Mémoires de madame de Rémusat (1/3): publiées par son petit-fils, Paul de Rémusat
LA MÈRE DE BONAPARTE.
Madame Bonaparte, la mère (Ramolini de son nom), avait épousé, en 1767, Charles Bonaparte, dont la famille était comptée, ou fut inscrite, au rang des familles nobles de l'île de Corse. On a prétendu qu'il avait existé une liaison entre elle et M. de Marbeuf, gouverneur de cette île, et même on allait jusqu'à dire que Napoléon en était le fruit. Il est bien certain qu'il a toujours eu des égards pour la famille Marbeuf. Quoi qu'il en soit, le gouverneur fit comprendre Napoléon Bonaparte dans le nombre des enfants nobles qui devaient être envoyés de Corse en France pour être élevés à l'école militaire. Il fut placé à celle de Brienne.
Les Anglais s'étant rendus maîtres de la Corse, en 1793, madame Bonaparte, veuve et riche, se retira à Marseille avec ses autres enfants. Leur éducation avait été fort négligée, et, s'il en faut croire les souvenirs des Marseillais, les jeunes filles n'y montrèrent point qu'elles eussent été élevées dans la sévérité d'une morale fort scrupuleuse. L'empereur, au reste, n'a jamais pardonné à la ville de Marseille d'avoir été témoin du peu d'importance que les siens y avaient à cette époque, et des anecdotes fâcheuses, imprudemment rappelées par quelques Provençaux, ont constamment nui près de lui aux intérêts de toute la Provence.
Madame Bonaparte, la mère, s'établit à Paris lors de l'élévation de son fils. Elle vivait assez à l'écart, amassant de l'argent autant qu'elle le pouvait; elle ne se mêlait nullement des affaires, n'avait ni ne cherchait aucun crédit. Son fils lui imposait à elle comme à tout le monde. C'est une femme d'un esprit fort médiocre, et qui, malgré le rang où les événements l'ont portée, n'a pu prêter à aucun éloge. Depuis la chute de son fils, elle s'est retirée à Rome, où elle vit avec son frère, le cardinal Fesch.
On assure que celui-ci, lors de la première campagne d'Italie, se montra fort avide de profiter des chances qui se présentaient pour fonder sa fortune. Il acquit, reçut, ou prit même, dit-on, une assez grande quantité de tableaux, statues et choses précieuses qui, depuis, ont servi à décorer ses différentes résidences. Plus tard, devenu archevêque de Lyon et cardinal, il eut le bon esprit de se pénétrer des devoirs de ses deux dignités, et il finit par acquérir dans le clergé une réputation assez honorable. Il résista souvent à l'empereur, quand ses différends avec le pape éclatèrent, et ne fut pas un des moindres obstacles à l'exécution de ses volontés, lors de l'essai maladroit que l'on fit d'un concile à Paris. Soit par politique, soit par esprit de religion, il apporta quelque résistance au divorce, du moins madame Joséphine Bonaparte le croyait ainsi. J'entrerai plus tard dans quelques détails à ce sujet. Le cardinal a trouvé, depuis sa retraite à Rome, une protection utile et soutenue auprès du pape13.
JOSEPH BONAPARTE.
Joseph, né en 1768, avec une jolie figure et un goût décidé pour les femmes, a toujours été distingué par des manières plus douces que celles de ses frères. Mais il a comme eux la même affectation de fausseté; son ambition, quoique moins développée que celle de Napoléon, s'est fait voir aussi dans quelques circonstances; son esprit a toujours été au-dessous des situations, difficiles à la vérité, où on l'a porté. En 1805, Bonaparte voulut faire Joseph roi d'Italie, en exigeant qu'il se déclarât étranger à la succession au trône de France: il s'y refusa. Il a toujours montré une grande ténacité à conserver ce qu'il appelait ses droits, il se croyait appelé à reposer les Français de l'agitation où les mettait l'activité de son frère; il entendait mieux que lui la manière de réussir par des formes affables, mais il ne savait point inspirer de confiance. Il a de la facilité dans la vie intime; il n'a eu d'habileté ni sur le trône de Naples, ni sur celui d'Espagne. Il est vrai qu'il ne lui était permis de régner qu'à la façon d'un lieutenant de Napoléon. Dans ces deux pays, il n'a inspiré ni estime ni animosité qui lui fût personnelle14.
Sa femme, fille d'un négociant de Marseille nommé Clary, est la plus simple et la meilleure personne du monde. Laide, chétive, timide et silencieuse, elle n'a joué aucun rôle soit à la cour de l'empereur, soit lorsqu'elle a successivement porté deux couronnes que vraisemblablement elle a perdues sans regrets. De cette union sont nées deux filles. Toute cette famille est établie maintenant dans l'Amérique septentrionale.
La soeur de madame Joseph Bonaparte avait épousé le général Bernadotte, aujourd'hui roi de Suède. Celle-ci, dont le caractère avait quelque originalité, s'étant prise, avant son mariage, d'un sentiment très vif pour Napoléon, parut en conserver toujours le souvenir. On a cru que les restes de cette passion mal éteinte furent la cause de son refus obstiné de quitter la France. Elle demeure encore à Paris dans ce moment, où elle vit très incognito15.
LUCIEN BONAPARTE.
Lucien Bonaparte a beaucoup d'esprit. Le goût des arts et d'une certaine littérature se développa chez lui de bonne heure. Député de la Corse, quelques-uns de ses discours au conseil des Cinq-Cents furent alors remarqués, entre autres celui qu'il prononça le 22 septembre 1798, anniversaire de la fondation de la République. Il y proclama le voeu que chacun des membres du conseil devait former: de conserver le dépôt de la constitution et de la liberté, et proféra un violent anathème contre tout Français qui tâcherait de rétablir la royauté. Le général Jourdan, exprimant alors quelques craintes relatives aux bruits qui circulaient d'un bouleversement prochain dont les conseils étaient menacés, Lucien rappela qu'il existait un décret qui prononçait la mise hors la loi de quiconque oserait porter atteinte à l'inviolabilité de la représentation nationale. Toutefois il est plus que probable que, d'accord avec son frère, il surveillait déjà le moment où ils pourraient tous deux jeter les fondements de l'élévation de leur famille. Il y avait pourtant quelques idées constitutionnelles dans la tête de Lucien, et peut-être que, s'il eût conservé de l'influence sur son frère, il eût mis des obstacles à l'accroissement indéfini de son pouvoir arbitraire. Cependant il parvint à lui faire arriver jusqu'en Égypte des nouvelles de la situation des choses en France, pressa ainsi son retour, et l'aida ensuite fortement, comme chacun sait, dans la révolution du 18 brumaire 1799.
Depuis cette époque, Lucien fut d'abord ministre de l'intérieur, puis ambassadeur en Espagne, et devint partout un objet d'ombrage pour le premier consul. Bonaparte n'aimait guère le souvenir des services qu'on lui avait rendus, et Lucien avait coutume de les rappeler avec humeur dans leurs fréquentes altercations.
Durant son séjour en Espagne, il se lia intimement avec le prince de la Paix, et contribua au traité de Badajoz16, qui, pour cette fois, sauva le Portugal de l'invasion. Il reçut en récompense des sommes considérables, soit en argent, soit en diamants, que l'on a portées jusqu'à cinq cents millions. Il eut aussi à cette époque le projet de marier Bonaparte à une infante d'Espagne; mais celui-ci, soit par affection pour sa femme, soit dans la crainte de se rendre suspect aux républicains qu'il ménageait encore, repoussa l'idée de ce mariage qu'on eût conclu au moyen du prince de la Paix.
En 1790, Lucien, garde-magasin des subsistances militaires près de Toulon, avait épousé la fille d'un aubergiste qui lui donna deux filles et mourut au bout de quelques années. L'aînée de ses deux filles fut rappelée en France plus tard par l'empereur qui, lorsqu'il vit ses affaires se gâter en Espagne, eut envie de traiter de la paix avec le prince des Asturies, et de lui faire épouser cette fille de Lucien. Mais cette jeune personne, logée chez sa grand'mère, écrivit trop franchement à son père les impressions qu'elle recevait à la cour de son oncle; elle se moqua des personnages les plus importants, et ses lettres ayant été ouvertes, elles irritèrent l'empereur, qui la renvoya en Italie.
En 1803, Lucien, veuf, et livré à une vie de galanterie qui pourrait même recevoir un autre nom, devint tout à coup amoureux de madame Jouberthon, femme d'un agent de change qu'on envoya à Saint-Domingue, où il mourut. Cette femme, belle et adroite, parvint à se faire épouser, malgré l'opposition du premier consul. La mésintelligence des deux frères éclata à ce dernier événement, et Lucien quitta la France au printemps de 1804, et s'établit à Rome.
On a su comment, depuis, il s'attacha aux intérêts du pape et sut adroitement s'assurer sa protection; si bien qu'aujourd'hui même encore, après avoir été rappelé ici lors de la funeste entreprise de 1815, après le second retour du roi, il put encore retourner dans les États romains, et vivre tranquille avec la portion de sa famille qui s'y est retirée. Lucien est né en 177517.
LOUIS BONAPARTE.
Louis Bonaparte, né en 1778, est un homme sur lequel les opinions ont été fort diverses. Une certaine hypocrisie de quelques vertus, des moeurs plus régulières que celles de sa famille, des opinions bizarres, appuyées plutôt cependant sur des théories hasardées que sur des principes solides, ont abusé beaucoup de monde, et séparé sa réputation de celle de ses frères.
Avec beaucoup moins d'esprit que Napoléon et Lucien, il a pourtant quelque chose de romanesque dans l'imagination qu'il a su allier à une complète sécheresse de coeur. Les habitudes d'une mauvaise santé ont flétri sa jeunesse et ajouté à la tristesse âcre de son caractère. Je ne sais si livré à lui-même, cette ambition si naturelle à toute sa famille se fût aussi développée en lui, mais il a montré dans plusieurs occasions qu'il croyait devoir profiter des chances que les circonstances lui ont offertes.
On lui a su gré d'avoir voulu gouverner la Hollande dans les intérêts de ce pays, au mépris des volontés de son frère, et son abdication, causée par un caprice plutôt que par un sentiment généreux, lui a cependant fait honneur. Elle est au fond la meilleure action de sa vie.
Louis Bonaparte est essentiellement égoïste et défiant. La suite de ces Mémoires servira à le faire mieux connaître. Bonaparte disait un jour de lui: «Ses feintes vertus me donnent autant d'embarras que les vices de Lucien.» Il s'est retiré à Rome depuis la chute de sa famille.
MADAME JOSÉPHINE BONAPARTE ET SA FAMILLE.
Le marquis de Beauharnais, père du général premier époux de madame Bonaparte, avait été employé militairement à la Martinique. Il s'y attacha à une tante de cette même madame Bonaparte avec laquelle il revint en France et qu'il épousa dans sa vieillesse. Cette tante fit venir en France sa nièce, Joséphine de la Pagerie. Elle la fit élever, et profita de l'ascendant qu'elle avait sur un vieux mari pour la marier à l'âge de quinze ans au jeune Beauharnais son beau-fils. Celui-ci se maria malgré lui; cependant il est à croire qu'à une certaine époque il conçut quelque attachement pour sa femme, car j'ai lu de lui des lettres fort tendres, qu'il avait écrites lorsqu'il était en garnison, et qu'elle conservait avec soin.
De ce mariage naquirent Eugène et Hortense. Quand la Révolution commença, je crois que l'intimité de ce mariage était refroidie. Dans le commencement de la Terreur, M. de Beauharnais commandait encore les armées françaises, et n'avait plus guère de relations avec sa femme.
J'ignore quelles circonstances la lièrent avec certains députés de la Convention, mais elle avait quelque crédit sur eux, et, comme elle était bonne et obligeante, elle s'employait à rendre autant de services qu'il lui était possible. Dès lors, sa réputation de conduite était fort compromise; mais celle de sa bonté, de la grâce et de la douceur de ses manières ne se contestait point. Elle fut plus d'une fois utile à mon père, auprès de Barrère et de Tallien, et ce fut ce qui mit ma mère en relation avec elle. En 1793, un hasard la plaça dans un village des environs de Paris où, comme elle, nous passâmes l'été. Ce voisinage de campagne amena quelque intimité. Je me souviens encore que la jeune Hortense, moins âgée que moi de trois ou quatre ans, venait me rendre visite dans ma chambre, et, s'amusant à faire l'inventaire de quelques petits bijoux que je possédais, me témoignait souvent que toute son ambition pour l'avenir se bornerait à être maîtresse d'un pareil trésor. Cette malheureuse femme a été depuis surchargée de bijoux et de diamants, et combien n'a-t-elle pas gémi sous le poids du brillant diadème qui semblait l'écraser!
Dans ces temps où chacun fut forcé de chercher une retraite pour échapper à la persécution qui poursuivit toutes les classes de la société, nous perdîmes de vue madame de Beauharnais. Son mari, étant devenu suspect aux jacobins, fut amené dans les prisons de Paris, et condamné à mort par le tribunal révolutionnaire. Incarcérée aussi, elle échappa cependant à la hache qui frappait tout le monde sans aucune distinction. Liée avec la belle madame Tallien, elle fut introduite dans la société du Directoire et protégée particulièrement par Barras. Madame de Beauharnais avait peu de fortune, et son goût pour la parure et le luxe la rendit dépendante de ceux qui pouvaient l'aider à le satisfaire; sans être précisément jolie, toute sa personne possédait un charme particulier. Il y avait de la finesse et de l'accord dans ses traits; son regard était doux; sa bouche, fort petite, cachait habilement de mauvaises dents; son teint, un peu brun, se dissimulait à l'aide du rouge et du blanc qu'elle employait habilement; sa taille était parfaite, tous ses membres souples et délicats; le moindre de ses mouvements était aisé et élégant; on n'eût jamais mieux appliqué qu'à elle ce vers de la Fontaine:
Et la grâce plus belle encor que la beauté.
Elle se mettait avec un goût extrême, embellissait ce qu'elle portait; et, avec ces avantages et la recherche constante de sa parure, elle a toujours trouvé le moyen de n'être point effacée par la beauté et la jeunesse d'un si grand nombre de femmes dont elle s'est entourée.
À tous ces avantages, j'ai déjà dit qu'elle joignait une extrême bonté; de plus, une égalité d'humeur remarquable, beaucoup de bienveillance, et de la facilité pour oublier le mal qu'on avait voulu lui faire.
Ce n'était point une personne d'un esprit transcendant. Créole et coquette, son éducation avait été assez négligée; mais elle sentait ce qui lui manquait, et ne compromettait point sa conversation. Elle possédait un tact naturel assez fin, elle trouvait aisément à dire les choses qui plaisent; sa mémoire était obligeante, c'est une qualité utile pour ceux qui sont placés dans les hauts rangs. Malheureusement, elle manquait de gravité dans les sentiments, et d'élévation d'âme. Elle a préféré exercer sur son mari le charme de ses agréments à l'empire de quelques vertus. Elle a poussé pour lui la complaisance à l'excès, et n'assurait son crédit que par des facilités qui contribuaient peut-être à fortifier cette sorte de mépris que les femmes lui inspiraient. Elle eût pu lui donner parfois d'utiles leçons; mais elle le craignait, et recevait au contraire de lui la plupart de ses impressions. D'ailleurs, légère, mobile, facile à émouvoir et à calmer, incapable d'une émotion prolongée, d'une attention soutenue, d'une réflexion sérieuse, si la grandeur ne lui tourna pas la tête, elle ne l'instruisit pas non plus. Le penchant de son caractère la portait à consoler les malheureux; mais elle ne sut porter ses regards que sur des peines partielles, et ne pensa point aux maux de la France. Le génie de Bonaparte d'ailleurs lui imposait; elle ne le jugeait que dans ce qui la regardait personnellement, et, sur tout le reste, respectait ce qu'il avait appelé lui-même l'entraînement de sa destinée. Il eut sur elle quelques influences funestes; car il lui inspira le mépris d'une certaine morale, une assez grande défiance, et l'habitude du mensonge que tous deux employaient habilement tour à tour.
On a dit qu'elle avait été le prix du commandement de l'armée d'Italie; elle m'a assuré qu'à cette époque Bonaparte était réellement amoureux d'elle. Elle hésita entre lui, le général Hoche et M. de Caulaincourt, qui l'aimaient aussi. L'ascendant de Bonaparte l'emporta. Je sais que ma mère, retirée alors à la campagne, s'étonna dans sa retraite que la veuve de M. de Beauharnais eût épousé un homme si peu connu.
Quand je l'interrogeais sur les manières d'être de Bonaparte dans sa jeunesse, elle me contait qu'il était alors rêveur, silencieux, embarrassé avec les femmes, mais passionné et entraînant, quoique assez étrange dans toute sa personne. Elle accusait fort le voyage d'Égypte d'avoir changé son humeur, et développé ce despotisme journalier dont elle a tant souffert depuis.
