Mémoires de l'Impératrice Catherine II.: Écrits par elle-même
Au mois d’août nous apprîmes, à Oranienbaum, que le 14 août s’était donnée la bataille de Zorndorff, une des plus sanglantes du siècle, puisque de chaque côté on compte au delà de 20,000 hommes de tués et perdus. Notre perte en officiers était considérable et passait les 1,200. On nous annonça cette bataille comme gagnée; mais à l’oreille on se disait que des deux côtés les pertes étaient égales; que pendant trois jours aucune des deux armées n’avait osé s’attribuer le gain de cette bataille; qu’enfin le troisième jour le roi de Prusse, dans son camp, et le comte Fermor, sur le champ de bataille, avaient fait chanter le Te Deum. Le chagrin de l’Impératrice et la consternation de la ville furent grands, quand on sut tous les détails de cette sanglante journée, où beaucoup de gens perdirent leurs proches, leurs amis, leurs connaissances. Pendant longtemps on n’entendit que des regrets sur cette journée; beaucoup de généraux tués, blessés ou faits prisonniers. Enfin il fut reconnu que la conduite du comte Fermor n’était rien moins qu’habile et militaire. La cour le rappela et on nomma le général comte Pierre Soltikoff pour aller commander l’armée de la Russie en Prusse, au lieu du général Fermor. A cet effet on fit venir le comte Soltikoff de l’Ukraine, où il avait le commandement, et en attendant on donna le commandement de l’armée au général Froloff Bagreeff, mais avec un ordre secret de ne rien faire sans les lieutenants-généraux, comte Roumianzoff et prince Alexandre Galitzine, beau-frère de Roumianzoff. On accusait ce dernier qu’étant à une distance peu éloignée du champ de bataille avec un corps de 10,000 hommes, sur des hauteurs d’où il entendait la canonnade, il aurait dépendu de lui de la rendre plus décisive en se portant au dos de l’armée prussienne, tandis que celle-ci était aux prises avec la nôtre. Le comte Roumianzoff ne le fit pas, et quand son beau-frère, le prince Galitzine, après la bataille, vint dans son camp et lui conta la boucherie qu’il y avait eue, il le reçut fort mal et lui dit toutes sortes de duretés, et ne voulait pas le voir ensuite, le traitant comme un lâche, ce que cependant le prince Galitzine n’était, et toute l’armée est plus convaincue de l’intrépidité de ce dernier que de celle du comte Roumianzoff, malgré sa gloire présente et ses victoires. L’Impératrice se trouvait au commencement de septembre à Zarskoé-Sélo, où, le 8 du mois, jour de la nativité de la sainte vierge, elle s’en alla à pied du château à l’église de la paroisse, qui n’est qu’à deux pas de la porte vers le nord, pour y entendre la messe. A peine le service divin eut-il commencé que l’Impératrice, se sentant incommodée, sortit de l’église, descendit le petit perron qui donne en biais vers le château, et étant parvenue à l’angle rentrant du côté de l’église, elle tomba sur l’herbe sans connaissance, au milieu ou plutôt entourée de la foule du peuple qui était venu pour entendre la messe de la fête, de tous les villages d’alentour. Personne de la suite de Sa Majesté ne l’avait suivie, lorsqu’elle sortit de l’église; mais bientôt avertis, les dames de la suite de Sa Majesté et ses plus affidés coururent à son secours, et la trouvèrent sans mouvement ni connaissance, au milieu du peuple qui la regardait sans oser l’approcher. L’Impératrice était grande et puissante et n’avait pu tomber tout d’un coup sans se faire beaucoup de mal par la chute même. On la couvrit d’un mouchoir blanc et on alla chercher médecin et chirurgien; celui-ci arriva le premier et n’eut rien de plus pressé à faire que de la saigner là par terre, au milieu et en présence de tout ce monde, mais elle ne revint pas. Le médecin fut longtemps à venir étant malade lui-même et hors d’état de marcher; on fut obligé de l’apporter sur un fauteuil. C’était feu Condoijdij, grec de nation, et le chirurgien Fouzadier, français réfugié. Enfin on apporta de la cour des écrans et un canapé, sur lequel on la plaça, et à force de remèdes et de soins on la fit un peu revenir; mais en ouvrant les yeux elle ne reconnut personne et demanda, d’une façon presque inintelligible, où elle était. Tout ceci dura au-delà de deux heures, au bout desquelles on prit la résolution de porter Sa Majesté Impériale, avec le canapé, au château. L’on peut s’imaginer la consternation dans laquelle devaient être tous ceux qui étaient attachés à la cour. La publicité de la chose ajoutait encore à la peine: jusqu’ici on avait tenu son état fort secret, et dans ce moment l’accident était devenu public. Le lendemain matin j’en appris les circonstances, à Oranienbaum, par un billet que m’envoya le comte Poniatowsky. J’allai tout de suite le dire au grand-duc, qui n’en savait rien, parcequ’à nous on nous cachait tout en général avec le plus grand soin, et particulièrement ce qui regardait l’Impératrice personnellement. Seulement était-il d’usage que tous les dimanches, quand nous n’étions pas dans le même endroit que Sa Majesté Impériale, un de nos cavaliers était envoyé pour demander l’état de sa santé. Nous n’y manquâmes pas le dimanche suivant, et nous apprîmes que pendant plusieurs jours l’Impératrice n’avait recouvert l’usage libre de sa langue et que son parler n’était pas encore sans difficulté. L’on disait que pendant l’évanouissement elle s’était mordu la langue. Tout cela faisait supposer que cette faiblesse tenait plus de la convulsion que de l’évanouissement.
A la fin de septembre nous revînmes en ville.
Comme je commençais à devenir pesante à cause de ma grossesse, je ne paraissais plus en public, me croyant plus proche d’accoucher qu’en effet je ne l’étais; ceci ennuyait le grand-duc parceque quand je paraissais en public, fort souvent il se disait incommodé, pour rester chez lui, et comme l’Impératrice aussi paraissait rarement, c’était sur moi que roulaient les jours de cour, les fêtes et les bals de la cour, ou quand je n’y étais pas on persécutait Son Altesse Impériale d’y aller, afin que quelqu’un remplit la représentation. Son Altesse Impériale prit donc de l’humeur contre ma grossesse, et s’avisa de dire un jour dans sa chambre en présence de Léon Narichkine et de plusieurs autres: «Dieu sait où ma femme prend ses grossesses; je ne sais pas trop si cet enfant est à moi et s’il faut que je le prenne sur mon compte.» Léon Narichkine vint courir chez moi et me rendre ce propos tout chaud. Je fus effrayée, comme de raison, de ce propos et lui dis: «Vous êtes des étourdis; exigez de lui un serment comme quoi il n’a pas couché avec sa femme, et dites-lui que s’il prête serment, tout de suite vous irez en faire part à Alexandre Schouvaloff, comme au grand-inquisiteur de l’empire.» Léon Narichkine alla effectivement chez Son Altesse Impériale et lui demanda ce serment, à quoi il eut pour réponse: «Allez-vous-en au diable et ne me parlez plus de cela.» Ce propos du grand-duc, tenu si imprudemment, me fâcha beaucoup, et je vis dès lors que trois voies également scabreuses se trouvaient à mon choix: primo, de partager la fortune du grand-duc telle qu’elle pouvait se trouver; secondo, d’être exposée à toute heure à tout ce qu’il lui plairait de disposer pour ou contre moi; tertio, de prendre une route indépendante de tout évènement. Mais pour parler plus clair, il s’agissait de périr avec lui ou par lui, ou bien aussi de me sauver moi-même, mes enfants, et peut-être l’Etat, du naufrage dont toutes les facultés morales et physiques de ce prince faisaient prévoir le danger. Ce dernier parti me parut le plus sûr. Je résolus donc, autant que je pourrais, de continuer à lui donner tous les conseils dont je pourrais m’aviser pour son bien, mais de ne jamais m’opiniâtrer jusqu’à le fâcher comme ci-devant, quand il ne les suivrait pas; de lui ouvrir les yeux sur ses vrais intérêts, chaque fois que l’occasion s’en présenterait, et le reste du temps de me renfermer dans un très morne silence; de ménager, d’un autre côté, dans le public mes intérêts, de telle façon que celui-ci vît en moi le sauveur de la chose publique dans l’occasion. Au mois d’octobre je reçus du grand-chancelier comte Bestoujeff l’avis que le roi de Pologne venait de renvoyer au comte Poniatowsky ses lettres de rappel. Le comte Bestoujeff eut une grande altercation à ce sujet avec le comte Brühl et le cabinet de Saxe, et se fâcha de ce qu’on ne l’avait pas consulté comme ci-devant sur ce point. Il apprit enfin que c’était le vice-chancelier comte Voronzoff et Jean Schouvaloff, qui, par Prasse, résident de Saxe, avaient manigancé toute cette affaire. Ce M. Prasse d’ailleurs paraissait souvent instruit de quantité de particularités dont on était étonné d’où il les savait. Plusieurs années après le canal se découvrit: il était l’amant fort secret et fort discret de la femme du vice-chancelier, la comtesse Anna Karlovna née Scavronsky; celle-ci était très liée avec la femme du maître des cérémonies Samarine, et c’était chez cette femme que la comtesse voyait M. Prasse. Le chancelier Bestoujeff se fit donner les lettres de rappel envoyées au comte Poniatowsky et les renvoya en Saxe sous prétexte de manque de formalité.
