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Mémoires de Joseph Fouché, Duc d'Otrante, Ministre de la Police Générale: Tome II

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Je me trouvai à Prague dans une sphère toute nouvelle et sur un terrain qui m'était inconnu. On savait que je n'y venais qu'en passant. Il me fallut user de certains ménagemens pour m'aboucher avec le chef de la chancellerie autrichienne. Je trouvai partout les mêmes défiances à l'égard de Napoléon, et des griefs plus ou moins fondés. On m'assura, par exemple, que dès le mois de décembre[36], il avait fait offre d'abandonner à l'Autriche l'Italie, les provinces illyriennes, la suprématie de l'Allemagne, et enfin de rétablir l'ancienne splendeur de la cour de Vienne; mais qu'aussitôt qu'il s'était vu en état d'ouvrir une nouvelle campagne, il avait tout éludé, se bornant à ne plus céder que de minces avantages, qui ne pouvaient entrer en compensation de ce qui se présentait naturellement à l'Autriche pour reprendre en Europe son rang et sa prépondérance.

Le cabinet de Vienne voulait évidemment profiter de l'affaiblissement de notre puissance pour recouvrer ce qu'il avait perdu par la paix de Presbourg et par celle de Schoenbrunn. Il n'attachait que peu d'intérêt à la rétrocession de l'Illyrie, qui ne pouvait manquer, au premier coup de canon, de rentrer dans son vaste domaine.

J'appris à Prague que la coalition du nord venait de se déclarer contre la Confédération du Rhin, à l'ouverture même de la campagne, et que, dès le 25 mars, la maréchal Kutusoff avait annoncé, par une proclamation publiée à Kalisch, que la Confédération du Rhin était dissoute. C'était une sorte de sanction offerte d'avance à toutes les défections de troupes allemandes employées dans nos armées. J'appris également que les conférences de Reichenbach venaient d'être reprises à Trachenberg; que l'empereur de Russie, le roi de Prusse et le prince royal de Suède y assistaient, de même que M. de Stadion, pour l'Autriche, et lord Aberdeen pour l'Angleterre, ainsi que les généraux en chef de l'armée combinée. Là on déterminait les forces que les puissances coalisées allaient consacrer à la guerre la plus active contre Napoléon; là on concertait leurs mouvemens, l'aggression et l'offensive; enfin, on indiquait le rendez-vous des trois grandes armées dans le camp même de l'ennemi. Il était impossible de ne pas y voir un accord de toutes les parties contractantes qu'allaient cimenter des traités de partage et de subsides.

Cependant on était décidé à ouvrir le congrès, mais pour y renfermer Napoléon dans le cercle de Popilius. Bien que non admise ouvertement aux conférences, l'Angleterre devait en être l'âme; elle allait en diriger les négociations.

Ainsi, plus de doute que l'Autriche ne fût à la veille de compléter son accession à la confédération du nord, en y portant deux cent mille hommes de troupes de première ligne. A tout ce que nous essayions d'alléguer confidentiellement pour l'en détourner, elle répondait qu'elle pouvait à peine trouver dans Napoléon l'assurance de n'être plus exposée à de nouvelles spoliations, tandis que l'état des affaires lui promettait davantage.

Tous mes efforts pour renouer la négociation secrète furent infructueux. Quant à mes vues particulières, ayant pour objet la garantie future de notre établissement politique, on me laissa bien entrevoir que le plan d'une régence dans l'intérêt de l'Autriche, pourrait influer sur les déterminations de sa politique, mais seulement lorsque des suppositions seraient converties en réalités. Je ne pus faire prendre aucun engagement provisoire sur un ordre de choses éventuel; j'obtins seulement l'assurance qu'on ne commencerait que par la destruction de la puissance extérieure de Napoléon, et que l'Autriche refuserait de se prêter à l'exécution d'aucun projet de bouleversement dans l'intérieur. Je ne dois pas oublier de dire que parmi les griefs qui me furent présentés par la chancellerie autrichienne, je remarquai les reproches qu'elle faisait à Napoléon au sujet des diatribes de son Moniteur, et de certains articles insérés dans d'autres journaux.

Je m'éloignais de Prague avec plus de lumières, sans doute, mais sans y avoir trouvé aucun élément de garantie pour l'avenir; au contraire, j'en emportai la triste conviction qu'un million de soldats allait décider du sort de l'Europe, et que, dans ce grand conflit, il serait bien difficile de stipuler à temps pour les intérêts que j'avais combinés et qu'aucune diplomatie ne mettait encore en première ligne.

En traversant la monarchie autrichienne pour me rendre en Illyrie, je tirai de ce voyage, quoique fait avec rapidité, plus d'une instruction; je me convainquis d'abord que cette monarchie compacte, quoique composée de tant d'États divers, était mieux gouvernée et administrée qu'on ne le supposait généralement; qu'elle était d'ailleurs habitée et défendue par une population fidèle et patiente; que sa politique avait une sorte de longanimité propre à triompher des revers, pour lesquels on lui voyait toujours des palliatifs en réserve. Par sa persévérance dans ses maximes d'état, elle l'emportait tôt ou tard sur la politique mobile de circonstance; enfin, il était évident que l'Autriche, par l'entier développement de sa puissance, allait mettre un poids décisif dans la balance de l'Europe.

Je me dirigeai par Gratz, capitale de la Styrie, et par les Alpes styriennes sur Laybach, ancienne capitale du duché de Carniole, considéré alors comme le chef-lieu de nos provinces illyriennes. J'y arrivai à la fin de juillet, et je m'y installai immédiatement en qualité de gouverneur général. Ces provinces, cédées par le traité de paix de Schoenbrunn en 1809, se composaient du Frioul autrichien, du gouvernement de la ville et du port de Trieste, de la Carniole, qui renferme la riche mine d'Idria, du cercle de Willach, d'une partie de la Croatie et de la Dalmatie, c'est-à-dire, tout le pays situé à la droite de la Save, en partant du point où cette rivière sort de la Carniole, et prend son cours jusqu'à la frontière de la Bosnie; ce dernier pays comprend la Croatie provinciale, les six districts de la Croatie militaire, Fiume et le littoral hongrois, l'Istrie autrichienne, et tous les districts sur la rive droite de la Save, dont le Thalweg servait de limites entre le royaume d'Italie et la terre d'Autriche. On voit par là que c'était un assemblage de parties hétérogènes se repoussant entre elles, mais qui, réunies plus long-temps à l'Empire français, eussent pu former un seul tout, et acquérir par leur position une haute importance, d'autant plus que la Dalmatie et une partie de l'Albanie y étaient comprises. Mon arrivée dans ces provinces fit d'autant plus de sensation, que mon nom comme ancien ministre de la police générale y était connu, et que j'y remplaçais dans le gouvernement civil et militaire un aide-de-camp de l'empereur, un de ses familiers, Junot enfin, duc d'Abrantès, qui venait d'être pris en flagrant délit de démence. Voici ce qui était arrivé à ce pauvre Junot: l'action corrosive de l'âpre climat de Russie sur la blessure qui l'avait défiguré en Portugal, des chagrins domestiques, et le ressentiment de n'avoir pas obtenu le bâton de maréchal d'Empire, affectèrent tellement ses organes, qu'il donna six semaines avant mon arrivée des marques publiques de folie. Un jour, faisant monter son aide-de-camp dans sa calèche, à laquelle six chevaux étaient attelés, et que précédait un piquet de cavalerie, lui-même se place tout couvert de ses décorations sur le siège du cocher, et un fouet à la main. Ainsi en évidence, il se promène, pendant plusieurs heures, d'une extrémité de la ville de Goritz à l'autre, au milieu de la foule des habitans étonnés. Le lendemain, il dicte les ordres et les lettres les plus absurdes, qu'il terminait par cette formule: «Sur ce, monsieur le commandant, je prie Sainte Cunégonde de vous avoir en sa digne garde.» Des scènes déplorables s'étant succédées, le malheureux Junot fut transporté en France, où il mourut quinze jours après, à la suite d'un accès de fureur, en se précipitant des fenêtres du château de son père. Tel était l'homme que je venais remplacer dans le gouvernement général des provinces qui, le moins en harmonie avec ce qu'on appelait l'Empire français, étaient encore gouvernées sur le pied de la conquête. A la vérité, j'allais, être secondé par le lieutenant général baron Fresia, nommé commandant militaire sous mes ordres immédiats. Cet officier général, l'un des Piémontais qui s'étaient le plus distingués dans les armées françaises, était pénétrant et capable; il commandait une division de cavalerie à la grande armée à Dresde, quand l'empereur l'envoya dans les provinces illyriennes.

Nous nous y trouvâmes sous un ciel doux et pur, au milieu des sites les plus variés, quelquefois d'un aspect sauvage, mais toujours pittoresques, et chez des peuples offrant tour-à-tour les traces d'une civilisation avancée et les mœurs des temps primitifs.

A mon départ de Dresde, prenant congé de l'empereur, il me dit que, dans ses mains, l'Illyrie était une avant-garde au sein de l'Autriche, propre à la contenir; une sentinelle aux portes de Vienne pour forcer de marcher droit; que cependant son intention n'avait jamais été de la garder; qu'il ne l'avait prise qu'en gage, ayant d'abord eu l'idée de l'échanger contre la Gallicie, et aujourd'hui l'offrant à son beau-père pour le retenir dans son alliance. Je m'étais aperçu, du reste, qu'il avait plus d'un projet sur cette Illyrie, car il en changeait souvent. Il me dit en outre qu'à tout événement il allait envoyer au prince vice-roi, Eugène Beauharnais, l'ordre de se tenir prêt sur la frontière italienne pour attaquer au cœur les États héréditaires, si la cour de Vienne se déclarait contre nous; il ajouta qu'il prescrirait en même temps à l'armée bavaroise, au corps d'observation du maréchal Augereau, et au corps de cavalerie du général Milhaud, de seconder l'entreprise du vice-roi, auquel il ordonnerait de pénétrer jusqu'à Vienne. Mais Napoléon pouvait-il s'abuser encore sur ses idées gigantesques, et ne les mettait-il pas en avant pour contenir l'Autriche?

A peine arrivé dans mon gouvernement, je pus juger par moi-même que le temps des idées hardies était passé; qu'il ne fallait plus songer aux opérations offensives qui devaient jeter de puissantes diversions au centre même des États héréditaires. Nous n'avions en Illyrie que de faibles détachemens, et depuis les désastres de la campagne de Moscou, l'état militaire du royaume d'Italie était presque nul. Trois corps d'observation en avaient été tirés successivement depuis 1812, ce qui avait épuisé tous les cadres des corps français et italiens; les garnisons étaient absolument dégarnies de troupes, et les états de situation n'offraient que les numéros des régimens; le vice-roi venait pourtant de recevoir l'ordre positif de former rapidement une nouvelle armée. On lui assignait, en conséquence, les conscriptions des départemens les plus voisins du royaume d'Italie. Le recrutement fut assez rapide, mais les cadres commençaient à peine à se remplir, et cette armée qui devait être de cinquante mille hommes, n'avait encore ni matériel, ni organisation, lorsque une lettre de Prague que m'écrivait Narbonne m'annonça la rupture du congrès. Là, le mot de l'Autriche avait été enfin prononcé le 7 août; elle avait demandé: la dissolution du duché de Varsovie, et son partage entre elle, la Russie et la Prusse; le rétablissement des villes anséatiques dans leur indépendance; la reconstruction de la Prusse avec une frontière sur l'Elbe; la cession à l'Autriche de toutes les provinces illyriennes, y compris Trieste. On renvoyait à la paix générale la question de l'indépendance de la Hollande et de l'Espagne. Napoléon employa la journée du 9 à délibérer. Il se décide enfin à donner une première réponse, dans laquelle, acceptant une partie des conditions, il en rejette d'autres. La journée du 11 se passe à en attendre l'effet; mais il apprend bientôt que dans la matinée le congrès a été dissous. Le même jour, l'Autriche abandonnant notre alliance pour celle de nos ennemis, les troupes russes accourent en Bohême. Napoléon adopte, trop lard, dans leur entier, les conditions énoncées par M. de Metternich; mais ces concessions qui auraient pu faire la paix le 10 ne peuvent plus rien le 12. L'Autriche déclare la guerre, et ajourne indéfiniment la question de la reprise d'un congrès. A la réception de cette lettre, je ne formai plus aucun doute que l'attaque ne commençât par l'Illyrie.

En traversant les États héréditaires, je n'avais pas été sans d'apercevoir d'un grand mouvement de troupes autrichiennes. J'appris que le feld-maréchal lieutenant Hiller était attendu à Agram; qu'il y était précédé par les généraux Frimont, Fenner et Morshal; que la force de l'armée dont il allait prendre le commandement s'élèverait à quarante mille hommes, et que déjà les régimens qui se trouvaient dans la Croatie autrichienne étaient mis sur le pied de guerre. A mon arrivée, j'en avais donné avis au prince vice-roi. Tous les rapports m'annonçaient parmi les habitans de la Croatie française des menées secrètes et une fermentation sourde pratiquées par des agens autrichiens envoyés en deçà de la Save; ils y préparaient un mouvement insurrectionnel qui pût faciliter une invasion. En effet, le 17 août, le lendemain du jour de l'expiration de l'armistice d'Allemagne, deux colonnes autrichiennes, sans déclaration de guerre préalable, passèrent la Save à Sissek et à Agram, se dirigeant sur Carlstadt et sur Fiume. Le général Jeanin, commandant à Carlstadt, chef-lieu de la Croatie française, fit d'abord quelques dispositions de défense; mais, abandonné par les soldats croates sous ses ordres, et assailli par les habitans insurgés, il opéra sa retraite presque seul sur Fiume. Moins heureux, l'intendant de la Croatie, M. de Contades, arrêté dans sa fuite, fut en danger de perdre la vie. Échappé comme par miracle à la fureur des habitans déchaînés contre les employés de l'administration française, il fut retenu prisonnier par le général Nugent, qui ne consentit à le rendre à la liberté que sur une autorisation de la cour de Vienne.

La conduite des Croates, dans cette circonstance, ne me causa point de surprise; je connaissais leur attachement pour le gouvernement autrichien. Presque toutes les autres parties des provinces illyriennes suivirent l'exemple de la Croatie. Bientôt même les villes de Zara, Raguse et Cattaro, défendues par les généraux Roise, Montrichard et Gauthier, avec de faibles garnisons italiennes et quelques employés français, furent assiégées par des troupes autrichiennes, auxquelles se joignirent des bandes de Dalmates. Au premier avis de ces mouvemens, j'avais fait mettre en état de défense les châteaux de Laybach et de Trieste. Instruit que le général autrichien Hiller, commandant en chef l'armée ennemie, réunissait près de Clagenfurt la plus grande partie de ses forces, pour forcer Willach et Tarvis, et pénétrer ensuite dans le Tyrol par la vallée de la Drave, j'en donnai avis au prince vice-roi. Déjà il avait mis son armée en mouvement sur l'Illyrie. L'arrivée à Laybach de la division italienne du général Pino, me mit en état de soutenir les hostilités.

Je ne m'abusai pas cependant; Hiller opérait avec quarante mille hommes, et il avait pour lui la population. Le vice-roi, réduit, soit par la faiblesse numérique de son armée, soit par l'inexpérience de ses soldats, à une guerre défensive, dans le seul but de gagner du temps, ne pouvait songer à reprendre la ligne de la Save que l'ennemi avait déjà dépassée. Les plus grandes forces autrichiennes se dirigeant en effet sur Clagenfurt, il était réellement à craindre que l'ennemi ne vînt à forcer les positions de Tarvis et de Willach. Ce mouvement eût débordé la gauche de l'armée du vice-roi, et ouvert aux Autrichiens, par le vallon de la Drave, l'accès du Tyrol. Le prince prit la position d'Adelberg, sa gauche aux sources de la Save et sa droite vers Trieste. Sur l'extrême gauche, il fit garder les débouchés du Tyrol par un corps détaché.

Cependant l'ennemi continua l'offensive. S'il occupa Fiume et Trieste sans de grands efforts, ces deux villes furent reprises par le général Pino avec la même facilité. Willach, pris et repris, souffrit du combat plus encore que les combattans. La seule opération vigoureuse fut l'enlèvement du camp de Felnitz par le lieutenant-général Grenier.

Ainsi se passa tout le mois de septembre. Comme le disait l'empereur, c'était en Allemagne que devait se décider le sort de l'Italie. A Dresde, la rupture venait d'être suivie d'événemens militaires plus importans.

Mais la bataille de Dresde, en répandant l'allégresse parmi les partisans de l'empereur, ne fut pour eux qu'un éclair d'espérance; ils se virent replongés tout-à-coup dans l'incertitude et la crainte. Les nouvelles des revers de la Katsbach, de Gross-Beeren et de Culm commençaient à transpirer à Paris et à Milan. J'apprenais, par mes correspondans, qu'on était resté à Paris dix-huit jours sans recevoir de courriers. Les rumeurs commençaient à attrister la France où l'empereur perdait la confiance de ses peuples. On me mandait que les intrigues royalistes recommençaient dans la Vendée et à Bordeaux, et qu'on se disait tout bas, dans les cercles et les salons de la capitale: C'est le commencement de la fin.

On pouvait en dire autant de notre belle Italie. Depuis les dernières nouvelles d'Allemagne, les généraux autrichiens qui nous combattaient, se montraient de plus en plus confians. De notre côté, les troupes italiennes ne montraient plus la même ardeur. Un de leur chef, le général Pino, qui d'abord avait manœuvré sous mes yeux pour la défense de l'Illyrie, trahissant le découragement secret qui commençait à gagner tous les rangs, quitta l'armée tout-à-coup, et alla résider à Milan dans l'attente du résultat de la campagne.

J'allai conférer de l'état des choses avec le prince vice-roi, que je trouvai lui-même inquiet, mais toujours dévoué à l'empereur. Il était peiné de la rupture, et n'avait plus la même confiance dans la fortune de Napoléon: «Mieux eût valu, me dit-il, qu'il eût perdu, sans trop de dommage, les deux premières batailles dans le début de la campagne, il se serait retiré à temps derrière le Rhin.» Je ne lui cachai pas que je lui en avais donné le conseil à Dresde, mais que rien n'avait pu faire impression sur son esprit. «Cela est d'autant plus fâcheux, lui dis-je, qu'à la première bataille qu'il perdra en personne, on traitera de la reconstruction politique de l'Europe sans lui.» Eugène fut frappé de cette réflexion, et, pour la première fois peut-être, il sonda la fragilité de son établissement politique. Je ne m'ouvris pas davantage cette fois, peu confiant dans son entourage.

Il m'avoua enfin, ce que je pressentais, que les plus fortes raisons le portaient à croire que la Bavière était au moment de se détacher de notre alliance; que l'armée bavaroise, sur les frontières de l'Autriche, n'avait fait aucun mouvement pour arrêter ceux des Autrichiens qui s'avançaient en force, quoiqu'avec lenteur, par le vallon de la Drave vers le Tyrol; que ne pouvant plus défendre lui-même l'Italie allemande, il allait se retirer derrière l'Isonzo, pour mettre les défilés entre lui et l'ennemi. «Si, contre toute attente, lui dis-je, vous ne pouviez vous y maintenir, tâchez, car j'ai plus de confiance dans vos talens que dans vos soldats, tâchez au moins de disputer assez long-temps le pays entre la Piave et l'Adige pour donner le temps aux événemens de se développer. Ce sera beaucoup si, pendant l'hiver qui s'approche, vous mettez à couvert Mantoue, Vérone, Milan et les bouches du Pô.»

Il fit aussitôt ses dispositions de retraite, et de mon côté j'évacuai Laybach, après avoir laissé dans le château un simulacre de garnison, composée en grande partie de convalescens, que je mis sous le commandement du colonel Léger. Je suivis l'armée, qui vint occuper les lignes de l'Isonzo. Le même jour, les Autrichiens s'étant reportés en forces sur Trieste, le lieutenant-général Fresia évacua définitivement par mon ordre cette place, ne laissant dans le château qu'une petite garnison, commandée par le colonel Rabié, qui ne capitula, un mois après, qu'à la suite d'une très-belle défense.

Du quartier-général de Gradisca, j'adressai à l'empereur mon rapport. Je lui exposai que le vice-roi, croyant ne devoir plus écouter que des motifs de prudence, venait d'ordonner la retraite sur l'Isonzo; que, par suite de ce mouvement, les provinces illyriennes étaient désormais perdues; que cependant le rôle auquel l'armée d'Italie allait borner ses efforts, avait aussi ses avantages; qu'il ne laissait rien au hasard, et pouvait assurer, pour quelque temps encore, la tranquillité de l'Italie. J'ajoutai que ma mission touchant à son terme, je le suppliais de me donner une autre destination, et que j'attendais ses ordres.

Dans l'attente soit des événemens, soit de ce que Napoléon déciderait à mon égard, j'allai jeter un coup-d'œil de prédilection sur cette magnifique Lombardie, à la liberté de laquelle je m'étais voué à mon début dans la carrière des hauts emplois. Hélas! elle gémissait aussi sous l'oppression impériale, et sa destinée politique ne dépendait que trop de la destinée de Napoléon.

En conquérant l'Italie, nous y avions apporté notre activité, notre industrie, le goût des arts et du luxe. Milan fut la ville qui retira le plus d'avantages de la révolution française que nous y avions transplantée. Milan reçut plus de lustre encore lorsqu'elle devint capitale d'un royaume: une cour, un conseil d'état, un sénat, un corps diplomatique, des ministres, des administrations civiles et militaires, des tribunaux, ajoutèrent près de vingt mille habitans à sa population, qui dépassait cent mille âmes. Milan s'embellit; mais sa période brillante fut de courte durée, comme celle de tous les royaumes italiens que l'ambition du dominateur épuisa bientôt d'hommes et d'argent dans sa vaine pensée de conquérir le monde. Le vice-roi, Eugène, ne fut bientôt plus aux yeux des Lombards que l'exécuteur obéissant de toutes ses volontés. Après Moscou, tous les ressorts du gouvernement avaient perdu leur élasticité en Italie comme en France. Le sentiment de la puissance de Napoléon s'éteignait en même temps que s'éclipsait l'illusion de sa fortune militaire. Dans ces derniers temps, Eugène sembla craindre de se populariser pour ne pas lui porter ombrage. D'ailleurs brave soldat, et d'une loyauté éprouvée, Eugène était parcimonieux, un peu léger, trop docile aux conseils de ceux qui flattaient ses goûts, ne connaissant point assez le caractère des peuples qu'il gouvernait, et trop confiant dans quelques Français ambitieux; il lui manquait de posséder la tactique politique au même degré que celle des armes. Arrivé à ces derniers temps d'épreuve, ce prince acheva de mécontenter les peuples par des conscriptions et des réquisitions forcées; en un mot, le vice-roi ne céda que trop à l'exemple et à l'impulsion du souverain dominateur. Sa position devint d'autant plus difficile, qu'il eut bientôt contre lui, et les partisans de l'indépendance italienne, et ceux de l'ancien ordre de choses. Les premiers s'inquiétant davantage, cherchaient un appui. De même que son père adoptif, Eugène n'en trouvait plus d'autre, pour le maintien de son autorité, que dans son armée, qu'il s'était hâté d'organiser et d'aguerrir.

