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Mémoires de l'Impératrice Catherine II.: Écrits par elle-même

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The Project Gutenberg eBook of Mémoires de l'Impératrice Catherine II.

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Title: Mémoires de l'Impératrice Catherine II.

Author: Empress of Russia Catherine II

Release date: January 24, 2014 [eBook #44749]
Most recently updated: October 24, 2024

Language: French

Credits: Produced by Chuck Greif and the Online Distributed
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*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK MÉMOIRES DE L'IMPÉRATRICE CATHERINE II. ***

Notes de transcription: Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées (voir la liste). L'orthographe d'origine a été conservée et n'a pas été harmonisée.

PRÉFACE.
Iière PARTIE.
1744.
DEUXIÈME PARTIE.
1752.
1753.
1754.
1755.
1756.
1757.
1759.

MÉMOIRES

DE

L’IMPÉRATRICE CATHERINE II.

ÉCRITS PAR ELLE-MÊME,
ET PRÉCÉDÉS D’UNE PRÉFACE
PAR
A. HERZEN.

(ÉDITION DE N. TRÜBNER & CIE.)

LONDRES,
TRÜBNER & CIE, 60, PATERNOSTER ROW.
1859.

Le droit de traduction dans les langues anglaise et allemande est réservé.

JEAN CHILDS ET FILS, IMPRIMEURS.

PRÉFACE.

QUELQUES heures après la mort de l’Impératrice Catherine, son fils, l’Empereur Paul, ordonna au comte Rostoptchine de mettre les scellés sur les papiers de l’Impératrice. Il était lui-même présent à la mise en ordre de ces papiers. On y trouva la célèbre lettre d’Alexis Orloff,[A]—par laquelle, d’un ton cynique et d’une main ivre, il annonçait à l’Impératrice l’assassinat de son mari, Pierre III,—et un manuscrit écrit entièrement de la main de Catherine; ce dernier était contenu dans une enveloppe cachetée, portant cette inscription: Его Императорскому Высочеству, Цесаревичу и Великому Князю Павлу Петровичу, любезному сыну моему. (A Son Altesse Impériale, le Césarewitch, et grand-duc Paul, mon fils bien aimé.) Sous cette enveloppe se trouvait le manuscrit des Mémoires que nous publions.

Le cahier se termine brusquement vers la fin de 1759. On dit qu’il y avait des notes détachées qui auraient dû servir de matériaux pour la continuation. Il y a des personnes qui disent que Paul les a jetées au feu: il n’y a pas de certitude à ce sujet. Paul tenait en grand secret le manuscrit de sa mère, et ne le confia jamais qu’à son ami d’enfance, le prince Alexandre Kourakine. Celui-ci en prit une copie. Une vingtaine d’années après la mort de Paul, Alexandre Tourgeneff et le prince Michel Worontzoff obtinrent des copies de l’exemplaire de Kourakine. L’Empereur Nicolas, ayant entendu parler de cela, donna ordre à la police secrète de s’emparer de toutes les copies. Il y en avait, entr’autres, une ecrite, à Odessa, par la main du célèbre poète Pouschkine. Effectivement, les Mémoires de l’Impératrice Catherine II ne circulèrent plus.

L’Empereur Nicolas se fit apporter, par le comte D. Bloudoff, l’original, le lut, le cacheta avec le grand sceau de l’état, et ordonna de le garder aux archives impériales, parmi les documents les plus secrets.

A ces détails, que j’extrais d’une notice qui m’a été communiquée, je dois ajouter que la première personne qui m’en parla, fut le précepteur de l’Empereur actuel, Constantin Arsenieff. Il me disait, en 1840, qu’il avait obtenu la permission de lire beaucoup de documents secrets sur les événements qui suivirent la mort de Pierre I, jusqu’au règne d’Alexandre I. Parmi ces documents, on l’autorisa à lire les Mémoires de Catherine II. (Il enseignait alors l’histoire moderne de Russie au grand-duc, Héritier présomptif.)

Pendant la guerre de Crimée on transféra les archives à Moscou. Au mois de mars 1855, l’Empereur actuel se fit apporter le manuscrit pour le lire. Depuis ce temps une ou deux copies circulèrent de rechef à Moscou et à Pétersbourg. C’est sur une de ces copies que nous publions les Mémoires. Quand à l’authenticité, il n’y a pas le moindre doute. Au reste il suffit de lire deux ou trois pages du texte pour être convaincu.

Nous nous sommes abstenus de faire des corrections de style, dans tous les cas où nous n’avions pas la conviction que la copie portait une faute de transcription.

Passant aux mémoires eux-mêmes, qu’avons-nous à dire?

Les premières années de Catherine II—de cette femme-empereur, qui occupa plus d’un quart de siècle tous les esprits contemporains, depuis Voltaire et Frédéric II jusqu’au Khan de Crimée et aux chefs des Kirghis—ses jeunes années, racontées par elle-même!... Qu’y a-t-il, pour l’éditeur, à ajouter à cela?

En lisant ces pages, on la voit venir, on la voit se former telle qu’elle a été plus tard. Enfant espiègle de quatorze ans, coiffée à la «Moïse,» blonde, folâtre, fiancée d’un petit idiot—le grand-duc—elle a déjà le mal du palais d’hiver, la soif de la domination. Un jour, étant «juchée» avec le grand-duc sur une fenêtre et plaisantant avec lui, elle voit entrer le comte Lestocq, qui lui dit: «Faites vos paquets,—vous repartirez pour l’Allemagne.» Le jeune idiot ne semble pas très affecté de cette séparation possible. «Ce m’était aussi une affaire assez indifférente,» dit la petite allemande, «mais la couronne de Russie ne me l’était pas,» ajoute la grande-duchesse.

Voilà, en herbe, la Catherine de 1762!

Rêver à la couronne au reste était tout naturel,—dans cette atmosphère de la cour impériale,—non-seulement pour la fiancée de l’héritier présomptif, mais pour tout le monde. Le palefrenier Biren, le chanteur Rasoumowsky, le prince Dolgorouky, le plébéien Menchikoff, l’oligarque Volynski,—tout le monde voulait avoir un lambeau du manteau impérial. La couronne de Russie était—après Pierre I—une res nullius.

Pierre I, terroriste et réformateur avant tout, n’avait aucun respect pour la légitimité. Son absolutisme s’efforçait d’aller même au delà de la tombe. Il se donna le droit de désigner son successeur, et, au lieu de le faire, il se borna à ordonner l’assassinat de son propre fils.

Après la mort de Pierre I, les grands de l’état s’assemblent pour aviser. Menchikoff arrête toute délibération, et proclame impératrice son ancienne maîtresse, veuve d’un brave dragon suédois, tué sur le champ de bataille, et veuve de Pierre I, auquel Menchikoff l’avait cédée «par dévouement.»

Le règne de Catherine I est court. Après elle, la couronne continue à passer d’une tête à l’autre, au hasard: de la ci-devant cabaretière livonienne à un gamin (Pierre II); de ce gamin, qui meurt de la petite vérole, à la duchesse de Courlande (Anne); de la duchesse de Courlande à une princesse de Mecklenbourg, mariée à un prince de Brunswick, qui règne au nom d’un enfant au berceau (Jvan); de l’enfant né trop tard pour régner, la couronne passe sur la tête d’une fille née trop tôt—Elisabeth. C’est elle qui représente la légitimité.

La tradition rompue, brisée, le peuple et l’état complètement séparés par la réforme de Pierre I, les coups d’état, les révolutions de palais étaient alors en permanence. Rien de stable. En se mettant au lit les habitants de Pétersbourg ne savaient jamais sous le gouvernement de qui ils se réveilleraient. Aussi s’intéressait-on fort peu à ces changements, qui ne touchaient au fond que quelques intrigants allemands devenus ministres russes, quelques grands seigneurs blanchis dans le parjure et le crime, et le régiment de Préobrajensky, qui, à l’instar des Prétoriens, disposait de la couronne. Pour les autres il n’y avait rien de changé. Et quand je dis les autres, je ne parle que de la noblesse et des employés: car de l’immensité silencieuse du peuple—du peuple courbé, triste, ahuri, muet—personne ne s’inquiétait; le peuple restait hors la loi, acceptant passivement l’épreuve terrible qu’il plaisait au bon Dieu de lui envoyer, et ne se souciant guère, de son côté, des spectres qui montaient d’un pas chancelant les marches du trône, glissaient comme des ombres, et disparaissaient en Sibérie ou dans les casemates. Le peuple, dans tous les cas, était sûr d’être pillé. Son état social était donc à l’abri de toute chance.

Période étrange! Le trône impérial—comme nous l’avons dit ailleurs[B]—ressemblait au lit de Cléopatre. Un tas d’oligarques, d’étrangers, de pandours, de mignons conduisaient nuitamment un inconnu, un enfant, une allemande; l’élevaient au trône, l’adoraient, et distribuaient, en son nom, des coups de knout à ceux qui trouvaient à y redire. A peine l’élu avait-il eu le temps de s’enivrer de toutes les jouissances d’un pouvoir exorbitant et absurde, et d’envoyer ses ennemis aux travaux forcés ou à la torture, que la vague suivante apportait déjà un autre prétendant, et entraînait l’élu d’hier, avec tout son entourage, dans l’abîme. Les ministres et les généraux du jour s’en allaient le lendemain, chargés de fer, en Sibérie.

Cette bufera infernale emportait les gens avec une si grande rapidité, qu’on n’avait pas le temps de s’habituer à leurs visages. Le maréchal Munich, qui avait renversé Biren, le rejoignit, prisonnier lui-même et les chaînes aux pieds, sur un radeau arrêté sur le Volga. C’est dans la lutte de ces deux allemands, qui se disputaient l’empire russe comme si c’eût été une cruche de bière, que l’on peut retrouver le type véritable des coups d’état du bon vieux temps.

L’Impératrice Anne meurt, laissant, comme nous venons de le dire, la couronne à un enfant de quelques mois, sous la régence de son amant Biren. Le duc de Courlande était tout puissant. Méprisant tout ce qui était russe, il voulait nous civiliser par la schlague. Dans l’espérance de s’affermir, il fit périr avec une cruauté froide des centaines d’hommes, en exila plus de vingt mille. Il était maître aussi dur qu’absolu. Cela ennuyait le maréchal Munich. Celui-ci était allemand aussi bien que Biren, mais de plus un très bon guerrier. Un beau jour la princesse de Brunswick, la mère du petit empereur, se plaint à Munich de l’arrogance de Biren. «Avez-vous déjà parlé de cela à quelqu’un?» demande le maréchal.—«A personne.»—«Très bien, taisez-vous, et laissez moi faire.» C’était le 7 septembre 1740.

Le 8, Munich dîne chez Biren. Après le diner, il laisse sa famille chez le régent, et se retire pour un instant. Il va tout doucement chez la princesse de Brunswick, lui dit qu’elle doit se préparer pour la nuit, et rentre. On se met à souper. Munich raconte ses campagnes, les batailles qu’il a gagnées. «Avez-vous fait des expéditions nocturnes?» demande le comte de Lœwenhaupt. «J’en ai fait à toutes les heures,» reprend le maréchal, un peu contrarié. Le régent, qui ne se sentait pas bien et était couché sur un sopha, se redresse à ces paroles et devient pensif.

On se quitte en amis.

Arrivé à la maison, Munich ordonne à son aide-de-camp, Manstein, d’être prêt à deux heures. A deux heures il se met avec lui dans une voiture, et va droit au palais d’hiver. Là il fait réveiller la princesse. «Qu’avez-vous donc?» demande le brave allemand, Antoine Ulrich de Braunschweig-Wolfenbüttel, à sa femme.—«Une indisposition,» répond la princesse.—Et Antoine Ulrich se rendort comme une taupe.

Pendant qu’il dort, la princesse s’habille, et le vieux guerrier parle aux soldats les plus janissaires du régiment de Préobrajensky. Il leur représente la position humiliante de la princesse, parle de sa reconnaissance future, et, tout en parlant, fait charger les fusils.

Laissant alors la princesse sous la garde d’une quarantaine de grenadiers, il va, avec quatre vingts soldats, arrêter le chef de l’état, le terrible duc de Courlande.

On traverse paisiblement les rues de Pétersbourg; on arrive au palais du régent; on y entre, et Munich envoie Manstein pour l’arrêter, mort ou vif, dans sa chambre à coucher. Les officiers de service, les sentinelles, les domestiques regardent faire. «S’il y eût eu un seul officier ou soldat fidèle,» dit Manstein, dans ses mémoires, «nous étions perdus.» Mais il ne s’en trouva pas un seul. Biren, voyant les soldats, se sauve, en rampant, sous le lit. Manstein le fait retirer de là. Biren se débat. On lui donne quelques coups de crosse de fusil, et on le porte au corps de garde.

Le coup d’état était fait. Mais il va se passer une chose bien plus étrange encore.

Biren était détesté, cela pouvait expliquer sa chute. La régente, au contraire, bonne et douce créature—ne faisant de mal à personne, et faisant beaucoup l’amour avec l’ambassadeur Linar—était même un peu aimée, par haine pour Biren. Une année passe. Tout est tranquille. Mais la cour de France est mécontente d’une alliance Austro-russe que la régente venait de faire avec Marie-Thérèse. Comment empêcher cette alliance?—Rien de plus facile: faire un coup d’état et chasser la régente. Ici pas même de maréchal vénéré par les soldats, pas même un homme d’état: il suffit d’un médecin intrigant, Lestocq, et d’un intrigant ambassadeur, La Chétardie, pour porter au trône Elisabeth, la fille de Pierre I.

Elisabeth, absorbée dans les plaisirs et dans de petites intrigues, pensait peu au renversement du gouvernement. On lui fait accroire que la régente a l’intention de l’enfermer dans un couvent.—Elle, Elisabeth, qui passe son temps dans les casernes de la garde et dans les orgies..... plutôt se faire impératrice! C’est aussi ce que pense La Chétardie; et il fait plus que penser, il donne de l’or français pour soudoyer une poignée de soldats.

Le 25 novembre 1741, la grande-duchesse arrive, revêtue d’une robe magnifique et la poitrine couverte d’une cuirasse brillante, au corps de garde du régiment de Préobrajensky. Elle expose aux soldats sa position malheureuse. Les soldats, gorgés de vin, lui crient: «Ordonne, mère, ordonne, et nous les égorgeons tous!» La charitable grande-duchesse recule d’horreur, et ordonne seulement l’arrestation de la régente, de son mari et de leur fils—le bambino-empereur.

Et encore une fois même représentation. Antoine-Ulrich de Braunschweig est réveillé du plus profond sommeil; mais cette fois il ne peut se rendormir, car deux soldats l’enveloppent dans un drap de lit et le portent dans un cachot, d’où il ne sortira que pour aller mourir en exil.

Le coup d’état est fait.

Le nouveau règne va comme sur des roulettes. Il ne manque encore une fois à cette couronne étrange... qu’un héritier. L’Impératrice, qui ne veut pas du petit Ivan, va en chercher un dans le palais épiscopal du prince-évêque de Lubeck. C’était le neveu de l’évêque et un petit-fils de Pierre I, orphelin sans père ni mère, le futur de la petite Sophie Auguste Frédérique, princesse d’Anhalt-Zerbst-Bernbourg, qui perdit tant de titres sonores et illustres pour s’appeler tout brièvement.... Catherine II.

Maintenant que l’on se figure, d’après ce que nous venons de dire, quel était le milieu dans lequel la fatalité jeta cette jeune fille douée, en même temps, et de beaucoup d’esprit, et d’un caractère pliant mais plein d’orgueil et de passion.

Sa position à Pétersbourg était horrible. D’un côté sa mère, allemande acariâtre, grognon, avide, mesquine, pédante, lui donnant des soufflets et lui prenant ses robes neuves, pour se les approprier; de l’autre, l’Impératrice Elisabeth, virago criarde, grossière, toujours entre deux vins, jalouse, envieuse, faisant surveiller chaque pas de la jeune princesse, rapporter chaque parole, prenant ombrage de tout, et cela, après lui avoir donné pour mari le benêt le plus ridicule de son époque.

Prisonnière dans le palais, elle n’ose rien faire sans autorisation. Si elle pleure la mort de son père, l’Impératrice lui envoie dire que c’est assez; «que son père n’était pas un roi pour le pleurer plus d’une semaine.» Si elle montre de l’amitié pour quelqu’une des demoiselles d’honneur qu’on lui donne, elle peut être sûre qu’on la renverra. Si elle s’attache à un domestique fidèle, c’est encore plus sûr qu’on le chassera.

Ses rapports avec le grand-duc sont monstrueux, dégradants. Il lui fait des confidences sur ses intrigues amoureuses. Ivrogne depuis l’âge de dix ans, il vient une fois, la nuit, aviné, entretenir sa femme des grâces et des charmes de la fille de Biren; et, comme Catherine fait semblant de dormir, il lui donne un coup de poing pour l’éveiller. Ce butor tient à côté de la chambre à coucher de sa femme une meute de chiens qui empeste l’air, et pend des rats, dans la sienne, pour les punir, selon les règles du code militaire.

Ce n’est pas tout. Après avoir offensé, molesté peu-à-peu tous les sentiments tendres de cette jeune femme, on commence à les dépraver systématiquement. L’Impératrice prend pour un désordre qu’elle n’ait pas d’enfants. Mme Tchoglokoff lui en parle, en insinuant qu’enfin il faut sacrifier ses scrupules lorsqu’il s’agit du bien de l’état, et finit par lui proposer de choisir entre Soltikoff et Narichkine. La jeune femme joue la niaise, prend les deux—plus Poniatowsky, et commence ainsi une carrière érotique, dans laquelle, pendant quarante ans, elle ne s’arrêtera plus.

Ce que cette publication a de grave pour la maison impériale de Russie, c’est qu’elle démontre que non seulement cette maison n’appartient pas à la famille de Romanoff, mais pas même à la famille de Holstein Gottorp. L’aveu de Catherine, sous ce rapport, est très explicite—le père de l’Empereur Paul est Serge Soltikoff.

La dictature impériale en Russie tâche en vain de se représenter comme traditionelle et séculaire.

Encore un mot avant de finir.

En lisant ces mémoires, on est tout étonné qu’une chose soit oubliée constamment, au point de ne paraître nulle part,—c’est la Russie et le peuple. Et c’est là le trait caractéristique de l’époque.

Le palais d’hiver, avec sa machine administrative et militaire, était un monde à part. Comme un navire flottant à la surface, il n’avait de vrai rapport avec les habitants de l’océan que celui de les manger. C’était l’Etat pour l’Etat. Organisé à l’allemande, il s’imposait au peuple en vainqueur. Dans cette caserne monstrueuse, dans cette chancellerie énorme, il y avait une raideur sèche comme dans un camp. Les uns donnaient, transmettaient des ordres, les autres obéissaient en silence. Il n’y avait qu’un seul point où les passions humaines réapparaissaient frémissantes, orageuses, et ce point, c’était, au palais d’hiver, le foyer domestique, non de la nation—mais de l’état. Derrière la triple ligne des sentinelles, dans ces salons lourdement ornés, fermentait une vie fiévreuse, avec ses intrigues et ses luttes, ses drames et ses tragédies. C’est là que les destins de la Russie s’ourdissaient, dans les ténêbres de l’alcôve, au milieu des orgies, au delà des dénonciateurs et de la police.

Quel intérêt pouvait donc prendre la jeune princesse allemande à ce magnum ignotum, à ce peuple sous-entendu, pauvre, demi-sauvage, qui se cachait dans ses villages, derrière la neige et les mauvais chemins, et n’apparaissait que comme un paria étranger dans les rues de Pétersbourg, avec sa barbe persécutée, son habit prohibé—et toléré seulement par mépris.

Catherine n’entendit parler sérieusement du peuple russe que bien longtemps après, lorsque le cosaque Pougatcheff, à la tête d’une armée de paysans insurgés, menaçait Moscou.

Pougatcheff vaincu, le palais d’hiver oublia de rechef le peuple. Et je ne sais quand on s’en serait souvenu, s’il n’avait remis lui-même son existence en mémoire à ses maîtres, en se levant en masse en 1812, rejetant d’un côté l’affranchissement du servage présenté au bout des baïonnettes étrangères, et allant de l’autre mourir pour sauver une patrie qui ne lui donnait que l’esclavage, la dégradation, la misère—et l’oubli du palais d’hiver.

Ce fut le second memento du peuple russe. Espérons qu’au troisième on s’en souviendra un peu plus longtemps.

A. HERZEN.

Londres, 15 novembre 1858.

MÉMOIRES
DE
L’IMPÉRATRICE CATHERINE II,
ÉCRITS PAR ELLE-MÊME.

Iière PARTIE.

DEPUIS 1729, ANNÉE DE SA NAISSANCE, JUSQU’A 1751.

LA fortune n’est pas aussi aveugle qu’on se l’imagine. Elle est souvent le résultat de mesures justes et précises, non aperçues par le vulgaire, qui ont précédé l’évènement. Elle est encore, plus particulièrement, un résultat des qualités, du caractère, et de la conduite personnelle.

Pour rendre ceci plus palpable, j’en ferai le syllogisme suivant:

Les qualités et le caractère seront la majeure;

La conduite, la mineure;

La fortune ou l’infortune, la conclusion.

En voici deux exemples frappants:

Pierre III.

Catherine II.

Pierre III, son Père et sa Mère.

La mère du premier, fille de Pierre I, mourut deux mois après l’avoir mis au monde, de phthisie, dans la petite ville de Kiel en Holstein, du chagrin de s’y voir établie et d’être aussi mal mariée. Charles Frédéric, duc de Holstein,—neveu de Charles XII, roi de Suède,—père de Pierre III, était un prince faible, laid, petit, malingre et pauvre (voyez le journal de Berkholz dans le magazin de Busching). Il mourut en l’année 1739, et laissa son fils âgé à peu près de onze ans, sous la tutelle de son cousin Adolphe Frédéric, évêque de Lubeck, duc de Holstein, depuis roi de Suède, élu en conséquence de la paix d’Abo, par la recommendation de l’Impératrice Élisabeth. A la tête de l’éducation de Pierre III, se trouvait le grand-maréchal de sa cour, Brummer, Suédois de naissance, et sous lui, le grand-chambellan Berkholz, auteur du journal ci-dessus cité, et quatre chambellans, dont deux—Adlerfeldt, l’auteur d’une histoire de Charles XII, et Wachmeister—étaient Suédois, et les deux autres—Wolff et Madfeldt—Holsteinois. On élevait le prince, pour le trône de Suède, dans une cour trop grande pour le pays où elle se trouvait, et laquelle était partagée en plusieurs factions, qui toutes s’entre-haïssaient, et dont chacune voulait s’emparer de l’esprit du prince, qu’elle devait former, et par conséquent lui inspirait l’aversion qu’elles avaient réciproquement contre les individus qui leur étaient opposés. Le jeune prince haïssait cordialement Brummer, et n’aimait aucun de ses entours parcequ’ils le gênaient.

Dès l’âge de dix ans, Pierre III marquait du penchant pour la boisson. On l’obligeait à beaucoup de présentations, et on ne le quittait de vue ni jour ni nuit. Ceux qu’il aimait pendant son enfance et les premières années de son séjour en Russie, étaient deux vieux valets de chambre: l’un, Cramer, Livonien; l’autre, Roumberg, Suédois. Celui-ci lui était le plus cher: c’était un homme assez grossier et rude, qui avait été dragon sous Charles XII. Brummer, et par conséquent Berkholz, qui ne voyait que par les yeux de Brummer, était attaché au prince-tuteur et administrateur. Tout le reste était mal-content de ce prince, et plus encore des entours de celui-ci.

L’Impératrice Élisabeth étant montée sur le trône de Russie, elle envoya le chambellan Korf en Holstein, demander son neveu que le prince-administrateur fit partir sur le champ, accompagné du grand-maréchal Brummer, du chambellan Berkholz, et du chambellan Decken, neveu du premier. La joie de l’Impératrice fut grande à son arrivée. Elle partit peu après pour son couronnement à Moscou. Elle était résolue de déclarer le prince son héritier, mais avant tout il devait confesser la religion grecque. Les ennemis du grand-maréchal Brummer, et nommément le grand-chambellan comte Bestoujeff, et le comte M. Panin, qui avait été long-temps ministre de Russie en Suède, prétendaient avoir des preuves convainquantes en mains, comme quoi Brummer dès qu’il vit l’Impératrice déterminée à déclarer son neveu héritier présomptif de son trône, prit autant de soin à gâter l’esprit et le cœur de son élève, qu’il en avait pris à le rendre digne de la couronne de Suède. Mais j’ai toujours douté de cette atrocité, et j’ai cru que l’éducation de Pierre III avait été un conflit de circonstances malheureuses. Je raconterai ce que j’ai vu et entendu, et cela même développera bien des choses.

J’ai vu Pierre III pour la première fois lorsqu’il avait onze ans, à Eutin, chez son tuteur le prince-évêque de Lubeck, quelques mois après le décès du duc Charles Frédéric son père. Le prince-évêque avait rassemblé chez lui toute sa famille, en 1739, à Eutin, pour y mener son pupille. Ma grand-mère, mère du prince-évêque, ma mère, sœur de ce même prince, étaient venues de Hambourg avec moi. J’avais alors dix ans. Il y avait encore le prince Auguste et la princesse Anne, frère et sœur du prince-tuteur et administrateur de Holstein, et c’est alors que j’ai entendu dire à la famille assemblée entr’elle, que le jeune duc inclinait à la boisson, et que ses entours avaient de la peine à l’empêcher de se griser à table; qu’il était rétif et fougueux; qu’il n’aimait pas ses entours, et particulièrement Brummer; qu’au reste il ne manquait pas de vivacité, mais qu’il était d’une complexion malade et valétudinaire. Réellement la couleur de son visage était pâle, et il paraissait maigre et d’une constitution délicate. A cet enfant ses entours voulaient donner l’apparence d’un homme fait, et à cet effet on le gênait et le tenait dans une contrainte qui devait lui inculquer la fausseté depuis le maintien jusque dans le caractère.

Cette cour de Holstein, arrivée en Russie, y fut bientôt suivie par une ambassade Suédoise qui venait demander à l’Impératrice son neveu pour succéder au trône de Suède. Mais Elisabeth, qui avait déjà déclaré ses intentions par les préliminaires de la paix d’Abo, comme il est dit ci-dessus, répondit à la diète de Suède qu’elle avait déclaré son neveu héritier du trône de Russie, et qu’elle s’en tenait aux préliminaires de la paix d’Abo, qui donnaient à la Suède le prince-administrateur de Holstein pour héritier présomptif à la couronne. (Ce prince avait eu un frère aîné auquel l’Impératrice Elisabeth avait été fiancée à la mort de Pierre I. Ce mariage n’avait pas eu lieu, parce que le prince mourut, quelques semaines après les fiançailles, de la petite vérole. L’Impératrice Elisabeth avait conservé pour sa mémoire beaucoup de sensibilité, dont elle donna des marques à toute la famille de ce prince).

Pierre III fut donc déclaré héritier d’Elisabeth et grand-duc de Russie, après qu’il eut fait sa confession de foi, selon le rit de la religion grecque. On lui donna pour l’instruire, Simon Théodorsky, depuis archevêque de Pleskov. Le prince avait été baptisé et élevé dans le rit luthérien, le plus rigide et le moins tolérant. Comme, dès son enfance, il avait été toujours revêche à toute instruction, j’ai entendu dire à ses entours qu’à Kiel on avait eu mille peines, les dimanches et les jours de fête, pour le faire aller à l’église et pour lui faire remplir les actes de dévotion auxquels on le soumettait, et qu’il marquait la plupart du temps de l’irréligion vis-à-vis de Simon Théodorsky. Son Altesse Impériale s’avisait de disputer sur chaque point; souvent ses entours furent appelés afin de couper court aux aigreurs et de diminuer la chaleur qu’il y mettait. Enfin, après bien des déboires, il se soumit à ce que voulait l’Impératrice, sa tante, quoique, soit par prévention, par habitude, ou par esprit de contradiction, il fît sentir bien des fois qu’il aurait mieux aimé s’en aller en Suède que de rester en Russie. Il garda Brummer, Berkholz, et ses entours Holsteinois jusqu’à son mariage. On y avait joint quelques maîtres pour la forme: monsieur Isaak Wesselowsky, pour la langue russe: celui-ci venait, au commencement, rarement, et ensuite point du tout; l’autre, le professeur Stehlein, qui devait lui enseigner les mathématiques et l’histoire, mais qui, au fond, jouait avec lui et lui servait de bouffon. Le maître le plus assidu était Laudé, maître de ballet, qui lui apprenait à danser.