Dans la nuit du 8 au 9 décembre je commençai à sentir les douleurs de l’enfantement. J’en envoyai avertir le grand-duc par Mme Vladislava, de même que le comte Alexandre Schouvaloff, afin qu’il pût en instruire Sa Majesté Impériale. Au bout de quelque temps le grand-duc vint dans ma chambre, habillé de son uniforme de Holstein, en bottes et en éperons, avec son écharpe autour du corps et une énorme épée au côté, ayant fait une fort grande toilette; il était à peu près deux heures et demie du matin. Tout étonnée de cet équipage, je lui demandai la cause de cette parure si recherchée; à quoi il me répondit que ce n’était que dans l’occasion qu’on reconnaissait ses vrais amis; que dans cet habillement il était prêt à agir selon son devoir; que le devoir d’un officier holsteinois était de défendre, selon son serment, la maison ducale contre tous ses ennemis, et que comme je me trouvais mal, il était accouru à mon secours. On aurait dit qu’il plaisantait, mais point du tout, ce qu’il disait était très sérieux. Je compris aisément qu’il était gris, et je lui conseillai d’aller se coucher, afin que l’Impératrice, quand elle viendrait, n’eût pas le double déplaisir de le voir ivre et armé de pied en cap, avec cet uniforme holsteinois que je savais qu’elle détestait. J’eus beaucoup de peine à le faire aller; cependant Mme Vladislava et moi nous le persuadâmes, à l’aide de la sage-femme qui assurait que je n’accoucherais pas encore si tôt. Enfin il s’en alla et l’Impératrice arriva. Elle demanda où était le grand-duc; on lui dit qu’il venait de sortir et ne manquerait pas de revenir. Comme elle vit que les douleurs ralentissaient et que la sage-femme disait que cela pouvait encore durer quelques heures, elle retourna dans ses appartements, et moi je me mis au lit, où je m’endormis jusqu’au lendemain que je me levai à mon ordinaire, sentant, par-ci, par-là, des douleurs, après lesquelles j’étais sans douleurs des heures entières. Vers l’heure du souper j’eus faim et je me fis apporter à souper. La sage-femme était assise proche de moi, et me voyant manger avec un appétit dévorant, elle me dit: «Mangez, mangez, ce souper vous portera bonheur.» En effet ayant fini de souper je me levai de table, et au moment même que je me levai il me prit une telle douleur que je jetai un grand cri. La sage-femme et Mme Vladislava me saisirent sous les bras et me mirent sur le lit de misère, et l’on alla chercher et le grand-duc et l’Impératrice. A peine qu’ils furent entrés dans ma chambre que j’accouchai, le 9 décembre, entre dix et onze heures du soir, d’une fille à laquelle je priai l’Impératrice de permettre qu’on donnât son nom. Mais elle décida qu’elle aurait le nom de la sœur aînée de Sa Majesté Impériale, la duchesse de Holstein, Anne Petrovna, mère du grand-duc. Celui-ci parut fort aise de la naissance de cet enfant, et en fit dans son appartement de grandes réjouissances, et en fit faire en Holstein, et reçut tous les compliments qu’on lui en fit, avec des démonstrations de contentement. Le sixième jour l’Impératrice tint sur les fonts de baptême cet enfant, et elle m’apporta un ordre au cabinet pour m’apporter 60,000 roubles. Elle en envoya autant au grand-duc, ce qui n’augmenta pas peu sa satisfaction. Après le baptême les fêtes commencèrent. On en donna, à ce qu’on dit, de très belles; je n’en ai vu aucune: j’étais dans mon lit toute fine, seule, sans âme qui vive pour compagnie, car dès que j’étais accouchée, non seulement l’Impératrice, cette fois-ci comme la première, avait emporté l’enfant dans son appartement; mais aussi, sous prétexte de repos qu’il me fallait, on me laissait là, abandonnée comme une pauvre malheureuse, et personne ne mettait le pied dans mon appartement, ni même ne demandait, ni ne faisait demander, comment je me portais. Comme la première fois j’avais beaucoup souffert de cet abandon, cette fois-ci j’avais pris toutes les précautions possibles contre les vents coulis et les inconvénients du local, et dès que je fus délivrée, je me levai et me couchai dans mon lit; et comme personne n’osait venir chez moi, à moins que ce ne fut à la dérobée, sur ce point aussi je ne manquai point de prévoyance. Mon lit était à-peu-près à la moitié d’une assez longue chambre, les fenêtres étaient au côté droit du lit, il y avait une porte de dégagement qui donnait dans une espèce de garderobe qui servait aussi d’antichambre, et qui était très barricadée d’écrans et de coffres. Depuis mon lit jusqu’à cette porte j’avais fait placer un écran immense, qui cachait le plus joli cabinet que j’avais pu imaginer, vu le local et les circonstances. Dans ce cabinet il y avait un canapé, des miroirs, des tables portatives et quelques chaises. Quand le rideau de mon lit, de ce côté-là, était tiré, on ne voyait rien du tout; quand il était ouvert, je voyais le cabinet et ceux qui y étaient; mais ceux qui entraient dans la chambre ne voyaient que l’écran. Quand on demandait ce qu’il y avait derrière cet écran, on disait: «La chaise percée;» mais celle-ci étant dans l’écran, personne n’était curieux de la voir, et on aurait pu la montrer, sans parvenir encore dans ce cabinet que l’écran couvrait.
1759.
Le 1er janvier 1759 les fêtes de la cour se terminèrent par un très grand feu d’artifice, entre le bal et le souper. Comme j’étais encore en couches, je ne parus pas à la cour. Avant le feu d’artifice le comte Pierre Schouvaloff s’avisa de se présenter à ma porte pour me remettre le plan du feu d’artifice, avant qu’on le tirât. Mme Vladislava lui dit que je dormais, mais que cependant elle allait voir. Cela n’était pas vrai que je dormais, seulement j’étais dans mon lit et j’avais ma très petite compagnie ordinaire, qui était alors, comme ci-devant, Mmes Narichkine, Siniavine, Ismaïloff, le comte Poniatowsky: celui-ci depuis son rappel se disait malade, mais venait chez moi, et ces femmes m’aimaient assez pour préférer ma compagnie aux bals et aux fêtes. Mme Vladislava ne savait pas au juste qui était chez moi, mais elle avait beaucoup trop bon nez pour ne pas se douter qu’il y avait quelqu’un; je lui avais dit, de bonne heure, que je me mettais au lit par ennui, et alors elle n’entrait plus. Après la venue du comte Schouvaloff elle vint frapper à la porte; je tirai mon rideau du coté de l’écran, et lui dis d’entrer. Elle entra et me fit le message du comte Pierre Schouvaloff; je lui dis de le faire entrer. Elle alla le chercher, et pendant ce temps mes gens de derrière l’écran crevaient de rire de l’extravagance extrême de cette scène, où j’allais recevoir la visite du comte Pierre Schouvaloff, qui pourrait jurer qu’il m’avait trouvée seule dans mon lit, tandis qu’il n’y avait qu’un rideau qui séparait ma petite compagnie très gaie, de ce personnage si important, alors l’oracle de la cour, et possédant la confiance de l’Impératrice à un degré éminent. Enfin il entra et m’apporta son plan de feu d’artifice; il était alors grand-maître d’artillerie. Je commençai par lui faire mes excuses de l’avoir fait attendre, ne faisant, dis-je, que de me réveiller; je me frottai un peu les yeux disant que j’étais encore tout endormie; je mentais, pour ne pas démentir Mme Vladislava, après quoi je fis avec lui une conversation assez longue, et même jusque là qu’il me parut pressé de s’en aller, afin de ne pas faire attendre l’Impératrice pour le commencement du feu: alors je le congédiai. Il sortit, et j’ouvris de rechef mon rideau. Ma compagnie, à force de rire, commença à avoir faim et soif; je leur dis: «Fort bien, vous aurez à boire et à manger; il est juste que par complaisance pour moi, tandis que vous me faites compagnie, vous ne mouriez ni de soif ni de faim chez moi.» Je fermai le rideau de mon lit et je sonnai. Mme Vladislava vint. Je lui dis de me faire apporter à souper, que je mourais de faim, et qu’au moins il y eût six bons plats. Quand le souper fut prêt on l’apporta; je fis mettre le tout à côté de mon lit, et dis au domestique de sortir. Alors mes gens de derrière l’écran vinrent, comme des affamés, manger ce qu’ils trouvèrent: la gaîté ajoutait à l’appétit. J’avoue que cette soirée fut une des plus folles et des plus gaies que j’aie passées de ma vie. Quand le souper fut gobé, je fis emporter les restes comme on l’avait apporté. Je pense que les domestiques furent seulement un peu surpris et étonnés de mon appétit. Vers la fin du souper de la cour ma compagnie se retira aussi, fort contente de sa soirée. Le comte Poniatowsky, pour sortir, prenait toujours une perruque blonde et un manteau, et quand les sentinelles lui demandaient: «Qui va là?» il se disait musicien du grand-duc. Cette perruque nous fit bien rire ce jour-là.
Cette fois-ci mes relevailles, après les six semaines, se firent dans la chapelle de l’Impératrice; mais excepté Alexandre Schouvaloff, personne n’y assista. Vers la fin du carnaval, toutes les fêtes de la ville finies, il y eut trois noces à la cour. Celle du comte Alexandre Strogonoff avec la comtesse Anne Voronzoff, fille du vice-chancelier, fut la première, et deux jours après, celle de Léon Narichkine avec Melle Zakrefsky, le même jour que celle du comte Boutourline avec la comtesse Marie Voronzoff. Ces trois demoiselles étaient filles d’honneur de l’Impératrice, et à l’occasion de ces trois noces il se fit un pari à la cour, entre le hetman, comte Rasoumowsky, et le ministre de Danemark, comte d’Osten, qui des trois nouveaux mariés serait le plus tôt cocu; et il se trouva que ceux qui avaient parié que ce serait Strogonoff, dont la nouvelle épouse paraissait la plus laide et alors la plus innocente et la plus enfant, gagnèrent le pari.
La veille du jour de la noce de Léon Narichkine et du comte Boutourline fut un jour malheureux. Il y avait longtemps qu’on se disait à l’oreille que le crédit du grand-chancelier, comte Bestoujeff, chancelait, et que ses ennemis prenaient le dessus. Il avait perdu son ami le général Apraxine; le comte Rasoumowsky, l’aîné, l’avait longtemps soutenu; mais depuis la faveur prépondérante des Schouvaloff, il ne se mêlait presque plus de rien que de demander, quand l’occasion s’en présentait, quelque petite grâce pour ses amis ou parents. Les Schouvaloff et M. Voronzoff étaient poussés encore dans leur haine contre le grand-chancelier, par les ambassadeurs d’Autriche et de France, le comte Esterhazy et le maréchal de l’Hôpital. Ce dernier regardait le comte Bestoujeff comme plus porté pour l’alliance de la Russie avec l’Angleterre qu’avec la France. Celui d’Autriche cabalait contre Bestoujeff parceque le grand-chancelier voulait que la Russie se tînt à son traité d’alliance avec la cour de Vienne, et qu’elle donnât du secours à Marie Thérèse, mais ne voulait pas qu’elle agît en partie première guerroyant contre le roi de Prusse. Le comte Bestoujeff pensait en patriote et n’était pas facile à mener, tandis que MM. Voronzoff et Jean Schouvaloff étaient livrés aux deux ambassadeurs, jusque là que quinze jours avant la disgrâce du grand-chancelier, comte Bestoujeff, le marquis de l’Hôpital, ambassadeur de France, s’en alla chez le vice-chancelier, comte Voronzoff, la dépêche à la main, et lui dit: «Monsieur le comte, voici la dépêche de ma cour, que je viens de recevoir, et dans laquelle il est dit que si dans quinze jours de temps le grand-chancelier n’est pas déplacé par vous, je dois m’adresser à lui et ne plus traiter qu’avec lui.» Alors le vice-chancelier prit feu, et s’en alla chez Jean Schouvaloff, et on représenta à l’Impératrice que sa gloire souffrait du crédit du comte Bestoujeff en Europe. Elle ordonna de tenir le même soir une conférence et d’y appeler le grand-chancelier. Celui-ci fit dire qu’il était malade. Alors on appela cette maladie désobéissance, et on lui envoya dire de venir sans délai. Il vint et on l’arrêta en pleine conférence; on lui ôta ses charges, ses dignités et ses ordres, sans qu’âme qui vive pût articuler pour quels crimes ou forfaits on dépouillait ainsi le premier personnage de l’empire, et on le renvoya prisonnier dans son hôtel. Comme ceci était préparé, on avait fait venir une compagnie de grenadiers de la garde. Ceux-ci en longeant la Moïka, où les comtes Alexandre et Pierre Schouvaloff avaient leurs maisons, disaient: «Dieu merci, nous allons arrêter ces maudits Schouvaloff qui ne font qu’inventer des monopoles.» Mais quand les soldats virent qu’il s’agissait du comte Bestoujeff, ils en montrèrent du déplaisir, disant: «Ce n’est pas celui-là, ce sont les autres, qui foulent le peuple.»
