← Retour

Mémoires de madame de Rémusat (1/3): publiées par son petit-fils, Paul de Rémusat

16px
100%

CHAPITRE III.

(1803.)

Suite au voyage en Belgique.--Opinions du premier consul sur la reconnaissance, la gloire et les Français.--Séjour à Gand, à Malines, à Bruxelles.--Le clergé.--M. de Roquelaure.--Retour à Saint-Cloud.--Préparatifs d'une descente en Angleterre.--Mariage de madame Leclerc.--Voyage du premier consul à Boulogne.--Maladie de M. de Rémusat.--Je vais le rejoindre.--Conversations du premier consul.

Quand Bonaparte arrivait dans une ville, aussitôt le préfet du palais était chargé d'en convoquer les diverses autorités, pour qu'elles lui fussent présentées. Le préfet, le maire, l'évêque, les présidents des tribunaux le haranguaient, ensuite, se retournant vers madame Bonaparte, lui faisaient aussi un petit discours. Selon qu'il était en train de plus ou moins de patience, le premier consul écoutait ces discours jusqu'au bout, ou les interrompait pour faire aux différents individus des questions sur les attributions de leur charge, ou sur le pays où ils l'exerçaient. Il questionnait rarement avec l'air de l'intérêt, mais avec le ton d'un homme qui veut prouver qu'il sait, et qui veut voir si l'on saura lui répondre. Dans ces harangues, il était question de la République; mais, si on voulait se donner la peine de les relire, on verrait qu'à bien peu de choses près, on les adresserait facilement à un souverain. Dans quelques villes de Flandre; il y eut certains maires qui osèrent pousser le courage jusqu'à presser le consul d'achever le bonheur du monde en remplaçant son titre trop précaire par un autre qui devait mieux convenir à la haute destinée qui l'appelait. J'étais présente la première fois que cela arriva, j'examinai Bonaparte. Quand de pareilles paroles furent prononcées, il eut quelque peine à ne point laisser échapper un sourire qui voulait effleurer ses lèvres; mais, se rendant maître de lui cependant, il interrompit l'orateur, et répondit, avec l'accent d'une colère feinte, que l'usurpation d'un pouvoir qui altérerait l'existence de la République était indigne de lui; et, comme César, il repoussa la couronne que peut-être il n'était pas fâché qu'on commençât à lui présenter. Et, au fond, ces bons habitants des provinces que nous visitions n'avaient pas grand tort en s'y trompant; car l'éclat qui nous environnait, l'appareil de cette cour militaire et pourtant brillante, le cérémonial exactement imposé partout, le ton impérieux du maître, la soumission de tous, et enfin cette épouse du premier magistrat, à laquelle la République ne devait rien et qu'on présentait à leurs hommages, tout cela ne pouvait guère indiquer que la marche d'un roi.

Après ces audiences, le premier consul montait ordinairement à cheval; il se montrait au peuple, qui le suivait avec des cris; il visitait les monuments publics, les manufactures, toujours en courant un peu, car il ne pouvait écarter la précipitation d'aucune de ses manières. Ensuite il donnait à dîner, assistait à la fête qu'on lui avait préparée, et c'était là la partie la plus ennuyeuse de son métier; «car, ajoutait-il d'un ton mélancolique, je ne suis pas fait pour le plaisir». Enfin, il quittait la ville après avoir reçu des demandes, répondu à quelques réclamations, et fait distribuer des secours d'argent et des présents. Dans ces sortes de voyages, il prit l'habitude, après s'être fait informer des établissements publics qui manquaient aux différentes villes, d'en ordonner lors de son passage la fondation. Et, pour cette munificence, il emportait les bénédictions des habitants. Mais il arrivait peu après ceci: «Conformément à la grâce que vous a faite le premier consul (et plus tard l'empereur), mandait le ministre de l'intérieur, vous êtes chargés, citoyens maires, de faire construire tel ou tel bâtiment, en ayant soin de prendre les dépenses sur les fonds de votre commune.» Et c'est ainsi que tout à coup les villes se trouvaient forcées de détourner l'emploi de leurs fonds, dans un moment souvent où ces fonds ne suffisaient pas pour les dépenses nécessaires. Le préfet avait soin cependant que les ordres fussent exécutés, et on laissait en souffrance quelque partie utile; mais on pouvait ainsi attester que, d'un bout à l'autre de la France, tout s'embellissait, tout prospérait, et que l'abondance était telle qu'on pouvait vaquer partout à des entreprises nouvelles, quelque onéreuses qu'elles fussent. À Arras, à Lille, à Dunkerque, nous trouvâmes les mêmes réceptions; mais il me sembla que l'enthousiasme diminuait un peu, quand nous eûmes quitté l'ancienne France. À Gand surtout, nous trouvâmes un peu de froideur. En vain les autorités s'efforcèrent d'animer les habitants, ils se montrèrent curieux, mais point empressés. Le consul en eut un léger mouvement d'humeur, et fut tenté de ne point séjourner; cependant, se ravisant bientôt, il dit le soir à sa femme: «Ce peuple-ci est dévot et sous l'influence de ses prêtres; il faudra demain faire une longue séance à l'église, gagner le clergé par quelque caresse, et nous reprendrons le terrain.» En effet, il assista à une grand'messe avec les apparences d'un profond recueillement; il entretint l'évêque, qu'il séduisit complètement, et il obtint peu à peu dans les rues les acclamations qu'il désirait. Ce fut à Gand qu'il trouva les filles du duc de Villequier, l'un des quatre anciens premiers gentilshommes de la chambre, qui étaient nièces de l'évêque, et à qui il rendit la belle terre de Villequier avec des revenus considérables. J'eus le bonheur de contribuer à cette restitution, en la pressant de tout ce que je pus, soit auprès du consul, soit auprès de sa femme; ces deux aimables jeunes personnes ne l'ont jamais oublié. Le soir de cette action, je lui parlais de leur reconnaissance: «Ah! me dit-il, la reconnaissance! c'est un mot tout poétique, vide de sens dans les temps de révolution, et ce que je viens de faire n'empêcherait point vos deux amies de se réjouir vivement si quelque émissaire royal pouvait, dans cette tournée, venir à bout de m'assassiner.» Et, comme je faisais un mouvement de surprise, il continua: «Vous êtes jeune, vous ne savez ce que c'est que la haine politique. Voyez-vous, c'est une sorte de lunette à facettes au travers de laquelle on ne voit les individus, les opinions, les sentiments, qu'avec le verre de sa passion. Il s'ensuit que rien n'est mal, ni bien en soi, mais seulement selon le parti dans lequel on est. Au fond, cette manière de voir est assez commode, et nous autres nous en profitons; car nous avons aussi nos lunettes, et si ce n'est pas au travers de nos passions que nous regardons les choses, c'est au moins au travers de nos intérêts.--Mais, lui dis-je à mon tour, avec un pareil système, où placez-vous donc les approbations qui vous flattent? Pour quelle classe d'hommes usez-vous votre vie en grandes entreprises et souvent en tentatives dangereuses?--Oh! c'est qu'il faut être l'homme de sa destinée. Qui se sent appelé par elle ne peut guère lui résister. Et puis l'orgueil humain se crée le public qu'il souhaite dans ce monde idéal qu'il appelle la postérité. Qu'il vienne à penser que, dans cent ans, un beau vers rappellera quelque grande action, qu'un tableau en consacrera le souvenir, etc., etc., alors l'imagination se monte, le champ de bataille n'a plus de dangers, le canon gronde en vain, il ne paraît plus que le son qui va porter dans mille ans le nom d'un brave à nos arrière-neveux.--Je ne comprendrai jamais, repris-je, qu'on s'expose pour la gloire, si l'on porte intérieurement le mépris des hommes de son temps.» Ici Bonaparte m'interrompit vivement: «Je ne méprise point les hommes, madame, c'est une parole qu'il ne faut jamais dire, et particulièrement j'estime les Français!»

Je souris à cette déclaration brusque, et, comme s'il eût deviné la cause de mon sourire, il sourit aussi, et s'approchant de moi en me tirant l'oreille, ce qui était, comme je l'ai déjà dit, son geste familier quand il était de bonne humeur, il me répéta: «Entendez-vous, madame? il ne faut jamais dire que je méprise les Français.»

De Gand, nous allâmes à Anvers, où nous eûmes encore le plaisir d'une cérémonie toute particulière. Aux entrées des rois et des princes, les Anversois sont accoutumés de promener par les rues un énorme géant qui ne se montre absolument que dans les occasions solennelles. Il fallut bien consentir, quoique nous ne fussions ni prince ni roi, à cette fantaisie du peuple; elle mit Bonaparte en bonne disposition pour cette bonne ville d'Anvers. Il s'y occupa beaucoup de l'importance qu'il voulait donner à son port. Il commença à ordonner les beaux travaux qui ont été exécutés depuis.

En allant d'Anvers à Bruxelles, nous nous arrêtâmes quelques heures à Malines; nous y trouvâmes le nouvel archevêque, M. de Roquelaure33. Il était évêque de Senlis sous Louis XVI, et il avait été l'ami intime de mon grand-oncle, le comte de Vergennes. Je l'avais beaucoup vu dans mon enfance, et j'eus un extrême plaisir à le retrouver. Bonaparte le cajola beaucoup. À cette époque il affectait de soigner et de gagner les prêtres. Il savait à quel point la religion soutient la royauté, et il entrevoyait par eux le moyen de faire arriver au peuple le catéchisme dans lequel nous avons vu depuis menacer de la damnation éternelle quiconque n'aimerait point l'empereur, ou ne lui obéirait pas. C'était la première fois, depuis la Révolution, que le clergé voyait le gouvernement s'occuper de son sort et lui donner un rang et de la considération. Aussi se montra-t-il reconnaissant, et fut-il un auxiliaire utile à Bonaparte, jusqu'au moment où, son despotisme s'accroissant toujours et s'égarant de plus en plus, il voulut l'imposer aux consciences et forcer les prêtres à hésiter entre lui et leurs devoirs. Mais, à cette époque, quel moyen de succès lui donnait cette parole prononcée par toute les bouches pieuses: «Il a rétabli la religion34

Note 33: (retour) M. de Roquelaure, né en 1721, avait été évêque de Senlis et aumônier du roi. Il était, depuis 1802, archevêque de Malines. L'empereur le remplaça en 1808 par l'abbé de Pradt. Il a été membre de l'Académie française, et il est mort en 1818. Il n'était point de la famille des ducs de Roquelaure. (P. R.)
Note 34: (retour) Bonaparte, sachant qu'il aurait affaire en Belgique à un peuple religieux, se fit accompagner dans ce voyage par le cardinal Caprara, qui lui fut extrêmement utile.

Notre entrée à Bruxelles était magnifique; de beaux et nombreux régiments attendaient le premier consul à la porte; il monta à cheval; madame Bonaparte trouva une voiture superbe que la ville lui donnait; la ville était fort décorée, le canon se faisait entendre, toutes les cloches étaient en mouvement, le nombreux clergé de chaque église en grande pompe sur les marches du temple; une grande population, une foule d'étrangers, un temps admirable! J'étais enchantée. Tout le temps que nous passâmes à Bruxelles fut marqué par des fêtes brillantes. Les ministres de France, le consul Lebrun, les envoyés des cours étrangères qui avaient des affaires à régler avec nous vinrent nous y joindre. Ce fut à Bruxelles que j'entendis M. de Talleyrand répondre d'une manière si adroite et si flatteuse à une question un peu subite de Bonaparte. Un soir, celui-ci lui demandait comment il avait fait sa grande fortune qui paraissait subite: «Rien de plus simple, répondit M. de Talleyrand, j'ai acheté des rentes le 17 brumaire et je les ai vendues le 19.»

Un dimanche, il fut question d'aller à la cathédrale de Bruxelles en grande cérémonie. Dès le matin, M. de Rémusat s'était transporté à l'église pour veiller à l'ordonnance de cette cérémonie. Il avait ordre secret de ne s'opposer à aucune des distinctions inventées par le clergé pour cette occasion. Cependant, comme on devait aller recevoir le premier consul avec le dais et la croix jusqu'aux grandes portes, quand il fut question de savoir si madame Bonaparte partagerait cet honneur, Bonaparte n'osa pas la mettre dans cette évidence, et il la fit placer dans une tribune avec le second consul. À midi, c'était l'heure convenue, le clergé quitte l'autel et va se ranger en dehors de son portail. Il attend l'arrivée du souverain, qui ne paraît point. On s'étonne, on s'inquiète, lorsque tout à coup, en se retournant, on s'aperçoit qu'il avait pénétré dans l'église et qu'il s'était placé sur le trône qu'on lui avait préparé. Les prêtres, surpris et troublés, regagnent le choeur pour commencer le service divin. Le fait est qu'au moment de se mettre en marche, Bonaparte avait appris que, dans une cérémonie pareille, Charles-Quint avait préféré entrer dans l'église de Sainte-Gudule par une petite porte latérale, qui depuis avait conservé son nom, et apparemment il eut la fantaisie de se servir du même passage, espérant peut-être qu'on l'appellerait désormais la porte de Charles-Quint et de Bonaparte.

Je vis un matin le consul, ou pour mieux dire dans cette occasion, le général, passer en revue les nombreux et magnifiques régiments qu'on avait fait venir à Bruxelles. Rien n'était si enivrant que la manière dont il était accueilli des troupes à cette époque. Mais aussi il fallait voir comme il savait parler alors aux soldats, comme il les interrogeait les uns après les autres sur leurs campagnes, sur leurs blessures, comme il traitait particulièrement bien ceux qui l'avaient accompagné en Égypte! J'ai entendu dire à madame Bonaparte que son époux avait longtemps conservé l'habitude d'étudier, le soir en se couchant, les tableaux de ce qu'on appelle les cadres de l'armée. Il s'endormait sur tous les noms des corps et même sur ceux d'une partie des individus qui composaient ces corps; il les gardait dans un coin de sa mémoire, et cela lui servait ensuite merveilleusement dans l'occasion pour reconnaître le soldat, et lui donner le plaisir d'être distingué par son général. Il prenait avec les militaires en sous-ordre un ton de bonhomie qui les charmait, les tutoyait tous, et leur rappelait les faits d'armes qu'ils avaient accomplis ensemble. Plus tard, lorsque ses armées sont devenues si nombreuses, quand ses batailles ont été si meurtrières, il a dédaigné ce genre de séduction. D'ailleurs, la mort avait emporté tant de souvenirs qu'en peu d'années il lui fût devenu difficile de retrouver un grand nombre de compagnons de ses premiers exploits, et lorsqu'il haranguait ses soldats en les conduisant au feu, il ne pouvait plus s'adresser à eux que comme à une postérité renouvelée incessamment, à laquelle l'armée précédente et détruite avait légué sa gloire. Mais cette autre manière de les encourager lui réussit encore longtemps avec une nation qui se persuadait remplir sa destinée en se dévouant chaque année à mourir pour lui.

J'ai dit que Bonaparte aimait beaucoup à rappeler sa campagne d'Égypte, et c'était en effet celle sur laquelle il s'animait le plus volontiers. Il avait emmené dans ce voyage M. Monge, le savant, qu'il avait fait sénateur, et qu'il aimait particulièrement, et tout simplement parce qu'il avait été au nombre des membres de l'Institut qui l'accompagnaient en Égypte. Souvent il rappelait avec lui cette expédition, «cette terre de poésie, disait-il, qu'avaient foulée César et Pompée». Il se reportait avec enthousiasme à ce temps où il apparaissait aux Orientaux surpris comme un nouveau prophète; cet empire qu'il avait exercé sur les imaginations, étant le plus complet de tous, le séduisait aussi davantage. «En France, disait-il, il nous faut tout conquérir à la pointe de la démonstration. Monge, en Égypte, nous n'avions pas besoin de nos mathématiques.»

Ce fut à Bruxelles que je commençai à m'apprivoiser un peu avec la conversation de M. de Talleyrand. Son visage dédaigneux, sa disposition railleuse, m'imposaient beaucoup. Cependant, comme l'oisiveté d'une vie de cour donne quelquefois cent heures à une journée, il se trouva que nous en passâmes un assez grand nombre dans le même salon, attendant celles où il plairait au maître de se montrer ou de sortir. Ce fut dans un de ces moments d'ennui que j'entendis M. de Talleyrand se plaindre de ce que sa famille n'avait point répondu aux projets qu'il avait formés pour elle. Son frère, Archambault de Périgord, venait d'être exilé. Il était accusé de s'être livré à ce langage moqueur assez commun à cette famille, mais qu'il avait appliqué à des personnages trop élevés; et surtout on lui savait mauvais gré d'avoir refusé d'accepter Eugène Beauharnais pour sa fille, qu'il aima mieux marier au comte Just de Noailles. M. de Talleyrand, qui désirait ce mariage autant que madame Bonaparte, blâmait la conduite de son frère avec amertume, et je comprenais fort que sa politique personnelle eût trouvé son compte dans une pareille union.

