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Mémoires de Luther écrits par lui-même, Tome II

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Pestis eram vivens, moriens ero mors tua, Papa.

«La tête de l'Anti-Christ, c'est à la fois le pape et le Turc[r62]. Le pape en est l'esprit, le Turc la chair.

»C'est ma pauvre et infirme condition (pour ne point parler de la justice de ma cause) qui a fait le malheur du pape[r63]. «Si j'ai défendu ma doctrine contre tant de rois et d'empereurs, se disait-il, comment craindrais-je un simple moine?» S'il m'avait estimé un ennemi dangereux, il aurait pu m'étouffer dès l'origine.

»J'avoue que j'ai souvent été trop violent, mais jamais à l'égard de la papauté. Il devrait y avoir contre celle-ci une langue à part dont tous les mots fussent des coups de foudre.

»Les papistes sont confondus et vaincus par les témoignages de l'Écriture[r64]. Dieu merci, je connais leur erreur sous toutes ses faces, de l'alpha à l'oméga. Cependant aujourd'hui même qu'ils avouent que l'Écriture est contre eux, la splendeur et la majesté du pape m'éblouissent quelquefois et c'est avec tremblement que je l'attaque...

»Le pape se dit: «Céderais-je à un moine qui veut me dépouiller de ma couronne et de ma majesté? Bien fou qui céderait[r65].» Je donnerais mes deux mains pour croire en Jésus-Christ aussi fermement, aussi sûrement, que le pape croit que Jésus-Christ n'est rien.

»D'autres ont attaqué les mœurs des papes, comme Érasme et Jean Huss[r66]. Mais moi, j'ai renversé les deux piliers sur lesquels reposait la papauté: les vœux et les messes particulières.»

Des Conciles.—«Les conciles ne doivent point ordonner de la foi, mais de la discipline[r67]

Le docteur Martin Luther levait un jour les yeux vers le ciel; il soupira, et dit: «Ah! un concile général, libre, et vraiment chrétien! Dieu saura bien le faire; la chose est sienne; il connaît et il a dans sa main tous les conseils les plus secrets.»

»Lorsque Pierre-Paul Vergerius, légat du pape, vint à Wittemberg, l'an 1533, et que je montai au château où il était, il nous cita, et nous somma d'aller au concile. J'irai, lui dis-je, et j'ajoutai: Vous autres papistes, vous travaillez inutilement. Si vous tenez un concile, vous n'y traitez point des sacremens, de la justification par la foi, des bonnes œuvres, mais seulement de babioles et d'enfantillage, comme de fixer la longueur des habits, ou la largeur des ceintures des prêtres, ou la dimension de la tonsure, etc. Il se détourna de moi, appuya sa tête sur sa main, et dit à son compagnon: «Celui-ci touche vraiment le fond des choses, etc.»

On demandait quand le pape convoquerait le concile. «Il me semble, dit le docteur Martin Luther, qu'il n'en sera rien avant le jugement dernier. C'est alors que notre Seigneur Dieu tiendra lui-même un concile.»

Luther conseillait de ne point refuser d'aller au concile, mais d'exiger qu'il fût libre; «si on le refuse, il n'y a pas de meilleure excuse pour nous.»

Des biens ecclésiastiques[a53]. Luther voudrait qu'ils fussent appliqués à l'entretien des écoles et des pauvres théologiens[r68]. Il déplore la spoliation des églises. Il prédit que les princes vont bientôt se disputer les dépouilles des églises. «Le pape prodigue maintenant les biens ecclésiastiques aux princes catholiques pour se faire des amis et des alliés.

»Ce ne sont point tant nos princes de la confession d'Augsbourg qui pillent les biens ecclésiastiques, c'est plutôt Ferdinand, l'Empereur, et l'archevêque de Mayence. Ferdinand a rançonné tous les monastères. Les Bavarois sont les plus grands voleurs des biens ecclésiastiques; ils ont de riches abbayes. Mon gracieux seigneur et le Landgrave n'ont que de pauvres monastères d'ordres mendians. On voulait à la diète, mettre les monastères à la disposition de l'Empereur, qui y aurait établi ses gouvernemens militaires. Je donnai le conseil suivant: Il faut auparavant réunir tous les monastères en un même lieu. Qui voudrait souffrir dans sa terre les gens de l'Empereur? Tout cela a été poussé par l'archevêque de Mayence.»

Dans la réponse à la lettre où le roi de Danemarck lui demandait ses conseils, Luther désapprouve l'article de la réunion des biens ecclésiastiques à la couronne. «Voyez, dit-il, au contraire notre prince Jean Frédéric, comme il applique les biens de l'Église à l'entretien des pasteurs et des professeurs.»

«Le proverbe a raison: Biens de prêtres ne profitent pas (pfaffengut raffengut)[r69]. Burchard Hund, conseiller de l'électeur de Saxe, Jean, avait coutume de dire: Nous autres de la noblesse, nous avons réuni les biens des cloîtres à nos biens nobles, et les biens des cloîtres ont dévoré les biens nobles, de sorte que nous n'avons plus ni les uns ni les autres.» Luther ajoute la fable du renard qui venge ses petits en brûlant l'arbre et les petits de l'aigle.

Un ancien précepteur du fils de Ferdinand, roi des Romains, nommé Severus, contait à Luther l'histoire du chien qui défendait la viande et qui pourtant, quand les autres la lui arrachaient, en prenait sa part. C'est ce que fait maintenant l'Empereur, dit Luther, pour les biens ecclésiastiques (Utrecht et Liége).

Des cardinaux et des évêques[a54]. «En Italie, en France, en Angleterre, en Espagne, les évêques sont ordinairement les conseillers des rois; c'est qu'ils sont pauvres[r70]. Mais en Allemagne où ils sont riches, puissans, et où ils ont une grande considération, les évêques gouvernent en leur propre nom.

»Je veux mettre tous mes soins pour que les canonicats et les petits évêchés subsistent, de sorte qu'on puisse avec ce revenu établir des prédicateurs et des pasteurs dans les villes. Les grands évêchés seront sécularisés.»

Le jour de l'Ascension le docteur Martin Luther dîna avec l'électeur de Saxe, et l'on résolut que les évêques conserveraient leur autorité, à condition qu'ils abjureraient le pape. «Nos gens les examineront, et les ordonneront, par l'imposition des mains. C'est ainsi que je suis évêque à présent.»

Dans les disputes d'Heidelberg, on demandait d'où venaient les moines[r71]. Réponse: «Dieu ayant fait le prêtre, le diable voulut l'imiter; mais il fit la tonsure trop grande, de là les moines.

»La moinerie ne se rétablira point aussi long-temps que l'article de la justification restera pur[r72].

»Autrefois les moines étaient en si grande considération que le pape les redoutait plus que les rois et les évêques. Car ils avaient le commun peuple dans leurs mains. Les moines étaient les meilleurs oiseleurs du pape[a55]. Le roi d'Angleterre a beau ne plus reconnaître le pape pour le chef suprême de la chrétienté. Il ne fait rien que tourmenter le corps, en fortifiant l'âme de la papauté.» (Henri VIII n'avait pas encore supprimé les monastères.)

CHAPITRE III.

Des écoles et universités, et des arts libéraux.

«On doit tirer des écoles des pasteurs qui édifient et soutiennent l'Église. Des écoles et des pasteurs, cela vaut mieux que des conciles, comme je l'ai dit déjà.

»J'espère que si le monde dure encore, les universités d'Erfurth et de Leipzig se relèveront et prendront des forces, pourvu qu'elles adoptent la saine théologie, à quoi elles semblent déjà disposées. Mais il faut que quelques-uns s'endorment auparavant.—Je m'étonnais d'abord qu'une université eût été fondée ici, à Wittemberg.—Erfurth est situé au mieux pour cela: là il doit y avoir une ville, quand même celle qui existe serait brûlée, ce que Dieu veuille empêcher. L'université d'Erfurth était jadis si renommée, que toutes les autres en comparaison étaient considérées comme de petites écoles. Maintenant cette gloire et cette majesté ont disparu, et l'université d'Erfurth est tout-à-fait morte.

»Autrefois, on avançait les maîtres, on les honorait; on portait devant eux des flambeaux. Je trouve qu'il n'y a jamais eu en ce monde de joie comparable à celle-là. C'était aussi une grande fête quand on faisait des docteurs. On allait à cheval autour de la ville; on s'habillait avec plus de soin, on se parait. Tout cela ne se fait plus, mais je voudrais bien que l'on fît revivre ces bonnes coutumes.

»Malheur à l'Allemagne qui néglige les écoles, qui les méprise et les laisse tomber! Malheur à l'archevêque de Mayence et d'Erfurth qui pourrait d'un mot relever les universités de ces deux villes, et qui les laisse désolées et désertes! Un seul coin de l'Allemagne, celui où nous sommes, fleurit encore, grâce à Dieu, par la pureté de la doctrine et la culture des arts libéraux[a56]. Les papistes voudront rebâtir l'étable, lorsque le loup aura mangé les brebis.—La faute en est à l'évêque de Mayence, c'est un fléau pour les écoles et pour toute l'Allemagne. Aussi en est-il déjà justement puni. Il a sur son visage une couleur de mort, comme de la boue mêlée de sang.

»C'est à Paris, en France, que se trouve la plus célèbre et la plus excellente école. Il y a une foule d'étudians, dans les vingt mille et au-delà. Les théologiens y ont à eux le lieu le plus agréable de la ville, une rue particulière fermée de portes aux deux bouts; on l'appelle la Sorbonne. Peut-être, à ce que j'imagine, tire-t-elle ce nom de ces fruits de cormiers (sorbus) qui viennent sur les bords de la mer Morte, et qui présentent au dehors une agréable apparence; ouvrez-les, ce n'est que cendres au-dedans. Telle est l'université de Paris, elle présente une grande foule, mais elle est la mère de bien des erreurs. S'ils disputent, ils crient comme des paysans ivres, en latin, en français. Enfin on frappe des pieds pour les faire taire. Ils ne font point de docteurs en théologie à moins qu'on n'étudie dix ans dans leur sophistique et futile dialectique. Le répondant doit siéger un jour entier et soutenir la dispute contre tout venant, de six heures du matin à six heures du soir.

»A Bourges en France, dans les promotions publiques de docteurs en théologie qui se font dans l'église métropolitaine, on leur donne à chacun un filet, apparemment pour qu'ils s'en servent à prendre les gens.

»Nous avons, grâce à Dieu, des universités qui ont embrassé la parole de Dieu. Il y a encore beaucoup de belles écoles particulières qui se disposent bien, telles que Zwickaw, Torgaw, Wittemberg, Gotha, Eisenach, Deventer, etc.

Extrait du traité de Luther sur l'éducation.—L'éducation domestique est insuffisante.—Il faut que les magistrats veillent à l'instruction des enfans. Établir des écoles est un de leurs principaux soins. Les fonctions publiques ne doivent même être confiées qu'aux plus doctes.—Importance de l'étude des langues. Le diable redoute cette étude, et cherche à l'éteindre. N'est-ce pas par elle que nous avons retrouvé la vraie doctrine? La première chose que Christ ait donnée à ses apôtres, c'est le don des langues.—Luther se plaint de ce que, dans les monastères, on ne sait plus le latin, à peine l'allemand.

«Pour moi, si j'ai jamais des enfans, et que ma fortune me le permette, je veux qu'ils deviennent habiles dans les langues et dans l'histoire; qu'ils apprennent même la musique et les mathématiques.» Suit un éloge des poètes et des historiens.

Qu'on envoie au moins les enfans une heure ou deux par jour à l'école; qu'ils emploient le reste à soigner la maison et à apprendre quelque métier.

Il doit aussi y avoir des écoles pour les filles.—On devrait fonder des bibliothèques publiques. D'abord des livres de théologie, latins, grecs, hébreux, allemands, puis des livres pour apprendre la langue, tels que les orateurs, les poètes, peu importe qu'ils soient chrétiens ou païens; les livres qui traitent des arts libéraux et des arts mécaniques; les livres de jurisprudence et de médecine; les annales, les chroniques, les histoires, dans la langue où elles ont été écrites, doivent tenir la première place dans une bibliothèque, etc.»

Des langues.—«Les Grecs, comparés aux Hébreux, ont bien de bonnes et agréables paroles, mais n'ont point de sentences. La langue hébraïque est la plus riche; elle ne mendie point, comme le grec, le latin et l'allemand. Elle n'a pas besoin de recourir aux mots composés.

»Les Hébreux boivent à la source, les Grecs au ruisseau, les Latins au bourbier.»

«J'ai peu d'usage de la langue latine, élevé, comme je le fus, dans la barbarie des doctrines scolastiques.» (12 novembre 1544.)

«Je ne suis point de dialecte particulier en allemand. J'emploie la langue commune, de manière à être entendu dans la haute et dans la basse Allemagne. Je parle d'après la chancellerie de Saxe, que tous suivent, en Allemagne, dans leurs actes publics, rois, princes, villes impériales. Aussi, est-ce le langage le plus commun. L'empereur Maximilien et l'électeur Frédéric de Saxe ont ainsi ramené les dialectes allemands à une langue certaine. La langue des Marches est encore plus douce que celle de Saxe.»

De la grammaire.—«Autre chose est la grammaire, autre chose est la langue hébraïque. La langue hébraïque, puis la grammaire positive, a péri en grande partie chez les Juifs; elle est tombée avec la chose même, et avec l'intelligence, comme dit Isaïe (XXIX). Il ne faut donc rien accorder aux rabbins dans les choses sacrées; ils torturent et violentent les étymologies et les constructions, parce qu'ils veulent forcer la chose par les mots, soumettre la chose aux mots, tandis que ce sont les choses qui doivent commander.

»On voit de semblables débats entre les Cicéroniens et les autres Latinistes. Pour moi, je ne suis ni latin, ni grammairien, encore moins cicéronien; cependant, j'approuve ceux qui aiment mieux prétendre à ce dernier nom. De même, dans la littérature sacrée, j'aimerais à être simplement mosaïque, davidique ou isaïque, s'il se pouvait, plutôt qu'un Hébreu kumique, ou semblable à tout autre rabbin.» (1537.)

«Je regrette de n'avoir pas plus de temps à donner à l'étude des poètes et des rhéteurs[a57]: j'avais acheté un Homère pour devenir Grec.» (29 mars 1523.)

«Si je devais écrire sur la dialectique, j'exprimerais tout en allemand; je rejetterais tous ces mots étrangers: propositio, syllogismus, enthymema, exemplum...

»Ceux qui introduisent de nouveaux mots, doivent aussi introduire de nouvelles choses, comme Scot avec sa réalité, son hiccité; comme les anabaptistes et les prédicateurs de troubles, avec leurs besprengung, entgrobung, gelassenheit. Qu'on se garde donc de tous ceux qui s'étudient à trouver des mots nouveaux et inusités.»