Quoique l’on eut arrêté le comte Bestoujeff dans le palais même où nous occupions une aîle, et pas fort loin de nos appartements, ce soir-là nous n’en apprîmes rien, tant on était soigneux de nous cacher tout ce qui se faisait. Le lendemain, dimanche, en me réveillant, je reçus de la part de Léon Narichkine un billet que le comte Poniatowsky me faisait parvenir par cette voie, qui ne laissait pas d’être suspecte depuis fort longtemps déjà. Ce billet commençait par ces mots: «L’homme n’est jamais sans ressource. Je me sers de cette voie pour vous avertir qu’hier au soir le comte Bestoujeff a été arrêté et privé de ses charges et dignités, et avec lui votre bijoutier Bernardi, Téléguine et Adadouroff.» Je tombai de mon haut en lisant ces lignes, et après les avoir lues, je me dis qu’il ne fallait pas se flatter que cette affaire ne me regarderait de plus près qu’il ne paraissait. Or, pour entendre ceci il faudra un commentaire. Bernardi était un marchand bijoutier italien, qui ne manquait pas d’esprit et auquel son métier donnait entrée dans toutes les maisons. Je pense qu’il n’y en eut pas une qui ne lui dût quelque chose, et à laquelle il ne rendit pas tel ou tel petit service. Comme il allait et venait continuellement partout, on le chargeait aussi quelquefois de commissions les uns pour les autres: un mot de billet envoyé par Bernardi arrivait plus vite et plus sûrement que par les domestiques. Or Bernardi arrêté intriguait toute la ville, parcequ’il avait des commissions de tout le monde, et les miennes comme toutes les autres. Téléguine était cet ancien adjudant du grand-veneur, comte Rasoumowsky, qui avait eu la tutelle de Bekiétoff. Il était resté attaché à la maison Rasoumowsky. Il était devenu l’ami du comte Poniatowsky. C’était un homme affidé et de probité; quand on gagnait son affection, on ne la perdait pas aisément; il avait témoigné toujours du zèle et de la prédilection pour moi. Adadouroff avait été autrefois mon maître dans la langue russe et m’était resté fort attaché. C’était moi qui l’avais recommandé au comte Bestoujeff, qui commençait à lui témoigner de la confiance depuis deux ou trois ans seulement, et qui ne l’avait pas aimé anciennement, parcequ’il tenait au procureur-général prince Nikita Youriéwitch Troubetzkoy, l’ennemi de Bestoujeff.
Après la lecture du billet et les réflexions que je venais de faire, une foule d’idées les unes plus désagréables que les autres se présentèrent à mon esprit. Le poignard dans le cœur, pour ainsi dire, je m’habillai et allai à la messe, où il me parut à moi que la plupart de ceux que je vis avaient la physionomie tout aussi allongée que moi. Personne ne me parla de rien pendant la journée, et c’était comme si on ignorait l’évènement. Je ne disais mot non plus. Le grand-duc n’avait jamais aimé le comte Bestoujeff: il me parut assez gai ce jour-là, mais se tenant sans affectation, cependant assez loin de moi. Le soir il fallut aller à la noce. Je m’habillai de rechef et j’assistai à la bénédiction des mariages du comte Boutourline et de Léon Narichkine, au souper, et au bal, pendant lequel je m’approchai du maréchal de la noce, prince Nikita Troubetzkoy, et sous prétexte d’examiner les rubans de son bâton de maréchal, je lui dis à demi-voix: «Qu’est-ce que c’est donc que ces belles choses? avez-vous trouvé plus de crimes que de criminels, ou avez-vous plus de criminels que de crimes?» Là-dessus il me dit: «Nous avons fait ce qu’on nous a ordonné, mais pour les crimes on les cherche encore. Jusqu’ici les démarches ne sont pas heureuses.» Ayant fini de parler avec celui-ci, je m’en allai parler au maréchal Boutourline, qui me dit: «Bestoujeff est arrêté, mais présentement nous sommes à chercher la raison pourquoi il l’est.» C’est ainsi que parlaient les deux commissaires nommés par l’Impératrice pour examiner pourquoi le comte Alexandre Schouvaloff l’avait arrêté. Je vis à ce bal Stambke de loin, et je lui trouvai l’air souffrant et découragé. L’Impératrice ne parut pas à aucune de ces deux noces, ni à l’église, ni au festin. Le lendemain Stambke vint chez moi et me dit qu’on venait de lui remettre un billet du comte Bestoujeff qui lui marquait de me dire de n’en avoir aucune appréhension sur ce que je savais, qu’il avait eu le temps de tout jeter au feu, et qu’il lui communiquerait ses interrogatoires par la même voie, quand on lui en ferait. Je demandai à Stambke quelle était cette voie? Il me dit que c’était un joueur de cor de chasse du comte, qui lui avait remis ce billet, et qu’il était convenu qu’à l’avenir on mettrait parmi des briques, pas loin de la maison du comte Bestoujeff, à un endroit marqué, ce qu’on voudrait se communiquer. Je dis à Stambke de bien prendre garde que cette épineuse correspondance ne fût découverte, quoiqu’il me parut dans de grandes angoisses lui-même. Cependant lui et le comte Poniatowsky la continuèrent. Dès que Stambke fut sorti, j’appelai Mme Vladislava et lui dis d’aller chez son beau-frère Pougowoschnikoff, et de lui rendre ce billet que je lui faisais. Dans ce billet il n’y avait rien que ces mots: «Vous n’avez rien à craindre; on a eu le temps de tout brûler.» Ceci le tranquillisa, car il y a apparence que depuis l’arrestation du grand-chancelier, il devait être plus mort que vif, et voici à quel sujet, et ce que le comte Bestoujeff avait eu le temps de brûler.
L’état valétudinaire et les fréquentes convulsions de l’Impératrice ne laissaient pas que de tourner tous les yeux sur l’avenir. Le comte Bestoujeff, et par sa place et par ses facultés d’esprit, n’était pas assurément un de ceux qui y réfléchit le dernier. Il connaissait l’antipathie que depuis longtemps on avait inspiré au grand-duc contre lui. Il était très au fait de la faible capacité de ce prince, né héritier de tant de couronnes. Il est naturel que cet homme d’état, comme tout autre homme en lui-même, eût le désir de se maintenir dans sa place. Il y avait plusieurs années qu’il m’avait vue revenir de mes impressions. Il me regardait d’ailleurs personnellement peut-être comme le seul individu sur lequel dans ce temps-là on pût fonder l’espérance du public au moment où l’Impératrice manquerait. Ceci et des réflexions pareilles lui avaient fait former le plan que dès le décès de l’Impératrice le grand-duc fût déclaré comme de droit empereur, et qu’en même temps je fusse déclarée avec lui participante à l’administration; que toutes les charges fussent continuées et qu’à lui on lui donnât la lieutenance-colonelle des quatre régiments des gardes et la présidence des trois colléges de l’empire, de celui des affaires étrangères, du collége de la guerre, et de celui de l’amirauté. Ses prétensions étaient donc excessives. Le projet de ce manifeste il me l’avait envoyé, écrit de la main de Pougowichnikoff par le comte Poniatowsky, avec lequel j’étais convenue de lui répondre de bouche que je le remerciais de ses bonnes intentions pour moi, mais que je regardais la chose comme de difficile exécution. Il avait fait écrire et récrire son projet plusieurs fois, l’avait changé, amplifié, retranché; il en paraissait fort occupé. A dire la vérité, je regardais son projet comme une espèce de radotage, et comme une amorce que ce vieillard me jetait pour se concilier de plus en plus mon affection; mais à cette amorce-là je ne mordais pas, parceque je le regardais comme nuisible à l’empire que chaque querelle entre mon époux, qui ne m’aimait pas, et moi aurait déchiré. Mais comme je ne voyais pas le cas encore existant, je ne voulais pas contredire un vieillard opiniâtre et entier quand il se mettait quelque chose dans l’esprit. C’était donc son projet qu’il avait eu le temps de brûler, et dont il m’avait avertie, pour tranquilliser ceux qui en avaient connaissance.
Sur ces entrefaites mon valet de chambre Skourine vint me dire que le capitaine qui gardait le comte Bestoujeff était un homme qui avait été toujours son ami, et qui dînait tous les dimanches, en sortant de la cour, chez lui. Alors je lui dis que si les choses étaient ainsi et qu’il pût compter sur lui, il tâchât de le sonder pour voir s’il se prêterait à quelque intelligence avec son prisonnier. Ceci devenait d’autant plus nécessaire que le comte Bestoujeff avait communiqué à Stambke, par son canal, qu’on devait avertir Bernardi de dire la pure vérité à son interrogatoire, et de lui faire savoir ce qu’on lui demanderait. Quand j’appris que Skourine se chargeait volontiers de trouver quelques moyens pour faire parvenir au comte Bestoujeff, je lui dis de tâcher aussi d’ouvrir une communication avec Bernardi, de voir s’il ne pourrait gagner le sergent ou quelque soldat qui le gardait dans son quartier. Le même jour Skourine me dit vers le soir que Bernardi était gardé par un sergent aux gardes nommé Kalychkine, avec lequel dès demain il aurait une entrevue; mais qu’ayant envoyé chez son ami, le capitaine qui était chez le comte Bestoujeff, pour lui demander s’il pouvait le voir, celui-ci lui avait fait dire que s’il voulait lui parler il vînt chez lui, mais qu’un de ses sous-employés, qu’il connaissait aussi et qui était son parent, lui avait fait dire de n’y pas aller, parceque s’il y venait, le capitaine le ferait arrêter et s’en ferait un mérite à ses dépens, de quoi il se vantait entre quatre yeux. Skourine cessa donc d’envoyer chez M. le capitaine, son ami prétendu. En revanche Kalychkine, lequel j’ordonnai entamer en mon nom, dit à Bernardi tout ce qu’on voulait, aussi ne devait-il dire que la vérité, à quoi l’un et l’autre se prêtèrent de bon cœur.