Une des premières choses qui me frappèrent quand je causai un peu avec M. de Talleyrand, ce fut de le trouver sans aucune espèce d'illusion ni d'enthousiasme sur ce qui se passait autour de nous. Le reste de cette cour en éprouvait plus ou moins. La soumission exacte des militaires pouvait facilement prendre les couleurs du dévouement, et il en existait réellement chez quelques-uns d'entre eux. Les ministres affectaient ou ressentaient une profonde admiration; M. Maret se parait à toute occasion de toutes les apparences de son culte; Berthier demeurait paisiblement sur les réalités de son amitié; enfin, il semblait que plus ou moins chacun éprouvât quelque chose. M. de Rémusat s'efforçait d'aimer le métier auquel il s'était soumis, d'estimer celui qui le lui imposait. Quant à moi, je ne laissais pas échapper une occasion de m'émouvoir et de m'abuser. Le calme, l'indifférence de M. de Talleyrand, me déconcertaient. «Eh! bon Dieu, osai-je lui dire une fois, comment se peut-il que vous puissiez consentir à vivre et à faire, sans recevoir aucune émotion de ce qui se passe, ni de vos actions?--Ah! que vous êtes femme et que vous êtes jeune!» répondit-il. Et alors il commençait à se moquer de moi comme de tout le reste. Ses railleries blessaient mon âme, et cependant elles me faisaient sourire. Je me savais mauvais gré de l'amusement qu'il me donnait par ses propos piquants; et de ce que mon amour-propre se faisait une certaine vanité du petit mérite de comprendre son esprit, je me révoltais moins contre la sécheresse que je découvrais dans son coeur. Au reste, je ne le connaissais point encore, et ce ne fut que bien plus tard que, perdant avec lui l'état de gêne où il met toujours un peu ceux qui l'abordent pour la première fois, je fus à portée d'observer le singulier mélange qui compose son caractère.

Au sortir de Bruxelles, nous visitâmes Liège et Maëstricht, et nous rentrâmes dans l'ancienne France par Mézières et Sedan. Madame Bonaparte fut charmante dans ce voyage, et laissa des souvenirs de sa bonté et de sa grâce que, quinze ans après, je n'ai point trouvés effacés.

Je rentrai dans Paris avec joie, je me retrouvai au milieu de ma famille, et libre de la vie de cour, avec délices. M. de Rémusat et moi, nous étions fatigués de la pompe oisive, et cependant agitée dans laquelle nous venions de passer six semaine. Rien ne valait pour nous ces tendres épanchements d'un intérieur uni par les plus douces affections et les plus légitimes sentiments.

À son arrivée à Saint-Cloud, le premier consul fut harangué et complimenté, ainsi que madame Bonaparte, par une députation des corps, des tribunaux, etc.; il eut aussi la visite du corps diplomatique. Peu de temps après, il s'occupa de donner de la splendeur à la Légion d'honneur et lui donna un chancelier, M. de Lacépède. Depuis la chute de Bonaparte, les écrivains libéraux, et madame de Staël entre autres, ont jeté une sorte d'anathème sur cette institution, en rappelant une caricature anglaise qui représentait Bonaparte découpant le bonnet rouge pour en faire des croix. Cependant, s'il n'avait pas abusé de cette création non plus que de tout le reste, il semble qu'on n'eût pas pu blâmer l'invention d'une sorte de récompense qui excitait à tous les genres de mérites sans devenir une charge bien onéreuse pour l'État. Que de belles actions ce petit morceau de ruban fait faire sur les champs de bataille! Et s'il eût été accordé de même seulement à l'honneur exercé dans tous les états, si l'on n'en eût pas fait une distinction donnée souvent par le caprice, c'était une idée qui me semble généreuse que d'assimiler tous les services rendus à la patrie de quelque genre qu'ils fussent, et de les décorer tous de la même manière. Quand il est question des créations faites par Bonaparte, il faut se garder de les condamner sans examen. La plupart d'entre elles ont un but utile et ont pu tourner à l'avantage de la nation; mais son goût démesuré pour le pouvoir les gâtait ensuite à plaisir. Révolté contre tous les obstacles, il ne souffrait pas davantage ceux qui venaient de ses propres institutions, et il les paralysait et les discréditait promptement en y échappant par une décision spontanée et arbitraire.

Ayant, dans le cours de cette année, créé aussi les différentes sénatoreries, il donna un chancelier au Sénat, un trésorier et des préteurs. Le chancelier fut M. de Laplace, qu'il honorait comme savant, et qui lui plaisait parce qu'il savait très bien le flatter. Les deux préteurs furent les généraux Lefebvre et Sérurier, et M. de Fargues35 fut trésorier.

Note 35: (retour) M. de Fargues lui avait été utile au 18 brumaire.

L'année républicaine se termina comme de coutume au milieu de septembre, et l'anniversaire de la République fut célébré par de grandes fêtes populaires, et avec une pompe royale dans le palais des Tuileries. On apprit en même temps que les Hanovriens, conquis par le général Mortier, avaient fait des réjouissances le jour de la naissance du consul. C'est ainsi que peu à peu, d'abord en tête de tout, et ensuite tout seul, il accoutumait l'Europe à ne plus voir la France que dans sa personne, la présentant aux lieu et place de tout le reste.

Comme Bonaparte avait le sentiment de la résistance qu'il devait rencontrer dans les vieilles opinions, il s'appliqua de bonne heure et assez adroitement à gagner la jeunesse, à laquelle il ouvrit toutes les portes pour l'avancement des affaires. Il attacha des auditeurs aux différents ministères et donna l'essor à toutes les ambitions, soit dans la carrière militaire, soit dans le civil. Il disait souvent qu'il préférait à tout l'avantage de gouverner un peuple neuf, et il le trouvait à peu près parmi les jeunes gens.

On discuta aussi cette année sur l'institution du jury. J'ai ouï dire qu'il n'y avait par lui-même aucune disposition; mais son conseil d'État se montra ferme sur cet article, et, dans l'intention où il était de gouverner dans la suite bien plus par lui qu'avec l'aide des assemblées qu'il craignait, il se trouva obligé de faire quelques concessions à ses membres les plus distingués. Ce fut ainsi que peu à peu il fit présenter toutes les lois à ce conseil par les ministres, qu'elles furent quelquefois transformées en simples arrêtés qui s'exécutèrent d'un bout de la France à l'autre, sans autre sanction, ou bien que, présentées à l'approbation silencieuse du Corps législatif, elles ne donnèrent d'autre peine que celle que les différents rapporteurs du conseil eurent de les faire précéder d'un discours qui en colorait plus ou moins la nécessité.

On établit aussi des lycées dans toutes les grandes villes de France, et l'étude des langues anciennes, abandonnée pendant la Révolution, rentra dans les obligations de l'éducation publique.

Cependant on faisait de grands préparatifs pour la flottille des bateaux plats qui devaient servir à l'expédition d'Angleterre. De jour en jour on répandait davantage la possibilité, au moyen d'un temps calme, de la faire parvenir jusque sur les côtes d'Angleterre, sans que les vaisseaux pussent gêner sa marche. On disait que le consul lui-même commanderait l'expédition, et cette entreprise ne paraissait au-dessus ni de son audace, ni de sa fortune. Nos journaux nous représentaient l'Angleterre agitée et inquiète, et, dans le fond, le gouvernement anglais n'a pas été exempt de toute crainte à ce sujet. Le Moniteur combattait toujours avec acharnement les journaux libres de Londres, et le gant des injures se relevait des deux côtés. On exécutait en France la loi de la conscription, et de nombreux soldats commençaient à se réunir sous les drapeaux. Quelquefois on se demandait la raison d'un si grand armement, et l'on raisonnait sur des articles tels que ceux-ci, jetés sans réflexions dans le Moniteur: «Les journalistes anglais soupçonnent que les grands préparatifs de guerre que le premier consul vient d'ordonner en Italie sont pour l'Égypte.»

Aucun compte n'était rendu à la nation française; mais elle avait en Bonaparte une sorte de confiance à peu près semblable à celle que la magie inspire à quelques esprits crédules; et, comme on croyait infaillible le succès de ses entreprises, chez un peuple naturellement épris de la réussite, il ne lui était pas difficile d'obtenir un consentement tacite à toutes ses opérations. Dès cette époque un petit nombre de gens avisés ont commencé à s'apercevoir qu'il ne serait pas pour nous l'homme utile; mais, comme la terreur du gouvernement révolutionnaire ne l'en proclamait pas moins l'homme nécessaire, on eût craint, en lui opposant quelque résistance, de faciliter la révolte du parti qu'on croyait que lui seul pouvait contenir.

Et lui, toujours actif, agissant, tenant à ne pas laisser les esprits dans le repos qui porte à la réflexion, jetait de côté et d'autre les inquiétudes qui devaient le servir. On imprimait une lettre du comte d'Artois, tirée du Morning Chronicle, qui offrait au roi d'Angleterre les services des émigrés en cas de descente; on faisait courir le bruit de certaines tentatives faites dans les départements de l'Est; et depuis que la guerre de la Vendée avait été remplacée dans cette partie de la France par les désordres sans gloire qu'y causaient les chouans, on s'était accoutumé à l'idée que les mouvements qu'on essayerait d'y produire n'auraient d'autre fin que le pillage et l'incendie; enfin on ne voyait de vraie chance pour le repos que dans la durée du gouvernement établi, et quand certains amis de la liberté déploraient sa perte au travers des institutions libérales, flétries à leurs yeux parce qu'elles étaient imposées par le pouvoir absolu, on leur répondait avec ce raisonnement que les circonstances peut-être justifiaient assez: «Après tant d'orages, au milieu de la lutte de tant de partis, c'est la force seule qui peut nous donner la liberté, et, tant qu'on verra qu'elle tend à relever les principes de l'ordre et de la morale, nous ne devons pas nous croire éloignés de la bonne route; car enfin le créateur disparaîtra, mais ce qu'il aura créé nous demeurera.»

Et lui, tandis qu'on s'agitait ainsi plus ou moins par ses ordres, paraissait journellement dans une attitude fort paisible. Il avait repris à Saint-Cloud sa vie rangée et pleine, et nous passions nos journées telles que je les ai déjà décrites. Ses frères étaient tous occupés36, Joseph au camp de Boulogne, Louis au conseil d'État, Jérôme, le plus jeune, en Amérique, où il avait été envoyé, et où il fut très bien reçu par les Anglo-Américains. Ses soeurs, qui commençaient à jouir d'une grande fortune, embellissaient à l'envi les maisons que le premier consul leur avait données, et cherchaient à l'emporter les unes sur les autres par le luxe de leurs ameublements. Eugène Beauharnais se renfermait dans l'exercice de ses devoirs militaires; sa soeur vivait paisiblement et assez tristement.

Note 36: (retour) Ce fut vers la fin de l'automne, ou même au commencement de l'hiver, en 1803, que Lucien se maria avec madame Jouberthon et se brouilla avec son frère.

La jeune madame Leclerc se livrait à un nouveau penchant qu'elle avait inspiré au prince Borghèse (depuis peu de temps arrivé de Rome en France) et qu'elle partageait. Ce prince demanda sa main à Bonaparte, qui, sans que j'aie trop su pourquoi, résista d'abord à cette demande. Peut-être sa vanité ne lui permettait-elle pas de paraître embarrassé d'aucun de ses liens, et ne voulait-il pas avoir l'air d'accepter avec trop d'empressement une première proposition. Mais la liaison de ces deux personnes étant devenue publique, il consentit enfin à la légitimer par le mariage, qui se fit à Mortefontaine pendant le séjour du consul à Boulogne.

Il partit pour aller visiter le camp et la flottille, le 3 novembre 1803; cette course fut purement militaire. Il ne se fit accompagner que des généraux de sa garde, de ses aides de camp et de M. de Rémusat.

En arrivant au Pont-de-Briques, petit village à une lieue de Boulogne, où Bonaparte avait fixé son quartier général, mon mari tomba dangereusement malade. Aussitôt que je l'appris, je courus pour le rejoindre, et j'arrivai à ce Pont-de-Briques au milieu de la nuit. Tout entière à mon inquiétude, je n'avais pensé en partant qu'à l'état dans lequel j'allais trouver un si cher malade; mais lorsque je descendis de voiture, je fus un peu troublée de me trouver seule au milieu d'un camp, et sans savoir ce que le consul penserait de mon arrivée. Ce qui me rassura cependant, c'est que les domestiques qui s'éveillèrent pour me recevoir me dirent qu'on avait bien prévu que je viendrais, et qu'on m'avait réservé une petite chambre depuis deux jours. J'y passai le reste de la nuit, en attendant le jour pour m'offrir aux regards de mon mari, dont je ne voulais pas troubler le repos. Je le trouvai très abattu; mais il éprouva une si grande joie de me voir près de son lit que je me félicitai d'être ainsi partie sans en avoir demandé la permission.

Quand le consul fut levé, il me fit dire de monter chez lui; j'étais émue et un peu interdite; il s'en aperçut dès mon entrée dans sa chambre. Il m'embrassa aussitôt, et, me faisant asseoir, il me tranquillisa par ses premières paroles: «Je vous attendais. Votre présence guérira votre mari.» À ces mots, je fondis en larmes. Il en parut touché, et prit quelque soin pour me calmer. Ensuite il me prescrivit de venir tous les jours dîner et déjeuner avec lui, en me disant en riant: «Il faut que je veille sur une femme de votre âge ainsi lancée au milieu de tant de militaires.» Puis il me demanda comment j'avais laissé sa femme. Peu de temps avant son départ, quelques nouvelles visites secrètes de mademoiselle Georges avaient fait naître des discussions dans le ménage. «Elle se trouble, ajouta-t-il, beaucoup plus qu'il ne le faut. Joséphine a toujours peur que je ne devienne sérieusement amoureux; elle ne sait donc pas que l'amour n'est pas fait pour moi. Car, qu'est-ce que l'amour? Une passion qui laisse tout l'univers d'un côté, pour ne voir, ne mettre de l'autre que l'objet aimé. Et, assurément, je ne suis point de nature à me livrer à une telle exclusion. Que lui importent donc des distractions dans lesquelles mes affections n'entrent pour rien? Voilà, continua-t-il en me regardant un peu sérieusement, ce qu'il faut que ses amis lui persuadent, et surtout qu'ils ne croient pas augmenter leur crédit sur elle en augmentant ses inquiétudes.» Il y avait dans ses dernières paroles une nuance de défiance et de sévérité que je ne méritais point, et je crois qu'il le savait fort bien à cette époque; mais dans aucune occasion il ne voulait manquer à son système favori, qui était de tenir les esprits, ce qu'il appelait en haleine, c'est-à-dire en inquiétude.

Il demeura à peu près dix jours au Pont-de-Briques depuis mon arrivée. La maladie de mon mari était pénible, mais les médecins n'avaient aucune inquiétude. Excepté le quart d'heure que durait le déjeuner du consul, je passais la matinée entière dans la chambre de mon malade. Bonaparte, tous les jours, se rendait au camp, passait les troupes en revue, visitait la flottille, assistait à quelques légers combats, ou plutôt à des échanges de coups de canon entre nous et les Anglais, qui croisaient incessamment devant le port et cherchaient à incommoder les travailleurs.

À six heures, Bonaparte rentrait, et alors il me faisait appeler. Quelquefois il donnait à dîner à quelques-uns des militaires de sa maison, ou au ministre de la marine, ou au directeur des ponts et chaussées, qui l'avaient accompagné. D'autres fois, nous dînions en tête-à-tête, et alors il causait d'une multitude de choses. Il s'ouvrait sur son propre caractère, il se peignait comme ayant toujours été mélancolique, hors de toute comparaison avec ses camarades de tout genre. Ma mémoire a conservé très fidèlement le souvenir de tout ce qu'il me dit dans ces conversations. Le voici à peu de choses près:

«J'ai été élevé, disait-il, à l'École militaire, et je n'y montrai de dispositions que pour les sciences exactes. Tout le monde y disait de moi: «C'est un enfant qui ne sera propre qu'à la géométrie.» Je vivais à l'écart de mes camarades. J'avais choisi dans l'enceinte de l'École un petit coin où j'allais m'asseoir pour rêver à mon aise; car j'ai toujours aimé la rêverie. Quand mes compagnons voulaient usurper sur moi la propriété de ce coin, je le défendais de toute ma force. J'avais déjà l'instinct que ma volonté devait l'emporter sur celle des autres, et que ce qui me plaisait devait m'appartenir. On ne m'aimait guère à l'École, il faut du temps pour se faire aimer, et, même quand je n'avais rien à faire, j'ai toujours cru vaguement que je n'en avais point à perdre.