1744.

Dans son appartement intérieur le grand-duc, d’abord, ne s’occupait d’autre chose que de faire faire l’exercice militaire à une couple de domestiques qui lui avaient été donnés pour le service de la chambre. Il leur donnait des grades et des rangs, et les dégradait selon sa fantaisie. C’étaient de vrais jeux d’enfants et un enfantillage continuel. En général il était très enfant, quoiqu’il eût déjà seize ans. L’année 1744, la cour de Russie étant à Moscou, Catherine II y arriva avec sa mère, le 9 février.

La cour de Russie se trouvait divisée alors en deux grandes fractions ou parties. A la tête de la première, qui commençait à se relever de son abaissement, était le vice-chancelier comte Bestoujeff Rumine. Il était infiniment plus craint qu’aimé, excessivement intrigant et soupçonneux, ferme et intrépide dans ses principes, pas mal tyrannique, ennemi implacable, mais ami de ses amis, qu’il ne quittait que quand ceux-ci lui tournaient le dos; d’ailleurs difficile à vivre et souvent minutieux. Il était à la tête du département des affaires étrangères. Ayant à combattre les entours de l’Impératrice, il avait eu du dessous avant le voyage de Moscou; mais il commençait à se remettre. Il tenait pour la cour de Vienne, pour celle de Saxe, et pour l’Angleterre. L’arrivée de Catherine II et de sa mère ne lui faisait point plaisir: c’était l’ouvrage secret de la faction qui lui était opposée. Les ennemis du comte Bestoujeff étaient en grand nombre, mais il les faisait tous trembler. Il avait sur eux l’avantage de sa place et de son caractère, qui lui en donnait infiniment sur les politiques de l’antichambre.

Le parti opposé à Bestoujeff tenait pour la France, sa protégée la Suède, et le Roi de Prusse. Le marquis de la Chétardie en était l’âme. Les courtisans venus du Holstein en étaient les matadores. Ils avaient gagné Lestocq, un des principaux acteurs de la révolution qui avait porté l’Impératrice Elisabeth au trône de Russie. Celui-ci avait une grande part dans sa confiance. Il avait été son chirurgien depuis le décès de l’Impératrice Catherine I, à laquelle il avait été attaché; il avait rendu à la mère et à la fille des services essentiels; il ne manquait ni d’esprit, ni de manèges, ni d’intrigues, mais il était méchant et d’un cœur noir et mauvais. Tous ces étrangers l’épaulaient et portaient en avant le comte Michel Woronzoff, qui avait aussi eu part à la révolution, et avait accompagné Elisabeth la nuit qu’elle monta sur le trône. Elle lui avait fait épouser la nièce de l’Impératrice Catherine I, la comtesse Anna Karlovna Skavronsky, qui avait été élevée près de l’Impératrice Elisabeth, et qui lui était très attachée. De cette faction encore s’était rangé le comte Alexandre Roumianzoff, le père du maréchal, qui avait signé la paix d’Abo avec la Suède, paix pour laquelle Bestoujeff avait été peu consulté. Ils comptaient encore sur le procureur-général, Troubetzkoy, sur toute la famille Troubetzkoy, et par conséquent sur le prince de Hesse-Hombourg, qui avait épousé une princesse de cette maison. Le prince de Hesse-Hombourg, très considéré alors, n’était rien par lui-même, et sa considération lui venait de la nombreuse famille de sa femme dont le père et la mère vivaient encore: celle-ci était fort considérée.

Le reste des entours de l’Impératrice consistait alors dans la famille Schouvaloff. Ceux-ci balançaient en tout point le grand-veneur Razoumovsky qui, pour le moment, était le favori en titre.

Le comte Bestoujeff savait tirer parti de ceux-ci; mais son principal soutien était le baron Tcherkassoff, secrétaire du cabinet de l’Impératrice, et qui avait servi déjà dans le cabinet de Pierre I. C’était un homme rude et opiniâtre, qui voulait l’ordre et la justice, et tenir toute chose en règle. Tout le reste de la cour se rangeait d’un côté ou de l’autre, selon ses intérêts ou ses vues personnelles.

Le grand-duc parut se réjouir de l’arrivée de ma mère et de la mienne. J’étais dans ma quinzième année. Pendant les premiers jours il me marqua beaucoup d’empressement. Dès-lors, et pendant ce court espace de temps, je vis et je compris qu’il ne faisait pas beaucoup de cas de la nation sur laquelle il était destiné à régner; qu’il tenait au luthérianisme; qu’il n’aimait pas ses entours, et qu’il était fort enfant. Je me taisais et j’écoutais, ce qui me gagna sa confiance. Je me souviens qu’il me dit, entre autres choses, que ce qui lui plaisait le plus en moi, c’était que j’étais sa cousine, et qu’à titre de sa parente il pourrait me parler à cœur ouvert; ensuite de quoi il me dit qu’il était amoureux d’une des filles d’honneur de l’Impératrice, qui avait été renvoyée de la cour lors du malheur de sa mère, une madame Lapoukine, qui avait été exilée en Sibérie; qu’il aurait bien voulu l’épouser, mais qu’il était résigné à m’épouser moi, parce que sa tante le désirait. J’écoutais ces propos de parentage en rougissant, et le remerciant de sa confiance prématurée; mais au fond de mon cœur je regardais avec étonnement son imprudence et manque de jugement sur quantité de choses.

Le dixième jour après mon arrivée à Moscou, un samedi, l’Impératrice s’en alla au couvent de Troïtza. Le grand-duc resta avec nous à Moscou. On m’avait déjà donné trois maîtres: l’un, Simon Théodorsky, pour m’instruire dans la religion grecque; l’autre, Basile Adadouroff, pour la langue russe; et Laudé, maître de ballet, pour la danse. Pour faire des progrès plus rapides dans la langue russe, je me levais la nuit sur mon lit, et, tandis que tout le monde dormait, j’apprenais par cœur les cahiers qu’Adadouroff me laissait. Comme ma chambre était chaude et que je n’avais aucune expérience sur le climat, je négligeais de me chausser, et j’étudiais comme je sortais de mon lit. Aussi dès le quinzième jour je pris une pleurésie qui pensa m’emporter. Elle se déclara par un frisson qui me prit, le mardi, après le départ de l’Impératrice pour le couvent de Troïtza, au moment que je m’étais habillée pour aller diner avec ma mère chez le grand-duc. J’obtins avec difficulté de ma mère la permission d’aller me mettre au lit. Lorsqu’elle revint du diner elle me trouva presque sans connaissance, avec une forte chaleur et une douleur insupportable au côté. Elle s’imagina que j’allais avoir la petite vérole, envoya chercher des médecins, et voulut qu’ils me traitassent en conséquence. Ceux-ci soutenaient qu’il fallait me saigner. Elle ne voulut jamais y consentir, et dit que c’était en saignant son frère qu’on l’avait fait mourir de la petite vérole en Russie, et qu’elle ne voulait pas qu’il m’en arrivât autant. Les médecins et les entours du grand-duc, qui n’avaient pas eu la petite vérole, envoyèrent à l’Impératrice faire un rapport exact de l’état des choses, et je restai dans mon lit, entre ma mère et les médecins qui se disputaient, sans connaissance, avec une fièvre brulante et une douleur au côté qui me faisait souffrir horriblement et pousser des gémissements pour lesquels ma mère me grondait, voulant que je supportasse mon mal patiemment.

Enfin, le samedi soir, à sept heures, c’est à dire le cinquième jour de ma maladie, l’Impératrice revint du couvent de Troïtza, et en mettant pied à terre de la voiture, elle entra dans ma chambre et me trouva sans connaissance. Elle avait à sa suite le comte Lestocq et un chirurgien, et, après avoir entendu l’avis des médecins, elle s’assit elle-même sur le chevet de mon lit et me fit saigner. Au moment que le sang partit je revins à moi, et en ouvrant les yeux, je me vis entre les bras de l’Impératrice qui m’avait soulevée. Je restai entre la vie et la mort pendant 27 jours, durant lesquels on me saigna seize fois, et quelquefois quatre fois dans un jour. On ne laissait presque plus entrer ma mère dans ma chambre. Elle continuait d’être contre ces fréquentes saignées, et disait tout haut qu’on me faisait mourir. Cependant elle commençait à être persuadée que je n’aurais pas la petite vérole. L’Impératrice avait mis près de moi la comtesse Roumianzoff et plusieurs autres femmes, et il paraissait qu’on se méfiait du jugement de ma mère. Enfin, l’abcès que j’avais dans le côté droit creva par les soins du médecin Sanchès, Portugais. Je le vomis, et dès ce moment je revins à moi. Je m’aperçus tout de suite que la conduite qu’avait tenue ma mère pendant ma maladie, l’avait desservie dans tous les esprits. Quand elle me vit fort mal, elle voulut qu’on m’amenât un prètre luthérien. On m’a dit qu’on me fit revenir, ou qu’on profita d’un moment où je revins à moi, pour m’en faire la proposition, et que je répondis: «à quoi bon? faites venir plutôt Simon Théodorsky; je parlerai volontiers avec celui-ci.» On me l’amena, et il parla avec moi, en présence des assistants, d’une façon dont tout le monde fut content. Ceci me fit grand bien dans l’esprit de l’Impératrice et de toute la cour. Une autre petite circonstance nuisit encore à ma mère. Vers Pâques, ma mère, un matin, s’avisa de m’envoyer dire par une femme de chambre, de lui céder une étoffe bleu et argent que le frère de mon père m’avait donnée, lors de mon départ pour la Russie, parcequ’elle m’avait beaucoup plu. Je lui fis dire qu’elle était la maîtresse de la prendre; qu’il était vrai que je l’aimais beaucoup, parceque mon oncle me l’avait donnée, voyant qu’elle me plaisait. Ceux qui m’entouraient, voyant que je donnais mon étoffe à contre-cœur, et qu’il y avait si long-temps que j’étais alitée entre la vie et la mort, et un peu mieux seulement depuis une couple de jours, se mirent à dire entr’ eux qu’il était bien imprudent à ma mère de causer à une enfant mourante le moindre déplaisir, et que bien loin de vouloir s’emparer de cette étoffe, elle aurait mieux fait de n’en pas faire mention. On alla conter cela à l’Impératrice qui, sur le champ, m’envoya plusieurs pièces d’étoffes riches, superbes, et, entre autres, une bleu et argent; mais cela fit chez elle du tort à ma mère. On accusa celle-ci de n’avoir guère de tendresse pour moi, ni de ménagement. Je m’étais accoutumée pendant ma maladie d’être les yeux fermés; on me croyait endormie, et alors la comtesse Roumianzoff et les femmes disaient entr’ elles ce qu’elles avaient sur le cœur, et par là j’apprenais quantité de choses.

Comme je commençais à me mieux porter, le grand-duc venait passer la soirée dans l’appartement de ma mère, qui était aussi le mien. Lui et tout le monde avait paru prendre le plus grand intérêt à mon état. L’Impératrice en avait souvent versé des larmes. Enfin, le 21 Avril 1744, jour de ma naissance, où commençait ma 15ième année, je fus en état de paraître en public, pour la première fois après cette terrible maladie.

Je pense que tout le monde ne fut pas trop édifié de me voir. J’étais devenue maigre comme un squelette; j’avais grandi, mais mon visage et mes traits s’étaient allongés, les cheveux me tombaient, et j’étais d’une pâleur mortelle. Je me trouvais moi-même laide à faire peur, et je ne pouvais retrouver ma physionomie. L’Impératrice, ce jour-là, m’envoya un pot de rouge, et ordonna de m’en mettre.

Avec le printemps et les beaux jours cessèrent les assiduités du grand-duc chez nous. Il aimait mieux aller se promener et tirer dans les environs de Moscou. Quelquefois cependant il venait dîner ou souper chez nous, et alors ses confidences enfantines vis-à-vis de moi continuaient, tandis que ses entours s’entretenaient avec ma mère, chez qui il venait beaucoup de monde, et où il y avait maint et maint pourparler qui ne laissait pas de déplaire à ceux qui n’en étaient pas, et entre autres au comte Bestoujeff dont tous les ennemis étaient rassemblés chez nous, entre autres le marquis de la Chétardie, qui n’avait encore déployé aucun caractère[C] de la cour de France, mais qui avait en poche ses lettres de créance d’ambassadeur.

Au mois de mai, l’Impératrice s’en alla de nouveau au couvent de Troïtza, où le grand-duc, moi, et ma mère, nous la suivîmes. L’Impératrice, depuis quelque temps, commençait à traiter ma mère avec beaucoup de froideur. Au couvent de Troïtza la cause s’en développa au clair. Une après-dîner que le grand-duc était venu dans notre appartement, l’Impératrice y entra à l’improviste et dit à ma mère de la suivre dans l’autre appartement. Le comte Lestocq y entra aussi. Le grand-duc et moi nous nous assîmes sur une fenêtre en attendant. Cette conversation dura très longtemps, et nous vîmes sortir le comte Lestocq qui, en passant, s’approcha du grand-duc et de moi qui étions à rire, et nous dit: «Cette grande joie va cesser immédiatement.» Et puis, se tournant vers moi, il me dit: «Vous n’avez qu’à faire vos paquets, vous repartirez tout de suite pour vous en retourner chez vous.» Le grand-duc voulut savoir pourquoi cela. Il répondit: «C’est ce que vous saurez après;» et s’en alla faire le message dont il était chargé et que j’ignorais. Il nous laissa, le grand-duc et moi, à ruminer sur ce qu’il venait de nous dire. Les gloses du premier étaient en paroles, les miennes en pensées. Il disait: «Mais si votre mère est fautive, vous ne l’êtes pas.» Je lui répondis: «Mon devoir est de suivre ma mère et de faire ce qu’elle m’ordonnera.» Je vis clairement qu’il m’aurait quittée sans regret. Pour moi, vu ses dispositions, il m’était à peu près indifférent; mais la couronne de Russie ne me l’était pas. Enfin la porte de la chambre à coucher s’ouvrit, et l’Impératrice en sortit avec un visage fort rouge et un air irrité; et ma mère la suivait avec les yeux rouges et mouillés de pleurs. Comme nous nous hâtions de descendre de la fenêtre, où nous nous étions juchés, et qui était assez haute, cela fit sourire l’Impératrice qui nous embrassa tous les deux et s’en alla. Lorsqu’elle fut sortie nous apprîmes à peu près ce dont il était question.

Le marquis de la Chétardie qui autrefois, ou, pour mieux dire, à son premier voyage en mission en Russie, avait été fort avant dans la faveur et la confidence de l’Impératrice, au second voyage se trouva déchu de ses espérances. Ses propos étaient plus mesurés que ses lettres: celles-ci étaient remplies du fiel le plus aigre. On les avait ouvertes, déchiffrées; on y avait trouvé les détails de ses conversations avec ma mère et avec beaucoup d’autres personnes, sur les affaires du temps, et sur le compte de l’Impératrice; et comme le marquis de la Chétardie n’avait déployé aucun caractère,[D] l’ordre fut donné de le renvoyer de l’Empire. On lui ôta l’ordre de St André et le portrait de l’Impératrice, mais on lui laissa tous les autres présents en bijoux qu’il tenait de cette princesse. Je ne sais si ma mère réussit à se justifier dans l’esprit de l’Impératrice, mais tant il y a que nous ne partîmes pas; toutefois ma mère continua à être traitée avec beaucoup de réserve et très froidement. J’ignore ce qui s’était dit entre elle et de la Chétardie, mais je sais qu’un jour il s’adressa à moi et me félicita d’être coiffée en Moyse. Je lui dis que pour plaire à l’Impératrice je me coifferais de toutes les façons qui pourraient lui plaire. Quand il entendit ma réponse, il fit une pirouette à gauche, s’en alla d’un autre côté, et ne s’adressa plus à moi.

Revenues à Moscou avec le grand-duc nous fûmes plus isolées, ma mère et moi. Il venait chez nous moins de monde, et l’on me préparait à faire ma confession de foi. Le 28 juin fut fixé pour cette cérémonie, et le lendemain, jour de St Pierre, pour mes fiançailles avec le grand-duc. Je me souviens que le maréchal Brummer s’adressa, pendant ce temps, plusieurs fois à moi pour se plaindre de son élève, et il voulait m’employer pour corriger ou redresser son grand-duc; mais je lui dis que cela m’était impossible, et que par là je lui deviendrais aussi odieuse que ses entours lui étaient déjà. Pendant ce temps ma mère s’attacha fort intimement au prince et à la princesse de Hesse, et plus encore au frère de celle-ci, le chambellan de Retzky. Cette liaison déplaisait à la comtesse Roumianzoff, au maréchal Brummer, et à tout le monde, et tandis qu’elle était avec eux dans sa chambre, le grand-duc et moi nous étions à faire tapage dans l’antichambre, et, en pleine possession de celle-ci: tous les deux nous ne manquions pas de vivacité enfantine.

Aux mois de juillet l’Impératrice célébra à Moscou la fête de la paix avec la Suède, à l’occasion de laquelle on me forma une cour comme grande-duchesse de Russie, fiancée, et tout de suite après cette fête l’Impératrice nous fit partir pour Kiev. Elle partit elle-même quelque jours après nous. Nous allions à petites journées, ma mère et moi, la comtesse Roumianzoff et une dame de ma mère dans le même carrosse; le grand-duc, Brummer, Berkholz, et Decken dans un autre. Une après-diner le grand-duc, qui s’ennuyait avec les pédagogues, voulut venir avec ma mère et moi. Dès qu’il y fut, il ne voulut plus bouger de notre carrosse. Alors ma mère, qui s’ennuya d’aller avec lui et moi tous les jours, imagina d’augmenter la compagnie. Elle communiqua son idée aux jeunes gens de notre suite, parmi lesquels se trouvaient le prince Galitzine, depuis maréchal de ce nom, et le comte Zachar Czernicheff. On prit une des voitures qui portaient nos lits, on y arrangea des bancs tout à l’entour, et dès le lendemain, le grand-duc, ma mère et moi, le prince Galitzine, le comte Czernicheff, et encore un ou deux des plus jeunes de la suite y entrèrent; et c’est ainsi que nous fîmes le reste du voyage fort gaîment pour ce qui regardait notre voiture; mais tout ce qui n’y entra pas fit schisme contre cet arrangement, qui déplaisait souverainement au grand-maréchal Brummer, au grand-chambellan Berkholz, à la comtesse Roumianzoff, à la dame de ma mère, et à tout le reste de la suite, parcequ’ils n’y entraient jamais, et tandis que nous riions pendant le chemin, ils pestaient et s’ennuyaient.

De cette manière nous arrivâmes au bout de trois semaines à Koselsk, où nous attendîmes trois autres semaines l’Impératrice, dont le voyage avait été retardé en route par plusieurs incidents. Nous apprîmes à Koselsk, qu’en chemin il y avait eu plusieurs personnes d’exilées de la suite de l’Impératrice, et qu’elle était de fort mauvaise humeur. Enfin à la moitié d’août elle arriva à Koselsk, et nous y restâmes encore avec elle jusqu’à la fin d’août. On y jouait, depuis le matin jusqu’au soir, au pharaon, dans une grande salle au milieu de la maison, et on y jouait gros jeu. Au reste tout le monde y était fort à l’étroit. Ma mère et moi nous couchions dans la même chambre, la comtesse Roumianzoff et la dame de ma mère dans l’antichambre, et ainsi du reste. Un jour que le grand-duc était venu dans la chambre de ma mère et la mienne, tandis qu’elle écrivait et avait sa cassette ouverte à côté d’elle, il voulut y fureter par curiosité. Ma mère lui dit de n’y pas toucher, et réellement il s’en alla sauter par la chambre d’un autre côté. Mais en sautant ça et là pour me faire rire, il accrocha le couvercle de la cassette ouverte et la renversa. Alors ma mère se fâcha, et il y eut de grosses paroles entr’eux. Ma mère lui reprochait d’avoir renversé sa cassette de propos délibéré, et lui il criait à l’injustice, l’un et l’autre s’adressant à moi et réclamant mon témoignage. Moi qui connaissais l’humeur de ma mère, je craignais d’être souffletée si je n’étais de son avis; et ne voulant ni mentir ni désobliger le grand-duc, je me trouvais entre deux feux. Néanmoins je dis à ma mère que je ne pensais pas qu’il y eût de l’intention de la part du grand-duc, mais qu’en sautant son habit avait accroché le couvercle de la cassette qui était placée sur un fort petit tabouret. Alors ma mère me prit à partie, car quand elle était en colère il lui fallait quelqu’un pour quereller. Je me tus et me mis à pleurer. Le grand-duc, voyant que toute la colère de ma mère tombait sur moi parceque j’avais témoigné en sa faveur, et que je pleurais, accusa ma mère d’injustice et traita sa colère de furie; et elle lui dit qu’il était un petit garçon mal élevé. En un mot il est difficile de pousser plus loin la querelle, sans se battre cependant, qu’ils ne le firent tous les deux.

Depuis ce moment le grand-duc prit ma mère en grippe, et jamais il n’oublia cette querelle. Ma mère de son coté aussi lui garda noise,[E] et leur façon d’être l’un vis-à-vis de l’autre contracta de la gêne, de la méfiance, et une disposition à l’aigreur. Ils ne s’en cachaient guère avec moi tous les deux. J’eus beau travailler à les adoucir l’un et l’autre; je n’y réussis que dans des circonstances momentanées. Pour se picoter l’un et l’autre avaient toujours tout prêt quelque sarcasme à lâcher. Ma situation devenait par là tous les jours plus épineuse. Je tâchais d’obéir à l’un et de complaire à l’autre, et réellement le grand-duc avait alors avec moi plus d’ouverture de cœur qu’avec personne, car il voyait que souvent ma mère me prenait à partie, quand elle ne pouvait s’accrocher à lui. Ceci ne me desservit point chez lui, parcequ’il se crut sûr de moi.

Enfin le 29 août nous entrâmes dans Kiev. Nous y restâmes dix jours, après lesquels nous repartîmes pour Moscou, de la même manière absolument que nous y étions venus.

Arrivés à Moscou, tout cet automne se passa en comédies, ballets, et mascarades à la cour. Malgré cela on voyait que l’Impératrice avait souvent beaucoup d’humeur. Un jour que nous étions à la comédie dans une loge vis-à-vis de Sa Majesté, ma mère et moi avec le grand-duc, je remarquai que l’Impératrice parlait avec beaucoup de chaleur et de colère au comte Lestocq. Quand elle eût fini, M. Lestocq la quittant vint dans notre loge, s’approcha de moi et me dit: «Avez-vous vu comme l’Impératrice m’a parlé?» Je lui dis que oui. «Hé bien,» dit-il, «elle est fort en colère contre vous.»—«Contre moi! et pourquoi?» fut ma réponse. «Parceque,» dit-il, «vous avez beaucoup de dettes. Elle dit qu’on peut épuiser des puits, et que quand elle était princesse, elle n’avait pas plus d’entretien que vous et toute une maison à entretenir, et qu’elle prenait garde de s’endetter parcequ’elle savait que personne ne payerait pour elle.» Il me dit tout cela d’un air fâché et sec, afin qu’elle vît de sa loge, apparemment, comment il s’acquittait de sa commission. Les larmes me vinrent aux yeux et je me tus. Après qu’il eût tout dit il s’en alla. Le grand-duc, qui était à côté de moi et qui avait entendu à peu près notre conversation, après m’avoir demandé ce qu’il n’avait pas entendu, par des mines me donna à connaître plutôt que par des paroles, qu’il entrait dans l’esprit de madame sa tante, et qu’il n’était pas fâché qu’on m’eut grondée. Ceci était assez sa méthode, et alors il croyait se rendre agréable à l’Impératrice en entrant dans son esprit quand elle se fâchait contre quelqu’un. Pour ma mère, quand elle apprit de quoi il était question, elle dit que ce n’était qu’une suite des peines qu’on s’était données pour me tirer de ses mains, et que, comme on m’avait mise sur le pied d’agir sans la consulter, elle s’en lavait les mains. Ainsi l’un et l’autre se rangèrent contre moi.

Pour moi je voulus tout de suite mettre ordre à mes affaires, et, dès le lendemain, je demandai mes comptes. Par ceux-ci je vis que je devais 17,000 roubles. Avant de partir de Moscou pour Kiev, l’Impératrice m’avait envoyé 15,000 roubles et un grand coffre d’étoffes simples, mais je devais être habillée en riches, ainsi tout compte fait je devais 2,000 roubles, et ceci ne me parut pas une somme excessive. Différentes causes m’avaient jetée dans ces dépenses.

Primo, j’étais arrivée en Russie très mal équipée. Si j’avais trois ou quatre habits c’était le bout du monde, et cela à une cour où l’on changeait d’habit trois fois par jour. Une douzaine de chemises faisait tout mon linge, et je me servais des draps de lit de ma mère.

Secondo, on m’avait dit qu’on aimait les présents en Russie, et qu’avec de la générosité on se faisait des amis et on se rendait agréable.

Tertio, on avait mis auprès de moi la femme la plus dépensière de la Russie, la comtesse Roumianzoff, qui était toujours entourée de marchands et me présentait journellement tout plein de choses qu’elle m’engageait à prendre, et que souvent je ne prenais que pour les lui donner, parcequ’elle en avait grande envie.

Le grand-duc encore me coûtait beaucoup, parcequ’il était avide de présents.

L’humeur de ma mère aussi s’apaisait aisément avec quelque chose qui lui plaisait, et comme elle en avait alors souvent et particulièrement avec moi, je ne négligeais pas ce moyen que j’avais découvert. L’humeur de ma mère venait en partie de ce qu’elle était parfaitement mal dans l’esprit de l’Impératrice, et de ce que celle-ci la mortifiait et l’humiliait souvent. Outre cela ma mère, que j’avais toujours suivie, ne voyait pas sans déplaisir que j’allasse devant elle, ce que j’évitais partout où je le pouvais; mais en public la chose était impossible. En général je m’étais fait une règle de lui témoigner le plus grand respect et toute la déférence possible; mais cela ne m’aidait pas beaucoup, et il lui échappait toujours et en toute occasion quelque aigreur, ce qui ne lui faisait pas grand bien et ne prévenait pas les gens en sa faveur.

La comtesse Roumianzoff, par des dits et redits et beaucoup de commérages, contribuait beaucoup, ainsi que plusieurs autres, à mettre ma mère mal dans l’esprit de l’Impératrice. Cette voiture à 8 places, durant le voyage de Kiev, y eut aussi une grande part. Tous les vieux en avaient été exclus, tous les jeunes y avaient été admis. Dieu sait quelle tournure on avait donnée à cet arrangement fort innocent au fond. Ce qu’il y avait de plus apparent, c’est que cela avait désobligé tous ceux qui pouvaient y être admis par leur rang, et qui s’étaient vu préférer ceux qui étaient plus amusants. Au fond toute cette affaire venait de ce qu’on n’avait pas mis Betsky et les Troubetzkoy, en qui ma mère avait plus de confiance, du voyage de Kiev. A cela Brummer et la comtesse Roumianzoff avaient assurément contribué, et le carrosse à 8 places, où ils ne furent pas admis, était une sorte de rancune.

Au mois de novembre le grand-duc prit à Moscou la rougeole. Comme je ne l’avais pas eue, on usa de précaution pour m’empêcher de la gagner. Ceux qui entouraient ce prince ne vinrent pas chez nous, et tous les divertissements cessèrent. Dès que cette maladie fut passée et l’hiver établi, nous partîmes de Moscou pour Pétersbourg, en traîneaux; ma mère et moi dans un, le grand-duc et Brummer dans un autre. Nous fêtâmes le jour de naissance de l’Impératrice, 18 décembre, à Tver, d’où nous partîmes le lendemain. Arrivés à mi-chemin, au bourg de Chotilovo, le grand-duc, sur le soir, étant dans ma chambre, se trouva mal. On le mena dans la sienne et on le coucha. Il eut beaucoup de chaleur pendant la nuit. Le lendemain, à l’heure de midi, nous allâmes, ma mère et moi, dans sa chambre pour le voir. Mais à peine eus-je passé le seuil de la porte que le comte Brummer vint au devant de moi et me dit de ne pas passer outre. J’en voulus savoir la raison; et il me dit que les taches de la petite vérole venaient de paraître chez le grand-duc. Comme je ne l’avais pas eue, ma mère m’emmena bien vîte hors de la chambre, et il fut résolu que nous partirions le jour même, ma mère et moi, pour Pétersbourg, laissant le grand-duc et ses entours à Chotilovo. La comtesse Roumianzoff et la dame de ma mère y restèrent aussi, pour soigner, disait-on, le malade.

