Mémoires de Joseph Fouché, Duc d'Otrante, Ministre de la Police Générale: Tome II
The Project Gutenberg eBook of Mémoires de Joseph Fouché, Duc d'Otrante, Ministre de la Police Générale
Title: Mémoires de Joseph Fouché, Duc d'Otrante, Ministre de la Police Générale
Author: duc d'Otrante Joseph Fouché
Release date: August 8, 2006 [eBook #19008]
Language: French
Credits: Produced by Mireille Harmelin, Chuck Greif and the Online
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France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)
[Note du transcripteur: l'orthographe originale de Fouché est conservée]
MÉMOIRES
DE
JOSEPH FOUCHÉ,
DUC D'OTRANTE,
MINISTRE DE LA POLICE GÉNÉRALE.
SECONDE PARTIE
Réimpression de l'édition 1824
Osnabrück
Biblio-Verlag
1966
Gesamtherstellung Proff&Co. KG, Osnabrück
AVIS DE L'ÉDITEUR.
MÉMOIRES DE JOSEPH FOUCHÉ, DUC D'OTRANTE.
AVIS DE L'ÉDITEUR.
Jamais peut-être aucun ouvrage sur les événemens comtemporains n'a été attendu et désiré aussi impatiemment que cette seconde partie des Mémoires posthumes de l'ex-ministre Fouché, duc d'Otrante. Au moment où parut le premier volume de ces Mémoires accueillis avec tant d'empressement et de curiosité, j'annonçai moi-même au public que la suite serait bientôt mise au jour. L'impatience fut d'autant plus vive que l'intérêt de cette seconde partie ne pouvait manquer de surpasser celui qu'offrait déjà la première, puisqu'elle traite d'une période plus difficile et plus épineuse sous le point de vue politique. Je ne soupçonnais pas alors que cette annonce put réveiller les craintes trop susceptibles de certaines personnes sur ce complément des révélations du duc d'Otrante. Pouvais-je m'attendre qu'elle m'entraînerait, comme éditeur, dans un procès en action civile, dont ni le public ni moi n'avons pu d'abord apprécier les vrais motifs? Ce procès m'est suscité par les héritiers d'Otrante. Ils n'ont pourtant point à venger la mémoire de leur père, qui lui-même a pris soin de justifier sa conduite politique; ils n'ont pas non plus à défendre leurs intérêts dont aucun n'est compromis. Je ne puis donc attribuer qu'à des suggestions étrangères l'action judiciaire qu'ils m'intentent.
Quant à moi, fort de la justice de ma cause, tranquille sous l'égide des lois protectrices de la propriété littéraire, je n'hésite donc pas à déposer sur le tribunal de mes juges ce complément de mon corps de délit imaginaire. La culpabilité de ces deux parties, s'il pouvait en exister quelques traces, serait d'ailleurs identique, et dans l'une comme dans l'autre, je suis certain de n'avoir blessé, ni les lois, ni le gouvernement, ni les convenances individuelles. Voilà ce qu'établira victorieusement dans son plaidoyer l'éloquent et habile avocat qui a bien voulu se charger de ma cause. Elle est remise aux soins de M. Berryer fils; je me présente donc avec confiance devant mes juges, et je soumets à leur équité et à leurs lumières l'ensemble de ces Mémoires.
MÉMOIRES DE JOSEPH FOUCHÉ, DUC D'OTRANTE.
Je m'impose une tâche grande et forte en m'offrant de nouveau à toute la sévérité d'une investigation publique; mais c'est pour moi un devoir de chercher à détruire les préventions de l'esprit de parti et les impressions de la haine. Du reste, j'ai peu d'espoir que la voix de la raison puisse se faire entendre au milieu des clameurs de deux factions acharnées qui divisent le monde politique. N'importe, ce n'est pas pour le temps d'aujourd'hui que je raconte; c'est pour un temps plus calme. A présent, que ma destinée s'accomplisse! Et quelle destinée, grand Dieu! Que me reste-t-il de tant de grandeurs et d'un si énorme pouvoir, dont je n'abusai jamais que pour éviter de plus grands maux? Ce que je prise le moins, ce que j'amassai pour d'autres, me reste: à moi, qui, par mes goûts simples, eût pu me passer de richesses; à moi qui n'apportai dans les splendeurs que la réserve d'un sage et la sobriété d'un anachorète! Tour-à-tour puissant, redouté ou dans la disgrâce, je recherchai l'autorité, il est vrai, mais je détestai l'oppression. Que de services n'ai-je pas rendus! que de larmes n'ai-je pas séchées! Osez le nier, vous tous dont je réussis à me concilier les suffrages malgré de fâcheux antécédens? N'étais-je pas devenu votre protecteur, votre appui contre vos propres ressentimens, contre les passions si impétueuses du chef de l'État? J'avoue que jamais police ne fut plus absolue que celle dont j'avais le sceptre; mais ne disiez-vous pas qu'il n'y en eût jamais de plus protectrice sous un gouvernement militaire? de plus ennemie de la violence, qui pénétrât par des moyens plus doux dans le secret des familles, et dont l'action moins sentie se laissât moins apercevoir? Ne disiez-vous pas alors que le duc d'Otrante était, sans aucun doute, le plus habile et le plus supportable des ministres de Napoléon? Vous tenez à présent un autre langage, par la seule raison que les temps sont changés. Vous jugez le passé par le présent, je n'en juge pas ainsi. J'ai fait des fautes, je le confesse: mais ce que je fis de bien doit entrer en balance. Jeté dans le chaos des affaires, occupé à dénouer toutes sortes d'intrigues, je me complus à calmer les ressentimens, à éteindre les passions, à rapprocher les hommes. C'était avec une sorte de délice que je goûtais parfois le repos, au sein de mes affections privées, empoisonnées aussi à leur tour. Dans mes récentes disgrâces, dans mes hautes infortunes, puis-je oublier que, support et surveillant d'un empire immense, ma seule désapprobation le mit en péril, et qu'il s'écroula dès que je ne le soutins plus de mes mains? Puis-je perdre de vue que si, par l'effet d'une grande réaction, d'un retour que j'avais pressenti; je ressaisis les élémens dispersés de tant de grandeur et de puissance, tout s'évanouit comme un songe? Et pourtant on me regardait comme bien supérieur par ma longue expérience, peut-être aussi par ma sagacité, à tous ceux qui, pendant la catastrophe, laissèrent échapper le pouvoir.
A présent que, désabusé de tout, je plane de très-haut sur toutes les misères, sur tout le faux éclat des grandeurs; à présent que je ne combats plus que pour la justification de mes intentions politiques, je reconnais trop tard le vide des partis contraires qui se disputent les affaires de l'univers; je le sens, je le vois, un moteur plus puissant les conduit et les règle au mépris de nos combinaisons les plus profondes.
Pourtant, il n'est que trop vrai, elles sont incurables les plaies de l'ambition. En dépit de toute ma raison, je me sens encore poursuivi malgré moi par les illusions du pouvoir, par les fantômes de la vanité; je m'y sens attaché comme Ixion l'était à sa roue. Un sentiment pénible et profond m'oppresse.
Et qu'on dise que je ne me montre pas avec toutes mes faiblesses, avec toutes mes erreurs, avec tous mes repentirs! Voilà, je pense, une assez solide garantie de la sincérité de mes révélations. Je le devais, ce gage, à l'importance de cette seconde partie des Mémoires de ma vie politique; me voilà invariablement placé dans la rigoureuse obligation d'en retracer toutes les particularités et d'en dévoiler tous les mystères. Ce sera mon dernier effort. Toutefois, et je l'éprouvai dans ma narration première, je puiserai quelques adoucissemens dans le charme des souvenirs et dans la saveur de quelques réminiscences.
En préparant ces Mémoires, une idée consolante ne m'abandonna jamais. Je ne descendrai peut-être pas tout entier au tombeau, me dis-je, au tombeau qui déjà s'entr'ouvre aux confins de l'exil pour me recevoir. Je ne puis me le dissimuler! Si j'élude le dépérissement de l'esprit, je ne ressens que trop le dépérissement de mes forces. Que je me hâte donc, pressé par la parque, d'offrir, dans un sentiment de sincérité, le récit des événemens renfermés entre ma disgrâce de 1810 et ma chute de 1815. Ce complément est la partie la plus grave, la plus épineuse de mes confessions politiques. Que d'incidens, que de grands intérêts, que de personnages, que de turpitudes se rattachent à ces dernières scènes, à ce dernier acte d'un pouvoir fugitif! Mais rassurez-vous, amis et ennemis: ce n'est point ici la police qui dénonce, c'est l'histoire qui révèle.
Si je prétends m'élever au-dessus des frivoles ménagemens, je n'en suis pas moins décidé à me placer toujours aussi loin de la satire et du libelle que de la dissimulation et du mensonge; je flétrirai ce qui doit être flétri, je respecterai ce qui est digne de respect; en un mot, je tiendrai la plume ferme: et pour qu'elle ne puisse s'égarer, j'aurai l'œil ouvert sur le synchronisme des événemens publics.
De ces préliminaires destinés à éveiller l'attention et à provoquer les souvenirs, je vais passer aux faits qui constatent, aux particularités qui dévoilent, aux traits qui caractérisent. Il en résultera, j'espère, un tableau que l'on nommera, si l'on veut, de l'histoire, ou des matériaux pour l'écrire.
A la fin de la première partie de ces Mémoires, se trouve mon point de départ actuel; il est marqué par l'événement de ma disgrâce, qui fit passer dans les mains de Savary le porte-feuille de la haute police de l'État. Qu'on ne perde pas de vue que l'empire était alors à l'apogée de sa puissance, et que ses limites militaires ne connaissaient déjà plus de bornes. Possesseur de l'Allemagne, maître de l'Italie, dominateur absolu de la France, envahisseur des Espagnes, Napoléon était en outre l'allié des Césars et de l'autocrate du Nord. On était si ébloui de l'éclat de sa puissance, qu'on ne songeait déjà plus au chancre de cette guerre espagnole, qui, au Midi, commençait à ronger les fondemens de l'Empire. Partout ailleurs, Napoléon n'avait qu'à vouloir pour obtenir. Tout contre-poids moral avait disparu de son gouvernement. Tout pliait; ses employés, ses fonctionnaires, ses dignitaires, n'offraient plus qu'une troupe d'adulateurs et de muets épiant ses moindres désirs. Enfin il venait de frapper en moi le seul homme de son conseil qui eût osé modérer ses empiétemens successifs; en moi il venait d'écarter le ministre surveillant et zélé qui ne lui épargna jamais ni les avis utiles, ni les représentations courageuses.
Un décret impérial me nommait gouverneur général de Rome[1]. Mais je ne crus pas un seul instant qu'il entrât dans la volonté de l'empereur que je fusse mis en exercice d'un si haut emploi.
Cette nomination n'était qu'un voile honorable tissu par sa politique, pour couvrir et mitiger aux yeux du public ma disgrâce, dont ses familiers seuls avaient le secret. Je ne pouvais m'y méprendre; le choix seul de mon successeur était un indice effrayant. Dans chaque salon, dans chaque famille, dans tout Paris enfin, on frémissait de voir la police générale de l'Empire confondue désormais avec la police militaire du chef de l'État, et de plus livrée au dévouement fanatique d'un homme qui s'honorait d'être l'exécuteur des ordres occultes de son maître. Son nom seul excitait partout la défiance et une sorte de stupeur, dont le sentiment était peut-être exagéré.
Je ne voyais déjà plus qu'avec d'extrêmes précautions, mes amis intimes, mes agens particuliers. J'eus bientôt la confirmation de tout ce que j'avais pressenti. Pendant plusieurs jours, l'appartement de ma femme ne désemplit pas de visites marquantes, qu'on avait soin de masquer sous l'apparence de félicitations, au sujet du décret impérial qui m'élevait au gouvernement général de Rome. Je reçus les épanchemens d'une foule de hauts personnages, qui, en m'exprimant leurs regrets, m'avouèrent que ma retraite emportait la désapprobation des hommes les plus recommandables dans toutes les opinions et dans tous les rangs de la société. «Nous ne savons même pas trop, me dirent-ils, si les regrets du faubourg Saint-Germain ne sont pas pour le moins aussi vifs que ceux qui éclatent chez cette foule de personnes notables à qui les intérêts de la révolution tiennent à cœur». De pareils témoignages, vis-à-vis d'un ministre disgracié, n'étaient ni suspects ni douteux.
Par position et par convenance, il me fallut, pendant plusieurs jours, dévorer l'ennui de servir de mentor à Savary dans le début de son noviciat ministériel. On sent bien que je ne poussai pas la bonhomie jusqu' à l'initier dans les hauts mystères de la police politique; je me gardai bien de lui en donner la clef, qui pouvait un jour contribuer à notre salut commun. Je ne l'initiai pas davantage dans l'art assez difficile de coordonner le bulletin secret dont le ministre seul doit se réserver la pensée et souvent même la rédaction. Le triste savoir-faire de Savary dans ce genre m'était connu; jadis je m'étais procuré, sans qu'il s'en doutât, copie de ses bulletins de contre-police: quelles turpitudes! A vrai dire, impatienté de ses perpétuelles interrogations et de sa lourde suffisance, je m'amusai à lui conter des sornettes[2].
En revanche, j'eus l'air de le mettre au fait des formes, des usages et des traditions du ministère; je lui vantai surtout les vues profondes des trois Conseillers d'état, qui, sous sa direction, allaient travailler comme quatre à exploiter la police administrative en se partageant la France. Il en était tout ébahi. Je lui présentai et lui recommandai de tout cœur les principaux agens et employés que j'avais eu sous mes ordres; il n'accueillit que le caissier, personnage rond, et le petit inquisiteur Desmarets, dont je m'étais défié. Cet homme, doué d'un certain tact, s'était courbé vers le soleil levant par instinct. Ce fut pour Savary une vraie cheville ouvrière. Rien de risible comme de voir ce ministre soldatesque donner ses audiences, épelant la liste des solliciteurs, confectionnée par les huissiers de la chambre, avec les notes de Desmarets en regard; c'était le guide-âne pour les accueils ou pour les refus, presque toujours accompagnés de juremens ou d'invectives. Je n'avais pas manqué de lui dire que c'était pour avoir été trop bon que j'avais indisposé l'empereur; et que, pour mieux veiller sur ses jours si précieux, il devait se montrer récalcitrant.
Bouffi d'une morgue insolente[3], il affecta, dès les premiers jours, d'imiter son maître dans ses fréquentes incartades, dans ses phrases coupées et incohérentes. Il n'apercevait d'utile, dans toute la police, que les rapports secrets, l'espionnage et la caisse. J'eus le bonheur de le contempler dans ses soubresauts, et s'épanouissant le jour que je lui fis l'agréable supputation de tous les budgets qui venaient se perdre dans la caisse privée: elle lui parut une nouvelle lampe merveilleuse.
Je grillais d'être débarrassé de cette pédagogie ministérielle; mais, d'un autre côté, je cherchais des prétextes, afin de prolonger mon séjour à Paris. J'y faisais ostensiblement mes préparatifs de départ pour Rome, comme si je n'eusse pas douté un instant d'aller m'y installer. Toute ma maison fut montée sur le pied d'un gouvernement général, et jusqu'à mes équipages portèrent en grosses lettres l'inscription: Équipages du gouverneur général de Rome. Instruit que toutes mes démarches étaient épiées, je mettais beaucoup de soins dans de petites choses.
Enfin, ne recevant ni décision ni instructions, je chargeai Berthier de demander à l'empereur mon audience de congé. J'en reçus pour toute réponse que l'empereur n'avait point encore assigné le jour de mon audience, et qu'il serait convenable, à cause des caquetages publics, que j'allasse dans ma terre attendre les instructions qui me seraient adressées incessamment. Je me rendis à mon château de Ferrières[4], non sans me permettre la petite malice de faire insérer dans les journaux de Paris, par voie détournée, que je partais pour mon gouvernement[5].
Dans mon dernier entretien avec Berthier, il ne m'avait pas été difficile de pénétrer les dispositions de l'empereur à mon égard; j'avais entrevu combien il était contrarié de voir l'opinion publique se prononcer contre mon renvoi, et se déclarer contre mon successeur. On n'apercevait plus dans le ministère de la police qu'une gendarmerie et une prévôté. Tous ces indices me confirmèrent dans l'idée que je me déroberais difficilement aux conséquences d'une disgrâce réelle.
En effet, à peine étais-je à Ferrières, qu'un parent de ma femme, laissé à Paris aux aguets, arrive en toute hâte à minuit, m'apportant l'avis que le lendemain je serais arrêté ou gardé à vue, et qu'on saisirait mes papiers. Quoiqu'exagérée dans ces circonstances, l'information était positive; elle me venait d'un homme attaché au cabinet de l'empereur, et attiré dans mes intérêts depuis long-temps. Je me mis à l'instant même à la besogne, enfouissant dans une cache tous mes papiers importans. L'opération faite, j'attendis d'un air stoïque tout ce qui pourrait m'advenir. A huit heures, J......, mon émissaire de confiance, m'arrive à franc étrier, porteur d'un billet de Mme de V......, en écriture contrefaite, m'annonçant de son côté que Savary vient d'informer l'empereur que j'ai emporté à Ferrières sa correspondance secrète et ses ordres confidentiels. Je vis d'un coup-d'œil de qui Mme de V....... tenait son information; elle confirmait le premier avis; mais il ne s'agissait plus que de papiers. Quoique rassuré sur toute atteinte portée à la liberté de ma personne, je crus voir entrer le sbire en chef avec ses archers, quand mes gens vinrent m'avertir qu'un équipage, accompagné d'hommes à cheval, pénétrait dans la cour du château. Mais Napoléon, retenu par une sorte de pudeur, m'avait épargné tout contact avec son ministre de la police. Je ne vis entrer que Berthier, suivi des Conseillers d'état Réal et Dubois.
A leur embarras, je m'aperçus que je leur imposais encore, et que leur mission était conditionnelle. En effet, Berthier, prenant la parole, me dit d'un air contraint qu'il venait par ordre de l'empereur me demander sa correspondance; qu'il l'exigeait impérieusement; et que, dans le cas d'un refus, il était enjoint au préfet de police Dubois, présent, de m'arrêter et de mettre les scellés sur mes papiers. Réal, prenant le ton persuasif, et me parlant avec plus d'onction, comme à un ancien ami, me pressa presque les larmes aux yeux de déférer aux volontés de l'empereur. «Moi, lui dis-je sans aucun trouble, moi résister aux ordres de l'empereur, y songez-vous? moi qui ai toujours servi l'empereur avec tant de zèle, quoiqu'il m'ait souvent blessé par d'injustes défiances, alors même que je le servais le mieux! Venez dans mon cabinet; venez partout, messieurs; je vais vous remettre toutes mes clefs; je vais vous livrer moi-même tous mes papiers. Il est heureux pour moi que l'empereur me mette à une épreuve inattendue, et dont il est impossible que je ne sorte pas avec avantage. L'examen rigoureux de tous mes papiers et de ma correspondance mettra l'empereur à portée de se convaincre de l'injustice des soupçons que la malveillance de mes ennemis a pu seule lui inspirer contre le plus dévoué de ses serviteurs et le plus fidèle de ses ministres.» Le calme et la fermeté que je mis à débiter cette courte harangue, ayant fait de l'effet, je continuais en ces termes: «Quant à la correspondance privée de l'empereur avec moi pendant l'exercice de mes fonctions, comme elle était de nature à rester à jamais secrète, je l'ai brûlée en partie en résignant mon porte-feuille, ne voulant pas exposer des papiers d'une telle importance aux chances d'aucune investigation indiscrète. Du reste, messieurs, à cela près, vous trouverez encore quelques-uns des papiers que réclame l'empereur; ils sont, je crois, dans deux cartons fermés et étiquetés; il vous sera facile de les reconnaître, et de ne pas les confondre avec mes papiers personnels, que je livre avec la même confiance à votre examen scrutateur. Encore une fois, je ne crains rien, et n'ai rien à craindre d'une pareille épreuve.» Les commissaires se confondirent en protestations et en excuses. Ils en vinrent à la visite des papiers, ou plutôt je la fis moi-même en présence de Dubois. Je dois rendre ici justice à Dubois: quoique mon ennemi personnel, et plus particulièrement chargé de l'exécution des ordres de l'empereur, il se conduisit avec autant de réserve que de décence, soit qu'il eût déjà le pressentiment que sa disgrâce suivrait bientôt la mienne[6], soit qu'il jugeât prudent de ne pas choquer un ministre qui, deux fois renversé, pouvait remonter sur le pinacle.
Touchée vraisemblablement de ma candeur[7], la commission impériale se contenta de quelques papiers insignifians que je voulus bien lui remettre; enfin, après les politesses d'usage, Berthier, Réal et Dubois remontèrent en voiture, et reprirent la route de Paris.
A nuit close, sortant par la petite porte de mon parc, je montai dans le cabriolet de mon homme d'affaires, et accompagné d'un ami, je filai rapidement vers la capitale, où je vins descendre incognito dans mon hôtel de la rue du Bac. Là, j'appris, deux heures après (car tous mes fils étaient tendus), que l'empereur, sur le rapport de ce qui s'était passé à Ferrières, était entré dans une colère violente; qu'après avoir éclaté en menaces contre moi, il s'était écrié que j'avais joué ses commissaires, que c'étaient des imbécilles, et que Berthier en affaires d'état n'était qu'une femme qui s'était laissé mystifier par l'homme le plus rusé de tout l'Empire.
Le lendemain à neuf heures du matin, toute réflexion faite, je cours à Saint-Cloud; là, je me présente au grand-maréchal du palais; «Me voilà, dis-je à Duroc; j'ai le plus grand intérêt de voir l'empereur sans retard, et de lui prouver que je suis loin de mériter ses amères défiances et ses injustes soupçons. Dites-lui, je vous prie, que j'attends dans votre cabinet qu'il daigne m'accorder quelques minutes d'audience—J'y vais, répond Duroc; je suis fort aise que vous mettiez de l'eau dans votre vin.» Telles furent ses propres paroles; elles cadraient avec l'idée que je désirais lui donner de ma démarche. Duroc, de retour, me prend la main, me conduit, et me laisse dans le cabinet de l'empereur. A la vue, au maintien de Napoléon, je devine sa pensée. Lui, sans me laisser le temps de proférer une parole, me caresse, me flatte, et va jusqu'à me témoigner une sorte de repentir de ses emportemens à mon égard; puis, avec un accent qui semblait dire qu'il m'offrait de lui-même un gage de réconciliation, il finit par me demander, par exiger sa correspondance. «Sire, lui dis-je d'un ton ferme, je l'ai brûlée.—Cela n'est pas vrai; je la veux, répond-il avec contraction et colère.—Elle est en cendres.—Retirez-vous. (Mots prononcés avec un mouvement de tête et un regard foudroyant.)—Mais, sire.—Sortez; vous dis-je! (Paroles accentuées de manière à me dissuader de rester.) Je tenais tout prêt à la main un mémoire court, mais fort de choses, et en sortant je le déposai sur une table, mouvement que j'accompagnai d'un salut respectueux. L'empereur, tout bouillant de colère, saisit le papier et le déchire.
Duroc, que j'allai revoir aussitôt, n'apercevant en moi ni trouble, ni émotion, me croit rentré en grâce. «Vous l'avez échappé belle, me dit-il; j'ai détourné avant-hier l'empereur de vous faire arrêter.—Vous lui avez épargné une grande folie, un acte pour le moins impolitique et qui eût servi de texte à la malignité. L'empereur eût par là jeté l'alarme parmi les hommes les plus dévoués aux intérêts de son gouvernement.» Je vis, à l'air de Duroc, que telle était aussi son opinion, et lui prenant la main, je lui dis: «Ne vous rebutez pas, Duroc, l'empereur a besoin de vos sages conseils.»
Je sortis de Saint-Cloud, un peu rassuré par cette demi-confidence du grand-maréchal, dont j'étais redevable à une méprise, et je rentrai tout réfléchissant à mon hôtel.
J'allais repartir pour Ferrières, après avoir vaqué à quelques affaires urgentes, lorsqu'on m'annonça le prince de Neufchâtel. «L'empereur est furieux, me dit-il; jamais je ne l'ai vu si emporté; il s'est mis dans la tête que vous nous avez joué; que vous avez poussé la hardiesse jusqu'à lui soutenir en face que vous aviez brûlé ses lettres, et cela pour vous dispenser de les rendre; il prétend que c'est un crime d'état punissable de vous obstiner à les garder.—Ce soupçon est encore le plus injurieux de tous, dis-je à Berthier. La correspondance de l'empereur serait au contraire ma seule garantie, et si je l'avais je ne la livrerais pas». Berthier me conjure avec instance de céder; et sur mon silence, il finit par des menaces au nom de l'empereur. «Allez, lui dis-je; rapportez-lui que je suis habitué, depuis vingt-cinq ans, à dormir la tête sur l'échafaud; que je connais les effets de sa puissance, mais que je ne la redoute pas: dites-lui que s'il veut faire de moi un Straford, il en est le maître.» Nous nous séparâmes; moi plus que jamais résolu de tenir ferme, et de garder soigneusement les preuves irrécusables que tout ce qui s'était fait de violent et d'inique dans l'exercice de mes fonctions ministérielles m'avait été impérieusement prescrit par les ordres émanés du cabinet, et revêtus du seing de l'empereur.
Aussi n'était-ce pas les effets d'une disgrâce publique que je redoutais, mais bien des embûches tendues dans les ténèbres. Décidé par mes propres méditations, de même que par les instances de mes amis et de tout ce que j'avais de plus cher, je me jetai dans une chaise de poste, n'emmenant avec moi que mon fils aîné, accompagné de son gouverneur; puis je me dirigeai vers Lyon; là je trouvai mon ancien secrétaire, Maillocheau, commissaire général de police, qui m'était redevable de sa place; j'obtins de lui tous les papiers dont je pouvais avoir besoin, et je traversai rapidement une grande partie de la France. De là, passant avec la même rapidité en Italie, j'arrivai à Florence avec un plan fortement conçu, qui devait me mettre à l'abri du ressentiment de l'empereur. Mais tel était mon état d'irritabilité, et l'excès des fatigues dont m'avait accablé un voyage si rapide et si long, qu'il me fallut donner deux jours au repos, avant d'être en état de pourvoir à ma sûreté.
Ce n'était pas sans intention, et je m'en expliquerai tout-à-l'heure, que j'étais venu me réfugier sur cette terre classique, ménagée dans tous les temps par les dieux et les hommes. La belle et libre Toscane, tombée d'abord sous la domination des Médicis, puis sous le sceptre de la maison d'Autriche, princes qui la régirent en pères plutôt qu'en rois, se trouvait alors engloutie dans le gouffre de l'Empire français. Je glisse sur sa cession dérisoire, faite par Napoléon à l'infant de Parme sous le titre de roi d'Étrurie, cession révoquée presqu'aussitôt que conclue. La Toscane était réservée à d'autres destinées. Depuis 1807, Élisa, sœur de Napoléon, y régnait sous le titre de grande-duchesse. Et c'était moi; ô vicissitudes incohérentes et bizarres! c'était moi qui venais me ranger sous la protection de cette même femme que je n'aimais pas; qui, fortifiant jadis la coterie Fontanes et Molé, avait concouru à ma première disgrâce; de cette femme dont j'aurai à dire ici plus de bien que de mal pour être juste, car j'ai l'habitude de parler et d'écrire avec les souvenirs de l'époque, mais sans passion ni ressentiment. Telle doit être en effet la maxime de l'homme d'état; le passé ne devrait jamais être à ses yeux que de l'histoire: tout est renfermé dans le présent.
