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Mémoires de Luther écrits par lui-même, Tome I

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The Project Gutenberg eBook of Mémoires de Luther écrits par lui-même, Tome I

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Title: Mémoires de Luther écrits par lui-même, Tome I

Author: Jules Michelet

Martin Luther

Release date: June 13, 2014 [eBook #45953]
Most recently updated: October 24, 2024

Language: French

Credits: Produced by Laurent Vogel, Pierre Timmermans, Hans Pieterse
and the Online Distributed Proofreading Team at
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generously made available by the Bibliothèque nationale
de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK MÉMOIRES DE LUTHER ÉCRITS PAR LUI-MÊME, TOME I ***

Au lecteur

Table

MÉMOIRES
DE LUTHER

IMPRIMERIE DE DUCESSOIS,
Quai des Augustins, 55.

MÉMOIRES
DE LUTHER

ÉCRITS PAR LUI-MÊME,
TRADUITS ET MIS EN ORDRE
PAR M. MICHELET,
PROFESSEUR A L'ÉCOLE NORMALE, CHEF DE LA SECTION HISTORIQUE AUX ARCHIVES DU ROYAUME,

suivis d'un
Essai sur l'Histoire de la Religion,
ET DES BIOGRAPHIES

DE WICLEFF, JEAN HUSS, ÉRASME, MÉLANCHTON, HUTTEN,
ET AUTRES
PRÉDÉCESSEURS ET CONTEMPORAINS
DE LUTHER.


TOME PREMIER.


PARIS.

CHEZ L. HACHETTE,
Libraire de l'Université de France,
RUE PIERRE-SARRAZIN, 12.


1837

Ce qu'on va lire n'est point un roman historique sur la vie de Luther, pas davantage une histoire de la fondation du luthéranisme. C'est une biographie, composée d'une suite de traductions. Sauf les premières années, que Luther ne pouvait raconter lui-même, le traducteur a eu rarement besoin de prendre la parole. Il n'a guère fait autre chose que choisir, dater, ordonner les textes épars. C'est constamment Luther qui parle, toujours Luther raconté par Luther. Qui serait assez hardi pour mêler ses paroles à celles d'un tel homme? Il fallait se taire, et le laisser dire. C'est ce que l'on a fait, autant qu'il était possible.

Ce travail, publié en 1835, a été fait presque entièrement dans les années 1828 et 1829. Le traducteur de la Scienza nuova sentait vivement à cette époque le besoin de redescendre des théories aux applications, d'étudier le général dans l'individuel, l'histoire dans la biographie, l'humanité dans un homme. Il lui fallait un homme qui eût été homme à la plus haute puissance, un individu qui fût à la fois une personne réelle et une idée; de plus, un homme complet, de pensée et d'action; un homme enfin dont la vie fût connue tout entière, et dans le plus grand détail, dont tous les actes, toutes les paroles, eussent été notés et recueillis.

Si Luther n'a pas fait lui-même ses mémoires, il les a du moins admirablement préparés[1]. Sa correspondance n'est guère moins volumineuse que celle de Voltaire. De plus il n'est aucun de ses ouvrages dogmatiques ou polémiques où il n'ait, sans y songer, déposé quelque détail dont le biographe peut faire son profit. Ajoutez que toutes ses paroles ont été avidement recueillies par ses disciples. Le bon, le mauvais, l'insignifiant, ils ont tout pris; ce que Luther laissait échapper dans la conversation la plus familière, au coin du feu, au jardin, à table, après souper, la moindre chose qu'il disait à sa femme, à ses enfans, à lui-même, vite ils l'écrivaient. Un homme, observé et suivi de si près, a dû à chaque instant laisser tomber des mots qu'il eût voulu ravoir. Plus tard les luthériens y ont eu regret. Ils auraient bien voulu rayer telle ligne, arracher telle page. Quod scriptum est, scriptum est.

C'est donc ici le vrai livre des Confessions de Luther, confessions négligées, éparses, involontaires, et d'autant plus vraies. Celles de Rousseau sont à coup sûr moins naïves, celles de saint Augustin moins complètes et moins variées.

Comme biographie, celle-ci se placerait, s'il l'eût écrite lui-même en entier, entre les deux autres dont nous venons de faire mention. Elle présente réunies les deux faces qu'elles offrent séparées. Dans saint Augustin, la passion, la nature, l'individualité humaine, n'apparaissent que pour être immolées à la grâce divine. C'est l'histoire d'une crise de l'âme, d'une renaissance, d'une Vita nuova; le saint eût rougi de nous faire mieux connaître l'autre vie qu'il avait quittée. Dans Rousseau, c'est tout le contraire; il ne s'agit plus de la grâce; la nature règne sans partage, elle triomphe, elle s'étale; cela va quelquefois jusqu'au dégoût. Luther a présenté, non pas l'équilibre de la grâce et de la nature, mais leur plus douloureux combat. Les luttes de la sensibilité, les tentations plus hautes du doute, bien d'autres hommes en ont souffert; Pascal les eut évidemment, il les étouffa et il en mourut. Luther n'a rien caché, il ne s'est pu contenir. Il a donné à voir en lui, à sonder, la plaie profonde de notre nature. C'est le seul homme peut-être où l'on puisse étudier à plaisir cette terrible anatomie.

Jusqu'ici on n'a montré de Luther que son duel contre Rome. Nous, nous donnons sa vie entière, ses combats, ses doutes, ses tentations, ses consolations. L'homme nous occupe ici autant et plus que l'homme de parti. Nous le montrons, ce violent et terrible réformateur du nord, non pas seulement dans son nid d'aigle à la Wartbourg, ou bravant l'Empereur et l'Empire à la diète de Worms, mais dans sa maison de Wittemberg, au milieu de ses graves amis, de ses enfans qui entourent la table, se promenant avec eux dans son jardin, sur les bords du petit étang, dans ce cloître mélancolique qui est devenu la demeure d'une famille; nous l'entendons rêvant tout haut, trouvant dans tout ce qui l'entoure, dans la fleur, dans le fruit, dans l'oiseau qui passe, de graves et pieuses pensées. (Voy. t. II, p. 78, etc.)

Quelque sympathie que puisse inspirer cette aimable et puissante personnalité de Luther, elle ne doit pas influencer notre jugement sur la doctrine qu'il a enseignée, sur les conséquences qui en sortent nécessairement. Cet homme qui fit de la liberté un si énergique usage, a ressuscité la théorie augustinienne de l'anéantissement de la liberté. Il a immolé le libre arbitre à la grâce, l'homme à Dieu, la morale à une sorte de fatalité providentielle.

De nos jours les amis de la liberté se recommandent volontiers du fataliste Luther. Cela semble bizarre au premier coup-d'œil. Luther lui-même croyait se retrouver dans Jean Huss, dans les Vaudois, partisans du libre arbitre. C'est que ces doctrines spéculatives, quelque opposées qu'elles paraissent, se rencontrent toutefois dans leur principe d'action, la souveraineté de la raison individuelle, la résistance au principe traditionnel, à l'autorité.

Il n'est donc pas inexact de dire que Luther a été le restaurateur de la liberté pour les derniers siècles. S'il l'a niée en théorie, il l'a fondée en pratique. Il a, sinon fait, au moins courageusement signé de son nom la grande révolution qui légalisa en Europe le droit d'examen. Ce premier droit de l'intelligence humaine, auquel tous les autres sont rattachés, si nous l'exerçons aujourd'hui dans sa plénitude, c'est à lui en grande partie que nous le devons. Nous ne pouvons penser, parler, écrire, que cet immense bienfait de l'affranchissement intellectuel ne se renouvelle à chaque instant. Les lignes mêmes que je trace ici, à qui dois-je de pouvoir les publier, sinon au libérateur de la pensée moderne?

Cette dette payée à Luther, nous ne craindrons pas d'avouer que nos sympathies les plus fortes ne sont pas de ce côté. On ne trouvera point ici l'énumération des causes qui rendirent la victoire du protestantisme inévitable. Nous ne montrerons pas, après tant d'autres, les plaies d'une église où nous sommes nés, et qui nous est chère. Pauvre vieille mère du monde moderne, reniée, battue par son fils, certes, ce n'est pas nous qui voudrions la blesser encore. Nous aurons occasion de dire ailleurs combien la doctrine catholique nous semble, sinon plus logique, au moins plus judicieuse, plus féconde et plus complète que celle d'aucune des sectes qui se sont élevées contre elle. Sa faiblesse, sa grandeur aussi, c'est de n'avoir rien exclus qui fût de l'homme, d'avoir voulu satisfaire à la fois les principes contradictoires de l'esprit humain. Cela seul donnait sur elle des succès faciles à ceux qui réduisaient l'homme à tel ou tel principe, en niant les autres. L'universel, en quelque sens qu'on prenne le mot, est faible contre le spécial. L'hérésie est un choix, une spécialité. Spécialité d'opinion, spécialité de pays. Wicleff, Jean Huss, étaient d'ardens patriotes; le saxon Luther fut l'Arminius de la moderne Allemagne. Universelle dans le temps, dans l'espace, dans la doctrine, l'Église avait contre chacun l'infériorité d'une moyenne commune. Il lui fallait lutter pour l'unité du monde contre les forces diverses du monde. Comme grand nombre, elle contenait, elle traînait le mauvais bagage des tièdes et des timides. Comme gouvernement, elle rencontrait toutes les tentations mondaines. Comme centre des traditions religieuses, elle recevait de toutes parts une foule de croyances locales contre lesquelles elle avait peine à défendre son unité, sa perpétuité. Elle se présentait au monde telle que le monde et le temps l'avaient faite. Elle lui apparaissait sous la robe bigarrée de l'histoire. Ayant subi, embrassé l'humanité tout entière, elle en avait aussi les misères, les contradictions. Les petites sociétés hérétiques, ferventes par le péril et la liberté, isolées, et partant plus pures, plus à l'abri des tentations, méconnaissaient l'église cosmopolite, et se comparaient avec orgueil. Le pieux et profond mystique du Rhin et des Pays-Bas, l'agreste et simple Vaudois, pur comme l'herbe des Alpes, avaient beau jeu pour accuser d'adultère et de prostitution Celle qui avait tout reçu, tout adopté. Chaque ruisseau pourrait dire à l'Océan, sans doute: Moi, je viens de ma montagne, je ne connais d'eaux que les miennes. Toi, tu reçois les souillures du monde.—Oui, mais je suis l'Océan.

Voilà ce qu'il faudrait pouvoir dire et développer. Aucun livre plus que celui-ci, n'aurait besoin d'une introduction. Pour savoir comment Luther fut obligé de faire et subir ce qu'il appelle lui-même la plus extrême des misères; pour comprendre ce grand et malheureux homme qui remit en marche l'esprit humain à l'instant même où il croyait le reposer sur l'oreiller de la grâce; pour apprécier cette tentative impuissante d'union entre Dieu et l'homme, il faudrait connaître les essais plus conséquens que firent, avant et après, les mystiques, les rationalistes, c'est-à-dire esquisser toute l'histoire de la religion chrétienne. Cette introduction si nécessaire, peut-être dans quelque temps me déciderai-je à la donner.

Pourquoi donc ajourner encore ceci? pourquoi commencer tant de choses et s'arrêter toujours en chemin? Si l'on tient à le savoir, je le dirai volontiers.

A moitié de l'histoire Romaine, j'ai rencontré le christianisme naissant. A moitié de l'histoire de France je l'ai rencontré, vieillissant et affaissé; ici, je le retrouve encore. Quelque part que j'aille, il est devant moi, il barre ma route et m'empêche de passer.

Toucher au christianisme! ceux-là seuls n'hésiteraient point qui ne le connaissent pas..... Pour moi, je me rappelle les nuits où je veillais une mère malade; elle souffrait d'être immobile, elle demandait qu'on l'aidât à changer de place, et voulait se retourner. Les mains filiales hésitaient; comment remuer ses membres endoloris?...

Voilà bien des années que ces idées me travaillent. Elles font toujours dans cette saison d'orages le trouble, la rêverie de ma solitude. Cette conversation intérieure qui devrait améliorer, elle m'est douce au moins, je ne suis pas pressé de la finir, ni de me séparer encore de ces vieilles et chères pensées.

Août 1835.

MÉMOIRES
DE LUTHER


LIVRE PREMIER.
1483-1521.


CHAPITRE PREMIER.
1483-1517.

Naissance[a1], éducation de Luther, son ordination, ses tentations, son voyage à Rome.

«J'ai souvent conversé avec Mélanchton, et lui ai raconté toute ma vie de point en point. Je suis fils d'un paysan; mon père, mon grand-père, mon aïeul, étaient de vrais paysans. Mon père est allé à Mansfeld, et y est devenu mineur. Moi, j'y suis né. Que je dusse être ensuite bachelier, docteur, etc., cela n'était point dans les étoiles. N'ai-je pas étonné les gens en me faisant moine? puis en quittant le bonnet brun pour un autre? Cela vraiment a bien chagriné mon père, et lui a fait mal. Ensuite je me suis pris aux cheveux avec le pape, j'ai épousé une nonne échappée, et j'en ai eu des enfans. Qui a vu cela dans les étoiles? Qui m'aurait annoncé d'avance qu'il en dût arriver ainsi?»[r1]

Jean Luther, père de celui qui est devenu si célèbre, était de Mœra ou Mœrke, petit village de Saxe, près d'Eisenach. Sa mère était fille d'un bourgeois de cette ville, ou, selon une tradition que j'adopterais plus volontiers, de Neustadt en Franconie. Si l'on en croyait un auteur moderne qui ne cite point ses autorités, Jean Luther aurait eu le malheur de tuer dans une prairie, un paysan qui y faisait paître ses troupeaux, et eût été forcé de se retirer à Eisleben, plus tard dans la vallée de Mansfeld. Sa femme l'avait suivi enceinte; elle accoucha en arrivant à Eisleben de Martin Luther. Le père, qui n'était qu'un pauvre mineur, avait bien de la peine à soutenir sa famille, et l'on verra tout-à-l'heure que ses enfans furent obligés quelquefois de vivre d'aumône. Cependant, au lieu de les faire travailler avec lui, il voulut qu'ils allassent aux écoles. Jean Luther paraît avoir été un homme plein de simplicité et de foi. Lorsque son pasteur le consolait dans ses derniers momens: «Pour ne pas croire cela, dit-il, il faudrait être un homme bien tiède.» Sa femme ne lui survécut pas d'une année (1531). Ils avaient alors une petite fortune, qu'ils devaient sans doute à leur fils. Jean Luther laissa une maison, deux fourneaux à forge, et environ mille thalers en argent comptant.

Les armes du père de Luther, car les paysans en prenaient à l'imitation des armoiries des nobles, étaient tout simplement un marteau. Luther ne rougit point de ses parens. Il a consacré leur nom dans sa formule de bénédiction nuptiale: «Hans, veux-tu prendre Grethe (Jean, Marguerite).»

«C'est pour moi un devoir de piété, dit-il à Mélanchton, dans la lettre où il lui annonce la mort de Jean Luther, de pleurer celui duquel le Père de miséricorde m'a fait naître, celui par les travaux et les sueurs duquel Dieu m'a nourri et m'a formé tel que je suis, quelque peu que je sois. Certes, je me réjouis qu'il ait vécu jusqu'aujourd'hui pour voir la lumière de la vérité. Béni soit Dieu pour l'éternité dans tous ses conseils et ses décrets! amen!»

Martin Luther ou Luder, ou Lother (car il signe quelquefois ainsi)[a2], naquit à Eisleben, le 10 novembre 1483, à onze heures du soir. Envoyé de bonne heure à l'école d'Eisenach (1489), il chantait devant les maisons pour gagner son pain, comme faisaient alors beaucoup de pauvres étudians en Allemagne. C'est de lui que nous tenons cette particularité. «Que personne ne s'avise de mépriser devant moi, les pauvres compagnons qui vont chantant et disant de porte en porte: panem propter Deum! vous savez comme dit le psaume: les princes et les rois ont chanté. Et moi aussi, j'ai été un pauvre mendiant, j'ai reçu du pain aux portes des maisons, particulièrement à Eisenach, dans ma chère ville!»

Il trouva enfin une subsistance plus assurée et un asile dans la maison de la dame Ursula, femme ou veuve de Jean Schweickard, qui eut pitié de voir errer ce jeune enfant. Les secours de cette femme charitable le mirent à même d'étudier quatre ans à Eisenach. En 1501, il entra à l'université d'Erfurth, où il fut soutenu par son père. Luther rappelle quelque part sa bienfaitrice par des mots pleins d'émotion, et il en a gardé reconnaissance aux femmes toute sa vie.

Après avoir essayé de la théologie, il fut décidé, par les conseils de ses amis, à embrasser l'étude du droit, qui conduisait alors aux postes les plus lucratifs de l'État et de l'Église. Mais il ne semble pas s'y être jamais livré avec goût. Il aimait bien mieux la belle littérature, et surtout la musique. C'était son art de prédilection. Il la cultiva toute sa vie, et l'enseigna à ses enfans. Il n'hésite pas à déclarer que la musique lui semble le premier des arts après la théologie. «La musique est l'art des prophètes; c'est le seul qui, comme la théologie, puisse calmer les troubles de l'âme et mettre le diable en fuite.» Il touchait du luth, jouait de la flûte. Peut-être eût-il réussi encore dans d'autres arts. Il fut l'ami du grand peintre, Lucas Cranach. Il était, ce semble, adroit de ses mains, il apprit à tourner.

Ce goût pour la musique et la littérature, la lecture assidue des poètes qu'il mêlait aux études de la dialectique et du droit, tout cela n'annonçait point qu'il dût bientôt jouer un rôle si sérieux dans l'histoire de la religion. Diverses traditions porteraient à croire que, malgré son application, il partageait la vie des étudians allemands de cette époque: cette gaîté dans l'indigence, ces habitudes bruyantes, cet extérieur belliqueux avec une âme douce et un esprit pacifique, l'ostentation du désordre avec des mœurs pures. Certes, si quelqu'un avait rencontré Martin Luther, voyageant à pied sur la route d'Erfurth à Mansfeld, dans la troisième fête de Pâques de l'an 1503, l'épée et le couteau de chasse au côté, et se blessant lui-même de ses propres armes, il ne se serait point avisé que le maladroit étudiant dût sous peu renverser la domination de l'église catholique dans la moitié de l'Europe.

En 1505, un accident donna à la vie du jeune homme une direction toute nouvelle. Il vit un de ses amis tué d'un coup de foudre à ses côtés. Il poussa un cri, et ce cri fut un vœu à sainte Anne de se faire moine, s'il échappait. Le danger passé, il ne chercha pas à éluder un engagement arraché par la terreur. Il ne sollicita point de dispense. Il regardait le coup dont il s'était vu presque atteint, comme une menace et un ordre du ciel. Il ne différa que de quatorze jours l'accomplissement de son vœu.

Le 17 juillet 1505, après avoir passé gaîment la soirée avec ses amis à faire de la musique, il entra la nuit dans le cloître des Augustins, à Erfurth. Il n'avait apporté avec lui que son Plaute et son Virgile.

Le lendemain, il écrivit un mot d'adieu à diverses personnes, informa son père de sa résolution, et resta un mois sans se laisser voir. Il sentait combien il tenait encore au monde; il craignait le visage respecté de son père, et ses ordres et ses prières. Ce ne fut, en effet, qu'au bout de deux ans que Jean Luther le laissa faire et consentit à assister à son ordination. On avait choisi pour la cérémonie le jour où le mineur pouvait quitter ses travaux. Il vint à Erfurth avec plusieurs de ses amis, et donna au fils qu'il perdait, ce qu'il avait pu mettre de côté, vingt florins.

Il ne faut pas croire qu'en prenant ces engagemens redoutables, le nouveau prêtre fût poussé par une ferveur singulière. Nous avons vu avec quel bagage de littérature mondaine il était entré dans le cloître. Écoutons-le lui-même sur les dispositions qu'il y apportait: «Lorsque je dis ma première messe à Erfurth, j'étais presque mort: car je n'avais aucune foi. Je voyais seulement que j'étais très digne. Je ne me regardais point comme un pécheur. La première messe était chose fort célébrée et dont il revenait beaucoup d'argent. On apportait les horas canonicas avec des flambeaux. Le cher jeune seigneur, comme les paysans appelaient leur nouveau curé, devait alors danser avec sa mère, si elle vivait encore, et les assistans en pleuraient de joie. Si elle était morte, il la mettait, disait-on, sous le calice, et la sauvait du purgatoire[r2]

Luther ayant obtenu ce qu'il voulait, étant devenu prêtre, moine, tout étant consommé, et la porte close, alors commencèrent, je ne dis pas les regrets, mais les tristesses, les perplexités, les tentations de la chair, les mauvaises subtilités de l'esprit. Nous ne savons guère aujourd'hui ce que c'est que cette rude gymnastique de l'âme solitaire. Nous donnons bon ordre à nos passions. Nous les tuons à leur naissance. Dans cette énervante distraction d'affaires, d'études, de jouissances faciles, dans cette satiété précoce des sens et de l'esprit, comment se représenter les guerres spirituelles que se livrait en lui-même l'homme du moyen-âge, les douloureux mystères d'une vie abstinente et fantastique, tant de combats terribles qui ont passé sans bruit et sans mémoire entre le mur et les sombres vitraux de la pauvre cellule du moine? «Un archevêque de Mayence disait souvent: Le cœur humain est comme la meule d'un moulin. Si l'on y met du blé, elle l'écrase et en fait de la farine; si l'on n'en met point, elle tourne toujours, mais s'use elle-même[r3]

«... Lorsque j'étais moine, dit Luther, j'écrivais souvent au docteur Staupitz[r4]. Je lui écrivais une fois: Oh! mes péchés! mes péchés! mes péchés! A quoi il me répondit: «Tu veux être sans péché, et tu n'en as pourtant aucun véritable. Christ a été le pardon des péchés.»

