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Mémoires de l'Impératrice Catherine II.: Écrits par elle-même

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Au commencement du printemps on nous fit passer au jardin d’été et habiter la petite maison bâtie par Pierre I, où les appartements sont de plein-pied avec le jardin. Le quai de pierre et le pont de la Fontanka n’existaient pas encore. J’eus dans cette maison un des plus violents chagrins que j’aie eu de tout le règne de l’Impératrice Elisabeth. Un matin on vint me dire que l’Impératrice avait ôté d’auprès de moi mon ancien valet de chambre Timothée Yévreinoff. On avait pris pour prétexte de ce renvoi une querelle qu’il avait eue dans une garderobe avec un homme qui nous présentait le café, à quelle querelle le grand-duc était survenu et avait entendu une partie des injures qu’ils s’étaient dites. L’antagoniste de Yévreinoff avait été se plaindre à M. Tchoglokoff, et lui avait dit que sans égard à la personne du grand-duc, l’autre lui avait dit tout plein d’injures. M. Tchoglokoff en fit tout de suite son rapport à l’Impératrice, qui ordonna de les renvoyer tous les deux de la cour, et Yévreinoff fut relégué à Kasan, où on le fit ensuite maître de police. Le vrai de la chose était que Yévreinoff et l’autre nous étaient fort attachés, surtout le premier, et ce n’était qu’un prétexte cherché de me l’ôter. Il avait en main tout ce qui m’appartenait. L’Impératrice ordonna qu’un homme qu’il avait pris pour aide, nommé Skourine, prît sa place. Dans celui-ci alors je n’avais aucune confiance.

Après quelque séjour dans la maison de Pierre I on nous fit passer au palais d’été, de bois, où on nous avait préparé de nouveaux appartements, dont un côté donnait sur la Fontanka, qui n’était alors qu’un marais bourbeux, et l’autre sur une vilaine cour étroite. Le jour de la Pentecôte l’Impératrice me fit dire de faire inviter l’épouse de l’envoyé de Saxe, Mme d’Arnheim, à venir avec moi. C’était une grande femme, très bien faite, de vingt-cinq à vingt-six ans, un peu maigre et rien moins que jolie de visage, qu’elle avait fort et assez marqué de la petite vérole; mais comme elle se mettait bien, de loin elle avait une sorte d’éclat et paraissait assez blanche. Mme d’Arnheim arriva chez moi vers les cinq heures de l’après-diner, habillée en homme de pied en cap, avec un habit de drap rouge, bordé d’un galon d’or, et une veste de gros de Tours vert, bordée de même. Elle ne savait où mettre son chapeau et ses mains, et nous parut assez gauche. Comme je savais que l’Impératrice n’aimait pas que je montasse à cheval en homme, je m’étais fait préparer une selle de femme anglaise, et j’avais mis un habit de cheval, à l’anglaise, d’une fort riche étoffe bleu céleste et argent, avec des boutons de cristaux qui imitaient à s’y tromper les diamants, et mon casquet noir était entouré d’un cordon de diamants. Je descendis pour me mettre à cheval. Dans ce moment Sa Majesté vint dans nos appartements pour nous voir partir. Comme j’étais très leste alors et accoutumée à cet exercice, dès que je m’approchai de mon cheval, je sautai dessus; ma jupe, qui était ouverte, je la laissai tomber des deux côtés du cheval. L’Impératrice, me voyant monter avec autant d’agilité que d’adresse, se récria d’étonnement et dit qu’il était impossible d’être mieux à cheval. Elle demanda sur quelle selle j’étais, et, sachant que j’étais sur une selle de femme, elle dit: «On jurerait qu’elle est sur une selle d’homme.» Quand le tour vint de Mme d’Arnheim, son adresse ne brilla pas aux yeux de Sa Majesté Impériale. Cette dame avait fait amener son cheval de la maison. C’était une vilaine rosse noire, fort grande et fort lourde, que nos courtisans prétendaient être un des timoniers de son carrosse. Il lui fallut un escalier pour monter dessus; tout ceci se fit avec tout plein de façons, et enfin à l’aide de plusieurs personnes. Placée sur sa rosse, celle-ci se mit à trotter d’un trot assez rude pour secouer beaucoup la dame qui n’était ni ferme dans la selle, ni dans les étriers, et qui de la main se tenait à la selle. La voyant assise, je m’en allai en avant, et me suivit qui put. Je joignis le grand-duc qui m’avait devancé, et Mme d’Arnheim, sur sa rosse, resta en arrière. L’on m’a dit que l’Impératrice rit beaucoup et fut peu édifiée de la façon d’aller à cheval de Mme d’Arnheim. A quelque distance de la cour, je pense que Mme Tchoglokoff, qui allait en carrosse, recueillit la dame qui perdait tantôt son chapeau, tantôt ses étriers. Enfin on nous l’amena à Catherinhoff, mais l’aventure n’en resta pas là encore. Il avait plu, ce jour-là, jusqu’à trois heures de l’après-midi, et le perron de l’escalier de la maison de Catherinhoff était couvert de mares d’eau. Descendue de cheval et ayant été pendant quelque temps dans la salle de cette maison, où il y avait beaucoup de monde, je m’avisai de passer par dessus le perron découvert, pour aller dans une chambre où se tenaient mes femmes. Mme d’Arnheim voulut me suivre, et, comme je marchais vite, elle ne put me suivre qu’en courant, et donna dans les mares d’eau où elle glissa et tomba tout de son long, ce qui fit rire la nombreuse foule de spectateurs qui étaient sur le perron. Elle se releva un peu confuse, rejetant la faute de sa chute sur les bottes neuves qu’elle avait mises ce jour-là. Nous revînmes de la promenade en carrosse, et, chemin faisant, elle nous entretint de la bonté de sa rosse, tandis que nous nous mordions les lèvres pour ne pas éclater. Enfin pendant plusieurs jours elle fournit à rire à la cour et à la ville. Mes femmes prétendaient qu’elle était tombée parcequ’elle avait cherché à m’imiter, sans être aussi leste que moi. Mme Tchoglokoff, qui n’était pas rieuse, riait aux larmes quand on l’en faisait souvenir, et même longtemps après.

Du palais d’été nous allâmes à Péterhof, où, cette année, nous logeâmes à Monplaisir. Nous passions régulièrement une partie de l’après-dîner chez Mme Tchoglokoff, et comme il y venait du monde, cela nous amusait assez. De là nous allâmes à Oranienbaum, où nous étions tous les jours que Dieu donnait, à la chasse, et quelquefois treize heures, dans la journée, à cheval. L’été cependant était assez pluvieux. Je me souviens qu’un jour que je revins toute mouillée à la maison, je rencontrai, en descendant de cheval, mon tailleur qui me dit: «A vous voir comme vous êtes faite, je ne m’étonne plus qu’à peine je puisse suffire à vous faire des habits de cheval, et qu’on m’en demande continuellement de nouveaux.» Je n’en portais pas d’autres que de camelot de soie; la pluie les faisait gercer, le soleil en gâtait les couleurs, par conséquent il m’en fallait sans cesse de nouveaux. Ce fut pendant ce temps-là que je m’inventai des selles sur lesquelles je pouvais m’asseoir comme je voulais. Elles avaient le crochet anglais, et on pouvait passer la jambe pour être assise en homme. Outre cela le crochet se divisait, et un autre étrier se baissait et se relevait à volonté, selon que je le jugeais à-propos. Si l’on demandait aux écuyers comment je montais, ils disaient: «Sur une selle de femme.» selon la volonté de l’Impératrice. Je ne passais ma jambe jamais autrement que quand j’étais sûre de n’être pas trahie, et comme je ne me vantais pas de mon invention et qu’on était bien aise de me faire plaisir, je n’en eus aussi point de désagrément. Le grand-duc se souciait fort peu comment j’allais. Pour les écuyers ils trouvaient moins de risque pour moi d’aller à califourchon, surtout courant continuellement à la chasse, que sur des anglaises qu’ils détestaient, appréhendant toujours quelque accident dont peut-être on leur eût donné la faute ensuite. A dire la vérité, je ne me souciais pas du tout de la chasse, mais j’aimais passionnément à monter à cheval; plus cet exercice était violent et plus il m’était cher, de façon que si un cheval venait à s’enfuir, je courais après lui et le ramenais. J’avais dans ce temps-là aussi toujours un livre dans ma poche, et si j’avais un moment à moi, je l’employais à lire.

Je m’aperçus, dans ces chasses, que M. Tchoglokoff se radoucissait beaucoup, et surtout pour moi. Cela me fit appréhender qu’il ne s’avisât de me faire la cour, ce qui ne me convenait d’aucune manière. D’abord le personnage ne me plaisait aucunement: il était blond et fat, fort gros et aussi épais d’esprit que de corps; il était haï de tout le monde comme un crapaud, et n’était pas du tout aimable non plus. La jalousie de sa femme et la méchanceté et malveillance de celle-ci étaient aussi des choses à éviter, surtout pour moi qui n’avais d’autre appui au monde que moi-même et mon mérite, si j’en avais. J’évitais donc et esquivais très habilement, à ce qu’il me semble, toutes les poursuites de M. Tchoglokoff, sans cependant qu’il pût jamais se plaindre de ma politesse. Ceci fut parfaitement remarqué par sa femme, qui m’en sut gré et me prit ensuite très fortement en amitié, en partie à cause de cela, comme je le dirai par la suite.

Il y avait à notre cour deux chambellans Soltikoff, fils du général-adjudant Vasili Téodorovitch Soltikoff, dont la femme Marie Alexcéevna, née princesse Galitzine, mère de ces deux jeunes gens, était fort considérée de l’Impératrice, à cause des services signalés qu’elle lui avait rendus lors de son avènement au trône, lui ayant marqué une fidélité et un attachement rares. Le cadet de ces fils, Serge, était marié depuis peu de temps avec une fille d’honneur de l’Impératrice, nommée Matrena Pavlovna Balk. Le frère aîné de celui-ci se nommait Pierre. C’était un sot dans toute la valeur du terme, et il avait la physionomie la plus hébêtée que j’aie vue de ma vie: de grands yeux fixes, le nez camard, et la bouche toujours entr’ouverte; avec cela il était rapporteur au suprême degré, et comme tel, assez bien venu des Tchoglokoff, chez qui ce fut Mme Vladislava, qui, à titre d’ancienne connaissance de la mère de cette espèce d’imbécile, suggéra aux Tchoglokoff l’idée de le marier avec la princesse de Courlande. Tant il y a qu’il se mit sur les rangs pour la courtiser, se proposa de l’épouser, obtint son consentement, et ses parents demandèrent celui de l’Impératrice. Le grand-duc n’apprit ceci que quand les choses étaient déjà tout arrangées, à notre retour en ville. Il en fut très fâché et bouda la princesse de Courlande. Je ne sais quelle raison elle lui donna, mais tant il y a que, quoiqu’il désapprouvât son mariage, elle ne laissa pas que de garder une part de son affection et de se maintenir dans une sorte de crédit près de lui pendant fort longtemps. Pour moi j’étais enchantée de ce mariage, et je fis broder un habit superbe pour le futur. Ces noces alors, à la cour, après consentement de l’Impératrice, ne se faisaient pas autrement qu’après quelques années d’attente, parceque Sa Majesté fixait elle-même le jour, l’oubliait, souvent pendant longtemps, et quand on l’en faisait souvenir, elle remettait d’un temps à l’autre. Celle-ci fut dans ce cas. En automne donc nous rentrâmes en ville, et j’eus la satisfaction de voir la princesse de Courlande et M. Soltikoff remercier Sa Majesté Impériale du consentement qu’elle avait bien voulu donner à leur union. Au reste la famille de Soltikoff était une des plus anciennes et des plus nobles de cet empire. Elle était même alliée à la maison impériale par la mère de l’impératrice Anne, qui était une Soltikoff, mais d’une autre branche que celle-ci, tandis que M. Biren, fait duc de Courlande par la faveur de l’impératrice Anne, n’avait été que le fils d’un pauvre petit fermier d’un gentilhomme Courlandais. Ce fermier s’appelait Biren; mais la faveur dont jouissait le fils en Russie, fit que la famille des Birons, en France, l’agrégea, par la persuasion du cardinal Fleury, lequel voulant gagner la cour de Russie, favorisa les vues et la vanité de Biren, duc de Courlande.

Dès que nous rentrâmes en ville on nous dit que, outre les deux jours déjà marqués par semaine où il y avait comédie française, il y aurait encore deux jours de la semaine bal masqué. Le grand-duc en ajouta un pour des concerts chez lui, et le dimanche ordinairement il y avait cour. Un de ces jours de bal masqué n’était que pour la cour seule et ceux que l’Impératrice voulait bien y admettre, l’autre pour tout ce qu’il y avait en ville de gens titrés, jusqu’au rang de colonel, et ceux qui servaient comme officiers dans les gardes. Quelquefois on permettait aussi à toute la noblesse et aux négociants les plus huppés d’y venir. Les bals de la cour ne dépassaient pas le nombre de 160 à 200 personnes; ceux qu’on nommait publics, de 800 personnes.

L’Impératrice s’était plu, l’année 1744, à Moscou, à faire paraître aux bals masqués de la cour tous les hommes en habits de femme et toutes les femmes en habits d’homme, sans masque sur le visage. C’était précisément un jour de cour métamorphosé. Les hommes étaient en grandes jupes de baleine, avec des habits de femme, et coiffés comme les dames l’étaient les jours de cour; et les femmes paraissaient en habits d’homme, comme ceux-ci paraissaient à de pareils jours. Les hommes n’aimaient pas beaucoup ces jours de métamorphose; la plupart étaient de la plus mauvaise humeur du monde, parcequ’ils sentaient qu’ils étaient hideux dans leur parure. Les femmes paraissaient de petits garçons mesquins, et les plus âgées avaient les jambes grosses et courtes, ce qui ne les embellissait guère. Il n’y avait de réellement bien et parfaitement en homme que l’Impératrice elle-même. Comme elle était très grande et un peu puissante, l’habit d’homme lui seyait à merveille. Elle avait la plus belle jambe que j’aie jamais vue à aucun homme, et le pied d’une proportion admirable. Elle dansait en perfection et avait une grâce particulière à tout ce qu’elle faisait, égale habillée en homme tout comme en femme. On aurait toujours voulu avoir les yeux attachés sur elle, et on ne les en détournait qu’à regret, parcequ’on ne trouvait nul objet qui la remplaçât. Un jour à un de ces bals je la regardais danser un menuet. Quand elle eut fini, elle vint à moi. Je pris la liberté de lui dire qu’il était fort heureux pour les femmes qu’elle ne fût pas homme, et que son portrait seul ainsi peint pourrait tourner la tête à plus d’une. Elle prit très bien ce que je lui dis et me répondit sur le même ton, le plus gracieusement du monde, que si elle était homme ce serait à moi qu’elle donnerait la pomme. Je me baissai pour lui baiser la main, à l’occasion d’un compliment aussi inattendu. Elle m’embrassa, et toute la compagnie chercha à pénétrer ce qu’il y avait eu entre nous. Je n’en fis pas secret à M. Tchoglokoff, qui le redit à l’oreille de deux ou trois personnes, et de bouche en bouche, au bout d’un quart d’heure à-peu-près, tout le monde le sut.

Pendant le séjour de la cour en dernier lieu à Moscou, le prince Youssoupoff, sénateur et chef du corps des cadets, avait eu le commandement en chef de la ville de St Pétersbourg, où il était resté dans l’absence de la cour. Pour son amusement et celui des principales personnes qui s’y trouvaient avec lui, il avait fait jouer par les cadets, alternativement, les meilleures tragédies, tant russes, que composait alors Soumarokoff, que françaises, de Voltaire: celles-ci étaient défigurées. A son retour de Moscou l’Impératrice ordonna que les pièces de Soumarokoff fassent jouées à la cour par cette troupe de jeunes gens. L’Impératrice prit plaisir à voir ces représentations, et bientôt on crut remarquer qu’elle les voyait jouer avec un plus grand intérêt qu’on ne s’y serait attendu. Le théâtre, qui était dressé dans une salle du palais, fut transporté dans l’intérieur de son appartement; elle prit plaisir à parer les acteurs; elle leur fit faire des habits superbes, et ils étaient tous couverts de pierreries de Sa Majesté Impériale. On remarqua surtout que le premier amoureux, qui était un assez beau garçon de dix-huit à dix-neuf ans, comme de raison, était le plus paré; aussi on lui vit hors du théâtre des boucles de diamants, des bagues, des montres, des dentelles et du linge fort recherché. Enfin il sortit du corps des cadets, et le grand-veneur comte Razoumowsky, ancien favori de l’Impératrice, tout de suite le prit pour son adjudant, ce qui donna à l’autre le rang de capitaine. Alors les courtisans firent des conclusions à leur manière et se figurèrent que puisque le comte Razoumowsky avait pris le cadet Békétoff pour son adjudant, ceci ne pouvait avoir d’autre cause que celle de balancer la faveur de M. Schouvaloff, le gentilhomme de la chambre, qu’on savait n’être ni bien, ni bien lié avec la famille Razoumowsky; et de là enfin fut tirée la conjecture comme quoi ce jeune homme commençait à jouir d’une très grande faveur chez l’Impératrice. On sut outre cela que le comte Razoumowsky avait mis près de son nouvel adjudant un autre galopin qu’il avait, nommé Jean Perfiliévitch Yélagine. Celui-ci était marié avec une ancienne femme de chambre de l’Impératrice. C’était celle-ci qui avait eu soin de fournir au jeune homme le linge et les dentelles dont il est parlé ci-dessus, et comme elle n’était rien moins que riche, on se figura aisément que l’argent de cette dépense ne sortait pas de la bourse de cette femme. Personne ne fut plus intrigué de la faveur naissante de ce jeune homme que la princesse Gagarine, ma demoiselle d’honneur, qui n’était plus jeune et cherchait à se trouver un parti à son goût. Elle avait du bien par elle-même, n’était pas jolie, mais avait beaucoup d’esprit et de manège. C’était la seconde fois qu’il lui arrivait d’avoir jeté son dévolu sur le même personnage qui ensuite avait eu accès à la faveur de l’Impératrice. Le premier était M. Schouvaloff; le second, ce même Békétoff dont il vient d’être question. Quantité de jeunes et jolies femmes étaient liées avec la princesse Gagarine; outre cela elle avait une très nombreuse parenté. Ceux-ci accusaient M. Schouvaloff d’être la cause secrète de ce que Sa Majesté faisait réprimander sans cesse la princesse Gagarine sur sa parure, et qu’elle lui faisait défendre, et à beaucoup d’autres jeunes dames, de porter tantôt tel chiffon et tantôt tel autre. En haine de tout ceci la princesse Gagarine et toutes les plus jolies femmes de la cour disaient pis que pendre de M. Schouvaloff qu’elles se mirent toutes à détester, quoique elles l’eussent beaucoup aimé ci-devant. Lui croyait les adoucir en leur faisant la cour et leur faisant conter fleurette, de sa part, par ses plus affidés, ce qu’elles regardaient comme une nouvelle offense. Il fut partout rebuté et mal reçu; toutes ces femmes le regardaient comme la peste qu’il fallait fuir.

Sur ces entrefaites le grand-duc me donna un petit chien barbet d’Angleterre que je désirais avoir. Il y avait dans ma chambre un chauffeur de fourneau, nommé Ivan Ouchakoff: les autres s’avisèrent d’appeler, d’après cet homme, mon barbet Ivan Ivanovitch. Ce barbet par lui-même était une plaisante bête: il se promenait sur ses pattes de derrière comme un homme, la plupart du temps il était d’une folie inouie, de façon que moi et mes femmes nous le coiffions et l’habillions tous les jours d’une autre manière, et plus on le fagottait, plus il était fou; il venait s’asseoir à table avec nous, on lui mettait une serviette et il mangeait fort proprement dans son assiette; ensuite il tournait la tête et demandait à boire en jappant, à celui qui se tenait derrière lui; quelquefois il montait sur la table pour prendre ce qui lui convenait, comme un petit pâté, un biscuit ou quelque chose de pareil, ce qui faisait rire la compagnie. Comme il était petit et n’incommodait personne, on le laissait faire, parcequ’il n’abusait point de la liberté dont il jouissait et qu’il était d’une propreté exemplaire. Ce barbet nous amusa pendant tout cet hiver. L’été d’après, l’ayant mené à Oranienbaum, et le chambellan Soltikoff, le cadet, y étant venu avec sa femme, celle-ci et toutes les dames de notre cour toute la journée ne faisaient autre chose que de coudre et de travailler des coiffures et des habillements pour mon barbet, et elles se l’arrachaient. Enfin Mme Soltikoff le prit tellement en affection qu’il s’attacha particulièrement à elle, et quand elle s’en alla, le barbet ne voulut plus la quitter, ni elle le barbet, et elle me pria tant de le laisser avec elle que je le lui donnai. Elle le prit sous son bras et s’en alla, en compagnie du barbet, tout droit à la campagne de sa belle-mère, qui était alors malade. Celle-ci, la voyant arriver avec le chien et lui voyant faire avec lui mille folies, voulut savoir le nom du chien, et ayant entendu qu’il s’appelait Ivan Ivanovitch, elle ne put s’empêcher d’en marquer son étonnement, en présence de différentes personnes de la cour, qui étaient venues la voir de Péterhof. Celles-ci s’en retournèrent à la cour, et au bout de trois ou quatre jours la ville et la cour furent remplies du récit comme quoi toutes les jeunes femmes, ennemies de M. Schouvaloff, avaient chacune un barbet blanc qu’elles avaient nommé Ivan Ivanovitch, en dérision du favori de l’Impératrice, et qu’à ces barbets elles faisaient porter les couleurs claires dont l’autre aimait à se parer. La chose alla si loin que l’Impératrice fit dire aux parents des jeunes demoiselles qu’elle trouvait impertinent qu’ils permissent de pareilles choses. Le barbet blanc tout de suite changea son nom, mais il fut fêté comme devant et resta dans la maison des Soltikoffs, chéri jusqu’à sa mort par ses maîtres, malgré la réprimande impériale à son sujet. De fait c’était une calomnie: il n’y avait que ce seul chien ainsi nommé, et on n’avait pas pensé à M. Schouvaloff en lui donnant ce nom. Pour Mme Tchoglokoff, qui n’aimait pas les Schouvaloff, elle avait fait semblant de ne pas prendre garde au nom du chien, qu’elle entendait cependant continuellement, et auquel elle avait bien donné elle-même maint petit pâté, en riant de ses folies.

Pendant les derniers mois de cet hiver et les fréquentes mascarades et bals de la cour, nous vîmes de rechef paraître mes deux anciens gentilhommes de chambre qui avaient été placés comme colonels à l’armée, Alexandre Villebois et Zachar Czernicheff. Comme ils m’étaient sincèrement attachés, je fus fort aise de les revoir, et les reçus en conséquence. Eux de leur côté ne négligeaient rien et aucune occasion où ils pouvaient me donner des marques de leur disposition affectueuse. J’aimais alors beaucoup la danse. Au bal public ordinairement je changeais trois fois d’habit; ma parure était très recherchée, et si l’habit de masque que je mettais attirait à lui l’approbation générale, pour sûr je ne le remettais plus jamais, parceque j’avais pour règle que si une fois il avait fait un grand effet, il n’en pouvait faire qu’un moindre à une seconde mise. Aux bals de la cour, où le public n’assistait pas, je me mettais le plus simplement que je pouvais, et en cela je ne faisais pas mal ma cour à l’Impératrice, qui n’aimait pas beaucoup qu’on y parût fort parée. Cependant quand les dames avaient ordre d’y venir en habits d’homme, j’y venais avec des habits superbes, brodés sur toutes les coutures, ou d’un goût fort recherché, et cela passait alors sans critique: au contraire cela plaisait à l’Impératrice, je ne sais pas trop pourquoi. Il faut avouer que le manège de la coquetterie était alors fort grand à la cour, et que c’était à qui raffinerait le plus sur la parure. Je me souviens qu’un jour, à une de ces mascarades publiques, ayant appris que tout le monde se faisait faire des habits neufs, et les plus beaux du monde, désespérant de pouvoir surpasser les autres femmes, je m’avisai de mettre un corps couvert de gros de Tours blanc (j’avais alors la taille très fine), une jupe de même sur un très petit panier; je fis accomoder mes cheveux de derrière la tête, qui étaient fort longs, très épais et fort beaux, je les fis nouer avec un ruban blanc, en queue de renard; je mis sur mes cheveux une seule rose avec son bouton et ses feuilles, qui imitait le naturel à pouvoir s’y tromper, une autre je l’attachai à mon corset; je mis au cou une fraise de gaze fort blanche, des manchettes et un tablier de la même gaze, et je m’en allai au bal. Au moment que j’entrai je vis aisément que je fixais tous les yeux. Je passai, sans m’arrêter au travers de la galerie, et m’en allai dans les appartements qui en faisaient le double. J’y rencontrai l’Impératrice qui me dit: «Bon Dieu, quelle simplicité! quoi, pas une mouche!» Je me mis à rire et lui répondis que c’était pour être plus légèrement habillée. Elle tira de sa poche sa boîte à mouches, et en choisit une de médiocre grandeur, qu’elle m’appliqua sur le visage. En la quittant je m’en allai très vite dans la galerie, où je fis remarquer à mes plus intimes ma mouche. J’en fis autant aux favorites de l’Impératrice, et comme j’étais fort gaie, je dansai plus qu’à l’ordinaire. Je ne me souviens pas de ma vie d’avoir entendu autant de louanges de tout le monde que ce jour-là. On me disait belle comme le jour et d’un éclat singulier. A dire la vérité je ne me suis jamais cru extrêmement belle, mais je plaisais et je pense que cela était mon fort. Je revins à la maison très contente de mon invention de simplicité, tandis que tous les autres habits étaient d’une richesse rare.

C’est avec des divertissements comme cela que finit 1750. Mme d’Arnheim dansait mieux qu’elle ne montait à cheval; je me souviens d’un jour où il s’agissait entre elle et moi de savoir laquelle des deux se lasserait le plus tôt: il se trouva que ce fut elle, et que, assise sur une chaise, elle avoua qu’elle n’en pouvait plus, tandis que je dansais encore.

DEUXIÈME PARTIE.

DEPUIS 1751, JUSQU’A LA FIN DE 1758.

AU commencement de 1751, le grand-duc, qui avait pris autant que moi le comte de Bernis, ambassadeur de la cour de Vienne, en affection, s’avisa de lui parler de ses affaires du Holstein, des dettes dont ce pays était chargé alors, et de la négociation entamée par le Danemark, qu’il avait autorisé à écouter. Il me dit un jour d’en parler aussi au comte de Bernis; je lui répondis que s’il me l’ordonnait je n’y manquerais pas. Effectivement au premier bal masqué je m’approchai du comte de Bernis, qui s’était arrêté près de la balustrade dans l’intérieur de laquelle on dansait, et lui dis que le grand-duc m’avait ordonné de lui parler sur les affaires du Holstein. Le comte de Bernis m’écouta avec beaucoup d’intérêt et d’attention. Je lui dis donc franchement qu’étant jeune et dénuée de conseils, m’entendant d’ailleurs mal en affaires peut-être, et n’ayant aucune expérience à alléguer en ma faveur, mes idées étaient les miennes; qu’il pouvait y manquer bien des connaissances, mais qu’il me paraissait d’abord que les affaires du Holstein n’étaient pas aussi désespérées qu’on voulait les faire paraître; qu’ensuite pour ce qui regardait l’échange en lui-même, je comprenais assez bien que celui-ci pouvait avoir plus d’utilité pour la Russie que pour la personne du grand-duc; qu’assurément, comme héritier du trône, l’intérêt de l’empire lui devait être cher et précieux, que si pour cet intérêt il était indispensablement nécessaire que le grand-duc se défit du Holstein, pour terminer d’interminables discussions avec le Danemark, alors il ne s’agirait même, en gardant le Holstein, que de choisir le moment le plus propice pour que le grand-duc y consentit; qu’à moi il me paraissait que le présent ne l’était ni pour l’intérêt ni pour la gloire personnelle du grand-duc; qu’il pourrait venir cependant un temps où des circonstances rendraient cet acte plus important et plus glorieux pour lui, et peut-être plus avantageux pour l’empire de Russie même; mais qu’à présent tout cela avait un air d’intrigue manifeste, qui, en réussissant, jetterait sur le grand-duc un tel air de faiblesse dont il ne reviendrait pas peut-être dans l’opinion publique, de sa vie; qu’il n’y avait que peu de jours, pour ainsi dire, qu’il maniait les affaires de ce pays; qu’il aimait ce pays passionément, et que malgré cela on était parvenu à lui persuader de l’échanger, sans qu’il sût trop pourquoi, contre l’Oldenbourg, qu’il ne connaissait pas du tout et qui était plus éloigné de la Russie, et qu’outre cela le port de Kiel pourrait être important entre les mains du grand-duc pour la navigation russe. Le comte de Bernis entra dans toutes mes raisons et me dit à la fin: «Comme ambassadeur je n’ai point d’instructions sur tout cela, mais comme comte Bernis, je pense que vous avez raison.» Le grand-duc me dit après cela que l’ambassadeur lui avait dit: «Tout ce que je puis vous dire sur cette matière, c’est que je crois que votre femme a raison, et que vous feriez très bien de l’écouter.» A la suite de quoi le grand-duc se refroidit beaucoup pour cette négociation, ce dont apparemment on s’aperçut, et ce qui fut la cause qu’on commença à lui en parler plus rarement.