Quand il est d'ailleurs question de femmes soumises à l'empire de passions fortes, tout est facile à expliquer. A ma rentrée au ministère, j'avais eu l'occasion de me concilier Élisa; j'avais mis successivement à l'abri deux hommes, Hin.... et Les......, qui lui tenaient essentiellement à cœur, et qui, à très-peu d'intervalle, étaient devenus nécessaires à ses penchans d'une très vive exigeance. L'un, comme traitant, était poursuivi avec acharnement par l'empereur; l'autre, plus obscur, s'était abîmé dans une affaire criante. Ce ne fut pas sans peine que je finis par tout assoupir.
En outre, j'avais en 1805 décidé Napoléon à conférer à sa sœur la souveraineté de Lucques et de Piombino; or, j'étais presque sûr de trouver le cœur d'Élisa encore ouvert à la reconnaissance: je n'avais pas hésité de m'en assurer par moi-même le jour où, dans ma dernière audience de l'empereur, ma disgrâce s'était aggravée. M'étant présenté chez la grande-duchesse, alors à Paris pour les fêtes du mariage, je lui avais demandé, sans m'ouvrir à elle entièrement sur les épines de ma position, des lettres pour son grand-duché, où je lui dis que j'allais passer pour me rendre à Rome. Élisa y mit une grâce infime, me recommandant avec chaleur, et me désignant même dans ses lettres par l'aimable épithète de l'ami commun. Ceci s'explique. J'avais en Toscane des amis que j'y avais fait gîter avec lucre, et la grande-duchesse leur donnait toute latitude pour me servir. Telle était la sûreté de leur caractère, que je pus, sans inconvénient, leur faire connaître tout ce que ma position avait de pénible.
Les avis reçus presqu'en même temps de Paris et de ma famille, qui s'était arrêtée à Aix, n'offraient rien de rassurant. Au contraire, on me représentait l'empereur aiguillonné par Savary, et prêt à sévir contre ce qu'on appelait mon obstination, taxée d'imprudente et même d'insensée. Personne alors ne pouvait se faire à l'idée qu'un seul homme osât résister à la volonté de celui devant qui tout pliait, potentats et nations. «Voulez-vous, m'écrivait-on, être plus puissant que l'empereur?» Ma tête se monta, j'eus peur à mon tour. Dans mes insomnies, dans mes rêves, je me croyais environné de sbires, et il me semblait que je voyais s'ouvrir devant moi, au sein de la patrie du Dante, les portes de son inexorable enfer. Le spectre de la tyrannie s'offrait à mon imagination troublée sous des traits plus effrayans qu'à l'époque même de la tyrannie plus sanglante de Robespierre, qui m'avait désigné au bourreau. Ici je redoutais moins l'échafaud que les oubliettes. Je ne savais que trop, hélas! à quel homme j'avais affaire. Ma tête s'échauffant de plus en plus, j'en reviens à la première idée qui s'était présentée à mon esprit; je prends la résolution désespérée de m'embarquer pour les États-Unis, refuge des amans malheureux de la liberté. Sûr de Dubois[8], directeur de police du Grand Duché, qui m'était redevable de sa place, je me fais remettre des passe-ports en blanc, puis je cours à Livourne, où je frête un navire, disant partout que je vais par mer voir Naples, pour de là revenir à Rome. Je monte à bord; je mets à la voile, décidé à passer le détroit et à cingler vers l'Atlantique. Mais, grand Dieu! à quel atroce supplice fut aussitôt en proie ma complexion frêle et irritable! Le mal de mer me déchirait la poitrine et me tordait les entrailles. Vaincu par les souffrances, je commençais à regretter de n'avoir eu aucun égard aux représentations de mes amis et de ma famille, dont j'allais peut-être compromettre l'avenir. Pourtant je luttais encore; je me roidis tant que je pus à l'idée de fléchir devant le dominateur. Mais j'avais perdu connaissance, et j'allais expirer quand on me remit à terre. Accablé par une si rude épreuve, je déclinai les offres d'un loyal capitaine de navire anglais, qui ambitionnait de me transporter dans son île, à bord d'un bâtiment commode et excellent voilier, me promettant des soins et même des antidotes contre le mal de mer. Il n'y eut pas moyen d'y souscrire. J'étais résolu de tout endurer plutôt que de me confier encore à un élément incompatible avec mon existence. Cette cruelle épreuve avait d'ailleurs changé mes idées; je ne voyais plus les objets sous les mêmes points de vue. Insensiblement j'admis la possibilité d'en venir à une espèce de transaction avec l'empereur, dont le courroux me poursuivait jusque sur le rivage de la mer de Toscane. J'y errai quelque temps encore, afin de mûrir mon plan et d'attendre plus d'opportunité pour son exécution. Enfin, mes idées une fois fixées, mes batteries dressées, je revins à Florence. Là, j'écrivis à Élisa, toute disposée à me complaire; je lui envoyai pour l'empereur une lettre où, sans adulation ni bassesse, j'avouai que je me repentais de lui avoir déplu; mais qu'ayant à redouter de tomber sans défense victime de la méchanceté de mes ennemis, j'avais cru pouvoir me refuser, peut-être à tort, de me dessaisir de papiers qui formaient ma seule garantie. Qu'en y réfléchissant, et tout navré de m'être attiré son déplaisir, je m'étais rangé sous la protection d'une princesse qui, par les liens du sang et la bonté de son cœur, était digne de le représenter en Toscane; que je lui remettais tous mes intérêts, et que je suppliai Sa Majesté de m'accorder, sous les auspices de la grande-duchesse, en échange des papiers dont j'étais décidé à me dessaisir pour complaire à sa volonté, un titre quelconque d'irresponsabilité pour toutes les mesures et tous les actes que j'avais pu faire exécuter par ses ordres pendant la durée de mes deux ministères; qu'un tel gage, nécessaire à ma sûreté et à ma tranquillité, serait pour moi comme une égide sacrée qui me garantirait des atteintes de l'envie et des traits de la malveillance; que j'avais déjà plus d'une raison de croire que par égard pour mon dévouement et pour mes services, Sa Majesté daignerait m'ouvrir la voie qui restait à sa bonté et à sa justice, en me permettant de me retirer à Aix, chef-lieu de ma sénatorerie, et d'y résider jusqu'à nouvel ordre au sein de ma famille.
Cette lettre, envoyée par estafette à la grande duchesse, eut un plein et entier effet. Eliza y mit du zèle. Le retour du courrier m'annonça que le prince de Neufchâtel, vice-connétable, était chargé, par ordre exprès de l'empereur, de me délivrer un reçu motivé en échange de la correspondance et des ordres que m'avait adressé l'empereur dans l'exercice de mes fonctions, et que je pouvais en toute assurance me retirer au chef-lieu de ma sénatorerie.
Ainsi s'opéra, par l'intermédiaire de la grande-duchesse, non un rapprochement entre moi et l'empereur, mais une espèce de transaction que j'aurais regardée comme impraticable trois semaines auparavant. J'en étais encore moins redevable aux besoins de mon cœur, ou à une soumission sincère, qu'aux atteintes du mal de mer dont il ne m'avait pas été donné de pouvoir supporter les tourmens.
Réuni à ma famille, je pus enfin goûter à Aix le calme si nécessaire au délabrement de mes forces et à l'état de mon esprit irrité sans être abattu. Ce n'était pas sans un combat intérieur très-pénible que j'avais ainsi plié devant la violence du dominateur. Si je m'étais décidé à fléchir, c'était en capitulant; mais, pour quiconque sent sa dignité d'homme et n'aspire qu'à vivre sous un gouvernement raisonnable, de pareils sacrifices ne s'obtiennent pas sans efforts. Il était pour moi bien d'autres motifs d'amertume et d'alarmes dans la marche occulte et accélérée d'un pouvoir qui allait se dévorer lui-même, et dont les ressorts m'étaient tellement connus qu'ils ne pouvaient plus se dérober à la prévoyance de mes calculs.
Quoique je dusse me croire condamné pour un assez long terme à rester dans une nullité parfaite et à l'écart, ce rôle, qui m'eût conduit à l'apathie et à l'indifférence, ne pouvait convenir à un esprit rompu aux habitudes et à l'exercice des grandes affaires. Ce que d'autres ne voyaient pas, je l'apercevais. Des fades et mensongères colonnes du Moniteur, s'échappaient autant de traits de lumière qui frappaient mes regards; la cause de l'événement du jour m'était dévoilée par l'annonce de son résultat; la vérité pour moi était presque toujours suppléée par l'affectation des réticences; et enfin les élucubrations du chef de l'État me décelaient tour à tour les joies et les tourmens de son ambition. J'entrevoyais jusqu'aux actions les plus secrètes, jusqu'aux serviles empressemens de ses familiers les plus intimes, de ses agens les plus éprouvés.
Toutefois, les particularités me manquaient; j'étais trop loin du lieu de la scène. Comment deviner, par exemple, les incidens brusques, les circonstances imprévues qui survenaient hors du cours ordinaire des choses? Presque toujours on en éprouvait quelque commotion ou quelque orage dans l'intérieur du palais. S'il en transpirait des traits épars, décousus, ils n'arrivaient guère au fond des provinces qu'altérés ou défigurés par l'ignorance ou la passion.
L'habitude invétérée de tout savoir me poursuivait; j'y succombai davantage dans l'ennui d'un exil doux, mais monotone. A l'aide d'amis sûrs et de trois émissaires fidèles, je montai ma correspondance secrète, fortifiée par des bulletins réguliers, qui, venus de plusieurs côtés différens, pouvaient être contrôlés l'un par l'autre; en un mot, j'eus à Aix ma contre-police. Cet adoucissement, d'abord hebdomadaire, se répéta, depuis, plus d'une fois la semaine, et je fus tenu au courant d'une manière plus piquante que je ne l'avais été à Paris même. Tels furent les charmes de ma retraite. Là, dans le calme de la réflexion, mes bulletins de Paris venaient aiguillonner mes méditations politiques. Ô vous, courageuse, spirituelle et constante V.......! vous qui teniez presque tous les fils de ce réseau d'informations et de vérités; vous qui, douée d'une sagacité parfaite, d'une raison supérieure; qui, toujours active, imperturbable, restâtes fidèle, dans toutes les crises, à la reconnaissance et à l'amitié, recevez ici le tribut d'hommage et de tendresse que mon cœur sent le besoin de vous renouveler jusqu'à mon dernier soupir. Vous n'étiez pas la seule occupée, dans l'intérêt de tous, à tisser la trame patriotique préparée depuis un an pour la chance probable d'une catastrophe[9]. L'aimable et profonde D....., la gracieuse et belle R......, secondaient votre zèle pur. Vous aviez aussi vos chevaliers du mystère, enrôlés sous la bannière des grâces et des vertus occultes. Il faut le dire: au milieu de la décomposition sociale, soit pendant la terreur, soit sous les deux oppressions directoriales et impériales, qui avons-nous vu se dévouer avec un rare désintéressement? Quelques femmes. Que dis-je? un très-grand nombre de femmes restées généreuses, à l'abri de cette contagion de vénalité et de bassesse qui dégrade l'homme et abâtardit les nations.
Hélas! nous arrivions alors, après bien des traverses, aux confins de ce terme fatal où comme nation nous pouvions avoir tout à déplorer et tout à craindre; nous touchions à cet avenir effrayant, parce qu'il était prochain, où tout pouvait être compromis et remis en question: nos fortunes, notre honneur, notre repos. Nous en avions été redevables, il est vrai, au grand homme; mais cet homme extraordinaire s'obstinait, en dépit des leçons de tous les siècles, à vouloir exercer un pouvoir sans contre-poids et sans contrôle. Dévoré d'une rage de domination et de conquêtes, parvenu aux sommités de la puissance humaine, il ne lui était plus donné de s'arrêter.
Grâce à mes correspondances et à mes informations, je le suivais pas à pas dans ses actes publics comme dans ses actions privées. Si je ne le perdais pas de vue, c'est que tout l'Empire c'était lui; c'est que toute notre force, toute notre fortune résidaient dans sa fortune et dans sa force, connexion effrayante sans doute, parce qu'elle mettait à la merci d'un seul homme non-seulement une nation, mais cent nations différentes.
Arrivé à son apogée, Napoléon n'y fit pas même une halte; ce fut pendant les deux années que je passai en dehors des affaires que le principe de son déclin, d'abord inaperçu, se décela. Aussi dois-je en marquer ici les effets rapides, moins par une vaine curiosité que pour l'utilité de l'histoire. Ce sera d'ailleurs par cette transition toute naturelle que j'arriverai sans lacunes à ma réapparition[10] sur la scène du monde et au remaniement des affaires de l'État.
L'année 1810, signalée d'abord par le mariage de Napoléon et de Marie-Louise, puis par ma disgrâce, le fut aussi par la disgrâce de Pauline Borghèse, sœur de l'empereur, et par l'abdication de son frère Louis, roi de Hollande. Scrutons ces deux événemens pour mieux nous expliquer l'avenir.
Des trois sœurs de Napoléon, Élisa, Caroline et Pauline, celle-ci, fameuse par ses charmes, fut celle qu'il affectionna le plus, sans toutefois s'en laisser jamais subjuguer. Légère, bizarre, dissolue, sans esprit mais non pas sans saillies ni sans quelques lueurs, elle aimait le faste, la dissipation et tous les genres d'hommages. Jamais elle n'eut pour aucun homme d'aversion que pour Leclerc, son premier mari, et plus encore pour le plus doux des hommes, le prince Camille Borghèse, à qui Napoléon la fit épouser en secondes noces. Son premier mariage fut ce qu'on appelle un mariage de garnison. Malade, et refusant de suivre Leclerc dans son expédition de Saint-Domingue, elle fut transportée en litière par ordre de Napoléon à bord du vaisseau amiral.
En proie aux vives ardeurs du climat des tropiques, et reléguée dans l'île de la Tortue par suite des revers de l'expédition, elle se plongea, pour s'étourdir, dans tous les genres de sensualités. A la mort de Leclerc, elle se hâta de remettre à la voile, non comme Artémise ni comme la femme de Britannicus, toute en pleurs, et tenant l'urne funéraire de son époux, mais libre, triomphante, venant se replonger dans les délices de la capitale. Là, dévorée long-temps par une maladie dont le siége accuse l'incontinence, Pauline eut recours à tous les trésors d'Esculape, et guérit. Chose étrange dans sa cure merveilleuse! c'est que, loin d'en être flétrie, sa beauté n'en reçut que plus d'éclat et de fraîcheur, telle que ces fleurs singulières que l'engrais fait éclore et rend de plus en plus vivaces.
Ne voulant plus que jouir sans frein, sans retenue, mais redoutant son frère et ses brusques sévérités, Pauline forma, de concert avec une de ses femmes, le projet d'assujettir Napoléon à tout l'empire de ses charmes. Elle y mit tant d'art, tant de raffinement, que son triomphe fut complet. Tel fut l'enivrement du dominateur, que plus d'une fois ses familiers l'entendirent, au sortir de ses ravissemens, proclamer sa sœur la belle des belles et la Vénus de notre âge. Ce n'était pourtant qu'une beauté hardie. Mais écartons ces tableaux plus dignes des pinceaux de Suétone et de l'Arétin que du burin de l'histoire. Voluptueux château de Neuilly! magnifique hôtel du faubourg Saint-Honoré! si vos murs, comme ceux du palais des rois de Babylone, révélaient la vérité, que de scènes licencieuses ne retraceriez-vous pas en gros caractères?
Pendant plus d'un an, l'engouement du frère pour la sœur se soutint, quoique sans passion; en effet, aucune autre passion que celle de la domination et des conquêtes ne pouvait maîtriser cette âme hautaine et belliqueuse. Quand, après Wagram et à la paix de Vienne, Napoléon revint triomphant dans Paris, précédé par le bruit sourd de son prochain divorce avec Joséphine, il courut le jour même chez sa sœur, inquiète et dans la plus vive attente de son retour. Jamais elle ne montra pour son frère tant d'amour et d'adoration. Je l'entendis le jour même dire, car elle n'ignorait pas qu'il n'y avait pour moi aucun voile: «Pourquoi ne régnons-nous pas en Égypte? nous ferions comme les Ptolémées; je divorcerais et j'épouserais mon frère.» Je la savais trop ignorante pour avoir fait d'elle-même une telle allusion, et j'y reconnus un élan de son frère.
Qu'on juge du dépit amer et concentré de Pauline, quand, à quelques mois de là, elle vit Marie-Louise, parée de toute sa candeur, apparaître aux fêtes nuptiales et s'asseoir sur le trône à côté de Napoléon! La cour impériale subit une réforme brusque dans ses habitudes, dans ses mœurs, dans son étiquette; la réforme fut complète et rigide. Napoléon en donna l'exemple par le stricte maintien des convenances et l'observation de ses devoirs comme époux. Dès ce moment, la cour licencieuse de Pauline fut déserte; et cette femme qui joignait toutes les faiblesses aux grâces de son sexe, regardant Marie-Louise comme son heureuse rivale, en conçut un dépit mortel et nourrit au fond de son cœur le plus vif ressentiment. Sa santé en fut altérée. De l'avis des médecins, elle eut recours aux eaux d'Aix-la-Chapelle, autant pour se rétablir que pour tromper l'ennui qui la dévorait. S'étant mise en route, elle se croisa dans Bruxelles avec Napoléon et Marie-Louise, qui se dirigeaient vers la frontière de la Hollande. Là, forcée de paraître à la cour de la nouvelle impératrice, et saisissant l'occasion de lui faire une injure grave, elle se permit, en la voyant passer dans un salon, de faire derrière elle, et avec des ricanemens indécens, un signe de ses deux doigts, que le peuple n'applique, dans ses grossières dérisions, qu'aux époux crédules et trompés. Napoléon, témoin et choqué d'une telle impertinence, que le reflet des glaces avait même décelé à Marie-Louise, ne pardonna point à sa sœur: elle reçut le jour même l'ordre de se retirer de la cour. Se refusant désormais à toute soumission, elle préféra vivre dans l'exil et dans la disgrâce, jusqu'aux événemens de 1814, qui la retrouvèrent toute dévouée aux malheurs de son frère.
La disgrâce de Louis, roi de Hollande, fut plus noble.
Jusqu'ici l'empereur n'avait poursuivi et dépouillé que des souverains de race, comme si, par là, il eût voulu réellement que la sienne fût bientôt la plus ancienne de l'Europe, ainsi qu'il l'avait dit avec tant d'imprudence. Ne gardant plus de mesure, il va détrôner un roi de sa propre famille, et dont lui-même a ceint le front du bandeau royal. On se demandait si c'était pour réduire son frère à la condition de préfet, qu'il l'avait proclamé roi de Hollande. Louis, d'un caractère doux et ami de la justice, ne voyait qu'avec amertume la ruine de son royaume, par l'effet du système continental destructif de toute industrie et de tout négoce. Il favorisa secrètement le commerce maritime, malgré les menaces de son frère qui le traitait de fraudeur. Outré de se voir ainsi désobéi, Napoléon se mit en devoir d'envahir la Hollande, oubliant qu'il avait dit à son frère, en l'appelant au trône et pour vaincre son refus, qu'il valait mieux mourir roi que vivre prince. Louis, ne pouvant empêcher l'occupation de ses États par les soldats et les douaniers de son frère, abdiqua la couronne en faveur de son fils, annonçant, par un message au Corps législatif de la Hollande, sa résolution en ces termes: «Mon frère, quoique très-exaspéré contre moi, ne l'est pas contre mes enfans; certainement il ne détruira pas ce qu'il a institué pour eux; il ne leur enlèvera pas leur héritage, puisqu'il ne trouvera jamais l'occasion de se plaindre d'un enfant qui ne gouvernera pas par lui-même. La reine, appelée à la régence, fera tout ce qui pourra être agréable à l'empereur mon frère. Elle y sera plus heureuse que moi, dont les efforts n'ont jamais réussi; et qui sait....... Peut-être suis-je le seul obstacle d'une réconciliation entre la France et la Hollande; si cela était, oh! je trouverais ma consolation à passer loin des premiers objets de ma plus vive affection, les restes d'une vie errante et souffrante.» Une telle abdication n'était pas sans dignité. A peine ce message est-il envoyé, que Louis quitte en secret la Hollande, et se retire dans les États autrichiens, à Gratz en Styrie, n'ayant plus pour vivre qu'une chétive pension. Sa femme, Hortense, plus avide, s'appropria les deux millions de rente que Napoléon fit décréter en faveur de son frère dépossédé.
Ce premier exemple d'une abdication napoléonienne me frappa et me fit réfléchir. L'avouerai-je? Il me donna l'idée de la possibilité de sauver un jour l'Empire au moyen d'une abdication imposée à celui qui pouvait en compromettre les destinées par son extravagance. On verra plus tard comment cette pensée, concentrée d'abord en moi, fructifia dans d'autres têtes politiques.
On pouvait croire que l'abdication de Louis aurait déconcerté Napoléon. Mais n'était-il pas entouré d'hommes occupés sans relâche à colorer ses invasions et ses empiétemens? Veut-on savoir quelle fut à ce sujet la rhétorique de Champagny, duc de Cadore, son ministre des relations extérieures, promu successivement aux plus grandes places, et que Talleyrand avait si bien jugé, en disant que c'était un homme propre à toutes les places la veille du jour qu'on l'y nommait? Ce ministre si avisé commença par établir, dans un replâtrage appelé rapport, que l'abdication du roi de Hollande n'ayant pu se faire sans le consentement de Napoléon, était nulle par cela même et de nul effet. Il en tira la conséquence merveilleuse (et on s'attendait à ce grand effort de logique) que la Hollande devait être conquise et réunie à l'empire français, ce qu'un décret impérial décida sans appel.
Cet événement eut pour dernier acte une scène caractéristique. Napoléon fit venir le fils de Louis encore enfant, qu'il avait créé grand duc de Berg, et il lui adressa cette courte allocution: «Venez, mon fils; la conduite de votre père afflige mon cœur; sa maladie seule peut l'expliquer[11]; venez, je serai votre père; vous n'y perdrez rien; mais n'oubliez jamais, dans quelque position que ma politique vous place, que vos premiers devoirs sont envers moi, et que tous vos devoirs envers les peuples que je pourrais vous confier ne viennent qu'après.....» Ainsi fut déchiré le voile d'une ambition si effrénée que Napoléon se plaçait de lui-même au-dessus du roi des rois et de la souveraineté de tous les peuples.
A présent, disons quelle fut la vraie cause de l'usurpation de la Hollande: je puis d'autant plus en parler, qu'elle n'est point étrangère à ma disgrâce. Quand le mariage avec une archiduchesse fut résolu, Napoléon eut une velléité de pacification générale que je m'efforçai de changer en volonté ferme et raisonnable. Je savais par mes émissaires que le cabinet de Londres tenait à deux points décisifs: l'indépendance de la Hollande et de la péninsule. Avec Louis, on pouvait compter sur le maintien de la séparation de la Hollande. Quant à la péninsule, Napoléon ne voulait se désister que du Portugal, par la seule raison qu'il ne rencontrait que des obstacles à en consommer la conquête. Je ne désespérais pourtant pas de pouvoir l'amener au dégoût de l'occupation de l'Espagne, qui lui coûtait déjà des flots de sang, et qui n'était rien moins qu'assurée. Autorisé par lui, je concertai avec son frère Louis, dans le séjour qu'il fit à Paris en 1810, un plan de négociation secrète et particulière avec Londres. Louis écrivit à son ministre des affaires étrangères que Napoléon était si courroucé contre lui et contre les Anglais, à cause de leur commerce furtif avec ses États, qu'il serait impossible d'empêcher qu'il n'effectuât de force la réunion de la Hollande à la France, si la paix maritime n'intervenait pas au plutôt, ou au moins si des changemens dans le système du blocus et des ordres du conseil britannique n'avaient pas lieu. Il autorisait son ministre à s'entendre à ce sujet avec ses collègues, mais comme agissant d'eux-mêmes en son absence, et à faire partir pour Londres un agent qui, environné de quelque considération, pût faire des ouvertures de négociations en leurs noms particuliers. Cet agent devait d'abord exposer au cabinet de Saint-James le désavantage immense qui résulterait pour le commerce et même pour la sûreté à venir de l'Angleterre, si la Hollande, réunie à l'Empire de Napoléon, devenait dans ses mains un instrument d'agression: sans nul doute il commencerait par la soustraire à toute relation commerciale. Les ministres de Louis choisirent pour agent M. Labouchère, banquier d'Amsterdam, qui se rendit à Londres avec des instructions pour entamer de suite, avec le marquis de Wellesley, une négociation secrète. Il devait surtout insister sur la nécessité d'apporter des changemens dans l'exécution des ordres du conseil, du mois de novembre 1807. Mais le marquis de Wellesley refusa d'entrer dans une négociation détournée au sujet de la Hollande, jugeant parfaitement que son indépendance ne pouvait être assurée qu'autant qu'il plairait à Napoléon, jusque-là si peu disposé à reconnaître les droits d'aucune des nations placées sous son influence. Toutefois, voulant sonder les véritables dispositions de Napoléon, il autorisa, vers la même époque[12], le commissaire anglais Mackensie, chargé de continuer à Morlaix la négociation pour l'échange des prisonniers, à ouvrir une négociation pour la paix maritime, qu'il couvrirait par la négociation ostensible avec le commissaire français préposé pour l'échange[13]. Le cabinet de Saint-James laissait à Napoléon, par l'organe du commissaire Mackensie, le choix entre trois manières de traiter, savoir: 1º. l'état de possession avant les hostilités; 2º. l'état de possession présent; 3º. enfin des compensations réciproques. Mais Napoléon, enivré de sa prospérité, refusa d'entendre à aucune de ces manières de traiter, repoussant toute autre paix que celle dont il ne dicterait pas les conditions.
Dès ce moment, le marquis de Wellesley ne voulut plus recevoir aucune ouverture de la part du banquier Labouchère, ni même de M. Fagan, que je lui avais adressé dans le même but. Le ministère anglais était trop persuadé de l'efficacité de son système de blocus, pour accéder à aucune modification à cet égard. Tout fut rompu sans retour; et Napoléon, voyant qu'il ne pouvait forcer l'Angleterre à fléchir sous sa volonté, résolut, par esprit de vengeance, d'envahir le royaume de son frère, croyant par-là soustraire à jamais la Hollande au commerce anglais. En même temps, il crut ne devoir plus différer la disgrâce de son ministre de la police, qui s'efforçait de le ramener sans cesse à un système d'administration et de politique raisonnables. Il était d'autant plus porté à me sacrifier, que ses correspondans privés lui répétaient, en parlant de moi, d'après certains pamphlétaires de Londres: «Qu'il tremblait devant son ouvrage, sans pour cela oser le renverser.» Depuis plusieurs mois, il en épiait l'occasion. On a vu[14] combien il avait d'abord été inquiet de ma liaison avec Bernadotte. Ici le motif d'une disgrâce lui parut encore plus plausible. Il prétendit que, sous prétexte de négocier au sujet de la Hollande, mes agens à Londres ne s'étaient livrés qu'à des intrigues et à des spéculations frauduleuses, voulant par-là me rendre responsable de la rupture d'un commencement de négociation qui n'avait échoué que par sa mauvaise foi et sa prépotence. Voilà sur les vrais motifs de l'envahissement de la Hollande et de ma disgrâce, des éclaircissemens dont je puis garantir l'exactitude.
Ce système d'irréconciliation et de violences fut perpétué par un décret impérial[15], portant que toutes les marchandises anglaises qui existaient dans les lieux soumis à la domination de l'empereur, ou conquis par ses armes, seraient brûlées publiquement. C'était un appendice aux décrets de Berlin et de Milan; c'est-à-dire qu'on allait faire à Amsterdam et à Livourne ce qu'on avait déjà fait à Berlin, à Francfort, à Mayence et à Paris. Si l'on ne pouvait pas répéter ici: «Brûler n'est pas répondre», on pouvait dire: «Brûler n'est pas gouverner.»
