Mémoires de Luther écrits par lui-même, Tome II
The Project Gutenberg eBook of Mémoires de Luther écrits par lui-même, Tome II
Title: Mémoires de Luther écrits par lui-même, Tome II
Author: Jules Michelet
Martin Luther
Release date: January 7, 2014 [eBook #44617]
Most recently updated: October 23, 2024
Language: French
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MÉMOIRES
DE LUTHER
IMPRIMERIE DE DUCESSOIS,
Quai des Augustins, 55.
MÉMOIRES
DE LUTHER
ÉCRITS PAR LUI-MÊME,
TRADUITS ET MIS EN ORDRE
PAR M. MICHELET,
PROFESSEUR A L'ÉCOLE NORMALE, CHEF DE LA SECTION HISTORIQUE
AUX ARCHIVES DU ROYAUME,
suivis d'un
Essai sur l'Histoire de la Religion,
ET DES BIOGRAPHIES
DE WICLEFF, JEAN HUSS, ÉRASME, MÉLANCHTON, HUTTEN,
ET AUTRES
PRÉDÉCESSEURS ET CONTEMPORAINS
DE LUTHER.
TOME DEUXIÈME.
PARIS.
CHEZ L. HACHETTE,
Libraire de l'Université de France,
RUE PIERRE-SARRAZIN, 12.
1837
MÉMOIRES
DE LUTHER
LIVRE III.
1529-1546.
CHAPITRE PREMIER.
1529-1532.
Les Turcs. Danger de l'Allemagne.—Augsbourg, Smalkalde. Danger du protestantisme.
Luther fut tiré de son abattement et ramené à la vie active par les dangers qui menaçaient la Réforme et l'Allemagne. Lorsque ce fléau de Dieu, qu'il attendait avec résignation comme le signe du Jugement, fondit en effet sur l'Allemagne, lorsque les Turcs[a1] vinrent camper devant Vienne, Luther se ravisa, appela le peuple aux armes, et fit un livre contre les Turcs, qu'il dédia au landgrave de Hesse. Le 9 octobre 1528 il écrivit à ce prince, pour lui exposer les motifs qui l'avaient décidé à composer ce livre. «Je ne puis me taire, dit-il; il est malheureusement parmi nous des prédicateurs qui font croire au peuple qu'on ne doit point s'occuper de la guerre des Turcs; il y en a même d'assez extravagans pour prétendre, qu'en toutes circonstances, il est défendu aux chrétiens d'avoir recours aux armes temporelles. D'autres encore, qui regardant le peuple allemand comme un peuple de brutes incorrigibles, vont jusqu'à désirer qu'il tombe au pouvoir des Turcs. Ces folies, ces horribles malices, sont imputées à Luther et à l'Évangile, comme, il y a trois ans, la révolte des paysans, et en général tout le mal qui arrive dans le monde. Il est donc urgent que j'écrive à ce sujet, tant pour confondre les calomniateurs, que pour éclairer les consciences innocentes sur ce qu'il faut faire contre le Turc...»
«Nous avons appris hier que le Turc est parti de Vienne pour la Hongrie, par un grand miracle de Dieu. Car après avoir livré inutilement le vingtième assaut, il a ouvert la brèche par une mine en trois endroits. Mais rien n'a pu ramener son armée à l'attaque, Dieu l'avait frappée de terreur; ils aimaient mieux se laisser égorger par leurs chefs que de tenter ce dernier assaut. On croit qu'il s'est retiré ainsi de peur des bombardes et de notre future armée; d'autres en jugent autrement. Dieu a manifestement combattu pour nous cette année. Le Turc a perdu vingt-six mille hommes, et il a péri trois mille des nôtres dans les sorties. J'ai voulu te communiquer ces nouvelles, afin que nous rendions grâces et que nous priions ensemble. Car le Turc, devenu notre voisin, ne nous laissera pas éternellement la paix.» (27 octobre 1529.)
L'Allemagne était sauvée, mais le protestantisme allemand n'en était que plus en péril. L'irritation des deux partis avait été portée au comble par un événement antérieur à l'invasion de Soliman. Si l'on en croit le biographe catholique de Luther, Cochlæus, que nous avons déjà cité, le chancelier du duc George, Otto Pack, supposa une ligue des princes catholiques contre l'électeur de Saxe et le landgrave de Hesse[r1]; il apposa à ce prétendu projet le sceau du duc George, puis livra ces fausses lettres au Landgrave qui, se croyant menacé, leva une armée et s'unit étroitement à l'Électeur[a2].
Les catholiques et surtout le duc George[a3] se défendirent vivement d'avoir jamais songé à menacer l'indépendance religieuse des princes luthériens; ils rejetèrent tout sur le chancelier qui n'avait fait peut-être que divulguer les secrets desseins de son maître. «Le docteur Pack[a4], captif volontaire du Landgrave, à ce que je pense, est jusqu'à présent accusé d'avoir formé cette alliance des princes. Il prétend se tirer d'affaire à son honneur, et fasse Dieu que cette trame retombe sur la tête du rustre qui en est, je crois, l'auteur, sur celle de notre grand adversaire, tu sais de qui je parle (le duc George de Saxe).» (14 juillet 1528.)
«Cette ligue des princes impies, qu'ils nient cependant, tu vois quels troubles elle a excités; pour moi, je prends la froide excuse du duc George pour un aveu[r2]. Dieu confondra ce fou enragé, ce Moab qui dresse sa superbe au-dessus de ses forces. Nous prierons contre ces homicides; assez d'indulgence. S'ils ourdissent encore quelque projet, nous invoquerons Dieu, puis nous appellerons les princes pour qu'ils soient perdus sans miséricorde.»
Bien que tous les princes eussent déclaré ces lettres fausses, les évêques de Mayence, Bamberg, etc., furent tenus de payer cent mille écus d'or, comme indemnité des armemens qu'avaient faits les princes luthériens. Ceux-ci ne demandaient pas mieux que de commencer la guerre. Ils se comptaient et sentaient leurs forces. Le grand-maître de l'ordre Teutonique avait sécularisé la Prusse[a5], les ducs de Mecklembourg et de Brunswick, encouragés par ce grand événement, avaient appelé des prédicateurs luthériens (1525). La Réforme dominait dans le nord de l'Allemagne. En Suisse et sur le Rhin, les Zwingliens, chaque jour plus nombreux, cherchaient à se rapprocher de Luther. Enfin au sud et à l'est, les Turcs, maîtres de Bude et de la Hongrie, menaçaient toujours l'Autriche et tenaient en échec l'Empereur. A son défaut le duc George de Saxe, et les puissans évêques du nord, s'étaient constitués les adversaires de la Réforme. Une violente polémique s'était engagée depuis long-temps entre ce prince et Luther. Le duc écrivait à celui-ci[r3]: «Tu crains que nous n'ayons commerce avec les hypocrites, la présente te fera voir ce qui en est. Si nous dissimulons dans cette lettre, tu pourras dire de nous tout ce que tu voudras; sinon, il faudra chercher les hypocrites là où l'on t'appelle un prophète, un Daniel, l'apôtre de l'Allemagne, l'évangéliste... Tu t'imagines peut-être que tu es envoyé de Dieu vers nous, comme ces prophètes à qui Dieu donna mission de convertir les princes et les puissans. Moïse fut envoyé à Pharaon, Samuel à Saül, Nathan à David, Isaïe à Ezéchias, saint Jean-Baptiste à Hérode, nous le savons. Mais parmi tous ces prophètes nous ne trouvons pas un seul apostat. Ils ont tous été gens constans dans leur doctrine, hommes sincères et pieux, sans orgueil, sans avarice, amis de la chasteté...
»Nous ne faisons pas non plus grand cas de tes prières ni de celles des tiens; nous savons que Dieu hait l'assemblée de tes apostats... Dieu a puni par nous Münzer de sa perversité; il pourra bien en faire autant de Luther, et nous ne refuserons pas d'être encore en ceci, son indigne instrument...
»Non, reviens plutôt, Luther, ne te laisse pas mener plus long-temps par l'esprit qui séduisit l'apostat Sergius: l'Église chrétienne ne ferme pas son sein au pécheur repentant... Si c'est l'orgueil qui t'a perdu, regarde ce fier manichéen, saint Augustin, ton maître, dont tu as juré d'observer la règle: reviens comme lui, reviens à ta fidélité et à tes sermens, sois comme lui une lumière de la Chrétienté... Voilà les conseils que nous avons à te donner pour le nouvel an. Si tu t'y conformes, tu en seras éternellement récompensé de Dieu et nous ferons tout ce qui est en notre pouvoir pour obtenir ta grâce de l'Empereur.» (28 décembre 1525.)
Mémoire de Luther contre le duc George[a6] qui avait intercepté une de ses lettres, 1529[r4]... «Quant aux belles dénominations que le duc George me donne, misérable, scélérat, parjure et sans honneur, je n'ai qu'à l'en remercier; ce sont là les émeraudes, les rubis et les diamans dont les princes doivent m'orner en retour de l'honneur et de la puissance que l'autorité temporelle tire de la restauration de l'Évangile...»
«... Ne dirait-on pas que le duc George ne connaît pas de supérieur? Moi, hobereau des hobereaux, dit-il, je suis seul maître et prince, je suis au-dessus de tous les princes de l'Allemagne, au-dessus de l'Empire, de ses lois et de ses usages. C'est moi que l'on doit craindre, à moi seul que l'on doit obéir; ma volonté doit faire loi en dépit de quiconque pensera et parlera autrement.—Amis, où s'arrêtera la superbe de ce Moab[a7]? Il ne lui reste plus qu'à escalader le ciel, à espionner, punir les lettres et les pensées jusque dans le sanctuaire de Dieu même. Voilà notre petit prince, et avec cela il veut être glorifié, respecté, adoré! à la bonne heure, grand merci!»
En 1529, l'année même du traité de Cambrai et du siége de Vienne par Soliman, l'Empereur avait convoqué une diète à Spire[a8]. (15 mars.) On y décida que les états de l'Empire devaient continuer d'obéir au décret lancé contre Luther en 1524, et que toute innovation demeurerait interdite jusqu'à la convocation d'un concile général. C'est alors que le parti de la Réforme éclata[a9]. L'électeur de Saxe, le margrave de Brandebourg, le landgrave de Hesse, les ducs de Lunebourg, le prince d'Anhalt, et avec eux les députés de quatorze villes impériales, firent contre le décret de la diète une protestation solennelle, le déclarant injuste et impie. Ils en gardèrent le nom de protestans.
Le landgrave de Hesse sentait la nécessité de réunir toutes les sectes dissidentes pour en former un parti redoutable aux catholiques de l'Allemagne; il essaya de réconcilier Luther avec les sacramentaires[a10]. Luther prévoyait bien l'inutilité de cette tentative.
«Le landgrave de Hesse nous a convoqués à Marbourg pour la Saint-Michel, afin de tenter un accord entre nous et les sacramentaires... Je n'en attendais rien de bon; tout est plein d'embûches, je le vois bien. Je crains que la victoire ne leur reste, comme au siècle d'Arius. On a toujours vu de pareilles assemblées être plus nuisibles qu'utiles... Ce jeune homme de Hesse est inquiet et plein de pensées qui fermentent. Le Seigneur nous a sauvés, dans ces deux dernières années, de deux grands incendies qui auraient embrasé toute l'Allemagne.» (2 août 1529.)
«Nous avons reçu du landgrave une magnifique et splendide hospitalité. Il y avait là Œcolampade, Zwingli, Bucer, etc. Tous demandaient la paix avec une humilité extraordinaire. La conférence a duré deux jours; j'ai répondu à Œcolampade et à Zwingli en leur opposant ce passage: Hoc est corpus meum; j'ai réfuté toutes leurs objections. En somme, ce sont des gens ignorans et incapables de soutenir une discussion.» (12 octobre 1529.)
«Je me réjouis, mon cher Amsdorf, de te voir te réjouir de notre synode de Marbourg; la chose est petite en apparence, mais au fond très importante. Les prières des gens pieux ont fait que nous les voyons confondus, morfondus, humiliés.»
«Toute l'argumentation de Zwingli se réduisait à ceci: que le corps ne peut être sans lieu ni dimension. Œcolampade soutenait que les Pères appelaient le pain un signe, que ce n'était donc pas le corps même... Ils nous suppliaient de leur donner le nom de frères. Zwingli le demandait au Landgrave en pleurant. Il n'y a aucun lieu sur la terre, disait-il, où j'aimerais mieux passer ma vie qu'à Wittemberg... Nous ne leur avons pas accordé ce nom de frères, mais seulement ce que la charité nous oblige à donner même à nos ennemis... Ils se sont en tout point conduits avec une incroyable humilité et douceur. C'était, comme il est visible aujourd'hui, pour nous amener à une feinte concorde, pour nous faire les partisans, les patrons de leurs erreurs... O rusé Satan! mais Christ qui nous a sauvés est plus habile que toi. Je ne m'étonne plus maintenant de leurs impudens mensonges. Je vois qu'ils ne peuvent faire autrement, et je me glorifie de leur chute.» (1er juin 1530.)
Cette guerre théologique de l'Allemagne remplit les intermèdes de la grande guerre européenne que Charles-Quint soutenait contre François Ier et contre les Turcs. Mais dans les crises les plus violentes de celle-ci, l'autre se ralentit à peine. C'est un imposant spectacle que celui de l'Allemagne absorbée dans la pensée religieuse, et près d'oublier la ruine prochaine dont semblaient la menacer les plus formidables ennemis. Pendant que les Turcs franchissaient toutes les anciennes barrières et que Soliman répandait ses Tartares au-delà de Vienne, l'Allemagne disputait sur la transsubstantiation et sur le libre arbitre. Ses guerriers les plus illustres siégeaient dans les diètes et interrogeaient les docteurs. Tel était le flegme intrépide de cette grande nation, telle sa confiance dans sa force et dans sa masse.
La guerre des Turcs et celle des Français, la prise de Rome et la défense de Vienne, occupaient tellement Charles-Quint et Ferdinand, que les protestans avaient obtenu la tolérance jusqu'au prochain concile. Mais en 1530, Charles-Quint, voyant la France abattue, l'Italie asservie, Soliman repoussé, entreprit de juger le grand procès de la Réforme. Les deux partis comparurent à Augsbourg. Les sectateurs de Luther, désignés par le nom général de protestans, voulurent se distinguer de tous les autres ennemis de Rome, dont les excès auraient calomnié leur cause, des zwingliens républicains de la Suisse, odieux aux princes et à la noblesse, des anabaptistes surtout, proscrits comme ennemis de l'ordre et de la société. Luther, sur qui pesait encore la sentence prononcée à Worms, qui le déclarait hérétique, ne put s'y rendre; il fut remplacé par le savant et pacifique Mélanchton, esprit doux et timide comme Érasme, dont il restait l'ami malgré Luther.
L'Électeur amena du moins celui-ci le plus près possible d'Augsbourg, dans la forteresse de Cobourg.[a11][a12] De là Luther pouvait entretenir avec les ministres protestans, une active et facile correspondance. Le 22 avril il écrit à Mélanchton: «Je suis enfin arrivé à mon Sinaï, cher Philippe, mais de ce Sinaï je ferai une Sion, et j'y élèverai trois tabernacles, l'un au psalmiste, l'autre aux prophètes, l'autre enfin à Ésope (dont il traduisait alors les fables). Rien ne manque pour que ma solitude soit complète. J'ai une vaste maison, qui domine le château, et les clés de toutes les chambres. A peine y a-t-il trente personnes dans toute la forteresse, encore douze sont des veilleurs de nuit, et deux autres des sentinelles toujours postées sur les tours.» (22 avril.)