Après pâques nous allâmes, comme de coutume, habiter quelque temps au palais d’été de Péterhof, où les séjours commençaient, d’année en année, à se raccourcir. Cette année il y arriva un évènement qui donna matière aux courtisans à jaser: il fut occasioné par les intrigues des messieurs Schouvaloff. Le colonel Békétoff, dont il a déjà été parlé ci-dessus, par ennui et ne sachant que faire durant la faveur dont il jouissait, quoiqu’elle fût montée au point que de jour en jour on s’attendait à voir lequel des deux céderait sa place à l’autre, c’est-à-dire Békétoff à Jean Schouvaloff ou celui-ci au premier, s’avisa de faire chanter chez lui les petits chanteurs de l’Impératrice. Il prit plusieurs d’eux en affection particulière, à cause de la beauté de leurs voix, et comme il était lui-même, et son ami Yélagine, versificateur, ils faisaient pour eux des chansons que ces enfants chantaient. A ceci on donna une interprétation odieuse: on savait que rien n’était plus détesté par l’Impératrice que le vice de pareille nature. Békétoff, dans l’innocence de son cœur, se promenait avec ces enfants dans le jardin; ceci lui fut imputé à crime. L’Impératrice s’en alla à Zarskoé-Sélo pour une couple de jours, et puis revint à Péterhof, et M. Békétoff, sous prétexte de maladie, eut ordre d’y rester. Il y resta en effet avec Yélagine, y prit une fièvre chaude dont il pensa mourir, et dans les transports de cerveau il ne rêva que de l’Impératrice, dont il était profondément occupé, et en revint. Mais il resta disgracié et se retira; après quoi il fut placé à l’armée où il n’eut aucun succès. Il était trop efféminé pour le métier des armes.

Pendant ce temps nous allâmes à Oranienbaum, où nous étions tous les jours à la chasse. Vers l’automne nous rentrâmes en ville, au mois de septembre. L’Impératrice plaça à notre cour M. Léon Narichkine, comme gentilhomme de la chambre. Il ne faisait que de revenir, avec sa mère, son frère, la femme de celui-ci et ses trois sœurs, de Moscou. C’était un des plus singuliers personnages que j’aie connu, et jamais personne ne m’a tant fait rire que lui. C’était un Arlequin né, et s’il n’eût été par sa naissance ce qu’il était, il aurait pu gagner sa vie, et gagner beaucoup, par ses talents vraiment comiques. Il ne manquait aucunement d’esprit; il avait entendu parler de tout, et tout se plaçait dans sa tête d’une façon unique. Il était capable de faire des dissertations sur tel art ou telle science qu’il voulait; il y employait les termes techniques de la chose, et vous parlait un quart d’heure et plus de suite, et à la fin ni lui ni personne ne comprenait rien à tout ce qui coulait de sa bouche de paroles cousues ensemble, et tout le monde finissait par éclater de rire. Il disait de l’histoire entr’ autres, qu’il n’aimait pas l’histoire dans laquelle il y avait des histoires, et que pour que l’histoire fût bonne, il fallait qu’elle fût dépourvue d’histoire, que d’ailleurs l’histoire devenait du phœbus. C’était encore la politique sur laquelle il était inimitable: quand il se mettait à en parler, il n’était pas possible qu’aucun sérieux y résistât. Il disait encore que des comédies bien écrites la plupart étaient ennuyantes.

A peine fut-il placé à la cour que l’Impératrice envoya ordre à sa sœur âinée de se marier avec un M. Séniavine, qui, à cet effet, fut placé à notre cour, comme gentilhomme de la chambre. Ce fut un coup de foudre pour la demoiselle qui ne se maria avec cet homme-là qu’avec la plus grande répugnance. Ce mariage fut très mal reçu dans le public, qui en rejeta toute la faute sur M. Schouvaloff, favori de l’Impératrice, qui avait eu beaucoup d’inclination pour cette demoiselle avant sa faveur, et qu’on mariait si mal afin qu’il la perdît de vue. C’était une espèce de persécution vraiment tyrannique. Enfin elle l’épousa, devint étique, et mourut.

A la fin de septembre nous repassâmes au palais d’hiver. La cour était alors si mal en meubles, que les mêmes miroirs, lits, chaises, tables et commodes qui nous servaient au palais d’hiver, passaient avec nous au palais d’été et de là à Péterhof, et nous, suivaient à Moscou même. Il s’en brisait et cassait dans les transports un bon nombre, et dans cet état de déchet on nous les donnait, de façon qu’on avait de la peine à s’en servir; et comme il fallait un ordre exprès de l’Impératrice pour en avoir d’autres, qu’elle était la plupart du temps d’un accès difficile ou même inaccessible, je pris la résolution de m’acheter petit à petit des commodes et les plus nécessaires des meubles, de mon argent, tant pour le palais d’hiver que pour celui d’été, et quand je passais d’une maison à l’autre, je trouvais tout ce qu’il me fallait sans difficulté et sans les échecs de transport. Cet arrangement plut au grand-duc, et il en fit autant pour son appartement. Pour Oranienbaum, qui appartenait au grand-duc, nous avions, à nos frais et dépens, tout ce qu’il nous fallait dans mes appartements à moi, dans cette maison. J’y faisais tout à mes propres dépens, afin d’éviter toute contestation et difficulté, car Son Altesse Impériale, quoique très dépensier pour ses fantaisies, ne l’était point du tout pour ce qui me regardait, et en général il n’était rien moins que donnant; mais comme ce que je faisais dans mes appartements, de ma bourse, servait à l’embellissement de sa maison, il en était très content.

Pendant cet été Mme Tchoglokoff me prit dans une affection très particulière et si réelle, que, rentrée en ville, elle ne pouvait se passer de moi et s’ennuyait quand je n’étais pas avec elle. Le fond de cette affection provenait de ce que je ne répondais point du tout à celle qu’il avait plu à monsieur son mari de témoigner pour moi, ce qui m’avait donné un mérite singulier aux yeux de la femme. Revenus au palais d’hiver, Mme Tchoglokoff m’envoyait inviter presque toutes les après-dîner à venir chez elle. Il y avait peu de monde, mais toujours plus que dans la mienne,[J] où j’étais toute seule à lire quand le grand-duc n’y entrait pas pour se promener à grands pas dans ma chambre et me parler de choses qui l’intéressaient lui, mais qui n’avaient aucun prix pour moi. Ses promenades duraient une et deux heures et se répétaient plusieurs fois dans la journée; il fallait marcher avec lui jusqu’à l’extinction des forces; il fallait l’écouter avec attention, il fallait lui répondre, et ses propos la plupart du temps n’avaient ni queue ni tête, il y jouait souvent d’imagination. Il me souvient que pendant un hiver tout entier il fut occupé à projeter de bâtir, près d’Oranienbaum, une maison de plaisance en forme de couvent de capucins, où lui et moi avec toute la cour qui le suivait, devraient être vêtus en capucins; il trouvait cet habillement charmant et commode. Chacun devait avoir une bourrique, et, à tour de rôle, mener cette bourrique chercher de l’eau et porter des provisions au soi-disant couvent. Il se pâmait de rire et d’aise de tous les effets admirables et gais que produirait son invention. Il me fit faire un croquis de plan au crayon de cette belle œuvre, et tous les jours il fallait y ajouter ou diminuer quelque chose. Quelque résolue que je fusse d’user de complaisance et de patience envers lui, j’avoue franchement que j’étais très souvent excédée d’ennui de ses visites, promenades et conversations, qui étaient d’une insipidité dont je n’ai rien vu de pareil. Quand il sortait, le livre le plus ennuyeux paraissait un délicieux amusement.

A la fin de l’automne les bals pour la cour et le public recommencèrent à la cour, de même que les parures et les recherches en habits de masque. Le comte Zachar Czernicheff revint à St Pétersbourg. Comme, à titre d’ancienne connaissance, je le traitais toujours fort bien, il ne tint qu’à moi d’interpréter cette fois-ci ses assiduités comme il me plaisait. Il débuta par me dire qu’il me trouvait fort embellie; c’était la première fois de ma vie que quelqu’un m’eût dit pareille chose. Je ne le trouvai pas mauvais. Je fis plus: j’eus la bonhomie de croire qu’il disait vrai. A chaque bal, nouveau propos de cette nature. Un jour la princesse Gagarine m’apporta de sa part une devise, qu’en cassant je m’aperçus avoir été ouverte et recollée. Le billet en était comme toujours imprimé, mais c’étaient deux vers fort tendres et remplis de sentiment. Je me fis apporter après dîner des devises, et je cherchai quelque billet qui pût répondre sans me compromettre à ce billet. J’en trouvai un; je l’insérai dans une devise représentant une orange, et la donnai à la princesse Gagarine qui la remit au comte Czernicheff. Le lendemain elle m’en remit de sa part une encore; mais cette fois-ci j’y trouvai un billet de quelques lignes de sa main. Pour le coup j’y répondis, et nous voilà dans une correspondance régulière toute sentimentale. A la première mascarade, en dansant avec moi, il me dit qu’il avait mille choses à me dire qu’il ne pouvait confier au papier, ni mettre dans une devise que la princesse Gagarine pouvait casser dans sa poche ou perdre en chemin; qu’il me priait de lui accorder un moment d’audience dans ma chambre, ou où je jugerais à propos. Je lui dis que cela était de toute impossibilité, que mes chambres étaient inaccessibles, et que je ne pouvais en sortir non plus. Il me dit qu’il se déguiserait, s’il le fallait, en domestique; mais je refusai tout net, et la chose en resta à cette correspondance fourrée dans des devises. A la fin la princesse Gagarine s’aperçut de ce qui en pouvait être, me gronda de l’en charger et ne voulut plus les recevoir.

1752.

C’est sur ces entrefaites que finit 1751 et que commença 1752. A la fin du carnaval le comte Czernicheff partit pour son régiment. Quelques jours avant son départ j’eus besoin de me faire saigner; c’était un samedi. Le mercredi suivant M. Tchoglokoff nous invita à son île, à l’embouchure de la Néva. Il y avait une maison composée d’une salle au milieu et de quelques chambres à côté. Près de cette maison il avait fait dresser des glissoires. En y arrivant j’y trouvai le comte Roman Voronzoff, qui, me voyant, me dit: «J’ai votre fait; j’ai fait faire un excellent petit traîneau pour les glissoires.» Comme il m’avait souvent menée ci-devant, j’acceptai son offre, et tout de suite il fit apporter son petit traîneau, où il y avait une espèce de petit fauteuil dans lequel je m’assis; lui se mit derrière moi et nous descendîmes; mais à la moitié de la pente, le comte Voronzoff ne fut plus le maître du petit traîneau, qui versa. Je tombai et le comte Voronzoff, qui était un corps fort lourd et maladroit, tomba sur moi, ou plutôt sur mon bras gauche dont je m’étais fait saigner, il y avait quatre ou cinq jours. Je me relevai, lui aussi, et nous allâmes à pied joindre un traîneau de la cour, qui attendait ceux qui descendaient et les ramenait au point d’où ils étaient partis, pour recommencer qui voulait de nouveau descendre. Assise dans ce traîneau avec la princesse Gagarine, qui m’avait suivie avec le comte Ivan Czernicheff, celui-ci et Voronzoff se tenant debout derrière le traîneau, je sentis que mon bras gauche se couvrait d’une chaleur dont j’ignorais la cause. Je passai ma main droite dans la manche de ma pelisse pour savoir ce que c’était, et en ayant retiré la main, je la trouvai couverte de sang. Je dis aux deux comtes et à la princesse que je pensais que ma veine était ouverte et que le sang en coulait. Ils firent aller le traîneau plus vite, et nous allâmes, au lieu d’aller aux glissoires, à la maison. Là nous ne trouvâmes qu’un couvreur de table.[K] J’ôtai ma pelisse, le couvreur de table nous donna du vinaigre, et le comte Czernicheff fit l’office de chirurgien. Nous convînmes tous de ne pas ouvrir la bouche sur cette aventure. Dès que mon bras fut accommodé je retournai à la montagne à glisser. Je dansai le reste de la soirée, je soupai et nous revînmes très tard à la maison, sans que personne se doutât de ce qui m’était arrivé; cependant j’en eus la peau démise pendant près d’un mois, mais cela se passa peu-à-peu.

Pendant le carême j’eus une forte altercation avec Mme Tchoglokoff; en voici le sujet. Ma mère était allée depuis quelque temps à Paris. Le fils aîné du général Ivan Fédorovitch Gléboff, revenu de cette capitale, me remit de la part de ma mère deux pièces d’étoffes fort riches et très belles. Les regardant, en présence de Skourine qui me les dépliait dans ma chambre à toilette, il m’échappa de dire que ces étoffes étaient telles que j’étais tentée de les présenter à l’Impératrice, et réellement je guettais le moment d’en parler à Sa Majesté Impériale, que je ne voyais que fort rarement, et cela encore la plupart du temps en public. Je n’en parlai point à Mme Tchoglokoff; c’était un cadeau que je me réservais à moi-même. Je défendis à Skourine de dire à âme qui vive ce qu’il m’était échappé de dire devant lui seul; mais celui-ci n’eut rien de plus pressé que d’aller tout de suite redire à Mme Tchoglokoff ce qui venait de m’échapper. A quelques jours de là, un beau matin, Mme Tchoglokoff entra dans ma chambre et me dit que l’Impératrice me faisait remercier de mes étoffes, qu’elle en avait gardé une, et que l’autre elle me la renvoyait. Je fus frappée d’étonnement en entendant cela. Je lui dis: «Comment cela?» Alors Mme Tchoglokoff ajouta qu’elle avait porté mes étoffes à l’Impératrice, ayant entendu que je les destinais à Sa Majesté Impériale. Pour le coup je me fâchai d’une telle manière comme je ne me souviens jamais de l’avoir été. Je balbutiais, je ne parlais quasi pas. Cependant je dis à Mme Tchoglokoff que je m’étais fait une fête de présenter ces étoffes à l’Impératrice, et qu’elle me privait de ce plaisir, en m’emportant mes étoffes à mon insçu et les présentant de cette façon à Sa Majesté Impériale; qu’elle, Mme Tchoglokoff, ne pouvait pas savoir mes intentions, parceque je ne lui en avais pas parlé, et que si elle les savait, ce n’était que par la bouche d’un domestique traître qui trahissait sa maîtresse, laquelle le comblait journellement de biens. Mme Tchoglokoff, qui avait toujours des raisons à elle, me dit et me soutint que je ne devais jamais parler moi-même de rien à l’Impératrice; qu’elle m’en avait signifié l’ordre de la part de Sa Majesté Impériale, et que mes domestiques devaient lui rapporter tout ce que je disais; que par conséquent l’autre n’avait fait que son devoir, et elle le sien en portant, à mon insçu, les étoffes que je destinais à l’Impératrice, à Sa Majesté Impériale, et que tout cela était dans les règles. Je la laissai dire, parceque la colère me coupait la parole. Enfin elle s’en alla. Alors je sortis dans une petite antichambre où Skourine se trouvait ordinairement, le matin, et où étaient mes hardes, et le trouvant là, je lui donnai, de toutes mes forces, un grand soufflet bien appliqué, et lui dis qu’il était un traître et le plus ingrat des hommes, d’avoir osé rapporter à Mme Tchoglokoff ce que je lui avais défendu de dire; que je le comblais de biens, et qu’il me trahissait jusque dans des paroles aussi innocentes; que de ce jour je ne lui donnerais plus rien, et que je le ferais chasser et étriller. Je lui demandai ce qu’il se promettait de sa conduite, lui dis que je restais moi toujours ce que j’étais, et que les Tchoglokoff, haïs et détestés de tout le monde, finiraient par se faire chasser de la part de l’Impératrice elle-même qui, pour sûr, reconnaîtrait tôt ou tard leur profonde bêtise et leur incapacité pour la place où un méchant homme par intrigue les avait placés; que s’il voulait, il n’avait qu’à aller rendre ce que je venais de lui dire, que pour moi il ne m’en arriverait assurément rien, mais que lui-même il verrait ce qu’il deviendrait. Mon homme tomba à mes pieds, pleurant à chaudes larmes, et me demanda pardon avec un repentir qui me parut sincère. J’en fus touchée, et je lui répondis que sa conduite future me montrerait le chemin que j’avais à tenir à son égard, et que ce serait d’après elle que je réglerais la mienne. C’était un garçon intelligent, qui ne manquait pas d’esprit et qui ne m’a jamais manqué de parole; au contraire, j’ai eu de lui des preuves de zèle et de fidélité les plus avérées, dans les temps les plus difficiles. Je me plaignis à tous ceux que je pus, pour que cela parvînt aux oreilles de l’Impératrice, du tour que Mme Tchoglokoff m’avait joué. L’Impératrice me remercia de mes étoffes quand elle me vit; je sus par tierce main qu’elle désapprouvait la manière dont Mme Tchoglokoff en avait agi, et les choses en restèrent-là.

Après Pâques nous passâmes au palais d’été. Je voyais déjà depuis quelque temps que le chambellan Serge Soltikoff était plus assidu que de coutume à la cour. Il y venait toujours en compagnie de Léon Narichkine, qui amusait tout le monde par son originalité, dont j’ai rapporté plusieurs traits. Serge Soltikoff était la bête noire de la princesse Gagarine, que j’aimais beaucoup et en laquelle même j’avais confiance. Léon Narichkine était regardé comme un personnage parfaitement sans conséquence et très original. Serge Soltikoff s’insinuait le plus qu’il pouvait dans l’esprit des Tchoglokoff. Comme ceux-ci n’étaient ni aimables, ni spirituels, ni amusants, il ne pouvait y avoir à ses assiduités que quelques vues cachées. Mme Tchoglokoff était alors grosse et souvent incommodée. Comme elle prétendait que je l’amusais pendant l’été tout comme pendant l’hiver, souvent elle désirait que je vinsse chez elle. Serge Soltikoff, Léon Narichkine, la princesse Gagarine, et quelques autres, étaient ordinairement chez elle, quand il n’y avait pas concert chez le grand-duc ou bien comédie à la cour. Les concerts ennuyaient M. Tchoglokoff, qui n’y manquait jamais; Serge Soltikoff trouva un moyen singulier de l’occuper. Je ne sais comment il débrouilla dans l’homme le plus lourd et le plus dénué d’imagination et d’esprit, un penchant passionné pour la versification de chansons qui n’avaient pas le sens commun. Ceci découvert, chaque fois qu’on voulait se défaire de M. Tchoglokoff, on le priait de faire une chanson nouvelle. Alors, avec beaucoup d’empressement, il allait s’asseoir dans le coin de la chambre, la plupart du temps près du fourneau, et se mettait à faire sa chanson, ce qui remplissait la soirée. On trouvait sa chanson charmante, et par-là il s’encourageait à en faire continuellement de nouvelles. Léon Narichkine mettait ses chansons en musique et les chantait avec lui; en attendant, la conversation se faisait sans gêne dans la chambre, et l’on disait ce qu’on voulait. J’ai eu un gros livre de ces chansons; je ne sais ce qu’il est devenu.

Pendant un de ces concerts Serge Soltikoff me fit entendre quelle était la cause de ses assiduités. Je ne lui répondis pas d’abord; je lui demandai, lorsqu’il revint me parler sur la même matière, ce qu’il s’en promettait? Alors il se mit à faire un tableau aussi riant que passionné du bonheur qu’il s’en promettait. Je lui dis: «Et votre femme que vous avez épousée par passion, il y a deux ans, et dont vous passiez pour être amoureux, et elle de vous aussi, à la folie, qu’est-ce qu’elle dira de cela?» Alors il se mit à me dire que tout n’était pas or qui luisait, et qu’il payait cher un moment d’aveuglement. Je fis tout au monde pour le faire changer d’idée—je croyais bonnement y réussir—il me faisait pitié. Par malheur je l’écoutais. Il était beau comme le jour, et assurément personne ne l’égalait ni à la grande cour, ni encore moins à la nôtre. Il ne manquait ni d’esprit, ni de cette tournure de connaissances, de manières, de manèges, que donne le grand monde, mais surtout la cour; il avait vingt-six ans. A tout prendre, c’était, et par sa naissance et par plusieurs autres qualités, un cavalier distingué. Ses défauts, il les savait cacher; les plus grands de tous étaient l’esprit d’intrigue et le manque de principes: ceux-ci n’étaient pas développés à mes yeux. Je tins bon pendant le printemps et une partie de l’été; je le voyais quasi tous les jours, je ne changeai point de conduite avec lui; j’étais avec lui comme j’étais avec tous les autres, je ne le voyais qu’en présence de la cour ou d’une partie de celle-ci. Un jour je m’avisai de lui dire, pour m’en défaire, qu’il s’adressait mal. J’ajoutai: «Que savez-vous? peut-être mon cœur est-il pris ailleurs.» Ceci dit, au lieu de le décourager, je vis que sa poursuite n’en devint que plus ardente. Il n’était pas question dans tout ceci du cher mari, parceque c’était une chose connue et reçue qu’il n’était guère aimable, même pour les objets dont il était amoureux, et il l’était continuellement, et faisait, pour ainsi dire, la cour à toutes les femmes. Il n’y avait que celle qui portait le nom de la sienne qui fût exclue de son attention.

Sur ces entrefaites Tchoglokoff nous invita à une chasse sur son île, où nous allâmes en chaloupe; nos chevaux nous avaient devancés. Dès que j’arrivai je me mis à cheval, et nous allâmes trouver les chiens. Serge Soltikoff guetta le moment où les autres étaient à la poursuite des lièvres, et s’approcha de moi pour me parler de sa matière favorite. Je l’écoutai plus attentivement qu’à l’ordinaire. Il me fit un tableau du plan qu’il avait arrangé pour envelopper d’un profond mystère, disait-il, le bonheur dont quelqu’un pouvait jouir en pareil cas. Je ne disais mot; il profita de mon silence pour me persuader qu’il m’aimait passionnément, et il me pria de lui permettre de croire qu’il pouvait espérer qu’il ne m’était pas du moins indifférent. Je lui dis qu’il pouvait jouir d’imagination, sans que je pusse l’en empêcher. Enfin il fit des comparaisons des autres gens de la cour, et me fit convenir qu’il leur était préférable: de-là il conclut qu’il était préféré. Je riais de ce qu’il disait, mais au fond je convins qu’il me plaisait assez. Au bout d’une heure et demie de conversation je lui dis de s’en aller, parcequ’une aussi longue conversation pouvait devenir suspecte. Il me dit qu’il ne s’en irait pas, si je ne lui disais, moi, qu’il était souffert. Je lui répondis: «Oui, oui, mais allez-vous-en.» Il dit: «Je me le tiens pour dit,» et donna des deux à son cheval, et moi je lui criais: «Non, non,» et lui répétait: «Oui, oui,» et ainsi nous nous séparâmes. Revenus à la maison, qui était sur l’île, nous y soupâmes, et pendant le souper, il s’éleva un grand vent de mer, qui fit enfler les eaux si considérablement qu’elles montèrent jusqu’aux degrés de l’escalier de la maison, de sorte que toute l’île était couverte, à quelques pieds de hauteur, des eaux de la mer. Nous fûmes obligés de nous arrêter sur l’île de Tchoglokoff jusqu’à ce que la tempête et les eaux fussent baissées, ce qui dura jusque vers les deux ou trois heures du matin. Pendant ce temps Serge Soltikoff me dit que le ciel même lui était favorable ce jour-là, parcequ’il le faisait jouir plus longtemps de ma vue, et quantité de choses pareilles. Il se croyait déjà fort heureux; mais moi je ne l’étais guère: mille appréhensions me troublaient la tête, et j’étais très maussade, selon moi, ce jour-là, et très mal-contente de moi-même. J’avais cru pouvoir gouverner et morigéner sa tête à lui et la mienne, et je compris, que l’un et l’autre étaient difficiles, sinon impossibles.

A deux jours de-là Serge Soltikoff me dit qu’un des valets de chambre du grand-duc, nommé Bressan, français de nation, lui avait dit que Son Altesse Impériale avait dit, dans sa chambre: «Serge Soltikoff et ma femme trompent Tchoglokoff, lui font accroire ce qu’ils veulent et puis s’en moquent.» Il faut dire vrai, il en était quelque chose, et le grand-duc s’en était aperçu. Je répondis à cela en lui conseillant d’être plus circonspect à l’avenir. Je pris quelques jours après un terrible mal de gorge qui me dura plus de trois semaines, avec une forte fièvre pendant laquelle l’Impératrice m’envoya la princesse Kourakine qui se mariait avec le prince Lobanoff: je devais la coiffer. On la fit asseoir à cet effet, en robe de cour sur grand panier, sur mon lit; je fis de mon mieux; mais Mme Tchoglokoff, voyant qu’il m’était impossible de parvenir à la coiffer, la fit descendre de mon lit et acheva de la coiffer. Je n’ai pas revu cette dame depuis ce temps-là.

Le grand-duc était alors amoureux de la demoiselle Marthe Isaevna Schafiroff que l’Impératrice avait nouvellement placée près de moi, de même que la sœur ainée de celle-ci, nommée Anne Isaevna. Serge Soltikoff, qui était un démon en fait d’intrigue, se faufila avec ces deux demoiselles afin de savoir ce qu’il pourrait y avoir de discours du grand-duc avec les deux sœurs à son sujet, pour en faire son profit. Ces filles étaient pauvres, assez sottes et très intéressées, et réellement elles devinrent très confiantes avec lui dans fort peu de temps.

Sur ces entrefaites nous allâmes à Oranienbaum, où de rechef je fus tous les jours à cheval et ne portais plus d’autre habit que celui d’homme, excepté les dimanches. Tchoglokoff et sa femme étaient devenus doux comme des moutons. J’avais aux yeux de Mme Tchoglokoff un nouveau mérite: j’aimais et je caressais beaucoup un de ses enfants qui était avec elle. Je lui faisais des habits, et Dieu sait tous les jouets et nippes que je lui donnais. Or la mère raffolait de cet enfant, qui après cela est devenu un tel vaurien qu’il a été enfermé par sentence, pour ses fredaines, dans une forteresse, pour quinze ans. Serge Soltikoff était devenu l’ami, le confident, le conseiller de M. et de Mme Tchoglokoff. Assurément aucun homme qui avait le sens commun, n’aurait pu se soumettre à une aussi dure besogne, qui est celle d’entendre deux sots orgueilleux, arrogants et égoïstes déraisonner toute la journée, sans y avoir un très grand intérêt. On devina, on supposa celui qu’il pouvait y avoir; ceci parvint à Péterhof et aux oreilles de l’Impératrice. Or dans ce temps-là il arrivait assez souvent que quand Sa Majesté Impériale avait envie de gronder, elle ne grondait pas pour ce pourquoi elle aurait pu gronder, mais elle prenait le prétexte de gronder pour ce dont on ne s’était jamais avisé qu’elle pourrait gronder: ceci est une remarque de courtisan; je la tins de la propre bouche de son auteur, nommément de Zachar Czernicheff. A Oranienbaum tout le monde de notre suite était convenu, tant hommes que femmes, de se faire pour cet été des habits de la même couleur, le dessus gris, le reste bleu, avec un collet de velours noir, le tout sans garniture aucune. Cette uniformité nous était commode de plus d’une façon. C’est à cet habillement qu’on s’accrocha, et plus particulièrement à ce que j’étais toujours habillée en habit de cheval et que je montais en homme à Péterhof. Pour un jour de cour l’Impératrice dit à Mme Tchoglokoff que cette manière de monter m’empêchait d’avoir des enfants, et que mon habillement ne convenait point; que quand elle montait à cheval, elle changeait d’habit. Mme Tchoglokoff lui répondit que pour avoir des enfants il n’en était pas question; que ceux-ci ne pouvaient venir sans cause, et que, quoique Leurs Altesses Impériales fussent mariées depuis 1745, cependant la cause n’en existait pas. Alors Sa Majesté Impériale gronda Mme Tchoglokoff, et lui dit qu’elle s’en prenait à elle de ce qu’elle négligeait de prêcher les parties intéressées sur cet article, et en général elle marqua beaucoup d’humeur, et lui dit que son mari était un bonnet de nuit qui se laissait mener par des morveux. Tout ceci fut redit dans les vingt-quatre heures à leurs confidents. A ce mot de morveux, les morveux se mouchèrent, et, dans un conseil très particulier tenu à cet effet par ces morveux, il fut résolu et déterminé qu’en suivant très strictement les sentiments de Sa Majesté Impériale, Serge Soltikoff et Léon Narischkine encourraient une disgrâce simulée de la part de M. Tchoglokoff, dont lui-même peut-être ne se douterait pas; que sous prétexte de maladie de leurs parents, ils se retireraient dans leurs maisons pour trois semaines ou un mois, afin de faire tomber les bruits sourds qui couraient. Ceci fut exécuté à la lettre, et le lendemain ils partirent pour se confiner dans leurs familles pour un mois. Pour moi je changeai tout de suite d’habillement, aussi bien l’autre était-il devenu inutile. La première idée de l’uniformité d’habillement nous était venue de celui qu’on portait les jours de cour à Péterhof; il était, le dessus, blanc, le reste vert, et le tout chamarré de galons d’argent. Serge Soltikoff, qui était brun, disait que dans cet habit blanc et argent il avait, lui, l’air d’une mouche dans du lait. Au reste je continuais à fréquenter les Tchoglokoff comme ci-devant, quoique j’y essuyais un plus grand ennui. Mari et femme en étaient aux regrets de l’absence des deux principaux champions de leur société, en quoi assurément je ne les contredisais pas. La maladie de Serge Soltikoff prolongea encore son absence pendant laquelle l’Impératrice nous fit dire de venir d’Oranienbaum la joindre à Cronstadt, où elle se rendait pour faire entrer les eaux dans le canal de Pierre I, que cet empereur avait commencé et qui venait d’être achevé. Elle nous devança à Cronstadt. La nuit qui suivit son arrivée étant devenue fort orageuse, Sa Majesté Impériale, qui, dès son arrivée, nous avait fait dire de venir l’y joindre, crut que pendant cet orage nous étions en mer; elle fut fort inquiète pendant toute la nuit; il lui parut qu’un bâtiment qu’elle voyait de ses fenêtres et qui souffrait en mer, pouvait bien être le yacht sur lequel nous devions passer la mer; elle eut recours à des reliques qu’elle avait toujours à côté de son lit; elle les porta à la fenêtre et leur faisait faire le mouvement contraire du bâtiment qui souffrait de la tourmente; elle s’écria plusieurs fois qu’assurément nous allions périr et que ce serait sa faute à elle, parceque, nous ayant envoyé réprimander il n’y avait pas longtemps, pour lui témoigner plus d’empressement nous serions partis tout de suite après l’arrivée du yacht. Mais de fait le yacht n’arriva qu’après cette tourmente à Oranienbaum, de façon que nous ne nous rendîmes à bord que le lendemain après-midi. Nous restâmes trois fois vingt-quatre heures à Cronstadt, pendant lesquelles la bénédiction du canal eut lieu avec une très grande solemnité, et l’on fit entrer l’eau pour la première fois dans ce canal. L’après-dîner il y eut un grand bal. L’Impératrice voulait rester à Cronstadt pour voir de rechef sortir l’eau; mais elle repartit le troisième jour sans que ceci eût été effectué. Ce canal n’a pas été mis à sec depuis cette époque jusqu’à ce que, de mon règne, j’aie fait construire le moulin à feu qui le vide; d’ailleurs la chose aurait été impossible, le fond du canal étant plus bas que la mer; mais c’est ce qu’on n’envisageait pas alors.