»Lorsque j'entrai au service, je m'ennuyai dans mes garnisons; je me mis à lire des romans, et cette lecture m'intéressa vivement. J'essayai d'en écrire quelques-uns, cette occupation mit du vague dans mon imagination, elle se mêla aux connaissances positives que j'avais acquises, et souvent je m'amusais à rêver, pour mesurer ensuite mes rêveries au compas de mon raisonnement. Je me jetais par la pensée dans un monde idéal, et je cherchais en quoi il différait précisément du monde où je me trouvais. J'ai toujours aimé l'analyse, et, si je devenais sérieusement amoureux, je décomposerais mon amour pièce à pièce. Pourquoi et comment sont des questions si utiles, qu'on ne saurait trop se les faire. J'étudiai moins l'histoire que je n'en fis la conquête; c'est-à-dire que je n'en voulus et que je n'en retins que ce qui pouvait me donner une idée de plus, dédaignant l'inutile, et m'emparant de certains résultats qui me plaisaient.

«Je ne comprenais pas grand'chose à la Révolution; cependant elle me convenait. L'égalité qui devait m'élever me séduisait. Le 20 juin, j'étais à Paris, je vis la populace marcher contre les Tuileries. Je n'ai jamais aimé les mouvements populaires; je fus indigné des allures grossières de ces misérables; je trouvai de l'imprudence dans les chefs qui les avaient soulevés, et je me dis: «Les avantages de cette révolution ne seront pas pour eux.» Mais, quand on me dit que Louis avait placé le bonnet rouge sur sa tête, je conclus qu'il avait cessé de régner, car, en politique, on ne se relève point de ce qui avilit.

»Au 10 août, je sentais que, si on m'eût appelé, j'aurais défendu le roi: je me dressais contre ceux qui fondaient la République par le peuple; et puis je voyais des gens en veste attaquer des hommes en uniforme, cela me choquait.

»Plus tard, j'appris le métier de la guerre; j'allai à Toulon; on commença à connaître mon nom. À mon retour, je menai une vie désoeuvrée. Je ne sais quelle inspiration secrète m'avertissait qu'il fallait commencer par user mon temps.

»Un soir, j'étais au spectacle; c'était le 12 vendémiaire. J'entends dire qu'on s'attend pour le lendemain à du train; vous savez que c'était l'expression accoutumée des Parisiens, qui s'étaient habitués à voir avec indifférence les divers changements de gouvernement, depuis qu'ils ne dérangeaient ni leurs affaires, ni leurs plaisirs, ni même leur dîner. Après la Terreur, on était content de tout ce qui laissait vivre.

»On contait devant moi que l'Assemblée était en permanence; j'y courus, je ne vis que du trouble, de l'hésitation. Du sein de la salle s'éleva une voix qui dit tout à coup: «Si quelqu'un sait l'adresse du général Bonaparte, on le prie d'aller lui dire qu'il est attendu au comité de l'Assemblée.» J'ai toujours aimé à apprécier les hasards qui se mêlent à certains événements; celui-là me détermina; j'allai au comité.

»J'y trouvai plusieurs députés, tout effarés; entre autres Cambacérès. Ils s'attendaient à être attaqués le lendemain, ils ne savaient que résoudre. On me demanda conseil; je répondis, moi, en demandant des canons. Cette proposition les épouvanta; toute la nuit se passa sans rien décider. Le matin, les nouvelles étaient fort mauvaises. Alors on me chargea de toute l'affaire, et ensuite on se mit à délibérer si pourtant on avait le droit de repousser la force par la force. «Attendez-vous, leur dis-je, que le peuple vous donne la permission de tirer sur lui? Me voici compromis, puisque vous m'avez nommé; il est bien juste que vous me laissiez faire.» Là-dessus, je quittai ces avocats, qui se noyaient dans leurs paroles, je fis marcher les troupes, pointer deux canons sur Saint-Roch; l'effet en fut terrible; l'armée bourgeoise et la conspiration furent balayées en un instant.

»Mais j'avais versé le sang parisien! C'est un sacrilège. Il fallut en refroidir l'effet. De plus en plus je me sentais appelé à quelque chose. Je demandai le commandement de l'armée d'Italie. Tout était à faire dans cette armée, les choses et les hommes. Il n'appartient qu'à la jeunesse d'avoir de la patience, parce qu'elle a de l'avenir devant elle. Je partis pour l'Italie avec des soldats misérables, mais pleins d'ardeur. Je faisais conduire au milieu de la troupe des fourgons escortés, quoique vides, que j'appelais le trésor de l'armée. Je mis à l'ordre du jour qu'on distribuait des souliers aux recrues; personne n'en voulut porter. Je promis à mes soldats que la fortune et la gloire nous attendaient derrière les Alpes; je tins parole, et, depuis ce temps, l'armée me suivrait au bout du monde.

»Je fis une belle campagne; je devins un personnage pour l'Europe. D'un côté, à l'aide de mes ordres du jour, je soutenais le système révolutionnaire; de l'autre, je ménageais en secret les émigrés, je leur permettais de concevoir quelque espérance. Il est bien facile d'abuser ce parti-là, parce qu'il part toujours non de ce qui est, mais de ce qu'il voudrait qui fût. Je recevais des offres magnifiques pour le cas où je voudrais suivre l'exemple du général Monk. Le prétendant m'écrivit même dans son style hésitant et fleuri. Je conquis mieux le pape en évitant d'aller à Rome que si j'eusse incendié sa capitale. Enfin je devins important et redoutable, et le Directoire, que j'inquiétais, ne pouvait cependant motiver aucun acte d'accusation. On m'a reproché d'avoir favorisé le 18 fructidor; c'est comme si on me reprochait d'avoir soutenu la Révolution. Il fallait en tirer parti, de cette révolution, et mettre à profit le sang qu'elle avait fait couler. Quoi! consentir à se livrer, sans condition, aux princes de la maison de Bourbon, qui nous auraient jeté à la tête nos malheurs depuis leur départ, et imposé silence par le besoin que nous aurions montré de leur retour! Changer notre drapeau victorieux contre ce drapeau blanc, qui n'avait pas craint de se confondre avec les étendards ennemis; et moi, enfin, me contenter de quelques millions et de je ne sais quel duché! Certes, ce n'est pas un rôle difficile que celui de Monk, il m'eût donné moins de peine que la campagne d'Égypte, et même que le 18 brumaire; mais y a-t-il une expérience pour les princes qui n'ont jamais vu le champ de bataille! À quoi le retour de Charles II a-t-il conduit les Anglais, si ce n'est à détrôner encore Jacques? Il est certain que j'aurais bien su, s'il l'eût fallu, détrôner une seconde fois les Bourbons, et le meilleur conseil qu'il y aurait eu à leur donner eût été de se défaire de moi.

»Quand je revins en France, je trouvai les opinions plus amollies que jamais. À Paris, et Paris c'est la France, l'on ne sait jamais prendre intérêt aux choses, si l'on en prend aux personnes. Les usages d'une vieille monarchie vous ont habitués à tout personnifier. C'est une mauvaise manière d'être pour un peuple qui voudrait sérieusement la liberté; mais vous ne savez guère vouloir rien sérieusement, si ce n'est peut-être l'égalité. Et encore on y renoncerait volontiers, si chacun pouvait se flatter d'être le premier. Être égaux en tant que tout le monde sera au-dessus, voilà le secret de toutes vos vanités; il faut donc donner à tous l'espérance de s'élever. Le grand inconvénient pour les directeurs, c'est que personne ne se souciait d'eux, et qu'on commençait à se soucier trop de moi. Je ne sais ce qui me fût arrivé sans l'heureuse idée que j'eus d'aller en Égypte. Quand je m'embarquai, je ne savais si je ne disais pas un éternel adieu à la France; mais je ne doutais pas qu'elle ne me rappelât.

»Les séductions d'une conquête orientale me détournèrent de la pensée de l'Europe plus que je ne l'avais cru. Mon imagination se mêla, pour cette fois encore, à ma pratique. Mais je crois qu'elle est morte à Saint-Jean d'Acre. Quoi qu'il en soit, je ne la laisserai plus faire.

»En Égypte, je me trouvais débarrassé du frein d'une civilisation gênante; je rêvais toutes choses et je voyais les moyens d'exécuter tout ce que j'avais rêvé. Je créais une religion, je me voyais sur le chemin de l'Asie, parti sur un éléphant, le turban sur ma tête, et dans ma main un nouvel Alcoran que j'aurais composé à mon gré. J'aurais réuni dans mes entreprises les expériences des deux mondes, fouillant à mon profit le domaine de toutes les histoires, attaquant la puissance anglaise dans les Indes, et renouant par cette conquête mes relations avec la vieille Europe. Ce temps que j'ai passé en Égypte a été le plus beau de ma vie, car il en a été le plus idéal. Mais le sort en décida autrement. Je reçus des lettres de France; je vis qu'il n'y avait pas un instant à perdre. Je rentrai dans le positif de l'état social et je revins à Paris, à Paris où on traite des plus grands intérêts du pays dans un entr'acte d'opéra.

»Le Directoire frémit de mon retour; je m'observai beaucoup; c'est une des époques de ma vie où j'ai été le plus habile. Je voyais l'abbé Sieyès et lui promettais l'exécution de sa verbeuse constitution; je recevais les chefs des jacobins, les agents des Bourbons; je ne refusais de conseils à personne, mais je n'en donnais que dans l'intérêt de mes plans. Je me cachais au peuple, parce que je savais que, lorsqu'il en serait temps, la curiosité de me voir le précipiterait sur mes pas. Chacun s'enferrait dans mes lacs, et, quand je devins le chef de l'État, il n'existait point en France un parti qui ne plaçât quelque espoir sur mon succès.»


CHAPITRE IV.

(1803-1804.)

Suite des conversations du premier consul à Boulogne.--Lecture de la tragédie de Philippe-Auguste.--Mes nouvelles impressions.--Retour à Paris.--Jalousie de madame Bonaparte.--Fêtes de l'hiver de 1804.--M. de Fontanes.--M. Fouché.--Savary.--Pichegru.--Arrestation du général Moreau.

Un autre soir, tandis que nous étions à Boulogne, Bonaparte mit la conversation sur la littérature. J'avais été chargée par le poète Lemercier, qu'il aimait assez, de lui porter une tragédie sur Philippe-Auguste qu'il venait de finir, et qui contenait des applications à sa propre personne. Il voulut la lire tout haut, nous étions tous deux seulement. C'était quelque chose de plaisant de voir un homme toujours pressé, quand il n'avait rien à faire, aux prises avec l'obligation de prononcer des mots de suite sans s'interrompre, forcé de lire des vers alexandrins dont il ne connaissait pas la mesure, et vraiment prononçant si mal qu'on eût dit qu'il n'entendait pas ce qu'il lisait. D'ailleurs, dès qu'il ouvrait un livre, il voulait juger. Je lui demandai le manuscrit, je le lus moi-même; alors il se mit à parler, il se ressaisit à son tour de l'ouvrage et raya des tirades entières, y fit quelque notes marginales, blâma le plan et les caractères. Il ne courait pas grand risque de se tromper, car la pièce était mauvaise37. Ce qui me parut assez singulier, c'est qu'à la suite de cette lecture, il me signifia qu'il ne voulait point que l'auteur crût que toutes ces ratures et ces corrections fussent d'une main si importante, et il m'ordonna de les prendre sur mon compte. Je m'en défendis fort, comme on peut le penser; j'eus grand'peine à le faire revenir de cette fantaisie, et à lui faire comprendre que, s'il était déjà un peu étrange qu'il eût ainsi biffé et presque défiguré le manuscrit d'un auteur, il serait sans aucune convenance que je me fusse, moi, avisée d'une pareille liberté. «À la bonne heure, disait-il; mais, pour cela comme dans d'autres occasions, j'avoue que je n'aime guère ce mot vague et niveleur de convenances que vous autres jetez en avant à toute occasion. C'est une invention des sots pour se rapprocher à peu près des gens d'esprit, une sorte de bâillon social qui gêne le fort et qui ne sert que le médiocre. Il se peut qu'elles vous soient commodes, à vous qui n'avez pas grand'chose à faire dans cette vie; mais vous sentez bien que moi, par exemple, il est des occasions où je serais forcé de les fouler aux pieds.--Mais, lui répondis-je, en les appliquant à la conduite de la vie, ne seraient-elles pas un peu ce que les règles sont aux ouvrages dramatiques? Elles leur donnent de l'ordre et de la régularité, et ne gênent réellement le génie que lorsqu'il voudrait s'abandonner à des écarts condamnés par le bon goût.--Ah! le bon goût, voilà encore une de ces paroles classiques que je n'adopte point38. C'est peut-être ma faute, mais il y a certaines règles que je ne sens point. Par exemple, ce qu'on appelle le style, mauvais ou bon, ne me frappe guère. Je ne suis sensible qu'à la force de la pensée. J'ai aimé d'abord Ossian, mais c'est par la même raison qui me fait trouver du plaisir à entendre murmurer les vents et les vagues de la mer. En Égypte, on a voulu me faire lire l'Iliade, elle m'a ennuyé. Quant aux poètes français, je ne comprends bien que votre Corneille. Celui-là avait deviné la politique, et, formé aux affaires, eût été un homme d'État. Je crois l'apprécier mieux que qui que ce soit, parce que, en le jugeant, j'exclus tous les sentiments dramatiques. Par exemple, il n'y a pas bien longtemps que je me suis expliqué le dénouement de Cinna. Je n'y voyais d'abord que le moyen de faire un cinquième acte pathétique, et encore la clémence proprement dite est une si pauvre petite vertu, quand elle n'est point appuyée sur la politique, que celle d'Auguste, devenu tout à coup un prince débonnaire, ne me paraissait pas digne de terminer cette belle tragédie. Mais, une fois, Monvel, en jouant devant moi, m'a dévoilé le mystère de cette grande conception. Il prononça le Soyons amis, Cinna, d'un ton si habile et si rusé, que je compris que cette action n'était que la feinte d'un tyran, et j'ai approuvé comme calcul ce qui me semblait puéril comme sentiment. Il faut toujours dire ce vers de manière que de tous ceux qui l'écoutent, il n'y ait que Cinna de trompé.

Note 37: (retour) Cette pièce n'a jamais été jouée, ni, je crois, imprimée (P. R.)
Note 38: (retour) M. de Talleyrand disait une fois à l'empereur: «Le bon goût est votre ennemi personnel. Si vous pouviez vous en défaire à coups de canon, il y a longtemps qu'il n'existerait plus.» (P. R.)

»Quant à Racine, il me plaît dans Iphigénie; cette pièce, tant quelle dure, vous fait respirer l'air poétique de la Grèce. Dans Britannicus il a été circonscrit par Tacite, contre lequel j'ai des préventions, parce qu'il n'explique pas assez ce qu'il avance. Les tragédies de Voltaire sont passionnées, mais ne fouillent pas profondément l'esprit humain. Par exemple, son Mahomet n'est ni prophète ni Arabe. C'est un imposteur qui semble avoir été élevé à l'École polytechnique, car il démontre ses moyens de puissance comme, moi, je pourrais le faire dans un siècle tel que celui-ci. Le meurtre du père par le fils est un crime inutile. Les grands hommes ne sont jamais cruels sans nécessité.

»Pour la comédie, elle est pour moi comme si l'on voulait me forcer à m'intéresser aux commérages de vos salons; j'accepte vos admirations pour Molière, mais je ne les partage pas; il a placé ses personnages dans des cadres où je ne me suis jamais avisé d'aller les regarder agir.»

Il serait facile de conclure par ces différentes opinions que Bonaparte n'aimait à considérer la nature humaine que lorsqu'elle est aux prises avec les grandes chances de la vie, et qu'il se souciait peu de l'homme dégagé de toute application.

C'est dans de telles conversations que s'écoula le temps que je passai à Boulogne avec le premier consul, et ce fut à la suite de ce voyage que j'éprouvai le premier mécompte qui devait commencer à m'inspirer la défiance de cette cour où j'étais appelée à vivre. Les militaires de la maison s'étonnaient quelquefois qu'une femme pût ainsi demeurer de longues heures avec leur maître, pour causer sur des matières toujours un peu sérieuses; ils en tirèrent des conclusions qui compromettaient ma conduite, toute simple et toute paisible qu'elle était. J'ose le dire: la pureté de mon âme, les sentiments qui m'attachaient pour toute la vie à mon mari, ne me permettaient point de concevoir des soupçons que l'on formait sur moi dans l'antichambre du consul, tandis que je l'écoutais dans son salon. Quand il revint à Paris, ses aides de camp s'amusèrent de nos longs tête-à-tête; madame Bonaparte s'effaroucha des récits qu'on lui en fit, et lorsque, après un mois de séjour au Pont-de-Briques, mon mari se sentit assez fort pour supporter la route, et que nous revînmes à Paris, je trouvai ma jalouse patronne un peu refroidie.