Luther citait la fable de la cour du lion, et disait, «qu'après la Bible, il ne connaissait pas de meilleur livre que les Fables d'Ésope et les écrits de Caton; de même que Donat lui semblait le meilleur grammairien. Ce n'est point un seul homme qui a fait ces fables; beaucoup de grands esprits y ont travaillé à chaque époque du monde[a58]

Des savans.—«Avant peu d'années, on manquera entièrement de savans. On aurait beau creuser pour en déterrer, rien ne servira; on pèche trop contre Dieu.»

A un ami: «Ne te laisse pas aller à la crainte que l'Allemagne ne devienne plus barbare qu'elle ne l'a jamais été, par la chute des lettres que causerait notre théologie.» (29 mars 1523.)

CHAPITRE IV.

Drames.—Musique.—Astrologie.—Imprimerie.—Banque, etc.

Des représentations théâtrales.—Luther ne désapprouve point un maître d'école qui jouait les comédies de Térence. Il énumère les diverses utilités de la comédie. Si on s'abstenait de la comédie, parce qu'il s'agit souvent d'amour, on n'oserait non plus lire la Bible.

«—Notre cher Joachim m'a demandé mon jugement sur ces représentations d'histoires saintes, que blâment plusieurs de vos ministres. Voici, en peu de mots, mon opinion. Il a été commandé à tous les hommes de répandre et de propager le Verbe de Dieu, par tous les moyens, non pas seulement par la parole, mais par écritures, peintures, sculptures, psaumes, chansons, instrumens de musique, comme dit le psaume: Laudate eum in tympano et choro, laudate eum chordis et organo. Et Moïse dit: Ligabis ea quasi signum in manu tuâ, eruntque et movebuntur inter oculos tuos, scribesque ea in limine et ostiis domûs tuæ. Moïse veut que la parole se meuve devant les yeux, et comment cela se pourrait-il faire mieux et plus clairement que par des représentations semblables, mais graves et modestes, et non par des farces, comme autrefois sous la papauté? De tels spectacles frappent les yeux du peuple, et l'émeuvent souvent bien plus que des prédications publiques. Je sais que dans la basse Allemagne, où l'on a interdit la profession publique de l'Évangile, des drames, tirés de la Loi et de l'Évangile, en ont converti un grand nombre.» (5 avril 1543.)

De la musique.—«La musique est un des plus beaux et des plus magnifiques présens de Dieu. Satan en est l'ennemi. Par elle on repousse bien des tentations et de mauvaises pensées. Le diable ne tient pas contre.

»Quelques-uns de la noblesse, et des courtisans, pensent que mon gracieux seigneur pourrait épargner en musique trois mille florins par an; et l'on dépense, en choses inutiles, trente mille florins.

»Le duc George, le landgrave de Hesse, et l'électeur de Saxe, Jean-Frédéric, entretenaient des chanteurs et des musiciens. Aujourd'hui, c'est le duc de Bavière, l'empereur Ferdinand et l'empereur Charles.»

En 1538, 17 décembre, Luther ayant des musiciens pour hôtes, et les ayant entendus, dit avec admiration: «Si notre Seigneur nous accorde de si nobles dons dans cette vie même, qui n'est qu'ordure et misère, que sera-ce donc dans la vie éternelle? En voici un commencement.

»Chanter est le meilleur exercice[a59]. Il n'a rien à voir avec le monde... Aussi je me réjouis de ce que Dieu a refusé aux paysans (sans doute aux paysans révoltés), un don et une consolation si grande; ils n'entendent point la musique, et n'écoutent point la parole.»

Il disait un jour à un joueur de harpe: «Mon ami, joue-moi un air, comme faisait David. Je crois que, s'il revenait aujourd'hui, il serait bien étonné de trouver les gens si habiles.

»Comment se fait-il pourtant que nous ayons tant de belles choses dans le genre mondain, et que, dans le spirituel, nous n'ayons rien que de froid et de mauvais (et il répétait quelques chansons allemandes). Pour ceux qui méprisent la musique, comme font tous les rêveurs et les mystiques; je ne puis m'accorder avec eux.

»... Je demanderai au prince qu'avec cet argent il établisse une musique.» (avril 1541.)

Le 4 octobre 1530, il écrit à Ludovic Senfel, musicien de la cour de Bavière, pour lui demander de lui mettre en musique le: In pace in id ipsum. «L'amour de la musique m'a fait surmonter la crainte d'être repoussé, lorsque vous verrez un nom qui vous est sans doute odieux. Ce même amour me donne aussi l'espérance que mes lettres ne vous attireront aucun désagrément. Qui pourrait, fût-il le Turc, vous en faire un sujet de reproches?... Après la théologie, il n'y a aucun art que l'on puisse mettre à côté de la musique.»

Luther recommande à son ami Amsdorf, un peintre nommé Sébastien, et ajoute: «Je ne sais si vous aurez besoin de lui. Je désirerais cependant que ton habitation fût plus ornée et plus élégante, à cause de la chair à qui reviennent aussi quelques soins et quelques recréations, lorsqu'elles sont sans péché et sans faute.» (6 février 1542.)

Peinture[a60].—Les pamphlets de Luther contre le pape, étaient presque toujours accompagnés de gravures symboliques.—«Quant à ces trois furies, dit-il, dans l'explication d'une de ces gravures satiriques, je n'avais autre chose dans l'esprit, lorsque j'en faisais l'application au pape, que d'exprimer l'atrocité de l'abomination papale par ces expressions les plus énergiques, les plus atroces de la langue latine; car les Latins ignorent ce que c'est que Satan ou le diable, comme l'ignorent aussi les Grecs et toutes les nations.» (8 mai 1545.)

C'était Lucas Cranach qui en avait fait les figures.—Luther écrit: «Maître Lucas est un peintre peu délicat. Il pouvait épargner le sexe féminin en considération de nos mères et de l'œuvre de Dieu. Il pouvait peindre d'autres formes plus dignes du pape, je veux dire plus diaboliques.» (3 juin 1545.)

«Je ferai tous mes efforts, si je vis, pour que le peintre Lucas substitue à cette peinture obscène une image plus honnête.» (15 juin.)

Luther professait pour Albert Dürer une grande admiration. Lorsqu'il apprit sa mort, il écrivit: «Il est douloureux sans doute de l'avoir perdu. Rejouissons-nous cependant de ce que Christ, par une fin si heureuse, l'a tiré de cette terre de misères et de troubles, qui, peut-être bientôt, sera déchirée par des troubles plus grands encore. Dieu n'a pas voulu que celui qui était né pour un siècle heureux, vît de si tristes choses; qu'il repose en paix avec ses pères.» (avril 1528.)

De l'astronomie et de l'astrologie.—«Il est vrai que les astrologues peuvent prédire l'avenir aux impies, et leur annoncer la mort qui les attend, car le diable sait les pensées des impies, et il les a en sa puissance.»

On fit mention d'un nouvel astronome, qui voulait prouver que c'est la terre qui tourne, et non point le firmament, le soleil et la lune; il en est de même, disait-il, pour les habitans de la terre que pour ceux qui sont dans un chariot ou dans un vaisseau, et qui croient voir le rivage ou les arbres fuir derrière eux[4]. «Ainsi va le monde aujourd'hui; quiconque veut être habile, ne doit pas se contenter de ce que font et savent les autres. Le sot veut changer tout l'art de l'astronomie; mais, comme le dit la sainte Écriture, Josué commanda au soleil de s'arrêter, et non à la terre.»

«Les astrologues ont tort d'attribuer aux étoiles la mauvaise influence qui appartient en effet aux comètes.

»Maître Philippe tient fort à cela, mais il n'a jamais pu me persuader. Il prétend que l'art est réel, mais qu'il n'y a point de maître qui s'y entende.»

Comme on montrait un horoscope au docteur Luther, il dit: «C'est une belle et agréable imagination, et qui plaît à la raison. On va bien régulièrement d'une ligne à l'autre... Il en est de l'astrologie comme de l'art des sophistes, de decem prædicamentis realiter distinctis; tout est faux et artificiel; mais dans cette œuvre vaine et fictive, il y a un admirable ensemble; dans tant de siècles et parmi tant de sectes, thomistes, albertistes, scotistes, ils sont restés fidèles aux mêmes règles.

»La science, qui a pour objet la matière, est incertaine. Car la matière est sans forme, et dépourvue de qualités et propriétés. Or, l'astrologie a pour objet la matière, etc.

»Ils avaient dit qu'il y aurait un déluge en 1524, et la chose n'arriva qu'en 1525, époque du soulèvement des paysans. Déjà le bourgmestre Hendorf avait fait monter au haut de sa maison un quart de bière pour y attendre le déluge.»

Maître Philippe disait que l'empereur Charles devait vivre jusqu'à quatre-vingt-quatre ans; le docteur Luther répondit: «Le monde ne durera pas si long-temps. Ézéchiel y est contraire. Si nous chassons le Turc, la prophétie de Daniel est accomplie, et certainement le jour du jugement est à la porte.»

Une grande étoile rouge, qui avait paru dans le ciel, et qui forma ensuite une croix en 1516, reparut plus tard; «mais alors, dit Luther, la croix parut brisée; car l'Évangile était obscurci par les sectes et les révoltes. Je ne trouve rien de certain dans de tels signes; ce sont communément des signes diaboliques et trompeurs. Nous en avons vu beaucoup ces quinze dernières années.»

Imprimerie.—«L'imprimerie est le dernier et suprême don, le summum et postremum donum, par lequel Dieu avance les choses de l'Évangile. C'est la dernière flamme qui luit avant l'extinction du monde. Grâce à Dieu, elle est venue à la fin. Sancti patres dormientes desiderârunt videre hunc diem revelati Evangelii.»

Comme on lui montrait un écrit des Fugger, orné de lettres d'une forme bizarre, que personne ne pouvait le lire, il dit: «C'est une invention d'hommes habiles et prévoyans. Mais c'est la marque d'une époque bien corrompue. Nous lisons que Jules César employait de pareilles lettres. On dit que l'Empereur, se défiant de ses secrétaires, les fait écrire, dans les affaires les plus importantes, de deux manières qui se contredisent; et ils ne savent point auxquels des deux écrits il doit mettre son sceau.»

Banque[a61].—«Un cardinal, évêque de Brixen, étant mort fort riche à Rome, on ne trouva point d'argent chez lui, mais seulement un petit billet dans sa manche. Le pape Jules II se douta bien que c'était une lettre de change; il envoya sur-le-champ chercher le facteur des Fugger, à Rome, et lui demanda s'il ne connaissait point cet écrit? Oui, répondit-il, c'est la reconnaissance de ce que Fugger et compagnie doivent au cardinal; cela fait trois cent mille florins. Le pape demanda s'il pouvait lui payer tout cet argent. A toute heure, répondit l'autre. Le pape fit venir ensuite les cardinaux de France et d'Angleterre, et leur demanda si leurs rois pourraient trouver en une heure trois tonnes d'or? Ils répondirent que non. Eh bien! dit-il, un bourgeois d'Augsbourg peut le faire.

»Fugger devant un jour donner au conseil d'Augsbourg l'estimation de ses biens, il répondit qu'il ne savait pas ce qu'il avait, car son argent était dans tout le monde, en Turquie, en Grèce, à Alexandrie, en France, en Portugal, en Angleterre, en Pologne, etc., mais qu'il pouvait bien donner l'estimation de ce qu'il avait à Augsbourg.»[a62]

CHAPITRE V.

De la prédication.—Style de Luther.—Il avoue la violence de son caractère.

«Oh combien je tremblais lorsque, pour la première fois, il me fallut monter en chaire[r73]! mais on me forçait de prêcher. Il fallait d'abord prêcher les frères...»

«J'ai bien, sous ce même poirier où nous sommes, opposé au docteur Staupitz quinze argumens contre ma vocation à la prédication. Je lui dis enfin: «Seigneur docteur Staupitz, vous voulez me tuer; je ne vivrai pas trois mois.» Il me répondit: «Eh bien! notre Seigneur a de grandes affaires; on a besoin de gens habiles là-haut.»

»Je n'apporte guère de zèle et d'ardeur à la distribution de mes œuvres en tomes; j'ai une faim de Saturne, je les voudrais tous dévorer. Car il n'y a pas un de mes livres dont je sois satisfait, si ce n'est peut-être le Traité du serf arbitre et le Catéchisme.» (9 juillet 1537.)

«Je n'aime pas que Philippe assiste à mes leçons ou prédications, mais je mets la croix devant moi, et je me dis: Philippe, Jonas, Pomer, tous les autres, ne font rien à la chose; et je m'imagine alors qu'il ne s'est assis dans la chaire personne de plus habile que moi[r74]

Le docteur Jonas lui disait: «Seigneur docteur, je ne puis du tout vous suivre dans la prédication[r75].»—Le docteur Luther répondit: «Je ne le puis moi-même, car souvent c'est ma propre personne ou quelque chose de particulier qui me donne l'occasion d'un sermon, selon le temps, les circonstances, les auditeurs. Si j'étais plus jeune, je voudrais retrancher beaucoup dans mes prédications, car j'y ai mis trop de paroles.»

«Je veux que l'on enseigne bien au peuple le Catéchisme; je me fonde sur lui dans tous mes sermons, et je prêche aussi simplement que possible[r76]. Je veux que les hommes du commun, les enfans, les domestiques, me comprennent. Ce n'est point pour les savans que l'on monte en chaire; ils ont les livres.»

Le docteur Erasmus Alberus, prêt à partir pour la Marche, demandait au docteur Luther comment il fallait prêcher devant le prince[r77]. «Tes prédications, dit-il, doivent s'adresser, non aux princes, mais au simple et grossier peuple. Si, dans les miennes, je songeais à Mélanchton et aux autres docteurs, je ne ferais rien de bon; mais je prêche tout simplement pour les ignorans, et cela plaît à tous. Si je sais du grec, de l'hébreu, du latin, je le réserve pour nos réunions de savans. Alors nous en disons de si subtiles que Dieu même en est étonné.»

«Albert Dürer, le fameux peintre de Nuremberg, avait coutume de dire qu'il ne prenait aucun plaisir aux peintures chargées de couleurs, mais à celles qui étaient faites avec le plus de simplicité. J'en dis autant des prédications[r78]

«Oh que j'eusse été heureux, lorsque j'étais au cloître d'Erfurt, si j'avais pu une fois, une seule fois, entendre prêcher un pauvre petit mot sur l'Évangile ou sur le moindre des psaumes[r79]

«Rien n'est plus agréable et plus utile au commun des auditeurs, que de prêcher la loi et les exemples[r80]. Les prédications sur la Grâce et sur l'article de la justification sont froides pour leurs oreilles.»

Parmi les qualités que Luther exige d'un prédicateur, il veut qu'il soit beau de sa personne, et tel que les bonnes femmes et les petites filles puissent l'aimer[r81].

Dans le Traité sur les vœux monastiques, Luther demande pardon au lecteur de dire bien des choses qu'on a coutume de taire[r82].—«Pourquoi n'oser dire ce que le Saint-Esprit, pour instruire les hommes, a dicté à Moïse? Mais nous voulons que nos oreilles soient plus pures que la bouche du Saint-Esprit.»