Telles étaient les conséquences du système continental, qui, selon des conseillers niais et lâches, devait finir par mettre l'Angleterre hors de combat, et par livrer le monde à Napoléon. Et cette conception incendiaire, qui devint chez lui une idée fixe, n'était qu'une tradition politique dont il avait hérité du gouvernement directorial, à qui des publicistes de clubs et de gazettes avaient persuadé que le seul moyen de réduire l'Angleterre était de lui fermer les ports du continent.
Mais d'abord il fallait subjuguer tout le continent européen, dont Napoléon n'avait encore que le tiers; le reste languissait sous le giron des rois, ses alliés, ses amis ou ses tributaires. Quel esprit régnait dans les notes que leur adressait, coup sur coup, le ministre Champagny-Cadore, pour leur persuader de fermer leurs ports à tous les navires anglais? «Qu'il n'y avait plus de neutres pour les États de l'Europe; qu'ils ne feraient plus par eux-mêmes aucun commerce actif ni passif, et que la France seule, par la voie des licences négociées à Londres, les approvisionnerait des denrées qu'il leur était indispensable d'en recevoir.» Tel était ce fameux système continental, qui tendait à anéantir le commerce du monde, et qui par cela même était impraticable. Or, il avait bien fallu le modifier, ou plutôt le terminer par le système des licences d'invention anglaise.
Aussi vit-on, à compter de la fin de 1810, Napoléon étendre lui-même ce système, en accordant à prix d'argent la permission d'introduire en France une certaine quantité de denrées coloniales; mais c'était à condition d'en exporter la valeur en marchandises de fabrique française, qu'on jetait le plus souvent à la mer à cause des difficultés suscitées par les douaniers anglais.
Et qui s'engraissait le plus à ce monopole inoui? Certes, ce n'étaient ni les spéculateurs subalternes, ni les commissionnaires tarifés du grand spéculateur en chef, réduits à peine à un modique droit de commission. Quant à l'empereur, son bénéfice était clair et net. Chaque jour il voyait grossir, avec une jubilation dont il ne cachait plus les accès, l'énorme trésor enfoui dans ses caves du pavillon Marsan: elles en étaient encombrées. Déjà ce trésor s'élevait à près de cinq cent millions en espèces[16]; c'était un résidu des deux milliards de numéraire entrés en France par l'effet de la conquête. Ainsi la passion de l'or l'eût peut-être emporté un jour sur celle des combats, dans le cœur de Napoléon, si l'inexorable Némésis l'y eût laissée vieillir.
Si l'on veut avoir une idée de l'accumulation de richesses inhérentes au développement de la puissance de cet homme, qu'on ajoute aux trésors que les caveaux des Tuileries recélaient, quarante millions de mobilier, et quatre à cinq millions de vaisselle renfermée dans les résidences impériales; cinq cent millions distribués à l'armée à titre de dotations; enfin le domaine extraordinaire, s'élevant à plus de sept cent millions, et qui de sa nature n'avait point de bornes, puisqu'il se composait des biens «que l'empereur, exerçant le droit de paix et de guerre, acquérait par des conquêtes et des traités,» rien ne pouvait lui échapper avec un texte aussi indéfini. Déjà le fonds de ce domaine extraordinaire était formé de provinces entières, d'états dont le sort était indécis, et du produit des confiscations dans tout l'Empire. Nul doute qu'il n'eût fini par absorber tous les revenus et tout le domaine public qui aurait échappé aux deux autres créations de domaines impériaux et de domaines privés. Mettre toute la France en fief, et l'attacher à son domaine par des redevances annuelles, était aussi une des idées favorites de Napoléon.
Quel régime magnifique de spoliations martiales, d'une part, de dons et de prodigalités, de l'autre! Où allait-il nous conduire? A verser tout notre sang pour mettre en dotation le monde entier. Et encore, il n'y avait guère d'espoir de rassasier la voracité des favoris et des familiers d'un conquérant insatiable.
De pareilles supputations, sorties de ma plume, et les réflexions qui les accompagnent, feront sourire ou rechigner certains lecteurs. Eh quoi! diront-ils, ce ministre si chagrin, parce qu'il fut disgracié; a-t-il donc été si étranger à l'abus des distributions lucratives contre lesquelles il se récrie peut-être, par la seule raison que la source en est tarie? N'a-t-il pas été comblé aussi d'honneurs et de richesses? Et qui vous dit le contraire. Quoi! parce qu'on aurait eu part aux avantages individuels d'un système outré, pernicieux, insoutenable, faudrait-il cesser d'être vrai quand on a promis de tout dire? Le temps des réticences est passé. Il s'agit d'ailleurs ici d'assigner les causes de la chute du plus grand Empire qui ait désolé et orné l'univers.
On va voir comment, dans un très-court délai, Napoléon se précipita volontairement au-delà des bornes de la modération et de la prudence.
Par une conséquence de l'usurpation de la Hollande, il déclara, dans un message adressé au Sénat[17], que de nouvelles garanties lui étaient devenues nécessaires, et que celles qui lui avaient paru les plus urgentes, étaient la réunion de l'embouchure de l'Escaut, de la Meuse, du Rhin, de l'Ems, du Weser et de l'Elbe, et de l'établissement d'une navigation intérieure de la Baltique. De là un sénatus-consulte[18] portant que la Hollande, une portion considérable de l'Allemagne septentrionale, les villes libres de Hambourg, de Brème et de Lubeck, feraient partie intégrante de l'Empire français et formeraient dix nouveaux départemens. C'est ainsi que Napoléon, sans songer à l'affermissement de ce qu'il avait acquis, se tourmentait pour acquérir encore.
Cette violente réunion s'exécuta sans aucun motif de droit, même apparent, sans négociation préalable avec un cabinet quelconque, et sous le prétexte futile qu'elle était commandée par la guerre contre l'Angleterre. Par-là, Napoléon anéantit même ses propres créations: les états de la Confédération du Rhin, le royaume de Westphalie, ni aucun autre territoire ne fut exempt de fournir sa quote-part à ce nouveau partage du lion.
Mais il venait de se donner une nouvelle ligne de frontières qui enlevait aux provinces du Sud et du centre de l'Allemagne toute communication avec la mer du Nord, qui passait l'Elbe, séparait le Danemarck de l'Allemagne, se fixait même sur la Baltique et paraissait tendre à rejoindre la ligne des forteresses prussiennes sur l'Oder que nous occupions en dépit des traités.
On sent bien que par lui-même ce devait être un acte assez inquiétant pour les puissances voisines, que celui qui établissait ainsi sur les côtes de l'Allemagne une nouvelle domination française, par un simple décret, par un sénatus-consulte imposé à un Sénat servile. Je jugeai aussitôt que le traité de Tilsitt, qui avait eu pour principal objet la délimitation des deux Empires, était par là même anéanti, et que, se retrouvant en point de contact, la France et la Russie n'allaient pas tarder à s'entre-déchirer.
Quand je sus, par mes correspondans de Paris, les inquiétudes que la réunion des villes anséatiques causait à la Russie, à la Prusse, et même à l'Autriche, je fus confirmé dans l'idée qu'il y avait là non-seulement le germe d'une nouvelle guerre générale, mais d'un conflit qui devait décider en dernier ressort si on aurait la monarchie universelle dans les mains de Napoléon Bonaparte, ou si nous verrions le retour de tout ce qu'avait dispersé ou détruit la révolution.
Hélas! dans cette grande question se trouvait renfermée la question identique des intérêts de la révolution et de la sûreté des hommes qui l'avaient fondée et constituée. Qu'allaient-ils devenir? Pouvais-je rester étranger, froid ou insensible à un avenir si inquiétant?
Parmi les princes nouvellement dépouillés se trouvait le duc d'Oldembourg, de la maison de Holstein-Gottorp, c'est-à-dire de la même famille que l'empereur de Russie. Et Napoléon enlevait ainsi ses États à un prince que tout l'invitait à ménager! Une négociation s'ouvrit à ce sujet entre la cour de Saint-Pétersbourg et le cabinet des Tuileries. Napoléon offrait au duc d'Oldembourg, à titre d'indemnité, la ville et le territoire d'Erfurt. Quand j'appris que cette offre venait d'être hautement rejetée, que l'empereur Alexandre avait mis en réserve les droits de sa maison par une protestation formelle, et que ses ministres avaient reçu l'ordre de la présenter aux diverses cours, je ne formai plus aucun doute que la guerre ne vînt à éclater. En réfléchissant toutefois au caractère circonspect et mesuré de l'empereur Alexandre, je jugeai que les approches de la crise ne seraient ni brusques ni précipitées.
Passons à l'année 1811 pendant laquelle s'accumulèrent tous les élémens d'une effroyable tempête, à travers un calme trompeur dont je découvrais toutes les illusions et tous les mensonges. De jour en jour mes bulletins de Paris et mes correspondances privées devenaient d'un intérêt plus vif, plus soutenu. J'en consignerai ici, pour la liaison des faits, les aperçus et les traits les plus saillans, me permettant à peine d'y ajouter de courtes réflexions et des éclaircissemens obligés. D'ailleurs, je l'ai déjà dit, pressé d'arriver moi-même aux temps de ma rentrée dans les hauts emplois, ce qui me convient le plus c'est une transition historique abrégée qui nous mène aux catastrophes de 1813, 1814 et 1815.
Le premier événement qui se présente est celui de la naissance d'un enfant proclamé roi de Rome[19] au sortir du sein de sa mère, comme si le fils de Bonaparte n'avait pu naître autre chose que roi. Ce renouvellement subit du royaume de Tarquin-le-Superbe parut de mauvais augure à quelques personnes; il rappelait trop la spoliation récente du Saint-Siége et l'oppression exercée contre le souverain pontife. Des bruits ridicules furent propagés et accrédités dans Paris au sujet de la naissance de cet enfant-roi. Si ces bruits, sortis à la fois des classes vulgaires et des classes élevées, ne constataient pas l'état hostile de l'opinion à cette époque contre la perpétuité de la dynastie nouvelle, je me serais dispensé d'en parler comme étant indignes de la gravité de l'histoire. La malignité se montra ingénieusement crédule. On supposa d'abord une grossesse simulée, comme si jamais une archiduchesse, cessant d'être féconde, eût pu faire mentir le distique latin. La conséquence de cette supposition amena une autre fable d'après laquelle on aurait reconnu roi de Rome un enfant né récemment de Napoléon et de la duchesse de M......
Certains nouvellistes prétendirent qu'on l'avait substitué à un enfant mort; d'autres à un enfant du sexe féminin. Certes, l'archichancelier Cambacérès ne s'y serait pas mépris. Les frondeurs malveillans furent intarissables. Ce qu'il y a de vrai, c'est que l'accouchement de Marie-Louise fut horriblement laborieux, que l'accoucheur perdit la tête, que l'on crut l'enfant mort, et qu'il ne sortit de sa léthargie que par l'effet de la détonation répétée de cent-un coups de canon. Quant au ravissement de l'empereur, il était bien naturel. Quelques flatteurs en inférèrent tout d'abord que, plus heureux que César, il n'aurait point à redouter les ides de mars, puisque le 20 mars était pour lui et pour l'Empire un jour de félicité. Napoléon croyait aux horoscopes et aux présages. Quel mécompte pour lui en mars 1814 et 1815!
Il partit de Rambouillet avec Marie-Louise, vers la fin de mai, pour aller visiter Cherbourg. A leur retour à Saint-Cloud[20], ils présidèrent au baptême de leur fils, que Napoléon, élevant entre ses bras, montra lui-même aux nombreux assistans. Tout semblait annoncer à cet enfant les destinées les plus brillantes: trois années suffirent pour renverser la puissance colossale de son père; et pourtant la cour, les grands, les ministres, tout l'Empire, vivaient dans une sécurité profonde. A peine découvrait-on, parmi les penseurs, quelques appréhensions, quelques inquiétudes vagues.
Peu de jours après[21], Napoléon, faisant l'ouverture de la session du Corps législatif, annonça que la naissance du roi de Rome avait rempli ses vœux et satisfait à l'attente de ses peuples. Il parla de la réunion des États romains, de la Hollande, des villes anséatiques et du Valais, et il finit par dire qu'il se flattait que la paix du continent ne serait pas troublée. La France attentive comprit ces dernières paroles, qui n'étaient pas jetées sans dessein de préparer les esprits à la guerre.
On m'avait fait connaître l'ukase destiné par l'empereur Alexandre à tirer son Empire de l'embarras où le jetait le maintien du système continental. La Russie ne pouvait renoncer plus long-temps au commerce maritime. Je savais d'ailleurs que la faction des vieux Russes commençait à prévaloir dans les conseils d'Alexandre. L'ukase restreignait à certains ports désignés l'importation des marchandises; et parmi celles qui étaient tarifées, on ne trouvait aucun article de fabrique française. Je vis là le contre-coup de la prise de possession arbitraire des villes anséatiques.
Quant à notre commerce, concentré de plus en plus dans nos propres limites, il ne vivait plus que de roulage; nous n'avions plus d'autres navires de tonage que des chariots et des haquets. La grande renommée de notre industrie reposait alors sur la fabrication du sucre de betterave. C'était une heureuse exploitation pour certains aventuriers d'industrie nationale, qui arrachaient au gouvernement avances, primes, concessions de terrains. L'administration s'épuisait pour ces jongleries, dont les bateleurs nous promenaient du sucre de betterave à un prix colonial. Déjà même, selon mes correspondans de Paris, l'empereur tenait sous verre, sur sa cheminée à Saint-Cloud, un pain de sucre de betterave raffiné, qui pouvait rivaliser avec le plus beau sucre colonial sorti des raffineries d'Orléans. Il était si parfait que son ministre de l'intérieur le lui avait présenté en pompe comme une merveille digne de figurer dans un musée. On en envoyait en cadeau au prince-primat et à tous les petits potentats de la confédération du Rhin. Si le public ne pouvait y aborder à cause de la trop grande élévation du prix, en revanche il avait sous la main, et le sirop de raisin et le café de chicorée indigène à un prix raisonnable. Au milieu de cette pénurie de productions coloniales, quelques nouvelles fabriques prospéraient dans l'intérieur, et une centaine de fabricans qui avaient part à la distribution des encouragemens et des primes, vantaient très-haut l'activité de notre commerce intérieur.
Tout le reste languissait, et, ce qui était déplorable, le peuple commençait à souffrir de la disette des grains, occasionnée par une mauvaise récolte, et aggravée par des exportations sur lesquelles le gouvernement faisait des bénéfices. A la vérité, dans tous les départemens on organisait, pour rendre la misère moins importune, des dépôts de mendicité, où une partie de la population était successivement parquée et substantée au moyen de soupes économiques. Mais le peuple, qui s'obstinait à rester panivore, accusait l'empereur de vendre lui-même nos grains aux Anglais. Il est certain que le monopole exercé par Napoléon sur les blés, produisait en partie la disette. L'esprit qui régnait dans les salons n'était pas plus favorable à l'empereur; on y redevenait hostile. Voilà comment se formait l'opinion depuis que Savary dirigeait l'esprit public.
Cet homme, qu'éblouissait le faste des grandeurs et le prestige de la représentation, crut qu'il arriverait à être influent et puissant s'il avait une cour, des créatures, des parasites, des gens de lettres embrigadés à sa table et à ses ordres. Il s'imagina que pour mettre à profit mes traditions, il lui suffirait de ménager le faubourg Saint-Germain, sans pour cela dépouiller sa police de tout ce qu'elle avait d'odieux et d'irritant. Il crut, en un mot, qu'il formerait l'esprit public de l'Empire comme Mme de Genlis formait les mœurs de la nouvelle cour. Alors s'organisèrent dans les salles à manger de la police les fameux déjeuners à la fourchette présidés par Savary, et où se réunissaient habituellement les publicistes à gages qui correspondaient avec l'empereur, et les journalistes qui aspiraient à recevoir des directions et des gratifications. C'était là que Savary, excité par des traits d'esprit de commande, et par les fumées d'un large déjeuner, leur intimait ses ordres sur la tendance que chacun devait donner à la littérature de la semaine.
La direction de cette partie morale du ministère de la police était confiée au poète Esmenard, écrivain d'un vrai talent, mais si décrié que j'avais cru devoir le tenir bride en main tout le temps que je l'avais mis en œuvre. Abusant bientôt de sa supérierité et de sa position, il mena le nouveau ministre en flattant ses passions et ses écarts. J'avais respecté le savoir et les lettres; mon successeur, feignant de s'ériger en protecteur des académies, les traita militairement, leur imposa ses propres candidats, et n'eut rien de plus pressé que d'avilir avec scandale les organes du savoir et de l'opinion. J'avais respecté la propriété des journaux; Savary l'envahit avec audace, et en partagea les actions à ses familiers et à ses suppôts. C'est ainsi que, par la dégradation des journaux, il se priva d'un des principaux leviers de l'opinion. De même que Napoléon, il prit en haine Mme de Staël, et s'acharna contre elle de concert avec Esmenard: persécution impolitique, en ce qu'elle fit de la nombreuse coterie de cette femme célèbre un foyer d'opposition contre le régime impérial et d'animosité contre l'empereur.
Dans la haute police, c'était le même système, les mêmes violences; et là on trouvait pour ministre effectif le petit Desmarets. Qu'attendre d'un homme si mince et des combinaisons d'un tel ministre? Des inventions maladroites, des actes réprouvés, une administration vexatoire. On en jugera par le trait suivant. Un certain baron de Kolly, piémontais, chargé par le gouvernement britannique de tenter d'arracher Ferdinand vii à sa captivité, vint débarquer au commencement de mars 1810 dans la baie de Quiberon; de là, il se rendit à Paris, où je le fis arrêter et conduire au château de Vincennes. Que fait mon successeur? Il imagine d'éprouver Ferdinand à la faveur d'un faux baron de Kolly, muni des papiers et de la lettre de crédit du véritable émissaire. Ferdinand vii, sur ses gardes, voit le piége, l'évite, et laisse Savary dans la confusion.
La reine d'Étrurie, dépouillée de ses États, vivait à Nice dans l'exil; on l'abreuve de mauvais traitemens; on envoie des émissaires pour l'exciter à se jeter dans les bras des Anglais. Cette malheureuse reine, au désespoir, embrasse ce moyen de salut: on l'arrête, on la menace de la traduire devant une commission militaire, et deux de ses officiers sont fusillés. Quand il n'y a pas de complot, on en imagine, on en excite. C'est ainsi que de malheureux habitans de Toulon, impliqués dans une trame ténébreuse, dirigée, dit-on, contre nos arsenaux, furent traînés au supplice, dans une ville encore consternée par les plus affreux souvenirs.
Cependant l'opinion restait muette; plus de communication, plus d'expansion, plus de confiance entre les citoyens. Ce n'était que dans l'intérieur des familles et au sein de l'amitié que la douleur publique osait s'exhaler par des accens étouffés. A défaut d'opinion publique, l'empereur voulut avoir celle des salons de Paris. On lui en fit une factice, créée par les trois cents explorateurs aux grands gages. Il y eut ainsi plusieurs statistiques morales; les cinq ou six polices donnèrent la leur. La moins insignifiante était sans contredit celle du directeur général des postes, Lavalette. Jadis le correspondant et l'émissaire de confiance de Napoléon quand il n'était que général, il était au fait de ce qui lui convenait dans ce genre. L'empereur, appréciant bientôt le vide de toutes ces explorations, dont personne, depuis moi, n'avait saisi le véritable esprit, exigea des faits. On lui en fournit, mais de misérables; il finit par y renoncer, par ne plus les lire, tant il les trouvait fastidieux et incohérens. Dans ma retraite, on m'apporta quelques-uns de ces bulletins, faits par des écoliers. Plus tard, Savary transcrivit d'un bout à l'autre celui qui sortait de son cabinet, croyant par là donner plus d'importances à ses vagues explorations.
Si, depuis ma disgrâce, la police avait dégénéré dans ses attributions les plus essentielles, il en était de même dans un autre ministère qui était aussi l'asile du secret. Je veux parler des relations extérieures, où, depuis la retraite de Talleyrand, l'esprit de conquête, de violence et d'oppression ne connaissait plus ni adoucissemens, ni frein. Napoléon avait eu la maladresse (et on en verra plus tard la conséquence) d'abreuver de dégoût ce personnage si délié, d'un esprit si brillant, d'un goût si exercé et si délicat, qui, d'ailleurs, en politique lui avait rendu autant de services pour le moins que j'avais pu lui en rendre moi-même dans les hautes affaires de l'état qui intéressaient la sûreté de sa personne. Mais Napoléon ne pouvait pardonner à Talleyrand d'avoir toujours parlé de la guerre d'Espagne avec une liberté désapprobatrice. Bientôt, les salons et les boudoirs de Paris devinrent le théâtre d'une guerre sourde entre les adhérens de Napoléon d'une part, Talleyrand et ses amis de l'autre, guerre dont l'épigramme et les bons mots étaient l'artillerie, et dans laquelle le dominateur de l'Europe était presque toujours battu. Cette espèce de lutte satirique prenait un caractère plus grave à mesure que la guerre d'Espagne s'envenimait. De leur côté, M. et Mme de Talleyrand n'en prenaient que plus d'intérêt aux princes de la maison d'Espagne, relégués à leur château de Valançay par un petit raffinement de vengeance de la part de Napoléon. Piqué de plus en plus contre Talleyrand, il l'aperçoit un jour à son lever au milieu des courtisans, et croyant tirer avantage, pour l'humilier, d'une aventure de galanterie qu'on prétendait s'être passée à Valançay, il lui fit une interrogation qui, pour un mari, est le plus sanglant des outrages. Sans faire paraître aucune émotion dans ses traits, Talleyrand lui répond avec dignité:»Pour la gloire de Votre Majesté et pour la mienne, il serait à désirer qu'il ne fût jamais question des princes de la maison d'Espagne.» Jamais Napoléon ne se montra plus confus qu'après cette sévère leçon donnée avec le sens exquis des convenances. Tout annonça bientôt une disgrâce complète, et la position de Talleyrand devint de plus en plus difficile. Son hôtel, ses amis, ses gens furent livrés à un espionnage perpétuel que Savary affectait même de ne pas dissimuler. Il se vantait à ses familiers de tenir Talleyrand et Fouché dans de perpétuelles alarmes. Le public en tira la conséquence que le chef de l'État, par son caractère ombrageux, s'était privé des services de deux hommes dont les conseils lui avaient toujours été utiles, et qu'il n'y avait plus, dans la police et les affaires étrangères, ni mesure ni habileté depuis leur retraite. La police n'était plus qu'une inquisition stérile et irritante. Dans les affaires étrangères on s'habituait à voir les traités comme des trèves ou des expédiens pour arriver à de nouvelles guerres. On finit même par ne plus rougir d'y faire les plus scandaleux aveux. «Nous ne voulons plus de principes, disait Champagny-Cadore, successeur de Talleyrand,» le même qui avait présidé aux violences exercées envers le pape et envers la maison d'Espagne. Et pourtant ce même ministre, hors de sa sphère diplomatique, ou plutôt de l'influence de Napoléon, était l'un des hommes de France dont le commerce était le plus doux et les opinions les plus modérées. On le verra bientôt éprouver à son tour une disgrâce à laquelle semblait ne pouvoir plus se soustraire aucun des ministres de Napoléon. Comme il n'était plus possible de se soutenir qu'en flattant les passions de celui qui était la source de tous les pouvoirs et de toutes les faveurs, les manipulateurs de la politique impériale se mirent à travailler de plus belle à préparer la chute de l'Angleterre et l'humiliation de la Russie. Les mémoires et les plans se succédèrent sous l'égide de la police secrète de Desmarets et de Savary, chargés de cautionner les faiseurs de projets à l'ordre du jour. L'empereur ne reçut bientôt plus de ses agens que des rapports où la vérité des faits et celle des conséquences étaient ou altérées ou dissimulées; il ne fut plus imbu que de correspondances irritantes, pleines de propositions et de projets d'intrigues, d'aventures et de violences.
On en vint à vouloir travailler à la fois l'Angleterre et la Russie. J'avais cherché inutilement, tandis que je tenais les fils de la haute police, à ramener l'empereur à des idées plus saines à l'égard de l'Angleterre. L'empereur estimait les Anglais, et ne haïssait pas précisément l'Angleterre, mais il redoutait l'oligarchie de son gouvernement. Il ne croyait pas qu'avec un tel régime, l'Angleterre voulut jamais le laisser jouir d'une paix solide, mais seulement d'une trève de trois ans au plus, après laquelle il eût fallu recommencer. Jamais je ne pus détruire à cet égard les préventions et les préjugés de l'empereur. D'autres, par les sophismes les plus grossiers, le fortifiaient dans sa passion violente contre la nature du gouvernement britannique, passion qui le conduisait de nouveau à une guerre universelle. C'était véritablement une révolution que Bonaparte voulait en Angleterre; il brûlait du désir d'y étouffer la liberté de la presse et la liberté des débats parlementaires. Induit à souhaiter de voir cette île livrée à son tour aux horreurs d'une révolution politique, il y envoya des émissaires qui le trompèrent sur son état réel. Je lui avais dit cent fois qu'elle était aussi puissante par ses institutions que par ses forces navales; mais il s'en rapportait plutôt à des explorateurs intéressés. Ce fut dans l'espoir d'y faire éclater des déchiremens intérieurs que, pendant toute l'année 1811, il s'occupa principalement du projet d'exclure entièrement le commerce anglais du continent. Ses émissaires ne manquèrent pas d'attribuer au blocus continental la détresse des manufactures du royaume-uni et les banqueroutes nombreuses qui, pendant le cours de cette même année, portèrent au crédit anglais les plus rudes coups. Ils annoncèrent des troubles sérieux, et soutinrent que l'Angleterre ne pouvait pas supporter long-temps un état de guerre qui lui coûtait plus de cinquante millions sterlings.
En effet, des émeutes d'ouvriers sans ouvrage éclatèrent dans le Nottinghamshire. Les mutins se réunissaient par bandes, brûlaient ou détruisaient les métiers de nouvelle mécanique, et commettaient toute sorte d'excès. Ils se disaient sous les ordres d'un capitaine Ludd, personnage imaginaire, d'où leur est venu le nom de luddistes. L'empereur ne vit là qu'une plaie qu'il fallait agrandir, de même que celle de l'Irlande. Bientôt, en effet, ce système d'insurrection s'étendit et gagna les contrées voisines de Derby et de Leicester. On assurait, dans le cabinet de Napoléon, que des personnages considérables n'étaient pas étrangers à ces mouvemens, et en étaient même les instigateurs. On comptait, en cas d'insurrection sérieuse et de tentatives correspondantes préparées dans Londres même, sur la coopération plus on moins efficace de nos prisonniers, qui s'élevaient à cinquante mille. Tel fut un des motifs qui porta Napoléon à ne point consentir à leur échange. Comme nous n'avions en France que dix mille prisonniers anglais, mais près de cinquante-trois mille prisonniers de guerre espagnols et portugais, l'empereur feignit de consentir à un cartel, mais seulement dans la proportion d'un Anglais et de quatre Espagnols ou Portugais, contre cinq Français ou Italiens. Il était sûr d'avance que l'Angleterre se refuserait à tout échange établi sur de telles bases. En effet, la proposition seule révolta le ministère anglais.