J'arrivais animée par un redoublement de reconnaissance pour le premier consul. Il m'avait si bien accueillie, il avait montré tant d'intérêt pour la conservation de mon mari; enfin, pour tout dire, ses soins qui attendrissaient mon âme inquiète et oppressée, et ensuite l'amusement qu'il m'avait fait trouver dans cette solitude, et la petite satisfaction de ma vanité flattée par le plaisir qu'il paraissait prendre à ma présence, tout cela exaltait mes sentiments, et dans les premiers jours de mon retour, je répétais, avec l'accent vif d'une reconnaissance de vingt ans, que sa bonté pour moi avait été extrême. L'une de mes compagnes, qui m'aimait, m'avertit de contraindre mes paroles, et de regarder un peu à l'impression qu'elles faisaient. Son discours me fit, je m'en souviens encore, l'effet d'une lame froide et tranchante dont on eût tout à coup fait pénétrer la pointe jusqu'à mon coeur. C'était la première fois que je me voyais jugée autrement que je ne le méritais; ma jeunesse et tous mes sentiments se révoltèrent contre de semblables accusations; il faut avoir acquis une longue mais triste expérience, pour supporter l'injustice des jugements du monde, et peut-être doit-on regretter le temps où ils frappent si fortement, quoique si douloureusement.

Cependant ce qu'on me disait m'expliqua la contrainte de madame Bonaparte à mon égard. Une fois que j'en étais plus froissée que de coutume, je ne pus m'empêcher de lui dire avec les larmes aux yeux: «Eh quoi! madame, c'est moi que vous soupçonnez?» Comme elle était bonne et accessible à toutes les émotions du moment, elle ne tint pas compte de mes pleurs, elle m'embrassa et se rouvrit à moi comme par le passé. Mais elle ne me comprit point tout entière; il n'y avait point dans son âme ce qui pouvait entendre la juste indignation de la mienne; et, sans s'embarrasser si mes relations avec son mari à Boulogne avaient pu être telles qu'on le lui donnait à penser, il lui suffit pour se tranquilliser de conclure que, dans tous les cas, ces relations n'auraient été que passagères, puisque rien dans ma conduite sous ses yeux ne paraissait différent de ma réserve première. Enfin, pour se justifier à mes yeux, elle me dit que la famille de Bonaparte avait la première, pendant mon absence, répandu contre moi des bruits injurieux: «Vous ne voyez pas, lui dis-je, qu'à tort ou à raison, on croit ici, madame, que le tendre attachement que je vous porte peut me rendre avisée sur ce qui se passe autour de vous, et enfin, quoique mes conseils soient un bien faible secours, cependant ils peuvent encore ajouter à votre prudence fortifiée de la mienne. Les jalousies politiques me paraissent faire défiance de tout, et je crois que, quelque mince personnage que je sois, on voudrait vous brouiller avec moi.» Madame Bonaparte convint de la vérité de cette réflexion; mais elle n'eut pas la moindre idée que je dusse m'affliger longtemps de ce qu'elle ne l'avait pas faite la première. Elle m'avoua qu'elle avait fait à son époux des reproches relatifs à moi, et qu'il avait paru s'amuser à la laisser dans l'inquiétude sur mon compte. Toutes les petites découvertes que ces circonstances me firent faire sur les personnages dont j'étais entourée m'effarouchèrent et troublèrent les sentiments que je leur avais voués. Je commençai à sentir une sorte de mouvement dans le terrain qui me portait, et sur lequel j'avais marché jusqu'alors avec la confiance de l'inexpérience; je sentis que je venais de connaître un genre d'inquiétude qui, plus ou moins, ne me quitterait plus.

En quittant Boulogne, le premier consul fit consigner dans un ordre du jour qu'il était content de l'armée, et nous lûmes ces paroles dans le Moniteur du 12 novembre 1803:

«On a remarqué comme des présages qu'en creusant ici pour établir le campement du premier consul, on a trouvé une hache d'armes qui paraît avoir appartenu à l'armée romaine qui envahit l'Angleterre. On a aussi trouvé à Ambleteuse, en travaillant à la tente du premier consul, des médailles de Guillaume le Conquérant. Il faut convenir que ces circonstances sont aux moins bizarres, et qu'elles paraîtront plus singulières encore, si l'on se rappelle que, lorsque le général Bonaparte visita les ruines de Péluse en Égypte, il y trouva un camée de Jules César.»

L'application n'était pas très heureusement choisie, car, malgré le camée de Jules César, Bonaparte avait été contraint de quitter l'Égypte; mais ces petits rapprochements, dictés par l'ingénieuse flatterie de M. Maret, plaisaient infiniment à son maître, qui d'ailleurs ne croyait pas qu'ils fussent sans effet sur nous.

On n'épargna rien à cette époque pour que tous les journaux réchauffassent les imaginations sur la descente. Il me serait impossible de dire si Bonaparte croyait encore réellement qu'elle fût praticable. Il en avait l'air du moins, et les frais que l'on fit pour construire les bateaux plats furent très considérables. Les injures entre les feuilles anglaises et le Moniteur continuaient toujours, de même que les défis. «On dit que les Français ont fait un désert du Hanovre et qu'ils se préparent à le quitter.» Voilà ce qu'on voyait dans le Times; et aussitôt une note du Moniteur répondait: «Oui, quand vous quitterez Malte.»

On nous livrait les mandements des évêques, qui exhortaient la nation à s'armer pour une juste guerre. «Choisissez des gens de coeur, disait l'évêque d'Arras, et allez combattre Amalec. «Se soumettre aux ordres publics,» a dit Bossuet, c'est se soumettre à l'ordre de Dieu qui établit les empires.»

Cette citation de Bossuet me rappelle une anecdote que contait fort bien le vieil évêque d'Évreux, M. Bourlier. C'était à l'époque du concile qu'on assembla à Paris pour essayer de déterminer les évêques à résister aux décisions du pape. «Quelquefois, me disait cet évêque, l'empereur nous faisait tous appeler, et commençait avec nous des conversations très théologiques; il s'adressait aux plus récalcitrants d'entre nous: «Messieurs les évêques, ma religion, à moi, est celle de Bossuet; il est mon père de l'Église, il a défendu nos libertés; je veux conserver son ouvrage, et soutenir votre propre dignité. Entendez-vous, messieurs?»

«Et, en parlant ainsi, pâle de colère, il portait la main sur la garde de son épée; il me faisait frémir de l'ardeur avec laquelle je le voyais prêt à prendre notre propre défense, et ce singulier amalgame du nom de Bossuet, du mot de liberté, et de ce geste menaçant, m'eût donné envie de sourire, si je n'avais été au fond très affecté des déchirements de l'Église que je prévoyais.»

Je reviens à l'hiver de 1804. Cet hiver se passa, comme le précédent, en fêtes et en bals pour la cour et la ville; et, en même temps, on continua d'organiser les lois nouvelles qui furent présentées à la session du Corps législatif. Cette année, madame Bacciochi, qui avait un penchant très décidé pour M. de Fontanes, parla si souvent de lui à son frère, que ses discours, joints à l'opinion qu'il avait de cet académicien, le déterminèrent à le nommer président du Corps législatif. Ce choix parut singulier à quelques personnes; mais, au fait, pour ce qu'à l'avenir Bonaparte voulait faire du Corps législatif, il n'avait guère besoin de lui donner un autre président qu'un homme de lettres. Celui-ci a montré toujours un art noble et distingué, quand il a fallu haranguer l'empereur dans les circonstances les plus délicates. Son caractère a peu de force, mais son talent lui en donne beaucoup, quand il est obligé de parler en public; son bon goût lui inspire alors une véritable élévation. Peut-être était-ce un inconvénient, car rien n'est si dangereux pour les souverains que de voir le talent revêtir les abus de leur autorité des couleurs de l'éloquence, lorsqu'il s'agit de les présenter aux nations; et surtout cela est d'un grand danger en France, où l'on rend un culte si dévoué aux formes. Combien de fois n'est-il pas arrivé que les Parisiens, dans le secret de la comédie que le gouvernement jouait devant eux, se sont prêtés de bonne grâce à s'en montrer dupes, seulement parce que les acteurs rendaient justice à la délicatesse de leur goût, qui exigeait que chacun jouât le mieux possible le rôle dont il était chargé!

Dans le courant de ce mois de janvier, le Moniteur inséra une note des journaux anglais qui parlaient de quelques différends entre la Bavière et l'Autriche, et des probabilités qu'on avait d'une guerre continentale. De pareilles paroles, sans réflexions, étaient ainsi jetées de temps en temps comme pour nous avertir de ce qui pouvait arriver, ainsi que dans une décoration d'opéra, ou plutôt comme ces nuées qui s'amoncellent au-dessous de la cime des montagnes, et qui s'ouvrent un moment pour laisser apercevoir ce qui se passe derrière. De même, les plus ou moins importantes discussions qui s'élevaient en Europe nous étaient montrées instantanément pour que nous ne fussions pas très surpris lorsqu'elles nous amenaient quelque rupture; mais ensuite les nuages se refermaient, et nous demeurions dans l'obscurité jusqu'à ce que l'orage éclatât.

Je touche à une époque importante et pénible à retracer. Je vais bientôt parler de la conspiration de Georges et du crime qu'elle a fait commettre. Je ne rapporterai sur le général Moreau que ce que j'ai entendu dire, et je me garderai bien de rien affirmer. Il me semble qu'il est nécessaire de faire précéder ce récit d'un court exposé de l'état dans lequel on se trouvait alors.

Un certain monde, qui tenait d'assez près aux affaires, commençait à parler du besoin que la France avait d'une hérédité dans le pouvoir qui la gouvernait. Quelques courtisans politiques, des révolutionnaires de bonne foi, des gens qui voyaient tout le repos de la France dans la dépendance d'une seule vie, s'entendaient sur l'instabilité du Consulat. Peu à peu toutes les idées s'étaient rapprochées de la royauté, et cette marche aurait eu des avantages, si l'on eût pu s'entendre pour obtenir une royauté modérée par les lois. Les révolutions ont ce grave inconvénient de partager l'opinion publique en des nuances infinies qui sont toutes modifiées par le froissement que chacun a éprouvé dans des circonstances particulières. C'est toujours là ce qui favorise les entreprises que tente le despotisme, qui arrive après elles. Pour contenir le pouvoir de Bonaparte, il eût fallu oser prononcer le mot de liberté; mais, comme, peu d'années auparavant, il n'avait été tracé d'un bout de la France à l'autre que pour servir d'égide à l'esclavage le plus sanglant, personne n'osait surmonter la funeste impression, mal raisonnée pourtant, qu'il donnait.

Les royalistes s'inquiétaient cependant, et voyaient de jour en jour Bonaparte s'éloigner de la route où ils l'avaient longtemps attendu. Les jacobins, dont le premier consul redoutait davantage l'opposition, s'agitaient sourdement. Ils trouvaient que c'était à leurs antagonistes que le gouvernement semblait s'appliquer à donner des garanties. Le concordat, les avances que l'on tentait vers l'ancienne noblesse, la destruction de l'égalité révolutionnaire, tout cela était un envahissement sur eux; heureuse, cent fois heureuse, la France, si Bonaparte n'en eût fait que sur les factions! Mais, pour cela, il ne faut être animé que par l'amour de la justice; il faut surtout ne vouloir écouter que les conseils d'une raison généreuse.

Quand un souverain, quelque titre qu'il ait, transige avec l'un ou l'autre des partis exagérés qu'enfantent les troubles civils, on peut toujours parier qu'il a des intentions hostiles contre les droits des citoyens qui se sont confiés à lui. Bonaparte, voulant affermir son plan despotique, se trouva donc forcé de transiger avec ces redoutables jacobins, et malheureusement il est des gens qui ne trouvent de garantie suffisante que dans le crime. On ne les rassure qu'en se chargeant de quelques-unes de leurs iniquités! Ce calcul est entré pour beaucoup dans l'arrêt de mort du duc d'Enghien, et je demeure convaincue que tout ce qui a été fait à cette époque n'a dépendu d'aucun sentiment violent, d'aucune vengeance aveugle, mais seulement a été le résultat d'une politique toute machiavélique qui voulait aplanir sa route à quelque prix que ce fût. Ce n'est pas non plus pour la satisfaction d'une vanité insatiable que Bonaparte aspirait à changer son titre consulaire en celui d'empereur. Il ne faut pas croire que toujours ses passions l'entraînassent aveuglément; il n'ignorait pas l'art de les soumettre à l'analyse de ses calculs, et, si par la suite il s'est abandonné davantage, c'est que le succès et la flatterie l'ont peu à peu enivré. Cette comédie de république et d'égalité qu'il lui fallait jouer, tant qu'il est demeuré premier consul, l'ennuyait, et ne trompait au fond que ceux qui voulaient bien être trompés. Elle rappelait ces simagrées des temps de l'ancienne Rome, où les empereurs se faisaient de temps en temps réélire par le Sénat. J'ai vu des gens qui, se parant comme d'un vêtement d'un certain amour de la liberté et n'en faisant pas moins une cour assidue à Bonaparte premier consul, ont prétendu qu'ils lui avaient ôté leur estime dès qu'il s'était donné le titre d'empereur. Je n'ai jamais trop compris leurs motifs. Comment l'autorité qu'il exerça, presque dès son entrée dans le gouvernement, ne les éclaira-t-elle pas? Ne pourrait-on pas dire, au contraire, qu'il y avait de la bonne foi à se donner le titre d'un pouvoir qu'on exerçait réellement?

Quoi qu'il en soit, au moment dont je parle, il devenait nécessaire au premier consul de se raffermir par quelque mesure nouvelle. Les Anglais, menacés, excitaient des diversions aux projets formés contre eux; des relations se renouaient avec les chouans, et les royalistes ne devaient voir dans le gouvernement consulaire qu'une transition du Directoire à la royauté. Le caractère d'un seul homme y apportait une seule différence; il devint assez naturel de conclure qu'il fallait se défaire de cet homme.

Je me souviens d'avoir entendu dire à Bonaparte, dans l'été de cette année 1804, que pour cette fois les événements l'avaient pressé, et que son plan eût été de ne fonder la royauté que deux ans plus tard. Il avait mis la police dans les mains du ministre de la justice; c'était une idée saine et morale, mais ce qui ne le fut point, et même ce qui fut contradictoire, ce fut de vouloir que la magistrature exerçât cette police comme au temps où elle était une institution révolutionnaire. Je l'ai déjà dit, les premières conceptions de Bonaparte étaient le plus souvent bonnes et grandes. Les créer et les établir, c'était exercer son pouvoir; mais s'y soumettre après, devenait une abdication. Il n'a pas pu supporter la domination, même d'aucune de ses institutions.

Ainsi, gêné par les formes lentes et réglées de la justice, et aussi par l'esprit faible et médiocre de son grand juge, il se livra aux mille et une polices dont il s'environna, et reprit peu à peu confiance en Fouché, qui possède admirablement l'art de se rendre nécessaire. Fouché, doué d'un esprit fin, étendu et perçant, jacobin enrichi, par conséquent dégoûté de quelques-uns des principes de son parti, mais demeurant toujours lié avec ce parti pour avoir un appui en cas de troubles, ne recula nullement devant l'idée de revêtir Bonaparte de la royauté. Sa souplesse naturelle lui fera toujours accepter les formes de gouvernement où il verra pour lui l'occasion de jouer un rôle. Ses habitudes sont plus révolutionnaires que ses principes; aussi le seul état de choses, je crois, qu'il ne puisse souffrir est celui qui le mettrait dans une nullité absolue. Il faut se bien convaincre de cette disposition, et toujours un peu trembler, quand on veut se servir de lui; il faut se dire qu'il a besoin d'un temps de troubles pour avoir toute la valeur de ses moyens, parce qu'en effet, comme il est sans passions et sans haines, alors il devient supérieur à la plupart des hommes qui l'environnent, tous plus ou moins aveuglés par la crainte et le ressentiment.

Fouché a nié qu'il eût conseillé le meurtre du duc d'Enghien. À moins d'une certitude complète, je ne vois jamais de raison pour faire peser l'accusation d'un crime sur qui s'en défend positivement. D'ailleurs Fouché, qui avait la vue longue, prévoyait facilement que ce crime ne donnerait au parti que Bonaparte voulait gagner qu'une garantie très passagère; il le connaissait trop bien pour craindre qu'il songeât à replacer le roi sur un trône qu'il pouvait occuper lui-même, et l'on comprend bien qu'avec les données qu'il avait, il ait dit que ce meurtre n'était qu'une faute.

M. de Talleyrand avait moins besoin que Fouché de compliquer ses plans pour conseiller à Bonaparte de se revêtir de la royauté. Elle devait le mettre à l'aise sur tout. Ses ennemis, et Bonaparte lui-même, l'ont accusé d'avoir opiné pour le meurtre du malheureux prince; mais Bonaparte et ses ennemis sont récusables sur ce point. Le caractère connu de M. de Talleyrand n'admet guère une telle violence. Il m'a conté plus d'une fois que Bonaparte lui avait fait part, ainsi qu'aux deux consuls, de l'arrestation du duc d'Enghien, et de sa détermination invariable; il ajoutait que tous trois ils avaient vu que les paroles seraient inutiles, et qu'ils avaient gardé le silence. C'est déjà une faiblesse plus que suffisante, mais fort ordinaire à M. de Talleyrand, qui voyait un parti pris, et qui dédaigne les discours inutiles, parce qu'ils ne satisfont que la conscience.