Au bout de quelques jours, un matin, de fort bonne heure, Stambke vint dans ma chambre fort pâle et défait, et me dit que sa correspondance et celle du comte Bestoujeff avec le comte Poniatowsky venait d’être découverte; que le petit cor de chasse était arrêté, et qu’il y avait toutes les apparences que leurs dernières lettres avaient eu le malheur de tomber entre les mains des gardiens du comte Bestoujeff; que lui-même s’attendait à tout instant d’être au moins renvoyé, sinon arrêté, et qu’il était venu chez moi pour me dire cela et prendre congé de moi. Ce qu’il me dit ne me mit pas du tout à mon aise. Je le consolai le mieux que je pus et le renvoyai, ne doutant pas que sa visite ne ferait qu’augmenter contre moi, s’il était possible, toutes les mauvaises humeurs imaginables, et qu’on allait me fuir comme une personne suspecte au gouvernement peut-être. Cependant j’étais très intimement convaincue en moi-même que vis-à-vis du gouvernement je n’avais rien à me reprocher. Le public en général, excepté Michel Voronzoff, Jean Schouvaloff, les deux ambassadeurs de Vienne et de Versailles, et ceux à qui ceux-ci faisaient accroire ce qu’ils voulaient, tout le monde dans tout Pétersbourg, grands et petits, était persuadé que le comte Bestoujeff était innocent, qu’il n’y avait ni crime ni délit à sa charge. On savait que le lendemain du soir qu’il avait été arrêté, on avait travaillé, dans la chambre d’Ivan Schouvaloff, à un manifeste que le sieur Volkoff, autrefois premier commissaire du comte Bestoujeff, et qui, l’année 1755, s’était sauvé de chez lui, et puis, après avoir erré dans les bois, s’était laissé reprendre, et qui dans ce moment était premier secrétaire de la conférence, avait dû écrire cette pièce qu’on voulait publier pour donner connaissance au public des causes qui avaient obligé l’Impératrice d’en agir avec le grand-chancelier comme elle avait fait. Or donc ce conventicule secret se cassant la tête à chercher des délits, convint de dire que c’était pour crime de lèse-majesté, et parceque lui Bestoujeff avait cherché à semer la zizanie entre Sa Majesté Impériale et Leurs Altesses Impériales; et sans examen ni jugement on voulut, dès le lendemain de son arrestation, l’envoyer dans une de ses terres, lui ôtant tout le reste de ses biens. Mais il y en eut qui trouvèrent que c’était trop fort que d’exiler quelqu’un sans crime ni jugement, et qu’au moins fallait-il chercher les crimes dans l’espérance d’en trouver, et que si l’on n’en trouvait pas, toujours fallait-il faire passer le prisonnier, on ne savait pas pourquoi déchu de ses charges, dignités et décorations, par un jugement des commissaires. Or ces commissaires étaient, comme je l’ai déjà dit, le maréchal Boutourline, le procureur-général prince Troubetzkoy, le général comte Alexandre Schouvaloff, et le sieur Volkoff, comme secrétaire. La première chose que messieurs les commissaires firent fut de prescrire par le collége des affaires étrangères, aux ambassadeurs, envoyés et employés de la Russie aux cours étrangères, d’envoyer copie des dépêches que leur avait écrit le comte Bestoujeff, depuis qu’il était à la tête des affaires. Ceci était pour trouver dans ces dépêches des crimes. On disait qu’il n’écrivait que ce qu’il voulait et des choses contradictoires aux ordres et à la volonté de l’Impératrice. Mais comme Sa Majesté n’écrivait ni ne signait rien, il était difficile d’agir contre ses ordres, et pour les ordres verbaux Sa Majesté Impériale n’était guère dans le cas d’en donner au grand-chancelier, qui pendant des années entières n’avait pas l’occasion de la voir: et les ordres verbaux par un tiers, à strictement parler, pouvaient être mal entendus et être aussi mal rendus que mal reçus et compris. Mais de tout ceci il n’advint rien, sinon l’ordre dont j’ai fait mention, parceque personne des employés ne se donna la peine de parcourir son archive de vingt ans, de la copier pour y chercher des crimes à celui dont ces employés mêmes avaient suivi les instructions et les directions, et par là-même pouvaient se trouver mêlés, avec la meilleure volonté du monde, dans ce qu’on y trouverait peut-être de répréhensible. Outre cela l’envoi seul de telles archives devait jeter la couronne dans des dépenses considérables, et arrivées à Pétersbourg, il y aurait eu de quoi lasser la patience, pendant plusieurs années, de bien des personnes pour y trouver et débrouiller ce qui peut-être encore ne s’y trouvait pas. Cet ordre envoyé ne fut jamais rempli. On s’ennuya de l’affaire même, et on la finit au bout d’un an par le manifeste qu’on avait commencé à composer le lendemain du jour où on avait mis aux arrêts le grand-chancelier.
L’après-dîner du jour que Stambke était venu chez moi, l’Impératrice fit dire au grand-duc de renvoyer Stambke en Holstein, parcequ’on avait découvert ses intelligences avec Bestoujeff, et qu’il méritait d’être arrêté, mais que par considération pour Son Altesse Impériale, comme son ministre, on le laissait libre, à condition qu’il fût tout de suite renvoyé. Stambke fut expédié immédiatement, et avec son départ finit ma manutention des affaires du Holstein. On fit entendre au grand-duc que l’Impératrice n’avait pas pour agréable que je m’en mêlasse, et Son Altesse Impériale y était assez porté de lui-même. Je ne me souviens pas trop qui il prit à la place de Stambke, mais je pense que ce fut un nommé Wolff. Le ministère de l’Impératrice demanda alors formellement au roi de Pologne le rappel du comte Poniatowsky, dont on avait trouvé un billet, fort innocent à la vérité, pour le comte Bestoujeff, mais toujours adressé à un prétendu prisonnier d’état. Dès que j’appris le renvoi de Stambke et le rappel du comte Poniatowsky, je ne me préparai à rien de bon, et voici ce que je fis. J’appelai mon valet de chambre Skourine, et lui dis de rassembler tous mes livres de comptes et tout ce qui pouvait seulement avoir l’air d’un papier quelconque entre mes effets, et de me l’apporter. Il exécuta mes ordres avec zèle et exactitude. Quand tout fut dans ma chambre je le renvoyai. Quand il fut sorti, je jetai tous ces livres au feu, et lorsque je les vis à demi consumés, je rappelai Skourine et lui dis: «Tenez, soyez témoin que tous mes papiers et comptes sont brûlés, afin que si jamais on vous demande où ils sont, vous puissiez jurer de les avoir vus brûler par moi-même.» Il me remercia du soin que je prenais de lui, et me dit qu’il venait d’arriver un changement fort singulier dans la garde des prisonniers. Depuis la découverte de la correspondance de Stambke avec le comte Bestoujeff on faisait surveiller celui-ci de plus près, et à cet effet on avait pris chez Bernardi le sergent Kalichkine, et on l’avait mis dans la chambre et près de la personne du ci-devant grand-chancelier. Quand Kalichkine avait vu cela, il avait demandé qu’on lui donnât une partie des soldats affidés qu’il avait lorsqu’il était de garde près de Bernardi. Voilà donc l’homme le plus sûr et intelligent que nous eussions, Skourine et moi, introduit dans la chambre du comte Bestoujeff, n’ayant point perdu toute intelligence avec Bernardi. En attendant, les interrogatoires du comte Bestoujeff allaient leur train. Kalichkine se fit connaître au comte pour un homme qui m’était dévoué, et en effet il lui rendit mille services. Il était, comme moi, intimement persuadé que le grand-chancelier était innocent, et la victime d’une puissante cabale; le public l’était aussi. Au grand-duc, je voyais qu’on lui avait fait peur, et qu’on lui avait donné des soupçons comme quoi je n’ignorais pas la correspondance de Stambke avec le prisonnier d’état. Je voyais que Son Altesse Impériale n’osait quasi me parler, et évitait de venir dans ma chambre où j’étais pour le coup fine seule et ne voyant âme qui vive. Moi-même j’évitais de faire venir quelqu’un, crainte de les exposer à quelque malheur ou désagrément. A la cour, crainte que l’on ne m’évitât, je me retins d’approcher tous ceux que je supposais pouvoir être dans ce cas. Les derniers jours du carnaval il devait y avoir une comédie russe au théâtre de la cour. Le comte Poniatowsky me fit prier d’y venir, parcequ’on commençait à faire courir le bruit qu’on se préparait à me renvoyer, à m’empêcher de paraître, et que sais-je moi encore, et qu’à chaque fois que je ne paraissais pas au spectacle ou à la cour, tout le monde était intrigué pour en savoir la raison, peut-être autant par curiosité que par intérêt pour moi. Je savais que la comédie russe était une des choses que Son Altesse Impériale aimait le moins, et de parler d’y aller était déjà une chose qui lui déplaisait souverainement; mais cette fois-ci le grand-duc joignait à son dégoût pour la comédie nationale un autre motif et petit intérêt personnel: c’était celui qu’il ne voyait pas encore la comtesse Elisabeth Voronzoff chez lui; mais comme elle se tenait dans l’antichambre avec les autres demoiselles d’honneur, c’était là que Son Altesse Impériale faisait ou sa conversation ou sa partie avec elle. Si j’allais à la comédie, ces demoiselles étaient obligées de m’y suivre, ce qui dérangeait Son Altesse Impériale, qui n’aurait trouvé d’autre ressource que d’aller boire chez lui dans son appartement. Sans égard à ces circonstances, comme j’avais donné parole d’aller à la comédie, je fis dire au comte Alexandre Schouvaloff d’ordonner un carrosse parceque j’étais intentionnée ce jour-là d’aller à la comédie. Le comte Schouvaloff vint chez moi et me dit que le dessein que j’avais d’aller à la comédie ne faisait pas plaisir au grand-duc. Je lui répondis que comme je ne composais pas la société de Son Altesse Impériale, je pensais qu’il pouvait lui être égal si j’étais seule dans ma chambre ou dans ma loge au spectacle. Il s’en alla clignotant de l’œil, comme il faisait toujours quand il était affecté de quelque chose. Quelque temps après le grand-duc vint dans ma chambre: il était dans une colère terrible, criant comme un aigle, disant que je prenais plaisir à le faire enrager, et que j’avais imaginé d’aller à la comédie parceque je savais qu’il n’aimait pas ce spectacle-là; mais je lui représentai qu’il faisait mal de ne pas l’aimer. Il me dit qu’il défendrait de me donner mon carrosse. Je lui dis que j’irais à pied et que je ne pouvais deviner quel plaisir il avait à me faire mourir d’ennui, seule dans ma chambre, dans laquelle pour toute compagnie j’avais mon chien et mon perroquet. Après avoir longtemps disputé et parlé fort haut tous les deux, il s’en alla, plus en colère que jamais, et moi persistant d’aller à la comédie. Vers l’heure du spectacle j’envoyai demander au comte Schouvaloff si les carrosses étaient prêts; il vint chez moi, et me dit que le grand-duc avait défendu de m’en donner. Alors je m’en fâchai tout de bon, et je dis que j’y allais à pied, et que si on défendait aux dames et aux cavaliers de me suivre, j’irais toute seule, et qu’outre cela je me plaindrais, par écrit, à l’Impératrice, et du grand-duc et de lui. Il me dit: «Que lui direz-vous?»