J'ai vu des lettres de Napoléon à madame Bonaparte, lors de la première campagne d'Italie. Elle l'y avait suivi; mais quelquefois il la laissait sur les derrières de l'armée, jusqu'à ce que la sûreté du chemin eût été assurée par la victoire. Ces lettres sont très singulières: une écriture presque indéchiffrable, une orthographe fautive, un style bizarre et confus. Mais il y règne un ton si passionné, on y trouve des sentiments si forts, des expressions si animées et en même temps si poétiques, un amour si à part de tous les amours, qu'il n'y a point de femme qui ne mît du prix à avoir reçu de pareilles lettres. Elles formaient un contraste piquant avec la bonne grâce élégante et mesurée de celles de M. de Beauharnais. D'ailleurs, quelle circonstance pour une femme que de se trouver (dans un temps où la politique décidait des actions des hommes) comme un des mobiles de la marche triomphante de toute une armée! À la veille d'une de ses plus grandes batailles, Bonaparte écrivait: «Me voici loin de toi! Il semble que je sois tombé dans les plus épaisses ténèbres; j'ai besoin des funestes clartés de ces foudres que nous allons lancer sur nos ennemis, pour sortir de cette obscurité où m'a jeté ton absence. Joséphine, tu pleurais quand je t'ai quittée. Tu pleurais! À cette idée, tout mon être frémit; va, calme-toi; Wurmser payera cher les larmes que je t'ai vue répandre.» Et, le lendemain, Wurmser était battu.
L'enthousiasme avec lequel le général Bonaparte fut reçu dans cette belle Italie, la magnificence des fêtes, l'éclat des victoires, la richesse des trésors que chaque officier y put acquérir, le luxe sans mesure qui en fut la suite, accoutumèrent dès lors madame Bonaparte à toutes les pompes dont elle a été environnée, et, de son aveu, rien n'a pu égaler pour elle les impressions qu'elle reçut à cette époque, où l'amour venait, ou semblait venir déposer journellement à ses pieds, une conquête de plus sur un peuple enivré de son vainqueur. Cependant on peut conclure de ces lettres mêmes que, malgré ce prestige de gloire et d'amour, madame Bonaparte, dans cette vie de triomphes, de victoires et de licence, donna quelquefois des inquiétudes à cet époux vainqueur. Elles décèlent les agitations d'une jalousie tantôt sombre, tantôt menaçante. Alors on y trouve des réflexions mélancoliques, une sorte de dégoût des illusions si passagères de la vie. Peut-être que ces mécomptes qui froissèrent les premiers sentiments un peu vifs que Bonaparte se fût encore avisé d'éprouver, eurent sur lui quelque influence qui parvint à le dessécher peu à peu. Peut-être qu'il eût valu davantage s'il eût été plus et surtout mieux aimé.
Lorsque, au retour de cette brillante campagne, le général vainqueur fut obligé de s'exiler en Égypte, pour échapper à l'inquiétude du Directoire, la situation de madame Bonaparte devint précaire et difficile. Son époux emportait contre elle des soupçons alimentés par Joseph et Lucien, qui craignaient l'empire que sa femme pouvait prendre. Madame Bonaparte, isolée, privée de son fils, qui avait suivi Bonaparte, entraînée par ses goûts à des dépenses désordonnées, tourmentée par des dettes, se rapprocha de Barras au moyen de madame Tallien, son amie, et chercha des appuis auprès des directeurs, et de Rewbel surtout. Bonaparte lui avait enjoint, en partant, d'acheter une terre; le voisinage de Saint-Germain, où on élevait sa fille, la détermina pour la Malmaison. Ce fut là que nous la retrouvâmes, parce que nous habitions pour quelques mois le château de l'un de nos amis18, situé à peu de distance de celui qu'elle venait d'acquérir. Madame Bonaparte, naturellement expansive et même souvent un peu indiscrète, n'eut pas plus tôt retrouvé ma mère, qu'elle lui livra un grand nombre de confidences sur son époux absent, sur ses beaux-frères, enfin sur tout un monde qui nous était absolument étranger. On croyait presque Bonaparte perdu pour la France; on négligeait sa femme; ma mère eut pitié d'elle, nous lui donnâmes quelques soins, elle n'en a jamais perdu le souvenir. À cette époque, j'avais dix-sept ans, et j'étais mariée depuis un an.
Note 18: (retour) Madame de Vergennes était très liée avec M. Chanorier, qui habitait à Croissy sur les bords de la Seine, homme riche et intelligent qui a introduit en France un des premiers troupeaux de moutons mérinos. C'est de là qu'elle fit, avec ses filles, quelques visites de voisinage à la Malmaison, et renoua avec madame Bonaparte sa liaison avec madame de Beauharnais. (P. R.)
Ce fut à la Malmaison que madame Bonaparte nous montra cette prodigieuse quantité de perles, de diamants et de camées qui composaient dès lors son écrin, digne déjà de figurer dans les contes des Mille et une Nuits, et qui pourtant devait tant s'augmenter depuis. L'Italie, envahie et reconnaissante, avait concouru à toutes ces richesses, et particulièrement le pape, touché des égards que lui témoigna le vainqueur, en se refusant au plaisir de planter ses drapeaux sur les murs de Rome. Les salons de la Malmaison étaient somptueusement décorés de tableaux, de statues, de mosaïques, dépouilles de l'Italie, et chacun des généraux qui figurèrent dans cette campagne pouvait étaler un pareil butin.
À côté de toutes ces richesses, madame Bonaparte manquait souvent des moyens de payer ses moindres dépenses, et, pour se tirer d'affaire, elle cherchait à vendre le crédit qu'elle avait sur les gens puissants de cette époque, et se compromettait par d'imprudentes relations. Rongée de soucis, plus mal que jamais avec ses beaux-frères, ne prêtant que trop à leurs accusations contre elle, ne comptant plus sur le retour de son époux, elle fut tentée de donner sa fille au fils du directeur Rewbel; mais cette jeune personne n'y voulut point consentir, et, par sa résistance, rompit un projet dont l'exécution eût sans doute déplu fortement à Bonaparte.
Cependant, tout à coup, le bruit de son arrivée à Fréjus se répand. Il revient l'âme bourrelée des rapports que Lucien lui a faits dans ses lettres. Sa femme, dès qu'elle apprend son débarquement, prend la poste pour le joindre; elle le manque, retourne sur ses pas et revient dans sa maison de la rue Chantereine, quelques heures après lui. Elle descend de voiture avec empressement, suivie de sa fille et de son fils, qu'elle a retrouvé; elle monte l'escalier qui conduit à sa chambre; mais quelle est sa surprise d'en voir la porte fermée! Elle appelle Bonaparte, le presse d'ouvrir; il lui répond au travers de cette porte qu'elle ne s'ouvrira plus pour elle. Alors elle pleure, tombe à genoux, supplie en son nom et en celui de ses deux enfants; mais tout garde un profond silence autour d'elle, et plusieurs heures de la nuit se passent dans cette terrible anxiété. Enfin, vaincu par ses cris et sa persévérance, vers quatre heures du matin, Bonaparte ouvre cette porte, et paraît, je le tiens de madame Bonaparte elle-même, avec un visage sévère, et qui montrait cependant qu'il avait beaucoup pleuré. Il lui reproche amèrement sa conduite, son oubli, tous les torts réels ou inventés dont Lucien avait surchargé ses récits, et finit par annoncer une séparation éternelle. Puis, se retournant vers Eugène de Beauharnais, qui pouvait bien avoir vingt ans à cette époque: «Quant à vous, lui dit-il, vous ne porterez point le poids des torts de votre mère. Vous serez toujours mon fils, je vous garderai près de moi.--Non, mon général, répond Eugène, je dois partager la triste fortune de ma mère, et, dès ce moment, je vous fais mes adieux.»
Ces paroles commencèrent à ébranler la fermeté de Bonaparte; il ouvrit ses bras à Eugène en pleurant; sa femme et Hortense embrassaient ses genoux, et peu après tout fut pardonné. Dans l'explication, madame Bonaparte parvint à se justifier des accusations envenimées de son beau-frère, et Bonaparte, voulant alors la venger, envoya chercher Lucien dès sept heures du matin; et, sans l'avoir prévenu, il ordonna qu'il fût introduit dans la chambre où les deux époux, entièrement raccommodés, occupaient dans ce moment le même lit.
Depuis ce temps, Bonaparte exigea que sa femme rompît avec madame Tallien et toute la société directoriale. Le 18 brumaire détruisit encore mieux ces relations. Elle m'a raconté que, la veille de cette journée importante, elle avait vu avec surprise Bonaparte charger deux pistolets et les mettre auprès de son lit. Sur ses questions, il lui répondit qu'il pouvait arriver dans la nuit tel événement qui rendît cette précaution nécessaire, et, après cette seule parole, il se coucha et s'endormit profondément jusqu'au lendemain matin.
Parvenu au consulat, il tira un grand parti des qualités douces et gracieuses de sa femme, pour attirer à sa cour ceux que sa rudesse naturelle aurait effarouchés; il lui laissa le soin du retour des émigrés. Presque toutes les radiations passèrent par les mains de madame Bonaparte; elle fut le premier lien qui rapprocha la noblesse française du gouvernement consulaire. Nous le verrons avec plus de détail dans plusieurs chapitres de ces Mémoires.
Eugène de Beauharnais, né en 1780, a traversé toutes les phases d'une vie tantôt orageuse et tantôt brillante, en ne cessant de conserver des droits à l'estime générale. Sa conduite prouva que c'est moins l'étendue de l'esprit qui donne de l'aplomb aux actions et qui les coordonne entre elles, qu'un certain accord dans les qualités du caractère. Le prince Eugène, tantôt à l'armée près de son père, tantôt dans l'intérieur oisif et élégant de sa mère, n'a, à vrai dire, été élevé nulle part; son instinct naturel qui le porte vers ce qui est droit, l'école de Bonaparte qui le façonna sans l'égarer, les leçons des événements, voilà ce qui le forma. Madame Bonaparte était incapable de donner un conseil fort; aussi son fils, qui l'aimait beaucoup, s'aperçut de bonne heure qu'il ne devait jamais la consulter. Il y a des caractères qui vont naturellement à la raison.
La figure du prince Eugène ne manque point d'agréments. Sa tournure a de l'élégance; très adroit dans tous les exercices du corps, il tient de son père cette bonne grâce de l'ancien gentilhomme français dont M. de Beauharnais a pu lui donner les premières leçons. Il joint à cet avantage de la simplicité et de la bonhomie; il n'a ni vanité ni présomption; il est sincère sans indiscrétion, silencieux quand il le faut; il a peu d'esprit naturel, son imagination est ténue, et son coeur a quelque sécheresse. Il a toujours montré une grande soumission à son beau-père, et quoiqu'il l'appréciât fort bien, et qu'il fût sans illusion sur son compte, jamais il n'hésita à lui garder, même contre ses propres intérêts, une fidélité religieuse. On ne lui surprit en aucune occasion la moindre marque de mécontentement, soit lorsque l'empereur, comblant d'honneurs sa propre famille, semblait l'oublier comme à dessein, soit lorsqu'il répudiait sa mère. À l'époque du divorce, Eugène eut une attitude fort noble.
Eugène, colonel d'un régiment, se fit aimer de ses soldats. En Italie, aux armées, on le distingua partout. Les souverains de l'Europe l'estiment, et tout le monde a vu avec plaisir que sa fortune avait survécu à celle de sa famille.
Il a eu le bonheur d'épouser une princesse charmante qui n'a pas cessé de l'adorer, et qu'il a rendue heureuse. Il possède parfaitement toutes les qualités qui font le bonheur de la vie intime: de l'égalité dans l'humeur, de la douceur, une gaieté naturelle qui survit à tout. Peut-être est-ce bien un peu parce qu'il ne s'émeut profondément de rien; mais, quand cette sorte d'indifférence pour tout ce qui intéresse les autres se retrouve encore dans les tribulations qui nous sont personnelles, on peut bien prétendre à ce qu'elle soit décorée du nom de philosophie.
La soeur du prince Eugène, plus jeune que lui de trois ans (née en 1783), a été, je crois, la plus malheureuse personne de ce temps et la moins faite pour l'être. Indignement calomniée par la haine des Bonapartes, enveloppée dans les accusations que le public se plaisait à intenter contre tout ce qui tenait à cette famille, elle ne s'est pas trouvée assez forte pour lutter avec avantage, et résister à l'effet des mensonges qui ont flétri sa vie19.
Note 19: (retour) On sera peut-être surpris en lisant dans ces Mémoires les pages relatives à la reine Hortense. Ma grand'mère a vécu et est morte dans la conviction qu'en parlant ainsi, elle rendait hommage à la vérité. L'opinion contraire a pourtant prévalu, et semble consacrée par son fils l'empereur Napoléon III, qui a rendu de grands honneurs à M. le duc de Morny. Il est possible, comme il arrive souvent, que tout soit vrai suivant les époques. Dans la jeunesse, l'innocence et la douleur, un peu plus tard, la consolation. Il n'est pas nécessaire de dire que je ne modifie pas le texte des Mémoires, tels qu'ils sont écrits de la main même de l'auteur. J'ai cru seulement devoir, et dans cet avant-propos et dans quelques chapitres, retrancher des observations d'une nature toute contraire sur quelques femmes de la cour. Mon père tenait à ce que le texte des Mémoires de sa mère fût absolument respecté. Il m'a paru cependant que, sur ce point, je devais manquer au devoir d'un éditeur austère. Les habitudes, les goûts, les convenances se modifient avec le temps, et ce qu'il semblait très naturel d'écrire à une femme d'esprit et de bonne compagnie, pourrait causer aujourd'hui une sorte de scandale. Elle pensait bien que son ouvrage serait imprimé, mon père n'a jamais été maintenu dans sa réserve par ce trait qui nous paraît scabreux. Et pourtant j'ai cru remarquer que quelques lecteurs étaient choqués par des détails que l'on trouvait autrefois aussi naturels à écrire qu'à savoir. Y a-t-il là quelque habitude d'ancien régime, ou notre temps est-il devenu plus prude? On ne le croirait guère à lire les romans et les journaux. Mais peut-être la licence des productions légères nous a-t-elle rendus plus sévères pour les oeuvres sérieuses. J'ai dû respecter cette disposition, et ne pas user de tous les privilèges de l'historien. (P. R.)
Madame Louis Bonaparte n'a pas, non plus que sa mère et son frère, un esprit remarquable; mais, comme eux, elle possède un tact droit, et son âme a quelque chose de plus élevé, ou, si l'on veut, de plus exalté que la leur. Livrée à elle-même dans sa jeunesse, elle échappa aux exemples dangereux dont elle était entourée. Dans la pension élégante de madame Campan, elle acquit plus de talents que d'instruction. Dans sa jeunesse, une grande fraîcheur, des cheveux d'une couleur charmante, une fort belle taille la rendaient agréable; ses dents se sont gâtées de bonne heure, et la maladie et les chagrins ont altéré ses traits.
Son penchant naturel la porte vers la vertu; mais, absolument ignorante du monde, trop étrangère à cette partie de la morale qui s'applique aux usages de la société, pure et sage pour elle-même seulement, livrée presque entièrement à des opinions idéales prises dans une sphère qu'elle s'est créée, elle n'a pas su rattacher sa vie à ces convenances sociales qui ne préservent pas la vertu des femmes, mais qui, lorsqu'elles sont accusées, leur procurent un appui dont on ne peut guère se passer dans le monde, et que l'approbation de la conscience ne remplace pas; car, au milieu des hommes, il ne suffit pas de se bien conduire pour paraître vertueuse, il faut encore se conduire dans les règles qu'ils ont imposées. Madame Louis, aux prises avec des situations difficiles, s'est toujours trouvée sans guide; elle jugeait parfaitement sa mère, et n'osait avoir confiance en elle. Sévère dans les principes qu'elle s'était faits, ou, si l'on veut, dans les sentiments que lui créait son imagination, elle fut d'abord très surprise des écarts qu'elle découvrit chez les femmes dont elle était environnée, et plus surprise encore que ces mêmes écarts ne fussent pas toujours la suite des tendresses du coeur. Dépendante par son mariage du plus tyran des maris, victime résignée et découragée d'une persécution continuelle et outrageante, son âme se flétrit sous le poids de ses peines; elle s'y abandonna sans oser se plaindre, et il fallut qu'elle fût sur le point d'en mourir, pour qu'on les devinât. J'ai vu madame Louis Bonaparte de très près, j'ai fini par connaître tous les secrets de son intérieur, et elle m'a toujours apparu la plus pure comme la plus infortunée des femmes.
La seule consolation qui lui ait été accordée fut dans la tendre amitié qu'elle a pour son frère. Elle jouissait de son bonheur, de ses succès, de son aimable humeur. Combien de fois lui ai-je entendu dire ces touchantes paroles: «Je ne vis que de la vie d'Eugène.»
Elle refusa le fils de Rewbel, et ce refus raisonnable fut le résultat d'une des erreurs de son imagination, qui rêva dès sa première jeunesse qu'une femme qui voulait être sage et heureuse ne pouvait épouser que l'homme qu'elle aimerait passionnément. Un peu plus tard, elle résista encore à sa mère, qui voulait la marier au comte de Mun, aujourd'hui pair de France.
M. de Mun avait émigré, madame Bonaparte venait d'obtenir sa radiation; il retrouvait une fortune considérable, et demandait en mariage mademoiselle de Beauharnais. Bonaparte, alors premier consul, avait peu de penchant vers cette union; cependant madame Bonaparte l'eût emporté, sans la résistance opiniâtre de sa fille. On s'avisa de dire devant celle-ci que M. de Mun avait été amoureux en Allemagne de madame de Staël; cette femme célèbre apparaissait à l'imagination de cette jeune fille comme une sorte de monstre bizarre. M. de Mun lui devint odieux, et manqua cette grande fortune et la chute éclatante qui eût suivi. C'est un assez étrange accident de la destinée que d'avoir failli être prince, peut-être roi, et ensuite roi détrôné.