L'opposition, une courageuse résistance, peuvent avoir de la prise sur une nature quelle qu'elle soit. Un souverain cruel, sanguinaire par caractère, peut quelquefois sacrifier son penchant à la force du raisonnement qu'on lui oppose; mais Bonaparte n'était cruel ni par goût, ni par système: il voulait ce qui lui paraissait le plus prompt et le plus sûr; il a dit lui-même dans ce temps qu'il lui fallait en finir avec les jacobins et les royalistes. L'imprudence de ces derniers lui a fourni cette funeste chance, il l'a saisie au vol, et ce que je raconterai plus bas prouvera encore que c'est avec tout le calme du calcul, ou plutôt du sophisme, qu'il s'est couvert d'un sang illustre et innocent.

Peu de jours après le premier retour du roi, le duc de Rovigo se présenta chez moi un matin39. Il cherchait alors à se justifier des accusations qui pesaient sur sa tête. Il me parla de la mort du duc d'Enghien. «L'empereur et moi, me dit-il, nous avons été trompés dans cette occasion. L'un des agents subalternes de la conspiration de Georges avait été gagné par ma police; il nous vint déclarer que, dans une nuit où les conjurés étaient rassemblés, on leur avait annoncé l'arrivée secrète d'un chef important qu'on ne pouvait encore nommer; et qu'en effet, quelques nuits après, il était survenu parmi eux un personnage auquel les autres donnaient de grandes marques de respect. Cet espion le désignait de manière à faire croire que cet individu inconnu devait être un prince de la maison de Bourbon. Dans le même temps, le duc d'Enghien s'était établi à Ettenheim, pour y attendre sans doute le succès de la conspiration. Les agents écrivirent qu'il lui arrivait quelquefois de disparaître pour plusieurs jours; nous conclûmes que c'était pour venir à Paris, et son arrestation fut résolue. Depuis, lorsqu'on a confronté l'espion avec les coupables arrêtés, il a reconnu Pichegru pour le personnage important désigné, et, lorsque j'en rendis compte à Bonaparte, il s'écria en frappant du pied: «Ah! le malheureux! qu'est-ce qu'il m'a fait faire?»

Note 39: (retour) Le duc de Rovigo savait à quel point mon mari et moi, nous étions liés avec M. de Talleyrand, et il désirait que dans ce moment, s'il était possible, je le servisse auprès de lui.

Revenons aux faits. Pichegru était arrivé en France le 15 janvier 1804, et, dès le 25 janvier, il se cachait dans Paris. On savait que, en l'an v de la République, le général Moreau l'avait dénoncé au gouvernement comme entretenant des relations avec la maison de Bourbon. Moreau passait pour avoir des opinions républicaines; peut-être les avait-il enfin échangées contre les idées d'une monarchie constitutionnelle. Je ne sais si maintenant sa famille le défendrait aussi vivement qu'alors de l'accusation d'avoir donné les mains aux projets des royalistes; je ne sais aussi s'il faudrait prêter toute confiance à des aveux, faits sous le règne de Louis XVIII. Mais, enfin, la conduite de Moreau en 1813 et les honneurs accordés à sa mémoire par nos princes pourraient faire croire que, depuis longtemps, ils avaient quelque raison de compter sur lui. À l'époque dont je parle, Moreau était vivement irrité contre Bonaparte. On n'a guère douté qu'il n'ait vu secrètement Pichegru; il a au moins gardé le silence sur la conspiration; quelques-uns des royalistes saisis à cette époque l'accusaient seulement d'avoir montré cette hésitation de la prudence qui veut attendre le succès pour se déclarer. Moreau, dit-on, était un homme faible et médiocre, hors du champ de bataille; je crois que sa réputation a été trop lourde pour lui. «Il y a des gens, disait Bonaparte, qui ne savent point porter leur gloire; le rôle de Monk allait parfaitement à Moreau; à sa place, j'y aurais tendu comme lui, mais plus habilement.»

Au reste, ce n'est point pour justifier Bonaparte que je présente mes doutes. Quel que fût le caractère de Moreau, sa gloire existait réellement, il fallait la respecter, il fallait excuser un ancien compagnon d'armes mécontent et aigri, et le raccommodement n'eût-il même été que la suite de ce calcul politique que Bonaparte voulait voir dans l'Auguste de Corneille, il eût encore été ce qu'il y avait de mieux à faire. Mais Bonaparte eut, je n'en doute pas, la conviction de ce qu'il appelait la trahison morale de Moreau. Il crut que cela suffisait aux lois et à la justice, parce qu'il se refusait à voir la vraie face des choses qui le gênaient. On l'assura légèrement que les preuves ne manquaient pas pour légitimer la condamnation. Il se trouva engagé; plus tard, il ne voulut voir que de l'esprit de parti dans l'équité des tribunaux, et, d'ailleurs, il sentit que ce qui pouvait lui arriver de plus fâcheux, c'était que cet intéressant accusé fût déclaré innocent. Et lui, une fois sur le point d'être compromis, ne pouvait plus être arrêté par rien; de là mille circonstances déplorables de ce fameux procès.

Depuis quelques jours, on commençait à entendre parler de cette conspiration. Le 17 février 1804, au matin, j'allai aux Tuileries. Le consul était dans la chambre de sa femme; on m'annonça; il me fit entrer. Madame Bonaparte me parut troublée, elle avait les yeux fort rouges. Bonaparte était assis près de la cheminée et tenait le petit Napoléon40 sur ses genoux. Il avait de la gravité dans ses regards, mais nul signe de violence. Il jouait machinalement avec l'enfant.

Note 40: (retour) C'était le fils aîné de madame Louis Bonaparte, plus tard la reine Hortense. Il était né le 10 octobre 1802, et il est mort du croup le 5 mai 1807. (P. R.)

«Savez-vous ce que je viens de faire?» me dit-il. Et sur ma réponse négative: «Je viens de donner l'ordre d'arrêter Moreau.» Je fis sans doute quelque mouvement: «Ah! vous voilà étonnée, reprit-il; cela va faire un beau bruit, n'est-ce pas? On ne manquera pas de dire que je suis jaloux de Moreau, que c'est une vengeance, et mille pauvretés de ce genre. Moi, jaloux de Moreau! Eh, bon Dieu! il me doit la plus grande partie de sa gloire; c'est moi qui lui laissai une belle armée et qui ne gardai en Italie que des recrues; je ne demandais qu'à vivre en bonne intelligence avec lui. Certes je ne le craignais point; d'abord je ne crains personne, et Moreau moins qu'un autre. Je l'ai vingt fois empêché de se compromettre; je l'avais averti qu'on nous brouillerait; il le sentait comme moi. Mais il est faible et orgueilleux; les femmes le dirigent, les partis l'ont pressé...»

En parlant ainsi, Bonaparte s'était levé, et se rapprochant de sa femme, il lui prit le menton, et, lui faisant lever la tête: «Tout le monde, dit-il encore, n'a pas une bonne femme comme moi! Tu pleures, Joséphine, eh! pourquoi? As-tu peur?--Non, mais je n'aime pas ce que l'on va dire.--Que veux-tu y faire?...» Puis se retournant vers moi: «Je n'ai nulle haine, nul désir de vengeance, j'ai fort réfléchi avant d'arrêter Moreau; je pouvais fermer les yeux, lui donner le temps de fuir; mais on aurait dit que je n'avais pas osé le mettre en jugement. J'ai de quoi le convaincre; il est coupable, je suis le gouvernement; tout ceci doit se passer simplement.»

Je ne sais si la puissance de mes souvenirs agit aujourd'hui sur moi, mais j'avoue que, même aujourd'hui, j'ai peine à croire que, lorsque Bonaparte parlait ainsi, il ne fût pas de bonne foi. Je l'ai vu faire des progrès dans l'art de la dissimulation, et, à cette époque, il avait encore en parlant certains accents vrais, que, depuis, je n'ai plus retrouvés dans sa voix. Peut-être aussi est-ce tout simplement qu'alors je croyais encore en lui.

Il nous quitta sur ces paroles, et madame Bonaparte me conta qu'il avait passé presque toute la nuit debout, agitant cette question: s'il ferait arrêter Moreau; pesant le pour et le contre de cette mesure, sans trace d'humeur personnelle; que, vers le point du jour, il avait fait venir le général Berthier, et que, après un assez long entretien, il s'était déterminé à envoyer à Grosbois où Moreau s'était retiré.

Cet événement fit beaucoup de bruit; on en parla diversement. Au Tribunat, le frère du général Moreau, qui était tribun, parla avec véhémence et produisit quelque effet. Les trois corps de l'État firent une députation pour aller complimenter le consul sur le danger qu'il avait couru. Dans Paris, une partie de la bourgeoisie, les avocats, les gens de lettres, tout ce qui pouvait représenter la portion libérale de la population, s'échauffa pour Moreau. Il fut assez facile de reconnaître une certaine opposition dans l'intérêt qui se déclara pour lui; on se promit de se porter en foule au tribunal où il comparaîtrait; on alla même jusqu'à laisser échapper des menaces, si le jugement le condamnait. Les polices de Bonaparte l'informèrent qu'il avait été question de forcer sa prison. Il commença à s'aigrir, et je ne lui retrouvai plus le même calme sur cette affaire. Son beau-frère Murat, alors gouverneur de Paris, haïssait Moreau; il eut soin d'animer Bonaparte journellement par des rapports envenimés; il s'entendait avec le préfet de police, Dubois, pour le poursuivre de dénonciations alarmantes, et malheureusement les événements s'y prêtaient. Chaque jour, on trouvait de nouvelles ramifications à la conspiration, et la société de Paris s'entêtait à ne pas la croire véritable. C'était une petite guerre d'opinion entre Bonaparte et les Parisiens.

Le 29 février, on découvrit la retraite de Pichegru, et il fut arrêté, après s'être défendu vaillamment contre les gendarmes. Cet événement ralentit les défiances, mais l'intérêt général se portait toujours sur Moreau. Sa femme donnait à sa douleur une attitude un peu théâtrale, qui avait de l'effet. Cependant Bonaparte, ignorant les formes de la justice, les trouvait bien plus lentes qu'il ne l'avait d'abord pensé. Dans le premier moment, le grand juge s'était engagé trop légèrement à rendre la procédure courte et claire, et cependant on n'arrivait guère à avérer que ce fait: que Moreau avait entretenu secrètement Pichegru, qu'il avait reçu ses confidences, mais qu'il ne s'était engagé positivement sur rien. Ce n'était point assez pour entraîner une condamnation qui commençait à devenir nécessaire; enfin, malgré ce grand nom qui se trouve mêlé à toute cette affaire, Georges Cadoudal a toujours conservé dans l'opinion et aux débats l'attitude du véritable chef de la conjuration.

On ne peut se représenter l'agitation qui régnait dans le palais du consul; on consultait tout le monde; on s'informait des moindres discours. Un jour, Savary prit à part M. de Rémusat, en lui disant: «Vous avez été magistrat, vous savez les lois; pensez-vous que les notions que nous avons suffisent pour éclairer les juges?--On n'a jamais condamné un homme, répondait mon mari, par cette seule raison qu'il n'a pas dénoncé des projets dont il a été instruit. Sans doute, c'est un tort politique à l'égard du gouvernement; mais ce n'est point un crime qui doive entraîner la mort; et, si c'est là votre seul argument, vous n'aurez donné à Moreau qu'une évidence fâcheuse pour vous.--En ce cas, reprenait Savary, le grand juge nous a fait faire une grande sottise, il eût mieux valu se servir d'une commission militaire.»

Du jour où Pichegru fut arrêté, les barrières de Paris demeurèrent fermées pour la recherche de Georges. On s'affligeait beaucoup de l'adresse avec laquelle il se dérobait à toute poursuite. Fouché se moquait incessamment de la maladresse de la police, et fondait à cette occasion les bases de son nouveau crédit; ses railleries animaient Bonaparte, déjà mécontent, et, quand il avait réellement couru un grand danger et qu'il voyait les Parisiens en défiance sur la vérité de certains faits avérés pour lui, il se sentait entraîné vers le besoin de la vengeance. «Voyez, disait-il, si les Français peuvent être gouvernés par des institutions légales et modérées! J'ai supprimé un ministère révolutionnaire, mais utile, les conspirations se sont aussitôt formées. J'ai suspendu mes impressions personnelles, j'ai abandonné à une autorité indépendante de moi la punition d'un homme qui voulait ma perte, et, loin de m'en savoir gré, on se joue de ma modération, on corrompt les motifs de ma conduite; ah! je lui apprendrai à se méprendre à mes intentions! Je me ressaisirai de tous mes pouvoirs et je lui prouverai que, moi seul, je suis fait pour gouverner, décider et punir.»

La colère de Bonaparte croissait d'autant plus que, de moment en moment, il se sentait comme __aux. Il avait cru dominer l'opinion, et l'opinion lui échappait; il s'était dans le début, j'en suis certaine, dominé lui-même, et on ne lui en savait nul gré; il s'en indignait, et peut-être jurait intérieurement qu'on ne l'y rattraperait plus. Ce qui semblera peut-être singulier à ceux qui n'ont pas appris à quel point l'habit d'uniforme éteint chez ceux qui le portent l'exercice de la pensée, c'est que l'armée, dans cette occasion, ne donna pas la plus légère inquiétude. Les militaires font tout par consigne et s'abstiennent des impressions qui ne leur sont point commandées. Un bien petit nombre d'officiers se rappela alors avoir servi et vaincu sous Moreau, et la bourgeoisie fut bien plus agitée que toute autre classe de la nation.

MM. de Polignac, de Rivière et quelques autres furent successivement arrêtés. Alors on commença à croire un peu plus à la réalité de la conspiration et à comprendre qu'elle était royaliste. Cependant le parti républicain revendiquait toujours Moreau. La noblesse fut effrayée et se tint dans une grande réserve; elle blâmait l'imprudence de MM. de Polignac, qui sont convenus depuis qu'ils n'avaient pas trouvé pour les seconder le zèle dont on les avait flattés. La faute, trop ordinaire au parti royaliste, c'est de croire à l'existence de ce qu'il souhaite, et d'agir toujours d'après ses illusions. Cela est ordinaire aux hommes qui se conduisent par leurs passions ou par leur vanité.

Quant à moi, je souffrais beaucoup. Aux Tuileries, je voyais le premier consul sombre et silencieux, sa femme souvent éplorée, sa famille irritée, sa soeur qui l'excitait par des paroles violentes; dans le monde mille opinions diverses, de la défiance, des soupçons, une maligne joie chez les uns, un grand regret chez les autres du mauvais succès de l'entreprise, des jugements passionnés; j'étais remuée, froissée par ce que j'entendais et par ce que je sentais; je me renfermais avec ma mère et mon mari; nous nous interrogions tous trois sur ce que nous entendions, et sur ce qui se passait au dedans de nous. M. de Rémusat, dans la douce rectitude de son esprit, s'affligeait des fautes qu'on commettait, et, comme il jugeait sans passion, il commençait à pressentir l'avenir, et m'ouvrait sa triste et sage prévoyance sur le développement d'un caractère qu'il étudiait en silence. Ses inquiétudes me faisaient mal; combien je me sentais déjà malheureuse des soupçons qui s'élevaient au dedans de moi! Hélas! le moment n'était pas loin où mon esprit allait recevoir une bien plus funeste clarté.


CHAPITRE V.

(1804.)

Arrestation de Georges Cadoudal.--Mission de M. de Caulaincourt à Ettenheim.--Arrestation du duc d'Enghien.--Mes angoisses et mes instances auprès de madame Bonaparte.--Soirée de la Malmaison.--Mort du duc d'Enghien.--Paroles remarquables du premier consul.

Après les différentes arrestations dont j'ai parlé, on livra au Moniteur des articles du Morning Chronicle, qui rapportaient que la mort de Bonaparte et la restauration de Louis XVIII étaient prochaines. On ajoutait que des gens arrivés tout à l'heure de Londres affirmaient qu'on y spéculait à la Bourse sur cet événement, et qu'on y nommait Georges, Pichegru et Moreau. On imprima aussi dans le même Moniteur la lettre d'un Anglais à Bonaparte, qu'il appelait Monsieur Consul. Cette lettre lui adressait, pour son utilité particulière, un pamphlet répandu du temps de Cromwell qui tendait à prouver qu'on ne pouvait pas assassiner des personnages tels que Cromwell et lui, parce qu'il n'y avait aucun crime à tuer un animal dangereux, ou un tyran: «Tuer n'est donc pas assassiner, disait le pamphlet, la différence est grande.»

Cependant, en France, des adresses de toutes les villes et de toutes les armées, des mandements des évêques, arrivaient à Paris pour complimenter le premier consul, et féliciter la France du danger auquel elle avait échappé. On insérait soigneusement ces pièces dans le Moniteur.