A J. Brentius. «Je ne veux point te flatter, je ne te trompe pas, je ne me trompe pas moi-même, quand je dis que je préfère tes écrits aux miens. Ce n'est point Brentius que je loue, mais l'Esprit saint, qui en toi est plus doux, plus tranquille; tes paroles coulent plus pures, plus limpides. Mon style, à moi, inhabile et inculte, vomit un déluge, un chaos de paroles; turbulent et impétueux comme un lutteur toujours aux prises avec mille monstres qui se succèdent; et si j'ose comparer de petites choses aux grandes, il me semble qu'il m'a été donné quelque chose de ce quadruple esprit d'Élie, rapide comme le vent, dévorant comme le feu, qui renverse les montagnes et brise les pierres; à toi, au contraire, le doux murmure de la brise légère et rafraîchissante. Une chose me console, c'est que le divin père de famille a besoin, dans cette famille immense, de l'un et de l'autre serviteur, du dur contre les durs, de l'âpre contre les âpres, comme d'un mauvais coin contre de mauvais nœuds. Pour purger l'air et rendre la terre plus fertile, ce n'est point assez de la pluie qui arrose et pénètre, il faut encore les éclats de la foudre.» (20 août 1530.)

«Je suis loin de me croire sans défaut; mais je puis au moins me glorifier avec saint Paul, de ne pouvoir être accusé d'hypocrisie et d'avoir toujours dit la vérité, peut-être, il est vrai, un peu trop rudement. Mais j'aime mieux pécher par la dureté de mes paroles, en jetant la vérité dans le monde, que de la retenir honteusement captive. Si les grands seigneurs s'en trouvent blessés, qu'ils se mêlent de leurs affaires sans plus se soucier des miennes et de nos doctrines. Est-ce que je leur ai fait quelque tort, quelque injustice? Si je pèche, ce sera à Dieu de me pardonner.» (5 février 1522.)

A Spalatin. «Je ne puis nier que je ne sois plus violent qu'il ne faudrait[a63]; mais ils le savaient, c'était à eux de ne pas irriter le dogue. Tu peux savoir par toi-même combien c'est une chose difficile que de modérer son feu et de contenir sa plume. Et voilà pourquoi j'ai toujours haï de paraître en public; mais plus je le hais, plus j'y suis forcé malgré moi.» (février 1520.)

Le docteur Luther disait souvent[r83]: «J'ai trois mauvais chiens, ingratitudinem, superbiam et invidiam (l'ingratitude, l'orgueil et l'envie). Celui qu'ils mordent est bien mordu.»

«Si je meurs, les papistes verront quel adversaire ils ont eu en moi[r84]. D'autres prédicateurs n'auront pas la même mesure, la même modération. On l'a déjà éprouvé avec Münzer, avec Carlostad, Zwingli et les anabaptistes.»

«Dans la colère mon tempérament se retrempe, mon esprit s'aiguise, et toutes les tentations, tous les ennuis se dissipent. Je n'écris et ne parle jamais mieux qu'en colère[r85]

A Michel Marx. «Tu ne saurais croire combien j'aime à voir mes adversaires s'élever chaque jour davantage contre moi. Je ne suis jamais plus superbe et plus audacieux que lorsque j'apprends que je leur déplais. Docteurs, évêques, princes, que m'importe? Il est écrit: Tremuerunt gentes et populi meditati sunt inania. Adstiterunt reges terræ, et principes convenerunt in unum adversùs Deum et adversùs Christum ejus.

»J'ai un tel dédain pour ces satans, que si je n'étais retenu ici, j'irais tout droit à Rome, en haine du diable et de toutes ces furies.»

«Il faut que j'aie de la patience avec le pape, avec mes disciples, avec mes domestiques, avec Catherine de Bora, avec tout le monde, et ma vie n'est autre chose que de la patience.»

LIVRE V.


CHAPITRE PREMIER.

Mort du père de Luther, de sa fille, etc.

«Il n'est pas d'alliance ni de société plus belle, plus douce et plus heureuse, qu'un bon mariage[r86]. C'est une joie de voir deux époux vivre unis et en paix. Mais aussi, rien n'est plus amer et plus douloureux que quand ce lien se déchire. Après cela vient la mort des enfans. Cette dernière douleur je la connais, hélas!»

—«Je suis triste en t'écrivant, car j'ai reçu la nouvelle de la mort de mon père, ce vieux Luther, si bon et si aimé. Et bien que par moi il ait eu un si facile et si pieux passage en Christ, et que, délivré des monstres d'ici-bas, il repose dans la paix éternelle, cependant mes entrailles se sont émues, car c'est par lui que Dieu m'a fait naître et m'a élevé.»—Dans une lettre du même jour à Mélanchton: «... Je succède à son nom; voici maintenant que je suis pour ma famille le vieux Luther. C'est mon tour, c'est mon droit de le suivre par la mort dans ce royaume que Christ nous a promis à nous tous qui, à cause de lui, sommes les plus misérables des hommes, et l'opprobre du monde... Je me réjouis cependant qu'il ait vécu dans ce temps, et qu'il ait pu voir la lumière de la vérité. Dieu soit béni dans tous ses actes, dans tous ses desseins!» (5 juin 1530.)

«La nouvelle étant venue de Freyberg que maître Hausman était mort, nous la cachâmes au docteur Luther, et lui dîmes d'abord qu'il était malade, puis qu'il était au lit, puis qu'il s'était bien doucement endormi dans le Christ[r87]. Le docteur se mit à pleurer bien fort, et dit: «Voici des temps bien périlleux; Dieu balaie son aire et sa grange. Je le prie de ne pas laisser vivre long-temps après ma mort ma femme et mes enfans.» Il resta assis tout le jour; il pleurait et s'affligeait. Il était avec le docteur Jonas, maître Philippe (Mélanchton), maître Joachim Camerarius, et Gaspard de Keckeritz, et, au milieu d'eux, il était assis, tout affligé et en larmes.» (1538.)

«Lorsqu'il perdit sa fille Magdalena, âgée de quatorze ans, la femme du docteur pleurait et se lamentait. Il lui dit: «Chère Catherine, songe pourtant où elle est allée. Elle a certes fait un heureux voyage. La chair saigne, sans doute, c'est sa nature; mais l'esprit vit et se trouve selon ses souhaits. Les enfans ne disputent point; comme on leur dit, ils croient. Chez les enfans tout est simple. Ils meurent sans chagrin ni angoisses, sans disputes, sans tentations de la mort, sans douleur corporelle, tout comme s'ils s'endormaient.»

»Comme sa fille était fort malade, il disait: «Je l'aime bien! Mais, ô mon Dieu! si c'est ta volonté de la prendre d'ici, je veux la savoir sans regret auprès de toi.» Et comme elle était au lit, il lui disait: «Ma chère petite fille, ma petite Madeleine, tu resterais volontiers ici auprès de ton père, et tu irais pourtant volontiers aussi à ton autre père.» Elle répondit: «Oui, mon cher père, comme Dieu voudra.» «Chère petite fille! ajouta-t-il, l'esprit veut, mais la chair est faible.» Il se promena en long et en large et dit: «Oui, je l'ai aimée bien fort. Si la chair est si forte, que sera-ce donc de l'esprit.»

»Il disait entre autres choses: «Dieu n'a pas donné depuis mille ans à aucun évêque d'aussi grands dons qu'à moi; car on doit se glorifier des dons de Dieu. Eh! bien, je suis en colère contre moi-même de ce que je ne puis m'en réjouir de cœur, ni rendre grâce; je chante bien de temps en temps à notre Seigneur un petit cantique, et le remercie un peu.

»Eh bien! que nous vivions ou que nous mourions, Domini sumus au génitif ou au nominatif. Allons, seigneur docteur, tenez ferme.»

»La nuit qui précéda la mort de Magdalena, la femme du docteur avait eu un songe; il lui semblait voir deux beaux jeunes garçons bien parés, qui voulaient prendre sa fille et la mener à la noce[r88]. Lorsque Philippe Mélanchton vint le matin dans le cloître, et demanda à la dame: «Que faites-vous de votre fille?» elle lui raconta son rêve. Il en fut bien effrayé, et dit aux autres: «Les jeunes garçons sont les saints anges qui vont venir pour mener la vierge à la véritable noce du royaume céleste.» Et en effet le même jour elle mourut.

»Lorsque la petite Magdalena était à l'agonie et allait mourir, le père tomba à genoux devant son lit, pleura amèrement, et pria Dieu qu'il voulût bien la sauver. Elle expira et s'endormit dans les bras de son père. La mère était bien dans la même chambre, mais plus loin du lit, à cause de son affliction. Le docteur répétait souvent: «Que la volonté de Dieu soit faite! ma fille a encore un père dans le ciel.» Alors maître Philippe se mit à dire: «L'amour des parens est une image de la divinité imprimée au cœur des hommes. Dieu n'aime pas moins le genre humain que les parens leurs enfans.» Lorsqu'on la mit dans la bière, le père dit: «Pauvre chère petite Madeleine, te voilà bien maintenant?» Il la regarda ainsi étendue, et dit: «O cher enfant, tu ressusciteras, tu brilleras comme une étoile! Oui, comme le soleil!... Je suis joyeux en esprit, mais dans la chair je suis bien triste. C'est une chose merveilleuse de savoir qu'elle est certainement en paix, qu'elle est bien, et cependant d'être si triste.»

»Et lorsque le peuple vint pour aider à emporter le corps, et que, selon le commun usage, ils lui disaient qu'ils prenaient part à son malheur, il leur dit: «Ne vous chagrinez pas, j'ai envoyé une sainte au ciel. Oh! puissions-nous avoir une telle mort! Une telle mort, je l'accepterais sur l'heure!»—Lorsque l'on chanta: Seigneur, qu'il ne vous souvienne pas de nos anciens péchés! il ajouta: «Non-seulement des anciens, mais de ceux d'aujourd'hui. Car nous sommes avides, usuriers, etc.; le scandale de la messe existe encore dans le monde!»

»Au retour, il disait entre autres choses: «On doit s'inquiéter du sort de ses enfans, et surtout des pauvres filles. Je ne plains pas les garçons; un garçon vit partout pourvu qu'il sache travailler. Mais le pauvre petit peuple des filles doit chercher sa vie un bâton à la main. Un garçon peut aller aux écoles, et devenir un habile garçon (ein feiner man). Une petite fille ne peut en faire autant. Elle tourne facilement au scandale et devient grosse. Aussi je donne bien volontiers celle-ci à notre Seigneur.»

A Jonas. «La renommée t'aura, je pense, informé de la renaissance de ma fille Madeleine au royaume du Christ; et bien que moi et ma femme nous dussions ne songer qu'à rendre de joyeuses actions de grâces pour un si heureux passage et une fin si désirable, par où elle a échappé à la puissance de la chair, du monde, du Turc et du Diable, cependant la force τῆς στοργῆς est si grande que je ne puis le supporter sans sanglots, sans gémissement, disons mieux, sans une véritable mort du cœur. Dans le plus profond de mon cœur sont encore gravés ses traits, ses paroles, ses gestes, pendant sa vie et sur son lit de mort; mon obéissante et respectueuse fille! La mort même du Christ (et que sont toutes les morts en comparaison?) ne peut me l'arracher de la pensée, comme elle le devrait.... Elle était, comme tu sais, douce de caractère, aimable et pleine de tendresse.» (23 septembre 1542.)

CHAPITRE II.

De l'équité, de la Loi.—Opposition du théologien et du juriste.

«Il vaut mieux se gouverner d'après la raison naturelle que d'après la loi écrite, car la raison est l'âme et la reine de la loi[r89]. Mais où sont les gens qui ont une telle intelligence? on en peut à peine trouver un par siècle. Notre gracieux seigneur, l'électeur Frédéric, était un tel homme. Il y a eu encore son conseiller le seigneur Fabian de Feilitsch, un laïc, qui n'avait point étudié et qui répondait sur apices et medullam juris mieux que les juristes d'après leurs livres.—Maître Philippe Mélanchton enseigne les arts libéraux, de manière qu'il en tire moins de lumière qu'il ne leur en prête lui-même. Moi aussi, je porte mon art dans les livres, je ne l'en tire point. Celui qui voudrait imiter les quatre hommes dont je viens de parler, ferait aussi bien d'y renoncer; il faut plutôt qu'il apprenne et qu'il écoute. De tels prodiges sont rares. La loi écrite est pour le peuple et l'homme du commun. La raison naturelle et la haute intelligence sont pour les hommes dont j'ai parlé.»

«Il y a un éternel combat entre les juristes et les théologiens; c'est la même opposition qu'entre la loi et la grâce.»

«Le droit est une belle fiancée, pourvu qu'elle reste dans son lit nuptial[r90]. Si elle monte dans un autre lit et veut gouverner la théologie, c'est une grande p...... Le droit doit ôter sa barrette devant la théologie.»

A Mélanchton. «Je pense comme autrefois sur le droit du glaive; je pense avec toi que l'Évangile n'a rien enseigné ni conseillé sur ce droit, et que cela ne devait être en aucune façon, parce que l'Évangile est la loi des volontés et des libertés, qui n'ont rien à faire avec le glaive ou le droit du glaive. Mais ce droit n'y est pas aboli, il y est même confirmé et recommandé; ce qui n'a lieu pour aucune des choses simplement permises.»

«Avant moi, il n'y a aucun juriste qui ait su ce qu'est le droit, relativement à Dieu[r91]. Ce qu'ils ont, ils l'ont de moi. Il n'est point mis dans l'Évangile que l'on doive adorer les juristes. Si notre Seigneur Dieu veut juger, que lui importent les juristes? Pour ce qui regarde le monde, je les laisse maîtres. Mais dans les choses de Dieu ils doivent être sous moi. Mon psaume à moi, c'est celui-ci: Rois soyez châtiés, etc. S'il faut qu'un des deux périsse, périsse le droit, règne le Christ!

»Principes convenerunt in unum. David le dit lui-même, contre son fils se dresseront la puissance, la sagesse, la multitude du monde, et il doit être seul contre beaucoup, insensé contre les sages, impuissant contre les puissans. Certes, c'est là une merveilleuse conduite des choses. Notre Seigneur Dieu ne manque de rien que de gens sages, mais derrière sonne le terrible Et nunc, reges, intelligite; erudimini qui judicatis terram (Comprenez maintenant, ô rois; instruisez-vous, juges de la terre).

»Si les juristes ne prient point pour le pardon de leurs péchés et n'acceptent point l'Évangile, je veux les confondre, de sorte qu'ils ne sachent plus comment se tirer d'affaire. Je n'entends rien au droit, mais je suis seigneur du droit dans les choses qui touchent la conscience.