On avait envoyé un courrier à l’Impératrice, qui nous avait devancés et était déjà à Pétersbourg. A quelque distance de Novogorod nous rencontrâmes l’Impératrice qui, ayant appris que la petite vérole s’était déclarée chez le grand-duc, revenait de Pétersbourg pour l’aller trouver à Chotilovo, où elle s’établit aussi longtemps que dura la maladie. Dès que l’Impératrice nous vit, et quoique ce fût au milieu de la nuit, elle fit arrêter son traineau et le nôtre, et nous demanda des nouvelles de l’état du grand-duc. Ma mère lui dit tout ce qu’elle en savait, après quoi l’Impératrice ordonna au cocher d’aller, et nous continuâmes aussi notre chemin et arrivâmes à Novogorod vers le matin.

C’était un dimanche, et je m’en allai à la messe, après quoi nous dinâmes, et lorsque nous allions partir arrivèrent le chambellan prince Galitzine et le gentilhomme de la chambre, Zachar Czernicheff, qui venaient de Moscou et allaient à Pétersbourg. Ma mère se fâcha contre le prince Galitzine, parcequ’il allait avec le comte Czernicheff, et que celui-ci avait fait je ne sais quel mensonge. Elle prétendait qu’il fallait le fuir comme un homme dangereux qui composait des histoires à plaisir. Elle les bouda tous les deux, mais comme avec cette bouderie on s’ennuyait à mourir, que du reste on n’avait pas de choix, qu’ils étaient plus instruits et avaient plus de conversation que les autres, je ne donnai point dans cette bouderie, ce qui m’attira de la part de ma mère quelques incartades.

Enfin nous arrivâmes à Pétersbourg, où l’on nous logea dans une des maisons attenantes de la cour. Le palais n’étant pas assez grand alors pour que le grand-duc lui-même y put loger, il occupait aussi une maison placée entre le palais et la nôtre. Mon appartement était à gauche du palais, celui de ma mère à droite. Dès que ma mère vit cet arrangement, elle s’en fâcha: primo, parcequ’il lui parut que mon appartement était mieux distribué que le sien; secondo, parceque le sien était séparé du mien par une salle commune. Dans la vérité chacune de nous avait quatre chambres, deux sur le devant, deux sur la cour de la maison; les chambres étaient égales et meublées d’étoffes bleues et rouges sans aucune différence. Mais voici ce qui contribua beaucoup à fâcher ma mère. La comtesse Roumianzoff à Moscou m’avait apporté le plan de cette maison de la part de l’Impératrice, me défendant de sa part de parler de cet envoi, et me consultant pour savoir comment nous loger. Il n’y avait pas à choisir, les deux appartements étant égaux. Je le dis à la comtesse, qui me fit sentir que l’Impératrice aimerait mieux que j’eusse un appartement à part que de loger, comme à Moscou, dans un appartement commun avec ma mère. Cet arrangement me plaisait aussi, parceque j’étais fort gênée dans celui de ma mère, et qu’à la lettre cette société ne plaisait à personne. Ma mère eut vent de ce plan qui m’avait été montré. Elle m’en parla, et je lui dis la pure vérité, comme la chose s’était passée. Elle me gronda du secret que je lui en avais fait. Je lui dis qu’on me l’avait défendu; mais elle ne trouva pas cette raison bonne, et, en général, je vis que de jour en jour elle s’irritait plus contre moi, et qu’elle était brouillée à peu près avec tout le monde, de façon qu’elle ne venait plus guère ni dîner ni souper à table, mais se faisait servir dans son appartement. Pour moi j’allais chez elle trois ou quatre fois par jour. Le reste du temps je l’employais à apprendre la langue russe, à jouer du clavecin, et je m’achetais des livres, de façon qu’à quinze ans j’étais isolée et assez appliquée pour mon âge.

A la fin de notre séjour à Moscou était arrivée une ambassade Suèdoise, à la tête de laquelle se trouvait le sénateur Cedercreutz. Peu de temps après arriva encore le comte Gyllenbourg, pour notifier à l’Impératrice le mariage du prince de Suède, frère de ma mère, avec une princesse de Suède. Le comte Gyllenbourg nous était connu, avec beaucoup d’autres Suèdois, lors du départ du prince royal pour la Suède. C’était un homme de beaucoup d’esprit, qui n’était plus jeune, et dont ma mère faisait un très grand cas. Pour moi je lui devais en quelques façons de l’obligation, car, à Hambourg, voyant que ma mère faisait peu ou point de cas de moi, il lui dit qu’elle avait tort, et qu’assurément j’étais une enfant au-dessus de mon âge. Arrivé à Pétersbourg il vint chez nous, et, comme à Hambourg il m’avait dit que j’avais une tournure d’esprit très philosophique, il me demanda comment allait ma philosophie dans le tourbillon où j’étais placée? Je lui contai ce que je faisais dans ma chambre. Il dit qu’une philosophe de quinze ans ne pouvait se connaître soi-même, et que j’étais entourée de tant d’écueils, qu’il y avait tout à craindre que je n’échouasse, à moins que mon âme ne fut d’une trempe tout-à-fait supérieure; qu’il fallait la nourrir avec les meilleures lectures possibles, et à cet effet il me recommanda les vies illustres de Plutarque, la vie de Cicéron, et les Causes de la grandeur et de la décadence de la République romaine, par Montesquieu. Tout de suite je me fis chercher ces livres, qu’on eut de la peine à trouver à Pétersbourg alors, et je lui dis que j’allais lui tracer mon portrait, telle que je me connaissais, afin qu’il pût voir si je me connaissais ou non.

Réellement je mis mon portrait par écrit, que j’intitulai:—Portrait du philosophe de quinze ans.—et je le lui donnai. Bien des années après, et nommément l’année 1758, j’ai retrouvé ce portrait, et j’ai été étonnée de la profondeur des connaissances sur moi-même qu’il renfermait. Malheureusement je l’ai brûlé, cette année-là, avec tous mes autres papiers, craignant d’en garder un seul dans mon appartement lors de la malheureuse affaire de Bestoujeff.

Le comte Gyllenbourg me rendit quelques jours après mon écrit. J’ignore s’il en a tiré copie. Il l’accompagna d’une douzaine de pages de réflexions qu’il avait faites à mon sujet, par lesquelles il tâchait de fortifier en moi tant l’élévation de l’âme et la fermeté que les autres qualités du cœur et de l’esprit. Je lus et relus plusieurs fois son écrit, je m’en pénétrai, et me proposai bien sincèrement de suivre ses avis. Je me le promis à moi-même, et quand je me suis promis une chose à moi-même, je ne me souviens pas d’y avoir manqué. Ensuite je rendis au comte Gyllenbourg son écrit, comme il m’en avait priée, et j’avoue qu’il a beaucoup servi à former et à fortifier la trempe de mon esprit et de mon âme.

Au commencement de février, l’Impératrice revint avec le grand-duc de Chotilovo. Dès qu’on nous dit qu’elle arrivait nous allâmes au-devant d’elle et la rencontrâmes dans la grande salle, entre quatre et cinq heures du soir, à peu près dans l’obscurité. Malgré cela je fus presque effrayée de voir le grand-duc, qui était extrêmement grandi, mais méconnaissable de figure. Il avait tous les traits grossis, le visage encore tout enflé, et l’on voyait, à n’en pas douter, qu’il resterait fortement marqué. Comme on lui avait coupé les cheveux, il avait une immense perruque qui le défigurait encore plus. Il vint à moi et me demanda si je n’avais pas de peine à le reconnaître. Je lui bégayai mon compliment sur sa convalescence, mais au fait il était devenu affreux.

Le 9 février il y eut une année révolue depuis mon arrivée à la cour de Russie. Le 10 février 1745 l’Impératrice célébra le jour de naissance du grand-duc. Il commençait sa 17ième année. Elle dîna avec moi seule sur le trône. Le grand-duc ne parut pas en public ce jour-là, ni de longtemps encore. On n’était pas pressé de le montrer dans l’état où l’avait mis la petite vérole. L’Impératrice me graciosa beaucoup pendant ce dîner. Elle me dit que les lettres russes que je lui avais écrites à Chotilovo lui avaient fait grand plaisir (à dire vrai elles étaient de la composition de M. Adadourof, mais je les avais écrites de ma main); quelle était informée que je m’appliquais beaucoup à apprendre la langue du pays. Elle me parla en russe et voulut que je lui répondisse dans cette langue, ce que je fis, et alors elle voulut bien louer ma bonne prononciation. Ensuite elle me fit entendre que j’étais devenue plus jolie depuis ma maladie de Moscou; en un mot pendant tout le dîner elle ne fut occupée qu’à me donner des témoignages de bonté et d’affection. Je revins chez moi fort gaie et fort heureuse de mon dîner, et tout le monde m’en félicita. L’Impératrice fit porter chez elle mon portrait que le peintre Caravaque avait commencé, et elle le garda dans sa chambre: c’est le même que le sculpteur Falconnet a emporté avec lui en France; il était alors parlant.

Pour aller à la messe ou chez l’Impératrice il fallait que ma mère et moi nous passassions par les appartements du grand-duc, qui logeait tout près de mon appartement: par conséquent nous, le voyions souvent. Il venait aussi le soir passer quelques instants chez moi, mais sans nul empressement; au contraire il était toujours bien aise de trouver quelque prétexte pour s’en dispenser, et rester chez lui entouré de son enfantillage ordinaire, dont j’ai déjà parlé.

Peu de temps après l’arrivée de l’Impératrice et du grand-duc à Pétersbourg, ma mère eut un violent chagrin qu’elle ne put cacher; voici le fait.

Le prince Auguste, frère de ma mère, lui avait écrit à Kiev, pour lui témoigner son envie de venir en Russie. Ma mère était instruite que ce voyage n’avait pour but que de se faire déférer à la majorité du grand-duc, qu’on voulait devancer, l’administration du pays de Holstein: c’est à dire, qu’on désirait retirer la tutelle des mains du frère ainé devenu prince royal de Suède, pour donner l’administration du pays de Holstein, sous le nom du grand-duc majeur, au prince Auguste, frère puîné de ma mère et du prince royal de Suède. Cette intrigue était ourdie par le parti Holsteinois, contraire au prince royal de Suède, joint aux Danois qui ne pouvaient pardonner à ce prince de l’avoir emporté en Suède sur le prince royal de Danemark, que les Dalécarliens voulaient élire pour successeur au trône de Suède. Ma mère répondit au prince Auguste, son frère, de Koselsk, qu’au lieu de se prêter aux intrigues qui le poussaient à agir contre son frère, il ferait mieux d’aller servir dans le service de Hollande, où il se trouvait, et de se faire tuer avec honneur, que de cabaler contre son frère et de se joindre aux ennemis de sa sœur en Russie. Ma mère entendait par là le comte Bestoujeff qui soutenait toute cette intrigue pour nuire à Brummer, et tous les autres amis du prince-royal de Suède, tuteur du grand-duc pour le Holstein. Cette lettre fut ouverte et lue par le comte Bestoujeff, et par l’Impératrice, qui n’était pas du tout contente de ma mère, et très irritée contre le prince-royal de Suéde, lequel, mené par sa femme, sœur du roi de Prusse, s’était laissé entraîner par le parti français dans toutes les vues de celui-ci, parfaitement contraires à celui de la Russie. On lui reprochait son ingratitude, et on accusait ma mère de manquer de tendresse vis-à-vis de son frère puîné, de ce qu’elle lui avait écrit de se faire tuer, expression qu’on traitait de dure et d’inhumaine, tandisque ma mère, vis-à-vis de ses amis, se vantait d’avoir employé une expression ferme et sonnante. Le résultat de tout cela fut que, sans égard aux dispositions de ma mère, ou plutôt pour la piquer et faire dépit à tout le parti Holstein-Suédois, le comte Bestoujeff obtint la permission pour le prince Auguste de Holstein, à l’insu de ma mère, de venir à Pétersbourg. Ma mère, quand elle apprit qu’il était en chemin, en fut extrêmement fâchée et affligée, et le reçut fort mal. Mais lui, poussé par Bestoujeff, alla son train. On persuada l’Impératrice de le bien recevoir, ce qu’elle fit extérieurement. Cependant cela ne dura pas et ne pouvait durer, le prince Auguste par lui-même n’étant pas un sujet distingué. Son extérieur même ne prévenait pas en sa faveur; il était fort petit et mal-tourné, ayant peu d’esprit et étant fort emporté, d’ailleurs mené par ses entours qui n’étaient rien du tout eux-mêmes. La bêtise, puisqu’il faut tout dire, de son frère fâchait fort ma mère: en un mot elle était à peu près au désespoir de son arrivée.

Le comte Bestoujeff s’étant emparé par les entours de ce Prince, de son esprit, fit d’une pierre bien des coups. Il ne pouvait ignorer que le grand-duc haïssait Brummer autant que lui. Le prince Auguste ne l’aimait pas non plus, parcequ’il était attaché au prince-royal de Suède, sous prétexte de parenté et comme Holsteinois. Ce prince se faufila avec le grand-duc en lui parlant continuellement du Holstein et l’entretenant de sa majorité future, de façon qu’il le porta à presser lui-même sa tante et le comte Bestoujeff de rechercher qu’on devançât sa majorité. Pour cet effet il fallait le consentement de l’empereur romain. C’était alors Charles VII, de la maison de Bavière. Mais sur ces entrefaites il vint à mourir, et cette affaire traîna jusqu’à l’élection de François I.

Le prince Auguste ayant été assez mal reçu de ma mère, et lui marquant peu de considération, diminua par là aussi le peu que le grand-duc en avait conservé pour ma mère. D’un autre côté, tant le prince Auguste que le vieux valet de chambre, favori du grand-duc, craignant apparemment mon influence future, entretenaient souvent le grand-duc de la façon dont il fallait traiter sa femme. Romberg, ancien dragon Suédois, lui disait que la sienne n’osait pas souffler devant lui, ni se mêler de ses affaires; que quand elle voulait ouvrir la bouche seulement, il lui ordonnait de se taire; que c’était lui qui était le maître à la maison, et qu’il était honteux pour un mari de se laisser mener par sa femme, comme un benêt.

Le grand-duc, de son côté, était discret comme un coup de canon, et quand il avait le cœur gros et l’esprit rempli de quelque chose, il n’avait rien de plus pressé que de le conter à ceux auxquels il était habitué de parler, sans considérer à qui il le disait. Aussi tous ces propos, le grand-duc me les conta tout franchement lui-même à la première occasion où il me vit. Il croyait toujours bonnement que tout le monde était de son avis, et qu’il n’y avait rien de plus naturel que cela. Je n’eus garde d’en faire confidence à qui que ce fût, mais je ne laissai pas de faire des réflexions très sérieuses sur le sort qui m’attendait. Je résolus de ménager beaucoup la confiance du grand-duc, afin qu’il pût au moins m’envisager comme une personne sûre pour lui, à laquelle il pût tout dire sans aucune conséquence pour lui, à quoi j’ai réussi pendant longtemps. Au reste je traitais le mieux que je pouvais tout le monde, et me faisais une étude de gagner l’amitié, ou du moins de diminuer l’inimitié de ceux que je pouvais seulement soupçonner d’être mal disposés en ma faveur. Je ne témoignais de penchant pour aucun côté, ni me mêlais de rien, avais toujours un air serein, beaucoup de prévenance, d’attention et de politesse pour tout le monde, et comme j’étais naturellement fort gaie, je vis avec plaisir que de jour en jour je gagnais l’affection du public, qui me regardait comme une enfant intéressante, et qui ne manquait pas d’esprit. Je montrais un grand respect à ma mère, une obéissance sans bornes à l’Impératrice, la considération la plus profonde au grand-duc, et je cherchais avec la plus profonde étude l’affection du public.

L’Impératrice m’avait donné, dès Moscou, des dames et des cavaliers qui composaient ma cour. Peu de temps après mon arrivée à Pétersbourg elle me donna des femmes de chambre russes, afin, disait-elle, de me faciliter l’usage de la langue russe. Ceci m’accommoda beaucoup: c’étaient toutes des jeunes personnes dont la plus âgée avait à peu près vingt ans; ces filles étaient toutes fort gaies, de façon que depuis ce moment je ne faisais que chanter, danser et folâtrer dans ma chambre, depuis le moment de mon réveil jusqu’à celui de mon sommeil. Le soir, après souper, je faisais entrer dans ma chambre à coucher les trois dames que j’avais, les deux princesses Gagarine et Melle Koucheleff, et nous jouions au colin-maillard et à toutes sortes de jeux selon notre âge. Toutes ces filles craignaient mortellement la comtesse Roumianzoff; mais comme elle jouait aux cartes, ou bien dans l’antichambre ou chez elle, depuis le matin jusqu’au soir, sans se lever de sa chaise que pour ses besoins, elle n’entrait guère chez moi.

Au milieu de toute notre gaîté, il me prit fantaisie de distribuer le soin de tous mes effets entre mes femmes. Je laissai mon argent, mes dépenses, et mon linge entre les mains de Melle Schenck, la fille de chambre que j’avais amenée d’Allemagne: c’était une vieille fille, sotte et grogneuse, à laquelle notre gaîté déplaisait souverainement; outre cela elle était jalouse de toutes ces jeunes compagnes qui allaient partager ses fonctions et mon affection. Je donnai tous mes bijoux à Melle Joukoff: celle-ci ayant plus d’esprit et étant plus gaie et plus franche que les autres, commençait à entrer en faveur chez moi. Mes habits je les confiai à mon valet de chambre Timothée Yévreinoff; mes dentelles à Melle Balkoff, qui ensuite épousa le poëte Soumarokoff; mes rubans furent donnés à Melle Scorochodov l’ainée, mariée depuis à Aristarque Kachkine; sa sœur cadette, nommée Anne, n’eut rien, parcequ’elle n’avait que 13 à 14 ans. Le lendemain de ce bel arrangement, où j’avais exercé mon pouvoir central dans ma chambre, sans consulter âme qui vive, il y eut comédie le soir. Pour y aller il fallait passer par les appartements de ma mère. L’Impératrice, le grand-duc, et toute la cour y vinrent. On avait construit un petit théâtre dans un manége qui avait servi, du temps de l’impératrice Anne, au duc de Courlande dont j’occupais l’appartement. Après la comédie, quand l’Impératrice fut retournée chez elle, la comtesse Roumianzoff vint dans ma chambre, et me dit que l’Impératrice improuvait l’arrangement que j’avais fait de distribuer le soin de mes effets entre mes femmes, et qu’elle avait ordre de retirer les clefs de mes bijoux d’entre les mains de Melle Joukoff, pour les rendre à Melle Schenck, ce qu’elle fit en ma présence, après quoi elle s’en alla et nous laissa, Melle Joukoff et moi, avec une physionomie un peu allongée, et Melle Schenck triomphante de la confiance marquée de l’Impératrice. Elle commença à prendre avec moi des airs arrogants qui la rendirent plus sotte que jamais et moins aimable encore qu’elle ne l’était déjà.

La première semaine du grand carême j’eus une scène fort singulière avec le grand-duc. Le matin, lorsque j’étais dans ma chambre avec mes femmes, qui étaient toutes très dévotes, à entendre chanter les matines qu’on disait dans l’antichambre, je reçus de la part du grand-duc une ambassade. Il m’envoyait son nain pour me demander comment je me portais, et pour me dire qu’à cause du grand carême il ne viendrait pas ce jour-là chez moi. Le nain nous trouva tous écoutant les prières et remplissant exactement les prescriptions du carême, selon notre rite. Je rendis au grand-duc, par son nain, le compliment d’usage, et il s’en alla. Le nain revenu dans la chambre de son maître, soit que réellement il se trouvât édifié de ce qu’il avait vu, ou qu’il voulût par là engager son cher seigneur et maître, qui n’était rien moins que dévot, d’en faire autant, ou par étourderie, se mit à faire de grands éloges de la dévotion qui régnait dans mon appartement, et par là le mit de très mauvaise humeur contre moi. La première fois que je vis le grand-duc il commença par me bouder. Lui en ayant demandé la raison, il me gronda beaucoup de l’extrême dévotion, selon lui, dans laquelle je me donnais. Je lui demandai qui lui avait dit cela, et alors il me nomma son nain comme témoin oculaire. Je lui dis que je n’en faisais pas plus qu’il ne convenait, ce à quoi tout le monde se soumettait, et dont on ne pouvait se dispenser sans scandale; mais il était d’un avis contraire. Cette dispute finit comme la plupart finissent, c’est à dire que chacun reste de son avis, et Son Altesse Impériale n’ayant pas durant la messe d’autre que moi à qui parler, peu à peu cessa de me bouder.

Deux jours après j’eus une autre alarme. Le matin, tandis qu’on chantait les matines chez moi, Melle Schenck, tout effarée, entra dans ma chambre et me dit que ma mère se trouvait mal, qu’elle s’était évanouie. J’y courus de suite. Je la trouvai couchée par terre sur un matelas, mais pas sans connaissance. Je pris la liberté de lui demander ce qu’elle avait. Elle me dit qu’ayant voulu se faire saigner, le chirurgien avait eu la maladresse de la manquer quatre fois, aux deux mains et aux deux pieds, et qu’elle s’était évanouie. Je savais d’ailleurs qu’elle craignait la saignée; j’ignorais le dessein qu’elle avait de se faire saigner, ni même qu’elle en avait besoin. Cependant elle me reprocha de prendre peu de part à son état, et me dit quantité de choses désagréables à ce sujet. Je m’excusai le mieux que je pus, lui avouant mon ignorance; mais voyant qu’elle avait beaucoup d’humeur, je me tus et tâchai de retenir mes larmes, et ne m’en allai que lorsqu’elle me l’eût ordonné avec assez d’aigreur. Revenue en pleurs dans ma chambre, mes femmes en voulaient savoir la cause: je la leur dis tout simplement. J’allais plusieurs fois dans la journée dans l’appartement de ma mère, et je m’y arrêtais autant qu’il en fallait pour ne pas lui être à charge, ce qui était un point capital chez elle, auquel j’étais si bien accoutumée, qu’il n’y avait rien que j’aie tant évité dans ma vie que d’être à charge; et je me suis toujours retirée à l’instant où naissait dans mon esprit le soupçon que je pouvais être à charge et par conséquent produire de l’ennui. Mais je sais par expérience que tout le monde n’a pas le même principe, parceque ma patience à moi a souvent été mise à l’épreuve par ceux qui ne savent pas s’en aller avant que d’être à charge ou de faire naître de l’ennui.

Pendant le carême ma mère eut un chagrin bien réel. Elle reçut la nouvelle, au moment où elle s’y attendait le moins, que ma sœur cadette, nommée Elisabeth, était morte subitement à l’âge de trois à quatre ans. Elle en fût très affligée. Je la pleurai aussi.

Quelques jours après je vis, un beau matin, l’Impératrice entrer dans ma chambre. Elle envoya chercher ma mère et entra avec elle dans ma chambre de toilette, où, seules toutes les deux, elles eurent une longue conversation, après laquelle elles revinrent dans ma chambre à coucher, et je vis que ma mère avait les yeux fort rouges et en pleurs. Par la suite de la conversation je compris qu’il avait été question entr’elles de l’évènement de la mort de l’empereur Charles VII, de la maison de Bavière, dont l’Impératrice venait de recevoir la nouvelle. L’Impératrice alors était encore sans alliance, et elle balançait entre celle du roi de Prusse et celle de la maison d’Autriche: chacune d’elles avait des partisans. L’Impératrice avait eu les mêmes griefs contre la maison d’Autriche que contre la France, à laquelle tenait le roi de Prusse; et le Marquis de Botta, ministre de la cour de Vienne, avait été renvoyé de Russie pour de mauvais propos sur le compte de l’Impératrice, ce que dans son temps on avait tâché de faire passer pour une conspiration; le marquis de la Chétardie l’avait été aussi pour les mêmes raisons. J’ignore le but de cette conversation, mais ma mère parut concevoir de grandes espérances et en sortit assez contente. Elle ne penchait pas du tout alors pour la maison d’Autriche. Pour moi, dans tout ceci, j’étais un spectateur très passif, très discret, et à peu près indifférent.

Après Pâques, lorsque le printemps fût établi, je témoignai à la comtesse Roumianzoff l’envie que j’avais d’apprendre à monter à cheval: elle m’en obtint l’agrément de l’Impératrice. Je commençais à avoir des maux de poitrine à la révolution de l’année, après la pleurésie que j’avais eue à Moscou, et je continuais d’être d’une grande maigreur. Les médecins me conseillaient de prendre du lait et de l’eau de Seltzer tous les matins. Ce fut dans la maison Roumianzoff, dans les casernes du régiment d’Ismaïlofsky que je pris ma première leçon pour monter à cheval. J’avais déjà monté plusieurs fois à Moscou, mais fort mal.

Au mois de mai l’Impératrice, avec le grand-duc, s’en alla habiter le palais d’été. A ma mère et à moi on nous assigna un bâtiment de pierre qui était alors le long de la Fontanka, attenant à la maison de Pierre I. Ma mère habitait dans ce bâtiment un côté, et moi un autre. Ici finirent toutes les assiduités du grand-duc pour moi. Il me fit dire tout net, par un domestique, qu’il demeurait trop loin de chez moi pour me venir voir souvent. Je sentis parfaitement son peu d’empressement, et combien peu j’étais affectionnée. Mon amour propre et ma vanité gémirent tout bas; mais j’étais trop fière pour me plaindre: je me serais cru avilie si on m’avait témoigné de l’amitié que j’aurais pu prendre pour de la pitié. Cependant quand j’étais seule je répandais des larmes, tout doucement je les essuyais, et allais folâtrer avec mes femmes. Ma mère me traitait aussi avec beaucoup de froideur et de cérémonies: je ne manquais jamais d’aller chez elle plusieurs fois dans la journée. Au fond je sentais un grand ennui; mais je n’avais garde d’en parler. Cependant Melle Joukoff s’aperçut un jour de mes pleurs et m’en parla: je lui donnai les meilleures raisons que je pus, sans lui dire les vraies. Je m’attachais plus que jamais à gagner l’affection de tout le monde en général: grands et petits, personne n’était négligé de ma part, et je me fis une règle de croire que j’avais besoin de tout le monde, et d’agir en conséquence pour m’acquérir la bienveillance, en quoi je réussis.

Après quelques jours de séjour au palais d’été, où on commença à parler des préparatifs de mes noces, la cour s’en alla demeurer à Péterhoff, où elle fut plus rassemblée qu’en ville. L’Impératrice et le grand-duc demeuraient en haut dans la maison que Pierre I avait bâtie; ma mère et moi en bas, dans les appartements du grand-duc. Nous dînions avec lui tous les jours, sous une tente, sur la galerie ouverte attenant à son appartement; il soupait chez nous. L’Impératrice était souvent absente, allant çà et là dans les différentes campagnes qu’elle avait. Nous nous promenions beaucoup à pied, à cheval et en carrosse. Je vis alors, clair comme le jour, que tous les entours du grand-duc, et nommément les gouverneurs, avaient perdu tout crédit et autorité sur lui. Les jeux militaires, dont ci-devant il se cachait, il les mettait en œuvre, quasi en leur présence. Le comte Brummer et le premier employé à son éducation ne le voyaient presque plus qu’en public, pour le suivre. Le reste du temps il le passait à la lettre dans la compagnie des valets, à des enfantillages inouïs pour son âge, car il jouait aux poupées.