«... Je me confessais souvent au docteur Staupitz, non d'affaires de femmes, mais de ce qui fait le nœud de la question. Il me répondait ainsi que tous les autres confesseurs: Je ne comprends pas. Enfin il vint me trouver à table et me dit: Comment donc êtes-vous si triste, frater Martine?—Ah! oui, je le suis, répondis-je.—Vous ne savez pas, dit-il, qu'une telle tentation vous est bonne et nécessaire, mais ne serait bonne qu'à vous. Il voulait dire seulement que j'étais savant, et que sans ces tentations, je deviendrais fier et orgueilleux; mais j'ai compris plus tard que c'était une voix et une parole du Saint-Esprit.»

Luther raconte ailleurs que ces tentations l'avaient réduit à un tel état, que pendant quatorze jours il n'avait ni bu, ni mangé, ni dormi[a3].

«Ah! si saint Paul vivait aujourd'hui, que je voudrais savoir de lui-même quel genre de tentation il a éprouvé. Ce n'était point l'aiguillon de la chair, ce n'était point la bonne Técla, comme le rêvent les papistes. Oh! non, ce n'était point là un péché qui lui eût déchiré la conscience. C'est quelque chose de plus haut que le désespoir causé par les péchés; c'est plutôt la tentation dont il est parlé dans le psaume: Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu délaissé? Comme s'il voulait dire: Tu m'es ennemi sans cause; et comme dans Job: Je suis pourtant juste et innocent. Je suis sûr que le livre de Job est une histoire véritable dont on a fait ensuite un poème.... Jérôme et autres pères n'ont pas senti de telles tentations. Ils n'en ont connu que de puériles, celles de la chair, qui ont pourtant bien aussi leurs ennuis. Augustin et Ambroise ont eu aussi des tentations et ont tremblé devant le glaive; mais ce n'est rien en comparaison de l'ange de Satan qui frappe des poings.... Si je vis encore un peu, je veux écrire un livre sur les tentations, sans lesquelles un homme ne peut ni comprendre la sainte Écriture, ni connaître la crainte et l'amour de Dieu.»

«... J'étais malade à l'infirmerie. Les tentations les plus cruelles épuisaient mon corps et le martyrisaient, de sorte que je pouvais à peine respirer et haleter. Aucun homme ne me consolait: tous ceux auxquels je me plaignais, répondaient: Je ne sais pas. Alors je me disais: Suis-je donc le seul qui doive être si triste en esprit?... Oh! que je voyais des spectres et des figures horribles!... Mais il y a dix ans, Dieu me donna une consolation par ses chers anges, celle de combattre et d'écrire.»

Il nous explique lui-même long-temps après, l'année même qui précéda celle de sa mort, de quelle nature étaient ces tentations si terribles. «Dès les écoles, en étudiant les épîtres de saint Paul, j'avais été saisi du plus violent désir de savoir ce que saint Paul voulait dire dans l'épître aux Romains. Un seul mot m'arrêtait: Justitia Dei revelatur in illo. Je haïssais ce mot, justitia Dei, parce que, selon l'usage des docteurs, j'avais appris à l'entendre de la justice active, par laquelle Dieu est juste, et punit les injustes et les pécheurs. Moi qui menais la vie d'un moine irrépréhensible, et qui pourtant sentais en moi la conscience inquiète du pécheur, sans parvenir à me rassurer sur la satisfaction que je pouvais faire à Dieu, je n'aimais point, non, il faut le dire, je haïssais ce Dieu juste, vengeur du péché. Je m'indignais contre lui. C'était en moi un grand murmure, si ce n'était blasphème. Je disais: «N'est-ce donc pas assez que les malheureux pécheurs, déjà perdus éternellement par le péché originel, aient été accablés de tant de calamités par la loi du décalogue; il faut encore que Dieu ajoute la douleur à la douleur par son Évangile, et que dans l'Évangile même il nous menace de sa justice et de sa colère?...» Je m'emportais ainsi dans le trouble de ma conscience, et je revenais toujours frapper au même endroit de saint Paul, brûlant de pénétrer ce qu'il voulait dire.

»Comme je méditais nuit et jour sur ces paroles (La justice de Dieu se révèle en lui, comme il est écrit: le juste vit de la foi), Dieu eut enfin pitié de moi; je compris que la justice de Dieu, c'est celle dont vit le juste, par le bienfait de Dieu, c'est-à-dire la Foi; et que le passage signifiait: l'Évangile révèle la justice de Dieu, justice passive, par laquelle le Dieu miséricordieux nous justifie par la foi. Alors je me sentis comme rené, et il me sembla que j'entrais, à portes ouvertes, dans le paradis... Je lus plus tard le livre de saint Augustin, De la lettre et de l'esprit, et je trouvai, contre mon attente, qu'il entend aussi par justice de Dieu, celle de laquelle Dieu nous revêt en nous justifiant. Je m'en réjouis, quoique la chose soit dite encore imparfaitement dans ce livre, et que ce Père ne s'explique pas complètement ni avec clarté sur la doctrine de l'imputation...»[r5]

Il ne manquait à Luther pour se confirmer dans la doctrine de la grâce, que de visiter le peuple chez lequel la grâce avait défailli. C'est de l'Italie que nous parlons. On nous dispense de peindre cette Italie des Borgia. Il y avait certainement à cette époque quelque chose qui s'est vu rarement ou jamais dans l'histoire: une perversité raisonnée et scientifique, une magnifique ostentation de scélératesse, disons tout d'un mot: le prêtre athée, se croyant roi du monde. Cela était du temps. Ce qui était du pays, ce qui ne peut changer, c'est cet invincible paganisme qui a toujours subsisté en Italie. Là, quoi qu'on fasse, la nature est païenne. Telle nature, tel art. C'est une glorieuse comédie, drapée par Raphaël, chantée par l'Arioste. Ce qu'il y a de grave, d'élevé, de divin dans l'art italien, les hommes du Nord le sentaient peu. Ils n'y reconnaissaient que sensualité, que tentations charnelles. Leur meilleure défense, c'était de fermer les yeux, de passer vite, de maudire en passant.

Le côté austère de l'Italie, la politique et la jurisprudence, ne les choquaient pas moins. Les nations germaniques ont toujours instinctivement repoussé, maudit le droit romain. Tacite raconte qu'à la défaite de Varus, les Germains se vengèrent des formes juridiques auxquelles il avait essayé de les soumettre. L'un de ces barbares clouant à un arbre la tête d'un légiste romain, lui perça la langue, et il lui disait: Siffle, vipère, siffle maintenant. Cette haine des légistes, perpétuée dans tout le moyen-âge, a été, comme on verra, vivement exprimée par Luther; et il en devait être ainsi. Le légiste et le théologien sont les deux pôles; l'un croit à la liberté, l'autre à la grâce; l'un à l'homme, l'autre à Dieu. La première croyance fut toujours celle de l'Italie. Son réformateur, Savonarole, qui parut peu avant Luther, ne proposait rien autre qu'un changement dans les œuvres, dans les mœurs, et non dans la foi.

Voilà Luther en Italie. C'est un moment de joie, d'immense espoir, que celui où l'on descend les Alpes pour entrer dans cette glorieuse contrée. Il espérait certainement raffermir sa foi dans la ville sainte, laisser ses doutes aux tombeaux des saints apôtres. La vieille Rome aussi, la Rome classique l'attirait, ce sanctuaire des lettres, qu'il avait cultivées avec tant d'ardeur dans sa pauvre ville de Wittemberg.

D'abord il est reçu à Milan dans un couvent de marbre. Il continue de couvent en couvent, c'est-à-dire de palais en palais. Partout grande chère, tables somptueuses. Le candide Allemand s'étonnait un peu de ces magnificences de l'humilité, de ces splendeurs royales de la pénitence. Il se hasarda une fois à dire aux moines italiens qu'ils feraient mieux de ne pas manger de viande le vendredi. Cette parole faillit lui coûter la vie; il n'échappa qu'avec peine à leurs embûches.

Il continue, triste, désabusé, à pied dans les plaines brûlantes de la Lombardie. Il arrive malade à Padoue; il persiste, il entre mourant à Bologne. La pauvre tête du voyageur avait été trop rudement frappée du soleil d'Italie, et de tant d'étranges choses, et de telles mœurs, et de telles paroles. Il resta alité à Bologne, dans la ville du droit romain et des légistes, croyant sa mort prochaine. Il répétait tout bas, pour se raffermir, les paroles du prophète et de l'apôtre: Le juste vit de la foi.

Il exprime naïvement dans une conversation combien l'Italie faisait peur aux bons Allemands. «Il suffit aux Italiens que vous regardiez dans un miroir pour qu'ils puissent vous tuer. Ils peuvent vous ôter tous les sens par de secrets poisons. En Italie, l'air est pestilentiel. La nuit on ferme exactement les fenêtres, et l'on bouche les fentes[r6].» Luther assure qu'il fut malade, ainsi que le frère qui l'accompagnait, pour avoir dormi les croisées ouvertes, mais ils mangèrent deux grenades par lesquelles Dieu leur sauva la vie.

Il continua son voyage, traversa seulement Florence, et entra enfin dans Rome. Il descendit au couvent de son ordre près la porte du Peuple[r7]. «Lorsque j'arrivai, je tombai à genoux, levai les mains au ciel, et je m'écriai: Salut, sainte Rome, sanctifiée par les saints martyrs, et par leur sang qui y a été versé!...» Dans sa ferveur, dit-il, il courut les saints lieux, vit tout, crut tout. Il s'aperçut bientôt qu'il croyait seul. Le christianisme semblait oublié dans cette capitale du monde chrétien. Le pape n'était plus le scandaleux Alexandre VI; c'était le belliqueux et colérique Jules II. Ce père des fidèles ne respirait que sang et ruine. On sait que son grand artiste Michel-Ange, le représenta foudroyant Bologne de sa bénédiction. Le pape venait de lui commander pour lui-même un tombeau grand comme un temple; c'est le monument dont il nous reste le Moïse, entre autres statues.

L'unique pensée du pape et de Rome, c'était alors la guerre contre les Français. Luther eût été bien reçu à parler de la grâce et de l'impuissance des œuvres, à ce singulier prêtre qui assiégeait les villes en personne, qui récemment encore n'avait voulu entrer à la Mirandole que par la brèche. Ses cardinaux, apprentis officiers, étaient des politiques, des diplomates, ou bien des gens de lettres, des savans parvenus, qui ne lisaient que Cicéron, qui auraient craint de compromettre leur latinité en ouvrant la Bible. S'ils nommaient le pape, c'était le grand pontife; un saint canonisé était dans leur langage relatus inter Divos, et s'ils parlaient encore de la grâce, ils disaient: Deorum immortalium beneficiis.

Si notre Allemand se réfugiait aux églises, il n'avait pas même la consolation d'une bonne messe. Le prêtre romain expédiait le divin sacrifice de telle vitesse, que Luther était encore à l'évangile quand l'officiant lui disait: Ite, missa est[r8]. Ces prêtres italiens faisaient souvent parade d'une scandaleuse audace d'esprit fort. Il leur arrivait en consacrant l'hostie de dire: panis es, et panis manebis. Il ne restait plus qu'à fuir en se voilant la tête. Luther quitta Rome au bout de quatorze jours.

Il emportait en Allemagne la condamnation de l'Italie, celle de l'Église. Dans ce rapide et triste voyage, le Saxon en avait vu assez pour condamner, trop peu pour comprendre. Certes, pour un esprit préoccupé du côté moral du christianisme, il eût fallu un singulier effort de philosophie, un sens historique bien précoce pour retrouver la religion dans ce monde d'art, de droit, de politique, qui constituait l'Italie.

«Je ne voudrais pas, dit-il quelque part[r9], je ne voudrais pas pour cent mille florins ne pas avoir vu Rome (et il répète ces mots trois fois). Je serais resté dans l'inquiétude de faire peut-être injustice au pape.»

CHAPITRE II.
1517-1521.

Luther attaque les indulgences. Il brûle la bulle du pape.—Érasme, Hutten, Franz de Sickingen.—Luther comparaît à la diète de Worms.—Son enlèvement.

La papauté était loin de soupçonner son danger. Depuis le treizième siècle on disputait, on aboyait contre elle. Le monde lui paraissait définitivement endormi au bruit uniforme des criailleries de l'École. Il semblait qu'il n'y eût plus grand'chose de nouveau à dire. Tout le monde avait parlé à perdre haleine. Wicleff, Jean Huss, Jérôme de Prague, persécutés, condamnés, brûlés, n'en avaient pas moins eu le temps de dire tout ce qu'ils avaient en pensée. Les docteurs de la très catholique université de Paris, les Pierre d'Ailly, les Clémengis, le doux Gerson lui-même, avaient respectueusement souffleté la papauté. Elle durait pourtant, elle vivotait, patiente et tenace. Le quinzième siècle s'écoula ainsi. Les conciles de Constance et de Bâle eurent moins d'effet que de bruit. Les papes les laissèrent dire, firent révoquer les Pragmatiques, rétablirent tout doucement leur domination en Europe et fondèrent une grande souveraineté en Italie.

Jules II conquit pour l'Église; Léon X pour sa famille. Ce jeune pape, mondain, homme de lettres, homme de plaisir et d'affaires, comme les autres Médicis, avait les passions de son âge, et celles des vieux papes, et celles de son temps. Il voulait faire rois les Médicis. Lui-même jouait le rôle du premier roi de la chrétienté. Indépendamment de cette coûteuse diplomatie qui s'étendait à tous les états de l'Europe, il entretenait de lointaines relations scientifiques. Il s'informait du Nord même, et faisait recueillir jusqu'aux monumens de l'histoire scandinave. A Rome, il bâtissait Saint-Pierre, dont Jules II lui avait légué la construction. L'héroïque Jules II n'avait pas calculé ses ressources. Quand Michel-Ange apportait un tel plan, qui pouvait marchander? Il avait dit, comme on sait, du Panthéon: Je mettrai ce temple à trois cents pieds dans les airs. Le pauvre état romain n'était pas de force à lutter contre le génie magnifique de ces artistes, dont l'ancien Empire, maître du monde, aurait à peine été capable de réaliser les conceptions.

Léon X avait commencé son pontificat par vendre à François Ier ce qui n'était pas à lui, les droits de l'église de France. Plus tard, il avait fait pour finance trente cardinaux en une fois[a4]. C'étaient là de petites ressources. Il n'avait pas, lui, les mines du Mexique. Ses mines, c'étaient la vieille foi des peuples, leur crédule débonnaireté. Il en avait donné l'exploitation en Allemagne aux Dominicains. Ils avaient succédé aux Augustins dans la vente des indulgences. Le dominicain Tetzel, effronté saltimbanque, allait à grand bruit, grand appareil, grande dépense, débitant cette denrée dans les églises, dans les places, dans les cabarets[a5]. Il rendait le moins qu'il pouvait, et empochait l'argent; le légat du pape l'en convainquit plus tard. La foi des acheteurs diminuant, il fallait bien enfler le mérite du spécifique; il y avait long-temps qu'on en vendait; le commerce baissait. L'intrépide Tetzel avait poussé la rhétorique aux dernières limites de l'amplification. Entassant hardiment les pieuses menteries, il énumérait tous les maux dont guérissait cette panacée. Il ne se contentait pas des péchés connus, il inventait des crimes, imaginait des infamies, étranges, inouïes, auxquelles personne ne songea jamais; et quand il voyait l'auditoire frappé d'horreur, il ajoutait froidement: «Eh bien, tout cela est expié, dès que l'argent sonne dans la caisse du pape!»

Luther assure qu'alors il ne savait pas trop ce que c'était que les indulgences. Lorsqu'il en vit le prospectus fièrement décoré du nom et de la protection de l'archevêque de Mayence, que le pape avait chargé de surveiller la vente des indulgences en Allemagne, il fut saisi d'indignation[a6]. Jamais un problème de pure spéculation ne l'eût mis en contradiction avec ses supérieurs ecclésiastiques. Mais ceci était une question de bon sens, de moralité. Docteur en théologie, professeur influent à l'université de Wittemberg que l'Électeur venait de fonder, vicaire provincial des Augustins, et chargé de remplacer le vicaire général dans les visites pastorales de la Misnie et de la Thuringe, il se croyait sans doute plus responsable qu'un autre du dépôt de la foi saxonne. Sa conscience fut frappée, il risquait beaucoup en parlant; s'il se taisait, il se croyait damné.

Il commença dans la forme légale, s'adressa à son évêque, celui de Brandebourg, pour le prier de faire taire Tetzel[a7]. L'évêque répondit que c'était attaquer la puissance de l'Église, qu'il allait se faire bien des affaires, qu'il valait mieux se tenir tranquille. Alors Luther s'adressa au primat, archevêque de Mayence et de Magdebourg. Ce prélat était un prince de la maison de Brandebourg, ennemie de l'électeur de Saxe; Luther lui envoyait des propositions qu'il offrait de soutenir contre la doctrine des indulgences. Nous abrégeons sa lettre, extrêmement longue dans l'original (31 octobre 1517):

«Père vénérable en Dieu, prince très illustre, veuille votre grâce jeter un œil favorable sur moi qui ne suis que terre et cendre, et recevoir favorablement ma demande avec la douceur épiscopale. On porte par tout le pays, au nom de votre grâce et seigneurie, l'indulgence papale pour la construction de la cathédrale de Saint-Pierre de Rome. Je ne blâme pas tant les grandes clameurs des prédicateurs de l'indulgence, lesquels je n'ai point entendus, que le faux sens adopté par le pauvre, simple et grossier peuple, qui publie partout hautement les imaginations qu'il a conçues à ce sujet. Cela me fait mal et me rend malade.... Ils croient que les âmes seront tirées du purgatoire, dès qu'ils auront mis l'argent dans les coffres. Ils croient que l'indulgence est assez puissante pour sauver le plus grand pécheur, celui (tel est leur blasphème) qui aurait violé la sainte mère de notre Sauveur!... Grand Dieu! les pauvres âmes seront donc sous le sceau de votre autorité, enseignées pour la mort et non pour la vie! Vous en rendrez un compte terrible, dont la gravité va toujours croissant...

»Qu'il vous plaise, noble et vénérable père, de lire et de considérer les propositions suivantes, où l'on montre la vanité des indulgences que les prédicateurs proclament comme chose tout-à-fait certaine.»

L'archevêque ne répondit pas. Luther, qui s'en doutait, avait le même jour, 31 octobre 1517, veille de la Toussaint, à midi, affiché ses propositions à l'église du château de Wittemberg, qui subsiste encore.

«Les thèses indiquées ci-dessous, seront soutenues à Wittemberg, sous la présidence du révérend Martin Luther, etc. 1517[r10]:

»Le pape ne veut ni ne peut remettre aucune peine, si ce n'est celles qu'il a imposées de son chef ou d'après les canons.

—Les canons pénitentiaux sont pour les vivans; ils ne peuvent charger d'aucune peine l'âme des morts.

—Le changement de la peine canonique en peine du purgatoire, est une ivraie, une zizanie; évidemment les évêques dormaient quand on a semé cette mauvaise herbe.

—Le pouvoir de soulager les âmes du purgatoire que le pape peut exercer par toute la chrétienté, chaque évêque, chaque curé le possède dans son diocèse, dans sa paroisse.... Qui sait si toutes les âmes en purgatoire voudraient être rachetées? on l'a dit de saint Séverin.

—Il faut enseigner aux chrétiens qu'à moins d'avoir le superflu, ils doivent garder pour leur famille le nécessaire, et ne rien dépenser pour leurs péchés.

—Il faut enseigner aux chrétiens que le pape, quand il donne des pardons, a moins besoin d'argent que de bonne prière pour lui, et que c'est là ce qu'il demande.

—Il faut enseigner aux chrétiens que si le pape connaissait les exactions des prêcheurs de pardons, il aimerait mieux que la basilique de Saint-Pierre tombât en cendres, plutôt que de la construire avec la chair, la peau et les os de ses brebis.

—Le pape doit vouloir que si les pardons, chose petite, sont célébrés avec une cloche, une cérémonie, une solennité, l'Évangile, chose si grande, soit prêché avec cent cloches, cent cérémonies, cent solennités.

—Le vrai trésor de l'Église, c'est le sacro-saint Évangile de la gloire et de la grâce de Dieu.

—On a sujet de haïr ce trésor de l'Évangile, par qui les premiers deviennent les derniers;

—On a sujet d'aimer le trésor des indulgences, par qui les derniers deviennent les premiers.

—Les trésors de l'Évangile sont les filets avec lesquels on pêchait les hommes de richesses;

—Les trésors des indulgences sont les filets avec lesquels on pêche les richesses des hommes.

—Dire que la croix, mise dans les armes du pape, équivaut à la croix du Christ, c'est un blasphème.

—Pourquoi le pape, dans sa très sainte charité, ne vide-t-il pas le purgatoire où tant d'âmes sont en peine? Ce serait là exercer plus dignement son pouvoir, que de délivrer des âmes à prix d'argent (cet argent porte malheur); et pourquoi encore? pour élever une église?