Tout restait en suspens en Italie. On savait que trois grandes armées en Allemagne environnaient, pour ainsi dire, l'armée de l'empereur, avec le projet de manœuvrer sur les bases de sa ligne d'opération à Dresde, et si les événemens de la guerre leur étaient favorables, de se réunir en arrière de cette ligne entre l'Elbe et la Saale. On savait aussi que Napoléon avait à opposer aux trois grandes armées des alliés à peine deux cent mille hommes répartis dans onze corps d'infanterie, quatre de cavalerie, et dans sa garde qui présentait une réserve formidable. Nous venions de savoir enfin qu'il s'était décidé, pour ne pas se laisser tout-à-fait cerner, d'abandonner sa position centrale de Dresde pour aller manœuvrer à Magdebourg et sur la Saale. Tout-à-coup, vers les derniers jours d'octobre, je reçois du quartier-général du vice-roi, un billet conçu en ces termes: «Pour ne vouloir rien céder, il a tout perdu.» Qu'on juge de ma perplexité et de mon impatience à connaître toute l'étendue de l'événement. Dès le lendemain se propagèrent des bruits sinistres sur les fatales journées de Leipsick, qui allaient ramener sur le Rhin Napoléon poursuivi par l'Europe en armes. Ici se réalisaient tous mes pressentimens, toutes mes prévisions. Mais qu'allions-nous devenir? et quel serait le sort de cet Empire chancelant? Il était facile de prévoir que l'énorme pouvoir dont l'empereur s'était emparé, s'il n'était abattu, serait au moins réduit; d'un autre côté, je ne m'abusais pas sur le genre d'opposition qu'il pourrait rencontrer dans l'intérieur de l'Empire, tous les élémens constitutifs de la puissance publique m'étaient connus; tous les hommes plus ou moins influens, je pouvais les apprécier, et juger de la portée de leur courage et de leur énergie. Il fallait un audacieux, et il n'y avait que des lâches. Le seul homme qui, par son talent et par la souplesse de son génie aurait pu maîtriser les événemens et sauver la révolution, n'avait point de nerf politique, et craignait pour sa tête. Quant à moi, qui certes n'eût pas manqué de résolution, j'étais éloigné du vrai foyer, soit par des chances fortuites, soit par des combinaisons préparées de longue main. J'en frémissais d'impatience, et, décidé à tout braver pour rentrer dans la capitale, et y ressaisir les fils secrets d'une trame qui nous eût conduit à un but salutaire, j'étais déjà en route, quand une lettre de l'empereur, datée de Mayence, m'ordonna, en réponse à mon dernier rapport, d'aller prendre le gouvernement général de Rome, dont je n'avais été jusqu'alors que le titulaire. Je vis le coup, mais nul moyen de le parer: l'homme qui perdait l'Empire se trouvait encore en sûreté avec les débris de sa puissance militaire. Je rallentis ma route pour voir se dessiner les événement, et dans l'attente de recevoir de mes affidés de Paris des informations positives sur la sensation que produirait le retour subit de l'empereur à la suite de ces nouveaux désastres. Mais que je connaissais bien le terrain, et que j'avais bien jugé les hommes qui l'occupaient! Pas vingt sénateurs qui ne crussent l'Empire hors de danger, parce que l'empereur était sauvé! pas un grand fonctionnaire qui soupçonnât les armées européennes capables de franchir le Rhin! Malgré la stupeur qui régnait dans toutes les classes, l'aveuglement créait encore des illusions en faveur du pouvoir. Il faut en excepter sans aucun doute l'homme habile que j'ai suffisamment désigné; il semblait épier avec une astuce et une ironie cachée l'instant d'une chûte qui ne lui paraissait pas être arrivé encore à son terme.

Cependant l'Italie allait changer d'aspect; abandonnant successivement l'Isonzo, le Tagliamento, la Piave et la Brenta, le vice-roi venait de repasser l'Adige et d'établir son quartier-général à Vérone. L'armée autrichienne, marchant toujours en avant et recevant des renforts, s'établit à Vicence, à Bassano et à Montebello, formant déjà le blocus de Venise, de Palma-Nova et d'Osopo. Dans les négociations secrètes dont j'avais tenu les fils, l'abandon des États de Venise jusqu'à l'Adige, était consenti comme un des préliminaires de paix avec l'Autriche. Mais, où pouvaient s'arrêter aujourd'hui les prétentions de cette puissance? Les deux armées restèrent ainsi en présence comme en quartier d'hiver. C'était sur l'Italie méridionale que se portaient tous les regards, et d'où l'on attendait les déterminations politiques et militaires, qui rendraient quelque activité aux deux armées qui s'observaient sur la Brenta et sur l'Adige. Murat, jugeant les affaires de Napoléon entièrement perdues après les journées de Leipsick, s'était hâté de retourner à Naples, pour y reprendre le plan qu'il supposait devoir le maintenir sur le trône, même après la ruine de celui qui l'y avait fait monter. Dans une entrevue avec le comte de Miër, au quartier-général d'Ohlendorf en Thuringe, le 23 octobre, il venait d'ébaucher, pour ainsi dire, son accession à la coalition et son traité avec la cour d'Autriche. Je n'avais alors aucune donnée particulière sur les déterminations de Murat; mais je pressentais le changement de sa politique. J'appris qu'en arrivant à Lodi, venant de Leipsick et de Milan, tandis qu'il changeait de chevaux, et plusieurs Italiens de marque entourant sa voiture, comme l'un d'eux lui eût demandé s'il viendrait bientôt secourir le vice-roi: «Sans doute, répondit-il avec son air gascon, avant un mois, je viendrai vous secourir avec cinquante mille bons b.......» Et il partit comme un éclair. J'en inférais qu'il avait dit précisément le contraire de ce qu'il méditait. En effet, il entrait alors dans les vues de Murat, en même temps qu'il s'allierait à l'Autriche, de se présenter aux Italiens comme le soutien de leur indépendance; j'appris même qu'il avait accueilli, en traversant la haute Italie, plusieurs chefs italiens et officiers supérieurs qui travaillaient aussi à l'affranchissement de leur patrie, eu leur promettant d'embrasser leur cause et d'amener une armée sur le Pô.

A mon arrivée à Rome, je trouvai le général Miollis et l'administrateur Janet, pleins de défiance et de soupçons sur la conduite de Murat, qui, me dirent-ils, se rapprochait ouvertement de la coalition et organisait une nouvelle armée, composée en partie de Napolitains, de transfuges italiens, de Corses et de Français. Tous les avis de Naples annonçaient qu'il venait d'abolir le système continental dans ses États, et de permettre l'entrée dans ses ports des vaisseaux de toutes les nations; on assurait que non-seulement il négociait avec la cour de Vienne, mais encore avec lord Bentinck, dans l'intention de conclure sa paix séparée avec la Grande-Bretagne. Les craintes du commandant militaire de Rome étaient partagées par le vice-roi, qui venait de dépêcher à Naples son aide-de-camp Gifflenga, pour s'assurer des dispositions du roi. On lui donna des assurances de paix et d'amitié dont se contenta ce jeune officier, peu au fait des manèges de cette cour.

Murat se déclarant pour l'indépendance italienne, trouvait un parti dans les États romains, parmi les carbonari et les crivellari, espèces d'illuminés politiques qui recrutaient parmi les grands seigneurs, les jurisconsultes et les prélats romains. Le prêtre Battaglia venait d'insurger les campagnes des environs de Viterbe; il s'était mis à la tête d'une troupe de révoltés, s'emparant des caisses publiques et levant des contributions sur les personnes attachées au parti français. En même temps, des écrits et des proclamations incendiaires étaient répandus avec profusion dans les États pontificaux. Miollis ayant fait marcher la force armée, dispersa bientôt les bandes d'insurgés; Battaglia ayant été arrêté et conduit à Rome, ses dépositions laissèrent entrevoir qu'il était l'agent du consul napolitain Zuccari, chargé par sa cour de susciter des soulèvemens contre la domination française. Je pensais qu'il fallait opposer aux menées des Napolitains beaucoup de circonspection et de prudence, et ne rien précipiter.

Cependant Murat venait de mettre en mouvement ses troupes sur la haute Italie. Dès les premiers jours de décembre, une division d'infanterie et une brigade de cavalerie napolitaines, avec seize bouches à feu, entrèrent dans Rome: ces troupes étaient commandées par le général Carascosa. Quoique l'empereur eût donné l'ordre de traiter le roi de Naples comme un allié qui était prêt à montrer de bonnes dispositions, et que le mouvement de son corps d'armée fût concerté avec le vice-roi, le général Miollis reçut les Napolitains avec défiance, faisant mettre en état de défense Civita-Vecchia et le château Saint-Ange, où furent transportés les caisses et tous les effets précieux. Trois ou quatre divisions napolitaines se succédèrent, en se dirigeant à la fois par les Abruzzes sur Ancône, et par Rome, soit sur la Toscane, soit vers Pesaro, Rimini et Bologne. C'était dans cette dernière ville que Murat venait d'envoyer le prince Pignatelli Strongoli, moins pour marquer la route de son armée, dont la présence sur le Pô paraissait avoir pour but de contenir les Autrichiens, que pour disposer tous les amis de la cause de l'indépendance à l'aider dans ses entreprises. Pignatelli avait ordre de travailler à lui faire des partisans.

Dans ces entrefaites, je reçus de l'empereur la mission de me rendre à Naples, pour tâcher de détourner Murat de se déclarer contre lui; mes instructions portaient de le ménager et d'user de beaucoup d'adresse dans cette négociation; de le flatter même de la perspective qu'on lui abandonnerait les marches de Fermo et d'Ancône, dépouilles de l'État romain dont il ambitionnait depuis long-temps la possession. Je fus précédé à Naples par trois lettres de l'empereur adressées à Joachim, l'une d'elles annonçant ma prochaine arrivée comme chargé de ses pouvoirs. Je fis mon entrée à la cour de Naples vers la mi-décembre.

C'était une singulière cour que celle de Joachim, et une royauté bien vacillante que sa royauté du Vésuve. Murat avait un grand courage et peu d'esprit; aucun grand personnage du jour ne poussa plus loin que lui le ridicule de la parure et l'affectation de la pompe; c'est lui que les soldats appelaient le roi Franconi. Toutefois Napoléon, qui ne se méprenait pas sur le caractère de son beau-frère, crut à tort que la reine Caroline, sa sœur, femme ambitieuse et hautaine, conduirait son mari, et que sans elle Murat ne saurait être roi. Mais dès les premiers temps de son règne, soupçonnant l'empire auquel on voulait le soumettre maritalement, il affecta de s'en affranchir; et les circonstances politiques où il se trouvait alors combattirent d'autant plus l'ascendant de la reine, qu'il n'avait alors pour conseils et pour alentours que des hommes qui le poussaient à se déclarer contre Napoléon, en lui présentant ce revirement de système comme une nécessité politique.

Dans une cour où la politique n'était que de l'astuce, la galanterie de la dissolution, et la représentation extérieure une pompe théâtrale, je me trouvais à peu près, si la comparaison n'était pas trop ambitieuse, comme Platon à la cour de Denys. Dès mon arrivée, je fus assailli d'intrigans des deux nations, parmi lesquels, sous le masque d'une sorte d'ingénuité, je reconnus des émissaires de Paris. Il y en avait aussi dans le conseil du roi; et je me défiais surtout d'un certain marquis de G...., qui des deux acceptions dans lesquelles son nom est pris en latin, avait toute la vigilance de l'une et rien de la franchise de l'autre. Lors de mes premières conférences en présence de Murat, je dus y apporter une grande réserve; je feignis d'être sans instructions, et je priai le roi de m'expliquer sa situation politique. Il m'avoua qu'elle était critique et embarrassante; qu'il se trouvait placé d'une part entre son peuple et son armée, abhorrant toute idée de persévérance dans l'alliance française; de l'autre, entre l'empereur Napoléon qui le laissait sans direction et l'abreuvait de dégoût, et les souverains alliés, qui exigeaient de lui qu'il prononçât sans délai son accession complète à la coalition; que, d'un autre côté, les chefs des Italiens lui demandaient de concourir à déclarer l'indépendance de leur patrie, tandis que le vice-roi était en opposition à toutes les mesures favorables aux indépendans, soit par les ordres de l'empereur, soit d'après ses propres vues. Enfin, ajouta le roi, j'ai encore à lutter contre les manœuvres de lord Bentinck, qui, de la Sicile, cherche à soulever les Calabres, et assiste d'argent et de promesses les carbonari dans toute l'étendue de mon royaume. Je dis au roi qu'il ne m'appartenait point de lui donner aucun conseil; que de sa part c'était une résolution qu'il fallait prendre; que je devais me borner à l'engager à en prendre une, et, une fois prise, à s'y tenir d'une manière invariable.

Le roi, à l'issue de la conférence, m'avoua qu'ayant communiqué à l'empereur, un mois auparavant, ses craintes qu'un détachement autrichien ne fût dirigé sur les bouches du Pô, il lui avait demandé à cette occasion qu'il renonçât franchement à la possession directe de l'Italie, et complétât ainsi ses bienfaits pour elle en proclamant son indépendance. Je répondis au roi qu'il était difficile de croire que l'empereur fît de nécessité vertu; que, dans cette supposition, je réclamerais la priorité pour la France, moi qui l'avais supplié en vain, à plusieurs reprises, de rendre la guerre nationale.

Mes autres conférences furent tout aussi oiseuses. Murat était lancé; son conseil le poussait de plus en plus dans les intérêts de la coalition; situation politique, incompatible avec son projet d'appeler l'Italie à l'indépendance. Je le lui fis sentir, mais en vain; alors je me bornai à lui recommander, dans une conférence secrète, d'augmenter son armée et d'avoir de bonnes troupes, et de rattacher à tout prix à sa cause la secte des carbonari qu'il avait impolitiquement persécutée, et qui me paraissait prendre plus de consistance à mesure que les événemens acquéraient plus de gravité. Je terminai par conseiller au roi de ne pas trop compter sur sa cohue princière d'altesses napolitaines, et de s'entourer plutôt de gens qui auraient d'autre excellence que celle de nom, et à la fermeté desquels il pourrait se confier.

Ma mission à Naples n'était pas sans agrément. Je respirais en plein hiver sous le plus beau ciel de l'Europe; je me voyais accueilli et considéré dans une cour brillante; mais toutes mes pensées se tournaient vers la France, et mes regards ne la quittaient point. L'invasion la menaçait; l'étranger était à ses portes; qu'allait faire l'empereur? qu'allait-il devenir? J'étais convaincu qu'il n'aurait point assez de grandeur d'âme pour s'identifier avec la nation. Isolé, sa ruine était certaine; mais les éclats de sa chute graduelle pouvaient encore être long-temps funestes à la patrie.

Ne recevant aucune dépêche directe, et n'ayant que des notions vagues sur l'état de Paris, je me hâtai de reprendre la route de Rome, où m'attendait ma correspondance. Je crus d'autant plus convenable de quitter la cour de Murat, que je savais, d'une manière certaine, qu'on y attendait l'arrivée du comte de Neyperg, plénipotentiaire d'Autriche, chargé de conclure son traité d'accession, et que je me serais trouvé alors dans une fausse position à Naples. Rentré dans la capitale du monde chrétien, je n'eus rien de plus pressé que d'ouvrir mes dépêches de Paris. Elles contenaient la nouvelle qu'on s'attendait, d'un moment à l'autre, à la violation de la neutralité de la Suisse par les alliés, et à l'invasion de notre territoire par les frontières de l'Est; qu'à peine l'empereur pourrait-il rassembler, entre Strasbourg et Mayence, une soixantaine de mille hommes dans le court espace d'un mois, tant les maladies épidémiques et la désorganisation avaient causé de ravages dans ses armées; que cependant il s'obstinait à repousser les bases sommaires que les alliés venaient de lui faire parvenir de Francfort, bien que dans le conseil Talleyrand le poussât fortement à la paix, en ne cessant de lui répéter qu'il se méprenait sur l'énergie de la nation, qu'elle ne seconderait pas la sienne, et qu'il s'en verrait abandonné.

Sourd à de si sages conseils, que méditait Napoléon dans cette crise? Un coup d'état: de se faire proclamer dictateur. Sorti des factions et des orages d'une révolution où les mots ont eu beaucoup d'empire, il s'était persuadé, par suite de la confusion d'idées qui régnait dans sa tête en matière d'histoire ancienne, que le nom de dictateur produirait un grand effet. Il y renonça néanmoins, sur les représentations de Talleyrand et de Cambacérès. Ils observèrent qu'il fallait faire la chose sans le dire; qu'il pouvait même prendre les clefs du Sénat dans sa poche, sans avoir besoin d'aucun titre nouveau. C'est ce qu'il fit, et le palais du Sénat fut depuis ce temps gardé à vue.

Tel était le résumé de ma correspondance; et dans les dispositions où m'avait jeté l'impression que j'en ressentis, j'écrivis à l'empereur la lettre suivante:

«J'ai pris congé du roi de Naples: je ne dois dissimuler à Votre Majesté aucune des causes qui ont arrêté l'activité naturelle de ce prince.

1º. C'est l'incertitude où vous l'avez laissé sur le commandement des armées d'Italie. Le roi, dans ces deux dernières campagnes, vous a donné tant de preuves de son dévouement et de ses qualités militaires, qu'il s'attendait à recevoir de vous cette marque de confiance. Il se sent humilié à la fois et de vos soupçons, et de l'idée de se trouver placé sur la même ligne que vos généraux.

2º. On dit sans cesse au roi: si, pour conserver l'Italie à l'empereur, vous dégarnissez votre royaume de troupes, les Anglais vont y opérer des débarquemens et y exciter des séditions d'autant plus dangereuses que les Napolitains se plaignent hautement de l'influence de la France: dans quel état, ajoute-t-on, se trouve cet Empire? Sans armée, découragé par une campagne que ses ennemis ne regardent pas comme le terme de ses maux, puisque le Rhin n'est plus une barrière, et que l'empereur, loin de pouvoir garantir l'Italie, a peine à s'opposer à l'envahissement de ses frontières d'Allemagne, de Suisse et d'Espagne. Songez à vous, lui écrit-on de Paris, ne comptez que sur vous-même. L'empereur ne peut plus rien, même pour la France; comment garantirait-il vos États? Si, dans le temps de sa toute-puisssance, il eut la pensée de réunir Naples à l'Empire, quel sacrifice serait-il porté à faire pour vous? Il vous sacrifierait aujourd'hui à une place forte.

3º. D'un autre côté, vos ennemis opposent au tableau de la situation de la France celui des avantages immenses que présente au roi son accession à la coalition: ce prince consolide son trône, agrandit ses États; au lieu de faire à l'empereur le sacrifice inutile de sa gloire et de sa couronne, il va répandre sur l'un et l'autre l'éclat le plus brillant en se proclamant le défenseur de l'Italie, le garant de son indépendance. Se déclare-t-il pour Votre Majesté, son armée l'abandonne, son peuple se soulève. Sépare-t-il sa cause de celle de la France, l'Italie tout entière accourt sous ses drapeaux. Tel est le langage que parlent au roi des hommes qui tiennent de près à votre gouvernement. Peut-être ne fait-on en cela que s'abuser sur les moyens de servir Votre Majesté. La paix est nécessaire à tout le monde: déterminer le roi à se mettre à la tête de l'Italie, est, à leurs yeux, le plus sûr moyen de vous forcer à faire la paix.

Je suis arrivé à Rome le 18. Ici, comme dans toute l'Italie, le mot d'indépendance a acquis une vertu magique. Sous cette bannière se rangent sans doute des intérêts divers; mais tous les pays veulent un gouvernement local; chacun se plaint d'être obligé d'aller à Paris pour des réclamations de la moindre importance. Le gouvernement de la France, à une distance aussi considérable de la capitale, ne leur présente que des charges pesantes sans aucune compensation. Conscription, impôts, vexations, privations, sacrifices, voilà, se disent les Romains, ce que nous connaissons du gouvernement de la France. Ajoutons que nous n'avons aucune espèce de commerce, ni intérieur ni extérieur; que nos produits sont sans débouchés, et que le peu qui nous vient du dehors, nous le payons un prix excessif.

Sire, lorsque Votre Majesté était au plus haut degré de la gloire et de la puissance, j'avais le courage de lui dire la vérité, parce que c'était la seule chose qui lui manquait. Aujourd'hui je la lui dois également, mais avec plus de ménagement, puisqu'elle est dans le malheur. Son discours au Corps législatif aurait fait une profonde impression sur l'Europe et aurait touché tous les cœurs, si Votre Majesté eût ajouté au désir qu'elle a manifesté pour la paix, une renonciation magnanime à son ancien système de monarchie universelle. Tant qu'elle ne se prononcera pas sur ce point, les puissances coalisées croiront ou diront que ce système n'est qu'ajourné, que vous profiterez des événemens pour y revenir. La nation française elle-même restera dans les mêmes alarmes. Il me semble que si, dans cette circonstance, vous concentriez toutes vos forces entre les Alpes, les Pyrénées et le Rhin; si vous faisiez une déclaration franche de ne pas dépasser ces frontières naturelles, vous auriez tous les vœux et tous les bras de la nation pour défendre votre Empire; et certes, cet Empire serait encore le plus beau et le plus puissant du monde; il suffirait à votre gloire et à la prospérité de la France. Je suis convaincu que vous ne pouvez avoir de véritable paix qu'à ce prix. Je crains d'être seul à vous parler ce langage; défiez-vous des mensonges des courtisans, l'expérience a dû vous les faire connaître. Ce sont eux qui ont poussé vos armées en Espagne, en Pologne et en Russie, qui vous ont fait éloigner de vous vos plus fidèles amis, et qui, dernièrement encore, vous ont détourné de signer la paix à Dresde. Ce sont eux qui vous trompent aujourd'hui et qui vous exagèrent votre puissance. Il vous en reste assez pour être heureux et pour rendre la France paisible et prospère; mais vous n'avez rien de plus, et toute l'Europe en est persuadée; il serait même inutile à lui faire illusion, on ne la tromperait plus.

Je conjure Votre Majesté de ne pas rejeter mes conseils, ils partent d'un cœur qui n'a cesse de vous être attaché. Je n'ai point le sot amour-propre de voir mieux qu'un autre; si chacun avait la même franchise il vous tiendrait le même langage. Il vous aurait parlé comme moi après la paix de Tilsitt, après la paix de Vienne, avant la guerre contre la Russie, et, en dernier lieu, à Dresde.

Il est affligeant, pour la dignité de l'homme, que je sois le seul qui ose vous dire ce qu'il pense. Si Votre Majesté éprouve de nouveaux malheurs, je n'aurai pas à me reprocher d'avoir cessé de lui dire la vérité. Au nom du ciel, mettez un terme à la guerre; faites que les âmes puissent trouver un moment pour se reposer.»

Ma lettre était à peine partie, que Napoléon frappait son dernier coup d'état: la dissolution du Corps législatif. De ce palais des Tuileries qui n'aurait dû retentir que de vœux et d'hommages, et qui fut transformé soudainement en une arène d'orgueil, de colère et de scandale, on vit sortir, épouvantés, législateurs et magistrats, généraux et fonctionnaires publics. Tous furent pénétrés d'une profonde douleur de voir le chef de l'État et la nation se retirer l'un de l'autre au moment où ils auraient le plus besoin de leurs secours mutuels. Sous quels aupices allait donc s'ouvrir le troisième lustre de l'Empire? cette année serait-elle la dernière de sa durée? Quels funestes présages pour la défense de la patrie envahie par cinq armées étrangères, marchant sous les drapeaux de tous les potentats de l'Europe!

Pour continuer d'en imposer à l'Autriche, et se croyant maître de la détacher, à son gré, de la coalition, l'empereur, au début de cette campagne définitive, conserva la régence à Marie-Louise; de sorte que l'Empire, dans son agonie, eût de fait deux gouvernemens, l'un au camp de Napoléon, l'autre à Paris. Bientôt même il ajouta encore à tout ce que cette régence avait d'absurde dans la pratique comme dans la conception, en déférant à son frère Joseph, presqu'au moment où il venait d'investir l'impératrice du pouvoir dirigeant, la lieutenance générale de l'Empire. Ce n'était qu'un élément de division de plus qu'il jetait dans son gouvernement.

Ce n'est pas ainsi que j'avais conçu la régence et que j'aurais fini par la faire prévaloir si le mauvais génie de la révolution ne m'eut pas tenu enchaîné au-delà des Alpes.

Je le demande, quelle était, dans cette incohérence du pouvoir, la personne ou l'autorité qu'on pouvait réellement considérer comme dépositaire de la pensée de Napoléon? Joseph n'était que le contre-poids de l'archichancelier Cambacérès, qui l'était de l'impératrice et de Joseph, et l'impératrice n'était là que pour la forme. Voilà donc Cambacérès la cheville ouvrière de la régence de Paris; mais il ne l'était que sous la surveillance du ministre de la police, véritable inquisiteur domestique. En elle-même, la police n'est qu'une puissance occulte, dont la force réside dans l'opinion qu'elle sait donner de sa force; alors elle peut devenir l'un des plus grands ressorts de l'État; mais dans les mains d'un Savary, le talisman de la police s'était brisé à jamais.

On voit par ce qui précède que jamais gouvernement ne s'était tenu prêt à succomber sous autant de précautions, et peut-être par excès de précautions. Il est pourtant vrai de dire que toutes les autorités se trouvaient d'accord sur un point, l'impossibilité de conserver le gouvernement dans les mains de Napoléon. Personne n'a eu le courage de le proclamer tout haut et d'agir en conséquence; mais aussi quelle honte pour tant d'hommes capables et expérimentés d'avoir laissé consommer la ruine de l'État, et opérer, sous l'influence de l'étranger, une révolution dont la patrie en pleurs réclamait l'initiative!

Ô vous qui m'avez dit depuis et après coup; Pourquoi n'étiez-vous pas là? Combien cette sorte de regret ne révèle-t-il pas votre lâcheté! Je n'étais pas là, précisément parce que j'aurais dû y être, et qu'on avait pressenti que, par la seule force des choses, tous les intérêts de la révolution que je représentais à moi seul, auraient prévalu et paré à la catastrophe.