Ma mère profitait des absences de l’Impératrice pour aller souper dans les campagnes de l’entour, et nommément chez le prince et la princesse de Hesse-Hombourg. Un soir qu’elle y était allée à cheval, moi étant après souper dans ma chambre qui était de plein pied avec le jardin, une des portes y donnant, le beau temps me tenta; je proposai à mes femmes et à mes trois demoiselles d’honneur d’aller faire un tour dans le jardin. Je n’eus pas grand-peine à les persuader. Nous étions huit, mon valet de chambre le neuvième, et deux valets nous suivaient: nous promenâmes jusqu’à minuit le plus innocemment du monde. Ma mère étant rentrée, Melle Schenck qui avait refusé de se promener avec nous, en grognant contre notre projet de promenade, n’eut rien de plus pressé que d’aller dire à ma mère que j’étais sortie malgré ses représentations. Ma mère se coucha, et lorsque je rentrai avec ma troupe, Melle Schenck me dit d’un air triomphant, que ma mère avait envoyé deux fois demander si j’étais rentrée, parcequ’elle voulait me parler; et vu qu’il était extrêmement tard, lasse de m’attendre, elle s’était couchée. Je voulus courir tout de suite chez elle, mais je trouvai la porte fermée. Je dis à la Schenck qu’elle aurait pu me faire appeler; elle prétendit qu’elle n’avait pu nous trouver; mais tout ceci n’était qu’un jeu pour me chercher noise et me gronder: je le sentis parfaitement, et je me couchai avec beaucoup d’inquiétude. Le lendemain, dès que je fus réveillée, je m’en allai chez ma mère que je trouvai au lit. Je voulus m’approcher pour lui baiser la main, mais elle la retira avec beaucoup de colère, et me gronda d’une façon terrible de ce que j’avais osé me promener le soir sans sa permission. Je lui dis qu’elle n’avait pas été à la maison. Elle nomma l’heure indue, et je ne sais tout ce qu’elle imagina de me dire pour me faire de la peine, afin de m’ôter apparemment l’envie des promenades nocturnes; mais ce qu’il y avait de sûr, c’est que cette promenade-là pouvait être une imprudence, mais qu’elle était la plus innocente du monde. Ce qui m’affligea le plus, c’est qu’elle nous accusa d’être montées en haut dans l’appartement du grand-duc. Je lui dis que c’était une calomnie abominable, ce dont elle se fâcha de telle façon qu’elle parut être hors d’elle-même. J’eus beau me mettre à genoux pour fléchir sa colère, elle traita ma soumission de comédie et me chassa de la chambre. Je revins chez moi en pleurs. A l’heure du dîner je montai en haut, avec ma mère toujours très irritée, chez le grand-duc, qui me demanda ce que j’avais, mes yeux étant très rouges. Je lui contai avec vérité ce qui s’était passé. Il se rangea cette fois de mon côté, et accusa ma mère de caprices et d’emportements. Je le priai de ne lui en pas parler, ce qu’il fit, et peu à peu la colère se passa; mais j’étais toujours traitée très froidement. De Péterhoff, à la fin de Juillet, nous rentrâmes en ville, où tout se préparait pour la célébration des noces.

Enfin le 21 août fut fixé par l’Impératrice pour cette cérémonie. A mesure que ce jour s’approchait, je devenais plus mélancolique. Le cœur ne me prédisait pas grand bonheur: l’ambition seule me soutenait. J’avais au fond de mon cœur un je ne sais quoi qui ne m’a jamais laissé douter un seul moment que tôt ou tard je parviendrais à devenir impératrice souveraine de Russie, de mon chef.

Les noces se firent avec beaucoup de pompe et de magnificence. Le soir je trouvai dans mon appartement madame Crouse, sœur de la première femme de chambre de l’Impératrice, qu’elle venait de placer près de moi comme première femme de chambre. Dès le lendemain je m’aperçus que cette femme faisait la consternation de toutes mes autres femmes, car voulant m’approcher d’une pour lui parler à mon ordinaire, elle me dit: «au nom de Dieu, ne m’approchez pas: on nous a défendu de vous parler à demi-voix.» D’un autre côté mon cher époux ne s’occupait nullement de moi, mais était continuellement avec ses valets, à jouer aux militaires, les exerçant dans sa chambre ou changeant d’uniforme vingt fois par jour. Je bâillais, je m’ennuyais, n’ayant pas à qui parler, ou bien j’étais en représentations. Le troisième jour de mes noces, qui devait être un jour de repos, la comtesse Roumianzoff me fit dire que l’Impératrice l’avait dispensée d’être auprès de moi, et qu’elle allait demeurer dans sa maison avec son mari et ses enfants: à ceci je n’avais pas grand regret, car elle avait donné lieu à bien des dites et redites.

Les fêtes du mariage durèrent dix jours, au bout desquels nous allâmes habiter, le grand-duc et moi, le palais d’été où habitait l’Impératrice; et l’on commença à parler du départ de ma mère que je ne voyais pas tous les jours depuis mon mariage, mais qui s’était fort adoucie à mon égard depuis cette époque. Vers la fin de septembre elle partit. Le grand-duc et moi nous la conduisîmes jusqu’à Krasnoé-Sélo. Son départ m’affligeait sincèrement: je pleurai beaucoup. Quand elle fut partie nous retournâmes en ville. En revenant au palais je demandai Melle Joukoff: on me dit qu’elle était allée voir sa mère qui était tombée malade. Le lendemain même question de ma part, même réponse de mes femmes. Vers midi l’Impératrice passa avec grande pompe de l’habitation d’été à celle d’hiver. Nous la suivîmes dans ses appartements. Arrivée dans sa chambre à coucher de parade, elle s’y arrêta, et après quelques propos indifférents, elle se mit à parler du départ de ma mère, et parut me dire avec bonté de modérer mon affliction à ce sujet. Mais je pensai tomber de mon haut quand elle me dit, en présence d’une trentaine de personnes, qu’à la prière de ma mère elle avait renvoyé de chez moi Melle Joukoff, parceque ma mère craignait que je ne m’affectionnasse trop à une fille qui le méritait si peu; et alors elle se mit à parler avec une vivacité marquée de la pauvre Joukoff. A dire la vérité, je ne fus nullement édifiée de cette scène, ni convaincue de ce que Sa Majesté Impériale avançait, mais profondément affligée du malheur de Melle Joukoff, renvoyée de la cour uniquement parcequ’elle me revenait mieux par son humeur sociable que mes autres femmes; car, disais-je en moi-même, pourquoi l’a-t-on mise chez moi, si elle n’était pas digne. Ma mère ne pouvait point la connaître, ne pouvait pas même lui parler, ne sachant pas le russe, et la Joukoff ne savait pas d’autre langue; ma mère ne pouvait que s’en rapporter au dire imbécile de la Schenck qui n’avait guère de sens commun. Cette fille souffre pour moi, pensais-je, ergo il ne faut pas l’abandonner dans son malheur, dont ma seule affection est la cause. Je n’ai jamais été à même d’éclaircir si ma mère avait réellement prié l’Impératrice de renvoyer cette personne d’auprès de moi. Si cela est, ma mère a préféré les voies violentes aux voies de la douceur, car jamais elle ne m’a ouvert la bouche au sujet de cette fille. Cependant un seul mot de sa part aurait suffi pour me mettre au moins en garde contre un attachement au moins très innocent. Au reste, d’un autre côté, l’Impératrice aurait pu aussi reprendre d’une manière moins tranchante. Cette fille était jeune: il n’y avait qu’à lui trouver un parti sortable, ce qui aurait été très aisé; mais au lieu de cela, on s’y prit comme je viens de le conter.

L’Impératrice nous ayant congédiés, nous passâmes, le grand-duc et moi, dans nos appartements. Chemin faisant, je vis que l’Impératrice avait prévenu monsieur son neveu de ce qu’on venait de faire. Je lui dis mes objections à ce sujet, et lui fis sentir que cette fille était malheureuse, uniquement parcequ’on avait supposé que j’avais pour elle de la prédilection, et que puisqu’elle souffrait pour l’amour de moi, je me croyais en droit de ne pas l’abandonner, autant au moins qu’il dépendait de moi. Effectivement, tout de suite je lui envoyai, par mon valet de chambre, de l’argent; mais il me dit qu’elle était déjà partie avec sa mère et sa sœur pour Moscou. J’ordonnai de lui envoyer ce que je lui destinais, par son frère qui était sergent aux gardes. On vint me dire que celui-ci, avec sa femme, avait eu ordre de partir aussi, et qu’on l’avait placé dans un régiment de campagne comme officier. A l’heure qu’il est j’ai de la peine à donner à tout ceci une raison plausible, et il me paraît que c’était faire mal gratis et par caprice, sans ombre de raison ni même de prétexte. Mais les choses n’en restèrent pas là encore. Par mon valet de chambre et mes autres gens, je cherchai à faire trouver pour Melle Joukoff un parti sortable. On m’en proposa un: c’était un sergent aux gardes, gentilhomme qui avait du bien, Travin. Il s’en alla à Moscou pour l’épouser, s’il lui plaisait. Il l’épousa, et on le fit lieutenant dans un régiment de campagne. Dès que l’Impératrice l’apprit, elle les exila à Astracan. A cette persécution-là il est difficile de trouver des raisons.

Au palais d’hiver nous étions logés, le grand-duc et moi, dans les appartements qui avaient déjà servi pour nous. Celui du grand-duc était séparé du mien par un immense escalier qui servait aussi aux appartements de l’Impératrice. Pour venir chez lui ou lui chez moi, il fallait traverser le parvis de cet escalier, ce qui n’était pas, surtout en hiver, la chose du monde la plus commode. Cependant lui et moi, nous faisions ce chemin bien des fois dans la journée. Le soir j’allais jouer dans son antichambre avec le chambellan Berkholz, tandis que le grand-duc folâtrait dans l’autre chambre avec ses cavaliers. Ma partie de billard fut interrompue par la retraite de MM. Brummer et Berkholz que l’Impératrice congédia d’auprès du grand-duc, à la fin de l’hiver, de 1746, qui se passa en mascarades dans les principales maisons de la ville, qui étaient alors très petites. La cour et toute la ville y assistaient regulièrement.

La dernière se donna par le maître général de la police, Tatizcheff, dans une maison qui appartenait à l’Impératrice et qui se nommait Smolnoy Dvoretz. Le milieu de cette maison de bois avait été consumé par un incendie; il n’était resté que les ailes, qui étaient à deux étages. On dansa dans l’une; mais pour aller souper, on nous fit passer, au mois de janvier, par la cour et la neige. Après le souper il fallut encore faire le même trajet. Le grand-duc, revenu à la maison, se coucha; mais le lendemain il se réveilla avec un très grand mal de tête, qui l’empêcha de se lever. Je fis appeler les médecins qui déclarèrent que c’était une fièvre chaude des plus violentes. On le transporta, vers le soir, de mon lit dans ma chambre d’audience, où, après l’avoir saigné, on le coucha dans un lit qu’on y avait dressé à cet effet. On le saigna plusieurs fois. Il fut très mal. L’Impératrice venait le voir plusieurs fois dans la journée, et me voyant la larme à l’œil, elle m’en sut gré. Un soir que je lisais les prières du soir dans un petit oratoire proche de ma chambre de toilette, je vis entrer Mme Ismaïloff que l’Impératrice affectionnait beaucoup. Elle me dit que l’Impératrice, me sachant affligée de la maladie du grand-duc, l’avait envoyée pour me dire d’avoir confiance en Dieu, de ne pas m’affliger, et que dans aucun cas elle ne m’abandonnerait. Elle me demanda ce que je lisais: je lui dis que c’étaient les prières du soir. Elle me dit que je me gâterais les yeux en lisant à la bougie d’aussi petits caractères, après quoi je la priai de remercier Sa Majesté Impériale de ses bontés pour moi, et nous nous séparâmes fort affectueusement, elle pour rendre compte de son message, moi pour me coucher. Le lendemain l’Impératrice m’envoya un livre de prières avec de grandes lettres, afin de conserver mes yeux, disait-elle.

Dans la chambre du grand-duc, là où on l’avait mis, quoique attenant à la mienne, je n’entrais que lorsque je croyais n’être pas de trop, parceque je remarquais qu’il ne se souciait pas trop que j’y fusse, et qu’il aimait mieux se retrouver avec ses alentours, qui, à la vérité, ne me revenaient pas non plus. D’ailleurs je n’étais pas accoutumée à passer mon temps toute seule parmi les hommes. Sur ces entrefaites arriva le grand carême. Je fis mes dévotions la première semaine. En général j’avais des dispositions alors à la dévotion. Je voyais très bien que le grand-duc ne m’aimait guère: quinze jours après mes noces il m’avait confié de nouveau qu’il était amoureux de Melle Carr, demoiselle d’honneur de Sa Majesté Impériale, mariée depuis à un prince Galitzine, écuyer de l’Impératrice. Il avait dit au comte Dévier,[F] son chambellan, qu’il n’y avait pas de comparaison entre cette demoiselle et moi. Dévier avait soutenu le contraire, et il s’était fâché contre lui. Cette scène s’était passée quasi en ma présence, et je voyais cette bouderie. A la vérité je me disais à moi-même qu’avec cet homme je ne manquerais pas d’être très malheureuse, si je me laissais aller à des sentiments de tendresse pour lui aussi mal payés, et qu’il y aurait de quoi mourir de jalousie sans aucun profit pour personne. Je tâchais donc de gagner sur mon amour propre de n’être pas jalouse d’un homme qui ne m’aimait pas; mais pour n’en être pas jalouse, il n’y avait d’autre moyen que de ne pas l’aimer. S’il avait voulu être aimé, la chose n’aurait pas été difficile pour moi: j’étais naturellement encleinte et accoutumée à remplir mes devoirs; mais pour cela il m’aurait fallu un mari qui eut le sens commun, et celui-ci ne l’avait pas.

J’avais fait maigre pendant la première semaine du grand carême. L’Impératrice me fit dire, le samedi, que je lui ferais plaisir de faire maigre encore la seconde semaine. Je fis répondre à Sa Majesté que je la priais de me permettre de faire maigre tout le carême. Le maréchal de la cour de l’Impératrice, Sievers, beau-fils de Mme Krouse, qui avait été le porteur de ces paroles, me dit que l’Impératrice avait eu un vrai contentement de cette demande, et qu’elle me le permettait. Quand le grand-duc apprit que je continuais à faire maigre, il me gronda beaucoup. Je lui dis que je ne pouvais faire autrement. Quand il se porta mieux il fit encore le malade, pour ne pas sortir de sa chambre où il se plaisait mieux que dans la représentation de la cour. Il n’en sortit que la dernière semaine du carême, où il fit ses dévotions.

Après pâques il fit dresser un théâtre de marionnettes dans sa chambre, et il y invitait du monde et même des dames. Ce spectacle était la chose du monde la plus insipide. La chambre où était le théâtre, avait une porte qui était condamnée parcequ’elle donnait dans un autre appartement qui faisait partie de celui de l’Impératrice, où il y avait une table à machine qu’on pouvait baisser et lever pour y manger sans domestiques. Un jour le grand-duc étant dans la sienne, à préparer son soi-disant spectacle, il entendit parler dans l’autre, et comme il était d’une vivacité inconsidérée, il prit du théâtre un instrument de menuiserie avec lequel on a coutume de faire des trous dans les planches, et se mit à faire des trous à cette porte condamnée, de façon qu’il vit tout ce qui s’y passait, et nommément le dîner qu’y faisait l’Impératrice. Le grand-veneur, comte Razoumoffski, en robe de chambre de brocard, y dînait avec elle—il avait pris médecine ce jour là—et une douzaine de personnes des plus affidées de l’Impératrice. Le grand-duc, non content de jouir lui-même du fruit de son habile travail, appela tous ceux qui étaient autour de lui, pour les faire jouir du plaisir de regarder par les trous qu’il venait de pratiquer avec tant d’industrie. Quand lui-même et ceux qui se trouvaient près de lui, eurent rassasié leurs yeux de ce plaisir indiscret, il vint inviter Mme Krouse, et moi et mes femmes, à passer chez lui pour voir quelque chose que nous n’avions jamais vu. Il ne nous dit pas ce que c’était, apparemment pour nous ménager une agréable surprise. Comme je ne me pressais pas assez, selon ses désirs, il emmena Mme Krouse et mes femmes. J’arrivai la dernière et les trouvai établis devant cette porte, où il avait dressé des bancs, des chaises, des escabelles, pour la commodité des spectateurs, disait-il. En entrant je demandai ce que c’était. Il vint courir au devant de moi et me dire de quoi il s’agissait. Je fus effrayée et indignée de sa témérité, et je lui dis que je ne voulais ni regarder ni avoir part à cet esclandre, qui sûrement lui causerait du chagrin si sa tante l’apprenait, et qu’il était difficile qu’elle ne l’apprît pas, parcequ’il avait mis au moins vingt personnes dans son secret. Tous ceux qui s’étaient prêtés à regarder par la porte, voyant que je ne voulais pas en faire autant, commencèrent à défiler un à un de cette porte. Le grand-duc lui-même commençait à être un peu penaud de ce qu’il avait fait, et s’en retourna travailler à son théâtre de marionnettes, et moi je m’en allai dans ma chambre.

Jusqu’au dimanche nous n’entendîmes parler de rien; mais ce jour là, je ne sais comment il se fit que je vins un peu plus tard à la messe qu’à l’ordinaire. Revenue dans ma chambre, j’allais ôter mon habit de cour, lorsque je vis entrer l’Impératrice avec un air fort irrité et très rouge. Comme elle n’avait pas été à la messe de la chapelle, mais qu’elle avait assisté au service divin dans sa petite chapelle particulière, j’allai comme de coutume au devant d’elle, ne l’ayant pas vue encore ce jour-là, pour lui baiser la main. Elle m’embrassa, ordonna d’appeler le grand-duc, et, en attendant, me gronda, moi, de ce que je venais tard à la messe et donnais la préférence à la parure sur le bon Dieu. Elle ajouta que du temps de l’impératrice Anne, quoiqu’elle ne demeurât pas à la cour, mais dans une maison assez éloignée de la cour, elle n’avait jamais manqué à ses devoirs, et que souvent elle s’était levée à la bougie à cet effet. Puis elle fit appeler mon valet de chambre perruquier, et lui dit que si, à l’avenir, il me coiffait avec tant de lenteur, elle le ferait chasser. Quand elle eut fini avec celui-ci, le grand-duc, qui s’était déshabillé dans sa chambre, entra en robe de chambre, le bonnet de nuit à la main, d’un air fort gai et leste, et courut pour baiser la main à l’Impératrice, qui l’embrassa, et lui demanda d’où il avait pris la hardiesse de faire ce qu’il avait fait, disant qu’elle était entrée dans la chambre où était la table à machine, qu’elle y avait trouvé la porte toute trouée, que tous les trous étaient dirigés vers l’endroit où elle s’asseyait ordinairement, qu’apparemment en faisant cela il avait oublié ce qu’il lui devait; qu’elle ne devait plus le regarder que comme un ingrat; que son père à elle, Pierre I, avait aussi eu un fils ingrat, et qu’il l’avait puni en le déshéritant; que du temps de l’impératrice Anne elle lui avait toujours rendu le respect que l’on devait à une tête couronnée et ointe du Seigneur; que celle-là n’entendait pas le badinage et faisait mettre à la forteresse ceux qui lui manquaient de respect; qu’il n’était, lui, qu’un petit garçon à qui elle saurait apprendre à vivre. Ici il commença à se fâcher et voulut lui répondre, à l’effet de quoi il balbutia quelques paroles; mais elle lui ordonna de se taire, et se courrouça de telle manière qu’elle ne garda plus de mesure dans sa colère, ce qui lui arrivait ordinairement quand elle se fâchait, et lui dit tout plein d’injures et de choses choquantes, lui témoignant autant de mépris que de colère.

Nous étions stupéfaits et interdits tous les deux, et quoique cette scène-là ne s’adressât pas directement à moi, j’en avais la larme à l’œil. Elle s’en aperçut et me dit: «Ce n’est pas à vous que ce que je dis s’adresse; je sais que vous n’avez pas eu part à ce qu’il a fait, et que vous n’avez ni regardé ni même voulu regarder à travers la porte.» Cette réflexion qu’elle fit, avec justice, la calma un peu, et elle se tut—aussi bien était-il difficile d’ajouter encore à ce qu’elle venait de dire—après quoi elle nous salua et s’en alla, extrêmement rouge et les yeux étincelants, chez elle. Le grand-duc s’en alla chez lui, et moi j’ôtai mon habit en silence, ruminant sur tout ce que je venais d’entendre. Quand je fus déshabillée, le grand-duc vint me trouver, et il me dit d’un ton moitié penaud moitié satirique: «Elle était comme une furie et ne savait ce qu’elle disait.» Je lui dis: «Elle était d’une colère extrême.» Et nous repassâmes ce que nous venions d’entendre, à la suite de quoi nous dinâmes dans ma chambre seuls tous les deux. Lorsque le grand-duc s’en fut allé chez lui, Mme Krouse entra chez moi et me dit: «Il faut avouer que l’Impératrice a agi aujourd’hui vraiment en mère.» Je vis qu’elle avait envie de me faire parler, et à cause de cela je me tus. Elle continua: «Une mère se fâche, gronde ses enfants, et puis cela se passe; vous auriez dû tous les deux lui dire: ВИНОВаты Матушка et vous l’auriez désarmée.» Je lui dis que j’avais été interdite et ébahie de la colère de sa majesté, et que tout ce que j’avais été en état de faire dans ce moment avait été d’écouter et de me taire. Elle s’en alla de chez moi, apparemment pour faire son rapport. Quant à moi, le je vous demande pardon, madame, pour désarmer la colère de l’Impératrice, me resta dans la tête, et depuis je m’en suis servie dans l’occasion avec succès, comme on le verra dans la suite.

Quelque temps avant que l’Impératrice dispensât le comte Brummer et le grand chambellan Berkholz de leurs fonctions près du grand-duc, un jour que je sortis plus de bonne heure que de coutume le matin dans l’antichambre, le premier s’y trouvant seul, il prit cette occasion pour me parler, et me pria et me conjura d’aller tous les jours dans la chambre de toilette de l’Impératrice, comme ma mère m’en avait obtenu la permission en partant, privilège dont j’avais fort peu usé jusqu’ici, parceque cette prérogative m’ennuyait souverainement. J’y étais venue une ou deux fois, j’y avais trouvé les femmes de l’Impératrice qui peu à peu s’en étaient retirées de façon que je restais seule. Je lui dis cela. Il me dit que cela n’y faisait rien, qu’il fallait continuer. A dire la vérité, à cette persévérance de courtisan je ne comprenais rien. Cela pouvait lui servir pour ses vues, mais ne me servait de rien à moi de faire le pied de grue dans la chambre de toilette de l’Impératrice, et encore de lui être à charge. Je dis au comte Brummer ma répugnance, mais il fit tout pour me persuader, sans y réussir. Je me plaisais mieux dans mon appartement, et surtout quand Mme Krouse n’y était pas. Je lui découvris cet hiver un penchant très déterminé pour la boisson, et comme elle maria bientôt sa fille avec le maréchal de la cour, Sievers, ou bien elle sortait, ou bien mes gens trouvaient le moyen de l’enivrer, puis elle allait dormir, ce qui délivrait ma chambre de cet argus hargneux.

Le comte Brummer et le grand chambellan Berkholz ayant été dispensés de leurs fonctions près du grand-duc, l’Impératrice nomma pour accompagner le grand-duc, le général prince Basile Repnine. Cette nomination était assurément ce que l’Impératrice pouvait faire de mieux; car le prince Repnine était non seulement un homme d’honneur et de probité, mais c’était encore un homme d’esprit et un très galant homme, rempli de candeur et de loyauté. Moi, en mon particulier, je n’eus qu’à me louer des procédés du prince Repnine. Pour le comte Brummer, je n’en eus pas de regret: il m’ennuyait avec ses éternels discours politiques; il sentait l’intrigue; tandis que le caractère franc et militaire du prince Repnine m’inspirait de la confiance. Pour le grand-duc, il était enchanté d’être quitte de ses pédagogues qu’il haïssait. Ceux-ci, en le quittant, lui firent cependant une belle peur de ce qu’ils le laissaient à la merci des intrigues du comte Bestoujeff, qui était la cheville ouvrière de tous ces changements, lesquels se faisaient sous le plausible prétexte de la majorité de Son Altesse Impériale, dans son duché de Holstein. Le prince Auguste, mon oncle, se trouvait toujours à Pétersbourg, et y guettait l’administration du pays héréditaire du grand-duc.

Au mois de mai nous passâmes au palais d’été. A la fin de mai l’Impératrice plaça près de moi, comme grande-gouvernante, Mme Tchoglokoff, une de ses dames d’honneur et sa parente. Ce fut un coup de foudre pour moi. Cette dame était tout adonnée au comte Bestoujeff, extrêmement simple, méchante, capricieuse, et fort intéressée. Son mari, chambellan de l’Impératrice, était allé alors, avec je ne sais quelle commission de l’Impératrice, à Vienne. Je pleurai beaucoup en la voyant arriver, et tout le reste du jour. Je devais me faire saigner le lendemain. Le matin l’Impératrice vint dans ma chambre, et, me voyant les yeux rouges, elle me dit que les jeunes femmes qui n’aimaient pas leurs maris pleuraient toujours; que ma mère cependant l’avait assurée que je n’avais pas de répugnance à me marier avec le grand-duc; que d’ailleurs elle ne m’y aurait pas obligée; que puisque j’étais mariée, il ne fallait plus pleurer. Je me souvins des instructions de Mme Krouse, et je lui dis: ВИНОВата Матушка, et elle s’apaisa. Sur ces entrefaites arriva le grand-duc, auquel l’Impératrice fit grand accueil cette fois-ci, et puis elle s’en alla. On me saigna, pour le coup j’en avais grand besoin, puis je me mis au lit et je pleurai toute la journée. Le lendemain le grand-duc, pendant l’après dîner, me prit à part, et je vis clairement qu’on lui avait fait entendre que Mme Tchoglokoff avait été placée près de moi, parceque je ne l’aimais pas, lui le grand-duc. Mais je ne comprends pas comment on avait cru augmenter ma tendresse pour lui en me donnant cette femme-là. C’est ce que je lui dis. Pour me servir d’argus, c’était autre chose. Cependant à cet effet il aurait fallu en choisir une moins bête, et assurément pour cet emploi-là il ne suffisait pas d’être méchante et malveillante. On croyait Mme Tchoglokoff extrêmement vertueuse parcequ’alors elle aimait son mari à l’adoration. Elle l’avait épousé par amour: un aussi bel exemple qu’on mettait sous mes yeux, devait me persuader peut-être d’en faire autant. Nous verrons comment on y réussit. Voici, à ce qu’il paraît, ce qui avait précipité cet arrangement: je dis, précipité: car je pense que depuis le commencement le comte Bestoujeff avait en vue de nous entourer de ses créatures. Il aurait bien voulu en faire autant des entours de Sa Majesté, mais la chose était moins aisée.

Le grand-duc avait, à mon arrivée à Moscou, dans sa chambre trois domestiques nommés Czernicheff, tous les trois fils de grenadiers de la compagnie du corps de l’Impératrice. Ceux-ci avaient le grade de lieutenant, qu’elle leur avait donné en récompense, parcequ’ils l’avaient mise sur le trône. L’aîné des Czernicheffs était cousin des deux autres qui étaient frères. Le grand-duc les affectionnait beaucoup tous les trois. Ils étaient les plus intimes, et réellement très serviables, tous les trois grands et bien faits, surtout l’aîné. Le grand-duc se servait de celui-ci pour toutes ses commissions, et plusieurs fois dans la journée il l’envoyait chez moi. C’était lui encore en qui il se confiait quand il n’avait pas envie de venir chez moi. Cet homme était ami et très lié avec Yévreinoff, mon valet de chambre, et souvent je savais par ce canal-là ce que j’aurais ignoré. D’ailleurs tous les deux m’étaient attachés de cœur et d’âme, et souvent je tirais des lumières d’eux, qu’il m’aurait été difficile d’acquérir ailleurs, sur quantité des choses. Je ne sais à propos de quoi l’âiné des Czernicheffs avait dit un jour au grand-duc: Вашъ женихъ, «elle n’est pas ma proise, mais la vôtre.» Ce propos avait fait rire le grand-duc qui me l’avait conté, et depuis ce moment il plut à Son Altesse Impériale de m’appeler гo невѣста, sa promise, et André Czernicheff, en parlant avec moi, Вашъ женихъ, votre promis. André Czernicheff, pour faire cesser ce badinage, proposa à Son Altesse Impériale, après notre mariage, de m’appeler sa mère, Матушкаet moi je l’appelais сгнокъ мой. Mais il était continuellement question de ce fils entre le grand-duc et moi, lui aimant cet homme-là comme ses yeux, et moi l’affectionnant beaucoup aussi.