»Nous sommes redevables aux juristes d'avoir enseigné et d'enseigner au monde tant d'équivoques, de chicanes, de calomnies, que le langage est devenu plus confus que dans une Babel. Ici, nul ne peut comprendre l'autre, là, nul ne veut comprendre. O sycophantes, ô sophistes, pestes du genre humain. Je t'écris tout en colère, et je ne sais si, de sang-froid, j'enseignerais mieux.» (6 février 1546.)

La veille d'un jour où on allait faire un docteur en droit, Luther disait: «Demain on fera une nouvelle vipère contre les théologiens.»

«On a raison de dire: un bon juriste est un mauvais chrétien. En effet, le juriste estime et vante la justice des œuvres, comme si c'était par là qu'on est juste devant Dieu. S'il devient chrétien, il est considéré parmi les juristes comme un animal monstrueux, il faut qu'il mendie son pain, les autres le regardent comme séditieux.

»Qu'on frappe la conscience des juristes, ils ne savent ce qu'ils doivent faire. Münzer les attaquait avec l'épée; c'était un fou.

»Si j'étudiais seulement deux ans en droit, je voudrais devenir plus savant que le docteur C.; car je parlerais des choses, selon qu'elle sont véritablement justes ou injustes. Mais lui, il chicane sur les mots.

»La doctrine des juristes n'est rien qu'un nisi, un excepté. La théologie ne procède pas ainsi, elle a un ferme fondement.

»L'autorité des théologiens consiste en ce qu'ils peuvent obscurcir les universaux, et tout ce qui s'y rapporte. Ils peuvent élever et abaisser. Si la Parole se fait entendre, Moïse et l'Empereur doivent céder.

»Le droit et les lois des Perses et des Grecs sont tombés en désuétude et abolis. Le droit romain ou impérial ne tient plus qu'à un fil[a64]. Car si un empire ou un royaume tombe, ses lois et ordonnances doivent tomber aussi.

»Je laisse le cordonnier, le tailleur, le juriste pour ce qu'ils sont. Mais qu'ils n'attaquent point ma chaire!...

»Beaucoup de gens croient que la théologie qui est révélée aujourd'hui, n'est rien. Si cela a lieu de notre vivant, que sera-ce après notre mort? En récompense beaucoup d'entre nous sont gros de cette pensée dont ils accoucheront plus tard, que le droit n'est rien.

Sermon contre les juristes, prêché le jour des Rois. «Voilà comme agissent nos fiers juristes et chevaliers ès-lois de Wittemberg... Ils ne lisent point nos livres, les appellent catoniques (pour canoniques), ne s'inquiètent pas de notre Seigneur, et ne visitent point nos églises[r92]. Eh bien! puisqu'ils ne reconnaissent point le docteur Pomer pour évêque de Wittemberg, ni moi pour prédicateur de cette église, je ne les compte plus dans mon troupeau.

»Mais, disent-ils, vous allez contre le droit impérial. J'emm...e ce droit qui fait tort au pauvre homme.»

Suit un dialogue du juriste avec le plaideur à qui il promet pour dix thalers de faire traîner une affaire dix ans... «Bonnes et pieuses gens comme Reinicke Fuchs, dans le poème du Renard...»

«Bon peuple, veuillez agréer les motifs pour lesquels je veux être impitoyable envers les juristes[r93]... Ils vantent le droit canonique, la m...e du pape, et le représentent comme une chose magnifique, lorsque nous l'avons, avec tant de peine, repoussé et chassé de nos églises... Je te le conseille, juriste, laisse dormir le vieux dogue[a65]. Une fois éveillé, tu ne le ramènerais pas aisément à la loge.

»Les juristes se plaignent fort, et m'en veulent. Qu'y puis-je faire? Si je ne devais pas rendre compte de leurs âmes, je ne les châtierais point.» Il déclare pourtant ensuite[a66] qu'il n'a point parlé des juristes pieux.[a67]

CHAPITRE III.

La Foi, la Loi.

A Gerbellius: «Dans cette cohue de scandales, ne te démens pas toi-même. Je te la rends pour te soutenir, l'épouse (la foi) que tu m'as montrée jadis; je te la rends vierge et sans tache. Mais ce qu'il y a en elle d'admirable et d'inouï, c'est qu'elle désire et attire une infinité de rivaux, et qu'elle est d'autant plus chaste qu'elle est l'épouse d'un plus grand nombre.


»Notre rival, Philippe Mélanchton, te salue. Adieu, sois heureux avec la fiancée de ta jeunesse.» (23 janvier 1523).

A Mélanchton. «Sois pécheur, et pèche fortement, mais aie encore plus forte confiance, et réjouis-toi en Christ, qui est le vainqueur du péché, de la mort et du monde. Il faut pécher, tant que nous sommes ici. Cette vie n'est point le séjour de la justice; non, nous attendons, comme dit Pierre, les cieux nouveaux et la terre nouvelle où la justice habite.....»

«Prie grandement; car tu es un grand pécheur.»

«Je suis maintenant tout-à-fait dans la doctrine de la rémission des péchés[r94]. Je n'accorde rien à la Loi ni à tous les Diables. Celui qui peut croire en son cœur à la rémission des péchés, celui-là est sauvé.»

«De même qu'il est impossible de rencontrer dans la nature le point mathématique, indivisible, de même l'on ne trouve nulle part la justice telle que la Loi la demande. Personne ne peut satisfaire à la Loi entièrement, et les juristes eux-mêmes, malgré tout leur art, sont bien souvent obligés de recourir à la rémission des péchés, car ils n'atteignent pas toujours le but, et quand ils ont rendu un faux jugement, et que le Diable leur tourmente la conscience, ni Barthole, ni Baldus, ni tous leurs autres docteurs ne leur servent de rien. Pour résister, ils sont forcés de se couvrir de l'ἐπιείκεια, c'est-à-dire de la rémission des péchés. Ils font leur possible pour bien juger, et après cela il ne leur reste plus qu'à dire: «Si j'ai mal jugé, ô mon Dieu, pardonne-le-moi.»—C'est la théologie seule qui possède le point mathématique, elle ne tâtonne pas, elle a le Verbe même de Dieu. Elle dit: «Il n'est qu'une justice, Jésus-Christ. Qui vit en lui, celui-là est juste.»

»La Loi sans doute est nécessaire, mais non pour la béatitude, car personne ne peut l'accomplir; mais le pardon des péchés la consomme et l'accomplit[r95].

»La Loi est un vrai labyrinthe qui ne peut que brouiller les consciences, et la justice de la Loi est un minotaure, c'est-à-dire une pure fiction qui ne nous conduit point à la béatitude, mais nous attire en enfer.»

Addition de Luther à une lettre de Mélanchton sur la Grâce et la Loi...—«Pour me délivrer entièrement de la vue de la loi et des œuvres, je ne me contente pas même de voir en Jésus-Christ mon maître, mon docteur et mon donateur, je veux qu'il soit lui-même ma doctrine et mon don, de telle sorte, qu'en lui je possède toute chose[r96]. Il dit: «Je suis le chemin, la vérité et la vie,» non pas: «Je te montre ou je te donne le chemin, la vérité et la vie,» comme s'il opérait seulement ceci en moi, et que lui-même il fût néanmoins en dehors de moi...»—«Il n'est qu'un seul point dans toute la théologie: vraie foi et confiance en Jésus-Christ[r97]. Cet article contient tous les autres.—«Notre foi est un soupir inexprimable.» Et ailleurs: «Nous sommes nos propres geôliers. (C'est-à-dire que nous nous enfermons dans nos œuvres, au lieu de nous élancer dans la foi[r98].)

»Le diable veut seulement une justice active, une justice que nous fassions nous-mêmes en nous, tandis que nous n'en avons qu'une passive et étrangère qu'il ne veut point nous laisser[r99]. Si nous étions bornés à l'active, nous serions perdus, car elle est défectueuse dans tous les hommes.»

Un docteur anglais, Antonius Barns, demandait au docteur Luther si les chrétiens, justifiés par la foi en Christ, méritaient quelque chose pour les œuvres qui venaient ensuite[r100]. Car cette question était souvent agitée en Angleterre. Réponse: 1o Nous sommes encore pécheurs après la justification; 2o Dieu promet récompense à ceux qui font bien. Les œuvres ne méritent point le ciel, mais elles ornent la foi qui nous justifie. Dieu ne couronne que les dons mêmes qu'il nous a faits.

Fidelis animæ vox ad Christum. Ego sum tuum peccatum, tu mea justitia; triumpho igitur securus, etc.

«Pour résister au désespoir, il ne suffit pas d'avoir de vains mots sur la langue, ni une vaine et faible opinion; mais il faut qu'on relève la tête, que l'on prenne une âme ferme et que l'on se confie en Christ contre le péché, la mort, l'enfer, la Loi et la mauvaise conscience[r101]

«Quand la Loi t'accuse et te reproche tes fautes, ta conscience te dit: Oui, Dieu a donné la Loi et commandé de l'observer sous peine de damnation éternelle; il faut donc que tu sois damné. A cela tu répondras: Je sais bien que Dieu a donné la Loi, mais il a aussi donné par son fils l'Évangile qui dit: Celui qui aura reçu le baptême et qui croira, sera sauvé. Cet Évangile est plus grand que toute la Loi, car la Loi est terrestre et nous a été transmise par un homme; l'Évangile est céleste et nous a été apporté par le Fils de Dieu.—N'importe, dit la conscience, tu as péché et transgressé le commandement de Dieu; donc tu seras damné.—Réponse: Je sais fort bien que j'ai péché, mais l'Évangile m'affranchit de mes péchés, parce que je crois en Jésus, et cet Évangile est élevé au-dessus de la Loi autant que le ciel l'est au-dessus de la terre. C'est pourquoi le corps doit rester sur la terre et porter le fardeau de la Loi, mais la conscience monter, avec Isaac, sur la montagne, et s'attacher à l'Évangile, qui promet la vie éternelle à ceux qui croient en Jésus-Christ.—N'importe, dit encore la conscience, tu iras en enfer; tu n'as pas observé la Loi.—Réponse: Oui, si le ciel ne venait à mon secours; mais il est venu à mon secours, il s'est ouvert pour moi; le Seigneur a dit: Celui qui sera baptisé et qui croira, sera sauvé.»

«Dieu dit à Moïse: Tu verras mon dos, mais non point mon visage[r102]. Le dos c'est la Loi, le visage c'est l'Évangile.»

«La Loi ne souffre pas la Grâce, et à son tour la Grâce ne souffre pas la Loi. La Loi est donnée seulement aux orgueilleux, aux arrogans, à la noblesse, aux paysans, aux hypocrites et à ceux qui ont mis leur amour et leur plaisir dans la multitude des lois. Mais la Grâce est promise aux pauvres cœurs souffrans, aux humbles, aux affligés; c'est eux que regarde le pardon des péchés. A la Grâce appartiennent maître Nicolas Hausmann, Cordatus, Philippe (Mélanchton) et moi.»

«Il n'y a point d'auteur, excepté saint Paul, qui ait écrit d'une manière complète et parfaite sur la Loi, car c'est la mort de toute raison de juger la Loi: l'esprit en est le seul juge.» (15 août 1530.)

«La bonne et véritable théologie consiste dans la pratique, l'usage et l'exercice. Sa base et son fondement, c'est le Christ, dont on comprend avec la foi, la passion, la mort et la résurrection. Ils se font aujourd'hui, pour eux, une théologie spéculative d'après la raison. Cette théologie spéculative appartient au diable dans l'enfer. Ainsi Zwingle et les sacramentaires spéculent que le corps du Christ est dans le pain, mais seulement dans le sens spirituel. C'est aussi la théologie d'Origène. David n'agit pas ainsi, mais il reconnaît ses péchés et dit: Miserere mei Domine!»

«J'ai vu naguère deux signes au ciel. Je regardais par la fenêtre au milieu de la nuit, et je vis les étoiles et toute la voûte majestueuse de Dieu se soutenir sans que je pusse apercevoir les colonnes sur lesquelles le Maître avait appuyé cette voûte. Cependant elle ne s'écroulait pas. Il y en a maintenant qui cherchent ces colonnes et qui voudraient les toucher de leurs mains. Mais comme ils n'y peuvent arriver, ils tremblent, se lamentent, et craignent que le ciel ne tombe. Ils pourraient les toucher que le ciel n'en bougerait pas.

»Plus tard je vis de gros nuages, tout chargés, qui flottaient sur ma tête comme un océan. Je n'apercevais nul appui qui les pût soutenir. Néanmoins, ils ne tombaient pas, mais nous saluaient tristement et passaient. Et comme ils passaient, je distinguai dessous la courbe qui les avait soutenus, un délicieux arc-en-ciel. Mince il était sans doute, bien délicat, et l'on devait trembler pour lui en voyant la masse des nuages. Cependant cette ligne aérienne suffisait pour porter cette charge et nous protéger. Nous en voyons toutefois qui craignent le poids du nuage, et ne se fient pas au léger soutien; ils voudraient bien en éprouver la force, et, ne le pouvant, ils craignent que les nuages ne fondent et ne nous abîment de leurs flots..... Notre arc-en-ciel est faible, leurs nuages sont lourds. Mais la fin jugera de la force de l'arc. Sed in fine videbitur cujus toni.»[a68] (août 1530.)

CHAPITRE IV.

Des novateurs: Mystiques, etc.

«Le comment nous réussit mal, c'est la cause de la ruine d'Adam.

»Je crains deux choses: l'épicuréisme et l'enthousiasme, deux sectes qui doivent régner encore.

»Otez le décalogue, il n'y a plus d'hérésie. L'Écriture sainte est le livre de tous les hérétiques[a69]

Luther nommait les esprits séditieux et présomptueux, «des saints précoces qui, avant la maturité, étaient piqués des vers et au moindre vent tombaient de l'arbre. Les rêveurs (schwermer) sont comme les papillons. D'abord c'est une chenille qui se pend à un mur, s'y fait une petite maison, éclot à la chaleur du soleil, et s'envole en papillon. Le papillon meurt sur un arbre et laisse une longue traînée d'œufs.»

Le docteur Martin Luther disait au sujet des faux frères et hérétiques qui se séparent de nous, qu'il fallait les laisser faire et ne pas s'en inquiéter; s'ils ne nous écoutent point, nous les enverrons avec tous leurs beaux semblans en enfer[r103].

«Quand je commençai à écrire contre les indulgences, je fus pendant trois ans tout seul, et personne ne me tendait la main[r104]. Aujourd'hui ils veulent tous triompher. J'aurais bien assez de mal avec mes ennemis sans celui que me font mes bons petits frères. Mais qui peut résister à tous? ce sont des jeunes gens tout frais, qui n'ont rien fait jusqu'ici; moi je suis vieux maintenant, et j'ai eu de grandes peines, de grands travaux. Osiander peut faire le fier; il a du bon temps; il a deux prédications à faire par semaine et quatre cents florins par an.»