—Quelle est cette étrange compassion de Dieu et du pape, qui, pour de l'argent, changent l'âme d'un impie, d'un ennemi de Dieu, en une âme pieuse et agréable au Seigneur?

—Le pape, dont les trésors surpassent aujourd'hui les plus énormes trésors, ne peut-il donc, avec son argent plutôt qu'avec celui des pauvres fidèles, élever une seule église, la basilique de Saint-Pierre?

—Que remet, que donne le pape à ceux qui, par la contrition parfaite, ont droit à la rémission plénière?

—Loin de nous tous ces prophètes, qui disent au peuple de Christ: La paix, la paix; et ne donnent point la paix.

—Loin, bien loin, tous ces prophètes qui disent au peuple de Christ: La croix, la croix; et ne montrent point la croix.

—Il faut exhorter les chrétiens à suivre Christ, leur chef, à travers les peines, les supplices et l'enfer même; de sorte qu'ils soient assurés que c'est par les tribulations qu'on entre dans le ciel, et non par la sécurité et la paix, etc.»

Ces propositions, négatives et polémiques, trouvaient leur complément dans les thèses dogmatiques que Luther publia presque en même temps[r11]:

«L'homme ne peut pas naturellement vouloir que Dieu soit Dieu. Il aimerait mieux être Dieu lui-même, et que Dieu ne fût pas Dieu.

—Il est faux que l'appétit soit libre d'aller dans les deux sens; il n'est pas libre, mais captif.

—Il n'y a en la nature, par devant Dieu, rien que concupiscence.

—Il est faux que cette concupiscence puisse être réglée par la vertu de l'espérance. Car l'espérance est contraire à la charité qui cherche et désire seulement ce qui est de Dieu. L'espérance ne vient pas de nos mérites, mais de nos passions qui effacent nos mérites.

—La meilleure, l'infaillible préparation et l'unique disposition à recevoir la grâce, c'est le choix et la prédestination arrêtés par Dieu de toute éternité.

—Du côté de l'homme, rien ne précède la grâce, que la non-disposition à la grâce, ou plutôt la rébellion.

—Il est faux qu'on puisse trouver excuse dans une ignorance invincible. L'ignorance de Dieu, de soi, des bonnes œuvres, c'est la nature invincible de l'homme, etc.»

La publication de ces thèses et le sermon en langue vulgaire que Luther prononça à l'appui, furent comme un coup de tonnerre dans l'Allemagne[a8]. Cette immolation de la liberté à la grâce, de l'homme à Dieu, du fini à l'infini, fut reconnue par le peuple allemand, comme la vraie religion nationale, la foi que Gottschalk avait professée dès le temps de Charlemagne, au berceau même du christianisme allemand, la foi de Tauler, et de tous les mystiques des Pays-Bas. Le peuple se jeta avec la plus âpre avidité sur cette pâture religieuse dont on l'avait sevré depuis le quatorzième siècle. Les propositions furent imprimées à je ne sais combien de mille, dévorées, répandues, colportées. Luther fut lui-même alarmé de son succès. «Je suis fâché, dit-il, de les voir tant imprimées, tant répandues; ce n'est pas là une bonne manière d'instruire le peuple. Il me reste moi-même quelques doutes. J'aurais mieux prouvé certaines choses, j'en aurais omis d'autres, si j'avais prévu cela.»

Il semblait alors fort disposé à laisser tout, et à se soumettre. «Je veux obéir, disait-il; j'aimerais mieux obéir que faire des miracles, quand même j'aurais le don des miracles.»

Tetzel ébranla ces résolutions pacifiques, en brûlant les propositions de Luther. Les étudians de Wittemberg usèrent de représailles pour celles de Tetzel, et Luther en exprime quelque regret. Mais lui-même fit paraître ses Résolutions, à l'appui des premières propositions. «Vous verrez, écrit-il à un ami, mes Resolutiones et responsiones. Peut-être en certains passages les trouverez-vous plus libres qu'il ne faudrait; à plus forte raison, doivent-elles paraître intolérables aux flatteurs de Rome. Elles étaient déjà publiées; autrement, j'y aurais mis quelque adoucissement.»

Le bruit de cette controverse se répandit hors de l'Allemagne et parvint à Rome. On prétend que Léon X crut qu'il ne s'agissait que de jalousie de métier entre les Augustins et les Dominicains[a9], et qu'il aurait dit: «Rivalités de moines! Fra Luther est un beau génie!»[a10] De son côté, Luther protestait de son respect pour le pape même. Il écrivit en même temps deux lettres, l'une à Léon X, par laquelle il s'abandonnait à lui sans réserve, et se soumettait à sa décision. «Très saint Père, disait-il en finissant, je m'offre et me jette à vos pieds, moi et tout ce qui est en moi. Donnez la vie ou la mort; appelez, rappelez, approuvez, désapprouvez, je reconnais votre voix pour la voix du Christ qui règne et parle en vous. Si j'ai mérité la mort, je ne refuserai point de mourir; car la terre et la plénitude de la terre sont au Seigneur qui est béni dans les siècles: puisse-t-il vous sauver éternellement! Amen.» (Jour de la Trinité, 1518.)

L'autre lettre était adressée au vicaire général Staupitz, qu'il priait de l'envoyer au pape. Dans celle-ci, Luther indiquait que sa doctrine n'était autre que celle qu'il avait reçue de Staupitz lui-même. «Je me souviens, mon révérend Père, que parmi vos doux et salutaires discours, d'où mon Seigneur Jésus fait découler pour moi de si merveilleuses consolations, il y eut aussi mention du sujet de la pénitence: et qu'alors émus de pitié pour tant de consciences, que l'on torture par d'innombrables et insupportables prescriptions sur la manière de se confesser, nous reçûmes de vous, comme une voix du ciel, cette parole: Qu'il n'y a de vraie pénitence que celle qui commence par l'amour de la justice et de Dieu; et que ce qu'ils donnent pour la fin de la pénitence en doit être plutôt le principe.—Cette parole de vous resta en moi comme la flèche aiguë du chasseur. J'osai engager la lutte avec les écritures qui enseignent la pénitence; joûte pleine de charme, où les paroles saintes jaillissaient de toutes parts et voltigeaient autour de moi en saluant et applaudissant cette sentence. Autrefois il n'y avait rien de plus amer pour moi dans toute l'écriture que ce mot de pénitence, bien que je fisse mes efforts pour dissimuler devant Dieu, et exprimer un amour de commande. Aujourd'hui rien comme ce mot, ne sonne délicieusement à mon oreille. Tant les préceptes de Dieu deviennent suaves et doux, lorsqu'on apprend à les lire, non dans les livres seulement, mais dans les blessures mêmes du doux Sauveur!»

Ces deux lettres du 30 mai 1518, sont datées d'Heidelberg, où les Augustins tenaient alors un synode provincial, et où Luther s'était rendu pour soutenir ses doctrines et combattre à tout venant. Cette fameuse université à deux pas du Rhin, et par conséquent sur la route la plus fréquentée de l'Allemagne, était certainement le théâtre le plus éclatant où l'on pût présenter la nouvelle doctrine.

Rome commençait à s'émouvoir. Le maître du sacré palais, le vieux dominicain Sylvestre de Prierio, écrivit contre le moine augustin en faveur de la doctrine de saint Thomas, et s'attira une foudroyante réponse (fin d'août 1518). Luther reçut immédiatement l'ordre de comparaître à Rome dans soixante jours. L'empereur Maximilien avait inutilement demandé qu'on ne précipitât pas les choses, promettant de faire tout ce que le pape ordonnerait au sujet de Luther. Mais à Rome on n'était pas sans quelque méfiance sur le zèle de Maximilien. Il arrivait de lui certains mots qui sonnaient mal aux oreilles du pape: «Ce que fait votre moine n'est pas à mépriser, avait dit l'empereur à Pfeffinger, conseiller de l'électeur de Saxe; le jeu va commencer avec les prêtres. Prenez soin de lui, il pourrait arriver que nous en eussions besoin.» Plus d'une fois il s'était plaint amèrement des prêtres et des clercs. «Ce pape, disait-il en parlant de Léon X, s'est conduit avec moi comme un misérable. Je puis dire que je n'ai trouvé dans aucun pape ni sincérité ni bonne foi; mais j'espère bien, s'il plaît à Dieu, que celui-ci sera le dernier[r12].» Ces paroles étaient menaçantes. L'on se rappelait d'ailleurs que Maximilien, pour réconcilier définitivement l'Empire et le Saint-Siége, avait songé à se faire pape lui-même. Aussi Léon X se garda bien de lui remettre la décision de cette querelle, qui prenait chaque jour une nouvelle importance.

Luther n'avait d'espérance que dans la protection de l'Électeur. Ce prince, soit par intérêt pour sa nouvelle université[a11], soit par goût pour la personne de Luther, l'avait toujours protégé spécialement[a12]. Il avait voulu faire les frais de son doctorat. En 1517, Luther le remercie dans une lettre de lui avoir envoyé, à l'entrée de l'hiver, du drap pour lui faire une robe. Il se doutait bien aussi que l'Électeur ne lui savait pas mauvais gré d'un éclat qui faisait tort à l'archevêque de Mayence et Magdebourg, prince issu de la maison de Brandebourg, et par conséquent ennemi de celle de Saxe. Enfin, et c'était un puissant motif de se rassurer, l'Électeur avait annoncé qu'il ne connaissait de règle de foi que les propres paroles de l'Écriture. Luther le lui rappelle dans le passage suivant (27 mars 1519): «Le docteur J. Staupitz, mon véritable père en Christ, m'a rapporté que causant un jour avec votre altesse électorale sur ces prédicateurs qui, au lieu d'annoncer la pure parole de Dieu, ne prêchent au peuple que de misérables arguties ou des traditions humaines, vous lui dîtes que la sainte Écriture parle avec une telle majesté et une si complète évidence[a13], qu'elle n'a pas besoin de tous ces instrumens de disputes, et qu'elle force de dire: «Jamais homme n'a ainsi parlé; là est le doigt de Dieu; Celui-ci n'enseigne point comme les scribes et les pharisiens, mais comme ayant la toute-puissance.» Staupitz approuvant ces paroles, vous lui dîtes: «Donnez-moi donc la main, et promettez-moi, je vous prie, qu'à l'avenir vous suivrez cette nouvelle doctrine.» La continuation naturelle de ce passage se trouve dans une vie manuscrite de l'Électeur, par Spalatin. «Avec quel plaisir il écoutait les prédications, et lisait la parole de Dieu, surtout les évangélistes dont il avait sans cesse à la bouche de belles et consolantes sentences! Mais celle qu'il répétait sans cesse, c'était cette parole de Christ dans saint Jean: Sans moi vous ne pouvez rien[r13]. Il se servait de cette parole pour combattre la doctrine du libre arbitre, avant même qu'Érasme de Rotterdam eût osé soutenir dans plusieurs écrits contre la parole de Dieu cette misérable liberté. Il me disait souvent, comment pouvons-nous avoir le libre arbitre, puisque Christ lui-même a dit: Sans moi vous ne pouvez rien, Sine me nihil potestis facere

Toutefois on se tromperait si l'on croyait, d'après ceci, que Staupitz et son disciple ne furent que l'instrument de l'Électeur. La Réforme de Luther fut évidemment spontanée. Le prince, comme nous le verrons ailleurs, s'effraya plutôt de l'audace de Luther. Il aima, il embrassa la Réforme, il en profita; jamais il ne l'eût commencée.

Luther écrit le 15 février 1518 à son prudent ami, Spalatin, le chapelain, le secrétaire et le confident de l'électeur: «Voilà ces criailleurs qui vont disant, à mon grand chagrin, que tout ceci est l'ouvrage de notre très illustre Prince; à les en croire, c'est lui qui me pousserait pour faire dépit à l'archevêque de Magdebourg et de Mayence. Examinez, je vous prie, s'il est à propos d'en avertir le Prince. Je suis vraiment désolé de voir son altesse soupçonnée à cause de moi. Devenir une cause de discorde entre de si grands princes, il y a de quoi trembler et frémir.» Il tient le même langage à l'Électeur lui-même dans sa relation de la conférence d'Augsbourg (novembre).

21 mars, à J. Lange (depuis archevêque de Saltzbourg): «Notre Prince nous a pris sous sa protection, moi et Carlostad, et cela sans en avoir été prié. Il ne souffrira pas qu'ils me traînent à Rome. Ils le savent, et c'est leur chagrin.» Ceci ferait croire qu'alors Luther avait reçu de l'Électeur des assurances positives. Cependant, le 21 août 1518, dans une lettre plus confidentielle, à Spalatin, il dit: «Je ne vois pas encore comment éviter les censures dont je suis menacé, si le Prince ne vient à mon secours. Et pourtant, j'aimerais mieux toutes les censures du monde plutôt que de voir son altesse blâmée à cause de moi... Voici ce qui a paru le mieux à nos doctes et prudens amis, c'est que je demande au Prince un sauf-conduit (salvum, ut vocant, conductum per suum dominium). Il me le refusera, j'en suis sûr, et j'aurai, disent-ils, une bonne excuse pour ne pas comparaître à Rome. Veuillez donc faire en sorte d'obtenir de notre très illustre Prince un rescript portant qu'il me refuse le sauf-conduit, et m'abandonne, si je me mets en route, à mes risques et périls. En cela vous me rendrez un important service. Mais il faut que la chose se fasse promptement; le temps presse, le jour fixé approche.»

Luther eût pu s'épargner cette lettre. Le prince, sans l'en avertir, le protégeait activement. Il avait obtenu que Luther serait examiné par un légat en Allemagne, dans la ville libre d'Augsbourg; et à ce moment il était de sa personne à Augsbourg, où sans doute il s'entendait avec les magistrats pour garantir la sûreté de Luther dans cette dangereuse entrevue. C'est sans doute à cette providence invisible de Luther qu'on doit attribuer les soins inquiets de ces magistrats, pour le préserver des embûches que pouvaient lui dresser les Italiens. Pour lui, il allait droit devant lui dans son courage et sa simplicité, sans bien savoir ce que le prince ferait ou ne ferait pas, en sa faveur (2 sept.).

«Je l'ai dit, et, je le répète, je ne veux pas que dans cette affaire notre Prince, qui est innocent de tout cela, fasse la moindre chose pour défendre mes propositions... Qu'il tienne la main à ce que je ne sois exposé à aucune violence, s'il peut le faire sans compromettre ses intérêts. S'il ne le peut, j'accepte mon péril tout entier.»

Le légat, Caietano de Vio, était certainement un juge peu suspect[a14]. Il avait écrit lui-même qu'il était permis d'interpréter l'Écriture, sans suivre le torrent des Pères (contrà torrentem SS. Patrum). Ces hardiesses l'avaient rendu quelque peu suspect d'hérésie. Homme du pape dans cette affaire que le pape le chargeait d'arranger, il prit la chose en politique, n'attaqua dans la doctrine de Luther que ce qui ébranlait la domination politique et fiscale de la cour de Rome. Il s'en tint à la question pratique du trésor des indulgences, sans remonter au principe spéculatif de la grâce.

«Lorsque je fus cité à Augsbourg, j'y vins et comparus, mais avec une forte garde et sous la garantie de l'électeur de Saxe, Frédéric, qui m'avait adressé à ceux d'Augsbourg et m'avait recommandé à eux[r14]. Ils eurent grande attention à moi, et m'avertirent de ne point aller avec les Italiens, de ne faire aucune société avec eux, de ne point me fier à eux, car je ne savais pas, disaient-ils, ce que c'était qu'un Welche. Pendant trois jours entiers, je fus à Augsbourg sans sauf-conduit de l'Empereur. Dans cet intervalle, un Italien venait souvent m'inviter à aller chez le cardinal. Il insistait sans se décourager. Tu dois te rétracter, disait-il; tu n'as qu'un mot à dire: revoco. Le cardinal te recommandera au pape, et tu retourneras avec honneur après de ton prince.»

Il lui citait entre autres exemples, celui du fameux Joachim de Flores, qui, s'étant soumis, n'avait pas été hérétique, quoiqu'il eût avancé des propositions hérétiques.

«Au bout de trois jours, arriva l'évêque de Trente, qui montra au cardinal le sauf-conduit de l'Empereur. Alors j'allai le trouver en toute humilité. Je tombai d'abord à genoux, puis je m'abaissai jusqu'à terre et je restai à ses pieds. Je ne me relevai que quand il me l'eut ordonné trois fois. Cela lui plut fort, et il espéra que je prendrais une meilleure pensée.

»Lorsque je revins le lendemain et que je refusai absolument de rien rétracter, il me dit: Penses-tu que le pape s'embarrasse beaucoup de l'Allemagne? Crois-tu que les princes te défendront avec des armes et des gens de guerre? Oh! non! Où veux-tu rester?...—Sous le ciel, répondis-je.

»Plus tard le pape baissa le ton et écrivit à l'Église, même à maître Spalatin, et à Pfeffinger, afin qu'ils me fissent livrer à lui, et insistassent pour l'exécution de son décret.

»Cependant mes petits livres et mes Resolutiones allèrent, ou plutôt volèrent en peu de jours par toute l'Europe. Ainsi, l'électeur de Saxe fut confirmé et fortifié; il ne voulut point exécuter les ordres du pape et se soumit à la connaissance de l'Écriture.

»Si le cardinal eût agi à mon égard avec plus de raison et de discrétion, s'il m'eût reçu lorsque je tombai à ses pieds, les choses n'en seraient jamais venues où elles sont. Car, dans ce temps je ne voyais encore que bien peu les erreurs du pape; s'il s'était tu, je me serais tu aisément. C'était alors le style et l'usage de la cour de Rome, que le pape dît dans les affaires obscures et embrouillées: Nous rappelons la chose à nous, en vertu de notre puissance papale, annulons le tout et le mettons à néant. Alors il ne restait plus aux deux parties qu'à pleurer. Je tiens que le pape donnerait trois cardinaux pour que la chose fût encore dans le sac.»

Ajoutons quelques détails tirés d'une lettre qu'écrivit Luther à Spalatin (c'est-à-dire à l'Électeur), lorsqu'il était à Augsbourg, et pendant les conférences (14 octobre): «Voilà quatre jours que le légat confère avec moi, disons mieux, contre moi....... Il refuse de disputer en public ou même en particulier, répétant sans cesse: Rétracte-toi, reconnais ton erreur, que tu le croies ou non; le pape le veut ainsi... Enfin on a obtenu de lui que je pourrais m'expliquer par écrit, et je l'ai fait en présence du seigneur de Feilitsch, représentant de l'Électeur. Alors le légat n'a plus voulu de ce que j'avais écrit, il s'est remis à crier rétractation. Il est allé chercher je ne sais quel long discours dans les romans de saint Thomas, croyant alors m'avoir vaincu et réduit au silence. Dix fois je voulus parler, autant de fois il m'arrêtait, il tonnait, il régnait tyranniquement dans la dispute.

»Je me mis enfin à crier à mon tour: Si vous pouvez me montrer que votre décret de Clément VI dit expressément que les mérites du Christ sont le trésor des indulgences, je me rétracte.—Dieu sait alors comme ils ont tous éclaté de rire. Lui il a arraché le livre et l'a feuilleté hors d'haleine (fervens et anhelans) jusqu'à l'endroit où il est écrit, que Christ par sa Passion a acquis les trésors, etc. Je l'arrêtais sur ce mot a acquis...—Après le dîner, il fit venir le révérend père Staupitz, et par ses caresses l'engagea de m'amener à une rétractation, ajoutant que je trouverais difficilement quelqu'un qui me voulût plus de bien que lui-même.»

Les disputans suivaient une méthode différente; la conciliation était impossible. Les amis de Luther craignaient un guet-à-pens de la part des Italiens. Il quitta Augsbourg en laissant un appel au pape mieux informé, et il adressa une longue relation de la conférence à l'Électeur. Nous y apprenons que dans la discussion, il avait appuyé ses opinions relatives à l'autorité du pape, sur le concile de Bâle, sur l'université de Paris et sur Gerson. Il prie l'Électeur de ne point le livrer au pape: «Veuille votre très illustre Altesse faire ce qui est de son honneur, de sa conscience, et ne pas m'envoyer au pape. L'homme (il parle du légat) n'a certainement pas dans ses instructions, une garantie pour ma sûreté à Rome. Parler en ce sens à votre très illustre Altesse, ce serait lui dire de livrer le sang chrétien, de devenir homicide. A Rome! le pape lui-même n'y vit pas en sûreté. Ils ont là-bas assez de papier et d'encre; ils ont des notaires et des scribes sans nombre. Ils peuvent aisément écrire en quoi j'ai erré. Il en coûtera moins d'argent pour m'instruire absent par écrit, que pour me perdre présent par trahison.»