Je me méprenais si peu sur notre état réel, que, voulant hâter mon retour et mettre un terme à ma mission, j'écrivis à l'empereur une seconde lettre où je lui représentai combien il était contraire à sa dignité que je restasse en qualité de son gouverneur général à Rome, envahi par les Napolitains, et sous leurs canons, pour ainsi dire; que d'ailleurs il devenait impossible que Rome, la Toscane et l'État de Gênes pussent être conservés, si le roi de Naples accédait à la coalition, et que, selon moi, la politique commandait d'entrer, avec ce prince, en arrangement pour lui abandonner l'occupation militaire provisoire des pays qu'il nous serait impossible de garder ou de défendre; que nous en retirerions le double avantage de sauver nos garnisons et de rattacher indirectement le roi de Naples à la cause française; que, du reste, trouvant ma dignité blessée à Rome où mon autorité ne pouvait plus avoir aucun poids, je me dirigeais sur Florence où j'attendrais ses dernières instructions.

Je trouvai Florence comme le reste de l'Italie, inquiète, en suspens, partagée sur l'opinion qu'on devait se former des mouvemens de Murat, vers la Haute-Italie. Les adhérens de Napoléon assuraient que les Napolitains, restés fidèles et dévoués à sa cause, ne se portaient sur le Pô que pour seconder nos efforts contre l'ennemi commun, et que Murat viendrait les commander en personne. Les partisans de l'indépendance ne voyaient, dans la marche des Napolitains, que la prochaine arrivée d'auxiliaires qui les aideraient à s'affranchir du joug des Français. D'autres enfin, ne voyaient pas sans inquiétude, sur le théâtre de la Haute-Italie, une nouvelle armée qui n'était à leurs yeux qu'un ramassis de vagabonds et de pillards enrôlés par force et tout-à-fait indisciplinés. Qu'attendre, me disait-on, d'un Carascosa, médiocre talent, mais plein de forfanterie; d'un Macdonaldo, ancien aide-de-camp du vieux général cisalpin Trivulzi, dont il a épousé la concubine, et qui, n'ayant pu obtenir d'emploi ni en France ni dans le royaume d'Italie, s'est jeté de désespoir dans les troupes de Murat; d'un ex-général lombard Lecchi, malheureusement connu pour ses cruautés, ses exactions et ses rapines en Espagne, et qui, traduit en France devant un conseil de guerre, fut renvoyé sans emploi. Peut-être viendra-t-on vanter le jeune Lavauguyon, récemment rentré en grâce auprès de Murat, qui, par une boutade de jalousie, l'avait disgracié en 1811, époque où, à la tête des vélites à cheval de sa garde, il était, selon les uns trop remarqué par la reine Caroline, et, selon d'autres, rival encore plus heureux de Murat. Les autres généraux n'ont ni plus de consistance ni plus de considération. Ainsi, je sus bientôt à quoi m'en tenir sur cette armée napolitaine; elle se composait de quarante bataillons, vingt escadrons, en tout vingt mille hommes et de cinquante pièces d'artillerie; du reste, elle était d'une assez belle tenue, mais en effet peu disciplinée.

Le gouvernement de Toscane était d'autant plus inquiet sur son avenir, que, dès le 10 décembre, les Anglais avaient opéré un débarquement à Via-Reggio, et de là s'étaient présentés devant Livourne; mais la bonne contenance de la garnison française les avait décidés à se rembarquer. Toutefois, cette tentative ne paraissait être de leur part qu'une première reconnaissance.

Ce fut au milieu de ces circonstances que je me présentai à la cour de la grande-duchesse, où je fus parfaitement accueilli; je trouvai en elle une femme singulière, que pour cette fois j'eus le temps d'étudier. Dépourvue de beauté et de charmes, Élisa n'était pas sans esprit, et les premiers mouvemens de son cœur étaient bons; mais un défaut incurable de jugement, et ses penchans à la lubricité, la jetaient dans des écarts et dans l'extravagance. Son tic consistait à se modeler par imitation sur les habitudes de son frère, affectant sa brusquerie, recherchant le faste, l'appareil militaire, et négligeant les arts de la paix, les lettres mêmes, dont jadis elle s'était érigée en protectrice par engouement. Dans un pays où avait tant fleuri l'agriculture et le commerce, elle ne s'était occupée qu'à se former une cour splendide et servile, organisant des bataillons de conscrits, faisant et défaisant les généraux; là où jadis les universités de Pise et de Florence, les académies de la Crusca, del Cimento et del Disegno avaient jeté tant d'éclat, elle avait laissé dépérir les études, n'accordant de protection qu'à des histrions, des baladins et des joueurs de luth. En un mot, Élisa était redoutée et n'était point aimée. Quant à moi, loin d'avoir à m'en plaindre, je la trouvai prévenante, affectueuse, résignée même à toutes les traverses dont elle était menacée, et déférant volontiers à mon expérience et à mes conseils. Dès ce moment, je devins le directeur de sa politique. Elle laissa percer devant moi son dépit de ce que Napoléon était à la veille, non seulement de perdre peut-être l'Empire par son obstination, mais encore de sacrifier sans hésiter les établissemens dont sa famille était en possession. Je devinai alors toutes ses craintes, et je compris combien elle était alarmée de l'état précaire de la Toscane qu'elle s'attendait avec douleur à voir échapper de ses mains. Je ne lui dissimulai pas qu'à Dresde j'avais donné à Napoléon les avis les plus sincères et les plus à propos; que je l'avais averti qu'il allait jouer sa couronne, seul, contre toute l'Europe; qu'il devait céder l'Allemagne et se tenir ensuite derrière le Rhin, en appelant la nation à son aide; qu'il serait forcé malgré lui d'en venir là, mais qu'alors il prendrait trop tard un parti commandé par la nécessité.

Cependant les différens corps de l'armée de Murat parvenaient successivement à leur destination, soit à Rome, soit dans les Marches. Le général Lavauguyon, son aide-de-camp, qui était à Rome même, à la tête de cinq mille Napolitains, se déclarant tout-à-coup commandant des États romains, prit possession du pays. Le général Miollis, qui n'avait que dix-huit cents soldats français, se renferma dans le château St.-Ange. Lavauguyon le somma inutilement de se rendre et fit cerner le château; il demanda une entrevue à Miollis que celui-ci refusa nettement.

Mais bientôt Murat lui-même, qui était parti de Naples le 23 janvier, fit son entrée à Rome avec cette pompe qu'il recherchait avec tant d'empressement; il fut reçu avec de grands témoignages de satisfaction par les indépendans.

Murat fit proposer au général Miollis, ainsi qu'au général Lasal cette, qui défendait Civita-Vecchia avec deux mille hommes, de retourner en France eux et leur garnison; ces deux généraux s'y refusèrent, et le roi laissa un corps d'observation chargé de bloquer ces deux places. En même temps il avait fait commencer le siège de la citadelle d'Ancône, où s'était retiré le général Barbou. Toutefois, il n'y avait point encore d'hostilités ouvertes; mais le roi de Naples, suivi de neuf mille hommes d'infanterie et de quatre mille chevaux, ayant fait son entrée à Bologne, fit occuper Modène, Ferrare et Cento. Sa conduite équivoque, et les mouvemens de ses troupes qui s'avançaient vers Parme et vers la Toscane, ne laissaient plus de doute sur sa prochaine défection. Joachim était entré dans Bologne le premier février. Le jour même il détacha de son armée le général Minutolo, avec huit cents hommes, pour prendre possession de la Toscane, dont il nomma gouverneur le général Joseph Lecchi. A cette nouvelle, le trouble s'empara de la cour de la grande-duchesse, qui se lamentait d'être ainsi dépouillée par son beau-frère. Appelé au conseil, et d'ailleurs instruit que le peuple allait partout au-devant des troupes napolitaines, je conseillai à la grande-duchesse de céder à l'orage et de se retirer soit à Livourne soit à Lucques. Cette résolution prise, elle enjoignit à son mari, le prince Félix Baciocchi, d'opérer l'évacuation militaire de la Toscane.

Je fus témoin de cette débâcle qui, sur une moindre échelle, n'était que la répétition de la grande scène dont Paris allait être prochainement le théâtre. Mais en Toscane il n'y eut pas d'effusion de sang, ce ne fut que fuite d'une part et de l'autre guerre dérisoire de jeux de mots et de sarcasmes dont les Florentins poursuivirent les chefs et les agens du gouvernement. Par exemple, le Baciocchi, en changeant de fortune, avait cru devoir changer de nom; il s'était fait appeler Félix (l'heureux) au lieu de Pascal, nom aussi ridicule en Italie que celui de Jocrisse en France. De là, ce jeu de mots des Florentins qui lui disaient au moment de sa déconfiture: Quando eri Felice, eravamo Pasquali; adesso che sei ritornato Pasquale, saremo felici.

Le préfet de Florence, mon ami intime, ne fut pas exempt des atteintes de ce genre; comme il était très-rigide pour la conscription, et que toutes les fois qu'un homme se présentait pour être réformé, il le congédiait avec sa formule habituelle: bon à marcher; au moment où les autorités furent contraintes d'abandonner la ville, on écrivit sur sa porte en gros caractères: bon à marcher.

Tandis que la grande-duchesse et moi étions retirés à Lucques, Baciocchi tenait encore la citadelle et les forts de la ville de Florence et celui de Volterra. J'attendais de jour en jour les pouvoirs que j'avais demandés pour l'évacuation militaire de la Toscane et des États romains. La grande-duchesse désirait également voir la Toscane délivrée des troupes françaises dans l'espoir d'un arrangement avec Murat, dont la fortune lui paraissait offrir plus de chances que celle de Napoléon. Elle se défiait surtout du petit Lagarde, que l'empereur lui avait imposé en qualité de commissaire-général de police et qui m'était redevable de sa fortune. Elle allait jusqu'à le soupçonner d'adresser à Napoléon des rapports qui lui étaient contraires, de même qu'à moi. Élisa s'en ouvrit franchement et me témoigna un jour combien était vif son désir de s'emparer du porte-feuille de ce commissaire-général, afin de vérifier si ses soupçons étaient fondés. Persuadé moi-même que la correspondance de Lagarde devait m'être encore plus défavorable qu'à la grande-duchesse, je ne cherchai point à la dissuader, quand elle me dit qu'elle allait lui donner une mission pour se rendre à Pise, et qu'elle le ferait ensuite arrêter par des hommes masqués et apostés sur la route. Il me parut plaisant de voir ainsi détrousser sur le grand chemin un commissaire-général de police, qui, tout en affectant de la rondeur et de la bonhomie, se vantait d'être plus fin que l'Italien le plus rusé. Il s'agissait de donner un démenti à sa suffisance. En effet, à son retour de Pise, les hommes apostés l'arrêtent, le font descendre de sa voiture; et tandis que deux d'entre eux le tiennent en joue sur le bord d'un fossé, les autres lui enlèvent argent, bijoux, et surtout ses papiers, qui étaient dans une caisse de l'avant-train. Quand nous vîmes venir des gens tout effarés nous apprendre la mésaventure de M. le commissaire-général, nous eûmes peine, la grande-duchesse et moi, à conserver notre gravité, et il fallut nous retirer à l'écart pour donner cours au rire qui nous suffoquait. Mais pourtant, dans cette opéra seria, tout le monde fut mystifié; les prétendus papiers du commissaire-général qu'on nous apporta, consistaient dans une liasse des numéros du Moniteur que Lagarde, ayant une voiture à double fond où était cachés ses papiers secrets, avait fait placer dans la caisse extérieure. Il en fut quitte pour son argent, ses bijoux et la peur, et suivant toute probabilité pour la peur seulement, car il n'aura pas manqué de s'indemniser, soit à Florence, soit à Paris.

Cependant Murat, qui déjà occupait les légations, s'efforçait de remplir de son nom l'Italie entière. Il m'écrivait lettre sur lettre, me répétant que son alliance avec la coalition lui paraissait le seul moyen de conserver le trône, et m'engageant de dire à l'empereur toute la vérité sur l'état actuel de l'Italie. Je lui répondis que je l'avais prévenu sur ce point, et qu'il n'avait pas besoin de m'encourager pour oser dire la vérité à l'empereur; que j'avais toujours pensé que c'était trahir les princes que de la leur cacher; j'insistai sur la nécessité pour le roi de Naples de se constituer une bonne armée comme moyen d'influence dans la coalition; je lui recommandai surtout de bannir toute indécision; il lui était très-essentiel, lui disais-je, de se créer une grande considération et de faire estimer son caractère; et puisque sa décision paraissait arrêtée, je devais à l'amitié qu'il avait pour moi, de lui avouer que la moindre hésitation serait funeste; qu'elle appellerait sur lui la défiance; qu'il pouvait, d'ailleurs, servir sa patrie en contribuant à la pacification générale, et en relevant la dignité des trônes et l'indépendance des nations. J'ajoutais que je voyais avec peine les soulèvemens des campagnes; qu'il ne fallait pas remuer les passions qu'on ne pouvait pas satisfaire. Invité aussi par ce prince à lui envoyer, par écrit, les réflexions que je lui avais présentées à Naples sur les constitutions que lui demandaient les partisans de la liberté, je l'avertissais de ne pas se laisser entraîner à jeter au milieu du peuple napolitain des idées auxquelles il n'était point préparé; enfin, lui disais-je, je crains que ce mot de constitution, que j'entends sur toute ma route, ne soit, dans le grand nombre, qu'un prétexte mis en avant par le désir de s'affranchir de toute obéissance.

Les troupes de Murat étaient arrivées sur les rives méridionales du Pô. En prenant possession de la Toscane et des États romains, il s'était prononcé contre l'empereur, son beau-frère, en faveur de l'Autriche. Il était engagé et on ne l'était pas vis-à-vis de lui; car le traité qu'il avait signé à Naples, le 11 janvier, avec le comte de Neyperg, n'était pas ratifié.

Je jugeai, d'après la gravité des événemens, devoir m'aboucher encore avec Murat, et j'allai conférer avec lui secrètement à Modène. Là, je lui fis sentir, puisqu'il avait pris un parti décisif, qu'il devait le déclarer. Si vous aviez, lui dis-je, autant de fermeté dans le caractère que votre cœur renferme de qualités, vous seriez plus fort en Italie que la coalition. Vous ne pouvez la dominer ici que par beaucoup d'élan et de franchise. Il hésitait encore: je lui communiquai mes nouvelles de Paris les plus récentes. Déterminé par leur contenu, il me confia son projet de proclamation, ou plutôt de déclaration de guerre, pour lequel j'indiquai quelques changemens qu'il adopta. Cette proclamation, datée de Bologne, était conçue en ces termes:

«Soldats! aussi long-temps que j'ai pu croire que l'empereur Napoléon combattait pour la paix et le bonheur de la France, j'ai combattu à ses côtés; mais aujourd'hui, il ne m'est plus permis de conserver aucune illusion; l'empereur ne veut que la guerre. Je trahirais les intérêts de mon ancienne patrie, ceux de mes États et les vôtres, si je ne séparais pas sur-le-champ mes armes des siennes, pour les joindre à celles des puissances alliées, dont les intentions magnanimes sont de rétablir la dignité des trônes et l'indépendance des nations.

Je sais qu'on cherche à égarer le patriotisme des Français qui sont dans mon armée par de faux sentimens d'honneur et de fidélité; comme s'il y avait de l'honneur et de la fidélité à assujétir le monde à la folle ambition de l'empereur Napoléon.

»Soldats! il n'y a plus que deux bannières en Europe; sur l'une vous lisez: religion, morale, justice, modération, lois, paix et bonheur; sur l'autre: persécutions, artifices, violences, tyrannie, guerre et deuil dans toutes les familles: choisissez.»

J'eus aussi à traiter avec Murat d'une affaire particulière qui touchait à mes intérêts; j'avais à réclamer, comme gouverneur-général des États romains et ensuite de l'Illyrie, un arriéré de traitement qui s'élevait à la somme de cent soixante et dix mille francs. Le roi de Naples s'étant emparé des États romains et des revenus publics, à ce titre il devait acquitter ma créance. Il en donna l'ordre; l'exécution souffrit quelque retard; néanmoins, avant de partir d'Italie, je pus dire que je n'y avais pas fait la guerre à mes dépens.

Je retrouvai à Lucques la grande-duchesse toujours en émoi et dans une vive inquiétude sur la marche des événemens. Je lui annonçai que Murat allait en venir enfin à sa levée de bouclier, mais que je doutais néanmoins qu'il mît assez de vigueur et de rectitude dans ses opérations pour s'attirer la confiance de ses nouveaux alliés; que les ministres d'Autriche et d'Angleterre lui reprochaient d'être français et surtout trop attaché à l'empereur; que les révolutionnaires qui gouvernaient Florence en ce moment disaient hautement que le roi de Naples avait des intelligences avec la France, et qu'il trompait les Italiens; qu'ils allaient même jusqu'à imputer à mes conseils l'inaction des troupes napolitaines, que les Autrichiens étaient impatiens de voir marcher contre le vice-roi, lequel allait être incessamment attaqué par le général comte de Bellegarde. Je lui dis enfin que j'avais laissé Murat malade de chagrin; qu'il sentait dans quelle situation épineuse il s'était placé; mais que désormais il me serait difficile de lui faire parvenir mes avis.

Peu de jours après, je reçus du ministre de la guerre une dépêche contenant les instructions de l'empereur relatives à l'évacuation de l'État romain et de la Toscane. A ces instructions était jointe une lettre pour le roi de Naples, que j'étais chargé de lui remettre personnellement; il m'était prescrit de lui faire en même temps certaines communications confidentielles, que je pouvais modifier selon la position où je trouverais ce prince. Je partis aussitôt pour Bologne, où se trouvait alors Murat. Jusqu'à Florence je n'éprouvai aucune difficulté; mais à mon arrivée dans cette ville, les nouvelles autorités me signifièrent que je ne pouvais ni continuer ma route, ni m'arrêter à Florence, et que je devais me retirer à Prato pour y attendre la réponse du roi. Je lui expédiai aussitôt un courrier, et revins à Lucques, préférant séjourner dans cette ville, Prato étant déjà en insurrection. Je reçus bientôt la réponse de Murat, qui m'annonçait avoir donné l'ordre à ses généraux de traiter avec moi de l'évacuation de la Toscane et des États romains.

Les pouvoirs dont m'avait investi l'empereur vinrent fort à propos. La plupart des troupes françaises qui étaient en Toscane s'étaient concentrées à Livourne; celles qui étaient à Pise faisaient mine de résister. Déjà même le général napolitain Minutolo, s'étant porté avec une colonne de l'armée de Murat, de Florence à Livourne, il y avait eu à Pise des hostilités entre cette troupe et un détachement français: elles allaient devenir sérieuses. Instruit de l'événement, je partis de Lucques en toute hâte et je me présentai aux avant-postes. M'étant fait reconnaître, je stipulai aussitôt une convention, par laquelle les troupes françaises abandonneraient les postes et les forteresses qu'elles occupaient, et rentreraient en France; je donnai l'ordre aussitôt aux garnisons de Livourne et de la Toscane de se replier sur Gênes.

Peu de jours après, je traitai, en vertu des mêmes pouvoirs, avec le lieutenant-général Lecchi, gouverneur pour le roi de Naples en Toscane, de l'évacuation des États romains. Cette nouvelle convention stipulait la remise du château Saint-Ange et de Civita-Vecchia aux Napolitains. Les garnisons françaises devaient être transportées par mer à Marseille, aux frais du roi de Naples.

Ainsi se termina ma mission en Italie, dont j'étais si impatient de voir arriver la fin, pour rentrer dans ma patrie alors dans un état si déplorable; elle était inondée de troupes étrangères qui s'avançaient de plus en plus vers la capitale, dont Napoléon était réduit à défendre les approches. De loin j'avais quelque embarras à m'expliquer la marche de certains événemens: par exemple, pourquoi les deux armées alliées réunies s'étaient séparées de nouveau après avoir gagné sur Napoléon la bataille de la Rhotière, au lieu de marcher ensemble sans délai sur Paris. Par là on eût devancé de deux mois les événemens de la fin de mars, ce qui aurait évité bien des désastres, bien du sang et des larmes inutilement répandus. Mais les alliés n'avaient alors rien de prêt dans Paris, et les cabinets qui ne penchaient pas pour la régence, prolongèrent à regret, sans doute, les calamités de la guerre, afin d'arriver à d'autres combinaisons et à d'autres résultats. Quant au congrès de Châtillon, je pensais qu'il aurait l'issue du congrès de Prague. Tout annonçait que le dénouement de ce grand drame ne se ferait pas long-temps attendre.

Avant de prendre la route de France, je me transportai à Volta, quartier-général du prince vice-roi; il avait opéré sa retraite sur le Mincio; et au moment de la dénonciation de la guerre du roi de Naples contre la France, il avait livré aux Autrichiens une de ces batailles, qui ne décidant rien en politique, ne profitent qu'à l'honneur des armes. J'eus avec le vice-roi deux conférences particulières, dans lesquelles je lui représentai que donner des batailles devenait d'autant plus inutile que tout allait se décider dans le rayon de Paris; je le détournai de déférer à l'ordre de l'empereur de porter l'armée d'Italie sur les Vosges; d'abord, parce qu'il était trop tard pour qu'une jonction pût s'opérer, ensuite qu'en passant les Alpes il perdrait à jamais son établissement en Lombardie. Eugène m'avoua que Murat lui avait fait proposer secrètement de s'unir à lui pour se partager l'Italie après avoir renvoyé toutes les troupes françaises, et qu'il avait repoussé cette proposition extravagante; que sa déclaration de guerre le mettait, lui Eugène, dans le plus grand embarras, et qu'il ne croyait pas pouvoir tenir long-temps si Murat mettait quelque chaleur à servir les Autrichiens. Je le rassurai à cet égard, connaissant le caractère incertain de Murat, et sachant d'ailleurs que ses vœux pour l'indépendance italienne étaient déjà contrariés par les alliés.

J'étais au quartier-général d'Eugène, lorsque je vis arriver, dépêché par l'empereur, Faypoult, ancien préfet, en qui Murat avait une certaine confiance, et que Napoléon lui envoyait, ainsi qu'à Eugène, avec la nouvelle des succès recens obtenus dans la Brie et à Montereau. Ces avantages étaient exagérés à dessein pour soutenir l'espoir d'Eugène d'une part, et de l'autre, pour ralentir le zèle de Murat dans la cause de ses nouveaux alliés. Un aide-de-camp d'Eugène, le comte Tacher, qu'il avait envoyé à Napoléon, étant revenu aussi en toute hâte, lui rapporta les propres paroles que l'empereur, enivré par quelques succès brillans, mais passagers, lui avait adressées: «Retournez auprès d'Eugène, lui avait dit Napoléon, racontez-lui comment j'ai arrangé tous ces gens-là; c'est de la canaille que je chasserai à coups de fouet.» Tout le monde en était dans la joie au quartier-général. Je pris Eugène à part, et je lui dis que de telles fanfaronnades ne devaient inspirer de confiance qu'à des hommes follement enthousiastes, mais qu'elles ne pouvaient rien sur l'esprit de personnes raisonnables; que celles-ci voyaient dans toute son étendue le danger imminent qui menaçait le trône impérial; que ce n'était point les bras qui manquaient au gouvernement, mais bien le sentiment pour les faire mouvoir, et qu'en se séparant de la nation, l'empereur, par son despotisme, avait tué l'esprit public. Je donnai quelques conseils à Eugène, et je me mis en route pour Lyon, laissant l'Italie en proie, pour ainsi dire, à quatre armées différentes, française, autrichienne, napolitaine et anglaise; car, cette fois, lord Bentinck avait réellement débarqué à Livourne; de là, signifiant à Élisa qu'il ne reconnaissait ni l'autorité de Napoléon, ni la sienne comme grande duchesse; et, dictant ainsi des lois à la Toscane, il vint se réunir aux Napolitains, qui occupaient Bologne, Modène et Reggio.

Ainsi je laissai l'Italie dans un état équivoque, embarrassé; et rien de plus précaire alors que nos établissemens au-delà des Alpes. Ni le vice-roi, ni Murat, et certes ils ne manquaient ni l'un ni l'autre de bravoure, n'avaient assez de talens politiques, ni même assez de consistance aux yeux même des Italiens, pour soutenir les restes de notre puissance en Italie, surtout en marchant tous les deux dans des directions opposées.

Du reste, j'étais bien plus inquiet de l'état alarmant de la France que de la situation chancelante du vice-roi et même de Murat; au fond, le sort de l'Italie allait dépendre du résultat de la lutte, alors si vivement engagée entre Napoléon et les monarques alliés, qui s'efforçaient de le resserrer entre la Seine et la Marne.