Mes gens se mirent martel en tête, les uns par jalousie, les autres appréhendant les suites qui pouvaient en résulter pour eux et pour nous. Un jour qu’il y avait bal masqué à la cour, et que j’étais rentrée dans ma chambre pour changer d’habit, mon valet de chambre Timothée Yéveinoff me prit à part et me dit qu’il était, ainsi que toute ma chambre, effrayé du danger dans lequel il voyait que je me précipitais. Je lui demandai ce que ce pouvait être. Il me dit: «Vous ne faites que parler et vous n’êtes occupée que d’André Czernicheff.»—«Hé bien,» dis-je, dans l’innocence de mon cœur, «quel mal y a-t-il à cela? c’est mon fils: le grand-duc l’aime autant et plus que moi, et il nous est attaché et fidèle.»—«Oui,» me répondit-il, «cela est vrai, le grand-duc peut faire comme il lui plaît, mais vous n’avez pas le même droit. Ce que vous nommez bonté et attachement parceque cet homme est fidèle et vous sert, vos gens le nomment amour.» Quand il eut prononcé ce mot dont je ne me doutais seulement pas, je fus frappée comme de la foudre, et du jugement de mes gens, que je nommais téméraire, et de l’état dans lequel je me trouvais sans m’en douter. Il me dit qu’il avait conseillé à son ami André Czernicheff de se dire malade afin de faire cesser ces propos. Celui-ci suivit les avis de Yévreinoff, et sa prétendue maladie dura jusqu’au mois d’avril à-peu-près. Le grand-duc s’occupa beaucoup de la maladie de cet homme, et il m’en parlait toujours, ne sachant rien de tout ceci. Au palais d’été, André Czernicheff reparut: je ne pus plus le revoir sans embarras. En attendant, l’Impératrice avait trouvé bon de faire un nouvel arrangement avec les domestiques de la cour. Ils servaient dans toutes les chambres à tour de rôle, et André Czernicheff comme les autres par conséquent. Le grand-duc avait souvent des concerts pendant les après-dîners, et lui-même y jouait du violon. Pendant un de ces concerts, où je m’ennuyais ordinairement, je m’en allai dans ma chambre. Celle-ci donnait dans la grande salle du palais d’été, dont on peignait alors le plafond, et qui était toute remplie d’échaffaudages. L’Impératrice était absente; Mme Krouse était allée chez sa fille, Mme Sievers: je ne trouvai âme qui vive dans ma chambre. Par ennui j’ouvris la porte de la salle, et je vis à l’autre bout André Czernicheff. Je lui fis signe d’approcher; il vint à la porte, à dire vrai, avec beaucoup d’appréhension. Je lui demandai si l’Impératrice viendrait bientôt. Il me dit: «Je ne saurais vous parler, on fait trop de bruit dans la salle; faites moi entrer dans votre chambre.» Je lui répondis: «C’est ce que je ne ferai pas.» Il était en dehors de la porte, et moi en dedans, tenant la porte entr’ouverte et lui parlant ainsi. Un mouvement involontaire me fit tourner la tête du côté opposé à la porte près de laquelle je me tenais; je vis derrière moi, à l’autre porte de ma chambre de toilette, le chambellan comte Divier, qui me dit: «Le grand-duc vous demande, madame.» Je fermai la porte de la salle et je m’en retournai, avec le comte Divier, dans l’appartement où le grand-duc avait son concert. J’ai appris depuis que le comte Divier était une espèce de rapporteur, chargé de cet emploi, comme plusieurs autres placés auprès de nous. Le lendemain de ce jour, un dimanche, après la messe, nous apprîmes, le grand-duc et moi, que les trois Czernicheffs avaient été placés comme lieutenants dans les régiments qui étaient du côté d’Orenbourg; et l’après-dîner de ce jour Mme Tchoglokoff fut placée près de moi.

Peu de jours après on nous donna l’ordre de nous préparer à accompagner l’Impératrice pour aller à Réval. En même temps Mme Tchoglokoff vint me dire de la part de Sa Majesté Impériale qu’elle me dispensait de venir à l’avenir dans sa chambre de toilette, et que quand j’aurais à lui dire quelque chose, ce ne fut point par d’autres que par elle, Mme Tchoglokoff. Au fond j’étais enchantée de cet ordre, qui me dispensait de faire le pied de grue entre les femmes de l’Impératrice; d’ailleurs je n’y allais pas souvent et ne voyais Sa Majesté que très rarement. Depuis que j’y étais entrée, elle ne s’était montrée à moi que trois ou quatre fois, et ordinairement, peu à peu et une à une les femmes de l’Impératrice quittaient cette pièce quand j’y entrais. Pour n’y pas rester seule, je n’y restais pas longtemps non plus.

Au mois de juin l’Impératrice partit pour Réval, et nous l’accompagnâmes. Nous allions, le grand-duc et moi, dans un carrosse à quatre places: le prince Auguste et Mme Tchoglokoff composaient notre carrosse. Notre façon de voyager n’était ni agréable ni commode. Les maisons de poste ou de station étaient occupées par l’Impératrice; pour nous, on nous donnait des tentes, ou bien on nous plaçait dans les offices. Je me souviens qu’un jour je m’habillai, pendant ce voyage, près du four où l’on venait de cuire le pain, et qu’une autre fois dans la tente où on avait dressé mon lit, il y avait de l’eau jusqu’à mi-pied quand j’y entrai. Outre cela l’Impératrice n’ayant aucune heure fixe ni pour partir, ni pour arriver, ni pour les heures de repas, ni pour celles de repos, nous étions tous, maîtres et domestiques, harassés d’une étrange manière.

Après dix ou douze jours de marche nous arrivâmes à une terre du comte Steinbock, 40 verstes de Réval, d’où l’Impératrice partit en grande cérémonie, voulant arriver de soir à Catherinthal; mais je ne sais comment il se fit que la marche se prolongea jusqu’à une heure et demie du matin.

Pendant tout le voyage, depuis Pétersbourg jusqu’à Réval, Mme Tchoglokoff faisait l’ennui et la désolation de notre carrosse. La moindre chose qu’on disait, elle ripostait par: «Pareil discours déplairait à Sa Majesté;» ou «Pareille chose ne serait pas approuvée par l’Impératrice.» C’étaient quelquefois les choses les plus innocentes et les plus indifférentes auxquelles elle attachait de pareilles étiquettes. Pour moi, je pris mon parti: je ne fis que dormir, pendant la route, dans le carrosse.

Dès le lendemain de notre arrivée à Catherinthal le train ordinaire de la cour recommença, c’est-à-dire, que depuis le matin jusqu’au soir, et très avant dans la nuit, on jouait assez gros jeu dans l’antichambre de l’Impératrice, qui était une salle laquelle coupait la maison et les deux étages en deux. Mme Tchoglokoff était joueuse. Elle m’engagea à jouer tout comme les autres au pharaon: toutes les favorites de l’Impératrice y étaient ordinairement établies, lorsqu’elles ne se trouvaient pas dans l’appartement de Sa Majesté Impériale ou plutôt dans sa tente, car elle en avait fait placer une très grande et magnifique à côté de ses chambres, qui étaient au rez de chaussée et très petites, comme Pierre I en construisait ordinairement. Il avait fait bâtir cette maison de campagne et planter le jardin.

Le prince et la princesse Repnine, qui étaient du voyage, et qui savaient la conduite arrogante et dénuée de sens commun que Mme Tchoglokoff avait tenue pendant la route, m’engageaient à en parler à la comtesse Schouvaloff et à Mme Ismaïloff, les dames les plus affectionnées de l’Impératrice. Ces dames n’aimaient pas Mme Tchoglokoff, et elles étaient déjà instruites de ce qui s’était passé. La petite comtesse Schouvaloff, qui était l’indiscrétion même, n’attendit pas que je lui en parlasse, mais, étant assise au jeu à côté de moi, elle commença elle-même à m’en parler, et comme elle avait le ton très goguenard, elle tourna toute la conduite de Mme Tchoglokoff tellement en ridicule que bientôt celle-ci devint la risée de tout le monde. Elle fit plus: elle conta à l’Impératrice tout ce qui s’était passé. Apparemment que l’on fit fermer la bouche à Mme Tchoglokoff, car elle adoucit de beaucoup son ton vis-à-vis de moi. A dire la vérité, j’avais grand besoin que cela se fît, car je commençais à sentir une grande disposition à la mélancolie. Je me sentais totalement isolée. Le grand-duc prit à Réval un goût passager pour une dame Cédéraparre. Il ne manqua pas, selon sa coutume prise, de m’en faire confidence tout de suite. Je sentais des maux de poitrine fréquents, et il me prit un crachement de sang à Catherinthal, pour lequel on me saigna. L’après-diner de ce jour Mme Tchoglokoff entra dans ma chambre et me trouva les larmes aux yeux. Alors avec une contenance extrêmement adoucie elle me demanda ce que j’avais, et me proposa de la part de l’Impératrice, pour dissiper mon hypocondrie, disait-elle, de faire un tour au jardin. Ce jour-là le grand-duc était allé à la chasse avec le grand-veneur Razoumowsky. Elle me remit outre cela, de la part de sa Majesté Impériale, 3000 roubles pour jouer au pharaon. Les dames avaient remarqué que je manquais d’argent et l’avaient dit à l’Impératrice. Je la priai de remercier Sa Majesté Impériale de ses bontés, et je m’en allai avec Mme Tchoglokoff me promener au jardin, pour prendre l’air.

Quelques jours après notre arrivée à Catherinthal nous y vîmes venir le grand-chancelier comte Bestoujeff, accompagné de l’ambassadeur impérial, le baron Preyslain, et nous apprîmes par les compliments qu’il nous fit, que les deux cours impériales venaient de s’unir par un traité d’alliance. Ensuite de quoi l’Impératrice alla voir l’exercice de la flotte; mais, excepté la fumée du canon, nous ne vîmes rien. La journée était excessivement chaude et le calme parfait. Au retour de cette manœuvre, il y eut un bal dans les tentes de l’Impératrice, dressées sur la terrasse. Le souper était dressé en plein air, à l’entour d’un bassin où il devait y avoir un jet d’eau. Mais à peine l’Impératrice se fut-elle placée à table, qu’il survint une ondée qui mouilla toute la compagnie, laquelle se retira comme elle put dans les maisons et dans les tentes. Ainsi finit cette fête.

Quelques jours après l’Impératrice partit pour Roguervick. La flotte y manœuvra de nouveau: nous n’en vîmes encore que la fumée. Ce voyage nous meurtrit singulièrement les pieds à tous. Le sol de cet endroit est un roc, couvert d’une épaisse couche de petits cailloux d’une telle nature que lorsqu’on se tient pendant quelque temps à la même place, les pieds enfoncent et les cailloux vous couvrent les pieds. Nous y campions et étions obligés d’aller, d’une tente à l’autre et dans nos tentes, sur ce terrain pendant plusieurs jours. J’en eus mal aux pieds pendant plus de quatre mois. Les galériens qui travaillaient au môle, portaient des sabots, et ceux-ci ne résistaient guère au delà de huit à dix jours.

L’ambassadeur impérial avait suivi Sa Majesté dans ce port. Il y dîna et soupa avec elle à mi-chemin entre Roguervick et Réval. Pendant ce souper on amena à l’Impératrice une vieille femme de 130 ans qui avait l’air d’un squelette ambulant. Elle lui fit donner des plats de sa table et de l’argent, et nous continuâmes notre route.

Revenue à Catherinthal, Mme Tchoglokoff eut la satisfaction d’y trouver son mari revenu de sa mission de Vienne. Beaucoup d’équipages de la cour avaient déjà pris le chemin de Riga, où l’Impératrice voulait se rendre. Mais revenue de Roguervick, l’Impératrice changea d’avis subitement. Bien des gens se cassèrent la tête pour deviner la cause de ce changement. Plusieurs années après la cause se découvrit. Au passage de M. Tchoglokoff par Riga, un prêtre luthérien, fou ou fanatique, lui remit une lettre et un mémoire pour l’Impératrice, dans lequel il l’exhortait à ne pas entreprendre ce voyage, lui disant qu’elle y courrait le plus grand danger; qu’il y avait des gens apostés par les ennemis de l’empire pour la tuer, et d’autres balivernes de cette force-là. Ces écrits, remis à Sa Majesté Impériale, lui firent passer l’envie d’aller plus loin. Pour le prêtre, il fut reconnu pour fou, mais le voyage n’eut pas lieu.

Nous revînmes à petites journées de Réval à Pétersbourg. Je gagnai dans ce voyage un grand mal de gorge, dont je fus alitée pendant plusieurs jours, ensuite de quoi nous allâmes à Péterhof, et de là nous faisions des excursions de huit en huit jours à Oranienbaum.

Au commencement d’août l’Impératrice nous envoya dire, au grand-duc et à moi, que nous devions faire nos dévotions. Nous nous conformâmes tous les deux à ses volontés, et tout de suite nous commençâmes à faire chanter matines et vêpres chez nous et aller à la messe tous les jours. Le vendredi lorsqu’il s’agit d’aller à la confession, la cause de cet ordre donné de faire des dévotions s’éclaircit. Simon Théodorsky, évêque de Pleskov, nous questionna beaucoup tous les deux, chacun séparément, sur ce qui s’était passé entre les Czernicheffs et nous. Mais, comme il ne s’était passé rien du tout, il fut un peu penaud quand il vit qu’avec l’ingénuité de l’innocence, on lui dit qu’il n’y avait pas même l’ombre de ce que l’on avait osé supposer. Il lui échappa de me dire à moi: «Mais d’où vient donc que l’Impératrice est prévenue du contraire?» à quoi je lui répondis que je l’ignorais. Je suppose que notre confesseur communiqua notre confession à celui de l’Impératrice, et que celui-ci redit à Sa Majesté ce qui en était, ce qui certainement ne pouvait nous nuire. Nous communiâmes le samedi, et le lundi nous allâmes à Oranienbaum pour huit jours, tandis que l’Impératrice fit une excursion à Zarskoé-Sélo.

Arrivé à Oranienbaum, le grand-duc enrégimenta toute sa suite. Les chambellans, les gentilshommes de la chambre, les charges de la cour, les adjudants du prince Repnine, son fils lui-même, les domestiques de la cour, les chasseurs, les jardiniers, tous eurent le mousquet sur l’épaule. Son Altesse Impériale les exerçait tous les jours, leur faisait monter la garde: le corridor de la maison leur servait de corps de garde, où ils passaient la journée. Pour les repas les cavaliers montaient en haut, et le soir ils venaient dans la salle danser en guêtres. De dames il n’y avait que moi, Mme Tchoglokoff, la princesse Repnine, mes trois demoiselles d’honneur et mes femmes de chambre: par conséquent ce bal était très maigre et mal arrangé, les hommes harassés et de mauvaise humeur de cette continuité d’exercices militaires, qui n’était pas du goût des courtisans. Après le bal on les laissait aller se coucher chez eux. En général, moi et tout le monde, nous étions excédés de la vie ennuyeuse que nous menions à Oranienbaum, où nous étions cinq ou six femmes isolées vis-à-vis les unes des autres depuis le matin jusqu’au soir, tandis que les hommes s’exerçaient à contre-cœur de leur côté. J’eus recours aux livres que j’avais apportés. Depuis mon mariage je ne faisais que lire. Le premier livre que j’aie lu étant mariée, fut un roman intitulé Tiran le blanc, et une année entière je ne lus que des romans. Mais ceux-ci commençaient à m’ennuyer. Je tombai par hasard sur les lettres de Mme de Sévigné: cette lecture m’amusa. Quand je les eus dévorées, les œuvres de Voltaire me tombèrent sous la main. Après cette lecture je cherchai des livres avec plus de choix.

Nous retournâmes à Péterhoff, et après deux ou trois allées et venues entre Péterhoff et Oranienbaum, avec les mêmes passe-temps, nous retournâmes à Pétersbourg, au palais d’été.

A la fin de l’automne l’Impératrice passa au palais d’hiver, où elle occupa les appartements où nous avions demeuré l’hiver précédent, et on nous logea dans ceux que le grand-duc avait occupés avant notre mariage. Ces appartements nous plurent beaucoup, et réellement ils étaient très commodes. C’étaient ceux de l’impératrice Anne. Tous les soirs toute notre cour se rassemblait chez nous, et on y jouait à toutes sortes de petits jeux, ou bien il y avait concert. Deux fois la semaine il y avait spectacle au grand théâtre qui était alors vis-à-vis l’église de Kasan. En un mot cet hiver fut un des plus gais et des mieux arrangés que j’aie passés de ma vie. Nous ne faisions à la lettre que rire et sauter pendant toute la journée.

Au milieu de l’hiver à peu près, l’Impératrice nous fit dire de la suivre à Tichvine, où elle allait. C’était un voyage de dévotion. Mais au moment que nous allions monter en traîneau, nous apprîmes que le voyage était remis. On vint nous dire à l’oreille que le grand-veneur comte Razoumovsky avait pris la goutte, et Sa Majesté ne voulait pas partir sans lui. Quinze jours ou trois semaines après nous partîmes en effet pour Tichvine. Ce voyage ne dura que cinq jours et nous revînmes. En passant par Ribatchia Slobodk, et devant la maison où je savais qu’étaient les Czernicheffs, je tâchai de les voir à travers les fenêtres, mais je ne vis rien. Le prince Repnine ne fut point de ce voyage. On nous dit qu’il avait la gravelle. Le mari de Mme Tchoglokoff fit les fonctions du prince Repnine pendant ce voyage, ce qui ne fit pas grand plaisir à tout le monde. C’était un sot arrogant et brutal: tout le monde le craignait terriblement, de même que sa femme, et à dire la vérité ils étaient véritablement malfaisants. Cependant il y avait des moyens, comme il parut dans la suite, non seulement d’endormir ces argus, mais même de les gagner. Alors on en était encore à deviner ces moyens. Un des plus sûrs était de jouer au pharaon avec eux. Ils étaient joueurs tous les deux et joueurs très intéressés. Ce faible fut découvert le premier, les autres après.

Pendant cet hiver mourut la princesse Gagarine, demoiselle d’honneur, d’une fièvre chaude, au moment où elle allait se marier au chambellan prince Galitzine, qui épousa ensuite sa sœur cadette. Je la regrettai beaucoup, et pendant sa maladie j’allai la voir plusieurs fois, malgré les représentations de Mme Tchoglokoff. L’Impératrice fit venir de Moscou à sa place sa sœur aînée, mariée depuis au comte Matiuschkine.

Au printemps nous allâmes habiter le palais d’été, et de là à la campagne. Le prince Repnine, sous prétexte de mauvaise santé, obtint la permission de se retirer dans sa maison, et M. Tchoglokoff continua à être chargé des fonctions du prince Repnine près de nous, ad interim. Celui-ci se signala d’abord par le renvoi de notre cour du chambellan comte Divier, qui fut placé comme brigadier à l’armée, et du gentilhomme de la chambre Villebois, qui y fut envoyé comme colonel, à la représentation de Tchoglokoff qui les regardait de mauvais œil, parceque le grand-duc et moi nous les regardions de bon œil. Pareil renvoi avait déjà eu lieu dans la personne du comte Zachar Czernicheff, en 1745, à la prière de ma mère; mais toutefois ces renvois étaient regardés comme des disgrâces à la cour, et par là ils devenaient très sensibles aux individus. Le grand-duc et moi nous fûmes très sensibles à celui-ci. Le prince Auguste, ayant obtenu tout ce qu’il avait voulu, on lui fit dire, de la part de l’Impératrice, de partir. Ceci était aussi une manigance des Tchoglokoff, qui voulaient absolument nous isoler, le grand-duc et moi, en quoi ils suivaient les instructions du comte Bestoujeff, auquel tout le monde était suspect.

Pendant cet été, n’ayant rien de mieux à faire, et l’ennui devenant grand chez nous, ma passion dominante devint de monter à cheval. Le reste du temps je lisais dans ma chambre tout ce qui me tombait sous la main. Pour le grand-duc, comme on lui avait ôté les gens qu’il aimait le mieux, il en choisit de nouveaux entre les domestiques de la cour.

Pendant cet intervalle mon valet de chambre, Yévreinoff, un matin qu’il m’accommodait les cheveux, me dit que par un hasard fort particulier, il avait découvert qu’André Czernicheff et ses frères étaient à Ribatschia, aux arrêts, dans une maison de plaisance appartenant en propre à l’Impératrice, qui l’avait héritée de sa mère; voici comment cela s’était découvert. Durant le carnaval mon homme s’était promené en traîneau, sa femme et sa belle-sœur dans le traîneau et les deux beaux-frères derrière. Le mari de la sœur était secrétaire du magistrat de St Pétersbourg. Cet homme avait une sœur mariée à un sous-secrétaire de la chancellerie secrète. Ils allèrent se promener un jour à Ribatchia, et entrèrent chez l’homme qui avait l’administration de cette terre de l’Impératrice. Ils eurent une dispute sur la fête de Pâques, pour savoir à quelle date elle tomberait. L’hôte de la maison dit qu’il allait bien vite finir cette contestation, qu’il n’y avait qu’à faire demander aux prisonniers un livre qu’on nommait Swiatzj, où l’on trouve toutes les fêtes et le calendrier pour plusieurs années. Quelques moments après on l’apporta. Le beau-frère de Yévreinoff s’empara du livre, et la première chose, en l’ouvrant, qu’il y trouva, fut qu’André Czernicheff y avait donné son nom, et la date du jour où le grand-duc lui avait donné ce livre; après quoi il y chercha la fête de Pâques. La dispute finit, le livre fut renvoyé, et ils revinrent à Pétersbourg, où quelques jours après, le beau-frère de Yévreinoff lui fit confidence de cette découverte. Celui-ci me pria instamment de n’en pas parler au grand-duc, parcequ’on ne se fiait pas du tout à sa discrétion. Je le lui promis, et je lui tins parole.

Vers la mi-carême nous allâmes avec l’Impératrice à Gostilitza, pour la fête du grand-veneur comte Razoumowsky. On y dansa et se divertit assez bien, après quoi on revint en ville.

Peu de jours après on m’annonça le décès de mon père, dont je fus très affligée. On me laissa pleurer huit jours tant que je voulus; mais au bout de huit jours, Mme Tchoglokoff vint me dire que c’était assez pleurer, que l’Impératrice m’ordonnait de finir, que mon père n’était pas un roi. Je lui répondis qu’il était vrai qu’il n’était pas roi, et à cela elle répartit qu’il ne convenait pas à une grande-duchesse de pleurer plus long-temps un père qui n’était pas roi. Enfin on régla que je sortirais le dimanche suivant et porterais le deuil six semaines.

La première fois que je sortis de ma chambre je trouvai le comte Santi, grand-maître des cérémonies de l’Impératrice, dans l’antichambre de Sa Majesté Impériale. Je lui adressai quelques paroles fort indifférentes, et passai mon chemin. A quelques jours de là Mme Tchoglokoff vint me dire que Sa Majesté avait appris du comte Bestoujeff, auquel Santi l’avait donné par écrit, que je lui avais dit, à lui Santi, que je trouvais fort étrange que les ambassadeurs ne m’eussent point fait de compliments de condoléance au sujet de la mort de mon père; que Sa Majesté trouvait très mal avisé le propos que j’avais tenu au comte Santi, que j’étais trop fière, que je devais me souvenir que mon père n’était pas roi, et qu’à cause de cette raison je ne devais ni ne pouvais prétendre à des compliments de condoléance de la part des ministres étrangers. Je tombai de mon haut en entendant parler ainsi Mme Tchoglokoff. Je lui dis que si le comte Santi avait dit ou écrit que je lui avais dit une seule parole analogue même à ce sujet, il était un insigne menteur; que rien de pareil n’était jamais entré dans ma tête, et que, par conséquent aussi, je n’avais tenu, ni à lui ni à personne, aucun propos qui y eût rapport. C’était la vérité la plus stricte, parceque je m’étais fait une règle immuable de ne rien prétendre en aucun cas, de me conformer en tout aux volontés de Sa Majesté Impériale, et de faire ce qu’on me dirait de faire. Apparemment que l’ingénuité avec laquelle je répondis à Mme Tchoglokoff la convainquit. Elle me dit qu’elle ne manquerait pas de dire à l’Impératrice que je donnais un démenti au comte Santi. En effet elle s’en alla chez Sa Majesté et revint me dire que l’Impératrice était très fâchée contre le comte Santi d’avoir fait un pareil mensonge, et qu’elle avait ordonné de le réprimander. A quelques jours de là le comte Santi me dépêcha plusieurs personnes, entr’autres le chambellan comte Nikita Panine et le vice-chancelier Woronzoff, pour me dire que le comte Bestoujeff l’avait forcé à faire ce mensonge et qu’il était fâché de ce que par là il se trouvait dans ma disgrâce. Je dis à ces messieurs qu’un menteur était un menteur, quelque raison qu’il eût pour mentir, et que de crainte que ce monsieur ne me mêlât dans ses mensonges, je ne lui parlerais plus. Voici ce que je crois de cette histoire. Santi était italien. Il aimait négocier et était fort occupé de son métier de grand-maître des cérémonies. Je lui avais toujours parlé comme je parlais à tout le monde. Il croyait peut-être que des compliments de condoléance de la part du corps diplomatique au sujet de la mort de mon père pouvaient être admis, et dans sa façon de penser il y a apparence qu’il croyait m’obliger par là. Il alla donc chez le comte Bestoujeff, grand-chancelier et son chef, et lui dit que j’étais sortie pour la première fois, et que je lui avais paru très affectée: des compliments de condoléance omis pouvaient avoir contribué à augmenter cette sensibilité. Le comte Bestoujeff, toujours hargneux et charmé de m’humilier, fit mettre tout de suite par écrit ce que Santi lui avait dit ou insinué, et qu’il avait appuyé de mon nom, et lui fit signer ce protocole. L’autre, craignant son chef comme le feu, et craignant surtout de perdre sa place, ne balança pas à signer ce mensonge plutôt que de sacrifier son existence. Le grand-chancelier envoya la note à l’Impératrice. Celle-ci s’irrita de me voir des prétentions, et m’envoya Mme Tchoglokoff, comme il a été dit ci-dessus. Mais ayant entendu ma réponse fondée sur l’exacte vérité, il n’en résulta d’autre chose qu’un pied de nez pour monsieur le grand-maître des cérémonies.

A la campagne le grand-duc se forma une meute, et commença lui-même à dresser des chiens. Lorsqu’il était las de les tourmenter, il se mettait à râcler du violon. Il ne connaissait pas une note, mais il avait beaucoup d’oreille, et faisait consister la beauté de la musique dans la force et la violence avec laquelle il tirait des sons de son instrument. Ceux qui l’écoutaient cependant, souvent se seraient bouché volontiers les oreilles, s’ils avaient osé, car il les écorchait horriblement. Ce train de vie continua tant à la campagne qu’à la ville. Revenue au palais d’été, Mme Krouse, qui n’avait cessé d’être un argus, se radoucit au point que très souvent elle se prêtait à tromper les Tchoglokoff, qui étaient devenus les bêtes noires de tout le monde. Elle fit plus, elle procura au grand-duc des jouets, des poupées, et d’autres joujous d’enfans qu’il aimait à la folie. Pendant le jour on les cachait dedans et sous mon lit; le grand-duc se couchait d’abord après le souper, et dès que nous étions au lit, Mme Krouse fermait la porte à clef, et alors le grand-duc jouait jusqu’à une ou deux heures du matin. Bon-gré mal-gré j’étais obligée de prendre part à ce bel amusement, de même que Mme Krouse. Souvent j’en riais, mais plus souvent j’en étais excédée et même incommodée: tout le lit était couvert et rempli de poupées et de jouets quelquefois assez lourds. Je ne sais si Mme Tchoglokoff eut vent de ces amusements nocturnes, mais un soir, vers minuit, elle vint frapper à la porte de la chambre à coucher. On ne lui ouvrit pas tout de suite, parceque le grand-duc, Mme Krouse, et moi, nous n’eûmes rien de plus pressé que de dégarnir le lit des jouets et de les cacher, à quoi la couverture nous servit assez bien, parceque nous les fourrâmes dessous. Ceci fait, on ouvrit, mais elle trouva terriblement à redire de ce qu’on l’avait fait attendre, et nous dit que l’Impératrice se fâcherait beaucoup, quand elle apprendrait que nous ne dormions pas encore à telle heure. Puis elle s’en alla en grognant, n’ayant point fait d’autre découverte. Elle partie, le grand-duc continua son train jusqu’à ce qu’il eût envie de dormir.

