un grand homme.
Jamais je ne vis Napoléon en proie à un chagrin plus concentré et plus profond; jamais je n'avais vu Joséphine et sa fille dans une affliction plus déchirante: elles semblaient y puiser le sentiment douloureux d'un avenir désormais sans bonheur et sans espérances. Les courtisans eux-mêmes eurent pitié d'une si haute infortune; je crus voir briser le chaînon de la perpétuité de l'Empire.
Je ne devais pas renfermer en moi-même les réflexions que me suggérait ma prévoyance; mais j'attendis pour les présenter à Napoléon que sa douleur ne laissât plus d'autres traces que des cicatrices. Pour lui d'ailleurs les peines du cœur étaient subordonnées aux soins de l'Empire, aux plus hautes combinaisons de la politique et de la guerre. Quelles plus grandes diversions! Déjà même des distractions d'un autre genre, des consolations plus efficaces avaient trompé ses regrets et rompu la monotonie de ses habitudes: officieusement secondé par son confident Duroc, il s'était jeté, non dans l'amour des femmes, mais dans la possession physique de leurs charmes. On citait deux dames de sa cour honorées de ses hommages furtifs, et qui venaient d'être remplacées par la belle italienne, Charlotte Gaz... née Brind.... Napoléon, frappé de sa beauté, la comblait d'une faveur récente.
On savait d'ailleurs qu'affranchi de l'assujettissement d'un ménage bourgeois, il n'avait plus ni la même chambre ni le même lit que Joséphine. Cette espèce de séparation nuptiale avait eu lieu à la suite d'une scène violente excitée par la jalousie de sa femme[29], et depuis lors il s'était refusé à reprendre aucune chaîne domestique. Du côté de Joséphine, les tourmens étaient bien moins occasionnés par les blessures du cœur que par les épines d'une appréhension inquiétante. Elle était effrayée des suites de la perte subite du fils d'Hortense, du délaissement de sa fille et de son propre abandon. Elle pressentait l'avenir et se désolait de sa stérilité.
Le concours de ces circonstances à la fois politiques et domestiques, et la crainte de voir un jour l'empereur en vieillissant se traîner sur les traces d'un sardanapale, me suggérèrent l'idée de travailler à donner un avenir au magnifique Empire dont j'étais l'un des principaux gardiens. Dans un mémoire confidentiel dont je lui fis moi-même la lecture, je lui représentait nécessité de dissoudre son mariage, de former immédiatement, comme empereur, un nouveau nœud plus assorti et plus doux, et de donner un héritier au trône sur lequel la Providence l'avait fait monter. Ma conclusion était la conséquence naturelle des considérations et des argumens les plus forts et les plus solides que pussent suggérer les besoins de la politique et les nécessités de l'État.
Sans me rien manifester de positif sur ce sujet grave et pressant, Napoléon me laissa entrevoir que, sous le point de vue politique, la dissolution de son mariage était arrêtée déjà dans son esprit; mais qu'il n'en était pas de même du nœud qu'il serait à propos de former; que, d'un autre côté, il tenait singulièrement, par ses habitudes autant que par une sorte de superstition, à Joséphine; et que la démarche qui lui coûterait le plus serait de lui signifier le divorce. Je m'en tins aux monosyllabes significatifs et aux deux ou trois phrases presqu'énigmatiques, mais pour moi faciles à deviner. Poussé par un excès de zèle, je résolus d'ouvrir la brèche et d'amener Joséphine sur le terrain de ce grand sacrifice que réclamaient la solidité de l'Empire et la félicité de l'empereur.