Peu de temps après, Duroc, alors aide de camp du consul, et déjà distingué par lui, devint amoureux d'Hortense. Elle y fut sensible, et crut avoir trouvé cette moitié d'elle-même qu'elle cherchait. Bonaparte se montra favorable à leur union, mais madame Bonaparte à son tour fut inflexible: «Il faut, disait-elle, que ma fille épouse un gentilhomme ou un Bonaparte.» On pensa alors à Louis. Il n'avait aucun goût pour Hortense, il détestait les Beauharnais, et méprisait souverainement sa belle-soeur; mais, comme il était silencieux, on le crut doux; comme il se montrait sévère, on ne douta point qu'il ne fût honnête homme. Madame Louis m'a dit, depuis, qu'à la nouvelle de cet arrangement, elle éprouva une douleur violente; non seulement on lui défendait de penser à l'homme qu'elle aimait, mais on allait la donner à un autre qui lui inspirait une défiance secrète. Cependant ce mariage convenait à sa mère; il devait resserrer utilement les liens de famille; il pouvait servir à l'avancement de son frère; elle s'y dévoua en victime, soumise, et même elle fit plus. Son imagination s'exaltant sur les devoirs qui lui étaient imposés, elle se prescrivit les sacrifices les plus minutieux à l'égard d'un mari qu'elle avait le malheur de ne pas aimer. Trop vraie, et d'ailleurs trop peu communicative pour feindre des sentiments qu'elle n'éprouvait pas, elle fut parfaitement douce, soumise, pleine de déférence, et plus attentive à lui plaire peut-être, que si elle l'eût aimé. Louis Bonaparte, défiant et faux, prit pour l'affectation de la coquetterie les attentions de sa femme. «Elle s'exerce sur moi d'abord, disait-il, pour me tromper.» Il crut que cette conduite, suivie avec une exagération de vertu et une vivacité de dévouement que la prudence ne modérait pas, était dirigée par les conseils d'une mère expérimentée; il repoussa les soins qu'on voulait lui rendre, et se montra plus d'une fois dur et méprisant. Il fit plus: il se permit d'éclairer madame Louis sur toutes les faiblesses qu'on prêtait à sa mère; et, après avoir poussé ce récit aussi loin qu'il pouvait aller, il signifia qu'il voulait que toutes les confidences fussent supprimées entre sa femme et une pareille mère. Il ajouta encore: «Vous êtes à présent une Bonaparte; nos intérêts doivent être les vôtres, ceux de votre famille ne vous regardent plus.» Enfin il accompagna cette déclaration de menaces insultantes, appuyées sur l'opinion méprisante qu'il avait des femmes; il annonça toutes les précautions qu'il était déterminé à prendre «pour échapper au sort commun, disait-il, à tous les maris», et déclara qu'il ne serait dupe ni des entreprises qu'on tenterait pour lui échapper, ni des ruses d'une feinte douceur qui essayerait de le gagner.
Qu'on se représente l'effet d'un pareil discours sur une jeune femme toute nourrie d'illusions, éclairée malgré elle sur les mécomptes qu'elle n'avait point prévus! Elle se montra cependant épouse obéissante, et, pendant plusieurs années, sa tristesse et l'altération de sa santé trahirent seules ses souffrances. Son époux, sec et capricieux, personnel comme tous les Bonapartes, rongé et aigri de plus par un mal âcre et grave, qui, dès l'Égypte, avait corrompu sa jeunesse, ne mit aucune mesure à ses exigences. Comme il craignait son frère, et qu'il voulait cependant tenir sa femme loin de Saint-Cloud, il ordonna qu'elle s'attribuât la volonté de n'y point paraître souvent, de n'y demeurer jamais la nuit, quelques instances que lui fît sa mère. Madame Louis devint grosse très peu de temps après son mariage; les Bonapartes, et surtout madame Murat, qui avaient vu cet hymen avec humeur, parce que, Joseph n'ayant que des filles, on prévoyait que le premier garçon de Louis, petit-fils en même temps de madame Bonaparte, serait l'objet d'un grand intérêt, les Bonapartes répandirent le bruit outrageant que cette grossesse était le résultat d'une liaison intime du premier consul avec sa belle-fille, favorisée par la mère elle-même. Le public accueillit volontiers ce soupçon. Madame Murat en fit part à Louis, qui, soit qu'il l'adoptât ou non, s'en servit pour augmenter et justifier ses surveillances. Le récit de sa tyrannie envers sa femme m'entraînerait trop loin en ce moment, j'y reviendrai plus tard. Espionnage prescrit aux valets, ouverture des moindres lettres, défense de toute liaison, jalousie contre Eugène lui-même, scènes violentes renouvelées sans cesse, rien ne fut épargné. Le premier consul s'aperçut facilement de cette mésintelligence; mais il sut gré à madame Louis de son silence, qui le mettait à l'aise, et lui permettait de ne point prendre parti. Lui qui n'estimait guère les femmes, il a toujours fait profession de vénération pour Hortense, et la manière dont il parlait d'elle et dont il agissait envers elle dément bien formellement les accusations dont elle a été l'objet. Devant elle, ses paroles étaient toujours plus mesurées et plus décentes. Il l'appelait souvent comme juge entre sa femme et lui; et recevait d'elle des leçons qu'il n'eût pas écoutées patiemment d'une autre. «Hortense, disait-il quelquefois, me force de croire à la vertu.»
LIVRE PREMIER
CHAPITRE PREMIER.
(1802-1803.)
Détails de famille.--Ma première soirée à Saint-Cloud.--Le général Moreau.--M. de Rémusat est nommé préfet du palais, et je deviens dame du palais.--Habitudes du premier consul et de madame Bonaparte.--M. de Talleyrand.--La famille du premier consul.--Mesdemoiselles Georges et Duchesnois.--Jalousie de madame Bonaparte.
Malgré la date de l'année où j'entreprends ce récit20, je ne chercherai point à excuser les motifs qui portèrent mon mari à s'attacher à la personne de Bonaparte; mais je les expliquerai simplement. En politique, les justifications ne valent rien. Un certain nombre de personnes revenues seulement depuis trois ans, ou n'ayant pris part aux affaires publiques que depuis cette époque, ont jeté une sorte d'anathème sur ceux de nos concitoyens qui, pendant ces dernières vingt années, ne se sont point tenus complètement à l'écart des événements. Quand on leur dit qu'on ne juge pas s'ils ont eu raison ou tort dans leur sommeil prolongé, et qu'on leur demande de demeurer aussi neutres sur une pareille question, ils repoussent cet accommodement de toute la puissance des avantages de leur situation présente; ils lancent le blâme sans aucune générosité, car il n'y a nul risque à proclamer aujourd'hui les devoirs sur lesquels ils s'appuient. Et cependant, en révolution, qui peut se flatter d'avoir toujours suivi la voie droite? Qui d'entre nous ne doit pas rapporter à différentes circonstances une part de sa conduite? Qui, enfin, jettera la première pierre, sans craindre de la voir retomber du même élan sur le bras qui l'aurait lancée? Plus ou moins froissés des coups dont ils se frappent, les citoyens d'un même pays devraient mieux s'épargner entre eux, ils sont plus solidaires les uns envers les autres qu'ils ne pensent, et, lorsqu'un Français poursuit sans pitié un autre Français, qu'il y prenne garde, presque toujours il prête à l'étranger qui les juge des armes contre tous les deux.
Au reste, ce n'est point un des moindres malheurs des temps de troubles, entre gens du même pays, que cette amère critique de l'esprit de parti qui produit une défiance inévitable, et peut-être le mépris de ce qu'on appelle opinion publique. Le choc des passions permet alors à chacun de la dénier. Cependant les hommes vivent pour la plupart tellement en dehors d'eux-mêmes, qu'ils ont peu d'occasions de consulter leur conscience. Dans les siècles paisibles, pour les actions ordinaires et communes, les jugements du monde la remplacent assez bien; mais le moyen de s'y soumettre quand on les voit incessamment prêts à frapper de mort qui voudrait les consulter? Le plus sûr est donc de s'en tenir à cette conscience qu'on n'interroge jamais impunément. Celle de mon mari, la mienne, ne nous reprochent rien. La perte entière de sa fortune, l'expérience des faits, la marche des événements, le désir modéré et permis du bien-être, portèrent M. de Rémusat à chercher, en 1802, une place, quelle qu'elle fût. Alors jouir du repos que Bonaparte donnait à la France, et se fier aux espérances qu'il permettait de concevoir, c'était sans doute se tromper, mais c'était se tromper avec le monde entier. La sûreté de la prévision est donnée à un bien petit nombre; et que Bonaparte, après son second mariage, eût maintenu la paix et employé la partie de l'armée qu'il n'eût pas licenciée à border nos frontières, qui est-ce qui alors eût osé douter de la durée de sa puissance et de la force de ses droits? Ils paraissaient à cette époque avoir conquis leur légitimité. Bonaparte a régné sur la France de son propre consentement. C'est un fait que la haine aveugle ou la puérilité de l'orgueil peuvent seules nier aujourd'hui. Il a régné pour notre malheur et pour notre gloire; l'alliance de ces deux mots est plus naturelle, dans l'état de société, qu'on ne pense, du moins quand il s'agit de la gloire militaire. Lorsqu'il arriva au consulat, on respira; d'abord il s'empara de la confiance; peu à peu, des chances se rouvrirent pour l'inquiétude, mais on était engagé. Il fit frémir enfin les âmes généreuses qui avaient cru en lui, et il amena peu à peu les vrais citoyens à souhaiter sa chute, au risque même des pertes qu'ils prévoyaient pour eux. Voilà notre histoire, à M. de Rémusat et à moi; elle n'a rien d'humiliant, car il est encore honorable de s'être rassuré quand la patrie respirait, et d'avoir ensuite désiré sa délivrance, de préférence à tout.
Personne ne saura jamais ce que j'ai souffert durant les dernières années de tyrannie de Bonaparte. Il me serait impossible de peindre la bonne foi désintéressée avec laquelle j'ai souhaité le retour du roi, qui devait, dans mon idée, nous rendre le repos et la liberté. Je pressentais toutes mes pertes particulières, M. de Rémusat les prévoyait encore mieux que moi; par nos souhaits, nous renversions la fortune de nos enfants; mais cette fortune, qu'il fallait payer du sacrifice des plus nobles sentiments, ne nous a pas causé une plainte, les plaies de la France criaient trop haut alors; honte à qui ne les entendait pas!
Quoi qu'il en soit, nous avons donc servi Bonaparte, nous l'avons même aimé et admiré; soit orgueil, soit aveuglement, cet aveu ne me coûte point à faire. Il me semble qu'il n'est jamais pénible de convenir d'un sentiment vrai; je ne suis point embarrassée de mes opinions d'un temps qu'on oppose à celles d'un autre. Mon esprit n'est point de force à ne se jamais tromper; je sais que ce que j'ai senti, je l'ai toujours senti sincèrement; cela me suffit pour Dieu, pour mon fils, pour mes amis, pour moi. Cependant j'entreprends aujourd'hui une tâche assez difficile; car il me faut recourir après une foule d'impressions fortes et vives à l'époque où je les ai reçues, mais qui, pareilles à ces monuments brisés qu'on rencontre dans les champs et dévastés par un incendie, n'ont plus de bases ni de rapports entre elles. Et, en effet, quoi de plus dévasté qu'une imagination active, longtemps aux prises avec des émotions profondes, devenues si complètement étrangères tout à coup? Sans doute, il serait plus sage, et surtout plus commode, d'assister aux événements seulement avec une froide curiosité; qui ne s'émeut point se trouve toujours prêt pour tous les changements. Mais on n'est pas maître de n'avoir point souffert; on a bien la liberté de détourner la tête, on ne peut répondre que le regard ne soit pas blessé par les objets sur lesquels tant de circonstances imprévues l'ont forcé de s'arrêter.
Ce que j'ai observé depuis vingt ans m'a convaincue que, de toutes les faiblesses de l'humanité, l'égoïsme est celle qui dirige avec le plus de prudence la conduite. Il ne choque guère le monde, assez disposé à s'arranger de ce qui est égal et terne, il prévient d'ordinaire l'incohérence des actions; le cercle dans lequel il se meut est si étroit, qu'il serait assez singulier qu'il n'en connût pas bien vite toutes les chances; aussi parvient-il assez facilement à emprunter pour ceux qui le voient agir les livrées de la raison. Et pourtant quel coeur généreux voudrait acheter son repos à ce prix? Non, non, il vaut mieux courir le risque d'être froissé, ébranlé même dans tout son être! Il faut se résigner aux jugements hasardés que les hommes lancent en passant. Quelle consolation dans ces paroles qu'on doit travailler à pouvoir se dire incessamment: «Si des erreurs entraînantes m'ont égaré, du moins mon propre intérêt ne m'a point séduit, et je n'ai voulu de la fortune que lorsqu'elle ne coûtait pas un soupir à mon pays.»
En commençant ces Mémoires, je passerai le plus succinctement qu'il me sera possible sur ce qui nous a été personnel jusqu'à notre introduction à la cour du premier consul. Après, il m'arrivera peut-être de revenir davantage sur mes impressions. On ne peut pas attendre d'une femme un récit de la vie politique de Bonaparte. S'il était mystérieux pour tout ce qui l'entourait, au point qu'on ignorait souvent dans le salon qui précédait le sien ce qu'on apprenait un peu en rentrant dans Paris, et ce qu'on eût mieux su encore en se transportant hors de France, à plus forte raison, moi, si jeune lorsque je fis mon entrée à Saint-Cloud, et pendant les premières années que j'y demeurai, n'ai-je pu saisir que des faits isolés, et à de longs intervalles. Je dirai du moins ce que j'ai vu, ou cru voir, et ce ne sera pas ma faute si mes récits ne sont pas toujours aussi vrais que sincères.
J'avais vingt-deux ans lorsque je fus nommée dame du palais de madame Bonaparte. Mariée depuis l'âge de seize ans, heureuse jusque-là par les jouissances d'une vie douce et pleine d'affections, les crises de la Révolution, la mort de mon père tombé en 1794 sous la hache révolutionnaire, la perte de notre fortune, et les goûts d'une mère très distinguée, me tenaient loin du monde, que je ne connaissais guère et dont je n'avais nul besoin. Tirée tout à coup de cette paisible solitude pour être lancée sur le plus étrange théâtre, sans avoir placé entre eux l'intermédiaire de la société, je fus fortement frappée d'une si violente transition; mon caractère s'est toujours ressenti de l'impression qu'il en reçut. Près d'un mari et d'une mère chèrement aimés, j'avais pris l'habitude de me livrer entièrement aux mouvements de mon coeur, et plus tard, avec Bonaparte, je me suis accoutumée à ne m'intéresser qu'à ce qui me remuait fortement. Toute ma vie a été et demeurera constamment étrangère aux oisivetés de ce qu'on appelle le grand monde.
Ma mère m'avait élevée avec soin; mon éducation s'acheva solidement avec un mari éclairé, instruit et plus âgé que moi de seize ans. J'étais naturellement sérieuse, ce qui s'allie toujours chez les femmes avec une certaine disposition à se passionner un peu. Aussi, dans les premiers temps de mon séjour auprès de madame Bonaparte et de son époux, ne manquais-je pas de m'animer sur les sentiments que je croyais leur devoir. D'après ce qu'on sait d'eux, et d'après aussi ce que j'ai écrit précédemment de leur manière d'être la plus intime, c'était me préparer à beaucoup de mécomptes, et certes ils ne m'ont pas manqué.
J'ai déjà dit quelles relations nous avions eues avec madame Bonaparte pendant l'expédition en Égypte. Depuis, nous la perdîmes de vue, jusqu'au moment où ma mère, ayant formé le projet de marier ma soeur avec un de nos parents21, rentré secrètement et encore compris sur la liste des émigrés, s'adressa à elle pour obtenir sa radiation. L'affaire fut terminée en peu de temps. Madame Bonaparte, dont la bienveillante adresse s'efforçait alors de rapprocher de son époux les personnes d'une certaine classe encore en regard devant lui, engagea ma mère et M. de Rémusat à se rendre un soir chez elle pour remercier le premier consul. Il n'était pas possible de songer à s'en excuser. Un soir donc, nous nous rendîmes aux Tuileries; c'était peu de temps22 après le jour où Bonaparte avait cru devoir s'y établir, jour où j'ai su depuis, de sa femme même, qu'au moment de se coucher il lui dit en riant: «Allons, petite créole, venez vous mettre dans le lit de vos maîtres.»
Note 21: (retour) Ce parent émigré était M. Charles de Ganay, fils d'une soeur de M. Charles Gravier de Vergennes, et cousin germain de l'auteur de ces Mémoires. Il a été député et colonel dans la garde royale sous la Restauration. Je ne sais quelle raison fit manquer son mariage avec mademoiselle Alix de Vergennes, qui épousa, peu de temps après, le général Nansouty. Les liens de bonne amitié entre les deux branches de la famille n'en subsistèrent pas moins et se sont très heureusement perpétués. (P. R.)