De Cronstadt chacun revint chez soi; l’Impératrice alla à Péterhof, et nous à Oranienbaum. M. Tchoglokoff demanda et obtint la permission d’aller dans une de ses terres pour un mois. Pendant son absence, madame son épouse se donna beaucoup de mouvement pour exécuter les ordres de l’Impératrice à la lettre. D’abord elle eut beaucoup de conférences avec le valet de chambre du grand-duc, Bressan; celui-ci trouva à Oranienbaum une jolie veuve d’un peintre, nommé Mme Groot; on fut quelques jours à la persuader, à lui promettre je ne sais quoi, puis à l’instruire sur ce qu’on voulait d’elle et à quoi elle devait se prêter. Ensuite Bressan fut chargé de faire faire à Son Altesse Impériale la connaissance de cette jeune et jolie veuve. Je voyais bien que Mme Tchoglokoff était fort intriguée; mais j’ignorais de quoi, lorsqu’enfin Serge Soltikoff revint de son exil volontaire et m’apprit à peu-près de quoi il était question. Enfin, à force de peine, Mme Tchoglokoff parvint à son but, et quand elle fut sûre de son fait, elle avertit l’Impératrice que tout allait au gré de ses désirs. Elle espérait grande récompense de ses peines; mais sur ce point elle se trompa, car on ne lui donna rien: cependant elle disait que l’Empire lui en devait. Immédiatement après nous rentrâmes en ville.

Ce fut dans ce temps-là que je persuadai le grand-duc de rompre la négociation avec le Danemark. Je lui fis ressouvenir les conseils du comte de Bernis, qui était déjà parti pour Vienne; il m’écouta et ordonna de finir sans rien conclure, ce qui fut fait. Après un court séjour au palais d’été, nous retournâmes à celui d’hiver.

Il me parut que Serge Soltikoff commençait à diminuer ses assiduités, qu’il devenait distrait, quelquefois fat, arrogant et dissipé. J’en étais fâchée, je lui en parlai. Il me donna de mauvaises raisons et prétendit que je n’entendais rien à l’excès d’habileté de sa conduite: il avait raison, car je le trouvais assez étrange. On nous dit de nous préparer pour le voyage de Moscou, ce que nous fîmes. Nous partîmes le 14 décembre 1752 de Pétersbourg. Serge Soltikoff y resta et ne vint que plusieurs semaines après nous. Je partis de St Pétersbourg avec quelques légers indices de grossesse; nous allions fort vite, nuit et jour. A la dernière station avant Moscou, les indices s’évanouirent avec de violentes tranchées. Arrivée à Moscou, et voyant le tour que prenaient les choses, je me doutai que je pouvais bien avoir fait une fausse couche. Mme Tchoglokoff était restée à St Pétersbourg, parcequ’elle venait d’accoucher de son dernier enfant, qui était une fille; c’était le septième. Quand elle fut relevée, elle nous joignit à Moscou.

1753.

Ici on nous avait logés dans une aîle bâtie en bois, tout nouvellement construite pendant cet automne, de façon que l’eau découlait des lambris et que tous les appartements étaient étrangement humides. Cette aîle contenait deux rangées de cinq ou six grandes chambres chacune, dont celle sur la rue était pour moi, et celle de l’autre côté pour le grand-duc. Dans celle de ces chambres qui devait me servir de toilette, on logea mes filles et femmes de chambre, avec leurs servantes, de façon qu’elles étaient dix-sept filles et femmes logées dans une chambre, qui avait à la vérité trois grandes fenêtres, mais point d’autre issue que ma chambre à coucher, par laquelle, pour toute espèce de besoin, elles étaient obligées de passer, ce qui n’était commode ni pour elles ni pour moi. Nous fûmes obligées de supporter cette incommodité, dont je n’ai jamais vu rien de semblable. Outre cela leur chambre à manger était une de mes antichambres. J’étais malade en arrivant; pour remédier à cet inconvénient je fis mettre force grands écrans dans ma chambre à coucher, à l’aide desquels je la partageai en trois; mais cela ne m’aidait presque de rien, parceque les portes s’ouvraient et se fermaient presque continuellement, et ceci était inévitable. Enfin, le dixième jour, l’Impératrice vint me voir, et voyant le passage continuel, elle entra dans l’autre chambre et dit à mes femmes: «Je vous ferai faire une autre sortie que par la chambre à coucher de la grande-duchesse.» Mais que fit-elle? Elle ordonna de faire une cloison qui ôta une des fenêtres de cette chambre, où demeuraient d’ailleurs avec peine dix-sept personnes. Voilà donc la chambre rétrécie pour gagner un corridor; la fenêtre fut percée dans la rue; on y fit un escalier, et voilà mes femmes obligées de passer dans la rue; sous leurs fenêtres on plaça des lieux pour elles; quand elles allaient dîner il fallait longer la rue encore. En un mot cet arrangement ne valait rien, et je ne sais pas comment ces dix-sept femmes, entassées et quelquefois malades, ne gagnèrent pas quelque fièvre putride dans cette habitation, et cela à côté de ma chambre à coucher, qui en était remplie de vermine de toute espèce jusqu’à empêcher le sommeil. Enfin Mme Tchoglokoff, relevée de couches, arriva à Moscou, et quelques jours après, Serge Soltikoff. Comme Moscou est fort grand, que tout le monde y est toujours très éparpillé, il se servit de ce local avantageux à cet effet, pour cacher la diminution de ses assiduités feintes ou réelles à la cour. A dire la vérité j’en étais affligée; cependant il m’en donnait de si bonnes et valables raisons, que dès que je le voyais et lui avais parlé, mes réflexions à ce sujet s’évanouissaient. Nous convînmes que pour diminuer le nombre de ses ennemis, je ferais dire quelques paroles au comte Bestoujeff, qui pourraient donner espérance à celui-ci comme quoi j’étais moins éloignée de lui que ci-devant. Je chargeai de ce message un nommé Bremse, qui était employé dans la chancellerie holsteinoise de M. Pechline. Cet homme-là, quand il n’était pas à la cour, allait souvent dans la maison du chancelier comte Bestoujeff; il s’en chargea avec beaucoup d’empressement et me dit que le chancelier en avait été dans la joie de son cœur, et qu’il avait dit que je pouvais disposer de lui toutes les fois que je le jugerais à propos, et que, si de son côté il pouvait m’être utile, il me priait de lui indiquer un canal sûr par qui réciproquement nous pourrions nous communiquer ce que nous jugerions à propos. Je sentis son idée et répondis à Bremse que j’y penserais. Je redis cela à Serge Soltikoff, et tout de suite il fut résolu qu’il irait, lui, chez le chancelier, sous prétexte de visite, ne faisant que d’arriver. Le vieillard le reçut à merveille, le prit à part, lui parla de l’intérieur de notre cour, de la bêtise des Tchoglokoff, lui disant entr’autres choses: «Je sais que, quoique leur plus intime, vous les connaissez tout comme moi, car vous êtes un garçon d’esprit.» Ensuite il lui parla de moi et de ma situation, comme s’il avait vécu dans ma chambre, puis dit: «En reconnaissance de la bonne volonté que la grande-duchesse veut bien me montrer, je m’en vais lui rendre un petit service, dont elle me saura gré, je pense; je lui rendrai Mme Vladislava, douce comme un agneau, et elle en fera ce qu’elle voudra; elle verra que je ne suis pas aussi loup-garou qu’on m’avait dépeint à ses yeux.» Enfin Serge Soltikoff revint enchanté de cette commission et de son homme. Il lui donna à lui plusieurs conseils aussi sages qu’utiles. Tout cela le rendit intime avec nous, sans que âme qui vive en sût rien.

Sur ces entrefaites, Mme Tchoglokoff, qui avait toujours son projet favori en tête, de veiller à la succession, me prit un jour à part et me dit: «Écoutez, il faut que je vous parle bien sincèrement.» J’ouvris yeux et oreilles, comme de raison. Elle débuta par un long raisonnement de choses à sa manière, sur son attachement à son mari, sur sa sagesse, sur ce qu’il fallait et ne fallait pas pour s’aimer et pour faciliter les liens conjugals ou conjugaux, et puis elle se rabattit à dire qu’il y avait quelquefois des situations d’un intérêt majeur qui devaient faire exception à la règle. Je la laissai dire tout ce qu’elle voulut sans l’interrompre, ne sachant point où elle en voulait venir, un peu étonnée, et ignorant si c’était une embûche qu’elle me dressait ou si elle parlait sincèrement. Au moment que je faisais intérieurement ces réflexions, elle me dit: «Vous allez voir si j’aime ma patrie et combien je suis sincère: je ne doute pas que vous n’ayez jeté un coup d’œil de préférence sur quelqu’un; je vous laisse à choisir entre Serge Soltikoff et Léon Narichkine; si je ne me trompe pas, c’est le dernier.» A ceci je m’écriai: «Non, non, pas du tout.» Là-dessus elle me dit: «Eh bien, si ce n’est pas lui, c’est l’autre sans faute.» A cela je ne dis pas un mot, et elle continua en me disant: «Vous verrez que ce ne sera pas moi qui vous ferai naître des difficultés.» Je fis la niaise jusqu’au point qu’elle m’en gronda bien des fois, tant à la ville qu’à la campagne, où nous allâmes après pâques.

Ce fut alors, ou à-peu-près dans ce temps-là, que l’Impératrice donna la terre de Libéritza et plusieurs autres, à quatorze ou quinze verstes de Moscou, au grand-duc; mais avant que d’aller demeurer dans ces nouvelles possessions de Son Altesse Impériale, l’Impératrice célébra l’anniversaire de son couronnement, à Moscou. C’était le 25 avril. On nous annonça qu’elle avait ordonné que le cérémonial fût exactement suivi selon qu’il avait été suivi le propre jour du couronnement. Nous étions fort curieux de ce que ce serait. La veille elle alla coucher au Kremlin. Nous restâmes à la Sloboda, au palais de bois, et nous reçûmes l’ordre de venir à la messe à la cathédrale. Dès les 9 heures du matin nous partîmes du palais de bois, en équipage de parade, les domestiques marchant à pied; nous traversâmes tout Moscou pas à pas (le trajet fait sept verstes) et nous mîmes pied à terre devant l’église. Quelques moments après l’Impératrice y vint avec son cortège, la petite couronne sur la tête, et le manteau impérial, comme de coutume, porté par les chambellans. Elle alla se placer à sa place ordinaire à l’église, et à tout ceci il n’y avait rien encore d’extraordinaire qui ne se pratiquât à toutes les autres fêtes de son règne. Il faisait à l’église un froid humide, comme je n’en ai senti de ma vie; j’étais toute bleue, et je gelais de froid, en robe de cour et avec la gorge découverte. L’Impératrice me fit dire de mettre une palatine de Sobel, mais je n’en avais pas avec moi. Elle se fit apporter les siennes, en prit une, la passa à son col; j’en vis une autre dans la boîte; je pensai qu’elle allait me l’envoyer pour la mettre, mais je me trompais: elle la renvoya. Il me parut que c’était une mauvaise volonté assez marquée. Mme Tchoglokoff, qui voyait que je grelottais, me fit avoir, de je ne sais qui, un mouchoir de soie que je me mis au col. Lorsque la messe et le sermon furent finis, l’Impératrice sortit de l’église; nous nous mîmes en devoir de la suivre, mais elle nous fit dire que nous pouvions revenir à la maison. Ce fut alors que nous apprîmes qu’elle allait dîner toute seule sur le trône, et qu’en cela le cérémonial serait observé comme le jour même de son couronnement, où elle avait dîné seule. Exclus de ce dîner, nous retournâmes, comme nous étions venus, en grande cérémonie, nos gens à pied, faisant quatorze verstes pour aller et venir par la ville de Moscou, et nous transis de froid et mourant de faim. Si l’Impératrice nous avait paru de fort mauvaise humeur pendant la messe, elle ne nous renvoya pas de plus belle humeur non plus, de cette marque si peu agréable de manque d’attention, au moins à notre égard, pour ne rien dire de plus. Les autres grandes fêtes où elle dînait sur le trône, nous avions l’honneur de dîner avec elle: cette fois elle nous renvoya publiquement. Chemin faisant, seule en carrosse avec le grand-duc, je lui dis ce que j’en pensais; il me dit qu’il s’en plaindrait. Revenue à la maison, morfondue de froid et fatiguée, je me plaignis à Mme Tchoglokoff de m’être refroidie. Le lendemain il y eut un bal au palais de bois; je me dis malade et n’y allai pas. Le grand-duc réellement fit dire je ne sais quoi aux Schouvaloff à ce sujet, et eux lui firent répondre aussi je ne sais quoi de satisfaisant pour lui, et il n’en fut plus question.

Environ ce temps-là nous apprîmes que Zachar Czernicheff et le colonel Nicolas Léontieff avaient pris querelle ensemble pour le jeu, chez Roman Voronzoff; qu’ils s’étaient battus l’épée à la main, et que le comte Zachar Czernicheff avait une griève blessure à la tête. Elle était telle qu’on n’avait pas pu le transporter de la maison du comte Roman Voronzoff dans la sienne. Il y resta; fut très mal; on parla de le trépaner. J’en fus très fâchée, car je l’aimais beaucoup. Léontieff fut arrêté par l’ordre de l’Impératrice. Ce combat mit toute la ville en intrigues, à cause de la très nombreuse parenté de l’un et de l’autre des champions. Léontieff était beau-fils de la comtesse Roumianzoff, très proche parent des Panine et des Kourakine. L’autre avait aussi des parents, amis et protecteurs. Le tout était arrivé dans la maison du comte Roman Voronzoff; le malade était chez lui. Enfin quand le danger cessa, l’affaire fut apaisée et les choses en restèrent là.

Dans le courant du mois de mai j’eus de nouveau des indices de grossesse. Nous allâmes à Libéritza, campagne du grand-duc, à douze ou quatorze verstes de Moscou. La maison de pierre qui y était, et qui avait été bâtie anciennement par le prince Menchikoff, tombait en ruines; nous ne pûmes l’habiter. Pour y suppléer, on dressa des tentes dans la cour. Le matin, dès trois et quatre heures, mon sommeil était interrompu par les coups de hache qu’on donnait, et par le bruit qu’on faisait à la bâtisse d’une aîle de bois qu’on se hâtait de construire à deux pas, pour ainsi dire, de nos tentes, afin que nous eussions où demeurer pendant le reste de l’été. Le reste du temps nous étions à la chasse ou à la promenade; je n’allais plus à cheval, mais en cabriolet. Vers la St Pierre nous revînmes à Moscou, et il me prit un tel sommeil que je dormais tous les jours jusqu’à midi et qu’on avait de la peine à m’éveiller pour le dîner. La St Pierre fut célébrée comme de coutume; je m’habillai, j’assistai à la messe, au dîner, au bal et au souper. Dès le lendemain je sentis des douleurs aux reins; Mme Tchoglokoff fit venir une sage-femme qui prédit la fausse couche que je fis réellement la nuit suivante. Je pouvais être grosse de deux à trois mois; je fus dans un grand danger pendant treize jours, parcequ’on soupçonnait qu’une partie de l’arrière-faix était resté; on me cacha cette circonstance. Enfin le treizième jour il partit de lui-même, sans douleurs ni efforts. On me fit rester pendant six semaines pour cet accident dans ma chambre, pendant une chaleur insupportable. L’Impératrice vint me voir le jour même que je devins malade et parut affectée de mon état. Pendant les six semaines que je restai dans ma chambre, je m’ennuyai à mourir. Toute ma compagnie consistait en Mme Tchoglokoff (encore venait elle assez rarement) et une petite Kalmoucque, que j’aimais parcequ’elle était gentille; d’ennui je pleurais souvent. Pour le grand-duc la plupart du temps il était dans sa chambre, où un Ukrainien qu’il avait pour valet de chambre, nommé Karnovitch, aussi sot qu’ivrogne, l’amusait de son mieux, lui fournissant des jouets, du vin et d’autres liqueurs fortes, tant qu’il pouvait, à l’insçu de M. Tchoglokoff, que d’ailleurs tout le monde trompait et dont on se jouait. Mais dans les bacchanales nocturnes et cachées du grand-duc avec les domestiques de la chambre, parmi lesquels il y avait plusieurs garçons Kalmoucks, le grand-duc se trouvait souvent mal obéi et mal servi, car étant ivres, ils ne savaient ce qu’ils faisaient et oubliaient qu’ils étaient avec leur maître, et que ce maître était le grand-duc. Alors Son Altesse Impériale avait recours aux coups de bâton et de lame d’épée; malgré cela sa société lui obéissait mal, et plus d’une fois il eut recours à moi, se plaignant de ses gens et me priant de leur faire entendre raison. Alors j’allais chez lui et leur disais leur fait, les faisant souvenir de leurs devoirs, et tout de suite ils s’y rangeaient, ce qui fit que le grand-duc me dit plus d’une fois, et le répéta aussi à Bressan, qu’il ne savait pas comment je m’y prenais avec ces gens, que lui il les rossait et ne pouvait s’en faire obéir, et que j’en obtenais ce que je voulais avec une parole. Un jour que j’entrai à cet effet dans l’appartement de Son Altesse Impériale, ma vue fut frappée par un gros rat qu’il avait fait pendre, avec tout l’appareil d’un supplice, au milieu d’un cabinet qu’il s’était fait faire à l’aide d’une cloison. Je demandai ce que cela voulait dire? Il me dit alors que ce rat avait fait une action criminelle et digne du dernier supplice, selon les lois militaires; qu’il avait grimpé par dessus les remparts d’une forteresse de carton, qu’il avait sur la table dans ce cabinet, et avait mangé deux sentinelles, faites d’amadou, en faction sur un des bastions; qu’il avait fait juger le criminel par les lois de la guerre; que son chien couchant avait attrapé le rat, et que tout de suite il avait été pendu comme je le voyais, et qu’il resterait là exposé aux yeux du public pendant trois jours, pour l’exemple. Je ne pus m’empêcher d’éclater de rire de l’extrême folie de la chose; mais ceci lui déplut très fort. Vu l’importance qu’il y mettait, je me retirai et me retranchai dans mon ignorance, comme femme, des lois militaires: cependant il ne laissa pas de me bouder sur mon éclat de rire, et au moins pouvait-on dire pour la justification du rat qu’il avait été pendu sans qu’on lui eût demandé ou entendu sa justification.

Pendant ce séjour de la cour à Moscou, il arriva qu’un laquais de la cour devint fol et même enragé. L’Impératrice ordonna que son premier médecin, Boërhave, eût soin de cet homme. On le mit dans une chambre proche de l’appartement de Boërhave, qui demeurait à la cour. Par hasard il arriva encore que cette année il y eut plusieurs personnes qui perdirent l’esprit. A mesure que l’Impératrice en était informée, elle les prenait à la cour, les faisait loger proche de Boërhave, de façon que cela formait un petit hôpital de fous à la cour. Je me souviens que les principaux en étaient un major aux gardes Semenofsky, nommé Tchédajeff, un lieutenant-colonel Lintrum, un major Tchoglokoff, un moine du couvent de Voskresensky, qui s’était coupé avec un rasoir les parties naturelles, et plusieurs autres. La folie de Tchédajeff consistait en ce qu’il regardait Schah-Nadir, autrement Thamas-Kuli-Khan, usurpateur de la Perse et son tyran, comme le bon Dieu. Quand les médecins ne purent venir à bout de le guérir de sa marotte, on le mit entre les mains des prêtres. Ceux-ci persuadèrent à l’Impératrice de le faire exorciser. Elle assista elle-même à la cérémonie; mais Tchédajeff resta aussi fou qu’il paraissait être. Cependant il y avait des gens qui doutaient de sa folie, parcequ’il était raisonnable sur tout autre point que Schah-Nadir; ses anciens amis même allaient le consulter sur leurs affaires, et il leur donnait des conseils très sensés. Ceux qui ne le croyaient pas fou donnaient pour cause de cette affectation de manie, qu’il avait eu une mauvaise affaire sur les bras, dont il ne s’était tiré que par cette ruse. Il avait été du commencement du règne de l’Impératrice, à la révision des contribuables, il avait été accusé de concussion, et il devait subir un jugement, dans l’appréhension duquel il prit cette fantaisie qui le tira d’affaire.

A la mi-août (1753) nous retournâmes à la campagne. Pour le 5 septembre, jour de la fête de l’Impératrice, elle s’en alla au couvent de Voskresensky. Pendant qu’elle y était la foudre tomba dans l’église; par bonheur que Sa Majesté Impériale se tenait dans une chapelle à côté de la grande église: elle n’apprit la chose que par la frayeur de ses courtisans, cependant il n’y eut ni blessé ni tué de cet accident. Peu de temps après elle revint à Moscou, où nous nous rendîmes aussi de Libéritza. A notre rentrée en ville nous vîmes la princesse de Courlande baiser la main publiquement à l’Impératrice, pour la permission qu’elle lui avait donnée de se marier avec le prince George Hovansky: elle s’était brouillée avec son premier promis Pierre Soltikoff, qui de son côté tout de suite épousa une princesse Sonzoff. Le 1er novembre de cette année, l’après-midi, à 3 heures, j’étais dans l’appartement de Mme Tchoglokoff, lorsque son mari, Serge Soltikoff, Léon Narichkine, et plusieurs autres cavaliers de la cour sortirent de la chambre pour s’en aller dans les appartements du chambellan Schouvaloff, afin de le féliciter du jour de sa naissance, qui était ce jour-là. Mme Tchoglokoff, la princesse Gagarine et moi nous causions ensemble, lorsqu’après avoir entendu quelque bruit dans une petite chapelle qui était proche de l’appartement où nous nous tenions, nous vîmes rentrer un couple de ces messieurs qui nous dirent qu’ils avaient été empêchés de passer par les salles du château, parceque le feu y avait pris. Tout de suite je m’en allai dans ma chambre, et, en passant par une antichambre, je vis que la balustrade du coin de la grande salle était en feu. C’était à vingt pas de notre aîle. J’entrai dans mes chambres et je les trouvai déjà remplies de soldats et de domestiques qui les démeublaient et emportaient ce qu’ils pouvaient. Mme Tchoglokoff me suivit de près, et comme il n’y avait plus rien à faire dans la maison que d’y attendre qu’elle prît feu, Mme Tchoglokoff et moi nous en sortîmes, et ayant trouvé à la porte le carrosse du maître de chapelle Araga, qui était venu pour un concert chez le grand-duc que j’avais averti moi-même que la maison brûlait, nous nous mîmes, elle et moi, dans ce carrosse, la rue étant couverte de boue, à cause des pluies continuelles qui étaient tombées depuis quelques jours, et nous regardions de là tant l’incendie que la façon dont on emportait les meubles de toutes parts hors de la maison. Je vis alors une chose singulière, c’est l’étonnante quantité de rats et de souris qui descendaient l’escalier à la file, sans même trop se presser. On ne put porter aucun secours à cette vaste maison de bois, faute d’instruments et parceque le peu qu’il y en avait se trouvait précisément sous la salle qui brûlait: celle-ci occupait à-peu-près le centre des bâtiments qui l’entouraient, ce qui pouvait faire l’étendue de deux ou trois verstes de circonférence. J’en sortis à trois heures précises, et vers les six heures il n’existait aucun vestige de la maison. La chaleur du feu devint si grande que ni moi ni Mme Tchoglokoff ne pouvant plus la supporter, nous fîmes aller notre carrosse dans la campagne, à quelques centaines de pas. Enfin M. Tchoglokoff vint avec le grand-duc, et nous dit que l’Impératrice s’en allait à la maison de Pokrovsky et qu’elle avait ordonné que nous irions dans celle de M. Tchoglokoff, qui faisait à droite le premier coin de la grande rue de la Sloboda. Tout de suite nous nous y rendîmes. Dans cette maison il y avait une salle au milieu et quatre chambres de chaque côté; il n’est guère possible d’être plus mal que nous n’y étions: le vent y soufflait dans toutes les directions, les fenêtres et les portes y étaient à demi pourries, les planchers fendus avec des intervalles de trois à quatre doigts; outre cela la vermine y dominait; les enfants, les domestiques de M. Tchoglokoff l’habitaient; au moment que nous y entrâmes on les en fit sortir, et on nous logea dans cette horrible maison, qui était dégarnie de meubles.

Le lendemain de mon séjour dans cet hôtel je vis ce qu’un nez Kalmouck peut contenir. La petite fille que j’avais près de moi, à mon réveil, me dit, en me montrant son nez: «J’ai là une noisette.» Je lui tâtai le nez, je n’y trouvai rien; mais toute la matinée cette enfant ne fit que répéter qu’elle avait dans son nez une noisette; c’était une enfant de quatre à cinq ans; personne ne savait ce qu’elle entendait par sa noisette dans le nez. Vers midi elle tomba en courant et se cogna contre une table, ce qui la fit pleurer, et en pleurant elle tira son mouchoir et se moucha le nez: en se mouchant la noisette tomba de son nez, ce que je vis moi-même, et alors je compris qu’une noisette qui ne pourrait tenir dans aucun nez européen sans qu’on s’en aperçut, pouvait tenir dans la cavité d’un nez Kalmouck, qui est placé dans l’intérieur de la tête entre deux grosses joues.