Une telle ouverture exigeait quelques préliminaires; j'épiai l'occasion. Elle se présenta un dimanche à Fontainebleau, à la rentrée de la messe. Là, tenant Joséphine dans l'embrasure d'une fenêtre, je lui donnai, avec toutes les précautions oratoires, tous tes ménagemens possibles, la première atteinte d'une séparation que je lui présentai comme le plus sublime et en même temps le plus inévitable des sacrifices. Son teint se colora d'abord; elle pâlit ensuite; ses lèvres se tuméfièrent, et j'aperçus dans tout son être des signes qui me firent redouter une attaque de nerfs, ou toute autre explosion. Ce ne fut qu'en balbutiant qu'elle m'interpella, pour savoir si j'avais l'ordre de lui faire une si triste insinuation. Je lui dis que je n'avais aucun ordre, mais que je pressentais les nécessités de l'avenir; et me hâtant, par une réflexion générale, de rompre un si pénible entretien, je feignis d'avoir à conférer avec un de mes collègues, et je m'éloignai. Je sus, le lendemain, qu'il y avait eu beaucoup de chagrins et de troubles dans l'intérieur; qu'une explication, à la fois vive et touchante, s'était engagée entre Joséphine et Napoléon, qui m'avait désavoué; et que cette femme, naturellement si douce, si bonne, m'ayant d'ailleurs plus d'un genre d'obligations, avait sollicité en grâce et avec instance mon renvoi, pour avoir préféré le bien de la France à son intérêt personnel et aux jouissances de sa vanité. Tout en protestant que j'avais parlé sans mission, l'empereur se refusa de me chasser, car ce fut là le mot, et il calma tant bien que mal Joséphine, en alléguant à mon égard des prétextes politiques. Il était, pour moi, évident que si déjà il n'eût arrêté secrètement son divorce, il m'eût sacrifié, au lieu de se borner à un simple désaveu de ma démarche. Mais Joséphine en fut la dupe; elle n'avait point assez d'esprit pour ne pas se bercer d'illusion; elle crut obvier à tout par de misérables artifices. Qui le croirait? elle mit l'empereur sur la voie d'une de ces fraudes politiques, qui eussent été la dérision de toute l'Europe, s'offrant de supposer une grossesse factice, osant même le proposer formellement à l'empereur. Sur qu'elle en viendrait là, j'avais fait ébruiter la possibilité de cette supercherie par mes limiers, de sorte que l'empereur n'eut qu'à lui montrer ses bulletins de police se débarrasser de ses obsessions.
De plus grands événemens firent une diversion éclatante. Le 4 novembre, Napoléon en personne ouvrit cette seconde campagne de la Péninsule, après avoir retiré de l'Allemagne quatre-vingt mille vieux soldats. Il avait allumé un vaste incendie, et il courut l'éteindre avec des flots de sang. Mais que pourra-t-il contre des peuples soulevés et en révolution? Tout d'ailleurs va lui inspirer le soupçon et l'inquiétude; il ira jusqu'à se persuader qu'il se forme dans Paris un foyer de résistance, dont M. de Talleyrand et moi sommes les deux mobiles invisibles.
Ayant appris que cent vingt-cinq boules noires, un tiers d'opposans à ses volontés, venaient d'étonner le Corps législatif, il en fut si choqué, si alarmé, qu'il crut devoir lancer, de Valladolid, le 4 décembre, une note officielle explicative de l'essence du gouvernement impérial, et de la place qu'il lui plaisait d'y assigner aux législateurs. «Nos malheurs, dit-il, sont venus, en partie, de ces exagérations d'idées qui ont porté un corps à se croire le représentant de la nation: ce serait une prétention chimérique et même criminelle, de vouloir représenter la nation avant l'empereur. Le Corps législatif devrait être appelé Conseil législatif, puisqu'il n'a pas la faculté de faire des lois, n'en ayant point la proposition. Dans l'ordre de la hiérarchie constitutionnelle, le premier représentant de la nation, c'est l'empereur et ses ministres, organes de ses décisions. Tout rentrerait dans le désordre, si d'autres idées constitutionnelles venaient à pervertir les idées de nos constitutions monarchiques.»
Ces oracles du pouvoir absolu n'auraient fait qu'aigrir les esprits, sous un prince faible et capricieux; mais Napoléon avait sans cesse l'épée à la main, et la victoire marchait encore sur ses pas. Aussi tout s'inclinait encore; et le seul ascendant de sa puissance suffisait pour dissiper tout germe d'opposition légale.