Enfin, Georges Cadoudal fut arrêté le 29 mars sur la place de l'Odéon. Il était en cabriolet, et, s'apercevant qu'on le poursuivait, il pressait vivement son cheval. Un officier de paix se présenta courageusement en tête du cheval, et fut tué raide par un coup de pistolet que Georges lui tira. Mais, le peuple s'étant attroupé, le cabriolet fut arrêté et Georges saisi. On trouva sur lui de soixante à quatre-vingt mille francs en billets qui furent donnés à la veuve de l'homme qu'il avait tué. On mit dans les journaux qu'il avait avoué sur-le-champ qu'il n'était venu en France que pour assassiner Bonaparte. Cependant je crois me rappeler que l'on dit dans ce temps que Georges, qui montra dans toute la procédure une extrême fermeté et un grand dévouement à la maison de Bourbon, nia toujours le plan de l'assassinat, mais convint que son projet était d'attaquer la voiture du consul, et de l'enlever sans lui faire aucun mal.

À cette même époque, le roi d'Angleterre tomba sérieusement malade; notre gouvernement comptait sur cette mort pour la retraite de M. Pitt du ministère.

Le 21 mars, voici quel article parut dans le Moniteur: «Le prince de Condé a fait une circulaire pour appeler les émigrés et les rassembler sur le Rhin. Un prince de la maison de Bourbon, à cet effet, se tient sur la frontière.»

Puis on imprima la correspondance secrète qu'on avait saisie d'un nommé Drake, ministre accrédité d'Angleterre en Bavière, qui prouvait que le gouvernement anglais ne négligeait aucun moyen d'exciter du trouble en France. M. de Talleyrand eut ordre d'envoyer des copies de cette correspondance à tous les membres du corps diplomatique, qui témoignèrent leur indignation par des lettres qui furent toutes insérées dans le Moniteur.

Nous touchions à la semaine sainte. Le dimanche de la Passion, 18 mars, ma semaine auprès de madame Bonaparte commençait. Je me rendis dès le matin aux Tuileries pour assister à la messe, ce qui se faisait dès ce temps-là avec pompe. Après la messe, madame Bonaparte trouvait toujours une cour nombreuse dans les salons, et y demeurait quelque temps, parlant aux uns et aux autres.

Madame Bonaparte, redescendue chez elle, m'annonça que nous allions passer cette semaine à la Malmaison. «J'en suis charmée, ajouta-t-elle, Paris me fait peur en ce moment.» Quelques heures après, nous partîmes. Bonaparte était dans sa voiture particulière, madame Bonaparte dans la sienne, seule avec moi. Pendant une partie de la route, je remarquai qu'elle était silencieuse et fort triste; je lui en témoignai de l'inquiétude; elle parut hésiter à me répondre; mais ensuite elle me dit: «Je vais vous confier un grand secret. Ce matin, Bonaparte m'a appris qu'il avait envoyé sur nos frontières M. de Caulaincourt pour s'y saisir du duc d'Enghien. On va le ramener ici.--Ah! mon Dieu, madame, m'écriai-je, et qu'en veut-on faire?--Mais il me paraît qu'il le fera juger.»

Ces paroles me causèrent le plus grand mouvement d'effroi que j'aie, je crois, éprouvé de ma vie. Il fut tel que madame Bonaparte crut que j'allais m'évanouir, et qu'elle baissa toutes les glaces. «J'ai fait ce que j'ai pu, continua-t-elle, pour obtenir de lui la promesse que ce prince ne périrait point, mais je crains fort que son parti ne soit pris.--Quoi donc! vous pensez qu'il le fera mourir?--Je le crains.» À ces mots, les larmes me gagnèrent, et, dans l'émotion que j'éprouvai, je me hâtai de mettre sous ses yeux toutes les funestes suites d'un pareil événement: cette souillure du sang royal qui ne satisferait que le parti des jacobins, l'intérêt particulier que ce prince inspirait sur tous les autres, le beau nom de Condé, l'effroi général, la chaleur des haines qui se ranimerait, etc. J'abordai toutes les questions dont madame Bonaparte n'envisageait qu'une partie. L'idée d'un meurtre était ce qui l'avait le plus frappée. Je parvins à l'épouvanter réellement, et elle me promit de tout tenter pour faire changer cette funeste résolution.

Nous arrivâmes toutes deux atterrées à la Malmaison. Je me réfugiai dans ma chambre, où je pleurai amèrement; toute mon âme était ébranlée. J'aimais et j'admirais Bonaparte, je le croyais appelé par une puissance invincible aux plus hautes destinées, je laissais ma jeune imagination s'exalter sur lui; tout à coup le voile qui couvrait mes yeux venait à se déchirer, et par ce que j'éprouvais en ce moment, je ne comprenais que trop l'impression que cet événement allait produire.

Il n'y avait à la Malmaison personne à qui je pusse m'ouvrir entièrement. Mon mari n'était point de service, et je l'avais laissé à Paris. Il fallut me contraindre, et reparaître avec un visage tranquille, car madame Bonaparte m'avait positivement défendu de rien laisser échapper qui indiquât qu'elle m'en eût parlé.

Quand je descendis au salon vers six heures, j'y trouvai le premier consul jouant aux échecs. Il me parut serein et calme; son visage paisible me fit mal à regarder; depuis deux heures, en pensant à lui, mon esprit avait été tellement bouleversé, que je ne pouvais plus reprendre les impressions ordinaires que me faisait sa présence; il me semblait que je devais le trouver changé. Quelques militaires dînèrent avec lui; tout le temps se passa d'une manière insignifiante; après le dîner, il se retira dans son cabinet pour travailler avec toutes ses polices; le soir, quand je quittai madame Bonaparte, elle me promit encore de renouveler ses sollicitations.

Le lendemain matin, je la joignis le plus tôt qu'il me fut possible; elle était entièrement découragée. Bonaparte l'avait repoussée sur tous les points: «Les femmes devaient demeurer étrangères à ces sortes d'affaires; sa politique demandait ce coup d'État; il acquérait par là le droit de se rendre clément dans la suite; il lui fallait choisir ou de cette action décisive, ou d'une longue suite de conspirations qu'il faudrait punir journellement. L'impunité encouragerait les partis, il serait donc obligé de persécuter, d'exiler, de condamner sans cesse, de revenir sur ce qu'il avait fait pour les émigrés, de se mettre dans les mains des jacobins. Les royalistes l'avaient déjà plus d'une fois compromis à l'égard des révolutionnaires. Cette action-ci le dégageait vis-à-vis de tout le monde. D'ailleurs le duc d'Enghien, après tout, entrait dans la conspiration de Georges; il venait apporter le trouble en France, il servait la vengeance des Anglais; puis sa réputation militaire pouvait peut-être à l'avenir agiter l'armée; lui mort, nos soldats auraient tout à fait rompu avec les Bourbons. En politique, une mort qui devait donner du repos n'était point un crime; les ordres étaient donnés, il n'y avait plus à reculer.»

Dans cet entretien, madame Bonaparte apprit à son mari qu'il allait aggraver l'odieux de cette action par la circonstance d'avoir choisi M. de Caulaincourt, dont les parents avaient été autrefois attachés à la maison de Condé.--«Je ne le savais point, répondit Bonaparte; et puis qu'importe? Si Caulaincourt est compromis, il n'y a pas grand mal, il ne m'en servira que mieux. Le parti opposé lui pardonnera désormais d'être gentilhomme.» Il ajouta, au reste, que M. de Caulaincourt n'était instruit que d'une partie de son plan, et qu'il pensait que le duc d'Enghien allait demeurer ici en prison.

Le courage me manqua à toutes ces paroles; j'avais de l'amitié pour M. de Caulaincourt, je souffrais horriblement de tout ce que j'apprenais. Il me semblait qu'il aurait dû refuser la mission dont on l'avait chargé.

La journée entière se passa tristement; je me rappelle que madame Bonaparte, qui aimait beaucoup les arbres et les fleurs, s'occupa dans la matinée de faire transporter un cyprès dans une partie de son jardin nouvellement dessinée. Elle-même jeta quelques pelletées de terre sur l'arbre afin de pouvoir dire qu'elle l'avait planté de ses mains. «Mon Dieu, madame, lui dis-je en la regardant faire, c'est bien l'arbre qui convient à une pareille journée.» Depuis ce temps, je n'ai jamais passé devant ce cyprès sans éprouver un serrement de coeur.

Ma profonde émotion troublait madame Bonaparte. Légère et mobile, d'ailleurs très confiante dans la supériorité des vues de Bonaparte, elle craignait à l'excès les impressions pénibles et prolongées; elle en éprouvait de vives, mais infiniment passagères. Convaincue que la mort du duc d'Enghien était résolue, elle eût voulu se détourner d'un regret inutile. Je ne le lui permis pas. J'employai la plus grande portion du jour à la harceler sans cesse; elle m'écoutait avec une douceur extrême, mais avec découragement, elle connaissait mieux Bonaparte que moi. Je pleurais en lui parlant, je la conjurais de ne point se rebuter, et, comme je n'étais pas sans crédit sur elle, je parvins à la déterminer à une dernière tentative.

«Nommez-moi s'il le faut au premier consul, lui disais-je; je suis bien peu de chose, mais enfin il jugera par l'impression que je reçois de celle qu'il va produire, car enfin je lui suis plus attachée que beaucoup d'autres; je ne demande pas mieux que de lui trouver des excuses, et je n'en vois pas une à ce qu'il va faire.»

Nous vîmes peu Bonaparte dans cette seconde journée; le grand juge, le préfet de police, Murat vinrent, et eurent de longues audiences; je trouvais à tout le monde des figures sinistres. Je demeurai debout une partie de la nuit. Quand je m'endormais, mes rêves étaient affreux. Je croyais entendre des mouvements continuels dans le château, et qu'on tentait sur nous de nouvelles entreprises. Je me sentais pressée tout à coup du désir d'aller me jeter aux genoux de Bonaparte, pour lui demander qu'il eût pitié de sa gloire; car alors je trouvais qu'il en avait une bien pure, et de bonne foi je pleurais sur elle. Cette nuit ne s'effacera jamais de mon souvenir.

Le mardi matin, madame Bonaparte me dit: «Tout est inutile; le duc d'Enghien arrive ce soir. Il sera conduit à Vincennes, et jugé cette nuit. Murat se charge de tout. Il est odieux dans cette affaire. C'est lui qui pousse Bonaparte; il répète qu'on prendrait sa clémence pour de la faiblesse, et que les jacobins seraient furieux. Il y a un parti qui trouve mauvais qu'on n'ait pas eu égard à l'ancienne gloire de Moreau, et qui demanderait pourquoi on ménagerait davantage un Bourbon; enfin Bonaparte m'a défendu de lui en parler davantage. Il m'a parlé de vous, ajouta-t-elle ensuite; je lui ai avoué que je vous avais tout dit; il avait été frappé de votre tristesse. Tâchez de vous contraindre.»

Ma tête était montée alors: «Ah! qu'il pense de moi ce qu'il voudra! il m'importe peu, madame, je vous assure, et, s'il me demande pourquoi je pleure, je lui répondrai que je pleure sur lui.» Et, en parlant ainsi, je pleurais en effet.

Madame Bonaparte s'épouvantait de l'état où elle me voyait; les émotions fortes de l'âme lui étaient à peu près étrangères, et quand elle cherchait à me calmer en me rassurant, je ne pouvais répondre que par ces mots: «Ah! madame, vous ne me comprenez pas!» Elle m'assurait qu'après cet événement Bonaparte marcherait comme auparavant. Hélas! ce n'était pas l'avenir qui m'inquiétait; je ne doutais pas de sa force sur lui et sur les autres, mais je sentais une sorte de déchirement intérieur qui m'était tout personnel.

Enfin, à l'heure du dîner, il fallut descendre et composer son visage. Le mien était bouleversé. Bonaparte jouait encore aux échecs, il avait pris fantaisie à ce jeu. Dès qu'il me vit, il m'appela près de lui, me disant de le conseiller; je n'étais pas en état de prononcer quatre mots. Il me parla avec un ton de douceur et d'intérêt qui acheva de me troubler. Lorsque le dîner fut servi, il me fit mettre près de lui, et me questionna sur une foule de choses toutes personnelles à ma famille. Il semblait qu'il prit à tâche de m'étourdir, et de m'empêcher de penser. On avait envoyé le petit Napoléon de Paris, on le plaça au milieu de la table, et son oncle parut s'amuser beaucoup de voir cet enfant toucher à tous les plats, et renverser tout autour de lui.

Après le dîner, il s'assit à terre, joua avec l'enfant, et affecta une gaieté qui me parut forcée. Madame Bonaparte, qui craignait qu'il ne fût demeuré irrité de ce qu'elle lui avait dit sur moi, me regardait en souriant doucement, et semblait me dire: «Vous voyez qu'il n'est pas si méchant, et que nous pouvons nous rassurer.» Pour moi, je ne savais plus où j'en étais; je croyais dans certains moments faire un mauvais rêve; j'avais sans doute l'air effaré, car tout à coup Bonaparte, me regardant fixement, me dit: «Pourquoi n'avez-vous pas de rouge? Vous êtes trop pâle.» Je lui répondis que j'avais oublié d'en mettre. «Comment? reprit-il, une femme qui oublie son rouge!» et en éclatant de rire: «Cela ne t'arriverait jamais, à toi, Joséphine!» Puis il ajouta: «Les femmes ont deux choses qui leur vont fort bien: le rouge et les larmes.» Toutes ces paroles achevèrent de me déconcerter.

Le général Bonaparte n'avait ni goût ni mesure dans sa gaieté. Alors il prenait des manières qui se sentaient des habitudes de garnison. Il fut encore assez longtemps à jouer avec sa femme avec plus de liberté que de décence, puis il m'appela vers une table pour faire une partie d'échecs. Il ne jouait guère bien, ne voulant pas se soumettre à la marche des pièces. Je le laissais faire ce qui lui plaisait; tout le monde gardait le silence; alors il se mit à chanter entre ses dents. Puis tout à coup il lui vint des vers à la mémoire. Il prononça à demi-voix: Soyons amis, Cinna, puis les vers de Gusman dans Alzire:

Je ne pus m'empêcher de lever la tête et de le regarder; il sourit et continua. En vérité, je crus dans ce moment qu'il était possible qu'il eût trompé sa femme et tout le monde, et qu'il préparât une grande scène de clémence. Cette idée, à laquelle je m'attachai fortement, me donna du calme; mon imagination était bien jeune alors, et d'ailleurs j'avais un tel besoin d'espérer! «Vous aimez les vers?» me dit Bonaparte; j'avais bien envie de répondre: «Surtout quand ils font application.» Je n'osai jamais42.

Note 41: (retour) 41: Voici ces vers:

Des dieux que nous servons connais la différence:

Les tiens t'ont commandé le meurtre et la vengeance;

Et le mien, quand ton bras vient de m'assassiner,

M'ordonne de te plaindre et de te pardonner.

(Alzire, acte V, scène VII.) (P. R.)
Note 42: (retour) Le lendemain du jour où j'écrivais ceci, on me prêta précisément un livre qui a paru cette année et qui s'appelle Mémoires secrets sur la vie de Lucien Bonaparte. Cet ouvrage a pu être fait par quelque secrétaire de Lucien. Il renferme quelques faits qui manquent de vérité. Il y a quelques notes à la fin, ajoutées par une personne digne de foi, dit-on. Je suis tombée sur celle-ci, qui m'a paru curieuse: «Lucien apprit la mort du duc d'Enghien par le général Hullin, parent de madame Jouberthon, et qui arriva chez elle quelques heures après, avec la contenance d'un homme désespéré. On avait assuré le conseil militaire que le premier consul ne voulait que constater son pouvoir, et devait faire grâce au prince; on avait même cité à quelques membres ces vers d'Alzire: Des dieux que nous servons connais la différence, etc.»

Nous continuâmes notre partie, et de plus en plus je me confiai à sa gaieté. Nous jouions encore, lorsque le bruit d'une voiture se fit entendre: On annonça le général Hullin; le premier consul repoussa la table fortement, se leva, et, entrant dans la galerie voisine du salon, il demeura le reste de la soirée avec Murat, Hullin et Savary. Il ne reparut plus, et cependant moi, je rentrai chez moi plus tranquille. Je ne pouvais me persuader que Bonaparte ne fût pas ému de la pensée d'avoir dans les mains une telle victime. Je souhaitais que le prince demandât à le voir; et c'est ce qu'il fit en effet, en répétant ces paroles: «Si le premier consul consentait à me voir, il me rendrait justice, et comprendrait que j'ai fait mon devoir.» Peut-être, me disais-je, il ira lui-même à Vincennes, il accordera un éclatant pardon. À quoi bon sans cela rappeler les vers de Gusman?

La nuit, cette terrible nuit, se passa. Le matin, de bonne heure, je descendis au salon. J'y trouvai Savary seul, excessivement pâle, et, je lui dois cette justice, avec un visage décomposé. Ses lèvres tremblaient en me parlant, et cependant il ne m'adressait que des mots insignifiants. Je ne l'interrogeai point. Les questions ont toujours été paroles inutiles à des personnages de ce genre. Ils disent, sans qu'on leur demande, ce qu'ils veulent dire, et ne répondent jamais.