Napoléon, devenu plus rigide dans son système continental, à mesure qu'il voyait approcher la détresse de l'Angleterre, exigea une fermeture plus exacte des ports de la Suède, à laquelle il ne laissa que l'option d'une guerre avec l'Angleterre ou avec la France. Ces exigeances si impolitiques contre une puissance indépendante, provenaient en partie de son mécontentement contre Bernadotte, proclamé l'année précédente[22], par la volonté unanime des États, prince royal, et successeur héréditaire du roi Charles xiii. Au fond de l'âme, cette subite élévation avait déplu à l'empereur, dont le ressentiment contre son ancien compagnon d'armes s'était toujours accru depuis la mission que je lui avais déférée en 1809 pour la défense d'Anvers. Il était persuadé qu'une secrète intelligence avait régné à cette époque entre Bernadotte et moi, et que s'il eût éprouvé un grand revers en Allemagne, j'aurais fait proclamer, pour lui fermer à jamais les portes de la France, Bernadotte premier consul ou empereur. Ainsi, d'un autre côté, il le vit d'abord partir pour le nord sans peine, se croyant trop heureux d'être délivré de la présence d'un homme que Savary et ses familiers lui représentaient comme un adversaire qui pouvait devenir redoutable. Croyant même pendant quelques mois qu'il le tiendrait en Suède forcément dans l'orbite de sa politique, il adressa notes sur notes, injonctions sur injonctions, au gouvernement de Charles xiii, pour qu'il tînt ses ports rigoureusement fermés au commerce anglais. Irrité de ce qu'on ne se pressait pas assez de remplir ses vues, il fit enlever par ses corsaires les navires suédois chargés de marchandises coloniales, et persista dans l'occupation de la Poméranie. Des griefs réciproques s'étant ainsi établis, Napoléon donna de nouvelles inquiétudes au gouvernement dont Bernadotte était devenu l'espoir et l'arbitre. Toute l'année 1811 se passa en altercations entre les deux États.
La connaissance que j'avais du caractère de Bernadotte, me faisait assez pressentir qu'il finirait par se jeter dans les bras de la Russie et de l'Angleterre, soit pour garantir l'indépendance de la Suède, soit pour s'assurer l'héritage d'une couronne dont Napoléon se montrait envieux.
Mes anciennes relations avec le prince de Suède donnèrent à l'empereur, par les impressions de Savary, l'idée que j'excitai secrètement Bernadotte à se maintenir récalcitrant envers le cabinet de Saint-Cloud. Je sus bientôt à n'en pouvoir plus douter qu'on m'épiait et qu'on ouvrait mes lettres. Je le demande: qu'aurait-on dit de moi si je ne m'étais pas mis en mesure de me jouer des ridicules investigations d'une police dont je connaissais tous les détours? Je n'ignorais cependant pas ce qui se passait à Stockholm, ni même dans tout le nord; j'avais auprès de Bernadotte le colonel V. C. qui me tenait au courant.
Terminons par quelques réflexions sur la guerre de la péninsule l'esquisse des événemens politiques de 1811 qui nous conduisent à la fatale expédition de Russie. Déjà la résistance des peuples de l'Espagne avait pris le caractère d'une guerre nationale; et c'était Napoléon qui avait ouvert à l'Angleterre ce champ de bataille sur le continent.
Dès le commencement de 1810, la guerre s'était tellement compliquée en Espagne; elle offrait déjà tant de chances à l'ambition et aux rivalités des généraux, que lorsque le roi Joseph vint à Paris assister au mariage de l'empereur, il fit la demande expresse qu'on en retirât toutes les troupes ou qu'elles fussent sous ses ordres immédiats, ou plutôt sous la direction de son major-général. L'empereur se garda bien de lui accorder le rappel des troupes, mais il lui en déféra le commandement. Joseph alors amena de Paris le maréchal Jourdan, qui eut le titre de major-général du roi d'Espagne. Les généraux en chef furent censés sous ses ordres et eurent à rendre compte au roi Joseph et à l'empereur en même temps. Mais ces dispositions ne remédièrent à rien; il y eut toujours plusieurs armées, et les généraux, qui dépendaient à la fois de Paris et de Madrid, s'arrangèrent pour ne dépendre de personne; ils voulaient avant tout rester maîtres des provinces qu'ils occupaient ou qu'ils disputaient à l'ennemi.
Cependant nous avions été chassés deux fois du Portugal, où l'armée anglaise trouvait des ressources infinies et un refuge assuré. Tout aurait dû convaincre Napoléon que, pour assujettir la péninsule, il fallait d'abord faire la conquête de Lisbonne et forcer les Anglais à se rembarquer. Il en avait pris en quelque sorte l'engagement à la face de l'Europe. Mais ici son génie se trouva en défaut, comme dans d'autres circonstances décisives où la fougue et la violence de son caractère auraient dû céder à la profondeur des vues ou tout au moins à la prévision la plus commune. Comment put-il lui échapper qu'il compromettrait non-seulement la conquête de l'Espagne, mais sa propre fortune, en laissant s'élever dans la péninsule une réputation militaire, ennemie? L'Europe avait assez de soldats; elle cherchait un général qui sût les conduire, qui sût résister aux armées françaises, n'importe comment. Il est incroyable que cette vue ait échappé à la sagacité de Napoléon. Ce fut par excès de confiance en lui-même et dans sa fortune. Ainsi, au lieu de marcher en personne à la tête d'une armée formidable pour chasser Wellington du Portugal (la situation du continent le lui permettait), il y envoya Masséna, le plus habile de ses lieutenans, sans doute, d'un rare courage, d'une ténacité remarquable, dont le talent croissait par l'excès du péril, et qui, vaincu, était toujours prêt à recommencer comme s'il eût été vainqueur. Mais Masséna, déprédateur intrépide, était l'ennemi secret de l'empereur qui lui avait fait rendre gorge de trois millions. De même que Soult, il se berça de l'idée qu'il pourrait aussi gagner à la pointe de l'épée une couronne; ils étaient d'ailleurs si séduisans les exemples de Napoléon, de Murat et de Bernadotte! Le cœur de Masséna s'ouvrit aisément à l'ambition de régner aussi à son tour. Plein d'espérance, il se met en marche à la tête de soixante mille soldats; mais, au milieu même des premières difficultés de son expédition, il reçoit l'avis certain que l'empereur est disposé à restituer le Portugal à la maison de Bragance si l'Angleterre consent à lui laisser l'Espagne, et qu'une négociation secrète est ouverte à cet effet. Masséna, piqué, découragé, laisse s'éteindre le feu de son génie militaire. D'ailleurs, dans une opération si décisive, nul ne pouvait suppléer Napoléon; lui seul eût pu sacrifier trente à quarante mille hommes pour emporter les lignes formidables de Torres-Vedras, vraie ceinture d'acier qui couvrait Lisbonne. Tout allait dépendre pourtant de l'issue de cette campagne de 1810, et pour Napoléon et pour l'Europe entière. Ne pas apercevoir cette corélation intime, c'était manquer de tact et de génie.
Qu'arriva-t-il? La campagne fut manquée; lord Wellington triompha; Masséna, tombé dans la disgrâce, vint se morfondre dans les salons des Tuileries, n'obtenant qu'après un mois de sollicitations, une audience particulière où il expliqua les revers de la campagne; et enfin, la guerre de la péninsule, malgré de beaux faits d'armes, offrit dans son ensemble un aspect inquiétant. Suchet, seul, dans les provinces orientales, légua aux Français des titres à une gloire incontestable; il effectua la conquête du royaume de Valence et se suffit constamment à lui-même. Tandis qu'il s'y rendait, pour ainsi dire, indépendant, Soult, qui n'avait pu se faire roi de Portugal, tranchait du souverain en Andalousie; et Marmont, ralliant les débris de l'armée de Portugal, agissait à part sur le Duero et sur la Tormès; en un mot, les lieutenans de Bonaparte gouvernaient militairement, et Joseph n'était qu'un roi fictif. Il ne pouvait déjà plus sortir de Madrid sans avoir une armée pour escorte; plus d'une fois il manqua d'être pris par les guerillas; son royaume n'était point à lui; les provinces que nous occupions n'étaient réellement que des provinces françaises ruinées par nos armées ou dévastées par les guerillas qui nous harcelaient sans cesse. Je pose en fait que tous les revers subséquens de la péninsule se rattachent aux fautes de la campagne de 1810, si faussement conçue et si légèrement entreprise. Vers la fin de 1811, Joseph fit partir le marquis d'Almenara, muni de pleins pouvoirs pour signer à Paris son abdication formelle, ou pour faire reconnaître l'indépendance de l'Espagne. Mais Napoléon, ne songeant plus qu'à la Russie, ajourna ses décisions sur l'Espagne après l'issue de la grande expédition lointaine où il allait s'abîmer.
La guerre de Russie n'a pas été une guerre entreprise pour du sucre et du café, comme l'a d'abord cru le vulgaire, mais une guerre purement politique. Si les causes n'en ont pas été bien comprises, c'est que, voilées par les mystères de la diplomatie, elles ne pouvaient être aperçues que par des observateurs éclairés ou des hommes d'état. Les germes de la guerre de Russie furent renfermés dans le traité même de Tilsitt. Il me suffira, pour le prouver, d'en déduire ici les suites immédiates. La fondation du royaume de Westphalie pour la dynastie napoléonienne; l'accession de la plupart des princes du nord de l'Allemagne à la confédération du Rhin; l'érection du duché de Varsovie, noyau du rétablissement de la Pologne entière, épouvantail toujours mobile dans les mains de son inventeur, et qu'il pouvait tourner à volonté, soit contre la Russie, soit contre l'Autriche; le rétablissement de la république de Dantzick, dont l'indépendance fut garantie, mais dont la sujétion permanente donnait à Napoléon un port et une place d'armes sur la Baltique; enfin, des routes militaires réservées aux armées françaises à travers les États prussiens, ce qui renversait toute barrière jusqu'aux frontières russes, voilà quelles furent les conditions auxquelles souscrivit le cabinet russe, pour des accroissemens éventuels en Turquie, devenus bientôt illusoires. Il n'en fut pas de même, il est vrai, de la Finlande. Toutefois, comment ne pas avouer que si l'autocrate reconnut dans Napoléon un égal, il reconnut aussi un vainqueur qui tôt ou tard se prévaudrait de ses avantages?
Mais, tournant d'abord vers le midi ses vues ambitieuses, l'Espagne, le Portugal et l'Amérique espagnole devinrent les objets immédiats de sa convoitise. De là pour l'empire russe le répit qu'offrait un traité captieux. Il n'en coûtait rien d'ailleurs à Napoléon pour fasciner les yeux de ceux qu'il caressait en méditant leur ruine. J'avais su, dans le temps, à quoi m'en tenir relativement à ses vues sur la Russie, et j'avoue qu'alors, séduit moi-même par la grandeur de ses plans, j'avais espéré le rétablissement de la Pologne, fondée sur sa liberté; mais Napoléon, repoussant Kosciusko, ou du moins cherchant à l'attirer dans un piége, je compris qu'il ne s'agissait que d'étendre au-delà de la Vistule sa domination, et l'exemple des ravages de l'Espagne remit plus de rectitude dans mon jugement.
Du reste, il était bien entendu que, pour conserver la paix, l'empereur Alexandre devait complaire en tout à Napoléon, à son cabinet, à ses ministres, à ses ambassadeurs, et qu'il ne lui fallait s'écarter en rien de l'obligation de reconnaître sa suprématie et d'obéir à ses volontés.
Tout en procédant à la conquête de l'Espagne, Napoléon avait mis la dernière main à son système fédéral, et s'acheminait ainsi à la monarchie universelle. Survint la dernière défaite de l'Autriche, le mariage forcé d'une archiduchesse, et le changement opéré dans la politique de cette puissance. Alors toute espérance disparut pour le continent européen de pouvoir secouer le joug aussi long-temps que l'empereur Alexandre resterait d'accord avec le chef de l'Empire fédéral, appelé déjà le grand Empire. Mais le moyen de respirer à côté d'une ambition si infatigable? On commençait en Russie même à reconnaître que les suites infaillibles du système continental, pour toute nation qui s'y livrait, étaient la ruine du commerce et de l'industrie, l'établissement d'impôts devenus accablans, le fardeau de grandes armées presqu'étrangères à leurs princes, et des princes incapables de protéger leurs sujets tremblans devant l'arbitre de l'Europe.
L'empereur Alexandre ouvrit enfin les yeux après trois années d'une alliance équivoque et onéreuse; il jugea qu'il était temps de rallier toutes les forces de son Empire pour en assurer l'indépendance. Napoléon, averti par ses émissaires que le parti anti-français, ou des vieux Russes, commençait à prévaloir dans le cabinet de Saint-Pétersbourg, en revint, à l'égard de la Russie, à son plan de 1805 et 1806, qu'il n'avait ajourné alors que dans la vue d'en mieux préparer l'exécution.
Voici ce plan: Diviser, anéantir l'empire russe ou contraindre l'empereur Alexandre à faire une paix humiliante, suivie d'une alliance dont le rétablissement de la Pologne et la dissolution de l'empire du croissant eussent été la base et le prix entre la Russie, la France et l'Autriche. Alors, accession de toute l'Europe au système continental, qui masquait pour Bonaparte la domination universelle.
Mais d'abord il fallait gagner la Russie en l'intimidant, ou bien lui faire une guerre à mort pour anéantir sa puissance ou la rejeter en Asie. De longue main, on s'occupait à ébranler la fidélité des Polonais, en préparant les esprits par des négociations ténébreuses.
Quand Napoléon eut décidé que tous les ressorts de sa diplomatie seraient mis en jeu dans le nord, il changea son ministre des affaires étrangères, la complication de tant d'intrigues et de manœuvres devenant au-dessus, non pas du zèle, mais des forces de Champagny-Cadore.
Napoléon ne crut pas devoir confier le poids d'aussi grandes affaires à d'autres qu'à Maret, chef de son secrétariat; c'est-à-dire que toutes les affaires du dehors furent dès ce moment concentrées dans son cabinet même, et ne reçurent plus d'autre impulsion que la sienne. Sous ce point de vue, Maret, vraie machine officielle, était bien ce qu'il fallait à l'empereur. Sans être un méchant homme, il admirait réellement son maître, dont il connaissait toutes les pensées, tous les secrets, tous les penchans. Il était de plus son écrivain confidentiel, celui qui savait le mieux coudre ou rendre en phrases grammaticales ses sorties et ses improvisations politiques. C'était lui également qui tenait le registre secret sur lequel l'empereur faisait établir des notes sur les hommes de tous les pays et de tous les partis, qui pouvaient lui être utiles, de même que sur les hommes qu'on lui signalait, et dont il soupçonnait les intentions. Il avait également le tarif des cours et des personnages pensionnés d'un bout de l'Europe à l'autre; enfin, c'était lui qui, depuis long-temps, dirigeait les émissaires du cabinet. Constamment dévoué aux caprices de Napoléon, et n'opposant à ses brusqueries que le calme d'une résignation imperturbable, ce fut de bonne foi et s'imaginant suivre la ligne de ses devoirs, que Maret se prêta sans scrupule à des procédés attentatoires à la sûreté des États. Jamais il ne lui vint dans l'idée de combattre les volontés de Napoléon; aussi jouit-il d'une faveur toujours croissante.
Ces mystères du cabinet, le ton insolite de quelques-unes des notes de 1811, l'indice de grands préparatifs ordonnés dans le secret, de manœuvres, d'intrigues au-dehors donnèrent l'éveil à la Russie. Déjà même le czar avait jugé qu'il était temps de pénétrer les projets de Napoléon, et voulant une autre garantie que celle de son ambassadeur Kourakin, trop cajolé à Saint-Cloud et partisan du système continental, il avait dépêché à Paris, dès le mois de janvier, avec une mission diplomatique, le comte de Czernitscheff. Ce jeune seigneur, colonel d'un régiment de cosaques de la garde impériale russe, se fit d'abord remarquer à la cour de Napoléon par sa politesse et par ses manières chevaleresques. Il parut dans tous les cercles et dans toutes les fêtes; il y obtint, de même que dans la haute société, des succès tels qu'il fut bientôt à la mode auprès de toutes les dames qui se disputaient l'empire des grâces et de la beauté. Toutes aspiraient à recevoir les hommages de l'aimable et sémillant envoyé d'Alexandre; il parut d'abord hésiter; enfin, ce fut à la duchesse de R.... que le Paris de la Newa donna la pomme. Cette intrigue fit d'autant plus de bruit que l'empereur, et non son ministre de la police, soupçonna le premier que, sous le voile de la galanterie, sous des dehors aimables et légers, l'envoyé russe masquait une mission d'investigation politique. Les soupçons redoublèrent lorsqu'on le vit revenir avec une nouvelle mission un mois après son départ. Confus d'avoir été prévenu et averti par son maître, Savary, pour lui complaire, charge son faiseur, Esmenard, de décocher quelques traits piquans, mais détournés, à l'émissaire du czar. La veille même de son arrivée[23], l'écrivain semi-officiel insère dans le Journal de l'Empire un article où l'on rappelait les courses d'un officier au service de Russie, nommé Bower, que le prince Potemkin envoyait tantôt choisir un danseur à Paris, tantôt chercher de la boutargue en Albanie, des melons d'eau à Astracan et des raisins en Crimée. L'allusion était sensible; Czernitscheff y vit une insulte; il s'en plaignit avec fermeté de concert avec son ambassadeur. L'intention de Napoléon n'étant pas de brusquer une rupture, il feignit d'être irrité d'une satire dont il avait fourni lui-même l'idée, et, pour réparation, il prononça la disgrâce apparente d'Esmenard qu'on exila temporairement à Naples, mais couvert d'or et comblé de faveurs secrètes. Elles lui furent fatales: entraîné deux mois après[24] par des chevaux fougueux dans un précipice sur le chemin de Fondi, ce malheureux expira la tête brisée contre un rocher.
Cependant Napoléon et ses ministres ne cessaient de se plaindre, à Saint-Pétersbourg, de l'effet produit par l'ukase du 31 décembre, qui servait les intérêts de l'Angleterre en permettant l'introduction de ses denrées coloniales. Les journaux de Paris annonçaient même fréquemment que des vaisseaux anglais étaient admis dans les ports russes. Dès-lors, les hommes clairvoyans purent juger qu'une nouvelle rupture était inévitable. On sut que le motif apparent d'irritation masquait des griefs politiques devenus l'objet de vifs débats entre les deux empires. Dans l'automne de 1811, cette guerre fut regardée en Angleterre même, comme imminente, et le cabinet de Londres fut dès-lors persuadé que Napoléon ne pourrait envoyer à ses armées d'Espagne les renforts que réclamait son frère Joseph.
C'est à partir aussi de cette époque, présente encore à ma mémoire, que par le seul effet des bruits et des conjectures répandus dans le monde et répétés dans toutes les classes, se forma cette préoccupation publique accompagnée d'une si vive attente qui, pendant six ou huit mois, dominant tous les esprits, dirigea toutes les pensées sur l'entreprise immense que méditait Napoléon. J'en étais absorbé au point que dès le commencement de l'été, j'avais éprouvé le plus vif désir de me rapprocher de la capitale; j'espérais y faire changer ma position, et par là me trouver en mesure de présenter à l'empereur, s'il en était temps encore, quelques réflexions capables ou de le faire changer de dessein ou de le porter à modifier ses projets, car un secret pressentiment semblait m'avertir que cette fois il courait à sa perte.
Il se présentait d'assez grandes difficultés. D'abord je ne pouvais me dissimuler que j'étais devenu, pour l'empereur, un objet de soupçon et d'inquiétude; je savais que l'ordre de surveiller mes démarches avait été donné à plusieurs reprises, mais que la haute police s'était trouvée si en défaut qu'elle avait cru devoir alléguer que mon trop grand éloignement et mon genre de vie rendaient sa surveillance illusoire; qu'en un mot, j'échappais avec une adresse infinie à toutes les investigations. Je partis de cette donnée pour fonder le succès de la demande directe que j'adressai à l'empereur par l'intermédiaire de Duroc; je la fis adroitement appuyer par le comte de Narbonne, dont la faveur était croissante.
J'alléguai que le climat du Midi nuisait singulièrement à ma santé; que tel était l'avis des médecins; que d'ailleurs, sous le rapport des intérêts de ma famille, un séjour de quelques mois dans ma terre de Pont-Carré devenait indispensable; que j'éprouverais une grande douceur à pouvoir me retirer dans une solitude pour laquelle j'avais eu dans tous les temps une prédilection décidée. J'y fus autorisé sur le champ; mais Duroc me donnait en même temps l'avis confidentiel de vivre à Ferrières dans la plus grande réserve, afin de ne donner aucun ombrage, d'autant plus que j'avais contre moi la police et de grandes préventions. Je changeai donc de résidence, mais sans éclat et pour ainsi dire incognito. Arrivé à Ferrières, j'y vécus tout-à-fait dans l'isolement, ne recevant personne, ne m'occupant en apparence que de fortifier ma santé, d'élever mes enfans et d'améliorer mes terres. Là, il fallut user d'abord de précautions infinies pour recevoir de Paris, dont j'étais si rapproché, les informations secrètes dont je m'étais fait une habitude invincible. Je sentis bientôt que, vu la gravité de conjonctures, rien ne pourrait suppléer aux conversations expansives que j'avais l'art de provoquer sans avoir jamais eu à me reprocher aucun abus de confiance; mais ici ce n'était plus qu'à la dérobée et de loin en loin que je pouvais me procurer quelques entretiens furtifs avec des personnes sûres et dévouées. Quand il m'en venait, elles ne pénétraient jamais chez moi qu'à l'insu de mes gens, par une petite porte dont j'avais seul la clef, et protégées par les ombres de la nuit. C'était dans un coin de mon château que je les recevais, et où nous ne pouvions être entendus ni surpris.
De tous les hommes qui tenaient au gouvernement, ou qui en faisaient partie, l'estimable et digne Malouet fut le seul qui eût le courage de venir me visiter à découvert et sans aucun mystère. Ce fut alors que je pus réellement juger tout le mérite de cet homme rare. Je fus profondément touché de le voir braver ainsi l'autorité pour venir tendre la main à un ancien condisciple, à un ami de son adolescence[25]; et pourtant nous avions eu en politique des opinions opposées, que de fortes nuances séparaient encore. Lui fut toujours un royaliste sage et modéré; moi, j'avais été républicain exalté; que dis-je, hélas!... Aussi Malouet à sa rentrée en France avait-il rapporté contre moi de trop justes préventions. Elles ne se dissipèrent que lorsqu'il put juger par lui-même qu'il retrouvait en moi un autre homme, mûri par l'expérience et par la réflexion, n'usant du grand pouvoir dont j'étais investi que pour désarmer les passions hostiles et cicatriser les plaies de la révolution. Il me rendit alors justice, et finit par me vouer une amitié inviolable. Ce doux sentiment qu'il a emporté au tombeau est certes le gage le plus honorable que je puisse offrir à mes amis et à mes ennemis.
Qu'ils furent délicieux et profonds nos épanchemens mutuels! Quoique séparés par des nuances d'opinions, nous nous retrouvâmes bientôt sur le même terrain, apercevant les écarts du pouvoir avec les mêmes yeux, pénétrés des mêmes inquiétudes, et persuadés que l'Europe touchait à l'une des plus fortes crises sociales qui eût jamais agité les nations. La guerre de Russie, regardée comme inévitable, et l'extravagante ambition du chef de l'État, furent le texte de nos commentaires et de nos réflexions. J'appris de Malouet que Napoléon avait proposé à l'empereur de Russie de faire passer à son ambassadeur Kourakin des pouvoirs pour entrer en négociation sur les trois points en litige, savoir: 1º. L'ukase du 31 décembre qui, selon notre cabinet, avait annulé le traité de Tilsitt et les conventions qui l'avaient suivi; 2º. la protestation de l'empereur Alexandre contre la remise du duché d'Oldembourg, la Russie n'ayant pas le droit, selon notre cabinet, de s'immiscer dans ce qui concernait un prince de la Confédération du Rhin; 3º. l'ordre que l'empereur Alexandre avait donné à son armée de Moldavie de se porter sur les confins du duché de Varsovie. Mais Alexandre, dont les yeux étaient ouverts déjà sur les suites de son alliance avec Napoléon, venait d'éluder sa proposition, promettant toutefois d'envoyer à Paris le comte de Nesselrode, qui dans sa confiance avait remplacé le comte de Romanzoff.
Tout bien examiné, nous regardâmes les points en litige comme des prétextes mis réciproquement en avant pour masquer la véritable question d'état; elle résidait dans la puissance et la rivalité de deux empires désormais trop près l'un de l'autre pour ne pas se disputer la prééminence continentale. Tout en regardant comme inutiles et impuissantes les représentations que je me proposais d'adresser à Napoléon dans un Mémoire sur le danger de cette nouvelle guerre, Malouet ne chercha point à m'en dissuader; il me dit que ce serait une espèce de protestation que je devais à mon pays, à moi-même, à l'importance de l'emploi que j'avais occupé, et dont il convenait que je prisse acte pour l'acquit de ma conscience. Je lui en montrai l'ébauche qu'il approuva, en me faisant observer toutefois que je ne devais pas trop me presser, car rien d'officiel ni d'ostensible ne pouvant motiver ma sollicitude, j'aurais l'air d'avoir pénétré le secret de l'État; que ce serait à moi seul à saisir le moment le plus opportun, qui vraisemblablement ne se ferait pas attendre. Nous nous séparâmes, et je me remis au travail.
L'empereur, dans le dessein de se concilier ses nouveaux sujets de Hollande, partit en septembre pour faire un voyage le long des côtes. A son retour, il s'occupa immédiatement de ses immenses préparatifs, afin de porter la guerre en Russie. Il y eut, pour la forme, quelques conseils privés, auxquels n'assistèrent que les plus serviles instrumens du pouvoir. Jamais Napoléon ne l'avait exercé, matériellement et moralement, d'une manière plus absolue, tenant les ministres et le Conseil d'état dans sa dépendance, par le Sénat au moyen de sénatus-consultes qui émanaient de son cabinet, et pouvant se passer du Corps législatif au moyen du Sénat, et de tous les deux par le Conseil d'état encore plus sous sa main. Il ne tenait plus d'ailleurs aucun compte de l'avis de ses ministres, et gouvernait moins par des décrets soumis par eux à son approbation, que par des actes qui lui étaient secrètement inspirés par ses correspondans, ses confidens, et plus souvent encore qui n'étaient dus qu'à ses propres inspirations ou à sa fougue. On a vu comment l'adulation s'était emparée de sa cour, de ses grands, de ses ministres et de son Conseil. L'éloge était devenu si outré, que l'adoration fut de commande et dès ce moment devint honteuse.
Les bruits de guerre avec la Russie acquérant chaque jour plus de consistance, devinrent, par l'attente publique, le sujet de toutes les conversations et de tous les entretiens. Les actes même du gouvernement commencèrent enfin à soulever le voile. Le 20 décembre, un sénatus-consulte mit à sa disposition cent vingt mille hommes de la conscription de 1812. Le discours de l'orateur du gouvernement et le rapport de la commission du Sénat ne furent pas rendus publics, motif de plus pour tout rapporter à la prochaine rupture.