«En 1521, il vint chez moi l'un de ceux de Zwickau, du nom de Marcus, assez affable dans ses manières, mais frivole dans ses opinions et dans sa vie[r105]. Il voulait conférer avec moi au sujet de sa doctrine. Comme il ne parlait que de choses étrangères à l'Écriture, je lui dis que je ne reconnaissais que la parole de Dieu, et que, s'il voulait établir autre chose, il devait au moins prouver sa mission par des miracles. Il me répondit: «Des miracles? ah! vous en verrez dans sept ans. Dieu même ne pourrait m'enlever ma foi.» Il dit aussi: «Je vois de suite si quelqu'un est élu ou non.»—Après qu'il m'eut beaucoup parlé du talent qu'il ne fallait pas enfouir, du dégrossissement, de l'ennui, de l'attente, je lui demandai qui comprenait cette langue. Il me répondit qu'il ne prêchait que devant les disciples croyans et habiles. Comment vois-tu qu'ils sont habiles? lui dis-je.—Je n'ai qu'à les regarder, répondit-il, pour voir leur talent.—Quel talent, mon ami, trouves-tu en moi par exemple?—Vous êtes encore au premier degré de la mobilité, me répondit-il, mais il viendra un temps où vous serez au premier de l'immobilité comme moi.—Sur ce, je lui citai plusieurs textes de l'Écriture et nous nous séparâmes. Quelque temps après, il m'écrivit une lettre très amicale, pleine d'exhortations; mais je lui répondis: Adieu, cher Marcus.

»Plus tard, il vint chez moi un tourneur qui se disait aussi prophète. Il me rencontra au moment où je sortais de ma maison, et me dit d'un ton hardi: «Monsieur le docteur, je vous apporte un message de mon Père.—Qui est donc ton père? lui dis-je.—Jésus-Christ, répondit-il.—C'est notre père commun, lui dis-je; que t'a-t-il ordonné de m'annoncer?—Je dois vous annoncer, de la part de mon père, que Dieu est irrité contre le monde.—Qui te l'a dit?—Hier, en sortant par la porte de Koswick, j'ai vu dans l'air un petit nuage de feu; cela prouve évidemment que Dieu est irrité[a70].» Il me parla encore d'un autre signe. «Au milieu d'un sommeil profond, dit-il, j'ai vu des ivrognes assis à table, qui disaient: Buvons, buvons; et la main de Dieu était au-dessus d'eux. Soudain l'un d'eux me versa de la bière sur la tête et je m'éveillai.»—Écoute, mon ami, lui dis-je alors, ne plaisante pas ainsi avec le nom et les ordres de Dieu; et je le réprimandai vivement. Quand il vit dans quelles dispositions j'étais à son égard, il s'en alla tout en colère et murmurant: «Sans doute quiconque ne pense pas comme Luther est un fou.»

»Une autre fois encore, j'eus affaire à un homme des Pays-Bas. Il voulait disputer avec moi jusqu'au feu inclusivement, disait-il. Quand je vis son ignorance, je lui dis: «Ne vaudrait-il pas mieux que nous disputassions sur quelques canettes de bière?» Ce mot le fâcha, et il s'en alla. Le diable est un esprit orgueilleux; il ne saurait souffrir qu'on le méprise.»

Maître Stiefel vint à Wittemberg, parla secrètement avec le docteur Luther, et lui montra son opinion en vingt articles, sur le jugement dernier[r106]. Il pensait que le jugement aurait lieu le jour de saint Luc. On lui dit de se tenir tranquille et de n'en point parler; ce qui le chagrina fort. «Cher seigneur docteur, dit-il, je m'étonne que vous me défendiez de prêcher ceci, et que vous ne vouliez pas me croire. Il est cependant sûr que je dois en parler, quoique je ne le fasse point volontiers.» Le docteur Luther lui répliqua: «Cher maître, vous avez bien pu vous taire dix ans sur ce sujet, pendant le règne de la papauté; tenez-vous encore tranquille pour le peu de temps qui reste.—Mais ce matin même, comme je me mettais en marche de bonne heure, j'ai vu un arc-en-ciel très beau, et j'ai pensé à la venue du Christ.—Non, il n'y aura point alors d'arc-en-ciel; d'un même coup le feu du tonnerre consumera toute créature. Un fort et puissant son de trompette nous réveillera tous. Ce n'est pas avec le son du chalumeau que l'on se fera entendre sur-le-champ à ceux qui sont dans la tombe.» (1533.)

«Michel Stiefel croit être le septième ange qui annonce le dernier jour[a71]; il donne ses livres et ses meubles, comme s'il n'en avait plus besoin.

»Bileas est certainement damné, quoiqu'il ait eu de bien grandes révélations, pas moindres que celles de Daniel; car il embrasse aussi les quatre empires[r107]. C'est un terrible exemple pour les orgueilleux. Oh! humilions-nous.»

»Le docteur Jeckel est un compagnon de l'espèce de Eisleben (Agricola)[r108]. Il faisait la cour à ma nièce Anna; mais je lui dis: «Cela ne doit point se faire, dans toute l'éternité!» Et à la petite fille: «Si tu veux l'avoir, ôte-toi pour toujours de devant mes yeux; je ne veux plus te voir ni t'entendre.»

Le duc Henri de Saxe étant venu à Wittemberg, le docteur Martin Luther lui parla deux fois contre le docteur Jeckel, et exhorta le prince à songer aux maux de l'Église. Jeckel avait prêché la doctrine suivante: «Fais ce que tu veux, crois seulement, tu seras sauvé.—Il faudrait dire: Quand tu seras rené, et devenu un nouvel homme, fais alors ce qui se présente à toi. Les sots ne savent point ce que c'est que la foi...» Un pasteur de Torgau vint se plaindre au docteur Luther de l'insolence et de l'hypocrisie du docteur Jeckel, qui, par ses ruses, avait attiré à lui tous ceux de la noblesse, du conseil, et le prince même. Le docteur l'ayant entendu, frémit, soupira, se tut, et se mit en prière; et le même jour, il ordonna qu'on exigeât d'Eisleben (Agricola), qu'il fît une rétractation publique, ou qu'il fût publiquement confondu.

«Le docteur Luther faisant reproche à Jeckel de ce qu'ayant si peu d'expérience, étant si peu exercé dans la dialectique et la rhétorique, il osait entreprendre de telles choses contre ses maîtres et précepteurs, il répondit[r109]: «Je dois craindre Dieu plus que mes précepteurs; j'ai un Dieu aussi bien que vous...» Le docteur Jeckel se mit ensuite à table pour souper; il avait l'air sombre; et le docteur Luther se curait les dents, ainsi que les convives venus de Freyberg. Alors Luther se mit à dire: «Si j'avais rendu la cour aussi pieuse que vous le monde, j'aurais bien travaillé, etc.» Et Jeckel se tenait toujours avec un air sombre, les yeux baissés, montrant, par cette contenance, ce qu'il avait en esprit. Enfin Luther se leva, et voulut sortir; Jeckel aurait encore bien voulu s'expliquer et discuter avec lui; mais le docteur ne voulut plus lui parler.»

Des Antinomiens, et particulièrement d'Eisleben (Agricola)[r110].—«Ah! combien cela fait mal, quand on perd un bon ami qu'on aimait beaucoup! J'ai eu cet homme-là à ma table; il a été mon bon compagnon, il riait avec moi, il était gai... et voilà qu'il se met contre moi!... Cela n'est point à souffrir. Rejeter la loi sans laquelle il n'y a ni église, ni gouvernement, cela ne s'appelle pas percer le tonneau, mais le défoncer.... C'est le moment de combattre... Puis-je le voir s'enorgueillir pendant ma vie, et vouloir gouverner?... Il ne suffit pas qu'il dise, pour s'excuser, qu'il n'a parlé que du docteur Creuziger et de maître Roerer. Le Catéchisme, l'Explication du décalogue et la Confession d'Augsbourg, sont miens, et non point à Creuziger ou à Roerer... Il veut enseigner la pénitence par l'amour de la justice. Ainsi, il ne prêche qu'aux hommes justes et pieux la révélation du courroux divin. Il ne prêche pas pour les impies. Cependant saint Paul dit: La Loi est donnée aux injustes. En somme, en ôtant la Loi, il ôte aussi l'Évangile; il tire notre croyance du ferme appui de la conscience, pour la soumettre aux caprices de la chair.

»Qui aurait pensé à la secte des antinomiens[r111]?... J'ai surmonté trois cruels orages: Münzer, les sacramentaires et les anabaptistes. Il faudra donc écrire sans fin! Je ne désire pas vivre long-temps, car il n'y a plus de paix à espérer.» (1538.)

Le docteur Luther ordonna à maître Ambroise Bernd d'apprendre aux professeurs de l'université à ne point être factieux, à ne point préparer de schisme, et il défendit que maître Eisleben fût élu doyen... «Dites cela à vos facultistes, et s'ils n'en font rien, je prêcherai contre eux.» (1539.)

Le dernier jour de novembre, Luther était en joie et en gaîté avec ses cousins, son frère, sa sœur, et quelques bons amis de Mansfeld. On fit mention de maître Grickel, et ils le priaient pour lui. Le docteur répondit: «J'ai tenu cet homme-là pour mon plus fidèle ami; mais il m'a trompé par ses ruses, j'écrirai bientôt contre lui; qu'il y prenne garde; il n'y a en lui aucune pénitence.» (1538.)

«J'ai eu tant de confiance en cet homme-là (Eisleben), que, lorsque j'allai à Smalkalde, en 1537, je lui recommandai ma chaire, mon Église, ma femme, mes enfans, ma maison, tout ce que j'avais de secret[r112]

Le dernier jour de janvier, 1539, au soir, le docteur Luther lut les propositions qu'Eisleben allait soutenir contre lui; il y avait mis je ne sais quelles absurdités de Saül et de Jonathas (J'ai mangé un peu de miel et c'est pour cela que je meurs). «Jonathas, dit Luther, c'est maître Eisleben qui mange le miel et prêche l'Évangile; Saül, c'est Luther... Ah! Eisleben, es-tu donc un tel... Oh! Dieu te pardonne ton amertume!»

«Si la Loi est ainsi renvoyée de l'Église au conseil, à l'autorité civile, celle-ci dira à son tour: Nous sommes aussi de fidèles chrétiens, la Loi ne nous regarde point. Le bourreau finira par en dire autant. Il n'y aura plus que grâce, douceur, et bientôt caprices effrénés et scélératesse. Ainsi commença Münzer.»

En 1540, Luther donna un repas auquel assistèrent les principaux membres de l'Université[r113]. Vers la fin du repas, quand tout le monde fut en belle humeur, un verre à cercles de couleurs fut apporté. Luther y versa du vin et le vida à la santé des convives. Ceux-ci lui rendirent son salut en vidant le verre chacun à son tour, à la santé de leur hôte. Quand ce fut le tour de maître Eisleben, Luther lui présenta le verre en disant: «Mon cher, ce qui, dans ce verre, est au-dessus du premier cercle, ce sont les dix commandemens; de là jusqu'au second, c'est le credo; jusqu'au troisième c'est le pater noster; le catéchisme est au fond.» Puis il le vida lui-même, le fit remplir de nouveau et le donna à maître Eisleben. Celui-ci n'alla point au-delà du premier cercle, il remit le verre sur la table et ne le put regarder sans une espèce d'horreur. Luther le vit, et il dit aux convives: «Je savais bien que maître Eisleben ne boirait qu'aux Commandemens, et qu'il laisserait le credo, le pater noster et le catéchisme.»

Maître Jobst étant à la table de Luther, lui montra des propositions d'après lesquelles on ne devait point prêcher la Loi, puisque ce n'est pas elle qui nous justifie[r114]. Luther s'emporta et dit: «Faut-il que les nôtres commencent de telles choses, même de notre vivant. Ah! combien nous devons honorer maître Philippe (Mélanchton), qui enseigne avec clarté et vérité l'usage et l'utilité de la Loi. Elle se vérifie, la prophétie du comte Albert de Mansfeld qui m'écrivait: Il y a derrière cette doctrine un Münzer. En effet celui qui détruit la doctrine de la Loi, détruit en même temps politicam et œconomiam. Si l'on met la Loi en dehors de l'Église, il n'y aura plus de péché reconnu dans le monde: car l'Évangile ne définit et ne punit le péché qu'en recourant à la Loi.» (1541.)

«Si, au commencement, j'ai dans ma doctrine parlé et écrit si durement contre la Loi, cela est venu de ce que l'Église chrétienne était chargée de superstitions, sous lesquelles Christ était tout-à-fait obscurci et enterré[r115]. Je voulais sauver et affranchir de cette tyrannie de la conscience les âmes pieuses et craignant Dieu. Mais je n'ai jamais rejeté la Loi...»[a72]

CHAPITRE V.

Tentations: Regrets et doutes des amis, de la femme; Doutes de Luther lui-même.

Maître Philippe Mélanchton dit un jour la fable suivante à la table du docteur Martin Luther[r116]: «Un homme avait pris un petit oiseau, et le petit oiseau aurait bien voulu être libre, et il disait à l'homme: O mon bon ami, lâche-moi, je te montrerai une belle perle qui vaut bien des milliers de florins! Tu me trompes, dit l'homme. Oh non! aie confiance, viens avec moi, je vais te la montrer. L'homme lâche l'oiseau, qui se perche sur un arbre et lui chante: Crede parùm, tua serva, et quæ periêre, relinque (ne te confie pas trop, garde bien le tien, laisse ce qui est perdu sans retour). C'était en effet une belle perle qu'il lui laissait.»

«Philippe me demandait une fois que je voulusse lui tirer de la Bible une devise, mais telle qu'il ne s'en lassât point[r117]. On ne peut rien donner à l'homme dont il ne se lasse.»

«Si Philippe n'eût pas été si affligé par les tentations, il aurait des idées et des opinions singulières[r118]

Le paradis de Luther est très grossier. Il croit que, dans le nouveau ciel et la nouvelle terre, il y aura aussi des animaux utiles[r119]. «Je pense souvent à la vie éternelle et aux joies que l'on doit y trouver, mais je ne puis comprendre à quoi nous y passerons le temps, car il n'y aura aucun changement, aucun travail, ni boire, ni manger, ni affaire; mais je pense que nous aurons assez d'objets à contempler. Sur cela, Philippe Mélanchton dit très bien: Maître, montrez-nous le Père; cela nous suffit.»

«Les paysans ne sont pas dignes de tant de fruits que porte la terre[r120]. Je remercie plus notre Seigneur pour un arbre que tous les paysans pour tous leurs champs. Ah! domine doctor, dit Mélanchton, exceptez-en quelques-uns, tels qu'Adam, Noë, Abraham, Isaac.»

«Le docteur Jonas disait à souper: Ah! comme saint Paul parle magnifiquement de sa mort. Je ne puis pourtant le croire[r121].—Il me semble aussi, dit le docteur Luther, que saint Paul lui-même ne pouvait penser sur cette matière avec autant de force qu'il parlait; moi-même, malheureusement, je ne puis sur cet article croire aussi fortement que prêcher, parler et écrire, aussi fortement que d'autres gens s'imaginent que je crois. Et il ne serait peut-être pas bon que nous fissions tout ce que Dieu commande, car c'en serait fait de sa divinité; il se trouverait menteur, et ne pourrait rester véridique dans ses paroles.»