—«Je lui dirai,» dis-je, «la façon dont je suis traitée, et que vous, pour ménager au grand-duc un rendez-vous avec mes filles d’honneur, vous l’encouragez à m’empêcher d’aller au spectacle, où je puis avoir le bonheur de voir Sa Majesté Impériale. Et outre cela je la prierai de me renvoyer chez ma mère, parceque je suis lasse et ennuyée du rôle que je joue, seule et délaissée dans ma chambre, haïe du grand-duc, et point aimée de l’Impératrice. Je ne désire que mon repos, et ne veux plus être à charge à personne, ni rendre malheureux quiconque m’approche, et particulièrement mes pauvres gens dont il y en a eu tant d’exilés, parceque je leur voulais ou faisais du bien; et sachez que de ce pas je m’en vais écrire a Sa Majesté Impériale, et je verrai un peu comment vous même vous ne porterez pas ma lettre.» Mon homme s’effraya du ton déterminé que je prenais; il sortit, et moi je me mis à écrire ma lettre à l’Impératrice en russe, que je rendis aussi pathétique que je pus. Je commençai par la remercier des bontés et grâces dont elle m’avait comblée dès mon arrivée en Russie, disant que malheureusement l’événement prouvait que je ne les avais pas méritées, parceque je ne m’étais attirée que la haine du grand-duc et la disgrâce très marquée de Sa Majesté Impériale; que, voyant mon malheur et que je restais dans ma chambre, où l’on me privait des passe-temps même les plus innocents, je la priais instamment de finir mes malheurs en me renvoyant, de telle façon qu’elle jugerait convenable, à mes parents; que mes enfants, ne les voyant point, quoique je demeurasse avec eux dans la même maison, il me devenait indifférent d’être dans le même lieu où ils étaient ou à quelques centaines de lieues d’eux; que je savais qu’elle en prenait un soin qui surpassait ceux que mes faibles facultés me permettraient de leur donner; que j’osais la prier de les leur continuer, et que, dans cette confiance, je passerais le reste de ma vie chez mes parents, à prier Dieu pour elle, le grand-duc, mes enfants, et tous ceux qui m’avaient fait du bien et du mal; mais que l’état de ma santé par le chagrin était réduit à un tel état que je devais faire ce que je pourrais pour du moins me sauver la vie, et qu’à cet effet je m’adressais à elle pour me laisser aller aux eaux, et de-là chez mes parents. Cette lettre écrite, je fis appeler le comte Schouvaloff, qui, en entrant, me dit que les carrosses que j’avais demandés étaient prêts. Je lui dis, en lui remettant ma lettre pour l’Impératrice, qu’il pouvait dire aux dames et aux cavaliers qui voudraient ne pas me suivre à la comédie, que je les dispensais d’y aller avec moi. Le comte Schouvaloff reçut ma lettre en clignotant de l’œil, mais comme elle était adressée à Sa Majesté Impériale, il fut bien obligé de la recevoir. Il rendit aussi mes paroles aux dames et aux cavaliers, et ce fut Son Altesse Impériale lui-même qui décida qui devait aller avec moi et qui devait rester avec lui. Je passai par l’antichambre, où je trouvai Son Altesse Impériale établi, avec la comtesse Voronzoff, à jouer aux cartes dans un coin. Il se leva, et elle aussi, quand il me vit, ce qu’il ne faisait d’ailleurs jamais. A cette cérémonie, je ripostai par une profonde révérence et passai mon chemin. J’allai à la comédie, où l’Impératrice ne vint pas ce jour-là; je pense que ma lettre l’en empêcha. De retour de la comédie, le comte Schouvaloff me dit que Sa Majesté Impériale aurait elle-même un entretien avec moi. Apparemment que le comte Schouvaloff rendit compte de ma lettre et de la réponse de l’Impératrice au grand-duc, car quoique depuis ce jour-là il ne mit plus les pieds chez moi, cependant il fit tout ce qu’il put pour être présent à l’entretien qu’aurait l’Impératrice avec moi, et on crut ne pas pouvoir le refuser. En attendant que ceci se passait, je me tenais tranquille dans ma chambre. J’étais intimement persuadée que si on avait eu idée de me renvoyer, ou de m’en donner la peur, la démarche que je venais de faire déconcerterait entièrement ce projet des Schouvaloff, qui ne devaient trouver d’ailleurs nulle part tant de résistance que dans l’esprit de l’Impératrice, laquelle n’était pas du tout portée pour les mesures d’éclat de ce genre; outre cela elle se souvenait encore des anciennes mésintelligences de sa famille, et aurait certainement souhaité de ne pas les voir renouvelées de ses jours. Contre moi il ne pouvait y avoir qu’un seul point, qui était celui que monsieur son neveu ne me paraissait pas le plus aimable des hommes, tout comme moi je ne lui paraissais pas non plus la plus aimable des femmes. Sur le compte de son neveu l’Impératrice pensait tout comme moi, et elle le connaissait si bien qu’il y avait déjà des années qu’elle ne pouvait se trouver nulle part avec lui un quart d’heure sans ressentir ou du dégoût, ou de la colère, ou du chagrin, et que dans sa chambre, quand il s’agissait de lui, elle en parlait ou en fondant en larmes sur le malheur d’avoir un tel héritier, ou bien aussi elle n’en parlait qu’en faisant paraître son mépris pour lui, et lui donnait souvent des épithètes qu’il ne méritait que trop. J’ai eu de ceci des preuves en main, ayant trouvé dans ses papiers deux billets écrits de la main de l’Impératrice, à je ne sais qui, mais dont l’un paraissait être pour Jean Schouvaloff, et l’autre pour le comte Rasoumowsky, où elle maudissait son neveu et l’envoyait au diable. Dans l’un il y avait cette expression: Проклятый мой племянникъ досадилъ какъ нельзя болѣе (Mon damné neveu m’a beaucoup fâchée); et dans l’autre elle disait: Племянникъ мой уродъ, черт его возьми (Mon neveu est un imbécile, que le diable l’emporte). Du reste mon parti était pris, et je regardais mon renvoi ou non-renvoi d’un œil très philosophique; je ne me serais trouvée, dans telle situation qu’il aurait plu à la providence de me placer, jamais sans ces ressources, que l’esprit et le talent donnent à chacun selon ses facultés naturelles, et je me sentais le courage de monter ou descendre, sans que par-là mon cœur et mon âme en ressentissent de l’élévation ou ostentation, ou, en sens contraire, ni rabaissement ni humiliation. Je savais que j’étais homme, et par là un être borné, et par là incapable de la perfection, mais mes intentions avaient toujours été pures et honnêtes. Si j’avais compris, dès le commencement, qu’aimer un mari qui n’était pas aimable, ni ne se donnait aucune peine pour l’être, était une chose difficile, sinon impossible; au moins lui avais-je, et à ses intérêts, voué l’attachement le plus sincère qu’un ami, et même un serviteur, peut vouer à son ami et son maître; mes conseils avaient toujours été les meilleurs dont j’avais pu m’aviser pour son bien; s’il ne les suivait pas ce n’était pas ma faute, mais celle de son jugement qui n’était ni sain ni juste. Lorsque je vins en Russie, et les premières années de notre union, pour peu que ce prince eût voulu se rendre supportable, mon cœur aurait été ouvert pour lui; il n’est pas du tout surnaturel que quand je vis que de tous les objets possibles j’étais celui auquel il prêtait le moins d’attention, précisément parceque j’étais sa femme, je ne trouvai pas cette situation ni agréable ni de mon goût, qu’elle m’ennuyait et peut-être me chagrinait. Ce dernier sentiment, celui du chagrin, je le réprimais infiniment plus que tous les autres, la fierté de mon âme et sa trempe me rendaient insupportable l’idée d’être malheureuse. Je me disais: «Le bonheur et le malheur est dans le cœur et dans l’âme d’un chacun; si tu sens du malheur mets-toi au-dessus de ce malheur, et fais en sorte que ton bonheur ne dépende d’aucun événement.» Avec une pareille disposition d’esprit, j’étais née et douée d’une très grande sensibilité, d’une figure au moins fort intéressante, qui plaisait dès le premier abord sans art ni recherche. Mon esprit était de son naturel tellement conciliant que jamais personne ne s’est trouvé avec moi un quart d’heure sans qu’on ne fût dans la conversation à son aise, causant avec moi comme si l’on m’eût connue depuis longtemps. Naturellement indulgente, je m’attirais la confiance de ceux qui avaient à faire avec moi, parceque chacun sentait que la plus exacte probité et la bonne volonté étaient les mobiles que je suivais le plus volontiers. Si j’ose me servir de cette expression, je prends la liberté d’avancer sur mon compte que j’étais un franc et loyal chevalier, dont l’esprit était plus mâle que femelle; mais je n’étais, avec cela, rien moins qu’hommasse, et on trouvait en moi, joints à l’esprit et au caractère d’un homme, les agréments d’une femme très aimable: qu’on me pardonne cette expression en faveur de la vérité de l’aveu que fait mon amour-propre sans se couvrir d’une fausse modestie. Au reste, cet écrit même doit prouver ce que je dis de mon esprit, de mon cœur, et de mon caractère. Je viens de dire que je plaisais, par conséquent la moitié du chemin de la tentation était faite, et il est en pareil cas de l’essence de l’humaine nature que l’autre ne saurait manquer, car tenter et être tenté sont fort proche l’un de l’autre, et malgré les plus belles maximes de morale imprimées dans la tête, quand la sensibilité s’en mêle, dès que celle-ci apparaît on est déjà infiniment plus loin qu’on ne croit, et j’ignore encore jusqu’ici comment on peut l’empêcher de venir. Peut-être la fuite seule pourrait y remédier, mais il y a des cas, des situations, des circonstances, où la fuite est impossible, car comment fuir, éviter, tourner le dos, au milieu d’une cour. La chose même ferait jaser. Or, si vous ne fuyez pas, il n’y a rien de si difficile, selon moi, que d’échapper à ce qui vous plaît foncièrement. Tout ce qu’on vous dira à la place de ceci ne sera que des propos de pruderie non calqués sur le cœur humain, et personne ne tient son cœur dans sa main, et le resserre ou le relâche, à poing fermé ou ouvert, à volonté.
J’en reviens à mon récit. Le lendemain de cette comédie je me dis malade et ne sortis plus, attendant tranquillement la décision de Sa Majesté Impériale sur mon humble requête; seulement la première semaine de carême, je jugeai à propos de faire mes dévotions, afin qu’on vît mon attachement à la foi orthodoxe grecque. La seconde ou troisième semaine j’eus un nouveau chagrin cuisant. Un matin, après m’être levée, mes gens m’avertirent que le comte Alexandre Schouvaloff avait fait appeler Mme Vladislava. Ceci me parut assez singulier. J’attendis avec inquiétude qu’elle revînt, mais en vain. Vers une heure après midi le comte Schouvaloff vint me dire que l’Impératrice avait jugé à propos de l’ôter d’auprès de moi. Je fondis en larmes, et lui dis que Sa Majesté Impériale était assurément la maîtresse d’ôter ou de placer auprès de moi qui il lui plaisait, mais que j’étais fâchée de voir de plus en plus que tous ceux qui m’approchaient étaient autant de victimes vouées à la disgrâce de Sa Majesté Impériale, et que pour qu’il y eût moins de malheureux, je le priais, lui, et le sollicitais de solliciter Sa Majesté Impériale de finir au plus tôt l’état auquel j’étais réduite, de ne faire que des malheureux, par mon renvoi chez mes parents. Je l’assurai encore que Mme Vladislava ne servirait aucunement à donner aucun éclaircissement sur rien, parceque ni elle ni personne ne possédait ma confiance. Le comte Schouvaloff voulait parler, mais voyant mes sanglots, il se mit à pleurer avec moi, et me dit que l’Impératrice me parlerait là-dessus à moi-même. Je le priai d’en presser le moment, ce qu’il me promit. Alors j’allai dire à mes gens ce qui venait d’arriver, et leur dis que si l’on mettait chez moi quelque duègne qui me déplairait, à la place de Mme Vladislava, elle se préparerait à recevoir de moi tous les mauvais traitements imaginables, et jusqu’aux coups même, et je les priai de redire cela à qui bon leur semblerait, afin de dégoûter toutes celles qu’on voudrait placer auprès de moi de s’empresser d’accepter cette place, étant lasse de souffrir, et voyant que ma douceur et ma patience n’amenaient rien autre chose que de faire aller de mal en pis tout ce qui me regardait, et que par conséquent j’allais changer de conduite tout-à-fait. Mes gens ne manquèrent pas de redire ce que je voulais.