A l’entrée de l’automne nous repassâmes de rechef dans les appartements que nous avions occupés d’abord après nos noces, au palais d’hiver. Ici il se fit une défense très sévère de la part de Sa Majesté par l’organe de M. Tchoglokoff, pour que personne n’entrât dans les appartements du grand-duc et les miens, sans l’expresse permission de M. et Mme Tchoglokoff, avec un ordre aux dames et cavaliers de notre cour de se tenir dans l’antichambre et de ne pas passer le seuil de la porte, de ne pas nous parler autrement qu’à haute voix, même aux domestiques, sous peine d’être renvoyés. Le grand-duc et moi, ainsi réduits à être vis-à-vis l’un de l’autre, nous murmurions tous les deux et nous nous communiquions réciproquement nos pensées sur cette sorte de prison qu’aucun de nous n’avait méritée. Pour se procurer plus d’amusement pendant l’hiver, le grand-duc fit venir huit ou dix chiens de chasse de la campagne, et les plaça derrière une cloison de bois qui séparait l’alcôve de ma chambre à coucher d’un immense vestibule qu’il y avait derrière nos appartements. Comme l’alcôve n’était séparée que par des planches, l’odeur de chenil perçait dans l’alcôve, et dans cette puanteur nous dormions tous les deux. Quand je m’en plaignais il me disait qu’il n’y avait pas moyen de faire autrement. Le chenil étant un grand secret, je supportai cette incommodité sans trahir le secret de Son Altesse Impériale.

Comme il n’y eut aucune sorte de divertissement pendant ce carnaval à la cour, le grand-duc imagina de faire des mascarades dans ma chambre. Il faisait habiller ses domestiques, les miens et mes femmes, en masques, et les faisait danser dans ma chambre à coucher. Il jouait lui-même du violon et dansait avec. Cela durait assez long-temps dans la nuit; pour moi, sous différents prétextes, de mal de tête ou de lassitude, je me couchais sur un canapé, mais toujours en habit de masque, et m’ennuyais à mourir de l’insipidité de ces bals masqués qui l’amusaient infiniment. Le carême venu, on éloigna de lui encore quatre personnes, du nombre desquelles étaient trois pages qu’il aimait mieux que les autres. Ces renvois fréquents l’affectaient; mais il ne faisait pas un pas pour les arrêter, ou bien il en faisait de si gauches que cela ne faisait qu’augmenter le mal.

Pendant cet hiver nous apprîmes que le prince Repnine, tout malade qu’il était, devait commander le corps de troupes qu’on allait envoyer en Bohême au secours de l’impératrice-reine, Marie Thérèse. C’était une disgrâce formelle pour le prince Repnine. Il y alla et n’en revint jamais, parcequ’il mourût de chagrin en Bohême. Ce fut la princesse Gagarine, ma demoiselle d’honneur, qui m’en donna le premier avis, malgré toutes les défenses de laisser passer jusqu’à nous le moindre mot de ce qui se passait à la ville ou à la cour. On peut voir par là ce que c’est que de pareilles défenses qui ne sont jamais exécutées à la rigueur, parcequ’il y a trop de gens intéressés à les enfreindre. Tous ceux qui nous entouraient, et jusqu’aux plus proches parents des Tchoglokoff, tous s’intéressaient à diminuer la rigueur de l’espèce de prison politique dans laquelle on s’efforçait de nous retenir. Il n’y avait pas jusqu’au propre frère de Mme Tchoglokoff, le comte Hendrikoff, qui souvent ne me glissait des avis utiles et nécessaires, et d’autres se servaient de lui encore pour me les faire parvenir, à quoi il se prêtait toujours avec la candeur d’un brave et honnête homme, se moquant des bêtises et des brutalités de sa sœur et de son beau-frère, de façon qu’avec lui tout le monde était à son aise et sans défiance quelconque, parcequ’il n’avait jamais compromis personne, ni manqué à âme qui vive. C’était un homme d’un sens droit, mais borné, mal élevé, très ignorant, mais ferme et sans malice.

Pendant ce même carême, un jour, vers midi, je sortis dans la chambre où se tenaient les cavaliers et les dames—les Tchoglokoff n’y étaient pas encore—et, en parlant aux uns et aux autres, je m’approchai de la porte où se tenait le chambellan Outzine. Celui-ci fit tomber à demi-voix le discours sur la vie ennuyeuse que nous menions, et dit qu’avec cela encore on nous mettait mal dans l’esprit de l’Impératrice; que, peu de jours avant, Sa Majesté Impériale avait dit à table que je me surchargeais de dettes, que tout ce que je faisais était marqué au coin de la bêtise, qu’avec cela je m’imaginais que j’avais beaucoup d’esprit, mais qu’il n’y avait que moi qui pensât comme cela sur mon propre compte, et que je ne trompais personne, que ma parfaite bêtise était reconnue de tout le monde, et qu’à cause de cela il fallait moins prendre garde à ce que faisait le grand-duc qu’à ce que je faisais, moi; et il ajouta, la larme à l’œil, qu’il avait ordre de l’Impératrice de me dire cela; mais il me pria de ne pas faire semblant de savoir qu’il m’eût dit avoir ordre de me le dire. Je lui répondis que pour ce qui en était de ma bêtise, la faute ne pouvait m’en être attribuée, chacun étant comme le bon Dieu l’avait créé; qu’à l’égard de mes dettes, il n’était pas bien étonnant que j’en eusse, parcequ’avec 30,000 roubles d’entretien, ma mère, en partant, m’avait laissé 6000 roubles à payer pour elle; qu’outre cela la comtesse Roumianzoff m’avait engagée à faire mille dépenses qu’elle regardait comme indispensables; que Mme Tchoglokoff me coûtait seule, cette année, 17,000 roubles, et qu’il savait lui-même le jeu d’enfer qu’il fallait jouer avec eux tous les jours; qu’il pouvait rendre cette réponse à ceux qui l’en avaient chargé; qu’au reste j’étais très fâchée de savoir qu’on me mettait mal dans l’esprit de Sa Majesté Impériale, à laquelle cependant je n’avais jamais manqué en fait de respect, d’obéissance, et de déférence, et que plus on m’observerait plus on en serait convaincu. Je lui promis le secret qu’il m’avait demandé, et le gardai. Je ne sais s’il redit ce dont je le chargeai; mais je le crois, quoique je n’entendisse plus parler de cela, et n’eus garde de renouveler une conversation aussi peu agréable.

La dernière semaine du carême, je pris la rougeole. Je ne pus paraître à pâques; je communiai dans ma chambre le samedi. Pendant cette maladie Mme Tchoglokoff, quoique grosse à pleine ceinture, ne me quittait quasi pas, et faisait ce qu’elle pouvait pour m’amuser. J’avais alors une petite fille kalmouque que j’aimais beaucoup. Cette enfant gagna de moi la rougeole. Après pâques nous allâmes au palais d’été, et de là, à la fin de mai, pour l’ascension, chez le comte Razoumowsky, à Gostilitza. L’Impératrice y fit venir, le 23 du même mois, l’ambassadeur de la cour impériale, le baron Breitlack, qui partait pour Vienne. Il y passa la soirée et soupa avec l’Impératrice. Ce souper se fit fort avant dans la nuit, et nous revînmes à la maisonnette où nous étions logés, après le lever du soleil. Cette maisonnette de bois était située sur une petite élévation et attachée aux glissoires.[G] La situation de cette maisonnette nous avait plu, l’hiver, lorsque nous avions été à Gostilitza pour la fête du grand-veneur, et pour nous faire plaisir il nous y avait logés cette fois-ci. Elle avait deux étages. Celui d’en haut consistait en un escalier, une salle, et trois cabinets; nous couchions dans l’un, le grand-duc s’habillait dans un autre, et Mme Krouse occupait le troisième. En bas étaient logés les Tchoglokoff, mes demoiselles d’honneur, et mes femmes de chambre. Revenus du souper, tout le monde se coucha. Vers les six heures du matin un sergent aux gardes, Lévacheff, arriva d’Oranienbaum pour parler à Tchoglokoff au sujet des bâtisses qui s’y faisaient alors. Trouvant tout le monde endormi dans la maison, il s’assit près de la sentinelle et entendit des craquements qui lui donnèrent des soupçons. La sentinelle lui dit que ces craquements s’étaient renouvelés plusieurs fois depuis qu’il était en faction. Lévacheff se leva et courut à l’extérieur de la maison. Il vit que du dessous de la maison il se détachait de grands carreaux de pierre. Il courut éveiller Tchoglokoff, et lui dit que le fondement de la maison s’affaissait, et qu’il fallait tâcher d’en faire sortir le monde qui y dormait. Tchoglokoff prit une robe de chambre et courut en haut, où, trouvant les portes qui étaient vitrées, fermées à clef, il en fit sauter les serrures. Il parvint ainsi au cabinet où nous dormions, et tirant le rideau, il nous réveilla et nous dit de nous lever au plus vite et de sortir, parceque le fondement de la maison manquait. Le grand-duc sauta du lit, prit sa robe de chambre, et s’enfuit. Je dis à Tchoglokoff que j’allais le suivre, et il s’en alla. Je m’habillai à la hâte. En m’habillant je me souvins que Mme Krouse couchait dans l’autre cabinet. J’allai la réveiller. Comme elle dormait profondément, je parvins avec peine à la réveiller et puis à lui faire comprendre qu’il fallait sortir de la maison. Je l’aidai à s’habiller. Quand elle fut en état, nous passâmes le seuil de la porte et entrâmes dans la salle; mais au moment que nous y posâmes les pieds, il s’y fit un écroulement universel accompagné d’un bruit comme celui d’un vaisseau qu’on lance du chantier. Mme Krouse et moi nous tombâmes par terre. Au moment de notre chute Lévacheff entra par la porte de l’escalier qui était vis-à-vis de nous. Il me leva de terre et m’emporta hors de la chambre. Je jetai par hazard les yeux vers les glissoires: elles avaient été au niveau du second étage, elles ne l’étaient plus, mais au moins à une archine au dessous du niveau du second étage. Lévacheff parvenu avec moi jusqu’à l’escalier de la maison par lequel il était monté, ne le trouva plus: il s’était écroulé; mais plusieurs personnes étant montées sur les décombres, Lévacheff me donna aux plus proches, celles-ci à d’autres, et ainsi, de mains en mains, je parvins jusqu’au pied de l’escalier dans le vestibule, et de là on m’emporta dans un pré. J’y trouvai le grand-duc en robe de chambre. Une fois sortie de la maison, je me mis à regarder ce qui se passait du côté de la maison, et je vis que plusieurs personnes en sortaient tout ensanglantées, et d’autres qu’on portait dehors. Entre les plus grièvement blessées se trouva la princesse Gagarine, ma demoiselle d’honneur. Elle avait voulu se sauver de la maison comme les autres, et, en passant par une chambre attenant à la sienne, un fourneau qui s’écroulait tomba sur un écran et la renversa sur un lit qui se trouvait dans la chambre, plusieurs briques lui tombèrent sur la tête et la blessèrent grièvement, de même qu’une fille qui se sauvait avec elle. Dans ce même étage d’en bas il y avait une petite cuisine où plusieurs domestiques dormaient, dont trois furent tués par l’écroulement du foyer. Ceci n’était rien en comparaison de ce qui se passa entre le fondement de la maison et le premier étage: seize ouvriers attachés aux glissoires dormaient, et tous furent écrasés par l’affaissement de ce bâtiment. La cause de tout cela était que cette cette maison avait été bâtie en automne, à la hâte. Pour fondements on lui avait donné quatre rangs de pierres à chaux. L’architecte avait fait poser au premier étage douze poutres en guise de piliers dans le vestibule. Il devait partir pour l’Ukraine, et au moment qu’il partit, il dit au régisseur de la terre de Gostilitza de ne pas permettre qu’on touchât jusqu’à son retour à ces douze poutres. Lorsque le régisseur apprit que nous devions demeurer dans cette maisonnette, malgré la prescription de l’architecte, comme ces douze poutres défiguraient le vestibule, il n’eut rien de plus pressé que de les faire abattre. Alors, le dégel venu, tout s’affaissa sur les quatre rangs de pierres à chaux qui glissaient de différents côtés, et le bâtiment lui-même glissa vers un tertre qui l’arrêta. J’en fus quitte pour quelques taches bleues et une grande frayeur, pour laquelle on me saigna. Cette frayeur avait été si grande parmi tout le monde, que, pendant plus de quatre mois, chaque porte qui se ferma avec un peu de force nous causa à tous des tressaillements. Quand la première peur fut passée, ce jour-là, l’Impératrice, qui demeurait dans une autre maison, nous fit venir chez elle, et comme elle avait envie de diminuer le danger, tout le monde tâchait de n’y en voir que fort peu, et quelques uns même aucun. Ma frayeur à moi lui déplut beaucoup, et elle m’en bouda. Le grand-veneur pleurait et se désespérait; il parla de se tuer d’un coup de pistolet. On l’en empêcha apparemment, car il n’en fit rien, et dès le lendemain nous retournâmes à Pétersbourg, et, quelques semaines après, au palais d’été.

Je ne me souviens pas au juste, mais il me semble que c’est à cette date à peu près qu’arriva en Russie le chevalier Sacromoso. Il y avait fort longtemps qu’il n’était venu de chevalier de Malte en Russie, et en général on voyait alors très peu d’étrangers venir à Pétersbourg; par conséquent son arrivée fut une espèce d’évènement. On le traita au mieux et on lui fit voir tout ce qu’il y avait de remarquable à Pétersbourg et à Cronstadt. Un officier de marque de la marine fut nommé à cet effet pour l’accompagner. Ce fut M. Poliansky, alors capitaine de haut-bord, depuis amiral. Il nous fut présenté. En me baisant la main, Sacromoso me glissa dans la main un fort petit billet et me dit fort bas: «C’est de la part de madame votre mère.» Je fus presque interdite de frayeur de ce qu’il venait de faire. Je mourais de peur que quelqu’un ne l’eût remarqué, et surtout les Tchoglokoff qui étaient tout proches. Cependant je pris le billet et le glissai dans mon gant droit: personne ne le remarqua. Revenue dans ma chambre, je trouvai dans ce billet roulé (où il me disait que par un musicien italien qui venait au concert du grand-duc, il attendait la réponse) réellement un billet de ma mère qui, inquiète de mon silence involontaire, m’en demandait la raison et voulait savoir dans quelle situation je me trouvais. Je répondis à ma mère et l’instruisis de ce qu’elle voulait savoir. Je lui dis qu’on m’avait défendu de lui écrire et à qui que ce fût, sous prétexte qu’il ne convenait pas à une grande-duchesse de Russie d’écrire d’autres lettres que celles qui étaient composées au collége des affaires étrangères, où je devais seulement apposer ma signature et ne jamais dire ce qu’on devait écrire, parceque le collége savait mieux que moi ce qu’il convenait d’écrire; qu’à M. Olsoufieff on avait presque fait un crime de ce que je lui avais envoyé quelques lignes que je l’avais prié d’insérer dans une lettre pour ma mère. Je lui donnai encore plusieurs autres informations qu’elle demandait. Je roulai mon billet comme avait été celui que j’avais reçu, et je guettai avec impatience et inquiétude le moment de m’en défaire. Au premier concert qu’il y eut chez le grand-duc, je fis le tour de l’orchestre, et m’arrêtai derrière la chaise du violon soliste d’Ologlio, qui était l’homme qu’on m’avait indiqué. Lorsqu’il me vit arriver derrière sa chaise, il fit semblant de prendre son mouchoir dans la poche de son habit, et par là ouvrit cette poche au large. J’y glissai, sans faire semblant de rien, mon billet, je m’en allai d’un autre côté, et personne ne se douta de rien. Sacromoso, pendant son séjour à Pétersbourg, me glissa encore deux ou trois billets ayant trait à la même matière, et mes réponses lui furent rendues de même, jamais personne n’en sut rien.

Du palais d’été nous allâmes à Péterhof, qu’on rebâtissait alors. On nous logea en haut dans le vieux bâtiment de Pierre I, qui existait alors. Ici, par ennui, le grand-duc se mit à jouer avec moi toutes les après-diners l’hombre à deux. Quand je gagnais il se fâchait, et quand je perdais il demandait à être payé tout de suite. Je n’avais pas le sou, faute de quoi il se mettait à jouer aux jeux de hasard avec moi, en tête-à-tête. Je me souviens qu’un jour son bonnet de nuit servit entre nous de marque pour 10,000 roubles; mais quand il perdait il devenait, à la fin du jeu, furieux, et était capable de bouder pendant plusieurs jours. Ce jeu d’aucune façon ne me convenait.

Pendant ce séjour à Péterhof nous vîmes de nos fenêtres, qui donnaient sur le jardin vers la mer, que M. et Mme Tchoglokoff étaient continuellement en allées et venues du palais d’en haut vers celui de Monplaisir, au bord de la mer, qu’habitait alors l’Impératrice. Cela nous intrigua, de même que Mme Krouse, pour savoir la raison de ces fréquentes allées et venues. A cet effet Mme Krouse s’en alla chez sa sœur, qui était première femme de chambre de l’Impératrice. Elle en revint toute rayonnante, ayant appris que toutes ces allées et venues venaient de ce qu’il était parvenu à l’Impératrice que M. Tchoglokoff avait une intrigue amoureuse avec une de mes demoiselles d’honneur, Melle Kocheleff, et que celle-ci était grosse. L’Impératrice avait fait venir Mme Tchoglokoff, et lui avait dit que son mari la trompait, tandis qu’elle aimait ce mari comme une folle; qu’elle avait été aveuglée jusqu’au point de faire quasi demeurer cette fille, la bonne amie de son mari, avec elle; que si elle voulait se séparer de son mari présentement, elle ferait une chose qui ne déplairait pas à Sa Majesté, qui n’avait pas vu avec plaisir le mariage même de Mme Tchoglokoff avec son mari. Elle lui déclara tout net qu’elle ne voulait pas que son mari restât près de nous, qu’elle le renverrait et lui laisserait, à elle, la charge. La femme, au premier moment, nia à l’Impératrice la passion de son mari, et soutint que c’était une calomnie; mais Sa Majesté Impériale, dans le temps qu’elle parlait à la femme, avait envoyé questionner la demoiselle. Celle-ci avoua tout, tout rondement, ce qui rendit la femme furieuse contre son mari. Elle revint chez elle et chanta pouille au mari. Celui-ci tomba à ses genoux, lui demanda pardon, et se servit de tout l’ascendant qu’il avait sur elle pour l’adoucir. La couvée d’enfans qu’ils avaient servit à replâtrer leur intelligence, qui cependant ne fut guère plus sincère depuis. Désunis par amour, ils se lièrent par intérêt: la femme pardonna au mari; elle s’en alla chez l’Impératrice et lui dit qu’elle avait tout pardonné à son mari; qu’elle voulait rester avec lui pour l’amour de ses enfans. Elle pria Sa Majesté, à genoux, de ne pas renvoyer son mari ignominieusement de la cour, disant que ce serait la déshonorer et mettre le comble à son amertume; enfin elle se conduisit si bien dans cette occasion, et avec tant de fermeté et de générosité, et sa douleur outre cela était si réelle, qu’elle désarma la colère de l’Impératrice. Elle fit plus, elle amena son mari devant Sa Majesté Impériale, lui dit bien ses vérités, et puis se mit avec lui aux genoux de l’Impératrice, et la pria de pardonner à son mari en faveur d’elle et de ses six enfans, dont il était le père. Toutes ces différentes scènes durèrent cinq à six jours, et nous apprenions presqu’heure par heure ce qui s’était passé, parceque nous étions moins guettés pendant cet intervalle, et que tout le monde espérait voir renvoyer ces gens-là. Mais l’issue ne répondit point à l’attente qu’on s’en était faite, car il n’y eut que la demoiselle de renvoyée chez son oncle, le grand-maréchal de la cour, Chépeleff, et les Tchoglokoff restèrent, moins glorieux cependant qu’ils n’avaient été jusqu’ici. On choisit le jour où nous devions aller à Oranienbaum, et tandis que nous partions d’un côté, on fit partir la demoiselle d’un autre.

A Oranienbaum nous logeâmes, cette année-là, dans la ville, à droite et à gauche du petit corps de logis. L’aventure de Gostilitza avait si bien effrayé que dans toutes les maisons de la cour on fit examiner les plafonds et les planchers, après quoi on répara ceux qui en avaient besoin.

Voici la vie que je menais à Oranienbaum. Je me levais à trois heures du matin et m’habillais moi-même de pied en cap en habit d’homme; un vieux chasseur que j’avais m’attendait déjà avec les fusils; il y avait un esquif de pêcheur tout prêt au bord de la mer; nous traversions le jardin à pied, le fusil sur l’épaule; nous nous mettions, lui, moi, un chien d’arrêt et le pêcheur qui nous menait, dans cet esquif, et j’allais tirer des canards dans les roseaux qui bordent la mer des deux côtés du canal d’Oranienbaum, qui s’étend deux verstes dans la mer. Nous doublions souvent ce canal, et par conséquent nous étions quelquefois, par un assez gros temps, en pleine mer sur cet esquif. Le grand-duc y venait une heure ou deux après nous, parcequ’à lui il fallait toujours un déjeuner et Dieu sait quoi qu’il trainaît après lui. S’il nous rencontrait, nous allions ensemble, si non chacun tirait et chassait de son côté. A dix heures, et quelquefois plus tard, je rentrais et m’habillais pour le dîner. Après le dîner on se reposait, et le soir le grand-duc avait musique, ou bien nous courions à cheval. Ayant mené cette vie-là pendant huit jours environ, je me sentis fort échauffée et la tête embarrassée. Je compris qu’il me fallait du repos et de la diète. Pendant vingt-quatre heures je ne mangeai rien, ne bus que de l’eau froide, et dormis, deux nuits, autant que je pus, après quoi je repris le même train de vie et me portai très bien. Je me souviens que je lisais alors les mémoires de Brantôme, qui m’amusaient beaucoup. Avant cela j’avais lu la Vie de Henri IV par Périfix.

Vers l’automne nous rentrâmes en ville et l’on nous dit que nous irions pendant l’hiver à Moscou. Mme Krouse vint me dire qu’il fallait augmenter mon linge pour ce voyage. J’entrai dans le détail de ce linge; Mme Krouse prétendit m’amuser en faisant tailler le linge dans ma chambre, afin, disait-elle, de m’instruire combien de chemises pouvaient sortir d’une pièce de toile. Cette instruction ou cet amusement déplut apparemment à Mme Tchoglokoff, qui était de plus mauvaise humeur depuis l’infidélité découverte de son mari. Je ne sais ce qu’elle dit à l’Impératrice, mais tant il y a qu’une après-midi elle vint me dire que Sa Majesté dispensait Mme Krouse de son service près de moi, qu’elle allait se retirer chez le chambellan Sievers, son beau-fils; et le lendemain elle m’amena Mme Vladislava pour occuper sa place près de moi. C’était une grande femme qui paraissait avoir bonne tournure, et dont la physionomie spirituelle me revint assez au premier abord. Je consultai mon oracle, Timothée Yévreinoff, sur ce choix. Il me dit que cette femme, que je n’avais jamais vue auparavant, était la belle-mère du premier commis du comte Bestoujeff, le conseiller Pougovichnikoff; qu’elle ne manquait ni d’esprit, ni de gaîté, mais qu’elle passait pour être très artificieuse; qu’il fallait voir comment elle se conduirait et surtout ne pas trop lui laisser voir de confiance. Elle s’appelait Praskovia Nikitichna. Elle débuta fort bien; elle était sociable, aimait à parler, parlait et contait avec esprit, savait à fond toutes les anecdotes du temps passé et présent, connaissait quatre ou cinq générations de toutes les familles, avait la généalogie des pères, mères, grand’pères, grand’mères, et aïeux paternels et maternels de tout le monde très présente à la mémoire, et personne ne m’a plus mis au fait qu’elle, de tout ce qui s’était passé en Russie depuis cent ans. L’esprit et la tournure de cette femme me revinrent assez, et quand je m’ennuyais je la faisais jaser, à quoi elle se prêtait toujours volontiers. Je découvris sans peine qu’elle désapprouvait très souvent les dits et les faits des Tchoglokoff; mais comme elle allait très souvent aussi dans les appartements de Sa Majesté, et qu’on ne savait pas du tout pourquoi, on était sur ses gardes avec elle jusqu’à un certain point, ne sachant comment les actions ou les paroles les plus innocentes pouvaient être interprétées.

Du palais d’été nous passâmes au palais d’hiver. Ici on nous présenta Mme La Tour l’Annois, qui avait été près de l’Impératrice dans sa première jeunesse et avait suivi la princesse Anna Pétrovna, fille ainée de Pierre I, lorsque celle-ci avait quitté la Russie, avec son époux le duc de Holstein, lors du règne de l’empereur Pierre II. Après la mort de cette princesse, Mme L’Annois s’en était retournée en France, et présentement elle était revenue en Russie pour s’y fixer, ou bien aussi pour s’en retourner après avoir obtenu de Sa Majesté quelques grâces. Mme L’Annois espérait qu’à titre d’ancienne connaissance, elle rentrerait dans la faveur et la familiarité de l’Impératrice; mais elle se trompa fort, tout le monde se ligua ensemble pour l’en exclure. Dès les premiers jours de son arrivée je prévis ce qui en arriverait, et voici comment. Un soir qu’il y avait jeu dans l’appartement de l’Impératrice, Sa Majesté allait et venait d’une chambre à l’autre et ne se fixait nulle part comme elle en avait la coutume. Mme L’Annois, espérant apparemment lui faire la cour, la suivait partout où elle allait. Mme Tchoglokoff, voyant cela, me dit: «Voyez comme cette femme suit partout l’Impératrice; mais cela ne durera pas longtemps, on la désaccoutumera bien vite de courir après elle.» Je me le tins pour dit, et réellement on commença par l’écarter, et puis on la renvoya avec des présents en France.

Pendant cet hiver se fit la noce du comte Lestocq et de la demoiselle Mengden, fille d’honneur de l’Impératrice. Sa Majesté, avec toute la cour, y assista, et elle fit l’honneur aux nouveaux mariés d’aller chez eux. On aurait dit qu’ils jouissaient de la plus grande faveur; mais un ou deux mois après la chance tourna. Un soir que nous étions au jeu dans l’appartement de l’Impératrice, j’y vis le comte Lestocq. Je m’approchai de lui pour lui parler; il me dit à demi-voix: «Ne m’approchez pas, je suis un homme suspect.» Je crus qu’il badinait, je lui demandai ce que cela voulait dire. Il me répondit: «Je vous répète très sérieusement de ne pas m’approcher, parceque je suis un homme suspect, qu’il faut fuir.» Je vis qu’il avait l’air altéré et qu’il était extrêmement rouge. Je le crus ivre et je tournai d’un autre côté. Ceci se passait le vendredi. Le dimanche matin, en me coiffant Timothée Yévreinoff me dit: «Savez-vous bien que cette nuit le comte Lestocq et sa femme ont été arrêtés et conduits à la forteresse comme criminels d’état.» Personne ne savait pourquoi, mais on apprit que le général Etienne Apraxine et Alexandre Schouvaloff avaient été nommés commissaires pour cette affaire.

Le départ de la cour pour Moscou fut fixé au 16 Décembre. Les Czernicheffs avaient été transférés à la forteresse dans une maison que l’Impératrice avait, et qui s’appelait Smolnoy Dvor. L’ainé des trois frères enivrait quelquefois ses gardes, et puis allait se promener en ville chez ses amis. Un jour une fille de garderobe, finnoise, que j’avais, et qui était promise à un domestique de la cour, parent de Yévreinoff, vint m’apporter une lettre d’André Czernicheff, dans laquelle il me priait de diverses choses. Cette fille l’avait vu chez son futur, où ils avaient passé la soirée ensemble. Je ne savais où fourrer cette lettre quand je la reçus. Je ne voulais pas la brûler pour me souvenir de ce dont il me priait. Il y avait fort longtemps que j’avais eu défense d’écrire même à ma mère. Par cette fille je fis l’emplette d’une plume d’argent et d’une écritoire. Pendant le jour j’avais la lettre dans ma poche; quand je me déshabillais je la fourrais sous ma jarretière dans mon bas, et avant de me coucher je la tirais de là et la mettais dans ma manche. Enfin je répondis; je lui envoyai ce qu’il avait désiré par le même canal auquel il avait confié sa lettre, et je choisis un moment propice pour brûler cette lettre qui me donnait de si grandes sollicitudes.