J'avais coordonné toutes mes idées sur les dangers de s'engager dans cette guerre lointaine qui ne pouvait ressembler à aucune autre; je n'avais plus qu'à mettre au net mon mémoire qu'il était temps de présenter. Il se divisait en trois sections. Dans la première, je traitais de l'inopportunité de la guerre de Russie, et je tirais mes principaux argumens du danger qu'il y aurait à l'entreprendre au moment même où celle d'Espagne, au lieu de s'éteindre, s'enflammait de plus en plus. J'établissais, par des exemples, que c'était une combinaison tout-à-fait contraire aux règles de la politique consacrée même par les nations conquérantes. Dans la seconde section, je traitais des difficultés de cette guerre en elle-même, difficultés, pour ainsi dire, intrinsèques, et je déduisais mes raisonnemens de la nature du pays, du caractère de ses habitans, sous le double point de vue des grands et du peuple. Je n'oubliais pas non plus le caractère de l'empereur Alexandre, que j'étais fondé à croire mal jugé ou mal compris. Enfin, dans la troisième et dernière partie je traitais des conséquences probables de cette guerre dans les deux hypothèses d'un plein succès ou d'un grand revers. Dans le premier cas, j'établissais que prétendre arriver à la monarchie universelle par la conquête de la Russie qui confine à la Chine, serait une brillante chimère; que de Moscou le vainqueur voudrait incontestablement se rabattre sur Constantinople d'abord, et de Constantinople sur le Gange, par suite de ce même élan irrésistible qui avait poussé jadis, au-delà de toutes les bornes de la raison d'état, Alexandre-le-Macédonien, puis un autre génie, bien plus réfléchi et plus profond, Jules César, qui, à la veille d'entreprendre la guerre des Parthes (les Russes de cette époque) nourrissait la folle espérance de faire, avec ses légions victorieuses, le tour du monde connu. On sent bien qu'avec un texte pareil je ne pouvais rester au-dessous de mon sujet sous le point de vue des considérations générales.»Sire, disais-je à Napoléon, vous êtes en possession de la plus belle monarchie de la terre; voudrez-vous sans cesse en étendre les limites pour laisser à un bras moins fort que le vôtre un héritage de guerre interminable? Les leçons de l'histoire rejettent la pensée d'une monarchie universelle. Prenez garde que trop de confiance dans votre génie militaire ne vous fasse franchir les bornes de la nature et heurter tous les préceptes de la sagesse. Il est temps de vous arrêter. Vous avez atteint, sire, ce point de votre carrière où tout ce que vous avez acquis devient plus désirable que tout ce que de nouveaux efforts pourraient vous faire acquérir encore. Toute nouvelle extension de votre domination, qui déjà passe toute mesure, est liée à un danger évident, non-seulement pour la France, déjà peut-être accablée sous le poids de vos conquêtes, mais encore pour l'intérêt bien entendu de votre gloire et de votre sûreté. Tout ce que votre domination pourrait gagner en étendue elle le perdrait en solidité. Arrêtez-vous, il en est temps; jouissez enfin d'une destinée qui est sans aucun doute la plus brillante de toutes celles que, dans nos temps modernes, l'ordre de la civilisation ait permis à une imagination hardie de désirer et de posséder.
»Et quel Empire voulez-vous aller subjuguer? L'Empire russe qui est assis sur le pôle et adossé à des glaces éternelles; qui n'est attaquable qu'un quart de l'année; qui n'offre aux assaillans que les rigueurs, les souffrances, les privations d'un sol désert, d'une nature morte et engourdie? C'est l'Antée de la fable dont on ne saurait triompher qu'en l'étouffant dans ses bras. Quoi! Sire, vous vous enfonceriez dans les profondeurs de cette moderne Scythie sans tenir compte ni de la dureté et de l'inclémence du climat, ni de la pauvreté du pays qu'il vous faudra traverser, ni des chemins, des lacs, des forêts qui suffisent seuls pour arrêter votre marche, ni de l'énorme fatigue et des dangers de toute espèce qui épuiseront votre armée telle formidable qu'elle puisse être? Aucune force au monde, sans doute, ne pourra vous empêcher de passer le Niémen, de vous enfoncer dans les déserts, dans les forêts de la Lithuanie; mais vous trouverez la Dwina bien plus difficile à surmonter que le Niémen, et vous serez encore à cent lieues de Pétersbourg. Là, il vous faudra choisir entre Pétersbourg et Moscou. Quelle balance, grand Dieu! que celle qui vous fera pencher pour l'une de ces deux capitales! Dans l'une ou dans l'autre se trouvera le destin de l'univers.
»Quels que soient vos succès, les Russes vous disputeront pied à pied ces contrées difficiles où vous ne trouverez rien de ce qui alimente la guerre. Il vous faudra tout tirer de deux cents lieues. Tandis que vous aurez à combattre, que vous aurez à livrer trente batailles, peut-être, la moitié de votre armée sera employée à couvrir des communications trop faibles, interrompues, menacées, coupées par des nuées de cosaques. Craignez que tout votre génie ne soit impuissant pour conjurer la perte de votre armée, en proie aux fatigues, à la faim, à la nudité, à la dureté du climat; craignez d'être réduit ensuite à venir combattre entre l'Elbe et le Rhin! Sire, je vous en conjure, au nom de la France, au nom de votre gloire, au nom de votre sûreté et de la nôtre, remettez l'épée dans le fourreau; songez à Charles xii. Ce prince, il est vrai, ne pouvait pas disposer, comme vous, des deux tiers de l'Europe continentale, et d'une armée de six cent mille hommes; mais, de son côté, le czar Pierre n'avait pas quatre cent mille hommes et cinquante mille cosaques. Il avait, direz-vous, une âme de fer, et la nature a départi le caractère le plus doux à l'empereur Alexandre; mais ne vous y méprenez pas, la douceur n'exclut pas la fermeté de l'âme, surtout quand il s'agit d'intérêts si puissans. D'ailleurs, n'aurez-vous pas contre vous son Sénat, la majorité des grands, la famille impériale, un peuple fanatisé, des soldats endurcis, et les intrigues du cabinet de Saint-James? Déjà, si la Suède vous échappe, c'est par la seule influence de son or. Craignez que cette île irréconciliable n'ébranle la fidélité de vos alliés; craignez, sire, que vos peuples ne vous taxent d'une ambition irréfléchie et ne se préoccupent trop de la possibilité d'une grande infortune. Votre puissance et votre gloire ont assoupi bien des passions hostiles; un revers inattendu pourrait ébranler tous les fondemens de votre Empire.»
Ce mémoire terminé, je fis demander à l'empereur une audience. On m'introduisit dans son cabinet aux Tuileries. A peine m'aperçoit-il, que, prenant un air aisé: «Vous voilà, M. le duc; je sais ce qui vous amène.—Comment, sire!—Oui, je sais que vous avez un mémoire à me présenter.—Cela n'est pas possible.—Je le sais; n'importe, donnez, je le lirai; je n'ignore cependant pas que la guerre de Russie n'est pas plus de votre goût que la guerre d'Espagne.—Sire, je ne pense pas que celle-ci soit tellement heureuse qu'on puisse se battre à la fois sans danger au-delà des Pyrénées et au-delà du Niémen; le désir et le besoin de voir s'affermir à jamais la puissance de Votre Majesté, m'ont donné le courage de lui soumettre quelques observations sur la crise présente.—Il n'y a pas de crise; c'est ici une guerre toute politique; vous ne pouvez pas juger de ma position ni de l'ensemble de l'Europe. Depuis mon mariage, on a cru que le lion sommeillait; on verra s'il sommeille. L'Espagne tombera dès que j'aurai anéanti l'influence anglaise à Saint-Pétersbourg; il me fallait huit cent mille hommes, et je les ai; je traîne toute l'Europe avec moi, et l'Europe n'est plus qu'une vieille p.... pourrie dont je ferai tout ce qui me plaira avec huit cent mille hommes. Ne m'avez-vous pas dit autrefois que vous faisiez consister le génie à ne rien trouver d'impossible? Eh bien, dans six ou huit mois vous verrez ce que peuvent les plus vastes combinaisons réunies à la force qui sait mettre en œuvre. Je me règle d'après l'opinion de l'armée et du peuple plus que par la vôtre, messieurs, qui êtes trop riches, et qui ne tremblez pour moi que parce que vous craignez la débâcle. Soyez sans inquiétude; regardez la guerre de Russie comme celle du bon sens, des vrais intérêts, du repos et de la sécurité de tous. D'ailleurs, qu'y puis-je, si un excès de puissance m'entraîne à la dictature du monde? N'y avez-vous pas contribué, vous et tant d'autres qui me blâmez aujourd'hui, et qui voudriez faire de moi un roi débonnaire? Ma destinée n'est pas accomplie; je veux achever ce qui n'est qu'ébauché. Il nous faut un code européen, une cour de cassation européenne, une même monnaie, les mêmes poids et mesures, les mêmes lois; il faut que je fasse de tous les peuples de l'Europe le même peuple, et de Paris la capitale du monde. Voilà, monsieur le duc, le seul dénouement qui me convienne. Aujourd'hui, vous ne me serviriez pas bien, parce que vous vous imaginez que tout va être remis en question; mais avant un an vous me servirez avec le même zèle et la même ardeur qu'aux époques de Marengo et d'Austerlitz. Vous verrez encore mieux que tout cela; c'est moi qui vous le dis. Adieu, monsieur le duc; ne faites ni le disgracié, ni le frondeur, et mettez en moi un peu plus de confiance.»
Je me retirai stupéfait, après avoir fait une révérence profonde à l'empereur, qui me tourna le dos. Remis de l'étourdissement que m'avait fait éprouver ce singulier entretien, je commençais à réfléchir comment l'empereur avait pu être si exactement informé de l'objet de ma démarche. N'y concevant rien, je courus chez Malouet, dans l'idée que peut-être quelque indiscrétion involontaire de sa part aurait mis sur la voie la haute police, ou l'un des correspondans de l'empereur. Je m'en expliquai; mais, convaincu bientôt par les protestations de l'homme le plus probe de l'Empire que rien ne lui avait échappé, je trouvai l'incident d'autant plus bizarre, que mes soupçons ne pouvaient se porter sur un tiers. Comment donc l'empereur avait-il pu être informé que je devais lui présenter un mémoire? J'étais donc épié dans mon intérieur? Tout-à-coup il me vint un trait de lumière; je me rappelai qu'un jour, un homme s'était introduit subitement chez moi sans donner le temps à mon valet-de-chambre de l'annoncer, et qu'il s'était servi d'un prétexte spécieux pour m'entretenir. J'en inférai sur-le-champ, après avoir rallié tous les indices, que c'était un émissaire. En récapitulant tout ce qui avait eu lieu, mes soupçons prirent consistance. J'allai aux enquêtes, et j'appris que cet homme, nommé B...., était un émigré rentré qui avait acheté près de mon château un petit domaine qu'il n'avait pas payé encore; qu'il était maire de sa commune; mais que tout indiquait que c'était un intrigant et un fourbe. Je me procurai de son écriture, et je la reconnus pour être celle d'un ancien agent, chargé à Londres de l'espionnage des Bourbons, des émigrés de marque et des chefs de chouans. J'avais son numéro de correspondance, et cette donnée me suffit pour faire mettre la main dans les bureaux sur les rapports de ce drôle. Un de mes anciens employés se chargea de tout éclaircir: il y parvint. Voici ce qui s'était passé.
Savary, ayant reçu de l'empereur l'injonction de lui rendre compte de ce que faisait l'ex-ministre Fouché dans son château de Ferrières, fit un premier rapport annonçant qu'il était à la recherche d'un agent assez adroit pour remplir les intentions de Sa Majesté. Toutefois il prévenait l'empereur que l'investigation était d'une nature délicate, l'ex-ministre étant invisible pour tous les étrangers, personne, même les gens du pays, n'ayant accès dans son château. Après quelques recherches, Savary jeta les yeux sur le sieur B.... Il mande cet homme, d'une haute taille, d'un abord gracieux, d'un caractère insinuant, fin, adroit, grand parleur, ne se rebutant jamais. Il lui dit: «Monsieur, vous êtes maire de votre commune; vous connaissez le duc d'Otrante, ou du moins vous avez été en correspondance avec lui, et vous avez dû vous former une idée de son caractère et de ses habitudes; il faut me rendre compte de ce qu'il fait à Ferrières; il le faut absolument, l'empereur veut le savoir.—Monseigneur, répond B...., vous me donnez là une commission bien difficile à remplir; je la regarde presque comme impossible. Vous connaissez le personnage; il est défiant, soupçonneux, sur ses gardes; il est d'ailleurs inaccessible; comment et sous quel prétexte puis-je pénétrer chez lui? En vérité je ne le puis pas.—N'importe, répond le ministre, il faut absolument remplir cette mission, à laquelle l'empereur attache une grande importance; j'attends de vous cette nouvelle preuve de dévouement à la personne de l'empereur. Partez, et ne revenez pas sans résultat; je vous donne quinze jours.»
B...., dans le plus grand embarras, va et vient, prend des informations, et apprend, par voie indirecte, qu'un de mes fermiers est poursuivi par mon homme d'affaires, pour complication de fermages arriérés. Il va le voir, le circonvient; et, feignant un intérêt pressant, il obtient de lui communication des pièces. Muni de ses papiers, il prend un cabriolet, et se présente, avec une mise soignée, à la grille de mon château, s'annonçant comme étant le maire d'une commune voisine, qui prend un grand intérêt à une famille malheureuse, poursuivie injustement. Arrêté d'abord à la grille, il cajole mon concierge, qui le laisse pénétrer jusqu'au perron. Là, mon valet-de-chambre s'oppose à ce qu'il entre dans mon appartement. Sans se rebuter, B.... prie, sollicite, devient pressant, et obtient d'être annoncé; mais au moment où le valet-de-chambre ouvre la porte de mon cabinet, il le pousse et entre; j'étais à mon bureau la plume à la main.
L'arrivée subite d'un étranger me surprit; je lui demandai ce qu'il me voulait: «Monseigneur, me dit B...., je viens solliciter auprès de vous une grâce, un acte de justice et d'humanité très-urgent; je viens vous supplier de sauver d'une ruine totale un malheureux père de famille;» et ici il emploie toute sa rhétorique pour me toucher en faveur de son client; il m'explique très-bien toute cette affaire. Après un moment d'hésitation, je me lève et vais chercher dans un carton les papiers relatifs à mes fermages. Tandis que, le dos tourné, je cherche les pièces, B...., sans cesser de parler, parvient, quoiqu'à rebours, à déchiffrer sur mon cahier quelques lignes de mon écriture; et ce qui le frappe surtout ce sont les initiales V. M. I. et R., qui en ressortent; il en tire l'induction que je m'occupe d'un mémoire destiné à être présenté à l'empereur. De retour à mon bureau, après deux ou trois minutes de recherches, et séduit par les belles paroles de cet homme, j'arrange avec lui l'affaire, de la meilleure foi du monde, et à la satisfaction de son client; je le congédie ensuite en lui témoignant quelque gré de m'avoir porté à une action louable. B.... sort et court rendre compte à Savary de ce qu'il a vu chez moi. Savary se hâte d'aller porter son rapport à l'empereur. J'avoue que lorsque les détails de cette espèce de mystification me furent connus, j'en fus piqué au vif. J'avais de la peine à me pardonner d'avoir été ainsi joué par un drôle, de qui, pendant long-temps j'avais reçu de Londres les rapports secrets, et au profit de qui j'ordonnançais, chaque année, une somme de vingt mille francs. On verra plus tard[26] que je ne me laissai point dominer par trop de ressentiment.
Cette intrigue était misérable; j'en tirai pourtant un avantage de position qui me donna plus de sécurité et de confiance, tout en me maintenant dans mon système de circonspection et de réserve. Il était évident qu'une grande partie des ombrages de Napoléon à mon égard étaient dissipés, et que je n'avais plus à craindre, au moment où il allait s'enfoncer en Russie, d'être l'objet d'aucune mesure inquisitoriale et vexatoire. Je savais que dans un conseil de cabinet, où l'empereur n'avait appelé que Berthier, Cambacérès et Duroc, on avait agité la question de savoir s'il était de l'intérêt du gouvernement qu'on s'assurât, par l'arrestation ou par un exil sévère, de M. de Talleyrand et de moi; et que, tout bien considéré, l'idée de ce coup d'État avait été abandonné comme impolitique et inutile; impolitique, en ce qu'il aurait trop ébranlé l'opinion et inquiété l'avenir des hauts fonctionnaires et dignitaires; inutile, en ce qu'on ne pouvait citer aucun acte de notre part ni aucun fait à notre charge, qui pût motiver une telle mesure. Préoccupé d'ailleurs par les préparatifs de l'expédition de Russie, le gouvernement éprouvait, d'un autre côté, des inquiétudes plus réelles et des contrariétés plus affligeantes. La France souffrait de plus en plus de la disette des grains. Il y eut des soulèvemens en divers lieux; on les comprima par la force, et des commissions militaires firent passer par les armes un grand nombre de malheureux que le désespoir avait égarés. Ce ne fut pas sans horreur qu'on apprit que parmi les victimes de ces exécutions sanglantes il s'était trouvé, dans la ville de Caen, une femme.
Il fallut pourtant bien soulever une partie du voile qui dérobait le mystère des grands préparatifs hostiles dont tout le nord de l'Allemagne était déjà le théâtre. Le Sénat fut assemblé extraordinairement pour recevoir la communication de deux rapports qui étaient censés avoir été adressés à l'empereur; l'un par le ministre des relations extérieures, l'autre par le ministre de la guerre. Cette jonglerie, à la fois guerroyante et diplomatique, n'avait pas d'autre but que celui d'obtenir un rappel au service militaire, des hommes que la conscription avait épargnés, et la formation des cohortes du premier ban, d'après une nouvelle organisation de la garde nationale, qui divisait en trois bans ou trois catégories l'immense majorité de notre population virile.
Il n'y avait pas d'exagération, cette fois, à considérer la France comme un vaste camp, d'où nos phalanges s'élançaient de toutes parts sur l'Europe comme sur une proie. Pour colorer cet appel des classes qui se trouvaient libérées de la conscription, il fallut un mobile et des prétextes nouveaux, puisqu'on ne voulait point encore révéler le vrai motif de mesures si extraordinaires. Maret parla au Sénat de la nécessité de forcer l'Angleterre à reconnaître le droit maritime établi par les stipulations du traité d'Utrecht, stipulations que la France avait abandonnées à Amiens. Mais la levée du premier ban des gardes nationales fut accordée par un sénatus-consulte et cent cohortes furent mises à la disposition du gouvernement; nous étions au Sénat d'une docilité et d'une souplesse admirables.
En même temps on signait les deux traités d'alliance et de secours réciproques avec la Prusse et l'Autriche. Il n'y avait plus de doute, Napoléon allait attaquer la Russie, non-seulement avec ses propres forces, mais encore avec les soldats de l'Allemagne et de tous les petits souverains qui ne pouvaient plus se mouvoir que dans l'orbite de sa puissance.
La guerre était tout-à-fait décidée quand il fit ouvrir, par son ministre intime, de nouvelles négociations avec Londres, mais tard et maladroitement. Quelques personnes, au fait de toutes les intrigues, m'assurèrent alors que le cabinet se servait de ce grossier expédient, de concert avec les principaux Russes du parti français; se voyant à la veille d'être expulsés des conseils de St. Pétersbourg, ils s'étaient imaginés que l'empereur Alexandre, effrayé par l'idée de la possibilité d'un arrangement entre la France et l'Angleterre, rentrerait dans le système continental, pour ne pas rester isolé, et qu'il fléchirait de nouveau sous la volonté de Napoléon. Quoi qu'il en soit, Maret écrivit à lord Castlereagh une lettre contenant les propositions suivantes: Renoncer à toute extension du côté des Pyrénées, déclarer indépendante la dynastie actuelle de l'Espagne, et garantir l'intégrité de cette monarchie; garantir à la maison de Bragance l'indépendance et l'intrégrité du Portugal, de même que le royaume de Naples à Joachim, et le royaume de Sicile à Ferdinand iv. Quant aux autres objets de discussion, notre cabinet proposait de les négocier sur cette base, que chaque puissance garderait ce que l'autre ne pourrait lui ravir par la guerre. Lord Castlereagh se contenta de répondre que si, par dynastie actuelle de l'Espagne, il était question du frère du chef du gouvernement français, et non de Ferdinand vii, il lui était ordonné, par son souverain, de déclarer franchement qu'il ne pouvait recevoir aucune proposition de paix établie sur cette base. Il fallut en rester là. Confus de ses ouvertures, notre cabinet, qui n'avait eu en vue que d'amener la Russie à quelqu'acte de faiblesse, s'aperçut trop tard qu'il avait imprimé à notre diplomatie un caractère de versatilité, de mauvaise foi et d'ignorance.
Comme tout se passait dans le secret du cabinet, ce qui déroutait le plus les politiques, c'est qu'en France, et même en Russie, on gardait encore, tout en faisant d'immenses préparatifs, les dehors de la bonne intelligence. L'empereur Alexandre avait toujours son ambassadeur à Paris, et Napoléon son ambassadeur à Saint-Pétersbourg; mais de plus, Alexandre entretenait à Paris le comte de Czernitscheff, son diplomate de confiance. Cet aimable Russe, au milieu des dissipations d'une cour brillante et des mystères de plus d'une intrigue amoureuse maladroitement voilée à dessein, ne négligeait pas une mission plus secrète, plus mile à son maître. Secondé par des femmes, les unes passionnées, les autres intrigantes, il faisait mouvoir des fils au moyen desquels il pénétrait les vrais desseins de Napoléon pour l'invasion de la Russie. Soupçonné sur l'objet secret de sa mission, il était épié, surveillé, mais sans fruit. Enfin Savary finit par lui décocher un homme attaché à la police, qui lui donne des renseignemens faux et en tire de nouveaux indices qui aggravent la suspicion. Mais, à la faveur de ses liaisons galantes, Czernitscheff est averti à temps; il évite le piège, maltraite l'espion, et va se plaindre à Maret d'être en butte à des procédés si outrageans. Ce jour-là même, l'empereur, instruit de l'objet de sa démarche, se décide à lui faire communiquer les rapports secrets qui l'inculpent. Czernitscheff sort triomphant de cette épreuve par l'exposé de sa conduite et de ses motifs de plaintes. La police reçoit l'ordre formel de ne plus le surveiller. Libre ainsi de continuer ses explorations, il parvient à en remplir l'objet. Il avait le plus grand intérêt à se procurer les états de mouvemens de l'armée française; il y réussit à la faveur d'un commis du bureau des mouvemens, appelé Michel. Une imprudence de ce commis, qui livrait ainsi le secret des opérations de l'empereur, ayant donné l'éveil à la police, on le suit et on l'arrête. Czernitscheff en est instruit sur l'heure, et il s'éloigne de Paris en toute diligence, emportant des renseignemens précieux. En vain on donne l'ordre par le télégraphe de se saisir de sa personne; il a cinq à six heures d'avance; elles lui suffisent pour s'échapper et franchir le Rhin. Il venait de passer le pont de Kehl lorsque la transmission télégraphique, portant l'ordre de l'arrêter, parvint à Strasbourg.
La précipitation avec laquelle il avait quitté Paris, lui avait fait négliger de brûler sa correspondance furtive, qu'il avait pris l'habitude de cacher sous le tapis de sa chambre. Naturellement, elle devint l'objet de perquisitions minutieuses qui amenèrent les agens de police à la découverte des papiers de Czernitscheff. On y trouva d'abord la preuve qu'il avait régné une grande intimité entre ce seigneur russe et plusieurs dames de la cour de Napoléon, entr'autres la duchesse de R..... Elle s'en tira, dit-on, en alléguant qu'elle avait agi de concert avec son mari pour tâcher de pénétrer l'objet secret de la mission de Czernitscheff. Parmi les papiers découverts, on trouva une lettre de la main de Michel, accablante pour ce prévenu, qui paya sa trahison de sa tête. La procédure fit ressortir un fait curieux, c'est que le cabinet russe prévoyait même, à l'époque de l'entrevue d'Erfurt, la possibilité d'une rupture avec la France. C'était alors que Romanzoff disait, pour justifier sa politique complaisante, et en parlant de Napoléon: Il faut l'user.
Les circonstances de la fuite de Czernitscheff, bientôt connues dans les salons, firent grand bruit, et cette affaire accéléra la rupture. Déjà l'empereur, dont le départ était résolu, cherchant à obtenir quelque popularité, visitait les divers quartiers de Paris, examinant les travaux publics, et jouant des scènes préparées, soit avec le préfet de Paris, soit avec le préfet de police, Pasquier. Il allait fréquemment aussi à la chasse, affectant de paraître plus occupé de plaisirs que de la grande entreprise qu'il méditait. Je le vis à Saint-Cloud où j'allai lui faire ma cour, sans aucune intention de solliciter ni d'épier une audience. L'aspect morne de cette cour, l'air soucieux des courtisans, me parurent contraster avec l'assurance du chef de l'État. Jamais il n'avait joui d'une santé plus parfaite; jamais je n'avais vu briller sur son front, sur ses traits, dont les contours dessinaient l'antique, les signes d'une plus grande vigueur d'esprit, d'une plus sûre confiance en lui-même, puisée dans le sentiment profond de sa force. J'en éprouvai une impression de tristesse involontaire, que je n'aurais pu définit si les plus fâcheux pressentimens n'avaient assiégé mon esprit.
Cependant le cabinet de Saint-Pétersbourg, soit qu'il eût réellement l'intention d'employer tous les moyens de rapprochement, compatibles avec l'indépendance de l'empire russe, soit qu'il n'ait eu en vue que de se procurer des données positives sur les vraies intentions politiques de Napoléon, donna l'ordre au prince Kourakin de faire connaître au gouvernement français les bases d'un arrangement que son souverain consentait à conclure. Ces bases étaient la délivrance de la Prusse, une diminution de la garnison de Dantzick et l'évacuation de la Poméranie suédoise. A ces conditions, le czar s'engageait à n'opérer aucun changement aux mesures prohibitives contre le commerce direct avec l'Angleterre, et à concerter avec le cabinet de France un système de licences à établir en Russie.
La note de Kouiakin demeura quinze jours sans réponse. Enfin le 9 mai, jour du départ de l'empereur pour l'Allemagne, Maret demande à Kourakin s'il a des pleins pouvoirs pour traiter; Kourakin répond que le caractère d'ambassadeur dont il est revêtu doit suffire. Ne pouvant obtenir qu'une réponse dilatoire, il requiert ses passe-ports, qu'on lui refuse sous divers prétextes. On ne les lui expédie que de Thorn, le 20 juin, manège oblique ayant pour objet de donner le temps à Napoléon de passer le Niémen avec toutes ses forces, pour surprendre à Wilna son auguste adversaire, avant qu'il ait pu recevoir de son ambassadeur la moindre information.
Le sort en est jeté; le Niémen est franchi par six cent mille hommes, par la plus belle armée, la plus formidable qu'ait jamais pu rassembler aucun des conquérans de la terre. Maintenant laissons Napoléon, laissons cet illustre fou courir à sa perte; ce n'est pas son histoire militaire que je raconte.
Constatons l'état de l'opinion, au moment où traversant l'Allemagne et s'arrêtant à Dresde, il attirait à lui les regards inquiets de vingt peuples. Voyons d'abord ce qu'on en pensait dans ces mêmes salons de Paris, dont il désirait tant le suffrage: on y laissait échapper des vœux pour son abaissement et même pour sa chute, tant son agression semblait inspirée par une ambition en délire. Dans les classes intermédiaires et parmi le peuple, l'esprit public ne lui était pas plus favorable. Toutefois, le mécontentement n'y était point hostile. On aurait voulu garantir Napoléon de ses propres excès, et le contenir dans de plus justes bornes.
Quelques personnes s'imaginaient qu'une résistance combinée de ses maréchaux et de l'armée, finirait pas régler ses déterminations et le maîtriser lui-même. C'était bien peu connaître le prestige de la guerre et les habitudes des camps. J'avais été à portée de m'assurer qu'il n'était jamais sorti de la tête d'aucun général mécontent, la moindre vue politique propre à nous garantir des abus de la victoire ou des dangers d'un désastre.
Il y avait d'ailleurs, au fond de tout cet esprit désapprobateur, un sentiment qui prévalait: celui d'une vive attente, d'une curiosité inquiète sur l'issue de l'expédition gigantesque de l'homme extraordinaire dont l'ambition dévorait les siècles. On admettait assez généralement qu'il resterait vainqueur et maître de la terre.
Quant aux têtes politiques, en considérant la destruction de la Pologne d'une part, et les empiétemens de la révolution de l'autre, ils voyaient l'Allemagne entre deux débordemens: celui des Français à l'Occident, et à l'Orient celui des Russes. C'étaient ceux-ci que Napoléon voulait refouler sur les glaces du pôle, ou dans les stèpes de l'Asie. Cet homme, que rien ne pouvait arrêter, qui entraînait à sa suite la moitié des soldats de l'Europe, et dont les ordres étaient exécutés ponctuellement dans un espace qui comprenait dix-neuf degrés de latitude et trente degrés de longitude, cet homme qui débordait en Russie, allait jouer sa fortune et l'existence de la France.