«Un méchant et horrible livre contre la sainte Trinité ayant été publié par l'impression, en 1532, le docteur Martin Luther dit[r122]: «Ces esprits chimériques ne croient pas que d'autres gens aient eu aussi des tentations sur cet article. Mais pourquoi opposer ma pensée à la parole de Dieu et au Saint-Esprit (opponere meam cogitationem verbo Dei, et spiritui sancto)? Cette opposition ne soutient pas l'examen.»

La femme du docteur lui disait[r123]: «Seigneur docteur, d'où vient que sous la papauté nous priions si souvent et avec tant de ferveur, tandis qu'aujourd'hui notre prière est tout-à-fait froide, et nous prions rarement?» Le docteur répondit: «Le diable pousse sans cesse ses serviteurs à pratiquer diligemment son culte.»

Le docteur Martin Luther exhortait sa femme à lire et écouter avec soin la parole de Dieu, particulièrement le psautier[r124]. Elle répondit qu'elle l'écoutait suffisamment, et en lisait chaque jour; qu'elle pourrait même, s'il plaisait à Dieu, en répéter beaucoup de choses. Le docteur soupira et dit: «Ainsi commence le dégoût de la parole de Dieu. C'est le signe d'un mal futur. Il viendra de nouveaux livres, et la sainte Écriture sera méprisée, jetée dans un coin, et comme on dit: sous la table.»

Luther demandait à sa femme si elle aussi croyait qu'elle fût sainte? Elle s'en étonna, et dit: «Comment puis-je être sainte, je suis une grande pécheresse.» Il dit alors: «Voyez pourtant l'horreur de la doctrine papale, comme elle a blessé les cœurs et préoccupé tout l'homme intérieur. Ils ne sont plus capables de rien voir, hors la piété et la sainteté personnelle et extérieure des œuvres que l'homme même fait pour soi.»

«Le Pater noster et la foi, me rassurent contre le diable[r125]. Ma petite Madeleine et mon petit Jean prient en outre pour moi, ainsi que beaucoup d'autres chrétiens... J'aime ma Catherine, je l'aime plus que moi-même, car je voudrais mourir plutôt que de lui voir arriver du mal à elle et à ses enfans; j'aime aussi mon Seigneur Jésus-Christ qui, par pure miséricorde, a versé son sang pour moi; mais ma foi devrait être beaucoup plus grande et plus vive. O mon Dieu! ne juge point ton serviteur[r126]

«Ce qui ne contribue pas peu à affliger et tenter les cœurs, c'est que Dieu semble capricieux et changeant. Il a donné à Adam des promesses et des cérémonies, et cela a fini avec l'arc-en-ciel et l'arche de Noé. Il a donné à Abraham la circoncision, à Moïse des signes miraculeux, à son peuple la Loi; mais au Christ, et par le Christ, l'Évangile, qui est considéré comme annulant tout cela. Et voilà que les Turcs effacent cette voix divine, et disent: Votre loi durera bien quelque temps, mais elle finira par être changée.» (Luther n'ajoute aucune réflexion.)

CHAPITRE VI.

Le diable.—Tentations.

«Une fois, dans notre cloître à Wittemberg, j'ai entendu distinctement le bruit que faisait le diable. Comme je commençais à lire le psautier, après avoir chanté matines, que j'étais assis, que j'étudiais et que j'écrivais pour ma leçon, le diable vint et fit trois fois du bruit derrière mon poêle, comme s'il en eût traîné un boisseau. Enfin, comme il ne voulait point finir, je rassemblai mes petits livres et allai me mettre au lit... Je l'entendis encore une nuit au-dessus de ma chambre dans le cloître; mais comme je remarquai que c'était le diable, je n'y fis pas attention et me rendormis.»

«Une jeune fille qui était l'amie du vieil économe à Wittemberg, se trouvant malade, il se présenta à elle une vision comme si c'eût été le Christ sous une forme belle et magnifique; elle y crut et se mit à prier cette figure[r127]. On envoya en hâte au cloître chercher le docteur Luther. Lorsqu'il eût vu la figure, qui n'était qu'un jeu et une singerie du diable, il exhorta la fille à ne pas se laisser duper ainsi. En effet, dès qu'elle eut craché au visage du fantôme, le diable disparut, la figure se changea en un grand serpent qui courut à la fille et la mordit à l'oreille, de sorte que le sang coula. Le serpent s'évanouit bientôt. Le docteur Luther vit la chose de ses propres yeux, avec beaucoup d'autres personnes.» (L'éditeur des Conversations ne dit point tenir cette histoire de Luther.)

Un pasteur des environs de Torgau se plaignait à Luther que le diable faisait la nuit, un bruit, un tumulte et un renversement extraordinaires dans sa maison, qu'il lui cassait ses pots et sa vaisselle de bois, lui jetait les morceaux à la tête, et riait ensuite. Il faisait ce manége depuis un an, et ni sa femme, ni ses enfans ne voulaient plus rester dans la maison[r128]. Luther dit au pasteur: «Cher frère, sois fort dans le Seigneur, ne cède point à ce meurtrier de diable. Si l'on n'a point invité et attiré cet hôte chez soi par ses péchés, on peut lui dire: Ego auctoritate divinâ hic sum pater familias et vocatione cœlesti pastor ecclesiæ; mais toi, diable, tu te glisses dans cette maison comme un voleur et un meurtrier. Pourquoi ne restes-tu pas dans le ciel? Qui t'a invité ici?»

Sur une possédée. «Puisque ce diable est un esprit jovial, et qu'il se moque de nous tout à son aise, il nous faut d'abord prier sérieusement pour la jeune fille qui souffre ainsi à cause de nos péchés. Ensuite il faut mépriser cet esprit et s'en rire, mais ne pas aller l'éprouver par des exorcismes et autres choses sérieuses, parce que la superbe diabolique se rit de tout cela. Persévérons dans la prière pour la jeune fille et dans le mépris pour le diable, et enfin, avec la grâce du Christ, il se retirera. Il serait bon aussi que les princes voulussent réformer leurs vices, dans lesquels cet esprit malin nous montre qu'il triomphe. Je te prie, puisque c'est une chose digne d'être publiée, de t'informer exactement de toutes les circonstances; pour écarter toute fraude, assure-toi si les pièces d'or que cette fille avale sont de vraies pièces d'or, et de bon aloi. Car j'ai été jusqu'à présent obsédé de tant de fourberies, de ruses, de machinations, de mensonges, d'artifices, que je ne me prête plus aisément à rien croire que je n'aie vu faire et dire.» (5 août 1536.)

«Que ce pasteur n'ait pas la conscience troublée de ce qu'il a enseveli cette femme qui s'était tuée elle-même, si toutefois elle s'est tuée. Je connais beaucoup d'exemples semblables, mais je juge ordinairement que les gens ont été tués simplement et immédiatement par le diable, comme un voyageur est tué par un brigand. Car, lorsqu'il est évident que le suicide n'a pu avoir lieu naturellement, quand il s'agit d'une corde, d'une ceinture ou (comme dans le cas dont tu me parles) d'un voile pendant et sans nœud, qui ne tuerait pas même une mouche, il faut croire, selon moi, que c'est le diable qui fascine les hommes et leur fait croire qu'ils font toute autre chose, par exemple une prière; et cependant le diable les tue. Néanmoins le magistrat fait bien de punir avec la même sévérité, de peur que Satan ne prenne courage pour s'introduire. Le monde mérite bien de tels avertissemens, puisqu'il épicurise et pense que le démon n'est rien.» (1er décembre 1544.)

«Satan a voulu tuer notre prieur, en jetant sur lui un pan de mur. Mais Dieu l'a miraculeusement sauvé.» (4 juillet 1524.)

«Les fous, les boiteux, les aveugles, les muets sont des hommes chez qui les démons se sont établis. Les médecins qui traitent ces infirmités, comme ayant des causes naturelles, sont des ignorans qui ne connaissent point toute la puissance du démon.» (14 juillet 1528.)

»Il y a des lieux dans beaucoup de pays, où habitent les diables[r129]. La Prusse a grand nombre de mauvais esprits. En Suisse, non loin de Lucerne, sur une haute montagne, il y a un lac qu'on appelle l'étang de Pilate; le diable y est établi d'une manière terrible. Dans mon pays, il y a un étang situé de même. Si l'on y jette une pierre, il s'élève un grand orage, et tout le pays tremble à l'entour. C'est une habitation de diables qui y sont prisonniers.

»Le diable a emporté à Sussen, le jour du vendredi saint, trois écuyers qui s'étaient voués à lui.»(1538.)

Un jour de grand orage, Luther disait: «C'est le diable qui fait ce temps-là; les vents ne sont autre chose que de bons ou de mauvais esprits. Le diable respire et souffle[r130]

Deux nobles avaient juré de se tuer l'un l'autre (du temps de Maximilien). Le diable ayant tué l'un d'eux dans son lit avec l'épée de l'autre, le survivant fut amené sur la place publique. On enleva la terre couverte par son ombre, et on le bannit du pays. C'est ce qui s'appelle mors civilis. Le docteur Grégoire Bruck, chancelier de Saxe, fit ce récit à Luther.

Suivent deux histoires de gens avertis d'avance qu'ils seraient emportés par le diable, et qui, quoiqu'ils eussent reçu le saint sacrement, et qu'ils fussent gardés avec des cierges par leurs amis en prières, n'en furent pas moins emportés au jour et à l'heure marqués[r131]. «Il a bien crucifié notre Seigneur lui-même. Mais, pourvu qu'il n'emporte pas l'âme, tout va bien.»

«Le diable promène les gens dans leur sommeil de côté et d'autre, de sorte qu'ils font toute chose comme s'ils veillaient[r132]. Autrefois les papistes, comme gens superstitieux, disaient que de tels hommes devaient ne pas avoir été bien baptisés, ou qu'ils l'avaient peut-être été par un prêtre ivre.»

«Aux Pays-Bas et en Saxe, un chien monstrueux sent les gens qui doivent mourir, et rôde autour[r133]...

»Les moines conduisaient chez eux un possédé[r134]. Le diable qui était en lui, dit aux moines: «O mon peuple, que t'ai-je fait!» Popule meus, quid feci tibi?»

On racontait à la table de Luther qu'un jour, dans une cavalcade de gentilshommes, l'un d'eux s'était écrié en piquant des deux: «Au diable le dernier!» Comme il avait deux chevaux, il en lâcha un; et celui-ci, restant le dernier, le diable l'emporta avec lui dans les airs[r135]. Luther dit à cette occasion: «Il ne faut pas convier Satan à notre table. Il vient sans avoir été prié. Tout est plein de diables autour de nous; nous-mêmes, qui veillons et qui prions journellement, nous avons assez affaire à lui.»

«Un vieux curé, faisant un jour sa prière, entendit derrière lui le diable qui voulait l'en empêcher, et qui grognait comme aurait fait tout un troupeau de porcs[r136]. Le vieux curé, sans se laisser effrayer, se retourna et lui dit: «Maître diable, il t'est bien advenu ce que tu méritais; tu étais un bel ange, et te voilà maintenant un vilain porc.» Aussitôt les grognemens cessèrent, car le diable ne peut souffrir qu'on le méprise... La foi le rend faible comme un enfant.»

«Le diable redoute la parole de Dieu. Il ne la peut mordre; il s'y ébrèche les dents.»

«Un jeune vaurien, sauvage et emporté, buvait un jour avec quelques compagnons dans un cabaret. Quand il n'eut plus d'argent, il dit que s'il se trouvait quelqu'un qui lui payât un bon écot, il lui vendrait son âme. Peu après, un homme entra dans le cabaret, se mit à boire avec le vaurien, et lui demanda s'il était véritablement prêt à vendre son âme. Celui-ci répondit hardiment oui, et l'homme lui paya à boire toute la journée. Sur le soir, quand le garçon fut ivre, l'inconnu dit aux autres qui étaient dans le cabaret: «Messieurs, qu'en pensez-vous? si quelqu'un achète un cheval, la selle et la bride ne lui appartiennent-elles pas aussi?» Les assistans s'effrayèrent beaucoup à ces mots, et ne voulurent d'abord pas répondre, mais, comme l'étranger les pressait, ils dirent à la fin: «Oui, la selle et la bride sont aussi à lui.» Aussitôt le diable (car c'était lui), saisit le mauvais sujet et l'emporta avec lui à travers le plafond, de sorte que l'on n'a jamais su ce qu'il est devenu.»

Une autre fois, Luther raconta l'histoire d'un soldat, qui avait déposé de l'argent chez son hôte, dans le Brandebourg[r137]. Cet hôte, quand le soldat lui redemanda son argent, nia d'avoir rien reçu. Le soldat furieux se jeta sur lui, et le maltraita, mais le fourbe le fit arrêter par la justice et l'accusa d'avoir violé la paix domestique (hausfriede). Pendant que le soldat était en prison, le diable vint chez lui et lui dit: «Demain tu seras condamné à mort et exécuté. Si tu me vends ton corps et ton âme, je te délivre.» Le soldat n'y consentit point. Alors le diable lui dit: «Si tu ne veux pas, écoute au moins le conseil que je te donne. Demain, quand tu seras devant les juges, je me tiendrai près de toi, en bonnet bleu avec une plume blanche. Demande alors aux juges qu'ils me laissent plaider ta cause, et je te tirerai de là. Le lendemain, le soldat suivit le conseil du diable, et comme l'hôte persistait à nier, l'avocat en bonnet bleu lui dit: «Mon ami, comment peux-tu ainsi te parjurer? L'argent du soldat se trouve dans ton lit, sous le traversin. Seigneurs échevins, envoyez-y et vous verrez que je dis vrai.» Quand l'hôte entendit cela, il s'écria avec un gros jurement: «Si j'ai reçu l'argent, je veux que le diable m'enlève sur l'heure.» Mais les sergens envoyés à l'auberge trouvèrent l'argent à la place indiquée, et l'apportèrent devant le tribunal. Alors l'homme au bonnet bleu dit en ricanant: «Je savais bien que j'aurais l'un des deux, le soldat ou l'aubergiste.» Il tordit le cou à celui-ci et l'emporta dans les airs.—Luther, ayant conté l'histoire, ajouta qu'il n'aimait pas qu'on jurât par le diable, comme faisaient beaucoup de gens, «car, disait-il, le mauvais drôle n'est pas loin; l'on n'a pas besoin de le peindre sur les murs pour qu'il soit présent.»