Nous le trouvâmes dans le grand salon de l'appartement du rez-de-chaussée; il était assis sur un canapé; à ses côtés, je vis le général Moreau, avec lequel il paraissait en grande conversation.
L'un et l'autre à cette époque cherchaient encore à vivre bien ensemble. On citait même un mot de Bonaparte fort aimable, dans un genre de bonne grâce qui ne lui était pas très familier. Il avait fait faire une paire de pistolets très riches, sur lesquels on avait gravé en or les noms de toutes les batailles de Moreau.--«Pardonnez, lui dit Bonaparte en les lui donnant, si on ne les a pas plus ornés; les noms de vos victoires ont pris toute la place.»
Il y avait dans ce salon des ministres, des généraux, des femmes presque toutes jeunes et jolies: madame Louis Bonaparte23, madame Murat, qui venait de se marier et qui me parut charmante; madame Maret, qui faisait sa visite de noces, alors parfaitement belle. Madame Bonaparte tenait tout ce cercle avec une grâce charmante; elle était mise avec recherche et dans cette sorte de goût qui se rapproche de l'antique. C'était la mode de ce temps, où les artistes avaient un assez grand crédit sur les usages de la société.
Le premier consul se leva pour recevoir nos révérences, et, après quelques mots vagues, se rassit, pour ne plus s'occuper des femmes qui étaient dans le salon. J'avoue que, cette première fois, je fus moins occupée de lui que du luxe et de l'élégance magnifique dont mes yeux étaient frappés pour la première fois.
Nous prîmes, dès ce moment, l'habitude de faire de temps en temps quelques visites aux Tuileries. Peu à peu, on nous donna et nous reçûmes l'idée de voir M. de Rémusat remplir quelque place qui pût nous rendre quelque chose de l'aisance dont la perte de nos biens nous privait. M. de Rémusat, ayant été magistrat avant la Révolution, eût désiré rentrer dans un état grave. La crainte de m'affliger en me séparant de ma mère et en m'éloignant de Paris, le portait à demander une place au conseil d'État et à éviter les préfectures. Mais alors nous ne connaissions guère tout ce qui composait le gouvernement. Ma mère avait parlé de notre situation à madame Bonaparte. Celle-ci prit peu à peu du goût pour moi; elle trouvait à mon mari des manières agréables; elle conçut tout à coup l'idée de nous rapprocher d'elle. À peu près dans le même temps, ma soeur, qui n'avait point épousé le parent dont j'ai parlé, fut mariée à M. de Nansouty, général de brigade, neveu de madame de Montesson, et très estimé à l'armée et dans le monde. Ce mariage multiplia nos relations avec le gouvernement consulaire, et, un mois après, madame Bonaparte prévint ma mère qu'elle espérait qu'il ne se passerait pas longtemps sans que M. de Rémusat fût nommé préfet du palais. Je passerai sous silence les diverses agitations que cette nouvelle causa dans ma famille. J'en fus pour mon compte très effarouchée. M. de Rémusat se résigna plutôt qu'il ne se réjouit, et, sitôt après sa nomination qui suivit bientôt, comme il est parfaitement un homme de conscience, il s'appliqua avec sa droiture ordinaire à tous les minutieux détails de son nouvel emploi.
Peu de temps après, je reçus cette lettre du général Duroc, gouverneur du palais:
«Madame,
»Le premier consul vous a désignée pour faire auprès de madame Bonaparte les honneurs du palais.
»La connaissance personnelle qu'il a de votre caractère et de vos principes lui donne l'assurance que vous vous en acquitterez avec la politesse qui distingue les dames françaises et la dignité qui convient au gouvernement. Je suis heureux d'être chargé de vous annoncer ce témoignage de son estime et de sa confiance.
«Agréez, madame, l'hommage de mon respect.»
C'est ainsi que nous nous trouvâmes installés dans cette singulière cour. Quoique Bonaparte eût montré de la colère à cette époque, si l'on se fût avisé de ne point croire à la sincérité de ses paroles, qui étaient alors toutes républicaines, cependant chaque jour il inventait quelques nouveautés dans sa manière de vivre, qui donnèrent bientôt au lieu qu'il habitait de grandes ressemblances avec le palais d'un souverain. Son goût le portait assez vers une sorte de représentation, pourvu qu'elle ne gênât point ses allures particulières; aussi faisait-il peser sur ceux qui l'entouraient la charge du cérémonial. D'ailleurs, il était convaincu qu'on séduit les Français par l'éclat des pompes extérieures. Très simple sur sa personne, il exigeait des militaires un grand luxe d'uniformes. Il avait déjà mis une distance marquée entre lui et les deux autres consuls; et de même que, dans les actes du gouvernement, après avoir employé ce protocole: Par arrêté des consuls, etc., on ne voyait à la fin que sa signature seule, de même il tenait seul sa cour, soit aux Tuileries, soit à Saint-Cloud, recevait les ambassadeurs avec les cérémonies usitées chez les rois, ne paraissait en public qu'accompagné d'une garde nombreuse, ne permettait à ses collègues que deux grenadiers devant leur voiture, et enfin commençait à donner à sa femme un rang dans l'État.
Au premier instant, nous nous trouvâmes dans une position assez délicate qui avait pourtant quelques avantages. La gloire militaire et les droits qu'elle donne parlaient haut aux oreilles des généraux et des aides de camp qui entouraient Bonaparte. Ils étaient portés à croire que toutes les distinctions devaient leur appartenir exclusivement. Cependant le consul, qui appréciait toutes les conquêtes, et qui avait pour plan secret de gagner chacune des classes de la société, contrariait peu à peu les idées de ses gens d'épée, en attirant par des faveurs ceux qui tenaient à d'autres états. De plus, M. de Rémusat, homme d'esprit, d'une instruction remarquable, entendant à merveille, sachant très bien répondre, supérieur par sa conversation à ses collègues, fut promptement distingué de son maître, habile à découvrir dans chacun ce qui lui était utile. Bonaparte aimait assez qu'on sût pour lui ce qu'il ignorait. Il trouva dans mon mari la connaissance de certains usages qu'il voulait rétablir, un tact sûr de toutes les convenances, les habitudes de la bonne compagnie; il indiquait rapidement ses projets, il était entendu sur-le-champ et tout aussi promptement servi. Cette manière inusitée de lui plaire donna d'abord quelque ombrage aux militaires; ils pressentirent qu'ils ne seraient plus les seuls favorisés, et qu'on exigerait d'eux qu'ils corrigeassent cette rudesse de formes acquise sur les champs de bataille; notre présence les inquiéta. De mon côté, quoique jeune, j'étais beaucoup plus formée que leurs femmes; la plupart de mes compagnes, assez ignorantes du monde, craintives et silencieuses, ne se trouvaient qu'avec ennui ou crainte en présence du premier consul. Pour moi, comme je l'ai déjà dit, animée et vive aux impressions, facilement émue par la nouveauté, assez sensible aux plaisirs de l'esprit, attentive au spectacle que me donnaient tant de personnages inconnus, je plus assez facilement à mon nouveau souverain, parce que, ainsi que je l'ai dit ailleurs, je pris promptement plaisir à l'écouter. D'ailleurs madame Bonaparte m'aimait comme la femme de son choix; elle était flattée d'avoir conquis sur ma mère, qu'elle estimait, l'avantage d'attacher à elle une personne tenant à une famille considérée. Elle me témoignait de la confiance. Je lui vouai un tendre attachement. Bientôt elle me livra ses secrets intérieurs, que je reçus avec une complète discrétion. Quoique j'eusse pu être sa fille24, souvent j'étais en état de lui donner de bons conseils, parce que l'habitude d'une vie solitaire et morale fait envisager de bonne heure le côté sérieux de la conduite. Nous fûmes aussitôt, mon mari et moi, dans une assez grande évidence qu'il fallut nous faire pardonner. Nous y parvînmes à peu près, en conservant des manières simples, en nous tenant dans la mesure de la politesse, et en évitant tout ce qui pouvait faire croire que nous voulussions faire de notre faveur du crédit.
M. de Rémusat vécut au milieu de cette cour hérissée avec simplicité et bonhomie. Pour moi, je fus assez heureuse pour me rendre promptement justice, et ne point montrer les prétentions qui blessent le plus les femmes. La plupart de mes compagnes étaient plus belles que moi, quelques-unes très belles; elles étalaient un grand luxe; mon visage, que la jeunesse seule rendait agréable, la simplicité habituelle de ma toilette, les avertirent qu'elles l'emporteraient sur moi de plusieurs côtés; et bientôt il sembla que nous eussions fait tacitement cette sorte de pacte, qu'elles charmeraient les yeux du premier consul quand nous serions en sa présence, et que, moi, je me chargerais du soin de plaire à son esprit, autant qu'il serait en moi. Et j'ai déjà dit que, pour cela, il ne s'agissait guère que de savoir l'écouter.
Il n'entre que bien peu d'idées politiques dans une tête de femme de vingt-deux ans. J'étais donc à cette époque sans aucune espèce d'esprit de parti. Je ne raisonnais point sur le plus ou moins de droits que Bonaparte avait au pouvoir, dont j'entendais dire partout qu'il faisait un digne emploi. M. de Rémusat, se fiant à lui avec presque toute la France, se livrait aux espérances qu'il était alors permis de concevoir. Chacun, indigné et dégoûté des horreurs de la Révolution, sachant gré au gouvernement consulaire de nous préserver de la réaction des jacobins, envisageait sa fondation comme une ère nouvelle pour la patrie. Les essais qu'on avait faits de la liberté à plusieurs reprises inspiraient contre elle une sorte d'aversion naturelle, mais peu raisonnée; car, au vrai, elle avait toujours disparu, lorsqu'on abusait de son nom, pour varier seulement les genres de tyrannie. Mais, en général, on ne désirait plus en France que le repos et le pouvoir d'exercer librement son esprit, de cultiver quelques vertus privées, et de réparer peu à peu les pertes, communes à tous, de la fortune. Je ne puis m'empêcher de songer avec un vrai serrement de coeur aux illusions que j'éprouvais alors. Je les regrette comme on regrette les riantes pensées du printemps de la vie, de ce temps où, pour me servir d'une comparaison familière à Bonaparte lui-même, on regarde toutes choses au travers d'un voile doré qui les rend brillantes et légères. Peu à peu, disait-il, ce voile s'épaissit en avançant jusqu'à ce qu'il devienne à peu près noir. Hélas! lui-même n'a pas tardé à rendre sanglant celui au travers duquel la France se plaisait à le contempler.
Ce fut donc dans l'automne de 1802 que je m'établis pour la première fois à Saint-Cloud, où était alors le premier consul. De quatre dames que nous étions25, nous passions, chacune l'une après l'autre, une semaine auprès de madame Bonaparte. Il en était de même pour ce qu'on appelait le service des préfets du palais, des généraux de la garde, et des aides de camp. Le gouverneur du palais, Duroc, habitait Saint-Cloud; il tenait toute la maison avec un ordre extrême; nous dînions chez lui. Le consul mangeait seul avec sa femme; il faisait inviter deux fois par semaine des personnages du gouvernement; une fois par mois, il avait aux Tuileries de grands dîners de cent couverts qu'on donnait dans la galerie de Diane, après lesquels on recevait tout ce qui avait une place ou un grade un peu important soit dans le militaire, soit dans le civil, et aussi les étrangers de marque. Pendant l'hiver de 1803, nous étions encore en paix avec l'Angleterre. Cela avait amené un grand nombre d'Anglais à Paris; comme on n'avait pas coutume de les y voir, ils excitaient une grande curiosité.
Dans ces brillantes réunions, on étalait un extrême luxe. Le premier consul aimait que les femmes fussent parées, et, soit calcul, soit goût, il y excitait sa femme et ses soeurs. Madame Bonaparte et mesdames Bacciochi et Murat (madame Leclerc, depuis princesse Pauline, était à Saint-Domingue) se montraient donc resplendissantes. On donnait des costumes aux différents corps, les uniformes étaient riches, et cette pompe, qui succédait à un temps où l'affectation de la saleté presque dégoûtante s'était jointe à celle d'un civisme incendiaire, semblait encore une garantie contre le retour du funeste régime dont on n'avait point perdu le souvenir.
Il me semble que le costume du premier consul à cette époque mérite d'être rapporté. Dans les jours ordinaires, il portait un des uniformes de sa garde; mais il avait été réglé, pour lui et ses deux collègues, que, dans les grandes cérémonies, ils revêtiraient tous trois un habit rouge brodé d'or, en velours l'hiver, en étoffe l'été. Les deux consuls Cambacérès et Lebrun, âgés, poudrés et bien tenus, portaient cet habit éclatant avec des dentelles et l'épée, comme autrefois on portait l'habit habillé. Bonaparte, que cette parure gênait, cherchait à y échapper le plus possible. Ses cheveux étaient coupés, courts, plats et assez mal rangés. Avec cet habit cerise et doré, il gardait une cravate noire, un jabot de dentelle à la chemise, et point de manchettes; quelquefois une veste blanche brodée en argent, le plus souvent sa veste d'uniforme, l'épée d'uniforme aussi, ainsi que des culottes, des bas de soie et des bottes. Cette toilette et sa petite taille lui donnaient ainsi la tournure la plus étrange, dont personne cependant ne se fût avisé de se moquer. Lorsqu'il est devenu empereur, on lui a fait un habit de cérémonie avec un petit manteau et un chapeau à plumes qui lui allaient très bien. Il y joignit un magnifique collier de l'ordre de la Légion d'honneur tout en diamants. Les jours ordinaires, il ne portait jamais que la croix d'argent.
Je me souviens que, la veille de son couronnement, les nouveaux maréchaux, qu'il avait créés peu de mois auparavant, vinrent lui faire une visite, tous revêtus d'un très bel habit. L'étalage de leur costume, en opposition avec le simple uniforme dont il était habillé, le fit sourire. Je me trouvais à quelques pas de lui, et comme il vit que je souriais aussi, il me dit à demi-voix: «Le droit d'être vêtu simplement n'appartient pas à tout le monde.» Quelques instants après, les maréchaux de l'armée se disputaient sur le grand article des préséances, et venaient demander à l'empereur de régler l'ordre de leur rang dans la cérémonie. Au fond, leurs prétentions s'appuyaient sur d'assez beaux titres, car chacun d'eux énumérait ses victoires. Bonaparte les écoutait et s'amusait encore à chercher mes regards: «Il me semble, lui dis-je, que vous avez aujourd'hui donné comme un coup de pied sur la France, en disant: «Que toutes les vanités sortent de terre!»--Cela est vrai, me répondit-il, mais c'est qu'il est très commode de gouverner les Français par la vanité.»
Revenons. Dans les premiers mois de mon séjour, soit à Saint-Cloud, soit à Paris, durant l'hiver, la vie me parut assez douce. Les journées se passaient d'une manière fort régulière. Le matin, vers huit heures, Bonaparte quittait le lit de sa femme pour se rendre dans son cabinet; à Paris il redescendait chez elle pour déjeuner; à Saint-Cloud, il déjeunait seul, et souvent sur la terrasse qui se trouvait de plain-pied avec ce cabinet. Pendant ce déjeuner, il recevait des artistes, des comédiens. Il causait alors volontiers et avec assez de bonhomie. Ensuite il travaillait aux affaires publiques jusqu'à six heures. Madame Bonaparte demeurait chez elle, recevant durant toute la matinée un nombre infini de visites, des femmes surtout, soit celles dont les maris tenaient au gouvernement, soit celles qu'on appelait de l'ancien régime, qui ne voulaient point avoir, ou paraître avoir, de relations avec le premier consul, mais qui sollicitaient par sa femme des radiations ou des restitutions. Madame Bonaparte accueillait tout le monde avec une grâce charmante; elle promettait tout et renvoyait chacun content. Les pétitions remises s'égaraient bien ensuite quelquefois, mais on lui en rapportait d'autres, et elle ne paraissait jamais se lasser d'écouter26.
Note 26: (retour) Mon père, né en 1797, était bien jeune à l'époque que retracent ces Mémoires. Il avait pourtant un souvenir très précis d'une visite que sa mère lui fit faire au palais, et voici comment il l'a racontée: «Le dimanche, on me conduisait quelquefois aux Tuileries, pour voir, de la fenêtre des femmes de chambre, la revue des troupes dans le Carrousel. Un grand dessin d'Isabey, qui a été gravé, fait connaître exactement ce que ce spectacle avait de plus curieux. Un jour, après la parade, ma mère vint me prendre (il me semble qu'elle avait accompagné madame Bonaparte jusque dans la cour des Tuileries) et me fit monter un escalier rempli de militaires que je regardais de tous mes yeux. Un d'eux lui parla, il descendait; il était en uniforme d'infanterie. «Qui était-il?» demandai-je quand il eut passé. C'était Louis Bonaparte. Puis je vis devant nous monter un jeune homme portant l'uniforme bien connu des guides. Celui-là, je n'avais pas besoin de demander son nom. Les enfants d'alors connaissaient les insignes des grades et des corps de l'armée, et qui ne savait qu'Eugène Beauharnais était colonel des guides? Enfin nous arrivâmes dans le salon de madame Bonaparte. Il ne s'y trouvait d'abord qu'elle, une ou deux dames, et mon père avec son habit rouge brodé d'argent. On m'embrassa probablement, on dut me trouver grandi, puis on ne s'occupa plus de moi. Bientôt entra un officier de la garde des consuls. Il était de petite taille, maigre, et se tenait mal, du moins avec abandon. J'étais assez bien stylé sur l'étiquette pour trouver qu'il se remuait beaucoup, et qu'il agissait sans façon. Entre autres choses, je fus surpris de le voir s'asseoir sur le bras d'un fauteuil. De là, il parla d'assez loin à ma mère. Nous étions en face de lui, je remarquai son visage amaigri, presque hâve, avec ses teintes jaunâtres et bistrées. Nous nous approchâmes de lui pendant qu'il parlait. Quand je fus à sa portée, il fut question de moi; il me prit par les deux oreilles et me les tira assez rudement. Il me fit mal, et ailleurs qu'en un palais j'aurais crié. Puis, se tournant vers mon père: «Apprend-il les mathématiques?» lui dit-il. On m'emmena bientôt. «Quel est donc ce militaire? demandai-je à ma mère.--Mais c'est le premier consul!» Tels sont les débuts de mon père dans la vie de courtisan. Il n'a d'ailleurs vu l'empereur qu'une autre fois, dans des circonstances analogues, étant aussi tout enfant. (P. R.)