Le soir de ce jour, où j’avais beaucoup pleuré, me promenant dans ma chambre en long et en large, et ayant le corps et l’esprit assez agités, je vis entrer dans ma chambre à coucher, où j’étais toute seule comme toujours, une de mes femmes de chambre, nommée Catherine Ivanovna Chérégorodskaya. Celle-ci me dit, en pleurant et avec une grande affection: «Nous craignons tous que vous ne succombiez à l’état dans lequel nous vous voyons; permettez-moi que je m’en aille aujourd’hui chez mon oncle, le confesseur de l’Impératrice et le vôtre; je lui parlerai, lui dirai tout ce que vous m’ordonnerez, et je vous promets qu’il saura parler à l’Impératrice de telle façon que vous en serez contente.» Alors, voyant sa bonne volonté, je lui contai tout au net l’état des choses, ce que j’avais écrit à Sa Majesté Impériale et tout le reste. Elle alla chez son oncle, et après lui avoir parlé et l’avoir disposé en ma faveur, elle revint vers les onze heures me dire que le confesseur, son oncle, me conseillait de me dire malade pendant la nuit et de demander à me confesser, et à cet effet de le faire appeler, afin qu’il pût dire à l’Impératrice tout ce qu’il aurait entendu de ma propre bouche. J’approuvai beaucoup cette idée, et je promis de la mettre en œuvre, et la renvoyai en la remerciant, elle et son oncle, de l’attachement qu’ils me marquaient. A la lettre entre les deux et trois heures du matin je sonnai; une de mes femmes entra; je lui dis que je me sentais si mal que je demandais à me confesser. Au lieu du confesseur, le comte Alexandre Schouvaloff vint courir chez moi, auquel, d’une voix faible et entrecoupée, je renouvelai la demande de faire appeler mon confesseur. Il envoya chercher les médecins; à ceux-ci je dis qu’il me fallait des secours spirituels, que j’étouffais. L’un me tâta le pouls et dit qu’il était faible; moi je disais mon âme en danger et mon corps n’ayant plus besoin des médecins. Enfin le confesseur arriva, et on nous laissa seuls. Je le fis asseoir à côté de mon lit, et nous eûmes une conversation au moins d’une heure et demie. Je lui dis et contai l’état passé et présent des choses, la conduite du grand-duc à mon égard, la mienne vis-à-vis de Son Altesse Impériale, la haine des Schouvaloff, les exils continuels ou renvois de plusieurs de mes gens, et toujours ceux qui s’attachaient le plus à moi, ensuite de quoi les Schouvaloff m’attiraient la haine de Sa Majesté Impériale, et enfin où en étaient pour le présent les choses, ce qui m’avait porté d’écrire à l’Impératrice la lettre par laquelle je demandais mon renvoi. Je le priai de me procurer une prompte réponse à ma prière. Je le trouvai de la meilleure volonté du monde pour moi, et moins sot qu’on ne disait qu’il l’était. Il me dit que ma lettre faisait et ferait l’effet désiré, que je devais persister à demander d’être renvoyée, et que pour sûr on ne me renverrait pas, parcequ’on ne pourrait justifier ce renvoi aux yeux du public, qui avait l’attention tournée sur moi. Il convint qu’on en agissait cruellement avec moi, et que l’Impératrice, m’ayant choisie dans un âge fort tendre, m’abandonnait à la merci de mes ennemis, et qu’elle ferait beaucoup mieux de renvoyer mes rivales, et surtout Elisabeth Voronzoff, et de tenir en bride ses favoris, qui étaient devenues les sangsues du peuple par tous les monopoles que MM. Schouvaloff inventaient tous les jours, et qui outre cela faisaient crier tout le monde à l’injustice, témoin l’affaire du comte Bestoujeff, de l’innocence duquel le public était persuadé. Il finit cet entretien en me disant que tout de suite il se rendrait chez l’Impératrice, où il attendrait son réveil pour lui parler, et presser l’entretien qu’elle m’avait promis et qui devait être décisif, et que je ferais bien de rester dans mon lit; qu’il dirait que le chagrin et la douleur pouvaient me tuer, si l’on n’y portait un prompt remède, et ne me tirait, de façon où d’autre, de l’état où j’étais, seule et abandonnée de tout le monde.
Il tint parole et représenta à l’Impératrice mon état avec des couleurs si vives que Sa Majesté appela le comte Alexandre Schouvaloff, et lui ordonna de voir si je serais en état de venir lui parler la nuit suivante. Le comte Schouvaloff vint me dire cela; je lui dis qu’à cette fin je ramasserais tout le reste de mes forces. Vers le soir je me levai du lit, quand Schouvaloff vint me dire qu’après minuit il viendrait me chercher pour m’accompagner dans l’appartement de Sa Majesté Impériale. Le confesseur me fit dire par sa nièce que les choses prenaient un assez bon train, et que l’Impératrice me parlerait le même soir. Je m’habillai donc vers les dix heures du soir, et me mis tout habillée sur un canapé, où je m’endormis. A une heure et demie environ, le comte Schouvaloff entra dans ma chambre et me dit que l’Impératrice me demandait. Je me levai et le suivis. Nous passâmes par des antichambres où il n’y avait personne. En arrivant à la porte de la galerie, je vis le grand-duc traverser la porte opposée, et qu’il se rendait tout comme moi chez Sa Majesté Impériale. Depuis le jour de la comédie je ne l’avais pas vu. Même lorsque je m’étais dite en danger de la vie, il n’était venu ni n’avait envoyé demander comment je me portais. J’appris depuis que, ce jour-là même, il avait promis à Elisabeth Voronzoff de l’épouser si je venais à mourir, et que tous les deux se réjouissaient beaucoup de mon état.
Enfin parvenue à l’appartement de Sa Majesté Impériale, j’y trouvai le grand-duc. Dès que je vis l’Impératrice, je me jetai à ses genoux et la priai, avec larmes et très instamment, de me renvoyer à mes parents. L’Impératrice voulut me relever, mais je restai à ses pieds. Elle me parut plus chagrine qu’en colère, et me dit, la larme à l’œil: «Comment voulez-vous que je vous renvoie? souvenez-vous que vous avez des enfants.» Je lui dis: «Mes enfants sont entre vos mains et ne sauraient être mieux, j’espère que vous ne les abandonnerez pas.» Alors elle me dit: «Mais que dirai-je au public pour cause de ce renvoi?» Je répliquai: «Votre Majesté Impériale lui dira, si elle le juge à propos, les causes pour lesquelles je me suis attiré votre disgrâce et la haine du grand-duc.» L’Impératrice me dit: «Et de quoi vivrez-vous chez vos parents?» Je répondis: «De quoi je vécus avant que vous m’ayez fait l’honneur de me prendre.» Elle me dit à cela: «Votre mère est en fuite, elle a été obligée de se retirer de chez elle, et est allée à Paris.» A cela je lui dis: «Je le sais; on l’a crue trop attachée aux intérêts de la Russie, et le roi de Prusse l’a poursuivie.» L’Impératrice me dit une seconde fois de me lever, ce que je fis, et s’éloigna de moi en rêvant.
La chambre dans laquelle nous étions était longue et avait trois fenêtres, entre lesquelles il y avait deux tables, avec les toilettes d’or de l’Impératrice. Il n’y avait dans l’appartement, qu’elle, le grand-duc, Alexandre Schouvaloff, et moi. Vis-à-vis de l’Impératrice il y avait de larges paravents devant lesquels on avait placé un canapé. Je soupçonnai d’abord que derrière ces paravents se trouvait pour sûr Jean Schouvaloff, et peut-être aussi le comte Pierre, son cousin. J’ai appris ensuite que j’avais deviné juste en partie, que Jean Schouvaloff s’y trouvait. Je me mis à côté de la table à toilette la plus proche de la porte par laquelle j’étais entrée, et je remarquai que dans le bassin de la toilette il y avait des lettres pliées. L’Impératrice s’approcha de rechef de moi et me dit: «Dieu m’est témoin combien j’ai pleuré, quand, à votre arrivée en Russie, vous étiez malade à la mort, et si je ne vous avais pas aimée, je ne vous aurais pas gardée.» Ceci s’appelait, selon moi, s’excuser de ce que j’avais dit d’avoir encouru sa disgrâce. J’y répondis en remerciant Sa Majesté Impériale de toutes les grâces et bontés qu’elle m’avait témoignées alors et après, disant que le souvenir ne s’en effacerait jamais de ma mémoire, et que je regarderais toujours comme le plus grand de mes malheurs d’avoir encouru sa disgrâce. Alors elle s’approcha de moi encore plus près, et me dit: «Vous êtes d’une fierté extrême; souvenez-vous qu’au palais d’été je me suis approchée un jour de vous, et vous ai demandé si vous aviez mal au cou, parceque j’ai vu que vous me saluiez à peine, et que c’était par fierté que vous ne me saluiez pas que d’un coup de tête.» Je lui dis: «Mon Dieu, madame, comment pouvez-vous croire que je voulus user de fierté vis-à-vis de vous; je vous jure que jamais même je ne me suis avisée que cette question, que vous m’avez faite il y a quatre ans, pût avoir trait à quelque chose de pareil.» A ceci elle me dit: «Vous vous imaginez que personne n’a plus d’esprit que vous.» Je lui répondis: «Si j’avais cette croyance, rien ne serait plus propre à me détromper que mon état présent et cette conversation même, puisque je vois que, par bêtise, je n’ai pas compris jusqu’ici ce qu’il vous a plu de me dire il y a quatre ans.»