A Spalatin (9 mai): «Vous allez à Augsbourg, sans avoir pris les auspices, et ne sachant quand ils vous permettront de commencer. Moi, je suis déjà au milieu des comices, en présence de magnanimes souverains, devant des rois, des ducs, des grands, des nobles, qui confèrent avec gravité sur les affaires de l'état, et d'une voix infatigable remplissent l'air de leurs décrets et de leurs prédications. Ils ne siégent point enfermés dans ces antres et ces royales cavernes que vous appelez des palais, mais sous le soleil; ils ont le ciel pour tente, pour tapis riche et varié, la verdure des arbres sous lesquels ils sont en liberté, pour enceinte, la terre jusqu'à ses dernières limites. Ce luxe stupide de l'or et de la soie leur fait horreur; tous, ils ont mêmes couleurs, même visage. Ils sont tous également noirs, tous font la même musique, et dans ce chant sur une seule note, l'on n'entend que l'agréable dissonnance de la voix des jeunes se mêlant à celle des vieux. Nulle part je n'ai vu ni entendu parler de leur Empereur; ils méprisent souverainement ce quadrupède qui sert à nos chevaliers; ils ont quelque chose de meilleur, avec quoi ils peuvent se moquer de la furie des canons. Autant que j'ai pu comprendre leurs décrets, grâce à un interprète, ils ont décidé, à l'unanimité, de faire la guerre, pendant toute cette année, à l'orge, au blé et à la farine, enfin à ce qu'il y a de mieux parmi les fruits et les graines. Et il est à craindre qu'ils ne soient presque partout vainqueurs, car c'est une race de guerriers adroits et rusés, également habiles à butiner par force ou surprise. Moi, oisif spectateur, j'ai assisté avec grande satisfaction à leurs comices. L'espoir où je suis des victoires que leur courage leur donnera sur le blé et l'orge, ou sur tout autre ennemi, m'a rendu le fidèle et sincère ami de ces patres patriæ, de ces sauveurs de la république. Et si par des vœux je puis les servir, je demande au ciel que délivrés de l'odieux nom de corbeaux, etc. Tout cela n'est qu'une plaisanterie, mais une plaisanterie sérieuse et nécessaire pour repousser les pensées qui m'accablent, si toutefois elle les repousse.» (9 mai.)
«Les nobles seigneurs qui forment nos comices courent ou plutôt naviguent à travers les airs[a13]. Le matin, de bonne heure, ils s'en vont en guerre, armés de leurs becs invincibles, et tandis qu'ils pillent, ravagent et dévorent, je suis délivré pour quelque temps de leurs éternels chants de victoire. Le soir, ils reviennent triomphans; la fatigue ferme leurs yeux, mais leur sommeil est doux et léger comme celui d'un vainqueur. Il y a quelques jours j'ai pénétré dans leur palais pour voir la pompe de leur empire. Les malheureux eurent grand'peur; ils s'imaginaient que je venais détruire leur industrie. Ce fut un bruit, une frayeur, des visages consternés!!! Quand je vis que moi seul je faisais trembler tant d'Achilles et d'Hectors, je battis des mains, je jetai mon chapeau en l'air, pensant que j'étais bien assez vengé si je pouvais me moquer d'eux. Tout ceci n'est point un simple jeu, c'est une allégorie, un présage de ce qui arrivera. Ainsi devant la parole de Dieu l'on verra trembler toutes ces harpies qui sont maintenant à Augsbourg, criant et romanisant.» (19 juin.)
Mélanchton transformé à Augsbourg en chef de parti, ayant à batailler chaque jour avec les légats, les princes, l'Empereur, se trouvait fort mal de cette vie active qu'on lui avait imposée. Plusieurs fois il fit part de ses peines à Luther, qui, pour toute consolation, le tançait rudement[a14]:
«Vous me parlez de vos travaux, de vos périls, de vos larmes, et moi, suis-je donc assis sur des roses? est-ce que je ne porte pas une part de votre fardeau? Ah! plût au ciel que ma cause fût telle qu'elle permît les larmes!» (29 juin 1530.)
«Dieu récompense selon ses œuvres le tyran de Salzbourg qui te fait tant de mal! Il méritait de toi une autre réponse, telle que je la lui aurais faite peut-être, telle qu'il n'en a jamais entendu de semblable. Il faudra qu'ils entendent, je le crains, cette parole de Jules César: Ils l'ont voulu...
»Tout ce que j'écris est inutile, parce que tu veux, selon ta philosophie, gouverner toutes ces choses avec ta raison, c'est-à-dire déraisonner avec la raison. Va, continue de te tuer à cette chose, sans voir que ta main ni ton esprit ne peuvent la saisir, qu'elle ne veut pas de tes soins.» (30 juin 1530.)
«Dieu a mis cette cause dans un certain lieu que ne connaissait point ta rhétorique ni ta philosophie. Ce lieu, on l'appelle la foi; là toutes choses sont inaccessibles à la vue; quiconque veut les rendre visibles, apparentes et compréhensibles, celui-là ne gagne pour prix de son travail que des peines et des larmes, comme tu en as gagné. Dieu a dit qu'il habitait dans les nues, qu'il était assis dans les ténèbres. Si Moïse avait cherché un moyen d'éviter l'armée de Pharaon, Israël serait peut-être encore en Égypte... Si nous n'avons pas la foi, pourquoi ne pas chercher consolation dans la foi d'autrui; car il y en a nécessairement qui croient, si nous ne croyons pas? Ou bien, faut-il dire que le Christ nous a abandonnés, avant la consommation des siècles? S'il n'est pas avec nous, où est-il en ce monde, je vous le demande? Si nous ne sommes point l'Église ou une partie de l'Église, où est l'Église? Est-ce Ferdinand, le duc de Bavière, le pape, le Turc et leurs semblables? Si nous n'avons la parole de Dieu, qui donc l'aura? Toi, tu ne comprends point toutes ces choses; car Satan te travaille et te rend faible. Puisse le Christ te guérir! c'est ma sincère et continuelle prière.» (29 juin.)
«Ma santé est faible... Mais je méprise cet ange de Satan qui vient souffleter ma chair. Si je ne puis lire ni écrire, au moins je puis penser et prier, et même me quereller avec le diable; ensuite dormir, paresser, jouer et chanter. Quant à toi, mon cher Philippe, ne te macère point pour cette affaire qui n'est point en ta main, mais en celle d'Un plus puissant à qui personne ne pourra l'enlever.» (31 juillet.)
Mélanchton croyait qu'il était possible de rapprocher les deux partis; Luther comprit de bonne heure qu'ils étaient irréconciliables. Dans le commencement de la Réforme, il avait souvent réclamé les conférences et les disputes publiques; il lui fallait alors tout tenter, avant d'abandonner l'espérance de conserver l'unité chrétienne; mais sur la fin de sa vie, dès le temps même de la diète d'Augsbourg, il se prononçait contre tous ces combats de parole, où le vaincu ne veut jamais avouer sa défaite.
(26 août 1530.) «Je suis contre toute tentative faite pour accorder les deux doctrines; car c'est chose impossible, à moins que le pape ne veuille abolir sa papauté. C'est assez pour nous d'avoir rendu raison de notre croyance et de demander la paix. Pourquoi espérer de les convertir à la vérité?»
A Spalatin. (26 août 1530.) «J'apprends que vous avez entrepris une œuvre admirable, de mettre d'accord Luther et le pape. Mais le pape ne le veut pas, et Luther s'y refuse; prenez garde d'y perdre votre temps et vos peines. Si vous en venez à bout, pour suivre votre exemple, je vous promets de réconcilier Christ et Bélial.»
Dans une lettre du 21 juillet il écrivait à Mélanchton: «Vous verrez si j'étais un vrai prophète quand je répétais sans cesse qu'il n'y avait point d'accord possible entre les deux doctrines, et que ce serait assez pour nous d'obtenir la paix publique.»
Ces prophéties ne furent pas écoutées; les conférences eurent lieu, et l'on demanda aux protestans une profession de foi. Mélanchton la rédigea, en prenant l'avis de Luther sur les points les plus importans.
A Mélanchton. «J'ai reçu votre apologie, et je m'étonne que vous me demandiez ce qu'il faut céder aux papistes. Pour ce qui est du prince, et de ce qu'il faut lui accorder si quelque danger le menace, c'est une autre question. Quant à moi, il a été fait dans cette apologie plus de concessions qu'il n'était convenable; et s'ils les rejettent, je ne vois pas que je puisse aller plus loin, à moins que leurs raisons et leurs livres ne me paraissent meilleurs qu'ils ne m'ont semblé jusqu'à cette heure. J'emploie les jours et les nuits à cette affaire, réfléchissant, interprétant, discutant, parcourant toute l'Écriture; chaque jour augmente ma certitude et me confirme dans ma doctrine.»
(20 septembre 1530.) «Nos adversaires ne nous cèdent pas un poil; et nous, il ne faut pas seulement que nous leur cédions le canon, les messes, la communion sous une espèce, la juridiction accoutumée; mais encore il faudrait avouer que leurs doctrines, leurs persécutions, tout ce qu'ils ont fait ou pensé, a été juste et légitime, et que c'est à tort que nous les avons accusés. C'est-à-dire qu'ils veulent que notre propre témoignage les justifie et nous condamne. Ce n'est pas là simplement nous rétracter, mais nous maudire trois fois nous-mêmes.»
«... Je n'aime pas que dans cette cause vous vous appuyiez de mes opinions. Je ne veux être ni paraître votre chef; quand même l'on interpréterait cela à bien, je ne veux pas de ce nom. Si ce n'est point votre propre cause, je ne veux pas qu'on dise que c'est la mienne, et que je vous l'ai imposée. Je la défendrai moi-même, s'il n'y a que moi qui la soutienne.»
Deux jours avant, il avait écrit à Mélanchton: «Si j'apprends que les choses vont mal de votre côté, j'aurai peine à m'empêcher d'aller voir cette formidable rangée des dents de Satan.» Et quelque temps après: «J'aurais voulu être la victime sacrifiée par ce dernier concile, comme Jean Huss a été à Constance celle du dernier jour de la fortune papale.»[a15] (21 juillet 1530.)
La profession de foi des protestans fut présentée à la diète[a16] et «lue par ordre de César devant tout l'Empire, c'est-à-dire devant tous les princes et les états de l'Empire. C'est une grande joie pour moi d'avoir vécu jusqu'à cette heure, que je voie Christ prêché par ses confesseurs devant une telle assemblée, et dans une si belle confession.» (6 juillet.)
Cette confession était signée de cinq électeurs, trente princes ecclésiastiques, vingt-trois princes séculiers, vingt-deux abbés, trente-deux comtes et barons, trente-neuf villes libres et impériales. «Le prince électeur de Saxe, le margrave George de Brandebourg, Jean Frédéric-le-Jeune, landgrave de Hesse; Ernest et François, ducs de Lunebourg; le prince Wolfgang de Anhalt; les villes de Nuremberg et de Reutlingen, ont signé la confession..... Beaucoup d'évêques inclinent à la paix, sans s'inquiéter des sophismes d'Eck et de Faber. L'archevêque de Mayence est très porté pour la paix[a17]; de même le duc Henri de Brunswick, qui a invité familièrement Mélanchton à dîner, l'assurant qu'il ne pouvait nier les articles touchant les deux espèces, le mariage des prêtres, et l'inutilité d'établir des différences entre les choses qui servent à la nourriture. Les nôtres avouent que personne ne s'est montré plus conciliant dans toutes les conférences que l'Empereur. Il a reçu notre prince non-seulement avec bonté, mais avec respect.» (6 juillet.)
L'évêque d'Augsbourg, le confesseur même de Charles-Quint, étaient favorablement disposés pour les luthériens. L'Espagnol disait à Mélanchton qu'il s'étonnait qu'en Allemagne on contestât la doctrine de Luther sur la foi[r5], que lui il avait toujours pensé de même sur ce point (relation de Spalatin sur la diète d'Augsbourg).
Quoi qu'en dise ici Luther des douces dispositions de Charles-Quint, il termina les discussions en sommant les réformés de renoncer à leurs erreurs sous peine d'être mis au ban de l'Empire. Il sembla même prêt à employer la violence et fit un instant fermer les portes d'Augsbourg.
«Si l'Empereur veut faire un édit, qu'il le fasse; après Worms aussi il en fit un[a18]. Écoutons l'Empereur puisqu'il est l'Empereur, rien de plus. Que nous importe ce rustre qui veut se poser comme Empereur (il parle du duc George)?» (15 juillet 1530.)
«Notre cause se défendra mieux de la violence et des menaces, que de ces ruses sataniques que j'ai craintes, surtout jusqu'à ce jour... Qu'ils nous rendent Léonard[a19], Keiser et tant d'autres, qu'ils ont si injustement fait mourir[a20]. Qu'ils nous rendent tant d'âmes perdues par leur doctrine impie; qu'ils rendent toutes ces richesses qu'ils ont prises avec leurs trompeuses indulgences et leurs fraudes de toute espèce. Qu'ils rendent à Dieu sa gloire violée par tant de blasphèmes; qu'ils rétablissent dans les personnes et dans les mœurs, la pureté ecclésiastique, si honteusement souillée. Que dirais-je encore? Alors nous aussi nous pourrons parler de possessorio.» (13 juillet.)
«L'Empereur va ordonner simplement que toutes choses soient rétablies en leur état, que le règne du pape recommence, ce qui excitera, je le crains, de grands troubles pour la ruine des prêtres et des clercs. Les villes les plus puissantes, Nuremberg, Ulm, Augsbourg, Francfort, Strasbourg et douze autres, rejettent ouvertement le décret impérial, et font cause commune avec nos princes. Tu as entendu parler de l'inondation de Rome, de celle de Flandre et de Brabant. Ce sont des signes envoyés de Dieu, mais les impies ne peuvent les comprendre. Tu sais encore la vision des moines de Spire. Brentius m'écrit qu'à Bade on a vu dans les airs une armée nombreuse, et sur le flanc de cette armée un soldat qui brandissait une lance d'un air triomphant, et qui passa la montagne voisine et le Rhin.» (5 décembre.)
La diète fut à peine dissoute, que les princes protestans se rassemblèrent à Smalkalde et y conclurent une ligue défensive, par laquelle ils devaient former un même corps (31 décembre). Ils protestèrent contre l'élection de Ferdinand au titre de roi des Romains. On se prépara à combattre[a21]; les contingens furent fixés: on s'adressa aux rois de France, d'Angleterre et de Danemark. Luther fut accusé d'avoir poussé les protestans à prendre cette attitude hostile[a22].
«Je n'ai point conseillé, comme on l'a dit, la résistance à l'Empereur[a23]. Voici mon avis comme théologien[a24]: Si les juristes montrent par leurs lois que cela est permis, moi je leur permettrai de suivre leurs lois. Si l'Empereur a établi dans ses lois, qu'en pareil cas on peut lui résister, qu'il souffre de la loi que lui-même a faite... Le prince est une personne politique; s'il agit comme prince, il n'agit pas comme chrétien, car le chrétien n'est ni prince, ni homme, ni femme, ni aucune personne de ce monde. Si donc il est permis au prince, comme prince, de résister à César, qu'il le fasse selon son jugement et sa conscience. Quant au chrétien, rien ne lui est permis; il est mort au monde.» (15 janvier 1531.)
En 1531, Luther écrit un mémoire contre un petit livre anonyme imprimé à Dresde, dans lequel on reprochait aux protestans de s'armer en secret et de vouloir surprendre les catholiques, pendant que ceux-ci ne songeaient, disait-on, qu'à la paix et à la concorde[r6].
«... On cache soigneusement d'où ce livre vient, personne ne doit le savoir. Eh bien! je le veux donc ignorer aussi. Je veux avoir le rhume pour cette fois et ne pas sentir le maladroit pédant. Cependant j'essaierai toujours mon savoir-faire et je frapperai hardiment sur le sac: si les coups tombent sur l'âne qui s'y trouve, ce ne sera pas ma faute; ce n'est pas à lui, c'est au sac, que j'en voulais.