À six heures, à Paris, on dînait; à Saint-Cloud, on s'allait promener, le consul seul en calèche avec sa femme, nous dans d'autres voitures. Les frères de Bonaparte, Eugène de Beauharnais, ses soeurs, pouvaient se présenter à l'heure du dîner. On voyait venir quelquefois madame Louis, mais elle ne couchait jamais à Saint-Cloud. La jalousie de Louis Bonaparte et son extrême défiance la rendaient craintive et déjà assez triste à cette époque.
On envoyait une ou deux fois par semaine le petit Napoléon, celui qui est mort depuis en Hollande. Bonaparte paraissait aimer cet enfant, il avait placé de l'avenir sur sa tête. Peut-être n'était-ce que pour cela qu'il le distinguait; car M. de Talleyrand m'a raconté que, lorsque la nouvelle de sa mort arriva à Berlin, Bonaparte se montra si peu ému, que, prêt à paraître en public, M. de Talleyrand s'empressa de lui dire: «Vous oubliez qu'il est arrivé un malheur dans votre famille et que vous devez avoir l'air un peu triste.--Je ne m'amuse pas, lui répondit Bonaparte, à penser aux morts.» Il serait assez curieux de rapprocher cette parole du beau discours de M. de Fontanes, qui, chargé à cette époque de parler sur les drapeaux prussiens rapportés en pompe aux Invalides, rappela si bien et d'une manière si oratoire la majestueuse douleur d'un vainqueur, oubliant l'éclat de ses victoires pour donner des larmes à la mort d'un enfant27.
Note 27: (retour) Voici les lettres que l'empereur écrivait à propos de la mort de cet enfant, au mois de mai 1807. Il était à Finckestein, et il écrivait à l'impératrice Joséphine:«Je conçois tout le chagrin que doit te causer la mort de ce pauvre Napoléon; tu peux comprendre la peine que j'éprouve. Je voudrais être près de toi pour que tu fusses modérée et sage dans ta douleur. Tu as eu le bonheur de ne jamais perdre d'enfant; mais c'est une des conditions et des peines attachées à notre misère humaine. Que j'apprenne que tu as été raisonnable et que tu te portes bien! Voudrais-tu accroître ma peine? Adieu, mon amie.» Quelques jours plus tard, le 20 mai, il écrivait à la reine de Hollande: «Ma fille, tout ce qui me revient de la Haye m'apprend que vous n'êtes pas raisonnable. Quelque légitime que soit votre douleur, elle doit avoir des bornes. N'altérez point votre santé, prenez des distractions, et sachez que la vie est semée de tant d'écueils et peut être la cause de tant de maux, que la mort n'est pas le plus grand de tous.» Il écrivait le même jour à M. Fouché: «La perte du petit Napoléon m'a été très sensible. J'aurais désiré que ses père et mère eussent reçu de la nature autant de courage que moi pour savoir supporter tous les maux de la vie. Mais ils sont plus jeunes et ont moins réfléchi sur la fragilité des choses d'ici-bas.» (P. R.)
Après le dîner du consul, on venait nous avertir que nous pouvions monter. Selon qu'on le trouvait de bonne ou de mauvaise humeur, la conversation se prolongeait. Il disparaissait ensuite, et le plus ordinairement on ne le voyait plus. Il retournait au travail, donnait quelque audience particulière, recevait quelque ministre et se couchait de fort bonne heure. Madame Bonaparte jouait pour finir la soirée. Entre dix ou onze heures, on venait lui dire: «Madame, le premier consul est couché,» et alors elle nous congédiait.
Chez elle et tout autour, il y avait un grand silence sur les affaires publiques. Duroc, Maret, alors secrétaire d'État, les secrétaires particuliers étaient tous impénétrables. La plupart des militaires, pour éviter de parler, je crois, s'abstenaient de penser; en général, dans l'habitude de cette vie, il y avait peu de dépense d'esprit à faire.
Comme j'arrivais fort ignorante de la petite ou de la grande terreur que Bonaparte inspirait à ceux qui le connaissaient depuis longtemps, je n'éprouvais pas devant lui autant d'embarras que les autres, et je n'avais pas cru devoir me soumettre au système des monosyllabes adopté assez religieusement, et peut-être assez prudemment au fond, par toute la maison. Cela pensa pourtant me donner un ridicule dont je ne me doutai pas d'abord, dont je m'amusai ensuite, et qu'il fallut finir par tâcher d'éviter. On va voir qu'on ne pouvait guère l'acquérir à meilleur marché.
Un certain soir, Bonaparte parlant du talent de M. Portalis le père, qui travaillait alors au code civil, M. de Rémusat dit que c'était particulièrement l'étude de Montesquieu qui avait formé M. Portalis, qu'il l'avait lu et appris comme on apprend un catéchisme. Le premier consul, se retournant vers l'une de mes compagnes, lui dit en riant: «Je parie bien que vous ne savez guère ce que c'est que Montesquieu?--Pardonnez-moi, répondit-elle, qui n'a pas lu le Temple de Gnide?» À cette parole, Bonaparte partit d'un grand éclat de rire, et je ne pus m'empêcher de sourire. Il me regarda et me dit: «Et vous madame?» Je répondis tout naturellement que je ne connaissais point le Temple de Gnide, que j'avais lu les Considérations sur les Romains, mais que je pensais bien que ni l'un ni l'autre ouvrage n'avait été le catéchisme dont M. de Rémusat parlait. «Diable, me dit Bonaparte, vous êtes une savante.» Cette épithète m'embarrassa, et je sentis que je courais le risque qu'elle me restât. Un moment après, madame Bonaparte parla de je ne sais quelle tragédie qu'on donnait alors. Le premier consul passa en revue à ce propos les auteurs vivants, et parla de Ducis, dont il n'aimait guère le talent. Il déplora la médiocrité de nos poètes tragiques, et dit qu'il voudrait pour tout au monde avoir à récompenser l'auteur d'une belle tragédie. Je m'avisai de dire que Ducis avait gâté l'Othello de Shakspeare. Ce nom si long et anglais sortant de mes lèvres fit un certain effet sur notre galerie en épaulettes, silencieuse et attentive. Bonaparte n'entendait pas trop qu'on louât quelque chose qui appartenait aux Anglais. Nous discutâmes un peu de temps; je demeurai pour ma part dans une ligne de conversation fort commune; mais j'avais nommé Shakspeare, j'avais un peu tenu tête au consul, j'avais loué un auteur anglais, quelle audace! quel prodige d'érudition! Comme je fus obligée de me tenir plusieurs jours après dans le silence ou dans les discours oiseux, pour réparer l'effet d'une supériorité dont assurément je ne pensais pas avoir pu si facilement acquérir l'embarras!
Lorsque je quittais le palais et que je revenais chez ma mère, j'y trouvais assez fréquemment un assez grand nombre de femmes aimables et de gens distingués qui causaient d'une manière attachante, et je souriais à part moi de la différence de ces entretiens avec ceux de la cour dont je faisais partie.
Mais cette habitude d'un silence presque complet nous préservait, au moins à peu près à cette époque, de ce qu'on appelle dans le monde les caquets. Les femmes n'avaient aucune coquetterie, les hommes étaient incessamment tendus vers les devoirs de leur place, et Bonaparte, qui n'osait alors se livrer à toutes ses fantaisies, et qui croyait que les apparences de la régularité devaient lui être utiles, vivait de manière à m'abuser sur les habitudes morales que je lui supposais. Il paraissait aimer beaucoup sa femme; elle semblait lui suffire. Cependant je ne tardai pas à découvrir à cette dernière des inquiétudes qui me surprirent. Elle avait un grand penchant à la jalousie. L'amour n'en était pas, je pense, le premier motif. C'était un malheur grave pour elle que l'impossibilité où elle se trouvait de donner des enfants à son époux; il en témoignait quelquefois son chagrin, et alors elle tremblait pour son avenir. La famille du consul, toujours animée contre les Beauharnais, appuyait sur cet inconvénient. Tout cela produisit des orages passagers. Quelquefois, je trouvais madame Bonaparte en larmes, et alors elle se livrait à l'amertume de ses plaintes contre ses beaux-frères, contre madame Murat et contre Murat, qui cherchaient à assurer leur crédit en excitant chez le consul des fantaisies passagères dont ils favorisaient ensuite la secrète intrigue. Je l'engageais à demeurer calme et modérée. Il me fut facile de voir promptement que, si Bonaparte aimait sa femme, c'est que sa douceur accoutumée lui donnait du repos, et qu'elle perdrait de son empire en l'agitant. Au reste, durant la première année que je fus dans cette cour, les légères altercations qui survinrent dans ce ménage se terminèrent toujours par des explications satisfaisantes et un redoublement d'intimité.
Depuis cette année 1802, je n'ai jamais vu le général Moreau chez Bonaparte; ils étaient déjà à peu près brouillés. Le premier avait une belle-mère et une femme vives et intrigantes. Bonaparte ne pouvait souffrir l'esprit d'intrigue chez les femmes. D'ailleurs, une fois, la mère de madame Moreau, étant à la Malmaison, s'était permis des plaisanteries amères sur une intimité scandaleuse qu'on soupçonnait entre Bonaparte et sa jeune soeur Caroline, qui venait de se marier. Le consul n'avait point pardonné de tels discours; il avait affecté de maltraiter la mère et la fille. Moreau s'était plaint, on l'avait échauffé sur sa propre situation; il vivait dans la retraite, entouré d'un cercle qui l'irritait journellement, et Murat, chef d'une police secrète et active, épiait des mécontentements auxquels il n'eût pas fallu donner d'importance, et portait sans cesse aux Tuileries des rapports malveillants.
C'était un des grands torts de Bonaparte et une des suites de sa défiance naturelle que cette multiplication des polices de son gouvernement. Ces polices s'épiaient les unes les autres, se dénonçaient réciproquement, cherchaient à se rendre nécessaires, et l'entouraient incessamment de soupçons. Depuis l'événement de la machine infernale, dont M. de Talleyrand avait profité pour faire déplacer Fouché, la police avait été remise aux mains du grand juge Régnier. Bonaparte pensait qu'il se donnerait une apparence de libéralisme et de modération en supprimant ce ministère de la police, invention toute révolutionnaire. Il s'en repentit bientôt, et le remplaça d'abord par une multitude d'espionnages qu'il garda même encore après avoir réintégré Fouché. Son préfet de police, Murat, Duroc, Savary, qui alors commandait la gendarmerie d'élite, Maret, qui avait aussi une police secrète à la tête de laquelle était M. de Sémonville, et d'autres que j'ignore, étaient devenus comme la monnaie du ministère détruit. Et Fouché lui-même, possédant parfaitement l'art de se rendre nécessaire, ne tarda pas à rentrer secrètement dans la faveur du premier consul, et parvint à se faire nommer une seconde fois. Le procès du général Moreau, qui fut si maladroitement conduit, le servit fort pour cela, comme on le verra dans la suite.
Dès ce temps, Cambacérès et Lebrun, second et troisième consuls, avaient très peu de part à l'administration du gouvernement. Le dernier, déjà âgé, n'inquiétait Bonaparte en aucune manière. L'autre, magistrat distingué, fort remarquable dans toutes les questions du ressort du conseil d'État, ne se mêlait que des discussions de certaines lois. Bonaparte tirait parti de ses connaissances, et se fiait avec raison, pour diminuer son importance, sur les ridicules que lui donnait sa minutieuse vanité. En effet, Cambacérès, charmé des distinctions qui lui étaient accordées, en jouissait avec une puérilité qu'on flattait tout en s'en moquant. Sa faiblesse d'amour-propre sur quelques points a fait souvent une partie de sa sûreté.
Au temps dont je parle, M. de Talleyrand était en fort grand crédit. Toutes les questions de haute politique lui passaient par les mains. Non seulement il réglait les affaires étrangères et déterminait, principalement à cette époque, les nouvelles constitutions d'État qu'on donnait à l'Allemagne, sorte de travail qui a jeté les fondements de son immense fortune, mais encore il avait journellement de longs entretiens avec Bonaparte, et le poussait à toutes les mesures qui pouvaient fonder sa puissance sur des bases réparatrices. Dès ce temps, je suis sûre qu'il était souvent question entre eux des mesures à prendre pour rétablir le gouvernement monarchique. M. de Talleyrand a toujours eu la conviction intime que lui seul convenait à la France. D'ailleurs, il devait y retrouver les habitudes de sa vie, et s'y replacer sur un terrain qui lui était connu. Les avantages et les abus qui ressortent des cours lui offraient des chances de pouvoir et de crédit.
Je ne connaissais point M. de Talleyrand, et ce que j'avais entendu dire de lui me donnait de grandes préventions. Mais dès lors je fus frappée de l'élégance de ses manières, si bien en contraste avec les formes rudes des militaires dont je me voyais environnée. Il demeurait toujours au milieu d'eux avec le caractère indélébile d'un grand seigneur. Il imposait par le dédain de son silence, par sa politesse protectrice, dont personne ne pouvait se défendre. Il s'arrogeait seul le droit de railler des gens que la finesse de ses plaisanteries effarouchait. M. de Talleyrand, plus factice que qui que ce soit, a su se faire comme un caractère naturel d'une foule d'habitudes prises à dessein; il les a conservées dans toutes les situations, comme si elles avaient eu la puissance d'une vraie nature. Sa manière, constamment légère, de traiter les plus grandes choses lui a presque toujours été utile, mais elle a souvent nui à ce qu'il a fait.
Je fus plusieurs années sans avoir de relations avec lui; je m'en défiais vaguement, mais je m'amusais à l'entendre et à le regarder agir avec une aisance, particulière à lui, qui donne une grâce infinie à toutes ses manières, tandis que chez un autre elle choquerait comme une affectation.
L'hiver de cette année (1803) fut très brillant. Le premier consul commença à vouloir qu'on donnât des fêtes; il voulut aussi s'occuper de la restauration des théâtres. Il en confia l'administration à ses préfets du palais. M. de Rémusat eut la Comédie-Française; on remit à la scène une foule d'ouvrages que la politique républicaine avait écartés. Peu à peu on semblait reprendre toutes les habitudes de la vie sociale. C'était un moyen adroit d'amener ceux qui la savaient à venir s'y replacer. C'était reformer des liens entre les hommes civilisés. Tout ce système fut suivi avec une grande habileté. Les opinions d'opposition s'affaiblissaient journellement. Les royalistes, déjoués au 18 fructidor, ne perdaient point l'espérance que Bonaparte, après avoir rétabli l'ordre, comprît dans tous les retours qu'il créait jusqu'à celui de la maison de Bourbon, et, s'ils s'étaient trompés sur ce point, du moins ils lui savaient gré de l'ordre qu'il rétablissait, et ne craignaient point d'envisager un coup hardi, qui, venant à s'emparer de sa personne et laissant vide inopinément une place que personne autre que lui ne pourrait désormais remplir, amènerait facilement cette démonstration que le souverain légitime devait être son plus naturel successeur.
Cette secrète pensée d'un parti, généralement confiant dans ce qu'il espère et toujours imprudent dans ce qu'il tente, ranimait des correspondances secrètes avec nos princes, quelques tentatives des émigrés, des mouvements produits chez les Vendéens, que Bonaparte surveillait en silence.