Le grand-duc chuchotait en attendant que Sa Majesté me parlait avec le comte Schouvaloff. Elle s’en aperçut et s’en alla vers eux. Ils se tenaient tous les deux vers le milieu de la chambre. Je n’entendis pas trop ce qui se disait entr’eux; ils ne parlaient pas trop haut, et la chambre était grande. A la fin j’entendis que le grand-duc disait en élevant la voix: «Elle est d’une méchanceté terrible, et fort entêtée.» Alors je vis qu’il s’agissait de moi, et en m’adressant au grand-duc, je lui dis: «Si c’est de moi que vous parlez, je suis bien aise de vous dire, en présence de Sa Majesté Impériale, que réellement je suis méchante vis-à-vis de ceux qui vous conseillent à faire des injustices, et que je suis devenue entêtée parceque je vois que mes complaisances ne me mênent à rien qu’à votre inimitié.» Il se mit à dire à l’Impératrice: «Votre Majesté Impériale voit elle-même comme elle est méchante, par ce qu’elle dit.» Mais sur l’Impératrice, qui avait infiniment plus d’esprit que le grand-duc, mes paroles firent une impression différente. Je voyais clairement qu’à mesure que la conversation avançait, quoiqu’on lui eût recommandé, ou qu’elle même eût pris la résolution de me montrer de la rigueur, son esprit s’adoucissait par gradations, malgré elle et ses résolutions. Elle se tourna cependant vers lui et lui dit: «Oh! vous ne savez pas tout ce qu’elle m’a dit contre vos conseilleurs et contre Brockdorf, au sujet de l’homme que vous avez fait arrêter.» Ceci devait paraître une trahison en forme, de ma part, au grand-duc; il ne savait pas un mot de ma conversation au palais d’été avec l’Impératrice, et il voyait son Brockdorf, qui lui était devenu si cher et si précieux, accusé auprès de l’Impératrice, et cela par moi; c’était donc nous mettre plus mal ensemble que jamais, et peut-être nous rendre irréconciliables, et me priver pour toujours de la confiance du grand-duc. Je tombai presque de mon haut en entendant l’Impératrice conter au grand-duc, en ma présence, ce que je lui avais dit et cru avoir dit pour le bien de son neveu, tourner comme une arme meurtrière contre moi. Le grand-duc, fort étonné de cette confidence, dit: «Ah! voilà une anecdote que j’ignorais; elle est belle et elle prouve sa méchanceté.» Je pensais en moi-même: «Dieu sait la méchanceté de qui elle prouve!» De Brockdorf, par une transition brusque, Sa Majesté Impériale vint à la connexion découverte entre Stambke et le comte Bestoujeff, et me dit: «Je laisse à penser comme ce lui peut être excusable, d’avoir des relations avec un prisonnier d’état.» Comme dans cette affaire mon nom ne paraissait pas, et qu’il n’en avait pas été fait mention, je me tus, le prenant pour un propos qui ne me regardait pas; sur quoi l’Impératrice s’approcha de moi et me dit: «Vous vous mêlez dans bien des choses qui ne vous regardent pas; je n’aurais pas osé en faire autant du temps de l’Impératrice Anne. Comment, par exemple, avez-vous osé envoyer des ordres au maréchal Apraxine?» Je lui dis: «Moi!—jamais il ne m’est venu en idée de lui en envoyer.»—«Comment,» dit-elle, «pouvez-vous nier de lui avoir écrit? vos lettres sont là, dans ce bassin (elle me les montra du doigt). Il vous est défendu d’écrire.» Alors je lui dis: «Il est vrai que j’ai transgressé cette défense, et je vous en demande pardon; mais puisque mes lettres sont là, ces trois lettres peuvent prouver à Votre Majesté Impériale que jamais je ne lui ai envoyé d’ordres, mais que, dans l’une, je lui disais ce qu’on disait de sa conduite.» Ici elle m’interrompit en me disant: «Et pourquoi lui écriviez-vous cela?» Je lui répondis très simplement: «Parceque je m’intéressais au maréchal que j’aimais beaucoup. Je le priais de suivre vos ordres. Les deux autres lettres ne contiennent, l’une qu’une félicitation de la naissance de son fils, et l’autre que des compliments pour la nouvelle année.» A cela elle me dit: «Bestoujeff dit qu’il y en avait beaucoup d’autres.» Je répondis: «Si Bestoujeff dit cela, il ment.»—«Eh bien,» dit-elle, «puisqu’il ment sur vous, je lui ferai donner la torture.» Elle croyait par là m’épouvanter. Moi je lui répondis qu’elle était la souveraine maîtresse de faire ce qu’elle jugerait à propos, mais que je n’avais absolument écrit que ces trois lettres à Apraxine. Elle se tut et parut se recueillir.
Je rapporte les traits les plus saillants de cette conversation, qui sont restés dans ma mémoire; mais il me serait impossible de me ressouvenir de tout ce qui se dit pendant une heure et demie au moins qu’elle dura. L’Impératrice allait et venait par la chambre, tantôt s’adressant à moi, tantôt à monsieur son neveu, et plus souvent encore au comte Alexandre Schouvaloff, avec lequel le grand-duc était pour la plupart du temps en conversation, tandis que l’Impératrice me parlait. J’ai déjà dit que je remarquais dans Sa Majesté Impériale moins de colère que de souci. Pour le grand-duc, il fit paraître dans tous ses discours, pendant cet entretien, beaucoup de fiel, d’animosité et même d’emportement contre moi. Il cherchait autant qu’il pouvait, d’irriter Sa Majesté contre moi; mais comme il s’y prit bêtement, et qu’il témoigna plus de passion que de justice, il manqua son but, et l’esprit et la pénétration de l’Impératrice la rangea de mon côté. Elle écoutait, avec une attention particulière et une sorte d’approbation involontaire, mes réponses fermes et modérées aux propos hors de mesure que tenait monsieur mon époux, et dans lesquels on voyait, clair comme le jour, qu’il visait à nettoyer ma place, afin d’y faire placer, s’il le pouvait, sa maîtresse du moment. Mais ceci pouvait n’être pas du goût de l’Impératrice, ni même peut-être de celui de MM. Schouvaloff, que de se donner les comtes Voronzoff pour maîtres; mais ceci passait la faculté judiciaire de Son Altesse Impériale, qui croyait toujours tout ce qu’il souhaitait et qui écartait toute idée contraire à celle qui le maîtrisait, et qui en fit tant que l’Impératrice s’approcha de moi et me dit à voix basse: «J’aurais bien des choses encore à vous dire, mais je ne puis parler parceque je ne veux pas vous brouiller plus que vous ne l’êtes déjà.» Et, des yeux et de la tête, elle me montra que c’était à cause de la présence des assistants. Moi, voyant cette marque d’intime bienveillance, qu’elle me donnait dans une situation aussi critique, je devins tout cœur et je lui dis, fort bas aussi: «Et moi aussi je ne puis parler, quelque pressant désir que j’aurais à vous ouvrir mon cœur et mon âme.» Je vis que ce que je venais de dire fit sur elle une impression favorable pour moi. Les larmes lui étaient venues à l’œil, et pour cacher qu’elle était émue, et à quel point, elle nous congédia, disant qu’il était fort tard; et réellement il était près de trois heures du matin. Le grand-duc sortit le premier; je le suivis. Au moment où le comte Alexandre Schouvaloff voulut passer la porte après moi, Sa Majesté l’appela, et il resta chez elle. Le grand-duc marchait toujours à fort grands pas, je ne me pressai pas cette fois-ci de le suivre; il rentra dans ses chambres et moi dans les miennes. Je commençais à me déshabiller pour me coucher, lorsque j’entendis frapper à la porte par laquelle j’étais entrée. Je demandai qui c’était. Le comte Alexandre Schouvaloff me dit que c’était lui, me priant d’ouvrir, ce que je fis. Il me dit de renvoyer mes femmes; elles sortirent; et alors il me dit que l’Impératrice l’avait rappelé et qu’après lui avoir parlé quelque temps, elle l’avait chargé de me faire ses compliments et de ne pas m’affliger, qu’elle aurait une seconde conversation avec moi seule. Je m’inclinai profondément devant le comte Schouvaloff, et lui dis de présenter mes très humbles respects à Sa Majesté Impériale et de la remercier de ses bontés pour moi, qui me rendaient la vie; que j’attendrais cette seconde conversation avec l’impatience la plus vive, et que je le priais d’en presser le moment. Il me dit de n’en parler à âme qui vive, et nommément au grand-duc, que l’Impératrice voyait, à regret, fort irrité contre moi. Je le promis. Je pensais: «Mais si on est fâché qu’il soit irrité, pourquoi l’irriter encore plus par la conversation au palais d’été, au sujet des gens qui l’abrutissaient.»
Ce retour imprévu de l’intimité et de confiance de la part de l’Impératrice me fit cependant grand plaisir. Le lendemain je dis à la nièce du confesseur de remercier son oncle du service signalé qu’il venait de me rendre, en me procurant cette conversation avec Sa Majesté Impériale. Elle revint de chez son oncle, et me dit qu’il savait que l’Impératrice avait dit que son neveu était une bête, mais que la grande-duchesse avait beaucoup d’esprit. Ce propos me revint de plus d’un côté, et que sa Majesté ne faisait que vanter, entre ses intimes, mes facultés, ajoutant souvent: «Elle aime la vérité et la justice, c’est une femme qui a beaucoup d’esprit; mais mon neveu est une bête.»
Je me renfermais dans mon appartement comme ci-devant, sous prétexte de mauvaise santé. Je me souviens que je lisais alors les cinq premiers tomes de l’Histoire des voyages, avec la carte sur la table, ce qui m’amusait et m’instruisait. Quand j’étais lasse de cette lecture, je feuilletais les premiers volumes de l’Encyclopédie, et j’attendais le jour où il plairait à l’Impératrice de m’admettre à une seconde conversation. De temps en temps j’en renouvelais la demande au comte Schouvaloff, lui disant que je souhaitais beaucoup que mon sort fût enfin décidé. Pour du grand-duc, je n’en entendais plus du tout parler; je savais seulement qu’il attendait avec impatience mon renvoi, et qu’il comptait pour sûr épouser Elisabeth Voronzoff, en secondes noces: elle venait dans son appartement et en faisait déjà les honneurs. Apparemment que son oncle, le vice-chancelier, qui était un hypocrite, s’il en fut jamais, apprit les projets de son frère, peut-être ou plutôt de ses neveux, qui n’étaient que des enfants alors, le plus âgé ayant à peine vingt ans ou environ; et crainte que son crédit réchauffé n’en souffrît près de Sa Majesté, il brigua la commission de me dissuader à demander mon renvoi; car voici ce qui arriva.