»Qu'il soit vrai ou non que les luthériens se préparent et se rassemblent, cela ne me regarde pas, ce n'est pas moi qui le leur ai ordonné ni conseillé; je ne sais pas ce qu'ils font ou ce qu'ils ne font pas; mais puisque les papistes annoncent par ce livre qu'ils croient à ces armemens, j'accueille ce bruit avec plaisir et je me réjouis de leurs illusions et de leurs alarmes; j'augmenterais même volontiers ces illusions, si je le pouvais, rien que pour les faire mourir de peur. Si Caïn tue Abel, si Anne et Caïphe persécutent Jésus, il est juste qu'ils en soient punis. Qu'ils vivent dans les transes, qu'ils tremblent au bruit d'une feuille, qu'ils voient partout le fantôme de l'insurrection et de la mort, rien de plus équitable.
»... N'est-il pas vrai, imposteurs, que lorsqu'à Augsbourg les nôtres présentèrent leur confession de foi, un papiste a dit: Ils nous donnent là un livre écrit avec de l'encre; je voudrais, moi, qu'on leur répondît avec du sang?
»N'est-il pas vrai que l'électeur de Brandebourg et le duc George de Saxe, ont promis à l'Empereur de fournir cinq mille chevaux contre les luthériens?
»N'est-il pas vrai qu'un grand nombre de prêtres et de seigneurs ont parié qu'avant la Saint-Michel, c'en serait fait de tous les luthériens?
»N'est-il pas vrai que l'électeur de Brandebourg a déclaré publiquement que l'Empereur et tout l'Empire s'emploieraient corps et biens pour arriver à ce but?...
»Croyez-vous que l'on ne connaisse pas votre édit? que l'on ignore que par cet édit toutes les épées de l'Empire sont aiguisées et dégainées, toutes les arquebuses chargées, toute la cavalerie lancée, pour fondre sur l'électeur de Saxe et son parti, pour tout mettre à feu et à sang, tout remplir de pleurs et de désolation? voilà votre édit, voilà vos entreprises meurtrières scellées de votre sceau et de vos armes, et vous voulez que l'on appelle cela de la paix, vous osez accuser les luthériens de troubler le bon accord? O impudence, ô hypocrisie sans bornes!... Mais je vous entends: vous voudriez que les nôtres ne s'apprêtassent point à la guerre dont leurs ennemis mortels les menacent depuis si long-temps, mais qu'ils se laissassent égorger sans crier ni se défendre, comme des brebis à l'abattoir. Grand merci, mes bonnes gens! Moi, prédicateur, je dois endurer cela, je le sais bien, et ceux à qui cette grâce est donnée doivent l'endurer également. Mais que tous les autres en feront de même, je ne puis le garantir aux tyrans. Si je donnais publiquement ce conseil aux nôtres, les tyrans s'en prévaudraient, et je ne veux point leur ôter la peur qu'ils ont de notre résistance. Ont-ils envie de gagner leurs éperons en nous massacrant? qu'ils les gagnent donc avec péril comme il convient à de braves chevaliers. Égorgeurs de leur métier, qu'ils s'attendent du moins à être reçus comme des égorgeurs...
».... Que l'on m'accuse, ou non, d'être trop violent, je ne m'en soucie plus[a25]. Je veux que ce soit ma gloire et mon honneur désormais, que l'on dise de moi comme je tempête et sévis contre les papistes. Voilà plus de dix ans que je m'humilie et que je donne de bonnes paroles. A quoi tant de supplications ont-elles servi? A empirer le mal. Ces rustres n'en sont que plus fiers.—Eh bien! puisqu'ils sont incorrigibles, puisqu'il n'y a plus espoir d'ébranler leurs infernales résolutions par la bonté, je romps avec eux, je les poursuivrai de mes imprécations, sans fin ni repos, jusqu'à ma tombe[a26]. Ils n'auront plus jamais une bonne parole de moi; je veux qu'on les enterre au bruit de mes foudres et de mes éclairs.
»Je ne puis plus prier sans maudire. Si je dis, Que ton nom soit sanctifié, il faut que j'ajoute: Maudit soit le nom des papistes et de tous ceux qui te blasphèment! Si je dis, Que ton royaume arrive, je dois ajouter: Maudits soient la papauté et tous les royaumes qui sont opposés au tien! Si je dis, Que ta volonté soit faite, je dis encore: Maudits soient et périssent les desseins des papistes et de tous ceux qui te combattent!... Ainsi je prie ardemment tous les jours, et avec moi tous les vrais fidèles de Jésus-Christ... Cependant je garde encore à tout le monde un cœur bon et aimant, et mes plus grands ennemis eux-mêmes le savent bien.
»Souvent la nuit, quand je ne puis dormir, je cherche dans mon lit, avec douleur et anxiété, comment on pourrait encore déterminer les papistes à la pénitence avant le jugement terrible qui les menace. Mais il semble que cela ne doit pas être. Ils repoussent toute pénitence et demandent à grands cris notre sang. L'évêque de Saltzbourg a dit à maître Philippe, à la diète d'Augsbourg: «Pourquoi disputer si long-temps? Nous savons bien que vous avez raison.» Et un autre jour: «Vous ne voulez pas céder, nous non plus, il faut donc qu'un parti extermine l'autre. Vous êtes le petit et nous le grand: nous verrons qui aura le dessus.» Jamais je n'aurais cru qu'on pût dire de telles paroles.»
CHAPITRE II.
1534-1536.
Anabaptistes de Munster[a27].
Pendant que les deux grandes ligues des princes sont en présence, et semblent se défier, un tiers s'élève entre deux, pour l'effroi commun des deux partis. Cette fois, c'est encore le peuple, comme dans la guerre des paysans, mais un peuple organisé, maître d'une riche cité. La jacquerie du Nord, plus systématique que celle du Midi, produit l'idéal de la démagogie allemande du seizième siècle, une royauté biblique, un David populaire, un messie artisan. Le mystique compagnonnage allemand intronise un tailleur.
L'entreprise du tailleur fut hardie, mais non absurde. L'anabaptisme avait de grandes forces. Il n'éclata que dans Munster; mais il était répandu dans la Westphalie, dans le Brabant, la Gueldre, la Hollande, la Frise, et tout le littoral de la Baltique jusqu'en Livonie.
Les Anabaptistes formulèrent la malédiction que les paysans vaincus avaient jetée sur Luther. Ils détestèrent en lui l'ami de la noblesse, le soutien de l'autorité civile, le remora de la Réforme. «Quatre prophètes, deux vrais et deux faux; les vrais sont David et Jean de Leyde; les faux, le pape et Luther, mais Luther est pire que le pape.»
Comment l'Évangile a d'abord pris naissance à Munster, et comment il y a fini après la destruction des anabaptistes[r7]. Histoire véritable et bien digne d'être lue et conservée dans la mémoire (car l'esprit des anabaptistes de Munster vit encore), décrite par Henricus Dorpius de cette ville. Nous nous contenterons de donner un extrait de ce prolixe récit:
La réforme commença à Munster en 1532, par Rothmann, prédicateur luthérien ou zwinglien. Elle y eut un si grand succès, que l'évêque cédant à l'intercession du landgrave de Hesse, accorda aux évangéliques six de ses églises. Plus tard, un garçon tailleur, Jean de Leyde, y apporta la doctrine des anabaptistes, et la propagea dans quelques familles. Il fut aidé dans son œuvre par un prédicateur nommé Hermann Stapraeda, de Moersa, anabaptiste comme lui. Bientôt leurs assemblées secrètes devinrent si nombreuses, que les catholiques et les réformés en furent également alarmés, et chassèrent les anabaptistes de la ville. Mais ceux-ci revinrent plus hardis; ils intimidèrent le conseil, et l'obligèrent de fixer un jour où il y aurait discussion publique dans la maison commune, sur le baptême des enfans. Dans cette discussion, le pasteur Rothmann passa du côté des anabaptistes, et devint lui-même un de leurs chefs... Un jour, un autre de leurs prédicateurs se met à courir dans les rues, en criant: «Faites pénitence, faites pénitence, amendez-vous, faites-vous baptiser, ou Dieu va vous punir!» Soit crainte, soit zèle religieux, beaucoup de gens qui entendirent ces cris, se hâtèrent de demander le baptême. Alors les anabaptistes remplissent le marché en criant: «Sus aux païens qui ne veulent pas du baptême!» Ils s'emparent des canons, des munitions, de la maison de ville, et maltraitent les catholiques et les luthériens qu'ils rencontrent. Ceux-ci se forment en nombre et attaquent les anabaptistes à leur tour. Après divers combats sans résultat, les deux partis éprouvèrent le besoin de se rapprocher, et convinrent que chacun serait libre de professer sa croyance. Mais les anabaptistes n'observèrent point ce traité; ils écrivirent sous main à tous ceux de leur secte qui étaient dans les villes voisines pour les faire venir à Munster. «Quittez ce que vous avez, écrivaient-ils; maisons, femmes, enfans, laissez tout pour venir à nous. Tout ce que vous aurez abandonné, vous sera rendu au décuple...» Quand les riches s'aperçurent que la ville se remplissait d'étrangers, ils en sortirent comme ils purent, n'y laissant de leur parti que les gens du bas peuple. (carême de l'année 1534.)
Les anabaptistes, enhardis par leur départ et par les renforts qui leur étaient arrivés, déposèrent aussitôt le conseil de ville qui était luthérien, et en composèrent un d'hommes de leur parti.
Quelques jours plus tard, ils pillèrent les églises et les couvens, et coururent la ville en tumulte, armés de hallebardes, d'arquebuses et de bâtons, criant comme des furieux: «Faites pénitence, faites pénitence!» et après: «Hors la ville, impies! hors la ville, ou l'on vous assomme!» Ainsi ils chassèrent sans pitié tout ce qui n'était pas des leurs. Ni vieillard ni femme enceinte, ne fut excepté. Un grand nombre de ces pauvres fugitifs tombèrent entre les mains de l'évêque, qui se préparait à assiéger la ville. Sans avoir égard à ce qu'ils n'étaient point du parti des anabaptistes, il les fit emprisonner; beaucoup d'entre eux furent même cruellement mis à mort.
Les anabaptistes étant maîtres de la ville, leur prophète suprême, Jean de Matthiesen, ordonna que tout le monde mît son avoir en commun, sans rien céler, sous peine de la vie. Le peuple eut peur et obéit. Les biens des fugitifs furent saisis de même. Ce prophète décida encore que l'on ne garderait aucun autre livre que la Bible et le Nouveau Testament. Tous les autres qu'on put trouver furent brûlés dans la cour de la cathédrale. Ainsi le voulait le Père du ciel, disait le prophète. On en brûla au moins pour vingt mille florins.
Un maréchal ferrant ayant parlé injurieusement des prophètes, toute la commune est assemblée sur le marché, et Jean Matthiesen le tue d'un coup de feu. Peu après, ce prophète court tout seul hors la ville, une hallebarde à la main, criant que le Père lui a ordonné de repousser les ennemis. Il avait à peine passé la porte qu'il fut tué.
Jean de Leyde lui succéda comme prophète suprême, et il épousa sa veuve. Il releva le courage du peuple abattu par la mort de son prédécesseur. A la Pentecôte, l'évêque fit donner l'assaut, mais il fut repoussé avec grande perte. Jean de Leyde nomma douze fidèles (parmi lesquels se trouvaient trois nobles) pour être les anciens dans Israël... Il déclara aussi que Dieu lui avait révélé des doctrines nouvelles sur le mariage; il discuta avec les prédicateurs, qui, enfin, se rangèrent à son avis et prêchèrent trois jours de suite sur la pluralité des femmes. Un assez grand nombre d'habitans se déclarèrent contre la nouvelle doctrine, et firent même prisonniers les prédicateurs avec l'un des prophètes; mais bientôt ils furent obligés de les relâcher, et quarante-neuf d'entre eux périrent.
A la Saint-Jean de l'année 1534, un nouveau prophète, auparavant orfèvre à Warendorff, assembla le peuple, et lui annonça qu'il avait eu une révélation d'après laquelle Jean de Leyde devait régner sur toute la terre, et occuper le trône de David jusqu'au temps où Dieu le Père viendrait lui redemander le gouvernement... Les douze anciens furent déposés et Jean de Leyde proclamé roi.
Plus les anabaptistes prenaient de femmes, plus l'esprit de libertinage augmentait parmi eux; ils commirent d'horribles excès sur des jeunes filles de dix, douze et quatorze ans. Ces violences barbares, et les maux du siége irritèrent une partie du peuple. Plusieurs soupçonnaient Jean de Leyde d'imposture et songeaient à le livrer à l'évêque. Le roi redoubla de vigilance et nomma douze ducs chargés de maintenir la ville dans la soumission (jour des Rois 1535). Il promit à ces douze chefs qu'ils régneraient à la place de tous les princes de la terre, et il leur distribua d'avance des électorats et des principautés. Le «noble landgrave de Hesse» est seul excepté de la proscription; ils espèrent, disent-ils, qu'il deviendra leur frère... Le roi désigna le jour de Pâques comme l'époque où la ville serait délivrée.
... L'une des reines ayant dit à ses compagnes qu'elle ne croyait pas conforme à la volonté de Dieu qu'on laissât ainsi le pauvre peuple mourir de misère et de faim, le roi la conduisit au marché avec ses autres femmes, lui ordonna de s'agenouiller au milieu de ses compagnes prosternées comme elle, et lui trancha la tête. Les autres reines chantèrent: Gloire à Dieu au haut des cieux! et tout le peuple se mit à danser autour. Cependant il n'avait plus à manger que du pain et du sel! Vers la fin du siége, la famine fut si grande que l'on y distribuait régulièrement la chair des morts; on n'exceptait que ceux qui avaient eu des maladies contagieuses. A la Saint-Jean de l'année 1535, l'évêque apprit d'un transfuge, le moyen d'attaquer la ville avec avantage. Elle fut prise le jour même de la Saint-Jean, et, après une résistance opiniâtre, les anabaptistes furent massacrés. Le roi, ainsi que son vicaire et son lieutenant, fut emmené entre deux chevaux, une chaîne double au cou, la tête et les pieds nus... L'évêque l'interpella durement sur l'horrible désastre dont il était cause; il lui répondit: «François de Waldeck (c'était son nom), si les choses avaient été à mon gré, ils seraient tous morts de faim, avant que je t'eusse livré la ville.»
Nous trouvons beaucoup d'autres détails intéressans dans une pièce insérée au second volume des œuvres allemandes de Luther (édition de Witt.) sous le titre suivant: Nouvelle sur les anabaptistes de Munster[r8].
«... Huit jours après que l'assaut a été repoussé par les anabaptistes, le roi a commencé son règne en s'entourant d'une cour complète, à l'égal d'un prince séculier. Il a institué des maîtres de cérémonies, des maréchaux, des huissiers, des maîtres de cuisine, des fourriers, des chanceliers, des orateurs (redner), des serviteurs pour la table, des échansons, etc.
»Une de ses femmes a été élevée au rang de reine, et elle a également sa cour à elle. C'est une belle et noble femme de Hollande, mariée auparavant à un autre prophète qui a été tué devant Munster et de qui elle est encore enceinte.
»Le roi a en outre trente et un chevaux couverts de draps d'or. Il s'est fait faire des habits précieux en or et en argent avec les ornemens de l'église. Son écuyer est paré comme lui de vêtemens superbes pris de ces ornemens, et il porte en outre des bagues d'or; de même la reine avec ses vierges et ses femmes.
»Lorsque le roi, dans sa majesté, traverse la ville à cheval, des pages l'accompagnent: l'un porte à son côté droit la couronne et la Bible, l'autre une épée nue. L'un d'eux est le fils de l'évêque de Munster. Il est prisonnier et il sert le roi dans sa chambre.