En proclamant la guerre, en s'élançant au-delà du Niémen, il s'écrie par une inspiration feinte: «La fatalité entraîne les Russes, que les destins s'accomplissent!» Plus calme, son adversaire, qui n'ose l'attendre à Wilna, recommande à ses peuples de défendre la patrie et la liberté. Quel constrate contraste entre les deux pays, entre ces deux adversaires et leur langage!
D'abord la retraite forcée des Russes, qui, partout les plus faibles et les moins aguerris, cherchent à éviter le choc; et la dévastation du territoire qu'ils opèrent systématiquement, sont regardés comme deux grandes mesures de guerre, résultat d'un plan arrêté pour attirer Napoléon au fond de l'Empire.
Mais l'imagination s'effraie bientôt, quand, après un furieux combat, Napoléon dépasse Smolensk, seul boulevard de la Russie sur les frontières de la Pologne, contre l'avis de la majorité de ses maréchaux, et au mépris de l'espèce d'engagement qu'il a contracté à Paris envers son propre conseil. On s'inquiète, quand on le voit s'avancer sur la ligne de Moscou sans hésitation, affrontant tous les hasards, ne calculant ni le caractère de ses ennemis, ni les dispositions de l'Europe impatiente du joug, ni le temps, ni les distancés, ni l'àpreté du climat.
Enflé du gain de la plus sanglante bataille de nos temps modernes, où cent mille soldats sont sacrifiés à l'ambition d'un seul homme[27], et nullement ému du pénible et douloureux aspect de ses bivouacs, Napoléon croit enfin pouvoir opérer la destruction d'un vaste et puissant Empire, comme il a improvisé jadis la chute des républiques de Gênes, de Venise et de Lucques.
Les Russes se retirent armés de torches: ils ont brûlé Smolensk, Dorigobni, Viazma, Ghiat, Mojaïsk, et il s'imagine qu'ils vont lui réserver Moscou. L'incendie de cette belle capitale en le désabusant trop tard, vint éclairer la France de ses lueurs sinistres: la sensation fut profonde. J'y vis, hélas! se réaliser mes pressentimens; j'y vis un but: celui d'enlever au vainqueur un gage, et au vaincu un motif pour conclure la paix.
Que fait Napoléon, témoin de ce grand sacrifice national? Il campe quarante jours sur les cendres de Moscou, dans la contemplation de sa vaine conquête, ne doutant pas de clore la campagne par des négociations, ne soupçonnant pas même la réunion ordonnée sur Borisow, à cent lieues sur ses derrières de deux armées russes: l'une partie du golfe de la Livonie, l'autre de la Moldavie. Il ignorait peut-être que la Russie, sans un seul allié à l'ouverture de la campagne, venait de signer coup sur coup trois traités d'union: avec la Suède, l'Angleterre et la régence de Cadix.
Dans l'intervalle a eu lieu l'entrevue d'Abo entre l'empereur Alexandre et Bernadotte, en présence de lord Cathcart, entrevue où a été fait le premier appel à Moreau qu'on voudrait opposer à son persécuteur, à celui qu'on signale comme l'oppresseur de l'Europe. On lui a livré le cadavre de Moscou, et il ne comprend pas encore un système de guerre qui est hors de sa stratégie. Pendant vingt-deux jours il attend une démonstration suppliante de l'empereur de Russie, dont le cabinet se joue de ses pourparlers et de ses négociateurs. Aveugle en Espagne, Napoléon reste tel à Moscou. Des dispositions prudentes rentraient trop dans un ordre méthodique dont il avait horreur.
Il se met enfin en retraite, mais quand l'heure fatale a sonné; il se met en retraite, et, le jour même de l'évacuation tardive de Moscou, le 23 octobre, éclate à Paris la conspiration Malet, si humiliante pour le chef de l'État, pour ses suppôts, pour sa police; conspiration qui le met lui-même à deux doigts de perdre l'Empire pour avoir voulu satisfaire la vanité de dater quelques décrets de Moscou.
La conspiration Malet n'a pas été comprise. Malet n'était pas un fou, c'était un audacieux.
Peu connu comme général, il fut d'abord compromis en 1802 dans la conspiration dite du Sénat, dont Bernadotte était l'âme, Mme de Staël le foyer et lui l'agent principal, conspiration pour laquelle je fus dénoncé moi-même comme complice par le préfet de police, Dubois. Il fallut bien en porter toute la culpabilité sur Malet. On le mit en prison. Rendu à la liberté lors de l'amnistie du sacre, il fut employé en 1805 à l'armée d'Italie; là et à son retour il ourdit de nouvelles trames contre l'empereur, compromit tantôt Brune, tantôt Masséna, et finit en 1808 par être jeté dans le donjon de Vincennes. Ce fut dans l'ombre de cette prison, qu'il trama sa conspiration double, qui devait rallier les opposans de tous les partis au gouvernement de l'empereur. Mais toute la conspiration n'était pas dans la tête de Malet[28]. La pensée en était royaliste et l'exécution républicaine. En effet, aucun succès n'était possible que par l'accord des deux opinions extrêmes, que cimentait une haine commune et un besoin mutuel de renverser l'oppresseur pour rétablir les libertés publiques. Tout était opportun pour les conjurés dans la plus hardie des entreprises. Du moment que le mode d'exécution ne dépendait que d'un homme seul, et que cet homme était sûr, plein de résolution, de courage, toutes les conditions pour la probabilité du succès étaient remplies. Le reste était livré aux chances du hasard. Essayons de le démontrer; et d'abord voyons dans quelles mains le pouvoir était délégué dans l'absence de l'empereur. Sans aucun doute, l'archichancelier Cambacérès en était le dépositaire: homme lâche et flétri, vrai sycophante. Parmi les ministres, un seul se gonflait parce qu'il tenait la police, qui, pour lui, restait muette de révélations. Mais cet homme, roide officier de gendarmerie, était nul en politique et en affaires d'état. Venait, en seconde ligne, Pasquier, préfet de police, excellent magistrat pour statuer sur les boues et les lanternes, pour régler la police des marchés, des jeux, des courtisanes, mais vide de sens et chargé de paroles; nul quant au tact et à l'investigation: voilà pour le civil. Passons au militaire: le pouvoir du sabre résidait dans la personne d'Hullin, commandant de Paris, épais soldat, mais ferme, quoique tout aussi engourdi, tout aussi gauche en politique. Ajoutons que l'exercice de l'autorité étant devenu pour les principaux fonctionnaires une sorte de mécanisme, hors de là, ils n'apercevaient plus rien que l'obéissance passive; ajoutons que l'impératrice Marie-Louise résidait à St.-Cloud; qu'il n'y avait alors, dans la garnison de Paris, aucune de ces vieilles troupes fanatisées, qui, au nom de l'empereur, auraient mis tout à feu et à sang; qu'on les avait remplacées par des cohortes organisées nouvellement, et la plupart commandées par d'anciens officiers patriotes; ajoutons enfin que, chez les hauts fonctionnaires, l'inquiétude sur le dénouement de l'expédition moscovite commençait à ébranler la sécurité. Or, Paris, comme on le voit, pouvait, à la suite d'un habile et vigoureux, coup de main, rester au premier occupant. L'extrème éloignement de l'empereur, l'irrégularité et l'interruption fréquente des courriers, en aggravant les inquiétudes, et en préparant les esprits, permettaient de calculer toutes les chances à qui saurait oser dans un moment de stupeur et d'effroi. L'empereur est mort; un décret du Sénat abolit le gouvernement impérial, un gouvernement provisoire le remplace, tel fut le pivot de la conjuration dont le moteur et le chef était Malet. Lui-même avait fabriqué le sénatus-consulte portant abolition du gouvernement impérial.
Mais, vous le voyez, dira-t-on, il n'y avait pas de décret du Sénat; il n'y avait pas de gouvernement provisoire, l'empereur était plein de vie, et la conjuration n'avait pour base qu'une fiction. Or, comment Malet aurait-il pu l'accomplir en supposant même qu'il fût resté maître de Paris?
Il n'y avait pas de décret du Sénat, dites-vous; mais êtes-vous bien sûr qu'il n'y eût pas dans le Sénat un noyau d'opposition qu'on eût pu faire agir selon les circonstances? Je pose en fait que, sur cent trente sénateurs, près de soixante[29] qui, d'ordinaire, marchaient sous la direction de M. de Talleyrand, de M. de Semonville et sous la mienne, auraient secondé toute révolution, dans un but salutaire, à la seule manifestation de l'accord de cette triple influence. Or, une telle coalition n'était ni improbable, ni impraticable.
Cette possibilité explique la création d'un gouvernement provisoire éventuel, composé de MM. Mathieu de Montmorency, Alexis de Noailles, le général Moreau, le comte Frochot, préfet de la Seine, et un cinquième qu'on n'a pas nommé. Eh bien! ce cinquième, c'était M. de Talleyrand, et je devais moi-même remplacer le général Moreau absent, dont le nom était là, soit comme pierre d'attente, soit pour satisfaire ou diviser l'armée.
Quant à Malet, instrument précieux, il eût cédé de son propre mouvement le commandement de Paris à Masséna, qui, ainsi que moi, vivait alors dans la retraite et dans la disgrâce.
Mais, répondez, dira-t-on, à cette dernière et plus forte objection? L'empereur était plein de vie. Sans doute, mais souvenez-vous comment s'opéra la révolution impériale qui renversa Néron (sans que je veuille pourtant comparer les deux personnages). Elle se fit à l'aide de faux bruits et d'alarmes par un sénat servile et tout-à-coup déchaîné. Au moment où Malet fit son coup de main, où était Napoléon? Il évacuait Moscou; il commençait sa désastreuse retraite, qui n'était que pressentie, mais qui, une fois dévoilée, aurait décidé la défection, si quinze à vingt personnes considérables eussent remplacé, au pouvoir et au nom du salut de la France, les premiers moteurs de la conjuration. Songez que déjà les courriers et les bulletins étaient interrompus; que les vingt-six et vingt-septième bulletins, annonçant l'évacuation et la retraite, sous la date du 23 octobre, ne furent suivis que par le vingt-huitième qui porte la date du 11 novembre; or, il y eut plus de quinze jours d'interruption; ils auraient suffi pour assurer le triomphe d'une trame dont les ramifications resteront long-temps inconnues. Pendant un mois, on n'allait apprendre qu'une suite continuelle de désastres, dont la connaissance seule pouvait alors fermer à jamais les portes de la France à l'empereur. Cru mort dans les premiers momens, il n'aurait ressuscité que pour être frappé d'un décret de déchéance. Jamais une époque plus propice ne s'était encore présentée pour opérer le renversement de sa dictature militaire; jamais il n'eût été plus facile d'établir les prémices d'un gouvernement qui nous eût réconciliés avec nous-mêmes et avec l'Europe. Admettez-en la supposition: à combien de calamités nouvelles la France n'aurait-elle pas été soustraite?
A présent examinons quelles furent les causes qui firent échouer Malet, au milieu même de son triomphe. Le dirais-je? c'est pour avoir réglé ses moyens d'exécution sur une base trop largement philantropique. Expliquons-nous. Malet, républicain, tenant de même que Guidal et Lahorie, devenus ses complices, à la société secrète des Philadelphes, craignit avec raison de faire revivre l'appréhension du retour de ces jours de sang et de deuil dont la France conservait une juste horreur. Cette considération morale l'emporta sur tout autre considération plus décisive, et au lieu de tuer sur-le-champ Savary, Hullin et les deux adjudans, Doucet et Laborde, meneurs de l'état-major, Malet crut pouvoir se borner à la mesure de leur arrestation sans effusion de sang. Elle lui réussit d'abord à l'égard de la police, qui se trouva désorganisée dès que Savary et Pasquier se laissèrent surprendre et traîner honteusement en prison. Mais quand la résistance d'Hullin eut forcé Malet de tirer ses pistolets, son hésitation le perdit, ne pouvant faire feu à la fois sur Hullin et sur Laborde. Ce dernier, resté libre, eut le temps de rallier quelques hommes à lui, et se jetant sur Malet, le désarma, l'arrêta et fit évanouir la conjuration. Malet mourut avec sang-froid, emportant le secret d'un des plus hardis coups de main que la grande époque de notre révolution légue à l'histoire.
La facilité avec laquelle cette surprise du pouvoir s'était effectuée, semblait un indice qu'elle n'était pas inattendue. Tout était prêt à l'Hôtel-de-Ville pour l'installation du gouvernement provisoire. Pâle, tremblant, jusqu'à dix heures du matin, l'archichancelier, en proie aux plus vives alarmes, croyait tantôt qu'on allait venir le tuer, tantôt qu'il partagerait au moins le cachot de Savary. Quant au peuple, il ne fit rien, il est vrai, pour le succès d'une entreprise, d'abord enveloppée des ombres de la nuit, mais il la secondait par cette force d'inertie toujours contraire aux mauvais gouvernemens. Enfin, quoique déjoué, ce complot frappa au cœur la dynastie de Napoléon, en révélant un funeste secret pour son fondateur, pour sa famille, pour ses adhérens: c'est que son établissement politique finirait avec sa personne.
Ce fut à Smolensk, du 14 au 16 novembre, que l'empereur, au milieu des angoisses de sa retraite, reçut le premier avis de la conjuration et de la prompte exécution de ses auteurs. Il en fut troublé. «Quelle impression cela va faire en France!» dit-il. Savary et Cambacérès lui mandaient qu'il eût à surveiller l'armée, où il s'ourdissait des trames contre sa vie. Aussitôt des précautions inusitées sont prises; on forme un escadron sacré des officiers les plus dévoués, dont on confie à Grouchy le commandement; mais cette cavalerie d'élite est bientôt entraînée dans la dissolution générale. Soupçonneux à l'excès de tout ce qui menace son trône, Napoléon songe bien plus à le garantir qu'à sauver les débris de son armée, dont il précipite la retraite. Grâce à l'inhabile poursuite de Kutusow, il dérobe trois marches aux Russes, arrive sur la Bérézina, trompe les généraux de l'armée de Moldavie, et, sous la protection d'un désastre immense, gagne la rive opposée. Mais toute l'armée se débande; on ne voit plus çà et là que des spectres errans qui succombent aux rigueurs du froid, de la fatigue et de la misère. Napoléon, décidé à terminer en fugitif une expédition qui va le rabaisser comme général et lui ravir sa réputation d'homme d'état, fuit en traîneau, ne se confiant qu'au dévouement de Caulaincourt; il se dirige en toute hâte et furtivement sur Paris, où tout le fait trembler pour la perte de sa couronne. A Varsovie, lui-même révèle à son ambassadeur sa position et l'état de son âme par ces paroles si connues: «Du sublime au ridicule, il n'y a qu'un pas.» Toujours frappé de la crainte de ne pouvoir regagner la France, il cherche à surmonter le péril par la rapidité de sa fuite, en traversant toute l'Allemagne et toujours incognito. En Silésie, on le voit au moment d'être retenu par les Prussiens; à Dresde, il n'échappe à un complot pour l'enlever que par le seul motif que lord Walpole, à Vienne, n'ose en donner le signal.
Et comme si la fortune eût voulu l'éprouver jusqu'au bout, il rentre au palais des Tuileries, le 18 décembre, le lendemain de la publication de son vingt-neuvième bulletin, qui porte le deuil dans toutes les familles. Mais c'est de sa part un nouveau piége offert au dévouement et à la crédulité d'une nation généreuse, qui, toute consternée, croit que son chef, corrigé par les revers, est prêt à saisir la première occasion favorable de ramener la paix et d'asseoir enfin le fondement du bonheur général. C'est ainsi que la France se prépare aux plus grands sacrifices pour le soutien d'un homme qui n'a réussi qu'à fouler les cendres de Moscou, à porter le ravage dans une vaste étendue de territoire qu'il laisse jonché de cent cinquante mille cadavres de ses sujets ou alliés, abandonnant un nombre plus considérable de prisonniers, toute son artillerie et tous ses magasins. De quatre cent mille soldats qui ont franchi le Niémen, à peine, cinq mois après, trente mille repassent le fleuve, parmi lesquels les deux tiers n'ont pas vu le Kremlin.
Cependant Napoléon paraît d'abord bien moins préoccupé de la perte de son armée, que de la conspiration qui vient de révéler un secret fatal, celui de la fragilité des fondemens de son Empire. Tourmenté de la prévoyance qu'on a de sa mort, son front soucieux reste chargé de nuages; la conspiration est l'objet de ses premiers discours, de ses premières enquêtes. Il s'enferme avec Cambacérès, et le scrute dans un long entretien secret; puis il mande Savary, qu'il accable de questions et de reproches; il reçoit plusieurs membres de son conseil, et paraît toujours occupé de la conjuration, tandis qu'il trouve ses ministres, ses agens dans la terreur.
Mais sa police, intéressée à isoler la trame, soutient que tout le complot était dans la tête de Malet; telle est aussi l'opinion de Cambacérès, du ministre de la guerre et des conseillers intimes, qui fortifient Napoléon dans l'idée que le plus grand danger pour lui et contre lequel il doit se prémunir réside dans les souvenirs de la république. Furieux contre le préfet de la Seine, adepte du tribun Mirabeau, et qu'on a vu fléchir devant les conjurés, il éclate contre les magistrats pusillanimes, qui, dit-il, «détruisent l'empire des lois et les droits du trône. Nos pères avaient pour cri de ralliement: le roi est mort: vive le roi! Ce peu de mots, ajoute Napoléon, contient les principaux avantages de la monarchie.» Tous les corps de l'État viennent aussitôt protester de leur fidélité présente et future. L'orateur du Sénat, Lacépède, qualifiant son corps de premier Conseil de l'empereur, ajoute bien vîte: «dont l'autorité n'existe que lorsque le monarque la réclame et la met en mouvement.» Cette allusion au mobile, dont s'était servi Malet, frappa les sénateurs. Dans sa réponse au Conseil d'état, Napoléon, attribuant à l'idéologie (métaphysique ténébreuse) tous les malheurs qu'a éprouvé la belle France, s'efforça de flétrir la philosophie et la liberté. Il ne vit pas qu'en cessant de continuer la révolution et ses principes, il cessait d'y trouver aide et appui; et qu'en préconisant les maximes de la légitimité monarchique, il rouvrait aux Bourbons les voies fermées par la révolution. Et pourtant, dans les grandes crises, les Bourbons occupaient sa pensée. Outre ce que j'avais vu et entendu de lui à cet égard, j'eus alors connaissance du trait suivant. Ney, en me racontant les désastres de la retraite, et faisant ressortir la fermeté de sa conduite militaire en opposition avec l'imprévoyance et la stupeur de Napoléon, ajouta qu'il avait remarqué en lui une sorte d'égarement. «Je le crus fou, me dit Ney, quand, frappé de son désastre, au moment de nous quitter, il nous dit, comme un homme qui se croyait sans ressources: Les Bourbons s'en tireraient.» Propos dont le sens échappait à Ney, incapable de combiner deux idées politiques.
Or, il s'agissait pour Napoléon de faire prévaloir la quatrième dynastie sur la troisième, et de surmonter la crise. Aussi vit-on tous les corps de l'État occupés à résoudre une nouvelle question de droit public, d'après l'impulsion du cabinet, d'après les premières paroles échappées au maître. «Je vais, leur dit-il, réfléchir sur les différentes époques de notre histoire.» Aussitôt chacun songe aux moyens d'assurer l'hérédité. Tous les orateurs s'empressent de développer la doctrine nouvelle; on ne parle plus que d'hérédité, de droits légitimes; c'est le thème de tout les discours d'apparat. Il faut, dit-on, couronner le roi de Rome sur la demande expresse du Sénat, et qu'un serment solennel unisse d'avance l'Empire à l'héritier du trône.
Voilà sur quel mobile prétendait s'appuyer l'homme qui, redevable à la révolution d'une vaste puissance dont il venait de détruire la magie, reniait cette même révolution et s'isolait d'elle. Il sentait pourtant toute l'instabilité d'un trône qui ne s'appuyait que sur l'épée.
Pendant qu'il se gendarmait contre les hommes et les principes de la révolution, je lui revins à l'esprit, moi, contre lequel il avait nourri tant de soupçons et d'inquiétudes. D'ailleurs, pouvait-il me pardonner mes avertissemens désapprobateurs et ma prévoyance importune? On m'avertit que j'avais été de sa part l'objet d'une sourde enquête au sujet de la tentative de Malet; mais que tous les rapports sur mon isolement et ma circonspection s'étaient trouvés unanimes. Ne pouvant m'atteindre, il me frappa dans mon ami, M. Malouet, ne lui pardonnant pas de m'avoir visité ouvertement dans ma disgrâce, doublement inquiet de cette franche alliance d'un patriote de la révolution avec un royaliste patriote, et irrité, en dernier lieu, de l'esprit d'opposition qu'apportait Malouet dans les discussions de son conseil sur tant de mesures outrées, vexatoires. Éloigné du Conseil d'état, Malouet fut exilé à Tours, où il alla vivre en sage, moins sensible à la rigueur dont il était l'objet, qu'aux maux de la patrie. Sa disgrâce fut pour moi un nouvel indice qu'il fallait persister dans la même réserve vis-à-vis d'un gouvernement qui, dans son désespoir, pouvait en frappant dépasser toutes les bornes.
Déjà son pouvoir était chancelant, et des yeux exercés apercevaient les élémens de sa destruction. Mais secondé par ses conseillers intimes, Napoléon fit usage de tous les artifices susceptibles de pallier nos désastres, et de nous dérober leurs invincibles conséquences. Il réunit toute la phalange de ses adulateurs, devenus ses organes; il les endoctrina, et tous de concert attribuèrent à la seule rigueur des élémens la perte de l'armée, la funeste issue de la campagne. A force de déceptions, ils accréditent, et tous les échos répètent, que tout peut se réparer si la nation se montre grande et généreuse; que de nouveaux sacrifices ne doivent rien lui coûter pour la conservation de son indépendance et de sa gloire. L'esprit public est travaillé par des adresses mendiées auprès des chefs de cohortes des premiers bans de gardes nationales, qui réclament de marcher à l'ennemi, hors de la France, et aussi par les offres des départemens et des communes, de fournir des cavaliers, offres commandées par l'administration elle-même. Napoléon cherche en même temps à se faire des créatures, à soutenir des affections chancelantes; il distribue de secrètes largesses, qu'il tire de ses propres trésors; il en a déjà soustrait près de cent millions pour les dépenses de la guerre de Russie. Cette fois, il va y puiser à pleines mains, soit pour se créer une nouvelle armée, soit pour payer à des ministres de certains cabinets des subsides secrets afin de les maintenir dans sa politique. C'était dans ses trésors qu'il trouvait une armée de réserve.
En attendant, il tenait des conseils privés où étaient appelés Cambacérès, Lebrun, Talleyrand, Champagny, Maret et Caulaincourt. Maret, qui venait de Berlin, assura qu'il avait reçu des ministres de Prusse et du roi lui-même, les plus fortes protestations qu'ils persévéreraient dans notre alliance; il ajouta que tout devait concourir à rassurer l'empereur sur les affaires du Nord. Soit que Maret fût de bonne foi, soit que tout fût concerté afin d'aiguillonner le conseil qui penchait pour les voies de négociations, Napoléon, affectant aussi plus de confiance, dit qu'il pouvait compter sur l'Autriche, et, selon toute apparence, sur la Prusse; or, que rien n'était alarmant dans sa position; que d'ailleurs il retrouvait son frère Joseph à Madrid et les Anglais rejetés en Portugal; qu'en outre, il avait déjà sous les armes cent cohortes et la levée anticipée des conscrits de 1813. Il décida que la guerre d'Espagne et celle du Nord seraient menées de front.
D'un autre côté, le contenu de la correspondance d'Otto[30] commençait à percer; on savait que lord Walpole avait fait à l'Autriche les offres les plus brillantes; qu'il avait présenté l'Allemagne prête à se soulever, et la France à la veille d'une révolution. Otto ajoutait qu'il fallait s'attendre à la défection de l'Autriche. Mais ce cabinet, instruit bientôt que Napoléon avait ressaisi le pouvoir, qu'il faisait de nouveaux armemens, qu'il n'y avait dans l'intérieur aucune apparence de crise, se hâta de dépêcher à Paris le comte de Bubna. Otto changeant aussi de langage, ses lettres furent d'accord avec les assertions de l'Autriche, qui n'aspirait, disait-elle, qu'à intervenir comme alliée pour une pacification générale.
Plein de confiance, Napoléon fait parler officiellement son Moniteur; à l'en croire: «L'Autriche et la France sont inséparables, aucune puissance du continent ne s'éloignera de lui; d'ailleurs, quarante millions de Français ne craignent rien»... Si l'on veut savoir, ajoute-t-il, les conditions auxquelles je pourrais souscrire à une paix générale, il faut lire la lettre que le duc de Bassano a écrite à lord Castlereagh avant l'ouverture de la campagne de Russie.» Cela voulait dire qu'il consentait, comme s'il n'avait éprouvé aucun revers à Moscou, à laisser la Sicile à Ferdinand iv, et le Portugal à la maison de Bragance, mais qu'on n'eût à lui demander aucun autre sacrifice.
Arrive la nouvelle de la défection du corps prussien d'Yorck. «Ce qui suffisait hier ne suffit plus aujourd'hui,» s'écrie Napoléon; et tous ses conseillers voient à l'instant même tout le parti qu'ils peuvent tirer d'un pareil événement. Maret fait un rapport rempli, selon l'usage, d'invectives contre le gouvernement britannique, et conclut par proposer une levée de trois cent cinquante mille hommes. Regnault court demander au Sénat, au nom de l'empereur, les jeunes Français des cent cohortes auxquels on a donné l'assurance de n'être occupés qu'à des jeux militaires dans l'intérieur: un sénatus-consulte les met à la disposition du gouvernement.
On convoque le Corps législatif pour qu'il vote les impôts.»La paix, dit Napoléon, dans son discours d'ouverture, est nécessaire au monde; mais je ne ferai jamais qu'une paix honorable et conforme à la grandeur de mon Empire.» Rien de plus pompeux que l'exposé de sa situation présenté par le ministre de l'intérieur Montalivet; tout prospère: population, agriculture, manufactures, commerce, instruction publique, marine même. Vient ensuite la présentation du budget par le comte Molé, conseiller d'état, et ici le digne élève de Fontanes, émerveillé de tant de belles choses, s'écrie en terminant: «Il suffit, pour produire tant de merveilles, de douze ans de guerre et d'un seul homme!» Et aussitôt onze cent cinquante millions sont mis sans discussion à la disposition de ce seul homme.
Il avait mis aussi au premier rang des affaires urgentes l'accommodement de ses différends avec le pape, qui, depuis le mois de juin, était relégué au château de Fontainebleau. Sous prétexte d'une partie de chasse, Napoléon court lui arracher un nouveau concordat qui le dépouillait du temporel, mais que le saint vieillard rétracte presque aussitôt; et la chose religieuse s'envenime de plus en plus.
La défection ouverte de la Prusse ne laissa bientôt plus aucun doute sur les progrès de la coalition. Frédéric-Guillaume, quittant Berlin tout à coup, s'était mis en fuite sur Breslaw, protégé par la bonhomie de notre ambassadeur, Saint-Marsan, et en quelque sorte sous l'égide d'Augereau, qui s'était humanisé. Rien de plus bénins que nos généraux, nos ambassadeurs depuis nos désastres. A la nouvelle que le roi de Prusse lui est échappé, Napoléon regrette de ne l'avoir pas traité comme Ferdinand vii et comme le pape.»Ce n'est pas la première fois, dit-il, qu'en politique la générosité est un mauvais conseiller.» Lui, généreux envers la Prusse!