A la moitié de décembre nous partîmes pour Moscou. Nous étions, le grand-duc et moi, dans un grand traîneau, les cavaliers de service sur le devant. Le grand-duc allait pendant le jour se mettre dans un traîneau de ville avec Tchoglokoff, et moi je restais dans le grand traîneau que nous ne fermions jamais, et je faisais conversation avec ceux qui étaient assis sur le devant. Je me souviens que le chambellan prince Alexandre Jouriévitch Troubetzkoy me conta pendant ce temps comme quoi le comte Lestocq, prisonnier à la forteresse, les onze premiers jours de sa détention avait voulu se laisser mourir de faim, mais qu’on l’avait obligé à prendre de la nourriture. Il avait été accusé d’avoir pris 1,000 roubles du roi de Prusse pour appuyer ses intérêts, et d’avoir empoisonné un nommé Oettinger qui aurait pu déposer contre lui. On lui donna la question, après quoi il fut exilé en Sibérie.

Dans ce voyage l’Impératrice nous devança à Tver, et comme on prit pour sa suite les chevaux et les provisions qui étaient préparés pour nous, nous restâmes vingt-quatre heures à Tver sans chevaux et sans nourriture. Nous avions grand faim. Vers le soir Tchoglokoff nous fit avoir un sterlette rôti, qui nous parut délicieux. Nous partîmes pendant la nuit, et arrivâmes à Moscou deux ou trois jours avant noël. La première nouvelle que nous y apprîmes fut que le chambellan de notre cour, le prince Alex. Mich. Galitzine, avait reçu au moment de notre départ de Pétersbourg ordre de se rendre à Hambourg comme ministre de Russie, avec 4,000 roubles d’appointements. Ceci fut regardé de rechef comme un exilé de plus. Sa belle-sœur, la princesse Gagarine, qui était près de moi, en pleura beaucoup, et nous le regrettions tous.

Nous occupions à Moscou les appartements que j’y avais eus avec ma mère, en 1744. Pour aller à la grande église de la cour il fallait faire en carrosse le tour de la maison. Le jour de noël, à l’heure de la messe, nous allions nous mettre en carrosse et étions déjà sur le perron de l’escalier à cet effet, par une gelée de 29 dégrés, lorsqu’on vint nous dire de la part de l’Impératrice, qu’elle nous dispensait d’aller à la messe ce jour-là, à cause du froid excessif qu’il faisait; il est vrai qu’il pinçait le nez. Je fus obligée de rester dans ma chambre le premier temps de mon séjour à Moscou, à cause de l’excessive quantité de boutons qui m’étaient venus au visage. Je mourais de peur de rester couperosée. Je fis venir le médecin Boërhave, qui me donna des calmants et tout plein de choses pour chasser les boutons du visage. A la fin quand rien ne fit effet, il me dit un jour: «Je m’en vais vous donner ce qui les chasse.» Il tira de sa poche un petit flacon d’huile de Falk, et me dit d’en mettre une goutte dans une tasse d’eau et de me laver le visage avec cela de temps en temps, comme par exemple tous les huit jours. Réellement l’huile de Falk me nettoya le visage, et au bout d’une dizaine de jours je pus paraître. Peu de temps après notre arrivée à Moscou (1749), Mme Vladislava vint me dire que l’Impératrice avait ordonné de faire au plus tôt les noces de ma fille de garderobe finnoise. La seule raison pour laquelle vraisemblablement on hâtait ses noces, était apparemment que j’avais marqué quelque prédilection pour cette fille, qui était une grosse réjouie qui par-ci par-là me faisait rire en contrefaisant tout le monde et notamment fort plaisamment Mme Tchoglokoff. On la maria donc, et il n’en fut plus question.

Au milieu du carnaval, durant lequel il n’y eut aucun amusement ni divertissement quelconque, l’Impératrice se trouva incommodée d’une forte colique qui parut devenir très sérieuse. Mme Vladislava et Timothée Yévreinoff me vinrent chuchoter cela à l’oreille, me priant instamment de ne dire à personne qu’ils m’en avaient parlé. Sans les nommer j’en avertis le grand-duc, ce qui le mit fort en l’air. Un matin Yévreinoff vint me dire que le chancelier Bestoujeff et le général Apraxine avaient passé cette nuit dans l’appartement de M. et Mme Tchoglokoff, ce qui donnait lieu à croire que l’Impératrice était fort mal. Tchoglokoff et sa femme étaient plus refrognés que jamais, venaient chez nous, y dînaient, soupaient, mais ne lâchaient pas un mot de cette maladie. Nous n’en parlions pas non plus, ni n’osions par conséquent envoyer demander comment Sa Majesté se portait, parceque l’on aurait d’abord demandé: «Comment, par où, par qui savez-vous qu’elle est malade?» et ceux qui auraient été nommés, ou même soupçonnés, auraient, pour sûr, été renvoyés ou exilés, ou même envoyés à la chancellerie secrète, inquisition d’état, qu’on craignait plus que le feu. Enfin quand Sa Majesté, au bout de dix jours, se porta mieux, il y eut à la cour une noce d’une de ses demoiselles d’honneur. A table je me trouvai assise a côté de la comtesse Schouvaloff favorite de l’Impératrice. Elle me conta que Sa Majesté était encore si faible de la terrible maladie qu’elle venait d’avoir, qu’elle avait coiffé la promise de ses diamants (honneur qu’elle faisait à toutes ses demoiselles d’honneur) assise sur son lit, les pieds seulement hors du lit, et que pour cela elle n’avait pas paru au festin de la noce. Comme la comtesse Schouvaloff me parlait la première de cette maladie, je lui témoignai la peine que m’avait fait son état et la part que j’y prenais. Elle me dit que Sa Majesté apprendrait avec satisfaction ma manière de penser à cet égard. Le surlendemain de ce jour Mme Tchoglokoff vint, le matin, dans ma chambre, et me dit, en présence de Mme Vladislava, que l’Impératrice était fort irritée contre le grand-duc et moi, à cause du peu d’intérêt que nous avions marqué prendre à sa maladie, qui était allé jusque là que nous n’avions pas même envoyé demander une seule fois comment elle se portait. Je dis à Mme Tchoglokoff que je m’en rapportais à elle-même; que ni elle ni son mari ne nous avaient dit un seul mot de la maladie de Sa Majesté; que n’en sachant rien, nous n’avions pu témoigner la part que nous y prenions. Elle me répondit: «Comment pouvez-vous dire que vous n’en saviez rien? la comtesse Schouvaloff a dit à Sa Majesté que vous aviez parlé avec elle, à table, de cette maladie.» Je lui répondis: «Il est vrai que je lui en ai parlé, parcequ’elle m’a dit que Sa Majesté était encore faible et ne pouvait sortir, et alors je lui ai demandé des détails sur la maladie.» Mme Tchoglokoff s’en alla en grognant, et Mme Vladislava me dit: qu’il était bien étrange de chercher querelle aux gens pour une chose qu’ils ignorent, que puisque les Tchoglokoff seuls étaient en droit de dire, s’ils n’avaient pas dit c’était leur faute, et pas la nôtre, si nous avions manqué par cause d’ignorance. Quelque temps après, à un jour de cour, l’Impératrice s’approcha de moi, et je trouvai un moment favorable pour lui dire que ni Tchoglokoff ni sa femme ne nous avaient point avertis de sa maladie, et que par là nous avions été hors d’état de lui marquer la part que nous y avions prise. Elle reçut ceci fort bien, et il me parut que le crédit de ces gens-là diminuait.

La première semaine du carême, M. Tchoglokoff voulut faire ses dévotions. Il se confessa, mais le confesseur de l’Impératrice lui défendit de communier. Toute la cour disait que c’était par ordre de Sa Majesté Impériale, à cause de son aventure avec Melle Kocheleff. Pendant une partie de notre séjour à Moscou, M. Tchoglokoff parut être intimement lié avec le chancelier comte Bestoujeff et avec l’âme damnée de celui-ci, le général Etienne Apraxine. Il était continuellement avec eux, et, à l’entendre parler, on aurait dit qu’il était le conseiller intime du comte Bestoujeff, ce qui cependant ne pouvait être en effet, parceque Bestoujeff avait infiniment trop d’esprit pour se laisser conseiller par un sot aussi arrogant que l’était Tchoglokoff. Mais vers la moitié à peu près de notre séjour à Moscou, cette extrême intimité cessa tout d’un coup, je ne sais pas trop pourquoi, et il devint l’ennemi juré de ceux dans l’intimité desquels il avait vécu peu auparavant.

Peu après mon arrivée à Moscou, je me mis, par ennui, à lire l’Histoire d’Allemagne par le père Barre, chanoine de Ste Geneviève, 9 tomes in quarto. Tous les huit jours j’en finissais un, après quoi je lus les Œuvres de Platon. Mes chambres donnaient sur la rue, le double en était occupé par le grand-duc; ses fenêtres donnaient sur une petite cour. J’étais à lire dans ma chambre; une fille de chambre ordinairement y entrait et s’y tenait debout tant qu’elle voulait, puis sortait, et une autre prenait sa place quand elle le jugeait à propos. Je fis sentir à Mme Vladislava que cela n’était bon à rien qu’à incommoder, et que d’ailleurs j’avais beaucoup à souffrir de la proximité des appartements du grand-duc et de ce qui s’y passait, dont elle-même souffrait autant que moi, parcequ’elle occupait un petit cabinet qui faisait précisément le bout de mes appartements, et elle consentit à dispenser les filles de chambre de cette espèce d’étiquette. Voici ce qui nous faisait souffrir, le matin, le jour, et très avant dans la nuit. Le grand-duc, avec une persévérance rare, dressait une meute de chiens à grands coups de fouet, et, en criant comme les chasseurs, il faisait aller d’un bout de ses deux chambres (car il n’en avait pas plus) à l’autre. Ceux de ses chiens qui se fatiguaient ou détachaient étaient châtiés rigoureusement, ce qui les faisait crier encore plus fort. Quand enfin il se lassait de cet exercice détestable pour les oreilles et le repos de ses voisins, il prenait un violon dont il râclait fort mal et avec une violence extraordinaire, en se promenant par les chambres, après quoi recommençait l’éducation de la meute et les châtiments, qui en vérité me paraissaient cruels. Entendant un jour un pauvre chien crier terriblement et fort longtemps, j’ouvris la porte de ma chambre à coucher où j’étais assise, et qui était attenante à celle où se passait la scène, et je vis qu’il tenait un de ses chiens en l’air par le collier et qu’un garçon, kalmouck de naissance, qu’il avait, tenait le même chien par la queue (c’était un pauvre petit charlot de la race anglaise), et avec le gros manche d’un fouet le grand-duc battait ce chien de toute sa force. Je me mis à intercéder pour cette pauvre bête, mais cela fit redoubler les coups. Ne pouvant supporter ce spectacle qui me parut cruel, je me retirai, les larmes aux yeux, dans ma chambre. En général les larmes et les cris, au lieu de faire pitié au grand-duc, le mettaient en colère. La pitié était un sentiment pénible et même insupportable à son âme.

Vers ce temps-là mon valet de chambre Timothée Yévreinoff me remit une lettre de son ancien camarade André Czernicheff, qu’on avait enfin remis en liberté, et qui passait près de Moscou, pour s’en aller au régiment dans lequel il avait été placé comme lieutenant. J’en usai avec cette lettre comme avec la précédente; je lui envoyai tout ce qu’il me demandait, et n’en dis mot ni au grand-duc ni à âme qui vive.

Au printemps l’Impératrice nous fit venir à Pérova, où nous passâmes quelques jours avec elle chez le comte Razoumowsky. Le grand-duc et M. Tchoglokoff couraient presque tous les jours les bois avec le maître de la maison. Moi, je lisais dans ma chambre, ou bien aussi Mme Tchoglokoff, quand elle ne jouait pas, venait me tenir compagnie par ennui. Elle se plaignait beaucoup de celui qui régnait dans cet endroit et des chasses continuelles de son mari, qui était devenu chasseur passionné, depuis qu’à Moscou on lui avait donné un fort beau levrier anglais. J’appris par d’autres que son mari servait de risée à tous les autres chasseurs, et qu’il s’imaginait, et qu’on lui faisait accroire que sa Circée (c’est ainsi que s’appelait sa chienne) attrapait tous les lièvres qu’on prenait. En général M. Tchoglokoff était très porté à croire que tout ce qui lui appartenait était d’une beauté ou bonté rare; sa femme, ses enfans, ses domestiques, sa maison, sa table, ses chevaux, ses chiens, tout ce qui lui appartenait, quoique tout futtrès médiocre, participait à son amour-propre, mais comme lui appartenant devenait chose incomparable à ses yeux.

Il me prit un jour, à Pérova, un si grand mal de tête, comme je ne me souviens pas d’en avoir eu de pareil de ma vie. L’excessive douleur me donna un violent mal de cœur. Je vomis à différentes reprises, et chaque pas qu’on faisait dans ma chambre augmentait mon mal. Je restai presque vingt-quatre heures dans cet état, et enfin je m’endormis. Le lendemain je ne sentais que de la faiblesse. Mme Tchoglokoff eut tout le soin possible de moi pendant ce violent accès. En général toutes les gens que la malveillance assurément la plus marquée plaçait autour de moi, dans fort peu de temps prenaient pour moi une bienveillance involontaire, et quand ils n’étaient ni soufflés ni de nouveau excités, ils agissaient contre les principes de ceux qui les avaient employés, et se laissaient aller souvent à l’inclination qui les entraînait vers moi, ou plutôt à l’intérêt que je leur inspirais. Ils ne me trouvaient jamais boudeuse ni hargneuse, mais toujours portée à me prêter à la plus petite avance de leur part. En tout ceci mon humeur gaie me servait beaucoup, car tous ces argus souvent étaient amusés des propos que je leur tenais, et se déridaient peu-à-peu malgré eux.

Il prit un nouvel accès de colique à Sa Majesté à Pérova. Elle se fit transporter à Moscou, et nous allâmes pas-à-pas au palais qui n’est qu’à quatre verstes de là. Cet accès n’eut aucune suite, et peu de temps après Sa Majesté alla en pélérinage au couvent de Troïtza. Elle voulait faire ces soixante verstes à pied, et à cet effet elle alla à la maison de Pokrovskoé. On nous fit prendre le chemin de Troïtza, et nous allâmes nous établir à onze verstes de Moscou sur ce chemin, à une fort petite maison de campagne qui appartenait à Mme Tchoglokoff, et se nommait Rajova. Pour tout logement il y avait une petite salle au milieu de la maison, et de chaque côté deux fort petites chambres. On mit des tentes autour de la maison, où toute notre suite fut placée. Le grand-duc en avait une. J’occupais une des petites chambres; Mme Vladislava, une autre; les Tchoglokoff étaient dans les autres. Nous dînions dans la salle. L’Impératrice faisait trois à quatre verstes à pied, puis se reposait quelques jours. Ce voyage dura presque tout l’été. Nous allions à la chasse toutes les après-dîners.

Quand Sa Majesté parvint jusqu’à Taininska, qui est à peu près vis-à-vis de Rajova, de l’autre côté du grand chemin du couvent de Troïtza, le Hetman, comte Razoumowsky, frère puîné du favori et qui demeurait dans sa campagne de Pokrovskojé, sur le chemin de Pétersbourg, de l’autre côté de Moscou, s’avisa de venir tous les jours chez nous à Rajova. Il était fort gai et à-peu-près de notre âge. Nous l’aimions beaucoup. Comme frère du favori, M. et Mme Tchoglokoff le recevaient volontiers dans leur maison. Son assiduité continua tout l’été, et nous le voyions toujours venir avec beaucoup de plaisir. Il dînait et soupait avec nous, et après souper il s’en allait de rechef à sa terre; par conséquent il faisait quarante ou cinquante verstes tous les jours. Une vingtaine d’années plus tard il me prit fantaisie de lui demander ce qui, dans ce temps là, l’avait pu porter ainsi à venir partager l’ennui et l’insipidité de notre séjour à Rajova, tandis que sa propre maison fourmillait tous les jours de toute la meilleure compagnie qui se trouvât à Moscou. Il me répondit sans hésiter: «L’amour.»—«Mais, mon Dieu,» lui dis-je, «de qui pouviez-vous être amoureux chez nous?»—«De qui!» me dit-il, «de vous.» Je partis d’un grand éclat de rire, car de ma vie je ne m’en serais doutée. D’ailleurs il était marié, depuis plusieurs années, à une riche héritière de la maison Narichkine, que l’Impératrice lui avait fait épouser, un peu malgré lui à la vérité, mais avec laquelle il paraissait bien vivre; d’ailleurs il était connu que toutes les plus jolies femmes de la cour et de la ville se l’arrachaient; et réellement il était bel homme, d’une humeur originale, très agréable, et il avait sans comparaison plus d’esprit que son frère, qui d’un autre côté l’égalait en beauté, mais le surpassait en générosité et bienfaisance. Ces deux frères-là étaient la famille de favoris la plus aimée que j’aie jamais vue.

Vers la St Pierre l’Impératrice nous envoya dire de la venir joindre à Bratovchina. Nous nous y rendîmes tout de suite. Comme tout le printemps et partie de l’été j’avais été à la chasse ou continuellement à l’air, la maison de Rajova étant si petite que nous passions la plus grande partie du jour dans le bois qui l’entoure, j’arrivai à Bratovchina excessivement rouge et hâlée. L’Impératrice, en me voyant, se récria sur ma rougeur, et me dit qu’elle m’enverrait un lavage pour faire passer mon hâle. Effectivement elle m’envoya tout de suite une fiole dans laquelle il y avait une liqueur composée de citron, de blanc d’œuf et d’eau de vie de France. Elle ordonna que mes femmes de chambre apprissent la composition et la proportion qu’il fallait y mettre. Au bout de quelques jours mon hâle passa, et depuis je m’en suis servie et l’ai donné à plusieurs personnes pour en faire usage en pareil cas. Quand la peau est échauffée, je ne connais pas de meilleur remède. Cela est bon encore contre ce qu’on appelle en russe Лишай[H] et dont je ne me souviens pas dans ce moment la dénomination en français, et qui n’est autre qu’un échauffement qui fait gercer la peau.

Nous passâmes la St Pierre au couvent de Troïtza, et comme il n’y avait rien l’après-dîner du même jour à quoi le grand-duc pût s’occuper, il s’avisa de faire un bal dans sa chambre, où cependant il n’y avait que lui, deux de ses valets de chambre, et deux femmes que j’avais avec moi, dont l’une avait passé cinquante ans. Du couvent Sa Majesté passa à Taïninskoé, et nous de rechef à Rajova, où nous menâmes la même vie. Nous y restâmes jusqu’à la mi-août que l’Impératrice fit un voyage à Sophino, endroit situé à soixante ou soixante-dix verstes de Moscou. Nous y campions. Le lendemain de notre arrivée dans cet endroit nous allâmes dans sa tente. Nous la trouvâmes qui grondait l’homme qui avait la régie de cette terre. Elle y était allée pour la chasse, et n’y avait pas trouvé de lièvres. Cet homme était pâle et tremblant, et il n’y avait pas d’injures qu’elle ne lui dît: réellement elle était furieuse. Nous voyant arriver pour lui baiser la main, elle nous embrassa comme à l’ordinaire, puis continua à gronder son homme. Dans sa colère elle lançait des traits sur qui elle en voulait. Elle amenait cela par degrés, et la volubilité des paroles était grande. Elle se mit à dire, entr’autres choses, qu’elle s’entendait parfaitement bien en régie de terre; que le règne de l’Impératrice Anne lui avait appris cela; qu’ayant eu peu, elle se gardait de dépenser; que si elle avait fait des dettes, elle aurait craint de se damner; que si elle était morte alors avec des dettes, personne ne les aurait payées, que son âme serait allée en enfer, ce qu’elle ne voulait pas; que pour cela, à la maison, et quand elle n’y était pas obligée, elle portait des habits fort simples, le dessus en taffetas blanc et le dessous de grisette noire, avec quoi elle faisait économie, et qu’elle avait garde de mettre des robes riches à la campagne ou en voyage. Or ceci me regardait, j’avais une robe lilas et argent; je me le tins pour dit. Cette dissertation, car c’en était une, car personne ne disait mot, la voyant rouge et étincelante de colère, dura bien trois quarts d’heure. Enfin un fou qu’elle avait, nommé Aksakoff, la fit finir. Il entra et lui apporta un petit porc-épic qu’il lui présenta dans son chapeau. Elle s’approcha de lui pour le regarder, et, dès qu’elle l’eut vu, elle jeta un cri perçant, dit qu’il ressemblait à une souris, et s’enfuit à toutes jambes dans l’intérieur de sa tente, car elle craignait mortellement les souris. Nous ne la revîmes plus; elle dîna chez elle. L’après-dîner elle alla à la chasse, prit le grand-duc avec elle, et moi j’eus ordre de m’en retourner avec Mme Tchoglokoff à Moscou, où le grand-duc revint quelques heures après moi, la chasse ayant été courte, le vent étant très fort ce jour-là.

Un jour de dimanche l’Impératrice nous fit venir à Taïninskoé, de Rajova où nous étions retournés, et nous eûmes l’honneur d’y dîner avec Sa Majesté à table. Elle était seule au bout de la table, le grand-duc à sa droite, moi à sa gauche, vis-à-vis de lui; près du grand-duc le maréchal Boutourline, près de moi la comtesse Schouvaloff. La table était fort longue et étroite. Le grand-duc, ainsi assis entre l’Impératrice et le maréchal Boutourline, se grisa si fort, à l’aide de ce maréchal qui ne haïssait pas la boisson, qu’il passa toute mesure, ne savait plus ce qu’il disait ni faisait, balbutiait de la langue, et faisait si peu de plaisir que les larmes m’en vinrent à l’œil, à moi qui cachais et palliais alors autant que je pouvais ce qu’il y avait de répréhensible en lui. L’Impératrice me sut gré de ma sensibilité et se leva de table plus tôt qu’à l’ordinaire. Son Altesse Impériale devait aller l’après-dîner à la chasse avec le comte Razoumowski; mais il resta à Taïninskoé, et moi je retournai à Rajova. Chemin faisant il me prit un horrible mal de dents. Le temps commençait à devenir froid et humide, et il n’y avait qu’à peine le couvert à Rajova. Le frère de Mme Tchoglokoff, le comte Hendricoff, qui était chambellan de service auprès de moi, proposa à sa sœur de me guérir sur le champ. Elle m’en parla. Je consentis à éprouver son remède, qui ne paraissait rien du tout, ou plutôt un charlatanisme parfait. Il alla tout de suite dans l’autre chambre, et en rapporta un fort petit rouleau de papier qu’il me dit de mâcher avec la dent malade. A peine eus-je fait ce qu’il m’avait dit, que les douleurs de ma dent malade devinrent si vives que je fus obligée de me mettre au lit. Il me prit une forte fièvre, avec une telle chaleur que je commençais à battre la campagne. Mme Tchoglokoff, effrayée de mon état et l’attribuant au remède de son frère, lui chanta pouille. Elle ne quitta pas mon lit pendant la nuit; elle envoya dire à l’Impératrice que sa maison de Rajova n’était aucunement propre pour quelqu’un qui était aussi gravement malade comme je lui paraissais, et se donna tant de mouvement que le lendemain on me ramena à Moscou, très malade. Je fus dix ou douze jours au lit, et la douleur de dents me reprenait chaque après-dîner à la même heure.

Au commencement de septembre l’Impératrice s’en alla au couvent de Voskressensky, où nous eûmes ordre de nous rendre pour le jour de son nom. Ce jour-là elle déclara pour gentilhomme de la chambre M. Ivan Ivanowitch Schouvaloff. Ceci fit un évènement à la cour. Tout le monde se disait à l’oreille que c’était un nouveau favori. Je me réjouissais de son élévation, parcequ’étant page, je l’avais distingué comme un personnage qui promettait par son application: on le trouvait toujours un livre à la main.

Revenue de cette excursion, je tombai malade d’un mal de gorge avec une forte fièvre. L’Impératrice vint me voir pendant cette maladie. A peine commençais-je à me rétablir, et étant très faible encore, Sa Majesté me fit ordonner par Mme Tchoglokoff d’assister à la noce et coiffer la nièce de la comtesse Roumianzoff, qui se mariait à M. Alexandre Narichkine, qui en suite fut grand-échanson. Mme Tchoglokoff, qui voyait qu’à peine j’étais convalescente, fut un peu peinée en me faisant ce compliment, qui ne me fit pas beaucoup de plaisir, parceque je voyais clairement qu’on se souciait fort peu de ma santé et peut-être de ma vie. J’en parlai sur ce ton-là à Mme Vladislava, qui me parut, de même que moi, très peu édifiée de cet ordre signé sans égard ni ménagement. Je ramassai mes forces, et le jour fixé on amena la promise dans ma chambre. Je la coiffai de mes diamants, et quand cela fut fait on la mena à l’église de la cour pour la marier. Pour moi on me fit aller, en compagnie de Mme Tchoglokoff et de ma cour à moi, dans la maison de Narichkine. Or nous logions à Moscou dans le palais au bout de la Sloboda allemande. Pour aller à la maison des Narichkine il fallait passer tout Moscou, faire au moins sept verstes. C’était au mois d’octobre, vers les neuf heures du soir. Il gelait à pierre fendre, et le verglas était tel qu’on ne pouvait aller autrement qu’à très petits pas. Je fus au moins deux heures et demie en chemin en allant, et autant en revenant, et il n’y eut ni un seul homme ni un seul cheval de ma suite qui ne fît une ou plusieurs chutes. Enfin, parvenus à l’église de Kasansky, qui était proche de la porte dite Troïtzkaja, nous trouvâmes un autre embarras. Dans cette église on mariait, à cette heure même, la sœur de Ivan Ivanowitch Schouvaloff, qui avait été coiffée par l’Impératrice tandis que je coiffais Melle Roumianzoff, et tout l’embarras des voitures se trouvait à cette porte. Nous nous arrêtions à chaque pas, puis les chutes recommençaient, aucun cheval n’étant ferré à glace. Enfin nous arrivâmes, non pas seulement de la meilleure humeur du monde. Nous attendîmes très longtemps les nouveaux mariés, aux quels il arriva à peu-près les mêmes accidents qu’à nous. Le grand-duc accompagnait le jeune marié. Puis on attendit encore l’Impératrice. Enfin on se mit à table. Après le souper on fit quelques tours de danse de cérémonie dans l’antichambre, puis on nous dit de mener les nouveaux mariés dans leurs appartements. A cet effet il fallait passer par plusieurs corridors assez froids, monter quelques escaliers qui ne l’étaient pas moins, puis passer par de longues galeries construites de planches humides, à la hâte, et d’où l’eau découlait de toutes parts. Enfin, parvenus aux appartements, on s’assit à une table couverte d’un dessert: on n’y resta que pour porter la santé des nouveaux mariés; puis on conduisit la nouvelle mariée à la chambre à coucher, et nous nous en allâmes pour revenir à la maison. Le lendemain soir il fallait y retourner. Qui l’eût cru? cette bagarre, au lieu de nuire à ma santé, n’empêcha aucunement ma reconvalescence: le lendemain je me portais mieux que la veille.

Au commencement de l’hiver je vis le grand-duc dans une grande inquiétude. Je ne savais ce que c’était. Il ne dressait plus sa meute. Il venait vingt fois par jour dans ma chambre, avait l’air très peiné, était rêveur et distrait. Il s’acheta des livres allemands; mais quels livres! Une partie consistait dans des livres de prières luthériens, et l’autre dans l’histoire et le procès juridique de quelques voleurs de grands chemins, qui avaient été pendus ou roués. Il lisait cela tour-à-tour, quand il ne jouait pas du violon. Comme il ne gardait pas longtemps sur le cœur communément ce qui lui cuisait, et qu’il n’avait que moi à qui il le pouvait conter, j’attendis patiemment ce qu’il m’en dirait.