»Le roi a de même dans sa triple couronne surmontée d'une chaîne d'or et de pierreries, la figure du monde percée d'une épée d'or et d'une épée d'argent. Au milieu du pommeau des deux épées se trouve une petite croix sur laquelle est écrit: Un roi de la justice sur le monde. La reine porte les mêmes ornemens.
»En cet appareil le roi se rend trois fois par semaine au marché, où il monte sur un siége élevé qu'on a fait exprès. Le lieutenant du roi, nommé Knipperdolling, se tient une marche plus bas, puis viennent les conseillers. Celui qui a affaire au roi s'incline deux fois, se laisse tomber à terre à la troisième, et expose ensuite ce qu'il a à dire.
»Un mardi ils ont célébré la sainte Cène dans la cour du dôme; ils étaient à table au nombre de près de quatre mille deux cents. Trois plats furent servis: à savoir du bouilli, du jambon et du rôti; le roi et ses femmes et tous leurs domestiques servirent les convives.
»Après le repas, le roi et la reine prirent du gâteau de froment, le rompirent et en donnèrent aux autres, disant: «Prenez, mangez et annoncez la mort du Seigneur.» De même ils prirent une cruche de vin, disant: «Prenez, buvez-en tous et annoncez la mort du Seigneur.»
»Les convives rompirent de même des gâteaux, et se les présentèrent les uns aux autres en prononçant ces paroles: «Frère et sœur, prends et mange. De même que Jésus-Christ s'est dévoué pour moi, de même je veux me dévouer pour toi; et de même que dans ce gâteau les grains de froment sont joints, et que les raisins ont été unis pour former ce vin, de même nous aussi nous sommes unis.» Ils s'exhortaient en même temps à ne rien dire de frivole, ni qui fût contraire à la loi du Seigneur. Ensuite ils remercièrent Dieu, d'abord par des prières, et puis par des cantiques, surtout par le cantique: Gloire à Dieu au haut des cieux! Le roi et ses femmes, avec leurs serviteurs, se mirent à table également, ainsi que ceux qui revenaient de la garde.
»Quand tout fut fini, le roi demanda à l'assemblée s'ils étaient tous disposés à faire et à souffrir la volonté du Père. Ils répondirent tous: Oui. Puis le prophète Jean de Warendorff se leva, et dit: «Que Dieu lui avait ordonné d'envoyer quelques-uns d'entre eux pour annoncer les miracles dont ils avaient été témoins.» Le même prophète ajouta que, selon l'ordre de Dieu, ceux qu'il nommerait devaient se rendre dans quatre villes de l'Empire, et y prêcher... On donna à chacun un fenin d'or de la valeur de neuf florins avec de la monnaie ordinaire pour le voyage, et ils partirent le soir même.
»La veille de Saint-Gall, ils parurent dans les villes désignées, faisant grand bruit, et criant: «Convertissez-vous et faites pénitence, car la miséricorde du Père est à sa fin. La cognée frappe déjà la racine de l'arbre. Que votre ville accepte la paix, ou elle va périr.» Arrivés devant le conseil des quatre villes, ils étendirent leurs manteaux par terre, et y jetèrent les susdites pièces d'or, en disant: «Nous sommes envoyés par le Père pour vous annoncer la paix. Si vous l'acceptez, mettez tout votre bien en commun; si vous ne voulez pas faire cela, nous protesterons devant Dieu avec cette pièce d'or, et nous prouverons par elle que vous avez rejeté la paix qu'il vous envoyait. Il est arrivé maintenant, le temps annoncé par tous les prophètes, ce temps où Dieu ne voudra plus souffrir sur la terre que la justice; et quand le roi aura fait régner la justice sur toute la face de la terre, alors Jésus-Christ remettra le gouvernement entre les mains du Père.»
»Alors ils furent mis en prison et questionnés sur leur croyance, leur vie, etc... (Suit l'interrogatoire.) ... Ils disaient qu'il y avait quatre prophètes, deux vrais, et deux faux; que les vrais, c'étaient David et Jean de Leyde, et les faux, le pape et Luther. «Luther, disaient-ils, est pire encore que le pape.» Ils tiennent aussi pour damnés tous les autres anabaptistes, quelque part qu'ils se trouvent.
»... Dans Munster, disaient-ils, les hommes ont communément cinq, six, sept ou huit femmes, selon leur bon plaisir[1]. Mais chacun est obligé d'habiter d'abord avec l'une d'entre elles, jusqu'à ce qu'elle soit enceinte. Ensuite, il peut faire comme il lui plaît. Toutes les jeunes filles qui ont passé douze ans doivent se marier...
»... Ils détruisent les églises et toutes maisons consacrées à Dieu...
»... Ils attendent à Munster des gens de Groningue et d'autres contrées de la Hollande. Eux venus, le roi se lèvera avec toutes ses forces, et subjuguera la terre entière.
»Ils tiennent aussi qu'il est impossible de bien comprendre l'Écriture sans que des prophètes l'aient expliquée. Quand on discute avec eux et qu'ils en viennent à ne pouvoir justifier leur entreprise par l'Écriture, ils disent que le Père ne leur donne pas de s'expliquer là-dessus. D'autres répondent: Le prophète l'a dit par l'ordre de Dieu.
»Il ne s'en trouva aucun qui voulût se rétracter, ni qui acceptât sa grâce à ce prix. Ils chantaient et remerciaient Dieu qui les avait jugés dignes de souffrir pour son nom.»
Les anabaptistes sommés par le landgrave de Hesse de se justifier relativement au roi qu'ils s'étaient donné, lui répondirent (janvier 1535)[r9]: «Que les temps de la restitution annoncés par les livres saints étaient arrivés, que l'Évangile leur avait ouvert la prison de Babylone, et qu'il fallait à présent rendre aux Babyloniens selon leurs œuvres; qu'une lecture attentive des prophètes, de l'Apocalypse, etc., montrerait évidemment au Landgrave si c'était d'eux-mêmes qu'ils avaient institué un roi, ou bien par l'ordre de Dieu, etc.»
Suit la convention qui fut arrêtée l'an 1533, entre l'évêque de Munster et cette ville par l'entremise des conseillers du Landgrave: ... Les anabaptistes envoyèrent au landgrave de Hesse leur livre De restitutione. Il le lut avec indignation et ordonna à ses théologiens d'y répondre et d'opposer particulièrement aux anabaptistes neuf articles qu'il désigna. Dans ces articles il leur reproche entre autres choses: 1o de faire consister la justice non pas dans la foi seule, mais dans la foi et les œuvres ensemble; 2o d'accuser injustement Luther de n'avoir jamais enseigné les bonnes œuvres; 3o de défendre le libre arbitre.
Dans le livre De restitutione, les anabaptistes divisaient toute l'histoire du monde en trois parties principales. «Le premier monde, disent-ils, celui qui exista jusqu'à Noé, fut submergé par les eaux. Le second, celui dans lequel nous-mêmes nous vivons encore, sera fondu et purifié par le feu. Le troisième sera un nouveau ciel et une nouvelle terre, habités par la justice. C'est ce que Dieu a désigné par l'arche sainte dans laquelle il y avait le vestibule, le sanctuaire et le saint des saints... La venue du troisième monde sera précédée d'une restitution et d'un châtiment universels. Les méchans seront tués, le règne de la justice préparé, les ennemis du Christ jetés à bas, et toutes choses restituées. C'est ce temps qui commence maintenant.»
Entretien ou discussion qu'Antoine Corvinus et Jean Kymeus ont eue à Béverger avec Jean de Leyde, le roi de Munster[r10].—«Quand le roi entra dans notre chambre avec l'escorte qui l'avait tiré de sa prison, nous le saluâmes d'une manière amicale et l'invitâmes à s'asseoir près du feu. Nous lui demandâmes comment il se portait et s'il souffrait dans sa prison. Il répondit qu'il souffrait du froid et se sentait mal au cœur, mais qu'il devait tout endurer avec patience, puisque Dieu avait ainsi disposé de lui. Peu-à-peu, toujours en lui parlant amicalement, car on ne pouvait rien obtenir de lui d'une autre manière, nous arrivâmes à parler de son royaume et de sa doctrine, de la manière qu'il suit:
Premier point de l'interrogatoire.—Les ministres. «Cher Jean, nous entendons dire de votre gouvernement des choses extraordinaires et horribles. Si elles sont telles qu'on le dit, et malheureusement cela n'est que trop vrai, nous ne pouvons concevoir comment il vous est possible de justifier une semblable entreprise par la sainte Écriture...»
Le roi. «Ce que nous avons fait et enseigné, nous l'avons fait et enseigné avec bon droit, et nous pouvons justifier toute notre entreprise, nos actions et notre doctrine devant Dieu et à qui il appartient.»
Les ministres lui objectent que dans l'Écriture il n'était question que d'un règne spirituel de Jésus-Christ: «Mon royaume n'est pas de ce monde,» a-t-il dit lui-même.
Le roi. «J'entends très bien ce que vous dites du royaume spirituel de Jésus-Christ et je n'attaque nullement les passages que vous citez. Mais vous devez savoir distinguer le royaume spirituel de Jésus-Christ, lequel se rapporte aux temps de la souffrance, et duquel après tout ni vous ni Luther vous n'avez une juste idée, et l'autre royaume, celui qui, après la résurrection, sera établi dans ce monde pendant mille ans. Tous les versets qui traitent du royaume spirituel de Jésus-Christ ont rapport au temps de la souffrance, mais ceux qui se trouvent dans les prophètes et dans l'Apocalypse et qui traitent du royaume temporel, doivent être rapportés au temps de la gloire et de la puissance que Jésus-Christ aura dans le monde avec les siens.
»Notre royaume de Munster a été une image de ce royaume temporel du Christ; vous savez que Dieu annonce et désigne beaucoup de choses par des figures. Nous avions cru que notre royaume durerait jusqu'à la venue du Seigneur, mais nous voyons à présent qu'en ce point notre entendement a failli et que nos prophètes ne l'ont pas bien compris eux-mêmes. Dieu nous en a, dans la prison, ouvert et révélé la véritable intelligence...
»Je n'ignore pas que vous rapportez communément au royaume spirituel du Christ ces passages et d'autres semblables, qui pourtant doivent, sans aucun doute, être entendus du royaume temporel. Mais qu'est-ce que ces interprétations spirituelles, et à quoi servent-elles, si rien ne doit se réaliser un jour?... Dieu a créé le monde principalement pour se complaire dans les hommes auxquels il a donné un reflet de sa force et de sa puissance.»
Les ministres «... Et comment vous justifierez-vous quand Dieu vous dira au jugement dernier: Qui t'a fait roi? Qui t'a ordonné de répandre dans le monde de si effroyables erreurs, au grand détriment de ma parole?»
Le roi. «Je répondrai: Les prophètes de Munster me l'ont ordonné comme étant votre volonté divine, en preuve de quoi ils m'ont donné en gage leur corps et leur âme.»
Les ministres lui demandent ce qu'il en est des révélations divines qu'il aurait eues, dit-on, au sujet de son élévation à la royauté.
Le roi. «Je n'ai pas eu de révélation à ce sujet, seulement il m'est venu des pensées, comme s'il devait y avoir un roi à Munster, et que moi je dusse être ce roi. Ces pensées m'ébranlèrent et m'affligèrent profondément. Je priais Dieu de vouloir bien prendre en considération mon inhabileté, et de ne point me charger d'un tel fardeau. Au cas où il ne voudrait pas m'épargner cette peine, je le priais de me faire désigner par des prophètes dignes de foi et en possession de sa parole. Je m'en tins là et n'en dis rien à personne. Mais quinze jours après un prophète se leva au milieu de la commune et s'écria que Dieu lui avait signifié que Jean de Leyde devait être roi. Il annonça la même chose au conseil, qui aussitôt se conforma à ce qu'il disait, se démit de son pouvoir et me proclama roi avec toute la commune. Il me remit aussi le glaive de la justice. C'est ainsi que je suis devenu roi.»
Deuxième article.—Le roi. «... Nous ne nous sommes opposés à l'autorité que parce qu'elle voulait nous interdire notre baptême et la parole de Dieu. Nous avons résisté à la violence. Vous prétendez que nous avons agi injustement en cela, mais saint Pierre ne dit-il pas qu'on doit obéir à Dieu plutôt qu'aux hommes?... Vous ne réprouveriez pas tout ce que nous avons fait, si vous saviez comment les choses se sont passées...»
Les ministres. «Parez et justifiez vos actes, comme vous voudrez, vous n'en serez pas moins éternellement des rebelles, coupables du crime de lèse-majesté. Le chrétien doit souffrir et ne point résister au méchant. Quand même tout le conseil se fût rangé de votre parti (ce qui n'a pas eu lieu), vous auriez dû supporter la violence plutôt que de commencer un schisme, une sédition, une tyrannie pareils, contrairement à la parole de Dieu, à la majesté de l'Empereur, à la dignité royale, à celle de l'électorat et des princes et états de l'Empire.»
Le roi. «Nous savons ce que nous avons fait: Que Dieu soit notre juge.»
Les ministres. «Nous aussi, nous savons sur quoi est fondé ce que nous disons. Que Dieu soit notre juge aussi.»
Troisième article.—Le roi. «... Nous avons été assiégés et détruits à cause de la parole divine; c'est pour elle que nous avons souffert la faim et tous les maux, que nous avons perdu les nôtres, et que nous sommes tombés dans une si lamentable calamité! Ceux d'entre nous qui sont encore en vie, mourront sans résistance et sans plainte, comme l'agneau qu'on immole...»
Cinquième article.—Le roi dit qu'il a long-temps été de l'avis de Zwingli, mais qu'il est revenu à croire en la transsubstantiation. Seulement il n'accorde pas à ses interlocuteurs que celle-ci s'opère aussi dans celui qui n'a pas la foi.
Sixième article.—Les ministres. «... Que voulez-vous donc faire de Jésus-Christ, s'il n'a pas reçu chair et sang de sa mère Marie? Voulez-vous qu'il soit un fantôme, un spectre? Il serait besoin que notre Urbanus Regius fît imprimer un second livre pour vous faire comprendre votre langue natale[2], sans cela vos têtes d'ânes résisteront toujours à l'instruction.»
Le roi. «Si vous saviez quelle consolation infinie est renfermée dans cette connaissance que Jésus-Christ, Dieu et fils du Dieu vivant, s'est fait homme et a versé son sang, non pas celui de Marie, pour racheter nos péchés (lui qui est pur de toute faute), vous ne parleriez pas comme vous faites et vous ne trouveriez pas notre opinion si mauvaise.»
Septième article sur la polygamie.—Le roi oppose aux ministres l'exemple des patriarches. Les ministres se retranchent derrière l'usage généralement établi dans les temps modernes, et déclarent que le mariage est res politica. Le roi dit qu'il vaut mieux avoir beaucoup d'épouses, que beaucoup de prostituées, et termine cet entretien, comme le second, par ces mots: «Que Dieu soit notre juge.»
Quoique rédigé par les prédicateurs, l'effet de cette discussion ne leur est pas favorable. On ne peut s'empêcher d'admirer la fermeté, le bon sens, et la modeste simplicité du roi de Munster, qui ressort encore par la dureté pédantesque de ses interlocuteurs.