Nos hardes, et tout ce dont nous avions besoin, étaient restées dans la boue, devant le palais brûlé, et on nous les amena pendant la nuit et le jour suivant. Ce qui me fit le plus de peine, ce furent mes livres. J’achevais alors le 4ème tome du dictionnaire de Bayle; j’avais employé deux ans à cette lecture, tous les six mois je coulais à fond un tome: par là on peut s’imaginer dans quelle solitude je passais ma vie. Enfin on me les apporta; mes hardes se trouvèrent, celles de la comtesse Schouvaloff, &c. Mme Vladislava me fit voir par curiosité les jupes de cette dame, qui par derrière étaient toutes doublées de cuir, parcequ’elle ne pouvait retenir ses urines, accident qui lui était resté après ses premières couches, et dont l’odeur était imprégnée dans toutes ses jupes; je les renvoyai au plus vite à qui elles appartenaient. L’Impératrice perdit dans cet incendie tout ce qu’on avait amené à Moscou de son immense garderobe. Elle m’a fait l’honneur de me dire qu’elle y avait perdu 4000 paires d’habits, et que de tous elle ne regrettait que celui qui avait été fait de l’étoffe que je lui avais envoyée et que j’avais reçue de ma mère. Elle y perdit encore d’autres choses précieuses, entre autres un bassin couvert de pierres gravées, que le comte Roumianzoff avait acheté à Constantinople et qu’il avait payé 8000 ducats. Tous ces effets avaient été placés dans une garderobe qui était au dessus de la salle où le feu avait pris. Cette salle servait d’avant-salle à la grande salle du palais; à dix heures du matin les chauffeurs de fourneaux étaient venus pour chauffer cette avant-salle; après avoir mis le bois dans le fourneau, ils l’allumèrent comme de coutume. Ceci fait, la chambre se remplit de fumée; ils crurent qu’elle perçait par quelques trous imperceptibles du fourneau, et se mirent à couvrir de terre glaise les entre-deux des carreaux de faïence. La fumée augmentant, ils se mirent à chercher des crevasses au fourneau, et n’en trouvant pas, ils comprirent que la crevasse était entre les séparations de l’appartement. Ces séparations n’étaient que de bois. Ils allèrent chercher de l’eau et éteignirent le feu dans le fourneau; mais la fumée augmentant, elle passa dans l’antichambre où il y avait une sentinelle de la garde-à-cheval. Celle-ci, pensant étouffer et n’osant bouger de son poste, cassa une vitre et se mit à crier; mais personne n’arrivant à son secours ni ne l’entendant, il tira son fusil par la fenêtre. Le coup fut entendu à la grande garde qui était vis-à-vis du palais; on courut à lui, et en entrant on trouva partout une fumée épaisse de laquelle on retira la sentinelle. Les chauffeurs furent mis aux arrêts. Ils avaient cru que sans avertir personne ils éteindraient le feu ou bien empêcheraient la fumée d’augmenter; ils s’étaient de bonne foi occupés à cela pendant cinq heures.

Cet incendie donna lieu à une découverte que fit M. Tchoglokoff. Le grand-duc avait dans son appartement beaucoup de fort grandes commodes; quand on les apporta de sa chambre, quelques tiroirs ouverts ou mal fermés découvrirent aux yeux des spectateurs ce dont ils étaient remplis. Qui le croyait? les tiroirs ne contenaient rien autre chose qu’une immense quantité de bouteilles de vin et de liqueurs fortes: ils servaient de cave à Son Altesse Impériale. Tchoglokoff m’en parla; je lui dis que j’ignorais cette circonstance, et je disais vrai: je n’en savais rien, mais je voyais fort souvent, quasi journellement, l’ivresse du grand-duc.

Nous restâmes, après l’incendie, dans la maison de Tchoglokoff près de six semaines, et comme en sortant nous passions souvent devant une maison, située dans un jardin proche du pont Soltikoff, qui appartenait à l’Impératrice et qu’on nommait la maison de l’évêque, parceque l’Impératrice l’avait achetée d’un évêque, la fantaisie nous prit de faire solliciter l’Impératrice, à l’insu des Tchoglokoff, de nous permettre d’habiter cette maison, qui nous paraissait et qu’on disait plus logeable que celle où nous étions. Nous reçûmes l’ordre d’aller habiter la maison de l’évêque. C’était une très vieille maison de bois, de laquelle il n’y avait aucune vue; elle était bâtie sur des caves de pierre, et par-là plus élevée que celle que nous venions de quitter, qui n’était qu’un rez-de-chaussée. Les poêles étaient si vieux que quand on les chauffait, on voyait le feu à travers les fourneaux, tant il y avait de crevasses, et la fumée remplissait les chambres; nous en avions tous mal à la tête et aux yeux. On courait risque dans cette maison d’y être brûlé vif; il n’y avait qu’un escalier de bois et les fenêtres étaient hautes; le feu y prit réellement deux ou trois fois pendant que nous y restâmes, mais on l’éteignit. J’y pris un mal de gorge avec beaucoup de fièvre; le même jour que je devins malade, M. de Breithardt, qui était revenu en Russie, de la part de la cour de Vienne, devait venir souper chez nous pour prendre congé; il me trouva les yeux rouges et enflés. Il crut que j’avais pleuré et il ne se trompait pas: l’ennui, l’indisposition, et l’incommodité physique et morale de ma situation m’avaient donné beaucoup d’hypocondrie. Pendant toute la journée, que j’avais passée avec Mme Tchoglokoff à attendre ceux qui n’étaient pas venus, elle disait à tout moment: «Voilà comme on nous abandonne!» Son mari avait dîné dehors et avait emmené tout le monde. Malgré toutes les promesses que Serge Soltikoff nous avait faites de s’esquiver de ce dîner, il ne revint qu’avec Tchoglokoff. Tout cela me donnait une humeur de chien. Enfin quelques jours après on nous permit d’aller à Libéritza. Ici nous nous crûmes en paradis: la maison était toute neuve et assez bien arrangée; on y dansait tous les soirs, et toute notre cour y était rassemblée. Pendant un de ces bals nous vîmes le grand-duc longtemps occupé à parler à l’oreille de M. Tchoglokoff; celui-ci, après cela, parut chagrin, rêveur et plus renfermé et renfrogné que de coutume. Serge Soltikoff, voyant cela et que Tchoglokoff lui battait singulièrement froid, alla s’asseoir près de Melle Martha Schafiroff, et tâcha de savoir d’elle ce que ce pouvait être que cette intimité peu accoutumée entre le grand-duc et Tchoglokoff. Alors elle lui dit qu’elle ne savait pas ce que c’était, que le grand-duc lui avait dit plusieurs fois: «Serge Soltikoff et ma femme trompent Tchoglokoff d’une manière inouïe; lui il est amoureux de la grande-duchesse; elle ne peut le souffrir. Serge Soltikoff est le confident de Tchoglokoff; il lui fait accroire qu’il travaille pour lui auprès de ma femme, et au lieu de cela il travaille pour lui-même auprès d’elle; et elle, elle peut bien souffrir Serge Soltikoff, qui est amusant; elle s’en sert pour mener Tchoglokoff comme elle veut, et au fond elle se moque de tous les deux. Il faut que je détrompe ce pauvre diable de Tchoglokoff qui me fait pitié, que je lui dise la vérité, et alors il verra qui est son vrai ami, de ma femme ou de moi.» Dès que Serge Soltikoff eut appris ce dangereux dialogue et la scabreuse situation qui s’en suivait, il me le redit, et s’en alla s’asseoir auprès de Tchoglokoff et lui demanda ce qu’il avait. Tchoglokoff au commencement ne voulut point s’expliquer et ne fit que soupirer, ensuite se mit à faire des jérémiades sur la difficulté qu’il y avait à trouver des amis fidèles; enfin Serge Soltikoff le tourna et retourna dans tant de diverses directions, qu’il lui tira l’aveu des conversations qu’il venait d’avoir avec le grand-duc. Assurément on ne pouvait s’attendre à ce qui s’était dit entr’eux, à moins que d’en être instruit. Le grand-duc avait débuté par faire à Tchoglokoff de grandes protestations d’amitié, lui disant qu’il n’y avait que dans les occasions les plus urgentes de la vie qu’on pouvait distinguer les vrais amis des faux; que pour lui prouver la sincérité de la sienne, il allait lui donner une preuve bien marquée de sa franchise: qu’il savait à n’en pas douter, que lui Tchoglokoff était amoureux de moi; qu’il ne lui en faisait pas un crime, que je pouvais lui paraître aimable, et qu’on n’était pas le maître de son cœur; mais qu’il devait l’avertir qu’il choisissait mal ses confidents, qu’il croyait bonnement que Serge Soltikoff était son ami et qu’il travaillait chez moi pour lui, tandis que l’autre ne travaillait que pour lui-même, et qu’il le soupçonnait d’être son rival; que pour moi je me moquais d’eux deux; mais que si lui, Tchoglokoff, voulait suivre ses avis à lui, grand-duc, et se confier à lui, alors il verrait qu’il était son seul et vrai ami. M. Tchoglokoff avait beaucoup remercié le grand-duc de son amitié et de ses protestations d’amitié; mais au fond il avait traité tout le reste de chimère et de vision de son compte.

Il est facile de croire qu’en aucun cas il ne se souciait d’un confident, par état et par caractère aussi peu sûr qu’utile. Ceci une fois dit, Serge Soltikoff n’eut que fort peu de peine à ramener le calme et la tranquillité dans la tête de Tchoglokoff, qui était accoutumé à ne faire ni beaucoup de cas ni beaucoup d’attention aux discours d’un homme qui n’avait aucun jugement, et passait pour tel. Quand je sus tout ceci, j’avoue que j’en fus outrée contre le grand-duc, et pour le détourner de revenir à la charge, je lui fis sentir que je n’ignorais pas ce qui s’était passé entre lui et Tchoglokoff. Il rougit et ne dit pas un mot, s’en alla, me bouda, et les choses en restèrent là.

Revenus à Moscou on nous fit passer de la maison de l’évêque dans les appartements de ce qu’on appelait la maison d’été de l’Impératrice, qui n’avait pas été incendiée. L’Impératrice s’était fait construire de nouveaux appartements dans l’espace de six semaines: à cet effet on avait pris et transporté les poutres de la maison à Pérova, de celle du comte Hendrikoff et de celle des princes de Géorgie. Enfin elle y entra vers le nouvel an.

1754.

L’Impératrice fêta le 1er jour de janvier 1754 dans ce palais, et nous eûmes, le grand-duc et moi, l’honneur de dîner avec elle, en public, sous le dais. A table Sa Majesté Impériale parut fort gaie et parlante. Il y avait auprès du trône des tables dressées pour quelques centaines de personnes des premières classes. Pendant le dîner l’Impératrice demanda qui était cette personne si maigre et laide et à cou de grue, qu’elle voyait assise (elle désigna la place). On lui dit que c’était Melle Marthe Schafiroff. Elle éclata de rire, et s’adressant à moi, elle me dit que cela la faisait souvenir d’un proverbe russe qui disait: «Шейка длинна, на висѣлицу годна.» («Cou long n’est bon que pour la pendaison.») Je ne pus m’empêcher de sourire de la malice de ce sarcasme impérial, qui ne tomba pas à terre et que les courtisans se passèrent de bouche en bouche, de façon qu’en me levant de table j’en trouvai déjà plusieurs personnes instruites. Pour le grand-duc, je ne sais pas s’il l’avait entendu; mais ce qu’il y a de sûr, c’est qu’il n’en souffla pas le mot, et j’eus garde de lui en parler.

Jamais année ne fut plus fertile en incendies que celle de 1753-54. Il m’est arrivé de voir plus d’une fois, des fenêtres de mes appartements du palais d’été, deux, trois, quatre, et jusqu’à cinq incendies à la fois, dans différents endroits de la ville de Moscou. Pendant le carnaval l’Impératrice ordonna qu’il y eût dans ses appartements différents bals et mascarades, pendant l’une desquelles je vis que l’Impératrice eut une longue conversation avec la générale Matiouchkine. Celle-ci ne voulait pas que son fils épousât la princesse Gagarine, ma demoiselle d’honneur; mais l’Impératrice persuada la mère; et la princesse Gagarine, qui avait trente-huit ans bien comptés, eut la permission de se marier avec M. Dmitri Matiouchkine; elle en fut très aise et moi aussi: c’était un mariage d’inclination; Matiouchkine était alors fort beau. Mme Tchoglokoff ne vint pas loger avec nous dans les appartements d’été; elle resta, sous différents prétextes, dans sa maison, qui était fort proche de la cour, avec ses enfants. Mais le vrai était, si sage et aimant tant son mari, elle avait pris de la passion pour le prince Pierre Repnine et une aversion marquée pour son mari. Elle crut qu’elle ne pouvait être heureuse sans confidente, et je lui parus la personne la plus sûre. Elle me montrait toutes les lettres qu’elle recevait de son amant; je gardais son secret fidèlement, avec une exactitude et une prudence scrupuleuses. Elle voyait le prince fort en secret; malgré cela le mari de la dame en eut quelques soupçons. Un officier de la garde-à-cheval, nommé Kaminine lui en avait fait naître. Cet homme était la jalousie et le soupçon personifiés; il l’était par caractère; c’était une ancienne connaissance de Tchoglokoff. Celui-ci s’en ouvrit à Serge Soltikoff, qui chercha à le tranquilliser. J’eus garde de dire à Serge Soltikoff ce que j’en savais, crainte d’indiscrétion quelquefois involontaire. A la fin le mari m’en sonna aussi quelque chose. Je fis la niaise et l’étonnée, et je me tus.

Au mois de février j’eus des indices de grossesse. Le jour même de pâques, pendant la messe, Tchoglokoff tomba malade d’une colique sèche; on lui donna force remèdes, mais son mal ne fit qu’empirer. Pendant la semaine de pâques le grand-duc alla se promener, avec les cavaliers de notre cour, à cheval. Serge Soltikoff était du nombre. Je restai à la maison, parcequ’on craignait de me laisser sortir en mon état et par la raison que j’avais fait deux fausses couches. J’étais seule dans ma chambre, lorsque M. Tchoglokoff me fit prier de passer dans la sienne. J’y allai; je le trouvai au lit. Il me fit mille plaintes de sa femme, me dit qu’elle voyait le prince Repnine, qu’il venait à pied chez elle, que pendant le carnaval il y était venu un jour de bal de la cour, en habit d’arlequin, que Kaminine l’avait fait suivre, enfin Dieu sait tous les détails qu’il me dit.

Au moment qu’il était le plus animé, arriva sa femme; alors il se mit à lui faire en ma présence mille reproches, disant qu’elle l’abandonnait malade. Lui et elle étaient des gens fort soupçonneux et bornés; je mourais de peur que la femme ne crût que c’était moi qui l’avais trahie dans quantité de détails qu’il lui fit alors sur ses entrevues. Sa femme, d’un autre côté, lui dit qu’il ne serait pas étrange si elle le punissait de sa conduite envers elle; que ni lui, ni personne au monde ne pouvait lui reprocher, à elle, de lui avoir manqué jusqu’ici en quoi que ce fût; et elle conclut à dire qu’il lui seyait mal de se plaindre; et l’un et l’autre s’en rapportaient toujours à moi et me prenaient pour juge, pour arbitre dans ce qu’ils disaient. Je me taisais, crainte d’offenser l’un ou l’autre ou tous les deux, ou d’être compromise; le visage me brûlait d’appréhension; j’étais seule avec eux. Au plus fort de la dispute Mme Vladislava vint me dire que l’Impératrice était venue dans mon appartement; j’y courus tout de suite. Mme Tchoglokoff sortit avec moi; mais, au lieu de me suivre, elle s’arrêta dans un corridor où il y avait un escalier, qui donnait dans le jardin, où elle s’assit, à ce qu’on me dit ensuite. Pour moi j’entrai dans ma chambre tout essouflée; j’y trouvai effectivement l’Impératrice. Comme elle me vit hors d’haleine et un peu rouge, elle me demanda où j’avais été? Je lui dis que je venais de chez Tchoglokoff, qui était malade, et que j’avais couru pour revenir au plus vite, ayant appris qu’elle avait bien voulu venir chez moi. Elle ne me fit pas d’autres questions, mais il me parut qu’elle rêvait à ce que je disais, et que cela lui avait paru singulier. Cependant elle continua à parler avec moi. Elle ne demanda pas où était le grand-duc, parcequ’elle le savait sorti: ni lui ni moi, de tout le règne de l’Impératrice, nous n’osions sortir en ville, ni de la maison, sans lui en envoyer demander la permission. Mme Vladislava était dans ma chambre; l’Impératrice lui adressa plusieurs fois la parole, et puis à moi, parla de choses indifférentes, ensuite elle s’en alla au bout d’une petite demi-heure, en me disant qu’à cause de ma grossesse elle me dispensait de paraître les 21 et 25 d’avril. J’étais étonnée que Mme Tchoglokoff ne m’eût pas suivie; je demandai à Mme Vladislava, quand l’Impératrice se fut en-allée, ce que l’autre était devenue; elle me dit qu’elle s’était assise sur l’escalier, où elle avait pleuré. Dès que le grand-duc fut revenu, je contai à Serge Soltikoff ce qui m’était arrivé pendant leur promenade, comment Tchoglokoff m’avait fait appeler, mon appréhension de ce qui s’était dit entre le mari et la femme, et la visite que l’Impératrice m’avait faite. Alors il me dit: «Si c’est comme cela, je juge que l’Impératrice sera venue voir ce que vous faites dans l’absence de votre mari, et afin qu’on voie que vous étiez parfaitement seule chez vous et chez Tchoglokoff, je m’en vais amener tous mes camarades, comme nous sommes crottés jusqu’aux dents, chez Ivan Schouvaloff.» Réellement, le grand-duc s’étant retiré, il s’en alla avec tous ceux qui avaient été à cheval avec le grand-duc, chez Ivan Schouvaloff, qui logeait à la cour. Quand ils y vinrent, celui-ci leur demanda des détails de leur promenade, et Serge Soltikoff me dit ensuite que par ses questions il lui avait paru qu’il ne s’était pas trompé.

Depuis ce jour la maladie de Tchoglokoff ne fit qu’empirer. Le 21 avril, jour de ma naissance, les médecins le regardèrent comme sans espérance de rétablissement. On en instruisit l’Impératrice, qui ordonna, comme elle en avait pris la coutume, de transporter le malade dans sa propre maison, pour qu’il ne mourût pas à la cour, parcequ’elle craignait les morts. Je fus très affligée dès que j’appris l’état dans lequel M. Tchoglokoff se trouvait. Il mourut justement dans le temps où, après plusieurs années de peines et de travail, on était parvenu à le rendre non seulement moins méchant et malfaisant, mais où il était devenu traitable et où même on en pouvait venir à bout, à force d’avoir étudié son caractère. Pour la femme, elle m’aimait sincèrement alors, et d’un argus dur et malveillant elle était devenue une amie ferme et attachée. Tchoglokoff vécut, dans sa maison, encore jusqu’au 25 d’avril, jour du couronnement de l’Impératrice, où il décéda à l’après-dîner. On m’en avertit tout de suite: j’y envoyais quasi à tout moment. J’en fus véritablement affligée et je pleurai beaucoup. Sa femme était alitée aussi les derniers jours de la maladie du mari; il était dans un côté de la maison, elle dans l’autre. Serge Soltikoff et Léon Narichkine se trouvaient dans la chambre de la femme au moment du décès de son mari, les fenêtres de la chambre étaient ouvertes, un oiseau y entra en volant et se plaça sur la corniche du plafond, vis-à-vis du lit de Mme Tchoglokoff. Alors elle dit en voyant cela: «Je suis persuadée que mon mari vient de rendre l’âme, envoyez demander ce qui en est.» On vint dire que réellement il était décédé. Elle disait que cet oiseau était l’âme de son mari. On voulut lui prouver que cet oiseau était un oiseau ordinaire; mais on ne put le retrouver. On lui dit qu’il était envolé; mais comme personne ne l’avait vu, elle resta persuadée que c’était l’âme de son mari qui était venue la trouver.

Dès que les funérailles de M. Tchoglokoff furent achevées, Mme Tchoglokoff voulut venir chez moi. L’Impératrice lui voyant passer le long pont de Yaousa, envoya au devant d’elle lui dire qu’elle la dispensait de ses fonctions près de moi et qu’elle s’en retournât à la maison. Sa Majesté Impériale trouvait mauvais que comme veuve elle sortît si tôt. Le même jour elle nomma M. Alexandre Ivanovitch Schouvaloff pour remplir près du grand-duc les fonctions de feu M. Tchoglokoff. Or ce M. Schouvaloff, non pas par lui-même, mais par la place qu’il occupait, était la terreur de la cour, de la ville et de tout l’empire. Il était chef du tribunal d’inquisition d’état, qu’on appelait alors la chancellerie secrète. Ses fonctions, à ce qu’on disait, lui avaient donné une espèce de mouvement convulsif, qui lui prenait à tout le côté droit du visage, depuis l’œil jusqu’au bas du visage, chaque fois qu’il était affecté par la joie, la colère, la peur ou l’appréhension. Il était étonnant comment on avait choisi cet homme avec une grimace aussi hideuse, pour le mettre continuellement vis-à-vis d’une jeune femme grosse; si j’étais accouchée d’un enfant qui eût ce malheureux tic, je pense que l’Impératrice en aurait été bien fâchée. Cependant cela aurait pu arriver, le voyant toujours, jamais volontiers, et la plupart du temps avec un mouvement de répugnance involontaire, à cause de son personnel, de ses parents, et de sa charge par laquelle on se doutait bien que l’agrément de sa société ne pouvait augmenter. Mais ceci n’était qu’un léger commencement du bon temps qu’on nous préparait, et principalement à moi. Le lendemain on vint me dire que l’Impératrice allait placer de nouveau près de moi la comtesse Roumianzoff. Je savais que celle-ci était ennemie jurée de Serge Soltikoff, qu’elle n’aimait guère plus la princesse Gagarine, qu’elle avait fait beaucoup de tort à ma mère dans l’esprit de l’Impératrice; pour le coup, quand je sus ceci, je perdis toute patience; je me mis à pleurer amèrement et je dis au comte Alexandre Schouvaloff que si on plaçait auprès de moi la comtesse Roumianzoff, je regarderais cela comme un très grand malheur pour moi, que cette femme avait autrefois nui à ma mère, qu’elle l’avait noircie dans l’esprit de l’Impératrice et qu’à présent elle m’en ferait autant, qu’elle avait été crainte comme la peste quand elle avait été chez nous, et qu’il y aurait bien des malheureux de cet arrangement, s’il ne trouvait pas moyen de le détourner. Il me promit d’y travailler et tâcha de me tranquilliser. Craignant surtout pour mon état tellement, il s’en alla chez l’Impératrice, et quand il revint il me dit qu’il espérait que l’Impératrice ne placerait pas la comtesse Roumianzoff auprès de moi. Je n’en entendis plus parler en effet, et on ne s’occupa plus que du départ pour St Pétersbourg. Il fut réglé que nous serions vingt-neuf jours en chemin, c’est-à-dire que nous ne ferions qu’une station de poste par jour. Je mourais de peur qu’on ne laissât Serge Soltikoff et Léon Narichkine à Moscou; mais je ne sais comment il se fit qu’on eut la condescendance de les inscrire dans notre suite.

Enfin nous partîmes, le 10 ou le 11, du palais de Moscou. J’étais en carrosse avec l’épouse du comte Alexandre Schouvaloff, la femme la plus ennuyeuse qu’il soit possible d’imaginer, Mme Vladislava, et la sage-femme dont on prétendait qu’on ne pouvait se passer, parceque j’étais grosse. Je m’ennuyais comme un chien dans ce carrosse, et ne faisais que pleurer. Enfin la princesse Gagarine qui n’aimait pas personnellement la comtesse Schouvaloff, à cause que sa fille, qui était mariée avec Golofkine, cousin de la princesse, avait des manières peu prévenantes avec les parents de son mari, prit un moment où elle put m’approcher, pour me dire qu’elle travaillait, elle, à me rendre Mme Vladislava favorable, parcequ’elle et tout le monde craignait que l’hypocondrie que j’avais de ma situation ne fît tort et à moi et à mon enfant que je portais; que pour Serge Soltikoff, il n’osait m’approcher ni de près ni presque de loin, à cause de la contrainte et présence continuelle des Schouvaloff, mari et femme. Réellement elle parvint à faire entendre raison à Mme Vladislava, qui se prêta du moins à quelque condescendance pour alléger l’état de gêne et de contrainte perpétuelle de laquelle même naissait cette hypocondrie qu’il n’était plus dans mon pouvoir de maîtriser. Il s’agissait de si peu de chose, de quelques instants seulement de conversation; enfin elle réussit. Après vingt-neuf jours de marche aussi ennuyeuse, nous arrivâmes à Pétersbourg, au palais d’été. Le grand-duc y rétablit d’abord ses concerts. Ceci me donnait quelquefois la possibilité de faire la conversation; mais mon hypocondrie était devenue telle qu’à tout moment et à tout propos, j’avais toujours la larme à l’œil, et mille appréhensions me passaient par la tête: en un mot je ne pouvais m’ôter de l’esprit que tout tendait à l’éloignement de Serge Soltikoff.

Nous allâmes à Péterhof; j’y marchais beaucoup, mais malgré cela mes chagrins m’y suivaient en croupe. Au mois d’août nous rentrâmes en ville de rechef occuper le palais d’été. Ce fut pour moi un coup mortel quand j’appris qu’on préparait pour mes couches des appartements attenant et faisant suite à ceux de l’Impératrice. Alexandre Schouvaloff me mena pour les voir; je trouvai deux chambres, comme sont toutes celles du palais d’été, tristes et n’ayant qu’une seule issue, mal meublées en damas cramoisi, et n’ayant quasi pas de meubles et aucune sorte de commodité. Je vis que j’y serais isolée, sans aucune sorte de compagnie et malheureuse comme une pierre. Je le dis à Serge Soltikoff et à la princesse Gagarine, qui, quoique ne s’aimant pas, avaient cependant pour point de réunion leur amitié pour moi. Ils voyaient tout ce que je voyais; mais il était impossible d’y remédier. Je devais passer le mercredi dans ces appartements, très éloignés de ceux du grand-duc. Je me couchai le mardi au soir et me réveillai la nuit avec des douleurs. J’éveillai Mme Vladislava qui envoya chercher la sage-femme, laquelle assura que j’allais accoucher. On alla éveiller le grand-duc qui couchait dans sa chambre, et le comte Alexandre Schouvaloff. Celui-ci envoya chez l’Impératrice, qui ne tarda pas à venir, à peu près vers les deux heures du matin. Je fus fort mal. Enfin vers midi, le lendemain, 20 septembre, j’accouchai d’un fils. Dès qu’il fut emmaillotté, l’Impératrice fit entrer son confesseur qui imposa à l’enfant le nom de Paul, après quoi l’Impératrice tout de suite fit prendre l’enfant par la sage-femme et lui dit de la suivre. Je restai sur le lit de misère. Or ce lit était placé vis-à-vis d’une porte au travers de laquelle je voyais le jour; derrière moi il y avait deux grandes fenêtres qui fermaient mal, et à droite et à gauche de ce lit deux portes, dont l’une donnait dans ma chambre de toilette, et l’autre dans celle qu’occupait Mme Vladislava. Dès que l’Impératrice fut partie, le grand-duc s’en alla aussi de son côté, de même que M. et Mme Schouvaloff, et je ne revis personne jusqu’à trois heures sonnées. J’avais beaucoup sué, je priai Mme Vladislava de me changer de linge, de me mettre au lit; elle me dit qu’elle n’osait pas. Elle envoya plusieurs fois quérir la sage-femme, mais celle-ci ne vint pas. Je demandai à boire, mais je reçus toujours la même réponse. Enfin, après trois heures, arriva la comtesse Schouvaloff, qui avait fait une grande toilette. Quand elle me vit encore couchée à la même place où elle m’avait laissée, elle se récria, disant qu’il y avait de quoi me tuer. Ceci était fort consolant pour moi qui fondais déjà en larmes depuis le moment que j’étais accouchée, et surtout de l’abandon dans lequel j’étais, mal et incommodément couchée, après un travail rude et douloureux, entre des portes et des fenêtres qui fermaient mal, personne n’osant me porter dans mon lit qui était à deux pas, et n’ayant la force de m’y traîner. Mme Schouvaloff s’en alla tout de suite, et je pense qu’elle fit chercher la sage-femme, car celle-ci vint une demi-heure après et nous dit que l’Impératrice était si occupée de l’enfant qu’elle ne l’avait pas laissée aller un instant; pour moi on n’y pensait pas. Cet oubli ou abandon n’était au moins guère flatteur pour moi. Je mourais de soif. Enfin on me mit dans mon lit, et je ne vis plus âme qui vive de la journée, ni même on envoya s’informer de moi. Le grand-duc de son côté ne fit que boire avec ceux qu’il trouva, et l’Impératrice s’occupa de l’enfant. Dans la ville et dans l’empire la joie fut grande de cet événement. Dès le lendemain je commençai à sentir une douleur insupportable et rhumatique, depuis la hanche longeant la cuisse et la jambe gauche. Cette douleur m’empêcha de dormir, et avec cela je pris une forte fièvre. Malgré cela le lendemain les attentions furent les mêmes; je ne vis personne, et personne ne demanda de mes nouvelles. Le grand-duc cependant entra dans ma chambre un moment et puis s’en alla, disant qu’il n’avait pas le temps de rester. Je ne faisais que pleurer et gémir dans mon lit; il n’y avait que Mme Vladislava qui était dans ma chambre; au fond elle me plaignait, mais ne pouvait y remédier. Je n’aimais pas outre cela à être plainte, ni à me plaindre; j’avais l’âme trop fière, et la seule idée d’être malheureuse m’était insupportable: jusqu’ici j’avais fait tout ce que je pouvais pour ne pas paraître telle. J’aurais pu voir le comte Alexandre Schouvaloff et sa femme; mais c’étaient des êtres si insipides et ennuyeux que j’étais toujours enchantée quand ils n’y étaient pas. Le troisième jour on vint de la part de l’Impératrice, demander à Mme Vladislava si un mantelet de satin bleu qu’avait eu, le jour que j’accouchai, Sa Majesté Impériale, parcequ’il faisait très froid dans ma chambre, n’était pas resté dans mon appartement. Mme Vladislava alla chercher partout ce mantelet et enfin le trouva dans un coin de ma chambre de toilette, où on ne l’avait pas remarqué parceque depuis mes couches on entrait peu dans cette chambre. L’ayant trouvé, elle le renvoya tout de suite. Ce mantelet, à ce que nous apprîmes peu de temps après, avait donné lieu à un accident assez singulier. L’Impératrice n’avait aucune heure fixe ni pour son coucher, ni pour son réveil, ni pour son dîner, ni pour son souper, ni pour sa toilette. Une après-dîner de ces trois jours indiqués, elle se coucha sur un canapé où elle avait fait mettre un matelas et des coussins. Etant couchée, elle demanda ce mantelet, ayant froid; on le chercha partout et on ne le trouva pas, parcequ’il était resté dans ma chambre. Alors l’Impératrice ordonna de le chercher sous les coussins de son chevet, croyant qu’on le trouverait là. La sœur de Mme Krouse, cette femme de chambre favorite de l’Impératrice, passa la main sous le chevet de Sa Majesté Impériale, et la retira en disant que sous ce chevet le mantelet n’y était pas, mais qu’il y avait un paquet de cheveux ou quelque chose d’approchant, qu’elle ne savait pas ce que c’était. L’Impératrice tout de suite se leva de sa place et fit lever le matelas et les coussins, et l’on vit, non sans étonnement, un papier dans lequel il y avait des cheveux entortillés autour de quelques racines de légumes. Alors les femmes de l’Impératrice et elle-même se mirent à dire qu’assurément c’était quelque charme ou sortilège, et toutes formèrent des conjectures qui ce pouvait être qui eût la hardiesse de placer ce paquet sous le chevet de l’Impératrice. On en soupçonna une des femmes que Sa Majesté Impériale aimait le mieux; elle était connue sous le nom d’Anna Dmitrevna Doumachéva; mais il n’y avait pas longtemps que cette femme était devenue veuve et avait épousé en secondes noces un valet de chambre de l’Impératrice. MM. Schouvaloff n’aimaient pas cette femme, qui leur était contraire et par son crédit et par la confiance de l’Impératrice, qu’elle possédait depuis la jeunesse; elle était très capable de leur jouer quelque tour qui diminuât de beaucoup leur faveur. Comme les Schouvaloff ne manquaient pas de partisans, aussi ceux-ci commencèrent à envisager la chose au criminel; à ceci l’Impératrice était assez portée d’elle-même, parcequ’elle croyait aux charmes et sortilèges. En conséquence elle ordonna au comte Alexandre Schouvaloff de faire arrêter cette femme, son mari et ses deux fils, dont l’un était officier aux gardes et l’autre page de la chambre de l’Impératrice. Le mari, deux jours après avoir été arrêté, demanda un rasoir pour se faire la barbe et s’en coupa la gorge. Pour la femme et les enfants, ils furent longtemps aux arrêts, et elle avoua que pour que la faveur de l’Impératrice se prolongeât à son égard, elle avait employé ces charmes, et qu’elle avait mis quelques grains de sel brûlé le jeudi saint, dans un verre de vin de Hongrie qu’elle avait présenté à l’Impératrice. On finit cette affaire en exilant la femme et les enfants à Moscou. On fit ensuite courir le bruit comme si un évanouissement que l’Impératrice avait eu peu de temps avant mes couches, était une suite du breuvage que cette femme avait donné à l’Impératrice; mais le fait est qu’elle ne lui avait jamais donné que deux ou trois grains de sel brûlé le jeudi saint, qui assurément ne pouvait pas lui nuire. En cela il n’y avait de répréhensible que la hardiesse de cette femme et sa superstition.

Enfin le grand-duc s’ennuyant le soir sans mes demoiselles d’honneur, auxquelles il faisait la cour, vint me proposer de passer la soirée dans ma chambre: alors il courtisait précisément la plus laide, c’était la comtesse Elisabeth Voronzoff. Le sixième jour le baptême de mon fils eut lieu. Il avait déjà pensé mourir des aphtes. Je ne pouvais avoir de ses nouvelles que furtivement: car demander de ses nouvelles aurait passé pour un doute du soin qu’en prenait l’Impératrice, et aurait été très mal reçu. Elle l’avait pris d’ailleurs dans sa chambre, et dès qu’il criait elle y courait elle-même, et à force de soins on l’étouffait à la lettre. On le tenait dans une chambre extrêmement chaude, emmailloté dans de la flanelle, couché dans un berceau garni de fourrures de renards noirs; on le couvrait d’une couverture de satin piqué et doublé de ouate, et par dessus celle-ci on en mettait une de velours couleur de rose, doublée de fourrure de renard noir. Je l’ai vu moi-même, après cela, bien des fois ainsi couché: la sueur lui coulait du visage et de tout le corps, ce qui fit que devenu plus grand, le moindre air qui venait jusqu’à lui le refroidissait et le rendait malade. Outre cela il y avait autour de lui un grand nombre de vieilles matrones, qui, à force de soins mal entendus et n’ayant pas le sens commun, lui faisaient infiniment plus de maux physiques et moraux que de bien.

Le jour même du baptême l’Impératrice, après la cérémonie, vint dans ma chambre et m’apporta, sur une assiette d’or, un ordre à son cabinet de m’envoyer 100,000 roubles. Elle y avait ajouté un petit écrin, que je n’ouvris que quand elle fut sortie. Cet argent me vint fort à propos, car je n’avais pas le sou et j’étais accablée de dettes. Pour l’écrin, quand je l’eus ouvert, il ne fit pas grand effet sur mon esprit: c’était un très pauvre petit collier avec des boucles d’oreilles et deux misérables bagues que j’aurais eu honte de donner à mes femmes de chambre; dans tout cet écrin il n’y avait pas une pierre qui valut cent roubles; le travail ni le goût n’y brillaient pas non plus. Je me tus et je fis serrer l’écrin impérial. Apparemment qu’on sentit la mesquinerie véritable de ce présent, parceque le comte Alexandre Schouvaloff me vint dire qu’il avait ordre de s’informer chez moi comment me plaisait l’écrin? Je lui répondis que tout ce qui me venait des mains de Sa Majesté Impériale je m’étais accoutumée à le regarder comme sans prix pour moi. Il s’en alla avec ce compliment d’un air joyeux. Il revint ensuite à la charge quand il vit que je ne mettais jamais ce beau collier et surtout les misérables boucles d’oreilles, me disant de les mettre. Je lui répondis qu’aux fêtes de l’Impératrice j’étais accoutumée à mettre ce que j’avais de plus beau, et que ce collier et ces boucles d’oreilles n’étaient pas dans ce cas.

Quatre ou cinq jours après qu’on m’eut apporté l’argent que l’Impératrice m’avait donné, le baron Tcherkassoff, son secrétaire de cabinet, me fit prier de prêter, au nom de Dieu, cet argent au cabinet de l’Impératrice, parcequ’elle demandait de l’argent et qu’il n’y avait pas le sou. Je lui renvoyai son argent et il me le rendit au mois de janvier. Le grand-duc ayant appris le présent que l’Impératrice m’avait fait, se mit dans une colère terrible de ce qu’elle ne lui avait rien donné à lui. Il en parla avec véhémence au comte Alexandre Schouvaloff. Celui-ci alla le dire à l’Impératrice, qui envoya au grand-duc tout de suite une somme pareille à celle qu’elle m’avait donnée, et à cette fin on m’emprunta ma somme à moi. Il faut dire la vérité, les Schouvaloff en général étaient les êtres les plus peureux, et c’est par là qu’on pouvait les mener; mais ces belles qualités alors n’étaient pas encore tout-à-fait découvertes.

Après le baptême de mon fils il y eut des fêtes, bals, illuminations, feux d’artifice, à la cour; pour moi j’étais toujours dans mon lit, malade et souffrant un grand ennui. Enfin on choisit le dix-septième jour de mes couches pour m’annoncer deux fort agréables nouvelles à la fois: la première, que Serge Soltikoff était nommé pour porter la nouvelle de la naissance de mon fils en Suède; la seconde, que le mariage de la princesse Gagarine était fixé pour la semaine suivante; c’est-à-dire en bon français, que j’allais être incessament séparée des deux personnes que j’aimais le mieux de tout ce qui m’entourait. Je me renfonçai plus que jamais dans mon lit, où je ne faisais que m’affliger. Pour m’y tenir je prétendis des redoublements de mal à la jambe, qui m’empêchaient de me lever; mais le vrai est que je ne pouvais ni ne voulais voir personne, parceque j’étais chagrine.

Pendant mes couches le grand-duc eut aussi un grand crève-cœur, car le comte Alexandre Schouvaloff vint lui dire qu’un ancien chasseur du grand-duc, nommé Bastien, à qui l’Impératrice avait ordonné, il y avait quelques années, de marier Melle Schenck, mon ancienne fille de chambre, était venu lui dénoncer comme quoi il avait entendu de je ne sais qui, que Bressan voulait donner je ne sais quoi à boire au grand-duc. Or ce Bastien était un grand gueux et un ivrogne, qui buvait de temps en temps avec Son Altesse Impériale, et s’étant brouillé avec Bressan, qu’il croyait plus en faveur près du grand-duc que lui, il pensait lui jouer un mauvais tour. Le grand-duc les aimait tous les deux. Bastien fut mis à la forteresse; Bressan pensa y être mis aussi, mais il en fut quitte pour la peur. Le chasseur fut banni du pays et renvoyé en Holstein avec sa femme, et Bressan garda sa place, parcequ’il servait d’espion à tout le monde. Serge Soltikoff après quelques délais provenus de ce que l’Impératrice ne signait ni souvent ni aisément, partit. La princesse Gagarine, en attendant, se maria au terme fixé.

Quand les quarante jours de mes couches furent passés, l’Impératrice, pour les relevailles, vint une seconde fois dans ma chambre. Je m’étais levée du lit pour la recevoir; mais elle me vit si faible et si défaite qu’elle me fit asseoir pendant les prières que lut son confesseur. On m’avait apporté mon fils dans ma chambre. C’était la première fois que je le voyais après sa naissance. Je le trouvai fort beau, et sa vue me réjouit un peu; mais au moment même que les prières furent finies, l’Impératrice le fit emporter et s’en alla. Le 1er de novembre fut fixé par Sa Majesté Impériale pour que je reçusse les félicitations d’usage, après les six semaines de couches. A cet effet on mit des ameublements fort riches dans la chambre à côté de la mienne, et là, assise sur un lit de velours couleur de rose brodé en argent, tout le monde vint me baiser la main. L’Impératrice y vint aussi, et de chez moi elle passa au palais d’hiver, et nous eûmes ordre de la suivre deux ou trois jours après. On nous logea dans les chambres qu’avait occupées ma mère et qui proprement faisaient partie de la maison Yagoujisky et mi-partie de la maison Ragousinsky; l’autre moitié de cette dernière était occupée par le collège des affaires étrangères. On bâtissait alors le palais d’hiver, à côté de la grande place.

Je passai du palais d’été dans l’habitation d’hiver, dans la ferme résolution de ne pas quitter ma chambre aussi longtemps que je ne me sentirais pas assez de force pour vaincre mon hypocondrie. Je lisais alors l’Histoire d’Allemagne et l’Histoire Universelle de Voltaire, après quoi je lus, cet hiver, autant de livres russes que je pus m’en procurer, entr’autres deux immenses tomes de Baronius traduits en russe; puis je tombai sur l’Esprit des Lois de Montesquieu, après quoi je lus les Annales de Tacite, qui firent une singulière révolution dans ma tête, à laquelle peut-être la disposition chagrine de mon esprit à cette époque ne contribua pas peu. Je commençais à voir plus de choses en noir, et à chercher des causes plus profondes et plus calquées sur les intérêts divers dans les choses qui se présentaient à ma vue. Je rassemblai mes forces pour sortir à noël. Effectivement j’assistai au service divin, mais à l’église même il me prit un frisson et des douleurs par tout le corps, de façon que revenue chez moi, je me déshabillai et me couchai dans mon lit, qui n’était autre chose qu’une chaise longue que j’avais placée devant une porte condamnée, par laquelle il me paraissait qu’il ne perçait pas de vent, parceque, outre une portière doublée de drap, il y avait encore un grand écran, mais qui m’a, je crois, donné toutes les fluxions qui m’accablèrent pendant cet hiver. Le lendemain de noël la chaleur de la fièvre était si grande que je battais la campagne. Quand je fermais les yeux je ne voyais que les figures mal dessinées des carreaux du fourneau qui était au pied de ma chaise longue, la chambre étant petite et étroite. Pour ma chambre à coucher, je n’y entrais guère, parcequ’elle était très froide, à cause des fenêtres qui donnaient au levant et au nord, des deux côtés, sur la Néva. La seconde cause qui m’en bannissait était la proximité des appartements du grand-duc, où, pendant le jour et une partie de la nuit, il y avait toujours un tapage à-peu-près comme celui d’un corps de garde. Outre cela, comme lui et tout ce qui l’entourait fumait beaucoup, la désagréable vapeur et odeur du tabac s’y faisait sentir. Je me tins donc tout l’hiver dans cette pauvre petite chambre étroite, qui avait deux fenêtres et un trumeau, ce qui en tout pouvait faire l’étendue de sept à huit archines de long sur quatre de large en trois portes.

1755.

C’est ainsi que commença l’année 1755. Depuis noël jusqu’au carême il n’y eut que fêtes à la cour et en ville. C’était toujours encore la naissance de mon fils qui y donnait lieu; tout le monde tour-à-tour s’empressait, à l’envi l’un de l’autre, de donner les repas, les bals, les mascarades, les illuminations et feux d’artifice les plus beaux possibles. Je n’assistai à aucun, sous prétexte de maladie.

Vers la fin du carnaval Serge Soltikoff revint de Suède. Pendant son absence le grand-chancelier comte Bestoujeff m’envoya toutes les nouvelles qu’il recevait de lui et les dépêches du comte Panine, alors envoyé de Russie en Suède, par Mme Vladislava, à qui son beau-fils, le premier commis du grand-chancelier, les remettait, et je les renvoyai par la même voie. Encore j’appris par la même voie que dès que Serge Soltikoff serait revenu, on avait décidé de l’envoyer résider, comme ministre de Russie, à Hambourg, à la place du prince Alexandre Galitzine qu’on plaçait à l’armée. Ce nouvel arrangement ne diminua pas mon chagrin.

Quand Serge Soltikoff fut revenu il envoya me dire par Léon Narichkine de lui indiquer si je pouvais trouver un moyen de le voir. J’en parlai à Mme Vladislava qui consentit à cette entrevue. Il devait passer chez elle, de là chez moi. Je l’attendis jusqu’à trois heures du matin, mais il ne vint pas; j’étais dans des transes mortelles de ce qui avait pu l’empêcher de venir. J’appris le lendemain qu’il avait été entraîné, par le comte Roman Voronzoff, dans une loge de francs-maçons, et prétendait qu’il n’avait pas pu s’en retirer sans donner du soupçon. Mais je questionnai et retournai tant Léon Narichkine, que je vis clair comme le jour qu’il avait manqué faute d’empressement et d’attention pour moi, sans aucun égard à ce que je souffrais depuis si longtemps uniquement par attachement pour lui. Léon Narichkine lui-même, quoique son ami, ne l’excusait guère ou point du tout. A dire vrai, j’en fus très piquée. Je lui écrivis une lettre où je me plaignais amèrement de ces procédés. Il me répondit et vint chez moi; il ne lui était pas difficile de m’apaiser, parceque j’y étais très portée. Il me persuada de sortir en public; je suivis son conseil et je parus le 10 février, jour de naissance du grand-duc et du carême-prenant. Je me fis faire pour ce jour-là un habit superbe de velours bleu brodé en or. Comme dans ma solitude j’avais fait mainte et mainte réflexion, je pris la résolution de faire sentir à ceux qui m’avaient causé tant de divers chagrins, autant qu’il dépendait de moi, qu’on ne m’offensait pas impunément, et que ce n’était pas par de mauvais procédés qu’on gagnait mon affection ou mon approbation. En conséquence je ne négligeais aucune occasion où je pouvais témoigner à MM. Schouvaloff comment ils m’avaient disposée en leur faveur; je leur marquais un profond mépris; je faisais remarquer aux autres leur méchanceté, leur bêtise; je les tournais en ridicule partout où je pouvais; j’avais toujours quelque sarcasme à leur lancer qui ensuite courait la ville et amusait la malignité à leurs dépens; en un mot je me vengeais d’eux de toutes les manières dont je pouvais m’aviser; en leur présence je ne manquais jamais de distinguer ceux qu’ils n’aimaient pas. Comme il y avait grand nombre de gens qui les haïssaient, je ne manquai pas de chalands. Les comtes Rasoumowsky, que j’avais toujours aimés, furent plus caressés que jamais; je redoublai d’attention et de politesse envers tout le monde, excepté les Schouvaloff; en un mot je me tins fort droite: je marchais tête levée, plutôt en chef d’une très grande faction qu’en personne humiliée et opprimée. MM. Schouvaloff ne surent un moment sur quel pied danser. Ils tinrent conseil et on eut recours aux ruses et intrigues de courtisans. Dans ce temps parut en Russie un M. Brockdorf, gentilhomme holsteinois, qui ci-devant avait été renvoyé de la frontière de Russie (où il voulait venir) par les entours d’alors, Brummer et Berkholz, parcequ’ils le connaissaient pour un homme de très mauvais caractère et propre à l’intrigue. Cet homme-là se présenta fort à propos pour MM. Schouvaloff. Comme il avait une clef de chambellan du grand-duc, comme duc de Holstein, celle-ci lui donna les entrées chez Son Altesse Impériale, qui d’ailleurs était favorablement disposé pour chaque bûche qui venait de ce pays-là. Cet homme-là trouva accès auprès du comte Pierre Schouvaloff, et voici comment. Il fit sa connaissance, dans l’hôtellerie où il logeait, avec un homme qui ne sortait pas des hôtelleries de Pétersbourg que pour aller chez trois filles allemandes assez jolies, nommées Reifenstein. Une de ces filles jouissait d’un entretien que lui avait assigné le comte Pierre Schouvaloff. L’homme en question s’appelait Braun: c’était une espèce de maquignon pour toutes choses. Il introduisit Brockdorf chez ces filles. Là il fit connaissance du comte Pierre Schouvaloff; celui-ci lui fit de grandes protestations d’attachement pour le grand-duc, et, de fil en aiguille, se plaignit de moi. M. Brockdorf, à la première occasion, rapporta tout ceci au grand-duc, et on le dressa à mettre, à ce qu’il disait, sa femme à la raison. A cet effet Son Altesse Impériale, un jour que nous avions dîné, vint dans ma chambre et me dit que je commençais à être d’une fierté insupportable; qu’il saurait me mettre à la raison. Je lui demandai en quoi consistait cette fierté? Il me répondit que je me tenais fort droite. Je lui demandai si pour lui plaire il fallait se tenir le dos courbé, comme les esclaves du Grand-Seigneur? Il se fâcha et me dit qu’il saurait bien me mettre à la raison. Je lui demandai comment? Alors il se mit le dos contre la muraille et tira son épée jusqu’à la moitié et me la montra. Je lui demandai ce que cela signifiait, s’il prétendait se battre avec moi, qu’alors il m’en faudrait une aussi. Il remit son épée à demi-tirée dans le fourreau, et me dit que j’étais devenue d’une méchanceté épouvantable. Je lui demandai en quoi? alors il me dit, en balbutiant: «Mais, vis-à-vis des Schouvaloff.» A ceci je lui répondis que ce n’était qu’un rendu, et qu’il ferait bien de ne pas parler de ce qu’il ne savait pas, ni n’entendait pas. Il se mit à dire: «Voilà ce que c’est que de ne pas se fier à ses vrais amis; alors on s’en trouve mal. Si vouz vouz étiez fiée à moi, vouz vouz en seriez trouvée fort bien.» Je lui dis: «Mais en quoi fiée?»—Alors il commença à tenir des propos d’une telle extravagance et si hors du sens commun le plus ordinaire, que, voyant qu’il extravaguait purement et simplement, je le laissai dire sans lui répondre et saisis un intervalle qui me parut favorable, pour lui conseiller d’aller se coucher: car je voyais clairement que le vin lui avait aliéné la raison et abruti toute existence de sens commun. Il suivit mon conseil et alla se coucher. Il commençait déjà alors à avoir constamment une odeur de vin, mêlée à celle de tabac à fumer, qui à la lettre était insupportable à ceux qui l’approchaient de près. Le même soir, tandis que j’étais à jouer aux cartes, le comte Alexandre Schouvaloff vint me signifier de la part de l’Impératrice, comme quoi elle avait défendu aux dames d’employer dans leur parure quantité de chiffons qui étaient spécifiés dans l’annonce. Pour lui montrer comment Son Altesse Impériale m’avait corrigée, je lui ris au nez, et lui dis qu’il aurait pu se dispenser de me notifier cette annonce, parceque je ne mettais jamais aucun des chiffons qui déplaisaient à Sa Majesté Impériale; que d’ailleurs je ne faisais point consister mon mérite dans la beauté ni dans la parure; que quand l’une était passée, l’autre devenait ridicule: qu’il n’y avait que le caractère qui restait. Il écouta ceci jusqu’au bout, en clignotant de l’œil droit, comme c’était sa coutume, et s’en alla avec sa grimace. Je fis remarquer ceci à ceux que j’avais avec moi en le contrefaisant, ce qui fit rire la compagnie. Quelques jours après le grand-duc me dit qu’il voulait demander de l’argent à l’Impératrice pour ses affaires de Holstein, qui allaient toujours de pis en pis, et que c’était Brockdorf qui lui conseillait cela. Je vis bien que c’était une amorce qu’on lui tendait pour lui en faire espérer par MM. Schouvaloff; je lui dis s’il n’y avait pas moyen de faire autrement? Il me dit qu’il me montrerait là-dessus ce que les holsteinois lui représentaient. Il le fit en effet, et après avoir vu les papiers qu’il me fit voir, je dis qu’il me paraissait qu’il pouvait se passer de mendier de l’argent chez madame sa tante, qui peut-être encore le lui refuserait, n’y ayant pas six mois qu’elle lui avait donné 100,000 roubles; mais il resta de son avis, et moi du mien. Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’on lui fit longtemps espérer qu’il en aurait, et qu’il n’eut rien.

Après pâques nous allâmes à Oranienbaum. Avant de partir l’Impératrice me permit de voir mon fils, pour la troisième fois depuis qu’il était né. Il fallait passer tous les appartements de Sa Majesté Impériale pour parvenir jusqu’à sa chambre. Je le trouvai dans une chaleur étouffante, comme je l’ai déjà conté. Arrivés à la campagne nous y vîmes un phénomène. Son Altesse Impériale, à qui les Holsteinois prêchaient continuellement le déficit, et à qui tout le monde disait de diminuer ce monde inutile, que d’ailleurs il ne pouvait voir que furtivement et par parcelles, s’avisa et s’enhardit tout-à-coup d’en faire venir un détachement entier. C’était encore une manigance de ce malheureux Brockdorf, qui flattait la passion dominante de ce prince. Aux Schouvaloff il avait fait entendre qu’en lui connivant ce jouet ou hochet, ils s’assureraient sa faveur à jamais, qu’ils l’occuperaient par là et seraient sûrs de son approbation pour tout ce qu’ils entreprendraient ailleurs. A l’Impératrice, qui détestait le Holstein et tout ce qui en venait, qui avait vu que des hochets militaires pareils avaient perdu le père du grand-duc, le duc Charles Frédérick, dans l’esprit de Pierre I et dans celui du public de Russie, au commencement il paraît qu’on cacha la chose et qu’on lui dit que c’était si petite chose qu’il n’y avait pas la peine d’en parler, et d’ailleurs la présence seule du comte Schouvaloff était un frein suffisant pour que la chose fût sans conséquence. Embarqué à Kiel ce détachement arriva à Cronstadt et parvint à Oranienbaum. Le grand-duc qui, du temps de Tchoglokoff, n’avait porté l’uniforme de Holstein que dans sa chambre et comme furtivement, déjà n’en portait plus d’autre, excepté les jours de cour, quoiqu’il fût lieutenant-colonel du régiment Préobrajensky, et qu’il eût outre cela un régiment de cuirassiers en Russie. Pour moi, le grand-duc fit, par le conseil de Brockdorf, un grand secret de ce transport de troupes. J’avoue que, quand je l’appris, je frémis de l’effet détestable que cette démarche devait faire pour le grand-duc, dans le public russe et même dans l’esprit de l’Impératrice dont je n’ignorais pas du tout les sentiments. M. Alexandre Schouvaloff vit passer ce détachement devant le balcon d’Oranienbaum, en clignotant de l’œil; j’étais à côté de lui. Intérieurement il désapprouvait ce que lui et ses parents étaient convenus de tolérer. La garde du château d’Oranienbaum était au régiment d’Inguermanie, qui alternait avec celui d’Astracan. J’appris qu’en voyant passer les troupes de Holstein, ils avaient dit: «Ces maudits allemands sont tous vendus au roi de Prusse; c’est tout autant de traîtres qu’on amène en Russie.» En général le public était scandalisé de cette apparition; les plus attachés haussaient les épaules, les plus modérés trouvaient la chose ridicule; au fond c’était un enfantillage très imprudent. Pour moi je me taisais, et quand on m’en parlait j’en disais mon avis, de façon qu’on vît que je n’approuvais nullement la chose, que je regardais en effet, de quelque côté qu’on la tourne, comme très nuisible au bien-être du grand-duc; car quelle autre opinion pouvait-on avoir en l’examinant? Son seul plaisir ne pouvait jamais compenser le mal que cela devait lui faire dans l’opinion publique. Mais le grand-duc, enthousiasmé de sa troupe, alla s’établir avec elle dans le camp qu’il fit dresser à cet effet, et ne fit que les exercer. Ensuite il fallait les nourrir, et à ceci on n’avait nullement pensé. Cependant la chose était pressante; il y eut quelques débats avec le maréchal de la cour, qui n’était pas préparé à la demande; mais enfin il s’y prêta, et les laquais de la cour, avec les soldats de la garde du château, du régiment d’Inguermanie, furent employés pour porter de la cuisine du château au camp, de quoi nourrir les nouveaux arrivés. Ce camp n’était pas bien près de la maison; on ne donna rien ni aux uns ni aux autres pour leur peine: on peut s’imaginer la belle impression que devait faire un arrangement aussi sage et prudent. Les soldats du régiment d’Inguermanie disaient: «Nous voilà devenus les valets de ces maudits allemands.» La livrée de la cour disait: «Nous sommes employés à servir un ramas de manants.» Quand je vis et appris ce qui se passait, je résolus très fermement de me tenir le plus éloignée que je pourrais de ce nuisible jeu d’enfants. Les cavaliers de notre cour, qui étaient mariés, avaient leurs femmes avec eux, ceci faisait une assez nombreuse compagnie; les cavaliers eux-mêmes n’avaient rien à faire au camp holsteinois, dont Son Altesse ne débouchait plus. Ainsi au milieu de cette compagnie de gens de la cour et avec elle, j’allais me promener le plus que je pouvais, mais toujours du côté opposé au camp, duquel nous n’approchions ni de loin ni de près.

Il me prit alors fantaisie de me faire un jardin à Oranienbaum, et comme je savais que le grand-duc ne me donnerait pas un pouce de terre pour cela, je priai le prince Galitzine de me vendre ou de me céder un espace de cent toises de terrain inutile et depuis longtemps abandonné, qu’ils avaient tout à côté d’Oranienbaum. Ce terrain appartenant à huit ou dix personnes de leur famille, ils me le cédèrent volontiers, n’en retirant rien. Je commençai donc à faire des plans et à planter, comme c’était la première gourme que je jetais en fait de plans et de bâtisse, elle devint vaste. J’avais un vieux chirurgien, Gyon, qui, voyant cela, me disait: «A quoi bon cela? Souvenez-vous de moi, je vous prédis que vous abandonnerez un jour tout cela.» Sa prédiction s’est vérifiée; mais il me fallait alors un amusement, et c’en était un à exercer l’imagination. J’employai, au commencement, à planter mon jardin le jardinier d’Oranienbaum, nommé Lamberti; il avait été chez l’Impératrice, lorsqu’elle était encore princesse, dans la terre de Zarskoé-Sélo, d’où elle l’avait placé à Oranienbaum; il se mêlait de prédictions: entr’autres celle au sujet de l’Impératrice s’était accomplie; il avait prédit qu’elle monterait au trône. Ce même homme m’a dit et répété, autant de fois que j’ai voulu l’entendre, que je deviendrais impératrice souveraine de Russie; que je verrais fils, petit-fils, et arrière petit-fils, et mourrais dans une grande vieillesse, passé les quatre-vingts ans. Il fit plus, il fixa l’année de mon avènement au trône six ans avant l’évènement. C’était un homme très singulier, et qui parlait avec une assurance dont rien ne le détournait. Il prétendait que l’Impératrice lui voulait du mal de ce qu’il lui avait prédit ce qui lui était arrivé, et qu’elle l’avait renvoyé de Zarskoé-Sélo à Oranienbaum, parcequ’elle le craignait.

A la Pentecôte, je pense, on nous tira d’Oranienbaum pour nous faire venir en ville. C’est à peu près dans ce temps-là que l’ambassadeur d’Angleterre, le chevalier Williams, vint en Russie. Il avait dans sa suite le comte Poniatowsky, polonais, fils de celui qui avait suivi le parti de Charles XII, roi de Suède. Après un court séjour en ville, nous retournâmes à Oranienbaum, où l’Impératrice ordonna de fêter la St Pierre. Elle n’y vint pas elle-même, parcequ’elle ne voulait pas fêter la première fête de mon fils Paul, qui tombe le même jour; elle resta à Péterhof. Là elle se mit à une fenêtre, où apparemment elle resta toute la journée, car tous ceux qui vinrent à Oranienbaum disaient l’avoir vue à cette fenêtre. Il vint un fort grand monde; on dansa dans la salle qui est à l’entrée de mon jardin et puis on y soupa; les ambassadeurs et les ministres étrangers y vinrent. Je me souviens que l’ambassadeur d’Angleterre, le chevalier Williams, au souper fut mon voisin, et que nous fîmes une conversation aussi agréable que gaie: comme il avait beaucoup d’esprit et de connaissances, et que l’Europe entière lui était connue, il n’était pas difficile de faire conversation avec lui. J’appris ensuite qu’il s’était autant amusé que moi à cette soirée, et qu’il parlait de moi avec éloge, ce qui ne m’a jamais manqué avec les têtes ou les esprits qui quadraient avec la mienne, et comme alors j’avais moins d’envieux, on parlait de moi généralement avec assez d’éloges; je passais pour avoir de l’esprit, et quantité de gens qui me connaissaient de plus près, m’honoraient de leur confiance, se fiaient à moi, me demandaient conseil, et se trouvaient bien de ceux que je leur donnais. Le grand-duc depuis longtemps m’appelait Mme la Ressource, et, quelque fâché ou boudeur qu’il fût contre moi, s’il se trouvait en détresse sur quelque point que ce fût, il venait courir à toutes jambes, comme il en avait l’habitude, chez moi, pour attraper mon avis, et dès qu’il l’avait saisi, il se sauvait de rechef à toutes jambes. Je me souviens encore qu’à cette fête de St Pierre, à Oranienbaum, voyant danser le comte Poniatowsky, je parlai au chevalier Williams de son père et du mal qu’il avait fait à Pierre I. L’ambassadeur d’Angleterre me dit beaucoup de bien du fils et me confirma ce que je savais, c’est-à-dire que son père et la famille de sa mère, les Czartorisky, composaient alors le parti russe en Pologne, et qu’il avait envoyé ce fils en Russie, et le lui avait confié, pour le nourrir dans leurs sentiments pour la Russie, et qu’ils espéraient que ce jeune homme réussirait en Russie. Il pouvait avoir alors vingt-deux à vingt-trois ans. Je lui répondis qu’en général je regardais, pour les étrangers, la Russie comme la pierre d’achoppement du mérite, et que celui qui réussirait en Russie pouvait être sûr de réussir dans toute l’Europe. Cette remarque je l’ai toujours regardée comme immanquable, car on n’est nulle part plus habile qu’en Russie à remarquer le faible, le ridicule, et le défaut d’un étranger; on peut être assuré qu’on ne lui passera rien, parceque naturellement tout russe n’aime foncièrement aucun étranger.

Environ ce temps-là j’appris comme quoi la conduite de Serge Soltikoff avait été peu mesurée, tant en Suède qu’à Dresde, dans l’un et l’autre pays. Outre cela il en avait conté à toutes les femmes qu’il avait rencontrées. Au commencement je ne voulais rien en croire, mais à la fin je l’entendis répéter de tant de côtés, que ses amis même ne purent le disculper. Durant cette année je me liai plus que jamais d’amitié avec Anne Narichkine; Léon, son beau-frère, y contribua beaucoup. Il était toujours, lui troisième, avec nous, et ses folies ne finissaient plus. Il nous disait quelquefois: «A celle de vous deux qui se conduira le mieux, je destine un bijou dont vous me remercierez!» On le laissait dire et personne n’était curieux de lui demander ce que c’était que ce bijou.

En automne les troupes de Holstein furent renvoyées par mer, et nous allâmes occuper le palais d’été. Pendant ce temps-là Léon Narichkine tomba malade d’une fièvre chaude, durant laquelle il m’écrivit des lettres que je voyais bien qui n’étaient pas de lui. Je lui répondis. Il me demandait par ses lettres tantôt des confitures, tantôt d’autres misères pareilles, et puis il m’en remerciait. Les lettres étaient parfaitement bien écrites et fort gaies; il disait qu’il employait la main de son secrétaire. Enfin j’appris que ce secrétaire était le comte Poniatowsky, et que celui-ci ne débougeait pas de chez lui et s’était faufilé avec la maison Narichkine. Du palais d’été, à l’entrée de l’hiver, on nous fit passer au nouveau palais d’hiver, que l’Impératrice avait fait bâtir, en bois, là où est présentement la maison des Tchitchérine. Ce palais prenait tout le quartier jusque vis-à-vis la maison de la comtesse Matiouchkine, qui appartenait alors à Naoumoff; mes fenêtres étaient vis-à-vis de cette maison, qui était occupée par les demoiselles d’honneur. En y entrant, je fus singulièrement frappée de la hauteur et grandeur des appartements qu’on nous y destinait: quatre grandes antichambres et deux chambres avec un cabinet, étaient préparées pour moi, et autant pour le grand-duc; nos appartements étaient assez bien distribués pour que je n’eusse pas à souffrir de la proximité de ceux du grand-duc. C’était un grand point de gagné. Le comte Alexandre Schouvaloff remarqua mon contentement, et alla tout de suite dire à l’Impératrice que j’avais beaucoup loué la grandeur et la quantité des appartements qui m’étaient destinés, ce qu’il me dit ensuite avec une sorte de contentement marqué par son clignotement d’œil, accompagné d’un sourire.

Dans ce temps-là, et longtemps après, le principal jouet du grand-duc, en ville, était une excessive quantité de petites poupées, de soldats de bois, de plomb, d’amadou et de cire, qu’il rangeait sur des tables fort étroites qui prenaient toute une chambre; entre ces tables à peine pouvait-on passer. Il avait cloué des bandes étroites de laiton le long de ces tables; à ces bandes de laiton étaient attachées des ficelles, et quand on tirait celles-ci, les bandes de laiton faisaient un bruit qui, selon lui, imitait le feu roulant des fusils. Il célébrait les fêtes de la cour avec beaucoup de régularité, en faisant faire le feu roulant à ces troupes-là; outre cela chaque jour on relevait la garde, c’est-à-dire que de chaque table on prenait les poupées qui étaient censées monter la garde; il assistait à cette parade en uniforme, bottes, éperons, hausse-col et écharpe; ceux de ses domestiques qui étaient admis à ce bel exercice, étaient obligés d’y assister de même.

Vers l’hiver de cette année, je me crus de nouveau grosse; on me saigna. J’eus une fluxion, ou plutôt je crus en avoir aux deux joues; mais, après avoir souffert pendant quelques jours, il me sortit quatre dents mâchelières, aux quatre extrémités des mâchoires. Comme nos appartements étaient très spacieux, le grand-duc établit toutes les semaines un bal et un concert; il n’y venait que les demoiselles d’honneur et les cavaliers de notre cour, avec leurs épouses. Les bals étaient intéressants selon le monde qui y venait, jamais beaucoup. Les Narichkine étaient plus sociables que les autres: dans ce nombre je compte Mmes Siniavine et Ismaïloff, sœurs de Narichkine, et la femme du frère ainé, dont j’ai déjà fait mention. Léon Narichkine, toujours plus fou que jamais, et regardé par tout le monde comme un homme sans conséquence, ce qu’il était en effet, avait pris l’habitude de courir continuellement de la chambre du grand-duc à la mienne, ne s’arrêtant nulle part longtemps. Pour entrer chez moi, il avait pris la coutume de miauler comme un chat à la porte de ma chambre, et quand je lui répondais, il entrait. Le 17 décembre, entre six et sept heures du soir, il s’annonça ainsi à ma porte; je lui dis d’entrer. Il débuta par me faire des compliments de sa belle-sœur, me disant qu’elle ne se portait pas trop bien; ensuite il me dit: «Mais vous devriez l’aller voir.» Je lui dis: «Je le ferais volontiers, mais vous savez que je ne puis sortir sans permission, et qu’on ne me permettra jamais d’aller chez elle.» Il me répondit: «Je vous y mènerai.» Je lui répartis: «Avez-vous perdu l’esprit? comment aller avec vous! on vous mettra, vous, à la forteresse, et moi, j’en aurai Dieu sait quelle bagarre.»—«Oh!» dit-il, «personne ne le saura; nous prendrons nos précautions.»—«Comment cela?»—Alors il me dit: «Je viendrai vous prendre dans une heure ou deux d’ici; le grand-duc soupera (il y avait longtemps que sous prétexte de ne pas souper, je restais dans ma chambre); il sera à table pendant une partie de la nuit, ne se lèvera que fort gris, et ira se coucher (il couchait alors la plupart du temps chez lui, depuis mes couches); pour plus de sûreté habillez-vous en homme, et nous irons chez Anna Nikitichna Narichkine ensemble.» L’aventure commença à me tenter; j’étais toujours seule dans ma chambre avec mes livres, sans aucune compagnie; enfin à force de débattre avec lui ce projet fou par lui-même, et qui m’avait paru tel au premier abord, j’y trouvai la possibilité de me procurer un moment d’amusement et de gaîté. Il sortit. J’appelai un coiffeur Kalmouck que j’avais, et lui dis de m’apporter un de mes habits d’homme et tout ce qu’il me fallait à cet effet, parceque j’avais besoin d’en faire présent à quelqu’un. Ce garçon avait la coutume de ne pas desserrer les dents, et on avait plus de peine à le faire parler qu’on n’en a avec d’autres pour les faire taire. Il s’acquitta de ma commission avec promptitude et m’apporta tout ce qu’il me fallait. Je prétendis un mal de tête et j’allai me coucher de meilleure heure. Dès que Mme Vladislava m’eût couchée et qu’elle se fut retirée, je me relevai et m’habillai de pied en cap en homme; j’accommodai mes cheveux le mieux que je pus: il y avait longtemps que j’avais cette habitude, et je n’y étais pas gauche. A l’heure marquée, Léon Narichkine vint, par les appartements du grand-duc, miauler à ma porte, que je lui ouvris. Nous passâmes par une petite antichambre dans le vestibule, et nous nous mîmes dans son carrosse, sans que personne nous vît, riant comme des fous de notre escapade. Léon logeait avec son frère et la femme de celui-ci dans la même maison. Arrivés dans cette maison, Anna Nikitichna, qui ne se doutait de rien, y était; nous y trouvâmes le comte Poniatowsky. Léon annonça un de ses amis, qu’il pria de recevoir bien, et la soirée se passa du ton le plus fou qu’on peut s’imaginer. Après une heure et demie de visite je m’en allai et revins à la maison le plus heureusement du monde, sans qu’âme qui vive nous rencontrât. Le lendemain, jour de naissance de l’Impératrice, à la cour le matin et le soir au bal, personne de nous qui étions du secret ne pouvions nous regarder sans éclater de rire de la folie de la veille. Quelques jours après, Léon proposa une contrevisite, qui devait avoir lieu chez moi; et de la même manière il amena son monde dans ma chambre, si bien que personne n’en eut vent. C’est ainsi que commença l’année 1756. Nous prîmes un plaisir singulier à ces entrevues furtives; il n’y avait de semaine qu’il n’y en eût une ou deux, et jusqu’à trois, tantôt chez les uns, tantôt chez les autres; et quand il y avait quelqu’un de la société malade, pour sûr c’était chez lui qu’on allait. Quelquefois à la comédie, sans nous parler, par certains signes convenus, quoique dans différentes loges et quelques-uns au parterre, chacun par un geste savait où se rendre, et jamais il n’y eut de méprise entre nous; seulement qu’il m’est arrivé deux fois de revenir à pied à la maison, ce qui était une promenade.

1756.

On se préparait alors pour la guerre avec le roi de Prusse. L’Impératrice, par son traité avec la maison d’Autriche, devait donner trente mille hommes de secours: c’était l’opinion du grand-chancelier Bestoujeff; mais la maison d’Autriche voulait que la Russie l’assistât de toutes ses forces. Le comte Esterhazy, ambassadeur de Vienne, intriguait pour cela de toutes ses forces, là où il pouvait, et souvent par différents canaux. Le parti opposé à Bestoujeff était le vice-chancelier comte Voronzoff et les Schouvaloff. L’Angleterre alors se liguait avec le roi de Prusse, et la France avec l’Autriche. L’Impératrice Elisabeth commençait dès lors à avoir de fréquentes indispositions. Au commencement on ne savait pas trop ce que c’était; on les attribuait à ses règles qui la quittaient. On voyait souvent les Schouvaloff affligés et fort intrigués, caressant de temps en temps fortement le grand-duc. Les courtisans se chuchotaient que ces indispositions de Sa Majesté Impériale étaient plus de conséquence qu’on ne le croyait; les uns nommaient maux hystériques ce que les autres appelaient évanouissements, ou convulsions, ou maux de nerfs. Ceci dura tout l’hiver de 1755 à 1756. Enfin au printemps nous apprîmes que le maréchal Apraxine partait pour commander l’armée qui devait entrer en Prusse. La maréchale vint chez nous pour prendre congé de nous avec sa fille cadette. Je lui parlai des appréhensions que j’avais sur l’état de la santé de l’Impératrice, et que j’étais fâchée que son mari partît dans un temps où je pensais qu’il n’y avait pas beaucoup à compter sur les Schouvaloff, que je regardais comme mes ennemis particuliers, qui m’en voulaient terriblement parceque j’aimais mieux leurs ennemis qu’eux, et nommément les comtes Rasoumowsky. Elle redit tout cela à son mari, qui fut aussi content de mes dispositions à son égard que le comte Bestoujeff, qui n’aimait pas les Schouvaloff et était allié aux Rasoumowsky, son fils ayant épousé une nièce de ceux-ci. Le maréchal Apraxine pouvait être intermédiaire utile entre tous les intéressés, à cause des liaisons de sa fille avec le comte Pierre Schouvaloff: Léon prétendait que ces liaisons étaient du sçu du père et de la mère. Je comprenais parfaitement outre cela, et je voyais clair comme le jour que MM. Schouvaloff employaient M. Brockdorf plus que jamais pour éloigner de moi le grand-duc le plus qu’ils pouvaient. Malgré cela alors encore il avait une confiance involontaire en moi: celle-ci il l’a toujours conservée à un point singulier, dont lui-même ne s’apercevait pas et ne se doutait ni ne se méfiait. Il était dans ce moment brouillé avec la comtesse Voronzoff et amoureux de Mme Téploff, nièce des Rasoumowsky. Quand il voulut voir celle-ci, il me consulta sur la façon d’orner la chambre pour mieux plaire à la dame, et me montra qu’il avait rempli cette chambre de fusils, de bonnets de grenadier, de bandoulières, de façon qu’elle avait l’air d’un coin d’arsenal. Je le laissai faire et m’en allai. Outre celle-ci on lui amenait le soir encore une petite chanteuse allemande, qu’il entretenait, et qu’on appelait Léonore, pour souper avec lui. C’était la princesse de Courlande qui avait brouillé le grand-duc avec la comtesse Voronzoff. A dire la vérité, je ne sais pas trop comment, cette princesse de Courlande alors jouait un rôle particulier à la cour: d’abord c’était une fille de près de trente ans alors, petite, laide et bossue, comme je l’ai déjà dit; elle avait su se ménager la protection du confesseur de l’Impératrice et de plusieurs vieilles femmes de la chambre de Sa Majesté Impériale, de façon qu’on lui passait tout ce qu’elle faisait; elle demeurait avec les demoiselles d’honneur de Sa Majesté. Celles-ci étaient sous la férule d’une Mme Schmidt, qui était la femme d’un trompette de la cour. Cette Mme Schmidt était finnoise de nation, prodigieusement épaisse et massive, avec cela une maîtresse femme qui avait le ton parfaitement grossier et rustre de son premier état. Elle jouait un rôle cependant à la cour, et était sous la protection immédiate des vieilles femmes de chambre allemandes et suédoises de l’Impératrice, et par conséquent, du maréchal de la cour Siévers, qui était finnois lui-même et avait épousé la fille de Mme Krouse, sœur d’une des plus affectionnées, comme je l’ai déjà dit. Mme Schmidt gouvernait l’intérieur de l’hôtel des demoiselles d’honneur avec plus de vigueur que d’intelligence, mais ne paraissait jamais à la cour. En public la princesse de Courlande était à leur tête, et Mme Schmidt lui avait tacitement confié leur conduite à la cour. Dans leur hôtel elles logeaient toutes dans une file de chambres qui aboutissaient, d’un côté à celle de Mme Schmidt, et de l’autre à celle de la princesse de Courlande; elles étaient à deux, trois, et quatre dans une chambre, chacune ayant un paravent à l’entour de son lit, toutes les chambres n’ayant d’autre issue que de l’une dans l’autre. Au premier abord il paraissait donc que par cet arrangement l’appartement des demoiselles d’honneur était impénétrable, car on ne pouvait y arriver qu’en passant par la chambre de Mme Schmidt ou par celle de la princesse de Courlande. Mais Mme Schmidt était souvent malade d’indigestion de tous les pâtés gras et autres friandises que lui envoyaient les parents de ces demoiselles; par conséquent il ne restait plus que l’issue de la chambre de la princesse de Courlande. Ici la médisance disait comme si pour passer dans les autres chambres il fallait de façon ou d’autre payer péage. Ce qu’il y avait de vérifié à cet égard, c’est que la princesse de Courlande fiançait et défiançait, promettait et dépromettait les demoiselles d’honneur de l’Impératrice pendant plusieurs années, comme elle le jugeait à propos; et je tiens de la bouche de plusieurs, entr’autres de celle de Léon Narichkine et du comte Boutourline, l’histoire du péage qu’ils prétendaient, eux, ne pas avoir été dans le cas de payer en argent.

Les amours du grand-duc avec Mme Téploff durèrent jusqu’à ce que nous allâmes à la campagne. Ici ils furent interrompus, parceque Son Altesse Impériale était insupportable l’été. Ne pouvant le voir, Mme Téploff prétendait qu’il lui écrivît au moins une ou deux fois la semaine, et pour l’engager dans cette correspondance, elle commença par lui faire une lettre de quatre pages. Dès qu’il la reçut, il vint dans ma chambre avec un visage fort altéré, tenant la lettre de Mme Téploff à la main, et me dit avec un emportement et un ton de colère assez haut: «Imaginez-vous: elle m’écrit une lettre de quatre pages entières, et elle prétend que je dois lire cela, et qui plus est, lui répondre, moi qui dois aller exercer (il avait de nouveau fait venir ses troupes de Holstein), puis dîner, puis tirer, puis voir la répétition d’un opéra et le ballet qu’y danseront les cadets! je lui ferai dire tout net que je n’ai pas le temps, et si elle se fâche, je me brouille avec elle jusqu’à l’hiver.» Je lui répondis que c’était assurément le chemin le plus court. Je pense que les traits que je cite sont caractéristiques, et qu’à cause de cela ils ne sont pas déplacés. Voici le nœud de l’apparition des cadets à Oranienbaum. Au printemps de 1756 les Schouvaloff avaient cru faire un trait fort politique, pour détacher le grand-duc de ses troupes de Holstein, en persuadant à l’Impératrice de donner à Son Altesse Impériale le commandement du corps des cadets de terre, qui était le seul corps de cadets existant alors. On avait placé sous lui l’intime ami d’Ivan Ivanowitch Schouvaloff et son confident, A. P. Melgounoff. Celui-ci était marié avec une des filles de chambre allemandes, favorite de l’Impératrice. Ainsi MM. Schouvaloff avaient donc un de leurs plus intimes dans la chambre du grand-duc, et à portée de lui parler à toute heure. Sous prétexte des ballets de l’opéra à Oranienbaum, on y mena donc une centaine de cadets, et M. Melgounoff et les officiers les plus intimes de celui-ci, attachés au corps, y vinrent avec eux: c’étaient autant de surveillants à la Schouvaloff. Parmi les maîtres qui vinrent à Oranienbaum avec les cadets, se trouvait leur écuyer Zimmerman, qui passait pour le meilleur homme de cheval qu’il y eût alors en Russie. Comme ma prétendue grossesse de l’automne passé s’était dissipée, je m’avisai de prendre des leçons pour bien manier mon cheval, de Zimmerman. J’en parlai au grand-duc qui ne fit aucune difficulté à ce sujet; il y avait longtemps que toutes les anciennes règles introduites par les Tchoglokoff avaient été oubliées, négligées ou ignorées par Alexandre Schouvaloff, qui d’ailleurs ne jouissait par lui-même d’aucune ou de fort peu de considération: nous nous moquions de lui, de sa femme, de sa fille, de son beau-fils, presqu’en leur présence; ils y prêtaient, car jamais on ne vit des figures plus ignobles ni plus mesquines. Mme Schouvaloff avait reçu, par moi, l’épithète de la statue de sel. Elle était maigre, petite et contrainte; son avarice perçait dans son habillement: ses jupes étaient toujours trop étroites et avaient un lé de moins qu’il ne fallait et que n’en avaient les autres jupes des dames. Sa fille, la comtesse Golofkine, était mise de même, leurs coiffures et leurs manchettes étaient mesquines et sentaient toujours l’épargne de quelque chose, quoique ce fussent des gens fort riches et à leur aise; mais ils aimaient par goût tout ce qui était petit et resserré, vrai tableau de leur esprit.

Dès que je parvins à prendre des leçons pour monter à cheval en règle, je m’adonnai à cet exercice de nouveau avec passion. Je me levais le matin à six heures, je m’habillais en homme et je m’en allais dans mon jardin; là j’avais fait accomoder une place en plein air, qui me servait de manège. Je faisais des progrès si rapides, que souvent Zimmerman, du milieu de ce manège, venait courir à moi, la larme à l’œil, et me baisait la botte avec une sorte d’enthousiasme dont il n’était pas le maître; d’autres fois il s’écriait: «Jamais de ma vie je n’ai eu d’écolier qui m’ait fait autant d’honneur, ni des progrès de cette nature en aussi peu de temps!» A ces leçons n’assistaient que mon vieux chirurgien Gyon, une femme de chambre et quelques domestiques. Comme je donnais beaucoup d’application à ces leçons, que je prenais tous les matins, excepté le dimanche, Zimmerman récompensa mes travaux par les éperons d’argent, qu’il me donna, selon les règles du manège. Au bout de trois semaines je passai par toutes les écoles de manège, et vers l’automne Zimmerman fit venir un cheval sauteur, après quoi il voulait me donner les étriers; mais la veille du jour fixé pour le monter, nous reçûmes l’ordre de rentrer en ville; la partie fut donc remise jusqu’au printemps prochain.

Pendant cet été le comte Poniatowsky alla faire un tour en Pologne, d’où il revint avec un créditif de ministre du roi de Pologne. Avant que de partir il vint à Oranienbaum, pour prendre congé de nous; il était accompagné du comte Horn, que le roi de Suède, sous prétexte de porter à Pétersbourg la notification de la mort de sa mère, ma grand-mère, avait fait passer en Russie pour le soustraire aux persécutions du parti français, autrement nommé des chapeaux, contre celui de Russie ou des bonnets. Cette persécution devint si grande en Suède, à cette diète de 1756, que presque tous les chefs du parti russe eurent le col coupé cette année-là. Le comte Horn m’a dit lui-même que s’il n’était pas venu à St Pétersbourg, il aurait été pour sûr au nombre de ceux-ci.

Le comte Poniatowsky et le comte Horn restèrent deux fois vingt-quatre heures à Oranienbaum. Le premier jour le grand-duc les traita très bien; le second ils l’ennuyèrent, parcequ’il avait la noce d’un chasseur en tête, où il voulait aller boire, et quand il vit que les comtes Poniatowsky et Horn restaient, il les planta là, et ce fut moi qui restai chargée des honneurs de la maison. Après le dîner, je menai la compagnie qui m’était restée, et qui n’était pas fort nombreuse, voir les appartements intérieurs du grand-duc et de moi. Arrivés dans mon cabinet, un petit chien de Bologne que j’avais, vint au devant de nous et se mit à aboyer fortement contre le comte Horn; mais quand il aperçut le comte Poniatowsky, je crus que le chien allait devenir fou de joie. Comme le cabinet était fort petit, hormis Léon Narichkine, sa belle-sœur et moi, personne ne vit cela; mais le comte Horn ne fut pas trompé, et tandis que je traversais les appartements pour revenir dans la salle, le comte Horn tira le comte Poniatowsky par l’habit et lui dit: «Mon ami, il n’y a rien d’aussi terrible qu’un petit chien de Bologne; la première chose que j’ai toujours faite avec les femmes que j’ai aimées, c’est de leur en donner un, et c’est par eux que j’ai toujours reconnu s’il y avait quelqu’un de plus favorisé que moi. La règle est sûre et certaine, vous le voyez, le chien a grondé, a voulu me manger, moi qu’il ne connaît pas, tandis qu’il ne savait que faire de joie quand il vous a revu, car très assurément ce n’est pas la première fois qu’il vous voit là.» Le comte Poniatowsky traita tout cela de folie de sa part, mais ne put le dissuader. Le comte Horn lui répondit seulement: «Ne craignez rien, vous avez à faire à un homme discret.» Le lendemain ils s’en allèrent. Le comte Horn disait que quand il faisait tant que de devenir amoureux, c’était toujours de trois femmes à la fois. Il mit ceci en pratique sous nos yeux à St Pétersbourg, où il fit la cour à trois demoiselles à la fois. Le comte Poniatowsky partit deux jours après pour son pays. Pendant son absence le chevalier Williams me fit dire par Léon Narichkine, que le grand-chancelier Bestoujeff cabalait pour que cette nomination du comte Poniatowsky n’eût pas lieu, et que c’est par lui qu’il avait tenté de dissuader le comte Brühl, alors ministre et favori du roi de Pologne, de cette nomination; mais qu’il n’avait eu garde de remplir cette commission, quoiqu’il ne l’eût pas déclinée, crainte que le grand-chancelier la donne à quelqu’autre qui s’en serait acquitté avec plus d’exactitude peut-être, et par là serait devenu nuisible à son ami, lequel souhaitait surtout revenir en Russie. Le chevalier Williams soupçonnait que le comte Bestoujeff, qui depuis longtemps avait les ministres Saxo-polonais à sa disposition, voulait faire nommer quelqu’un de ses plus affidés pour cette place. Cependant le comte Poniatowsky l’obtint et revint, vers l’hiver, comme envoyé de Pologne, et la mission Saxonne resta sous la direction immédiate du comte Bestoujeff.

Quelque temps avant que de quitter Oranienbaum, nous y vîmes arriver le prince et la princesse Galitzine, accompagnés de M. Betzky; ceux-ci s’en allaient dans les pays étrangers pour cause de leur santé, surtout Betzky, qui avait besoin de se distraire du profond chagrin qui lui était resté dans l’âme, de la mort de la princesse de Hesse-Hombourg, née princesse Troubetzkoy, mère de la princesse Galitzine, laquelle était issue du premier mariage de la princesse de Hesse avec le hospodar de Valachie, Prina Kantemir. Comme c’étaient d’anciennes connaissances que la princesse Galitzine et Betzky, je tâchai à les recevoir à Oranienbaum de mon mieux, et après les avoir beaucoup promenés, je montai avec la princesse Galitzine dans un cabriolet que je menais moi-même, et nous allâmes nous promener dans les alentours d’Oranienbaum. Chemin faisant la princesse Galitzine, qui était une personne assez singulière et fort bornée, commença à me tenir des propos, par lesquels elle me donna à entendre qu’elle me croyait de la noise[L] contre elle. Je lui dis que je n’en avais aucune, et ne savais pas sur quoi cette noise pouvait rouler, n’ayant jamais eu rien à démêler avec elle. Là-dessus elle me dit qu’elle appréhendait que le comte Poniatowsky ne l’ait desservie près de moi. Je tombai presque de mon haut à ces mots, et me mis à lui répliquer qu’elle rêvait parfaitement, et que celui-ci n’était pas à même de lui nuire ici et chez moi, étant parti depuis longtemps, et ne le connaissant que de vue et comme un étranger, et que je ne savais pas ce que c’était que cette idée. Revenue chez moi, j’appelle Léon Narichkine et lui conte cette conversation qui me parut aussi bête qu’impertinente et indiscrète. Là-dessus il me dit que pendant l’hiver dernier la princesse Galitzine avait remué ciel et terre pour attirer chez elle le comte Poniatowsky; que lui, par politesse et pour ne pas lui manquer, avait témoigné quelques attentions pour elle; qu’elle lui avait fait toutes sortes d’avance, auxquelles il était aisé de concevoir qu’il n’avait pas beaucoup répondu, parcequ’elle était vieille, laide, sotte et folle, même presqu’extravagante, et que voyant qu’il ne répondait guère à ses désirs, apparemment qu’elle avait conçu du soupçon de ce qu’il était toujours avec lui, Léon Narichkine, et avec sa belle-sœur, chez eux.

Pendant le court séjour de la princesse Galitzine à Oranienbaum, j’eus une terrible querelle avec le grand-duc, au sujet de mes demoiselles d’honneur. Je remarquais que celles-ci, toujours confidentes ou maîtresses du grand-duc, dans plusieurs occasions manquaient à leur devoir, ou bien aussi aux égards et respects qu’elles me devaient. Je m’en allai une après-dîner dans leur appartement et leur reprochai leur conduite, les faisant ressouvenir de leurs devoirs, de ce qu’elles me devaient, et que si elles continuaient, j’en porterais des plaintes à l’Impératrice. Quelques-unes s’alarmèrent, d’autres s’irritèrent, d’autres pleurèrent; mais dès que je fus sortie, elles n’eurent rien de plus pressé que de dire au grand-duc ce qui venait de se passer dans leur chambre. Son Altesse Impériale devint furieux, et vint tout de suite courir chez moi. En entrant, il débuta par me dire qu’il n’y avait plus moyen de vivre avec moi; que tous les jours je devenais plus fière et plus altière; que je demandais des égards et du respect des demoiselles d’honneur, et leur rendais la vie amère; qu’elles pleuraient à chaudes larmes toute la journée; que c’étaient des filles de condition que je traitais comme des servantes, et que si je me plaignais d’elles à l’Impératrice, lui, il se plaindrait de moi, de ma fierté, de mon arrogance, de ma méchanceté, et Dieu sait tout ce qu’il me dit. Je l’écoutai non sans agitation aussi, et lui répondis qu’il pourrait dire de moi tout ce qu’il lui plairait, que si l’affaire serait portée devant madame sa tante, qu’alors elle jugerait aisément si le plus raisonable ne serait pas de chasser des filles de mauvaise conduite, qui, par leur dites et redites, brouillaient son neveu et sa nièce; et qu’assurément Sa Majesté Impériale, pour rétablir la paix et l’union entre lui et moi, et enfin pour n’avoir pas les oreilles battues d’une mésintelligence, n’aurait d’autre résolution à prendre que celle-là, et que c’était ce qu’elle ferait immanquablement. Ici il baissa d’un ton et s’imagina (car il était très soupçonneux) que j’en savais plus des intentions de l’Impératrice à l’égard des filles, que je n’en faisais paraître, et que réellement elles pourraient être chassées pour cette affaire, et commença à me dire: «Ditez-moi donc, est-ce que vous savez quelque chose là-dessus? est-ce qu’on a parlé de cela?»—Je lui répondis que si les choses en venaient au point d’être portées devant l’Impératrice, que je ne doutais pas qu’elle ne les accommode d’une façon très tranchante. Alors il se mit à marcher à grands pas par la chambre en rêvant, se radoucit, puis s’en alla, ne boudant plus qu’à demi. Le même soir, je contai à celle des demoiselles qui m’avait paru la plus raisonnable, la scène que m’avait procurée leur imprudente redite mot-à-mot, ce qui les mit en garde, afin de ne pas porter les choses à une extrémité dont elles seraient devenues peut-être les victimes.

Pendant l’automne, nous rentrâmes en ville. Peu de temps après le chevalier Williams retourna par congé en Angleterre. Il avait manqué son but en Russie. Dès le lendemain de son audience chez l’Impératrice, il avait proposé un traité d’alliance entre la Russie et l’Angleterre; le comte Bestoujeff eut ordre et plein pouvoir de conclure ce traité. Effectivement ce traité fut signé par le grand-chancelier, et l’ambassadeur ne se sentait pas de joie de son succès, et dès le lendemain le comte Bestoujeff lui communiqua, par une note, l’accession de la Russie à la convention signée à Versailles entre la France et l’Autriche. Ceci fut un coup de foudre pour l’ambassadeur d’Angleterre, qui avait été déjoué et trompé dans cette affaire par le grand-chancelier, ou paraissait l’être. Mais le comte Bestoujeff lui-même n’était plus le maître de faire ce qu’il voulait: ses antagonistes commençaient à l’emporter sur lui, et ils intriguaient, ou plutôt on intriguait chez eux, pour les entraîner dans le parti français-autrichien, à quoi ils étaient très portés. Les Schouvaloff, et surtout Ivan Ivanovitch, aimaient la France, et tout ce qui en venait, à la folie, en quoi ils étaient secondés par le vice-chancelier Voronzoff, à qui Louis XV meubla, pour ce service, l’hôtel qu’il venait de bâtir à St Pétersbourg, de vieux meubles qui commençaient à ennuyer la marquise de Pompadour, sa maîtresse, et qu’elle vendit au roi, son amant, avec profit. Le vice-chancelier avait, outre le profit, encore un autre motif, c’était d’abaisser son rival, le comte Bestoujeff, en crédit, et d’accaparer sa place pour Pierre Schouvaloff. Il méditait d’avoir en monopole le commerce de tabac de la Russie, pour le vendre en France.

1757.

Vers la fin de cette année le comte Poniatowsky revint à Pétersbourg, comme ministre du roi de Pologne. Pendant cet hiver, où commença 1757, le train de vie chez nous fut le même que celui de l’hiver passé: mêmes concerts, mêmes bals, mêmes coteries. Je m’aperçus bientôt après notre rentrée en ville, où je voyais les choses de plus près, que M. Brockdorf, avec ses intrigues, faisait beaucoup de chemin dans l’esprit du grand-duc. Il était secondé en cela par un assez grand nombre d’officiers holsteinois, qu’il avait encouragé Son Altesse à garder, durant cet hiver, à St Pétersbourg. Le nombre en montait au moins à une vingtaine qui étaient continuellement avec cet alentour du grand-duc, sans compter une couple de soldats holsteinois qui faisaient le service dans sa chambre, comme galopins, comme valets de chambre, et étaient employés à toute sauce: au fond tout cela servait d’autant d’espions aux sieurs Brockdorf et compagnie. Je guettai un moment favorable pendant cet hiver pour parler sérieusement au grand-duc et lui dire avec sincérité ce que je pensais sur ceux qui l’entouraient et les intrigues que je voyais. Il s’en présenta un que je ne négligeai pas. Le grand-duc lui-même vint un jour dans mon cabinet, me dire comme quoi on lui représentait qu’il était indispensablement nécessaire qu’il envoyât un ordre secret en Holstein, pour faire mettre aux arrêts un des premiers personnages du pays par sa charge et son crédit, un nommé Elendsheim, d’extraction bourgeoise, mais qui par ses études et ses capacités était parvenu à sa place. Là-dessus je lui demandai quels griefs on avait contre cet homme, et qu’est-ce qu’il avait fait pour qu’il se porte à le faire arrêter? à ceci il me répondit: «Voyez-vous, on dit qu’on le soupçonne de malversation.» Je demandai qui étaient ses accusateurs? à cela il se crut fort en raison en me disant: «Oh! des accusateurs, il n’y en a pas, car tout le monde le craint et le respecte dans le pays, et c’est pour cela qu’il faut que je le fasse arrêter, et dès qu’il le sera, on m’assure qu’il s’en trouvera tant et plus.»—Je frémis de ce qu’il me dit, et lui répartis: «Mais de cette façon de s’y prendre, il n’y aura pas d’innocent dans le monde; suffit d’un envieux qui fera courir dans le public tel bruit vague qu’il lui plaira, sur lequel on arrêtera qui bon semblera en disant: ’les accusations et les crimes se trouveront après.’ C’est à la façon de Barbari, mon ami, selon la chanson, qu’on vous conseille d’agir, sans avoir égard ni à votre gloire ni à votre justice. Qui est-ce qui vous donne d’aussi mauvais conseils? Permettez-moi de vous le demander.»—Mon grand-duc se trouva un peu penaud de ma question, et me dit: «Vous voulez toujours en savoir plus que les autres.» Alors je lui répondis que ce n’était pas pour faire l’entendue que je parlais, mais parceque je haïssais l’injustice, et ne croyais pas que, de façon ou d’autre, il en voulût commettre une de gaîté de cœur.—Il se mit à se promener à grands pas par la chambre, puis s’en alla, plus agité que boudeur. Peu de temps après il revint et me dit: «Venez chez moi, Brockdorf vous parlera de l’affaire d’Elendsheim, et vous verrez et vous serez persuadée qu’il faut que je le fasse arrêter.» Je lui répondis: «Fort bien, je vous suivrai et écouterai ce qu’il vous dira, puisque vous le voulez.»—Effectivement je trouvai M. Brockdorf dans la chambre du grand-duc, qui lui dit: «Parlez à la grande-duchesse.»—M. Brockdorf, un peu interdit, s’inclina devant le grand-duc et lui dit: «Puisque Votre Altesse me l’ordonne, je parlerai à Mme la grande-duchesse.»—Ici il fit une pause, et puis dit: «C’est une affaire qui demande à être traitée avec beaucoup de secret et de prudence.»—J’écoutais.—«Tout le pays de Holstein est rempli du bruit des malversations et des concussions d’Elendsheim. Il est vrai qu’il n’y a point d’accusateurs, parcequ’on le craint; mais quand il sera arrêté, on pourra en avoir tant qu’on voudra.»—Je lui demandai des détails sur ces malversations et concussions, et j’appris que pour des malversations des deniers il ne pouvait y en avoir, vu que de l’argent du grand-duc il n’en avait pas en mains, mais qu’on regardait comme malversation qu’étant à la tête du département de la justice, à tout procès jugé il y avait toujours un des plaideurs qui se plaignait d’injustice, et disait que la partie adverse n’avait gagné qu’en payant les juges. Mais M. Brockdorf avait beau étaler toute son éloquence et sa science, il ne me persuada pas. Je continuai à soutenir à M. Brockdorf, en présence du grand-duc, qu’on tâchait de porter Son Altesse Impériale à une injustice criante, en le persuadant d’expédier un ordre pour faire arrêter un homme contre qui il n’existait ni plainte en forme ni accusation formelle. Je dis à Brockdorf que de cette façon le grand-duc pouvait le faire encoffrer à toute heure, et dire aussi que les crimes et les accusations viendraient après, et qu’en fait d’affaires de justice, il n’était pas difficile à concevoir que celui qui perdrait son procès crierait toujours qu’on lui faisait tort. J’ajoutai encore que le grand-duc devait être en garde plus que personne contre des affaires pareilles, parceque l’expérience lui avait déjà appris, à ses dépens, ce que la persécution et la haine des partis peut produire, n’y ayant que deux ou trois ans au surplus, qu’à mon intercession Son Altesse Impériale avait fait relâcher M. de Holmer, qu’on avait tenu en prison pendant six ou huit ans, afin de lui faire rendre compte sur les affaires qui avaient été traitées pendant la tutelle du grand-duc et durant l’administration de son tuteur le prince royal de Suède, auquel M. de Holmer avait été attaché et qu’il avait suivi en Suède, d’où même il n’était revenu qu’après que le grand-duc eut signé et expédié une approbation et une décharge générale en forme de tout ce qui avait été fait pendant sa minorité, malgré quoi on avait cependant engagé le grand-duc à faire arrêter M. de Holmer, et à nommer une commission pour rechercher ce qui s’était fait sous l’administration du prince de Suède; que cette commission, après avoir agi au commencement avec beaucoup de vigueur, ayant ouvert aux délateurs un champ libre et, malgré cela, n’ayant rien trouvé, était tombée en léthargie faute d’aliments; que pendant ce temps cependant M. de Holmer languissait dans une prison étroite, ne voyant ni sa femme, ni ses enfants, ni ses amis, ni ses parents; qu’à la fin tout le pays criait à l’injustice et à la tyrannie qu’on employait dans cette affaire, qui vraiment était criante, et qui n’aurait pas fini encore de si tôt, si ce n’était pas moi qui eusse conseillé au grand-duc de couper ce nœud gordien, en expédiant un ordre de relâcher M. de Holmer et d’abolir une commission, qui, outre cela, ne coûtait pas peu d’argent à la caisse d’ailleurs très aride du grand-duc, dans son duché héréditaire. Mais j’eus beau citer cet exemple frappant, le grand-duc m’écoutait, je pense, en rêvant à autre chose, et M. Brockdorf, endurci dans la méchanceté de cœur, d’un esprit très borné, et opiniâtre comme une bûche, me laissa dire, n’ayant plus de raisons à produire. Et quand je fus sortie, il dit au grand-duc que tout ce que j’avais dit ne partait d’autre principe que celui qui me donnait envie de dominer; que je désapprouvais toutes les mesures que je n’avais pas conseillées; que je n’entendais rien aux affaires; que les femmes voulaient toujours se mêler de tout, et qu’elles gâtaient tout ce qu’elles touchaient, que surtout les actions de vigueur étaient au-dessus de leur portée: enfin il fit tant qu’il l’emporta sur mon avis, et le grand-duc, persuadé par lui, fit dresser et signer l’ordre, qui fut expédié, pour arrêter M. Elendsheim. Un nommé Zeitz, secrétaire du grand-duc, attaché à Péchlin et beau-fils de la sage-femme qui m’avait servie, m’avertit de ceci. Le parti de Péchlin en général n’approuvait pas cette mesure violente et hors de saison, avec laquelle M. Brockdorf faisait trembler et eux et tout le pays de Holstein. Dès que j’appris que les menées de Brockdorf l’avaient emporté, dans une cause aussi injuste, sur moi et sur tout ce que j’avais représenté au grand-duc, je pris la ferme résolution de faire ressentir à M. Brockdorf mon indignation en plein. Je dis à Zeitz, et je fis dire à Péchlin, que dès ce moment je regardais Brockdorf comme une peste qu’il fallait fuir et écarter d’auprès du grand-duc, si faire se pouvait; que j’emploierais, moi, tout ce que je pourrais de peine pour cela. Effectivement je pris à tâche, en toute occasion, de montrer le mépris et l’horreur que m’avait inspirés la conduite de cet homme; il n’y eut sorte de ridicule dont il ne fut couvert, et je ne laissais ignorer à personne, quand l’occasion s’en présentait, ce que je pensais à son égard. Léon Narichkine et d’autres jeunes gens s’amusaient et me secondaient en cela. Quand M. Brockdorf passait par les chambres, tout le monde criait après lui: Ваба птица (pélican) c’était son épithète. Cet oiseau était le plus hideux qu’on connaissait, et en homme M. Brockdorf était tout aussi hideux, tant par son extérieur que par son intérieur. Il était grand, avec un col long et la tête épaisse et plate, avec cela il était roux et portait une perruque de fil d’archal, ses yeux étaient petits et enfoncés dans la tête, sans paupières presque ni sourcils, et les coins de la bouche descendaient vers le menton, ce qui lui donnait l’air piteux et de mauvaise volonté. Sur son intérieur je m’en rapporte à ce que j’ai déjà dit, mais j’ajoute encore qu’il était si vicieux qu’il prenait de l’argent de quiconque voulait lui en donner, et pour que son auguste maître ne trouvât pas à dire, avec le temps, à ses concussions, le voyant toujours nécessiteux, il le persuada d’en faire autant et lui procurait de cette façon autant de pécune qu’il pouvait, en vendant des ordres et des titres holsteinois à qui en voulait payer, ou en faisant solliciter par le grand-duc, et pousser dans les différents tribunaux de l’empire et au sénat, toutes sortes d’affaires, souvent injustes, quelquefois même onéreuses à l’empire, comme des monopoles et d’autres octrois qui n’auraient jamais passé d’ailleurs, parcequ’ils étaient contraires aux lois de Pierre I. Outre cela M. Brockdorf jeta le grand-duc plus que jamais dans la boisson et dans la crapule, l’ayant entouré d’un ramas d’aventuriers et de gens tirés des corps de garde et des tavernes, tant de l’Allemagne que de Pétersbourg, qui n’avaient ni foi ni loi, et ne faisaient que boire, manger, fumer et parler avec grossièreté de balivernes.

Voyant que malgré tout ce que je disais et faisais pour faire baisser le crédit de M. Brockdorf, il se soutenait chez le grand-duc et était plus en faveur que jamais, je pris la résolution de dire au comte Schouvaloff ce que je pensais à l’égard de cet homme, en y ajoutant que je regardais cet homme comme un des êtres les plus dangereux qu’il était possible de placer auprès d’un jeune prince, héritier d’un grand empire, et qu’en conscience je me trouvais obligée de lui en parler en confidence, afin qu’il pût en avertir l’Impératrice, ou prendre telle mesure qu’il regarderait convenable. Il me demanda s’il oserait me citer? Je lui dis que oui, et que si l’Impératrice me demanderait à moi-même, je ne ferais pas la petite bouche pour dire ce que je savais et voyais. Le comte Alexandre Schouvaloff clignotait de son œil en m’écoutant fort sérieusement, mais il n’était pas homme à agir sans le conseil de son frère Pierre et de son cousin Ivan. Longtemps il ne me dit rien, ensuite il me fit entendre qu’il se pourrait que l’Impératrice me parlerait. Pendant ce temps, un beau matin, je vis entrer le grand-duc en sautillant dans mon appartement, et son secrétaire Zeitz courait après lui, un papier à la main. Le grand-duc me dit: «Voyez un peu ce diable d’homme, j’ai trop bu hier, je suis tout étourdi encore aujourd’hui, et le voilà qui m’apporte toute une feuille de papier, et ce n’est que le registre des affaires qu’il veut que je finisse; il me poursuit jusque dans votre chambre.» Zeitz me dit: «Tout ce que je tiens là ne dépend que de oui ou de non, et c’est l’affaire d’un quart d’heure.» Je dis: «Mais voyons donc! peut-être en viendrez-vous à bout plus tôt que vous ne pensez.»—Zeitz se mit à lire, et à mesure qu’il lisait, je disais, moi: «Oui» ou «Non». Ceci plut au grand-duc, et Zeitz lui dit: «Voilà, Monseigneur, que si deux fois la semaine vous consentiez à faire comme celà, vos affaires ne s’arrêteraient pas. Ce ne sont que des misères, mais il faut qu’elles aillent, et la grande-duchesse a fini cela avec six oui et autant de non.» Depuis ce jour Son Altesse Impériale s’avisa de m’envoyer Zeitz toutes les fois qu’il avait des oui ou des non à demander. Au bout de quelque temps je lui dis de me donner un ordre signé, qu’est-ce que je pourrais finir et qu’est-ce que je ne pourrais pas finir sans son ordre, ce qu’il fit. Il n’y avait que Péchlin, Zeitz, et moi qui savions cet arrangement, dont Péchlin et Zeitz étaient enchantés: quand il s’agissait de signer, le grand-duc signait ce que j’avais réglé. L’affaire d’Elendsheim resta sous la tutelle de Brockdorf; mais comme Elendsheim était aux arrêts, M. Brockdorf ne se pressait pas de finir, parceque c’était à-peu-près tout ce qu’il avait voulu que de l’éloigner des affaires, et de montrer là-bas son crédit chez son maître.

Je saisis un jour que je trouvai l’occasion ou le moment favorable, pour dire au grand-duc que puisqu’il trouvait les affaires de Holstein si ennuyeuses à régler, et les regardait comme un échantillon de ce qu’il aurait un jour à régler, quand l’empire de Russie lui tomberait en partage, je pensais qu’il devait envisager ce moment-là comme un poids bien plus pénible encore. Là-dessus il me répéta, ce qu’il m’avait dit bien des fois, qu’il sentait qu’il n’était pas né pour la Russie, que ni lui ne convenait aux russes, ni les russes à lui, et qu’il était persuadé qu’il périrait en Russie. Je lui dis à ce sujet, ce que je lui avais dit aussi ci-devant beaucoup de fois, qu’il ne devait pas se laisser aller à cette fatale idée, mais faire de son mieux pour se faire aimer d’un chacun en Russie, et prier l’Impératrice de le mettre à même de s’instruire des affaires de l’empire: je le portai même à demander d’avoir place dans les conférences qui tenaient lieu de conseil à l’Impératrice. Effectivement il en parla aux Schouvaloff, qui portèrent l’Impératrice à l’admettre à cette conférence toutes les fois qu’elle y assistait elle-même; c’était comme si on avait dit qu’il n’y serait pas admis, car elle y vint avec lui deux ou trois fois, et puis ni elle ni lui n’y allèrent plus.

Les conseils que je donnais au grand-duc en général étaient bons et salutaires; mais celui qui conseille ne saurait conseiller que d’après son esprit et selon sa façon de penser, d’envisager les choses et de s’y prendre. Or le grand défaut de mes conseils vis-à-vis du grand-duc était que sa façon de faire et de s’y prendre était toute différente de la mienne, et à mesure que nous avancions en âge, elle devenait plus marquée. Je tâchais en toutes choses de m’approcher le plus que je pouvais toujours de la vérité, et lui de jour en jour il s’en éloignait, jusque là qu’il était devenu menteur déterminé. Comme la façon dont il le devint est assez singulière, je m’en vais la rapporter: peut-être développera-t-elle la marche de l’esprit humain sur ce point, et par là pourra servir à prévenir ce vice ou à le corriger dans quelques individus qui auraient du penchant à s’y livrer. Le premier mensonge que le grand-duc imagina, fut que pour se faire valoir auprès de quelque jeune femme ou fille, comptant sur son ignorance, il lui conta comme quoi, étant encore chez son père en Holstein, monsieur son père l’avait mis, lui, à la tête d’une escouade de ses gardes, et l’avait envoyé pour se saisir d’une troupe d’Egyptiens, qui rôdait alentour de Kiel et commettait, disait-il, des brigandages affreux; ceux-ci il les contait en détail, de même que les ruses qu’il avait employées à les entourer, à leur livrer un ou plusieurs combats dans lesquels il prétendait avoir fait des prodiges d’habileté et de valeur, après quoi il les avait pris et amenés à Kiel. Au commencement il prenait la précaution de ne conter tout ceci qu’aux gens qui ignoraient ce qui le regardait; peu-à-peu il s’enhardit à produire sa composition devant ceux sur la discrétion desquels il comptait assez pour n’en pas recevoir de démentis; mais lorsqu’il se prit à vouloir faire ce récit devant moi, je lui demandai combien de temps avant la mort de son père ceci avait eu lieu? Alors, sans hésiter, il me répondit: «Trois ou quatre ans.»—«Eh bien,» dis je, «vous avez commencé bien jeune à faire des prouesses, car trois ou quatre ans avant la mort du duc votre père, vous n’aviez que six ou sept ans, étant resté à onze ans, après lui, sous la tutelle de mon oncle, le prince royal de Suède; et ce qui m’étonne également,» dis-je, «c’est que monsieur votre père, n’ayant que vous pour fils unique, et votre santé ayant toujours été délicate, à ce qu’on m’a dit, dans votre enfance, qu’il vous eût envoyé batailler contre des voleurs, et cela encore à l’âge de six ou sept ans.» Le grand-duc se fâcha terriblement contre moi de ce que je venais de lui dire, et me dit que je voulais le faire passer pour un menteur vis-à-vis du monde, que je le discréditais. Je lui dis que ce n’était pas moi, mais l’almanach qui discréditait ce qu’il racontait; que je le laissais lui-même juger s’il était humainement possible d’envoyer un petit enfant de six à sept ans, fils unique et prince héréditaire, tout l’espoir de son père, pour prendre des égyptiens. Il se tut, et moi aussi, et me bouda fort longtemps; mais quand il eut oublié ma représentation, il n’en continua pas moins à faire, même en ma présence, ce conte qu’il variait à l’infini. Il en fit ensuite un autre infiniment plus honteux et plus nuisible pour lui, que je rapporterai dans son temps. Il me serait impossible présentement de dire toutes les rêveries que souvent il imaginait et donnait pour des faits, et auxquelles il n’y avait ombre de vérité; suffit, je pense, de cet échantillon.

Un jeudi, y ayant bal chez nous, vers la fin du carnaval, m’étant assise entre la belle-sœur de Léon Narichkine et sa sœur Mme Siniavine, nous regardions danser le menuet par Marine Ossipovna Sakrefskaïa, demoiselle d’honneur de l’Impératrice, nièce du comte Rasoumowsky. Elle était alors leste et légère, et l’on disait que le comte Horn en était très amoureux; mais comme il l’était toujours de trois femmes à la fois, il en contait aussi à la comtesse Marie Romanovna Voronzoff, et à Anne Alexievna Hitroff, aussi filles d’honneur de Sa Majesté Impériale. Nous trouvâmes que la première dansait bien et était assez jolie; elle dansait avec Léon Narichkine. A ce sujet sa belle-sœur et sa sœur me contèrent que sa mère parlait de marier Léon Narichkine avec Melle Hitroff, nièce des Schouvaloff par sa mère, qui était sœur de Pierre et Alexandre Schouvaloff et avait été mariée au père de Melle Hitroff. Celui-ci venait souvent dans la maison des Narichkine, et avait fait tant que la mère de Léon s’était mis ce mariage en tête. Ni Mme Siniavine ni sa belle-sœur ne se souciaient point du tout de la parenté des Schouvaloff, qu’elles n’aimaient pas, comme je l’ai dit ci-dessus. Pour Léon, il ne savait pas seulement que sa mère pensait à le marier; il était amoureux de la comtesse Marie Voronzoff, dont je viens de parler. Ayant entendu cela, je dis à Mmes Siniavine et Narichkine qu’il ne fallait pas permettre ce mariage que la mère négociait avec Melle Hitroff, laquelle personne ne pouvait souffrir, parcequ’elle était intrigante, odieuse et clabaudeuse, et pour couper court à de pareilles idées, il fallait donner à Léon une femme de notre façon, et à cette occasion choisir la susdite nièce des comtes Rasoumowsky, qui était outre cela très aimée de ces deux dames et toujours dans leur maison. Ces deux dames approuvèrent fort mon avis. Le lendemain, comme il y avait mascarade à la cour, je m’adressai au maréchal Rasoumowsky, qui était alors hetman de l’Ukraine, et lui dis tout rondement qu’il faisait très mal de laisser échapper pour sa nièce un parti comme l’était Léon Narichkine; que sa mère voulait le marier avec la demoiselle Hitroff, mais que Mme Siniavine, sa belle-sœur et moi, nous étions convenues que sa nièce serait un parti plus convenable, et que sans perte de temps il s’en allât en faire la proposition aux intéressés. Le maréchal goûta notre projet, en parla à son factotum d’alors, Téploff, qui tout de suite alla en parler au comte Rasoumowsky l’âiné. Celui-ci y consentit. Dès le lendemain Téploff alla, chez l’évêque de St Pétersbourg, acheter pour cinquante roubles la permission de dispense. Celle-ci obtenue, le maréchal et sa femme s’en allèrent chez leur tante, la mère de Léon, et là ils s’y prirent si bien qu’ils firent consentir la mère à ce qu’elle ne voulait pas: ils vinrent fort à propos, car ce jour même elle devait donner sa parole à M. Hitroff. Ceci fait, le maréchal Rasoumowsky, Mmes Siniavine et Narichkine entreprirent Léon, et le persuadèrent d’épouser celle à laquelle il ne pensait seulement pas. Il y consentit quoiqu’il en aimât une autre, mais celle-ci était quasi promise au comte Boutourline. Pour la demoiselle Hitroff, il ne s’en souciait pas du tout. Ce consentement obtenu, le maréchal fit venir sa nièce chez lui: celle-ci trouva le mariage trop avantageux pour le refuser. Dès le lendemain, dimanche, les deux comtes Rasoumowsky demandèrent à l’Impératrice son agrément à ce mariage, qu’elle donna tout de suite. MM. Schouvaloff furent étonnés de la manière dont Hitroff fut déjoué et eux aussi, n’ayant appris la chose qu’après le consentement obtenu de l’Impératrice. L’affaire étant faite, on ne put en revenir, de façon que Léon amoureux d’une demoiselle, sa mère voulant le marier à une autre, en épousa une troisième, à laquelle ni lui ni personne trois jours auparavant n’avait pensé. Ce mariage de Léon Narichkine me lia plus fort que jamais d’amitié avec les comtes Rasoumowsky, qui me voulaient vraiment du bien d’avoir procuré un aussi bon et grand parti à leur nièce, et n’étaient plus du tout fâchés de l’avoir emporté sur les Schouvaloff, ceux-ci ne pouvant pas même s’en plaindre et étant obligés d’en cacher leur mortification; c’était une considération de plus que d’ailleurs je leur avais procurée.

Les amours du grand-duc avec Mme Téploff ne battaient plus que d’une aile très faible: un des plus grands obstacles à ses amours était la difficulté qu’ils avaient à se voir; c’était toujours furtivement, et cela gênait Son Altesse Impériale, qui n’aimait pas plus les difficultés que de répondre aux lettres qu’il recevait. A la fin du carnaval ses amours commencèrent à devenir affaire de parti. La princesse de Courlande m’avertit un jour que le comte Roman Voronzoff, père des deux demoiselles qui étaient à la cour, et qui, soit dit en passant, était la bête noire du grand-duc, de même que tous ses cinq enfants, tenait des propos peu mesurés sur le compte du grand-duc, et qu’entr’autres il disait que si l’envie lui en prenait, il saurait bien faire finir la haine que le grand-duc lui portait et la changer en faveur: qu’à cet effet il n’avait qu’à donner un repas à Brockdorf, lui donner de la bière anglaise à boire, et, en partant, lui en mettre six bouteilles en poche pour Son Altesse Impériale, et qu’alors lui et sa fille cadette deviendraient les premiers matadors de la faveur chez le grand-duc. Comme je remarquai au bal de ce même soir beaucoup de chuchoterie entre Son Altesse Impériale et la comtesse Marie Voronzoff, fille ainée du comte Roman, (cette maison étant réellement faufilée avec les Schouvaloff chez lesquels Brockdorf était toujours le bienvenu), je ne vis pas avec plaisir que la demoiselle Elisabeth Voronzoff revînt sur l’eau; pour y mettre une entrave de plus je contai au grand-duc le propos tenu par le père et que je viens de rapporter. Il entra presque en fureur, et me demanda avec grande colère de qui je tenais ce propos. Longtemps je ne voulus pas le dire; mais il me dit que puisque je ne pouvais nommer personne, lui il supposait que c’était moi qui avais composé cette histoire pour nuire au père et aux filles. J’eus beau lui dire que de ma vie je n’avais fait composition pareille, je fus obligée à la fin de lui nommer la princesse de Courlande. Il me dit que tout de suite il allait lui écrire un billet pour savoir si je disais vrai, et que, s’il y avait la moindre variation dans ce qu’elle lui répondrait, avec ce que je venais de lui dire, il se plaindrait à l’Impératrice de mes intrigues et mensonges; après quoi il sortit de ma chambre. Dans l’appréhension de ce que la princesse de Courlande lui répondrait, et craignant qu’elle ne parle avec équivoque, je lui fis un billet et lui dis: «Au nom de Dieu, dites la vérité pure et nette sur ce qu’on vous demandera.» Mon billet lui fut porté tout de suite et vint à temps, parcequ’il devança celui du grand-duc. La princesse de Courlande répondit à Son Altesse Impériale avec vérité, et il trouva que je n’avais pas menti. Ceci le retint encore quelque temps de ces liaisons avec les deux filles d’un homme qui avait aussi peu d’estime pour lui et qu’il n’aimait pas d’ailleurs. Mais afin d’y mettre une entrave de plus encore, Léon Narichkine persuada le maréchal comte Rasoumowsky d’inviter le soir une ou deux fois par semaine le grand-duc fort en cachette chez lui. C’était presqu’une partie carrée, car il n’y avait que le maréchal, Marie Paolovna Narichkine, le grand-duc, Mme Téploff et Léon Narichkine qui en étaient. Ceci dura une partie du carême et donna lieu à une autre idée. La maison du maréchal était alors de bois; dans les appartements de la maréchale se rassemblait le monde, et comme et lui et elle aimaient à jouer, il y avait toujours jeu. Le maréchal allait et venait, et dans ses appartements à lui il avait sa coterie, quand le grand-duc n’y venait pas. Mais comme le maréchal avait été plusieurs fois chez moi dans ma petite coterie furtive, il désira que celle-ci vint chez lui. A cet effet ce qu’il appelait son hermitage, et qui faisait deux ou trois appartements au rez de chaussée, fut destiné pour nous. Tout le monde se cachait les uns des autres, parceque nous n’osions sortir, comme je l’ai déjà dit, sans permission; or par cet arrangement il y avait trois ou quatre coteries dans la maison, le maréchal allait des unes aux autres et il n’y avait que la mienne qui sût tout ce qui se passait dans la maison, tandis qu’on ne savait pas que nous y étions.

Vers le printemps, M. Péchlin, ministre du grand-duc pour le Holstein, mourut. Le grand-chancelier comte Bestoujeff, prévoyant sa mort, m’avait fait conseiller de demander au grand-duc un certain M. Stambke. Au commencement du printemps nous allâmes à Oranienbaum. Ici le train de vie fut comme les années passées, à cela près que le nombre des troupes de Holstein et des aventuriers qui y étaient placés comme officiers, augmentait d’année en année, et comme on ne pouvait pas trouver de quartier pour le nombre dans le petit village d’Oranienbaum, où au commencement il n’y avait que vingt-huit cabanes, on faisait camper ces troupes, dont le nombre n’a jamais excédé 1,300 hommes. Les officiers dînaient et soupaient à la cour; mais comme le nombre des dames de la cour et celui des épouses des cavaliers ne dépassait pas quinze ou seize, et que Son Altesse Impériale aimait passionnément les grands repas, qu’il en donnait fréquemment et dans son camp et dans tous les coins et recoins d’Oranienbaum, il admettait à ces repas non seulement les chanteuses et danseuses de son opéra, mais quantité de bourgeoises de très mauvaise compagnie qu’on lui amenait de Pétersbourg. Dès que j’appris que les chanteuses, &c., y seraient admises, je m’abstins d’y venir, sous prétexte au commencement que je prenais les eaux, et la plupart du temps je mangeais dans ma chambre avec deux ou trois personnes. Ensuite je dis au grand-duc que je craignais que l’Impératrice ne trouvât mauvais que je parusse dans une compagnie aussi mêlée, et réellement je n’y vins jamais quand je savais que l’hospitalité y était plénière, ce qui fit que quand le grand-duc voulait que j’y vinsse, il n’y avait que les demoiselles de la cour qui y étaient admises. Aux mascarades que le grand-duc donnait à Oranienbaum, je ne venais que fort simplement mise sans bijoux ni parure: ceci fit aussi bon effet chez l’Impératrice qui n’aimait ni approuvait ces fêtes à Oranienbaum, dont les repas devenaient réellement des bacchanales; mais cependant elle les tolérait, ou du moins ne les défendait pas. J’appris que Sa Majesté Impériale disait: «Ces fêtes ne font pas plus de plaisir à la grande-duchesse qu’à moi; elle y vient le plus simplement habillée qu’elle peut et ne soupe jamais avec tout ce qui y vient.» Je m’occupais alors à Oranienbaum à bâtir et à planter ce qu’on y appelle mon jardin; et le reste du temps je me promenais à pied, à cheval ou en cabriolet, et quand j’étais dans ma chambre, je lisais.

Au mois de juillet nous apprîmes que Memel s’était rendu aux troupes russes, par accord, le 24 juin, et au mois d’août on reçut la nouvelle de la bataille de Gross-Jægersdorf, gagnée par l’armée russe le 19 août. Le jour du Te Deum je donnai un grand repas, dans mon jardin, au grand-duc et à tout ce qu’il y avait de plus considérable à Oranienbaum, auquel le grand-duc, et toute la compagnie, parut aussi gai que content. Ceci diminua pour le moment la peine que ressentait le grand-duc de la guerre qui venait d’éclater entre la Russie et le roi de Prusse, pour lequel il avait dès l’enfance un singulier penchant, qui n’avait rien d’extraordinaire au commencement et qui dégénéra en frénésie dans la suite. Alors la joie publique du succès des armes de la Russie l’obligeait de dissimuler le fond de sa pensée, qui était qu’il voyait avec regret les troupes prussiennes battues, tandis qu’il les regardait comme invincibles. Je fis donner ce jour-là aux maçons et travailleurs à Oranienbaum un bœuf rôti.

Peu de jours après ce repas nous retournâmes en ville où nous allâmes occuper le palais d’été. Ici le comte Alexandre Schouvaloff vint me dire, un soir, que l’Impératrice était dans la chambre de sa femme à lui, et qu’elle me faisait dire d’y venir pour lui parler, comme je l’avais désiré l’hiver passé. J’allai tout de suite dans l’appartement du comte et de la comtesse Schouvaloff, qui était au bout de mon appartement. J’y trouvai l’Impératrice toute seule. Après lui avoir baisé la main, et qu’elle m’eut embrassée, selon sa coutume, elle me fit l’honneur de me dire qu’ayant appris que je désirais de lui parler, elle était venue aujourd’hui pour savoir ce que je lui voulais. Or il y avait alors huit mois et plus de la conversation que j’avais eue avec Alexandre Schouvaloff au sujet de Brockdorf. Je répondis à Sa Majesté Impériale que l’hiver passé, voyant la conduite que tenait M. Brockdorf, j’avais cru indispensable d’en parler au comte Alexandre Schouvaloff, afin qu’il put en avertir Sa Majesté Impériale; qu’il m’avait demandé s’il pouvait me citer, et que je lui avais dit que si Sa Majesté Impériale le souhaitait, je lui répéterais moi-même tout ce que je savais. Alors je lui racontai l’histoire d’Elendsheim comme elle s’était passée. Elle parut m’écouter avec beaucoup de froideur, puis me demanda des détails sur la vie privée du grand-duc et sur ses entours. Je lui dis avec la plus grande vérité tout ce que j’en savais, et lorsque sur les affaires du Holstein je lui fis quelques détails qui lui firent voir que je les connaissais assez, elle me dit: «Vous me paraissez bien instruite sur ce pays.» Je lui répartis avec naïveté qu’il ne m’était pas difficile de l’être, le grand-duc m’ayant ordonné d’en prendre connaissance. Je vis sur le visage de l’Impératrice que cette confidence faisait une désagréable impression sur elle, et en général elle me parut très singulièrement renfermée pendant toute cette conversation, où elle me faisait parler et me questionnait à cet effet, et ne disait quasi pas un mot, de façon que cet entretien me parut plutôt une sorte d’inquisition de sa part qu’une conversation confidentielle. Enfin elle me congédia tout aussi froidement qu’elle m’avait reçue, et je fus très peu édifiée de mon audience, qu’Alexandre Schouvaloff me recommanda de garder fort secrète, ce que je lui promis; aussi bien n’y avait-il pas de quoi se vanter. Revenue chez moi, j’attribuai la froideur de l’Impératrice à l’antipathie qu’il y avait longtemps qu’on m’avait avertie que les Schouvaloff lui avaient inspirée contre moi. On verra ensuite le détestable emploi, si j’ose le dire, qu’on lui persuada de faire de cette conversation entre elle et moi.

A quelque temps de là nous apprîmes que le maréchal Apraxine, loin de profiter de ses succès, après la prise de Memel et le gain de la bataille de Gross-Jægersdorf, pour aller en avant, se retirait avec une telle précipitation que cette retraite ressemblait à une fuite, car il jetait et brûlait ses équipages et enclouait ses canons. Personne ne comprenait rien à cette opération; ses amis même ne savaient comment le justifier, et par là même on y chercha des dessous de cartes. Quoique au juste je ne saurais même à quoi attribuer la retraite précipitée et incohérente du maréchal Apraxine, ne l’ayant plus revu jamais, cependant je pense que la cause en pouvait être qu’il recevait de sa fille la princesse Kourakine, toujours liée, par politique non par inclination, à Pierre Schouvaloff, de son beau-fils, le prince Kourakine, de ses amis et parents, des nouvelles assez précises de la santé de l’Impératrice, qui allait de mal en pis. On commençait alors à être persuadé assez généralement qu’elle avait des convulsions très fortes tous les mois régulièrement, que ces convulsions affaiblissaient ses organes visiblement, qu’après chaque convulsion elle était pendant trois ou quatre jours dans un tel état de faiblesse et d’affaissement de facultés, qui tenait de la léthargie, que pendant ce temps on ne pouvait lui parler ni l’entretenir de rien du tout. Le maréchal Apraxine croyant peut-être le danger plus pressant qu’il n’était, n’avait pas jugé à propos de s’enfoncer plus avant dans la Prusse, mais avait cru devoir rétrograder pour se rapprocher des frontières de la Russie, sous prétexte de manquement de vivres, prévoyant qu’en cas de l’évènement de la mort de l’Impératrice cette guerre finissait tout de suite. Il était difficile de justifier la démarche du maréchal Apraxine; mais telles pouvaient être ses vues, d’autant plus qu’il se croyait nécessaire en Russie, comme je l’ai dit en parlant de son départ. Le comte Bestoujeff m’envoya dire par Stambke quelle tournure prenait la conduite du maréchal Apraxine, dont l’ambassadeur impérial et celui de la France se plaignaient hautement. Il me fit prier d’écrire au maréchal, comme son amie, et de joindre mes persuasions aux siennes, afin de lui faire rebrousser chemin et mettre fin à une fuite à laquelle ses ennemis donnaient une tournure odieuse et sinistre. Effectivement j’écrivis une lettre au maréchal Apraxine, dans laquelle je l’avertis des mauvais bruits de St Pétersbourg, et comme quoi ses amis avaient bien de la peine à justifier la précipitation de sa retraite, le priant de rebrousser chemin et de remplir les ordres qu’il avait du gouvernement. Le grand-chancelier comte Bestoujeff lui envoya cette lettre. Le maréchal Apraxine ne me répondit pas. Nous vîmes sur ces entrefaites partir de St Pétersbourg et prendre congé de nous le directeur général des bâtiments de l’Impératrice, le général Fermor. On nous dit qu’il allait pour être placé à l’armée; il avait autrefois été quartier-maître général du comte Munich. La première chose que le général Fermor demanda fut d’avoir avec lui ses employés ou surintendants aux bâtiments, les brigadiers Réaznoff et Mordvinoff, et avec eux il partit pour l’armée: c’étaient des militaires qui n’avaient guère fait que des contrats de bâtisse. Dès qu’il y fut arrivé, on lui ordonna d’en prendre le commandement à la place du maréchal Apraxine qui fut rappelé, et quand celui-ci revint, il trouva un ordre à Trihorsky de s’y arrêter et d’y attendre les ordres de l’Impératrice. Ceux-ci furent longtemps à venir, parceque ses amis, sa fille et Pierre Schouvaloff, faisaient tout au monde et remuaient ciel et terre pour calmer le courroux de l’Impératrice, fomenté par les comtes Voronzoff, Boutourline, Jean Schouvaloff et autres, qui étaient poussés par les ambassadeurs des cours de Versailles et de Vienne, pour que le procès fut entamé contre Apraxine. Enfin on nomma des commissaires pour l’examiner. Après le premier interrogatoire le maréchal Apraxine fut saisi d’un coup d’apoplexie dont il mourut au bout de vingt-quatre heures environ. Dans ce procès aurait été mêlé pour sûr le général Liéven aussi. Il était l’ami et le confident d’Apraxine. J’en aurais senti un chagrin de plus, car Liéven m’était bien sincèrement attaché; mais quelque amitié que j’eusse pour Liéven et Apraxine, je puis faire serment que j’ignorais parfaitement la cause de leur conduite et leur conduite même, quoiqu’on ait tâché de faire courir le bruit que c’était pour plaire au grand-duc et à moi qu’ils allaient en arrière, au lieu d’aller en avant. Liéven donnait quelquefois des témoignages assez singuliers de son attachement pour moi, entr’autres celui-ci: l’ambassadeur de la cour de Vienne, comte Esterhazy, donnait une mascarade à laquelle l’Impératrice et toute la cour assistait; Liéven me voyant passer par la chambre où il se tenait dit à son voisin, qui était le comte Poniatowsky: «Voilà une femme pour laquelle un honnête homme pourrait souffrir quelques coups de knout sans regrets.» Je tiens cette anecdote du comte Poniatowsky, depuis roi de Pologne, lui-même.

Dès que le général Fermor eut pris le commandement, il se hâta de remplir ses instructions, qui étaient précises, de se porter en avant, car malgré la rigueur de la saison il occupa Königsberg qui lui envoya des députés le 18 janvier 1758.

Pendant cet hiver je m’aperçus tout d’un coup d’un grand changement de conduite de Léon Narichkine: il commençait à être incivil et grossier; il ne venait plus qu’à regret chez moi, y tenait des propos qui témoignaient qu’on lui fourrait dans la tête du mauvais vouloir contre moi, sa belle-sœur, sa sœur, le comte Poniatowsky et tout ce qui tenait à moi. J’appris qu’il était presque toujours chez M. Jean Schouvaloff, et je devinai aisément qu’on le détournait de moi pour me punir de ce que je l’avais empêché d’épouser Melle Hitroff, et qu’assurément on ferait tant qu’on le mènerait à des indiscrétions qui pouvaient me devenir nuisibles. Sa belle-sœur, sa sœur, son frère étaient aussi fâchés pour moi contre lui, et à la lettre il se conduisait comme un fou et nous offensait tant qu’il pouvait de gaîté de cœur, et cela tandis que je meublais à mes dépens la maison où il devait loger quand il serait marié. Tout le monde l’accusait d’ingratitude, et lui disait qu’il n’avait pas l’âme intéressée, en un mot qu’il n’avait pas de raison de se plaindre d’aucune façon. L’on voyait clairement qu’il servait d’instrument à ceux qui s’étaient emparé de lui. Il faisait plus régulièrement la cour au grand-duc, qu’il amusait autant qu’il pouvait, et le portait de plus en plus à ce qu’il savait que je blâmais; il poussait l’incivilité quelquefois jusque-là que quand je lui parlais, il ne répondait pas. Je ne sais à l’heure qu’il est quelle mouche l’avait piqué tandis qu’à la lettre je l’avais comblé de bien et d’amitié de même que toute sa famille, depuis que je les connaissais. Je pense qu’il s’attacha à cajoler le grand-duc aussi par le conseil de MM. Schouvaloff qui lui disaient que cette faveur serait pour lui toujours plus solide que la mienne, parceque j’étais mal vue de l’Impératrice et du grand-duc; que ni l’un ni l’autre ne m’aimait pas, et qu’il nuirait à sa fortune s’il ne se détachait de moi; que dès que l’Impératrice serait morte le grand-duc me mettrait dans un couvent, et d’autres propos pareils que tenaient les Schouvaloff et qui me furent rapportés. Outre cela on lui montra en perspective l’ordre de Ste Anne, comme le signalement de la faveur du grand-duc vis-à-vis de lui. A l’aide de ces raisonnements et des promesses on eut de cette tête faible et sans caractère toutes les petites trahisons qu’on voulut, et on le fit aller aussi loin et plus loin même qu’on ne le désirait quoique, par-ci, par-là, il eût des hoquets de repentir, comme on verra après. Alors il s’appliquait autant qu’il pouvait à éloigner le grand-duc de moi, de façon que celui-ci me boudait presque sans discontinuer et s’était lié de nouveau avec la comtesse Elisabeth Voronzoff.

Vers le printemps de cette année le bruit se répandit que le prince Charles de Saxe, fils du roi Auguste III de Pologne, allait venir à St Pétersbourg. Ceci ne fit pas plaisir au grand-duc par différentes raisons, dont la première était qu’il craignait que cette arrivée ne fût une augmentation de gêne pour lui, parcequ’il n’aimait pas que le train de vie qu’il s’était arrangé fût le moins du monde dérangé; la seconde raison était que la maison de Saxe se trouvait du côté opposé au roi de Prusse; la troisième raison encore pouvait être qu’il craignait de perdre à la comparaison: c’était au moins être très modeste, car ce pauvre prince de Saxe n’était rien par lui-même et n’avait aucune sorte d’instruction; excepté la chasse et la danse, il ne savait rien, et il m’a dit lui-même que de la vie il n’avait eu de livre à la main, excepté les livres de prières que lui fournissait la reine sa mère qui était fort bigotte. Le prince Charles de Saxe arriva effectivement, le 5 avril de cette année, à St Pétersbourg. On le reçut avec beaucoup de cérémonie et un grand étalage de magnificence et de splendeur. Sa suite était fort nombreuse: quantité de polonais et de saxons l’accompagnaient, parmi lesquels il y avait un Lubomirsky, un Pototsky, un Rzevusky, qu’on appelait le beau, deux princes Soulkowsky, un comte Sapieha, le comte Branitzky, depuis grand-général, un comte Einsiedel, et beaucoup d’autres dont les noms ne sont pas présents à ma mémoire. Il avait une espèce de sous-gouverneur avec lui, nommé Lachinal, qui dirigeait sa conduite et sa correspondance. On logea le prince de Saxe dans la maison du chambellan Jean Schouvaloff, tout nouvellement achevée et dans laquelle le maître avait épuisé son goût, malgré quoi la maison était sans goût et assez mal, quoique fort richement arrangée. Il y avait beaucoup de tableaux, mais la plupart étaient des copies; on y avait orné une chambre de bois tchinar, mais comme le tchinar ne brille pas, on l’avait couvert de vernis; par-là elle devint jaune, mais d’un jaune désagréable, ce qui fit qu’on la trouva vilaine, et pour y remédier on la couvrit d’une fort lourde et riche sculpture qu’on argenta. Extérieurement cette maison, grande par elle-même, ressemblait par ses ornements à des manchettes de point d’Alençon, tant elle était chargé d’ornements. On nomma le comte Jean Czernicheff près du prince Charles, et il fut servi et pourvu en tout aux dépens de la cour et desservi par les gens de la cour.

La nuit avant le jour que le prince Charles vint chez nous, je sentis une si forte colique, avec un tel dévoiement que j’allai plus de trente fois à la selle. Malgré cela et la fièvre qui me prit, je m’habillai le lendemain pour recevoir le prince de Saxe. On l’amena chez l’Impératrice vers les deux heures de l’après-dîner et au sortir de chez elle on le mena chez moi, où le grand-duc devait entrer un moment après lui. A cet effet on avait placé trois fauteuils à la même muraille; celui du milieu était pour moi, celui à ma droite pour le grand-duc, celui à ma gauche pour le prince de Saxe. Ce fut moi qui fis la conversation, car le grand-duc ne voulut quasi pas parler, et le prince Charles n’était pas parlant. Enfin après un demi-quart d’heure d’entretien, le prince Charles se leva pour nous présenter son immense suite. Il avait, je pense, au delà de vingt personnes avec lui, auxquelles s’étaient joints, ce jour-là, l’envoyé de Pologne et celui de Saxe, qui résidaient à la cour de Russie, avec leurs employés. Après une demi-heure d’entretien le prince s’en alla, et moi je me déshabillai pour me mettre dans mon lit, où je restai trois ou quatre jours avec une très forte fièvre, à la suite de laquelle je donnai des indices de grossesse. A la fin d’avril nous allâmes à Oranienbaum. Avant notre départ nous apprîmes que le prince Charles de Saxe s’en irait comme volontaire à l’armée de Russie. Avant que de partir pour l’armée, il s’en alla avec l’Impératrice à Péterhof où on le fêta. Là et en ville nous ne fûmes pas de ces fêtes, mais restâmes à notre campagne, où il prit congé de nous et partit le 4 de juillet.

Comme le grand-duc était presque toujours de très mauvaise humeur contre moi, et qu’à cela je ne savais pas d’autre raison que celle que je ne faisais accueil ni à M. Brockdorf ni à la comtesse Elisabeth Voronzoff, qui commençait à être de nouveau la sultane favorite, je m’avisai de donner à Son Altesse Impériale une fête dans mon jardin à Oranienbaum, afin de diminuer son humeur, si faire se pouvait. Toute fête était toujours bien vue chez son Altesse Impériale. En conséquence je fis construire, dans un lieu écarté du bois, par l’architecte italien que j’avais alors, Antonio Rinaldi, un grand char sur lequel on pouvait placer un orchestre de soixante personnes, musiciens et chanteurs. Je fis composer des vers par le poète italien de la cour, et la musique par le maître de chapelle, Araja. Dans le jardin on mit à la grande allée une décoration illuminée, avec un rideau, vis-à-vis de laquelle on dressa la table avec le souper. Le 17 juillet, au déclin du jour, Son Altesse Impériale et tout ce qu’il y avait à Oranienbaum, et quantité de spectateurs venus de Cronstadt et de St Pétersbourg, se rendirent dans le jardin qu’ils trouvèrent illuminé. On se mit à la table, et après le premier service, on leva le rideau qui cachait la grande allée, et l’on vit arriver de loin l’orchestre ambulant traîné par une vingtaine de bœufs ornés de guirlandes, et entouré de tout ce que j’avais pu trouver de danseurs et danseuses. L’allée était illuminée et si claire qu’on distinguait les objets. Lorsque le char s’arrêta, le hasard voulut que la lune se trouvât précisément placée sur le char, ce qui fit un effet admirable et étonna beaucoup toute la compagnie, le temps étant outre cela le plus beau du monde. Tout le monde sauta de table pour jouir de plus près de la beauté de la symphonie et du spectacle. Quand elle finit, on baissa le rideau, et l’on alla se mettre à la table pour le second service. A la fin de celui-ci on entendit les fanfares et timballes, et un charlatan vint crier: «Messieurs et Mesdames, venez chez moi, vous trouverez dans mes boutiques des loteries gratis.» Des deux côtés de la décoration à rideaux deux petits rideaux se levèrent, et l’on vit deux boutiques fort éclairées, dans l’une desquelles on distribuait gratis des numéros de loterie pour la porcelaine qu’elle contenait, et dans l’autre pour des fleurs, rubans, éventails, peignes, bourses, gants, nœuds d’épée et autres chiffons de pareille nature. Quand les boutiques furent vides on alla manger le dessert, après quoi on se mit à danser jusqu’à six heures du matin. Pour le coup aucune intrigue ou mauvaise volonté ne tint contre ma fête, et Son Altesse Impériale et tout le monde en fut content à l’extase, et ne faisait que priser la grande-duchesse et sa fête; aussi ni avais-je rien épargné. Mon vin, on le trouva délicieux; mon repas, le meilleur possible. Tout était à mes propres dépens, et la fête me coûta 10,000 à 15,000 roubles—notez que j’en avais 30,000 par an. Mais cette fête pensa me coûter bien plus cher encore, car pendant la journée du 17 juillet, étant allée en cabriolet, avec Mme Narichkine, pour voir les préparatifs, en voulant sortir du cabriolet, étant déjà sur le marchepied, le cheval fit un mouvement qui me fit tomber par terre sur mes genoux, étant grosse de quatre ou cinq mois. Je ne fis semblant de rien et restai la dernière à la fête, faisant les honneurs; je craignais cependant beaucoup la fausse couche; cependant il ne m’arriva rien, et je fus quitte pour la peur. Le grand-duc, tout ce qui était autour de lui, tout ses holsteinois, et mes ennemis les plus acharnés même, pendant plusieurs jours ne se lassèrent pas de chanter mes louanges et celles de ma fête, n’y ayant ni ami ni ennemi qui n’eût emporté quelques chiffons pour se souvenir de moi; et comme à cette fête, qui était en masque, il y avait une grande quantité de monde de tout étage et que la compagnie était fort mêlée dans le jardin, et entr’autres de quantité de femmes qui d’ailleurs ne paraissaient pas à la cour et en ma présence, tous se vantaient et faisaient étalage de mes dons, qui au fond n’étaient pas grand-chose, car je pense qu’il n’y en avait aucun qui passât les 100 roubles; mais on les recevait de moi, et l’on était bien aise de dire: «Cela me vient de Son Altesse Impériale la grande-duchesse; elle est la bonté même; elle a fait des présents à tout le monde; elle est charmante; elle me regardait d’un air riant, affable; elle prenait plaisir à nous faire danser, manger, promener; elle plaçait qui n’avait plus de place; elle voulait qu’on vît ce qu’il y avait à voir; elle était gaie, &c.» Enfin on me trouva ce jour-là des qualités qu’on ne m’avait pas connues, et je désarmai mes ennemis. C’était-là mon but; mais ce ne fut pas pour longtemps, comme on le verra par la suite.

Après cette fête Léon Narichkine recommença à venir chez moi. Un jour, voulant entrer dans mon cabinet, je l’y trouvai impertinemment couché sur un canapé qui s’y trouvait, et chantant une chanson qui n’avait pas le sens commun. Voyant cela je sortis, en fermant la porte après moi, et tout de suite je m’en allai trouver sa belle-sœur, à laquelle je dis qu’il fallait aller prendre une bonne poignée d’orties et en fouetter cet homme, qui se conduisait si insolemment depuis longtemps avec nous, afin de lui apprendre à nous respecter. La belle-sœur y consentit de bon cœur, et tout de suite nous nous fîmes apporter de bonnes verges entourées d’orties; nous nous fîmes accompagner par une veuve qui était chez moi, parmi mes femmes, nommée Tatiana Jourievna, et nous entrâmes toutes les trois dans mon cabinet, où nous trouvâmes Léon Narichkine à la même place, chantant à gorge déployée sa chanson. Quand il nous vit, il voulut nous esquiver, mais nous lui donnâmes tant de coups avec nos verges et nos orties qu’il en eut les mains, les jambes et le visage enflés pendant deux ou trois jours, de telle façon qu’il ne put pas aller le lendemain à Péterhof avec nous au jour de cour, mais fut obligé de rester dans sa chambre. Il n’eut garde non plus de se vanter de ce qui venait de lui arriver, parceque nous l’assurâmes qu’à la moindre impolitesse ou matière qu’il nous donnerait à nous plaindre de lui, nous renouvellerions la même opération, voyant qu’il n’y avait que ce moyen là pour venir à bout de lui. Tout cela se traitait comme un pur badinage et sans colère, mais notre homme s’en ressentit assez pour s’en ressouvenir, et ne s’y exposa plus, au degré du moins qu’il avait fait ci-devant.

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