Cependant le reflux de la guerre, parti des ruines de Moscou, marchait avec rapidité vers l'Oder et vers l'Elbe. Eugène, qui avait rallié quelques milliers d'hommes, s'était retiré successivement sur le Wartha, l'Oder, la Sprée, l'Elbe et la Saale. L'insurrection allemande, excitée par les sociétés secrètes, se propageait de ville en ville, de village en village, et le nombre des ennemis de Napoléon grossissait chaque jour. Comment compter sur nos alliés? La défection de la Prusse nous en faisait prévoir bien d'autres. Voulant faire face à tout, Napoléon ordonne de mettre en disponibilité la conscription de 1814. Le voilà comme le dissipateur, dévorant d'avance son revenu d'hommes. Il rêve encore, avec ses familiers, une armée de mille bataillons, offrant un effectif de huit cent mille hommes et de quatre cents escadrons ou cent mille chevaux; en tout un million de soldats à défrayer. Il se berce de cette imposante chimère, et déjà ses ministres demandent un supplément de trois cents millions.
D'un autre côté, cent soixante mille conscrits errent dans les campagnes, fuyant leurs drapeaux, et protégés par le mauvais esprit des provinces. Napoléon redoute cette rébellion sourde à la loi militaire, à laquelle il ne manquera bientôt que des chefs tous prêts quand il en sera temps. Que fait-il? Par la plus astucieuse des combinaisons, il enveloppe dans une formation de gardes-d'honneur dix mille jeunes gens tirés des familles les plus riches et les plus illustres; ce sont autant d'otages destinés à garantir la fidélité de leurs parens.
La médiation de l'Autriche ne faisant aucun progrès, Napoléon essaie de nouveau une négociation directe avec le ministère anglais; il lui envoie le banquier Labouchère, qui, cette fois, n'est pas plus écouté que de mon temps. De son côté, la Prusse, qui vient de s'allier avec la Russie, fait proposer un armistice, moyennant que Napoléon se contentera de la ligne de l'Elbe, et fera la cession de toutes les places de l'Oder et de la Vistule. Dans notre cabinet, un parti s'obstinait à soutenir que la paix était encore possible; M. de Talleyrand disait qu'on était toujours le maître de ne pas se battre; Lebrun et Caulaincourt étaient d'avis également de prendre la Prusse au mot, et de négocier. Mais comment décider Napoléon à livrer des forteresses? Il ne peut se résoudre à rien céder par négociation. «Qu'on me prenne, disait-il, mais je ne veux rien donner.»
Il fait dire à ses journaux: «l'Espagne est à la dynastie française; aucun effort humain ne peut l'empêcher.» Instruit, le 31 mars, que les Russes ont commencé à passer l'Elbe, il dit lui-même, par l'organe de ces mêmes journaux: «Que des batteries ennemies, placées sur les hauteurs de Montmartre, ne l'amèneraient pas à céder un pouce de terre.»
Et pourtant il recevait de tous côtés des conseils pacifiques et des avis utiles.
J'étais piqué de voir M. de Talleyrand rentré, sinon en grâce, du moins rappelé dans les conseils, tandis que je restais dans l'oubli et dans la défaveur; j'en sentais le motif, qui tenait à l'impression qu'avait laissé, dans l'esprit de l'empereur, le complot Malet, auquel on avait donné, avec affectation, une couleur républicaine et libérale; je pouvais aussi l'imputer à mes représentations contre la guerre de Russie. Persuadé pourtant que tôt ou tard mes conseils seraient réclamés, je crus en hâter le terme par une nouvelle démarche. Je n'ignorais pas qu'on répandait clandestinement une déclaration de Louis xviii au peuple Français, datée de Hartwell, le 1er février, où le Sénat était appelé à être l'instrument d'un grand bienfait; je savais que l'empereur avait connaissance de cette pièce, dont on pouvait contester l'authenticité, n'ayant encore donné lieu, en Angleterre, à aucune remarque ni discussion publique. Je m'en procurai une copie, que je lui adressai, en la lui certifiant.
Je lui exposais, dans ma lettre, que ses triomphes avaient endormi le faubourg St.-Germain, et que ses revers le réveillaient; qu'ils opéraient un grand changement dans l'opinion de l'Europe; que déjà même en France l'esprit public s'altérait; que les partisans de la maison de Bourbon étaient aux aguets; qu'ils se réorganiseraient secrètement dès l'instant où la puissance du chef de l'Empire perdrait de ses prestiges; que la lassitude de la guerre était le sentiment le plus général et le plus profond; qu'il ne fallait rien moins que celui de l'honneur national pour faire sentir la nécessité de conquérir la paix par une nouvelle campagne, où nous nous présenterions tous armés, pour appuyer des négociations si impatiemment attendues; que, pour notre salut et pour le sien, il était urgent qu'il fît la paix ou qu'il rendît la guerre nationale; que trop de confiance dans l'alliance autrichienne pouvait le perdre; qu'il fallait faire un pont d'or à l'Autriche et lui rendre bien vite tout ce qu'on ne pourrait plus lui refuser; que, du reste, je ne croyais pas que le comte Otto fût l'homme qui convînt dans une telle complication d'intérêts politiques, et en présence d'un diplomate tel que M. de Metternich; j'indiquai M. de Narbonne comme seul capable de pénétrer les vraies intentions de l'Autriche, dont l'allure était si équivoque.
Ce ne fut qu'après quinze à vingt jours que j'eus la preuve sans réplique, par l'envoi de M. de Narbonne à Vienne, que ma lettre avait produit son effet; je n'en voulais pas davantage, et je ne m'étais pas attendu à plus; le reste devait venir tôt ou tard. J'étais sûr du crédit et de la faveur de M. de Narbonne, dont la mission était d'une grande importance.
Du reste, qu'on ne s'étonne pas si, au moment où la Prusse obtenait la levée en masse des peuples d'Allemagne derrière la ligne des armées de la confédération du Nord; si, au moment où elle présentait la délivrance de la patrie allemande comme le but de la guerre, Napoléon s'ôtait volontairement la meilleure défense, celle d'une guerre nationale. Il savait bien qu'il ne pourrait en obtenir l'élan qu'en rappelant à lui l'opinion, qu'en faisant à nos libertés des concessions faciles à tout autre, mais qui lui auraient coûté plus que la vie, puisqu'elles auraient blessé son orgueil et mis un frein à sa puissance; j'étais donc sûr qu'il ne s'y prêterait pas davantage, que de rendre à la Prusse les places de la Vistule et de l'Oder, et à l'Autriche le Tyrol et l'Illyrie. Napoléon crut parer à tout par la formation d'une nouvelle armée de trois cent mille hommes, et en organisant une régence pour le cas même de sa mort.
En la conférant à Marie-Louise, avec le droit d'assister aux différens conseils d'état, il se proposa deux choses: de flatter l'Autriche, et en même temps de prévenir tout complot de gouvernement provisoire. Mais la régente ne pouvant autoriser par sa signature la présentation d'aucun sénatus-consulte, ni proclamer aucune loi, son rôle se bornait à une simple comparse au conseil. Elle était d'ailleurs sous la tutelle de Cambacérès, qui, lui-même, était sous la tutelle de Savary; on avait aussi attaché à la régence, en qualité de secrétaire, l'ex-ministre Champagny, chargé de consigner dans un registre nouveau, ridiculement appelé livre d'État, les intentions définitives de l'empereur absent. En effet, dès que la régence eut été mise en activité, la pensée du gouvernement n'en courut pas moins la poste avec Napoléon, qui ne se fit pas faute de lancer des décrets de tous ses quartiers-généraux mobiles.
Les alliés, à la suite de divers combats, se disposaient à passer l'Elbe, quand l'empereur, après avoir déployé pendant trois mois, dans ses préparatifs, une activité extraordinaire, quitte Paris le 15 avril, et va se mettre à la tête de ses troupes.
D'abord il étonne l'Europe par la création, et par l'apparition subite, au cœur de l'Allemagne, d'une nouvelle armée de deux cent mille hommes, qui lui permet de reprendre l'offensive. Coup sur coup il gagne deux batailles, l'une à Bautzen, en Saxe; l'autre à Wurtchen, au-delà de la Sprée, rétablissant ainsi la renommée de ses armes. Leur premier effet ramène le roi de Saxe, qui revient se jeter tête baissée dans notre alliance.
Les Prusso-Russes, que Napoléon a battus, c'est-à-dire les troupes de Frédéric-Guillaume et de l'empereur Alexandre, continuent leur retraite vers l'Oder, et lui se laisse entraîner à leur poursuite. Mais, à mesure qu'il avance, il s'éloigne de ses renforts, tandis que les alliés se rejettent sur les leurs.
Tout-à-coup se répand dans Paris la nouvelle d'un armistice. Napoléon y adhère, parce qu'il a besoin de se recruter, et qu'il redoute, sous le manteau d'une médiation, l'intervention armée de l'Autriche.
Mais sur quelle ligne de démarcations les deux armées s'arrêteront-elles? Hambourg et Breslaw sont les deux points qu'on se dispute avec le plus de vivacité. Les Prussiens insistent avec une grande opiniâtreté pour que la Silésie leur reste. Napoléon craint que l'ennemi ne cherche dans l'armistice des moyens de guerre, plutôt qu'un préliminaire pour la paix. Il se décide pourtant: le vœu général autour de lui est pour une suspension d'armes. Il renonce à la possession de Breslaw, abandonne la ligne de l'Oder, et consent à faire replier son armée sur Leignitz. L'armistice est conclu le 4 juin à Plessevig; Napoléon reprend son quartier-général à Dresde.
Tels furent les événemens qui remplirent les deux premiers mois d'une campagne qui allait décider du sort de l'Europe. Ils avaient excité au plus haut degré l'attente et l'intérêt public, en-deçà et au-delà du Rhin.
On respirait, on se berçait en général, de l'espoir d'une paix prochaine, qu'invoquait le vœu des peuples. N'était-ce pas ainsi, d'ailleurs, que Napoléon, après toutes ses victoires, était parvenu à pacifier le monde? Mais qu'aux yeux de l'observateur les temps étaient changés! Jusqu'alors, faute d'informations positives, on n'avait à Paris que des idées peu arrêtées sur des événemens dont nous ignorions le secret et les mobiles.
J'attendais du quartier-général des nouvelles par une voie détournée, quand je reçus de l'archichancelier l'invitation d'aller conférer avec lui sur un objet important. C'était, me dit-il, de la part de l'empereur, qu'il était chargé de me faire une communication. L'empereur, qui se proposait d'accepter de nouveau mes services, désirait qu'au moment où il allait écrire au roi de Naples, pour qu'il vînt le joindre à Dresde, je me servisse moi-même de l'intimité que j'avais conservée avec ce prince pour le déterminer à ne pas différer de répondre à l'appel de l'empereur; je devais lui faire observer qu'il devenait urgent de déployer en Saxe tout l'appareil de nos forces, tous nos moyens militaires et politiques, afin d'amener l'ennemi à conclure une paix honorable pour nous. L'archichancelier me fit lire la lettre de l'empereur, à laquelle il joignit ses propres instances, me répétant qu'il ne formait aucun doute que je ne fusse appelé incessamment à remplir une mission qui ne serait au-dessous ni de mes talens ni de ma dignité. Je répondis à l'archichancelier que j'étais prêt à remplir les volontés de l'empereur; que j'allais écrire au roi de Naples, et que je lui communiquerais ma lettre pour qu'il pût en rendre compte.
Quoique je ne fusse pas éloigné, d'après quelques antécédens, de m'attendre que je rentrerais bientôt dans une carrière active, je ne savais trop sur quoi je devais pointer mes idées à cet égard. Je me défiais de l'Italie, qui, au cas de la reprise des hostilités, ne serait pour moi qu'un honorable exil inspiré par la défiance. N'importe. Je fis ma lettre à Murat, qui n'était pas non plus dans une position ordinaire.
Joachim Murat, franc et brave général, mais roi sans aucune fermeté dans les résolutions, s'était créé à Naples une sorte de popularité et de puissance militaire; il en était ébloui au point de vouloir secouer le joug de Napoléon, qui ne voyait en lui qu'un vassal à ses ordres. Ce n'avait pas été sans peine que sur son injonction, il s'était décidé à faire partie de l'expédition de Russie avec son contingent formé de douze mille Napolitains et d'une partie de sa garde. C'était à lui que Napoléon, en fuyant, avait confié le commandement des malheureux débris de l'armée. Joachim, prévoyant les changemens qui allaient s'opérer dans le système politique de l'Europe, résolut de rentrer dans son royaume, et de tâcher de le mettre a couvert des suites d'un tel désastre. Il quitta l'armée à Posen, et, dix jours après[31], le Moniteur annonça son départ en ces termes: «Le roi de Naples, étant indisposé, a dû quitter le commandement de l'armée, qu'il a remis au prince vice-roi. Ce dernier a plus d'habitude d'une grande administration et il a la confiance entière de l'empereur.»
Cette boutade officielle blessa d'autant plus Murat, que, dans le cours des deux années précédentes, l'empereur lui avait trop fait sentir qu'il n'était qu'un vassal du grand Empire. Murat, voyant qu'il aurait à craindre le sort de son beau-frère Louis, si l'empereur, réparant son désastre, ressaisissait tout son pouvoir, rechercha l'alliance de l'Autriche, qui ne s'était point encore détachée de Napoléon. Ses premiers rapports avec la cour de Vienne furent ménagés par le comte de Miër, ministre d'Autriche à Naples. Il y eut aussi quelques négociations avec lord Bentinck, commandant les forces anglaises en Sicile. Joachim et lord Bentinck eurent même une entrevue secrète dans l'île de Ponza; mais Napoléon épiait Murat.
Quand on sut à Naples que l'empereur, resté vainqueur à Lutzen et à Bautzen, rassemblait une nombreuse armée en Saxe, la reine Caroline écrivit à son frère de mieux traiter son époux, et usa de tout son pouvoir sur le roi pour rompre ses relations précipitées avec l'Autriche et l'Angleterre. Napoléon écrivit à Murat, qui d'abord refusa de se rendre en Saxe. Il lui fit alors écrire une lettre affectueuse, par laquelle, au nom de l'empereur, Berthier l'engageait à se rendre au quartier-général, l'assurant que peut-être la campagne ne se rouvrirait pas; qu'on allait traiter de la paix, et qu'il était d'un grand intérêt pour lui de se rapprocher des négociations, afin d'y stipuler ses intérêts. Ma lettre fut à peu près dans les mêmes termes; je le flattai, j'ajoutai qu'il y aurait de la gloire à acquérir, et qu'il était de son honneur de se joindre à ses frères d'armes. Murat n'hésita plus. Avant même qu'il eût pu recevoir ma dépêche, un courrier, arrivant de Dresde, m'en apporta une de l'empereur, qui me mandait à son quartier-général. Je jugeai aussitôt que, redoutant ma présence à Paris, pour le moins autant que celle de Murat à Naples, c'étaient deux otages qu'il voulait avoir sous la main en nous appelant près de lui. Je fis mes dispositions à la hâte, et je me dirigeai sur Dresde par Mayence.
La garde de Mayence, notre principale clef du Rhin, était confiée à Augereau, avec qui je désirais m'aboucher, et qui était chargé en outre de rassembler un corps d'observation sur le Mein. Je le trouvai croyant peu à la paix, blâmant Napoléon, et plaignant les pauvres Mayençais encore troublés de l'idée d'un siège et de la dévastation des rians environs de leur ville. Voyant qu'il était au fait de tout ce qui venait de se passer, je le fis causer. «Nos beaux jours sont passés! me dit-il. Ah! que ces deux victoires qu'enfle Napoléon, qu'il fait sonner si haut dans Paris, ressemblent peu aux victoires de nos belles campagnes d'Italie où j'apprenais à Bonaparte la guerre dont il ne sait plus faire que l'abus. Que de peines maintenant pour avancer de quelques marches. A Lutzen, notre centre avait fléchi; plusieurs bataillons se débandaient; en vain nos deux ailes se prolongeant, menaçaient d'envelopper les forces que l'ennemi accumulait au centre: nous étions perdus sans seize bataillons de la jeune garde et quatre-vingts pièces de canon. Il ne peut plus compter, vous dis-je, que sur la supériorité de son artillerie; nous leur avons appris à se battre. Après Bautzen, il a pressé le passage de l'Elbe et a fait une trouée dans le Nord; mais il a fallu s'arrêter devant Wurtchen, au-delà de la Sprée; là, nous n'avons emporté les positions et le camp retranché qu'à force de sang. J'ai des lettres du quartier-général; et, encore après cette horrible boucherie, point de résultat, point de canons, point de prisonniers. Dans un pays entrecoupé, on trouvait l'ennemi retranché partout, et disputant le terrain avec avantage; nous avons même été maltraités au combat de Reichembach. Et notez que dans ce court début de la campagne, un boulet a emporté Bessières en-deçà de l'Elbe; et un autre boulet a renversé Duroc à Reichembach; Duroc, le seul ami qu'il eût! Le même jour, Bruyères et Kirgemer tombent aussi sous des boulets perdus. Quelle guerre! ajoutait Augereau en continuant ses réflexions décourageantes, quelle guerre! nous y passerons tous! Que veut-il faire maintenant à Dresde? Il ne fera pas la paix; vous le connaissez encore mieux que moi; il se fera cerner par cinq cent mille hommes; car, croyez bien que l'Autriche ne lui sera pas plus fidèle que la Prusse. Oui, s'il s'obstine, s'il n'est pas tué, et il ne le sera pas, nous y passerons tous.»
Je pus, dès-lors, juger par moi-même ce qu'on m'avait déjà dit, que l'impatience de la paix et de revenir à Paris était dans l'âme de presque tous les généraux dont la fortune était faite.
Dresde me parut à la fois un vaste camp retranché et une ville capitale. Les forêts du voisinage tombaient sous la hache des sapeurs. Partout, en arrivant, je vis remuer la terre, abattre des arbres, faire des fossés, des palissades. L'empereur était en course, tant pour examiner les travaux que pour étudier le pays. Il était presque toujours entouré de Berthier, de Soult et de l'ingénieur-géographe, Bacler d'Albe, parcourant, la carte à la main, tous les débouchés qui aboutissaient à la plaine de Dresde. La jetée des ponts, le tracé des routes, la construction des redoutes et l'assiette des camps étaient aussi le but de ses excursions et de ses promenades.
Toutes ces fortifications, toutes ces lignes pouvaient être considérées comme les ouvrages avancés de Dresde, point central d'une forte position sur la rive supérieure de l'Elbe; les ouvrages sur la rive droite autour de la ville touchaient à leur perfection; des paysans, requis de toutes les parties de la Saxe, venaient travailler aux travaux.
L'empereur faisait compléter l'enceinte de la ville par des fossés et des palissades qui devaient suppléer à toutes les interruptions des murs; les approches en étaient défendues par une ligne de redoutes avancées dont les feux se croisaient et battaient au loin la campagne. Ne se bornant point à fortifier les environs de Dresde, c'était sur la ligne de l'Elbe, dans toute son étendue, qu'il venait d'établir l'armée à cheval sur le fleuve, la tête à Dresde et la queue allant aboutir à Hambourg. Les villes de Koenigstein, Dresde, Torgau, Wittemberg et Magdebourg, étaient ses principaux points fortifiés sur l'Elbe; ils lui assuraient la possession de cette large et belle vallée. Tous ces travaux commencés et poursuivis avec ardeur, révélaient assez le projet de Napoléon, de concentrer la majeure partie de ses forces aux environs de Dresde et de s'y tenir pour voir venir les événemens. Ainsi, je le trouvais très-occupé de négociations, après avoir choisi les environs de Dresde pour son champ de bataille et la ligne de l'Elbe pour son point d'appui. La plupart de ses généraux considéraient Dresde comme ayant tous les avantages d'une position centrale propre à devenir le pivot de toutes les opérations que méditait l'empereur; cependant il y en eut qui m'avouèrent que si l'Autriche se déclarait, nous nous trouverions en l'air, exposés à être débordés entre l'Elbe et le Rhin. Ils regardaient le partage des forces ennemies bien distinctes entr'elles comme formant trois grandes masses: au nord, sur la route de Berlin, l'armée de Bernadotte, prince de Suède; à l'est, sur la route de Silésie, l'armée de Blucher, et derrière les montagnes de la Bohême, en observation, l'armée autrichienne de Swartzemberg; car déjà on regardait à l'état-major les Autrichiens comme prêts aussi à se déclarer.
Instruit que l'empereur était de retour au palais Marcolini, dans Friederichstadt, je m'empressai d'aller me présenter à son audience. Il me fit entrer dans son cabinet; je l'y trouvai soucieux. «Vous venez tard, M. le duc, me dit-il.—Sire, j'ai fait toute la diligence possible pour me rendre aux ordres de Votre Majesté.—Que n'étiez-vous ici avant mon grand débat avec Metternich; vous l'auriez pénétré.—Sire, ce n'est pas ma faute.—Ces gens-là, sans tirer l'épée, voudraient me dicter des lois: et savez-vous qui sont ceux qui me tracassent le plus aujourd'hui? vos deux amis, Bernadotte et Metternich; l'un me fait une guerre ouverte, l'autre une guerre sourde.—Mais, sire!.....—Voyez Berthier; il vous communiquera les résumés de ma chancellerie et vous mettra au fait de tout; vous viendrez ensuite me donner vos idées sur cette maudite négociation autrichienne qui m'échappe; il nous faut toute votre habileté pour la retenir. Je ne veux rien pourtant qui compromette ma puissance ni ma gloire! Ces gens-là sont si âpres! ils voudraient, sans se battre, de l'argent et des provinces que je n'ai acquises qu'à la pointe de l'épée. J'y ai mis bon ordre, quant au premier point; Narbonne nous a éclairé; vous verrez ce qu'il en pense. Abouchez-vous avec Berthier le plutôt possible, mûrissez vos idées; je vous attends sous deux jours.»
M'étant retiré, il me fut impossible, ce jour-là, de causer avec Berthier, qui, devenu depuis la mort de Duroc à la fois le confident politique et militaire, ne quittait plus l'empereur et dînait même tous les jours à sa table. Il me renvoya au lendemain. En attendant, une personne du cabinet me mit provisoirement au fait de deux incidens qui étaient venus obscurcir notre horizon politique, et rendre encore plus incertaines les espérances de paix. Je veux parler de la contestation politique du comte de Metternich avec l'empereur, (j'y reviendrai tout-à-l'heure) et de la nouvelle arrivée, le même jour, de l'entière déroute de notre armée d'Espagne à Vittoria; elle laissait Wellington maître de la péninsule, et portait la guerre aux pieds des Pyrénées. Un tel événement, connu à Prague, ne pouvait manquer d'exercer une fâcheuse influence sur les négociations.
L'empereur, étourdi de ce nouveau revers, qu'il imputait à l'impéritie de Joseph et de Jourdan, chercha un général capable de réparer tant de fautes. Il jeta les yeux sur le maréchal Soult, alors auprès de lui dans sa garde. Il lui enjoignit d'aller rallier les troupes, et de défendre pied à pied le passage des Pyrénées. Soult n'eût pas hésité, si sa femme, arrivée à Dresde depuis peu avec un grand étalage, n'eût témoigné de l'humeur, se refusant de retourner en Espagne, où il n'y avait plus, disait-elle, à recevoir que des coups. Comme elle avait sur son mari beaucoup d'empire, Soult tourmenté eut recours à l'empereur, qui mande aussitôt madame la duchesse. Elle vient avec de grands airs, affectant le ton impérieux, et déclare que son mari ne retournera point en Espagne, qu'il n'y a que trop guerroyé, et qu'il est temps enfin qu'il se repose. «Madame, s'écrie Napoléon en colère, je ne vous ai point mandé pour entendre vos algarades; je ne suis point votre mari; et si je l'étais, vous vous comporteriez autrement. Songez que les femmes doivent obéir; retournez à votre mari et ne le tourmentez plus.» Il fallut fléchir; vendre chevaux, équipages, et se mettre en route tristement pour les Pyrénées occidentales. On riait au quartier-général d'une scène où venait de figurer une duchesse altière, et qui faisait diversion aux malins propos, dont une de nos plus belles actrices, mademoiselle Bourgoin, avait été récemment l'objet. Appelée à Dresde avec l'élite de la comédie française, et invitée un jour au déjeuner de l'empereur, avec Berthier et Caulaincourt, elle avait pris, dit-on, tour-à-tour, en quittant le rôle de Melpomène, le masque d'Hébé, de Therpsicore et de Thaïs.
Mais passons à des faits plus graves. Je conférai enfin avec Berthier, qui avait un pied à terre au palais de Brühl[32]. Il serait trop fastidieux de rapporter littéralement les détails de notre long entretien, sur la situation politique et militaire de l'empereur à cette époque. Je n'en donnerai ici que la partie essentiellement historique, en y entremêlant quelques aperçus tirés de mes souvenirs. Commençons par la négociation autrichienne. Ce fut Narbonne qui, le premier, écrivit de Vienne vers la fin d'avril, qu'il fallait peu compter sur l'Autriche, ayant arraché à M. de Metternich l'aveu que le traité d'alliance, du 14 mars 1812, cessait de paraître applicable à la conjoncture; il appelait une sérieuse attention sur les exigeances et les armemens de l'Autriche. L'empereur conçut dès-lors le projet le neutraliser au moins le cabinet de Vienne, moyennant deux négociations: l'une officielle, et l'autre secrète; il comptait pour amortir l'influence de la coalition du Nord, et sur l'empereur son beau-père et sur M. de Metternich.
L'empereur s'était fait une fausse idée de cet homme d'état, qui avait résidé trois ans à Paris en qualité d'ambassadeur, et qui avait négocié, comme principal ministre, le traité de Vienne et l'alliance. C'était, sans contredit, le ministre de l'Europe qui avait le mieux sondé le gouvernement et la cour de Napoléon. Il y était parvenu sans effort, par ses hautes relations, en offrant successivement des hommages intéressés à Hortense, à Pauline, et avec plus de prédilection, à la femme de Murat, devenue depuis reine de Naples. L'empereur jugea superficiellement un diplomate qui, sous les dehors d'un homme du monde, aimable, galant, livré aux plaisirs, cachait une des plus fortes têtes de l'Allemagne, un esprit essentiellement européen et monarchique. Encore abusé, même après ses revers, l'empereur s'imagina que des intrigues l'emporteraient à Vienne sur les plus importantes considérations d'état: telle fut la source de ses erreurs. Quand avec l'épée il crut avoir tranché tous les nœuds de la politique dans les champs de Lutzen et de Vurtchen, il pensa qu'il avait assez fait pour ramener à lui l'Autriche. On lui dépêcha M. de Bubna, qui, tout en le cajolant, ne lui dissimula point que sa cour demanderait en Italie les provinces illyriennes; du côté de la Bavière et de la Pologne, une augmentation de frontières, et enfin, en Allemagne, la dissolution de la Confédération du Rhin. Napoléon, regardant comme une faiblesse d'acheter par de pareils sacrifices une neutralité seulement, répondit à la lettre autographe de son beau-père, qu'il préférait mourir les armes à la main à se soumettre, si on prétendait lui dicter des conditions. L'incertitude sur l'alliance s'étant prolongée après l'armistice, on revit Bubna aller et venir de Vienne à Dresde, de Dresde à Prague, et enfin annoncer que la Russie et la Prusse adhéraient à la médiation de sa cour. Dès-lors, on parla de la réunion d'un congrès à Prague. Narbonne y suivit la cour d'Autriche; à peine fut-il dans le voisinage de Dresde, qu'il vint y prendre de nouvelles instructions. «Eh bien! lui dit l'empereur, que disent-ils de Lutzen?—Ah! sire, répond le courtisan spirituel, les uns disent que vous êtes un dieu, les autres que vous êtes un démon; mais tout le monde convient que vous êtes plus qu'un homme.» Narbonne, observateur profond, ne s'abusait pas du reste sur le pouvoir surnaturel de celui dont il comparait la tête à un volcan.
Il faut qu'on sache que la négociation secrète roulait sur deux conditions: la rétrocession des provinces illyriennes et le paiement d'un subside provisoire de quinze millions, comme une faible compensation de ce que l'Autriche refusait, disait-elle, dix millions sterlings que lui offrait le cabinet de Londres pour l'entraîner contre nous. Déjà dix millions lui avaient été donnés en deux paiemens égaux.