Corvinus et Kymeus au lecteur chrétien:—«Nous avons représenté notre entretien avec le roi à-peu-près mot pour mot, sans passer un seul de ses argumens; seulement nous les avons mis en notre langage et posés plus convenablement qu'il ne le faisait... Environ huit jours après, il envoya vers nous pour nous prier de venir encore une fois traiter avec lui... Nous discutâmes de nouveau pendant deux jours; il se trouva plus docile que la première fois, mais nous n'avons vu en cela que le désir de sauver sa vie. Il déclara de son propre mouvement que si on le prenait en grâce, il voulait avec le secours de Melchior Hoffmann et de ses reines, exhorter tous les anabaptistes, qui sont très nombreux, selon lui, dans la Hollande, le Brabant, l'Angleterre et la Frise, à se taire désormais, à obéir, et même à faire baptiser leurs enfans, jusqu'à ce que l'autorité s'arrangeât avec eux sur les affaires de religion.» ... Suit la nouvelle confession de foi de Jean de Leyde, par laquelle il modifie quelques points de la première. En exhortant les anabaptistes à l'obéissance, il n'entend qu'une obéissance extérieure. Il ne cède point sur le fond des doctrines, et veut qu'on laisse les consciences libres. Quant à l'eucharistie, il déclare que tous ses confrères sont zwingliens sur ce point, et que lui-même il l'avait toujours été, mais que dans sa prison Dieu lui a fait connaître ses erreurs. Cette confession est signée en hollandais: Moi, Jean de Leyde, signé de ma propre main.
Le 19 janvier 1536, Jean de Leyde, ainsi que Knipperdolling et Krechting, son vicaire et son lieutenant, furent tirés de leurs cachots[r11]. Le lendemain, l'évêque leur envoya son chapelain pour conférer avec chacun d'eux séparément, sur leurs croyances et sur les actes qu'ils avaient commis. Le roi témoigna du repentir et se rétracta, mais les deux autres persistèrent et ne s'avouèrent coupables en rien... Le 22 au matin, toutes les portes de Munster furent fermées; on ne laissa plus entrer ni sortir, et vers les huit heures, le roi, dépouillé jusqu'à la ceinture, fut conduit sur un échafaud dressé dans le marché. Deux cents fantassins et trois cents cavaliers se tenaient auprès. L'affluence du peuple était extrême. Il fut attaché à un poteau, et deux bourreaux le déchirèrent tour-à-tour avec des tenailles ardentes. Enfin l'un d'eux lui plongea un couteau dans la poitrine, et termina ainsi l'exécution qui durait depuis une heure.
«Aux trois premiers coups de tenailles le roi ne laissa entendre aucun cri, mais après il s'écria sans cesse, les yeux tournés au ciel: O mon Père, ayez pitié de moi! et il pria Dieu avec ardeur, pour la rémission de ses péchés. Quand il se sentit défaillir, il dit: O mon Père, je remets mon esprit entre tes mains! et il expira.»
«Le cadavre fut jeté sur une claie et traîné devant la tour de Saint-Lambert, où étaient préparés trois paniers de fer. Arrivé là, on l'attacha avec des chaînes dans l'un de ces paniers, et les paysans le hissèrent au haut de la tour, où il fut suspendu à un crochet.»—Le supplice de Knipperdolling et de Krechting fut le même que celui du roi. Ils persistèrent jusqu'à la fin dans tout ce qu'ils avaient dit. «Pendant l'exécution ils n'invoquèrent que le Père, sans faire mention du Christ, comme c'était l'usage de leur secte. Ni l'un ni l'autre, ne dit rien de remarquable: peut-être leur silence était-il la suite des tourmens qu'ils avaient endurés dans la prison, car ils semblaient déjà plus morts que vifs. Leurs corps furent mis dans les deux autres paniers de fer, et hissés par les paysans, l'un à la droite, l'autre à la gauche du roi, mais plus bas de la hauteur d'un homme. Alors on rouvrit les portes de la ville, et il y entra une grande foule de gens venus trop tard pour voir l'exécution[a28].»
Préface de Luther aux Nouvelles, sur les affaires de Munster[r12]. «Ah! que dois-je, et comment dois-je écrire contre ou sur ces pauvres gens de Munster! N'est-il pas visible que le diable y règne en personne, ou plutôt qu'il y a là toute une bande de diables?
»Reconnaissons pourtant ici la grâce et la miséricorde infinies de Dieu. Après que l'Allemagne, par tant de blasphèmes, par le sang de tant d'innocens, a mérité une si rude férule, le père de toute miséricorde ne permet pas encore au diable de frapper son vrai coup, il nous avertit d'abord paternellement par ce jeu grossier que Satan fait à Munster. La puissance de Dieu contraint l'esprit aux cent ruses à s'y prendre d'abord avec gaucherie et maladresse, afin de nous laisser le temps d'échapper par la pénitence, aux coups mieux calculés qu'il nous réservait.
»En effet, l'esprit qui veut tromper le monde ne doit pas commencer par prendre des femmes, par étendre la main vers les honneurs et le glaive royal, ou bien par égorger les gens; ceci est trop grossier. Chacun s'aperçoit que cet esprit ne veut autre chose que s'élever lui-même et opprimer les autres. Ce qu'il faut pour tromper, c'est de mettre un habit gris, de prendre un air triste et piteux, de pencher la tête, de refuser l'argent, de ne pas manger de viande; de fuir les femmes à l'égal du poison, de repousser comme damnable tout pouvoir temporel, de rejeter le glaive; puis de se baisser tout doucement vers la couronne, le glaive et les clés, pour les ramasser et s'en saisir furtivement. Voilà qui pourrait réussir, voilà qui tromperait même les sages, les hommes tournés au spirituel. Ce serait là un beau diable, à plumes plus belles que plumes de paon et de faisan.
»Mais saisir la couronne si impudemment, prendre non-seulement une femme, mais autant de femmes que dit le caprice et le plaisir. Ah! c'est le fait d'un diablotin écolier, d'un diable à l'A B C; ou bien c'est le véritable Satan, le Satan docte et habile, mais garrotté par la main de Dieu de chaînes si puissantes qu'il n'a pu agir plus adroitement. C'est pour nous menacer tous et nous exhorter à craindre ses châtimens, avant qu'il ne laisse le champ libre à un diable savant qui nous attaquerait, non plus avec l'A B C, mais avec le véritable texte, le texte difficile. S'il fait de telles choses comme diablotin à l'école, que ne pourrait-il faire comme diable raisonnable, sage, savant, légiste, théologien?
»... Lorsque Dieu est en colère et qu'il nous prive de sa parole, nulle tromperie du diable n'est trop grossière. Les commencemens de Mahomet aussi furent grossiers; cependant, Dieu n'y mettant obstacle, il en est sorti un empire damnable et infâme, comme tout le monde sait. Si Dieu ne nous eût pas été en aide contre Münzer, il se fût élevé par lui un empire turc, comme celui de Mahomet. En somme: nulle étincelle n'est si petite, que Dieu y laissant souffler le diable, il n'en puisse sortir un feu qui dévore le monde, et que personne n'éteigne. La meilleure arme contre le diable c'est le glaive de l'esprit, la parole de Dieu; le diable est un esprit et il se moque des cuirasses, des chevaux et des cavaliers.
»Mais nos seigneurs évêques et princes, ne veulent pas souffrir que l'on prêche l'Évangile, et que, par la parole divine, l'on arrache les âmes au diable; ils pensent qu'il suffit d'égorger. De cette manière ils prennent au diable les corps, ils lui laissent les âmes; ils réussiront comme les Juifs, qui croyaient exterminer Christ en le crucifiant.....
»..... Ceux de Munster, entre autres blasphèmes, parlent de la naissance de Jésus-Christ, comme s'il ne venait pas (c'est leur langage) de la semence de Marie et que cependant il fût de la semence de David. Mais ils ne s'expliquent pas clairement. Le diable garde la bouillie ardente dans la bouche et ne fait que grommeler: mum, mum, voulant probablement dire pis. Toutefois ce que l'on comprend, c'est que, d'après eux, la semence ou la chair de Marie ne pourrait pas nous racheter. Eh bien! diable, grommèle et crache tant que tu voudras, le seul petit mot: né, renverse tout cela. Dans toutes les langues, sur toute la terre, on appelle né l'enfant de chair et de sang qui sort des entrailles de la femme, et non autre chose. Or l'Écriture dit partout que Jésus-Christ est né de sa mère Marie, qu'il est son fils premier né: ainsi Isaïe, Gabriel, et ailleurs: «Tu seras enceinte en ton corps,» etc. Mon cher, être enceinte ne signifie pas: être un tuyau par lequel il coule de l'eau (selon les blasphèmes de Manichée); mais cela veut dire qu'un enfant est pris de la chair et du sang de sa mère, qu'il est nourri en elle, qu'il y prend croissance, qu'il est à la fin mis au monde.
»L'autre proposition de ces gens, celle par laquelle ils condamnent le baptême des enfans et en font une chose païenne, est de même assez grossière. Ils regardent comme mauvais tout ce que les impies ont et donnent. Pourquoi donc alors ne tiennent-ils pas pour mauvais l'or, l'argent et les autres biens qu'ils ont pris aux impies dans Munster. Ils devraient faire de l'or et de l'argent tout neuf.....
»Leur méchant royaume est si visiblement un royaume de grossière imposture et de révolte qu'il n'est pas besoin d'en parler. J'en ai déjà trop dit: Je m'arrête.»[a29]
CHAPITRE III.
1536-1545.
Dernières années de la vie de Luther.—Polygamie du landgrave de Hesse, etc.
Les catholiques et les protestans réunis un instant contre les anabaptistes, n'en furent ensuite que plus ennemis[a30]. On parlait toujours d'un concile général; personne n'en voulait sérieusement. Le pape le redoutait, les protestans le récusaient d'avance.
«On m'écrit de la diète, que l'Empereur presse les nôtres de consentir à un concile, et qu'il se courrouce de leur refus. Je ne comprends pas ces monstruosités. Le pape nie que des hérétiques comme nous puissent avoir place à un concile: l'Empereur veut que nous consentions au concile et à ses décrets. C'est peut-être Dieu qui les rend fous... Mais voici sans doute leur folle combinaison. Comme jusqu'à présent ils n'ont pu, sous le nom du pape, de l'Église, de l'Empereur, des diètes, rendre redoutable leur mauvaise cause, ils pensent maintenant à se couvrir du nom de concile afin de pouvoir crier contre nous: que nous sommes des gens tellement perdus et désespérés que nous ne voulons écouter ni le pape, ni l'Église, ni l'Empereur, ni l'Empire, ni le concile même que nous avons tant de fois demandé. Voyez l'habileté de Satan contre ce pauvre sot de Dieu, qui aura sans doute de la peine à se tirer de piéges si bien dressés?... Non, c'est le Seigneur, qui se jouera de ceux qui se jouent de lui. S'il nous faut consentir à un concile ainsi disposé pour nous, pourquoi, il y a vingt-cinq ans, ne nous sommes-nous pas soumis au pape, seigneur des conciles, et à toutes ses bulles?» (9 juillet 1545.)
Ce concile aurait pu resserrer l'unité de la hiérarchie catholique, mais non rétablir celle de l'Église. Les armes devaient seules décider[a31]. Déjà les protestans avaient chassé les Autrichiens du Wurtemberg. Ils dépouillaient Henri de Brunswick, qui exécutait à son profit les arrêts de la chambre impériale. Ils encourageaient l'archevêque de Cologne à imiter l'exemple d'Albert de Brandebourg, en sécularisant son archevêché, ce qui leur eût donné la majorité dans le conseil électoral. Cependant il y eut encore quelques tentatives de conciliation. Des conférences s'ouvrirent à Worms et à Ratisbonne (1540—1541)[a32]. Elles furent aussi inutiles que celles qui les avaient précédées. Luther ne s'y trouva point et donna même peu d'attention à ces disputes qui de jour en jour prenaient un caractère plus politique que religieux.
«Il ne m'est rien venu de Worms, si ce n'est ce que m'écrit Mélanchton, qu'il s'y est réuni une telle multitude de doctes personnages de France, d'Italie, d'Espagne et d'Allemagne, que dans aucun synode pontifical on n'en pourra jamais voir un aussi grand nombre.» (27 novembre 1540.)
«J'ai reçu des nouvelles de Worms. Les nôtres procèdent avec force et sagesse, nos adversaires, comme gens sots et ineptes, n'usent que de ruses et de mensonges. On croirait voir Satan lui-même, quand se lève l'aurore, courir çà et là cherchant, sans pouvoir trouver, quelque sombre repaire pour échapper à cette lumière qui le poursuit.» (9 janvier 1541.)
Après une nouvelle conférence de théologiens des deux partis, on voulut avoir l'opinion de Luther sur dix articles dont on était convenu. «Notre prince apprenant que l'on venait directement à moi sans s'adresser à lui, accourut avec Pontanus, et tous deux arrangèrent la réponse à leur façon[a33].»
Quelques années auparavant, cette intervention du prince aurait soulevé l'indignation de Luther. Ici il en parle sans colère, le dégoût et la lassitude commencent à s'emparer de lui. Il voit bien qu'en travaillant à rétablir l'Évangile dans sa pureté primitive, il n'a fait que fournir aux puissans du siècle les moyens de satisfaire leurs ambitions terrestres, et qu'ils font chaque jour bon marché de son Christ.
«Notre excellent prince m'a donné à lire les conditions qu'il veut proposer pour avoir la paix avec l'Empereur et nos adversaires. Je vois qu'ils regardent toute cette affaire comme une comédie qui se joue entre eux, tandis que c'est une tragédie entre Dieu et Satan, où Satan triomphe et où Dieu est humilié[a34]. Mais viendra la catastrophe où le Tout-Puissant, auteur de cette tragédie, nous donnera la victoire. Je suis indigné qu'on se joue ainsi de si grandes choses[a35].» (4 avril 1541.)
Nous avons vu de bonne heure dans quelle triste dépendance la Réforme s'était trouvée à l'égard des princes qui la protégeaient; Luther eut le temps de voir les conséquences où cette dépendance devait aboutir. Ces princes, c'étaient des hommes; il fallut les servir, non-seulement comme princes, mais comme hommes, dans leurs caprices, dans les besoins de leur humanité. De là, des concessions qui sans être contraires aux principes de la Réforme, semblèrent peu honorables aux réformateurs.
Le chef le plus belliqueux du parti protestant, l'impétueux et colérique landgrave de Hesse, fit représenter à Luther et aux ministres que sa santé ne lui permettait pas de se contenter d'une femme. Les instructions qu'il donna à Bucer[r13] pour négocier cette affaire avec les théologiens de Wittemberg, sont un curieux mélange de sensualité, de craintes religieuses et de naïveté hardie.
«Depuis mon mariage, écrit-il, je vis dans l'adultère et la fornication; et comme je ne veux point abandonner cette vie, je ne puis m'approcher de la Sainte-Table; car saint Paul a dit que l'adultère ne possèdera pas le royaume des cieux.» Il énumère ensuite les raisons qui le forcent à vivre ainsi. «Ma femme, dit-il, n'est ni belle, ni aimable; elle sent mauvais, elle boit, et mes chambellans savent bien comment elle se comporte alors, etc.»—Je suis d'une forte complexion, les médecins peuvent le témoigner, souvent je vais aux diètes impériales. «Ubi lautè vivitur et corpus curatur; quomodo me ibi gerere queam absque uxore, cùm non semper magnum gynæceum mecum ducere possim?...» Comment puis-je punir la fornication et les autres crimes, lorsque moi-même je m'en rends coupable, lorsque tous pourraient me dire: Maître, commence par toi... Si nous prenions les armes pour la cause de l'Évangile, je ne le ferais qu'avec une conscience troublée, car je me dirais: Si tu meurs en cette guerre, tu vas au démon... J'ai lu avec soin l'Ancien et le Nouveau Testament, et je n'y ai trouvé d'autre remède que de prendre une seconde femme, car je ne puis, ni ne veux changer la vie que je mène. Je l'atteste par-devant Dieu, ce qu'Abraham, Jacob, David, Lamech et Salomon ont fait, pourquoi ne le puis-je faire?» Cette question de la polygamie avait été agitée déjà dans les premières années du protestantisme; on la trouvait partout dans l'Écriture à laquelle la Réforme disait vouloir ramener le monde. Les réformateurs considéraient d'ailleurs le mariage ut res politica, et sujette aux réglemens du prince. En présence de cette question, Luther recula d'abord; la chose lui répugnait, mais il n'osait condamner l'Ancien Testament. D'ailleurs la doctrine que le Landgrave invoquait, était précisément celle que Luther avait adoptée en principe dès les commencemens de la Réforme, quoiqu'il ne conseillât pas de la pratiquer; il avait écrit en 1524: «Il faut que le mari soit certain par sa propre conscience et par la parole de Dieu, que la polygamie lui est permise. ..... Pour moi, j'avoue que je ne puis mettre d'opposition à ce qu'on épouse plusieurs femmes, et que cela ne répugne pas à l'Écriture sainte. Cependant je ne voudrais pas que cet exemple s'introduisît parmi les chrétiens, à qui il convient de s'abstenir même de ce qui est permis, pour éviter le scandale et pour maintenir l'honestas que saint Paul exige en toute occasion. Il est tout-à-fait indigne d'un chrétien de courir avec tant d'ardeur pour son propre avantage jusqu'aux dernières limites de la liberté, et de négliger pourtant les choses les plus vulgaires et les plus nécessaires de la charité. Aussi je n'ai point voulu, dans mon sermon, ouvrir cette fenêtre.» (13 janvier 1524.)