«Il y avait à Erfurth deux étudians, dont l'un aimait si fort une jeune fille, qu'il en serait devenu bientôt fou[r138]. L'autre, qui était sorcier, sans que son camarade en sût rien, lui dit: «Si tu promets de ne point lui donner un baiser et de ne point la prendre dans tes bras, je ferai en sorte qu'elle vienne te trouver. Il la fit venir en effet. L'amant, qui était un beau jeune homme, la reçut avec tant d'amour, et il lui parlait si vivement, que le sorcier craignait toujours qu'il ne l'embrassât; enfin il ne put se contenir. A l'instant même elle tomba et mourut. Quand ils la virent morte, ils eurent grand'peur, et le sorcier dit: «Employons notre dernière ressource.» Il fit si bien, que le diable la reporta chez elle, et qu'elle continua de faire tout ce qu'elle faisait auparavant dans la maison; mais elle était fort pâle et ne parlait point. Au bout de trois jours, les parens allèrent trouver les théologiens, et leur demandèrent ce qu'il fallait faire. A peine ceux-ci eurent-ils parlé fortement à la fille, que le diable se retira d'elle; le cadavre tomba raide avec une grande puanteur[a73]

«Le docteur Luc Gauric, le sorcier que vous avez fait venir d'Italie, m'a souvent avoué que son maître conversait avec le diable[r139]

«Le diable peut se changer en homme ou en femme pour tromper, de telle manière qu'on croit être couché avec une femme en chair et en os, et qu'il n'en est rien; car, suivant le mot de saint Paul, le diable est bien fort avec les fils de l'impiété[r140]. Comme il en résulte souvent des enfans ou des diables, ces exemples sont effrayans et horribles. C'est ainsi que ce qu'on appelle le nix, attire dans l'eau les vierges ou les femmes pour créer des diablotins. Le diable peut aussi dérober des enfans; quelquefois dans les six premières semaines de leur naissance, il enlève à leur mère ces pauvres créatures pour en substituer à leur place d'autres, nommés supposititii, et par les Saxons, kilkropff.

«Il y a huit ans, j'ai vu et touché moi-même à Dessau un enfant qui n'avait pas de parens, et qui venait du diable. Il avait douze ans, et était tout-à-fait conformé comme un enfant ordinaire. Il ne faisait que manger, et mangeait autant que quatre paysans ou batteurs en grange. Il faisait aussi tous ses besoins. Mais quand on le touchait, il criait comme un possédé; s'il arrivait quelque accident malheureux dans la maison, il s'en réjouissait et riait; si, au contraire tout allait bien, il pleurait continuellement. Je dis aux princes d'Anhalt avec qui j'étais: Si j'avais à commander ici, je ferais jeter cet enfant dans la Moldau, au risque de m'en faire le meurtrier. Mais l'électeur de Saxe et les princes n'étaient pas de mon opinion. Je leur dis alors de faire prier Dieu dans l'église pour qu'il enlevât le démon. On répéta ces prières tous les jours pendant une année, et après ce temps l'enfant mourut.» Quand le docteur eut raconté cette histoire, quelqu'un lui demanda pourquoi il aurait voulu jeter cet enfant à l'eau. C'est, répondit-il, que les enfans de cette espèce ne sont autre chose, à mon sens, qu'une masse de chair, sans âme. Le diable est bien capable de produire de ces choses; tout ainsi qu'il anéantit les facultés des hommes, quand il les possède corporellement, de manière à leur enlever la raison et à les rendre sourds et aveugles pour quelque temps, de même il habite dans ces masses de chair et est lui-même leur âme.—Il faut que le diable soit bien puissant pour tenir ainsi nos esprits prisonniers. Origène, ce me semble, n'a pas assez compris cette puissance; autrement il n'aurait point pensé que le diable pourra obtenir grâce au Jugement dernier. Quel horrible péché de se révolter ainsi sciemment contre son Dieu, son créateur!

»En Saxe, près de Halberstadt, il y avait un homme qui avait un kilkropff. Cet enfant pouvait épuiser sa mère et cinq autres femmes en les tétant, et il dévorait outre cela tout ce qu'on lui présentait. On donna à l'homme le conseil de faire un pélerinage à Holckelstadt, de vouer son kilkropff à la Vierge Marie, et de le faire bercer en cet endroit. L'homme suivit cet avis, et il emporta son enfant dans un panier; mais, en passant sur un pont, un autre diable, qui était dans la rivière, se mit à crier: Kilkropff! kilkropff! L'enfant, qui était dans le panier, et qui n'avait jamais encore prononcé un seul mot, répondit: Oh! oh! oh! Le diable de la rivière lui demanda ensuite: Où vas-tu? L'enfant du panier répondit: Je m'en vais à Holckelstadt, à notre Mère bien-aimée, pour me faire bercer. Le paysan, très effrayé, jeta l'enfant et le panier dans la rivière; sur quoi les deux diables se mirent à s'envoler ensemble. Ils crièrent: Oh! oh! oh! firent quelques cabrioles l'un par-dessus l'autre et s'évanouirent.»

Luther, en sortant un dimanche de l'église du château où il avait prêché, rencontra un landsknecht qui s'adressa à lui, se plaignant des tentations continuelles qu'il avait à essuyer de la part du diable, disant qu'il venait souvent à lui et le menaçait de l'enlever dans les airs. Pendant qu'il parlait ainsi, le docteur Pomer, qui passait par ce chemin, s'approcha aussi de lui et aida Luther à le consoler. «Ne désespérez pas, lui disaient-ils, car malgré ces tentations du diable, vous n'êtes point à lui. Notre Seigneur Jésus-Christ a aussi été tenté par lui, mais il l'a surmonté par la parole de Dieu. Défendez-vous de même par la parole de Dieu et par la prière.» Luther ajouta: «Si le diable te tourmente et te menace de t'emmener, réponds-lui: «Je suis à Jésus-Christ, qui est mon Seigneur; c'est en lui que je crois, et c'est auprès de lui que je serai un jour. Il a dit lui-même qu'aucune puissance ne pourra enlever les chrétiens de sa main.» Pense plutôt à Dieu qui est au ciel qu'au diable, et cesse de t'effrayer de ses ruses. Je sais bien qu'il serait fort aise de t'enlever, mais il ne le peut. Il est comme le voleur qui voudrait bien mettre la main sur le coffre-fort du riche; la volonté ne lui manque pas, mais le pouvoir. De même Dieu ne permettra pas au diable de te faire du mal. Écoute fidèlement la parole divine, prie avec ferveur, travaille, ne sois pas trop souvent seul, et tu verras que Dieu te délivrera de Satan et te conservera dans son troupeau.»

Un jeune ouvrier, maréchal ferrant de son état, prétendait être poursuivi par un spectre à travers toutes les rues de la ville. Luther le fit venir chez lui et l'interrogea en présence de plusieurs personnes doctes. Le jeune homme disait que le spectre qui le poursuivait lui avait reproché comme un sacrilége d'avoir communié sous les deux espèces, et qu'il lui avait dit: «Si tu retournes dans la maison de ton maître, je te tords le cou.» C'est pourquoi il n'était pas rentré depuis plusieurs jours. Le docteur, après l'avoir beaucoup interrogé, lui dit: «Prends garde, mon ami, de ne pas mentir. Crains Dieu, écoute sa parole avec attention; retourne chez ton maître, fais ton travail, et si Satan revient, dis-lui: «Je ne veux pas t'obéir. Je n'obéirai qu'à Dieu qui m'a appelé à ce métier: je resterai ici à mon travail, et un ange même viendrait, que je ne m'en laisserais pas détourner.»

Le docteur Luther, devenu plus âgé, éprouva peu de tentations de la part des hommes; mais le diable, comme il le reconnaît lui-même, allait promener avec lui dans le dortoir du cloître; il le vexait et le tentait. Il avait un ou deux diables qui l'épiaient, et s'ils ne pouvaient parvenir au cœur, ils saisissaient la tête et la tourmentaient[r141][a74].

«... Cela m'est arrivé souvent[r142]. Quand je tenais un couteau dans les mains, il me venait de mauvaises pensées; souvent je ne pouvais prier, et le diable me chassait de la chambre. Car nous autres nous avons affaire aux grands diables qui sont docteurs en théologie. Les Turcs et les papistes ont de petits diablotins qui ne sont point théologiens, mais seulement juristes.

»Je sais, grâce à Dieu, que ma cause est bonne et divine; si Christ n'est point dans le ciel et Seigneur du monde, alors mon affaire est mauvaise[r143]. Cependant le diable me serre souvent de si près dans la dispute, qu'il m'en vient la sueur. Il est éternellement irrité, je le sens bien, je le comprends. Il couche avec moi plus près que ma Catherine. Il me donne plus de trouble qu'elle de joie... Il me pousse quelquefois: La Loi, dit-il, est aussi la parole de Dieu; pourquoi l'opposer toujours à l'Évangile?—«Oui, dis-je à mon tour; mais elle est aussi loin de l'Évangile que le ciel l'est de la terre, etc.»

»Le diable n'est pas, à la vérité, un docteur qui a pris ses grades[a75], mais du reste il est bien savant, bien expérimenté[r144]. Il n'a pourtant fait son métier que depuis six mille ans. Si le diable est sorti quelquefois des possédés, lorsqu'il était conjuré par les moines et les prêtres papistes, en laissant après lui quelque signe, un carreau cassé, une fenêtre brisée, un pan de mur ouvert, c'était pour faire croire aux gens qu'il avait quitté le corps, mais en effet pour posséder l'esprit, pour les confirmer dans leurs superstitions.»

Au mois de janvier 1532, Luther tomba dangereusement malade. Le médecin le crut menacé d'une attaque d'apoplexie[r145]. Mélanchton et Rorer, assis près de son lit, ayant parlé de la joie que la nouvelle de sa mort causerait sans doute aux papistes, il leur dit avec assurance: «Je ne mourrai pas encore, je le sais certainement. Dieu ne confirmera point à présent l'abominable papisme par ma mort. Il ne voudra point après celle de Zwingli et d'Œcolampade, accorder aux papistes un nouveau sujet de triomphe. Satan, il est vrai, ne songe qu'à me tuer; il ne me quitte d'un pas. Mais ce n'est pas sa volonté qui s'accomplira: ce sera celle du Seigneur.»

«Ma maladie, qui consiste dans des vertiges et autres choses, n'est point naturelle; ce que je puis prendre ou faire ne me sert à rien, quoique j'observe avec soin les conseils de mon médecin[r146]

En 1536, il maria à Torgau le duc Philippe de Poméranie à la sœur de l'Électeur[r147]. Au milieu de la cérémonie, l'anneau nuptial échappa de sa main et roula par terre. Il eut un mouvement de terreur, mais se rassura aussitôt en disant: «Écoute, diable, cela ne te regarde pas, c'est peine perdue,» et il continua de prononcer les paroles de la bénédiction.

Pendant que le docteur Luther causait à table avec quelques-uns, sa femme sortit et tomba en défaillance[r148]. Lorsqu'elle revint à elle, le docteur lui demanda quelles pensées elle avait eues. Elle raconta comme elle avait éprouvé des tentations toutes particulières qui sont les signes certains de la mort, et qui frappent au cœur plus sûrement qu'une balle ou une flèche... «Celui qui éprouve de telles tentations, dit-il, je lui donnerai un bon conseil, c'est de penser à quelque chose de gai, de boire un bon coup, de jouer et de prendre quelque passe-temps, ou bien de s'attacher à quelque occupation honorable. Mais le meilleur remède, c'est de croire en Jésus-Christ.»

«Quand le diable me trouve oisif et que je ne pense point à la parole de Dieu, alors il me fait venir un scrupule, comme si je n'avais pas bien enseigné, comme si c'était moi qui eusse renversé et détruit les autorités, et causé par ma doctrine tant de scandales et de troubles[r149]. Mais quand je ressaisis la parole de Dieu, alors j'ai gagné la partie. Je me défends contre le diable et je dis: Qu'importe à Dieu tout le monde, quelque grand qu'il puisse être? Il en a établi son Fils seigneur et roi. Si le monde veut le renverser du trône, Dieu le bouleversera et le mettra en cendre; car il dit lui-même: «C'est mon fils, vous devez l'écouter.» Maintenant, ô rois, apprenez; disciplinez-vous, juges de la terre (l'erudimini de la Vulgate est moins fort).

»Le diable s'efforce surtout de nous arracher du cœur l'article de la rémission des péchés. Quoi! dit-il, vous prêchez ce qu'aucun homme n'a enseigné dans tant de siècles! si cela déplaisait à Dieu?...

»La nuit, quand je me réveille, le diable vient bientôt, dispute avec moi et me donne d'étranges pensées, jusqu'à ce que je m'anime et que je lui dise: Baise mon c..! Dieu n'est pas irrité comme tu le dis[r150].

»Aujourd'hui, comme je m'éveillai, le diable vint, voulut disputer, et il me disait: «Tu es un pécheur[r151].»—Je répliquai: Dis-moi quelque chose de nouveau, démon; je savais déjà cela... J'ai assez de péchés réels, sans ceux que tu inventes...—Il insistait encore: «Qu'as-tu fait des cloîtres dans ce monde?»—A quoi je répondis: Que t'importe? Tu vois bien que ton culte sacrilége subsiste toujours.»

Un jour que l'on parlait à souper du sorcier Faust, Luther dit sérieusement[r152]: «Le diable n'emploie pas contre moi le secours des enchanteurs. S'il pouvait me nuire par là, il l'aurait fait depuis long-temps. Il m'a déjà souvent tenu par la tête; mais il a pourtant fallu qu'il me laissât aller. J'ai bien éprouvé quel compagnon c'est que le diable; il m'a souvent serré de si près que je ne savais si j'étais mort ou vivant. Quelquefois il m'a jeté dans le désespoir au point que j'ignorais même s'il y avait un Dieu, et que je doutais complètement de notre cher Seigneur. Mais avec la parole de Dieu, etc.

»Le diable me fait regarder la loi, le péché et la mort. Il me présente cette trinité, et s'en sert pour me tourmenter[r153].

»Le diable nous a juré la mort, mais il mordra dans une noix creuse[r154].

»La tentation de la chair est petite chose; la moindre femme dans la maison peut guérir cette maladie[r155]. Eustochia aurait guéri saint Jérôme. Mais Dieu nous garde des grandes tentations qui touchent l'éternité! Alors on ne sait point si Dieu est le diable, ou si le diable est Dieu. Ces tentations ne sont point passagères.

»Si je tombe en pensées qui ne touchent que le monde ou la maison, je prends un psaume ou quelques mots de Saint-Paul, et je dors par-dessus; mais celles qui viennent du diable me coûtent davantage; je ne puis m'en tirer qu'avec quelque bonne farce[r156].