Madame Bonaparte entra dans le salon; elle me regarda tristement, et s'assit en disant à Savary: «Eh bien, c'est donc fait?--Oui, madame, reprit-il. Il est mort ce matin, et, je suis forcé d'en convenir, avec un beau courage.» Je demeurai atterrée.

Madame Bonaparte demanda des détails; ils ont été sus depuis. On avait conduit le prince dans un des fossés du château; quand on lui avait proposé un mouchoir, il le repoussa dignement, et s'adressant aux gendarmes: «Vous êtes Français, leur dit-il, vous me rendrez bien au moins le service de ne point me manquer.» Il remit un anneau, des cheveux et une lettre pour madame de Rohan; Savary montra le tout à madame Bonaparte. La lettre était ouverte, courte et affectueuse. Je ne sais si les dernières intentions de ce malheureux prince auront été exécutées.

«Après sa mort, reprit Savary, on a permis aux gendarmes de prendre ses vêtements, sa montre, et l'argent qu'il avait sur lui; aucun n'a voulu y toucher. On dira ce qu'on voudra, on ne peut voir périr de pareils hommes comme on ferait de tant d'autres, et je sens que j'ai peine à retrouver mon sang-froid.»

Peu à peu parurent Eugène de Beauharnais, trop jeune pour avoir un souvenir, et qui ne voyait guère dans le duc d'Enghien qu'un conspirateur contre les jours de son maître, des généraux, dont je n'écrirai point les noms, qui exaltaient cette action, si bien que madame Bonaparte, toujours un peu effrayée dès qu'on parlait haut et fort, crut devoir s'excuser de sa tristesse, en répétant cette phrase si complètement déplacée: «Je suis une femme, moi, et j'avoue que cela me donne envie de pleurer.»

Dans la matinée, il vint une foule de monde, les consuls, les ministres, Louis Bonaparte et sa femme; le premier renfermé dans un silence qui paraissait désapprobateur, madame Louis effarouchée, n'osant point sentir et comme demandant ce qu'elle devait penser. Les femmes encore plus que le reste étaient absolument soumises à la puissance magique de ce mot sacramentel de Bonaparte: Ma politique. C'est avec ce mot qu'il écrasait la pensée, les sentiments, même les impressions, et quand il le prononçait, presque personne au palais, surtout pas une femme, n'eût osé l'interroger sur ce qu'il voulait dire.

Mon mari vint aussi le matin; sa présence soulagea la terrible oppression qui m'étouffait. Il était abattu et affligé comme moi. Combien je lui sus gré de ne pas penser à me donner le moindre avis sur l'attitude composée qu'il fallait prendre dans cette occasion! Nous nous entendîmes dans toutes nos souffrances. Il me conta qu'on était généralement révolté à Paris, et que les chefs du parti jacobin disaient: «Le voilà des nôtres.» Il ajouta ces paroles, que je me suis souvent rappelées depuis: «Voilà le consul lancé dans une route où, pour effacer ce souvenir, il sera souvent forcé de laisser de côté l'utile, et de nous étourdir par l'extraordinaire.» Il dit aussi à madame Bonaparte: «Il vous reste un conseil important à donner au premier consul: il n'a pas un moment à perdre pour rassurer l'opinion, qui marche vite à Paris. Il faut au moins qu'il prouve que ceci n'est point la suite d'un caractère cruel qui se développe, mais d'un calcul dont il ne m'appartient pas de déterminer la justesse, et qui doit le rendre bien circonspect.»

Madame Bonaparte apprécia ce conseil. Elle le reporta à son époux, qui se trouva très disposé à l'entendre, et qui répondit par ces deux mots: C'est juste. En la rejoignant avant le dîner, je la trouvai dans la galerie avec sa fille, et M. de Caulaincourt, qui venait d'arriver. Il avait surveillé l'arrestation du prince, mais ne l'accompagna point. Je reculai dès que je l'aperçus. «Et vous aussi, me dit-il tout haut, vous allez me détester, et pourtant je ne suis que malheureux, mais je le suis beaucoup. Pour prix de mon dévouement le consul vient de me déshonorer. J'ai été indignement trompé, me voilà ainsi perdu.» Il pleurait en parlant, et me fit pitié.

Madame Bonaparte m'a assuré qu'il avait parlé du même ton au premier consul, et je l'ai vu longtemps conserver un visage sévère et irrité devant lui. Le premier consul lui faisait des avances, il les repoussait. Il lui étalait ses desseins, son système, il le trouvait raide et glacé; de brillants dédommagements lui furent offerts, et furent d'abord refusés. Peut-être eussent-ils dû l'être toujours.

Cependant l'opinion publique se dressa contre M. de Caulaincourt; chez certaines gens, elle ménageait le maître pour écraser l'aide de camp. Cette inégalité de démonstrations l'irrita; il eût baissé la tête devant un blâme indépendant, qui devait être au moins partagé. Mais quand il vit qu'on était déterminé à épuiser les affronts sur lui, pour acquérir encore le droit de caresser le vrai coupable, il conçut un souverain mépris des hommes et consentit à les obliger au silence en se plaçant aussi à un degré de puissance qui pouvait leur imposer. Son ambition et Bonaparte justifièrent cette disposition. «Ne soyez point insensé, lui disait ce dernier. Si vous pliez devant les coups dont on veut vous frapper, vous serez assommé; on ne vous saura nul gré de votre tardive opposition à mes volontés, et on vous blâmera d'autant plus qu'on n'aura point à vous craindre.» À force de revenir sur de pareils raisonnements, et en n'épargnant aucun moyen de consoler, caresser et séduire M. de Caulaincourt, Bonaparte, parvint à calmer le ressentiment très réel qu'il éprouvait, et peu à peu l'éleva près de lui à de très grandes dignités. On peut blâmer plus ou moins la faiblesse qu'eut M. de Caulaincourt de pardonner la tache ineffaçable que le premier consul grava sur son front; mais on lui doit cette justice, qu'il ne fut jamais près de lui ni aveugle, ni bas courtisan, et qu'il demeura dans le petit nombre de ses serviteurs qui ne négligèrent point l'occasion de lui dire la vérité43.

Avant le dîner, madame Bonaparte et sa fille m'exhortèrent fort à garder la meilleure contenance que je pourrais. La première me dit que, dans la matinée, son époux lui avait demandé quel effet avait produit sur moi cette déplorable nouvelle, et que sur la réponse que j'avais pleuré, il lui avait dit: «C'est tout simple, elle fait son métier de femme; vous autres, vous n'entendez rien à mes affaires; mais tout se calmera, et l'on verra que je n'ai point fait une gaucherie.»

Note 43: (retour) M. de Caulaincourt a conservé toute sa vie les mêmes sentiments, et il jugeait très sévèrement la politique et la personne de celui dont il s'employa souvent à conjurer les fatales volontés. Mon père tenait de M. Mounier, fils du célèbre membre des assemblées de la Révolution, avec lequel il était fort lié dans sa jeunesse, que dans la campagne de 1813, M. de Caulaincourt, alors duc de Vicence, accompagnant l'empereur avec une partie de son état-major et de sa maison, vit un obus labourer la terre à côté de Napoléon. Il poussa son cheval entre l'empereur et l'obus, et le couvrit, autant qu'il était en lui, des éclats qui heureusement n'atteignirent personne. Le soir, M. Mounier, soupant au quartier-général lui parlait de cet acte de dévouement par lequel il avait si simplement exposé sa vie pour sauver son maître: «Il est vrai, répondit le duc de Vicence, et pourtant je ne croirais point qu'il y a un Dieu au ciel, si cet homme-là mourait sur le trône.» (P. R.)

Enfin, l'heure du dîner arriva. Avec le service ordinaire de la semaine, il y avait encore M. et madame Louis Bonaparte, Eugène de Beauharnais, M. de Caulaincourt et le général Hullin44! La vue de cet homme me troublait. Il apportait dans ce jour la même expression de visage que la veille, une extrême impassibilité45. Je crois en vérité qu'il ne pensait avoir fait ni une mauvaise action, ni un acte de dévouement, en présidant la commission militaire qui condamna le prince. Depuis, il a vécu assez simplement. Bonaparte a payé par des places et de l'argent le funeste service qu'il lui devait; mais il lui arrivait quelquefois de dire, en voyant Hullin: «Sa présence m'importune, je n'aime point ce qu'il me rappelle.»

Note 44: (retour) Alors commandant de Paris.
Note 45: (retour) On m'a assuré, depuis, qu'il avait été fort affligé.

Le consul passa de son cabinet à table; il n'affectait point de gaieté ce jour-là. Au contraire, tant que dura le repas, il demeura plongé dans une rêverie profonde; nous étions tous fort silencieux. Lorsqu'on allait se lever de table, tout à coup, le consul, répondant à ses pensées, prononça ces paroles d'une voix sèche et rude: «Au moins ils verront ce dont nous sommes capables, et dorénavant, j'espère, on nous laissera tranquilles.» Il passa dans le salon; il y causa tout bas longtemps avec sa femme, et me regarda deux ou trois fois sans courroux. Je me tenais tristement à l'écart, abattue, malade, et sans volonté ni pouvoir de dire un mot.

Peu à peu arrivèrent Joseph Bonaparte, M. et madame Bacciochi46, accompagnés de M. de Fontanes47. Lucien alors était brouillé avec son frère par suite du mariage qu'il avait contracté avec madame Jouberthon; il ne paraissait plus chez le premier consul, et se disposait à quitter la France. Dans la soirée, on vit arriver Murat, le préfet de police Dubois, les conseillers d'État, etc. Les visages des arrivants étaient tous composés. La conversation fut d'abord insignifiante, rare et lourde; les femmes assises et dans un grand silence, les hommes debout en demi-cercle; Bonaparte marchant d'un angle à l'autre du salon. Il entreprit d'abord une sorte de dissertation moitié littéraire, moitié historique avec M. de Fontanes. Quelques noms qui appartiennent à l'histoire ayant été prononcés, lui donnèrent occasion de développer son opinion sur quelques-uns de nos rois et des plus grands capitaines de l'histoire. Je remarquai de ce jour que son penchant naturel le portait à tous les détrônements de quelque genre qu'ils fussent, même à ceux des admirations. Il exalta Charlemagne, mais prétendit que la France avait toujours été en décadence sous les Valois. Il rabaissa la grandeur d'Henri IV: «Il manquait, disait-il, de gravité. C'est une affectation qu'un souverain doit éviter que celle de la bonhomie. Que veut-il? rappeler à ce qui l'entoure qu'il est un homme comme un autre? Quel contresens! Dès qu'un homme est roi, il est à part de tous; et j'ai toujours trouvé l'instinct de la vraie politique dans l'idée qu'eut Alexandre de se faire descendre d'un dieu.» Il ajouta que Louis XIV avait mieux connu les Français que Henri IV; mais il se hâta de le représenter subjugué par des prêtres et une vieille femme, et il se livra à ce sujet à des opinions un peu vulgaires. De là il tourna sa pensée sur quelques généraux de Louis XIV, et sur la science militaire en général.

Note 46: (retour) M. Bacciochi était alors colonel de dragons, et absolument étranger aux affaires publiques. Il avait la passion du violon et en jouait toute la journée.
Note 47: (retour) M. de Fontanes fut nommé dans ce temps président du Corps législatif, et plus tard président perpétuel.

«La science militaire, disait-il, consiste à bien calculer toutes les chances d'abord, et ensuite à faire exactement, presque mathématiquement, la part du hasard. C'est sur ce point qu'il ne faut pas se tromper, et qu'une décimale de plus ou de moins peut tout changer. Or ce partage de la science et du hasard ne peut se caser que dans une tête de génie, car il en faut partout où il y a création, et certes la plus grande improvisation de l'esprit humain est celle qui donne une existence à ce qui n'en a pas. Le hasard demeure donc toujours un mystère pour les esprits médiocres, et devient une réalité pour les hommes supérieurs. Turenne n'y pensait guère et n'avait que de la méthode. Je crois, ajoutait-il en souriant, que je l'aurais battu. Condé s'en doutait plus que lui, mais c'était par impétuosité qu'il s'y livrait. Le prince Eugène est un de ceux qui l'ont le mieux apprécié. Henri IV a toujours mis la bravoure à la place de tout; il n'a livré que des combats, et ne se fût pas tiré d'une bataille rangée. C'est un peu par démocratie qu'on a tant vanté Catinat; j'ai, pour mon compte, remporté une victoire là où il fut battu. Les philosophes ont façonné sa réputation comme ils l'ont voulu, et cela a été d'autant plus facile qu'on peut toujours dire tout ce qu'on veut des gens médiocres portés à une certaine évidence par des circonstances qu'ils n'ont pas créées. Pour être un véritable grand homme, dans quelque genre que ce soit, il faut réellement avoir improvisé une partie de sa gloire, et se montrer au-dessus de l'événement qu'on a causé. Par exemple, César a eu dans plusieurs occasions une faiblesse qui me met en défiance des éloges que lui donne l'histoire. Monsieur de Fontanes, vos amis les historiens me sont souvent fort suspects, votre Tacite lui-même n'explique rien; il conclut de certains résultats sans indiquer les routes qui ont été suivies; il est, je crois, habile écrivain, mais rarement homme d'État. Il nous peint Néron comme un tyran exécrable, et puis nous dit, presque en même temps qu'il nous parle du plaisir qu'il eut à brûler Rome, que le peuple l'aimait beaucoup. Tout cela n'est pas net. Allez, croyez-moi, nous sommes un peu dupes dans nos croyances des écrivains qui nous ont fabriqué l'histoire au gré de la pente naturelle de leur esprit. Mais savez-vous de qui je voudrais lire une histoire bien faite? C'est du roi de Prusse, de Frédéric. Je crois que celui-là est un de ceux qui ont le mieux su leur métier dans tous les genres. Ces dames, dit-il en se retournant vers nous, ne seront pas de mon avis, et diront qu'il était sec et personnel; mais, après tout, un homme d'État est-il fait pour être sensible? N'est-ce pas un personnage complètement excentrique, toujours seul d'un côté avec le monde de l'autre? Sa lunette est celle de sa politique; il doit seulement avoir égard à ce qu'elle ne grossisse, ni ne diminue rien. Et tandis qu'il observe les objets avec attention, il faut qu'il soit attentif à remuer également les fils qu'il a dans la main. Le char qu'il conduit est souvent attelé de chevaux inégaux; jugez donc s'il doit s'amuser à ménager certaines convenances de sentiments si importantes pour le commun des hommes! Peut-il considérer les liens du sang, les affections, les puérils ménagements de la société? Et dans la situation où il se trouve, que d'actions séparées de l'ensemble et qu'on blâme, quoiqu'elles doivent contribuer au grand oeuvre que tout le monde n'aperçoit pas! Un jour elles termineront la création du colosse immense qui fera l'admiration de la postérité. Malheureux que vous êtes! Vous retiendrez vos éloges parce que vous craindrez que le mouvement de cette grande machine ne fasse sur vous l'effet de Gulliver qui, lorsqu'il déplaçait sa jambe, écrasait les Lilliputiens. Exhortez-vous, devancez le temps, agrandissez votre imagination, regardez de loin, et vous verrez que ces grands personnages que vous croyez violents, cruels, que sais-je? ne sont que des politiques. Ils se connaissent, se jugent mieux que vous, et, quand ils sont réellement habiles, ils savent se rendre maîtres de leurs passions, car ils vont jusqu'à en calculer les effets.»

On peut voir par cette espèce de manifeste la nature des opinions de Bonaparte, et encore comme une de ses idées en enfantait une autre quand il se livrait à la conversation. Il arrivait quelquefois qu'il discourait avec moins de suite, parce qu'il tolérait assez bien les interruptions, mais, ce jour-là, les esprits semblaient glacés en sa présence, et personne n'osait saisir certaines applications qu'il était pourtant visible qu'il avait offertes lui-même.

Il n'avait pas cessé d'aller et de venir en parlant ainsi pendant près d'une heure. Ma mémoire a laissé échapper beaucoup d'autres choses qu'il dit encore. Enfin, interrompant tout à coup le cours de ses idées, il ordonna à M. de Fontanes de lire des extraits de la correspondance de Drake, dont j'ai déjà parlé, extraits qui étaient tous relatifs à la conspiration.