Ces craintes étaient fondées. La cour de Rome allait s'adresser directement à l'électeur de Saxe. Il lui fallait Luther à tout prix. Le légat s'était déjà plaint amèrement à Frédéric de l'audace de Luther, le suppliant de le renvoyer à Augsbourg ou de le chasser, s'il ne voulait souiller sa gloire et celle de ses ancêtres en protégeant ce misérable moine. «J'ai appris hier de Nüremberg que Charles de Miltitz est en route, qu'il a trois brefs du pape (au dire d'un témoin oculaire et digne de foi), pour me prendre au corps et me livrer au pontife. Mais j'en ai appelé au futur concile.» Il était nécessaire qu'il se hâtât de récuser le pape, car, comme le légat l'avait écrit à Frédéric, Luther était déjà condamné à Rome. Il fit cette nouvelle protestation en observant toutes les formes juridiques, déclara qu'il se soumettrait volontiers au jugement du pape bien informé; mais que le pape pouvant faillir, comme saint Pierre lui-même a failli, il en appelait au concile général, supérieur au pape, de tout ce que le pape décrèterait contre lui. Cependant il craignait quelque violence subite; on pouvait l'enlever de Wittemberg. «L'on t'a trompé, écrit-il à Spalatin, je n'ai point fait mes adieux au peuple de Wittemberg; il est vrai que j'ai parlé à peu près comme il suit: Vous le savez tous, je suis un prédicateur variable et peu fixe. Combien de fois ne vous ai-je pas quittés sans vous saluer! Si la même chose arrivait encore et que je ne dusse point revenir, prenez que je vous ai fait mes adieux d'avance.»

(2 décembre.) «On me conseille de demander au prince qu'il m'enferme, comme prisonnier, dans quelque château, et qu'il écrive au légat qu'il me tient en lieu sûr, où je serai forcé de répondre.»

«Il est hors de doute que le prince et l'université sont pour moi. L'on me rapporte une conversation tenue sur mon compte à la cour de l'évêque de Brandebourg. Quelqu'un dit: Érasme, Fabricius et autres doctes personnages le soutiennent. Le pape ne s'en soucierait guère, répondit l'évêque, si l'université de Wittemberg et l'Électeur n'étaient aussi de son côté.» Cependant Luther passa dans de vives craintes la fin de cette année 1518. Il songeait à quitter l'Allemagne. «Pour n'attirer aucun danger sur votre Altesse, voici que j'abandonne vos terres; j'irai où me conduira la miséricorde de Dieu, me confiant à tout événement dans sa divine volonté. C'est pourquoi, je salue respectueusement votre Altesse; chez quelque peuple que j'aille, je conserverai une éternelle reconnaissance de vos bienfaits.» (19 novembre.) La Saxe pouvait en effet lui paraître alors une retraite peu sûre. Le pape cherchait à gagner l'Électeur. Charles de Miltitz fut chargé de lui offrir la rose d'or, haute distinction que la cour de Rome n'accordait guère qu'à des rois, comme récompense de leur piété filiale envers l'Église. C'était pour l'Électeur une épreuve difficile. Il fallait s'expliquer nettement, et peut-être attirer sur soi un grand péril. Cette hésitation de l'Électeur paraît dans une lettre de Luther. «Le prince m'a tout-à-fait détourné de publier les Actes de la conférence d'Augsbourg, puis il me l'a permis, et on les imprime... Dans son inquiétude pour moi, il aimerait mieux que je fusse partout ailleurs. Il ma fait venir à Lichtenberg, où j'ai conféré long-temps avec Spalatin sur ce sujet. Si les censures viennent, ai-je dit, je ne resterai point. Il m'a pourtant dit de ne pas tant me hâter de partir pour la France.»

Ceci était écrit le 13 décembre. Le 20, Luther était rassuré. L'Électeur avait répondu, avec une froideur toute diplomatique, qu'il se reconnaissait pour fils très obéissant de la très sainte mère Église, qu'il professait un grand respect pour la sainteté pontificale, mais demandait qu'on fît examiner l'affaire par des juges non suspects[a15]. C'était un moyen de la faire traîner en longueur; pendant ce temps il pouvait survenir tel incident qui diminuerait, qui ajournerait le danger. C'était tout de gagner du temps. En effet, au mois de janvier 1519, l'Empereur mourut, l'interrègne commença, et Frédéric se trouva, par le choix de Maximilien, vicaire de l'Empire dans la vacance.

Le 3 mars 1519, Luther rassuré écrivit au pape une lettre altière, sous forme respectueuse. «Je ne puis supporter, très saint Père, le poids de votre courroux; mais je ne sais comment m'y soustraire. Grâce aux résistances et aux attaques de mes ennemis, mes paroles se sont répandues plus que je n'espérais, et elles ont descendu trop profondément dans les cœurs pour que je puisse les rétracter. L'Allemagne fleurit de nos jours en érudition, en raison, en génie. Si je veux honorer Rome par-devant elle, je dois me garder de rien révoquer. Ce serait souiller encore plus l'église romaine, la livrer aux accusations, au mépris des hommes.

»Ceux-là ont fait injure et déshonneur à l'église romaine en Allemagne, qui, abusant du nom de votre Sainteté, n'ont servi par leurs absurdes prédications qu'une infâme avarice, et qui ont souillé les choses saintes de l'abomination et de l'opprobre d'Égypte. Et comme si ce n'était assez de tant de maux, moi qui ai voulu combattre ces monstres, c'est moi qu'ils accusent.

»Maintenant, très saint Père, j'en atteste Dieu et les hommes, je n'ai jamais voulu, je ne veux pas davantage aujourd'hui toucher à l'église romaine ni à votre sainte autorité. Je reconnais pleinement que cette église est au-dessus de tout, qu'on ne lui peut rien préférer, de ce qui est au ciel et sur la terre, si ce n'est Jésus-Christ, notre seigneur.»

Luther avait dès-lors pris son parti. Déjà un mois ou deux auparavant il avait écrit: «Le pape n'a pas voulu souffrir un juge, et moi je n'ai pas voulu du jugement du pape. Il sera donc le texte, et moi la glose.» Ailleurs il dit à Spalatin (13 mars): «Je suis en travail pour l'épître de saint Paul aux Galates. J'ai en pensée un sermon sur la Passion; outre mes leçons ordinaires, j'enseigne le soir les petits enfans, et je leur explique l'oraison dominicale. Cependant, je retourne les décrétales pour ma nouvelle dispute, et j'y trouve Christ tellement altéré et crucifié, que je ne sais trop (je vous le dis à l'oreille) si le pape n'est pas l'Antichrist lui-même, ou l'apôtre de l'Antichrist.»

Quels que fussent les progrès de Luther dans la violence, le pape avait désormais peu de chance d'arracher à un prince puissant, à qui la plupart des électeurs déféraient l'empire, son théologien favori. Miltitz changea de ton[a16]. Il déclara que le pape voudrait bien encore se contenter d'une rétractation. Il vit familièrement Luther. Il le flatta, il lui avoua qu'il avait enlevé le monde à soi, et l'avait soustrait au pape[a17]. Il assurait que dans sa route, il avait à peine trouvé sur cinq hommes, deux ou trois partisans de la papauté. Il voulait lui persuader d'aller s'expliquer devant l'archevêque de Trèves. Il ne justifiait pas autrement qu'il fût autorisé à faire cette proposition ni par le pape, ni par l'archevêque. Le conseil était suspect. Luther savait qu'il avait été brûlé en effigie à Rome [papyraceus Martinus in campo Floræ publicè combustus, execratus, devotus]. Il répondit durement à Miltitz, et l'avertit qu'un de ses envoyés avait inspiré de tels soupçons à Wittemberg, qu'on avait failli le faire sauter dans l'Elbe. «Si, comme vous le dites, vous êtes obligé par mon refus, de venir vous-même, Dieu vous accorde un heureux voyage. Moi, je suis fort occupé; je n'ai ni le temps, ni l'argent nécessaire pour me promener ainsi. Adieu, homme excellent.» [17 mai.]

A l'arrivée de Miltitz en Allemagne, Luther avait dit qu'il se tairait, pourvu que ses adversaires se tussent aussi. Ils le dégagèrent de sa parole. Le docteur Eck le défia solennellement de venir disputer avec lui à Leipzig. Les facultés de Paris, de Louvain, de Cologne, condamnèrent ses propositions.

Pour se rendre décemment à Leipzig, Luther fut obligé de demander une robe au parcimonieux Électeur, qui, depuis deux ou trois ans, avait oublié de l'habiller. La lettre est curieuse:

«Je prie votre Grâce électorale de vouloir bien m'acheter une chape blanche et une chape noire. La blanche, je la demande humblement. Pour la noire, votre altesse me la doit; car il y a deux ou trois ans qu'elle me l'a promise, et Pfeffinger délie si difficilement les cordons de sa bourse, que j'ai été obligé de m'en procurer une moi-même. Je prie humblement votre Altesse, qui a pensé que le Psautier méritait une chape noire, de vouloir bien ne pas juger le saint Paul indigne d'une chape blanche.»

Luther était alors si complètement rassuré, que non content d'aller se défendre à Leipzig, il prit l'offensive à Wittemberg[a18]. «Il osa, dit son biographe catholique, Cochlæus, il osa, avec l'autorisation du prince qui le protégeait[a19], citer solennellement les inquisiteurs les plus habiles, ceux qui ce croiraient capables d'avaler le fer et de fendre le caillou, pour qu'ils vinssent disputer avec lui[a20]; on leur offrait le sauf-conduit du prince, qui de plus se chargeait de les héberger et de les défrayer.»

Cependant, le principal adversaire de Luther, le docteur Eck, s'était rendu à Rome pour solliciter sa condamnation. Luther était jugé d'avance. Il ne lui restait qu'à juger son juge, à condamner lui-même l'autorité par-devant le peuple. C'est ce qu'il fit dans son terrible livre de la Captivité de Babylone. Il avançait que l'Église était captive, que Jésus-Christ, constamment profané dans l'idolâtrie de la messe, méconnu dans le dogme de la transsubstantiation, se trouvait prisonnier du pape.

Il explique dans la préface, avec une audacieuse franchise, comment il s'est trouvé poussé de proche en proche par ses adversaires: «Que je le veuille ou non, je deviens chaque jour plus habile, poussé comme je suis, et tenu en haleine par tant de maîtres à la fois[r15]. J'ai écrit sur les indulgences, il y a deux ans, mais d'une façon qui me fait regretter vivement d'avoir donné mes feuilles au public. J'étais encore prodigieusement engoué à cette époque de la puissance papale; je n'osai rejeter les indulgences entièrement. Je les voyais d'ailleurs approuvées par tant de personnes; moi, j'étais seul à rouler ce rocher (hoc volvere saxum). Mais depuis, grâce à Silvestre et autres frères qui les défendirent vaillamment, j'ai compris que ce n'était rien autre chose que des impostures inventées par les flatteurs de Rome, pour faire perdre la foi aux hommes et s'emparer de leur bourse. Plaise à Dieu que je puisse porter les libraires et tous ceux qui ont lu mes écrits sur les indulgences à les brûler sans en laisser trace, en mettant à la place de tout ce que j'ai dit, cette unique proposition: Les indulgences sont des billevesées inventées par les flagorneurs de Rome.

»Après cela, Eck, Emser et leur bande vinrent m'entreprendre sur la question de la suprématie du pape. Je dois reconnaître, pour ne pas me montrer ingrat envers ces doctes personnages, que la peine qu'ils se sont donnée n'a pas été perdue pour mon avancement. Auparavant, je niais que la papauté fût de droit divin, mais j'accordais encore qu'elle était de droit humain. Après avoir entendu et lu les subtilités ultra-subtiles sur lesquelles ces pauvres gens fondent les droits de leur idole, j'ai fini par mieux comprendre, et je me suis trouvé convaincu, que le règne du pape est celui de Babylone et de Nemrod, le fort chasseur. C'est pourquoi je prie instamment les libraires et les lecteurs (pour que rien ne manque aux succès de mes bons amis), de brûler également ce que j'ai écrit jusqu'ici sur ce point, et de s'en tenir à cette proposition: Le pape est le fort chasseur, le Nemrod de l'épiscopat romain

En même temps, pour qu'on sût bien qu'il s'attaquait à la papauté plus qu'au pape, il écrivit dans les deux langues une longue lettre à Léon X, où il s'excusait de lui en vouloir personnellement. «Au milieu des monstres de ce siècle, contre lesquels je combats depuis trois ans, il faut bien qu'une fois pourtant, très honorable Père, je me souvienne de toi. Ta renommée tant célébrée des gens de lettres, ta vie irréprochable te mettrait au-dessus de toute attaque. Je ne suis pas si sot que de m'en prendre à toi, lorsqu'il n'est personne qui ne te loue. Je t'ai appelé un Daniel dans Babylone, j'ai protesté de ton innocence... Oui, cher Léon, tu me fais l'effet de Daniel dans la fosse, d'Ézéchiel parmi les scorpions. Que pourrais-tu, seul contre ces monstres? Ajoutons encore trois ou quatre cardinaux savans et vertueux. Vous seriez empoisonnés infailliblement si vous osiez entreprendre de remédier à tant de maux... C'en est fait de la cour de Rome. La colère de Dieu est venue pour elle à son terme; elle hait les conciles, elle a horreur de toute réforme. Elle remplit l'éloge de sa mère, dont il est dit: Nous avons soigné Babylone; elle n'est pas guérie; laissons Babylone. O infortuné Léon, qui siéges sur ce trône maudit! Moi je te dis la vérité parce que je te veux du bien. Si saint Bernard avait pitié de son pape Eugène, quelles seront nos plaintes, lorsque la corruption a augmenté trois cents ans de plus... Oui, tu me remercierais de ton salut éternel, si je venais à bout de briser ce cachot, cet enfer, où tu te trouves retenu.»

Lorsque la bulle de condamnation arriva en Allemagne, elle trouva tout un peuple soulevé[a21]. A Erfurth, les étudians l'arrachèrent aux libraires, la mirent en pièces, et la jetèrent à l'eau en faisant cette mauvaise pointe: «Bulle elle est, disaient-ils, comme bulle d'eau elle doit nager.» Luther écrivit à l'instant: Contre la bulle exécrable de l'Antichrist. Le 10 décembre 1520, il la brûla aux portes de la ville, et le même jour il écrivit à Spalatin, son intermédiaire ordinaire auprès de l'Électeur. «Aujourd'hui 10 décembre de l'année 1520, la neuvième heure du jour, ont été brûlés à Wittemberg, à la porte de l'Est, près la sainte croix, tous les livres du pape, le Décret, les Décrétales, l'Extravagante de Clément VI, la dernière bulle de Léon X, la Somme angélique, le Chrysoprasus d'Eck et quelques autres ouvrages d'Eck et d'Emser. Voilà des choses nouvelles!» Il dit, dans l'acte même qu'il fit dresser à ce sujet: «Si quelqu'un me demande pourquoi j'en agis ainsi, je lui répondrai que c'est une vieille coutume de brûler les mauvais livres. Les apôtres en ont brûlé pour cinq mille deniers.»

Selon la tradition, il aurait dit, en jetant dans les flammes le livre des Décrétales: «Tu as affligé le saint du Seigneur, que le feu éternel t'afflige toi-même et te consume.»

C'étaient bien là, en effet, des choses nouvelles, comme le disait Luther. Jusqu'alors la plupart des sectes et des hérésies s'étaient formées dans l'ombre, et se seraient tenues heureuses d'être ignorées; mais voici qu'un moine traite d'égal à égal avec le pape, et se constitue le juge du chef de l'Église. La chaîne de la tradition vient d'être rompue, l'unité brisée, la robe sans couture déchirée. Qu'on ne croie pas que Luther lui-même, avec toute sa violence, ait franchi sans douleur ce dernier pas. C'était d'un coup arracher de son cœur tout un passé vénérable dans lequel on avait été nourri. Il croyait, il est vrai, garder pour soi l'Écriture. Mais enfin c'était l'Écriture autrement interprétée qu'on ne faisait depuis mille ans. Ses ennemis ont dit souvent tout cela; aucun d'eux plus éloquemment que lui[a22].

«Sans doute, écrit-il à Érasme au commencement de son triste livre De servo arbitrio, sans doute, tu te sens quelque peu arrêté en présence d'une suite si nombreuse d'érudits, devant le consentement de tant de siècles où brillèrent des hommes si habiles dans les lettres sacrées, où parurent de si grands martyrs, glorifiés par de nombreux miracles. Ajoute encore les théologiens plus récens, tant d'académies, de conciles, d'évêques, de pontifes. De ce côté se trouvent l'érudition, le génie, le nombre, la grandeur, la hauteur, la force, la sainteté, les miracles; et que n'y a-t-il pas? Du mien, Wiclef et Laurent Valla (et aussi Augustin, quoique tu l'oublies), puis Luther, un pauvre homme, né d'hier, seul avec quelques amis qui n'ont ni tant d'érudition, ni tant de génie, ni le nombre, ni la grandeur, ni la sainteté, ni les miracles. A eux tous, ils ne pourraient guérir un cheval boiteux... Et alia quæ tu plurima fanda enumerare vales. Que sommes-nous, nous autres? Ce que le loup disait de Philomèle: Tu n'es qu'une voix; Vox est, prætereàque nihil...

»Je l'avoue, mon cher Érasme, c'est avec raison que tu hésites devant toutes ces choses; moi aussi, il y a dix ans, j'ai hésité... Pouvais-je croire que cette Troie, qui depuis si long-temps avait victorieusement résisté à tant d'assauts, pût tomber un jour? J'en atteste Dieu dans mon âme, j'eusse persévéré dans ma crainte, j'hésiterais encore aujourd'hui, si ma conscience, si la vérité, ne m'avaient contraint de parler. Je n'ai pas, tu le penses bien, un cœur de roche; et quand je l'aurais, battu par tant de flots et d'orages, il se serait brisé, ce cœur, lorsque toute cette autorité venait fondre sur ma tête, comme un déluge prêt à m'accabler.»

Il dit ailleurs[r16]: «... J'ai appris par la sainte Écriture que c'est chose pleine de péril et de terreur d'élever la voix dans l'église de Dieu, de parler au milieu de ceux que vous aurez pour juges, lorsqu'arrivés au dernier jour du jugement, vous vous trouverez sous le regard de Dieu, sous l'œil des anges, toute créature voyant, écoutant, et dressant l'oreille au Verbe divin. Certes, quand j'y songe, je ne désirerais rien plus que le silence, et l'éponge pour mes écrits... Avoir à rendre compte à Dieu de toute parole oiseuse, cela est dur, cela est effroyable![2]»

(27 mars 1519) «J'étais seul, et jeté dans cette affaire sans prévoyance; j'accordais au pape beaucoup d'articles essentiels; qu'étais-je, pauvre, misérable moine, pour tenir contre la majesté du pape, devant lequel les rois de la terre (que dis-je? la terre même, l'enfer et le ciel) tremblaient?... Ce que j'ai souffert la première et la seconde année; dans quel abattement, non pas feint et supposé, mais bien véritable, ou plutôt dans quel désespoir je me trouvais, ah! ils ne le savent point ces esprits confians qui, depuis, ont attaqué le pape avec tant de fierté et de présomption... Ne pouvant trouver de lumière auprès des maîtres morts ou muets (je parle des livres des théologiens et des juristes), je souhaitai de consulter le conseil vivant des églises de Dieu, afin que, s'il existait des gens pieux qu'éclairât le Saint-Esprit, ils prissent compassion de moi, et voulussent bien donner un avis bon et sûr, pour mon bien et pour celui de toute la chrétienté. Mais il était impossible que je les reconnusse. Je ne regardais que le pape, les cardinaux, évêques, théologiens, canonistes, moines, prêtres; c'est de là que j'attendais l'esprit. Car je m'étais si avidement abreuvé et repu de leur doctrine, que je ne sentais plus si je veillais ou si je dormais... Si j'avais alors bravé le pape, comme je le fais aujourd'hui, je me serais imaginé que la terre se fût, à l'heure même, ouverte pour m'engloutir vivant, ainsi que Coré et Abiron... Lorsque j'entendais le nom de l'Église, je frémissais et offrais de céder. En 1518, je dis au cardinal Caietano à Augsbourg, que je voulais désormais me taire; seulement je le priais, en toute humilité, d'imposer même silence à mes adversaires, et d'arrêter leurs clameurs. Loin de me l'accorder, il me menaça, si je ne me rétractais, de condamner tout ce que j'avais enseigné. J'avais déjà donné le Catéchisme, par lequel beaucoup de gens s'étaient améliorés; je ne devais pas souffrir qu'il fût condamné...

»Je fus ainsi forcé de tenter ce que je regardais comme le dernier des maux... Mais je ne songe pas pour cette fois à conter mon histoire. Je veux seulement confesser ma sottise, mon ignorance et ma faiblesse. Je veux faire trembler, par mon exemple, ces présomptueux criailleurs ou écrivailleurs, qui n'ont point porté la croix, ni connu les tentations de Satan...»

Contre la tradition du moyen-âge, contre l'autorité de l'Église, Luther cherchait un refuge dans l'Écriture, antérieure à la tradition, supérieure à l'Église elle-même. Il traduisait les psaumes, il écrivait ses postilles des évangiles et des épîtres. A nulle autre époque de sa vie, il n'approcha plus près du mysticisme. Il se fondait alors sur saint Jean[a23], non moins que sur saint Paul, et semblait prêt à parcourir tous les degrés de la doctrine de l'amour, sans s'effrayer des conséquences funestes qui en découlaient pour la liberté et la moralité de l'homme. Il y a, dit-il, dans son livre de la Liberté chrétienne, il y a deux hommes dans l'homme. L'homme intérieur, l'âme, l'homme extérieur, le corps; aucun rapport entre eux. Comme les œuvres viennent de l'homme extérieur, leurs effets ne peuvent affecter l'âme; que le corps hante des lieux profanes, qu'il mange, boive, qu'il ne prie point de bouche et néglige tout ce que font les hypocrites, l'âme n'en souffrira pas. Par la foi, l'âme s'unit au Christ comme l'épouse à son époux. Alors tout leur est commun, le bien comme le mal... Nous tous, qui croyons en Christ, nous sommes rois et pontifes.—Le chrétien élevé par sa foi au-dessus de tout, devient, par cette puissance spirituelle, seigneur de toutes choses, de sorte que rien ne peut lui nuire, imò omnia ei subjecta coguntur servire ad salutem... Si je crois, toutes choses bonnes ou mauvaises tournent en bien pour moi. C'est là cette inestimable puissance et liberté du chrétien[r17].

«Si tu sens ton cœur hésiter et douter, il est grand temps que tu ailles au prêtre, et que tu demandes l'absolution de tes péchés. Tu dois mourir mille fois plutôt que de douter du jugement du prêtre, qui est le jugement de Dieu. Si tu peux croire à ce jugement, ton cœur doit rire de joie et louer Dieu, qui, par l'intermédiaire de l'homme, a consolé ta conscience.—Si tu ne penses pas être digne du pardon, c'est que tu n'as pas encore fait assez, c'est que tu es trop peu instruit dans la foi, et plus qu'il ne faut dans les œuvres. Il est mille fois plus important de croire fermement à l'absolution que d'en être digne, et de faire satisfaction. Cette foi vous rend digne, et constitue la véritable satisfaction. L'homme peut alors servir avec joie son Dieu, lui qui, sans cela, par suite de l'inquiétude de son cœur, ne fait jamais aucune bonne œuvre. C'est là ce qui s'appelle le doux fardeau de notre Seigneur Jésus-Christ.» Sermon prêché à Leipzig, en 1519, sur la justification.

Cette dangereuse doctrine fut accueillie par le peuple et par la plus grande partie des lettrés. Érasme, le plus célèbre d'entre eux, paraît seul en avoir senti la portée. Esprit critique et négatif, émule du bel esprit italien Laurent Valla, qui avait écrit au quinzième siècle un livre De libero arbitrio, il écrivit lui-même contre Luther, sous ce même titre. Dès l'année 1519, il reçut avec froideur les avances du moine de Wittemberg. Celui-ci, qui sentait alors combien il avait besoin de l'appui des gens de lettres, avait écrit des lettres louangeuses à Reuchlin et à Érasme (1518, 1519). La réponse de ce dernier est froide et significative (1519). «Je me réserve tout entier pour mieux aider à la renaissance des belles-lettres; et il me semble que l'on avance plus par une modération politique (modestiâ civili) que par l'emportement. C'est ainsi que le Christ a amené le monde sous son obéissance; c'est ainsi que Paul a aboli la loi judaïque en tirant tout à l'interprétation. Il vaut mieux crier contre ceux qui abusent de l'autorité des prêtres que contre les prêtres eux-mêmes. Il en faut faire autant à l'égard des rois. Au lieu de jeter le mépris sur les écoles, il faut les ramener à de plus saines études. Lorsqu'il s'agit de choses trop enfoncées dans les esprits pour qu'on puisse les en arracher d'un seul coup, il faut procéder par la discussion et par une argumentation serrée et puissante, plutôt que par affirmations... Il faut toujours prendre garde de ne rien dire, de ne rien faire d'un air d'arrogance ou de révolte; telle est, selon moi, la méthode qui convient à l'esprit du Christ. Ce que j'en dis n'est pas pour vous enseigner ce que vous devez faire, mais pour que vous fassiez toujours comme vous faites[r18]

Ces timides ménagemens n'étaient point à l'usage d'un tel homme ni d'un tel moment. L'entraînement était immense. Les nobles et le peuple, les châteaux et les villes libres, rivalisaient de zèle et d'enthousiasme pour Luther. A Nuremberg, à Strasbourg, à Mayence même, on s'arrachait ses moindres pamphlets[a24]. La feuille, toute humide, était apportée sous le manteau, et passée de boutique en boutique. Les prétentieux littérateurs du compagnonnage allemand, les ferblantiers poètes, les cordonniers hommes de lettres, dévoraient la bonne nouvelle. Le bon Hans-Sachs sortait de sa vulgarité ordinaire, il laissait son soulier commencé, il écrivait ses meilleurs vers, sa meilleure pièce. Il chantait à demi-voix, le rossignol de Wittemberg, dont la voix retentit partout...

Rien ne seconda plus puissamment Luther que le zèle des imprimeurs et des libraires pour les idées nouvelles. «Les livres qui lui étaient favorables, dit un contemporain, étaient imprimés par les typographes avec un soin minutieux, souvent à leurs frais, et à un grand nombre d'exemplaires. Il y avait une foule d'anciens moines qui, rentrés dans le siècle, vivaient des livres de Luther, et les colportaient par toute l'Allemagne. Ce n'était qu'à force d'argent que les catholiques pouvaient faire imprimer leurs ouvrages, et l'on y laissait tant de fautes, qu'ils semblaient écrits par des ignorans et des barbares. Si quelque imprimeur plus consciencieux y apportait plus de soin, on le tourmentait, on se riait de lui dans les marchés publics et aux foires de Francfort, comme d'un papiste, d'un esclave des prêtres[r19][a25]

Quel que fût le zèle des villes, c'était surtout à la noblesse que Luther avait fait appel[a26], et elle y répondait avec un zèle qu'il était souvent contraint de modérer lui-même. En 1519, il écrivit en latin une Défense des articles condamnés par la bulle de Léon X, et il la dédie dans ces termes au seigneur Fabien de Feilitzsch: «Il nous a paru convenable de vous écrire désormais à vous autres laïques, nouvel ordre de clercs, et de débuter heureusement, s'il plaît à Dieu, sous les favorables auspices de ton nom. Que cet écrit me recommande donc, ou plutôt qu'il recommande la doctrine chrétienne à toi et à toute votre noblesse.» Il avait envie de dédier la traduction de cet ouvrage à Franz de Sickingen, et quelque autre aux comtes de Mansfeld; il s'en abstint, dit-il, «de crainte d'éveiller la jalousie de beaucoup d'autres, et surtout de la noblesse franconienne.» La même année il publiait son violent pamphlet: A la noblesse chrétienne d'Allemagne sur l'amélioration de la chrétienté. Quatre mille exemplaires furent enlevés en un instant.

Les principaux des nobles, amis de Luther, étaient Silvestre de Schauenberg, Franz de Sickingen, Taubenheim et Ulrich de Hutten. Schauenberg avait confié son jeune fils aux soins de Mélanchton, et offrait de prêter main forte à l'électeur de Saxe, en cas qu'il vînt en péril pour la cause de la réforme. Taubenheim et d'autres envoyaient de l'argent à Luther. «J'ai reçu cent pièces d'or que m'envoie Taubenheim; Schart m'en a aussi donné cinquante, et je commence à craindre que Dieu ne me paie ici-bas; mais j'ai protesté que je ne voulais pas être ainsi gorgé, ou que j'allais tout rendre.» Le margrave de Brandebourg avait sollicité la faveur de le voir; Sickingen et Hutten lui promettaient leur appui envers et contre tous. «Hutten, dit-il, en septembre 1520, m'a adressé une lettre brûlante de colère contre le pontife romain; il écrit qu'il va tomber de la plume et de l'épée sur la tyrannie sacerdotale; il est outré de ce que le pape a essayé contre lui le poignard et le poison, et a mandé à l'évêque de Mayence de le lui envoyer à Rome, pieds et poings liés.» «Tu vois, dit-il encore, ce que demande Hutten; mais je ne voudrais pas qu'on fît servir à la cause de l'Évangile la violence et le meurtre[a27]. Je lui ai écrit dans ce sens.»

Cependant l'Empereur venait de sommer Luther de comparaître à Worms devant la diète impériale; les deux partis allaient se trouver en présence, amis et ennemis.

Plût à Dieu, disait Hutten, que je pusse assister à la diète; je mettrais les choses en mouvement, j'exciterais bien vite quelque tumulte[r20].» Le 20 avril, il écrit à Luther: «Quelles atrocités ai-je apprises! Il n'y a point de furie comparable à la fureur de ces gens. Il faut en venir, je le vois, aux glaives, aux arcs, aux flèches, aux canons. Toi, père, fortifie ton courage, moque-toi de ces bêtes sauvages. Je vois s'accroître chaque jour le nombre de tes partisans; tu ne manqueras pas de défenseurs. Un grand nombre sont venus vers moi, disant: Plaise à Dieu qu'il ne faiblisse pas, qu'il réponde avec courage, qu'il ne se laisse abattre par aucune terreur!»[r21] En même temps Hutten envoyait partout des lettres aux magistrats des villes pour former une ligue entre elles et les nobles du Rhin, c'est-à-dire pour les armer contre les princes ecclésiastiques[3][a28]. Il écrivait à Pirkeimer, l'un des principaux magistrats de Nuremberg:

«Excite le courage des tiens; j'ai quelque espérance que vous trouverez des partisans dans les villes qu'anime l'amour de la liberté. Franz de Sickingen est pour nous; il brûle de zèle. Il s'est pénétré de Luther. Je lui fais lire à table ses opuscules. Il a juré de ne point manquer à la cause de la liberté; et ce qu'il a dit, il le fera. Prêche pour lui près de tes concitoyens. Il n'y a point d'âme plus grande en Allemagne[r22]

Jusque dans l'assemblée de Worms il y avait des partisans de Luther. «Quelqu'un, en pleine diète, a montré un écrit portant que quatre cents nobles ont juré de le défendre; et il a ajouté Buntschuh, Buntschuh (c'était, comme on verra, le mot de ralliement des paysans insurgés)[r23][a29]. Les catholiques n'étaient même pas très sûrs de l'Empereur. Hutten écrit, durant la diète: «César, dit-on, a résolu de prendre le parti du pape[r24].» Dans la ville, parmi le peuple, les luthériens étaient nombreux. Hermann Busch écrit à Hutten qu'un prêtre, sorti du palais impérial avec deux soldats espagnols, voulut, aux portes mêmes du palais, enlever de force quatre-vingts exemplaires de la Captivité de Babylone, mais qu'il fut bientôt obligé de se réfugier dans l'intérieur du palais. Cependant, pour le décider à prendre les armes, il lui montre les Espagnols se promenant tout fiers sur leurs mules dans les places de Worms, et la foule intimidée qui se retire[r25][a30].

Le biographe hostile de Luther, Cochlæus, raconte d'une manière satirique le voyage du réformateur.

«On lui prépara, dit-il, un chariot, en forme de litière bien fermée, où il était parfaitement à l'abri des injures de l'air. Autour de lui étaient de doctes personnes, le prévôt Jonas, le docteur Schurff, le théologien Amsdorf, etc. Partout où il passait il y avait un grand concours de peuple. Dans les hôtelleries, bonne chère, de joyeuses libations, même de la musique. Luther lui-même, pour attirer les yeux, jouait de la harpe comme un autre Orphée, un Orphée tondu et encapuchonné. Bien que le sauf-conduit de l'Empereur portât qu'il ne prêcherait point sur sa route[a31], il prêcha cependant à Erfurth, le jour de la Quasimodo, et fit imprimer son sermon[r26].» Ce portrait de Luther ne s'accorde pas trop avec celui qu'en a fait un contemporain quelque temps avant la diète de Worms.

«Martin est d'une taille moyenne; les soucis et les études l'ont maigri au point que l'on pourrait compter tous les os de son corps. Cependant il est encore dans la force et la verdeur de l'âge. Sa voix est claire et perçante. Puissant dans la doctrine, admirable dans la connaissance de l'Écriture, dont il pourrait presque citer tous les versets les uns après les autres, il a appris le grec et l'hébreu pour comparer et juger les traductions de la Bible. Jamais il ne reste court; il a à sa disposition un monde de choses et de paroles (sylva ingens verborum et rerum). Il est d'un commerce agréable et facile; il n'a jamais dans son air rien de dur, de sourcilleux; il sait même se prêter aux plaisirs de la vie. Dans les réunions il est gai, plaisant, montrant partout une parfaite sécurité et faisant toujours bon visage, malgré les atroces menaces de ses adversaires. Aussi est-il difficile de croire que cet homme entreprenne de si grandes choses sans la protection divine. Le seul reproche que presque tout le monde lui fait, c'est d'être trop mordant dans ses réponses, de ne reculer devant aucune expression outrageante[r27]

Nous devons à Luther lui-même un beau récit de ce qui eut lieu à la diète, et ce récit est généralement conforme à ceux qu'en ont faits ses ennemis.

«Lorsque le héraut m'eut cité le mardi de la semaine sainte, et m'eut apporté le sauf-conduit de l'Empereur et de plusieurs princes, le même sauf-conduit fut, le lendemain mercredi, violé à Worms, où ils me condamnèrent et brûlèrent mes livres. La nouvelle m'en vint lorsque j'étais à Erfurth. Dans toutes les villes la condamnation était déjà publiquement affichée, de sorte que le héraut lui-même me demandait si je songeais encore à me rendre à Worms?

»Quoique je fusse effrayé et tremblant, je lui répondis: Je veux m'y rendre, quand même il devrait s'y trouver autant de diables que de tuiles sur les toits! Lors donc que j'arrivai à Oppenheim près de Worms, maître Bucer vint me trouver, et me détourna d'entrer dans la ville. Sglapian, confesseur de l'Empereur, était venu le trouver et le prier de m'avertir que je n'entrasse point à Worms; car je devais y être brûlé! Je ferais mieux, disait-il, de m'arrêter dans le voisinage chez Franz de Sickingen, qui me recevrait volontiers.

»Les misérables faisaient tout cela pour m'empêcher de comparaître; car, si j'avais tardé trois jours, mon sauf-conduit n'eût plus été valable, ils m'auraient fermé les portes, ne m'auraient point écouté, mais condamné tyranniquement. J'avançai donc dans la simplicité de mon cœur, et lorsque je fus en vue de la ville, j'écrivis sur l'heure à Spalatin que j'étais arrivé, en lui demandant où je devais loger. Ils s'étonnèrent tous de mon arrivée imprévue; car ils pensaient que je serais resté dehors, arrêté par la ruse et par la terreur.

»Deux de la noblesse, le seigneur de Hirsfeld et Jean Schott, vinrent me prendre par ordre de l'électeur de Saxe et me conduisirent chez eux. Mais aucun prince ne vint me voir, seulement des comtes et des nobles qui me regardaient beaucoup. C'étaient ceux qui avaient présenté à Sa Majesté Impériale les quatre cents articles contre les ecclésiastiques, en priant qu'on réformât les abus; sinon qu'ils le feraient eux-mêmes. Ils en ont tous été délivrés par mon évangile.

»Le pape avait écrit à l'Empereur de ne point observer le sauf-conduit. Les évêques y poussaient; mais les princes et les états n'y voulurent point consentir; car il en fût résulté bien du bruit. J'avais tiré un grand éclat de tout cela[a32]; ils devaient avoir peur de moi plus que je n'avais d'eux. En effet le landgrave de Hesse qui était encore un jeune seigneur, demanda à m'entendre, vint me trouver, causa avec moi, et me dit à la fin: Cher docteur, si vous avez raison, que notre Seigneur Dieu vous soit en aide!

»J'avais écrit, dès mon arrivée, à Sglapian, confesseur de l'Empereur, en le priant de vouloir bien venir me trouver, selon sa volonté et sa commodité; mais il ne voulut pas: il disait que la chose serait inutile.

»Je fus ensuite cité et je comparus devant tout le conseil de la diète impériale dans la maison de ville, où l'Empereur, les électeurs et les princes étaient rassemblés[4]. Le docteur Eck, official de l'évêque de Trèves, commença, et me dit: Martin, tu es appelé ici pour dire si tu reconnais pour tiens les livres qui sont placés sur la table. Et il me les montrait.—Je le crois, répondis-je. Mais le docteur Jérôme Schurff ajouta sur-le-champ: Qu'on lise les titres. Lorsqu'on les eut lus, je dis: Oui, ces livres sont les miens.

»Il me demanda encore: Veux-tu les désavouer? Je répondis: Très gracieux seigneur Empereur, quelques-uns de mes écrits sont des livres de controverse, dans lesquels j'attaque mes adversaires. D'autres sont des livres d'enseignement et de doctrine. Dans ceux-ci je ne puis, ni ne veux rien rétracter, car c'est parole de Dieu. Mais pour mes livres de controverse, si j'ai été trop violent contre quelqu'un, si j'ai été trop loin, je veux bien me laisser instruire, pourvu qu'on me donne le temps d'y penser. On me donna un jour et une nuit.

»Le jour d'après, je fus appelé par les évêques et d'autres qui devaient traiter avec moi pour que je me rétractasse. Je leur dis: La parole de Dieu n'est point ma parole; c'est pourquoi je ne puis l'abandonner. Mais, dans ce qui est au-delà, je veux être obéissant et docile. Le margrave Joachim prit alors la parole, et dit: Seigneur docteur, autant que je puis comprendre, votre pensée est de vous laisser conseiller et instruire, hors les seuls points qui touchent l'Écriture?—Oui, répondis-je, c'est ce que je veux.

»Ils me dirent alors que je devais m'en remettre à la majesté impériale; mais je n'y consentis point. Ils me demandaient s'ils n'étaient pas eux-mêmes des chrétiens qui pussent décider de telles choses? A quoi je répliquai: Oui, pourvu que ce soit sans faire tort ni offense à l'Écriture, que je veux maintenir. Je ne puis abandonner ce qui n'est pas mien.—Ils insistaient: Vous devez vous reposer sur nous et croire que nous déciderons bien.—Je ne suis pas fort porté à croire que ceux-là décideront pour moi contre eux-mêmes, qui viennent de me condamner déjà, lorsque j'étais sous le sauf-conduit. Mais voyez ce que je veux faire; agissez avec moi comme vous voudrez; je consens à renoncer à mon sauf-conduit, et à vous l'abandonner. Alors le seigneur Frédéric de Feilitsch se mit à dire: En voilà véritablement assez, si ce n'est trop.

»Ils dirent ensuite: Abandonnez-nous au moins quelques articles. Je répondis: Au nom de Dieu, je ne veux point défendre les articles qui sont étrangers à l'Écriture. Aussitôt deux évêques allèrent dire à l'Empereur que je me rétractais. Alors l'évêque*** envoya vers moi, et me fit demander si j'avais consenti à m'en remettre à l'Empereur et à l'Empire? Je répondis que je ne le voulais pas, et que je n'y avais jamais consenti. Ainsi, je résistais seul contre tous. Mon docteur et les autres étaient mécontens de ma ténacité. Quelques-uns me disaient que si je voulais m'en remettre à eux, ils abandonneraient et cèderaient en retour les articles qui avaient été condamnés au concile de Constance. A tout cela je répondais: Voici mon corps et ma vie.

»Cochlæus vint alors, et me dit: Martin, si tu veux renoncer au sauf-conduit, je disputerai avec toi. Je l'aurais fait dans ma simplicité, mais le docteur Jérôme Schurff répondit en riant et avec ironie: Oui, vraiment, c'est cela qu'il faudrait. Ce n'est pas une offre inégale; qui serait si sot!... Ainsi je restai sous le sauf-conduit. Quelques bons compagnons s'étaient déjà élancés en disant: Comment? vous l'emmèneriez prisonnier? Cela ne saurait être.

»Sur ces entrefaites, vint un docteur du margrave de Bade, qui essaya de m'émouvoir avec de grands mots: Je devais, disait-il, beaucoup faire, beaucoup céder pour l'amour de la charité, afin que la paix et l'union subsistassent, et qu'il n'y eût pas de soulèvement. On était obligé d'obéir à la majesté impériale, comme à la plus haute autorité; on devait soigneusement éviter de faire du scandale dans le monde; par conséquent, je devais me rétracter.—Je veux de tout mon cœur, répondis-je, au nom de la charité, obéir et tout faire, en ce qui n'est point contre la foi et l'honneur de Christ.

»Alors le chancelier de Trèves me dit: Martin, tu es désobéissant à la majesté impériale; c'est pourquoi il t'est permis de partir, sous le sauf-conduit qui t'a été donné. Je répondis: Il s'est fait comme il a plu au Seigneur. Et vous, à votre tour, considérez où vous restez. Ainsi, je partis dans ma simplicité, sans remarquer ni comprendre toutes leurs finesses.

»Ensuite ils exécutèrent le cruel édit du ban, qui donnait à chacun occasion de se venger de ses ennemis, sous prétexte et apparence d'hérésie luthérienne, et cependant il a bien fallu à la fin que les tyrans révoquassent ce qu'ils avaient fait.

»C'est ainsi qu'il m'advint à Worms, où je n'avais pourtant de soutien que le Saint-Esprit.»

Nous trouvons d'autres détails curieux dans un récit plus étendu de la conférence de Worms, écrit immédiatement après, et qui peut-être est de Luther; cependant il y parle à la troisième personne.

«Le lendemain de l'arrivée de Luther à Worms, à quatre heures de l'après-midi, le maître des cérémonies de l'Empire, et le héraut qui l'avait accompagné depuis Wittemberg, vinrent le prendre dans son hôtellerie dite la Cour Allemande, et le conduisirent à la maison de ville par des passages secrets, pour le soustraire à la foule qui s'était rassemblée sur le chemin. Il y en eut beaucoup, malgré cette précaution, qui accouraient aux portes de la maison de ville, et voulaient y pénétrer avec Luther; mais les gardes les repoussaient. Beaucoup étaient montés sur les toits pour voir le docteur Martin. Lorsqu'il fut entré dans la salle, plusieurs seigneurs vinrent successivement lui adresser des paroles d'encouragement: «Soyez intrépide, lui disaient-ils, parlez en homme, et ne craignez pas ceux qui peuvent tuer les corps, mais qui sont impuissans contre les âmes.» «Moine, dit le fameux capitaine Georges Frundsberg, en lui mettant la main sur l'épaule, prends-y garde, tu vas faire un pas plus périlleux que nous autres n'en avons jamais fait. Mais si tu es dans le bon chemin, Dieu ne t'abandonnera pas[r29].» Le duc Jean de Weimar lui avait donné l'argent nécessaire à son voyage[r30].

»Luther fit ses réponses en latin et en allemand. Il rappela d'abord que dans ses ouvrages il y avait des choses approuvées même de ses adversaires, et que sans doute ce n'était pas cette partie qu'il s'agissait de révoquer; puis il continua ainsi: «La seconde partie de mes livres comprend ceux dans lesquels j'ai attaqué la papauté et les papistes, comme ayant, par une fausse doctrine, par une vie et des exemples pervers, désolé la chrétienté dans les choses du corps et dans celles de l'âme. Or, personne ne peut nier, etc..... Cependant les papes ont enseigné eux-mêmes dans leurs décrétales que les constitutions du pape, qui seraient contraires à l'Évangile ou aux Pères, devaient être regardées comme fausses et non valables. Si donc je révoquais cette partie, je ne ferais que fortifier les papistes dans leur tyrannie et leur oppression, et ouvrir portes et fenêtres à leurs horribles impiétés..... On dirait que j'ai révoqué mes accusations contre eux sur l'ordre de Sa Majesté Impériale et de l'Empire. Dieu! quel manteau ignominieux je deviendrais pour leur perversité et leur tyrannie!

»La troisième et dernière partie de mes livres est de nature polémique. J'avoue que j'y ai souvent été plus violent et plus âpre que la religion et ma robe ne le veulent. Je ne me donne pas pour un saint. Ce n'est pas non plus ma vie que je discute devant vous, mais la doctrine de Jésus-Christ. Néanmoins, je ne crois pas qu'il me convienne de rétracter ceci plus que le reste, car ici encore, je ne ferais qu'approuver la tyrannie et l'impiété qui ravagent le peuple de Dieu.

»Je ne suis qu'un homme. Je ne puis défendre ma doctrine autrement que n'a fait mon divin Sauveur; quand il fut frappé par l'officier du grand-prêtre, il lui dit: «Si j'ai mal parlé, faites voir ce que j'ai dit de mal.»

»Si donc le Seigneur lui-même a demandé à être interrogé, et même par un méchant esclave, à combien plus forte raison moi, qui ne suis que terre et cendre, et qui puis me tromper facilement, ne devrais-je pas demander à me justifier sur ma doctrine?..... Si les témoignages de l'Écriture sont contre moi, je me rétracterai de grand cœur, et je serai le premier à jeter mes livres au feu..... Craignez que le règne de notre jeune et tant louable empereur Charles (lequel est maintenant, avec Dieu, un grand espoir pour nous), ne commence ainsi d'une manière funeste, et n'ait une suite et une fin également déplorables!... Je supplie donc en toute humilité Votre Majesté Impériale et Vos Altesses Électorales et Seigneuriales, de ne pas vouloir se laisser indisposer contre ma doctrine sans que mes adversaires aient produit de justes raisons contre moi.....»

»Après ce discours, l'orateur de l'Empereur se leva vivement et dit que Luther était resté à côté de la question, qu'on ne pouvait remettre en doute ce qui avait été une fois décidé par les conciles, et qu'on lui demandait en conséquence de dire tout simplement et uniment s'il se rétractait ou non.

»Alors Luther reprit la parole en ces termes:

«Puis donc que Votre Majesté Impériale et Vos Altesses demandent de moi une brève et simple réponse, j'en vais donner une qui n'aura ni dents ni cornes: Si l'on ne peut me convaincre par la sainte Écriture ou par d'autres raisons claires et incontestables (car je ne puis m'en rapporter uniquement ni au pape ni aux conciles qui ont si souvent failli), je ne puis, je ne veux rien révoquer. Les témoignages que j'ai cités n'ont pu être réfutés, ma conscience est prisonnière dans la parole de Dieu; l'on ne peut conseiller à personne d'agir contre sa conscience. Me voici donc; je ne puis faire autrement. Que Dieu me soit en aide, Amen.»

»Les électeurs et états de l'Empire allèrent se consulter sur cette réponse de Luther. Après une longue délibération de leur part, l'official de Trèves fut chargé de la réfuter. «Martin, dit-il, tu n'as point répondu avec la modestie qui convient à ta condition. Ton discours ne se rapporte pas à la question qui t'a été posée.... A quoi bon discuter de nouveau des points que l'Église et les conciles ont condamnés depuis tant de siècles?.... Si ceux qui se mettent en opposition avec les conciles voulaient forcer l'Église à les convaincre avec des livres, il n'y aurait plus rien de certain et de définitif dans la chrétienté. C'est pourquoi Sa Majesté demande que tu répondes tout simplement par oui ou par non si tu veux révoquer.»

»Alors Luther pria l'Empereur de ne point souffrir qu'on le contraignît à se rétracter contrairement à sa conscience, et sans qu'on lui eût fait voir qu'il était dans l'erreur. Il ajouta que sa réponse n'était point sophistique, que les conciles avaient souvent pris des décisions contradictoires, et qu'il était prêt à le prouver. L'official répondit brièvement qu'on ne pouvait prouver ces contradictions, mais Luther persista et offrit d'en donner les preuves.

»Cependant comme le jour tombait et qu'il commençait à faire sombre, l'assemblée se sépara. Les Espagnols se moquèrent de l'homme de Dieu et l'injurièrent quand il sortit de la maison de ville pour retourner à son hôtellerie.

»Le lendemain l'Empereur envoya aux électeurs et états, pour en délibérer, l'acte du ban impérial contre Luther et ses adhérens. Le sauf-conduit néanmoins était maintenu dans cet acte.

»Dans la dernière conférence, l'archevêque de Trèves demanda à Luther quel conseil il donnerait lui-même pour terminer cette affaire[a33]. Luther répondit: «Il n'y a ici d'autre conseil à donner que celui de Gamaliel dans les Actes des Apôtres: Si cette œuvre vient des hommes, elle périra; si, de Dieu, vous n'y pouvez rien.»

»Peu après, l'official de Trèves vint porter à Luther dans son hôtellerie le sauf-conduit impérial pour son retour. Il avait vingt jours pour se rendre en lieu de sûreté, et il lui était enjoint de ne point prêcher, ni autrement exciter le peuple sur sa route. Il partit le lendemain, 26 avril. Le héraut l'escorta sur un ordre verbal de l'Empereur.

»Arrivé à Friedbourg, Luther écrivit deux lettres, l'une à l'Empereur, l'autre aux électeurs et états assemblés à Worms. Dans la première, il exprime son regret d'avoir été dans la nécessité de désobéir à l'Empereur. «Mais, dit-il, Dieu et sa parole sont au-dessus de tous les hommes.» Il regrette aussi de n'avoir pu obtenir qu'on discutât les témoignages qu'il avait tirés de l'Écriture, ajoutant qu'il est prêt à se présenter de nouveau devant toute autre assemblée que l'on désignera, et à se soumettre en toutes choses sans exception, pourvu que la parole de Dieu ne reçoive aucune atteinte. La lettre aux électeurs et états est écrite dans le même sens[r31].

»(A Spalatin.) «Tu ne saurais croire avec quelle civilité m'a reçu l'abbé de Hirsfeld. Il a envoyé au-devant de nous, à la distance d'un grand mille, son chancelier et son trésorier, et lui-même il est venu nous recevoir près de son château avec une troupe de cavaliers, pour nous conduire dans la ville. Le sénat nous a reçus à la porte. L'abbé nous a splendidement traités dans son monastère, et m'a couché dans son lit. Le cinquième jour, au matin, ils me forcèrent de faire un sermon. J'eus beau représenter qu'ils perdraient leurs régales, si les Impériaux allaient traiter cela de violation de la foi jurée, parce qu'ils m'avaient enjoint de ne pas prêcher sur ma route. Je disais pourtant que je n'avais jamais consenti à lier la parole de Dieu; ce qui est vrai.

«Je prêchai également à Eisenach, devant un curé tout tremblant, et un notaire et des témoins qui protestaient, en s'excusant sur la crainte de leurs tyrans. Ainsi, tu entendras peut-être dire à Worms que j'ai violé ma foi; mais je ne l'ai pas violée. Lier la parole de Dieu, c'est une condition qui m'est pas en mon pouvoir.

«Enfin, on vint à pied d'Eisenach à notre rencontre, et nous entrâmes le soir dans la ville; tous nos compagnons étaient partis le matin avec Jérôme.

«Pour moi, j'allais rejoindre ma chair (ses parens) en traversant la forêt, et je venais de les quitter pour me diriger sur Walterhausen, lorsque, peu d'instans après, près du fort d'Altenstein, je fus fait prisonnier. Amsdorf savait sans doute qu'on me prendrait, mais il ignore où l'on me garde.

«Mon frère, ayant vu à temps les cavaliers, sauta à bas de la voiture, et sans demander congé, il arriva à pied, sur le soir, m'a-t-on dit, à Walterhausen. Moi, on m'ôta mes vêtemens pour me faire mettre un habit de chevalier, et je me laissai croître les cheveux et la barbe. Tu ne m'aurais pas reconnu sans peine, car depuis long-temps je ne me reconnais pas moi-même. Me voilà maintenant vivant dans la liberté chrétienne, affranchi de toutes les lois du tyran.» (14 mai.)

Conduit au château de Wartbourg, Luther ne savait trop à qui il devait attribuer la douce et honorable captivité dans laquelle il se voyait retenu. Il avait renvoyé le héraut qui l'escortait à quelques lieues de Worms, et ses ennemis en ont conclu qu'il s'attendait à son enlèvement. Le contraire ressort de sa correspondance. Cependant un cri de douleur s'élevait par toute l'Allemagne. On croyait qu'il avait péri; on accusait l'Empereur et le pape. Dans la réalité, c'était l'électeur de Saxe, le protecteur de Luther, qui, s'effrayant de la sentence portée contre lui, et ne pouvant ni le soutenir, ni l'abandonner, avait imaginé ce moyen de le sauver de sa propre audace, de gagner du temps, tout en fortifiant son parti. Cacher Luther, c'était le sûr moyen de porter au comble l'exaltation de l'Allemagne et ses craintes pour le champion de la foi.

LIVRE II.
1521-1528.


CHAPITRE PREMIER.
1521-1524.

Séjour de Luther au château de Wartbourg.—Il revient à Wittemberg sans l'autorisation de l'Électeur.—Ses écrits contre le roi d'Angleterre, et contre les princes en général.

Pendant qu'à Worms on s'indigne, on s'irrite d'avoir laissé échapper l'audacieux, il n'est plus temps, il plane invisible sur ses ennemis du haut du château de Wartbourg. Bel et bien clos dans son donjon, il peut à son aise reprendre sa flûte, chanter ses psaumes allemands, traduire sa Bible, foudroyer le diable et le pape.

«Le bruit se répand, écrit Luther, que des amis envoyés de Franconie m'ont fait prisonnier.»—Et ailleurs: «On a pensé, à ce que je soupçonne, que Luther avait été tué ou condamné à un éternel silence, afin que la chose publique retombât sous la tyrannie sophistique, dont on me sait si mauvais gré d'avoir commencé la ruine.» Luther eut soin cependant de laisser voir qu'il existait encore. Il écrit à Spalatin: «Je voudrais que la lettre que je t'envoie se perdît par quelque adroite négligence de toi ou des tiens, pour qu'elle tombât entre les mains de nos ennemis.... Tu feras copier l'évangile que je t'envoie; il ne faut pas qu'on reconnaisse ma main.»—«J'avais résolu dans mon désert de dédier à mon hôte un livre sur les Traditions des hommes, car il me demandait que je l'instruisisse sur cette matière; mais j'ai craint de révéler par là le lieu de ma captivité.»—«Je n'ai obtenu qu'avec peine de t'envoyer cette lettre, tant on a peur qu'ils ne viennent à découvrir en quel lieu je suis...» (Juin 1521.)

«Les prêtres et les moines, qui ont fait leurs folies pendant que j'étais libre, ont tellement peur depuis que je suis captif, qu'ils commencent à adoucir les extravagances qu'ils ont débitées contre moi. Ils ne peuvent plus soutenir l'effort de la foule qui grossit, et ne savent par où s'échapper. Voyez-vous le bras du Puissant de Jacob, tout ce qu'il fait pendant que nous nous taisons, que nous patientons, que nous prions! Ne se vérifie-t-elle pas cette parole de Moïse: Vos tacebitis, et Dominus pugnabit pro vobis? Un de ceux de Rome a écrit à une huppe[5] de Mayence: «Luther est perdu comme nous le voulions; mais le peuple est tellement soulevé, que je crains bien que nous ayons peine à sauver nos vies, si nous n'allons à sa recherche, chandelles allumées, et que nous ne le fassions revenir.»

Luther date ses lettres: De la région de l'air, de la région des oiseaux; ou bien: Du milieu des oiseaux qui chantent doucement sur le branchage et louent Dieu jour et nuit de toutes leurs forces; ou encore: De la montagne, de l'île de Pathmos.

C'est de là qu'il répand dans des lettres tristes et éloquentes les pensées qui viennent remplir sa solitude (ex eremo meâ). «Que fais-tu maintenant mon Philippe, dit-il à Mélanchton? est-ce que tu ne pries point pour moi?...... Quant à moi, assis tout le jour, je me mets devant les yeux la figure de l'Église, et je vois cette parole du psaume LXXXVIII: «Numquid vanè constituisti omnes filios hominum? Dieu! quel horrible spectre de la colère de Dieu, que ce règne abominable de l'Antichrist de Rome! Je prends en haine la dureté de mon cœur, qui ne se résout pas en torrens de larmes pour pleurer les fils de mon peuple égorgé. Il ne s'en trouve pas un qui se lève et qui tienne pour Dieu, ou qui fasse de soi un rempart à la maison d'Israël, dans ce jour suprême de la colère. O règne du pape, digne de la lie des siècles! Dieu aie pitié de nous!» (12 mai.)

«Quand je considère ces temps horribles de colère, je ne demande rien que de trouver dans mes yeux des fleuves de larmes pour pleurer la désolation des âmes, que produit ce royaume de péché et de perdition. Le monstre siége à Rome, au milieu de l'Église, et il se proclame Dieu; les pontifes l'adulent, les sophistes l'encensent, et il n'est rien que ne fassent pour lui les hypocrites. Cependant l'enfer épanouit son cœur, et ouvre sa gueule immense: Satan se joue dans la perdition des âmes. Moi, je suis assis tout le jour, à boire et à ne rien faire. Je lis la Bible en grec et en hébreu. J'écrirai quelque chose en allemand sur la liberté de la confession auriculaire. Je continuerai aussi le psautier et les commentaires (postillas), dès que j'aurai reçu de Wittemberg ce dont j'ai besoin; entre autres choses le Magnificat que j'ai commencé.» (24 mai.) Cette solitude mélancolique était pour Luther pleine de tentations et de troubles. Il écrit à Mélanchton: «Ta lettre m'a déplu à double titre; d'abord parce que je vois que tu portes ta croix avec impatience, que tu cèdes trop aux affections, que tu es tendre selon ta coutume; ensuite, parce que tu m'élèves trop haut, et que tu tombes dans une grande erreur en m'attribuant tant de choses, comme si je prenais tant de souci de la cause de Dieu. Cette haute opinion que tu as de moi me confond et me déchire, quand je me vois insensible et endurci, assis dans l'oisiveté, ô douleur! rarement en prières, ne poussant pas un gémissement pour l'Église de Dieu. Que dis-je! ma chair indomptée me brûle d'un feu dévorant. En somme, moi qui devais être consumé par l'esprit, je me consume par la chair, la luxure, la paresse, l'oisiveté, la somnolence; est-ce donc parce que vous ne priez plus pour moi, que Dieu s'est détourné de moi? C'est à toi de prendre ma place, toi mieux doué de Dieu, et qui lui es plus agréable.

»Voilà déjà huit jours que je n'écris pas, que je ne prie pas, que je n'étudie pas, soit tentations de la chair, soit autres ennuis qui me tourmentent. Si les choses ne vont pas mieux, j'entrerai publiquement à Erfurth: tu m'y verras ou je t'y verrai; car je consulterai les médecins ou les chirurgiens.» Il était malade alors, et souffrait cruellement; il décrit son mal dans des termes trop naïfs, et on peut dire trop grossiers, pour que nous puissions les traduire. Mais ses souffrances spirituelles étaient plus vives encore et plus profondes. (13 juillet.)

«Lorsque je partis de Worms, en 1521, que je fus pris près d'Eisenach, et que j'habitai mon pathmos, le château de Wartbourg, j'étais loin du monde dans une chambre, et personne ne pouvait venir à moi que deux jeunes garçons nobles qui m'apportaient à manger et à boire deux fois le jour. Ils m'avaient acheté un sac de noisettes que j'avais mis dans une caisse. Le soir, lorsque je fus passé dans l'autre chambre, que j'eus éteint la lumière, et que je me fus couché, il me sembla que les noisettes se mettaient en mouvement, se heurtaient bien fort l'une contre l'autre, et venaient cliqueter contre mon lit. Je ne m'en inquiétai point. Plus tard, je me réveillai; il se faisait sur l'escalier un grand bruit comme si l'on eût jeté du haut en bas une centaine de tonneaux. Je savais bien cependant que l'escalier était fermé avec des chaînes et une porte de fer, de sorte que personne ne pouvait monter. Je me levai pour voir ce que c'était, et je dis: Est-ce toi?... Eh bien! soit... Et je me recommandai au Seigneur Christ dont il est écrit, Omnia subjecisti pedibus ejus, comme dit le VIIIe psaume, et je me remis au lit.—Alors vint à Eisenach la femme de Jean de Berblibs. Elle avait soupçonné que j'étais au château, et elle aurait voulu me voir; mais la chose était impossible. Ils me mirent alors dans une autre partie du château, et placèrent la dame de Berblibs dans la chambre que j'occupais, et elle entendit la nuit tant de vacarme, qu'elle crut qu'il y avait mille diables[r32]

Luther trouvait peu de livres à Wartbourg. Il se mit avec ardeur à l'étude du grec et de l'hébreu[a34]; il s'occupa de répondre au livre de Latomus, si prolixe, dit-il, et si mal écrit. Il traduisit en allemand l'apologie de Mélanchton contre les théologiens de Paris, en y ajoutant un commentaire (tuam in asinos parisienses apologiam cum illorum insaniâ statui vernaculè dare adjectis annotationibus.) (13 juillet.) Il déployait alors une activité extraordinaire, et du haut de sa montagne inondait l'Allemagne d'écrits: «J'ai publié un petit livre contre celui de Catharinus sur l'Antichrist, un traité en allemand sur la confession, le psaume LXVII expliqué en allemand, le cantique de Marie expliqué en allemand, le psaume XXXVII de même, et une consolation à l'église de Wittemberg.

»J'ai sous presse un commentaire en allemand des épîtres et évangiles de l'année; j'ai également terminé une réprimande publique au cardinal de Mayence sur l'idole des indulgences qu'il vient de relever à Halle, et une explication de l'évangile des dix lépreux; le tout en allemand[a35]. Je suis né pour mes Allemands, et je veux les servir. J'avais commencé en chaire, à Wittemberg, une amplification populaire sur les deux Testamens, et j'étais parvenu, dans la Genèse, au XXXIIe chapitre, et dans l'Évangile, à saint Jean-Baptiste. Je me suis arrêté là.» (1er novembre.)

«Je suis dans le tremblement, et ma conscience me trouble, parce qu'à Worms, cédant à ton conseil et à celui de tes amis, j'ai laissé faiblir l'esprit en moi, au lieu de montrer un Élie à ces idoles. Ils en entendraient bien d'autres, si je me trouvais encore une fois devant eux[a36].» (9 septembre.)

L'affaire de l'archevêque de Mayence, à laquelle il est fait allusion dans la lettre que nous venons de citer, mérite que nous y insistions. Il est curieux de voir l'énergie qu'y déploie Luther, et comme il y traite en maître les puissances, le cardinal archevêque, et l'Électeur lui-même. Spalatin lui avait écrit pour l'engager à supprimer sa réprimande publique à l'archevêque. Luther lui répond: «Je ne sais si jamais lettre m'a été plus désagréable que ta dernière; non-seulement j'ai différé ma réponse, mais j'avais résolu de n'en pas faire. D'abord je ne supporterai pas ce que tu me dis, que le Prince ne souffrira point qu'on écrive contre le Mayençais, et qu'on trouble la paix publique: je vous anéantirais plutôt (perdam) toi et l'archevêque et toute créature. Tu dis fort bien qu'il ne faut pas troubler la paix publique; et tu souffriras qu'on trouble la paix éternelle de Dieu par ces œuvres impies et sacriléges de perdition? Non pas, Spalatin, non pas, Prince; je résisterai de toutes mes forces pour les brebis du Christ à ce loup dévorant, comme j'ai résisté aux autres. Je t'envoie donc un livre contre lui, qui était déjà prêt quand ta lettre est venue: elle ne m'y a pas fait changer un mot. Je devais toutefois le soumettre à l'examen de Philippe (Mélanchton); c'était à lui d'y changer ce qu'il eût jugé à propos. Garde-toi de ne pas le transmettre à Philippe, ou de chercher à dissuader; la chose est décidée, on ne t'écoutera point.» (11 novembre.) Quelques jours après, il écrit à l'évêque lui-même:

«... Cette première et fidèle exhortation que j'avais faite à votre Grâce électorale, ne m'ayant valu de sa part que raillerie et ingratitude, je lui ai écrit une seconde fois, lui offrant d'accepter ses instructions et ses conseils. Quelle a été la réponse de votre Grâce? dure, malhonnête, indigne d'un évêque et d'un chrétien.

»Or, quoique mes deux lettres n'aient servi à rien, je ne me laisse point rebuter, et, conformément à l'Évangile, je vais faire parvenir à votre Grâce un troisième avertissement. Vous venez de rétablir à Halle l'idole qui fait perdre aux bons et simples chrétiens leur argent et leur âme, et vous avez publiquement reconnu par là que tout ce qu'avait fait Tetzel, il l'avait fait de concert avec l'archevêque de Mayence...

»Ce même Dieu vit encore, n'en doutez pas; il sait encore l'art de résister à un cardinal de Mayence, celui-ci eût-il quatre empereurs de son côté. C'est son plaisir de briser les cèdres, et d'abaisser les Pharaons superbes et endurcis. Je prie votre Grâce de ne point tenter ce Dieu.

»Penseriez-vous que Luther fût mort? Ne le croyez pas. Il est sous la protection de ce Dieu qui déjà a humilié le pape, et tout prêt à commencer avec l'archevêque de Mayence un jeu dont peu de gens se douteront....[r33] Donné en mon désert, le dimanche, après Sainte-Catherine (25 novembre 1521). Votre bienveillant et soumis, Martin Luther

Le cardinal répondit humblement, et de sa propre main:

«Cher docteur, j'ai reçu votre lettre datée du dimanche d'après la Sainte-Catherine, et je l'ai lue avec toute bienveillance et amitié. Cependant je m'étonne de son contenu, car on a remédié depuis long-temps à la chose qui vous a fait écrire.

»Je me conduirai dorénavant, Dieu aidant, de telle sorte qu'il convient à un prince pieux, chrétien et ecclésiastique. Je reconnais que j'ai besoin de la grâce de Dieu, et que je suis un pauvre homme, pécheur et faillible, qui pèche et se trompe tous les jours. Je sais qu'il n'est rien de bon en moi sans la grâce de Dieu, et que je ne suis par moi-même qu'un vil fumier.

»Voilà ce que je voulais répondre à votre bienveillante exhortation, car je suis aussi disposé qu'il est possible à vous faire toute sorte de grâce et de bien. Je souffre volontiers une réprimande fraternelle et chrétienne, et j'espère que le Dieu miséricordieux m'accordera sa grâce et sa force, pour vivre selon sa volonté en ceci comme dans les autres choses[r34]. Donné à Halle, le jour de Saint-Thomas (21 décembre 1521). Albertus manu propriâ

Le prédicateur et conseiller de l'archevêque, Fabricius Capiton, dans une réponse à la lettre de Luther, avait blâmé son âpreté, et dit qu'il fallait garder des ménagemens avec les puissans, les excuser, quelquefois même fermer les yeux sur leurs actes, etc... Luther réplique: ... «Vous demandez de la douceur et des ménagemens; je vous entends. Mais y a-t-il quelque communauté entre le chrétien et l'hypocrite? La foi chrétienne est une foi publique et sincère; elle voit les choses, elle les proclame telles qu'elles sont... Mon opinion est qu'on doit démasquer tout, ne rien ménager, n'excuser rien, ne fermer les yeux sur rien, de sorte que la vérité reste pure et à découvert, et comme placée sur un champ libre... Jérémie, 48: Maudit soit celui qui est tiède dans l'œuvre du Seigneur! Autre chose est, mon cher Fabricius, de louer le vice ou l'amoindrir, autre chose de le guérir avec bonté et douceur. Avant tout, il faut déclarer hautement ce qui est juste et injuste, et ensuite, quand l'auditeur s'est pénétré de notre enseignement, il faut l'accueillir et l'aider malgré les imperfections dans lesquelles il pourra encore retomber. Ne repoussez pas celui qui est faible dans la foi, dit saint Paul... J'espère qu'on ne pourra me reprocher d'avoir, pour ma part, manqué de charité et de patience envers les faibles... Si votre cardinal avait écrit sa lettre dans la sincérité de son cœur, ô mon Dieu, avec quelle joie, quelle humilité je tomberais à ses pieds! comme je m'estimerais indigne d'en baiser la poussière! car moi-même suis-je autre chose que poussière et ordure? Qu'il accepte la parole de Dieu, et nous serons à lui comme des serviteurs fidèles et soumis... A l'égard de ceux qui persécutent et condamnent cette parole, la charité suprême consiste précisément à résister à leurs fureurs sacriléges de toutes manières.

»Croyez-vous trouver en Luther un homme qui consente à fermer les yeux, pourvu qu'on l'amuse par quelques cajoleries?..... Cher Fabricius, je devrais vous répondre plus durement que je ne fais..... mon amour est prêt à mourir pour vous; mais qui touche à la foi, touche à la prunelle de notre œil. Raillez ou honorez l'amour comme vous le voudrez; mais la foi, la parole, vous devez l'adorer et la regarder comme le saint des saints: c'est ce que nous exigeons de vous. Attendez tout de notre amour, mais craignez, redoutez notre foi.....

»Je ne réponds point au cardinal même, ne sachant comment lui écrire, sans approuver ou reprendre sa sincérité ou son hypocrisie. C'est par vous qu'il saura la pensée de Luther.....[r35] De mon désert, le jour de Saint-Antoine (17 janvier 1522).»

Citons encore la préface qu'il mit en tête de son explication de l'évangile des Lépreux, et qu'il adressa à plusieurs de ses amis:

«Pauvre frère que je suis! voilà que j'ai encore allumé un grand feu; j'ai de nouveau mordu un bon trou dans la poche des papistes; j'ai attaqué la confession! Que vais-je devenir désormais? Où trouveront-ils assez de soufre, de bitume, de fer et de bois, pour mettre en cendres cet hérétique empoisonné? Il faudra pour le moins enlever les fenêtres des églises, de peur que l'espace ne manque aux prédications des saints prêtres sur l'Évangile, id est, à leurs injures et à leurs vociférations furibondes contre Luther. Quelle autre chose prêcheraient-ils au pauvre peuple? Il faut que chacun prêche ce qu'il peut et ce qu'il sait.

«... Tuez, tuez, s'écrient-ils, tuez cet hérésiarque qui veut renverser tout l'état ecclésiastique, qui veut soulever la chrétienté entière!» J'espère que, si j'en suis digne, ils en viendront là, et qu'ils combleront en moi la mesure de leurs pères. Mais il n'est pas encore temps, mon heure n'est pas venue; il faut qu'auparavant je rende encore plus furieuse cette race de vipères, et que je mérite loyalement de mourir par eux....»[r36]

Du fond de sa retraite, ne pouvant plus se jeter dans la mêlée, il exhorte Mélanchton:

«Lors même que je périrais, rien ne serait perdu pour l'Évangile, car tu m'y surpasses aujourd'hui; tu es l'Élysée qui succède à Élie, enveloppé d'un double esprit.

»Ne vous laissez pas abattre, mais chantez la nuit le cantique du Seigneur que je vous ai donné: je le chanterai aussi, moi, n'ayant de souci que pour la parole. Que celui qui ignore, ignore: que celui qui périt, périsse, pourvu qu'ils ne puissent pas se plaindre que notre office leur ait manqué.» (26 mai 1521.)

On le pressait alors de donner la solution d'une question qu'il avait soulevée, et dont la décision ne pouvait sortir des controverses théologiques, la question des vœux monastiques; les moines demandaient de toutes parts à sortir, et Mélanchton n'osait rien prendre sur lui. Luther lui-même n'aborde ce sujet qu'avec hésitation.

«Vous ne m'avez pas encore convaincu qu'on doive penser de même du vœu des prêtres et de celui des moines. Ce qui me touche beaucoup, c'est que l'ordre sacerdotal, institué de Dieu, est libre, mais non pas celui des moines, qui ont choisi leur état, et se sont offerts à Dieu de leur plein gré. Je déciderais pourtant volontiers que ceux qui n'ont pas atteint l'âge du mariage, ou qui y sont encore, et qui sont entrés dans ces coupe-gorges, en peuvent sortir sans scrupule; mais je n'ose me prononcer pour ceux qui sont déjà vieux, et qui ont vécu long-temps dans cet état.

»Du reste, comme Paul donne, au sujet des prêtres, une décision très large, en disant que ce sont les démons qui leur ont interdit le mariage, et que la voix de Paul est la voix de la majesté divine, je ne doute point qu'il ne faille la confesser hautement; ainsi, lors même qu'au temps de leur profession, ils se seraient liés par cette prohibition du diable, maintenant qu'ils savent à quoi ils se sont liés, ils peuvent se délier en toute confiance. (1er août.) Pour moi, j'ai souvent annulé sans scrupule des vœux faits avant l'âge de vingt ans, et je les annulerais encore, parce qu'il n'est personne qui ne voie qu'il n'y a eu là ni délibération ni connaissance. Mais j'ai fait cela pour ceux qui n'avaient pas encore changé d'état ni d'habit; quant à ceux qui auraient déjà exercé dans les monastères les fonctions du sacrifice, je n'ai rien osé encore. Je ne sais de quel nuage m'offusquent et me tourmentent cette vanité et cette opinion humaine.» (6 août 1521.)

Quelquefois il se rassure, et parle nettement:

«Quant aux vœux des religieux et des prêtres, nous avons fait, Philippe et moi, une vigoureuse conspiration pour les détruire et les mettre à néant.... Ce malheureux célibat des jeunes gens et des jeunes filles me révèle tous les jours tant de monstruosités, que rien ne sonne plus mal à mes oreilles que le nom de nonne, de moine, de prêtre: et le mariage me semble un paradis, même avec la dernière pauvreté.» (1er novembre.)

Préface de Luther à son livre De Votis monasticis, écrite sous forme de lettre à son père. (21 nov. 1521.) «.... Ce n'est pas volontairement que je me suis fait moine. Dans la terreur d'une apparition soudaine, entouré de la mort et me croyant appelé par le ciel, je fis un vœu irréfléchi et forcé. Quand je te dis cela dans notre entrevue, tu me répondis: «Dieu veuille que ce ne soit pas un prestige et un fantôme diabolique!» Cette parole, comme si Dieu l'eût prononcée par ta bouche, me pénétra bientôt profondément; mais je fermai mon cœur, tant que je pus, contre toi et ta parole. De même, lorsque ensuite je te reprochai ton ressentiment, tu me fis une réponse qui me frappa comme aucune parole ne m'a frappé, et elle est toujours restée au fond de mon cœur. Tu me dis: «N'as-tu pas entendu aussi qu'on doit obéir à ses parens?» Mais j'étais endurci dans ma dévotion, et j'écoutais ce que tu disais comme ne venant que d'un homme. Cependant, dans le fond de mon âme, je n'ai jamais pu mépriser ces paroles....»

—«Il me souvient que lorsque j'eus prononcé mes vœux, le père de ma chair, d'abord très irrité, s'écria, lorsqu'il fut apaisé: Plaise au ciel que ce ne soit pas un tour de Satan! Parole qui a jeté dans mon cœur de si profondes racines, que je n'ai jamais rien entendu de sa bouche dont j'aie gardé une plus ferme mémoire. Il me semble que Dieu a parlé par sa bouche.» (9 septembre.) Il recommande à Wenceslas Link qu'on laisse aux moines la liberté de sortir des couvens sans jamais contraindre personne. «Je suis sûr que tu ne feras, que tu ne laisseras rien faire de contraire à l'Évangile, lors même qu'il faudrait perdre tous les monastères. Je n'aime point cette sortie turbulente dont j'ai ouï parler... Mais je ne vois pas qu'il soit bon et convenable de les rappeler, quoiqu'ils n'aient pas bien et convenablement agi. Il faudrait qu'à l'exemple de Cyrus dans Hérodote, tu donnasses la liberté à ceux qui veulent sortir, mais sans mettre personne dehors, ni retenir personne par force...»

Il avait montré la même tolérance lorsque ceux d'Erfurth s'étaient portés à des actes de violence envers les prêtres catholiques.—Carlostad, à Wittemberg, eut bientôt rempli et dépassé les instructions de Luther.

«Bon Dieu! s'écrie celui-ci dans une lettre à Spalatin, nos gens de Wittemberg marieront-ils jusqu'aux moines! Quant à moi, ils ne me feront pas prendre femme.—Prends bien garde de ne pas prendre femme, afin de ne pas tomber dans la tribulation de la chair.» (6 août.)

Cette hésitation et ces ménagemens montrent assez que Luther suivait plus qu'il ne devançait le mouvement qui entraînait tous les esprits hors des routes anciennes.

«Origène, écrit-il à Spalatin, avait un enseignement à part pour les femmes; pourquoi Mélanchton n'essaierait-il pas quelque chose de pareil? Il le peut et le doit, car le peuple a faim et soif.»

«Je désirerais fort que Mélanchton prêchât aussi quelque part en public, dans la ville, aux jours de fêtes, dans l'après-dînée, pour tenir lieu de la boisson et du jeu: on s'habituerait ainsi à ramener la liberté, et à la façonner sur le modèle de l'Église antique.

»Car si nous avons rompu avec toutes les lois humaines, et secoué le joug, nous arrêterons-nous à ce que Mélanchton n'est pas oint et rasé, à ce qu'il est marié? Il est véritablement prêtre, et il remplit les fonctions du prêtre, à moins que l'office du prêtre ne soit pas l'enseignement de la parole. Autrement le Christ non plus ne sera pas prêtre, puisqu'il enseigne tantôt dans les synagogues, tantôt sur la barque, tantôt sur le rivage, tantôt sur la montagne. Tout rôle en tout lieu, à toute heure, il l'a rempli sans cesser d'être lui-même.

»Il faudrait que Mélanchton lût au peuple l'Évangile en allemand, comme il a commencé à le lire en latin, afin de devenir ainsi peu-à-peu un évêque allemand, comme il est devenu évêque latin.» (9 septembre.)

Cependant l'Empereur étant occupé de la guerre contre le roi de France, l'Électeur se rassura et il fit donner à Luther un peu plus de liberté. «Je suis allé deux jours à la chasse pour voir un peu ce plaisir γλυκύπικρον (doux-amer) des héros: nous prîmes deux lièvres et quelques pauvres misérables perdreaux; digne occupation d'oisifs. Je théologisais pourtant au milieu des filets et des chiens; autant ce spectacle m'a causé de plaisir, autant ç'a été pour moi un mystère de pitié et de douleur. Qu'est-ce que cela nous représente, sinon le diable avec ses docteurs impies pour chiens, c'est-à-dire les évêques et les théologiens qui chassent ces innocentes bestioles. Je sentais profondément ce triste mystère sur les animaux simples et fidèles.

»En voici un autre plus atroce. Nous avions sauvé un petit lièvre vivant, je l'avais enveloppé dans la manche de ma robe; pendant que j'étais éloigné un instant, les chiens trouvèrent le pauvre lièvre, et, à travers la robe, lui cassèrent la jambe droite, et l'étranglèrent. Ainsi sévissent le pape et Satan pour perdre même les âmes sauvées.

»Enfin, j'en ai assez de la chasse; j'aimerais mieux, je pense, celle où l'on perce de traits et de flèches ours, loups, sangliers, renards, et toute la gent des docteurs impies... Je t'écris cette plaisanterie, afin que tu saches que vous autres courtisans, mangeurs de bêtes, vous serez bêtes à votre tour dans le paradis, où saura bien vous prendre et vous encager, Christ, le grand chasseur. C'est vous qui êtes en jeu, tandis que vous vous jouez à la chasse.» (15 août.)—Du reste, Luther ne se déplaisait pas à Wartbourg; il y avait trouvé un accueil libéral, où il reconnaissait la main de l'Électeur. «Le maître de ce lieu me traite beaucoup mieux que je ne le mérite.» (10 juin.) «Je ne voudrais être à charge à personne. Mais je suis persuadé que je vis ici aux dépens de notre prince; autrement je n'y resterais pas une heure. On sait que s'il faut dépenser l'argent de quelqu'un, c'est celui des princes.» (15 août.)

A la fin du mois de novembre 1521, le désir de revoir et d'encourager ses disciples, lui fit faire une courte excursion à Wittemberg; mais il eut soin que l'Électeur n'en sût rien. «Je lui cache, dit-il à Spalatin, et mon voyage et mon retour. Pour quel motif? c'est ce que tu comprends assez.»

Le motif, c'était le caractère alarmant que prenait la Réforme entre les mains de Carlostad, des théologiens démagogues, des briseurs d'images, anabaptistes et autres, qui commençaient à se produire[a37]. «Nous avons vu le prince de ces prophètes, Claus-Stork, qui marche avec l'air et le costume de ces soldats que nous appelons lanzknecht; il y en avait encore un autre en longue robe, et le docteur Gérard de Cologne. Ce Stork me semble porté par un esprit de légèreté, qui ne lui permet pas de faire grand cas de ses propres opinions. Mais Satan se joue dans ces hommes.» (4 septembre 1522.)

Luther n'attachait pas encore à ce mouvement une grande importance. «Je ne sors pas de ma retraite, écrit-il; je ne bouge pas pour ces prophètes, car ils ne m'émeuvent guère.» (17 janvier 1522.) Il chargea Mélanchton de les éprouver, et c'est alors qu'il lui adressa cette belle lettre (13 janvier 1522): «Si tu veux éprouver leur inspiration, demande s'ils ont ressenti ces angoisses spirituelles et ces naissances divines, ces morts et ces enfers... Si tu n'entends que choses douces et paisibles et dévotes (comme ils disent), quand même ils se diraient ravis au troisième ciel, tu n'approuveras rien de cela. Il y manque le signe du Fils de l'homme, le βάσανος (pierre de touche), l'unique épreuve des chrétiens, la règle qui discerne les esprits. Veux-tu savoir le lieu, le temps et la manière des entretiens divins? écoute: Il a brisé comme le lion tous mes os, etc. J'ai été repoussé de ta face et de tes regards, etc. Mon âme a été remplie de maux, et ma vie a approché de l'enfer. La majesté divine ne parle pas comme ils le prétendent, immédiatement, et de manière que l'homme la voie; non, L'homme ne me verra point, et il vivra. C'est pourquoi elle parle par la bouche des hommes, parce que nous ne pouvons tous supporter sa parole. La Vierge même s'est troublée à la vue de l'ange. Écoutez aussi la plainte de Daniel et de Jérémie: Prenez-moi dans votre jugement, et ne me soyez pas un sujet d'épouvante

(17 janvier 1522.) «Aie soin que notre prince ne teigne pas ses mains du sang de ces nouveaux prophètes.

»C'est par la parole seule qu'il faut combattre, par la parole qu'il faut vaincre, par la parole qu'il faut détruire ce qu'ils ont élevé par la force et la violence.

»... Je ne condamne que par la parole; que celui qui croit, croie et suive; que celui qui ne croit pas, ne croie pas, et qu'on le laisse aller. Il ne faut contraindre aucune personne à la foi ni aux choses de la foi; il faut l'y traîner par la parole. Je condamne les images, mais par la parole, non pour qu'on les brûle, mais pour qu'on n'y mette pas sa confiance.»

Mais il se passait à Wittemberg même des choses qui ne pouvaient permettre à Luther de rester plus long-temps dans son donjon. Il partit sans demander l'agrément de l'Électeur.

On trouve, dans un des historiens de la Réforme, un curieux récit de ce voyage.

«Jean Kessler, jeune théologien de Saint-Gall, se rendant avec un ami à Wittemberg pour y achever ses études, rencontra le soir, dans une auberge située à la porte d'Iéna, Luther habillé en cavalier. Ils ne le connurent point. Le cavalier avait devant lui un petit livre, qui était, comme ils le virent plus tard, le psautier en hébreu. Ils les salua poliment, et les invita à s'asseoir à sa table. Dans la conversation, il leur demanda aussi ce que l'on pensait de Luther en Suisse. Kessler lui répondit que les uns ne savaient comment le célébrer, et remerciaient Dieu de l'avoir envoyé sur la terre pour y relever la vérité, tandis que d'autres, et notamment les prêtres, le condamnaient comme un hérétique qu'on ne pouvait épargner. D'après quelques mots que l'hôtelier dit aux jeunes voyageurs, ils le prirent pour Ulrich de Hutten. Deux marchands arrivèrent; l'un d'eux tira de sa poche et mit à côté de lui un livre de Luther nouvellement imprimé, et qui n'était pas encore relié. Il demanda si les autres l'avaient déjà vu. Luther parla du peu de bonne volonté pour les choses sérieuses, qui se manifestait dans les princes assemblés alors à la diète de Nuremberg. Il exprima aussi l'espoir «que la vérité évangélique porterait plus de fruits dans ceux qui viendraient et qui n'auraient pas encore été empoisonnés par l'erreur papale.» L'un des marchands dit: «Je ne suis pas savant en ces questions; mais, à mon sens, Luther doit être ou un ange du ciel, ou un démon de l'enfer; aussi, je vais employer les derniers dix florins que je me suis ménagés à aller à confesse chez lui.» Cette conversation eut lieu pendant le souper. Luther s'était arrangé d'avance avec l'hôtelier pour payer l'écot de toute la table. Au moment de se retirer, Luther donna la main aux deux Suisses (les marchands étaient allés à leurs affaires), les priant de saluer de sa part, quand ils seraient arrivés à Wittemberg, le docteur Jérôme Schurff, leur compatriote. Ils lui demandèrent comment ils le devaient nommer auprès de celui-ci. «Dites-lui seulement, leur répond-il, que celui qui doit venir le salue; il ne manquera pas de comprendre ces paroles.»

»Les marchands, quand ils apprirent, en revenant dans la chambre, que c'était à Luther qu'ils avaient parlé, furent inconsolables de ne pas l'avoir su plus tôt, de ne pas lui avoir montré plus de respect, et d'avoir dit en sa présence des choses peu sensées. Le lendemain, ils se levèrent exprès de grand matin, pour le trouver encore avant son départ, et lui faire leurs très humbles excuses. Luther ne convint qu'implicitement que c'était lui[r37]

Comme il était en chemin pour se rendre à Wittemberg, il écrivit à l'Électeur qui lui avait défendu de quitter la Wartbourg: «..... Ce n'est pas des hommes que je tiens l'Évangile, mais du ciel, de notre Seigneur Jésus-Christ, et j'aurais bien pu, comme je veux faire dorénavant, m'appeler son serviteur, et prendre le titre d'évangéliste. Si j'ai demandé à être interrogé, ce n'était pas que je doutasse de la bonté de ma cause, mais uniquement par déférence et humilité. Or, comme je vois que cet excès d'humilité ne fait qu'abaisser l'Évangile, et que le diable, si je cède un pouce de terrain, veut occuper toute la place, ma conscience me force d'agir autrement. C'est assez que, pour plaire à votre Grâce électorale, j'aie passé une année dans la retraite. Le diable sait bien que ce n'était pas crainte; il a vu mon cœur quand je suis entré dans Worms. La ville eût-elle été pleine de diables, je m'y serais jeté avec joie.

»Or, le duc Georges ne peut pas même passer pour un diable; et votre Grâce électorale se dira elle-même si ce ne serait pas outrager indignement le Père de toute miséricorde, qui nous commande d'avoir confiance en lui, que de craindre la colère de ce duc. Si Dieu m'appelait à Leipsick, sa capitale, comme il m'appelle à Wittemberg, j'y entrerais quand même (pardonnez-moi cette folie), quand même il pleuvrait des ducs Georges neuf jours durant, et chacun d'eux neuf fois plus furieux. Il prend donc Jésus-Christ pour un homme de paille. Le Seigneur peut bien tolérer cela quelque temps, mais non pas toujours. Je ne cacherai pas non plus à votre Grâce électorale, que j'ai plus d'une fois prié et pleuré pour que Dieu voulût éclairer le duc; je le ferai encore une fois avec ardeur, mais ce sera la dernière. Je supplie aussi votre Grâce de prier elle-même et de faire prier, pour que nous détournions de lui, s'il plaît à Dieu, le terrible jugement qui, chaque jour, hélas! le menace de plus près.

»J'écris ceci pour vous faire savoir que je vais à Wittemberg sous une protection plus haute que celle de l'Électeur; aussi n'ai-je pas l'intention de demander appui à votre Grâce. Je crois même que je la protégerai plus que je ne serai protégé par elle: si je savais qu'elle dût me protéger, je ne viendrais pas. L'épée ne peut rien en ceci; il faut que Dieu agisse, sans que les hommes s'en mêlent. Celui qui a le plus de foi, protégera le plus efficacement; et comme je sens que votre Grâce est encore très faible dans la foi, je ne puis nullement voir en elle celui qui doit me protéger et me sauver.

»Votre Grâce électorale me demande ce qu'elle doit faire en ces circonstances, estimant avoir fait peu jusqu'ici. Je réponds, en toute soumission, que votre Grâce n'a fait que trop, et qu'elle ne devrait rien faire. Dieu ne veut pas de toutes ces inquiétudes, de tout ce mouvement, quand il s'agit de sa cause; il veut qu'on s'en remette à lui seul. Si vôtre Grâce a cette foi, elle trouvera paix et sécurité; sinon, moi du moins, je croirai; et je serai obligé de laisser à votre Grâce les tourmens par lesquels Dieu punit les incrédules. Puis donc que je ne veux pas suivre les exhortations de votre Grâce, elle sera justifiée devant Dieu, si je suis pris ou tué. Devant les hommes, je désire qu'elle agisse comme il suit: qu'elle obéisse à l'autorité en bon électeur, qu'elle laisse régner la Majesté impériale en ses états conformément aux réglemens de l'Empire, et qu'elle se garde d'opposer quelque résistance à la puissance qui voudra me prendre ou me tuer; car personne ne doit briser la puissance ni lui résister, hormis celui qui l'a instituée; autrement, c'est révolte, c'est contre Dieu. J'espère seulement qu'ils auront assez de sens pour reconnaître que votre Grâce électorale est de trop haut lieu pour se faire elle-même mon geôlier. Si elle laisse les portes ouvertes, et qu'elle fasse observer le sauf-conduit, au cas où ils viendront me prendre, elle aura satisfait à l'obéissance. Si, au contraire, ils sont assez déraisonnables pour ordonner à votre Grâce de mettre elle-même la main sur moi, je ferai en sorte qu'elle n'éprouve pour moi nul préjudice de corps, de biens, ni d'âme.

»Je m'expliquerai plus au long une autre fois, s'il en est besoin. J'ai dépêché le présent écrit, de peur que votre Grâce ne fût affligée de la nouvelle de mon arrivée; car, pour être chrétien, je dois consoler tout le monde et n'être préjudiciable à personne.

»Si votre Grâce croyait, elle verrait la magnificence de Dieu; mais comme elle ne croit pas encore, elle n'a encore rien vu. Aimons et glorifions Dieu dans l'éternité. Amen. Écrit à Borna, à côté de mon guide, le mercredi des Cendres 1522. (5 mars.) De votre Grâce électorale le très soumis serviteur. Martin Luther

(7 mars). L'Électeur avait fait prier Luther de lui exposer les motifs de son retour à Wittemberg dans une lettre qui pût être montrée à l'Empereur. Dans cette lettre, Luther donne trois motifs: l'église de Wittemberg l'a instamment prié de revenir; deuxièmement, le désordre s'est mis dans son troupeau[a38]; enfin il a voulu empêcher, autant qu'il serait en lui, l'insurrection qu'il regarde comme imminente.

«... Le second motif de mon retour, dit-il, c'est qu'à Wittemberg, pendant mon absence, Satan a pénétré dans ma bergerie, et y a fait des ravages que je ne puis réparer que par ma présence et par ma parole vivante; une lettre n'y aurait rien fait. Ma conscience ne me permettait plus de tarder; je devais négliger non-seulement la grâce ou disgrâce de votre Altesse, mais la colère du monde entier. C'est mon troupeau, le troupeau que Dieu m'a confié, ce sont mes enfans en Jésus-Christ: je n'ai pu hésiter un moment. Je dois souffrir la mort pour eux, et je le ferais volontiers avec la grâce de Dieu, comme Jésus-Christ le demande (saint Jean, X, 12). S'il eût suffi de ma plume pour remédier à ce mal, pourquoi serais-je venu? Pourquoi, si ma présence n'y était pas nécessaire, ne me résoudrais-je à quitter Wittemberg pour toujours?...»

Luther à son ami Hartmuth de Kronberg, au mois de mars (peu après son retour à Wittemberg): «.... Satan, qui toujours se mêle parmi les enfans de Dieu, comme dit Job (I, 6), vient de nous faire (et à moi en particulier), un mal cruel à Wittemberg. Tous mes ennemis, quelque près qu'ils fussent souvent de moi, ne m'ont jamais porté un coup comme celui que j'ai reçu des miens. Je suis obligé d'avouer que cette fumée me fait bien mal aux yeux et au cœur. «C'est par là, s'est dit Satan, que je veux abattre le courage de Luther, et vaincre cet esprit si roide. Cette fois, il ne s'en tirera pas.»

»... Peut-être Dieu me veut-il punir par ce coup, d'avoir, à Worms, comprimé mon esprit, et parlé avec trop peu de véhémence devant les tyrans. Les païens, il est vrai, m'ont depuis accusé d'orgueil. Ils ne savent pas ce que c'est que la foi.

»Je cédais aux instances de mes bons amis qui ne voulaient point que je parusse trop sauvage; mais je me suis souvent repenti de cette déférence et de cette humilité.

»... Moi-même je ne connais point Luther, et ne veux point le connaître[a39]. Ce que je prêche ne vient pas de lui, mais de Jésus-Christ. Que le diable emporte Luther, s'il peut, je ne m'en soucie pas, pourvu qu'il laisse Jésus-Christ régner dans les cœurs...»

Vers le milieu de la même année, Luther éclata avec la plus grande violence contre les princes. Un grand nombre de princes et d'évêques (entre autres le duc Georges), venaient de prohiber la traduction qu'il donnait alors de la Bible; on en rendait le prix à ceux qui l'avaient achetée. Luther accepte audacieusement le combat: «Nous avons eu les prémices de la victoire et triomphé de la tyrannie papale qui avait pesé sur les rois et les princes; combien ne sera-t-il pas plus facile de venir à bout des princes eux-mêmes?... J'ai grand'peur que s'ils continuent d'écouter cette sotte cervelle du duc Georges, il n'y ait des troubles qui mènent à leur perte, dans toute l'Allemagne, les princes et les magistrats, et qui enveloppent en même temps le clergé tout entier; c'est ainsi que je vois les choses. Le peuple s'agite de tous côtés, et il a les yeux ouverts; il ne veut plus, il ne peut plus se laisser opprimer. C'est le Seigneur qui mène tout cela et qui ferme les yeux des princes sur ces symptômes menaçans; c'est lui qui consommera tout par leur aveuglement et leur violence; il me semble voir l'Allemagne nager dans le sang.

»Qu'ils sachent bien que le glaive de la guerre civile est suspendu sur leurs têtes. Ils font tout pour perdre Luther, et Luther fait tout pour les sauver. Ce n'est pas pour Luther, mais pour eux qu'approche la perdition; ils l'avancent eux-mêmes, au lieu de s'en garder. Je crois que l'esprit parle ici en moi. Que si le décret de la colère est arrêté dans le ciel, et que la prière ni la sagesse n'y puissent rien, nous obtiendrons que notre Josias s'endorme dans la paix, et que le monde soit laissé à lui-même dans sa Babylone.—Quoique exposé à toute heure à la mort, au milieu de mes ennemis, sans aucun secours humain, je n'ai cependant jamais rien tant méprisé en ma vie que ces stupides menaces du prince Georges et de ses pareils. L'esprit, n'en doute pas, se rendra maître du duc Georges et de ses égaux en sottise. Je t'écris tout ceci à jeun et de grand matin, le cœur rempli d'une pieuse confiance. Mon Christ vit et règne, et moi je vivrai et règnerai.» (19 mars.)

Au milieu de l'année parut le livre qu'Henri VIII avait fait faire par son chapelain Edward Lee, et dans lequel il se portait pour champion de l'Église.

«Il y a bien dans ce livre une ignorance royale, mais il y a aussi une virulence et une fausseté qui n'appartiennent qu'à Lee.» (22 juillet.)—La réponse de Luther parut l'année suivante[r38], sa violence surpassa tout ce que ses écrits contre le pape avaient pu faire attendre. Jamais avant cette époque un homme privé n'avait adressé à un roi des paroles si méprisantes et si audacieuses[a40].

«Moi, aux paroles des pères, des hommes, des anges, des démons, j'oppose, non pas l'antique usage ni la multitude des hommes, mais la seule parole de l'éternelle Majesté, l'Évangile qu'eux-mêmes sont forcés de reconnaître. Là, je me tiens, je m'assieds, je m'arrête; là est ma gloire, mon triomphe; de là, j'insulte aux papes, aux thomistes, aux henricistes, aux sophistes et à toutes les portes de l'enfer. Je m'inquiète peu des paroles des hommes quelle qu'ait été leur sainteté; pas davantage de la tradition, de la coutume trompeuse. La parole de Dieu est au-dessus de tout. Si j'ai pour moi la divine Majesté, que m'importe le reste, quand même mille Augustins, mille Cypriens, mille églises de Henri, se lèveraient contre moi? Dieu ne peut errer ni tromper; Augustin et Cyprien, comme tous les élus, peuvent errer et ont erré.

»La messe vaincue, nous avons, je crois, vaincu la papauté. La messe était comme la roche, où la papauté se fondait, avec ses monastères, ses épiscopats, ses colléges, ses autels, ses ministres et ses doctrines; enfin avec tout son ventre. Tout cela croulera avec l'abomination de leur messe sacrilége.

»Pour la cause de Christ, j'ai foulé aux pieds l'idole de l'abomination romaine, qui s'était mise à la place de Dieu et s'était établie maîtresse des rois et du monde. Quel est donc cet Henri, ce nouveau thomiste, ce disciple du monstre, pour que je respecte ses blasphèmes et sa violence? Il est le défenseur de l'Église, oui, de son Église à lui, qu'il porte si haut, de cette prostituée qui vit dans la pourpre, ivre de débauches, de cette mère de fornications. Moi, mon chef est Christ, je frapperai du même coup cette Église et son défenseur qui ne font qu'un; je les briserai...

»J'en suis sûr, mes doctrines viennent du ciel. Je les ai fait triompher contre celui qui, dans son petit ongle, a plus de force et d'astuce que tous les papes, tous les rois, tous les docteurs... Mes dogmes resteront, et le pape tombera, malgré toutes les portes de l'enfer, toutes les puissances de l'air, de la terre et de la mer. Ils m'ont provoqué à la guerre, eh bien! ils l'auront la guerre. Ils ont méprisé la paix que je leur offrais, ils n'auront plus la paix. Dieu verra qui des deux le premier en aura assez, du pape ou de Luther. Trois fois j'ai paru devant eux. Je suis entré dans Worms, sachant bien que César devait violer à mon égard la foi publique. Luther, ce fugitif, ce trembleur, est venu se jeter sous les dents de Behemoth... Mais eux, ces terribles géans, dans ces trois années, s'en est-il présenté un seul à Wittemberg? Et cependant ils y seraient venus en toute sûreté sous la garantie de l'Empereur. Les lâches, ils osent espérer encore le triomphe! Ils pensaient se relever, par ma fuite, de leur honteuse ignominie. On la connaît aujourd'hui par tout le monde; on sait qu'ils n'ont point eu le courage de se hasarder en face du seul Luther[r39][a41].» (1523.)

Il fut plus violent encore dans le traité qu'il publia en allemand, sur la Puissance séculière. «Les princes sont du monde, et le monde est ennemi de Dieu[a42]; aussi vivent-ils selon le monde et contre la loi de Dieu. Ne vous étonnez donc pas de leurs furieuses violences contre l'Évangile, car ils ne peuvent manquer à leur propre nature. Vous devez savoir que depuis le commencement du monde, c'est chose bien rare qu'un prince prudent, plus rare encore un prince probe et honnête. Ce sont communément de grands sots, ou de maudits vauriens (maximè fatui, pessimi nebulones super terram). Aussi, faut-il toujours attendre d'eux le pis, presque jamais le bien, surtout lorsqu'il s'agit du salut des âmes. Ils servent à Dieu de licteurs et de bourreaux, quand il veut punir les méchans. Notre Dieu est un puissant roi, il lui faut de nobles, d'illustres, de riches bourreaux et licteurs comme ceux-ci; il veut qu'ils aient en abondance des richesses, des honneurs, qu'ils soient redoutés de tous. Il plaît à sa divine volonté que nous appelions ses bourreaux de clémens seigneurs, que nous nous prosternions à leurs pieds, que nous soyons leurs très humbles sujets. Mais ces bourreaux ne poussent point eux-mêmes l'artifice jusqu'à vouloir devenir de bons pasteurs. Qu'un prince soit prudent, probe, chrétien, c'est là un grand miracle, un précieux signe de la faveur divine; car d'ordinaire, il en arrive comme pour les juifs dont Dieu disait: «Je leur donnerai un roi dans ma colère, je l'ôterai dans mon indignation. Dabo tibi regem in furore meo, et auferam in indignatione meâ[r40].»

»Les voilà, nos princes chrétiens qui protégent la foi et dévorent le Turc.... Bons compagnons! fiez-vous-y. Ils vont faire quelque chose dans leur belle sagesse: ils vont se casser le cou, et pousser les nations dans les désastres et les misères... Pour moi, j'ouvrirai les yeux aux aveugles pour qu'ils comprennent ces quatre mots du psaume CVI: Effundit contemptum super principes. Je vous le jure par Dieu même, si vous attendez qu'on vienne vous crier en face ces quatre mots, vous êtes perdus, quand même chacun de vous serait aussi puissant que le Turc; et alors il ne vous servira de rien de vous enfler et de grincer des dents... Il y a déjà bien peu de princes qui ne soient traités de sots et de fripons; c'est qu'ils se montrent tels, et que le peuple commence à comprendre... Bons maîtres et seigneurs, gouvernez avec modération et justice, car vos peuples ne supporteront pas long-temps votre tyrannie; ils ne le peuvent ni ne le veulent. Ce monde n'est plus le monde d'autrefois, où vous alliez à la chasse des hommes, comme à celle des bêtes fauves[r41]

Observation de Luther, sur deux mandemens sévères de l'Empereur contre lui. «... J'exhorte tout bon chrétien à prier avec nous pour ces princes aveugles, que Dieu nous a sans doute envoyés dans sa colère, et à ne pas les suivre contre les Turcs. Le Turc est dix fois plus habile et plus religieux que nos princes. Comment pourraient-ils réussir contre lui, ces fous qui tentent et blasphèment Dieu d'une manière si horrible? Cette pauvre et misérable créature, qui n'est pas un instant sûre de sa vie, notre Empereur, ne se glorifie-t-il pas impudemment d'être le vrai et souverain défenseur de la foi chrétienne?

»L'Écriture sainte dit que la foi chrétienne est un rocher contre lequel échoueront et le diable et la mort, et toute puissance; que c'est une force divine; et cette force divine se ferait protéger par un enfant de la mort que la moindre chose jettera bas? O Dieu! que le monde est insensé! Voilà le roi d'Angleterre qui s'intitule à son tour, défenseur de la foi! Les Hongrois mêmes se vantent d'être les protecteurs de Dieu, et ils chantent dans leurs litanies: Ut nos defensores tuos exaudire digneris... Pourquoi n'y a-t-il pas aussi des princes pour protéger Jésus-Christ, et d'autres pour défendre le Saint-Esprit? Alors, je pense, la sainte Trinité et la foi seraient enfin convenablement gardées!...» (1523.)

De telles hardiesses effrayaient l'Électeur. Luther avait peine à le rassurer. «Je me souviens, mon cher Spalatin, de ce que j'ai écrit de Born à l'Électeur, et plût à Dieu que vous eussiez foi, avertis par les signes si évidens de la main de Dieu. Ne voilà-t-il pas deux ans que je vis encore contre toute attente. L'Électeur non-seulement est à l'abri, mais depuis un an il voit la fureur des princes apaisée? Il n'est pas difficile au Christ de protéger le Christ dans cette mienne cause, où l'Électeur est entré par le seul conseil de Dieu. Si je savais un moyen de le tirer de cette cause sans honte pour l'Évangile, je n'y plaindrais pas même ma vie. Moi, j'avais bien compté qu'avant un an, on me traînerait au dernier supplice; c'était là mon expédient pour sa délivrance. Maintenant, puisque nous ne sommes pas capables de comprendre et de pénétrer son dessein, nous serons toujours parfaitement en sûreté, en disant: Que ta volonté soit faite![a43] Et je ne doute pas que le prince ne soit à l'abri de toute attaque, tant qu'il ne donnera pas un assentiment et une approbation publique à notre cause. Pourquoi est-il forcé de partager notre opprobre? Dieu le sait, quoiqu'il soit bien certain qu'il n'y a là pour lui ni dommage, ni péril, et, au contraire, un grand avantage pour son salut.» (12 octobre 1523.)

Ce qui faisait la sécurité de Luther, c'est qu'un bouleversement général semblait imminent. La tourbe populaire grondait. La petite noblesse, plus impatiente, prenait le devant. Les riches principautés ecclésiastiques étaient là comme une proie, dont le pillage semblait devoir commencer la guerre civile. Les catholiques eux-mêmes réclamaient par les moyens légaux, contre les abus que Luther avait signalés dans l'Église. En mars 1523, la diète de Nuremberg suspendit l'exécution de l'édit impérial contre Luther, et dressa contre le clergé les centum gravamina[r42]. Déjà le plus ardent des nobles du Rhin, Franz de Sickingen, avait ouvert la lutte des petits seigneurs contre les princes, en attaquant le Palatin. «Voilà, dit Luther, une chose très fâcheuse. Des présages certains nous annoncent un bouleversement des états. Je ne doute pas que l'Allemagne ne soit menacée, ou de la plus cruelle guerre ou de son dernier jour.» (16 janvier 1523.)

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