Enfin un jour il me découvrit ce qui le tourmentait. Je trouvai que la chose était infiniment plus grave que je ne l’avais supposé. Pendant l’été presqu’entier, du moins pendant le séjour à Rajova, sur le chemin du couvent de Troïtza, je n’avais quasi vu le grand-duc qu’à table et au lit. Il y venait après que j’étais endormie, et s’en allait avant que je fusse réveillée; le reste du temps s’était passé quasi à la chasse ou à des préparatifs de chasse. Tchoglokoff avait obtenu, sous prétexte d’amuser le grand-duc, deux meutes du grand-veneur, l’une de chiens et chasseurs russes, l’autre de chiens français ou allemands. A celle-ci étaient attachés un vieux piqueur français, un garçon courlandais et un allemand. Comme M. Tchoglokoff s’était emparé de la direction de la meute russe, le grand-duc prit sur lui la direction de la meute étrangère, dont l’autre ne se souciait pas du tout. Chacun d’eux entrait dans les plus menus détails de tout ce qui regardait sa partie. Par conséquent le grand-duc allait lui-même continuellement au chenil de la meute, ou bien aussi les chasseurs venaient chez lui l’entretenir de l’état de la meute, de ses faits et besoins. Enfin, s’il faut parler net, il se faufila avec ces gens, collationnait et buvait avec eux à la chasse, et était toujours au milieu d’eux. Le régiment de Boutirsky se trouvait alors à Moscou. Dans ce régiment il y avait alors un lieutenant nommé Yakoff Batourine, perdu de dettes, joueur et reconnu pour un très mauvais sujet, d’ailleurs homme fort déterminé. J’ignore par quel hasard ou comment cet homme fit connaissance avec les chasseurs de la meute française du grand-duc; mais je crois que les uns et les autres avaient leur quartier dans ou près le village de Moutistcha ou Alexééwsky. Enfin tant il y a que les chasseurs du grand-duc lui dirent qu’il y avait un lieutenant du régiment de Boutirsky qui marquait un grand attachement à Son Altesse Impériale et qui disait que tout le régiment pensait de même. Le grand-duc écouta ce récit avec complaisance, voulut savoir des détails sur le régiment par ces chasseurs. On lui rapporta beaucoup de mal des chefs, et beaucoup de bien des subalternes. Batourine enfin, toujours par les chasseurs, demanda d’être présenté au grand-duc, à la chasse. A ceci, au commencement, le grand-duc ne se prêta pas tout-à-fait, mais à la suite il y consentit. De fil en aiguille le grand-duc étant un jour à la chasse, Batourine se trouva dans un lieu écarté. Batourine lui dit, en le voyant et se jetant à ses genoux, qu’il jurait qu’il ne reconnaissait d’autre maître que lui et ferait tout ce qu’il lui ordonnerait. Le grand-duc me dit qu’en entendant proférer ce serment il s’effraya de cela, donna des deux à son cheval et laissa l’autre à genoux dans le bois, et que les chasseurs, qui l’avaient précédé, n’avaient pas entendu ce que l’autre avait dit. Le grand-duc prétendait qu’il n’avait pas eu avec cet homme d’autre connexion, et qu’il avait même averti les chasseurs de bien prendre garde que cet homme ne leur portât malheur. Ses inquiétudes présentes provenaient de ce que les chasseurs lui étaient venus dire que Batourine avait été arrêté et transféré à Préobrajenskoé, où était la chancellerie secrète qui connaissait les crimes d’Etat. Son Altesse Impériale tremblait pour les chasseurs et craignait fort d’être compromis. Pour ce qui regarde les chasseurs, ses craintes se tournèrent bientôt en réalité, car il apprit peu de jours après qu’ils avaient été arrêtés et menés à Préobrajenskoé. Je tâchais de diminuer ses angoisses en lui représentant que si réellement il n’était entré dans aucun pourparler autre que ce qu’il avait fait, il me paraissait tout au plus une imprudence de s’être faufilé en aussi mauvaise compagnie. Je ne saurais dire s’il me disait la vérité. J’ai lieu de croire qu’il diminuait ce qu’il pourrait y avoir eu de pourparlers peut-être, car à moi-même sur cette affaire il ne parlait que par paroles coupées et comme malgré lui: cependant l’excessive peur qu’il avait pouvait aussi produire le même effet sur lui. Peu de temps après il vint me dire que quelques chasseurs avaient été remis en liberté, mais avec ordre d’être renvoyés au-delà de la frontière, et qu’ils lui avaient fait dire qu’ils n’avaient pas nommé son nom, de quoi il sautait de joie. Le calme se remit dans son esprit, et il ne fut plus question de cette affaire. Pour J. Batourine il fut trouvé très coupable. Je n’ai ni lu, ni vu depuis son affaire, mais j’ai su qu’il ne méditait pas moins que de tuer l’Impératrice, de mettre le feu au palais, et de porter, par cette horreur et dans cette bagarre, le grand-duc au trône. Il fut condamné, après avoir reçu la question, à passer le reste de ses jours à Schlusselbourg, enfermé dans cette forteresse. De mon règne, ayant voulu forcer sa prison, il a été envoyé à Kamtchatka, d’où il s’est enfui avec Benjousky, et a été tué en pillant, chemin faisant, l’île Formose dans la mer pacifique.

Le 15 décembre nous partîmes de Moscou pour Pétersbourg. Nous allions jour et nuit en traîneau découvert. A la moitié du chemin il me prit de nouveau un violent mal de dents. Malgré cela le grand-duc ne consentit pas à fermer le traîneau. Avec peine consentit-il que je tirasse un peu le rideau du traîneau, afin de me garantir d’un vent froid et humide qui me donnait dans le visage. Enfin nous arrivâmes à Zarskoé-Sélo, où l’Impératrice était déjà, nous ayant dépassé le long du chemin, comme elle en avait la coutume. Dès que j’eus mis pied à terre, j’entrai dans l’appartement qui nous était destiné, et j’envoyai chercher le médecin de Sa Majesté, Boërhave, le neveu du fameux, et je le priai de me faire arracher cette dent qui me tourmentait depuis quatre à cinq mois. Il n’y consentit qu’avec peine, mais je le voulais absolument. Enfin il fit chercher Gyon, mon chirurgien; je m’assis par terre, Boërhave d’un côté, Tchoglokoff de l’autre, et Gyon me tira cette dent. Mais au moment qu’il me la tira, mes yeux, mon nez, ma bouche devinrent des fontaines, dont il sortait, par la bouche le sang, par le nez et par les yeux découlait de l’eau. Alors Boërhave, qui avait beaucoup de justesse dans l’esprit, s’écria: «Le maladroit!» et s’étant fait donner la dent, il dit: «C’est ce que je craignais, et pourquoi je ne voulais pas qu’elle fût arrachée.» Gyon, en arrachant la dent, avait emporté un morceau de la mâchoire d’en bas, à laquelle la dent avait été attachée. L’Impératrice vint à la porte de ma chambre au moment où ceci s’y passait. On me dit après qu’elle y fut sensible jusqu’aux larmes. On me coucha. Je souffris beaucoup pendant plus de quatre semaines, même en ville, où malgré cela nous allâmes le lendemain, toujours en traîneaux ouverts. Je ne sortis de ma chambre qu’à la moitié de janvier 1750, parceque sur le bas de la joue j’avais les cinq doigts de M. Gyon imprimés en taches bleues et jaunes. Le premier jour de l’an de cette année, voulant me coiffer, je vis le garçon perruquier, kalmouck de nation et que j’avais fait élever, excessivement rouge et les yeux fort perçants. Je lui demandai ce qu’il avait. Il me dit qu’il avait beaucoup mal à la tête et de la chaleur. Je le renvoyai en lui disant d’aller se coucher, parceque réellement il n’en pouvait plus. Il s’en alla, et le soir on vint me dire que la petite vérole venait de paraître chez lui. J’en fus quitte pour la peur que j’eus de prendre la petite vérole, mais je ne la gagnai pas, quoiqu’il m’eût peigné la tête.

L’Impératrice resta une grande partie du carnaval à Zarskoé-Sélo. Pétersbourg restait quasi vide. La plupart des personnes qui y demeuraient étaient fixées par devoir, aucune par goût. Quand la cour avait été à Moscou et qu’elle était sur son retour à Pétersbourg, tous les courtisans s’empressaient de demander des congés, pour un an, six mois, ou au moins quelques semaines, afin de rester à Moscou. Les gens en place, comme sénateurs et autres, faisaient de même, et quand ils craignaient de ne pas l’obtenir, alors venaient les maladies, feintes ou véritables, des maris, des femmes, des pères, frères, mères, sœurs, ou enfants, ou bien des procès ou autres affaires à régler et indispensables. En un mot il fallait six mois, et plus quelquefois, avant que la cour et la ville redevinssent ce qu’elles étaient avant le départ de la cour; et tandis qu’elle n’y était pas, l’herbe croissait dans les rues de Pétersbourg, parcequ’il n’y avait presque pas de carrosses dans la ville. Dans cet état de choses, pour le moment, il n’y avait pas grande compagnie à espérer, surtout pour nous qu’on tenait fort enfermés. M. Tchoglokoff s’avisa pendant ce temps de nous amuser, ou plutôt ne sachant lui-même et sa femme, quoi faire d’ennui, il nous invita, le grand-duc et moi, de venir toutes les après-midi jouer chez lui, dans les appartements qu’il occupait à la cour et qui consistaient en quatre ou cinq chambres assez petites. Il y faisait venir les cavaliers et les dames de service, et la princesse de Courlande, fille du duc Ernest Jean Biren, ancien favori de l’impératrice Anne. L’impératrice Elisabeth avait fait revenir ce duc de Sibérie, où, sous la régence de la princesse Anne, il avait été exilé. C’est là qu’il demeurait avec sa femme, ses fils, et sa fille. Cette fille n’était ni belle, ni jolie, ni bien faite, car elle était bossue et assez petite; mais elle avait de beaux yeux, de l’esprit, et une capacité singulière pour l’intrigue. Son père et sa mère ne l’aimaient pas beaucoup; elle prétendait qu’ils la maltraitaient continuellement. Un beau jour elle se sauva de la maison paternelle et s’enfuit chez la femme du voïvode de Yaroslav, Mme Pouchkine. Cette femme, enchantée de se donner de l’importance à la cour, l’amena à Moscou, s’adressa à Mme Schouvaloff, et l’on fit passer la fuite de la princesse de Courlande de la maison paternelle, comme une suite de la persécution avec laquelle ses parents en avaient usé envers elle, parcequ’elle avait témoigné le désir d’embrasser la religion grecque. En effet la première chose qu’elle fit à la cour fut réellement sa confession de foi. L’Impératrice fut marraine, après quoi on lui donna un appartement parmi les demoiselles d’honneur. M. Tchoglokoff se piquait de lui marquer de l’attention, parceque le frère ainé de la princesse avait mis le fondement de sa fortune, en le prenant du corps des cadets, où il était élevé, dans la garde à cheval, et le tenant près de lui comme galopin. La princesse de Courlande, ainsi faufilée avec nous, et jouant tous les jours au trisset, pendant plusieurs heures, avec le grand-duc, Tchoglokoff et moi, se conduisit au commencement avec une très grande retenue. Elle était insinuante, et son esprit faisait oublier ce qu’il y avait de désagréable dans sa figure, surtout quand elle était assise. Elle tenait à un chacun les propos qui pouvaient lui plaire. Tout le monde la regardait comme une orpheline intéressante, et la considérait comme une personne quasi sans conséquence. Elle avait aux yeux du grand-duc un autre mérite qui n’était pas de peu d’importance: c’était une espèce de princesse étrangère et, qui plus est, allemande; par conséquent il ne parlait qu’allemand avec elle: ceci lui donnait des charmes à ses yeux. Il commença à lui témoigner autant d’attention qu’il était capable d’en avoir. Quand elle dînait chez elle il lui envoyait du vin et quelques plats favoris de sa table, et quand il attrapait quelque nouveau bonnet de grenadier ou quelque bandoulière, il les lui envoyait encore pour lui faire voir. Ce n’était pas la seule acquisition que la cour avait faite à Moscou que cette princesse de Courlande, qui alors pouvait avoir vingt-quatre ou vingt-cinq ans: l’Impératrice y avait pris les deux comtesses Voronzoff, nièces du vice-chancelier et filles du comte Roman Voronzoff, son frère puiné. L’ainée, Marie, pouvait avoir quatorze ans. Elle avait été placée entre les filles d’honneur de l’Impératrice. La cadette Elisabeth n’en avait que onze. On me la donna. C’était un enfant très laid, dont le teint était olive et qui était malpropre au suprême degré. Vers la fin du carnaval Sa Majesté rentra en ville. La première semaine du carême nous avions commencé à faire nos dévotions. Le mercredi soir je devais aller au bain dans la maison de Mme Tchoglokoff; mais la veille au soir elle entra dans ma chambre, où le grand-duc se trouvait aussi, et lui signifia, de la part de Sa Majesté, l’ordre d’aller aussi au bain. Or les bains et toutes les autres coutumes russes ou habitudes du pays, non seulement il les avait pris en grippe, mais même il les détestait mortellement. Il dit tout net qu’il n’en ferait rien. Elle, qui était opiniâtre aussi et ne connaissait dans son parler aucune sorte de ménagement, lui dit que cela s’appelait désobéir à Sa Majesté Impériale. Lui il soutint qu’il ne fallait pas lui ordonner ce qui répugnait à sa nature; qu’il savait que le bain, où il n’avait jamais été, lui était contraire; qu’il ne voulait pas mourir; que la vie était ce qu’il avait de plus cher, et que l’Impératrice ne l’obligerait jamais d’y aller. Mme Tchoglokoff riposta en disant que Sa Majesté saurait punir sa désobéissance. Ici il se courrouça et lui dit avec emportement: «Je verrai un peu ce qu’elle fera; je ne suis pas un enfant.» Alors Mme Tchoglokoff le menaça que l’Impératrice le ferait mettre à la forteresse. A cela il se mit à pleurer amèrement, et ils se dirent tout ce que la rage put leur inspirer de plus outrageant; et à la lettre, ils n’avaient tous les deux pas le sens commun. A la fin elle s’en alla, disant qu’elle rapporterait mot-à-mot cette conversation à Sa Majesté Impériale. Je ne sais ce qu’elle en fit, mais elle revint et la thèse changea d’objet, car elle vint dire que l’Impératrice disait et était très fâchée que nous n’avions pas d’enfants, et qu’elle voulait savoir à qui de nous deux en était la faute; qu’à moi elle m’enverrait une sage-femme, et à lui un médecin. Elle ajouta à cela beaucoup d’autres propos outrageants et qui n’avaient ni queue ni tête, et finit par dire que l’Impératrice nous dispensait de faire nos dévotions cette semaine, parceque le grand-duc disait que le bain nuisait à sa santé. Pendant ces deux conversations il faut savoir que je n’ouvris pas la bouche: primo, parcequ’ils parlaient tous les deux avec une telle véhémence que je ne trouvais où placer une parole; secondo, parceque je voyais que c’était de part et d’autre le déraisonnement le plus complet. Je ne sais comment l’Impératrice en jugea, mais tant il y a qu’il ne fut plus question ni de l’une ni de l’autre matière, après ce que je viens d’en rapporter.

A la mi-carême Sa Majesté s’en alla à Gostilitza, chez le comte Razoumowsky, pour y fêter sa fête, et elle nous envoya, avec ses filles d’honneur et notre suite ordinaire, à Zarskoé-Sélo. Le temps était extraordinairement doux, et même chaud, de façon que le 17 mars il n’y avait plus de neige, mais de la poussière sur le chemin. Arrivés à Zarskoé-Sélo, le grand-duc et Tchoglokoff se mirent à chasser, et moi et les dames nous nous promenions, tant à pied qu’en carrosse, tant que nous pouvions; le soir on jouait à différents petits jeux. Ici le grand-duc prit un goût décidé, surtout quand il avait bu le soir, ce qui lui arrivait chaque jour, pour la princesse de Courlande. Il ne la quittait plus d’un pas, ne parlait plus qu’à elle; enfin cette affaire allait tambour battant, en ma présence et en celle de tout le monde, ce qui commençait à choquer ma vanité et mon amour-propre, de ce que le petit monstre de figure m’était préféré. Un soir, en me levant de table, Mme Vladislava me dit que tout le monde était choqué de ce que cette bossue m’était préférée. Je lui répondis: «Que faire!» Les larmes me vinrent aux yeux et j’allai me coucher. A peine étais-je endormie que le grand-duc vint se coucher aussi. Comme il était gris et qu’il ne savait ce qu’il faisait, il m’adressa la parole pour m’entretenir des éminentes qualités de sa belle. Je fis semblant de dormir fortement pour le faire taire au plus tôt; mais, après avoir parlé encore plus haut pour m’éveiller, voyant que je ne donnais aucun signe de l’être,[I] il me donna deux ou trois coups de poing assez forts de côté, en grondant la force de mon sommeil, se tourna et s’endormit. Je pleurai beaucoup, cette nuit, de la chose même et des coups de poing qu’il m’avait donnés, et de ma situation à tous égards aussi désagréable qu’ennuyante. Le lendemain il parut avoir honte de ce qu’il avait fait; il ne m’en parla pas, et je fis semblant de ne pas l’avoir senti. Nous revînmes deux jours après en ville. La dernière semaine du carême nous recommençâmes à faire nos dévotions. On ne parla plus au grand-duc d’aller au bain.

Il lui arriva un autre accident, cette semaine, qui l’intrigua un peu. Dans sa chambre, où il était, pendant la journée, presque toujours en mouvement de façon ou d’autre, une après-dîner il s’était exercé à claquer d’un immense fouet de cocher qu’il s’était fait faire. Il en flanquait dans la chambre à droite et à gauche, et faisait beaucoup courir ses valets de chambre d’un coin à l’autre, crainte d’en attraper quelque estafilade. Je ne sais comment il s’y prit, mais tant il y a qu’il s’en donna à lui-même un très grand coup sur la joue. La cicatrice lui longeait toute la partie gauche du visage, et elle était jusqu’au sang. Il en fut très alarmé, craignant qu’à pâques même il n’en pourrait sortir, et que, comme il avait la joue ensanglantée, l’Impératrice de nouveau ne lui défendît de faire ses dévotions, et que, en apprenant la raison, l’exercice du fouet ne lui attirât quelque réprimande désagréable. Il n’eut rien de plus pressé dans sa détresse que de venir courir chez moi pour me consulter, ce qu’il ne manquait jamais de faire en pareil cas. Je le vis donc arriver avec sa joue ensanglantée; je m’écriai, en le voyant: «Mon Dieu! qu’est-ce donc qui vous est arrivé?» Alors il me conta le fait. Ayant un peu considéré la chose, je lui dis: «Eh bien! peut-être vous tirerai-je d’affaire; en premier lieu allez-vous-en dans votre chambre, et faites en sorte que l’on voie votre joue le moins qu’il vous sera possible; je viendrai chez vous dès que j’aurai ce qu’il me faut, et j’espère que personne ne s’en apercevra.» Il s’en alla, et moi, m’étant souvenue qu’ayant fait une chute, il y avait quelques années, dans le jardin à Péterhof, et m’étant écorché la joue jusqu’au sang, mon chirurgien Gyon me donna du blanc de plomb en pommade, avec quoi ayant couvert mon écorchure, je ne discontinuai point de sortir et personne même ne s’aperçut que j’avais la joue écorchée, j’envoyai tout de suite chercher cette pommade, et quand on me l’apporta, je m’en allai chez le grand-duc et lui accommodai si bien la joue qu’au miroir lui-même n’y vit rien. Le jeudi nous communiâmes avec l’Impératrice à la grande église de la cour, et quand nous eûmes communié nous revînmes à nos places. Le jour donnait sur la joue du grand-duc; Tchoglokoff s’approcha pour nous dire je ne sais quoi, et regardant le grand-duc, il lui dit: «Essuyez votre joue, car il y a de la pommade dessus.» Là dessus je dis au grand-duc, comme en badinant: «Et moi qui suis votre femme, je vous défends de l’essuyer.» Alors le grand-duc dit à Tchoglokoff: «Vous voyez comme ces femmes nous traitent; nous n’osons pas même nous essuyer quand elles ne le veulent pas.» Tchoglokoff se prit à rire et dit: «Voilà un vrai caprice de femme.» La chose en resta là, et le grand-duc me sut gré et de la pommade, qui lui rendait service en lui épargnant des désagréments, et de ma présence d’esprit, qui ne laissa pas le moindre soupçon, même dans l’esprit de M. Tchoglokoff.

Comme j’avais à veiller la nuit de pâques, je me couchai le samedi saint vers les cinq heures de l’après-dîner, pour dormir jusqu’à l’heure où je commencerais à m’habiller. A peine fus-je au lit que le grand-duc arriva en courant de toutes ses forces, et me dit de me lever pour venir, sans tarder, manger des huîtres toutes fraiches qu’on venait de lui apporter du Holstein. C’était pour lui une grande et double fête quand elles arrivaient: il les aimait, et elles venaient du Holstein son pays natal, pour lequel il avait une grande prédilection,—mais qu’il ne gouvernait pas mieux pour cela, et dans lequel il faisait et on lui faisait faire des choses terribles, comme on le verra dans la suite. C’était le désobliger que de ne pas me lever, et m’exposer à une fort grande querelle; ainsi je me levai et m’en allai chez lui, quoique je fusse harassée des exercices de dévotion de la semaine sainte. Venue chez lui, je trouvai les huîtres servies. J’en mangeai une douzaine, après quoi il me permit de retourner dans ma chambre pour me remettre au lit, et il resta lui pour achever son repas d’huîtres. C’était encore lui faire la cour que de n’en pas trop manger, parcequ’il en restait plus pour lui, qui était infiniment goulu en fait d’huîtres. A minuit je me levai et m’habillai pour aller aux matines et à la messe de Pâques, mais je ne pus rester jusqu’à la fin du service, à cause d’une violente colique qui me prit. Je ne me souviens pas d’avoir eu de ma vie des douleurs pareilles. Je revins dans ma chambre avec la princesse Gagarine seule, tous mes gens étant à l’église. Elle m’aida à me déshabiller, à me coucher, envoya chercher des médecins. On me donna de la médecine, et je passai les deux premiers jours de fête au lit.

Ce fut environ ce temps, un peu avant, que vinrent en Russie le comte Bernis, ambassadeur de la cour de Vienne, le comte Lynar, envoyé de Danemark et le général Arnheim, envoyé de Saxe. Celui-ci amena avec lui sa femme, née Hoim. Le comte Bernis était piémontais (il avait alors cinquante et quelques années) spirituel, aimable, gai, et instruit, et d’un tel caractère que les jeunes gens le préféraient et se plaisaient avec lui plus qu’avec ceux qui étaient de leur âge. Il était généralement aimé et estimé, et mille fois j’ai dit et répété que si cet homme-là, ou un pareil, avait été placé auprès du grand-duc, il en serait résulté un grand bien pour ce prince, qui avait pris, de même que moi, le comte Bernis dans une affection et estime particulière. Le grand-duc disait lui-même qu’avec un tel homme près de soi on aurait honte de faire des sottises, mot excellent que je n’ai jamais oublié. Le comte Bernis avait avec lui, comme cavalier d’ambassade, le comte Hamilton, chevalier de Malte. Un jour que je demandais à celui-ci des nouvelles de la santé de l’ambassadeur comte Bernis, qui était incommodé, je m’avisai de dire au chevalier Hamilton que j’avais la plus haute opinion du comte Bathyani, que l’Impératrice-reine avait alors nommé gouverneur de ses deux fils ainés les archiducs Joseph et Charles, parceque dans cette fonction on l’avait préféré au comte Bernis. L’année 1780, quand j’eus ma première entrevue avec l’empereur Joseph II, à Mohilev, Sa Majesté Impériale me dit qu’il savait que j’avais tenu ce propos. Je lui répondis qu’il le tenait apparemment du comte Hamilton, qui avait été placé près de ce prince, lorsqu’il était revenu de Russie. Il me dit alors que j’avais deviné juste, et que le comte Bernis, qu’il n’avait pas connu, avait laissé la réputation d’être plus propre à cet emploi que son ancien gouverneur.

Le comte Lynar, envoyé du roi de Danemark, avait été envoyé en Russie pour y traiter de l’échange du Holstein, qui appartenait au grand-duc, contre le comté d’Oldenbourg. C’était un homme qui joignait, à ce qu’on disait, à beaucoup de connaissances autant de capacité. Son extérieur était celui du fat le plus complet. Il était grand et bien fait, blond tirant sur le roux, le teint blanc comme une femme. On disait qu’il avait un si grand soin de sa peau, qu’il ne dormait jamais autrement qu’après avoir couvert son visage et ses mains avec de la pommade, et qu’il mettait des gants et un masque de nuit. Il se vantait d’avoir dix-huit enfants, et prétendait que les nourrices de ses enfants, il les avait toujours mises en état de le devenir. Le comte Lynar, si blanc, portait l’ordre blanc de Danemark, et n’avait d’autres habits que des couleurs extrêmement claires, comme par exemple bleu céleste, abricot, lilas, couleur de chair, &c., quoique alors on vît encore rarement des nuances aussi claires aux hommes. Le grand-chancelier comte Bestoujeff et sa femme regardaient chez eux le comte Lynar comme l’enfant de la maison, et il y était beaucoup fêté; mais cela ne mit pas sa faveur à l’abri du ridicule. Il avait encore un autre point contre lui, qui était que l’on se souvenait que son frère avait été plus que bien reçu par la princesse Anne, dont la régence avait été réprouvée. Or, dès que cet homme-là arriva, il n’eut rien de plus pressé à faire que l’étalage de sa négociation de l’échange du Holstein contre le comté d’Oldenbourg. Le grand-chancelier comte Bestoujeff fit venir chez lui M. Pechlin, ministre du grand-duc pour son duché de Holstein, et lui dit avec quoi le comte Lynar était venu. M. Pechlin en fit son rapport au grand-duc. Celui-ci aimait passionnément son pays de Holstein. Dès Moscou on l’avait représenté à Sa Majesté Impériale comme insolvable. Il avait demandé de l’argent à l’Impératrice; elle lui en avait donné un peu: cet argent n’était jamais parvenu en Holstein; mais les dettes criardes de Son Altesse Impériale en Russie en avaient été payés. M. Pechlin représentait les affaires du Holstein pour le pécuniaire comme désespérées: ceci était facile à M. Pechlin, parceque le grand-duc s’en remettait à lui de l’administration et n’y donnait que fort peu ou point d’attention; de façon qu’une fois Pechlin, impatienté, lui dit d’une voix lente: «Monseigneur, il dépend d’un souverain de se mêler du gouvernement de son pays ou de ne pas s’en mêler; s’il ne s’en mêle pas, alors le pays se gouverne de lui-même, mais il se gouverne mal.» Ce Pechlin était un homme fort petit et fort gros, qui portait une immense perruque, mais ne manquait ni de connaissances, ni de capacité. Cette épaisse et courte figure était habitée par un esprit fin et délié; on l’accusait seulement de n’être guère délicat dans le choix des moyens. Le grand-chancelier comte Bestoujeff avait beaucoup de confiance en lui, et c’était un de ses plus intimes confidents. M. Pechlin représenta au grand-duc qu’écouter n’était pas négocier; que négocier était encore fort loin d’accepter, et qu’il serait toujours le maître de rompre les pourparlers, quand il le jugerait à propos. Enfin de fil en aiguille on le fit consentir à autoriser M. Pechlin à écouter les propositions du ministre de Danemark, et par-là la négociation fut ouverte. Au fond elle peinait au grand-duc; il m’en parla. Moi qui avais été élevée dans l’ancienne rancune de la maison de Holstein contre le Danemark, et à qui on avait prêché que le comte Bestoujeff n’avait que des projets nuisibles au grand-duc et à moi, je n’entendis parler de cette négociation qu’avec beaucoup d’impatience et d’inquiétude. Je la contrecarrais près du grand-duc tant que je pouvais. A moi d’ailleurs, hormis lui-même, personne n’en disait mot; et à lui on lui recommendait le plus grand secret, surtout, avait-on ajouté, envers les dames. Je pense que ce propos me regardait moi plus qu’aucune autre; mais en cela on se trompait, car Son Altesse Impériale n’eut rien de plus pressé que de me le dire. Plus la négociation avançait, plus on tâchait de la présenter au grand-duc sous un aspect favorable et agréable. Je le voyais souvent enchanté de ce qu’il aurait, et puis il avait des retours cuisants et des regrets de ce qu’il abandonnait. Quand on le voyait flottant, alors on ralentissait les conférences, et on ne les reprenait qu’après avoir inventé quelque nouvel appât pour lui faire voir les choses sous un aspect favorable.

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