Quand on sut qu'il venait d'entrer à Madrid en vainqueur irrité, et qu'il était résolu de surprendre et de chasser l'armée anglaise, on crut la guerre finie, et j'endoctrinai dans ce sens tous mes organes mobiles. Mais tout-à-coup, laissant les Anglais et abandonnant cette guerre à ses lieutenans, l'empereur nous revint d'une manière subite et inattendue; soit, comme ses entours me l'ont assuré, qu'il ait été frappé de l'avis qu'une bande de fanatiques espagnols s'était organisée pour l'assassiner; (j'y avais cru, et j'avais donné, de mon côté, le même avis); soit qu'il fût encore dominé par l'idée fixe de l'existence d'une coalition, dans Paris, contre son autorité. Je croirais assez à l'un et à l'autre motifs réunis, mais qui furent masqués par l'annonce de l'urgence de ce retour subit, d'après les préparatifs de l'Autriche. Napoléon eut encore trois ou quatre mois devant lui, et il savait tout aussi bien que moi que si l'Autriche remuait, elle n'était pas encore prête.
A mon premier travail, il me souda sur l'affaire du Corps législatif et sur son admonition impériale. Je le vis venir et je répondis que c'était très-bien; que c'était ainsi qu'il fallait gouverner; que si un corps quelconque s'arrogeait le droit de représenter, à lui seul, le souverain, il n'y aurait d'autre parti à prendre que de le dissoudre; et que si Louis xvi eût agi ainsi, ce malheureux prince vivrait et régnerait encore. Me fixant alors avec des yeux étonnés: «Mais quoi! duc d'Otrante, me dit-il après un instant de silence, il me semble pourtant que vous êtes un de ceux qui ont envoyé Louis xvi à l'échafaud?—Oui, Sire, répondis-je sans hésitation, et c'est le premier service que j'ai eu le bonheur de rendre à Votre Majesté.»
Rappelant à lui toute la force de son génie et de son caractère pour surmonter l'agression de l'Autriche, il combina son plan et se hâta d'en venir à une prompte exécution. Il était à craindre qu'il ne fût poussé ou surpris aux défilés des Montagnes Noires, car ses forces étaient faibles, et on l'eût réduit à la défensive s'il eût laissé opérer la concentration des masses autrichiennes. Tann, Abensberg, Eckmülh, Ratisbonne, virent le rapide triomphe de nos armes et signalèrent l'heureux début d'une campagne d'autant plus grave, que nous faisions, contre les règles d'une saine politique, deux guerres à la fois.
La levée de boucliers de Schill, en Prusse, nous révéla tout le danger. Ce major prussien, arborant l'étendard de la révolte, venait d'être lancé par les Schneider, les Stein, chefs des illuminés; c'était un timide essai que faisait la Prusse. Il tint à peu de chose que les peuples de l'Allemagne septentrionale ne vinssent dès lors, par imitation, à s'insurger comme les peuples de la Péninsule. Pressé entre deux guerres nationales, Napoléon eût succombé quatre ans plutôt. Ceci me fit faire de sérieuses réflexions sur la fragilité d'un Empire qui n'avait d'autre appui que les armes, et d'autre mobile qu'une ambition effrénée.
Nous respirâmes après l'occupation de Vienne; mais Schill courait encore en Saxe, et les Viennois se montraient irrités et exaltés. Il y eut plusieurs émeutes dans cette capitale de l'Autriche. Bientôt les premiers bruits sur la bataille d'Essling vinrent renouveler nos transes et aggraver nos inquiétudes. A ces bruits succédèrent les informations confidentielles, presque toutes désolantes. Non-seulement Lannes, le seul ami de Napoléon qui fût resté en possession de lui dire la vérité, avait péri glorieusement, mais on complaît huit mille morts, dix-huit mille blessés, parmi lesquels trois généraux et au-delà de cinq cents officiers, de tout grade. Si, après tant de pertes, l'armée fut sauvée, elle m'en fut pas redevable à Napoléon, mais au sang-froid de Masséna. Qu'on juge de notre perplexité dans Paris, et combien il nous fallut d'efforts et d'adresse pour jeter un voile sur ce grand échec, qui pouvait être suivi de plus d'un désastre! Quant à Napoléon, il se proclamait victorieux dans ses bulletins, et, s'il n'avait pas profité de la victoire, il en accusait, d'une manière assez triviale, le général Danube, le meilleur officier de l'Autriche. En effet, on ne pouvait s'expliquer l'immobilité de l'archiduc, après tant de pertes de notre part, et après que nous n'avions pu trouver de refuge que dans l'île de Lobau. Plus le bulletin était impudent, plus on faisait des commentaires.