«La polygamie permise autrefois aux Juifs et aux gentils, ne peut, d'après la foi, exister chez les chrétiens si ce n'est dans un cas d'absolue nécessité, comme quand on est obligé de se séparer de sa femme lépreuse, etc. Tu diras donc à ces hommes de chair que s'ils veulent être chrétiens, il leur faut maîtriser la chair et ne point lui lâcher la bride. S'ils veulent être gentils, qu'ils le soient, mais à leurs risques et périls.» (21 mars 1527.)
Un jour Luther demanda au docteur Basilius si, d'après les lois, le mari dont la femme aurait quelque maladie incurable, et serait, pour ainsi dire, plus morte que vivante, pourrait être autorisé à prendre une concubine. Le docteur Basilius ayant répondu que dans certains cas, cette permission serait probablement accordée, Luther dit: «C'est là une chose dangereuse, car si l'on admet les cas de maladie, l'on pourrait venir chaque jour inventer de nouvelles raisons de dissoudre les mariages.» (1539).
Le message du Landgrave jeta Luther dans un grand embarras. Tout ce qu'il y avait de théologiens protestans à Wittemberg, se réunit pour dresser une réponse; on résolut de composer avec ce prince. On lui accorda le double mariage, mais à condition que sa seconde femme ne serait point reconnue publiquement. «Votre Altesse comprend assez d'elle-même la différence qu'il y a d'établir une loi universelle ou d'user de dispense en un cas particulier pour de pressantes raisons. Nous ne pouvons introduire publiquement et sanctionner comme par une loi la permission d'épouser plusieurs femmes... Nous prions Votre Altesse de considérer dans quel danger serait un homme convaincu d'avoir introduit en Allemagne une telle loi, qui diviserait les familles et les engagerait en des procès éternels..... Votre Altesse est d'une complexion faible, elle dort peu; de grands ménagemens lui sont nécessaires... Le grand Scanderbeg exhortait souvent ses soldats à la chasteté, disant qu'il n'y avait rien de si nuisible à leur profession que le plaisir de l'amour... Qu'il plaise donc à Votre Altesse d'examiner sérieusement les considérations du scandale, des travaux, des soins, des chagrins et des infirmités qui lui ont été représentées... Si cependant Votre Altesse est entièrement résolue d'épouser une seconde femme, nous jugeons qu'elle doit le faire secrètement... Fait à Wittemberg, après la fête de saint Nicolas, de l'an 1539[a36]. Martin Luther, Philippe Melanchton, Martin Bucer, Antoine Corvin, Adam, Jean Lening, Justin Wintfert, Dyonisius Melanther.»
C'était une chose dure que de forcer Luther qui, comme théologien et père de famille, tenait à la sainteté du mariage, de déclarer qu'en vertu de l'Ancien Testament, deux femmes pouvaient s'asseoir avec leurs jalousies et leurs haines au même foyer domestique. Cette croix, il la sentit douloureusement. «Quant à l'affaire macédonique, ne t'en afflige pas trop, puisque les choses en sont venues au point que ni joie ni tristesse n'y peuvent rien. Pourquoi nous tuer nous-mêmes? pourquoi souffrir que la tristesse nous ôte la pensée de celui qui a vaincu toutes les morts et toutes les tristesses? Celui qui a vaincu le diable et jugé le prince de ce monde, n'a-t-il pas en même temps jugé et vaincu ce scandale?... A leurs yeux, nos vertus sont des vices quand nous n'adorons point Satan avec eux. Que Satan triomphe donc, et n'en concevons ni chagrin, ni tristesse; mais réjouissons-nous en Christ, qui brisera les efforts de tous nos ennemis.» (18 juin 1540).
Il semble qu'il ait espéré, pour éviter ce scandale, l'intervention de l'Empereur.
«Si César et l'Empire le voulaient, comme ils seront forcés de le vouloir, ils feraient bientôt cesser par un édit ce scandale, afin que cela ne puisse devenir pour l'avenir un droit ou un exemple.»
Depuis cette époque, les lettres de Luther, comme celles de Mélanchton, sont pleines de dégoût et de tristesse[a37].
Quelqu'un demandant à Luther de l'appuyer par une lettre près de la cour de Dresde, Luther lui répond qu'il a perdu tout crédit, toute influence. Dans les lettres précédentes, il se trouve parfois des expressions amères contre cette cour. Mundana illa caula.
«J'assisterai à tes noces, mon cher Lauterbach, mais en esprit et par la prière. Car que j'y aille de corps, ce n'est pas seulement la multitude des affaires qui m'en empêche, mais le danger d'offenser ces mamelucks et la reine de ce royaume (la duchesse Catherine de Saxe?); car qui n'est offensé de la folie de Luther?»
«Tu me demandes, mon cher Jonas, de t'écrire de temps à autre quelques mots de consolation. Mais c'est moi plus que personne qui ai besoin que tes lettres viennent rendre quelque vie à mon esprit, moi qui comme Loth ai tant à souffrir au milieu de cette infâme et satanique ingratitude, de cet horrible mépris de la parole du Seigneur. Il faut que je voie Satan posséder les cœurs de ceux qui croient qu'à eux seuls sont réservées les premières places dans le royaume de Christ!»
Les protestans commençaient déjà à se relâcher de leur sévérité. On rouvrait les maisons de débauches. Il vaudrait mieux, dit Luther, ne pas avoir chassé Satan que de le ramener en plus grande force. (13 septembre 1540.)
«Le pape, l'Empereur, le Français, Ferdinand, ont envoyé auprès du Turc, pour demander la paix, une ambassade magnifique chargée de riches présens. Et ce qu'il y a de plus beau, c'est que pour ne pas blesser les yeux des Turcs, ils ont tous quitté le costume de leur pays, et se sont parés de longues robes à la mode turque... J'espère que ce sont les signes bienheureux de la fin imminente de toutes choses.» (17 juillet 1745.)
A Jonas. «Je te dis à l'oreille que j'ai de grands soupçons qu'on nous enverra seuls, nous autres luthériens, à la guerre contre le Turc. Le roi Ferdinand a enlevé de Bohême l'argent de la guerre, et a défendu qu'on fît partir un seul soldat. L'Empereur ne fait rien. Et si c'était leur dessein que nous fussions exterminés par le Turc?» (29 décembre 1542.)
«Rien de nouveau ici, sinon que le margrave de Brandebourg se fait une mauvaise réputation par tout le monde au sujet de la guerre de Hongrie. Ferdinand n'en a pas une meilleure. Je vois un concours de tant de motifs et de très vraisemblables, que je ne puis m'empêcher de croire que tout cela indique une horrible et funeste trahison.» (26 janvier 1542.)
«Je le demande, qu'arrivera-t-il enfin de cette horrible trahison des princes et des rois?» (16 décembre 1543.)
«Puisse Dieu nous venger des incendiaires (presque tous les mois il parle d'incendies qui ont lieu à Wittemberg)! Satan a trouvé un nouveau moyen de nous tuer. On jette du poison dans le vin, du plâtre dans le lait[a38]. A Iéna, douze personnes ont été empoisonnées dans du vin. Peut-être sont-elles mortes seulement pour avoir trop bu. Cependant on assure qu'à Magdebourg et à Northuse, on a trouvé des marchands vendant du lait empoisonné.» (avril 1541.) Dans une des lettres suivantes, il fait mention d'une histoire d'hosties empoisonnées.—A Amsdorf, à l'occasion de la peste de Magdebourg. «Ce que tu me mandes de la frayeur que l'on a aujourd'hui de la peste, j'en ai fait aussi l'épreuve il y a quelques années; et je m'étonne de voir que, plus se répand la prédication de la vie en Jésus-Christ, plus augmente dans le peuple la peur de la mort, soit qu'auparavant, sous le règne du pape, un faux espoir de vie diminuât pour eux la crainte de la mort, et que maintenant la véritable espérance de vie étant mise devant leurs yeux, ils sentent combien la nature est faible pour croire au vainqueur de la mort, soit que Dieu nous tente par ces faiblesses et laisse prendre à Satan, au milieu de cette frayeur, plus de hardiesse et de force. Tant que nous avons vécu dans la foi du pape, nous étions comme des gens ivres, endormis ou fous, prenant la mort pour la vie, c'est-à-dire ignorant ce que c'est que la mort et la colère de Dieu. Maintenant que la lumière a brillé et que la colère de Dieu nous est mieux connue, la nature est sortie du sommeil et de la folie. De là vient qu'ils ont plus de peur qu'autrefois... J'ajoute et j'applique ici ce passage du psaume LXXI: Ne me rejetez pas dans le temps de ma vieillesse; lorsque ma force succombera, ne m'abandonnez pas. Car je pense que ce temps suprême est la vieillesse du Christ et le temps de l'abattement, c'est-à-dire que c'est le grand et dernier assaut du diable, comme David, dans ses derniers jours, affaibli par l'âge, eût été tué par le géant, si Abisaï ne fût venu à son aide... J'ai appris presque toute cette année à chanter avec saint Paul: Quasi mortui et ecce vivimus. Et ailleurs: Per gloriam vestram quotidiè morior. Et quand il dit aux Corinthiens, In mortibus frequenter, ce n'a pas été chez lui spéculation ou méditation sur la mort, mais sentiment de la mort elle-même, comme s'il n'y avait plus d'espérance de vie.» (20 novembre 1538.)
«J'espère qu'au milieu du déchirement du monde, le Christ va hâter son jour et fera écrouler l'univers, Ut fractus illabatur orbis.» (12 février 1538.)
LIVRE IV.
1530-1546.
CHAPITRE PREMIER.
Conversations de Luther.—La famille[a39], la femme[a40], les enfans. La nature.
Arrêtons-nous dans cette triste histoire des dernières années de la vie publique. Réfugions-nous, comme Luther, dans la vie privée; asseyons-nous à sa table, à côté de sa femme, au milieu de ses enfans et de ses amis; écoutons les paroles graves du pieux et tendre père de famille[a41].
«Celui qui insulte les prédicateurs et les femmes ne réussira pas bien[r14]. C'est des femmes que viennent les enfans par quoi se maintient le gouvernement de la famille et de l'état. Qui les méprise, méprise Dieu et les hommes.
»Le droit saxon est trop dur, lorsqu'il donne seulement à la veuve un siége et une quenouille[r15]. Par le premier mot, il faut entendre la maison; par le second, l'entretien, la subsistance. On paie bien un valet. Que dis-je? on donne plus à un mendiant.
»Il n'y a point de doute que les femmes en mal d'enfant, qui meurent dans la foi, sont sauvées, parce qu'elles meurent dans la charge et la fonction pour laquelle Dieu les a créées[r16].
»C'est l'usage dans les Pays-Bas, que chaque nouveau et jeune prêtre se choisisse une petite fille qu'il tient pour sa fiancée, et cela, pour honorer le saint état du mariage.»
On disait à Luther[r17]: Si un prédicateur chrétien doit souffrir la prison et la persécution pour l'amour de la parole, ne doit-il pas, à plus forte raison, se passer du mariage? Il répondit à cela: «Il est plus facile de supporter la prison que de brûler: je l'ai éprouvé moi-même. Plus je macérais mon corps, plus je tâchais de le dompter, et plus je brûlais. Quand on aurait le don de rester chaste dans le célibat, on doit encore se marier pour faire dépit au pape... Si j'étais mort à l'improviste, j'aurais voulu pour honorer le mariage, faire venir à mon lit de mort une pieuse fille que j'aurais prise comme épouse, et à laquelle j'aurais donné deux gobelets d'argent pour don de noces et présent de lendemain (morgengabe).»
Lettre à un ami qui lui demande conseil pour se marier[r18]: «Si tu brûles, il faut prendre femme... Tu voudrais bien en avoir une, belle, pieuse et riche. Très bien, mon cher; on t'en donnera une en peinture, avec des joues roses et des jambes blanches. Ce sont aussi les plus pieuses; mais elles ne valent rien pour la cuisine ni pour le lit... Se lever de bonne heure et se marier jeune, personne ne s'en repentira.
»Il n'est guère plus possible de se passer de femme que de boire ou de manger[r19]. Conçu, nourri, porté dans le corps des femmes, notre chair est à elles dans sa plus grande partie, et il nous est impossible de nous en séparer tout-à-fait.
»Si j'avais voulu faire l'amour, il y a treize ans, j'aurais pris Ave Schonfeldin, qui est aujourd'hui au docteur Basilius, le médecin de Prusse. Je n'aimais pas alors ma Catherine; je la soupçonnais d'être fière et hautaine; mais il a plu ainsi à Dieu; il a voulu que j'eusse pitié d'elle, et cela m'a fort bien tourné; Dieu soit loué!
»La plus grande grâce de Dieu est d'avoir un bon et pieux époux, avec qui vous viviez en paix, à qui vous puissiez confier tout ce que vous avez, même votre corps et votre vie, et avec qui vous ayez de petits enfans[r20]. Catherine, tu as un homme pieux qui t'aime, tu es une impératrice. Grâce soit rendue à Dieu!»
Quelqu'un excusait ceux qui courent après les filles, le docteur Luther répondit: «Qu'ils sachent que c'est mépriser le sexe féminin. Ils abusent des femmes qui n'ont pas été créées pour cela. C'est une grande chose qu'une jeune fille puisse toujours être aimée; le diable le permet rarement... Elle disait bien, mon hôtesse d'Eisenach, quand j'y étais aux écoles: Il n'est sur terre chose plus douce que d'être aimé d'une femme.»
«Au jour de la Saint-Martin, anniversaire de la naissance du docteur Martin Luther, maître Ambrosius Brend vint lui demander sa nièce...[r21] Un jour qu'il les surprit dans un entretien secret, il se mit à rire, et dit: «Je ne m'étonne pas qu'un fiancé ait tant à dire à sa fiancée; pourraient-ils se lasser jamais? Mais on ne doit point les gêner; ils ont privilége par dessus Droit et Coutume.»—En la lui accordant, il dit ces paroles: «Monsieur et cher ami, je vous présente cette jeune fille telle que Dieu me l'a donnée dans sa bonté. Je la remets entre vos mains; Dieu vous bénisse, de sorte que votre union soit sainte et heureuse!»
Le docteur Martin Luther était à la noce de la fille de Jean Luffte[r22]. Après le souper, il conduisit la mariée au lit, et dit à l'époux, que d'après le commun usage il devait être le maître dans la maison... quand la femme n'y était pas; et pour signe, il ôta un soulier à l'époux et le mit sur le ciel du lit, afin qu'il prît ainsi la domination et le gouvernement.
«Fais comme moi, cher compagnon, quand je voulus prendre ma Catherine, je priai notre Seigneur, mais je priai sérieusement. Fais-en autant, tu n'as pas encore sérieusement prié.»