D'un autre côté, les gens épris du gouvernement fédératif voyaient avec inquiétude l'autorité consulaire tendre vers une centralisation qui ramenait peu à peu à des idées de royauté. Ceux-là s'unissaient assez bien avec le petit nombre des individus qui, malgré les écarts et les égarements où la cause de la liberté avait entraîné quelques-uns de ses partisans, s'obstinaient en leur conscience à voir dans la révolution française une secousse utile, et qui craignaient que Bonaparte ne vînt à bout d'en paralyser les mouvements. On entendait parfois au Tribunat sur ce sujet certaines paroles qui, toutes modérées qu'elles étaient, indiquaient aux projets secrets de Bonaparte une autre espèce d'antagonistes que les royalistes. Enfin il y avait encore les francs jacobins, qu'il fallait contenir, et puis ces militaires dressés sur leurs prétentions, qui s'étonnaient qu'on voulût créer ou reconnaître d'autres droits que les leurs. Toutes les émotions de ces différents partis étaient exactement rapportées à Bonaparte, qui manoeuvrait prudemment entre elles. Il marchait doucement vers son but, que bien peu de gens alors devinaient. Il tenait tout le monde tendu sur une portion de sa conduite, qui demeurait dans le vague. Il savait à son gré attirer et détourner l'attention, exciter alternativement les approbations de l'un ou de l'autre côté, inquiéter ou rassurer selon qu'il lui était nécessaire, se jouer de la surprise ou de l'espérance. Il voyait surtout dans les Français des enfants mobiles qu'on détourne de leurs intérêts par la vue d'un jouet nouveau. Sa position comme premier consul lui était avantageuse parce que, indéterminée qu'elle était, elle échappait plus ou moins aux inquiétudes qu'elle inspirait à certaines gens. Plus tard, le rang positif d'empereur lui a enlevé cet avantage: c'est alors qu'après avoir découvert son secret à la France, il ne lui est plus resté, pour la distraire de l'impression qu'elle en avait reçu, que ce funeste appât de gloire militaire qu'il a lancé au milieu d'elle. De là ses guerres sans cesse renaissantes, de là ses conquêtes interminables; car, à tout prix, il sentait le besoin de nous occuper. Et de là, si l'on veut bien y regarder, l'obligation qui lui fut imposée par son système de pousser sa destinée, de refuser la paix soit à Dresde, soit même à Châtillon; car Bonaparte sentait bien qu'il serait perdu infailliblement du jour où son repos forcé nous permettrait de réfléchir et sur lui et sur nous.
On trouvera, dans le Moniteur de la fin de 1802 ou du commencement de 1803, un dialogue entre un Français enthousiaste de la constitution anglaise et un Anglais soi-disant raisonnable qui, après avoir démontré qu'il n'y a point de constitution à proprement parler en Angleterre, mais seulement des institutions toutes plus ou moins adaptées à la situation du pays et au caractère des habitants, s'efforce de prouver que ces mêmes institutions n'auraient pu être données aux Français sans d'assez graves inconvénients. Par ces moyens et d'autres semblables, Bonaparte cherchait à contenir ce désir de la liberté, toujours prêt à renaître chez les Français.
Vers la fin de 1802, on apprit à Paris la mort du général Leclerc, qui avait succombé à la fièvre jaune à Saint-Domingue. Au mois de janvier, sa jeune et jolie veuve revint en France. Elle était dès lors attaquée d'un mal assez grave qui l'a toujours poursuivie; mais, quoique affaiblie et souffrante, et revêtue du triste costume de deuil, elle me parut la plus charmante personne que j'eusse vue, de ma vie. Bonaparte l'exhorta fort à ne point abuser de sa liberté pour retomber dans les excès qui avaient, je crois, été cause de son départ pour Saint-Domingue; mais elle ne tarda pas à tenir peu de compte de la parole qu'elle lui donna dans ce moment.
Cette mort du général Leclerc donna lieu à un petit embarras qui, par la manière dont il se termina, parut encore un pas vers le rétablissement de ces différents usages qui peu à peu frayaient la route au retour des habitudes monarchiques. Bonaparte prit le deuil, ainsi que madame Bonaparte, et nous reçûmes l'ordre de le porter. Cela était déjà assez marquant; mais il fut question que les ambassadeurs vinssent aux Tuileries complimenter le consul et sa femme sur cette perte. On leur représenta que la politesse exigeait qu'ils fussent en deuil pour cette visite. Ils se réunirent pour en délibérer, et, n'ayant pas le temps de demander des ordres à leur cour, ils se déterminèrent à se rendre à l'invitation qu'ils reçurent, en s'appuyant sur les égards d'usage en pareil cas. Ils vinrent donc au palais vêtus de noir, et furent reçus en cérémonie. Depuis le mois de décembre 1802, un ambassadeur d'Angleterre, lord Whithwort, avait remplacé le chargé d'affaires. On se livrait à la confiance d'une paix durable; les relations de France et d'Angleterre se multipliaient journellement, et cependant les gens un peu plus instruits prévoyaient incessamment entre les deux gouvernements des causes de discussions nouvelles. Dans le parlement britannique, il avait été question de la part que le gouvernement français prenait à la nouvelle constitution donnée aux Suisses, et ici le Moniteur, tout à fait officiel, paraissait avec quelques articles dans lesquels on se plaignait de certaines mesures prises à Londres contre plusieurs Français. Cependant tout à Paris en apparence, et particulièrement aux Tuileries, semblait livré aux plaisirs et aux fêtes. L'intérieur du château était paisible, lorsque tout à coup une fantaisie du premier consul pour une belle et jeune actrice du Théâtre-Français vint troubler madame Bonaparte, et donner lieu à des scènes assez vives.
Deux actrices remarquables (mesdemoiselles Duchesnois et Georges) avaient débuté en même temps à peu près dans la tragédie, l'une fort laide, mais distinguée par un talent qui lui conquit bien des suffrages; l'autre médiocre, mais d'une extrême beauté28. Le public de Paris s'échauffa pour l'une ou pour l'autre, mais en général le succès du talent l'emporta sur celui de la beauté. Bonaparte au contraire fut séduit par la dernière, et madame Bonaparte apprit assez vite par le secret espionnage de ses valets que mademoiselle Georges avait été, durant quelques soirées, introduite secrètement dans un petit appartement écarté du château. Cette découverte lui inspira une vive inquiétude; elle m'en fit part avec une émotion extrême, et commença à répandre beaucoup de larmes qui me parurent plus abondantes que cette occasion passagère ne le méritait. Je crus devoir lui représenter que la douceur et la patience me semblaient le seul remède à un chagrin que le temps ne manquerait pas de dissiper, et ce fut dans les entretiens que nous eûmes à cette occasion qu'elle commença à me donner sur son époux des notions qui m'étaient encore tout à fait inconnues. Le mécontentement qu'elle éprouvait me fit penser cependant qu'il y avait quelque exagération dans l'amertume de ses plaintes. À l'entendre, «il n'avait aucun principe de morale, il dissimulait alors le vice de ses penchants, parce qu'il craignait qu'ils ne lui fissent tort; mais, si on le laissait s'y livrer en paix sans lui en faire la moindre plainte, peu à peu on le verrait s'abandonner aux passions les plus honteuses. N'avait-il pas séduit ses soeurs, les unes après les autres? Ne se croyait-il pas placé dans le monde de manière à satisfaire toutes ses fantaisies? Et puis sa famille ne profiterait-elle pas de ses faiblesses pour l'habituer peu à peu à changer la vie intime et conjugale qu'il menait encore, et l'éloigner de toute relation avec sa femme?» Et, à la suite d'une pareille intrigue, elle voyait toujours suspendu sur sa tête ce redoutable divorce dont il avait déjà été quelquefois question. «C'est un grand malheur, pour moi, ajoutait-elle, que je n'aie pas donné un fils à Bonaparte. Ce sera toujours un moyen dont la haine s'emparera pour troubler mon repos.--Mais, madame, lui disais-je, il me semble que l'enfant de madame votre fille répare fort ce malheur; le premier consul l'aime, et peut-être finira par l'adopter.--Hélas! répondit-elle, ce serait là l'objet de mes souhaits; mais le caractère jaloux et ombrageux de Louis Bonaparte s'y opposera toujours. Sa famille lui a malignement fait part des bruits outrageants qui ont été répandus sur la conduite de ma fille et sur la naissance de son fils. La haine donne cet enfant à Bonaparte, et cela suffit pour que Louis ne consente jamais à un arrangement avec lui. Vous voyez comme il se tient à l'écart, et comme ma fille est obligée de veiller sur la moindre de ses actions. D'ailleurs, indépendamment des hautes considérations qui m'engagent à ne point souffrir les écarts de Bonaparte, ses infidélités sont toujours pour moi le signal de mille contrariétés qu'il me faut supporter.»
Note 28: (retour) Voici quel souvenir mon père avait gardé de la rivalité et du talent de ces deux actrices célèbres: «La liaison de l'empereur avec mademoiselle Georges fit quelque bruit. La société, j'en ai moi-même souvenir, était très animée sur cette controverse touchant le mérite respectif des deux tragédiennes. On se disputait vivement après chaque représentation de l'une ou de l'autre. Les connaisseurs, et en général les salons, étaient pour mademoiselle Duchesnois. Elle avait cependant assez peu de talent, et jouait sans intelligence. Mais elle avait de la passion, de la sensibilité, une voix touchante qui faisait pleurer. C'est, je crois, pour elle qu'a été inventée cette expression de théâtre: «avoir des larmes dans la voix». Ma mère et ma tante (madame de Nansouty) étaient fort prononcées pour mademoiselle Duchesnois, au point de rompre des lances contre mon père lui-même, qui était obligé administrativement à l'impartialité. Ce sont ces discussions sur l'art dramatique, entretenues par la facilité que les fonctions de mon père nous donnaient de suivre tous les événements du monde théâtral, qui éveillèrent de très bonne heure en moi un certain goût, un certain esprit de littérature et de conversation, qui n'étaient guère de mon âge. On me mena, très jeune, à la tragédie, et j'ai vu presque dans leurs débuts ces deux Melpomènes. On disait que l'une était si bonne, qu'elle en était belle; l'autre si belle, qu'elle en était bonne. Cette dernière, très jeune alors, se fiant à l'empire de ses charmes, travaillait peu, et un organe peu flexible, une certaine lourdeur dans la prononciation, ne lui permettaient pas d'arriver facilement aux effets d'une diction savante. Je crois cependant qu'elle avait au fond plus d'esprit que sa rivale, et qu'en prodiguant son talent à des genres dramatiques bien divers, elle l'a tout à la fois compromis et développé, et elle a mérité une partie de la réputation qu'on a essayé de lui faire dans sa vieillesse.» (P. R.)
Et, en effet, j'ai toujours remarqué que, dès que le premier consul s'occupait d'une autre femme, soit que le despotisme de son caractère lui fît trouver étrange que sa femme même ne se soumît point à approuver cet usage de l'indépendance en toutes choses qu'il voulait conserver exclusivement pour lui, soit que la nature lui eût accordé une si faible portion d'affections aimantes qu'elles étaient toutes absorbées par la personne instantanément préférée, et qu'il ne lui restât pas la plus légère bienveillance à répartir sur toute autre, il était dur, violent, sans pitié pour sa femme, dès qu'il avait une maîtresse. Il ne tardait pas à le lui apprendre, et à lui montrer une surprise presque sauvage de ce qu'elle n'approuvait pas qu'il se livrât à des distractions qu'il démontrait, pour ainsi dire mathématiquement, lui être permises et nécessaires. «Je ne suis pas un homme comme un autre, disait-il, et les lois de morale ou de convenance ne peuvent être faites pour moi.» De pareilles déclarations excitaient le mécontentement, les pleurs, les plaintes de madame Bonaparte. Son époux y répondait quelquefois par des violences dont je n'oserais détailler les excès, jusqu'au moment où, sa nouvelle fantaisie s'évanouissant, tout à coup, il sentait renaître sa tendresse pour sa femme. Alors il était ému de ses peines, remplaçait ses injures par des caresses qui n'avaient guère plus de mesure que ses violences, et, comme elle était douce et mobile, elle rentrait dans sa sécurité.
Mais, tant que durait l'orage, je me trouvais, moi, très embarrassée souvent des étranges confidences qu'il me fallait recevoir, et même des démarches auxquelles il me fallait prendre part. Je me rappelle, entre autres, ce qui m'arriva un soir, et la frayeur un peu ridicule que j'éprouvai, dont j'ai depuis ri à part moi.
C'était durant cet hiver. Bonaparte avait encore l'habitude de venir, tous les soirs, partager le lit de sa femme; elle avait eu l'adresse de lui persuader que sa sûreté personnelle était intéressée à cette intimité. «Elle avait, disait-elle, un sommeil fort léger, et, s'il arrivait qu'on essayât de tenter quelque entreprise nocturne sur lui, elle serait là pour appeler à l'instant le secours dont il aurait besoin.» Le soir, elle ne se retirait guère que lorsqu'on l'avertissait que Bonaparte était couché. Mais, lorsqu'il fut pris de cette fantaisie pour mademoiselle Georges, il la fit venir assez tard, quand l'heure de son travail était passée, et ne descendit plus ces jours-là que fort avant dans la nuit. Un soir, madame Bonaparte, plus pressée que de coutume par sa jalouse inquiétude, m'avait gardée près d'elle, et m'entretenait vivement de ses chagrins. Il était une heure du matin, nous étions seules dans son salon, le plus profond silence régnait aux Tuileries. Tout à coup elle se lève. «Je n'y peux plus tenir, me dit-elle; mademoiselle Georges est sûrement là-haut, je veux les surprendre.» Passablement troublée de cette résolution subite, je fis ce que je pus pour l'en détourner et je ne pus en venir à bout. «Suivez-moi, me dit-elle, nous monterons ensemble.» Alors je lui représentai qu'un pareil espionnage, étant même sans convenance de sa part, serait intolérable de la mienne, et qu'en cas de la découverte qu'elle prétendait faire, je serais sûrement de trop à la scène qui s'ensuivrait. Elle ne voulut entendre à rien, elle me reprocha de l'abandonner dans ses peines, et elle me pressa si vivement, que, malgré ma répugnance, je cédai à sa volonté, me disant d'ailleurs intérieurement que notre course n'aboutirait à rien, et que, sans doute, les précautions étaient prises au premier étage contre toute surprise.
Nous voilà donc marchant silencieusement l'une et l'autre, madame Bonaparte, la première, animée à l'excès, moi derrière, montant lentement un escalier dérobé qui conduisait chez Bonaparte, et très honteuse du rôle qu'on me faisait jouer. Au milieu de notre course, un léger bruit se fit entendre. Madame Bonaparte se retourna. «C'est peut-être, me dit-elle, Rustan, le mameluk de Bonaparte, qui garde la porte. Ce malheureux est capable de nous égorger toutes deux.» À cette parole, je fus saisie d'un effroi qui, tout ridicule qu'il était sans doute, ne me permit pas d'en entendre davantage, et, sans songer que je laissais madame Bonaparte dans une complète obscurité, je descendis avec la bougie que je tenais à la main, et je revins aussi vite que je pus dans le salon. Elle me suivit peu de minutes après, étonnée de ma fuite subite. Quand elle revit mon visage effaré, elle se mit à rire et moi aussi, et nous renonçâmes à notre entreprise. Je la quittai en lui disant que je croyais que l'étrange peur qu'elle m'avait faite lui avait été utile, et que je me savais bon gré d'y avoir cédé.
Cette jalousie, qui altérait la douce humeur de madame Bonaparte, ne fut bientôt plus un mystère pour personne. Elle me mit dans les embarras d'une confidente sans crédit sur l'esprit de celle qui la consulte, et me donna quelquefois l'apparence d'une personne qui partage les mécontentements dont elle est le témoin. Bonaparte crut d'abord qu'une femme devait entrer vivement dans les sentiments éprouvés par une autre femme, et il témoigna quelque humeur de ce que je me trouvais au fait de ce qui se passait dans le plus intime de son intérieur. D'un autre côté, le public de Paris prenait de plus en plus parti pour la laide actrice. La belle était souvent accueillie par des sifflets. M. de Rémusat tâchait d'accorder une protection égale à ces deux débutantes; mais ce qu'il faisait pour l'une ou pour l'autre était presque également pris avec mécontentement, soit par le parterre, soit par le consul. Toutes ces pauvretés nous donnèrent quelque tracas. Bonaparte, sans livrer à M. de Rémusat le secret de son intérêt, se plaignit à lui, et lui témoigna qu'il consentirait à ce que je devinsse la confidente de sa femme, pourvu que je ne lui donnasse que des conseils raisonnables. Mon mari me présenta comme une personne posée, élevée à toutes les convenances, et qui ne pouvait en aucun cas échauffer l'imagination de madame Bonaparte. Le consul, qui était encore en disposition de bienveillance pour nous, consentit à penser à cette occasion du bien de moi; mais alors ce fut un autre inconvénient: il me prit en tiers quelquefois dans ses disputes conjugales, et voulut s'appuyer de ce qu'il appelait ma raison pour traiter de folie les vivacités jalouses dont il était fatigué. Comme je n'avais point encore l'habitude de dissimuler ma pensée, lorsqu'il m'entretenait de l'ennui que lui donnaient toutes ces scènes, je lui répondais tout sincèrement que je plaignais beaucoup madame Bonaparte, soit qu'elle souffrît à tort ou à raison, qu'il me semblait qu'il devait l'excuser plus qu'un autre; mais, en même temps, j'avouais qu'elle me semblait manquer à sa dignité, quand elle cherchait dans l'espionnage de ses valets la preuve de l'infidélité qu'elle soupçonnait. Le consul ne manquait point de redire à madame Bonaparte que je la blâmais, et alors je me trouvais en butte à des explications sans fin entre le mari et la femme, dans lesquelles j'apportais toute la vivacité de mon âge, et le dévouement que j'avais pour tous deux.