Ce fut au milieu de ces circonstances que j'entrai dans Lyon, vers les premiers jours de mars. Tout y était dans une sorte de confusion et d'incertitude sur le résultat de la campagne. Le préfet, le commissaire-général de police et quelques généraux secondaires voulaient défendre Lyon, par suite de la persuasion où l'on était à Lyon qu'on défendrait Paris, et c'était avec des ouvrages de campagne qu'on prétendait arrêter l'ennemi devant la seconde ville de l'Empire, menacée par l'arrivée d'un renfort de quarante cinq mille Allemands. On circonvint Augereau, détracteur de Napoléon, mais guerrier peu politique, et qui, dans cette crise, cédant à de mauvais conseils, ne voyait de salut pour la France qu'en l'identifiant à sa destinée. Une ligne de fortifications fut tracée à la hâte, et tous les moyens furent employés pour donner un caractère national à cette résistance parmi le peuple. Mais les mêmes dispositions, qui alors se faisaient apercevoir dans Paris, siége du gouvernement, prévalaient aussi à Lyon. Le préfet Bondy se battait les flancs pour exalter le patriotisme des Lyonnais assoupis, et détruit par les mêmes causes qui le faisaient tomber en langueur dans le reste de la France.

La nuit même de mon arrivée, je fus admis aux conférences des principaux fonctionnaires publics, qui avaient lieu tous les soirs chez le maréchal Augereau. Je m'aperçus, dès l'abord, que tout ce qui ressemblait à des partis désespérés, n'étaient plus accueillis que par le préfet, par quelques-uns des officiers généraux accourus avec un corps de l'armée d'Aragon, et par le commissaire-général de police Saulnier. J'annonçai franchement la défection du roi de Naples, et qu'un million d'hommes allait se précipiter sur la France, qu'il n'était plus possible de sauver que par une grande mesure politique; je vis que mes opinions, aussi bien que mes révélations, contrariaient les fonctionnaires, qui, par zèle pour l'empereur, ne reculaient pas devant les horreurs d'un siége. Ils ne déguisèrent pas la gêne qu'ils ressentaient de ma présence, et je m'aperçus bientôt qu'ils avaient des instructions secrètes à mon égard. Augereau, n'ayant point prêté l'oreille au seul projet de délivrance qui fût dans les intérêts de la révolution dont il était pourtant un zélateur sincère, finit par donner les mains à la mesure provoquée par le préfet et le commissaire-général de police, qui tendait à me forcer de quitter Lyon pour aller résider provisoirement à Valence. Je cédai, quoiqu'à regret, et je pris la route du Dauphiné, en jetant un regard d'impatience sur celle de Paris, la seule que j'aurais voulu pouvoir traverser en poste.

Ce fut à Valence que j'appris l'arrivée à Vesoul de Monsieur, comte d'Artois, et les terreurs de Napoléon aux premières lueurs de royalisme qui venaient de percer à Troyes en Champagne. J'appris peu de jours après, coup sur coup, l'arrivée du duc d'Angoulême au quartier-général de lord Wellington, la perte de la bataillé d'Orthez par Soult, la perte de la bataille de Laon par Napoléon, et l'entrée du duc d'Angoulême à Bordeaux. Combien alors mes regrets devinrent plus vifs de me voir à plus de cent lieues de la capitale, où une révolution politique devait nécessairement éclater à la suite de tant de désastres! L'occupation de Lyon par les Autrichiens, ayant eu lieu presqu'aussitôt, et le maréchal Augereau, reculant son quartier-général à Valence, je me rendis à Avignon dans l'attente des événemens, et toujours à la veille de m'élancer vers Paris au premier signal. Mais, entouré par différens corps d'armée, réduit à des conjectures et à des bruits vagues par l'interruption des courriers, et par la difficulté des communications, je balançai trop sans doute à prendre un parti décisif. Que je me suis repenti, dans la suite, de ne pas m'être rapproché furtivement de Paris par le centre de la France, libre encore de l'invasion étrangère! Une seule considération put m'arrêter; je craignis que les instructions secrètes qui me concernaient n'eussent été transmises à chaque préfet individuellement.

J'étais à Avignon sans aucun caractère politique, et j'habitais les mêmes appartemens où fut assassiné un an plus tard le malheureux Brune. Là, je trouvai l'esprit public monté contre Napoléon, au point que je pus faire afficher que je recevrais tous les corps, toutes les autorités constituées, auxquels j'annonçais le renversement prochain du gouvernement impérial, mais que Murat, dans la Haute-Italie, travaillait pour la bonne cause. Plus qu'à Lyon et à Valence, il se manifestait à Avignon des dispositions à voir Napoléon déchu, remplacé par une autorité quelconque. Enfin, la nouvelle des événemens du 31 mars me parvint. Forcé de faire un long détour, de prendre la route de Toulouse et de Limoges, je n'arrivai à Paris que dans les premiers jours d'avril, mais il était trop tard. La formation d'un gouvernement provisoire dont j'aurais dû faire partie, la déchéance de Napoléon que j'eusse ambitionné de prononcer, mais effectuée sans moi; enfin, la restauration des Bourbons, à laquelle je me fusse opposé pour faire prévaloir le plan de régence qui était mon ouvrage, anéantissaient mes projets et me rejetaient dans la nullité politique, en présence de princes que j'avais offensés; je sentais que la clémence pouvait être d'accord avec la bonté de leur cœur, mais qu'elle n'en était pas moins incompatible avec le principe de la légitimité.

J'ai entendu agiter depuis cette double question: si le duc d'Otrante se fût trouvé à Paris, eût-il fait partie du gouvernement provisoire, et dans cette supposition quel eût été le résultat de la révolution du 31 mars?

Ici je dois à mes contemporains quelques éclaircissemens relatifs à des circonstances secrètes que j'ai jugé à propos de ne point morceler dans mes récits, afin de les mieux présenter dans tout leur jour, car il est des aveux qui ne peuvent être justifiés que par les conjonctures, et qu'on ne doit se permettre qu'à la faveur des temps. Je confesserai d'abord que, pénétré de la nécessité de prévenir la réaction de l'Europe et de sauver la France par la France, les événemens de 1809, c'est-à-dire la guerre d'Autriche et l'attaque des Anglais sur Anvers, n'étaient que les premiers moyens d'exécution d'un plan de révolution, qui avait pour but le détrônement de l'empereur. Je confesserai aussi que j'avais été l'âme de ce plan, seul capable de nous réconcilier avec l'Europe, et de nous ramener à un gouvernement raisonnable. Il demandait le concours de deux hommes d'état, l'un dirigeant le cabinet de Vienne, l'autre, le cabinet de St.-James, je veux parler du prince de Metternich et du marquis de Wellesley, à qui j'avais envoyé, à cet effet, M. de Fagan, ancien officier au régiment irlandais de Dillon, que son caractère insinuant rendait propre à une mission si délicate.

Avant d'en venir à de pareilles ouvertures, je n'avais point négligé, dans l'intérieur, de me rapprocher du seul homme dont la coopération me fut indispensable: on devine qu'il s'agit du prince Talleyrand. Notre réconciliation avait eu lieu dans une conférence à Surêne, chez la princesse de Vaudémont. Dès les premiers épanchemens, nos idées politiques s'étaient accordées, et une sorte de coïncidence s'était établie entre nos plans pour l'avenir. Pourtant je n'avais pu échapper à la morsure épigrammatique de mon noble et nouvel allié qui, après l'entrevue, questionné par ses affidés sur ce qu'il pensait à mon égard, répondit: «Oui, oui, j'ai vu Fouché, c'est du papier doré sur tranche.»

On ne manqua pas de me rapporter le propos; je ne m'en montrai pas offensé; les considérations de politique dominant toujours chez moi l'irritabilité de l'amour-propre.

J'avais également senti la nécessité de me mettre en rapport direct avec l'un des sénateurs les plus influens, M. de S....., qui, lui-même, était en relation intime avec la secrétairerie d'état par l'entremise de Maret, son ancien compagnon de captivité. Une pareille conquête m'était d'autant plus précieuse que, depuis la disgrâce de Bourienne, je n'avais plus à la secrétairerie d'état, dans mes intérêts, que des subalternes, à qui les fils des hautes intrigues échappaient souvent. Mais quel moyen de m'attacher un personnage que je comptais depuis long-temps au nombre de mes antagonistes déclarés! La sénatorerie de Bourges étant venue à vaquer, j'y vis aussitôt le prix de la réconciliation; je manœuvrai en conséquence: S........ l'obtint; j'eus dès-lors un ami de plus au Sénat, et comme un œil toujours ouvert dans le cabinet de Napoléon.

Un homme me manquait encore; le maréchal M......, chef de la gendarmerie. Jusqu'alors il m'avait été contraire; nommé au commandement d'un corps d'armée en Catalogne, mais quoique dans les grands emplois, dénué de ressources pécuniaires pour entrer en campagne; je connus son embarras, et je lui envoyai, d'après le conseil d'un ami, une réserve de quatre-vingt mille francs dont je pouvais disposer, et pour la remise de laquelle j'obtins l'autorisation de l'empereur. Ainsi, dans l'espace de très-peu de mois, de tous mes ennemis je me fis des amis. J'avais deux ministères dans mes mains: l'intérieur et la police; j'avais la gendarmerie à ma disposition et une nuée d'observateurs à mes ordres; j'avais de plus pour levier dans l'opinion la clientelle immense des vieux républicains et des royalistes persévérans, qui trouvaient une égide dans mon crédit. Tels étaient les élémens de mon pouvoir, quand Napoléon, engagé dans la double guerre d'Espagne et d'Autriche, et désormais jugé perturbateur incorrigible, me parut dans une position tellement inextricable que je formai le plan que j'ai révélé plus haut. Soit que son instinct m'eût deviné, soit que des indiscrétions inhérentes au caractère français eussent éveillé ses soupçons: car, pour trahi, je ne le fus pas; ma disgrâce presque subite, comme je l'ai raconté dans la suite des événemens de 1809, reculèrent de cinq années la ruine du trône impérial. Et c'était, protégé par de tels souvenirs, soutenu par une puissance d'opinion qui ne m'avait abandonné ni lors de ma défaveur, ni dans mon exil; c'était, en outre, secondé par la réputation d'homme d'état qui avait prophétisé la chute de Napoléon avec la précision d'un calculateur froid et prévoyant, que je me trouvai surpris par les événemens du 31 mars. Si j'eusse été à Paris alors, sans aucun doute le poids de mon influence et ma connaissance parfaite des secrets de tous les partis m'auraient permis d'imprimer à ces événemens extraordinaires une toute autre direction. Ma prépondérance et ma décision prompte auraient prévalu sur l'influence plus mystérieuse et plus lente de M. de Talleyrand. Cet homme si élevé n'aurait pu cheminer qu'attelé avec moi au même char. Je lui aurais révélé toutes les ramifications de mon plan politique; et en dépit de l'odieuse police de Savary, du ridicule gouvernement de Cambacérès, de la lieutenance générale du mannequin Joseph et de la lâcheté du Sénat, nous aurions redonné la vie à ce cadavre de la révolution; et ces patriciens dégradés n'auraient plus songé, comme ils l'ont fait trop tard, qu'à se conserver eux mêmes. Par notre impulsion ils auraient prononcé, avant l'intervention étrangère, la déchéance de Napoléon, et proclamé le conseil de régence, tel que j'en avais arrêté les bases. Ce dénouement était le seul qui pût mettre à couvert la révolution et ses principes. Mais les destins en avaient autrement décidé.[37]. Napoléon lui-même conspira contre son propre sang. Que de ruses de sa part; que de prétextes pour me tenir éloigné de la capitale, où il redoutait même la présence de son fils et de sa femme! car, on ne doit pas s'y méprendre, l'ordre laissé à Cambacérès de faire partir immédiatement pour Blois l'impératrice et le roi de Rome, à la moindre apparition des alliés, n'eut pas d'autre motif que de parer à une révolution qui pouvait être opérée par l'établissement d'une régence nationale. Lorsqu'après s'être laissé, pour ainsi dire, escamoter sa capitale par l'empereur Alexandre, il voulut avoir recours à la régence pour dernier expédient, il était trop tard. Les combinaisons de M. de Talleyrand avaient prévalu, et ce fut lorsqu'un gouvernement provisoire était déjà tout formé, que je vins me présenter devant la restauration. Quelle position, grands dieux! Agité par la conscience de tant de titres qui me reportaient au pouvoir, et par le sentiment d'un remords qui m'en repoussait; frappé moi-même d'un spectacle tout nouveau pour la génération; l'entrée publique d'un fils de France, qui, jouet de la fortune pendant vingt-cinq ans, revoyait, au milieu des acclamations et de l'allégresse publique, la capitale de ses aïeux, décorée des drapeaux et des emblêmes de la royauté; ému, je l'avoue, par ce tableau touchant d'une bonté royale, se mêlant à une ivresse royaliste, je fus subjugué[38]; je ne dissimulai ni mon regret ni mon repentir; je les manifestai en plein Sénat, en le pressant d'envoyer une députation à S. A. R. Monsieur, et me déclarant indigne d'en faire partie, de paraître moi-même devant le représentant du monarque; m'élevant avec force contre ceux de mes collègues qui prétendaient imposer des chaînes aux Bourbons.

Le mois n'était pas écoulé que, tourmenté d'une secrète inquiétude que m'inspirait le voisinage de Napoléon à l'île d'Elbe, voisinage que j'entrevoyais pouvoir devenir fatal à la France, je pris la plume et je lui adressai la lettre suivante que je livre à l'impartialité de l'histoire:

«Sire, lorsque la France et une partie de l'Europe étaient à vos pieds, j'ai osé vous faire entendre constamment la vérité. Maintenant que vous êtes dans le malheur, j'éprouve plus de crainte de blesser votre sensibilité, en vous parlant le langage de la sincérité; mais je vous le dois, puisqu'il vous sera utile et même nécessaire.

»Vous avez accepté, comme retraite, l'île d'Elbe et sa souveraineté. Je prête une oreille attentive à tout ce qui se dit au sujet de cette souveraineté et de cette île. Je crois qu'il est de mon devoir de vous assurer que la situation de cette île, en Europe, ne vous convient pas, et que le titre de souverain de quelques acres de terre convient encore moins à celui qui a possédé un Empire immense.

»Je vous supplie de peser ces deux considérations, et vous sentirez combien elles sont fondées.

»L'île d'Elbe est à très-peu de distance de l'Afrique, de la Grèce et de l'Espagne; elle touche presqu'aux côtes d'Italie et de France. De cette île, la mer, les vents et une petite felouque peuvent vous amener subitement dans les pays les plus exposés à l'agitation, aux événemens, aux révolutions. La stabilité n'existe encore nulle part; dans cet état de mobilité des nations, un génie comme le vôtre peut toujours exciter de l'inquiétude et des soupçons parmi les puissances européennes; sans être criminel, vous pouvez être accusé, et sans être criminel, vous pouvez aussi faire du mal, car l'alarme est un grand mal tant pour les gouvernemens que pour les nations.

»Un roi qui monte sur le trône de France désire régner uniquement par la justice; mais vous savez de combien de passions un trône est entouré, et avec quelle adresse la haine donne à la calomnie les couleurs de la vérité.

»Les titres que vous conservez, en rappelant à chaque instant ce que vous avez perdu, ne peuvent servir qu'à augmenter l'amertume de vos regrets; il ne paraîtront pas des débris, mais une vaine représentation de tant de grandeurs qui se sont évanouies. Je dis plus, sans vous honorer, il vous exposeront à de plus grands dangers. On dira que vous ne gardez les titres que parce que vous conservez toutes vos prétentions. On dira que le rocher de l'île d'Elbe est le point d'appui sur lequel vous voulez placer le levier, d'où vous chercherez à soulever de nouveau le monde entier.

»Permettez-moi de vous dire toute ma pensée. Il serait plus glorieux et plus consolant pour vous de vivre comme un simple particulier; et, à présent, l'asile le plus sûr et le plus convenable pour un homme comme vous, est dans les États-Unis de l'Amérique. Là, vous recommencerez votre existence au milieu d'un peuple encore neuf, qui saura admirer votre génie sans le craindre. Vous serez sous la protection de lois également impartiales et inviolables, comme tout ce qui respire dans la patrie de Francklin, de Washington et de Jefferson. Vous prouverez aux Américains que si vous étiez né parmi eux, vous auriez pensé et voté comme eux; et que vous auriez préféré leurs vertus et leur liberté à toutes les dominations de la terre.»

Cette lettre, dont je crois pouvoir m'honorer, fut mise plus tard, par des royalistes, sous les yeux de Monsieur, comte d'Artois, avec la lettre suivante que j'adressai à Son Altesse Royale.

»Monseigneur,

»J'ai voulu rendre un dernier service à l'empereur Napoléon, dont j'ai été dix ans le ministre. Je crois devoir communiquer à Son Altesse Royale la lettre que je viens de lui écrire. Ses intérêts ne peuvent être pour moi une chose indifférente, puisqu'ils ont excité la pitié généreuse des puissances qui l'ont vaincu. Mais le plus grand de tous les intérêts pour la France et pour l'Europe, celui auquel on doit tout sacrifier, c'est le repos des peuples et des puissances après tant d'agitations et de malheurs; et le repos, même alors qu'il serait établi sur de solides bases, ne serait jamais suffisamment assuré; on n'en jouirait jamais tant que l'empereur Napoléon serait dans l'île d'Elbe. Napoléon sur ce rocher serait pour l'Italie, pour la France, pour toute l'Europe, ce que le Vésuve est à côté de Naples. Je ne vois que le Nouveau-Monde et les États-Unis auxquels il ne pourra pas donner de secousses.»

Par cette lettre, le prince, dont la sagacité ne peut être révoquée en doute, put juger ce qu'il ne savait qu'imparfaitement peut-être, que je ne devais pas être rangé au nombre des adhérens de Napoléon.

Consulté par des courtisans et par des ministres, je leur répétai plusieurs fois: «Gardez le silence sur tous les torts; placez-vous à la tête du bien qui s'est fait depuis vingt-cinq ans; rejetez le mal sur les gouvernemens qui vous ont précédés, et plus justement encore sur les événemens; servez-vous à la fois de la vertu qui a éclaté dans l'oppression, de l'énergie qui s'est développée dans nos discordes, et des talens qui se sont produits dans le délire. Si le roi ne prend pas la nation pour point d'appui, son autorité s'affaiblira, ses courtisans seront réduits à provoquer autour de lui de stériles hommages qui le perdraient. Gardez-vous, ajoutais-je, de toucher à la couleur de la cocarde et du drapeau; cette question n'est pas bien comprise, elle n'est frivole qu'en apparence, elle décide de tout, c'est la question de l'étendard sous lequel la nation se ralliera; la couleur du ruban semblera décider de la couleur du règne. Ce sacrifice est pour le roi ce que fut pour Henri iv celui de la messe.» On voit que dans mes conseils je n'hésitais pas à constituer le roi chef de la révolution, à qui se fut offerte ainsi une garantie plus sûre que celle de la Charte elle-même; mes opinions, les intérêts de ma patrie et les miens m'en prescrivaient la loi; mais si j'avais pour moi de nombreux partisans, soit parmi les royalistes, soit parmi les hommes de la révolution, j'avais contre moi les bonapartistes et les restes de la police de Savary. Ceux-ci me représentaient comme rongé de chagrin de n'avoir pu aider au renversement de l'édifice que je m'étais complu à élever, comme étant accouru auprès du trône légitime, affectant des remords et offrant à tout prix mes services à l'auguste famille que j'avais outragée; ceux-là, au contraire, me désignaient comme le seul homme capable de fonder la sécurité des Bourbons, comme un chef plein de sagacité, pouvant disposer d'une partie des élémens du corps politique. Je ne crois pas m'abuser en affirmant que telle était l'opinion de la majorité du faubourg St.-Germain.

J'entrai en correspondance avec plusieurs personnages importans de la cour; entre autres avec mon ami Malouet, qui, de son exil à Tours, venait d'être appelé par le roi au ministère de la marine. Toutes les lettres que je lui écrivais étaient mises sous les yeux du roi; je lui recommandais, ainsi qu'à tous ceux qui venaient de la part du monarque me demander des conseils, de ne point établir de lutte entre les anciennes passions et les nouvelles, entre la nation et les émigrés; mais on n'avait la force de suivre aucun de mes avis; on se laissait entraîner par le torrent.

Vers la fin de juin, le roi ayant ordonné à M. de Blacas de venir conférer avec moi, j'eus la visite de ce ministre que je reçus avec froideur; je le savais entouré de personnes qui étaient mes ennemis, et qui ne jouissaient d'aucun crédit dans l'opinion, telles que Savary, Bourienne, l'ancien préfet de police Dubois, et une certaine madame P****, femme décriée et affichée; je savais que tous réunis, ils s'efforçaient de circonvenir et d'égarer M. de Blacas. Le peu de liant de son esprit, son inexpérience des affaires, jointe à l'aversion que m'inspirait ses entourages, firent qu'il ne put me comprendre et que je ne m'ouvris pas entièrement. Toutefois, comme Louis xviii allait être instruit que j'avais apporté de la réserve et de la défiance dans mes communications avec son ministre, je pris la plume, et j'écrivis le lendemain à M. de Blacas une lettre détaillée, bien sûr que le roi en aurait bientôt connaissance. Je lui disais que l'agitation de la France avait pour cause dans le peuple la crainte du retour des droits féodaux; dans les possesseurs des biens d'émigrés, l'inquiétude pour leurs domaines; dans ceux qui s'étaient prononcés fortement, soit pour la république, soit pour Bonaparte, le doute sur leur sûreté personnelle; dans l'armée, la perte et le regret de tant d'espérances, de gloire et de fortune; et enfin dans les constitutionnels, l'étonnement où les laissait la Charte, dont le roi avait voulu faire une émanation de la puissance héréditaire de son trône. Parmi ces causes, la plus dangereuse était précisément celle dont toute la sagesse du roi et de ses ministres n'aurait pu prévoir ni empêcher entièrement l'action; je veux parler du mécontentement des troupes, et j'en déduisais les motifs; je disais, entr'autres, qu'une armée, et une armée surtout formée par la conscription, prend toujours l'esprit de la nation au milieu de laquelle elle vit, et qu'elle finit toujours par être contente ou mécontente avec la nation et comme elle. J'ajoutais que dans cette cause de mécontement, se mêlait encore le génie de Bonaparte. «Une nation, observais-je encore, où depuis vingt-cinq ans les esprits et les âmes ont été dans une action assez forte pour donner des secousses à l'univers, ne peut pas, sans de longues gradations, rentrer dans un état doux et paisible; il ne faut donc pas entreprendre d'arrêter son activité; il faut donner à cette activité, devenue dévorante, d'autres alimens; il faut ouvrir et élargir de toutes parts les carrières sans bornes de toutes les industries, de toutes les branches de commerce, de tous les arts, de toutes les sciences et de leurs découvertes; enfin de tout ce qui étend la raison et la puissance de l'homme. Le dix-neuvième siècle commence à peine; il faut qu'il porte le nom de Louis xviii, comme le dix-septième siècle porta le nom Louis xiv.» Je plaidais également la cause de la liberté de la presse et de la liberté individuelle; et je terminais ainsi: «Une multitude de Français, dévoués à tous les malheurs des Bourbons comme ils l'avaient été à leur puissance, sont revenus avec la dynastie de leurs rois; ils ne peuvent plus prétendre à rentrer dans leurs domaines sans exciter de violentes commotions et une guerre civile: eh bien! qu'un des ministres du roi, avec la logique d'un esprit sain et l'éloquence d'une âme qui sent tout ce qu'on doit à de grands malheurs et à de grandes vertus, demande aux deux Chambres une somme annuelle destinée à servir d'indemnité à des infortunes et à des indigences si dignes d'être assistées par une nation héroïque et sensible; j'en réponds, la proposition, dans les Chambres, serait transformée en loi par acclamation.»

Mais de tels avis ne pouvaient être que stériles, tant qu'ils partiraient d'un homme hors de la sphère du pouvoir. J'avoue que, poussé et appuyé par un parti loyaliste nombreux, et dont les ramifications s'étendaient jusqu'à la cour; j'avoue qu'on m'avait laissé entrevoir la possibilité d'arriver au ministère pour dominer les circonstances; mais j'avais contre moi M. de Blacas livré à l'influence astucieuse de Savary, qui, vendu à Bonaparte, tremblait qu'une porte me fût ouverte aux conseils du roi. J'avais de plus à combattre trop de souvenirs, d'intérêts, et surtout de prétentions rivales. Je ne me dissimulai pas que l'argument qu'on reproduisait sans cesse contre moi était malheureusement sans réplique. Je jugeai ma position, et je partis avec ma famille pour mon château de Ferrières, d'où je me proposais d'observer les événemens. Il me fallut résister aux vœux de mes amis, pour me tenir ainsi à quelque distance de la capitale.

J'étais persuadé d'avance que les hommes faibles ou incapables qui tenaient le timon de l'État, continueraient à suivre de fausses maximes de politique, et à donner aux affaires une fâcheuse direction.