En 1541, Luther fut un jour extrêmement gai et enjoué à table[r23]. «Ne vous scandalisez pas de me voir de si bonne humeur, dit-il à ses amis, j'ai reçu aujourd'hui beaucoup de mauvaises nouvelles et je viens de lire une lettre très violente contre moi. Nos affaires vont bien, puisque le diable tempête si fort.»
Il riait du bavardage de sa femme, et lui demandait si, avant de prêcher si bien, elle avait dit un Pater. Si elle l'eût fait, Dieu lui aurait sans doute défendu de prêcher.
«Si je devais encore faire l'amour, je voudrais me tailler dans la pierre une femme obéissante; sans cela je désespère d'en trouver.
»La première année du mariage, on a d'étranges pensées[r24]. Si on est à table, on se dit: Auparavant tu étais seul; aujourd'hui tu es à deux (Selbander). Au lit, si l'on s'éveille, on voit une autre tête à côté de soi. Dans la première année, ma Catherine se tenait assise à côté de moi quand j'étudiais, et comme elle ne savait que dire, elle me demandait: «Seigneur docteur, en Prusse, le maître-d'hôtel n'est-il pas frère du margrave?»
»Il ne faut pas mettre d'intervalle entre les fiançailles et les noces... Les amis mettent des obstacles, comme il m'est arrivé avec maître Philippe et pour le mariage d'Eisleben (Agricola). Tous mes meilleurs amis criaient: Point celle-là, mais une autre.»
Lucas Cranach l'aîné avait fait le portrait de la femme de Luther[r25]. Lorsque le tableau fut suspendu à la muraille et que le docteur le vit: «Je veux, dit-il, faire peindre aussi un homme, envoyer à Mantoue les deux portraits pour le concile, et demander aux saints pères s'ils n'aimeraient pas mieux l'état du mariage, que le célibat des ecclésiastiques.»
«... Un signe certain que Dieu est ennemi de la papauté, c'est qu'il lui a refusé cette bénédiction du fruit corporel (la génération des enfans...).
»Quand Ève fut amenée devant Adam, il devint plein du Saint-Esprit et lui donna le plus beau, le plus glorieux des noms; il l'appela Eva, c'est-à-dire la mère de tous les vivans; il ne l'appela point sa femme, mais la mère, la mère de tous les vivans. C'est là la gloire et l'ornement le plus précieux de la femme: elle est Fons omnium viventium, la source de toute vie humaine. Cette parole est brève, mais ni Démosthènes ni Cicéron n'aurait pu dire ainsi. C'est le Saint-Esprit lui-même qui parle ici par notre premier père, et comme il a fait un si noble éloge du mariage, il est juste que nous couvrions et cachions ce qu'il y a de fragile dans la femme[a42]. Jésus-Christ, le fils de Dieu, n'a pas non plus méprisé le mariage; il est lui-même né d'une femme, ce qui est un grand éloge du mariage.»
«On trouve l'image du mariage dans toutes les créatures, non-seulement dans les animaux de la terre, de l'air et des eaux, mais encore dans les arbres et les pierres[r26]. Tout le monde sait qu'il est des arbres, tels que le pommier et le poirier, qui sont comme mari et femme, qui se demandent réciproquement, et qui prospèrent mieux quand ils sont plantés ensemble. Parmi les pierres on remarque la même chose, surtout dans les pierres précieuses, le corail, l'émeraude et autres. Le ciel est aussi le mari de la terre. Il la vivifie par la chaleur du soleil, la pluie et le vent, et lui fait ainsi porter toutes sortes de plantes et de fruits.»
Les petits enfans du docteur se tenaient debout devant la table[r27], en regardant avec bien de l'attention les pêches qui étaient servies; le docteur se mit à dire: «Qui veut voir l'image d'une âme qui jouit dans l'espérance, la trouvera bien ici. Ah! si nous pouvions attendre avec autant de joie la vie à venir!»
On amena au docteur sa petite fille Magdalena[r28], pour qu'elle chantât à son cousin le chant qui commence ainsi: Le pape invoque l'Empereur et les rois, etc. Mais elle ne le voulut point, quoique sa mère l'en priât fort. Le docteur dit à ce sujet: «Rien de bien par force. Sans la grâce, il ne résulte rien de bon des œuvres de la loi.»
«Servez le Seigneur avec crainte et réjouissez-vous avec tremblement[r29]. Il n'y a pas là, pour moi, de contradiction. C'est ce que mon petit Jean fait à l'égard de son père. Mais je ne puis en faire autant à l'égard de Dieu. Si je suis à ma table, et que j'écrive ou que je fasse autre chose, Jean me chante une petite chanson; s'il chante trop haut et que je l'avertisse, il continue, mais en lui-même et avec quelque crainte. Dieu veut aussi que nous soyons toujours gais, mais d'une gaîté mêlée de crainte et de réserve.»
Au premier jour de l'an[r30], un petit enfant du docteur pleurait et criait, au point que personne ne pouvait le calmer: le docteur avec sa femme en fut triste et chagriné une grande heure, ensuite il dit: «Tels sont les désagrémens et les charges du mariage... C'est pour cela qu'aucun des Pères n'a rien écrit de remarquablement bon à ce sujet. Jérôme a parlé assez salement, je dirais presque anti-chrétiennement, du mariage, etc. Au contraire saint Augustin...»
Après qu'il eut joué avec sa petite Magdalena[r31], sa femme lui donna le plus jeune de ses enfans, et il dit: «Je voudrais être mort à l'âge de cet enfant; j'aurais bien renoncé à tout l'honneur que j'ai et que je puis obtenir encore en ce monde.» Et comme l'enfant l'eut sali, il dit: «Oh! combien notre Seigneur doit en souffrir de nous plus qu'une mère de son enfant!»
Il disait à son petit enfant[r32]: «Tu es l'innocent petit fou de notre Seigneur, sous la grâce et non sous la loi. Tu es sans crainte, sans inquiétude; tout ce que tu fais est bien fait.»
«Les enfans sont les plus heureux[r33]. Nous autres vieux fous nous nous tourmentons et nous affligeons par nos éternelles disputes sur la parole. «Est-ce vrai? Est-ce possible? Comment est-ce possible?» nous demandons-nous sans cesse... Les enfans, dans la simplicité et la pureté de leur foi, ont la certitude et ne doutent en rien de ce qui fait leur salut... Pour être sauvés, nous devons, à leur exemple, nous en remettre à la simple parole. Mais le diable, pour nous empêcher, nous jette sans cesse quelque chose en travers. C'est pourquoi le mieux c'est de mourir sans différer et de nous en aller vite sous terre.»
Une autre fois que son petit enfant Martin prenait le sein de sa mère, le docteur dit[r34]: «Cet enfant, et tout ce qui m'appartient, est haï du pape et du duc George, haï de leurs partisans, haï des diables. Cependant tous ces ennemis n'inquiètent guère le cher enfant, il ne s'inquiète pas de ce que tant et de si puissans seigneurs lui en veulent, il suce gaîment la mamelle, regarde autour de lui en riant tout haut, et les laisse gronder tant qu'ils veulent.»
Comme maître Spalatin et maître Lenhart Beier, pasteur de Zwickaw, étaient chez le docteur Martin Luther[r35], il jouait bonnement avec son petit enfant Martin, qui babillait et caressait tendrement sa poupée. Le docteur dit: «Telles étaient nos pensées dans le Paradis, simples et naïves; innocentes, sans méchanceté ni hypocrisie; nous eussions été véritablement comme cet enfant quand il parle de Dieu et qu'il en est si sûr.»
«Quels ont dû être les sentimens d'Abraham, lorsqu'il a consenti à sacrifier et égorger son fils unique[r36]? Il n'en aura rien dit à Sara. La chose lui eût trop coûté. Vraiment, je disputerais avec Dieu, s'il m'imposait et m'ordonnait une telle chose.» Alors la femme du docteur prit la parole et dit: «Je ne puis croire que Dieu demande à personne qu'il égorge son enfant.»
«Ah, combien mon cœur soupirait après les miens, lorsque j'étais malade à la mort dans mon séjour à Smalkalde. Je croyais que je ne reverrais plus ma femme ni mes petits enfans[a43]; que cette séparation me faisait de mal!... Il n'est personne assez dégagé de la chair pour ne pas sentir ce penchant de la nature. C'est une grande chose que le lien et la société qui unissent l'homme et la femme!»
Il est touchant de voir comme tout ramenait Luther à des réflexions pieuses sur la bonté de Dieu, sur l'état de l'homme avant sa chute, sur la vie à venir[r37]. Ainsi une belle branche chargée de cerises que le docteur Jonas met sur table, la joie de sa femme qui sert des poissons du petit étang de leur jardin, la simple vue d'une rose, etc. Le 9 avril 1539, le docteur se trouvait dans son jardin et regardait attentivement les arbres tout brillans de fleurs et de verdure[r38]. Il dit avec admiration: «Gloire à Dieu qui de la créature morte fait ainsi sortir la vie au printemps. Voyez ces rameaux, comme ils sont forts et gracieux; ils sont déjà tout gros de fruits. Voilà une belle image de la résurrection des hommes. L'hiver est la mort et l'été la résurrection. Alors tout revit, tout est verdoyant.»
«Philippe et moi, nous sommes accablés d'affaires et d'embarras. Moi qui suis vieux et emeritus, j'aimerais mieux maintenant prendre un plaisir de vieillard dans les jardins, à contempler les merveilles de Dieu dans les arbres, les fleurs, les herbes, les oiseaux, etc.; c'est ce plaisir et ce loisir qui me reviendraient, si mes péchés ne m'avaient mérité d'en être privé par ces affaires importunes et souvent inutiles.» (8 avril 1538.)
Le 18 avril 1539, sur le soir, il y eut un orage très fort, suivi d'une pluie bienfaisante qui rendit la verdure à la terre et aux arbres[r39]. Le docteur Martin dit en regardant le ciel: «Voilà un beau temps! Tu nous l'accordes, ô mon Dieu! à nous qui sommes si ingrats, si pleins de méchanceté et d'avarice. Tu es un Dieu de bonté. Ce n'est pas là une œuvre de Satan; non, c'est un tonnerre bienfaisant qui ébranle la terre et l'ouvre pour lui faire porter des fruits et répandre un parfum semblable à celui que répand la prière du chrétien pieux.»
Un autre jour, sur la route de Leipzig, le docteur voyant la plaine couverte de blés superbes, se mit à prier avec ferveur; il disait: «O Dieu de bonté, tu nous donnes une année heureuse! Ce n'est pas à cause de notre piété; c'est pour glorifier ton saint nom. Fais, ô mon Dieu, que nous nous amendions et que nous croissions dans ta parole! Tout en toi est miracle. Ta voix fait sortir de la terre, et même du sable aride, ces plantes et ces épis si beaux qui réjouissent la vue. O mon père, donne à tous tes enfans leur pain quotidien!»
«Supportons les difficultés qui accompagnent nos fonctions, avec égalité d'âme, et attendons secours du Christ[r40]. Considère, dans ces violettes et ces pensées que tu foules en te promenant sur la lisière de nos jardins, un emblème de notre condition. Nous consolons le peuple (?) lorsque nous remplissons l'Église; il y a là la robe de pourpre, la couleur des afflictions, mais au fond la fleur d'or rappelle la foi qui ne se flétrit pas.»
Un soir le docteur Martin Luther voyait un petit oiseau perché sur un arbre et s'y posant pour passer la nuit[r41]; il dit: «Ce petit oiseau a choisi son abri et va dormir bien paisiblement; il ne s'inquiète pas, il ne songe point au gîte du lendemain; il se tient bien tranquille sur sa petite branche, et laisse Dieu songer pour lui.»
Vers le soir, vinrent deux oiseaux qui faisaient un nid dans le jardin du docteur[r42]. Ils étaient souvent effrayés dans leur vol par ceux qui passaient. Il se mit à dire: «Ah! cher petit oiseau, ne fuis point, je te souhaite du bien de tout mon cœur; si tu pouvais seulement me croire! C'est ainsi que nous refusons de nous confier en Dieu, qui bien loin de vouloir notre perte, a donné pour nous son propre fils.»[a44]
CHAPITRE II.
La Bible.—Les Pères.—Les Scolastiques.—Le Pape.—Les Conciles.
Le docteur Martin Luther avait écrit avec de la craie, sur le mur qui se trouvait derrière son poêle, les paroles suivantes (Luc, XVI): «Qui est fidèle dans la plus petite chose, sera fidèle dans la plus grande. Qui est infidèle dans le petit sera infidèle dans le grand.»
«Le petit enfant Jésus (il le montrait peint sur la muraille), dort encore dans les bras de Marie, sa mère[r43]. Il se réveillera un jour et nous demandera compte de ce que nous avons fait.»
Luther se faisant un jour couper les cheveux et faire la barbe en présence du docteur Jonas, dit à celui-ci: «Le péché originel est en nous comme la barbe. On la coupe aujourd'hui, nous avons le visage frais, et demain elle repousse et ne cesse de pousser jusqu'à ce que nous soyons sous terre. De même le péché originel ne peut être extirpé en nous; il remue tant que nous vivons. Néanmoins nous devons lui résister de toutes nos forces et le couper sans relâche.»
«La nature humaine est si corrompue qu'elle n'éprouve pas même le désir des choses célestes. Elle est comme l'enfant nouveau-né à qui l'on aurait beau promettre tous les trésors et tous les plaisirs de la terre: il n'en a nul souci et ne connaît que le sein de sa mère. De même, quand l'Évangile nous parle de la vie éternelle que Jésus-Christ nous a promise, nous sommes sourds à ses paroles divines, nous nous engourdissons dans la chair, et nous n'avons que des pensées frivoles et périssables. La nature humaine n'a pas l'intelligence, pas même le sentiment, de ce mal mortel qui l'accable.»
«Dans les choses divines, le Père est la grammaire, car il donne les mots, il est la source d'où coulent les bonnes, pures et belles paroles que l'on peut prononcer[r44]. Le Fils est la dialectique: il donne la disposition, la manière de placer les choses dans un bel ordre, de sorte qu'elles suivent et résultent les unes des autres. Le Saint-Esprit est la rhétorique: Il sait bien exposer, pousser les choses et les étendre, donner la vie et la force, de manière à faire impression et saisir les cœurs.
»La Trinité se retrouve dans toute la création. Dans le soleil, il y a la substance, l'éclat et la chaleur; dans les fleuves, la substance, le cours et la puissance. De même dans les arts. Dans l'astronomie, le mouvement, la lumière et l'influence; dans la musique, les trois notes re, mi, fa, etc. Les scolastiques ont négligé ces signes importans, pour s'attacher à des niaiseries.
»Le décalogue est la doctrina doctrinarum[a45], le symbole l'historia historiarum, le pater historia historiarum, le pater oratio orationum, les sacremens ceremoniæ ceremoniarum[r45].»
On demandait au docteur Martin Luther si pendant la domination du pape, les gens qui n'ont pas connu cette doctrine de l'Évangile que nous avons aujourd'hui, grâce à Dieu, avaient pu être sauvés[r46]. Il répondit: «Je n'en sais rien; à moins que je ne pense que le baptême a pu produire cet effet. J'ai vu beaucoup de moines auxquels on a présenté la croix de Christ à leur lit de mort, comme c'était alors l'usage. Ils peuvent avoir été sauvés par leur foi en ses mérites et ses souffrances.
»Cicéron est bien supérieur à Aristote dans sa morale[r47]. Cicéron était un homme sage et laborieux qui a beaucoup fait et beaucoup souffert. J'espère que notre Seigneur sera clément pour lui et pour ceux qui lui ressemblent, quoiqu'il ne nous appartienne pas d'en parler avec certitude. Que Dieu ne puisse faire des exceptions et établir une distinction entre les païens, c'est ce qu'on ne pourrait dire. Il y aura un nouveau ciel et une nouvelle terre bien plus larges et plus vastes que ceux d'aujourd'hui[a46].»