Tout cela produisit une suite de paroles et de petites scènes, dont les détails se sont effacés de ma mémoire, où je vis Bonaparte tour à tour impérieux, dur, défiant à l'excès, puis tout à coup ému, amolli, presque doux, et réparant avec assez de grâce des torts dont il convenait, et auxquels il ne renonçait pas pourtant. Je me souviens qu'un jour, pour rompre le tête-à-tête qui le gênait sans doute, m'ayant gardée à dîner en tiers avec sa femme, fort échauffée précisément parce qu'il lui avait déclaré que désormais il habiterait la nuit un appartement séparé, il s'avisa de me prendre pour juge dans cette étrange question: si un mari était obligé de céder à cette fantaisie d'une femme qui voudrait n'avoir jamais d'autre lit que le sien? J'étais assez peu préparée à répondre, et je savais que madame Bonaparte ne me pardonnerait pas de ne pas décider pour elle. Je tâchai d'éluder la réponse, et de me tenir sur ce qu'il n'était guère possible, ni même bien décent, que je me mêlasse de déterminer ce fait. Mais Bonaparte, qui aimait assez d'ailleurs à embarrasser, me poursuivit vivement. Alors je ne trouvai d'autre parti, pour m'en tirer, que de dire que je ne savais pas trop précisément où devaient s'arrêter les exigences d'une femme et les complaisances d'un mari; mais qu'il me semblait que tout ce qui donnerait à croire que le premier consul changeait quelque chose dans sa manière de vivre ferait toujours tenir des propos fâcheux, et que le moindre mouvement qui arriverait dans le château nous ferait tous beaucoup parler. Bonaparte se mit à rire, et me tirant l'oreille: «Allons, me dit-il, vous êtes femme, et vous vous entendez toutes.»
Mais il ne s'en tint pas moins à ce qu'il avait résolu, et, depuis cette époque, il s'arrangea pour habiter un appartement différent. Cependant il reprit peu à peu des manières plus affectueuses avec elle, et elle, de son côté, plus tranquille, se rendit au conseil que je ne cessais de lui donner de dédaigner une rivalité indigne d'elle. «Il serait bien assez temps, lui disais-je, de vous affliger, si c'était parmi les femmes qui vous entourent que le consul fît un choix, ce serait alors que vous auriez de vrais chagrins, et moi plus d'un tracas.» Deux ans après, ma prédiction ne fut que trop réalisée, et particulièrement pour moi.
CHAPITRE II.
(1803.)
Retour aux habitudes de la monarchie.--M. de Fontanes.--Madame d'Houdetot.--Bruits de guerre.--Réunion du Corps législatif.--Départ de l'ambassadeur d'Angleterre.--M. Maret.--Le maréchal Berthier.--Voyage du premier consul en Belgique.--Accident de voiture.--Fêtes d'Amiens.
À ce léger orage près, l'hiver se passa paisiblement. Quelques institutions nouvelles marquèrent encore le retour de l'ordre. Les lycées furent organisés, on redonna des robes et quelque importance aux magistrats. On réunit tous les tableaux français au Louvre sous le nom de Muséum, et M. Denon fut chargé de la surintendance de ce nouvel établissement. Des pensions et des récompenses commencèrent à être accordées à des gens de lettres, et, pour ce dernier article, M. de Fontanes était souvent consulté. Bonaparte aimait à causer avec lui; ces conversations étaient en général fort amusantes. Le consul se plaisait à attaquer le goût pur et classique de M. de Fontanes et celui-ci défendait nos chefs-d'oeuvre français avec une grande force qui lui donnait, aux yeux des assistants, la réputation d'une sorte de courage; car il y avait déjà dans cette cour des gens si façonnés au métier de courtisan, qu'on leur paraissait un vrai Romain quand on osait encore admirer Mérope ou Mithridate, puisque le maître avait déclaré qu'il n'aimait ni l'un ni l'autre de ces ouvrages. Et cependant il paraissait s'amuser fort de ces controverses littéraires. Il eut même un moment l'intention de se procurer le plaisir d'en avoir deux fois par semaine, en faisant inviter certains hommes de lettres à venir passer la soirée chez madame Bonaparte. M. de Rémusat, qui connaissait à Paris un assez bon nombre d'hommes distingués, fut chargé de les réunir au château. Quelques académiciens et quelques littérateurs connus furent donc invités un soir. Bonaparte était en bonne humeur; il causa très bien, laissa causer, fut aimable et animé; moi, j'étais charmée qu'il se montrât tel. J'avais fort le désir qu'il plût à ceux qui ne le connaissaient pas, et qu'il détruisît, en se montrant davantage, certaines préventions qui commençaient à naître contre lui. Comme, lorsqu'il le voulait, le tact de son esprit était très fin, il démêla, entre autres, assez vite la nature de celui du vieil abbé Morellet29, homme droit, positif, marchant toujours nettement de conséquence en conséquence, et ne voulant jamais reconnaître le pouvoir de l'imagination sur la marche d'aucune des idées humaines. Bonaparte se plut à contrarier ce système. En laissant aller sa propre imagination à tout l'essor qu'elle voulut prendre, et dans ce cas elle le menait loin, il aborda tous les sujets, s'éleva très haut, se perdit quelquefois, se divertit fort de la fatigue qu'il donnait à l'esprit de l'abbé, et fut réellement très intéressant. Le lendemain, il parla avec plaisir de cette soirée et déclara qu'il en voulait encore de semblables. Une pareille réunion fut donc fixée à quelques jours de là. Je ne sais plus quel est le personnage qui commença à s'exprimer avec assez de force sur la liberté de penser et d'écrire, et sur les avantages qu'elle avait pour les nations. Cela amena un genre de discussion un peu plus gêné que la première fois, et le consul demeura dans de longs silences qui jetèrent le froid dans l'assemblée. Enfin, dans une troisième soirée, il parut plus tard, il était rêveur, distrait, sombre, et ne laissa échapper que quelques paroles rares et coupées. Tout le monde se tut et s'ennuya; et, le lendemain, le premier consul nous dit qu'il ne voyait rien à tirer de tous ces gens de lettres, qu'on ne gagnerait point à les admettre dans l'intimité, et qu'il ne voulait plus qu'on les invitât. Il ne pouvait supporter aucune contrainte, et celle de se montrer affable et de bonne humeur à jour et à moment fixes lui parut promptement une gêne qu'il s'empressa de secouer.
Dans cet hiver moururent deux académiciens distingués, MM. de la Harpe et de Saint-Lambert. Je regrettai fort le dernier, parce que j'étais très attachée à madame d'Houdetot, avec laquelle il était lié depuis quarante ans, et chez laquelle il mourut. La maison de cette aimable vieille réunissait la plus agréable et la meilleure société de Paris. J'y allais fort souvent, et j'y trouvais les restes d'un temps qui alors semblait s'échapper sans retour, je veux dire celui où on savait causer d'une manière agréable et instructive. Madame d'Houdetot, étrangère par son âge et par le plus charmant caractère à tout esprit de parti, jouissait du repos qui nous était rendu, et en profitait pour réunir chez elle les débris de la bonne compagnie de Paris, qui venait avec empressement soigner et amuser sa vieillesse. J'aimais fort à aller chez elle me reposer de la contrainte tendue où l'exemple des autres, et l'expérience que je commençais à acquérir, me tenaient dans le salon des Tuileries.
Cependant on commençait à murmurer tout bas que la guerre pourrait bien se rallumer avec les Anglais. Des lettres secrètes sur quelques entreprises tentées dans la Vendée furent publiées. On semblait y accuser le gouvernement anglais de les soutenir, et Georges Cadoudal y était nommé comme agent entre ce gouvernement et les chouans. On parlait en même temps de M. d'André, qui, disait-on, avait pénétré en France secrètement, après avoir déjà une fois, avant le 18 fructidor, essayé de servir l'agence royale. Sur ces entrefaites, on assembla le Corps législatif. Le compte qui lui fut rendu de l'état de la République était remarquable et fut remarqué. L'état de paix avec toutes les puissances, le conclusum donné à Ratisbonne sur le nouveau partage de l'Allemagne et reconnu par tous les souverains, la constitution acceptée par les Suisses, le concordat, l'instruction publique dirigée, la formation de l'Institut30, la justice mieux dispensée, l'amélioration des finances, le Code civil, dont une partie fut soumise à cette assemblée, les différents travaux commencés en même temps sur nos frontières et en France, les projets pour Anvers, le mont Cenis, les bords du Rhin et le canal de l'Ourcq, l'acquisition de l'île d'Elbe, Saint-Domingue qui tenait encore, des projets de loi nombreux sur les contributions indirectes, sur la formation des chambres de commerce, sur l'exercice de la médecine et sur les manufactures, tout cela offrait un tableau satisfaisant et honorable pour le gouvernement. À la fin de ce rapport, on avait pourtant glissé quelques mots sur la possibilité d'une rupture avec l'Angleterre et sur la nécessité de fortifier l'armée. Ni le Corps législatif, ni le Tribunat ne s'opposèrent à rien, et des approbations, après tout méritées à cette époque, furent données à tant de travaux si heureusement commencés.
Les premiers jours de mars, des plaintes assez amères parurent dans nos journaux sur la publication de quelques libelles qui avaient cours en Angleterre contre le premier consul. Il n'y avait pas beaucoup de bonne foi à s'irriter contre ce qui échappe aux presses anglaises, qui ont toute liberté, mais ce n'était qu'un prétexte; l'occupation de Malte et notre intervention dans le gouvernement de la Suisse étaient les véritables occasions de rupture. Le 8 mars 1803, une lettre du roi d'Angleterre au Parlement annonça des discussions importantes entre les deux gouvernements et se plaignit de l'armement qui se préparait dans les ports de la Hollande. Dans ce même temps, nous fûmes témoins de cette scène dont j'ai parlé où Bonaparte feignit, ou se laissa emporter devant tous les ambassadeurs à une colère violente. Peu de temps après, il quitta Paris et s'établit à Saint-Cloud.
Les affaires publiques ne le captivaient pas tellement qu'il ne pensât à la même époque à faire écrire, par l'un de ses préfets du palais, une lettre de compliment au célèbre musicien Paesiello sur l'opéra de Proserpine, qu'il venait de donner à Paris. Le premier consul se montrait fort jaloux d'attirer ici tous les gens distingués de tous les pays, et il les payait très largement.
Peu de temps après, la rupture entre la France et l'Angleterre éclata, et l'ambassadeur anglais, devant la porte duquel se rassemblait tous les jours une grande foule de monde, pour se rassurer ou s'inquiéter selon les préparatifs de départ qu'on pourrait apercevoir dans sa cour, partit tout à coup. M. de Talleyrand porta au Sénat une communication des motifs qui forçaient à la guerre. Le Sénat répondit qu'il ne pouvait qu'applaudir à la modération unie à la fermeté du premier consul, et il envoya une députation qui porta à Saint-Cloud les témoignages de sa reconnaissance et de son dévouement. M. de Vaublanc, parlant au Corps législatif, dit avec enthousiasme: «Quel chef des nations montra jamais un plus grand amour pour la paix! S'il était possible de séparer l'histoire des négociations du premier consul de celle de ses exploits, on croirait lire la vie d'un magistrat paisible qui n'est occupé que des moyens d'affermir la paix.» Le Tribunat émit le voeu qu'il fût pris des mesures énergiques, et, après ces différents actes d'admiration et de soumission, la session du Corps législatif se termina.
Ce fut alors que nous vîmes paraître pour la première fois ces notes violentes et injurieuses contre le gouvernement anglais, qui se multiplièrent tant dans la suite, et qui répondaient avec trop de soin aux articles des feuilles périodiques et libres qui courent chaque jour à Londres. Bonaparte dictait souvent le fond de ces notes que M. Maret rédigeait ensuite; mais il en résultait que le souverain d'un grand empire se mettait en quelque sorte en défi de paroles avec des journalistes, et manquait à sa propre dignité en se montrant trop irascible contre les railleries de ces feuilles passagères dont il eût mieux fait cent fois de dédaigner les attaques. Il ne fut pas difficile aux journalistes anglais de savoir à quel point le premier consul, et un peu plus tard l'empereur de France, était blessé des plaisanteries qu'ils se permettaient sur son compte, et alors ils redoublèrent d'activité pour le poursuivre. Combien de fois il nous est arrivé de le voir sombre et d'humeur difficile, et d'entendre dire à madame Bonaparte que c'était parce qu'il avait lu quelque article du Courrier ou du Sun dirigé contre lui? Il essaya de soulever une sorte de guerre de plume entre les différents journaux anglais; il soudoya à Londres des écrivains, dépensa beaucoup d'argent, et ne trompa personne, ni en France, ni en Angleterre. Je disais à ce sujet qu'il dictait souvent des notes du Moniteur: Bonaparte avait une singulière manière de dicter. Jamais il n'écrivait rien de sa main. Son écriture, mal formée, était indéchiffrable pour les autres, comme pour lui. Son orthographe était fort défectueuse. Il manquait totalement de patience pour toute action manuelle quelle qu'elle fût; et l'extrême activité de son esprit, et l'habitude de l'obéissance à la minute, à la seconde, ne lui permettaient aucun des exercices où il eût nécessairement fallu qu'une partie de lui même se soumît à l'autre. Les gens qui rédigeaient sous lui, M. Bourrienne d'abord, ensuite M. Maret et son secrétaire intime Menneval, s'étaient fait une sorte d'écriture d'abréviation pour tâcher que leur plume allât aussi vite que sa pensée. Il dictait en marchant à grands pas dans son cabinet. S'il était animé, son langage alors était entremêlé d'imprécations violentes, et même de jurements, qu'on supprimait en écrivant, et qui avaient au moins l'avantage de donner un peu de temps pour le rejoindre. Il ne répétait point ce qu'il avait dit une fois, quand même on ne l'avait point entendu, et c'était un malheur pour le secrétaire; car il se souvenait fort bien de ce qu'il avait dit, et s'apercevait des omissions. Un jour, il venait de lire une tragédie manuscrite qui lui avait été remise; elle l'avait assez frappé pour lui inspirer la fantaisie d'y faire quelques changements. «Prenez un encrier et du papier, dit-il à M. de Rémusat, et écrivez ce que je vais vous dire.» Et, sans presque donner à mon mari le temps de s'établir devant une table, le voilà dictant avec une telle rapidité que M. de Rémusat, quoique habitué à une écriture très rapide, suait à grosses gouttes en s'efforçant de le suivre. Bonaparte s'apercevait très bien de la peine qu'il avait et s'interrompait de temps en temps pour dire: «Allons, tâchez de me comprendre, car je ne recommencerai pas.» Il se faisait toujours un petit amusement du malaise dans lequel il vous mettait. Son grand principe général, auquel il donnait toute espèce d'applications dans les plus grandes choses comme dans les plus petites, était qu'on n'avait de zèle que lorsqu'on était inquiet.
Heureusement qu'il oublia de redemander la feuille d'observations qu'il avait dictée, car nous avons souvent essayé, M. de Rémusat et moi, de la relire et il ne nous a jamais été possible d'en déchiffrer un mot. M. Maret, secrétaire d'État, quoique d'un esprit fort médiocre (à la vérité, Bonaparte ne haïssait pas les gens médiocres, parce qu'il disait qu'il avait assez d'esprit pour leur donner ce qui leur manquait), M. Maret, dis-je, finit par acquérir un assez grand crédit, parce qu'il parvint à une extrême facilité de rédaction. Il s'accoutuma à comprendre, à interpréter ce premier jet de la pensée de Bonaparte, et, sans se permettre jamais une observation, il sut la rapporter fidèlement, telle qu'elle sortait de son cerveau. Ce qui achève aussi d'expliquer son succès auprès de son maître, c'est qu'il se livra, ou feignit de se livrer, à un dévouement sans bornes qu'il témoignait par une admiration complète, dont Bonaparte ne put se défendre d'être flatté. Ce ministre poussa même si loin la recherche de la flatterie qu'on assurait que, lorsqu'il voyageait avec l'empereur, il avait soin de laisser à sa femme des modèles de lettres qu'elle copiait soigneusement et dans lesquelles elle se plaignait de ce que son mari était si exclusivement dévoué à son maître, qu'elle ne pouvait s'empêcher d'en concevoir de la jalousie. Et comme, durant les voyages, les courriers remettaient toutes les lettres chez l'empereur même, qui s'amusait souvent à les décacheter, ces plaintes adroites produisaient très directement l'effet qu'on s'en était promis.
Lorsque M. Maret fut ministre des affaires étrangères, il se garda bien de suivre l'exemple de M. de Talleyrand, qui disait souvent que, dans cette place, c'était surtout avec Bonaparte lui-même qu'il fallait négocier. Mais au contraire, entrant dans toutes ses passions, toujours surpris que les souverains étrangers osassent s'irriter quand on les insultait et s'efforçassent d'opposer quelque résistance à leur ruine, il affermissait sa fortune souvent aux dépens de l'Europe, dont un ministre désintéressé et habile eût essayé de prendre les justes intérêts. Il avait, pour ainsi dire, toujours un courrier tout prêt chez lui, pour aller porter à chaque souverain les premiers accents de colère qui échappaient à Bonaparte lorsqu'il apprenait quelque nouvelle qui l'enflammait. Cette coupable complaisance a été, au reste, quelquefois nuisible à son maître. Elle a causé plus d'une rupture dont on s'est repenti, après la première violence passée, et peut-être même a-t-elle contribué à la chute de Bonaparte; car, lors de la dernière année de son règne, tandis qu'il hésitait à Dresde sur le parti qu'il devait prendre, Maret retarda de huit jours la retraite si nécessaire, en n'osant pas avoir le courage d'apprendre à l'empereur la défection de la Bavière, dont il était si important qu'il fût instruit31.