Ainsi, que de sérieuses réflexions venaient m'assiéger sur la position équivoque et bizarre du nouveau gouvernement! Comme homme d'état, il ne pouvait m'échapper qu'il s'était opéré une restauration sans révolution, puisque tous les rouages du gouvernement impérial subsistaient encore, et qu'il n'y avait de changé, si je puis m'exprimer ainsi, que l'individualité du pouvoir. Et en effet, que retrouvait-on dans un laps de vingt années qui fût resté immuable? Clergé, noblesse, institutions, corporations diverses, grandes propriétés héréditaires, rien n'avait échappé au bouleversement. En remontant sur le trône, les Bourbons trouvèrent de l'appui dans les cœurs, mais non dans les intérêts. Telle fut l'origine et la cause première de la commotion dont les indices précurseurs commençaient dès-lors à se révéler à mes yeux. La France était partagée en partisans et en adversaires de la restauration; Louis xviii régnait sur une nation divisée et souffrante; tous les fauteurs de la domination impériale, tous les hommes qui avaient marqué dans nos crises révolutionnaires, appréhendèrent d'entrer en partage de dignités avec l'ancienne noblesse; ils avaient cherché des garanties, ils en avaient obtenu, ou du moins ils avaient cru en trouver dans cette déclaration réclamée du roi, et promulguée par ce prince avant son entrée dans la capitale.

Mais, d'un autre côté, les revers de Napoléon s'étaient succédés avec tant de rapidité, que les possesseurs des hauts emplois et des grandes fortunes n'avaient pas eu le temps de réformer leur luxe. Quand les Bourbons furent rappelés, il fallut compter avec soi-même, et arrêter subitement le cours de ces dépenses effrénées. Quelle source de mécontentement et d'irritation dans les notabilités sociales! Une autre cause bien plus alarmante d'instabilité pour le nouveau gouvernement, résidait dans l'armée encore intacte; on ne l'avait point licenciée, faute énorme! car tous les vieux soldats, tous les prisonniers rendus à la France étaient animés d'un esprit opposé à la restauration, et dévoués aux intérêts de l'ex-empereur.

Le roi, au lien d'accepter la Charte, l'avait octroyée; autre sujet de mécontentement de la part de cette grande masse de Français dont l'ère politique datait de la révolution. La Charte confirmait, il est vrai, les titres, les honneurs, et en quelque sorte les places; elle légalisait les acquisitions des propriétés nationales; ce n'était point encore assez pour tant d'hommes inquiets et prévenus. D'ailleurs, la Charte trouvait une foule de contradicteurs. Selon les uns, elle n'était point assez libérale; selon les partisans de l'ancien régime, la vieille constitution du royaume eût été préférable. Qu'on ajoute à cet état de choses la mollesse et l'incertitude de ministres qui, n'étant ni royalistes, ni patriotes, s'imaginaient pouvoir rendre la France ministérielle. Qu'on y joigne enfin les appréhensions qu'entretenait le congrès de Vienne, qui, en voulant reconstruire l'Europe, menaçait les États devenus le domaine de la révolution de les soumettre à un ordre politique anti-révolutionnaire. C'est ainsi que s'alarmèrent les intérêts émanés de vingt-cinq années de troubles. Les royalistes s'affaiblissaient et se divisaient à mesure que leurs adversaires, frémissant au nom seul des Bourbons, mettaient plus d'opiniâtreté à méconnaître leurs droits. La possibilité du retour de Napoléon, rangée d'abord parmi les chimères, devint l'idée favorite de l'armée; on forma des complots, on se joua de la police royale. Il est facile de concevoir qu'ayant occupé tant de postes élevés dans l'État, conservant encore dans les affaires de si nombreuses relations, et dans la capitale une clientelle si dévouée, mes observations s'étendaient sur toutes les trames qu'on y préparait.

J'étais dans ces dispositions, lorsqu'un homme qui avait eu beaucoup d'influence, et qui commençait à la perdre, m'écrivit pour m'engager à faire partie d'un comité secret où il s'agissait d'un projet de bouleversement. Je fis sur le billet même d'invitation cette seule réponse, qui ne resta point inconnue: «Je ne travaille point en serres chaudes; je ne veux rien faire qui ne puisse paraître au grand air

Cependant il se formait des affiliations; des hommes influens contractaient entre eux des engagement politiques. Il me parut bientôt évident que l'État marchait vers une crise, et que les adhérens de Napoléon s'étaient coalisés pour la faire éclore. Mais aucun succès n'était possible sans ma coopération; je n'étais rien moins que décidé à l'accorder à un parti contre lequel je couvais de longs ressentimens. On revint plusieurs fois à la charge, divers plans me furent proposés; tous tendaient à détrôner le roi et à proclamer ensuite, soit un prince d'une autre dynastie, soit une république provisoire. Un parti militaire vint me proposer de déférer la dictature à Eugène Beauharnais. J'écrivis à Eugène, croyant la partie déjà liée: je n'en reçus qu'une réponse vague. Dans l'intervalle, tous les intérêts de la révolution vinrent se grouper autour de moi et de Carnot, dont la lettre au roi produisit une sensation qui accusait de plus en plus l'impéritie du ministère. L'affaire d'Excelmans vint ajouter à la conviction qu'un parti considérable, dont le foyer était à Paris, voulait rétablir Napoléon et le gouvernement impérial.

Quand, aux approches de l'hiver, je rentrai dans la capitale, le gouvernement royal me parut miné par deux partis ennemis de la légitimité, et désormais sans ressource. Le roi, dans sa haute sagesse, avait chargé M. le duc d'Havre de remplacer M. de Blacas dans ses communications confidentielles avec moi. La noblesse du caractère de ce seigneur, autant que sa franchise, lui concilièrent toute ma confiance; je lui ouvris mon cœur, et je me trouvai entraîné à une expansion que je n'avais jamais connue; jamais je n'avais eu dans aucun instant de ma vie autant d'abandon; jamais je ne trouvai dans mon âme une éloquence aussi vraie, une sensibilité aussi profonde que celles qui accompagnèrent le récit des circonstances par lesquelles j'avais été fatalement entraîné à voter la mort de Louis xvi. Je puis le dire, cet épanchement arraché à mon cœur, tenait à la fois du remords et de l'inspiration. Je ne me rappelle pas moi-même, sans être ému, les larmes que je vis répandre à mon vertueux interlocuteur, à ce noble duc, type de la vraie chevalerie française et loyale.

Nos entretiens politiques étaient tous recueillis pour être ensuite communiqués au roi. Mais les plaies de l'État étaient sans remède, un grand coup était inévitable. Placé, d'un côté, entre les Bourbons, qui ne m'accordaient qu'une demi-confiance, dont le système me fermait toutes les routes du pouvoir et des honneurs, envers qui je me trouvais dans une fausse position, et d'ailleurs sans aucune espèce d'engagement; de l'autre, entre le parti auquel j'étais redevable de ma fortune, et où me poussait une communauté d'opinions et d'intérêts, au moment où une incertitude prolongée de ma part pouvait m'isoler de l'un et de l'autre, je me jetai tout entier dans ce dernier. Intérieurement ce n'était point aux Bourbons que je me décidai à faire la guerre, mais au dogme de la légitimité. J'étais pourtant contrarié dans mes combinaisons par l'existence d'un parti bonapartiste, qui, usant de toute son influence sur l'armée, nous tenait tous sous sa dépendance. Ce fut mon ancien collègue Thibaudeau qui, le premier, me révéla les progrès de la faction de l'île d'Elbe, dont il était le principal agent. Je vis qu'il n'y avait pas de temps à perdre; je jugeai d'ailleurs que Napoléon servirait au moins de point de ralliement à l'armée, sauf à le culbuter ensuite, ce qui me parut d'autant plus facile que l'empereur n'était plus à mes yeux qu'un personnage usé, dont le premier rôle ne pouvait pas être joué une seconde fois. Je consentis alors que Thibaudeau fît des ouvertures aux affidés de Napoléon, et je fis admettre aux conférences Regnault, Cambacérès, Davoust, S*, B*, L*, C*, B* de la M, M. de D*; mais j'exigeai des concessions et des garanties, refusant de me joindre à ce parti si leur chef, abjurant le despotisme, n'adoptait pas un système de gouvernement libéral. Notre coalition fut cimentée par la promesse d'un partage égal de pouvoir, soit dans le ministère, soit dans le gouvernement provisoire un moment de l'explosion. D'après le plan arrêté avec Thibaudeau, je me hâtai d'envoyer mon émissaire J***** à Murat, pour le presser de se déclarer l'arbitre de l'Italie; en même temps le grand comité dépêcha le docteur R****** à l'île d'Elbe. Lyon et Grenoble devinrent dans le Midi les deux pivots de l'entreprise; dans le Nord, un mouvement militaire, dirigé par d'Erlon et Lefèvre-Desnouettes, devait déterminer la fuite ou l'enlèvement de la famille royale, ce qui eût amené la formation d'un gouvernement provisoire dont je devais faire partie avec Carnot, Caulaincourt, Lafayette et N..... Ressaisir le pouvoir suprême au milieu de la confusion générale, tel était le but de nos combinaisons. Pressé de se réconcilier avec Napoléon, et dans l'espoir de rester maître de l'Italie, Murat, quoique allié de l'Autriche, prit le premier les armes sous des prétextes insidieux; cette levée de boucliers, en apparence dirigée contre Louis xviii, jeta le trouble dans le conseil du roi. Trente mille hommes furent aussitôt dirigés vers Grenoble et les Alpes, ou plutôt ainsi jetés au devant de Napoléon. L'habileté de cette tactique ne fut point pénétrée. Sur ces entrefaites se fit, à Cannes, le débarquement de l'empereur; et ce qui prouve que nous ne sommes point une nation conspiratrice, c'est que, depuis plus de quinze jours, le renversement des Bourbons était publiquement avoué par tous les partis et un sujet de conversation universel; la cour seule s'obstinait à ne pas voir ce qui n'avait plus de nuage que pour elle.

Avant d'aborder les événemens du 20 mars, jetons un regard en arrière. On a dû voir que je n'avais eu d'abord aucune intention d'embrasser le parti de la révolte; j'avais eu seulement le dessein d'amener le cabinet des Tuileries à se saisir des rênes de la révolution et à les maîtriser en les dirigeant d'une main forte au milieu de tous les obstacles. Je crois pouvoir l'avouer sans trop d'orgueil, j'étais seul capable de me mettre à la tête d'un pareil système et de le maintenir; à la cour, à Paris et dans les provinces, tout le monde me désignait pour cette tentative hardie. J'eus à lutter contre des rivalités à qui mes antécédens paraissaient fournir des armes invincibles; mais jusqu'au dernier moment, je ne cessai de chercher quelque mezzo-termine, quelque voie de conciliation, qui pût dispenser de recourir à l'expédient désespéré du retour de l'empereur. On a vu comme en cela je n'avais fait que céder à la nécessité. Ce ne fut qu'au moment du débarquement de Napoléon que j'eus une parfaite connaissance de la fatale combinaison qui le ramenait sur notre rivage. Son but embrassait trois parties distinctes: le retour de Napoléon à Paris, l'enlèvement du roi et de la famille royale, l'évasion de Marie-Louise et de son fils retenus à Vienne. La première partie de ce plan était celle dont l'exécution offrait le plus de facilité, vu la disposition à la défection de presque toutes les troupes. Il n'en était pas de même de l'enlèvement du roi et de la famille royale; il aurait fallu qu'une armée vînt fondre sur la capitale, ce qui excluait la possibilité du secret; aussi la tentative de Lefèvre-Desnouettes échoua-t-elle. Quant à l'évasion de Marie-Louise et de son fils, elle fut aussi tentée, et peu s'en fallut avec succès. Reculant avec une sorte de saisissement contre l'idée de sacrifier à un coup de main militaire la famille d'un monarque qui avait témoigné assez de déférence à mon égard pour prendre mes avis, je fis demander une audience au roi aussitôt que j'appris que Napoléon marchait sur Lyon. Cette entrevue ne me fut point accordée, mais deux gentilshommes vinrent de la part du roi recevoir mes communications. Je les avertis du péril que courait Louis xviii, et je me fis fort d'arrêter les progrès du fugitif de l'île d'Elbe, si la cour voulait consentir aux conditions que j'exigeais. Mes propositions ressortaient de la nature même des événemens qui se développaient. Un parti patriote, non moins ennemi que moi du despotisme impérial, venait de s'organiser subitement; il avait pour chefs MM. de Broglie, Lafayette, d'Argenson, Flaugergues, Benjamin-Constant, etc.; ils avaient arrêté de demander au roi: le renvoi de ses ministres, la nomination à la Chambre des pairs de quarante nouveaux membres, l'élite des hommes de la révolution, et celle de M. de Lafayette au commandement de la garde nationale. On proposait, en outre, l'envoi dans les provinces de commissaires patriotes, pour arrêter la défection des troupes, et stimuler dans leur âme une énergie nationale. Je n'étais pas étranger au mouvement de ce parti, par lequel j'arrivais de suite au ministère. Je sentais pourtant qu'il fallait réunir tous les élémens de la révolution pour les opposer en corps à l'envahissement du pouvoir du sabre; qu'il fallait opposer un nom à un nom, et le prestige des souvenirs que réveilleraient dans les cœurs des hommes libres, l'héritier du premier moteur de la révolution, à celui d'une gloire qui, en se ravivant tout-à-coup, éblouissait les camps. Lorsque les ministres du roi me firent demander quels étaient les moyens que je me proposais d'employer pour empêcher Napoléon d'arriver jusqu'à Paris, je refusai de les communiquer, ne voulant les révéler qu'au roi lui-même; mais je protestai que j'étais sûr du succès. Les deux conditions principales que je réclamais étaient la nomination du premier prince du sang à la lieutenance générale du royaume, et la remise dans mes mains, et dans celles de mon parti, de la puissance et du mouvement des affaires. On refusa l'essai de mes moyens politiques, et nous nous vîmes forcés, en quelque sorte, de seconder l'essor du parti que j'aurais voulu paralyser, me croyant d'ailleurs en mesure de substituer au gouvernement que menaçait de faire revivre Napoléon, un gouvernement plus populaire.

Les alarmes dans le palais des Tuileries croissant d'heure en heure, à mesure que la marche de Napoléon devenait plus rapide et plus certaine, la cour tourna de nouveau ses regards de mon côté. Quelques royalistes s'entremirent pour me ménager du moins une entrevue avec Monsieur, frère du roi, chez M. le comte d'Escars. Je demandai seulement qu'il me fût permis de me rendre au château la nuit à la dérobée, la publicité d'une telle démarche pouvant compromettre mon influence dans mon parti. Tout fut réglé en conséquence. Monsieur ne se fit pas long-temps attendre. Il n'était accompagné que de M. le comte d'Escars. L'affabilité du prince, son abord gracieux, son accueil empressé, où se peignait sa sollicitude sur les destinées de la France et de sa famille, enfin ses paroles nobles et touchantes m'émurent le cœur et redoublèrent mon regret de ce qu'on s'était décidé trop tard à une entrevue d'une si haute importance; je déclarai avec douleur à ce prince franc et loyal qu'il n'était plus temps, et qu'il m'était désormais impossible de servir la cause du roi. Ce fut à la suite d'un entretien qui ne s'effacera point de mon souvenir que subjugués par le charme d'une confiance auguste, et puisant dans le douloureux dépit de mon impuissance une subite inspiration, je m'écriai en effet, au moment de prendre congé du prince: «Sauvez le roi, je me charge de sauver la monarchie.»

Qui aurait pu croire qu'après des communications d'un intérêt si élevé, il se tramerait presqu'immédiatement contre moi, contre ma liberté, une sorte de complot, car ce n'était pas autre chose, complot tout-à-fait étranger d'ailleurs aux véritables intentions d'un souverain magnanime et de son noble frère: j'en signalerai les auteurs. Quoi qu'il en soit, j'étais sans nulle défiance dans mon hôtel, lorsque des agens de la police de Paris, à la tête de laquelle venait d'être placé un Bourienne, parurent tout-à-coup accompagnés de gendarmes pour m'arrêter. Prévenu à temps; je pris à la hâte des mesures à l'effet de m'échapper. Déjà les agens de police se livraient à une recherche active dans mes appartemens, lorsque les gendarmes chargés de mettre à exécution l'ordre du nouveau préfet, se présentèrent devant moi. Ces hommes, qui m'avaient si long-temps obéi, n'osant porter la main sur ma personne, se bornèrent à me remettre le mandat qui les faisait agir. Je prends ce papier, je l'ouvre, et à peine ai-je feint de le parcourir, que je dis avec assurance: «Cet ordre n'est point régulier; restez-là, je vais protester contre.» Je passe dans mon cabinet, dont la porte était ouverte; je me place devant mon secrétaire et j'écris; je me lève un papier à la main, et faisant une soudaine conversion, je descends précipitamment à mon jardin par une porte secrète. Là, je trouve une échelle appliquée contre un mur contigu à à l'hôtel de la reine Hortense. Je grimpe lestement; un de mes gens élève l'échelle, dont je m'empare et que je laisse tomber sur ses pieds de l'autre côté du mur; je l'escalade aussitôt, et je descends avec encore plus de promptitude; j'arrive en fugitif près d'Hortense, qui me tend les bras, et, comme dans le merveilleux d'un conte arabe, je me vois tout-à-coup au milieu de l'élite des bonapartistes, dans le quartier-général d'un parti où je trouve l'hilarité, et où ma présence apporte l'ivresse.

Cette circonstance impromptu, acheva de dissiper la défiance que ce parti nourrissait contre moi, et ceux-mêmes qui m'avaient regardé jusqu'alors comme un partisan presque acquis aux Bourbons, ne virent plus en moi qu'un ennemi proscrit par les Bourbons.

Qu'on sache donc à présent que les considérations politiques n'entraient pour rien dans la tentative de mon arrestation. S. A. R. Monsieur alla même jusqu'à faire dire à des membres influens de la seconde Chambre, que c'était contre son aveu qu'on avait tenté de m'arrêter, et qu'elle répondait de la sûreté de ma personne.

Cette tentative n'était que le résultat d'une connivence intéressée entre Savary, Bourienne, et B....; quel que fût l'événement du 20 mars, ce triumvirat, ou plutôt les trois membres de ce tripot, voulaient s'assurer l'exploitation des jeux, et ils étaient convaincus qu'il fallait me sacrifier pour que leur cupide ambition pût acquérir une sorte de garantie et d'affermissement.

Une fois dans leurs mains, qu'auraient-ils fait de moi? On a dit qu'ils devaient me transférer à Lille; non, ce n'était point à Lille, je l'ai su depuis, c'était au château de Saumur; et là, je le demande encore, quoi sort me réservaient-ils? Si j'en crois des révélations que fit éclore mon retour au pouvoir, l'un de mes ennemis, car tous les trois n'étaient point capables d'un crime, voulait m'y faire poignarder, et l'on aurait ensuite imputé ma mort aux royalistes, qui en auraient subi tout l'odieux.

Telle était ma position singulière, qu'il me fallut le départ de Louis xviii et l'arrivée de Napoléon pour me rendre une entière liberté. Instruit, l'un des premiers, que les Tuileries étaient vacantes, j'appris en même temps que Lavalette avait envoyé un courrier à Fontainebleau, où Napoléon venait d'arriver, pour l'informer du départ du roi. Madame Ham...., qui avait tant intrigué dans ce bouleversement, fut contrariée de cette avance qu'on prenait sur elle, et dépêchant elle-même un courrier en toute hâte pour gagner l'autre de vitesse, se donna ainsi le mérite du premier avis.

Porté par les soldats et par quelques flots de peuple, Napoléon reprit possession des Tuileries, au milieu des siens, qui firent éclater une joie bruyante. Je ne me trouvais point parmi les autres dignitaires de l'État, avec lesquels il s'entretint tout d'abord de la situation des affaires. Napoléon m'envoya chercher: «On a donc voulut vous enlever; me dit-il en l'abordant, pour vous empêcher d'être utile à votre pays? eh bien, je vous offre l'occasion de lui rendre de nouveaux services; le moment est difficile, mais votre courage ainsi que le mien sont supérieurs à la crise; acceptez encore une fois le ministère de la police.» Je lui représentai que le porte-feuille des affaires étrangères serait plus que tout autre l'objet de mon ambition, dans la persuasion où j'étais de pouvoir là, mieux qu'ailleurs, rendre service à ma patrie. «Non, me dit-il, chargez-vous de la police, vous avez appris à juger sainement l'esprit public; à deviner, à préparer, à diriger les événemens; vous connaissez la tactique, les ressources, les prétentions des partis: la police est votre fait.» Il n'y eut pas moyen de reculer. Je lui fis connaître dans toute leur étendue le danger de la situation des choses. Comme s'il eût voulu me faire entrer plus avant dans ses intérêts, il me donna l'assurance que l'Autriche et l'Angleterre, afin de balancer la prépondérance de la Russie, approuvaient secrètement son évasion et sa rentrée en France; sans y ajouter beaucoup de foi, j'acceptai le ministère.

Dès le lendemain, j'appris par Regnault qui m'était dévoué, que Bonaparte, toujours soupçonneux et défiant à mon égard, aurait voulu ne point me voir mettre un pied dans le gouvernement; mais qu'il avait cédé aux instances de Bassano, de Caulaincourt, de Regnault lui-même, et de ses principaux affidés, qui, en lui exposant leurs engagemens avec moi, lui firent sentir combien il lui importait de se fortifier de ma popularité et de l'adhésion du parti dont je disposais.

Cambacérès, qui pressentait l'issue fatale de ce nouvel intermède, n'accepta qu'auprès beaucoup d'hésitation le ministère de la justice. Le porte-feuille de la guerre fut donné à Davoust, encore plus attaché à sa fortune qu'à Napoléon. Caulaincourt, persuadé qu'on ne pourrait rétablir aucune relation avec les puissances, refusa d'abord les affaires étrangères; Napoléon les offrit à Molé qui n'en voulut point et refusa de même l'intérieur. Trop dévoué à l'empereur pour le laisser sans ministre, Caulaincourt accepta enfin. De chute en chute l'intérieur tomba dans les mains de Carnot, choix considéré comme une garantie nationale. La marine fut rendue au cynique et brutal Decrès, et la secrétairerie d'état à Bassano, connu pour penser avec les idées de Napoléon et ne voir qu'avec ses yeux. Par déférence pour l'opinion publique on éconduisit Savary; toutefois, Moncey ayant refusé la gendarmerie, on la lui donna; au moins là était-il à sa place. Champagny et Montalivet, qu'on avait vus sur le pinacle revêtus des plus hauts emplois, quand Napoléon, presque maître du monde, ne marchait point encore sur un terrain mouvant, furent se caser modestement, l'un à l'intendance des bâtimens, l'autre à celle de la liste civile. Bertrand, également aimable, insinuant et dévoué, remplaçait Duroc dans les fonctions de grand-maréchal du palais. Napoléon replaça près de sa personne presque tous les chambellans, écuyers, maîtres de cérémonies qui l'entouraient avant son abdication. Peu corrigé de sa passion malheureuse pour les grands seigneurs d'autrefois, il lui en fallait à tout prix; il se serait cru au milieu de la république, s'il n'eût pas été environné de l'ancienne noblesse.

Et pourtant ceux qui lui avaient tendu la main pour franchir la Méditerranée, prétendaient qu'il avait songé autant à rétablir la république ou le consulat que l'Empire; mais je savais à quoi m'en tenir; je savais combien j'avais eu besoin d'insister auprès de ses adhérens, pour qu'ils le contraignissent à abandonner son système oppressif et à fournir des gages aux libertés de la nation. Ses décrets de Lyon n'avaient pas été volontaires; il y avait pris l'engagement de donner une constitution nationale à la France. «Je reviens, avait-il dit, pour protéger et défendre les intérêts que notre révolution a fait naître. Je veux vous donner une constitution inviolable, et qu'elle soit l'ouvrage du peuple et de moi.» Par ses décrets de Lyon, il avait renversé la Chambre des pairs d'un seul coup et aboli la noblesse féodale. C'était aussi de Lyon que, dans l'espoir de prévenir le ressentiment des puissances, il avait chargé son frère Joseph, alors en Suisse, de leur faire connaître, par l'intermédiaire de leur ministre près la Confédération helvétique, qu'il était dans l'intention positive de ne plus troubler le repos de l'Europe et de maintenir loyalement le traité de Paris.

Cette disposition forcée de sa part, la défiance qu'il trouva dans l'intérieur sur la franchise de ses arrière-pensées, et, je puis le dire, mon attitude répressive, arrêtèrent l'élan de cet homme prêt à embraser de nouveau l'Europe. En effet, la nuit même de son arrivée aux Tuileries, il mit en délibération s'il ne rallumerait pas tous les brandons de la guerre par l'invasion de la Belgique. Mais un sentiment de répulsion s'étant manifesté dans ceux qui l'environnaient, il lui fallut abandonner ce projet; il fléchit sous la main de la nécessité, quoiqu'il fût armé encore une fois de son pouvoir militaire. D'ailleurs, depuis les décrets de Lyon, ce pouvoir avait changé de nature.

Par décret du 24 mars, supprimant la censure et la direction de la librairie, il compléta ce qu'on était convenu d'appeler la restauration impériale. La liberté de la presse, parmi nous si agitatrice, et qui n'en est pas moins la mère de toutes les libertés, venait d'être reconquise; je n'y avais pas peu contribué, en présence même de son plus grand ennemi. Napoléon m'objecta que les royalistes, d'une part, allaient en user pour servir la cause des Bourbons, et les jacobins, de l'autre, pour rendre suspects ses sentimens et ses projets. «Sire, lui dis-je, il faut aux Français des victoires, ou les alimens de la liberté.» J'insistai aussi pour que ses décrets ne continssent plus d'autres qualifications que celle d'empereur des Français, l'amenant ainsi à supprimer les et coetera remarqués avec inquiétude dans ses proclamations et ses décrets de Lyon.

Mais il se regimbait à l'idée d'être redevable aux patriotes de sa réinstallation aux Tuileries. «Certains meneurs, me dit-il avec amertume, voulaient s'approprier l'affaire et travailler pour leur propre compte. Ils prétendent aujourd'hui m'avoir frayé le chemin de Paris; je sais à quoi m'en tenir: c'est le peuple, les soldats, les sous-lieutenans qui ont tout fait; c'est à eux, à eux seuls que je dois tout.» Je vis à quoi ces paroles avaient trait, et qu'elles mordaient sur mon parti et sur moi-même.

On sent bien qu'avec de telles dispositions, il lui fallait s'assurer d'une police autre que la mienne. Il mande Réal, qu'il venait d'établir préfet de police; et après l'avoir alléché par de belles promesses et des dons effectifs, il l'abouche avec Savary, pour aviser aux moyens de suivre à la piste et de déconcerter mes projets: mais j'étais en mesure.

Dans ces entrefaites, il apprit avec peine que Louis xviii se proposait de rester en observation sur les frontières de la Belgique. Il eut un autre chagrin. Ney, Lecourbe et d'autres généraux voulaient lui faire acheter leurs services et le rançonner; il s'en indigna. L'issue de l'échauffourée royale vint le calmer un peu. Il fut étonné du courage que déploya le duc d'Angoulême dans la Drôme, et surtout Madame royale à Bordeaux; il admira l'intrépidité de cette héroïque princesse, que n'avait pu abattre la défection d'une armée entière. Je dois ici rendre justice à Maret. Instruit que Grouchy venait de faire prisonnier le duc d'Angoulême au mépris de la capitulation de la Palud, à laquelle manquait seulement la ratification de Napoléon, obtenue alors, mais non encore expédiée, Maret cèle l'arrestation du Prince à Napoléon, transmet ses premiers ordres, et ne l'instruit de l'annullation de la convention que lorsque l'obscurité de la nuit eut rendu impossible toute transmission télégraphique.

Le lendemain, dans le conseil, il fut question d'obtenir en échange du duc d'Angoulême les diamans de la couronne, qui étaient un objet de quarante millions. Je proposai à l'empereur de donner M. de Vitrolles par-dessus le marché, si l'on consentait à les restituer. «Non, dit Napoléon avec colère, c'est un intrigant et l'agent de Talleyrand; c'est lui qui a été dépêché à l'empereur Alexandre, et qui a ouvert les portes de Paris aux alliés. Cet homme a été arrêté travaillant à Toulouse contre moi, on aurait dû le fusiller, et Lamarque n'aurait fait que son devoir.» Je lui représentai pourtant que si l'on en était venu à des exécutions militaires de part et d'autre, la France eût été bientôt couverte de sang; que la politique lui prescrivait d'autres ménagemens, et qu'en rendant à la liberté le duc d'Angoulême, on pouvait bien stipuler pour M. de Vitrolles, qui n'était que l'agent avoué des Bourbons. Il y consentit enfin, et j'entamai à l'instant une négociation à ce sujet.

Nous avions bien d'autres sollicitudes. Caulaincourt venait d'avoir, chez Mme de Souza, une entrevue avec le baron de Vincent, ministre d'Autriche, auquel on retardait à dessein la délivrance d'un passe-port. Ce ministre ne dissimula point la résolution des puissances alliées de s'opposer à ce que Napoléon conservât le trône; mais il laissa entrevoir que son fils n'inspirerait pas la même répugnance. On a vu que c'était sur cette même base que j'avais combiné le plan d'un édifice que je me crus alors plus en état d'élever.

Napoléon fit écrire à l'empereur Alexandre et au prince de Metternich par Hortense, et encore à ce dernier par sa sœur, la reine de Naples, espérant par ce moyen amortir les coups qu'il n'était point encore prêt de parer. Il chargea également Eugène et la princesse Stéphanie de Bade de ne rien négliger pour les détacher de la coalition. En même temps il fit faire des ouvertures au cabinet de Londres, par un agent que je lui indiquai. Croyant enfin captiver les suffrages du parlement et de la nation anglaise, il abolit par un décret la traite des nègres.

Cependant toutes nos communications au-dehors étaient interceptées par les ordres des cabinets. Ce qui se passait au congrès de Vienne était pour les Tuileries un objet d'attente et d'une pénible anxiété. Nous connûmes enfin, d'une manière certaine, ce que le public savait déjà: la déclaration du congrès de Vienne du 13 mars, qui mettait Napoléon hors de la loi des nations. La France fut dès-lors effrayée des malheurs que lui présageait l'avenir; elle gémit d'être exposée à subir Une nouvelle invasion pour un seul homme. Napoléon affecta de ne pas en être ému; il nous dit en plein conseil: «Cette fois ils sentiront qu'ils n'auront point affaire à la France de 1814, et que leurs succès, s'ils parvenaient à en obtenir, ne serviraient qu'à rendre là guerre plus meurtrière et plus opiniâtre, au lieu que si la victoire me favorise, je puis redevenir aussi redoutable que jamais. N'ai-je pas pour moi la Belgique, les provinces en-deçà du Rhin? Avec une proclamation et un drapeau tricolore, je les révolutionnerai en vingt-quatre heures.»

J'étais loin de me laisser endormir par de telles fanfaronnades. A peine eus-je connaissance de la déclaration, que je n'hésitai pas un moment à faire demander au roi, par un intermédiaire sûr, qu'il daignât consentir à ce que je me dévouasse, quand il en serait temps, à son service. Je n'y mettais d'autre condition que de conserver ma tranquillité et ma fortune dans ma retraite de Pont-Carré. Tout fût accepté et sanctionné par lord Wellington, qui arrivait alors à Gand du congrès de Vienne; cette espèce de convention avait déjà été arrêtée, en ce qui me concernait, entre le prince de Metternich, le prince de Talleyrand et le généralissime des alliés.

Il n'est pas hors de propos d'expliquer ici cette disposition de bienveillance que je rencontrais dans la famille Wellesley, non-seulement en la personne du marquis, mais encore en celle de lord Wellington. Elle avait son origine dans l'empressement que je mis, lors de mon second ministère, à faire cesser la captivité d'un membre de cette famille honorable détenu en France, par suite des mesures rigoureuses qu'avait ordonné Napoléon.

Le traité du 25 mars, par lequel les grandes puissances s'engageaient, de rechef, à ne point déposer les armes tant que Napoléon serait sur le trône, ne fut que la conséquence naturelle de l'acte du 13. Les ouvertures indirectes avaient échoué complètement, «Point de paix, point de trève avec cet homme, avait répondu l'empereur Alexandre à la reine Hortense: tout, excepté lui.» Flahaut, envoyé à Vienne, n'avait pu dépasser Stuttgard; et Talleyrand refusait de se rattacher à Napoléon. Toutefois, malgré la défaveur de ses premières ouvertures, il se détermine à en faire de nouvelles auprès de l'empereur d'Autriche. En même temps qu'il lui envoie le baron de Stassart, il dépêche à M. de Talleyrand, MM. de S. L*. et de Monteron, connus par leurs relations avec cet homme d'état, le dernier étant son ami le plus intime et le plus dévoué. Mais ces tentatives de second ordre ne pouvaient guères changer le cours des choses. Je devenais de plus en plus, pour Napoléon, un sujet d'ombrage, d'autant que je ne manquais aucune occasion de m'opposer à l'essor que voulait reprendre son génie despotique et aux mesures révolutionnaires qu'il promulguait. On ne me désignait déjà plus, parmi ses familiers, qu'avec l'épithète du ministre de Gand. Voici quels étaient ses nouveaux griefs: M. de Blacas, sourd à tous les avis, ayant laissé faire le 20 mars, sans y croire et sans s'en douter, oublia, dans son cabinet, par un effet du trouble et de la précipitation de son départ, une masse de papiers qui auraient compromis un grand nombre de citoyens respectables. Instruit de ce fait, je chargeai, dès le 21 mars, par un esprit de prévoyance, le notaire Lainé, colonel de la garde nationale, de s'établir dans le cabinet de M. de Blacas, de classer tous les papiers, et de détruire ceux qui auraient pu servir à inquiéter les signataires. Savary et Réal m'ayant dépisté dans cette opération, l'empereur me fit redemander ces papiers que je lui représentai en liasse. N'y trouvant que des choses insignifiantes, il ne manqua pas de me soupçonner d'en avoir soustrait ceux qu'il y cherchait.

Le 25 mars il avait exilé, par un décret, à trente lieues de Paris, les royalistes, chefs vendéens, volontaires royaux et gardes-du-corps. Opposé à cette mesure générale, je fis appeler chez moi les principaux d'entr'eux; et, après leur avoir témoigné l'intérêt que je prenais à leur position, et exposé les efforts que j'avais tentés pour prévenir leur exil, je les autorisai assez généralement à rester à Paris.

L'humeur que donnait à Napoléon les menées royalistes, et ma tendance à tout mitiger, le portèrent à promulguer son fameux décret, censé né à Lyon, quoiqu'il n'ait vu le jour qu'à Paris, par lequel il ordonnait la mise en jugement et le séquestre des biens de MM. de Talleyrand, Raguse, d'Alberg, Montesquiou, Jaucourt, Beurnonville, Lynch, Vitrolles, Alexis de Noailles, Bourienne, Bellard, Laroche-Jacquelein, et Sosthène de Larochefoucauld. Sur cette liste se trouvait, en outre, le nom d'Augereau; mais il en fut rayé à la prière de sa femme, et en considération de sa proclamation du 23 mars. Je m'exprimai vertement dans le conseil sur cette nouvelle table de proscription, pour laquelle on avait éludé toute délibération privée. Je soutins que c'était un acte de vengeance et de despotisme, une première infraction des promesses faites à la nation, et qui provoquaient les murmures publics. En effet, ils avaient déjà des échos dans l'intérieur même du palais des Tuileries.

Cependant l'Angleterre et l'Autriche allaient adopter successivement une politique ouverte, ayant pour objet d'isoler de plus en plus Napoléon. Dans son mémorandum du 25 avril, l'Angleterre déclara «qu'elle ne s'était pas engagée, par le traité du 29 mars, à rétablir Louis xviii sur le trône, et que son intention n'était point de poursuivre la guerre dans la vue d'imposer à la France un gouvernement quelconque.» Une déclaration semblable de la part de l'Autriche, parut le 9 mai suivant. Dans l'intervalle, je faillis me trouver compromis d'une manière grave au sujet de l'Autriche. Un agent secret du prince de Metternich m'ayant été dépêché, cet homme, par suite de quelques indiscrétions, fut deviné, et l'empereur donna ordre à Réal de le faire arrêter. On ne manqua pas de l'effrayer pour en tirer des aveux. Il déclara qu'il m'avait remis une lettre de la part du prince, et un signe de reconnaissance qui devait servir à l'agent que je lui enverrais à Bâle, à l'effet de conférer avec M. Werner, son délégué confidentiel. L'empereur me mande à l'instant même, comme s'il avait eu à m'entretenir d'affaires d'état. Sa première idée avait été de faire saisir mes papiers, mais il l'abandonna bientôt, persuadé que je n'étais pas homme à laisser des traces qui pussent me compromettre. N'ayant pas le moindre indice qu'on eût arrêté l'envoyé de M. de Metternich, je ne montrai ni embarras ni inquiétude. L'empereur, inférant de mon silence au sujet de ces relations secrètes, que je le trahissais, réunit ses affidés, et leur dit que j'étais un traître, qu'il en avait la preuve, et qu'il allait me faire fusiller. Mille réclamations s'élevèrent; on lui observa qu'il faudrait des preuves plus claires, que le jour pour en venir à un acte qui produirait, dans le public, la plus vive sensation. Carnot voyant qu'il insistait: «Vous êtes le maître, lui dit-il, de faire fusiller Fouché; mais demain, à pareille heure, vous n'aurez plus aucun pouvoir.—Comment! s'écria l'empereur.—Oui, sire, reprend Carnot; il n'est plus temps de feindre: les hommes de la révolution ne vous laissent régner qu'avec l'assurance que vous respecterez leurs libertés. Si vous faites périr militairement Fouché, qu'ils regardent comme une de leur plus forte garantie, demain, soyez-en sûr, vous n'aurez plus aucune puissance d'opinion. Si Fouché est réellement coupable, il faut en acquérir une preuve convaincante, le dénoncer ensuite à la nation et lui faire son procès en règle.» Cet avis réunit toutes les opinions; il fut résolu toutes les preuves nécessaires pour me confondre. L'empereur confia cette mission à son secrétaire Fleury[39]. Muni de tous les signes de reconnaissance, il partit aussitôt pour Bâle, et se mit de suite en communication avec M. Werner, comme s'il eut été envoyé par moi-même. On sent bien que la première question qu'il lui fit, eut pour objet de s'informer des moyens que les alliés comptaient employer pour se défaire de Napoléon. M. Werner dit qu'il n'y avait encore rien d'arrêté à ce sujet, que les alliés n'auraient voulu employer la force qu'à la dernière extrémité, qu'ils auraient désiré que j'eusse pu trouver le moyen de délivrer la France de Bonaparte sans répandre de nouveaux flots de sang. Fleury, continuant l'esprit de son rôle: «il ne reste alors, dit-il, que deux moyens, le détrôner ou l'assassiner.—L'assassiner! s'écria M. Werner avec indignation, jamais un tel moyen ne s'offrit à la pensée de M. de Metternich ni des alliés.» Fleury, malgré tous ses artifices et ses questions captieuses, ne put tirer contre moi d'autre témoignage, si ce n'est que M. de Metternich était convaincu que je détestais l'empereur, et que cette conviction lui avait fait naître l'idée d'entrer en relation avec moi. J'avais si peu caché ma pensée à M. de Metternich à cet égard, que l'année précédente (1814), à pareille époque, l'ayant revu à Paris, je lui reprochai vivement de n'avoir point fait enfermer Bonaparte dans un château fort, lui prédisant qu'il reviendrait de l'île d'Elbe ravager de nouveau l'Europe. Fleury et M. Werner se séparèrent, l'un pour se rendre à Vienne et l'autre à Paris, afin de se munir de nouvelles instructions, avec promesse de se retrouver à Bâle sous huit jours.

Mais Fleury venait à peine de se mettre en route pour Bâle, qu'un second émissaire direct m'ayant donné l'éveil et conduit à découvrir tout ce qui se passait, je mis dans mon porte-feuille la lettre du prince de Metternich; et après mon travail avec l'empereur, feignant de me recorder: «Ah! sire, dis-je du ton d'un homme qui revient d'un long oubli, à quel point les affaires m'accablent! Je suis assiégé dans mon cabinet; voilà cependant plusieurs jours que j'oublie de mettre sous vos yeux cette lettre de M. de Metternich. C'est à Votre Majesté de décider si je dois lui envoyer l'agent qu'il me demande. Quel peut être son but? Je ne doute pas que les alliés, pour éviter les calamités d'une guerre générale, ne cherchent à vous amener à une abdication en faveur de votre fils; je suis convaincu que tel est en particulier le désir de M. de Metternich; j'ose vous le répéter, sire, tel est aussi le mien; je ne vous l'ai point caché, et je suis encore d'avis qu'il vous est impossible de résister aux armes de l'Europe entière.» Je vis à l'instant, par les mouvemens de sa physionomie, qu'il était intérieurement partagé entre l'humeur que lui causait ma franchise et le contentement qu'il ressentait de l'explication de ma conduite.

Quand Fleury fut de retour, l'empereur me l'envoya pour me tout avouer, comme s'il eût voulu lui-même subjuguer ma confiance. Je me jouai légèrement de ce jeune homme, plein d'élan et de feu, qui mit une finesse grave et étudiée à m'empêcher de deviner le second rendez-vous qu'il avait à Bâle. Je le laissai partir; il y arriva très-empressé, et en fut pour les fatigues de son voyage et la chaleur de son beau zèle. Cependant Monteron et Bresson, qui venaient de Vienne, chargés pour moi de communications confidentielles de la part de M. de Metternich et de M. de Talleyrand, renouvelèrent les défiances de Napoléon à mon égard. Il les manda l'un et l'autre, les questionna longuement, et n'en put rien tirer de positif. Inquiet, il voulut les faire mettre en surveillance; mais il apprit avec beaucoup de mécontentement que Bresson venait de partir subitement pour l'Angleterre, avec une mission apparente de Davoust, pour l'achat de quarante mille fusils proposés par un armateur. Il ne manqua pas de soupçonner une connivence de Davoust avec moi, et que Bresson n'était que notre instrument.

Dans ma position, je ne devais rien négliger pour me conserver l'opinion dominante. J'avais aussi mes véhicules de popularité, par mes circulaires et mes rapports anti-royalistes. Je venais d'établir dans toute la Franco des lieutenans de police qui m'étaient dévoués; à moi seul était réservé le choix des agens secrets: je m'emparai des journaux, et je devins ainsi maître de l'esprit public. Mais j'eus bientôt sur les bras une affaire bien autrement importante, l'insurrection intempestive de la Vendée qui dérangeait tous mes calculs. Il m'importait d'avoir pour moi les royalistes, mais non pas de les laisser intervenir dans nos affaires. Ici mes vues se trouvèrent d'accord avec les intérêts de Napoléon. Il se montra très-contrarié de cette nouvelle fermentation d'un vieux levain. Je me hâtai de le tranquilliser en l'assurant que je l'aurais bientôt éteinte; qu'il me donnât seulement carte blanche, et mit à ma disposition douze mille hommes de vieilles troupes. Certain que je ne les sacrifierais pas aux Bourbons, il me laissa toute liberté d'agir. Je persuadai sans peine aux idiots du parti royaliste, dont je disposais à mon gré, que cette guerre de quelques écervelés était inopportune; que les mesures qu'elle allait suggérer, ramèneraient la terreur et causeraient le déchaînement des révolutionnaires; qu'il fallait absolument obtenir un ordre du roi pour faire poser les armes à toute cette cohue; que la grande question ne se déciderait pas dans l'intérieur, mais aux frontières. A l'instant même je fis partir trois négociateurs, Malartic, Flavigny et Laberaudière, munis d'instructions et de l'ordre de s'aboucher avec ceux des chefs que l'effervescence n'avait point entraînés dans ce parti, et qui auraient saisi volontiers un prétexte plausible d'attendre les événemens. Toute cette affaire fut bien conduite; on en fut quitte pour quelques escarmouches, et au moment décisif la Vendée se trouva tout à la fois comprimée et presque assoupie.

La levée de boucliers de Murat me causa une inquiétude d'un autre genre, et d'autant plus grave, que ni l'empereur ni moi n'avions nul moyen efficace de le seconder ou de le diriger. Malheureusement l'impulsion venait de nous, car il avait bien fallu que quelqu'un attachât le grelot. Mais cet homme, toujours hors de mesure, n'avait pas su s'arrêter à temps; récemment je lui avais écrit en vain, ainsi qu'à la reine, de se modérer et de ne pas trop presser des événemens auxquels on serait peut-être trop tôt obligé d'obéir. Quand j'appris que ses troupes étaient déjà engagées contre les troupes de l'Autriche, je me dis: Cet homme est perdu, la lutte n'est pas égale. Et en effet il s'abîma dans les flots qu'il avait soulevés. Vers la fin de mai, il débarqua en fugitif au golfe de Juan. Cette nouvelle produisit l'effet d'un funeste présage, et jeta la consternation autour de l'empereur.

De son côté, Napoléon se trouvait embarrassé dans un dédale d'affaires, plus sérieuses les unes que les autres, et au milieu desquelles tous ses esprits étaient absorbés dans la pensées de faire face aux armemens de l'Europe. Il aurait voulu transformer la France en un camp et les villes en arsenaux. Les soldats lui appartenaient; mais les citoyens restaient partagés. Ce n'était d'ailleurs qu'en tremblant qu'il mettait en œuvre les instrumens de la révolution, en autorisant le rétablissement des clubs populaires et la formation des confédérations civiques, ce qui lui faisait craindre d'avoir exhumé l'anarchie, lui qui s'était tant vanté de l'avoir détrônée. Aussi que de soins, que d'inquiétudes, que de contrainte dans toute son allure pour modérer ces associations si dangereuses à manier.

Cette affectation de popularité l'avait protégé dans l'opinion nationale jusqu'au moment de la promulgation de son acte additionnel aux constitutions de l'Empire. Napoléon les regardait comme les titres de propriété de sa couronne, et en les annullant, il aurait cru recommencer un nouveau règne. Lui qui ne pouvait dater que d'une possession de fait, il préféra se modeler d'une manière ridicule d'après Louis xviii, qui supputait les temps sur les bases de la légitimité. Au lieu d'une constitution nationale qu'il avait promise, il se contenta de modifier les lois politiques et les sénatus-consulte qui régissaient l'empire. Il rétablit la confiscation des biens, contre laquelle s'élevaient presque tous ses conseillers. Enfin il s'obstina, dans un conseil tenu à ce sujet, à ne point soumettre sa constitution à des débats publics et à la présenter comme un acte additionnel. Je combattis fortement son idée, aussi bien que Decrès, Caulaincourt, et presque tous les membres présens. Il persista, en dépit de nos efforts, à renfermer toutes ses concessions dans cette ébauche informe; Ce mot additionnel désenchanta les amis de la liberté. Ils y virent le maintien maladroitement déguisé des principales institutions créées en faveur du pouvoir absolu. Dès lors on ne vit plus dans Napoléon qu'un despote incurable; et moi je le regardai comme un fou livré pieds et poings liés à la merci de l'Europe. Réduit à ce genre de suffrages populaires dont Savary et Réal avaient l'entreprise, il fit convoquer les hommes de la plus basse classe, qui, sous le nom de fédérés, vinrent défiler sous les balcons des Tuileries, aux cris répétés de vive l'empereur! Là, il annonce lui-même à ce ramas qu'il se porterait aux frontières si les rois osaient l'attaquer. Cette scène humiliante indigna jusqu'aux soldats. Jamais cet homme, qui avait revêtu la pourpre avec tant d'éclat, ne l'avait si fort rabaissée. Il ne fut plus aux yeux des patriotes qu'un histrion soumis à la criée de la plus vile populace.

Des scènes aussi dégradantes m'affectèrent vivement; certain d'ailleurs que toutes les puissances, unanimes dans leur résolution, se disposaient à marcher contre nous, ou plutôt contre lui, je me rendis aux Tuileries le lendemain de bonne heure; et, pour la seconde fois, je représentai à Napoléon, avec des couleurs encore plus fortes, qu'il était de l'impossibilité la plus absolue que la France divisée soutînt le choc de toute l'Europe réunie; qu'il convenait qu'il s'expliquât franchement avec la nation; qu'il s'assurât des dernières intentions des souverains; et que s'ils persistaient, comme tout le donnait à penser, alors il n'y avait plus à balancer; que ses intérêts et ceux de la patrie lui faisaient une loi de se retirer aux États-Unis.

Mais à sa réponse qu'il balbutia, où il entremêla des plans de campagnes, des terreurs, des batailles, des soulèvemens de peuples, des inspirations gigantesques, des décrets de la fatalité, je vis qu'il était résolu à remettre au sort des armes les destins de la France, et que la faction militaire l'emportait malgré mes conseils.

L'assemblée du Champ-de-Mai ne fut qu'un spectacle d'une pompe vaine, où Napoléon, déguisé en citoyen, espéra séduire la multitude par le prestige d'une cerémonie publique. Les différens partis n'en furent pas plus satisfaits qu'ils l'avaient été par l'acte additionnel; les uns auraient désiré qu'il eût rétabli la république; les autres qu'en se démettant de la couronne, il eût laissé à la nation souveraine le droit de l'offrir au plus digne; et enfin, la coalition des hommes d'état dont j'étais l'âme lui reprochait de n'avoir point profité de cette solennité pour proclamer Napoléon ii, événement qui nous eût fait trouver de l'appui dans certains cabinets, et vraisemblablement nous eût préservés de la seconde invasion. On ne niera pas que dans la position critique de la France, ce dernier expédient ne fût le plus raisonnable.

Dès que nous eûmes acquis la conviction que toute tentative pour obtenir ce résultat dans l'intérieur resterait sans succès, à moins d'en venir à une déposition que le parti militaire n'eût pas laissé consommer, il fallut se résoudre à voir se rouvrir toutes les portes de la guerre. Mon impatience s'accrut alors, et je travaillai à précipiter les événemens. En vain Davoust, dans le conseil, avait répété à plusieurs reprises à Napoléon que sa présence à l'armée devenait indispensable; trop peu sûr de la capitale pour la laisser long-temps derrière lui sans défiance, il ne prit la résolution de partir que lorsque tout fut prêt à frapper un grand coup sur les frontières de la Belgique, dans l'espoir de débuter par un triomphe et de reconquérir la popularité par la victoire. Il part; il part, dis-je, laissant à Réal le soin de ses fédérés; beaucoup d'argent pour faire crier Napoléon ou la mort; et la haute-main sur la promulgation de ses bulletins militaires avec un plan de campagne arrêté pour l'offensive, et dont le secret me fut communiqué par Davoust.

Dans un moment aussi décisif, ma position devint et bien délicate, et bien difficile; je ne voulais plus de Napoléon; et s'il fût resté victorieux, il m'eût fallu subir son joug ainsi que toute la France, dont il eût prolongé les calamités. D'un autre côté, j'avais des engagemens avec Louis xviii, non pas que je fusse porté à le rétablir, mais la prudence exigeait que je me ménageasse d'avance une garantie. D'ailleurs mes agens auprès de M. de Metternich et de lord Wellington avaient promis monts et merveilles. Le généralissime s'attendait à ce que je lui livrasse au moins le plan de campagne.

Dans le premier moment....? mais la voix de ma patrie, la gloire de l'armée française qui ne fut plus à mes yeux que celle de la nation, enfin le cri de l'honneur me firent horreur de l'idée que le mot de traître pût jamais servir d'épithète au nom du duc d'Otrante, et ma résolution resta pure. Cependant quel parti devait prendre, en de telles conjonctures, un homme d'état auquel il n'est point permis de rester sans ressources? Voici celui auquel je m'arrêtai. Je savais positivement que le choc inopiné de l'armée de Napoléon aurait lieu du 16 au 18 au plus tard; Napoléon voulant même livrer bataille le 17 à l'armée anglaise, séparée des Prussiens, après avoir marché sur le ventre à ces derniers. Il était d'autant plus fondé à espérer la réussite de son plan, que Wellington, trompé par de faux rapports, croyait pouvoir retarder l'ouverture de la campagne jusqu'au premier juillet. Le succès de Napoléon reposait donc sur une surprise. Je combinai mes démarches en conséquence; je dépêchai, le jour même du départ de Napoléon, Mme. D...... munie de notes écrites en chiffres et révélant le plan de campagne. En même temps je suscitai des obstacles sur la partie de la frontière qu'elle devait, franchir, de manière à ce qu'elle ne pût arriver au quartier-général de Wellington qu'après l'événement. Voilà l'explication de l'inconcevable sécurité du généralissime, qui fit naître un étonnement universel et des conjectures si diverses.

Si Napoléon a succombé qu'il s'en prenne donc à son destin; la trahison n'eut point de part, à sa défaite; lui-même avait fait tout ce qu'il devait pour vaincre, mais il ne couronna pas dignement sa chute; si l'on me demande ce que je voulais qu'il fît, je répondrai comme le vieil Horace:....... Qu'il mourût!

C'était à condition qu'il sortirait vainqueur de la lutte, que les patriotes avaient consenti à lui prêter leur appui; il était vaincu, ils jugèrent le pacte dissous. J'appris en même temps son arrivée nocturne à l'Élysée, et qu'à Laon, après sa déroute, Maret, par son impulsion, avait ouvert l'avis de quitter l'armée et de se rendre à Paris sans perdre de temps, dans la crainte d'un revirement subit. Je fus informé aussi dans la matinée que Lucien, soutenant son courage, s'efforçait de chercher des ressources dans un parti désespéré; qu'il le poussait à s'emparer de la dictature, à ne s'environner que d'élémens militaires, et à dissoudre la Chambre.

C'est alors que je sentis la nécessité de mettre en œuvre toutes les ressources de ma position et de mon expérience. La déroute de l'empereur, sa présence dans Paris, qui soulevait l'indignation générale, me plaçaient dans la circonstance la plus favorable pour arracher de lui une abdication, à laquelle il s'était refusé quand elle aurait pu le sauver. Je mis en campagne tous mes amis, tous mes adhérens, tous mes agens avec le mot d'ordre. Moi-même, je m'abouchai, avant le conseil, avec l'élite de tous les partis. Aux membres inquiets, défians et ombrageux de la Chambre, je leur dis: «Il faut agir, faire peu de phrases et courir aux armes; il est revenu furieux, décidé à dissoudre la Chambre et à saisir la dictature. Nous ne souffrirons pas, je l'espère, ce retour à la tyrannie.» Je dis aux partisans de Napoléon: «Ne savez-vous pas que la fermentation contre l'empereur est à son comble parmi un grand nombre de députés. On veut sa déchéance, on exige son abdication. Si vous êtes résolus à le sauver, vous n'avez qu'un parti sûr, c'est de leur tenir tête avec vigueur, de leur montrer quelle puissance il lui reste encore, et qu'il ne lui faut qu'un mot pour dissoudre la Chambre.» J'entrai ainsi dans leur langage et dans leurs vues; ils se se montrèrent alors à découvert, et je pus dire aux chefs des patriotes qui se groupaient autour de moi: «Vous voyez bien que ses meilleurs amis n'en font pas mystère; le danger est pressant; dans peu d'heures les Chambres n'existeront plus; vous seriez bien coupables de négliger le seul moment de vous opposer à leur dissolution.»

Le conseil assemblé, Napoléon fit lire par Maret le bulletin de la bataille de Waterloo, et finit en nous déclarant qu'il avait besoin, pour sauver la patrie, d'être revêtu d'un grand pouvoir, d'une dictature temporaire; qu'il pourrait s'en emparer, mais qu'il croyait plus utile et plus national qu'il lui fût donné par les Chambres. Je laissai, à ceux de mes collègues, qui pensaient et agissaient comme moi, le soin de combattre cette proposition déjà décréditée et battue en ruines.

Ce fut alors que M. de La Fayette, instruit de ce qui se passait au conseil, et sûr de la majorité, fit sa motion de la permanence des Chambres, motion qui déconcerta tout le parti militaire, et, ralliant le parti patriote, lui donna une grande force morale.

Attaqué par les Chambres, Napoléon n'ose prendre aucun parti; il sonde Davoust pour opérer militairement la dissolution; Davoust s'y refuse.

Le lendemain nous manœuvrâmes tous pour arracher son abdication; il y eut une foule d'allées et de venues, de pourparlers, d'objections, de répliques, en un mot des évolutions de tout genre; il y eut du terrain pris, abandonné, repris de nouveau; enfin, après une journée chaude, Napoléon se rendit en plein conseil, persuadé qu'une plus longue résistance serait inutile; alors, se tournant vers moi, il me dit avec un rire sardonique: «Écrivez à ces messieurs de demeurer en repos, ils, seront satisfaits.» Lucien prit la plume, et rédigea, sous la dictée de Napoléon, l'acte d'abdication tel qu'il fut rendu public.

Ici, changement de scène; le pouvoir n'étant plus dans les mains de Napoléon, qui donc allait rester le maître du terrain? Je pénétrai bientôt les desseins secrets du cabinet: je découvris que le parti bonapartiste, dirigé alors par Lucien, voulait faire envisager comme conséquence de l'abdication, la proclamation immédiate de Napoléon ii, et l'établissement d'un conseil de régence. C'eût été laisser triompher le camp ennemi. En effet, cette régence, depuis si long-temps le but de tous mes calculs, et l'objet de tous mes vœux, venant à s'organiser sous une autre influence que la mienne, m'excluait du gouvernement. Je dus alors recourir à de nouvelles combinaisons et dresser des contre-batteries pour écarter, avec la même adresse, le système de régence et le rétablissement des Bourbons. J'imaginai la création d'un gouvernement provisoire établi d'après mes indications, et qu'en conséquence je dirigerais selon mes vues. Je me présentai à la Chambre pour lui persuader de se conduire avec fermeté, en consacrant les principes et les lois de la révolution.

La Chambre ayant accepte l'abdication de Napoléon sans faire aucune mention de la clause qu'elle renfermait, Lucien s'agita pour obtenir la proclamation de Napoléon ii. Il avait pour lui les fédérés, les militaires, la populace et un grand parti dans la Chambre des pairs. J'avais pour moi la majorité de la Chambre des représentans, un parti aussi dans la Chambre des pairs, la garde nationale, la plupart des généraux, et les royalistes qui me ménageaient et me circonvenaient, dans l'espoir que je dirigerais la chance en faveur des Bourbons.

Déjà Lucien avait mandé Réal à l'Elysée pour rassembler les fédérés sous les croisées de Napoléon. Ce ne fut pas sans peine qu'on obtint le consentement de l'ex-empereur; on n'y parvint qu'en lui faisant observer que mon parti voulait faire considérer son abdication comme pure et simple; que s'il ne conservait pas au moins l'ombre de la puissance, on ne pourrait assurer ni sa fuite, ni le transport de ses richesses; que d'ailleurs l'abdication en faveur de son fils amènerait peut-être l'Autriche à lui procurer un traitement plus favorable de la part des alliés. Réal entre aussitôt en campagne et ameute, aux Champs-Elysées, toute la canaille de Paris. De son côté, Lucien monte en voiture, court à la Chambre des pairs et leur dit, dans un discours préparé: L'empereur est mort, vive l'empereur! proclamons Napoléon ii! La majorité semble accéder à cette proposition. Lucien revient triomphant aux Champs-Elysées, y endoctrine les deux à trois mille bandits que Réal avait ameutés autour du palais, et leur fait promettre de se transporter à la chambre des représentans pour décider la proclamation de Napoléon ii. Il rentre dans l'Elysée et amène, sur la terrasse, son frère, dont la physionomie offrait déjà des marques d'abattement. Là, Napoléon fait quelques signes de la main, salue la bande des exaltés, qui défile devant lui aux cris de vive notre empereur et son fils, nous n'en voulons pas d'autres!

Mais ces démonstrations et ce dévouement de commande m'inquiétèrent peu. Je surveillais les moindres mouvemens, et le seul fil solide était dans mes mains. Je m'étais d'ailleurs assuré l'initiative, et, au moment même de ce brouhaha ridicule, les Chambres nommaient une commission exécutive provisoire, dont la présidence m'était dévolue.

Cependant, Réal avait donné le mot d'ordre aux fédérés pour qu'ils allassent défiler devant le palais du Corps législatif; ils s'y rendirent en tumulte, mais il n'était plus temps. Les législateurs effrayés venaient de déserter leur salle, après avoir nommé la commission. La nuit dissipa l'attroupement, qui, en traversant les rues de Paris, répandait la terreur parmi les citoyens par la décharge de leurs armes, et faisait entendre hautement des cris de mort contre quiconque ne reconnaîtrait pas Napoléon ii.

L'agitation du jour se termina par des conciliabules nocturnes, préludes d'une séance des plus animées pour le lendemain. Dès le matin j'étais entré en possession avec mes collègues, Caulaincourt, Carnot, Quinette et le général Grenier, des rênes du gouvernement. Nous procédions à notre organisation quand j'appris que le député Bérenger, à l'ouverture de la séance, venait de demander que les membres de la commission fussent responsables collectivement. Cette proposition avait évidemment pour objet de porter chacun d'eux à s'isoler de mon vote, et à me surveiller par suite de la défiance que j'excitais dans la faction bonapartiste. Comme s'il n'en avait pas dit assez, il ajouta: «Si ces hommes étaient inviolables, en supposant que l'un d'eux vînt à trahir ses devoirs, vous n'auriez aucun moyen de le faire punir.»

Je ne redoutais rien de ces attaques détournées; je l'ai déjà dit, mon parti était le plus fort.

Le conseiller Boulay de la Meurthe, l'un des adhérens les plus exaltés de Buonaparte, en vint à une philippique, où il signala et dénonça la faction d'Orléans; c'était avertir les amis des Bourbons et les bonapartistes qu'un troisième parti apparaissait à la faveur de la doctrine du gouvernement de fait, que, depuis trois mois, nous opposions au dogme de la légitimité.

Il est certain que, me trouvant embarqué avec un nouveau parti plus d'accord avec mes principes que ceux qui n'offraient d'autre perspective que le gouvernement absolu ou la contre-révolution, et pressantant l'impossibilité de conserver le trône à Napoléon ii, je me sentis plus disposé à seconder les efforts de ce nouveau parti, pour peu que les cabinets ne s'y montrassent pas trop contraires. La déclamation de Boulay avait pour principal objet de faire proclamer Napoléon ii par la Chambre. La partie était fortement liée, il fallut de l'adresse pour esquiver l'attaque. M. Manuel se chargea de ce soin délicat dans un discours qui emporta tous les suffrages, et où l'on crut reconnaître le cachet de ma politique. Il conclut en s'opposant à ce qu'aucun membre de la famille de Bonaparte fût appelé à la régence; c'était le point décisif, c'était m'abandonner le champ de bataille. L'assentiment de la Chambre fut pour la commission du gouvernement une nouvelle garantie, et me donna dans les affaires, en ma qualité de président, une prépondérance incontestée.

Installés dès le 23 juin, notre première opération fut de faire déclarer la guerre nationale, et d'envoyer cinq plénipotentiaires[40] au quartier-général des alliés, avec la mission de traiter de la paix et d'adhérer à toute espèce de gouvernement, excepté celui des Bourbons. Leurs instructions secrètes portaient de laisser placer la couronne, à défaut de Napoléon ii, sur la tête du roi de Saxe ou du duc d'Orléans, dont le parti s'était renforcé d'un grand nombre de députés et de généraux. J'avoue que je faisais ainsi une concession un peu large aux meneurs actuels, et qu'au fond je doutais très-fort qu'on parvînt au but qu'on se proposait; j'avais même d'autant plus lieu de croire que la cause des Bourbons était loin d'être désespérée, qu'un de mes agens secrets vint bientôt m'annoncer l'entrée de Louis xviii à Cambray, et m'apporter sa déclaration royale. Aussi nos plénipotentiaires furent-ils d'abord amusés par des réponses dilatoires.

Qu'on juge de ma position! Le parti de Napoléon, toujours vivace, se recrutait, pour ainsi dire, de quatre-vingt mille soldats qui venaient se rallier sous les murs de Paris, tandis que les armées confédérées s'avançaient rapidement sur la capitale, chassant devant elles tous les bataillons, tous les corps qui essayaient de leur barrer le passage. Il me fallut à la fois contenir les fédérés, m'assurer des généraux pour maîtriser l'armée, déjouer les nouveaux plans de Bonaparte, qui ne tendaient à rien moins qu'à le replacer à la tête des troupes, et refréner l'impatience des royalistes, qui auraient voulu ouvrir les portes de Paris à Louis xviii, au milieu même du déchaînement de tant de passions contraires d'où pouvaient naître encore d'horribles convulsions.

Je ne raconterai point ici une foule de petites intrigues, de détails accessoires, de contrariétés et de chicanes qui, pendant cette tourmente, m'infligèrent toutes les tribulations du pouvoir. Avant l'abdication, j'étais épié et continuellement sur le qui vive vis-à-vis les adhérens les plus chauds de Napoléon, tels que Maret, Thibaudeau, Boulay de la Meurthe, Regnault lui-même, qui m'était tantôt favorable et tantôt contraire; maintenant j'avais à me défendre des exigeances d'un autre parti; j'avais à me prémunir contre les défiances de mes propres collègues, de Carnot entr'autres, qui de républicain était devenu tellement zélé pour Napoléon, qu'il l'avait pleuré à chaudes larmes en ma présence, après avoir opiné seul, mais vainement, contre l'abdication.

On sent bien que je n'étais parvenu à museler cette tourbe de hauts fonctionnaires, de maréchaux, de généraux, qu'en leur garantissant, pour ainsi dire sur ma tête, la sûreté de leur personne et de leur fortune. C'est ainsi que j'eus, pour ainsi dire, carte-blanche pour négocier.

J'expédiai d'abord, au, quartier-général de Wellington, mon ami M. G*, homme probe, qui jouissait de toute ma confiance. Il était porteur de deux lettres cousues dans le collet de son habit, l'une pour le roi, l'autre pour le duc d'Orléans, car, jusqu'au dernier moment, et dans l'incertitude prolongée sur les intentions des alliés, il ne fallait négliger aucun des moyens de rentrer au port. Mon envoyé fut introduit de suite auprès de lord Wellington, et lui dit qu'il désirait être présenté au duc d'Orléans, «Il n'est point ici, lui répondit lu généralissime, mais vous pouvez vous adresser à votre roi» et, en effet, il prit la route de Cambray et alla au-devant du roi. Ne le voyant pas revenir, je fia partir, pour la même destination, le général de T*******, homme de cœur et de tête, à qui je donnai la commission expresse de sonder les intentions de lord Wellington, de lui faire connaître ma position particulière, combien les esprits étaient exaspérés, et les passions tellement enflammées, que je ne répondais point de préserver la France d'être mise à feu et à sang, si l'on s'opiniâtrait à vouloir rendre le trône aux Bourbons. J'offrais de traiter directement avec lui sur tout autre bâse. Cette fois la réponse du généralissime fut absolue et négative; il déclara qu'il avait ordre de ne traiter que sur l'unique base du rétablissement de Louis xviii. Quant au duc d'Orléans, ce n'eût été, selon l'expression de Wellington, qu'un usurpateur de bonne famille. Cette réponse, que je cachai soigneusement à mes collègues, rendit ma position bien autrement délicate.

D'un autre côté, nos plénipotentiaires, sortis de Laon le 26 juin, étaient arrivés le 1er juillet au quartier-général des souverains alliés, à Haguenau. Là, les souverains, ne jugeant pas convenable de leur accorder audience, nommèrent une commission pour les entendre. On ne manqua pas de leur faire la question que j'avais prévue: «De quel droit la nation prétendait expulser son roi et se choisir un autre souverain?....» Ils répondirent par un exemple tiré de l'histoire même d'Angleterre.

Avertis par cette question des dispositions des alliés, les plénipotentiaires nationaux s'attachèrent moins à obtenir Napoléon ii qu'à repousser Louis xviii. Ils insinuèrent enfin que la nation pourrait agréer le duc d'Orléans ou le roi de Saxe, s'il ne lui était pas possible de conserver le trône au fils de Marie-Louise. Après quelques pourparlers insignifians, ils furent congédiés par une note pourtant que les cours alliées ne pouvaient entrer, quant à présent, dans aucune négociation; qu'elles regardaient comme une condition essentielle que Napoléon fût hors d'état, pour l'avenir, de troubler le repos de la France et de l'Europe; et que, d'après les événemens survenus au mois de mars, les puissances devaient exiger qu'il fût remis à leur garde. Ainsi, la commission du gouvernement se voyait frustrée de l'espoir d'obtenir le duc d'Orléans ou Napoléon ii. Avant même le retour des plénipotentiaires, j'étais directement instruit des véritables intentions des puissances.

Je ne m'occupai plus, dès-lors, qu'à donner un cours aux événemens, tel qu'ils pussent aboutir au dénouement qui serait le plus favorable pour la patrie et pour moi-même. J'avais demandé un armistice, et envoyé, à cet effet, des commissaires[41] aux généraux alliés qui venaient de commencer l'investivement de la capitale. Blucher et Wellington éludèrent toute proposition à ce sujet, élevant plus que des objections contre le gouvernement de Napoléon ii, parlant de Louis xviii comme du seul souverain qui leur semblait réunir toutes les conditions qui empêcheraient l'Europe d'exiger des garanties pour sa sécurité et se plaignant vivement de la présence de Bonaparte à Paris, au mépris de son abdication. Cet homme, comme si la fatalité l'eût poussé à se précipiter de lui-même dans l'abîme, s'était d'abord obstiné, au lieu de gagner précipitamment un de nos ports, à rester au palais de l'Élysée, puis à la Malmaison, toujours dans l'espoir de ressaisir l'autorité, non plus comme empereur, mais au moins comme général. Il alla même, excité par de fanatiques amis, jusqu'à nous en adresser la demande formelle. Ce fut alors que je m'écriai en plein conseil de la commission: «Cet homme est fou sans doute, veut-il donc nous entraîner dans sa perte?» Et je dois le dire, toute la commission, Carnot lui-même, votèrent avec moi pour une résolution définitive à son égard. Il était gardé à vue, et Davoust était déterminé à le faire arrêter à la moindre tentative de sa part pour nous débaucher l'armée. Il était d'autant plus urgent de prendre un parti décisif à son égard, que la cavalerie ennemie, poussant des partis jusque dans les environs de la Malmaison, pouvait l'enlever d'un moment à l'autre, et l'on n'aurait pas manqué de m'imputer une part dans cet événement. Il nous fallut négocier son éloignement, et envoyer un officier général pour y présider. Le reste est connu. Cette courte explication des faits suffira pour répondre aux accusations de ces détracteurs aveugles et passionnés, qui, apercevant quelque similitude entre la captivité de Napoléon et de Persée, roi de Macédoine, ont attribué celle du premier à des combinaisons perfides qui, en calculant, les jours et les heures, l'aurait livré aux Anglais par des moyens détournés et habilement ménagés.

Nous espérâmes, après le départ de Napoléon, pouvoir obtenir l'armistice; il n'en fut rien. Ce fut alors que j'écrivis, à chacun des généraux en chef des armées assiégeantes, les deux lettres qui ont été rendues publiques. On put remarquer, dans ces lettres où je feignis, par la nécessité des circonstances, de plaider la cause de Napoléon ii, que je regardais la question comme irrévocablement décidée en faveur des Bourbons; mais, pour endormir la vigilance des partis, il me fallut paraître pencher tour-à-tour pour la branche cadette ou pour la branche régnante. J'espérais d'ailleurs qu'en aidant Louis xviii à se rétablir, ce prince consentirait à écarter quelques hommes dangereux et à faire à la France de nouvelles concessions, sauf, si je ne pouvais rien obtenir, à recourir plus tard à d'autres combinaisons.

J'eus alors des conférences nocturnes soit avec M. de Vitrolles, à qui je venais de procurer la liberté, soit avec plusieurs autres royalistes éminens et deux maréchaux qui inclinaient pour les Bourbons; j'envoyai à la fois des émissaires au roi, au duc de Wellington et à M. de Talleyrand. Je savais que M. de Talleyrand, après avoir quitté Vienne, s'était transporté à Francfort, puis à Wisbad, pour être plus à portée de négocier soit à Gand, soit à Paris. Très-ardent contre Napoléon, il jugea pourtant, après son entrée à Paris, devoir s'entendre avec moi, me promettant de son côté de me garantir auprès des Bourbons, dont le rétablissement, après la bataille de Waterloo, lui parut infaillible. Je pensais qu'il devait être alors auprès du roi, et je savais, à n'en pas douter, que pour rester maître dès affaires; il réclamerait l'éloignement de M. de Blacas; je manœuvrai aussi en conséquence. Mais il m'était presque impossible de ne pas exciter la défiance de mes collègues. Mes démarches étant observées, j'eus à supporter des bordées de reproches et des déclamations amères de la part de quelques meneurs révolutionnaires et bonapartistes, dont je repoussai froidement les imputations. Telle était ma position, que j'avais à entretenir des négociations avec tous les partis, et à transiger avec toutes les opinions dans mon intérêt, non moins que dans celui de l'État. Je ne me dissimulai pas que cette conduite, où il entrait nécessairement quelque chose de ténébreux, et dirigée, en quelque sorte, par des voies souterraines, soulèverait contre moi tous les soupçons et toutes les haines des partis blessés dans leurs plus chères espérances. Le moment redoutable devait être celui où le jour pénétrerait dans ce chaos d'intrigues si diverses et si opposées.

Ce qui était plus grave encore et plus dangereux, c'était l'exaltation des fédérés et la violence des énergumènes de la Chambre qui ameutaient contre moi ceux de mon parti, les soldats et la populace. J'écrivis à lord Wellington qu'il était temps de mettre fin à leurs fureurs et à leurs excès, car bientôt ils ne me laisseraient plus le maître d'agir. Mais Wellington était contrarié par son intraitable collègue Blucher; ce Prussien, si impatient et si fougueux, voulait pénétrer dans Paris, afin, disait-il, de mettre les honnêtes gens à l'abri du pillage dont les menaçait la populace; ce n'était que dans les murs de la capitale qu'il prétendait conclure un armistice. Sa lettre nous indigna; mais que faire? il fallait soutenir un siège, livrer bataille sous les murs de Paris, ou capituler. Découragés par l'abdication, les soldats paraissaient irrésolus; les généraux eux-mêmes étaient rendus timides par l'incertitude de l'avenir. Le ministre de la guerre, général en chef de l'armée, Davoust, m'écrivait qu'il avait vaincu ses préjugés et reconnaissait qu'il n'existait plus d'autre moyen de salut que de proclamer sur-le-champ Louis xviii. Je mis ma réponse à cette lettre sous les yeux de la commission. Elle pensa que je jugeais implicitement la question du rappel de Louis xviii, et que je laissais trop de latitude à Davoust. Je passai par-dessus cette mince difficulté, la détermination de ce maréchal m'ayant paru devoir être d'un si grand poids que je lui avait fait promettre un sauf-conduit, de la part du roi, par M. de Vitrolles.

Pressé de délibérer sur notre situation militaire, la commission, d'après mon avis, s'entoura des lumières, des conseils, et de la responsabilité des hommes les plus expérimentés dans l'art de la guerre. Les principaux généraux furent appelés en présence des présidens et des bureaux des deux Chambres. Ce fut par l'organe de Carnot qui, lui-même, avait visité nos positions et celles de l'ennemi, que se fit un rapport sur la situation de Paris. Carnot déclara que la rive gauche de la Seine se trouvait entièrement à découvert et offrait un vaste champ aux entreprises des généraux en chef des deux armées combinées, qui venaient d'y porter la majeure partie de leurs forces. J'avoue que j'attachai un grand intérêt national à ce que la défense de Paris ne fût pas prolongée. Nous étions dans un état désespéré: le trésor était vide, le crédit éteint, le gouvernement aux abois; enfin, par le choc et le heurtement de tant d'opinions contraires, Paris se trouvait placé sur un volcan. D'un autre côté, le territoire était chaque jour inondé de nouveaux débordemens de troupes étrangères. Si, dans de telles circonstances, la capitale venait à être enlevée de vive force, nous n'avions plus à espérer ni capitulation, ni arrangement, ni concessions. Dans une seule journée qui eût été le complement des journées de Leipsick et de Waterloo, tous les intérêts de la révolution pouvaient être engloutis dans des flots de sang français. Voilà cependant ce qu'auraient voulu les frénétiques d'un parti aux abois.

Dans une telle crise, n'était-ce pas mériter de la patrie que de replacer la France, sans effusion de sang, sous l'autorité de Louis xviii? Devions-nous d'ailleurs attendre que les armées étrangères nous livrassent pieds et poings liés à nos adversaires? Je parvins, à force d'insinuations et de promesses, à ramener des hommes jusqu'alors intraitables.

On arrêta que la question militaire serait soumise, dès la nuit suivante, à un conseil de guerre convoqué par le maréchal Davoust. Ainsi on allait décider s'il était possible de défendre Paris. Capituler, sauvait Paris, mais compromettait la cause nationale; combattre, offrait de grands et inévitables dangers pour la capitale en proie à tous les excès de la fureur populaire si nous étions vaincus. Et, en effet, à quelles chances funestes ceux qui voulaient livrer bataille, auraient-ils exposé cette immense cité et la France elle-même, dans le cas d'une défaite!

Les débats furent solennels; et, sur la réponse négative et unanime du conseil de guerre, la commission statua que Paris ne serait pas défendu et qu'on remettrait la ville aux alliés, puisqu'ils ne consentaient à suspendre les hostilités qu'à ce prix. Mais Blucher voulut aussi la reddition de l'armée; une telle condition n'était pas proposable: c'était vouloir tout mettre à feu et à sang. Je dépêchai à la hâte, aux deux, généraux ennemis, MM. Tromeling et Macirone, à qui je remis, à l'insu de la commission, une note confidentielle conçue en ces termes: «L'armée est mécontente parce qu'elle est malheureuse; rassurez-la, elle deviendra fidèle et dévouée. Les Chambres sont indociles et par la même raison. Rassurez tout le monde, et tout le monde sera pour vous. Qu'on éloigne l'armée; les Chambres y consentiront en promettant d'ajouter à la Charte les garanties spécifiées par le roi. Pour se bien entendre, il est nécessaire de s'expliquer; n'entrez donc pas dans Paris avant trois jours. Dans cet intervalle, tout le monde sera d'accord. On gagnera les Chambres; elles se croiront indépendantes et sanctionneront tout. Ce n'est point la force qu'il faut employer auprès d'elles, c'est la persuasion.»

Blucher devint aussitôt plus maniable, et on consentit à traiter de la reddition militaire de Paris, qui fut conclue à Saint-Cloud dans h journée du 3 juillet. Je m'opposai à ce qu'on donnât le nom de capitulation à ce traité; j'y fis substituer celui de convention qui me parut moins dur et plus acceptable.

La faction était encore trop exaspérée pour qu'on pût éviter le tumulte et le désordre. Il fallut opposer la garde nationale aux fédérés, qui ne furent pas contenus sans peine par la masse des citoyens paisibles. Réal, qui avait la direction des fédérés, et que je savais facile à effrayer, cédant à mes conseils, fit le malade, laissant là sa place de préfet de police. La faction y mit Courtin, le protégé de la reine Hortense, qui, montrant elle-même, pendant toute cette crise, une grande exaltation, s'efforçait en vain de soutenir les restes du parti bonapartiste expirant. Toutes ces manœuvres vinrent échouer devant le plus grand de tous les intérêts, l'intérêt public. On ne tarda pas d'imputer aux généraux et à la commission d'avoir livré Paris et trahi l'armée. Pour justifier la conduite du gouvernement, j'adressai aux Français une proclamation explicative, où j'invoquais l'union de tous les citoyens, sans laquelle nous ne pouvions toucher au terme de tous nos maux.

Après avoir capitulé avec les étrangers, il fallut capituler avec l'armée, qui, au moment de se diriger vers la Loire, se mutina pour nous arracher la solde qui lui était due; grâces à quelques millions avancés par le banquier Lafitte, on désarma les mutins et l'on satisfit les cupides. Cependant tous les émissaires et les agens du roi, entr'autres M. de Vitrolles, avec qui Davoust et moi nous avions eu des conférences, nous assuraient que le roi fermerait les yeux sur tout ce qui s'était passé, et qu'une réconciliation générale serait le gage de son retour. J'avais déjà vaincu bien des répugnances à l'aide de ces promesses, quand parurent, imprimées par ordre des Chambres, les proclamations royales datées de Cambray. Ce fut un nouvel embarras de ma position devant la Chambre des représentans qui se montrait de plus en plus hostile à l'égard des Bourbons. Bientôt nous apprîmes, par le retour de nos agens et de nos commissaires, que Blucher et Wellington déclaraient hautement que l'autorité des Chambres et des commissions émanaient d'une source illégitime, qu'en conséquence elles n'avaient rien de mieux à faire que de donner leur démission et de proclamer Louis xviii.

Alors, sur la proposition de Carnot, la commission délibéra s'il ne lui convenait pas de se rallier avec les Chambres et l'armée, derrière la Loire. Je combattis vivement cette proposition, qui aurait infailliblement rallumé la guerre étrangère et la guerre civile. Je soutins que ce moyen désespéré perdrait la France; que j'étais sûr d'ailleurs que la plupart des généraux n'y souscrirait pas, et je déclarai que je serais le dernier à quitter Paris. Ramenée par mes raisonnemens, la commission prit le parti plus prudent et plus sage d'attendre dans Paris l'issue des événemens.

La convention de Paris une fois signée, le duc de Wellington, instruit de mon désir de m'aboucher avec lui, témoigna la volonté de s'entendre avec moi sur l'exécution de la convention. La commission du gouvernement ne s'opposa pas à notre entrevue, qui eut lieu au château de Neuilly. Là, je m'expliquai avec franchise devant le généralissime des alliés. Je savais que les mots de modération et de clémence étaient propres à séduire une grande âme, et sans chercher à diminuer les torts de ceux qui avaient trahi les Bourbons, je soutins que le trône rétabli ne pouvait être consolidé que par l'entier oubli du passé. Je représentai combien était encore menaçante et redoutable l'énergie des patriotes, et je parlai des ménagemens dont il fallait user pour calmer leur effervescence; je ne dissimulai pas la faiblesse des royalistes, leur routine et leurs préjugés, et j'affirmai qu'on ne pourrait ramener la tranquillité qu'en s'opposant aux réactions, aux vengeances, et en ne laissant à aucune faction l'espoir de dominer l'État. Je réclamai l'exécution des deux déclarations authentiques de l'Angleterre et de l'Autriche, portant que leur intention n'était point de continuer la guerre dans la vue de rétablir les Bourbons ou d'imposer à la France un gouvernement quelconque. Le généralissime m'objecta que cette déclaration n'avait eu lieu que dans le but de prévenir la guerre et dans l'espoir que la France ne s'armerait point pour la cause de Napoléon, frappé alors d'anathême par le congrès; mais que, s'étant levées en sa faveur, nous avions dégagé les alliés d'une disposition purement conditionnelle. Ce sophisme ne me laissa aucun doute que nous avions été joués. Lord Wellington me déclara sans détour que les puissances s'étaient prononcées formellement en faveur de Louis xviii, et que ce souverain ferait son entrée à Paris le 8 juillet. Le général Pozzo-di-Borgo, qui était présent, me répéta la même déclaration au nom de l'empereur de Russie; il me communiqua une lettre du prince de Metternich et du comte de Nesselrode, exprimant la volonté de ne reconnaître que Louis xviii, et de n'admettre aucune proposition contraire aux droits de ce monarque. Alors j'insistai pour une amnistié générale, et réclamai des garanties. A ces conditions, je consentais à servir le roi et à donner même des gages compatibles avec ma réputation et mon honneur. Le généralissime me répondit qu'il était décidé qu'on écarterait M. de Blacas, et que je ferais partie, ainsi que M. de Talleyrand, du conseil, le roi ayant daigné consentir à me confirmer dans le ministère de la policé générale; mais il ne me dissimula point que toutes les mesures étaient prises pour que Napoléon tombât comme otage au pouvoir des alliés, et qu'on exigeait de moi que je ne fisse rien pour favoriser son évasion; qu'on exigeait aussi que l'armée se soumît au roi, et même qu'on punît pour l'exemple quelques-uns des chefs. Je me récriai, je protestai que si Bonaparte n'était pas venu, il y aurait eu également une crise. Toutes mes objections échouèrent devant une résolution bien arrêtée. Je jugeai le mal sans remède, mais susceptible de palliatifs par ma présence dans le conseil. Le duc m'annonça que le lendemain il me présenterait lui-même à S. M., ou du moins qu'il me conduirait, dans sa voiture, au château d'Arnouville. Je lui répondis que mon intention était d'adresser au roi une lettre que j'avais préparée et que je lui communiquai. Elle était conçue en ces termes:

«Sire, le retour de Votre Majesté ne laisse plus aux membres du gouvernement d'autres devoirs à accomplir que celui de se séparer. Je demande, pour l'acquit de ma conscience personnelle, à lui exposer fidèlement l'opinion et les sentimens de la France.

»Ce n'est pas Votre Majesté que l'on redoute; elle a vu pendant onze mois que la confiance dans sa modération et dans sa justice soutenait les Français au milieu des craintes que leur inspiraient les entreprises d'une partie de sa cour.

»Tout le monde sait que ce ne sont ni les lumières ni l'expérience qui manquent à Votre Majesté; elle connaît la France et son siècle, elle connaît le pouvoir de l'opinion; mais sa bonté lui a trop souvent fait écouter les prétentions de ceux qui l'ont suivie dans l'adversité.

»Dès lors, il y a eu deux peuples en France. Il était pénible sans doute à Votre Majesté d'avoir sans cesse à repousser ces prétentions par des actes de sa volonté. Combien de fois elle a dû regretter de ne pouvoir leur opposer des lois nationales.

»Si le même système se reproduit, et que, tirant tous les pouvoirs d'hérédité, Votre Majesté ne reconnaisse aucun des droits du peuple autres que ceux qui viennent des concessions du trône, la France, comme la première fois, sera incertaine dans ses devoirs; elle aura à hésiter entre son amour pour la patrie et son amour pour le prince, entre son penchant et ses lumières. Son obéissance n'aura d'autre base que sa confiance personnelle dans Votre Majesté; et si cette confiance suffit pour maintenir le respect, ce n'est pas moins ainsi que les dynasties s'affermissent et qu'on écarte tous les dangers.

»Sire, Votre Majesté a reconnu que ceux qui entraînaient le pouvoir au-delà de ses limites, sont peu propres à le soutenir quand il est ébranlé; que l'autorité se perd elle-même dans le combat continuel qui la force de rétrograder dans ses mesures; que moins on laisse de droits au peuple, plus sa juste défiance le porte à conserver ceux qu'on ne peut lui disputer; et que c'est toujours ainsi que l'amour s'affaiblit et que les révolutions se préparent.

»Nous vous en conjurons, sire, daignez cette fois ne consulter que votre propre justice et vos lumières. Croyez que le peuple français met aujourd'hui à sa liberté autant d'importance qu'à sa propre vie. Il ne se croira jamais libre, s'il n'y a pas entre les pouvoirs des droits également inviolables. N'avions-nous pas sous votre dynastie des États-généraux qui étaient indépendans du monarque?

»Sire, voue sagesse ne peut attendre les événemens pour faire des concessions; c'est alors qu'elles seraient nuisibles à votre intérêt, et peut-être même plus étendues. Aujourd'hui les concessions rapprochent les esprits, pacifient et donnent de la force à l'autorité royale; plus tard, les concessions prouveraient sa faiblesse: c'est le désordre qui les arracherait; les esprits resteraient aigris.»

Cette lettre fut adressée, le jour même, à Sa Majesté. De retour à Paris, je déclarai à la commission que la rentrée de Louis xviii était inévitable, que telle était la volonté immuable des puissances alliées, et que le jour en était même fixé au surlendemain. Je lui celai que j'étais conservé au ministère de la police générale, circonstance qui, au lieu d'être considérée comme une garantie pour les patriotes et une espèce de transition qui ferait succéder, avec une secousse moins violente, le gouvernement légitime au gouvernement de fait, n'eût paru aux énergumènes que le salaire de ma trahison, quand elle n'était, en effet, que la récompense méritée du salut de Paris. Le soir même cette nouvelle s'ébruita; ces mêmes hommes m'accablèrent, dans leurs discours, d'injures et de malédictions; les royalistes seuls m'en adressèrent des félicitations; oui, les royalistes, et parmi les écrivains distingués de ce parti, il en est qui ont avoué depuis que, de toutes parts, on avait crié que sans moi il n'y avait ni de sûreté pour le roi, ni de salut pour la France, et que tous les partis s'étaient entendus pour me porter au ministère. Le lendemain je me dirigeai vers St.-Denis, et me présentai au château d'Arnouville pour avoir ma première audience du roi. Je fus introduit dans son cabinet par le président du conseil, qui s'appuyait sur mon bras. Je suppliai le roi d'apaiser les esprits en tranquillisant chacun sur sa sûreté personnelle; je représentai que la clémence avait sans doute des inconvéniens, mais que la capitulation qu'on venait de conclure semblait devoir faire rejeter tout autre système; qu'une amnistie pleine et entière, et sans condition, me paraissait le seul moyen de donner de la stabilité à l'État et de la durée au gouvernement; que le pardon faisait ici partie de la justice; que par amnistie j'entendais, avec l'oubli des injures, la conservation des places, des biens, des honneurs et des dignités. Mon discours parut avoir fait impression sur le roi, qui me prêta une attention soutenue. Ce prince sentait combien nous avions besoin d'habileté et de repos pour rassembler les élémens que le temps et les circonstances avaient dispersés. Je crus voir qu'il comprenait la nécessité de voiler les fautes commises et de gagner la confiance par une modération et une loyauté exemplaires. Je m'efforçai de rendre public cet entretien pour laisser entrevoir le terme de nos discordes et de nos malheurs.

Je ne me bornai point à des supplications; j'osai représenter au roi que Paris était dans l'état le plus violent d'effervescence; qu'il y aurait pour sa personne du danger de se montrer aux portes de la capitale avec la cocarde blanche, et seulement accompagné des émigrés de Gand. Mon plan consistait à maintenir les Chambres, à faire prendre au roi la cocarde tricolore, et à licencier toute sa maison militaire; en un mot, j'aurais voulu, comme je l'avais toujours désiré, voir Louis xviii marcher à la tête de la révolution et la consolider.

On délibéra sur ces différens objets dans le conseil, où mes propositions ne furent rejetées qu'à la majorité d'une seule voix. Le roi, d'ailleurs, resta inébranlable; il déclara qu'il aimerait mieux retourner à Hartwell. Ainsi sa maison militaire ne fut point dissoute, et on décida que dès le lendemain on chasserait la Chambre des représentans. Cette chambre venait de consigner, dans un nouveau bill des droits, les principes fondamentaux de la constitution, qui, dans sa pensée, pouvaient seuls satisfaire le vœu public. Quoique je n'eusse pas espéré beaucoup de succès de mes démarches, parce que mon tact des affaires m'avait assez montré qu'elle était leur tendance, il me sembla que je ne devais rien négliger pour l'acquit de ma conscience.

Le soir même du 7 juillet, plusieurs bataillons prussiens forcèrent les portes des Tuileries, envahirent les cours et les avenues du palais. La commission du gouvernement n'étant plus libre, cessa ses fonctions, ce qu'elle annonça par un message. Une circonstance particulière signala cette séparation de mes collègues; Carnot, l'un des plus révoltés de ma conservation au ministère, et de se voir sous ma surveillance, pour ainsi dire, en attendant qu'on lui assignât un lieu de résidence, m'écrivit le billet suivant: Traître, où veux-tu que j'aille? je lui répondis tout aussi laconiquement: Imbécille, où tu voudras. Il faut dire que j'avais eu, dans le conseil, plus d'une altercation avec Carnot, qui ne me pardonnait pas de l'avoir appelé vieille femme.

Le jour suivant, dès huit heures du matin, les députés se présentèrent pour entrer dans la salle de leurs délibérations; mais, trouvant les portes closes, entourées de gardes et de gens d'armes, ils se retirèrent. Quelques-uns d'entre eux se rendirent chez leur président, où ils consignèrent une protestation. Le roi fit son entrée dans Paris; rien ne troubla l'ivresse portée au comble de la part des royalistes, qui accoururent au-devant du monarque, et se montrèrent fort nombreux. J'avoue que ma prévoyance fut trompée en partie, et que toutes mes appréhensions ne furent pas confirmées. Ici finit l'ère des cent-jours, et recommence le cours d'un règne interrompu dès sa première année. Mais quels auspices accompagnent ce nouvel avènement? Toutes les passions qui fermentent, toutes les vengeances qui cherchent à s'assouvir, tous les intérêts qui s'agitent et se combattent, tous les esprits qui s'exaltent avec fureur, enfin toutes les haines ulcérées qui réagissent! Dans de si déplorables conjonctures, je ne refusai pas mes efforts et mes travaux à mon pays.

La reddition de Bonaparte, la soumission successive de toutes les villes et de toutes les provinces annoncèrent bientôt que la France était pacifiée sous tous les rapports qui pouvaient intéresser les souverains; mais elle ne pouvait l'être pleinement eu égard au repos et au bonheur du roi, si tout notait pas oublié, s'il n'y avait pas une égale répression de toutes les opinions extrêmes, de quelque hauteur que pussent partir ces opinions; et enfin, si tous les partis ne jouissaient pas de la protection des lois avec la même certitude et la même sécurité.

Tels étaient les conseils de modération et de clémence que je donnais à Louis xviii, comme je les avais donnés à Napoléon, toutefois en proposant des mesures efficaces, en écartant toutes les causes qui auraient pu plonger la France dans une nouvelle révolution. Mais tout le monde, soit dans le conseil, soit hors du conseil, ne partageait pas mes idées; on voulait des exemples et des punitions. Je faisais partie, depuis quinze jours, du ministère royal, lorsque parut l'ordonnance du 24 juillet; cinquante-sept individus, divisés en deux catégories, y étaient frappés sans jugement. On demandera comment j'ai pu contre-signer un tel acte, qui atteignait des hommes dont la plupart avaient suivi la même route que moi. Qu'on sache donc que, dès le lendemain du 8 juillet, le besoin de proscrire envahit toutes les classes du parti royaliste, depuis les salons du faubourg Saint-Germain jusqu'aux anti-chambres du palais des Tuileries; et que des milliers de noms, autant ignorés que connus, furent signalés au ministère de la police pour être enveloppés dans une mesure générale de proscription. On demandait des têtes au ministre de la police, comme preuve de son affection sincère pour la cause royale. Il n'y avait plus pour moi que deux partis à prendre: celui d'être le complice des vengeances, ou de renoncer au ministère. Je ne pouvais souscrire au premier; j'étais engagé trop avant pour que je pusse renoncer au second. Je trouvai un troisième expédient: ce fut de faire réduire les listes à un petit nombre de noms pris parmi les personnages qui avaient joué un rôle plus actif dans les derniers événemens; et je dois le dire ici, je rencontrai dans le conseil, et surtout dans les sentimens éminemment français du monarque, tout ce qui pouvait adoucir ces mesures d'une rigueur outrée et diminuer le nombre des victimes.

Mais le torrent de la réaction menaçait d'entraîner toutes les digues qu'on lui opposerait. J'avais conçu le dessein d'être médiateur entre le roi et les patriotes; je m'aperçus bientôt qu'on voulait seulement se servir de moi comme de l'instrument nécessaire au rétablissement d'une autorité royale sans contre-poids et sans limites, laquelle n'aurait plus offert de garantie aux hommes de la révolution. Les deux ordonnances sur les collèges électoraux et sur les élections qui allaient donner à la France la Chambre de 1815; ne me laissèrent plus aucun doute à cet égard. On a cru que j'avais apporté une insouciance coupable à la formation des collèges électoraux, et on a dit qu'il n'était pas permis à un homme d'état tel que moi, vielli dans l'expérience et dans l'exercice des grands emplois, de commettre une telle faute politique, ni de se méprendre sur la direction que s'efforçait de donner à l'opinion la faction royaliste qui venait de ressaisir l'influence. Mes principes et ma conduite antérieure auraient dû me mettre à l'abri d'une telle imputation. Cette, accusation de légèreté imprévoyante et d'indifférence funeste dans de si gravés circonstances, il faut la reporter, sur l'aimable égoïsme et sur l'incurie nonchalante du président du conseil qui se berçait d'illusions sensuelles, et n'aimait à voir dans le fauteuil d'un ministre qu'un lit de repos.

Je me réveillai; ce fut alors que parurent mes notes, adressées aux puissances alliées et mes rapports faits au roi en plein conseil. Je les avais rédigés sur la demande des souverains, pour leur faire connaître l'état de la France. La divulgation de ces documens produisit une sensation profonde sur les esprits éclairés, mais leur contenu excita, au plus haut point, la fureur du parti ultra-royaliste[42] qui regardait son influence comme perdue, si mes révélations amenaient un changement de système. Le roi, lui-même, vit avec déplaisir la publicité donnée à des rapports d'une nature confidentielle; mais j'avais jugé ma position; trompé par M. de Vitrolles que j'avais introduit dans le cabinet du roi, délaissé parlé président du conseil que le passé n'obligeait pas de sacrifier le présent, je voyais ma chute inévitable, à moins que je ne parvinsse à faire prévaloir mes desseins.

L'avouerai-je ici? oui.... j'ai promis de ne rien dissimuler. Mes notes, mes rapports avaient pour but de remettre de l'ensemble et de l'unité dans les partis disjoints et comme dispersés de la révolution, et surtout de faire craindre à l'Europe une insurrection nationale; par là, j'espérais l'effrayer tellement des suites d'une explosion, qu'elle consentît, pour prix d'un traité de paix définitif, à nous accorder ce que je n'avais cessé de solliciter depuis le congrès de Prague, la dynastie de Napoléon, devenue l'objet de nos réclamations sécrètes, de nos vœux et de nos efforts. L'abouchement de deux puissans monarques fit évanouir des espérances fondées; c'est à l'histoire à recueillir et à rapprocher des circonstances qu'il ne m'appartient pas de produire au grand jour. Je crois résumer ma vie en déclarant que j'ai voulu vaincre pour la révolution et que la révolution a été vaincue dans moi.

FIN DE LA SECONDE PARTIE


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