»Le grain d'orge a beaucoup à souffrir des hommes[5]. D'abord on le jette dans la terre pour qu'il y pourrisse; ensuite, quand il est mûr, on le coupe, on le bat en grange et on le sèche, on le fait cuire pour en tirer de la bière, et le faire avaler aux ivrognes[r157]. Le lin est aussi martyr à sa manière. Quand il est mûr, on l'arrache, on le rouit, on le sèche, on le bat, on le teille, on le sérance, on le file, on le tisse, on en fabrique de la toile pour en faire des chemises, des souquenilles, etc. Quand celles-ci sont déchirées, l'on en fait des torchons, ou l'on y met des emplâtres pour être appliquées sur les plaies, les abcès; l'on en fait des mèches, ou bien on les vend au papetier qui les broie, les dissout, et en fait du papier. Ce papier sert à écrire, à imprimer, à faire des jeux de cartes; enfin il est déchiré et employé aux plus vils usages. Ces plantes, ainsi que d'autres créatures qui nous sont très utiles, ont beaucoup à souffrir; les chrétiens bons et pieux ont de même beaucoup à endurer des méchans et des impies.»

«Quand le diable vient me trouver la nuit, je lui tiens ce discours[r158]: Diable, je dois dormir maintenant; car c'est le commandement et l'ordre de Dieu que nous travaillions le jour, et que nous dormions la nuit. S'il m'accuse d'être un pécheur, je lui dis pour lui faire dépit: Sancte Satane, ora pro me! ou bien: Medice, cura te ipsum

«Si vous prêchez celui qui est tenté, il vous faut tuer Moïse et le lapider. Si au contraire il revient à lui et oublie la tentation, qu'on lui prêche la loi. Alioqui afflicto non est addenda afflictio.

»... La meilleure manière de chasser le diable, si on ne peut le faire avec les paroles de la sainte Écriture, c'est de lui adresser des mots piquans et pleins de moquerie.»

«On peut consoler les gens affligés de tentations en leur donnant à manger et à boire; mais le remède ne réussirait pas pour tous, surtout pour les jeunes gens[r159]. Pour moi qui suis vieux, un bon coup pourrait chasser les tentations et me faire dormir un somme.»

«La meilleure médecine contre les tentations, c'est de parler d'autre chose, de Marcolphe, d'Eulenspiegel, et d'autres farces de ce genre, etc.—Le diable est un esprit triste, la musique le fait fuir bien loin[r160]

Le morceau important qu'on va lire est en quelque sorte le récit de la guerre opiniâtre que Satan aurait faite à Luther pendant toute sa vie.

Préface du docteur Martin Luther, écrite par lui avant sa mort[r161].—«Quiconque lira avec attention l'histoire ecclésiastique, les livres des saints Pères, et particulièrement la Bible, verra clairement que depuis le commencement de l'Église les choses se sont toujours passées de la même manière. Toutes les fois que la Parole s'était fait entendre et que Dieu s'était rassemblé un petit troupeau, le diable s'est bien vite aperçu de la lumière divine, et s'est mis à siffler, souffler, tempêter de tous les coins, essayant de toutes ses forces s'il pourrait l'éteindre. On avait beau boucher un ou deux trous, il en trouvait un autre, soufflait toujours et faisait rage. Il n'y a encore eu aucune fin à cela, et il n'y en n'aura pas jusqu'au jour du Jugement.

»Je tiens qu'à moi seul (pour ne point parler des anciens) j'ai essuyé plus de vingt ouragans, vingt assauts du diable. D'abord j'ai eu contre moi les papistes. Tout le monde, je crois, sait à peu près combien de tempêtes, de bulles et de livres le diable a lâchés par eux contre moi, de quelle façon lamentable ils m'ont déchiré, dévoré, mis à rien. Il est vrai que moi-même je soufflais quelque peu contre eux; mais cela ne servait de rien; les enragés soufflaient encore plus, et vomissaient feu et flammes. Il en a été ainsi jusqu'à ce jour sans interruption.

»J'avais un instant cessé de craindre cette tempête du diable, lorsqu'il se fit jour par un nouveau trou, par Münzer et sa révolte qui faillit m'éteindre la lumière. Le Christ bouche encore ce trou-là, et le voilà qui par Carlostad casse des carreaux à ma fenêtre, le voilà qui mugit et tourbillonne, au point de me faire croire qu'il allait emporter lumière, cire et mèche à la fois. Mais Dieu fut en aide à sa pauvre lumière; il ne permit point qu'elle fût éteinte. Alors vinrent les sacramentaires et les anabaptistes, qui brisèrent portes et fenêtres pour en finir de cette lumière, et qui la mirent de nouveau dans le plus grand danger. Dieu merci, leur volonté fut trompée également.

»D'autres encore ont tempêté contre les anciens maîtres, contre le pape et contre Luther à la fois, tels que Servet, Campanus..... Quant à ceux enfin qui ne m'ont point assailli publiquement par des livres imprimés, mais dont il m'a fallu essuyer en particulier les écrits et discours remplis de venin, je ne les mettrai pas ici en ligne de compte. Il me suffit de montrer que j'ai dû apprendre par expérience (je n'en voulais pas croire les histoires) que l'Église, pour l'amour de sa chère Parole, de sa bienheureuse lumière, ne peut avoir de repos, mais qu'elle doit attendre incessamment de nouvelles tempêtes du diable, comme cela s'est vu depuis le commencement.

»Et quand je devrais vivre encore cent ans, quand j'aurais apaisé les tempêtes d'autrefois et d'aujourd'hui, quand je pourrais encore apaiser celles qui viendront, je vois clairement que cela ne donnerait pas le repos à nos descendans, aussi long-temps que le diable vivra et régnera. C'est pourquoi je prie Dieu de m'accorder une petite heure d'état de grâce; je ne demande pas de rester en vie plus long-temps.

»Vous qui viendrez après nous, priez Dieu aussi avec ferveur, pratiquez assidument sa parole, conservez bien la pauvre chandelle de Dieu; car le diable ne dort ni ne chôme, et il ne mourra pas non plus avant le jugement dernier. Toi et moi, nous mourrons, et quand nous serons morts, lui il n'en restera pas moins tel qu'il a toujours été, toujours tempêtant contre l'Évangile...

»Je le vois de loin qui gonfle ses joues à en devenir tout rouge, qui souffle et qui fait fureur; mais notre Seigneur Jésus-Christ, qui, dès le commencement, lui a donné un coup de poing sur cette joue gonflée, le combat maintenant encore, et le combattra toujours. Il ne peut pas en avoir menti, quand il dit: «Je serai auprès de vous jusqu'à la fin du monde,» et «Les portes de l'enfer ne prévaudront pas contre mon Église;» et dans saint Jean: «Mes brebis ne périront jamais; personne ne les arrachera de ma main»; et dans saint Mathieu, X: «Tous les cheveux de votre tête sont comptés; c'est pourquoi ne craignez pas ceux qui tuent le corps.»

«Néanmoins, il nous est commandé de veiller et de garder sa lumière tant qu'il est en nous. Il est dit: «Vigilate; le diable est un lion rugissant qui tourne autour et qui veut nous dévorer.» Tel il était quand saint Pierre disait cela, et tel il sera encore jusqu'à la fin du monde.....»

(Luther revient ensuite à parler du secours de Dieu sans lequel tous nos efforts seraient vains, et il continue ainsi:) «Toi et moi nous n'étions rien il y a mille ans, et cependant l'Église a été sauvée sans nous: elle l'a été par celui de qui il est dit: Heri et hodiè. De même à présent ce n'est pas nous qui conservons l'Église, car nous ne pouvons atteindre le diable qui est dans le pape, les séditieux et les mauvaises gens; elle périrait sous nos yeux, et nous-mêmes avec elle, n'était quelqu'autre qui conserve tout. Il nous faut laisser faire celui de qui nous lisons: Qui erit, ut hodiè.....

»C'est une chose lamentable de voir notre orgueil et notre audace après les terribles et honteux exemples de ceux qui, dans leur vanité, avaient cru que l'Église était bâtie sur eux. Comment a fini ce Münzer (pour ne parler que de ce temps), lui qui pensait que l'Église ne pouvait exister s'il n'était là pour la porter et la gouverner? Et tout récemment encore, les anabaptistes n'ont-ils pas été pour nous un avertissement assez terrible pour nous rappeler combien un diable plus subtil encore est près de nous, combien nos belles pensées sont dangereuses, et comme il est nécessaire (selon le conseil d'Isaïe) que nous regardions dans nos mains quand nous ramassons quelque chose, pour voir si c'est Dieu ou une idole, si c'est de l'or ou de l'argile?

»Mais tous ces avertissemens sont perdus; nous vivons en pleine sécurité. Oui, sans doute le diable est loin de nous; nous n'avons rien de cette chair, qui était même en saint Paul, et dont il ne pouvait se défendre malgré tous ses efforts (Rom. VII). Nous, nous sommes des héros, nous n'avons pas à nous mettre en peine de la chair et de la pensée; nous sommes de purs esprits, nous tenons captifs la chair et le diable à la fois, et tout ce qui nous vient dans la tête, c'est immanquablement inspiration du Saint-Esprit; aussi cela tourne-t-il si bien à la fin que le cheval et le cavalier se cassent le cou.

»Les papistes, je le sais, me diront ici: «Eh bien! tu le vois; c'est toi-même qui te plains des troubles et des séditions? Qui en est cause, si ce n'est toi et ta doctrine?» Voilà le bel artifice par lequel ils pensent renverser de fond en comble la doctrine de Luther. Il n'importe! Qu'ils calomnient, qu'ils mentent tant qu'ils voudront; il faudra bien qu'ils se taisent. D'après ce grand argument, tous les prophètes auraient été également des hérétiques et des séditieux, car ils furent tenus pour tels par leur propre peuple; comme tels ils furent persécutés, et la plupart mis à mort.

»Jésus-Christ lui-même, notre Seigneur, fut obligé de s'entendre dire par les Juifs, et en particulier par les pontifes, les pharisiens, les scribes, etc., par ceux qui étaient les plus hauts en pouvoir, qu'il avait le diable en lui, qu'il chassait les diables par d'autres diables, qu'il était un samaritain, le compagnon des publicains et des pécheurs. Il fut même à la fin condamné à mourir sur la croix comme blasphémateur et séditieux. «Lequel d'entre les prophètes, disait saint Étienne aux Juifs qui allaient le lapider, lequel vos pères n'ont-ils pas persécuté et tué? Et vous, leurs descendans, vous avez vendu et tué le juste dont ces prophètes avaient annoncé la venue.»

»Les apôtres et les disciples n'ont pas été plus heureux que leur maître; les prédictions qu'il leur avait faites se sont accomplies...

»S'il en est ainsi, et l'Écriture en fait foi, pourquoi donc nous étonner de ce que nous aussi qui, dans ces temps terribles, prêchons Jésus-Christ et nous reconnaissons pour ses fidèles, nous soyons, à son exemple, persécutés et condamnés comme hérétiques, comme séditieux? Que sommes-nous à côté de ces génies sublimes, éclairés par le Saint-Esprit, ornés de tant de dons admirables, et doués d'une foi si forte?

»N'ayons donc pas honte des calomnies et des outrages dont nos adversaires nous poursuivent. Que tout cela ne nous effraie point. Mais regardons comme notre plus grande gloire de recevoir du monde le même salaire que dès le commencement tous les saints en ont reçu pour leurs fidèles services. Réjouissons-nous en Dieu de ce que nous aussi, pauvres pécheurs et gens méprisés, nous avons été jugés dignes de souffrir l'ignominie pour le nom du Christ...

»Les papistes, avec leur grand argument, ressemblent à un homme qui dirait que si Dieu n'avait pas créé de bons anges, il n'y aurait pas eu de diables; car c'est des bons anges que ceux-ci sont venus. De même, Adam accusa Dieu de lui avoir donné une femme, car si Dieu n'avait pas créé Adam et Ève, ils n'auraient pas péché. Il résulterait de ce beau raisonnement que Dieu seul fût pécheur, et qu'Adam et ses enfans fussent tous purs, pieux et saints.»

«Il est sorti de la doctrine de Luther beaucoup d'esprits de trouble et de révolte, disent-ils. Donc la doctrine de Luther vient du diable.» Mais saint Jean dit aussi (I, 2.): «Ils sont sortis d'entre nous, mais ils n'étaient point des nôtres.» Judas était parmi les disciples de Jésus-Christ; donc (d'après leur argument), Jésus-Christ est un diable. Jamais hérétique n'est sorti d'entre les païens; ils sont tous venus de la sainte Église chrétienne; l'Église serait donc l'ouvrage du diable.

»Il en fut de même de la Bible sous le pape; on l'appelait publiquement un livre d'hérétiques, et on l'accusait de prêter appui aux opinions les plus condamnables. Encore aujourd'hui ils crient: «L'Église, l'Église, contre et par-dessus la Bible!» Emser, l'homme sage, ne sut même trop dire s'il était bon que la Bible fût traduite en allemand; peut-être ne savait-il pas non plus s'il était bon qu'elle eût été jamais écrite en hébreu, en grec ou en latin; elle et l'Église ne sont pas en trop bon accord.

»Si donc la Bible, le livre et la parole du Saint-Esprit, a de telles choses à endurer d'eux, pourquoi nous, ne supporterions-nous pas à plus forte raison qu'ils nous imputent toutes les hérésies et les séditions qui éclatent? L'araignée tire son poison de la belle et aimable rose où l'abeille ne trouve que miel; est-ce la faute de la fleur, si son miel devient du poison dans l'araignée?

»C'est, comme dit le proverbe: «Chien qu'on veut battre a mangé du cuir», ou, comme dit finement Ésope: «La brebis que le loup veut manger a troublé l'eau, quoiqu'elle soit au bas du courant.» Eux, qui ont rempli l'Église d'erreur et de sang, de mensonge et de meurtre, ce ne sont pas eux qui ont troublé l'eau. Nous, nous résistons aux séditions et aux erreurs des hérétiques, et c'est nous qui l'avons troublée. Eh bien! loup, mange, mange, mon ami, et qu'un os te reste au travers du gosier... Ils ne peuvent faire autrement; tel est le monde et son Dieu. S'ils ont appelé Belzébut le maître de la maison, traiteront-ils mieux les serviteurs? Et si la sainte Écriture est appelée un livre d'hérétiques, comment nos livres pourraient-ils être honorés? Le Dieu vivant est notre juge à nous tous; il mettra un jour tout cela au clair, si nous devons en croire ce livre d'hérétiques, qu'on appelle la sainte Écriture, qui tant de fois en a témoigné.

»Veuille Jésus-Christ, notre Dieu bien-aimé et le gardien de nos âmes qu'il a rachetées par son sang précieux, conserver son petit troupeau fidèle à sa sainte parole, afin qu'il augmente et croisse en grâce, en lumière, en foi. Puisse-t-il daigner le soutenir contre les tentations de Satan et du monde, et prendre enfin en pitié ses gémissemens profonds et l'attente pleine d'angoisses dans laquelle il soupire vers l'heureux jour de la glorieuse venue de son Sauveur, en sorte que les fureurs et les morsures meurtrières des serpens cessent enfin, et que pour les enfans de Dieu commence la révélation de la liberté et béatitude qu'ils espèrent et qu'ils attendent en patience. Amen. Amen.»

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