Note 31: (retour) Le devoir de l'éditeur le plus consciencieux n'est point d'expliquer, de justifier et encore moins de contredire les assertions ou les suppositions de l'auteur dont il publie les souvenirs. Il est évident qu'un certain nombre des jugements exprimés ici sont personnels ou représentent l'opinion publique à ce moment de notre histoire. Tout en prenant la responsabilité de ce qu'il imprime, l'éditeur n'est pas absolument solidaire de toutes les opinions, et il n'est pas nécessaire d'opposer en toute occasion une opinion à une opinion ni un document nouveau ou une histoire récente à une impression contemporaine des faits. Ainsi M. Maret, par exemple, mérite plus d'un reproche, mais l'accusation d'avoir eu la lâcheté de ne point faire connaître, à temps, à l'empereur la défection de la Bavière en 1813, peut être une de ces imputations que le mépris de M. de Talleyrand prodiguait à l'un des plus mesquins de ses successeurs. On sait qu'il disait: «Je n'ai jamais connu qu'un homme aussi bête que M. le duc de Bassano, c'était M. Maret.» Il est probable que M. Maret sut en effet le traité de la Bavière avec la coalition dès son arrivée à Leipzig, en octobre 1813, mais qu'il n'y attacha pas grande importance, ou n'osa point en parler à un maître chaque jour moins capable d'entendre la vérité, et de penser aux choses qui lui déplaisaient. Le duc de Bassano était le ministre le moins propre à le prémunir contre cette fatale tendance. Il avait un mélange de servilité sincère et d'admiration aveugle qui faisaient de lui un courtisan plutôt qu'un ministre. Voici ce que mon père pensait de lui: «Ce n'était ni un homme nul ni un méchant homme, mais il était de ces gens dont la médiocrité, en bien comme en mal, peut être aussi pernicieuse que la stupidité et la scélératesse. Il avait peu d'esprit; sa suffisance, sa morgue de grand seigneur improvisé et d'homme d'État parvenu atteignaient au ridicule. Avec une certaine frivolité pesante, sa dignité bourgeoise, son affectation vulgaire, il n'annonçait pas ce qu'il valait réellement. Une grande aptitude au travail, une rédaction facile, une intelligence prompte et assez juste du matériel et du superficiel des affaires, une mémoire fidèle dans les détails, l'habitude d'expédier beaucoup de choses à la fois, enfin le talent de s'anéantir lui-même pour s'identifier complètement avec l'idée, ou même avec le sentiment de ce qu'on lui dictait, en faisaient un instrument utile, ou plutôt commode, et, au second ou au troisième rang dans un ministère, il aurait bien servi. Il n'aimait, par penchant, ni le mal, ni l'injustice. Les violences contre les personnes n'étaient pas de son goût. On assure qu'il en a empêché quelques-unes. Enfin il était réellement attaché à l'empereur, et n'a essayé, à ma connaissance, de conjurer par aucune bassesse les maux que cet attachement a plus tard attirés sur lui. Mais, plein de confiance en lui-même, avide de faveur, jaloux de son crédit, enflé de son rang et de son pouvoir, il voyait en ennemi le mérite, l'indépendance, tout ce qui pouvait lui porter ombrage, tout ce qui ne servait pas son ambition, tout ce qui ne flattait pas sa vanité, tout ce qui ne courtisait pas sa grandeur. La conservation de sa position auprès de l'empereur était devenue son unique pensée et comme son principal devoir. Lui complaire en tout était toute son étude et toute sa politique. Le système napoléonien, tel que l'empereur le professait, était pour lui la vérité officielle et la vérité officielle était pour lui toute la vérité. Il ne comprenait plus le reste, et il l'aurait compris qu'il n'en aurait rien dit.» Voici ce que dit de lui M. Beugnot dans ses Mémoires, publiés il y a peu d'années par son petit-fils: «M. Maret a le coeur excellent, il est donc disposé par sa nature à tout ce qui est bien. Son esprit est cultivé, et, s'il n'eût pas été enlevé aux lettres par les affaires, il eût été un littérateur estimable sinon de premier ordre. Son talent capital consiste dans une singulière facilité à reproduire les idées d'autrui, et il l'a tellement exercé dans la rédaction du Moniteur, et de quelques ouvrages du même genre, que son esprit s'y est comme absorbé. L'abbé Sieyès lui procura dans l'origine la place de secrétaire du consulat. Au début il déplaisait au premier consul, précisément par les qualités qui, depuis, le lui ont rendu si cher, son obséquiosité, son empressement, sa propension à disparaître devant l'esprit des autres; mais à mesure que le premier consul avait attiré à lui l'autorité, et qu'il avait pris l'habitude de la manier sans partage, il s'était réconcilié avec le secrétaire du consulat. Le despotisme de l'un comme la faveur de l'autre croissaient dans la même proportion.» (Mémoires du comte Beugnot, tome II, p. 316.) M. le baron Ernouf a publié récemment une apologie du duc de Bassano, sous ce titre: Maret, duc de Bassano, in-8. Paris, Charpentier, 1878.--Ces opinions, diverses sans être contradictoires, démontrent que l'influence du duc de Bassano n'a pas toujours été utile au bien public dans les conseils de l'empereur; mais il était de ceux qui pensent qu'une révélation désagréable ou un conseil contrariant sont plus nuisibles à ceux qui les apportent qu'utiles à ceux qui les reçoivent. Ceux-là se font une loi de ménager plutôt les faiblesses que la situation de leurs maîtres, et de servir leurs passions plutôt que leurs intérêts. Ces flatteurs sont détestables sans doute, mais la source première de leurs fautes est toujours dans le pouvoir absolu. C'est parce que le monarque est tout-puissant qu'il est dangereux de lui déplaire. Toute platitude, comme toute justice émane du roi. (P. R.)
C'est peut-être ici le cas de raconter une anecdote relative à M. de Talleyrand, qui prouve à quel point cet habile ministre savait comment il fallait agir avec Bonaparte, et combien aussi il était maître de lui-même.
La paix se traitait à Amiens entre l'Angleterre et la France, au printemps de 1802. Quelques nouvelles difficultés survenues entre les plénipotentiaires donnaient certaine inquiétude. Le premier consul attendait avec impatience le courrier. Il arrive, et apporte au ministre des affaires étrangères la signature tant désirée. M. de Talleyrand la met dans sa poche, et se rend auprès du consul. Il paraît devant lui avec ce visage impassible qu'il conserve dans toute occasion. Il demeure une heure entière, faisant passer en revue à Bonaparte un grand nombre d'affaires importantes, et, quand le travail fut fini: «À présent, dit-il en souriant, je vais vous faire un grand plaisir, le traité est signé, et le voilà.» Bonaparte demeura stupéfait de cette manière de l'annoncer. «Et comment, demanda-t-il, ne me l'avez-vous pas dit tout de suite?--Ah! lui répondit M. de Talleyrand, parce que vous ne m'auriez plus écouté sur tout le reste. Quand vous êtes heureux, vous n'êtes pas abordable.» Cette force dans le silence frappa le consul et ne le fâcha point, ajoutait M. de Talleyrand, parce qu'il conclut sur-le-champ à quel point il en pourrait tirer parti.
Un autre homme de cette cour, plus dévoué de coeur à Bonaparte, mais tout aussi complet, dans les démonstrations d'admiration pour lui, fut le maréchal Berthier, prince de Wagram. Il avait fait la campagne d'Égypte, et là il s'était fortement attaché à son général. Il lui voua même une si grande amitié, que Bonaparte ne put, quelque peu sensible qu'il fût à ce qui venait du coeur, s'empêcher d'y répondre quelquefois. Mais les sentiments entre eux demeurèrent fort inégaux, et devinrent pour le puissant une occasion d'exiger tous les dévouements qui viennent à la suite d'une sincère affection. Un jour, M. de Talleyrand causait avec Bonaparte devenu empereur. «En vérité, lui disait celui-ci, je ne puis comprendre comment il a pu s'établir entre Berthier et moi une relation qui ait quelque apparence d'amitié. Je ne m'amuse guère aux sentiments inutiles, et Berthier est si médiocre, que je ne sais pourquoi je m'amuserais à l'aimer; et cependant, au fond, quand rien ne m'en détourne, je crois que je ne suis pas tout à fait sans quelque penchant pour lui.--Si vous l'aimez, répondit M. de Talleyrand, savez-vous pourquoi? C'est qu'il croit en vous!»
Toutes ces différentes anecdotes, que j'écris à mesure que je me les rappelle, je ne les ai sues que bien plus tard, et lorsque mes relations plus intimes avec M. de Talleyrand m'ont dévoilé les principaux traits du caractère de Bonaparte. Dans les premières années, j'étais parfaitement trompée sur lui, et très heureuse de l'être. Je lui trouvais de l'esprit, je le voyais assez disposé à réparer les torts passagers qu'il avait à l'égard de sa femme; je considérais avec plaisir cette amitié de Berthier; il caressait devant moi ce petit Napoléon qu'il semblait aimer; je me le figurais accessible à des sentiments doux et naturels, et ma jeune imagination le parait à bon marché de toutes les qualités qu'elle avait besoin de lui trouver. Il est juste de dire aussi que l'excès du pouvoir l'a enivré, que ses passions se sont exaspérées par la facilité avec laquelle il a pu les satisfaire, et que, jeune et encore incertain de son avenir, il hésitait plus souvent entre montrer certains vices, et du moins affecter quelques vertus.
Après la déclaration de guerre à l'Angleterre, je ne sais qui, le premier, donna à Bonaparte l'idée première de l'entreprise des bateaux plats. Je ne pourrais pas même assurer s'il en embrassa l'espérance de bonne foi, ou s'il ne s'en fit pas une occasion de réunir et de fortifier son armée qu'il rassembla au camp de Boulogne. Au reste, tant de gens répétèrent que cette descente était possible, qu'il se pourrait qu'il pensât que sa fortune lui devait un pareil succès. Tout à coup d'énormes travaux furent commencés dans nos ports et dans quelques villes de la Belgique; l'armée marcha sur les côtes; les généraux Soult et Ney furent envoyés, pour la commander, sur différents points. Toutes les imaginations parurent tournées vers la conquête de l'Angleterre, au point que les Anglais eux-mêmes ne furent pas sans inquiétude, et se crurent obligés de faire quelques préparatifs de défense. On s'efforça d'animer l'esprit public par des ouvrages dramatiques contre les Anglais; on fit représenter sur nos théâtres des traits de la vie de Guillaume le Conquérant. Et cependant, on faisait facilement la conquête du Hanovre; mais alors commençait ce blocus de nos ports qui nous a fait tant de mal.
Dans l'été de cette année, un voyage en Belgique fut résolu. Le premier consul exigea qu'il fût fait avec une grande magnificence. Il eut peu de peine à persuader à madame Bonaparte de porter tout ce qui contribuerait à frapper les peuples auxquels elle allait se montrer. Madame Talhouet et moi, nous fûmes choisies, et le consul me donna trente mille francs pour les dépenses qu'il nous ordonnait. Il partit le 24 juin 1803, avec un cortège de plusieurs voitures, deux généraux de sa garde, ses aides de camp, Duroc, deux préfets du palais, M. de Rémusat et un Piémontais nommé Salmatoris, et rien ne fut épargné pour rendre ce voyage pompeux.
Avant de commencer cette tournée, nous allâmes passer un jour à Mortefontaine. Cette terre avait été achetée par Joseph Bonaparte. Toute la famille s'y réunit; il s'y passa une assez étrange aventure.
On avait employé la matinée à parcourir les jardins qui sont fort beaux. À l'heure du dîner, il fut question du cérémonial des places. La mère des Bonapartes était aussi à Mortefontaine. Joseph prévint son frère que, pour passer dans la salle à manger, il allait donner la main à sa mère, la mettre à sa droite, et que madame Bonaparte n'aurait que sa gauche. Le consul se blessa de ce cérémonial qui mettait sa femme à la seconde place, et crut devoir ordonner à son frère de mettre leur mère en seconde ligne. Joseph résista, et rien ne put le faire consentir à céder. Lorsqu'on vint annoncer qu'on avait servi, Joseph prit la main de sa mère, et Lucien conduisit madame Bonaparte. Le consul, irrité de la résistance, traversa le salon brusquement, prit le bras de sa femme, passa devant tout le monde, la mit à ses côtés, et, se retournant vers moi, il m'appela hautement, et m'ordonna de m'asseoir près de lui. L'assemblée demeura interdite; moi, je l'étais encore plus que tous, et madame Joseph Bonaparte32, à qui l'on devait tout naturellement une politesse, se trouva au bout de la table, comme si elle n'eût point fait partie de la famille. On pense bien que cet arrangement jeta de la gêne au milieu du repas. Les frères étaient mécontents, madame Bonaparte attristée, et moi très embarrassée de mon évidence. Pendant le dîner, Bonaparte n'adressa la parole à personne de sa famille, il s'occupa de sa femme, causa avec moi et choisit même ce moment pour m'apprendre qu'il avait rendu le matin au vicomte de Vergennes, mon cousin, des bois séquestrés depuis longtemps par suite d'émigration, et qui n'avaient point été vendus. Je fus fort touchée de cette marque de sa bienveillance, mais je fus intérieurement bien fâchée qu'il eût choisi un pareil moment pour m'en instruire, parce que les expressions de la reconnaissance que plus tard je lui eusse adressées avec plaisir, et la joie que je ressentais de cet événement me donnaient, pour qui nous regardait, une certaine apparence d'aisance avec lui qui contrastait trop fortement avec l'état de gêne où je me trouvais réellement. Le reste de la journée se passa froidement, comme on se l'imagine bien, et nous partîmes le lendemain.
Un accident qui nous arriva dès le début de notre voyage me donna encore une occasion d'ajouter quelque chose à cet attachement que j'aimais tant à éprouver pour le premier consul et sa femme. Il voyageait dans la même voiture qu'elle avec l'un des généraux de sa garde. Devant lui était une première voiture qui conduisait Duroc et trois aides de camp. Derrière lui, une troisième pour madame Talhouet, M. de Rémusat et moi. Deux autres suivaient encore. À quelques lieues de Compiègne, où nous avions visité une école militaire en allant vers Amiens, les postillons qui nous conduisaient nous emportèrent tout à coup avec une telle rapidité, que nous fûmes versés violemment. Madame Talhouet reçut une blessure à la tête; M. de Rémusat et moi, nous ne reçûmes que quelques contusions. On nous tira avec assez de peine de la voiture brisée. On rendit compte de cet accident au premier consul qui était en avant. Il fit arrêter sa voiture. Madame Bonaparte, épouvantée, montra une grande inquiétude pour moi, et le consul s'empressa de nous joindre dans une chaumière où l'on nous avait conduits. J'étais si troublée que, dès que j'aperçus Bonaparte, je lui demandai presque en pleurant de me renvoyer à Paris; j'avais déjà pour les voyages tout le dégoût du pigeon de la Fontaine, et, dans mon émotion, je m'écriais que je voulais retourner près de ma mère et de mes enfants.
Bonaparte m'adressa quelques paroles pour me calmer; mais, voyant que, dans le premier moment, il n'en viendrait pas à bout, il mit mon bras sous le sien, donna des ordres pour que madame Talhouet fût placée dans l'une des voitures, et, après s'être assuré que M. de Rémusat n'avait éprouvé aucun accident, il me conduisit, effarée comme j'étais, à son carrosse, et m'y fit monter avec lui. Nous repartîmes, et il mit du soin à calmer sa femme et moi, nous invita gaiement à nous embrasser et à pleurer, «parce que, disait-il, cela soulage les femmes;» et peu à peu il parvint à me distraire, par une conversation animée, de l'effroi que j'éprouvais à continuer ce voyage. Madame Bonaparte ayant parlé de la douleur de ma mère s'il m'était arrivé quelque chose, il me fit plusieurs questions sur elle, me parut savoir très bien la considération dont elle jouissait dans le monde. C'était ce motif qui causait une grande partie de ses soins pour moi; dans ce temps où tant de gens encore se refusaient aux avances qu'il croyait devoir leur faire, il avait été flatté que ma mère consentît à me placer dans son palais. À cette époque, j'étais pour lui presque une grande dame, dont il espérait que l'exemple serait suivi.
Le soir de cette journée, nous arrivâmes à Amiens, où nous fûmes reçus avec un enthousiasme impossible à dépeindre. Nous vîmes le moment où les chevaux de la voiture seraient dételés pour être remplacés par les habitants qui voulaient la conduire. Je fus d'autant plus émue de ce spectacle qu'il m'était absolument nouveau. Hélas! depuis que j'étais en âge de regarder autour de moi, je n'avais vu que des scènes publiques de terreur et de désolation; je n'avais guère entendu, de la part du peuple, que des cris de haine et de menace, et cette joie des habitants d'Amiens, ces guirlandes qui couronnaient notre route, ces arcs de triomphe dressés en l'honneur de celui qui était représenté sur toutes les devises comme le restaurateur de la France, cette foule qui se pressait pour le voir, ces bénédictions trop générales pour avoir été prescrites, tout cela m'émut si vivement, que je ne pus retenir mes larmes; madame Bonaparte elle-même en répandit, et je vis les yeux de Bonaparte se rougir un instant.