Un beau matin on vint m’annoncer que le vice-chancelier, comte M. Voronzoff, demandait à me parler, de la part de l’Impératrice. Tout étonnée de cette députation extraordinaire, quoique pas encore habillée, je fis entrer monsieur le vice-chancelier. Il commença par me baiser la main et me la presser avec beaucoup d’affection, après, quoi il s’essuya les yeux dont il coulait quelques larmes. Comme j’étais alors un peu prévenue contre lui, je ne donnai point grande confiance à ce préambule, qui devait marquer son zèle, mais le laissai faire ce que je regardais comme une espèce de simagrée. Je le priai de s’asseoir. Il était un peu essoufflé, à quoi donnait lieu une espèce de goître duquel il souffrait. Il s’assit avec moi, et me dit que l’Impératrice l’avait chargé de me parler et de me dissuader d’insister sur mon renvoi; que même Sa Majesté Impériale lui avait ordonné de me prier, de sa part à elle, de renoncer à cette idée, à laquelle elle ne consentirait jamais, et que lui particulièrement me priait et me conjurait de lui donner ma parole de ne plus en parler jamais; que ce projet chagrinait vraiment l’Impératrice et tous les honnêtes gens, du nombre desquels il m’assura qu’il était. Je lui répondis qu’il n’y avait rien que je ne fis volontiers pour plaire à Sa Majesté Impériale et aux honnêtes gens, mais que je croyais ma vie et ma santé en danger par le genre de vie auquel j’étais en butte; que je ne faisais que des malheureux; qu’on exilait continuellement et qu’on renvoyait tout ce qui m’approchait; que le grand-duc, on l’envenimait contre moi jusqu’à la haine; qu’il ne m’avait d’ailleurs jamais aimée; que Sa Majesté me donnait aussi des marques presque continuelles de sa disgrâce, et que, me voyant à charge à tout le monde et mourant d’ennui et de chagrin moi-même, j’avais demandé d’être renvoyée, afin de délivrer ce personnage si à charge et qui dépérissait de chagrin et d’ennui. Il me parla de mes enfants. Je lui dis que je ne les voyais pas, et que depuis mes relevailles je n’avais pas encore vu la cadette, et ne pouvais la voir sans un ordre exprès de l’Impératrice, à deux chambres de laquelle ils étaient logés, leur appartement faisant partie du sien; que je ne doutais point qu’elle n’en eût grand soin, mais qu’étant privée de la satisfaction de les voir, il était indifférent pour moi d’être à cent pas ou à cent lieues d’eux. Il me dit que l’Impératrice aurait avec moi une seconde conversation, et il ajouta qu’il serait bien à souhaiter que Sa Majesté Impériale se rapprochât de moi. Je lui répondis en le priant d’accélérer cette seconde conversation, et que moi, de mon côté, je ne négligerais rien de ce qui pût faciliter son vœu. Il resta plus d’une heure chez moi, et parla longtemps et beaucoup, d’une quantité de choses. Je remarquai que la hausse de son crédit lui avait donné, dans son parler et dans son maintien, quelque chose d’avantageux qu’il n’avait pas ci-devant, où je l’avais vu en rang d’oignon avec quantité de monde, et où, mécontent de l’Impératrice, des affaires et de ceux qui possédaient la faveur et la confiance de Sa Majesté Impériale, il m’avait dit un jour, à la cour, voyant que l’Impératrice parlait fort longtemps à l’ambassadeur d’Autriche, tandis que lui et moi et tout le monde se tenait debout (nous étions las à mourir): «Voulez-vous parier qu’elle ne dit que des fadaises?» Je lui répondis, en riant: «Mon Dieu! que dites-vous là!» Il me répartit, en russe, ces paroles caractéristiques: «Она съ природы......» (Elle est de nature.....[M]) Enfin il s’en alla en m’assurant de son zèle, et prit congé de moi en me baisant de rechef la main.
Pour le coup je pouvais être sûre de n’être pas renvoyée, puisqu’on me priait de ne pas même parler de l’être; mais je jugeai à propos de ne pas sortir et de continuer à rester dans ma chambre, comme si je n’attendais la décision de mon sort que de la seconde conversation que je devais avoir avec l’Impératrice. Celle-ci, je l’attendis long-temps. Je me souviens que le 21 d’avril (1759), jour de ma naissance, je ne sortis pas. L’Impératrice me fit dire, à l’heure de son dîner, par Alexandre Schouvaloff, qu’elle buvait à ma santé. Je la fis remercier de ce qu’elle voulait bien se souvenir de moi, ce jour, disais-je, de ma malheureuse naissance, que je maudirais si je n’avais pas reçu le même jour le baptême. Quand le grand-duc sut que l’Impératrice avait envoyé chez moi, ce jour-là, avec message, il s’avisa de me faire le même message. Quand on vint me le dire, je me levai, et, avec une très profonde révérence, j’articulai mes remercîments.
Pendant ce temps-là, le prince Charles de Saxe était venu pour la seconde fois à St Pétersbourg. Le grand-duc l’avait assez cavalièrement reçu la première fois, mais cette seconde fois Son Altesse Impériale se croyait autorisé de ne garder avec lui aucune mesure, et voici pourquoi. A l’armée russe, ce n’était pas un secret qu’à la bataille de Zorndorf le prince Charles de Saxe avait été un des premiers à fuir; on disait même qu’il avait poussé cette fuite sans s’arrêter jusqu’à Landsberg. Or Son Altesse Impériale, ayant entendu cela, prit la résolution qu’en qualité de poltron avéré il ne lui parlerait plus, ni ne voulait avoir affaire avec lui. A ceci il y a toute apparence que la princesse de Courlande, fille de Biren, dont j’ai déjà souvent eu l’occasion de parler, ne contribuait pas peu, parcequ’on commençait alors à chuchoter que le projet était de faire le prince Charles de Saxe, duc de Courlande. Le père de la princesse de Courlande était toujours retenu à Yaroslav. Elle communiquait son animosité au grand-duc, sur lequel elle avait conservé une sorte d’ascendant. Cette princesse était alors promise, pour la troisième fois, au baron Alexandre Tcherkassoff, qu’elle épousa effectivement l’hiver après.
Enfin, peu de jours avant que d’aller à la campagne, le comte Alexandre Schouvaloff vint me dire, de la part de l’Impératrice, que je devais demander par lui, cette après-dîner, à aller voir mes enfants, et qu’alors, en sortant de chez eux, j’aurais cette seconde entrevue avec Sa Majesté Impériale, depuis si longtemps promise. Je fis ce qu’on me dit, et, en présence de beaucoup de monde, je dis au comte Schouvaloff de demander à Sa Majesté Impériale la permission d’aller voir mes enfants. Il s’en alla, et quand il revint il me dit qu’à trois heures je pouvais y aller. Je fus très exacte à m’y rendre. Je restai chez mes enfants jusqu’à ce que le comte Schouvaloff vint me dire que Sa Majesté était visible. J’allai chez elle. Je la trouvai toute seule, et pour le coup il n’y avait point d’écrans dans la chambre, par conséquent elle et moi nous pûmes parler en liberté. Je commençai par la remercier de l’audience qu’elle me donnait, lui disant que la promesse seule très gracieuse qu’elle avait bien voulu m’en faire, m’avait rappelée à la vie. Ensuite de quoi elle me dit: «J’exige que vous me disiez vrai sur tout ce que je vous demanderai.» Je lui répondis par l’assurer qu’elle n’entendrait que la plus exacte vérité de ma bouche, et que je ne demandais pas mieux que de lui ouvrir mon cœur sans restriction aucune. Alors elle me demanda de rechef si réellement il n’y avait eu que ces trois lettres écrites à Apraxine. Je le lui jurai, avec la plus grande vérité, comme en effet la chose était. Puis elle me demanda des détails sur la vie du grand-duc..............
JEAN CHILDS ET FILS, IMPRIMEURS.
NOTES:
[A] Voir Memoirs of the Princess Daschkow. London. Trübner, 1858.
[B] Du développement des idées révolutionnaires en Russie. 2 Ed. Londres, 1853.
[C] officiel?
[D] diplomatique?
[E] rancune?
[F] Devierre?
[G] montagnes russes?
[H] Dartres?
[I] éveillée?
[J] chambre?
[K] Tafeldecker?
[L] rancune?
[M] Sotte (Doura, en russe).
| On a effectué les corrections suivantes: |
|---|
| cruanté=> cruanté {pg ix} |
| premières annés=> premières années {pg 3} |
| Enfin le 29 aout=> Enfin le 29 août {pg 21} |
| tout ce automne=> tout cet automne {pg 21} |
| traineaux=> traîneaux {pg 25} |
| Ma mère sa fâcha=> Ma mère sea fâcha {pg 26} |
| par un salle commune=> par une salle commune {pg 27} |
| fort gènée=> fort gênée {pg 28} |
| ame qui vive=> âme qui vive {pg 38} |
| tout la cour=> toute la cour {pg 38} |
| finît=> finit {pg 40} |
| inouis=> inouïs {pg 44} |
| ou habitait=> où habitait {pg 48} |
| feras plaisir=> ferais plaisir {pg 54} |
| marionettes=> marionnettes {pg 54} |
| et se courrouca de=> et se courrouça de {pg 58} |
| l’après dinée=> l’après dîner {pg 62} |
| l’ainé=> l’âiné {pg 63} |
| Timothée Yéreinoff=> Timothée Yéveinoff {pg 64} |
| après-diners=> après-dîners {pg 65} |
| l’après-diner=> l’après-dîner {pg 66} |
| Zarskoé-sélo.=> Zarskoé-Sélo. {pg 73} |
| etait=> était {pg 80} |
| le crainte=> de crainte {pg 80} |
| Ce train de vie continua tant à la campagne qu’à ville=> Ce train de vie continua tant à la campagne qu’à la ville {pg 82} |
| même au domestiques=> même aux domestiques {pg 83} |
| je faiais=> je faisais {pg 86} |
| il nous y avait logé cette=> il nous y avait logés cette {pg 88} |
| trainait=> trainaît {pg 97} |
| dinaient=> dînaient {pg 105} |
| au gens=> aux gens {pg 106} |
| précisement=> précisément {pg 108} |
| exercise détestable=> exercice détestable {pg 108} |
| etait attenante=> était attenante {pg 109} |
| Ne pouvent supporter=> Ne pouvant supporter {pg 109} |
| ce temps-lâ=> ce temps-là {pg 109} |
| puiné=> puîné {pg 112} |
| degrès=> degrés {pg 115} |
| common=> commun {pg 129} |
| la pomade=> la pommade {pg 137} |
| alors on vit=> alors on vît {pg 137} |
| ne négligaient=> ne négligeaient {pg 154} |
| pour régle=> pour règle {pg 155} |
| la galerie, ou je=> la galerie, où je {pg 156} |
| A dire la verité=> A dire la vérité {pg 156} |
| ainée=> âinée {pg 162} |
| Après pâques=> Après Pâques {pg 172} |
| addressait=> adressait {pg 174} |
| égoistes=> égoïstes {pg 178} |
| pour rémédier=> pour remédier {pg 184} |
| ou elle en voulait venir=> où elle en voulait venir {pg 187} |
| mon reveil=> mon réveil {pg 198} |
| inouie=> inouïe {pg 202} |
| la génerale Matiouchkine=> la générale Matiouchkine {pg 206} |
| ayant apris qu’elle=> ayant appris qu’elle {pg 209} |
| jusqu’au dents=> jusqu’aux dents {pg 201} |
| courait la ville et amusaient=> courait la ville et amusait {pg 229} |
| Broekdorf chez ces filles=> Brockdorf chez ces filles {pg 231} |
| chateau=> château {pg 236} |
| plus de sureté=> plus de sûreté {pg 244} |
| le comte Bruhl=> le comte Brühl {pg 255} |
| que m’avait inspiré=> que m’avait inspirés {pg 267} |
| ses yeux étaients=> ses yeux étaient {pg 267} |
| l’ainé=> l’âiné {pg 275} |
| passionément=> passionnément {pg 280} |
| rendu au troupes russes=> rendu aux troupes russes {pg 281} |
| il jettait et brûlait=> il jetait et brûlait {pg 283} |
| a être persuadé=> à être persuadé {pg 284} |
| l’avais empéché=> l’avais empêché {pg 287} |
| les fonds de baptême=> les fonts de baptême {pg 304} |
| consideration=> considération {pg 321} |
| Il est vrai que jai=> Il est vrai que j’ai {pg 342} |
| rémédier=> remédier {pg 331} |
| le relàche=> le relâche {pg 332} |
| rêduite=> réduite {pg 333} |
| réprésenta à l’Impératrice=> représenta à l’Impératrice {pg 338} |