On demandait à Luther si l'offensé devait aller jusqu'à demander pardon à l'offenseur[r48]. Il répondit: «Non, Jésus-Christ ne l'a pas fait lui-même, il ne l'a pas commandé. Il suffit qu'on pardonne les offenses dans son cœur, qu'on les pardonne, publiquement, s'il y a lieu, et qu'on prie pour celui qui les a commises. J'étais moi-même allé une fois demander pardon à deux personnes qui m'avaient offensé, M. E. et D. H. S. (maître Eisleben [Agricola] et le docteur Jérôme Schurf?); mais par hasard ni l'un ni l'autre ne fut chez lui, et depuis je n'y suis pas retourné. Je remercie Dieu maintenant qu'il ne m'ait point permis de faire comme je voulais.»
Le docteur Martin Luther soupirait un jour en pensant aux perturbateurs et aux sectaires qui méprisaient la parole de Dieu[r49]. «Ah! disait-il, si j'étais un grand poète, je voudrais écrire un chant, un poème magnifique sur l'utilité et l'efficacité de la parole divine. Sans elle..... Pendant plusieurs années je lisais la Bible deux fois par an; c'est un grand et puissant arbre dont chaque parole est un rameau, je les ai secoués tous, tant j'étais curieux de savoir ce que chaque branche portait, ce qu'elle pouvait donner, et j'en faisais tomber chaque fois une couple de poires ou de pommes.
»Autrefois sous la papauté, on faisait des pélerinages[a47] pour visiter les saints[r50][a48]. On allait à Rome, à Jérusalem, à Saint-Jacques de Compostelle, pour l'expiation de ses péchés. Aujourd'hui nous pouvons faire des pélerinages chrétiens dans la foi. Quand nous lisons avec soin les prophètes[a49], les psaumes et les évangiles, nous allons, non pas par la ville sainte, mais par nos pensées et nos cœurs, jusqu'à Dieu. C'est là visiter la véritable terre promise et le paradis de la vie éternelle.»
«Que sont les saints en comparaison du Christ[r51]? rien de plus que les petites gouttes de la rosée des nuits sur la tête de l'Époux et dans les boucles de sa chevelure.»
Luther n'aimait pas qu'on insistât sur les miracles. Il regardait ce genre de preuves comme secondaire. «Les preuves convaincantes sont dans la parole de Dieu. Nos adversaires lisent la Bible traduite beaucoup plus que les nôtres. Je crois que le duc George l'a lue avec plus de soin que tous ceux de la noblesse qui tiennent pour nous. Il dit à quelqu'un: «Pourvu que le moine achève de traduire la Bible, il peut partir ensuite quand il voudra.»
Le docteur Luther disait que Mélanchton l'avait forcé de traduire le Nouveau Testament.
«Que nos adversaires s'emportent et fassent rage[r52]. Dieu n'a pas opposé un mur de pierre aux vagues de la mer, ni une montagne d'acier. Il a suffi d'un rivage, d'une digue de sable.
»J'ai beaucoup lu la Bible dans ma jeunesse pendant que j'étais moine. Mais cela ne servait à rien, je faisais simplement du Christ un Moïse. Maintenant nous l'avons retrouvé, ce cher Christ. Rendons grâce et tenons-nous-y ferme, et souffrons pour lui ce que nous devons souffrir.
»Pourquoi enseigne-t-on et observe-t-on les dix commandemens[r53]? C'est que les lois naturelles ne se trouvent nulle part si bien rangées et décrites que dans Moïse. Je voudrais même qu'on lui fît d'autres emprunts dans les choses temporelles, telles que les lois sur la lettre de divorce, le jubilé, l'année d'affranchissement, les dîmes, etc. Le monde en serait mieux gouverné... C'est ainsi que les Romains ont pris leurs Douze Tables chez les Grecs... Quant au sabbat ou dimanche, ce n'est pas une nécessité de l'observer, et si nous l'observons, nous devons le faire, non pas à cause du commandement de Moïse, mais parce que la nature aussi nous enseigne à nous donner de temps en temps un jour de repos, afin qu'hommes et animaux reprennent des forces, et que l'on aille entendre le sermon et la parole de Dieu.»
«Puisque, dans ce siècle, on commence à restituer toutes choses, comme si déjà c'était le jour de la restauration universelle, il m'est venu dans l'esprit d'essayer si on ne pourrait pas aussi restituer Moïse et rappeler les rivières à leur source. J'ai eu soin d'abord de traiter toutes choses le plus simplement du monde, et de ne pas me laisser entraîner aux explications mystiques, comme on les appelle... Je ne vois pas d'autre raison pour que Dieu ait voulu former le peuple juif par ces cérémonies, sinon qu'il a vu le penchant du peuple à se laisser prendre à ces choses extérieures. Afin que ce ne fussent pas des fantômes vides et de purs simulacres, il a ajouté sa parole pour y mettre du poids et de la substance, de sorte qu'elles devinssent choses sérieuses et graves.
»J'ai ajouté à chaque chapitre de courtes allégories, non que j'en tienne beaucoup de compte, mais afin de prévenir la manie de plusieurs à traiter l'allégorie. Ainsi, dans Jérôme, Origène et autres anciens écrivains, nous voyons une malheureuse et stérile habitude d'imaginer des allégories qui ramènent tout à la morale et aux œuvres, tandis qu'il faudrait tout ramener à la parole et à la foi.» (avril 1525.)
«Le Pater noster est ma prière[r54]; c'est celle que je dis, et j'y mêle en même temps quelque chose des Psaumes pour que les faux docteurs soient confondus et couverts de honte[a50]. Le Pater n'a aucune prière qui lui soit comparable; je l'aime mieux qu'aucun psaume[3].»
«J'avoue franchement que j'ignore si je possède ou non le sens légitime des psaumes, bien que je ne doute pas de la vérité de celui que je donne.—L'un se trompe en quelques endroits, l'autre en plusieurs; je vois des choses que n'a pas vues saint Augustin; et d'autres, je le sais, verront bien des choses que je ne vois pas.
»Qui oserait prétendre que personne ait complètement entendu un seul psaume? Notre vie est un commencement et un progrès, et non une consommation; celui-là est le meilleur, qui approche le plus de l'esprit. Il y a des degrés dans la vie et l'action, pourquoi n'y en aurait-il pas dans l'intelligence? L'Apôtre dit que nous nous transformons de lumière en lumière.»
Du Nouveau Testament. «L'Évangile de saint Jean est le vrai et pur Évangile, l'Évangile principal, parce qu'il renferme le plus de paroles de Jésus-Christ[r55]. De même, les épîtres de saint Paul et de saint Pierre sont bien au-dessus des évangiles de saint Mathieu, de saint Marc et de saint Luc. En somme, l'évangile de saint Jean et sa première épître, les épîtres de saint Paul, notamment celles aux Romains, aux Galates, aux Éphésiens, et la première de saint Pierre, voilà les livres qui te montrent Jésus-Christ, et qui t'enseignent tout ce qu'il t'est nécessaire et utile de savoir, quand même tu ne verrais jamais d'autre livre.»
Il ne regardait comme apostoliques ni l'épître aux Hébreux, ni celle de saint Jacques. Il s'exprime de la manière suivante sur celle de saint Jude: «Personne ne peut nier que cette épître ne soit un extrait ou une copie de la seconde épître de saint Pierre; les mots sont presque les mêmes. Jude y parle des apôtres comme leur disciple, et comme après leur mort. Il cite des versets et des événemens qu'on ne trouve nulle part dans l'Écriture.»
L'opinion de Luther sur l'Apocalypse est remarquable: «Que chacun, dit-il, juge de ce livre d'après ses lumières et son sens particulier. Je ne prétends imposer à personne mon opinion: je dis tout simplement ce que j'en pense. Je ne le regarde ni comme apostolique, ni comme prophétique...» Et ailleurs: «Beaucoup de Pères ont rejeté ce livre, et chacun peut en penser ce que son esprit lui inspirera. Pour moi, je ne puis me faire à cet ouvrage. Une seule raison suffirait pour m'en détourner: c'est que Jésus-Christ n'y est adoré ni enseigné tel que nous le connaissons.»
Des Pères[a51]. «On peut lire Jérôme pour l'étude de l'histoire: quant à la foi et à la bonne vraie religion et doctrine, il n'y en a pas un mot dans ses écrits. J'ai déjà proscrit Origène. Chrysostôme n'a point d'autorité chez moi. Basile n'est qu'un moine; je n'en donnerais pas un cheveu. L'apologie de Philippe Mélanchton est au-dessus des écrits de tous les docteurs de l'Église, sans excepter Augustin. Hilaire et Théophylacte sont bons. Ambroise aussi; il marche bien sur l'article le plus essentiel, le pardon des péchés[r56].
»Bernard est au-dessus de tous les docteurs dans ses prédications; mais, quand il dispute, il devient un tout autre homme; alors il accorde trop à la loi et au libre arbitre.
»Bonaventure est le meilleur des théologiens scolastiques.
»Parmi les Pères, Augustin a sans contredit la première place, Ambroise la seconde, Bernard la troisième. Tertullien est un vrai Carlostad. Cyrille a les meilleures sentences. Cyprien le martyr est un faible théologien. Théophylacte est le meilleur interprète de saint Paul.»
(Pour prouver que l'antiquité n'ajoute pas à l'autorité): «Nous voyons combien saint Paul se plaint avec douleur des Corinthiens et des Galates. Parmi les apôtres mêmes, le Christ trouva un traître dans Judas.
»Les livres que les Pères ont écrits sur la Bible n'ont jamais rien de concluant; ils laissent le lecteur suspendu entre le ciel et la terre. Lisez Chrysostôme, le meilleur rhéteur et parleur de tous.»
Il remarque que les Pères ne disaient rien de la justification par la grâce pendant leur vie, mais y croyaient à leur mort. Cela était plus prudent pour ne point encourager le mysticisme, ni décourager les bonnes œuvres.
«Les chers Pères ont mieux vécu qu'écrit.»
Il fait l'éloge de l'histoire de saint Épiphane et des poésies de Prudence.
«Augustin et Hilaire, entre tous, ont écrit avec le plus de clarté et de vérité; les autres doivent être lus cum judicio.
»Ambroise a été mêlé aux affaires du monde, comme nous le sommes aujourd'hui. Nous sommes obligés de nous occuper au consistoire d'affaires de mariage plus que de la parole de Dieu...
»On a nommé Bonaventure le séraphique, Thomas l'angélique, Scot le subtil; Martin Luther sera nommé l'archi-hérétique.»
Saint Augustin était peint dans un livre avec un capuchon de moine. Luther dit, en voyant cette image[r57]: «Ils font tort au saint homme, car il a mené une vie commune, comme tout autre homme du pays; il se servait de cuillers et de tasses d'argent; il n'a pas mené une vie à part comme les moines.
»Macaire, Antoine, Benoît, ont fait un grand et remarquable tort à l'Église avec leur moinerie; et je crois que dans le ciel ils seront placés bien plus bas qu'un citoyen, père de famille, pieux et craignant Dieu.
»Saint Augustin me plaît plus que tous les autres. Il a enseigné une pure doctrine, et soumis ses livres, avec l'humilité chrétienne, à la sainte Écriture... Augustin est favorable au mariage; il parle bien des évêques qui étaient les pasteurs d'alors, mais le temps et les disputes des Pélagiens l'ont aigri et lui ont fait mal... S'il eût vu le scandale de la papauté, il ne l'eût certes pas souffert.
»Saint Augustin est le premier père de l'Église qui ait traité du péché originel.»
Après avoir parlé de saint Augustin, Luther ajoute: «Mais depuis que j'ai compris Paul par la grâce de Dieu, je n'ai pu estimer aucun docteur; ils sont devenus tout-à-fait petits à mes yeux.
»Je ne connais aucun des Pères dont je sois si ennemi que de saint Jérôme. Il n'écrit que sur le jeûne, les alimens, la virginité, etc. Il n'enseigne rien sur la foi, etc. Le docteur Staupitz avait coutume de dire: Je voudrais bien savoir comment Jérôme a pu être sauvé?»
«Les nominaux sont dans les hautes écoles une secte à laquelle j'ai aussi appartenu[r58]. Ils tiennent contre les thomistes, scotistes et albertistes. Ils s'appellent eux-mêmes occamistes. C'est la secte la plus nouvelle de toutes, et aujourd'hui la plus puissante, nommément à Paris.»
Luther fait cas du Maître des sentences de Pierre Lombard; mais il trouve qu'en général les scolastiques donnaient trop peu à la grâce, trop au libre arbitre[a52].
«Gerson seul, entre tous les docteurs, a fait mention des tentations spirituelles. Tous les autres, Grégoire de Nazianze, Augustin, Scot, Thomas, Richard, Occam, n'ont senti que les tentations corporelles. Le seul Gerson a écrit sur le découragement. L'Église, à mesure qu'elle est plus ancienne, doit éprouver de telles tentations spirituelles. Nous sommes dans cet âge de l'église.
»Guillaume de Paris a aussi éprouvé quelque chose de ces tentations spirituelles. Mais les scolastiques ne sont jamais parvenus à la connaissance du catéchisme. Le seul Gerson sert à rassurer et relever les consciences... Il a sauvé beaucoup de pauvres âmes du désespoir, en amoindrissant et exténuant la loi, de manière toutefois que la loi subsistât.—Mais Christ ne perce point le tonneau, il le défonce. Il dit: «Tu ne dois point te confier dans la loi ni te reposer sur elle, mais sur moi, sur le Christ. Si tu n'es pas bon, je le suis.»
«Le docteur Staupitz nous parlait un jour d'André Zacharias qui, à ce qu'on prétend, a vaincu Jean Huss dans la dispute[r59]. Il nous racontait que le docteur Proles, de Gotha, voyant dans un couvent Zacharias peint avec une rose à son bonnet, dit à ce sujet: Dieu me garde de porter une telle rose, car il a vaincu Jean Huss injustement, et au moyen d'une bible falsifiée. Il y a dans le XXXIVe chapitre d'Ézéchiel: C'est moi qui vais visiter et punir mes pasteurs; mais on y avait ajouté ces mots: et non point le peuple; ceux du concile lui montrèrent ce texte dans sa propre bible falsifiée comme les autres, et conclurent ainsi: Tu vois que tu ne dois point punir le pape, que Dieu s'en charge lui-même. Ainsi le saint homme a été condamné et brûlé.
»Maître Jean Agricola lisait un écrit de Jean Huss, plein d'esprit, de résignation et de ferveur, où l'on voyait comme dans sa prison il souffrait le martyre des douleurs de la pierre, et se voyait rebuté par l'empereur Sigismond. Le docteur Luther admirait tant d'esprit et de courage... C'est bien injustement, disait-il, que nous sommes appelés hérétiques, Jean Huss et moi...
»Jean Huss est mort, non comme un anabaptiste, mais comme un chrétien[r60]. On voit en lui la faiblesse chrétienne; mais en même temps s'éveille dans son âme la force de Dieu qui le relève. Le combat de la chair et de l'esprit, dans le Christ et dans Huss, est doux et aimable à voir... Constance est aujourd'hui une pauvre misérable ville. Je crois que Dieu l'a punie... Jean Huss a été brûlé; et moi aussi, je pense que je serai tué, s'il plaît à Dieu. Il a arraché quelques épines de la vigne du Christ, en attaquant seulement les scandales de la papauté. Mais moi, docteur Martin Luther, je suis venu dans un champ déjà noir et bien labouré, j'ai attaqué la doctrine du pape, et l'ai terrassé.
»Jean Huss était la semence qui doit mourir et être enfoncée dans la terre, pour sortir ensuite, et croître avec force[r61].»
Luther improvisa un jour à table le vers suivant: