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Mémoires de Luther écrits par lui-même, Tome I

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CHAPITRE II.

Commencemens de l'Église luthérienne.—Essais d'organisation, etc.[a44]

Les temps qui suivent le retour de Luther à Wittemberg, forment la période de sa vie, la plus active, la plus laborieuse. Il lui fallait continuer la Réforme, entrer chaque jour plus avant dans la voie qu'il avait ouverte, renverser de nouveaux obstacles, et cependant de temps à autre s'arrêter dans cette œuvre de destruction pour réédifier et rebâtir tellement quellement. Sa vie n'a plus alors l'unité qu'elle présentait à Worms et au château de Wartbourg. Descendu de sa poétique solitude, plongé dans les plus mesquines réalités, jeté en proie au monde, c'est à lui que s'adressèrent tous les ennemis de Rome. Tous affluent chez lui et assiégent sa porte, princes, docteurs ou bourgeois. Il faut qu'il réponde aux Bohémiens, aux Italiens, aux Suisses, à toute l'Europe. Les fugitifs arrivent de tous côtés. De ceux-ci les plus embarrassans, sans contredit, ce sont les religieuses échappées de leurs couvens, repoussées de leurs familles, et qui viennent chercher un asile auprès de Luther. Cet homme de trente-six ans est obligé de recevoir ces femmes et ces filles, de leur servir de père. Pauvre moine, dans sa situation nécessiteuse (voyez le chapitre IV), il arrache à peine quelques secours pour elles au parcimonieux Électeur qui le laisse lui-même mourir de faim. Tomber dans ces misères après le triomphe de Worms, c'était de quoi calmer l'exaltation du réformateur.

Les réponses qu'il donne à cette foule qui vient le consulter[a45], sont empreintes d'une libéralité d'esprit, dont nous le verrons quelquefois s'écarter plus tard, lorsque devenu chef d'une église établie, il éprouvera lui-même le besoin d'arrêter le mouvement qu'il avait imprimé à la pensée religieuse.

D'abord c'est le pasteur de Zwickau, Hansmann, qui interpelle Luther pour fixer les limites de la liberté évangélique. Il répond: «Nous donnons liberté entière sur l'une et l'autre espèce; mais à ceux qui s'en approchent dignement et avec crainte. Laissons tout le reste selon le rite accoutumé, et que chacun suive son propre esprit, que chacun écoute sa conscience pour répondre à l'Évangile.» Ensuite viennent les frères Moraves, les Vaudois de la Moravie. (26 mars 1522): «Le sacrement lui-même, leur écrit Luther, n'est pas tellement nécessaire, qu'il rende superflues la foi et la charité. C'est une folie que de s'escrimer pour ces misères, en négligeant les choses précieuses et salutaires. Là où se trouvent la foi et la charité, il ne peut y avoir de péché, ni parce qu'on adore, ni parce qu'on n'adore pas. Au contraire, là, où il n'y a pas charité et foi, il ne peut y avoir qu'éternel péché. Si ces ergoteurs ne veulent pas dire concomitance, qu'ils disent autrement et cessent de disputer, puisqu'on s'accorde sur le fond. La foi, la charité n'adore pas (il s'agit du culte des saints), parce qu'elle sait qu'il n'est pas commandé d'adorer, et qu'on ne pèche pas pour ne point adorer. Ainsi elle passe en liberté au milieu de ces gens, et les accorde tous en laissant chacun abonder dans son propre sens. Elle défend de disputer et de se condamner les uns les autres; car elle hait les sectes et les schismes. Je résoudrais la question de l'adoration de Dieu dans les saints, en disant que c'est une chose libre et indifférente.» Il s'exprime sur ce dernier sujet avec une hauteur singulière.

«Le monde entier m'interroge tellement (ce que j'admire) sur le culte des saints, que je suis forcé de mettre au jour mon jugement. Je voudrais qu'on laissât dormir cette question, pour ce seul motif, qu'elle n'est pas nécessaire.» (29 mai 1522.) «Quant à l'exposition des reliques, je crois qu'on les a déjà montrées et remontrées par toute la terre. Pour le purgatoire, je pense que c'est chose fort incertaine. Il est vraisemblable qu'à l'exception d'un petit nombre, tous les morts dorment insensibles. Je ne crois pas que le purgatoire soit un lieu déterminé, comme l'imaginent les sophistes. A les en croire, tous ceux qui ne sont ni dans le ciel ni dans l'enfer sont dans le purgatoire. Qui oserait l'assurer? les âmes des morts peuvent dormir entre le ciel, la terre, l'enfer, le purgatoire et toutes choses, comme il arrive aux vivans, dans un profond sommeil... Je pense que c'est cette peine qu'on appelle l'avant-goût de l'enfer, et dont le Christ, Moïse, Abraham, David, Jacob, Job, Ézéchias et beaucoup d'autres ont tant souffert. Comme elle est semblable à l'enfer, et cependant temporaire, qu'elle ait lieu dans le corps ou hors du corps, c'est pour moi le purgatoire.» (13 janvier 1522.)

La confession perd, entre les mains de Luther, le caractère que lui avait donné l'Église. Ce n'est plus ce redoutable tribunal qui ouvre et ferme le ciel. Le prêtre ne fait plus que mettre sa sagesse et son expérience au service du pénitent; de sacrement qu'elle était, la confession devient, pour le prêtre, un ministère de consolation et de bon conseil.

«Dans la confession, il n'est point nécessaire que l'on raconte tous ses péchés[r43]; mais les gens peuvent dire ce qu'ils veulent; nous ne les lapidons point pour cela; s'ils avouent du fond du cœur qu'ils sont de pauvres pécheurs, nous nous en contentons.

»Si un meurtrier disait devant les tribunaux que je l'ai absous, je dirais: je ne sais point s'il est absous; ce n'est pas moi qui confesse et absous, c'est le Christ[r44]. A Venise, une femme avait tué, et jeté à l'eau, un jeune compagnon qui avait couché avec elle. Un moine lui donna l'absolution et la dénonça. La femme s'excusa en montrant l'absolution du moine. Le sénat décida que le moine serait brûlé et la femme bannie de la ville. C'était un jugement bien sage. Mais si je donnais un billet, signé de ma main, à une conscience effrayée, et que le juge eût ce billet, je pourrais justement le réclamer, comme j'ai fait avec le duc Georges. Car celui qui a en main les lettres des autres, sans un bon titre, celui-là est un voleur.»

Quant à la messe, il la traite dès 1519 comme une chose indifférente pour ses formes extérieures[a46]. Il écrivait alors à Spalatin: «Tu me demandes un modèle de commémorations pour la messe. Je te supplie de ne pas te tourmenter de ces minuties; prie pour ceux pour lesquels Dieu t'inspirera, et aie la conscience libre sur ce sujet. Ce n'est pas une chose si importante, qu'il faille enchaîner encore par des décrets et des traditions l'esprit de liberté: il suffit, et au-delà, de la masse déjà excessive des traditions régnantes.» Vers la fin de sa vie, en 1542, il disait encore au même Spalatin (10 novembre): «Fais, pour l'élévation du sacrement, ce qu'il te plaira de faire. Je ne veux pas que dans les choses indifférentes, on impose aucune chaîne. C'est ainsi que j'écris, que j'écrivis, que j'écrirai toujours, à tous ceux qui me fatiguent de cette question.»

Il comprenait pourtant la nécessité d'un culte extérieur: «Bien que les cérémonies ne soient pas nécessaires au salut, cependant elles font impression sur les esprits grossiers. Je parle principalement des cérémonies de la messe, que vous pouvez conserver, comme nous avons fait ici, à Wittemberg.» (11 janvier 1531.) «Je ne condamne aucune cérémonie, si ce n'est celles qui sont contraires à l'Évangile. Nous avons conservé le baptistère et le baptême, bien que nous l'administrions en nous servant de la langue vulgaire. Je permets les images dans le temple; la messe est célébrée avec les rites et les costumes accoutumés; seulement on y chante quelques hymnes en langue vulgaire, et les paroles de la consécration sont en allemand. Enfin je n'aurais point aboli la messe latine, pour y substituer la messe en langue vulgaire, si je n'y avais été forcé.» (14 mars 1528.)

«Tu vas organiser l'église de Kœnigsberg; je t'en prie, au nom du Christ, change le moins de choses possible. Il y a près de là des villes épiscopales, il ne faut pas que les cérémonies de la nouvelle Église diffèrent beaucoup des anciens rites. Si la messe en latin n'est pas abolie, ne l'abolis pas; seulement mêles-y quelques chants en allemand. Si elle est abolie, conserve l'ordre et les costumes anciens.» (16 juillet 1528.)

Le changement le plus grave que Luther fit subir à la messe, fut de la traduire en langue vulgaire. «La messe sera dite en allemand pour les laïques, mais l'office de chaque jour se fera en latin, en y joignant toutefois quelques hymnes allemands.» (28 octobre 1525.)

«Je suis bien aise de voir qu'en Allemagne la messe soit à présent célébrée en allemand[r45]. Mais que Carlostad fasse de cela une nécessité, voilà qui est encore de trop. C'est un esprit incorrigible. Toujours, toujours des lois, des nécessités, des péchés! Il ne saurait faire autrement... Je dirai volontiers la messe en allemand, et je m'en occupe aussi; mais je voudrais qu'elle eût un véritable air allemand. Traduire simplement le texte latin, en conservant le ton et le chant usités, cela peut aller à la rigueur, mais ne sonne pas bien et ne me satisfait pas. Il faut que tout ensemble, texte et notes, accent et gestes, viennent de notre langue et de notre voix natales; autrement ce ne sera qu'imitation et singerie...»

«Je désire, plutôt que je ne promets, de vous donner une messe en allemand; car je ne me sens pas capable de ce travail, où il faut à la fois la musique et l'esprit.» (12 novembre 1524.)

«Je te renvoie la messe; je tolèrerai qu'on la chante ainsi, mais il ne me plaît pas qu'on garde la musique latine sur les paroles allemandes. Je voudrais qu'on adoptât le chant allemand.» (26 mars 1525.)

«Je suis d'avis qu'il serait bon, à l'exemple des prophètes et des anciens pères de l'Église, de faire des psaumes en allemand pour le peuple. Nous cherchons des poètes de tous côtés; mais puisqu'il t'a été donné beaucoup de faconde et d'éloquence dans la langue allemande, et que tu as cultivé ces dons, je te prie de m'aider dans mon travail, et d'essayer de traduire quelque psaume sur le modèle de ce que j'ai déjà fait. Je voudrais exclure les mots nouveaux et les termes de cour: il faudrait, pour être compris du peuple, le langage le plus simple et le plus ordinaire, quoique, cependant, pur et juste; il faudrait que la phrase fût claire et le plus près du texte qu'il sera possible.» (1524.)

Ce n'était pas chose facile que d'organiser la nouvelle Église. L'ancienne hiérarchie était brisée. Le principe de la Réforme étant de ramener toute chose au texte de l'Évangile, pour être conséquent, il fallait rendre à l'Église la forme démocratique qu'elle avait aux premiers siècles. Luther y semblait d'abord disposé.

De ministris Ecclesiæ instituendis, adressé aux Bohémiens[a47]. «Voilà une belle invention des papistes, que le prêtre est revêtu d'un caractère indélébile, et qu'aucune faute ne peut le lui faire perdre...[a48] Le prêtre doit être choisi, élu par les suffrages du peuple, et ensuite confirmé par l'évêque (c'est-à-dire qu'après l'élection, le premier, le plus vénérable d'entre les électeurs impose les mains à l'élu). Est-ce que Christ, le premier prêtre du nouveau Testament, a eu besoin de la tonsure et de toutes ces momeries de l'ordination épiscopale. Est-ce que ses apôtres, ses disciples en ont eu besoin?... Tous les chrétiens sont prêtres, tous peuvent enseigner la parole de Dieu, administrer le baptême, consacrer le pain et le vin, car Christ a dit: Faites cela en mémoire de moi. Nous tous qui sommes chrétiens, nous avons le pouvoir des clés. Christ a dit aux apôtres qui représentaient auprès de lui l'humanité tout entière: Je vous le dis en vérité, ce que vous aurez délié sur la terre, sera délié dans le ciel. Mais lier et délier n'est autre chose que prêcher et appliquer l'Évangile. Délier, c'est annoncer que Dieu a remis les fautes du pécheur. Lier, c'est ôter l'Évangile et annoncer que les péchés sont retenus.

»Les noms que doivent porter les prêtres sont ceux de ministres, diacres, évêques (surveillans), dispensateurs. Si le ministre cesse d'être fidèle, il doit être déposé; ses frères peuvent l'excommunier et mettre quelqu'autre ministre à sa place. Le premier office dans l'Église est celui de la prédication. Jésus-Christ et Paul prêchaient, mais ne baptisaient point[r46].» (1523.)

Il ne voulait point, nous l'avons déjà vu, qu'on astreignît toutes les églises à une règle uniforme. «Ce n'est point mon avis qu'on doive imposer à toute l'Allemagne nos réglemens de Wittemberg.» Et encore: «Il ne me paraît point sûr de réunir les nôtres en concile, pour établir l'unité des cérémonies; c'est une chose de mauvais exemple, à quelque bonne intention qu'on l'entreprenne, ainsi que le prouvent tous les conciles de l'Église, depuis le commencement. Ainsi dans le concile des apôtres on a traité des œuvres et des traditions plus que de la foi; dans ceux qui ont suivi, on n'a jamais parlé de la foi, mais toujours d'opinions et de questions, en sorte que le nom de concile m'est aussi suspect et aussi odieux que le nom de libre arbitre. Si une église ne veut pas imiter l'autre en ces choses extérieures, qu'est-il besoin de se contraindre par des décrets de conciles, qui se changent bientôt en lois et en filets pour les âmes?» (12 novembre 1524.)

Cependant il sentit que cette liberté pouvait aller trop loin, et faire tomber la Réforme dans une foule d'abus. «J'ai lu ton ordination, mon cher Hausmann, mais je pense qu'il ne faut pas la publier. J'en suis depuis long-temps à me repentir de ce que j'ai fait; depuis qu'à mon exemple tous ont proposé leurs réformes, la variété et la multitude des cérémonies a cru à l'infini, si bien qu'avant peu nous aurons surpassé l'océan des cérémonies papales.» (21 mars 1534.)

Pour mettre quelque unité dans les cérémonies de la nouvelle Église, on institua des visites annuelles, qui se firent dans toute la Saxe[a49]. Les visiteurs devaient s'informer de la vie et des doctrines des pasteurs, redresser la foi de ceux qui erraient, et dépouiller du sacerdoce ceux dont les mœurs n'étaient point exemplaires. Ces visiteurs étaient nommés par l'Électeur, d'après les avis de Luther qui, résidant toujours à Wittemberg, formait, avec Jonas, Mélanchton, et quelques autres théologiens, une sorte de comité central pour la direction de toutes les affaires ecclésiastiques[r47].

«Ceux de Winsheim ont demandé à notre illustre prince de te permettre de venir gouverner leur église; d'après notre délibération, il a rejeté cette demande. Il t'accorde de retourner dans ta patrie, si nous te jugeons digne de ce ministère.» (novembre 1531.) Signé Luther, Jonas, Mélanchton.

On trouve dans les lettres de Luther un grand nombre de consultations de ce genre, signées de lui et de plusieurs autres théologiens protestans.

Bien que Luther n'eût aucun titre qui le plaçât au-dessus des autres pasteurs, il exerçait cependant une sorte de suprématie et de contrôle[a50]. «Voici, écrit-il à Amsdorf, de nouvelles plaintes sur toi et Frezhans, parce que vous avez excommunié un barbier; je ne veux point décider encore entre vous, mais réponds, je t'en supplie, pourquoi cette excommunication?»[a51] (juillet 1532.)

«Nous ne pouvons que refuser la communion; tenter de donner à l'excommunication religieuse tous les effets de l'excommunication politique, ce serait nous rendre ridicules en essayant de faire ce qui n'est plus de ce siècle, et ce qui est au-dessus de nos forces... Le magistrat civil doit rester en dehors de toutes ces choses.» (26 juin 1533.) Cependant l'excommunication lui semblait parfois une arme bonne à employer. Un bourgeois de Wittemberg avait acheté une maison trente florins, et, après quelques réparations, il voulut la vendre quatre cents[r48]. «S'il le fait, dit Luther, je l'excommunie. Nous devrions relever l'excommunication.»—Comme on parlait de rétablir les consistoires, le jurisconsulte Christian Bruck dit à Luther[r49]: «Les nobles et les bourgeois craignent que vous ne commenciez par les paysans pour en venir ensuite à eux.—Juriste, répondit Luther, tenez-vous-en à votre droit et à ce qui touche l'ordre extérieur.»—En 1538, apprenant qu'un homme de Wittemberg méprisait Dieu, sa parole et ses serviteurs, il le fait menacer par deux chapelains.—Plus tard, il défend d'admettre au sacrement un noble qui était usurier.

Une des choses qui tourmentèrent le plus le réformateur, fut l'abolition des vœux monastiques[a52]. Dès le milieu de 1522, il publia une exhortation aux quatre ordres mendians. Les Augustins au mois de mars, les Chartreux au mois d'août se déclarèrent hautement pour lui.

«Aux lieutenans de la Majesté impériale à Nuremberg:... Dieu ne peut demander des vœux, qui sont au-dessus de la nature humaine... Chers seigneurs, laissez-vous fléchir. Vous ne savez pas quelles horribles et infâmes malices le diable exerce dans les couvens. Ne vous en rendez pas complices, n'en chargez pas votre conscience. Si mes ennemis les plus acharnés savaient ce que j'apprends chaque jour de tous les pays, ah! ils m'aideraient demain à renverser les couvens. Vous me forcez à crier plus haut que je ne voudrais. Cédez, je vous en supplie, avant que les scandales n'éclatent trop honteusement.» (Août 1523.)

«Le décret général des Chartreux sur la liberté qu'auront les moines de sortir et de quitter l'habit, me plaît fort, et je le publierai. L'exemple d'un ordre si considérable aidera nos affaires et appuiera nos décisions.» (20 août 1522.)—Cependant il voulait que les choses se fissent sans bruit ni scandale. Il écrit à Jean Lange: «Ta sortie du monastère n'a pas, je pense, été sans motif, mais j'aurais mieux aimé que tu te misses au-dessus de tous les motifs; non que je condamne la liberté de sortir, mais je voudrais voir enlever à nos adversaires toute occasion de calomnie.»

Il avait beau recommander qu'on évitât toute violence; la Réforme lui échappait en s'étendant chaque jour au dehors. A Erfurth, en 1521, on avait forcé les maisons de plusieurs prêtres, et il s'en était plaint; on alla encore plus loin, en 1522, dans les Pays-Bas. «Tu sais, je pense, ce qui s'est passé à Anvers, et comment les femmes ont délivré par force Henri de Zutphen. Les frères sont chassés du couvent, les uns prisonniers en divers endroits, les autres relâchés après avoir renié le Christ; d'autres encore ont persisté; ceux qui sont fils de la cité ont été jetés dans la maison des Béghards; tout le mobilier du couvent est vendu, et l'église fermée ainsi que le couvent; on va la démolir. Le saint Sacrement a été transporté en pompe dans l'église de la sainte Vierge, comme si on le tirait d'un lieu hérétique; des bourgeois, des femmes, ont été torturés et punis. Henri lui-même revient à nous par Brême; il s'y est arrêté et y enseigne la parole, à la prière du peuple, sur l'ordre du conseil, en dépit de l'évêque. Le peuple est animé d'un désir et d'une ardeur admirables; enfin, quelques personnes ont établi près de nous un colporteur, qui leur porte des livres de Wittemberg. Henri lui-même voulait avoir de toi des lettres d'obédience; mais nous ne pouvions t'atteindre si promptement. Nous en avons donc donné en ton nom, sous le sceau de notre prieur.» (19 décembre 1522.)

Tous les Augustins de Wittemberg avaient l'un après l'autre abandonné le couvent, le prieur en résigna la propriété entre les mains de l'Électeur, et Luther jeta le froc. Le 9 octobre 1524, il parut en public avec une robe semblable à celle que les prédicateurs portent encore aujourd'hui en Allemagne; c'était l'Électeur qui lui en avait donné le drap.

Son exemple encouragea moines et religieuses à rentrer dans le siècle. Ces femmes, jetées tout-à-coup hors du cloître et fort embarrassées dans un monde qu'elles ne connaissaient pas, accouraient près de celui dont la parole leur avait fait quitter la solitude du monastère.

«J'ai reçu hier neuf religieuses sortant de captivité, du monastère de Nimpschen, et parmi elles Staupitza et deux autres de la famille de Zeschau[a53].» (8 avril 1523.)

«J'ai grand'pitié d'elles, et surtout des autres qui meurent en foule de cette maudite et incestueuse chasteté[a54]. Ce sexe si faible, est uni au mâle par la nature, par Dieu même; si on l'en sépare, il périt. O tyrans, ô parens cruels d'Allemagne!... Tu demandes ce que je ferai à leur égard? D'abord je signifierai aux parens qu'ils les recueillent; sinon, j'aurai soin qu'on les reçoive ailleurs. Voici leurs noms: Magdeleine Staupitz, Elsa de Canitz, Ave Grossin, Ave Schonfeld et sa sœur Marguerite Schonfeld, Laneta de Golis, Marguerite Zeschau et Catherine de Bora. Elles se sont évadées d'une manière étonnante... Mendie-moi auprès de tes riches courtisans quelque argent, dont je puisse les nourrir pendant une huitaine ou une quinzaine de jours, jusqu'à ce que je les rende à leurs parens ou à ceux qui m'ont donné promesse.» (10 avril 1523.)

«Mon maître Spalatin, je m'étonne que vous m'ayez renvoyé cette femme, puisque vous connaissez bien ma main, et que vous ne donnez d'autre raison, sinon que la lettre n'était pas signée... Prie l'Électeur qu'il donne quelques dix florins et une robe neuve ou vieille ou autre chose, enfin qu'il donne pour ces pauvres vierges malgré elles.» (22 avril 1523.)

Le 10 avril 1522, Luther écrit à Léonard Koppe, bourgeois considérable de Torgau, qui avait aidé neuf religieuses à se retirer de leur couvent. Il l'approuve et l'exhorte à ne pas se laisser effrayer par les cris qui s'élèveront contre lui. «Vous avez fait une bonne œuvre, et plût à Dieu que nous pussions délivrer de même tant d'autres consciences qui sont encore prisonnières... La parole de Dieu est maintenant dans le monde et non dans les couvens...»

Le 18 juin 1523, il écrit une lettre de consolation à trois demoiselles que le duc Henri, fils du duc Georges, avait chassées de sa cour pour avoir lu les livres de Luther. «Bénissez ceux qui vous outragent, etc... Vous n'êtes malheureusement que trop vengées de leur injustice. Il faut avoir pitié de ces furieux, de ces insensés qui ne voient pas qu'ils perdent misérablement leur âme en pensant vous faire du mal...»

«Voici bien du nouveau, que tu sais déjà, sans doute, c'est que la duchesse de Montsberg s'est échappée par grand miracle du couvent de Freyberg; elle est dans ma maison avec deux jeunes filles, l'une Marguerite Volckmarin, fille d'un bourgeois de Leipsick, l'autre, Dorothée, fille d'un bourgeois de Freyberg.» (20 octobre 1528.)

«Cette malheureuse Élisabeth de Reinsberg, chassée de l'école des filles d'Altenbourg et n'ayant plus de quoi vivre, s'est adressée à moi après s'être plainte au Prince, qui l'a renvoyée à ceux qui sont chargés du séquestre; elle m'a prié de t'écrire pour que tu l'appuies près d'eux, etc.» (Mars 1533.)

«Cette jeune fille d'Altenbourg, dont le vieux père et la mère ont été pris dans leur maison, s'est adressée à moi pour me supplier de lui donner secours et conseil. Ce que je ferai dans cette affaire, Dieu le sait.» (14 juillet 1533.)

Quelques mots de Luther donnent lieu de croire, que ces femmes qui affluaient autour de lui, abusèrent souvent de sa facilité, que plusieurs même prétendaient faussement s'être échappées du cloître.—«Que de religieuses n'ai-je pas soutenues à grands frais! Que de fois n'ai-je pas été trompé par de prétendues nonnes, de vraies coureuses, quelle que fût leur noblesse (generosas meretrices).» (1535, 24 août.)

Ces tristes méprises modifièrent de bonne heure les idées de Luther, sur l'opportunité de la suppression des couvens. Dans une préface adressée à la commune de Leisnick (1523), il conseille de ne pas les supprimer violemment[r50]; mais de les laisser s'éteindre en n'y recevant plus de novices. «Comme il ne faut contraindre personne dans les choses de la foi, continue-t-il, on ne doit pas expulser ni maltraiter ceux qui voudront rester dans les couvens, soit à cause de leur grand âge, soit par amour de l'oisiveté et de la bonne chère, soit par motif de conscience. Il faut les laisser jusqu'à leur fin comme ils ont été auparavant, car l'Évangile nous enseigne de faire du bien, même aux indignes; et il faut considérer ici que ces personnes sont entrées dans leur état, aveuglées par l'erreur commune, et qu'elles n'ont point appris de métier qui puisse les nourrir... Les biens de ces couvens doivent être employés comme il suit: d'abord, je viens de le dire, à l'entretien des religieux qui y restent. Ensuite il faut donner une certaine somme à ceux qui en sortent (quand même ils n'auraient rien apporté), pour qu'ils puissent commencer un autre état; car ils quittent leur asile pour toujours, et ils auraient pu, pendant qu'ils étaient au couvent, apprendre quelque chose. Quant à ceux qui avaient apporté du bien, il est juste qu'on leur en restitue la plus grande partie, sinon le tout. Ce qui reste sera mis en caisse commune pour en être prêté et donné aux pauvres du pays. On remplira ainsi la volonté des fondateurs; car, quoiqu'ils se soient laissés séduire à donner leur bien aux couvens, leur intention a pourtant été de le consacrer à l'honneur et au culte de Dieu. Or, il n'est pas de plus beau culte que la charité chrétienne qui vient au secours de l'indigent, comme Jésus-Christ l'attestera lui-même au jugement dernier (saint Mathieu, XXV)... Cependant, si parmi les héritiers des fondateurs il s'en trouvait qui fussent dans le besoin, il serait équitable et conforme à la charité de leur délivrer une partie de la fondation, même le tout, s'il était nécessaire, la volonté de leurs pères n'ayant pu être, ou du moins n'ayant pas dû être, d'ôter le pain à leurs enfans et héritiers pour le donner à des étrangers... Vous m'objecterez que je fais le trou trop large, et que de cette manière il restera peu de chose à la caisse commune; chacun, dites-vous, viendra prétendre qu'il lui faut tant et tant, etc. Mais j'ai déjà dit que ce doit être une œuvre d'équité et de charité. Que chacun examine, en sa conscience, combien il lui faudra pour ses besoins et combien il pourra laisser à la caisse, qu'ensuite la commune pèse les circonstances à son tour, et tout ira bien. Quand même la cupidité de quelques particuliers trouverait son profit à cet accommodement, cela vaudrait toujours mieux que les pillages et les désordres qu'on a vus en Bohême...»

«Je ne voudrais pas conseiller à des vieillards de quitter le monastère, d'abord parce que, rendus au monde, ils deviendraient peut-être à charge aux autres, et trouveraient difficilement, dans ce refroidissement de la charité, les soins dont ils sont dignes. Dans l'intérieur du monastère, ils ne seront à charge à personne, ni obligés de recourir à la sollicitude des étrangers; ils pourront faire beaucoup pour le salut de leur prochain, ce qui, dans le monde, leur serait difficile, je dis même impossible.» Luther finit par encourager un moine à rester dans son monastère. «J'y ai moi-même vécu quelques années; j'y aurais vécu plus long-temps, et j'y serais encore aujourd'hui, si mes frères et l'état du monastère me l'avaient permis.» (28 février 1528.)

Quelques nonnes des Pays-Bas écrivirent au docteur Martin Luther, et se recommandèrent à ses prières[r51]. C'étaient de pieuses vierges craignant Dieu, qui se nourrissaient du travail de leurs mains, et vivaient dans l'union. Le docteur en eut grande compassion, et il dit: «On doit laisser de pauvres nonnes comme celles-ci vivre toujours à leur manière. Il en est de même des feldkloster, qui ont été fondés par les princes pour ceux de la noblesse. Mais les ordres mendians... C'est des cloîtres comme ceux dont je parlais tout-à-l'heure, que l'on peut tirer des gens habiles pour les charges de l'Église, pour le gouvernement civil et pour l'économie.»

Cette époque de la vie de Luther (1521-1528) fut prodigieusement affairée et misérablement laborieuse[a55]. Il n'était plus soutenu, comme dans la précédente, par la chaleur de la lutte et l'intérêt du péril. A Spalatin. «Je t'en conjure, délivre-moi; je suis tellement écrasé des affaires des autres, que la vie m'en devient à charge...—Martin Luther, courtisan hors de la cour, et bien malgré lui. (Aulicus extrà aulam, et invitus.) (1523.) Je suis très occupé, visiteur, lecteur, prédicateur, auteur, auditeur, acteur, coureur, lutteur, et que sais-je?» (29 octobre 1528.)

La réforme des paroisses à poursuivre, l'uniformité des cérémonies à établir, la rédaction du grand Catéchisme, les réponses aux nouveaux pasteurs, les lettres à l'Électeur dont il fallait obtenir l'agrément pour chaque innovation; c'était bien du travail et bien de l'ennui. Cependant les adversaires de Luther ne le laissaient pas reposer. Érasme publiait contre lui son formidable livre De libero arbitrio, auquel Luther ne se décida à répondre qu'en 1525. La Réforme elle-même semblait se tourner contre le réformateur. Son ancien ami Carlostad avait couru dans la voie où marchait Luther[a56]. C'était même pour l'arrêter dans ses rapides et violentes innovations, que Luther avait quitté précipitamment le château de Wartbourg. Il ne s'agissait plus seulement de l'autorité religieuse; l'autorité civile elle-même allait être mise en question. Derrière Carlostad, on entrevoyait Münzer[a57]; derrière les sacramentaires et les iconoclastes, apparaissait dans le lointain la révolte des paysans, une jacquerie, une guerre servile plus raisonnée, plus niveleuse et non moins sanglante que celles de l'antiquité.

CHAPITRE III.
1523-1525.

Carlostad.—Münzer. Guerre des paysans.

«Priez pour moi, et aidez-moi à fouler aux pieds ce Satan qui s'est élevé à Wittemberg contre l'Évangile, au nom de l'Évangile: nous avons maintenant à combattre un ange devenu, comme il croit, ange de lumière. Il sera difficile de faire céder Carlostad par persuasion; mais Christ le contraindra, s'il ne cède de lui-même. Car nous sommes maîtres de la vie et de la mort, nous qui croyons au maître de la vie et de la mort.» (12 mars 1523.)

«J'ai résolu de lui interdire la chaire où il est monté témérairement sans aucune vocation, malgré Dieu et les hommes.» (19 mars.)

«J'ai fâché Carlostad, parce que j'ai cassé ses ordinations, quoique je n'aie pas condamné sa doctrine; il me déplaît cependant qu'il ne s'occupe que de cérémonies et de choses extérieures, négligeant la vraie doctrine chrétienne; c'est-à-dire la foi et la charité.... Par sa sotte manière d'enseigner, il conduisait le peuple à se croire chrétien pour des misères, pour communier sous les deux espèces, pour ne pas se confesser, pour briser des images... Il voulait s'ériger en nouveau docteur et élever ses ordonnances dans le peuple, sur la ruine de mon autorité (pressâ meâ auctoritate).» (30 mars.)

«Aujourd'hui même, j'ai pris à part Carlostad, pour le supplier de ne rien publier contre moi; qu'autrement, nous serions forcés de jouer de la corne l'un contre l'autre. Notre homme a juré par tout ce qu'il y a de plus sacré, de ne rien écrire contre moi.» (21 avril.)

«... Il faut instruire les faibles avec douceur et patience... Veux-tu, après avoir sucé le lait, couper les mamelles et empêcher les autres de se nourrir comme toi? Si les mères jetaient par terre et abandonnaient les enfans qui ne savent pas, en naissant, manger comme les hommes, que serais-tu devenu? Cher ami, si tu as sucé et grandi assez, laisse donc les autres sucer et grandir à leur tour....»

Carlostad abandonna ses fonctions de professeur et d'archidiacre à Wittemberg, mais sans abandonner le traitement, il s'en alla à Orlamunde, puis à Iéna. «Carlostad a érigé une imprimerie à Iéna... Mais l'Électeur et notre académie ont promis, conformément à l'édit impérial, de ne permettre aucune publication qui n'ait été soumise à l'examen des commissaires. On ne peut souffrir que Carlostad et les siens s'affranchissent seuls de la soumission aux princes.» (7 janvier 1524.) «Carlostad est infatigable comme d'habitude; avec ses nouvelles presses qu'il a érigées à Iéna, il a publié et publiera, m'a-t-on dit, dix-huit ouvrages.» (14 janvier 1524.)

«Laissons la tristesse avec l'inquiétude à l'esprit de Carlostad. Pour nous, soutenons le combat sans trop nous en préoccuper; c'est la cause de Dieu, c'est l'affaire de Dieu, ce sera l'œuvre de Dieu, la victoire de Dieu; il saura, sans nous, combattre et vaincre; que s'il nous juge dignes de nous prendre pour cette guerre, nous serons prêts et dévoués. J'écris ceci pour t'exhorter, toi et les autres par ton intermédiaire, à ne pas avoir peur de Satan, à ne pas laisser votre cœur se troubler. Si nous sommes injustes, ne faut-il pas que nous soyons accablés? Si nous sommes justes, il y a un Dieu juste qui fera voir notre justice comme le plein midi. Périsse ce qui périt, survive ce qui survit, ce n'est pas notre affaire.» (22 octobre 1524.)

«Nous rappellerons Carlostad au nom de l'université à l'office de la parole, qu'il doit à Wittemberg, nous le rappellerons du lieu où il n'a pas été appelé; enfin, s'il ne vient pas, nous l'accuserons auprès du prince.» (14 mars 1524.)

Luther crut devoir se transporter lui-même à Iéna[a58]. Carlostad se croyant blessé par un sermon de Luther, lui fit demander une entrevue[r52]. Elle eut lieu dans la chambre de Luther, en présence d'un grand nombre de témoins. Après de longues récriminations de part et d'autre, Carlostad dit: «Allons, docteur, prêchez toujours contre moi, je saurai ce que j'ai à faire de mon côté. Luther: Si vous avez quelque chose sur le cœur, écrivez-le hardiment. Carlost. Aussi ferai-je, et je ne craindrai personne. Luth. Oui, écrivez contre moi publiquement. Carlost. Si c'est là votre envie, j'ai de quoi vous satisfaire. Luth. Faites, je vous donnerai un florin pour gage de bataille. Carlost. Un florin? Luth. Que je sois un menteur si je ne le fais. Carlost. Eh bien! j'accepte.» A ce mot, le docteur Luther tira de sa poche un florin d'or qu'il présenta à Carlostad en disant: «Prenez et attaquez-moi, hardiment; allons, sus.» Carlostad prit le florin, le montra à tous les assistans, et dit: «Chers frères, voilà des arrhes, c'est le signe du droit que j'ai d'écrire contre le docteur Luther. Soyez-en tous témoins.» Ensuite il le mit dans sa bourse et donna la main à Luther. Celui-ci but un coup à sa santé. Carlostad lui fit raison en ajoutant: «Cher docteur, je vous prie de ne pas m'empêcher d'imprimer ce que je voudrai et de ne me persécuter en aucune façon. Je pense me nourrir de ma charrue, et vous serez à même d'éprouver ce que produit la charrue.» Luth. «Comment voudrais-je vous empêcher d'écrire contre moi? Je vous prie de le faire et je vous donne ce florin tout justement pour que vous ne m'épargniez point. Plus vous m'attaquerez violemment, plus j'en serai aise.» Ils se donnèrent encore une fois la main et se séparèrent.

Cependant comme la ville d'Orlamunde entrait trop vivement dans les opinions de Carlostad, et avait même chassé son pasteur, Luther obtint un ordre de l'Électeur pour l'en faire sortir[a59]. Carlostad lut solennellement une lettre d'adieu, aux hommes d'abord, et ensuite aux femmes; on les avait appelés au son de la cloche, et pendant la lecture tous pleuraient: «Carlostad a écrit à ceux d'Orlamunde, avec cette suscription: André Bodenstein, chassé, sans avoir été entendu ni convaincu, par Martin Luther. Tu vois que moi qui ai failli être martyr, j'en suis venu à ce point de faire des martyrs à mon tour. Egranus fait le martyr aussi, et écrit qu'il a été chassé par les papistes et par les luthériens. Tu ne saurais croire combien s'est répandu ce dogme de Carlostad sur le sacrement. *** est venu à résipiscence et demande pardon; on l'avait aussi forcé de quitter le pays; j'ai écrit pour lui, et ne sais si j'obtiendrai. Martin d'Iéna, qui avait également reçu l'ordre de partir, a fait en chaire ses adieux, tout en larmes et implorant son pardon: il a reçu pour toute réponse cinq florins, puis en faisant mendier par la ville, il a eu encore vingt-cinq gros. Tout cela tournera, je pense, au bien des prédicateurs; ce sera une épreuve pour leur vocation, qui leur apprendra en même temps à prêcher et à se conduire avec crainte.» (27 octobre 1524.)

Carlostad tourna alors vers Strasbourg, et de là vers Bâle. Ses doctrines se rapprochaient beaucoup de celles des Suisses, d'Œcolampade, de Zwingli, etc.

«Je diffère d'écrire sur l'eucharistie, jusqu'à ce que Carlostad ait répandu les poisons qu'il doit répandre, comme il me l'a promis après avoir même reçu de moi une pièce d'or.—Zwingli et Léon le juif, dans la Suisse, tiennent les mêmes opinions que Carlostad; ainsi se propage ce fléau; mais le Christ règne, s'il ne combat point.» (12 novembre 1524.)

Toutefois il crut devoir répondre aux plaintes que faisait Carlostad d'avoir été chassé par lui de la Saxe[r53]. «D'abord je puis bien dire que je n'ai jamais fait mention de Carlostad devant l'électeur de Saxe; car je n'ai, de toute ma vie, dit un mot à ce prince; je ne l'ai pas non plus entendu parler, je n'ai pas même vu sa figure, si ce n'est une fois à Worms, en présence de l'Empereur, quand je fus interrogé pour la seconde fois. Mais il est vrai que je lui ai souvent écrit par Spalatin, surtout pour l'engager à résister à l'esprit d'Alstet[6]. Mais mes paroles restèrent sans effet, au point que je me fâchais contre l'Électeur. Carlostad devait donc épargner à un tel prince les outrages qu'il lui a prodigués... Quant au duc Jean Frédéric, j'avoue que je lui ai souvent parlé de ces affaires; je lui ai signalé les attentats et l'ambition perverse de Carlostad...»

«.... Il n'y a pas à plaisanter avec Monseigneur tout le monde (Herr omnes); c'est pourquoi Dieu a constitué des autorités; car il veut qu'il y ait de l'ordre ici-bas.»

Enfin Carlostad éclata. «J'ai reçu hier une lettre de mes amis de Strasbourg au sujet de Carlostad; en voyageant de ce côté, il est allé à Bâle, et il a enfin vomi cinq livres, qui seront suivis de deux autres. J'y suis traité de double papiste, d'allié de l'Antichrist, que sais-je? (14 décembre.) Mes amis m'écrivent de Bâle, que les amis de Carlostad y ont été punis de la prison, et que peu s'en est fallu qu'on ne brûlât ses livres. Il y a été aussi lui-même, mais en cachette. Œcolampade et Pellican écrivent pour donner leur assentiment à son opinion.» (13 janvier 1525.)

«Carlostad avait résolu d'aller nicher à Schweindorf; mais le comte d'Henneberg le lui a interdit par lettres expresses au conseil de ville. Je voudrais bien qu'on en fît autant pour Strauss...» (10 avril 1525.)

Luther parut charmé de voir Carlostad se déclarer: «Le diable s'est tu, écrit-il, jusqu'à ce que je l'eusse gagné avec un florin qui, grâce à Dieu, a été bien placé, et je ne m'en repens pas.» Il écrivit alors divers pamphlets d'une verve admirable Contre les prophètes célestes[r54]. «On ne craint rien, comme si le diable dormait; tandis qu'il tourne autour, comme un lion cruel. Mais j'espère que, moi vivant, il n'y aura point de péril. Tant que je vivrai, je combattrai, serve ce que pourra.» Chacun ne cherche que ce qui plaît à la raison. Ainsi les Ariens, les Pélagiens... Ainsi sous la papauté, c'était une proposition bien sonnante que le libre arbitre pût quelque chose pour la grâce. La doctrine de la foi et de la bonne conscience importe plus que celle des bonnes œuvres; car, si les œuvres manquent, la foi restant, il y a encore espoir de secours. On doit employer les moyens spirituels pour engager les vrais chrétiens à reconnaître leurs péchés. «Mais pour les hommes grossiers, pour Monsieur tout le monde (Herr omnes), on doit le pousser corporellement et grossièrement à travailler et faire sa besogne, de sorte que bon gré mal gré, il soit pieux extérieurement sous la loi et sous le glaive, comme on tient les bêtes sauvages en cages et enchaînées.

»L'esprit des nouveaux prophètes veut être le plus haut esprit, un esprit qui aurait mangé le Saint-Esprit avec les plumes et avec tout le reste... Bible, disent-ils, oui, bibel, bubel, babel... Eh! bien! puisque le mauvais esprit est si obstiné dans son sens, je ne veux pas lui céder plus que je ne l'ai fait auparavant. Je parlerai des images, d'abord selon la loi de Moïse, et je dirai que Moïse ne défend que les images de Dieu... Contentons-nous donc de prier les princes de supprimer les images, et ôtons-les de nos cœurs.»

Plus loin Luther s'étonne ironiquement de ce que les modernes iconoclastes ne poussent pas leur zèle pieux jusqu'à se défaire aussi de leur argent et de tout objet précieux qui porte des empreintes d'images[r55]. «Pour aider la faiblesse de ces saintes gens et les délivrer de ce qui les souille, il faudrait des gaillards qui n'eussent pas grand'chose dans le gousset. La voix céleste, à ce qu'il paraît, n'est pas assez forte pour les engager à tout jeter d'eux-mêmes. Il faudrait un peu de violence.»

«... Lorsqu'à Orlamunde je traitai des images avec les disciples de Carlostad, et que j'eus montré par le texte, que dans tous les passages de Moïse qu'ils me citaient il n'était parlé que des idoles des païens, il en sortit un d'entre eux, qui se croyait sans doute le plus habile, et qui me dit: «Écoute! Je puis bien te tutoyer, si tu es chrétien.» Je lui répondis: «Appelle-moi toujours comme tu voudras.» Mais je remarquai qu'il m'aurait plus volontiers encore frappé; il était si plein de l'esprit de Carlostad, que les autres ne pouvaient le faire taire. «Si tu ne veux pas suivre Moïse, continua-t-il, il faut au moins que tu souffres l'Évangile; mais tu as jeté l'Évangile sous la table, et il faut qu'il soit tiré de là; non, il n'y peut pas rester.»—«Que dit donc l'Évangile?» lui répliquai-je.—«Jésus dit dans l'Évangile (ce fut sa réponse), je ne sais pas où cela se trouve, mais mes frères le savent bien, que la fiancée doit ôter sa chemise dans la nuit des noces. Donc il faut ôter et briser toutes les images, afin de devenir purs et libres de la créature.» Hæc ille.

»Que devais-je faire, me trouvant parmi de telles gens? Ce fut du moins pour moi l'occasion d'apprendre que briser les images c'était, d'après l'Évangile, ôter la chemise à la fiancée dans la nuit des noces. Ces paroles et ce mot de l'Évangile jeté sous la table, il les avait entendus de son maître; sans doute Carlostad m'avait accusé de jeter l'Évangile, pour dire qu'il était venu le relever. Cet orgueil est cause de tous ses malheurs; voilà ce qui l'a poussé de la lumière dans les ténèbres...»

«... Nous sommes alègres et pleins de courage, et nous combattons contre des esprits mélancoliques, timides, abattus, qui ont peur du bruit d'une feuille sans avoir peur de Dieu; c'est l'ordinaire des impies (psaume XXV). Leur passion, c'est de régenter Dieu, et sa parole et ses œuvres. Ils ne seraient pas si hardis si Dieu n'était invisible, intangible. Si c'était un homme visible et présent, il les ferait fuir avec un brin de paille.

»Celui que Dieu pousse à parler, le fait librement et publiquement sans s'inquiéter s'il est seul, et si quelqu'un se met de son parti. Ainsi fit Jérémie, et je puis me vanter d'avoir moi-même fait ainsi[7]. C'est donc sans aucun doute le diable, cet esprit détourné et homicide, qui se glisse par derrière, et qui s'excuse ensuite, disant que d'abord il n'avait pas été assez fort dans la foi. Non, l'esprit de Dieu ne s'excuse point ainsi. Je te connais bien, mon diable...

«... Si tu leur demandes (aux partisans de Carlostad) comment on arrive à cet esprit sublime, ils ne te renvoient point à l'Évangile, mais à leurs rêves, aux espaces imaginaires. «Pose-toi dans l'ennui, disent-ils, comme moi je m'y suis posé, et tu l'apprendras de même; la voix céleste se fera entendre, et Dieu te parlera en personne.» Si ensuite tu insistes et demandes ce que c'est que cet ennui, ils en savent autant que le docteur Carlostad sait le grec et l'hébreu... Ne reconnais-tu pas ici le diable, l'ennemi de l'ordre divin? Le vois-tu comme il ouvre une large bouche, criant: Esprit, esprit, esprit; et tout en criant cela il détruit ponts, chemins, échelles; en un mot, toute voie par laquelle l'esprit peut pénétrer en toi: à savoir, l'ordre extérieur établi de Dieu dans le saint baptême, dans les signes et dans sa propre parole? Ils veulent que tu apprennes à monter les nues, chevaucher le vent, et ils ne te disent ni comment, ni quand, ni où, ni quoi; tu dois, comme eux, l'apprendre par toi-même.»

«Martin Luther, indigne ecclésiaste et évangéliste à Wittemberg, à tous les chrétiens de Strasbourg, les tout aimables amis de Dieu: Je supporterais volontiers les emportemens de Carlostad dans l'affaire des images. Moi-même j'ai fait, par mes écrits, plus de mal aux images qu'il ne fera jamais par toutes ses violences et ses fureurs. Mais ce qui est intolérable, c'est que l'on excite et que l'on pousse les gens à tout cela, comme si c'était obligatoire, et qu'à moins de briser les images, on ne pût être chrétien. Sans doute, les œuvres ne font pas le chrétien; ces choses extérieures telles que les images et le sabbat, sont laissées libres dans le Nouveau Testament, de même que toutes les autres cérémonies de la loi. Saint Paul dit: «Nous savons que les idoles ne sont rien dans le monde.» Si elles ne sont rien, pourquoi donc, à ce sujet, enchaîner et torturer la conscience des chrétiens? Si elles ne sont rien, qu'elles tombent ou qu'elles soient debout, il n'importe.»

Il passe à un sujet plus élevé, à la question de la présence réelle, question supérieure du symbolisme chrétien dont celle des images est le côté inférieur. C'est principalement en ce point que Luther se trouvait opposé à la réforme suisse, et que Carlostad s'y rattachait, quelque éloigné qu'il en fût par la hardiesse de ses opinions politiques.

«J'avoue que si Carlostad ou quelque autre eût pu me montrer, il y a cinq ans, que dans le saint sacrement il n'y a que du pain et du vin, il m'aurait rendu un grand service[r56]. J'ai eu des tentations bien fortes alors, je me suis tordu, j'ai lutté; j'aurais été bien heureux de me tirer de là. Je voyais bien que je pouvais ainsi porter au papisme le coup le plus terrible... Il y en a bien eu deux encore qui m'ont écrit sur ce point, et de plus habiles gens que le docteur Carlostad, et qui ne torturaient pas comme lui les paroles d'après leur caprice. Mais je suis enchaîné, je ne puis en sortir, le texte est trop puissant, rien ne peut l'arracher de mon esprit.

»Aujourd'hui même, s'il arrivait que quelqu'un pût me prouver, par des raisons solides, qu'il n'y a là que du pain et du vin, on n'aurait pas besoin de m'attaquer si furieusement. Je ne suis malheureusement que trop porté à cette interprétation toutes les fois que je sens en moi mon Adam. Mais ce que le docteur Carlostad imagine et débite sur ce sujet me touche si peu, qu'au contraire j'en suis plutôt confirmé dans mon opinion; et si je ne l'avais déjà pensé, de telles billevesées prises hors de l'Écriture, et comme en l'air, suffiraient pour me faire croire que son opinion n'est pas la bonne.»

Il avait écrit déjà dans le pamphlet Contre les prophètes célestes. «Carlostad dit ne pouvoir raisonnablement concevoir que le corps de Jésus-Christ se réduise dans un si petit espace. Mais, si on consulte la raison, on ne croira plus aucun mystère...» Luther ajoute à la page suivante cette bouffonnerie incroyablement audacieuse: «Tu penses apparemment que l'ivrogne Christ ayant trop bu à souper, a étourdi ses disciples de paroles superflues.»

Cette violente polémique de Luther contre Carlostad était chaque jour aigrie par les symptômes effrayans de bouleversement général qui menaçait l'Allemagne. Les doctrines du hardi théologien répondaient aux vœux, aux pensées dont les masses populaires étaient préoccupées, en Souabe, en Thuringe, en Alsace, dans tout l'occident de l'Empire. Le bas peuple, les paysans, endormis depuis si long-temps sous le poids de l'oppression féodale, entendirent les savans et les princes parler de liberté, d'affranchissement, et s'appliquèrent ce qu'on ne disait pas pour eux[8]. La réclamation des pauvres paysans de la Souabe, dans sa barbarie naïve, restera comme un monument de modération courageuse. Peu-à-peu l'éternelle haine du pauvre contre le riche se réveilla, moins aveugle toutefois que dans la jacquerie, mais cherchant déjà une forme systématique, qu'elle ne devait atteindre qu'au temps des niveleurs anglais. Elle se compliqua de tous les germes de démocratie religieuse qu'on avait cru étouffés au moyen-âge. Des Lollardistes, des Béghards, une foule de visionnaires apocalyptiques se remuèrent. Le mot de ralliement devint plus tard la nécessité d'un second baptême; dès le principe, le but fut une guerre terrible contre l'ordre établi, contre toute espèce d'ordre; guerre contre la propriété, c'était un vol fait au pauvre, guerre contre la science, elle rompait l'égalité naturelle, elle tentait Dieu qui révélait tout à ses saints; les livres, les tableaux étaient des inventions du diable.

Les paysans se soulevèrent d'abord dans la Forêt-Noire, puis autour d'Heilbronn, de Francfort, dans le pays de Bade et Spire[a60]. De là, l'incendie gagna l'Alsace, et nulle part il n'eut un caractère plus terrible. Nous le retrouvons encore dans le Palatinat, la Hesse, la Bavière. En Souabe, le chef principal des insurgés était un des petits nobles de la vallée du Necker, le célèbre Goetz de Berlichingen, Goetz à la main de fer, qui assurait n'être devenu leur général que malgré lui et par force.

«Doléance et demande amiable de toute la réunion des paysans, avec leurs prières chrétiennes. Le tout exposé très brièvement en douze articles principaux. Au lecteur chrétien, paix et grâce divine par le Christ!

»Il y a aujourd'hui beaucoup d'anti-chrétiens qui prennent occasion de la réunion des paysans pour blasphémer l'Évangile, disant: que ce sont là les fruits du nouvel Évangile, que personne n'obéisse plus, que chacun se soulève et se cabre, qu'on s'assemble et s'attroupe avec grande violence; qu'on veuille réformer, chasser les autorités ecclésiastiques et séculières, peut-être même les égorger. A ces jugemens pervers et impies, répondent les articles suivans.

»D'abord ils détournent l'opprobre dont on veut couvrir la parole de Dieu; ensuite ils disculpent chrétiennement les paysans du reproche de désobéissance et de révolte.

»L'Évangile n'est pas une cause de soulèvement ou de trouble; c'est une parole qui annonce le Christ, le Messie qui nous était promis; cette parole et la vie qu'elle enseigne ne sont qu'amour, paix, patience et union. Sachez aussi que tous ceux qui croient en ce Christ seront unis dans l'amour, la paix et la patience. Puis donc que les articles des paysans, comme on le verra plus clairement ensuite, ne sont pas dirigés à une autre intention que d'entendre l'Évangile, et de vivre en s'y conformant, comment les anti-chrétiens peuvent-ils nommer l'Évangile une cause de trouble et de désobéissance. Si les anti-chrétiens et les ennemis de l'Évangile se dressent contre de telles demandes, ce n'est pas l'Évangile qui en est la cause, c'est le diable, le mortel ennemi de l'Évangile, lequel, par l'incrédulité, a éveillé dans les siens l'espoir d'opprimer et d'effacer la parole de Dieu qui n'est que paix, amour et union.

»Il résulte clairement de là que les paysans qui, dans leurs articles, demandent un tel Évangile pour leur doctrine et pour leur vie, ne peuvent être appelés désobéissans ni révoltés. Si Dieu nous appelle et nous presse de vivre selon sa parole, s'il veut nous écouter, qui blâmera la volonté de Dieu, qui pourra s'attaquer à son jugement, et lutter contre ce qu'il lui plaît de faire? Il a bien entendu les enfans d'Israël qui criaient à lui, il les a délivrés de la main de Pharaon. Ne peut-il pas encore aujourd'hui sauver les siens? Oui, il les sauvera, et bientôt! Lis donc les articles suivans, lecteur chrétien; lis-les avec soin, et juge.»

Suivent les articles[r57]:

«I. En premier lieu, c'est notre humble demande et prière à nous tous, c'est notre volonté unanime, que désormais nous ayons le pouvoir et le droit d'élire et choisir nous-mêmes un pasteur; que nous ayons aussi le pouvoir de le déposer s'il se conduit comme il ne convient point. Le même pasteur choisi par nous, doit nous prêcher clairement le saint Évangile, dans sa pureté, sans aucune addition de précepte ou de commandement humain. Car en nous annonçant toujours la véritable foi, on nous donne occasion de prier Dieu, de lui demander sa grâce, de former en nous cette même véritable foi et de l'y affermir. Si la grâce divine ne se forme point en nous, nous restons toujours chair et sang, et alors nous ne sommes rien de bon. On voit clairement dans l'Écriture que nous ne pouvons arriver à Dieu que par la véritable foi, et parvenir à la béatitude que par sa miséricorde. Il nous faut donc nécessairement un tel guide et pasteur, ainsi qu'il est institué dans l'Écriture.

»II. Puisque la dîme légitime est établie dans l'Ancien Testament (que le Nouveau a confirmé en tout), nous voulons payer la dîme légitime du grain, toutefois de la manière convenable... Nous sommes désormais dans la volonté que les prud'hommes établis par une commune reçoivent et rassemblent cette dîme; qu'ils fournissent au pasteur élu par toute une commune de quoi l'entretenir lui et les siens suffisamment et convenablement, après que la commune en aura connu, et ce qui restera, on doit en user pour soulager les pauvres qui se trouvent dans le même village. S'il restait encore quelque chose, on doit le réserver pour les frais de guerre, d'escorte et autres choses semblables, afin de délivrer les pauvres gens de l'impôt établi jusqu'ici pour le paiement de ces frais. S'il est arrivé, d'un autre côté, qu'un ou plusieurs villages aient, dans le besoin, vendu leur dîme, ceux qui l'ont achetée, n'auront rien à redouter de nous, nous nous arrangerons avec eux selon les circonstances, afin de les indemniser au fur et à mesure que nous pourrons. Mais quant à ceux qui, au lieu d'avoir acquis la dîme d'un village par achat, se la sont appropriée de leur propre chef, eux ou leurs ancêtres, nous ne leur devons rien et nous ne leur donnerons rien. Cette dîme sera employée comme il est dit ci-dessus. Pour ce qui est de la petite dîme et de la dîme du sang (du bétail), nous ne l'acquitterons en aucune façon, car Dieu le Seigneur a créé les animaux pour être librement à l'usage de l'homme. Nous estimons cette dîme une dîme illégitime, inventée par les hommes; c'est pourquoi nous cesserons de la payer.»

Dans leur IIIe article, les paysans déclarent ne plus vouloir être traités comme la propriété de leurs seigneurs, «car Jésus-Christ, par son sang précieux, les a rachetés tous sans exception, le pâtre à l'égal de l'Empereur.» Ils veulent être libres, mais seulement selon l'Écriture, c'est-à-dire sans licence aucune et en reconnaissant l'autorité, car l'Évangile leur enseigne à être humbles et à obéir aux puissances «en toutes choses convenables et chrétiennes

«IV. Il est contraire à la justice et à la charité, disent-ils, que les pauvres gens n'aient aucun droit au gibier, aux oiseaux et aux poissons des eaux courantes; de même: qu'ils soient obligés de souffrir, sans rien dire, l'énorme dommage que font à leurs champs les bêtes des forêts; car, lorsque Dieu créa l'homme, il lui donna pouvoir sur tous les animaux indistinctement.»—Ils ajoutent qu'ils auront, conformément à l'Évangile, des égards pour ceux d'entre les seigneurs qui pourront prouver, par des titres, qu'ils ont acheté leur droit de pêche, mais que pour les autres ce droit cessera sans indemnité.

»V. Les bois et forêts anciennement communaux, qui auront passé en les mains de tiers, autrement que par suite d'une vente équitable, doivent revenir à leur propriétaire originaire, qui est la commune. Chaque habitant doit avoir le droit d'y prendre le bois qui lui sera nécessaire, au jugement des prud'hommes.

»VI. Ils demandent un allégement dans les services qui leur sont imposés, et qui deviennent de jour en jour plus accablans. Ils veulent servir «comme leurs pères, selon la parole de Dieu.»

»VII. Que le seigneur ne demande pas au paysan de faire gratuitement plus de services qu'il n'est dit dans leur pacte mutuel (vereinigung).

»VIII. Beaucoup de terres sont grevées d'un cens trop élevé. Que les seigneurs acceptent l'arbitrage d'hommes irréprochables, et qu'ils diminuent le cens selon l'équité, «afin que le paysan ne travaille pas en vain, car tout ouvrier a droit à son salaire.»

»IX. La justice se rend avec partialité. On établit sans cesse de nouvelles dispositions sur les peines. Qu'on ne favorise personne et qu'on s'en tienne aux anciens réglemens.

»X. Que les champs et prairies distraits des biens de la commune, autrement que par une vente équitable, retournent à la commune.

»XI. Les droits de décès sont révoltants et ouvertement opposés à la volonté de Dieu, «car c'est une spoliation des veuves et des orphelins.» Qu'ils soient entièrement et à jamais abolis.

»XII. ... S'il se trouvait qu'un ou plusieurs des articles qui précèdent, fût en opposition avec l'Écriture (ce que nous ne pensons pas), nous y renonçons d'avance. Si, au contraire, l'Écriture nous en indiquait encore d'autres sur l'oppression du prochain, nous les réservons et y adhérons également dès à présent. Que la paix de Jésus-Christ soit avec tous. Amen.»

Luther ne pouvait garder le silence dans cette grande crise[a61]. Les seigneurs l'accusaient d'être le premier auteur des troubles. Les paysans se recommandaient de son nom, et l'invoquaient pour arbitre. Il ne refusa pas ce rôle dangereux. Dans sa réponse à leurs douze articles, il se porte pour juge entre le prince et le peuple. Nulle part peut-être il ne s'est élevé plus haut.

Exhortation à la paix, en réponse aux douze articles des paysans de la Souabe, et aussi contre l'esprit de meurtre et de brigandage des autres paysans ameutés[r58][a62].—«Les paysans actuellement rassemblés dans la Souabe, viennent de dresser et de faire répandre, par la voie de l'impression, douze articles qui renferment leurs griefs contre l'autorité. Ce que j'approuve le plus dans cet écrit, c'est qu'au douzième article ils se déclarent prêts à accepter toute instruction évangélique meilleure que la leur au sujet de leurs doléances.

»En effet, si ce sont là leurs véritables intentions (et comme ils ont fait leur déclaration à la face des hommes, sans craindre la lumière, il ne me convient pas de l'interpréter autrement), il y a encore à espérer une bonne fin à toutes ces agitations.

»Et moi qui suis aussi du nombre de ceux qui font de l'Écriture sainte leur étude sur cette terre, moi auquel ils s'adressent nommément (s'en rapportant à moi dans un de leurs imprimés), je me sens singulièrement enhardi par cette déclaration de leur part à produire aussi mon sentiment au grand jour sur la matière en question, conformément aux préceptes de la charité, qui doit unir tous les hommes. En quoi faisant, je m'affranchirai et devant Dieu et devant les hommes du reproche d'avoir contribué au mal par mon silence; au cas où ceci finirait d'une manière funeste.

»Peut-être aussi n'ont-ils fait cette déclaration que pour en imposer, et sans doute il y en a parmi eux d'assez méchans pour cela, car il est impossible qu'en une telle multitude, tous soient bons chrétiens; il est plutôt vraisemblable que beaucoup d'entre eux font servir la bonne volonté des autres aux desseins pervers qui leur sont propres. Eh bien! s'il y a imposture dans cette déclaration, j'annonce aux imposteurs qu'ils ne réussiront pas; et que, s'ils réussissaient, ce serait à leur dam, à leur perte éternelle.

»L'affaire dans laquelle nous sommes engagés est grande et périlleuse; elle touche et le royaume de Dieu et celui de ce monde. En effet, s'il arrivait que cette révolte se propageât et prît le dessus; l'un et l'autre y périraient, et le gouvernement séculier et la parole de Dieu, et il s'ensuivrait une éternelle dévastation de toute la terre allemande. Il est donc urgent, dans de si graves circonstances, que nous donnions sur toutes choses notre avis librement, et sans égard aux personnes. En même temps il n'est pas moins nécessaire que nous devenions enfin attentifs et obéissans, que nous cessions de boucher nos oreilles et nos cœurs, ce qui, jusqu'ici, a laissé prendre à la colère de Dieu son plein mouvement, son branle le plus terrible (seinen vollen gang und schwang). Tant de signes effrayans qui, dans ces derniers temps, ont apparu au ciel et sur la terre, annoncent de grandes calamités et des changemens inouïs à l'Allemagne. Nous nous en inquiétons peu, pour notre malheur; mais Dieu n'en poursuivra pas moins le cours de ses châtimens, jusqu'à ce qu'il ait enfin fait mollir nos têtes de fer.

»Première Partie.Aux princes et seigneurs.—D'abord nous ne pouvons remercier personne sur la terre de tout ce désordre et de ce soulèvement, si ce n'est vous, princes et seigneurs, vous surtout aveugles évêques, prêtres et moines insensés, qui, aujourd'hui encore, endurcis dans votre perversité, ne cessez de crier contre le saint Évangile, quoique vous sachiez qu'il est juste et bon et que vous ne pouvez rien dire contre. En même temps, comme autorités séculières, vous êtes les bourreaux et les sangsues des pauvres gens, vous immolez tout à votre luxe et à votre orgueil effrénés; jusqu'à ce que le peuple ne veuille ni ne puisse vous endurer davantage. Vous avez déjà le glaive à la gorge, et vous vous croyez encore si fermes en selle qu'on ne puisse vous renverser. Vous vous casserez le col avec cette sécurité impie. Je vous avais exhorté maintefois à vous garder de ce verset (psaume CIV): Effundit contemptum super principes: il verse le mépris sur les princes. Vous faites tous vos efforts pour que ces paroles s'accomplissent sur vous, vous voulez que la massue déjà levée tombe et vous écrase; les avis, les conseils seraient superflus.

»Les signes de la colère de Dieu qui apparaissent sur la terre et au ciel, s'adressent à vous pourtant. C'est vous, ce sont vos crimes que Dieu veut punir. Si ces paysans qui vous attaquent maintenant ne sont pas les ministres de sa volonté, d'autres le seront. Vous les battriez, que vous n'en seriez pas moins vaincus. Dieu en susciterait d'autres; il veut vous frapper et il vous frappera.

»Vous comblez la mesure de vos iniquités en imputant cette calamité à l'Évangile et à ma doctrine. Calomniez toujours. Vous ne voulez pas savoir ce que j'ai enseigné et ce qu'est l'Évangile; il en est un autre à la porte qui va vous l'apprendre, si vous ne vous amendez. Ne me suis-je pas employé de tout temps avec zèle et ardeur à recommander au peuple l'obéissance à l'autorité, à la vôtre même, si tyrannique, si intolérable qu'elle fût? qui plus que moi a combattu la sédition? Aussi les prophètes de meurtre me haïssent-ils autant que vous. Vous persécutiez mon Évangile par tous les moyens qui étaient en vous, pendant que cet Évangile faisait prier le peuple pour vous et qu'il aidait à soutenir votre autorité chancelante.

»En vérité, si je voulais me venger, je n'aurais maintenant qu'à rire dans ma barbe et regarder les paysans à l'œuvre; je pourrais même faire cause commune avec eux et envenimer la plaie. Dieu me préserve de pareilles pensées! C'est pourquoi, chers seigneurs, amis ou ennemis, ne méprisez pas mon loyal secours, quoique je ne sois qu'un pauvre homme; ne méprisez pas non plus cette sédition, je vous supplie: non pas que je veuille dire par là qu'ils soient trop forts contre vous; ce n'est pas eux que je voudrais vous faire craindre, c'est Dieu, c'est le Seigneur irrité. Si Celui-là veut vous punir (vous ne l'avez que trop mérité), il vous punira; et s'il n'y avait pas assez de paysans, il changerait les pierres en paysans; un seul des leurs en égorgerait cent des vôtres: tous tant que vous êtes, ni vos cuirasses ni votre force ne vous sauveraient.

»S'il est encore un conseil à vous donner, chers seigneurs, au nom de Dieu reculez un peu devant la colère que vous voyez déchaînée. On craint et on évite l'homme ivre. Mettez un terme à vos exactions, faites trève à cette âpre tyrannie; traitez les paysans comme l'homme sensé traite les gens ivres ou en démence. N'engagez pas de lutte avec eux, vous ne pouvez savoir comment cela finira. Employez d'abord la douceur, de peur qu'une faible étincelle, gagnant tout autour, n'aille allumer, par toute l'Allemagne, un incendie que rien n'éteindrait. Vous ne perdrez rien par la douceur, et quand même vous y perdriez quelque peu, la paix vous en dédommagerait au centuple. Dans la guerre, vous pouvez vous engloutir et vous perdre, corps et biens. Les paysans ont dressé douze articles dont quelques-uns contiennent des demandes si équitables, qu'elles vous déshonorent devant Dieu et les hommes, et qu'elles réalisent le psaume CVIII, car elles couvrent les princes de mépris.

»Moi, j'aurais bien d'autres articles et de plus importans peut-être à dresser contre vous, sur le gouvernement de l'Allemagne, ainsi que je l'ai fait dans mon livre A la noblesse allemande. Mais mes paroles ont été pour vous comme le vent en l'air, et c'est pour cela qu'il vous faut maintenant essuyer toutes ces réclamations d'intérêts particuliers.

»Quant aux premiers articles, vous ne pouvez leur refuser la libre élection de leurs pasteurs. Ils veulent qu'on leur prêche l'Évangile. L'autorité ne peut ni ne doit y mettre d'empêchement, elle doit même permettre à chacun d'enseigner et de croire ce qui bon lui semblera, que ce soit Évangile ou mensonge. C'est assez qu'elle défende de prêcher le trouble et la révolte.

»Les autres articles, qui touchent l'état matériel des paysans, droits de décès, augmentation des services, etc., sont également justes. Car l'autorité n'est point instituée pour son propre intérêt ni pour faire servir les sujets à l'assouvissement de ses caprices et de ses mauvaises passions, mais bien pour l'intérêt du peuple. Or, on ne peut supporter si long-temps vos criantes exactions. A quoi servirait-il au paysan de voir son champ rapporter autant de florins que d'herbes et de grains de blé, si son seigneur le dépouillait dans la même mesure, et dissipait, comme paille, l'argent qu'il en aurait tiré, l'employant en habits, châteaux et bombances? Ce qu'il faudrait faire avant tout, ce serait de couper court à tout ce luxe et de boucher les trous par où l'argent s'en va, de façon qu'il en restât quelque peu dans la poche du paysan.

»Deuxième Partie.Aux Paysans.—Jusqu'ici chers amis, vous n'avez vu qu'une chose: j'ai reconnu que les princes et seigneurs qui défendent de prêcher l'Évangile, et qui chargent les peuples de fardeaux intolérables, ont bien mérité que Dieu les précipitât du siége, car ils pèchent contre Dieu et les hommes, ils sont sans excuse. Néanmoins c'est à vous de conduire votre entreprise avec conscience et justice. Si vous avez de la conscience, Dieu vous assistera: quand même vous succomberiez pour le moment, vous triompheriez à la fin; ceux de vous qui périraient dans le combat, seraient sauvés. Mais si vous avez la justice et la conscience contre vous, vous succomberez, et quand même vous ne succomberiez pas, quand même vous tueriez tous les princes, votre corps et votre âme n'en seraient pas moins éternellement perdus. Il n'y a donc pas à plaisanter ici. Il y va de votre corps et de votre vie à jamais. Ce qu'il vous faut considérer, ce n'est pas votre force et le tort de vos adversaires, il faut voir surtout si ce que vous faites est selon la justice et la conscience.

»N'en croyez donc pas, je vous prie, les prophètes de meurtre que Satan a suscités parmi vous, et qui viennent de lui, quoiqu'ils invoquent le saint nom de l'Évangile. Ils me haïront à cause du conseil que je vous donne, ils m'appelleront hypocrite, mais cela ne me touche point. Ce que je désire, c'est de sauver de la colère de Dieu les bonnes et honnêtes gens qui sont parmi vous; je ne craindrai pas les autres, qu'ils me méprisent ou non. J'en connais Un qui est plus fort qu'eux tous, et celui-là m'enseigne par le psaume III de faire ce que je fais. Les cent mille ne me font pas peur....

»Vous invoquez le nom de Dieu et vous prétendez agir d'après sa parole; n'oubliez donc pas avant tout que Dieu punit celui qui invoque son nom en vain. Craignez sa colère. Qu'êtes-vous, et qu'est-ce que le monde? Oubliez-vous qu'il est le Dieu tout-puissant et terrible, le Dieu du déluge, celui qui a foudroyé Sodome? Or il est facile de voir que vous ne faites pas honneur à son nom. Dieu ne dit-il pas: Qui prend l'épée périra par l'épée? Et saint Paul: Que toute âme soit soumise à l'autorité en tout respect et honneur? Comment pouvez-vous, après ces enseignemens, prétendre encore que vous agissez d'après l'Évangile? Prenez-y garde, un jugement terrible vous attend.

»Mais, dites-vous, l'autorité est mauvaise, intolérable, elle ne veut pas nous laisser l'Évangile, elle nous accable de charges hors de toute mesure, elle nous perd de corps et d'âme. A cela je réponds que la méchanceté et l'injustice de l'autorité n'excusent pas la révolte, car il ne convient pas à tout homme de punir les méchans. En outre le droit naturel dit que nul ne doit être juge en sa propre cause, ni se venger lui-même, car le proverbe dit vrai: Frapper qui frappe, ne vaut. Le droit divin nous enseigne même chose: La vengeance m'appartient, dit le Seigneur, c'est moi qui veux juger. Votre entreprise est donc contraire non-seulement au droit, selon la Bible et l'Évangile, mais aussi au droit naturel et à la simple équité. Vous ne pouvez y persister à moins de prouver que vous y êtes appelés par un nouveau commandement de Dieu, tout particulier et confirmé par des miracles.

»Vous voyez la paille dans l'œil de l'autorité, mais vous ne voyez pas la poutre qui est dans le vôtre. L'autorité est injuste en ce qu'elle interdit l'Évangile et qu'elle vous accable de charges; mais combien êtes-vous plus injustes, vous qui, non contens d'interdire la parole de Dieu, la foulez aux pieds, vous qui vous arrogez le pouvoir réservé à Dieu seul? D'un autre côté, qui est le plus grand voleur (je vous en fais juge) de celui qui prend une partie ou de celui qui prend le tout? Or l'autorité vous prend injustement votre bien, mais vous lui prenez à elle non-seulement le bien, mais aussi le corps et la vie. Vous assurez bien, il est vrai, que vous lui laisserez quelque chose; qui vous en croira? Vous lui avez pris le pouvoir; qui prend le tout ne craint pas de prendre aussi la partie; quand le loup mange la brebis, il en mange bien aussi les oreilles.

»Et comment ne voyez-vous donc pas, mes amis, que si votre doctrine était vraie, il n'y aurait plus sur la terre ni autorité, ni ordre, ni justice d'aucune espèce? Chacun serait son juge à soi; l'on ne verrait que meurtre, désolation et brigandage.

»Que feriez-vous, si dans votre troupe, chacun voulait également être indépendant, se faire justice, se venger lui-même? Le souffririez-vous? Ne diriez-vous pas que c'est aux supérieurs de juger?

»Telle est la loi que doivent observer même les païens, les Turcs et les juifs, s'il doit y avoir ordre et paix sur la terre. Loin d'être chrétiens, vous êtes donc pires que les païens et les Turcs. Que dira Jésus-Christ en voyant son nom ainsi profané par vous?

»Chers amis, je crains fort que Satan n'ait envoyé parmi vous des prophètes de meurtre qui convoitent l'empire de ce monde et qui pensent y arriver par vous, sans s'inquiéter des périls et temporels et spirituels, dans lesquels ils vous précipitent.

»Mais passons maintenant au droit évangélique. Celui-ci ne lie pas les païens comme le droit dont nous venons de parler. Jésus-Christ, dont vous tirez le nom des chrétiens, ne dit-il pas (saint Mathieu, V): Ne résistez pas à celui qui vous fait du mal; si quelqu'un te frappe à la joue droite, présente aussi l'autre... L'entendez-vous, Chrétiens rassemblés? Comment faites-vous rimer votre conduite avec ce précepte? Si vous ne savez pas souffrir, comme le demande notre Seigneur, dépouillez vite son nom, vous n'en êtes pas dignes; ou il va tout-à-l'heure vous l'arracher lui-même.

»(Suivent d'autres versets de l'Évangile sur la douceur chrétienne). Souffrir, souffrir, la croix, la croix, voilà la loi qu'enseigne le Christ, il n'y en a point d'autres...

»Eh! mes amis; si vous faites de telles choses, quand donc en viendrez-vous à cet autre précepte qui vous commande d'aimer vos ennemis et de leur faire du bien?... Oh! plût à Dieu que la plupart d'entre nous fussent avant tout de bons et pieux païens qui observassent la loi naturelle!

»Pour vous montrer jusqu'où vos prophètes vous ont égarés, je n'ai qu'à vous rappeler quelques exemples qui mettent en lumière la loi de l'Évangile. Regardez Jésus-Christ et saint Pierre dans le jardin de Gézémaneh. Saint Pierre ne croyait-il pas faire une bonne action en défendant son maître et seigneur, contre ceux qui venaient pour le livrer aux bourreaux? Et cependant vous savez que Jésus-Christ le réprimanda comme un meurtrier pour avoir résisté l'épée à la main.

»Autre exemple: Jésus-Christ lui-même attaché à la croix, que fait-il? Ne prie-t-il pas pour ses persécuteurs, ne dit-il pas: O mon père, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu'ils font! Et Jésus-Christ ne fut-il pas cependant glorifié après avoir souffert, son royaume n'a-t-il pas prévalu et triomphé? De même Dieu vous aiderait, si vous saviez souffrir comme il le demande.

»Pour prendre un exemple dans le temps même où nous vivons, comment s'est-il fait que ni l'Empereur ni le pape n'aient pu rien contre moi? plus ils ont fait d'efforts pour arrêter et détruire l'Évangile, plus celui-ci a gagné et pris force? Je n'ai point tiré l'épée, je n'ai point fait de révolte; j'ai toujours prêché l'obéissance à l'autorité, même à celle qui me persécutait; je m'en reposais toujours sur Dieu, je remettais tout entre ses mains. C'est pour cela, qu'en dépit du pape et des tyrans, il m'a non-seulement conservé la vie, ce qui déjà était un miracle, mais il a aussi de plus en plus avancé et répandu mon Évangile. Et voilà que maintenant, pensant servir l'Évangile, vous vous jetez en travers. En vérité, vous lui portez le coup le plus terrible dans l'esprit des hommes, vous l'écrasez pour ainsi dire par vos perverses et folles entreprises.

»Je vous dis tout ceci, chers amis, pour vous montrer combien vous profanez le nom du Christ et de sa sainte loi. Quelque justes que puissent être vos demandes, il ne convient pas au chrétien de combattre ni d'employer la violence: nous devons souffrir l'injustice, telle est notre loi (I. Corinth. VI). Je vous le répète donc, agissez en cette occurrence comme vous voudrez, mais laissez là le nom du Christ, et n'en faites pas honteusement le prétexte et le manteau de votre conduite impie. Je ne le permettrai pas, je ne le tolèrerai pas, je vous arracherai ce nom par tous les efforts dont je suis capable, jusqu'à la dernière goutte de mon sang...

»Non que je veuille par là justifier l'autorité: ses torts sont immenses, je l'avoue; mais ce que je veux, c'est que, s'il faut malheureusement (Dieu veuille nous l'épargner!), s'il faut, dis-je, que vous en veniez aux mains, on n'appelle chrétiens ni l'un ni l'autre parti. Ce sera une guerre de païens et point autre, car les chrétiens ne combattent pas avec les épées ni les arquebuses, mais avec la croix et la patience, de même que leur général Jésus-Christ ne manie pas l'épée, mais se laisse attacher à la croix. Leur triomphe ne consiste pas dans la domination et le pouvoir, mais dans la soumission et l'humilité. Les armes de notre chevalerie n'ont pas d'efficacité corporelle, leur force est dans le Très-Haut.

»Intitulez-vous donc: gens qui veulent suivre la nature et ne pas supporter le mal; voilà le nom qui vous convient; si vous ne le prenez pas, mais que vous persistiez à garder et prononcer sans cesse celui du Christ, je ne pourrai que vous regarder comme mes ennemis et comme ceux de l'Évangile, à l'égal du pape et de l'Empereur. Or, sachez que dans ce cas, je suis décidé à m'en remettre entièrement à Dieu, et à l'implorer pour qu'il vous éclaire, qu'il soit contre vous et vous fasse échouer.

»J'y risquerai ma tête, comme j'ai fait contre le pape et l'Empereur, car je vois clairement que le diable n'ayant pu venir à bout de moi par eux, veut m'exterminer et me dévorer par les prophètes de meurtre qui sont parmi vous. Eh bien, qu'il me dévore: un tel morceau ne sera pas de facile digestion.

»Toutefois, chers amis, je vous supplie humblement et comme un ami qui veut votre bien, d'y bien penser avant d'aller plus loin, et de me dispenser de combattre et de prier contre vous, quoique je ne sois moi-même qu'un pauvre pécheur; je sais pourtant que dans ce cas j'aurais tellement raison, que Dieu écouterait immanquablement mes prières. Il nous a enseigné lui-même, dans le saint Pater noster, à demander que son nom soit sanctifié sur la terre comme au ciel. Il est impossible que vous ayez, de votre côté, la même confiance en Dieu, car l'Écriture et votre conscience vous condamnent et vous disent que vous agissez en païens, en ennemis de l'Évangile. Si vous étiez chrétiens, vous n'agiriez pas du poing et de l'épée; vous diriez, Délivre-nous du mal, et, Que ta volonté soit faite (suivent des versets qui expriment cette pensée). Mais vous voulez être vous-mêmes votre Dieu et votre Sauveur; le vrai Dieu, le vrai Sauveur vous abandonne donc. Les demandes que vous avez dressées ne sont pas contraires au droit naturel et à l'équité, par leur teneur même, mais par la violence avec laquelle vous les voulez arracher à l'autorité. Aussi celui qui les a dressées n'est pas un homme pieux et sincère; il a cité grand nombre de chapitres de l'Écriture, sans écrire les versets mêmes, afin de rendre votre entreprise spécieuse, de vous séduire et de vous jeter dans les périls. Quand on lit les chapitres qu'il a désignés, on n'y voit pas grand'chose sur votre entreprise, on y trouve plutôt le contraire, à savoir, que l'on doit vivre et agir chrétiennement. Ce sera, je pense, un prophète séditieux qui aura voulu attaquer l'Évangile par vous; Dieu veuille lui résister et vous garder de lui.

»En premier lieu, vous vous glorifiez, dans votre préface, de ne demander qu'à vivre selon l'Évangile. Mais n'avouez-vous pas vous-mêmes que vous êtes en révolte? Et comment, je vous le demande, avez-vous l'audace de colorer une pareille conduite du saint nom de l'Évangile?

»Vous citez en exemple les enfans d'Israël. Vous dites que Dieu entendit les cris qu'ils poussaient vers lui, et qu'il les délivra. Pourquoi donc ne suivez-vous pas cet exemple dont vous vous glorifiez? Invoquez Dieu, comme ils ont fait, et attendez qu'il vous envoie aussi un Moïse qui prouve sa mission par des miracles. Les enfans d'Israël ne s'ameutèrent point contre Pharaon; ils ne s'aidèrent point eux-mêmes comme vous avez dessein de faire. Cet exemple vous est donc directement contraire, et vous damne au lieu de vous sauver.

»Il n'est pas vrai non plus que vos articles, comme vous l'annoncez dans votre préface, enseignent l'Évangile et lui soient conformes. Y en a-t-il un seul sur les douze, qui renferme quelque point de doctrine évangélique? N'ont-ils pas tous uniquement pour objet d'affranchir vos personnes et vos biens? Ne traitent-ils pas tous de choses temporelles? Vous, vous convoitez le pouvoir et les biens de la terre, vous ne voulez souffrir aucun tort; l'Évangile, au contraire, n'a nul souci de ces choses, et place la vie extérieure dans la souffrance, l'injustice, la croix, la patience et le mépris de la vie, comme de toute affaire de ce monde.

»Il faut donc ou que vous abandonniez votre entreprise, et que vous consentiez à souffrir les torts, si vous voulez porter le nom de chrétiens; ou bien, si vous persistez dans vos résolutions, il faut que vous dépouilliez ce nom et que vous en preniez un autre. Choisissez, point de milieu.

»Vous dites que l'on empêche l'Évangile de parvenir jusqu'à vous: je vous réponds qu'il n'y a aucune puissance ni sur la terre ni au ciel qui puisse faire cela. Une doctrine publique marche libre sous le ciel, elle n'est liée à aucun endroit, aussi peu que l'étoile qui, traversant les airs, annonçait aux sages de l'Orient la naissance de Jésus-Christ... Si l'on interdit l'Évangile dans la ville ou le village où vous êtes, suivez-le ailleurs où on le prêche... Jésus-Christ a dit (saint Matthieu, X): «S'ils vous chassent d'une ville, fuyez dans une autre.» Il ne dit point: «S'ils veulent vous chasser d'une ville, restez-y, attroupez-vous contre les seigneurs, au nom de l'Évangile, et rendez-vous maîtres de la ville.» Qu'est-ce donc que ces chrétiens qui, au nom de l'Évangile, se font brigands, voleurs? Osent-ils bien se dire évangéliques?

»Réponse au Ier article.—Si l'autorité ne veut pas de bon gré entretenir le pasteur qui convient à la commune, il faut, dit Luther, que celle-ci le fasse à ses propres frais. Si l'autorité ne veut pas tolérer ce pasteur, que les fidèles le suivent dans une autre commune.

»Réponse à l'article II.—Vous voulez disposer d'une dîme qui n'est pas à vous: ce serait une spoliation, un brigandage. Si vous voulez faire du bien, faites-le du vôtre et non de ce qui est à autrui. Dieu dit par Isaïe: «Je déteste l'offrande qui vient du vol.»

»Réponse à l'article III.—Vous voulez appliquer à la chair la liberté chrétienne enseignée par l'Évangile. Abraham et les autres patriarches, ainsi que les prophètes, n'ont-ils pas aussi eu des serfs? Lisez saint Paul, l'empire de ce monde ne peut subsister sans l'inégalité des personnes.

»Aux huit derniers articles.—Quant à vos articles sur le gibier, le bois, les services, le cens, etc., je les renvoie aux hommes de loi; il ne me convient pas d'en juger, mais je vous répète que le chrétien est un martyr, et qu'il n'a nul souci de toutes ces choses; cessez donc de parler du droit chrétien, et dites plutôt que c'est le droit humain, le droit naturel que vous revendiquez, car le droit chrétien vous commande de souffrir en ces choses, et de ne vous plaindre qu'à Dieu.

»Chers amis, voilà l'instruction que j'ai à vous donner en réponse à la demande que vous m'avez faite. Dieu veuille que vous soyez fidèles à votre promesse, de vous laisser guider selon l'Écriture. Ne criez pas tous d'abord: Luther est un flatteur des princes, il parle contre l'Évangile. Mais lisez auparavant, et voyez si tout ce que je dis n'est pas fondé sur la parole de Dieu.

»Exhortation aux deux partis.—Puis donc, mes amis, que ni les uns ni les autres, vous ne défendez une chose chrétienne, mais que les deux partis agissent également contre Dieu, renoncez, je vous supplie, à la violence. Autrement vous couvrirez toute l'Allemagne d'un carnage horrible, et cela n'aura pas de fin. Car comme vous êtes également dans l'injustice, vous vous perdrez mutuellement, et Dieu frappera un méchant par l'autre.

»Vous, seigneurs, vous avez contre vous l'Écriture et l'histoire, qui vous enseignent que la tyrannie a toujours été punie. Vous êtes vous-mêmes des tyrans et des bourreaux, vous interdisez l'Évangile. Vous n'avez donc nul espoir d'échapper au sort qui jusqu'ici a frappé vos pareils. Voyez tous ces empires des Assyriens, des Perses, des Grecs, des Romains, ils ont tous péri par le glaive, après avoir commencé par le glaive. Dieu voulait prouver que c'est lui qui est juge de la terre, et que nulle injustice ne reste impunie.

»Vous, paysans, vous avez de même contre vous l'Écriture et l'expérience. Jamais la révolte n'a eu une bonne fin, et Dieu a sévèrement pourvu à ce que cette parole ne fût pas trompeuse: Qui prend l'épée périra par l'épée. Quand même vous vaincriez tous les nobles, vainqueurs des nobles, vous vous déchireriez entre vous comme les bêtes féroces. L'esprit ne régnant pas sur vous, mais seulement la chair et le sang, Dieu ne tarderait pas à envoyer un mauvais esprit, un esprit destructeur, comme il fit à Sichem et à son roi....

»Ce qui me pénètre de douleur et de pitié (et plût au ciel que la chose pût être rachetée de ma vie!) ce sont deux malheurs irréparables qui vont fondre sur l'un et l'autre parti. D'abord, comme vous combattez tous pour l'injustice, il est immanquable que ceux qui périront dans la lutte seront éternellement perdus corps et âme; car ils mourront dans leurs péchés, sans repentir, sans secours de la grâce. L'autre malheur c'est que l'Allemagne sera dévastée; un tel carnage une fois commencé, il ne cessera pas avant que tout soit détruit. Le combat s'engage aisément, mais il n'est pas en notre pouvoir de l'arrêter. Insensés, que vous ont-ils donc fait, ces enfans, ces femmes, ces vieillards, que vous entraînez dans votre perte, pour que vous remplissiez le pays de sang, de brigandage, pour que vous fassiez tant de veuves et d'orphelins?

»Oh! Satan se réjouit! Dieu est dans son courroux le plus terrible, et il menace de le lâcher contre nous. Prenez-y garde, chers amis, il y va des uns comme des autres. A quoi vous servira-t-il de vous damner éternellement et de gaîté de cœur, et de laisser après vous un pays ensanglanté et désert?

»C'est pourquoi mon conseil serait de choisir quelques comtes et seigneurs parmi la noblesse, de choisir également quelques conseillers dans les villes, et de les laisser accorder les affaires à l'amiable. Vous, seigneurs, si vous m'écoutez, vous renoncerez à cet orgueil outrageant qu'il vous faudrait bien dépouiller à la fin; vous adoucirez votre tyrannie, de sorte que le pauvre homme puisse avoir aussi un peu d'aise. Vous, paysans, vous cèderez de votre côté, et vous abandonnerez quelques-uns de vos articles qui vont trop loin. De cette manière, les affaires n'auront pas été traitées selon l'Évangile, mais du moins accordées conformément au droit humain.

»Si vous ne suiviez pas un semblable conseil (ce qu'à Dieu ne plaise), je ne pourrai vous empêcher d'en venir aux mains. Mais je serai innocent de la perte de vos âmes, de votre sang, de votre bien. C'est sur vous que pèseront vos péchés. Je vous l'ai déjà dit, ce n'est pas un combat de chrétiens contre chrétiens, mais de tyrans, d'oppresseurs, contre des brigands, des profanateurs du nom de l'Évangile. Ceux qui périront seront éternellement damnés. Pour moi, je prierai Dieu avec les miens, afin qu'il vous réconcilie et vous empêche d'en venir où vous voulez. Néanmoins je ne puis vous cacher que les signes terribles qui se sont fait voir dans ces derniers temps, attristent mon âme et me font craindre que la colère de Dieu ne soit trop allumée, et qu'il ne dise comme dans Jérémie: Quand même Noé, Job et Daniel, se placeraient devant ce peuple, je n'aurais pas d'entrailles pour lui. Dieu veuille que vous craigniez sa colère et que vous vous amendiez, afin que la calamité soit au moins différée! Tels sont les conseils que je vous donne en chrétien et en frère, ma conscience m'en est témoin, Dieu fasse qu'ils portent fruit. Amen.»

Le caractère biographique de cet ouvrage et les proportions dans lesquelles nous devons le resserrer, ne nous permettent pas d'entrer dans l'histoire de cette Jacquerie allemande (voyez toutefois nos Additions et Éclaircissemens). Nous nous contenterons ici de rapporter la sanguinaire proclamation du docteur Thomas Münzer, chef des paysans de Thuringe[r59]; elle forme un singulier contraste avec le ton de modération et de douceur qu'on a pu remarquer dans les Douze articles que nous avons donnés plus haut:

«La vraie crainte de Dieu avant tout.

«Chers frères, jusqu'à quand dormirez-vous? Désobéirez-vous toujours à la volonté de Dieu, parce que, bornés comme vous êtes, vous vous croyez abandonnés? Que de fois vous ai-je répété mes enseignemens! Dieu ne peut se révéler plus long-temps. Il faut que vous teniez ferme. Sinon, le sacrifice, les douleurs, tout aura été en vain. Vous recommencerez alors à souffrir, je vous le prédis. Il faut ou souffrir pour la cause de Dieu, ou devenir le martyr du diable.

»Tenez donc ferme, résistez à la peur et à la paresse, cessez de flatter les rêveurs dévoyés du chemin, et les scélérats impies. Levez-vous, et combattez le combat du Seigneur. Le temps presse. Faites respecter à vos frères le témoignage de Dieu; autrement, tous périront. L'Allemagne, la France, l'Italie sont tout entières soulevées; le Maître veut jouer son jeu, l'heure des méchans est venue.

»A Fulde quatre églises de l'évêché ont été saccagées, la semaine sainte; les paysans de Klégen en Hégau, et ceux de la Forêt-Noire, se sont levés au nombre de trois cent mille. Leur masse grossit chaque jour. Toute ma crainte, c'est que ces insensés ne donnent dans un pacte trompeur, dont ils ne prévoient pas les suites désastreuses. Vous ne seriez que trois, mais confians en Dieu, cherchant son honneur et sa gloire, que cent mille ennemis ne vous feraient pas peur.

»Sus, sus, sus! (dran, dran, dran!) il est temps, les méchans tremblent. Soyez sans pitié, quand même Esaü vous donnerait de belles paroles (Genèse, XXXIII); n'écoutez pas les gémissemens des impies; ils vous supplieront bien tendrement, ils pleureront comme les enfans; n'en soyez pas touchés; Dieu défendit à Moïse de l'être (Deut. VII), et il nous a révélé la même défense. Soulevez les villes et les villages, surtout les mineurs des montagnes...

»Sus, sus, sus! (dran, dran, dran!) pendant que le feu chauffe; que le glaive tiède de sang n'ait pas le temps de refroidir. Forgez Nemrod sur l'enclume, pink pank, tuez tout dans la tour; tant que ceux-là vivront, vous ne serez jamais délivrés de la crainte des hommes. On ne peut vous parler de Dieu, tant qu'ils règnent sur vous.

»Sus, sus, sus! (dran, dran, dran!) pendant qu'il fait jour; Dieu vous précède; suivez. Toute cette histoire est décrite et expliquée dans saint Mathieu, chapitre XXIV. N'ayez donc peur. Dieu est avec vous, comme il est dit, chapitre II, paragraphe 2. Dieu vous dit de ne rien craindre. N'ayez peur du nombre. Ce n'est pas votre combat, c'est celui du Seigneur, ce n'est pas vous qui combattez. Soyez hardis, et vous éprouverez la puissance du secours d'en haut. Amen. Donné à Mülhausen, en 1525. Thomas Munzer, serviteur de Dieu contre les impies.»

Dans une lettre à l'électeur Frédéric et au duc Jean, Luther se compare à Münzer... «Moi, je ne suis qu'un pauvre homme; j'ai commencé mon entreprise avec crainte et tremblement; ainsi fit saint Paul (il l'avoue lui-même, Cor. I, 3-6), lui qui, cependant pouvait se glorifier d'entendre une voix céleste. Moi je n'entends pas de telles voix, et je ne suis pas soutenu de l'Esprit. Avec quels humbles ménagemens n'ai-je pas attaqué le pape! quels n'ont pas été mes combats contre moi-même! quelles supplications n'ai-je pas faites à Dieu! mon premier écrit en fait foi. Cependant j'ai fait avec ce pauvre esprit ce que n'a pas encore osé ce terrible esprit croque-monde (weltfressergeist)[9]. J'ai disputé à Leipzig, entouré du peuple le plus hostile. J'ai comparu à Augsbourg devant mon plus grand ennemi. J'ai tenu à Worms devant César et tout l'Empire, quoique je susse bien que mon sauf-conduit était rompu et que l'astuce et la trahison m'attendaient.

»Quelque faible et pauvre que je fusse alors, mon cœur me disait pourtant qu'il fallait entrer dans Worms, dussé-je y trouver autant de diables que de tuiles sur les toits... Il m'a fallu, dans mon coin, disputer sans relâche, que ce fût contre un, contre deux, contre trois, n'importe, de quelque façon qu'on le demandât. Faible et pauvre d'esprit, j'ai dû pourtant rester à moi-même, comme la fleur des champs; je ne pouvais choisir ni l'adversaire, ni le temps, ni le lieu, ni le mode, ni la mesure de l'attaque; j'ai dû me tenir prêt à répondre à tout le monde, comme l'enseigne l'apôtre (saint Pierre, Ep. I, 3-15).

»Et cet esprit qui est élevé au-dessus de nous autant que le soleil l'est au-dessus de la terre, cet esprit qui nous regarde à peine comme des insectes et des vermisseaux, il lui faut une assemblée toute composée de gens favorables et sûrs desquels il n'ait rien à craindre, et il refuse de répondre à deux ou trois tenans qui l'interrogeraient à part... C'est que nous n'avons de force que celle que Jésus-Christ nous donne; s'il nous livre à nous-mêmes, le bruit d'une feuille peut nous faire trembler; s'il nous soutient, notre esprit sent bien en soi la puissance et la gloire du Seigneur... Je suis forcé de me vanter moi-même, quelque folie qu'il y ait en cela; saint Paul y fut bien contraint aussi (Cor. II, 11-16); je m'en abstiendrais volontiers, si je le pouvais en présence de ces esprits de mensonge.»

Immédiatement après la défaite des paysans, Mélanchton publia une petite histoire de Münzer[r60]. Il est inutile de dire que ce récit est singulièrement défavorable aux vaincus. L'auteur assure que Münzer, réfugié à Frankenhausen, se cacha dans un lit, et fit le malade, mais un cavalier le trouva, et son portefeuille le fit reconnaître...

«Quand on lui serra les menottes, il poussa des cris; à cette occasion le duc Georges s'avisa de lui dire: «Tu souffres, Thomas, mais ils ont souffert davantage aujourd'hui, les pauvres gens qu'on a tués, et c'est toi qui les avais poussés là.» «Ils ne l'ont pas voulu autrement,» répondit Thomas, en éclatant de rire, comme s'il eût été possédé du diable...»

Münzer avoua dans son interrogatoire qu'il songeait depuis long-temps à réformer la chrétienté, et que le soulèvement des paysans de la Souabe lui avait paru une occasion favorable.

«Il se montra très pusillanime au dernier moment. Il était tellement égaré, qu'il ne put réciter seul le Credo. Le duc Henri de Brunswick le lui dit et il le répéta.—Il avoua aussi publiquement qu'il avait eu tort; quant aux princes, il les exhorta à être moins durs envers les pauvres gens, et à lire les livres des Rois, disant que s'ils suivaient ses conseils ils n'auraient plus de semblables dangers à craindre. Après ce discours il fut décapité. Sa tête fut attachée à une pique, et resta exposée pour l'exemple.»

Il écrivit avant de mourir aux habitans de Mülhausen, pour leur recommander sa femme et les prier de ne point se venger sur elle. «Avant de quitter la terre, disait-il, il croyait devoir les exhorter instamment à renoncer à la révolte et à éviter toute nouvelle effusion de sang.»

De quelques atroces violences que se soient souillés Münzer et les paysans, on s'étonne de la dureté avec laquelle Luther parle de leur défaite[a63]. Il ne leur pardonne pas d'avoir compromis le nom de la Réforme... «O misérables esprits de troubles, où sont maintenant ces paroles par lesquelles vous excitiez et ameutiez les pauvres gens? Quand vous disiez qu'ils étaient le peuple de Dieu, que Dieu combattait pour eux, qu'un seul d'entre eux abattrait cent ennemis, qu'avec un chapeau ils en tueraient cinq de chaque coup, et que les pierres des arquebuses, au lieu de frapper devant, tourneraient contre ceux qui les auraient tirées? Où est maintenant Münzer avec cette manche dans laquelle il se faisait fort d'arrêter tout ce qu'on lancerait contre son peuple? Quel est maintenant ce Dieu qui pendant près d'une année a prophétisé par la bouche de Münzer?»

«Je crois que tous les paysans doivent périr plutôt que les princes et les magistrats, parce que les paysans prennent l'épée sans autorité divine... Nulle miséricorde, nulle tolérance n'est due aux paysans, mais l'indignation de Dieu et des hommes.» (30 mai 1525.)—«Les paysans, dit-il ailleurs, sont dans le ban de Dieu et de l'Empereur. On peut les traiter comme des chiens enragés.»—Dans une lettre du 21 juin, il énumère les horribles massacres qu'en ont faits les nobles, sans donner le moindre signe d'intérêt ou de pitié.

Luther montra plus de générosité à l'égard de son ennemi Carlostad. Celui-ci courait alors le plus grand danger. Il avait peine à se justifier d'avoir enseigné des doctrines analogues à celles de Münzer. Il revint à Wittemberg, s'humilia auprès de Luther. Celui-ci intercéda en sa faveur et obtint de l'Électeur que Carlostad pût, selon son désir, s'établir comme laboureur à Kemberg[a64].

«Le pauvre homme me fait beaucoup de peine, et votre Grâce sait qu'on doit être clément envers les malheureux, surtout quand ils sont innocens.» (12 septembre 1525.)

Le 22 novembre 1526, il écrit encore: «... Le docteur Carlostad m'a vivement prié d'intercéder auprès de votre Grâce pour qu'il lui fût accordé d'habiter la ville de Kemberg; la malice des paysans lui rend pénible le séjour d'un village. Or, comme il s'est tenu tranquille jusqu'à présent, et que d'ailleurs le prévôt de Kemberg le pourrait bien surveiller, je prie humblement votre Grâce électorale de lui accorder sa demande, quoique votre Grâce ait déjà fait beaucoup pour lui et qu'elle se soit même attiré à son sujet des soupçons et des calomnies. Mais Dieu vous le rendra d'autant plus abondamment. C'est à lui de songer au salut de son âme, cela le regarde: pour ce qui est du corps et de la subsistance, nous devons le bien traiter.»

«A tous les chers chrétiens qui le présent écrit verront, grâce et paix de Dieu notre père et de notre Seigneur Jésus-Christ. Le docteur Martin Luther[r61]. Le docteur Andréas Carlostad vient de m'envoyer un petit livre par lequel il se disculpe d'avoir été l'un des chefs des rebelles, et il me prie instamment de faire imprimer cet écrit pour sauver l'honneur de son nom et peut-être même sa vie qui se trouve en péril, par suite de la précipitation avec laquelle on jugerait les accusés. En effet le bruit court que l'on va procéder rapidement contre beaucoup de pauvres gens, et par pure colère exécuter les innocens avec les coupables, sans les avoir entendus ni convaincus; et je crains bien que les lâches tyrans, qui, auparavant, tremblaient au bruit d'une feuille, ne s'enhardissent maintenant à assouvir leur mauvais vouloir, jusqu'à ce que, au jour marqué, Dieu les jette bas, à leur tour.

»Or, quoique le docteur Carlostad soit mon plus grand ennemi dans des questions de doctrine, et qu'il n'y ait pas de réconciliation à espérer entre nous sur ces points, la confiance avec laquelle il s'adresse à moi dans ses alarmes, plutôt qu'à ses anciens amis qui l'animaient autrefois contre moi, cette confiance ne sera point trompée, et je lui rendrai volontiers ce service, ainsi que d'autres s'il y a lieu.»

Luther exprime l'espoir, que, par la grâce de Dieu, tout pourra encore bien tourner pour Carlostad, et qu'il finira par renoncer à ses erreurs touchant le sacrement[a65]. En même temps il se défend contre ceux qui croiraient qu'en faisant cette démarche, il cède en quoi que ce soit sur les points de doctrine. Quant à ceux qui l'accuseraient d'un excès de crédulité, il leur répond: «Qu'il ne lui convient ni à lui ni à personne de juger le cœur d'autrui. La charité n'est pas soupçonneuse, dit saint Paul, et ailleurs: La charité croit et confie tout.»

«Voici donc mon opinion: tant que le docteur Carlostad s'offre à se faire juger selon le droit, et à souffrir ce qui est juste au cas où il serait convaincu d'avoir pris part à la rébellion, je dois ajouter foi à son livre et à son dire, quoique moi-même auparavant je fusse disposé à le croire animé, lui et les siens, d'un esprit séditieux. Mais à présent je dois aider à ce qu'il obtienne l'enquête qu'il désire.»

Dans ce qui suit, Luther attribue, en grande partie, ce qui est arrivé à la violence avec laquelle les princes et les évêques se sont opposés à l'introduction religieuse. «De là parmi le peuple cette fureur qui naturellement ne cessera point avant que les tyrans ne soient dans la boue; car les choses ne peuvent durer quand un maître ne sait qu'inspirer la crainte, au lieu de se faire aimer.

»Non, laissons plutôt notre prêtraille et nos hobereaux, fermer l'oreille aux avertissemens; qu'ils aillent, qu'ils aillent, qu'ils continuent d'accuser l'Évangile du mal qu'ils ont mérité, qu'ils disent toujours: Je m'en moque. Tout-à-l'heure il en viendra un Autre qui leur répondra: «Je veux que dans quelque temps il ne reste sous le ciel ni prince ni évêque[a66].» Laissez-les donc faire; ils ne tarderont pas à trouver ce qu'ils cherchent depuis si long-temps; la chose est en train. Dieu veuille encore qu'ils se convertissent à temps! Amen.

»Je prie en conséquence les nobles et les évêques et tout le monde, de laisser se défendre le docteur Carlostad qui assure si solennellement pouvoir se justifier de toute rébellion, de peur que Dieu ne soit tenté davantage, et que la colère du peuple ne devienne plus violente et plus juste... Il n'a jamais menti Celui qui a promis d'entendre les cris des opprimés, et ce n'est non plus la puissance qui lui manque pour punir. Que Dieu nous accorde sa grâce. Amen.» (1525.)

«L'Allemagne est perdue, j'en ai peur[r62]. Il faut bien qu'elle périsse puisque les princes ne veulent employer que l'épée. Ah! ils croient qu'on peut ainsi arracher, poil à poil, la barbe du bon Dieu; il le leur rendra sur la face.» (1526.)

«L'esprit de ces tyrans est impuissant, lâche, étranger à toute pensée honnête. Ils sont dignes d'être les esclaves du peuple. Mais par la grâce de Christ, je suis assez vengé par le mépris que j'ai pour eux et pour Satan, leur dieu.» (Fin de décembre 1525.)

CHAPITRE IV.
1524-1527.

Attaques des rationalistes contre Luther.—Zwingli, Bucer, etc.—Érasme.

Pendant cette terrible tragédie de la guerre des paysans, la guerre théologique continuait contre Luther. Les réformateurs de la Suisse et du Rhin, Zwingli, Bucer, Œcolampade, partageaient les principes théologiques de Carlostad: ils n'en différaient guère que par leur soumission à l'autorité civile. Aucun d'eux ne voulait rester dans les bornes que Luther prétendait imposer à la Réforme. Durs et froids logiciens, ils effaçaient chaque jour ce qu'il essayait de sauver de la vieille poésie chrétienne. Moins hardi, et plus dangereux encore, le roi des gens de lettres, le froid et ingénieux Érasme lui portait des coups plus terribles.

Pendant long-temps, Zwingli et Bucer[10], esprits politiques, essayèrent de sauver à tout prix l'apparente unité du protestantisme. Bucer, le grand architecte des subtilités (Bossuet) dissimula quelque temps ses opinions aux yeux de Luther et se fit même le traducteur de ses ouvrages allemands[a67]. «Personne, dit Luther, personne n'a traduit en latin mes ouvrages avec plus d'habileté et d'exactitude que maître Bucer[r63]. Il n'y mêle rien de ses folies relativement au sacrement. Si je voulais montrer mon cœur et ma pensée avec des mots, je ne pourrais pas mieux faire.»

Ailleurs il semble s'être aperçu de l'infidélité de la traduction. Le 13 septembre 1527, il écrit à un imprimeur, que Bucer en traduisant ses ouvrages en latin, avait altéré certains passages de manière à lui faire dire ce qu'il ne pensait pas. «C'est ainsi que nous avons rendu les Pères hérétiques.» Et il le prie, s'il réimprime le volume où se trouvent les changemens de Bucer, de faire lui-même une préface pour avertir le lecteur. En 1527, Luther écrivit contre Zwingli et Œcolampade un livre où il les appelait nouveaux wiclefistes et déclarait leurs opinions dangereuses et sacriléges[a68].

Enfin, en 1528, il disait: «Je connais assez et plus qu'assez l'iniquité de Bucer, pour ne pas m'étonner qu'il tourne contre moi ce que j'ai écrit pour le sacrement...[a69] Que le Christ te garde, toi qui vis au milieu de ces bêtes féroces, de ces vipères, de ces lionnes, de ces panthères, avec presque plus de danger que Daniel dans la fosse aux lions.»

«Je crois Zwingli bien digne d'une sainte haine, pour sa téméraire et criminelle manière de traiter la parole de Dieu.» (27 octobre 1527.)—«Quel homme que ce Zwingli, si ignorant dans la grammaire et la dialectique pour ne rien dire des autres sciences!» (28 novembre 1527.)

Dans un second ouvrage qu'il publia contre eux en 1528, il dit: «Je rejette et condamne comme pure erreur toute doctrine qui parle du libre arbitre.» C'était là sa grande querelle avec Érasme. Elle avait commencé dès l'année 1525, où Érasme publia son livre De libero arbitrio; jusqu'alors ils avaient été en relations amicales. Érasme avait plusieurs fois pris la défense de Luther, et celui-ci en retour consentait à respecter la neutralité d'Érasme. La lettre suivante montre que Luther croyait en 1524 avoir besoin de garder encore quelques ménagemens.

«Voilà assez long-temps que je me tais, cher Érasme; et quoique j'attendisse que toi, le premier et le plus grand des deux, tu rompisses le silence, j'ai cru que la charité même m'ordonnait de commencer. D'abord je ne te reproche pas d'être resté éloigné de nous, de crainte d'embarrasser la cause que tu soutenais contre nos ennemis, les papistes. Enfin, je ne me suis pas autrement fâché de ce que, dans les livres que tu as publiés en plusieurs endroits pour capter leur faveur ou adoucir leur furie, tu nous as harcelés de quelques morsures et piqûres assez vives. Nous voyons que le Seigneur ne t'a pas donné encore l'énergie ou le sens qu'il faudrait, pour attaquer ces monstres librement et courageusement, et nous ne sommes pas gens à exiger de toi ce qui est au-dessus de tes forces. Nous avons respecté en toi ta faiblesse et la mesure du don de Dieu. Le monde entier ne peut nier que tu n'aies fait fleurir les lettres, par où l'on arrive à la véritable intelligence des Écritures, et que ce don de Dieu ne soit en toi magnifique et admirable; c'est de quoi il faut rendre grâce. Aussi, n'ai-je jamais désiré de te voir sortir de la mesure où tu te tiens pour entrer dans notre camp; tu y rendrais de grands services sans doute par ton talent et ton éloquence; mais, puisque le cœur fait défaut, mieux vaut servir dans ce que Dieu t'a donné. On craignait seulement que tu ne te laissasses entraîner par nos adversaires à attaquer nos dogmes dans des livres, et alors j'aurais été contraint de te résister en face. Nous avons apaisé quelques-uns des nôtres qui avaient préparé des livres pour te traîner dans l'arène. C'est pour cette raison que je n'aurais pas voulu voir publier l'Expostulatio d'Hutten, et encore moins ton Éponge d'Hutten. Tu as pu, dans cette dernière circonstance, sentir par toi-même combien il est aisé d'écrire sur la modération, et d'accuser l'emportement de Luther, mais difficile, impossible de pratiquer ces leçons, sinon par un don singulier de l'esprit. Crois-le donc, ou ne le crois pas, le Christ m'est témoin que je te plains du fond de l'âme, à voir tant de haines et de passions irritées contre toi, desquelles je ne puis croire (ta vertu est humaine et trop faible pour de tels orages) que tu ne ressentes aucune émotion. Cependant peut-être les nôtres sont poussés par un zèle légitime; il leur semble que tu les as indignement provoqués... Pour moi, quoique irritable et souvent entraîné par la colère à écrire avec amertume, je ne l'ai jamais fait qu'à l'égard des opiniâtres. Cette clémence et cette douceur envers les pécheurs et les impies, quelque insensés et iniques qu'ils puissent être, ma conscience m'en rend témoignage, et je puis en appeler à l'expérience de bien des gens. De même j'ai retenu ma plume, malgré tes piqûres, j'ai promis de la retenir, jusqu'à ce que tu te fusses ouvertement déclaré. Car, quels que soient nos dissentimens, avec quelque impiété ou quelque dissimulation que tu exprimes ta désapprobation ou tes doutes sur les points les plus importans de la religion, je ne puis ni ne veux t'accuser d'entêtement[a70]. Mais que faire maintenant? Des deux côtés les choses sont très envenimées. Moi, je voudrais, si je pouvais servir de médiateur, qu'ils cessassent de t'attaquer avec tant de furie, et laissassent ta vieillesse s'endormir en paix dans le Seigneur. Ils le feraient, je pense, s'ils considéraient ta faiblesse, et s'ils appréciaient la grandeur de cette cause qui a depuis long-temps dépassé ta petite mesure. Les choses en sont venues à ce point qu'il n'y a guère de péril à craindre pour notre cause, lors même qu'Érasme réunirait contre nous toutes ses forces... Toutefois il y a bien quelque raison, pour que les nôtres supportent mal tes attaques; c'est que la faiblesse humaine s'inquiète et s'effraie de l'autorité et du nom d'Érasme; être mordu d'Érasme une seule fois, c'est tout autre chose que d'être en butte aux attaques de tous les papistes conjurés. Je voulais te dire tout cela, cher Érasme, en preuve de ma candeur, et parce que je désire que le Seigneur t'envoie un esprit digne de ton nom. Si cela tarde, je demande de toi, que du moins, tu restes spectateur de notre tragédie. Ne joins pas tes forces à nos adversaires; ne publie pas de livres contre moi, et je n'en publierai pas contre toi. Quant à ceux qui se plaignent d'être attaqués au nom de Luther, souviens-toi que ce sont des hommes semblables à toi et à moi, auxquels il faut accorder indulgence et pardon, et que, comme dit saint Paul, il nous faut porter le fardeau les uns des autres. C'est assez de se mordre, il faut songer à ne pas nous dévorer les uns les autres...» (Avril 1524.)

A Borner. «Érasme en sait moins sur la prédestination, que n'en avaient jamais su les sophistes de l'École. Érasme n'est pas redoutable sur cette matière, non plus que dans toutes les choses chrétiennes.

»Je ne provoquerai pas Érasme, et même, s'il me provoque une fois, deux fois, je ne riposterai pas. Il n'est pas sage à lui de préparer contre moi les forces de son éloquence... Je me présenterai avec confiance devant le très éloquent Érasme, tout bégayant que je suis en comparaison de lui; je ne me soucie point de son crédit, de son nom, de sa réputation. Je ne me fâche pas contre Mosellanus de ce qu'il s'attache à Érasme plutôt qu'à moi. Dis-lui même qu'il soit érasmien de toute sa force.» (28 mai 1522.)

Ces ménagemens ne pouvaient durer. La publication du De libero arbitrio, fut une déclaration de guerre[a71]. Luther reconnut que la véritable question venait d'être enfin posée[a72]. «Ce que j'estime, ce que je loue en toi, c'est que seul tu as touché le fond de l'affaire, et ce qui est le tout des choses; je veux dire: le libre arbitre. Toi, tu ne me fatigues pas de querelles étrangères, de papauté, de purgatoire, d'indulgences et autres fadaises, pour lesquelles ils m'ont relancé. Seul, tu as saisi le nœud, tu as frappé à la gorge. Merci, Érasme!...»

«Il est irréligieux, dis-tu, il est superflu, de pure curiosité, de savoir si Dieu est doué de prescience, si notre volonté agit dans ce qui touche le salut éternel, ou seulement souffre l'action de la grâce; si ce que nous faisons de bien ou de mal, nous le faisons ou le souffrons!... Grand Dieu, qu'y aura-t-il donc de religieux, de grave, d'utile? Érasme, Érasme, il est difficile d'alléguer ici l'ignorance. Un homme de ton âge, qui vit au milieu du peuple chrétien, et qui a long-temps médité l'Écriture! il n'y a pas moyen de t'excuser, ni de bien penser de toi... Eh quoi! vous, théologien, vous, docteur des chrétiens, vous ne restez pas même dans votre scepticisme ordinaire, vous décidez que ces choses n'ont rien de nécessaire, sans lesquelles il n'y a plus ni Dieu, ni Christ, ni Évangile, ni foi, rien qui subsiste, je ne dis pas du christianisme, mais du judaïsme!»[a73]

Mais Luther a beau être fort, éloquent, il ne peut briser les liens qui l'enserrent. «Pourquoi, dit Érasme, Dieu ne change-t-il pas le vice de notre volonté, puisqu'elle n'est pas en notre pouvoir; ou pourquoi nous l'impute-t-il, puisque ce vice de la volonté est inhérent à l'homme?... Le vase dit au potier: Pourquoi m'avez-vous fait pour le feu éternel?... Si l'homme n'est pas libre, que signifient précepte, action, récompense, enfin toute la langue? Pourquoi ces mots: Convertissez-vous, etc.»

Luther est fort embarrassé de répondre à tout cela: «Dieu vous parle ainsi, dit-il, seulement pour nous convaincre que nous sommes impuissans si nous n'implorons le secours de Dieu. Satan dit: Tu peux agir. Moïse dit: Agis; pour nous convaincre contre Satan que nous ne pouvons agir.» Réponse, ce semble, ridicule et cruelle; c'est lier les gens pour leur dire, Marchez, et les frapper chaque fois qu'ils tombent. Reculant devant les conséquences qu'Érasme tire ou laisse entrevoir, Luther rejette tout système d'interprétation de l'Écriture, et lui-même se trouve forcé d'y recourir pour échapper aux conclusions de son adversaire. C'est ainsi, par exemple, qu'il explique le Indurabo cor Pharaonis: «En nous, c'est-à-dire par nous, Dieu fait le mal, non par sa faute, mais par suite de nos vices; car nous sommes pécheurs par nature, tandis que Dieu ne peut faire que le bien. En vertu de sa toute-puissance, il nous entraîne dans son action, mais il ne peut faire, quoiqu'il soit le bien même, qu'un mauvais instrument ne produise pas le mal.»

Ce dut être une grande joie pour Érasme, de voir l'ennemi triomphant de la papauté s'agiter douloureusement sous les coups qu'il lui portait, et saisir pour le combattre une arme si dangereuse à celui qui la tient. Plus Luther se débat, plus il prend avantage, plus il s'enfonce dans sa victoire, et plus il plonge dans l'immoralité et le fatalisme, au point d'être contraint d'admettre que Judas devait nécessairement trahir le Christ[a74]. Aussi Luther garda un long souvenir de cette querelle. Il ne se fit point illusion sur son triomphe; la solution du terrible problème ne se trouvait point, il le sentait, dans son De servo arbitrio, et jusqu'à son dernier jour le nom de celui qui l'avait poussé jusqu'aux plus immorales conséquences de la doctrine de la grâce, se mêle dans ses écrits et dans ses discours aux malédictions contre les blasphémateurs du Christ[a75].

Il s'indignait surtout de l'apparente modération d'Érasme, qui n'osant attaquer à sa base l'édifice du christianisme, semblait vouloir le détruire lentement, pierre à pierre. Ces détours, cette conduite équivoque, n'allaient point à l'énergie de Luther[a76]. «Érasme, dit-il, ce roi amphibole qui siége tranquille sur le trône de l'amphibologie, nous abuse par ses paroles ambiguës, et bat des mains quand il nous voit enlacés dans ses insidieuses figures, comme une proie tombée dans ses rêts. Trouvant alors une occasion pour sa rhétorique, il tombe sur nous à grands cris, déchirant, flagellant, crucifiant, nous jetant tout l'enfer à la tête, parce qu'on a compris, dit-il, d'une manière calomnieuse, infâme et satanique, des paroles qu'il voulait cependant que l'on comprît ainsi... Voyez-le s'avancer en rampant comme une vipère pour tenter les âmes simples, comme le serpent qui sollicita Ève au doute et lui rendit suspects les préceptes de Dieu.» Cette querelle causa à Luther, quoi qu'il en dise, tant d'embarras et de tourmens, qu'il finit par refuser le combat, et qu'il empêcha ses amis de répondre pour lui. «Quand je me bats contre de la boue, vainqueur ou vaincu, je suis toujours sali[11]

«Je ne voudrais pas, écrit-il à son fils Jean, recevoir dix mille florins, et me trouver devant notre Seigneur, dans le péril où sera Jérôme, encore moins dans celui d'Érasme.

»Si je reprends de la santé et de la force, je veux pleinement et librement confesser mon Dieu contre Érasme[r64]. Je ne veux pas vendre mon cher petit Jésus. J'avance tous les jours vers le tombeau; c'est pourquoi je veux auparavant confesser mon Dieu à pleine bouche et sans mettre une feuille devant.—Jusqu'ici j'ai hésité, je me disais: Si tu le tues, qu'arrivera-t-il? J'ai tué Münzer dont la mort me pèse sur le col. Mais je l'ai tué, parce qu'il voulait tuer mon Christ.»

Au jour de la Trinité, le docteur Martin Luther dit: «Je vous prie, vous tous, pour qui l'honneur de Christ et l'Évangile est une chose sérieuse, que vous veuillez être ennemis d'Érasme...»

Un jour le docteur Luther dit au docteur Jonas et au docteur Pomeranus, avec un grand et sérieux zèle de cœur: «Je vous recommande comme ma dernière volonté d'être terrible pour ce serpent... Dès que je reviendrai en santé, je veux avec l'aide de Dieu, écrire contre lui, et le tuer. Nous avons souffert qu'il se moquât de nous et nous prît à la gorge, mais aujourd'hui qu'il en veut faire autant au Christ, nous voulons nous mettre contre lui... Il est vrai qu'écraser Érasme, c'est écraser une punaise, mais mon Christ dont il se moque m'importe plus que le péril d'Érasme.

»Si je vis, je veux avec l'aide de Dieu, purger l'Église de son ordure. C'est lui qui a semé et fait naître Crotus, Egranus, Witzeln, Œcolampade, Campanus et d'autres visionnaires ou épicuriens. Je ne veux plus le reconnaître dans l'Église, qu'on le sache bien.»

Luther dit un jour en voyant le portrait d'Érasme: «Érasme, comme sa figure le montre, est un homme plein de ruse et de malice, qui s'est moqué de Dieu et de la religion. Il emploie de belles paroles: «le cher Seigneur Christ, la parole de salut, les saints sacremens,» mais il tient la vérité pour une très froide chose. S'il prêche, cela sonne faux, comme un vase fêlé. Il a attaqué la papauté, et maintenant il tire sa tête du lac.»

CHAPITRE V.
1526-1529.

Mariage de Luther[a77]. Pauvreté. Découragement. Abandon. Maladie. Croyance à la fin du monde.

L'âme la plus ferme aurait eu peine à résister à tant de secousses; celle de Luther faiblit visiblement après la crise de l'année 1525. Son rôle avait changé, et de la manière la plus triste. L'opposition d'Érasme signalait l'éloignement des gens de lettres qui, d'abord, avaient servi si puissamment la cause de Luther. Il avait laissé sans réponse sérieuse le livre De libero arbitrio. Le grand novateur, le chef du peuple contre Rome, s'était vu dépassé par le peuple, maudit du peuple, dans la guerre des paysans. Il ne faut pas s'étonner du découragement qui s'empara de lui à cette époque. Dans cet affaiblissement de l'esprit, la chair redevint forte; il se maria. Les deux ou trois ans qui suivent, sont une sorte d'éclipse pour Luther; nous le voyons généralement préoccupé de soins matériels, qui ne peuvent remplir le vide qu'il éprouve[a78]. Enfin il succombe; une grande crise physique marque la fin de cette période d'atonie[a79]. Il est réveillé de sa léthargie par le danger de l'Allemagne envahie par Soliman (1529), et menacée par Charles-Quint dans sa liberté et sa foi à la diète d'Augsbourg (1530).

«Puisque Dieu a créé la femme telle qu'elle doit nécessairement être auprès de l'homme, n'en demandons pas davantage, Dieu est de notre côté. Honorons donc le mariage comme chose honorable et divine[a80].

»Ce genre de vie est le premier qui ait plu à Dieu, c'est celui qu'il a perpétuellement maintenu, c'est le dernier qu'il glorifiera sur tout autre. Où étaient les royaumes et les empires, lorsque Adam et les patriarches vivaient dans le mariage?—De quel autre genre de vie dérive l'empire sur toutes choses? Quoique par la malice des hommes les magistrats aient été obligés de l'usurper en grande partie, et que le mariage soit devenu un empire de guerre, tandis que le mariage, dans sa pureté et sa simplicité, est l'empire de la paix.» (17 janvier 1525.)

«Tu m'écris, mon cher Spalatin, que tu veux abandonner la cour et ton office... Mon avis est que tu restes, à moins que tu ne partes pour te marier... Pour moi, je suis dans la main de Dieu, comme une créature dont il peut changer et rechanger le cœur, qu'il peut tuer ou vivifier, à tout instant et à toute heure. Cependant dans l'état où a toujours été et où est encore mon cœur, je ne prendrai point de femme, non que je ne sente ma chair et mon sexe, je ne suis ni de bois ni de pierre, mais mon esprit n'est pas tourné au mariage, lorsque j'attends chaque jour la mort et le supplice des hérétiques.» (30 novembre 1524.)

«Ne t'étonne pas que je ne me marie point, qui sic famosus sum amator. Il faut plutôt s'étonner que moi, qui écris tant sur le mariage, et qui suis sans cesse mêlé aux femmes, je ne sois pas devenu femme depuis long-temps, sans parler de ce que je n'en aie épousé aucune. Cependant, si tu veux te régler sur mon exemple, en voici un bien puissant. J'ai eu jusqu'à trois épouses en même temps, et je les ai aimées si fort que j'en ai perdu deux qui vont prendre d'autres époux. Pour la troisième, je la retiens à peine de la main gauche, et elle va s'échapper.» (16 avril 1525.)

A Amsdorf. «J'espère vivre encore quelque temps, et je n'ai point voulu refuser de donner à mon père l'espoir d'une postérité[a81]. Je veux d'ailleurs faire moi-même ce que j'ai enseigné, puisque tant d'autres se sont montrés pusillanimes pour pratiquer ce qui est si clairement dit dans l'Évangile. C'est la volonté de Dieu que je suis; je n'ai point pour ma femme un amour brûlant, désordonné, mais seulement de l'affection.» (21 juin 1525.)

Celle qu'il épousa était une jeune fille noble, échappée du couvent, âgée de vingt-quatre ans et remarquablement belle; elle se nommait Catherine de Bora; il paraît qu'elle avait aimé d'abord Jérôme Baumgartner, jeune savant de Nuremberg. Luther écrivait à celui-ci, le 12 octobre 1524: «Si tu veux obtenir ta Catherine de Bora, hâte-toi, avant qu'on ne la donne à un autre, qui l'a sous la main. Cependant elle n'a pas encore triomphé de son amour pour toi. Moi, je me réjouirais fort de vous voir unis.»

Il écrit à Stiefel, un an après le mariage (12 août 1526). «Catherine, ma chère côte, te salue; elle se porte fort bien, grâce à Dieu; douce pour moi, obéissante et facile en toutes choses, au-delà de mon espérance. Je ne voudrais pas changer ma pauvreté pour les richesses de Crésus.»

Luther, en effet, était très pauvre alors. Préoccupé des soins de son ménage et de la famille dont il devait bientôt se trouver chargé, il cherchait à se faire un métier; il travaillait de ses mains: «Si le monde ne veut plus nous nourrir pour la parole, apprenons à vivre de nos mains.» Il eût choisi sans doute, s'il avait pu choisir, quelqu'un de ces arts qu'il aimait, l'art d'Albert Durer et de son ami Lucas Cranach, ou la musique, qu'il appelait la première science après la théologie; mais il n'avait point de maître. Il se fit tourneur. «Puisque parmi nous autres barbares il n'y a point d'art ni d'esprit cultivé, moi et Wolfgang, mon serviteur, nous nous sommes mis à tourner.» Il chargea Wenceslas Link de lui acheter des instrumens à Nuremberg. Il se mit aussi à jardiner et à bâtir: «J'ai planté un jardin, écrit-il à Spalatin, j'ai construit une fontaine, et à l'un comme à l'autre j'ai assez bien réussi. Viens et tu seras couronné de lis et de roses.» (décembre 1525). Au mois d'avril 1527, un abbé de Nuremberg lui fit présent d'une horloge: «Il faut, lui répondit-il, que je me fasse disciple des mathématiciens pour comprendre tout ce mécanisme; car je n'ai jamais rien vu de pareil.» Et un mois après: «J'ai reçu les instrumens pour tourner, et le cadran avec le cylindre et l'horloge de bois. Mais tu as oublié de me dire combien il me restait à payer. J'ai pour le moment assez d'outils, à moins que tu n'en aies de nouvelle espèce qui puissent tourner d'eux-mêmes pendant que mon serviteur ronfle ou lève le nez en l'air. Je suis déjà maître passé en horlogerie. Cela m'est précieux pour marquer l'heure à mes ivrognes de Saxons, qui font plus attention à leurs verres qu'à l'heure, et ne s'inquiètent pas beaucoup si le soleil, l'horloge ou celui qui la règle, se trompent.» (19 mai 1527.) «Mes melons ainsi que mes courges et mes citrouilles croissent à vue d'œil. Tu vois que j'ai su bien faire venir les graines que vous m'avez envoyées.» (5 juillet).

Le jardinage n'était pas une grande ressource. Luther se trouvait dans une situation affligeante et bizarre. Cet homme qui régentait les rois, se voyait, pour les besoins de la subsistance journalière, dans la dépendance de l'Électeur. La nouvelle église ne s'était affranchie de la papauté qu'en s'assujétissant à l'autorité civile; elle se voyait, dès sa naissance, négligée, affamée par celle-ci.

En 1523, Luther avait écrit à Spalatin qu'il voulait résigner son revenu de couvent entre les mains de l'Électeur. «... Puisque nous ne lisons plus, ni ne braillons, ni ne messons, ni ne faisons aucune chose de ce qu'a institué la fondation, nous ne pouvons plus vivre de cet argent; on a droit de le réclamer.» (novembre 1523.)

«Staupitz ne paie encore rien de nos revenus... Tous les jours les dettes nous enveloppent davantage, et je ne sais s'il faut demander encore à l'Électeur, ou laisser aller les choses, et que ce qui périsse, périsse, jusqu'à ce qu'enfin la misère me force de quitter Wittemberg, et de faire satisfaction aux gens du pape et de l'Empereur[a82].» (novembre 1523.) «Sommes-nous ici pour payer à tout le monde, et que personne ne nous paie? Cela est vraiment étrange.» (1er février 1524.) «Je suis de jour en jour plus accablé de dettes. Il me faudra chercher l'aumône de quelque autre manière.» (24 avril 1524.) «Cette vie ne peut durer. Comment ces lenteurs du prince n'exciteraient-elles pas de justes soupçons! Pour moi, j'aurais depuis long-temps abandonné le couvent pour me loger ailleurs, en vivant de mon travail (quoiqu'ici je ne vive pas sans travail non plus), si je n'avais craint un scandale pour l'Évangile et même pour le prince.» (fin de décembre 1524.)

«Tu me demandes huit florins, mais où les prendrai-je? Comme tu le sais, il faut que je vive avec la plus stricte économie, et mon imprudence m'a fait contracter cette année une dette de plus de cent florins que je dois à l'un et à l'autre. J'ai été obligé de laisser trois gobelets pour gage de cinquante florins. Il est vrai que mon Seigneur, qui avait ainsi puni mon imprudence, m'a enfin libéré... Ajoute que Lucas et Christian ne veulent plus m'accepter pour répondant, ayant éprouvé que de cette manière ils perdent tout, ou épuisent jusqu'au fond de ma bourse.» (2 février 1527.)

«Dis à Nicolas Endrissus qu'il me demande quelques exemplaires de mes ouvrages. Quoique je sois très pauvre, cependant je me suis réservé certains droits avec mes imprimeurs; je ne leur demande rien pour tout mon travail, si ce n'est de pouvoir prendre parfois un exemplaire de mes livres[a83]. Ce n'est pas trop, je pense, puisque d'autres écrivains, même des traducteurs, reçoivent un ducat par cahier.» (5 juillet 1527.)

«Qu'est-il arrivé, mon cher Spalatin, pour que tu m'écrives avec tant de menaces et d'un ton si impérieux? Jonas n'a-t-il pas assez essuyé tes mépris et ceux de ton prince, pour que vous vous acharniez encore sur cet homme excellent? Je connais le caractère du prince, je sais comme il traite légèrement les hommes?... C'est donc ainsi que nous honorons l'Évangile, en refusant à ses ministres une petite prébende pour vivre... N'est-ce pas une iniquité et une odieuse perfidie que de lui ordonner de partir, et toutefois de faire en sorte qu'on n'ait pas l'air de lui en avoir donné l'ordre? Et vous croyez que le Christ ne s'aperçoit pas de cette ruse?... Je ne pense pas cependant que nous ayons été pour le prince une cause de dommage... Il en est venu dans sa bourse passablement des biens de ce monde, et il en vient chaque jour davantage.—Dieu saura bien nous repaître, si vous nous refusez l'aumône et quelque maudite monnaie.—... Cher Spalatin, traite-nous, je te prie, nous les pauvres et les exilés de Christ, avec plus de douceur, ou explique-toi nettement, afin que nous sachions où nous allons, que nous ne soyons plus forcés de nous perdre nous-mêmes en suivant un ordre à double sens, qui, tout en nous contraignant de partir, ne nous permet pas de nommer ceux qui nous y forcent.» (27 novembre 1524.)

«Nous avons reçu avec plaisir, mon cher Gérard Lampadarius, et la lettre et le drap, que tu nous as envoyés avec tant de candeur d'âme et de bienveillance de cœur... Nous nous servons constamment, et chaque nuit, de tes lampes, ma Catherine et moi, et nous nous plaignons ensemble de ne t'avoir pas fait de cadeau et de n'avoir rien à t'envoyer qui entretînt auprès de toi notre souvenir. J'ai grande honte de ne t'avoir pas même fait un présent de papier, lorsque cela m'était facile... Je ne laisserai pas de t'envoyer au moins quelque liasse de livres. Je t'aurais dès maintenant envoyé un Isaïe allemand qui vient de naître, mais on m'a arraché tous les exemplaires, et je n'en ai plus un seul.» (14 octobre 1528.)

A Martin Gorlitz, qui lui avait fait un présent de bière. «Ta Cérès de Torgau a été heureusement et glorieusement consommée. On l'avait réservée pour moi et pour les visiteurs, qui ne pouvaient se lasser de la vanter par-dessus tout ce qu'ils avaient jamais goûté. Et moi, en vrai rustre, je ne t'en ai pas remercié encore, toi et ton Émilia. Je suis un οἰκοδεσπότης si négligent de mes affaires, que j'avais oublié, et que j'ignorais entièrement, que je l'eusse dans ma cave; c'est mon serviteur qui me l'a rappelé. Salue pour moi tous nos frères, et surtout ton Émilia et son fils, la biche gracieuse et le jeune faon. Que le Seigneur te bénisse et te fasse multiplier à milliers, selon l'esprit comme selon la chair.» (15 janvier 1529.)

Luther écrit à Amsdorf qu'il va donner l'hospitalité à une nouvelle mariée. «Si ma Catherine accouchait en même temps, et que tout cela vînt à coïncider, tu en deviendrais plus pauvre. Ceins-toi donc, non pas du fer et du glaive, mais d'or et d'argent et d'un bon sac, à tout événement, car je ne te lâcherai pas sans un présent.» (29 mars 1529.)

A Jonas. «J'en étais à la dixième ligne de ta lettre quand on vint m'annoncer que ma Ketha m'avait donné une fille. Gloria et laus Patri in cœlis. Mon petit Jean est sauvé, la femme d'Augustin va bien; enfin Marguerite Mochinn a échappé à la mort contre toute attente. En compensation, nous avons perdu cinq porcs... Puisse la peste se contenter de cette contribution. Ego sum, qui sum hactenùs, scilicet ut apostolus, quasi mortuus, et ecce vivo.»

La peste régnait alors à Wittemberg. La femme de Luther était enceinte, son fils malade des dents; deux femmes, Hanna et Marguerite Mochinn, avaient été atteintes de la peste. Il écrit à Amsdorf: «Ma maison est devenue un hôpital.» (1er novembre 1527.)

«La femme de Georges, le chapelain, est morte d'une fausse couche et de la peste. Tout le monde était frappé de terreur. J'ai recueilli le curé avec sa famille.» (4 novembre 1527.) «Ton petit Jean ne te salue pas, parce qu'il est malade, mais il te demande tes prières. Voici douze jours qu'il n'a rien mangé. C'est une chose admirable combien cet enfant a la volonté d'être gai et alègre comme de coutume, mais l'excès de sa faiblesse ne le lui permet pas. On a ouvert hier l'apostème de Marguerite Mochinn; elle commence à se rétablir; je l'ai renfermée dans notre chambre d'hiver, et nous, nous nous tenons dans la grande salle de devant, Hänschen dans ma chambre à poêle, et la femme d'Augustin dans la sienne: nous commençons à espérer la fin de la peste. Adieu, embrasse ta fille et sa mère, et souvenez-vous de nous dans vos prières.» (10 novembre 1527.)

«Mon pauvre fils était mort, mais il est ressuscité; depuis douze jours il ne mangeait plus. Le Seigneur a augmenté ma famille d'une petite fille. Nous nous portons tous bien, à l'exception de Luther lui-même qui, sain de corps, isolé du monde entier, souffre à l'intérieur, des atteintes du diable et de tous ses anges. J'écris pour la seconde et la dernière fois contre les sacramentaires et leurs vaines paroles, etc.» (31 décembre 1527.)

«Ma petite fille Élisabeth est morte; je m'étonne comme elle m'a laissé le cœur malade, un cœur de femme, tant je suis ému. Je n'aurais jamais cru que l'âme d'un père fût si tendre pour son enfant.» (5 août 1528.) «Je pourrais t'apprendre ce que c'est qu'être père, præsertim sexûs, qui ultra filiorum casum etiam habet misericordiam valdè moventem.» (5 juin 1530.)

Vers la fin de l'année 1527, Luther lui-même fut plusieurs fois très malade de corps et d'esprit[r65]. Le 27 octobre il termine ainsi une lettre à Mélanchton. «Je n'ai pas encore lu le nouvel ouvrage d'Érasme, et que lirais-je, moi serviteur malade de Jésus-Christ, moi qui suis à peine vivant? que faire? qu'écrire? Dieu veut-il ainsi m'abîmer de tous les flots à la fois? Et ceux qui devraient avoir compassion de moi, viennent, après tant de souffrances, me donner le coup de grâce! Puisse Dieu les éclairer et les convertir! Amen.»

Deux amis intimes de Luther, les docteurs Jean Bugenhagen et Jonas nous ont laissé la note suivante sur une défaillance qui surprit Luther, vers la fin de 1527. «Le samedi de la visitation de Notre-Dame (1527), dans l'après-midi, le docteur Luther se plaignait de douleurs de tête et de bourdonnemens d'oreilles d'une violence inexprimable. Il croyait y succomber. Dans la matinée il fit appeler le docteur Bugenhagen pour se confesser à lui. Il lui parla avec effroi des tentations qu'il venait d'éprouver, le supplia de le soutenir, de prier Dieu pour lui, et il termina en disant: «Parce que j'ai quelquefois l'air gai et joyeux, beaucoup de gens se figurent que je ne marche que sur des roses; Dieu sait ce qu'il en est dans mon cœur. Je me suis souvent proposé, dans l'intérêt du monde, de prendre un extérieur plus austère et plus saint (je ne sais trop comment dire), mais Dieu ne m'a pas donné de faire comme je voulais.»

»L'après-midi du même jour, il tomba sans connaissance, devint froid, et ne donna plus signe de vie. Quand il fut rappelé à lui-même, par les secours qu'on lui prodiguait, il se mit à prier avec grande ferveur: «Tu sais, ô mon Dieu, disait-il, que j'eusse volontiers versé mon sang pour ta parole, mais tu as voulu qu'il en fût autrement. Que ta volonté soit faite! Sans doute je n'en étais pas digne. La mort serait mon bonheur; cependant, ô mon Dieu, si tu le voulais, je vivrais volontiers encore pour répandre ta sainte parole et consoler ceux des tiens qui faiblissent. Si mon heure est venue, néanmoins, que ta volonté soit faite! Tu es le maître de la vie et de la mort.

»O mon Seigneur Jésus-Christ, je te remercie de m'avoir fait la grâce de connaître ton saint nom. Tu sais que je crois en toi, au Père et au Saint-Esprit; tu es mon divin médiateur et sauveur... Tu sais, ô mon Seigneur, que Satan m'a dressé maints piéges, pour tuer mon corps par les tyrans et mon âme par ses flèches ardentes, par ses tentations infernales. Jusqu'ici tu m'as protégé miraculeusement contre toutes ses fureurs. Protége-moi encore, ô mon Seigneur fidèle, si telle est ta volonté.»

»Ensuite il se tourna vers nous deux (Bugenhagen et Jonas), et nous dit: «Le monde aime le mensonge, et il y en aura beaucoup qui diront que je me suis rétracté avant de mourir. Je vous demande donc instamment de recevoir ma profession de foi: je déclare, en conscience, avoir enseigné la vraie parole de Dieu, comme le Seigneur me l'a imposé et m'y a contraint. Oui, je le déclare, ce que j'ai prêché sur la foi, la charité, la croix, le saint sacrement, et autres articles de la doctrine chrétienne, est juste, bon et salutaire.

»Beaucoup m'accusent d'avoir été trop violent et trop dur. Je l'avoue, j'ai quelquefois été violent et dur envers mes ennemis. Cependant je n'ai jamais recherché le préjudice de qui que ce soit, bien moins encore la perdition d'aucune âme. Je m'étais proposé d'écrire sur le baptême et contre Zwingli, mais, à ce qu'il semble, Dieu en a décidé autrement.»

»Ensuite il parla des sectes qui viendront pervertir la parole de Dieu et qui n'épargneront pas, disait-il, le troupeau que le Seigneur a racheté de son sang. Il pleurait en parlant ainsi. «Jusqu'ici, disait-il encore, Dieu m'a permis de lutter avec vous contre ces esprits de désordre, et je le ferais volontiers encore; mais seuls, vous serez trop faibles contre eux tous. Jésus-Christ me rassure pourtant; car il est plus fort que Satan et toutes ses armes: il est le Seigneur de Satan.»

»Quelque temps après, quand on l'eut un peu réchauffé par des frictions et l'application de coussins bien chauds, il demanda à sa femme: «Où donc est mon petit cœur, mon bien-aimé petit Jean?» Quand l'enfant fut apporté, il sourit à son père qui se mit à dire les larmes aux yeux: «O cher pauvre petit enfant, je te recommande bien à Dieu, toi et ta bonne mère, ma chère Catherine. Vous n'avez rien. Mais Dieu aura soin de vous. Il est le père des orphelins et des veuves. Conserve-les, ô mon Dieu, instruis-les, comme tu m'as conservé et instruit jusqu'à ce jour.» Ensuite il dit quelques mots à sa femme au sujet de quelques gobelets d'argent. Tu sais, ajouta-t-il, que nous n'avons rien que cela.»

»Un sommeil profond lui rendit des forces, et le lendemain il se trouva beaucoup mieux. Il dit alors au docteur Jonas: «Je n'oublierai jamais la journée d'hier. Le Seigneur conduit l'homme dans l'enfer et l'en retire. La tempête qui fondit hier matin sur mon âme, a été bien plus terrible que celle que mon corps a essuyée vers le soir. Dieu tue et vivifie. Il est le maître de la vie et de la mort.»

»—Pendant près de trois mois, j'ai langui non de corps mais d'esprit; au point que c'est à peine si j'ai pu écrire quelques lignes. Ce sont là les persécutions de Satan.» (8 octobre 1527.)

«Je voudrais répondre aux sacramentaires; mais si mon âme ne se fortifie, je ne suis capable de rien.» (1er novembre 1527.) «Je n'ai pas encore lu Érasme ni les sacramentaires, si ce n'est environ trois cahiers de Zwingli. C'est bien fait à eux de me fouler aux pieds misérablement, afin que je puisse dire avec Jésus-Christ: Il a persécuté le faible, le pauvre, celui dont la mortification avait brisé le cœur.» Seul je porte le poids de la colère de Dieu, parce que j'ai péché envers lui; le pape et César, les princes, les évêques, le monde entier me hait et m'assaille: mais ce n'est pas assez encore, si mes frères mêmes ne viennent me tourmenter; mes péchés, la mort, Satan et ses anges, sévissent sans interruption contre moi. Et qu'est-ce qui me garderait, qui me consolerait, si Christ lui-même m'abandonnait, lui pour qui j'ai encouru leur haine? Mais il n'abandonnera pas, à la fin dernière, le malheureux pécheur, car je pense bien que je serai le dernier de tous les hommes. Oh! plaise, plaise au ciel, qu'Érasme et les sacramentaires éprouvent, un quart-d'heure seulement, les misères de mon cœur!» (10 novembre 1527.)

«Satan me fait endurer de merveilleuses tentations, mais les prières des saints ne m'abandonnent pas, quoique les blessures de mon cœur ne soient pas faciles à guérir. Ma consolation, c'est qu'il en est bien d'autres qui ont à livrer les mêmes combats. Sans doute il n'y a point de maux que mes péchés n'aient mérités. Mais ma vie, ma force, c'est que j'ai la conscience d'avoir enseigné pour le salut de beaucoup la vraie et pure parole du Christ; c'est là ce qui brûle Satan; il voudrait me voir, moi avec le Verbe, noyé et perdu. Aussi je n'ai rien à souffrir des tyrans de ce monde, tandis que d'autres sont tués, brûlés, et meurent pour le Christ; mais je n'en ai que plus à souffrir spirituellement du prince de ce monde.» (21 août 1527.)

«Quand je veux travailler, ma tête est comme remplie de tintemens, de tonnerres, et si je ne cessais à l'instant, je tomberais en syncope. Voici le troisième jour que je n'ai pu même regarder une lettre. Ma tête devient un petit chapitre, que cela continue, et elle ne sera bientôt plus qu'un paragraphe, qu'une phrase (caput meum factum est capitulum, perget vero fietque paragraphus, tandem periodus)... Le jour où tes lettres m'arrivèrent de Nuremberg, j'eus une visite de Satan; j'étais seul; Vitus et Cyriacus étaient éloignés. Cette fois il fut le plus fort, me chassa de mon lit, me força d'aller chercher des visages d'hommes.» (12 mai 1530.)

«Quoique bien portant, je suis toujours malade des persécutions de Satan; cela m'empêche d'écrire et de rien faire.—Le dernier jour, je le crois bien, n'est pas loin de nous. Adieu, ne cesse de prier pour le pauvre Luther.» (28 février 1529.)—«On peut éteindre les tentations de la chair, mais qu'il est difficile de lutter contre la tentation du blasphème et du désespoir! Nous ne comprenons point le péché, ni ne savons où est le remède.»—Après une semaine de souffrances continuelles, il écrivait: «Ayant perdu presque mon Christ, j'étais battu des flots et des tempêtes du désespoir et du blasphème.» (2 août 1527.)

Au milieu de ces troubles intérieurs, Luther, loin d'être soutenu et consolé par ses amis, les voyait les uns tièdes et timidement sceptiques; les autres, lancés dans la route du mysticisme que lui-même leur avait ouverte, et s'éloignant de lui chaque jour. Le premier qui se déclara fut Agricola, le chef des Antinomiens (ennemis de la Loi). Nous verrons au dernier livre combien cette polémique, contre un ami si cher, troubla Luther dans ses derniers jours.

«Quelqu'un m'a fait un conte à ton sujet, mon cher Agricola, et il a insisté, jusqu'à ce que je lui eusse promis de t'en écrire et de m'en assurer. Ce conte, c'est que tu commencerais à mettre en avant que l'on peut avoir la foi sans les œuvres, et que tu défendrais cette nouveauté envers et contre tous, à grand renfort de mots grecs et d'artifices de rhétorique... Je t'avertis de te défier des piéges de Satan... A quoi me suis-je jamais moins attendu qu'à la chute d'Œcolampade et de Regius? Et que n'ai-je pas à craindre maintenant pour ces hommes qui ont été mes intimes? Il n'est pas étonnant que je tremble aussi pour toi que, pour rien au monde, je ne voudrais voir séparé d'opinion.» (11 septembre 1528.)

«Pourquoi m'irriterais-je contre les papistes? Tout ce qu'ils me font est de bonne guerre. Nous sommes ennemis déclarés[r66][a84]. Mais ceux qui me font le plus de mal, ce sont mes plus chers enfans. Fraterculi mei, aurei amiculi mei, eux qui, si Luther n'avait point écrit, ne sauraient rien de Christ et de l'Évangile, et n'auraient pas secoué la tyrannie papale; du moins, s'ils en eussent eu le pouvoir, le courage leur aurait manqué. Je croyais avoir jusqu'à présent souffert et épuisé toutes les adversités, mais mon Absalon, l'enfant de mon cœur, n'avait pas encore délaissé son père; il n'avait point versé l'ignominie sur David. Mon Judas, la terreur des disciples de Christ, le traître qui livra son maître, ne m'avait point encore vendu, et voici maintenant que tout cela a été fait.

»—Il y a maintenant contre nous une persécution clandestine, mais bien dangereuse[a85]. Notre ministère est méprisé. Nous-mêmes nous sommes haïs, persécutés, on nous laisse périr de faim[a86]. Voilà quel est aujourd'hui le sort de la parole de Dieu; lorsqu'elle vient à ceux qui en ont besoin, ils ne veulent pas la recevoir... Christ n'aurait point été crucifié s'il était sorti de Jérusalem. Mais le prophète ne veut point mourir hors de Jérusalem, et cependant ce n'est que dans sa patrie que le prophète est sans honneur. C'est ainsi qu'il en est de nous... Il arrivera bientôt que tous les grands de ce duché l'auront rendu vide de ministres de la parole; ceux-ci seront chassés par la faim, pour ne rien dire des autres injures.» (18 octobre 1531.)

«Il n'y a rien de très certain sur les apparitions dont on fait tant de bruit en Bohême; beaucoup nient le fait[a87]. Quant au gouffre qui s'est formé ici, sous mes propres yeux, le dimanche après l'Épiphanie, à huit heures du soir, c'est une chose certaine, et qui s'est vue en plusieurs endroits jusqu'à la mer. De plus, en décembre, on a vu le ciel en feu au-dessus de l'église de Breslaw, à ce que m'écrit le docteur Hess; un autre jour, ajoute-t-il, on a vu deux charpentes embrasées, et, au milieu, une tourelle de feu. C'est le dernier jour, si je ne me trompe, qu'annoncent ces signes. L'Empire tombe, les rois tombent, les prêtres tombent, et le monde entier chancelle, comme une grande maison qui va crouler, annonce sa ruine par de petites lézardes. Cela ne tardera point à moins que le Turc, ainsi qu'Ézéchiel le prophétise de Gog et de Magog, ne se perde dans sa victoire et son orgueil, avec le pape son allié.» (7 mars 1529.)

«Grâce et paix en notre Seigneur Jésus-Christ[r67]. Le monde court à sa fin, et il me vient souvent cette pensée que le jour du Jugement pourrait bien arriver avant que nous eussions achevé notre traduction de la sainte Écriture. Toutes les choses temporelles qui y sont prédites se trouvent accomplies. L'Empire romain penche vers sa ruine, le Turc est arrivé au comble de sa puissance, la splendeur papale s'éclipse, le monde craque en tous les coins comme s'il allait crouler. L'Empire, si l'on veut, s'est relevé un peu sous notre empereur Charles, mais c'est peut-être pour la dernière fois; ne serait-ce pas comme la lumière qui, au moment de s'éteindre pour toujours, jette une vive et dernière flamme?...»

«Le Turc va fondre sur nous; ce sera, je le crois bien, le réformateur envoyé par la colère de Dieu.» (15 mars.)

«J'ai chez moi un homme arrivé à Venise, qui affirme que le fils du doge est à la cour du Turc: ainsi nous combattons jusqu'à présent contre celui-ci, en attendant que le pape, les Vénitiens, les Français, se soient ouvertement et impudemment faits Turcs. Le même homme rapporte encore qu'il y avait dans l'armée du Français, à Pavie, huit cents Turcs, dont trois cents sont retournés sains et saufs dans leur pays, par ennui de la guerre. Comme tu ne m'écris pas ces monstruosités, j'ai pensé que tu les ignorais; pour moi elles m'ont été racontées et par écrit et de vive voix, avec des détails qui ne me permettent pas d'en douter. L'heure de minuit approche où l'on entendra ce cri: L'époux arrive, sortez au-devant de lui.» (6 mai 1529.)

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