Après avoir conféré avec Narbonne, l'empereur décide qu'on s'adressera, pour négocier, directement à M. de Metternich, et que je serai mandé à Dresde, comme ayant tenu long-temps les fils des menées secrètes de l'investigation diplomatique.
Tandis qu'un courrier m'est dépêché, M. de Metternich arrive, apportant la réponse de son cabinet aux notes pressantes du ministre des relations extérieures. Il faut d'abord se résoudre à déchirer l'alliance réputée inconciliable avec la médiation. Le ministre d'Autriche ne dissimule pas non plus la prétention de sa cour de se placer entre les puissances belligérantes, pour qu'elles ne communiquent entr'elles que par la chancellerie de Vienne. Ici surviennent les difficultés, Napoléon ne voulant point entendre à ce mode inusité de négociation. Porteur d'une lettre particulière de son maître, le comte de Metternich vient la remettre lui-même à l'empereur, qui le reçoit en audience confidentielle. Ici commence l'altercation. D'abord Napoléon se plaint qu'on a déjà perdu un mois, que la médiation de l'Autriche est presque hostile, et qu'elle ne veut plus garantir l'intégrité de l'Empire français; il se plaint qu'elle est venue arrêter son élan victorieux, en parlant d'armistice et de médiation. «Vous parlez de paix, d'alliance, dit-il à M. de Metternich, et tout s'embrouille. La coalition resserre ses liens par des traités que cimente l'or de l'Angleterre. Aujourd'hui que vos deux cent mille hommes sont prêts, vous venez me trouver pour me dicter des lois; votre cabinet veut profiter de mes embarras pour recouvrir tout ou partie de ce qu'il a perdu et pour nous rançonner sans combattre. Eh bien! traitons, j'y consens; mais qu'on s'explique avec franchise. Que voulez-vous?—L'Autriche, répond Metternich, ne veut qu'établir un ordre de choses qui, par une sage répartition des forces européennes, place la garantie de la paix sous l'égide d'une association d'États indépendans.—Soyez plus clair. Je vous ai offert l'Illyrie; j'ai adhéré à un subside pour que vous restiez neutre; mon armée est suffisante pour amener les Russes et les Prussiens à la raison.» M. de Metternich fait alors l'aveu que les choses en sont au point que l'Autriche ne peut plus rester neutre; qu'elle est forcée de se déclarer pour la France ou contre la France. Poussé dans ce défilé, Napoléon, sans tergiverser, saisit une carte de l'Europe, et presse Metternich de s'expliquer. Voyant que l'Autriche ne veut pas seulement l'Illyrie, mais la moitié de l'Italie, le retour du pape à Rome, la reconstruction de la Prusse, l'abandon de Varsovie, de l'Espagne, de la Hollande et de la Confédération du Rhin, ne se possédant plus alors: «C'est donc pour en venir au partage, s'écrie-t-il, que vous vous transportez d'un camp à un autre! C'est le démembrement de l'Empire français que vous voulez! d'un trait de plume vous prétendez faire tomber les remparts des plus fortes places de l'Europe, dont je n'ai pu obtenir les clefs qu'à force de victoires! Et c'est sans coup férir que l'Autriche croit me faire souscrire à de telles conditions! Et c'est mon beau-père qui accueille une prétention qui est un outrage! Il s'abuse s'il croit qu'un trône mutilé puisse être un refuge pour sa fille et pour son petit-fils. Ah! Metternich, combien avez-vous reçu de l'Angleterre pour vous décider à jouer un tel rôle contre moi?....»
A ces mots, l'homme d'état offensé ne répond que par la fierté du silence. Napoléon, confus, reprenant plus de calme, déclare qu'il ne désespère pas encore de la paix; il insiste pour que le congrès soit ouvert. En congédiant M. de Metternich, il lui dit que la cession de l'Illyrie n'est pas son dernier mot. Le ministre autrichien ne quitte Dresde[33] qu'après y avoir fait accepter la médiation de sa cour, et proroger l'armistice jusqu'au 10 août. Quand on vint demander à Napoléon s'il fallait payer les cinq derniers millions du subside, «Non, dit-il, bientôt ces gens-là nous demanderaient toute la France.»
Tel était, à mon arrivée à Dresde, l'état des affaires. Je ne dissimulai pas à Berthier, dont le jugement était sain et les opinions raisonnables, que je ne formais plus aucun doute que l'Autriche n'entrât dans la coalition, si l'empereur n'abandonnait pas au moins l'Allemagne et l'Illyrie. J'ajoutai que si on reprenait les hostilités, je présageais les plus grands malheurs, attendu qu'il n'avait jamais existé, depuis la révolution, contre notre puissance, un principe de coalition plus compacte. Berthier partagea ma manière de voir. «Mais, me dit-il, vous ne sauriez croire combien il me faut user de circonspection avec l'empereur; je l'irriterais sans le ramener par une contradiction ouverte; je suis forcé d'employer des biais, à moins qu'il ne m'interpelle. Par exemple, depuis que l'Autriche semble vouloir nous faire la loi, nous discutons souvent des plans de campagne dans l'hypothèse de la rupture; c'est là mon terrain. Eh bien! le croirez-vous? je n'ai pas osé le presser d'abandonner la ligne de l'Elbe pour se rapprocher méthodiquement de celle du Rhin, ce qui nous mettrait à couvert avec toutes nos forces disponibles Qu'ai-je fait? J'ai appuyé, sous main, le plan d'un officier-général très-capable[34]; plan qui consiste à rappeler tout ce que nous avons par delà l'Elbe, à réunir tous les corps détachés, et à se retirer en masse sur la Saale et de là sur le Rhin. Une considération décisive milite en faveur de ce plan. Admettons que l'Autriche se déclare: elle ouvrira aussitôt les portes de la Bohême, elle permettra aux alliés de tourner toutes nos positions, en un mot de nous couper de la France. Rien n'a pu faire impression sur l'empereur. Eh bon Dieu! s'est-il écrié, dix batailles perdues pourraient à peine me réduire à la position où vous voulez me placer tout d'abord. Vous craignez que je ne reste trop en l'air au cœur de l'Allemagne? N'étais-je pas dans une position plus hasardée à Marengo, à Austerlitz, à Wagram? Eh bien! j'ai vaincu à Wagram, à Austerlitz, à Marengo. Comment, vous me croyez en l'air, moi qui suis appuyé sur toutes les places de l'Elbe et sur Erfurt? Dresde est le pivot sur lequel je veux manœuvrer pour faire face à toutes les attaques. Depuis Berlin jusqu'à Prague, l'ennemi se développe sur une circonférence dont j'occupe le centre; croyez vous que tant de nations différentes conserveront long-temps de l'ensemble dans des opérations si étendues? Je les surprendrai tôt ou tard dans de faux mouvemens. C'est dans les plaines de la Saxe que le sort de l'Allemagne doit se décider. Je vous le répète, la position que j'ai prise m'offre des chances telles que l'ennemi, vainqueur dans dix batailles, pourrait à peine me ramener sur le Rhin, tandis que moi, vainqueur dans une seule journée, et me reportant de là sur les capitales de l'ennemi, je délivrerais mes garnisons de l'Oder et de la Vistule, et je forcerais les alliés à une paix qui laisserait ma gloire intacte. Au surplus, j'ai tout calculé; le sort fera le reste. Quant à votre plan de défense rétrograde, il ne peut me convenir; d'ailleurs, je ne vous demande pas des plans de campagne; n'en faites pas; contentez-vous d'entrer dans ma pensée pour exécuter les ordres que je vous donne.»
Mais, dis-je à Berthier, si tous les généraux, si tous les chefs de l'armée pensaient comme vous, et je ne doute pas, qu'au fond, ils ne voient de même, croyez-vous que ce concert d'opposition morale ne déciderait pas l'empereur à ne pas tout compromettre par son obstination?—Ne vous faites pas illusion, répliqua Berthier; les opinions sont bien partagées au quartier-général. Parce que nous avons été long-temps victorieux, on s'imagine que nous le serons encore, et on ne voit pas combien les temps sont changés. Voyez d'ailleurs comment l'empereur est entouré: Maret est tout confit dans son système; il ne faut rien en attendre. Si Caulaincourt, qui possède sa confiance encore plus que Maret, s'exprime parfois avec franchise et lui dit assez souvent la vérité, il n'en est pas moins obséquieux et courtisan. L'empereur ne consulte guère ses deux plus braves généraux, Murat et Ney, que sur le champ de bataille, et il a raison. Ses alentours habituels le poussent à la guerre: j'en excepte Narbonne, Flahaut, Drouot, Durosnel et le colonel Bernard, qui se distinguent par leurs manières, et dont les opinions rentreraient aisément dans un système raisonnable. Quant à ses autres familiers, surtout Bacler d'Albe, qui, ses cartes à la main, le suit partout, ils espèrent comme lui que les alliés feront des fautes et qu'on les écrasera; ils en parlent avec mépris comme n'ayant pas de système; ils ne veulent pas voir que tout a changé depuis notre malheureuse campagne de Russie; que nous leur avons appris à faire la guerre, et que s'ils ne peuvent atteindre à la promptitude, à la précision de nos manœuvres, à la supériorité de notre artillerie, d'autres avantages, notamment celui du nombre, finiront par les faire triompher; car de même que du temps du maréchal de Saxe, ce sont encore les gros bataillons qui gagnent les batailles.—Dites aussi la coopération des peuples, qui sont excités aujourd'hui à l'insurrection contre nous, et par les sociétés secrètes, et par leurs gouvernemens mêmes.—Oui, sans doute, répliqua Berthier, et ajoutez que nous manquons aussi d'espions et d'une bonne cavalerie.—Me voilà éclairé, lui dis-je en le quittant; je vais jeter sur le papier vos données, j'y ajouterai les miennes, et demain, avec ce petit arsenal, je verrai l'empereur; je lui dirai la vérité, comme je l'ai fait à toutes les époques.
Mon intention n'était pas de m'engager dans une discussion militaire, ni même dans une dissertation politique approfondie; je savais, d'ailleurs, qu'il ne m'en donnerait pas le temps, soit par la brusquerie de son dialogue et de ses interpellations, soit par le ton absolu de son vouloir. J'avais pu juger, dans ma première audience, que deux hommes le préoccupaient essentiellement: Bernadotte et M. de Metternich. Je savais à quoi m'en tenir sur celui-ci; m'occuper du premier était plus difficile; il le fallait pourtant. On m'avait assuré qu'à l'entrevue d'Abo[35], l'empereur de Russie lui avait dit:
«Si Bonaparte ne réussit point dans son attaque contre mon Empire, et que, par suite de sa défaite, le trône de France devienne vacant, je ne vois personne de plus en mesure que vous d'y monter.» Ces paroles, qui servaient à expliquer la conduite de Bernadotte, n'avaient-elles pas été plutôt un stimulant que l'indice d'une conviction intime de la part de l'auguste organe qui les avait proférées? Rien dans l'intérieur n'était préparé alors pour un semblable événement. Que de chances n'aurait-il pas fallu pour le rendre probable? A la suite des désastres de Moscou, il ne pouvait plus être question dans les cabinets de l'Europe, de substituer un chef militaire au chef militaire de la France. On commençait à se rappeler qu'il y avait une dynastie des Bourbons. L'annonce de la prochaine arrivée de Moreau sur le continent à la suite de Bernadotte, éclaircissait bien des obscurités. La première opération de Charles-Jean, débarqué à Stralsund avec le corps suédois, avant l'armistice, fut de nous reprendre la Poméranie. Quelle allait être sa politique? On le disait toujours accompagné et presque gardé à vue par le général anglais Stewart, le général autrichien baron de Vincent, le général russe Pozzo-di-Borgo, et le général prussien de Krusemarck. Bien des défiances et quelques lueurs d'espoir se groupaient autour de lui; presque tous les partis étaient représentés à son quartier-général, et jusqu'à la coterie des mécontens, dont madame de Staël était l'âme.
Napoléon venait d'apprendre que, profitant de l'armistice, Charles-Jean sortait de visiter l'empereur Alexandre et le roi de Prusse au quartier-général de Reichembach, pour les affermir dans la résolution de ne pas signer la paix tant qu'il resterait un seul soldat français sur la rive droite du Rhin. Qu'on juge dans quelles dispositions j'allais le trouver! Je me prémunis, et me présentai aux jardins Marcolini. Introduit presque aussitôt, je trouvai l'empereur environné de cartes et de plans. A peine m'aperçoit-il, que, se levant, il me parle en ces termes:»Eh bien! monsieur le duc, connaissez-vous notre position?—Oui, sire.—Allons-nous être entre deux feux: entre les obus de votre ami Bernadotte et les bombes de mon grand ami Swartzemberg?—Selon moi, il n'y a pas là-dessus le moindre doute, à moins de satisfaire l'Autriche.—Je ne le ferai pas; je ne me laisserai pas dépouiller sans combattre. Je le sais, on soulève contre moi toutes les ambitions et beaucoup de passions. Votre Bernadotte, par exemple, peut nous faire beaucoup de mal en donnant la clef de notre politique, et la tactique de nos armées à nos ennemis.—Mais, sire, votre cabinet n'a-t-il pas essayé de le ramener à un système moins hostile?—Quel moyen? il est à la solde anglaise; je lui ai pourtant fait écrire, et j'ai près de lui un homme sûr; mais la tête lui tourne de se voir recherché et encensé par les légitimes.—Sire, tout ceci me paraît si grave que j'ai pris aussi la plume pour tâcher d'ouvrir les yeux au prince de Suède qui peut bien venir parader en Allemagne, mais qui, dans aucun cas, ne doit faire la guerre à la France.—Bah! la France! la France! c'est moi.—Que Votre Majesté daigne me dire si elle approuve ma lettre; j'y démontre au prince de Suède qu'il se fait l'instrument de la Russie et de l'Angleterre pour le renversement de votre puissance et pour faire revivre la cause des Bourbons. (Je remets ma lettre à l'empereur qui la lit attentivement.)—C'est bien; mais par quelle voie la lui ferez-vous parvenir?—Je pense que Votre Majesté pourrait se servir de l'intermédiaire du maréchal Ney, long-temps l'ami et le compagnon d'armes du prince de Suède, et qui pourrait y joindre ses instances personnelles dans le même but politique, en l'autorisant à choisir pour émissaire le colonel T....—Non, cet officier a été jacobin,—Sire, on pourrait y employer le lieutenant de la gendarmerie L...., dont Votre Majesté connaît le dévouement et l'intelligence.—A la bonne heure; je lui ferai remettre des instructions et je le dépêcherai à Ney.»
Après un silence de deux minutes, l'empereur reprenant tout-à-coup la parole: «Avez-vous réfléchi aux moyens de suivre la négociation secrète avec l'Autriche?—Oui, sire.—M'avez-vous préparé une note?—Oui, sire, la voilà.—(L'empereur après l'avoir lue:) Quoi! tout vous paraît inefficace? Vous ne voyez, dans mes moyens, que des palliatifs, des demi-mesures; vous vous rangez de l'avis de ceux qui voudraient me voir désarmé, réduit à l'autorité d'un maire de village? Croyez bien, M. le duc, que vous ne trouverez pas une égide plus sûre que la mienne.—Sire, j'en suis tellement persuadé, que c'est précisément l'un des motifs qui me fait désirer si ardemment de ne plus voir le trône de Votre Majesté exposé aux hasards des batailles. Mais je ne dois pas le dissimuler, la réaction de l'Europe, arrêtée long-temps par vos glorieux triomphes, ne saurait plus l'être aujourd'hui que par d'autres triomphes plus difficiles à obtenir. Les mêmes ministres, qui étaient toujours prêts à négocier avec votre cabinet, qu'il vous était si facile autrefois de diviser et d'intimider, se vantent aujourd'hui que leur voix ne sera plus étouffée dans les conseils des rois par une politique étroite et imprévoyante; ils prétendent qu'il s'agit pour eux du salut de l'Europe.—Eh bien! il s'agit pour moi du salut de l'Empire, et certes je ne me chargerai pas du rôle dont ils ne veulent plus.—Mais enfin il faut une solution; si vous ne désarmez pas l'Autriche, ou si elle ne passe pas dans votre camp, vous aurez contre vous toute l'Europe, cette fois unie invariablement. Le mieux serait l'œuvre de la paix; elle est possible en abandonnant l'Allemagne pour conserver l'Italie, ou en cédant l'Italie pour conserver un pied en Allemagne. De fâcheux pressentimens, sire, me préoccupent; au nom du ciel, pour la gloire et l'affermissement de ce bel Empire que je vous aidai à organiser, évitez, je vous en supplie, la rupture, et conjurez, il en est temps encore, une croisade générale contre votre puissance. Songez que cette fois, au moindre revers de vos armes, tout changerait de face, et que vous perdriez le reste de vos alliés qui chancèlent; qu'en vous refusant à une défense nationale, seul abri contre les revers, vos ennemis se prévaudraient de cette force d'inertie fatale au pouvoir qui s'isole; c'est alors qu'on verrait se réveiller de vieilles espérances assoupies, et que l'Angleterre aux aguets verserait à Bordeaux, dans la Vendée, en Normandie et dans le Morhiban, ses émissaires chargés d'y relever, au moindre événement favorable, la cause des Bourbons. Je vous adjure, sire, au nom de notre sûreté et de votre gloire, de ne pas en venir à jouer dans un va-tout et votre couronne et votre puissance. Qu'arriverait-il? Que cinq cent mille soldats, soutenus en seconde ligne par toute une population insurgée, vous forceraient à déserter l'Allemagne sans vous donner le temps de renouer des négociations.» A ces mots l'empereur, relevant la tête, et prenant une attitude guerrière: «Je puis encore, me dit-il, leur livrer dix batailles, et une seule me suffit pour les désorganiser et les écraser. Il est fâcheux, monsieur le duc, qu'une fatale disposition au découragement domine ainsi les meilleurs esprits; la question n'est plus dans l'abandon de telle ou telle province; il s'agit de notre suprématie politique, et pour nous l'existence en dépend. Si ma puissance matérielle est grande, ma puissance d'opinion l'est bien davantage; c'est de la magie: n'en brisons pas le charme. Pourquoi tant d'alarmes? laissons se produire les événemens. Quant à l'Autriche, personne ne doit s'y tromper; elle veut profiter de ma position pour m'arracher de grands avantages; au fond j'y suis presque décidé; mais je ne me persuaderai pas qu'elle consente à m'abattre tout-à-fait, et se livrer ainsi elle-même à la toute-puissance de la Russie. Voilà ma politique, et j'entends que vous me serviez de tous vos moyens. Je vous ai nommé gouverneur-général de l'Illyrie; et c'est vous, vraisemblablement, qui en ferez la remise à l'Autriche. Partez; passez à Prague; nouez-y vos fils pour la négociation secrète; et de là dirigez-vous à Gratz et sur Laybach, d'où vous suivrez les affaires; allez vîte, car ce pauvre Junot, que vous remplacez, est décidément fou à lier; et l'Illyrie a besoin d'une main sage et ferme.—Je suis tout prêt, sire, à répondre à la confiance dont vous m'honorez; mais si j'osais, je vous ferais observer que l'un des principaux mobiles de la négociation secrète, serait, sans aucun doute, indépendamment de la rétrocession des provinces, la perspective de la régence, telle que l'a organisée Votre Majesté dans toute sa latitude.—Je vous entends; eh bien! dites tout ce que vous voudrez là-dessus, je vous donne carte blanche.»
Je ne songeai plus, dans la supposition d'une nouvelle rupture, qu'à tirer parti, pour l'intérêt de l'État, de ma nouvelle position. D'ailleurs, la négociation secrète avec l'Autriche me semblait sans objet du moment où l'empereur ne faisait point à ce cabinet les concessions sans lesquelles il ne pouvait le retenir dans ses intérêts. Or, ma mission n'était, à l'égard de l'Autriche, qu'un leurre, et envers moi qu'un prétexte pour m'éloigner, pendant la crise, du centre des affaires. L'empereur avait deux autres buts. D'abord, de tenir le plus long-temps possible encore la cour d'Autriche en suspens, et d'y alimenter un parti tout prêt à se rapprocher de lui, si, en cas de rupture, il parvenait, par quelque grande défaite, à disloquer la coalition du nord. En second lieu, il avait à cœur de me faire traverser la monarchie autrichienne d'un bout à l'autre pour me rendre à mon gouvernement, persuadé que je n'y jetterais pas en vain un coup-d'œil d'observation. Berthier m'avoua que telle était l'intention de l'empereur; qu'il désirait même que je m'arrêtasse à Prague autant que possible, pour me concerter avec Narbonne et y pénétrer les vues ultérieures de l'Autriche. Il ne manqua pas de faire ressortir les grands pouvoirs dont j'étais investi dans les provinces ilyriennes, pouvoirs qui à la fois civils et militaires, me conféraient une sorte de dictature; mais je savais à quoi m'en tenir sur cette Illyrie, soit que la guerre se rallumât, soit que cette province fût rétrocédée à l'Autriche. Quant à mon séjour et à mes observations à Prague, je jugeai qu'à moi plus qu'à tout autre il ne convenait ni de prolonger l'un, ni d'étendre les autres au-delà des limites que prescrivaient les convenances.
Je voulais pourtant m'arrêter à un plan raisonnable et utile, car je ne connais rien de pire que d'agir dans le vague. Ne pouvant rien sur l'état politique existant, je combinais mes idées sur un avenir probable. L'empereur, me dis-je, doit succomber devant une confédération générale; il peut périr les armes à la main, ou être atteint par un décret de déchéance à la suite de nouveaux revers qui dissiperaient tout-à-fait le prestige de sa puissance. Malgré l'égoïsme, l'aveuglement et même la lâcheté qui règnent parmi les principaux fonctionnaires de l'État, il est impossible que des idées de haute conservation ne viennent pas à germer dans quelques-unes des premières têtes de Paris; ceci peut amener une de ces révolutions que la gravité des circonstances et les exigeances de l'opinion déterminent. Il peut y avoir urgence, car si l'Angleterre, l'âme de cette coalition nouvelle, en prend la direction politique, on verra renaître des chances en faveur des Bourbons. Je n'ai pas besoin de dire que mes antécédens ne me permettaient pas de diriger mes vues de ce côté, en supposant même le renversement de l'Empire, et peut-être m'imputera-t-on d'être trop sincère en avouant que, dans les hauts emplois, les Bourbons n'auraient trouvé, pendant les six derniers mois de 1813, que bien peu de fonctionnaires influens sur lesquels ils pussent raisonnablement compter. En effet, tous les intérêts de la révolution qui se détachaient de l'empereur, ceux même des royalistes qui s'étaient incorporés dans le gouvernement impérial, devaient d'abord chercher à se rallier sous le pouvoir de la régence, dont Napoléon avait lui-même posé les bases, si quelques hommes habiles se trouvaient en mesure d'en préparer la transition en cas de revers. Mais il était clair qu'il ne fallait pas attendre que tout fût désespéré. L'Autriche avait un grand intérêt à voir s'établir une régence sous l'égide d'une archiduchesse, et à soutenir un système qui, l'alliant à la France réconciliée avec l'Europe et réduite à ses limites naturelles, les Alpes et le Rhin, lui permit tout d'abord de balancer la trop grande prépondérance qu'allait acquérir la Russie. Ce fut sur ces bases que je combinais mes idées, et je les rédigeai dans un Mémoire où j'établis l'hypothèse d'une régence effective, dont on pouvait laisser entrevoir l'éventualité aux hommes d'état. D'après mon plan, tous les intérêts devaient être représentés dans le conseil de régence. J'en faisais naturellement, partie, ainsi que MM. de Talleyrand, Narbonne, Macdonald, Montmorency, et deux autres personnes que je puis me dispenser de désigner. Quant à l'ambition des maréchaux, elle eût été satisfaite par l'érection de grands gouvernemens militaires qu'ils auraient eu en partage, et qui eussent accru leur influence dans l'État; en un mot, la régence, selon mes idées, aurait concilié tous les intérêts et toutes les opinions. D'oppresseur qu'il était, le gouvernement serait redevenu protecteur, et sa forme eut été une monarchie tempérée par le mélange d'une aristocratie raisonnable et d'une démocratie représentative. C'était sans contredit le plan le plus approprié à la gravité des circonstances, puisqu'il pouvait préserver la France du double danger de l'invasion et du démembrement.
J'étais plus que fondé à croire qu'il serait accueilli par l'homme d'état, alors le régulateur de la politique autrichienne, dont je connaissais la solidité du caractère et la profondeur des vues, de M. de Metternich enfin. Sa bienveillance pour moi remontait à la déclaration de guerre de l'Autriche en 1809. A cette époque, l'empereur m'ordonna de le faire enlever, contre toutes les convenances de la diplomatie, par une brigade de gendarmerie, pour être conduit ainsi escorté jusqu'aux confins de l'Autriche, en ajoutant a ce procédé toutes les duretés qui pouvaient le rendre plus injurieux. Révolté de ce traitement inoui, je pris sur moi d'en adoucir les formes. J'ordonnai qu'on m'amena ma voiture; je me fis conduire chez l'ambassadeur, je lui exposai le motif de ma visite, et lui exprimai combien j'en éprouvais de regret; de là quelques épanchemens mutuels, assez du moins pour que nous pussions nous comprendre. Ayant demandé au maréchal Moncey un capitaine de gendarmerie qui sût tempérer par l'aménité et la politesse de ses manières ce que sa mission avait d'outrageant, je lui commandai de monter dans la chaise de poste de l'ambassadeur, à qui j'accordai tous les délais convenables. En nous séparant, il me témoigna combien il était sensible aux égards et aux ménagemens que j'avais employés dans cette occasion.
Mes idées étant donc fixées, comme on l'a vu plus haut, pressé d'ailleurs par l'empereur et par Berthier, je me mis en route avec M. de Chassenon, auditeur près l'intendance générale de la grande armée, et je me dirigeai vers la ville de Prague, non sans avoir été rendre hommage, avant mon départ de Dresde, au vénérable souverain de la Saxe, qui se vouait avec tant de persévérance à la cause française. J'avais pu remarquer combien les Saxons gémissaient de voir ainsi leur roi engagé dans les intérêts de Napoléon, et combien ils prévoyaient qu'il en pourrait résulter de malheurs.
J'arrivai à Prague au moment où l'on croyait toucher à l'ouverture du congrès, sur lequel je ne fondais aucune espérance, et qui, à mes yeux, n'était qu'une de ces représentations diplomatiques imaginées pour justifier l'emploi de la force. M. de Metternich, et les plénipotentiaires de la Russie et de la Prusse venaient d'y arriver; toute la chancellerie autrichienne y était établie. Des deux plénipotentiaires français, Narbonne fut le seul que j'y trouvai; il attendait Caulaincourt, et avait ordre de ne rien faire sans son collègue. Déjà quelques difficultés précédaient la réunion du congrès; Napoléon venait de se déclarer contre la nomination de M. d'Anstett, plénipotentiaire de Russie, Français né en Alsace, et qu'il signalait dans son Moniteur comme un agent de guerre très-actif. Outre ces altercations, on s'attendait que la question de forme arrêterait dès les premiers jours la marche des affaires. Napoléon s'était expliqué avec Narbonne dans le même sens qu'avec moi. «La paix que je ne veux pas faire, lui avait-il dit, est celle que mes ennemis veulent m'imposer. Croyez-moi, celui qui a toujours dicté la paix ne peut pas à son tour la subir impunément. Si j'abandonne l'Allemagne, l'Autriche combattra avec plus d'ardeur jusqu'à ce qu'elle obtienne l'Italie; si je lui cède l'Italie, elle s'empressera, pour se la garantir, de me chasser de l'Allemagne.» La seule instruction positive qu'eût encore reçue Narbonne était de chercher à ne pas mettre l'Autriche dans une position ennemie. Je lui communiquai les intentions de l'empereur relativement à la négociation secrète, et il n'en augura pas mieux que moi.