Quand la lecture fut finie: «Voilà des preuves, dit-il, qu'on ne peut récuser. Ces gens-là voulaient mettre le désordre dans la France et tuer la Révolution dans ma personne; j'ai dû la défendre et la venger. J'ai montré ce dont elle est capable. Le duc d'Enghien conspirait comme un autre, il a fallu le traiter comme un autre. Du reste, tout cela était ourdi sans précaution, sans connaissance du terrain; quelques correspondants obscurs, quelques vieilles femmes crédules ont écrit, on les a crus; les Bourbons ne verront jamais rien que par l'Oeil-de-Boeuf, et sont destinés à de perpétuelles illusions. Les Polignac ne doutaient pas que toutes les maisons de Paris ne fussent ouvertes pour les recevoir, et, arrivés ici, aucun noble n'a voulu les accueillir. Tous ces insensés me tueraient qu'ils ne l'emporteraient point encore; ils ne mettraient à ma place que les jacobins irrités. Nous avons passé le temps de l'étiquette; les Bourbons ne savent point s'en départir; si vous les voyez rentrer, je gage que c'est la première chose dont ils s'occuperaient. Ah! c'eût été différent si on les avait vus comme Henri IV sur un champ de bataille, tout couverts de sang et de poussière. On ne reprend point un royaume avec une lettre datée de Londres et signée Louis. Et cependant une telle lettre compromet des imprudents que je suis forcé de punir, et qui me font une sorte de pitié. J'ai versé du sang, je le devais, j'en répandrai peut-être encore, mais sans colère, et tout simplement parce que la saignée entre dans les combinaisons de la médecine politique. Je suis l'homme de l'État, je suis la Révolution française, je le répète, et je la soutiendrai.»48

Après cette dernière déclaration, Bonaparte nous congédia tous; chacun se retira sans oser se communiquer ses idées, et ainsi se termina une si fatale journée.

Note 48: (retour) Le meurtre du duc d'Enghien est l'inépuisable sujet des controverses entre les adversaires de l'Empire et les défenseurs de Napoléon. Mais les dernières et les plus sérieuses publications des historiens et des auteurs de mémoires ne sont en rien contradictoires avec ce récit qui a d'ailleurs tous les caractères de la sincérité et de la vérité. Le premier consul a conçu et ordonné l'attentat, Savary et la commission militaire l'ont exécuté, M. de Caulaincourt en a été l'intermédiaire inconscient. On peut trouver toutes les pièces du procès dans un livre intitulé: Le duc d'Enghien, d'après les documents historiques, par L. Constant, in-8, Paris, 1869. Voici toutefois un passage des Mémoires d'Outre-tombe, par Chateaubriand, qu'il me paraît intéressant de citer ici, quoique ce livre ne soit point le meilleur de son auteur, et ne mérite pas une confiance absolue. Pourtant la démission que donna le lendemain du crime M. de Chateaubriand lui fait justement honneur. «Il y eut une délibération du conseil pour l'arrestation du duc d'Enghien. Cambacérès, dans ses mémoires inédits, affirme, et je le crois, qu'il s'opposa à cette arrestation; mais en racontant ce qu'il dit, il ne dit pas ce qu'on lui répliqua. Du reste, le Mémorial de Sainte-Hélène nie les sollicitations de miséricorde auxquelles Bonaparte aurait été exposé. La prétendue scène de Joséphine demandant à genoux la grâce du duc d'Enghien, s'attachant au pan de l'habit de son mari et se faisant traîner par ce mari inexorable, est une de ces inventions de mélodrame avec lesquelles nos fabliers composent aujourd'hui la véridique histoire. Joséphine ignorait, le 19 mars au soir, que le duc d'Enghien devait être jugé; elle le savait seulement arrêté. Elle avait promis à madame de Rémusat de s'intéresser au sort du prince. Ce ne fut que le 21 mars que Bonaparte dit à sa femme: «Le duc d'Enghien est fusillé.» Les mémoires de madame de Rémusat, que j'ai connue, étaient extrêmement curieux sur l'intérieur de la cour impériale. L'auteur les a brûlés pendant les Cent-Jours, et ensuite écrits de nouveau; ce ne sont plus que des souvenirs reproduits sur des souvenirs; la couleur est affaiblie, mais Bonaparte y est toujours montré à nu, et jugé avec impartialité.» (P. R.)

CHAPITRE VI.

(1804.)

Impression produite à Paris par la mort du duc d'Enghien.--Efforts du premier consul pour la dissiper.--Représentation de l'Opéra.--Mort de Pichegru.--Rupture de Bonaparte avec son frère Lucien.--Projet d'adoption du jeune Napoléon.--Fondation de l'Empire.

Le premier consul n'épargna rien pour rassurer les inquiétudes qui s'élevèrent à la suite de cet événement. Il s'aperçut que sa conduite avait remis en question le fond de son caractère, et il s'appliqua, dans ses discours au conseil d'État, et aussi avec nous tous, à montrer que la politique seule et non la violence d'une passion quelconque avait causé la mort du duc d'Enghien. Il soigna beaucoup, ainsi que je l'ai dit, la véritable indignation que laissa voir M. de Caulaincourt, et il me témoigna une sorte d'indulgence soutenue qui troubla de nouveau mes idées. Quel pouvoir, même de persuasion, exercent sur nous les souverains! De quelque nature qu'ils soient, nos sentiments et, pour tout dire, notre vanité aussi, tout s'empresse au-devant de leurs moindres efforts. Je souffrais beaucoup, mais je me sentais encore gagnée peu à peu par cette conduite adroite, et, comme Burrhus, je m'écriais:

Plût à Dieu que ce fût le dernier de ses crimes!

Cependant nous revînmes à Paris, et alors je reçus de nouvelles et pénibles impressions de l'état où je trouvai les esprits. Il me fallait baisser la tête devant ce que j'entendais dire, et me borner à rassurer ceux qui croyaient que cette funeste action allait ouvrir un règne qui serait désormais souvent ensanglanté, et, quoiqu'il fût, au fond, bien difficile d'exagérer les impressions qu'avait dû produire un tel crime, cependant l'esprit de parti poussait si loin les choses qu'avec l'âme profondément froissée, je me trouvais obligée quelquefois d'entreprendre une sorte de justification, assez inutile au fond, parce qu'elle s'adressait à des gens déterminés.

J'eus une scène assez vive, entre autres, avec madame de***, cousine de madame Bonaparte. Elle était de ces personnes qui n'allaient point le soir aux Tuileries et qui, ayant partagé ce palais en deux régions fort distinctes, croyaient pouvoir, sans déroger à leurs opinions et à leurs souvenirs, se montrer au rez-de-chaussée chez madame Bonaparte le matin, et échapper toujours à l'obligation de reconnaître la puissance qui habitait le premier étage.

Elle était femme d'esprit, vive, assez exaltée dans ses opinions. Je la trouvai, un jour, chez madame Bonaparte, qu'elle avait effrayée par la véhémence de son indignation; elle m'attaqua avec la même chaleur et nous plaignit l'une et l'autre «de la chaîne qui nous liait, disait-elle, à un véritable tyran». Elle poussa les choses si loin que j'essayai de lui faire voir qu'elle agitait sa cousine un peu plus qu'il ne fallait. Mais, dans sa violence, elle tomba sur moi, et m'accusa de ne pas assez sentir l'horreur de ce qui venait de se passer: «Quant à moi, me disait-elle, tous mes sens sont si révoltés que, si votre consul entrait dans cette chambre, à l'instant vous me verriez le fuir, comme on fuit un animal venimeux.--Eh! madame, lui répondis-je (et je ne croyais pas alors mes paroles aussi prophétiques), retenez des discours dont il vous arrivera peut-être un jour d'être assez embarrassée. Pleurez avec nous, mais songez que le souvenir de certaines paroles prononcées dans le moment où l'on est si fortement animé complique souvent par la suite quelques-unes de nos actions. Aujourd'hui, j'ai devant vous des apparences de modération qui vous irritent, et peut-être que mes impressions dureront plus que les vôtres.» En effet, quelques mois après, madame de*** était dame d'honneur de sa cousine, devenue impératrice.

Hume dit quelque part que Cromwell, ayant établi autour de lui comme un simulacre de royauté, se vit promptement aborder par cette classe de grands seigneurs qui se croient obligés d'habiter les palais dès qu'on en rouvre les portes. De même, le premier consul, en prenant les titres du pouvoir qu'il exerçait réellement, offrit à la conscience des anciens nobles une justification que la vanité saisit toujours avec empressement; car le moyen de résister à la tentation de se replacer dans le rang que l'on se sent fait pour occuper? Ma comparaison sera bien triviale, mais je la crois juste: Il y a dans le caractère des grands seigneurs quelque chose du chat qui demeure attaché à la même maison, quel que soit le propriétaire qui vient l'habiter. Enfin, Bonaparte, couvert du sang du duc d'Enghien, mais devenu empereur, obtint de la noblesse française ce qu'il eût en vain demandé tant qu'il fut consul, et, quand plus tard il soutenait à l'un de ses ministres que ce meurtre était un crime et point une faute, «car, ajoutait-il, les conséquences que j'ai prévues sont toutes arrivées,» peut-être, en ce sens, avait-il raison.

Et pourtant, en regardant les choses d'un peu plus haut, les conséquences de cette action ont été plus étendues qu'il ne l'a cru. Sans doute il a réussi à amortir la vivacité de certaines opinions, parce qu'une foule de gens renoncent à sentir là où il n'y a plus à espérer; mais, comme disait M. de Rémusat, il fallait qu'à la suite de l'odieux que son crime répandit sur lui, il nous détournât de ce souvenir par une suite de faits extraordinaires qui imposèrent silence à tous les souvenirs, et surtout il contracta avec nous l'obligation d'un succès constant; car le succès seul pouvait le justifier. Et, si nous voulons regarder dans quelle route tortueuse et difficile il fut forcé de se jeter depuis lors, nous conclurons qu'une noble et pure politique, qui a pour base la prospérité de l'humanité et l'exercice de ses droits, est encore, est toujours la voie la plus commode à suivre pour un souverain.

Bonaparte a réussi, par la mort du duc d'Enghien, à compromettre, nous d'abord, plus tard la noblesse française, enfin la nation entière et toute l'Europe. On s'est lié à son sort, il est vrai, c'était un grand point pour lui; mais, en nous flétrissant il perdait ses droits au dévouement qu'il eût réclamé en vain dans ses malheurs. Comment eût-il pu compter sur un lien forgé, il faut en convenir, aux dépens des plus nobles sentiments de l'âme? Hélas! j'en juge par moi-même. À dater de cette époque, j'ai commencé à rougir à mes propres yeux de la chaîne que je portais, et ce sentiment secret, que j'étouffais plus ou moins bien par intervalles, plus tard m'est devenu commun avec le monde entier.

À son retour à Paris, le premier consul fut frappé d'abord de l'effet qu'il avait produit; il s'aperçut que les sentiments vont un peu moins vite que les opinions, et que les visages avaient changé d'expression en sa présence. Fatigué d'un souvenir qu'il aurait voulu rendre ancien dès les premiers jours, il pensa que le plus court moyen était d'user promptement les impressions, et il se détermina à paraître en public, quoiqu'un certain nombre de gens lui conseillassent d'attendre un peu. «Mais, répondit-il, il faut à tout prix vieillir cet événement, et il demeurera nouveau tant qu'il restera quelque chose à éprouver. En ne changeant rien à nos habitudes, je forcerai le public à diminuer l'importance des circonstances.» Il fut donc résolu qu'il irait à l'Opéra. Ce jour-là j'accompagnais madame Bonaparte. Sa voiture suivait immédiatement celle de son époux. Ordinairement il avait coutume de ne point attendre qu'elle fût arrivée pour franchir rapidement les escaliers et se montrer dans sa loge; mais, cette fois, il s'arrêta dans un petit salon qui la précédait et donna à madame Bonaparte le temps de le rejoindre. Elle était fort tremblante, et lui très pâle; il nous regardait tous et semblait interroger nos regards pour savoir comment nous pensions qu'il serait reçu. Il s'avança enfin de l'air de quelqu'un qui marche au feu d'une batterie. On l'accueillit comme de coutume, soit que sa vue produisît son effet accoutumé, car la multitude ne change point en un moment ses habitudes, soit que la police eût pris d'avance quelques précautions. Je craignais fort qu'il ne fût pas applaudi, et lorsque je vis qu'il l'était, j'éprouvai cependant un serrement de coeur.

Il ne demeura que peu de jours à Paris; il alla s'établir à Saint-Cloud, et je crois bien que, dès ce moment, il détermina l'exécution de ses projets de royauté. Il sentit la nécessité d'imposer à l'Europe une puissance qui ne pouvait plus être contestée, et dans le moment où, par des actes qui ne lui paraissaient que vigoureux, il venait de rompre avec tous les partis, il pensa qu'il lui serait facile de montrer à découvert le but vers lequel il avait marché avec plus ou moins de précautions. Il commença par obtenir du Corps législatif assemblé une levée de soixante mille hommes, non qu'on en eût besoin pour la guerre avec l'Angleterre, qui ne pouvait se faire que sur mer, mais parce qu'il fallait se donner une attitude imposante à l'instant où on allait frapper l'Europe par un incident tout nouveau. Le code civil venait d'être terminé, c'était une oeuvre importante qui méritait, disait-on, l'approbation générale. Les tribunes des trois corps de l'État retentirent à cette occasion de l'éloge de Bonaparte. M. Marcorelle, député du Corps législatif, fit une motion, le 24 mars, trois jours après la mort du duc d'Enghien, qui fut accueillie avec acclamations. Il proposa que le buste du premier consul décorât la salle des séances. «Qu'un acte éclatant de notre amour, dit-il, annonce à l'Europe que celui qu'ont menacé les poignards de quelques vils assassins est l'objet de notre affection et de notre admiration!» De nombreux applaudissements répondirent à ces paroles.

Peu de jours après, Fourcroy, conseiller d'État, vint porter la parole au nom du gouvernement pour clore la session. Il parla des princes de la maison de Bourbon en les appelant: «Les membres de cette famille dénaturée qui aurait voulu noyer la France dans son sang pour pouvoir régner sur elle.» Et il ajouta qu'il fallait les menacer de mort, s'ils voulaient souiller de leur présence le sol de la patrie.

Cependant l'instruction du grand procès se continuait avec soin; chaque jour on arrêtait, soit en Bretagne, soit à Paris, des chouans qui se rattachaient à cette conspiration, et l'on avait déjà interrogé plusieurs fois Georges, Pichegru et Moreau. Les deux premiers, disait-on, répondaient avec fermeté. Le dernier paraissait abattu; il ne sortait rien de net de ces interrogatoires.

Un matin, on trouva le général Pichegru étranglé dans sa prison. Cet événement fit un grand bruit. On ne manqua pas de l'attribuer au désir de se défaire d'un ennemi redoutable. La détermination de son caractère, disait-on, l'aurait porté, au moment où la procédure fût devenue publique, à des paroles animées qui auraient produit un effet fâcheux. Il eût peut-être excité un parti en sa faveur; il eût déchargé Moreau, dont il était déjà si difficile de prouver juridiquement la culpabilité. Voilà quels motifs on donnait à cet assassinat. D'un autre côté, les partisans de Bonaparte disaient: «Personne ne doute que Pichegru ne soit venu à Paris pour y exciter un soulèvement; lui-même ne le nie pas, ses aveux auraient convaincu les incrédules; son absence, lors des interrogatoires, nuira à la clarté qu'il serait désirable de répandre sur tout ce procès.»

Une fois, plusieurs années après, je demandais à M. de Talleyrand ce qu'il pensait de la mort de Pichegru: «Qu'elle est arrivée, me dit-il, bien subitement et bien à point.» Mais, à cette époque, M. de Talleyrand était brouillé avec Bonaparte et il ne négligeait aucune occasion de lancer sur lui toute espèce d'accusation. Je suis donc bien loin de rien affirmer par rapport à cet événement. On n'en parla point à Saint-Cloud, et chacun s'abstint de l'ombre d'une réflexion.

Ce fut à peu près dans le même temps que Lucien Bonaparte quitta la France et se brouilla sans retour avec son frère. Son mariage avec madame Jouberthon, mariage que Bonaparte n'avait pu rompre, les avait séparés. Ils ne se voyaient que rarement. Le consul, occupé de ses grands projets, fit une dernière tentative; mais Lucien demeura inébranlable. On lui étala en vain l'élévation prochaine de la famille, on lui parla d'un mariage avec la reine d'Étrurie49; l'amour fut le plus fort, et il refusa tout. Il s'ensuivit une scène violente, une rupture complète, et l'exil de Lucien du sol français.

Dans cette occasion, je me trouvai à portée de voir le premier consul livré à l'une de ces émotions rares dont j'ai parlé plus haut, où il paraissait vraiment attendri.

Note 49: (retour) La Toscane avait été, après le traité de Lunéville (1801), érigée en royaume d'Étrurie, et donnée au fils du duc de Parme. Le roi étant mort en 1803, sa veuve, Marie-Louise, fille de Charles IV, roi d'Espagne, lui succéda jusqu'en 1807, époque où ce petit royaume fut incorporé à l'Empire, pour en être distrait en 1809 en faveur de madame Bacciochi, qui prit le titre de grande duchesse de Toscane. (P. R.)

C'était à Saint-Cloud, vers la fin d'une soirée. Madame Bonaparte, seule avec M. de Rémusat et moi, attendait avec inquiétude l'issue de cette dernière conférence entre les deux frères. Elle n'aimait pas Lucien, mais elle eût désiré qu'il ne se passât rien d'éclatant dans la famille. Vers minuit, Bonaparte entra dans le salon; son air était abattu, il se laissa tomber sur un fauteuil, et s'écria d'un ton fort pénétré: «C'en est donc fait! Je viens de rompre avec Lucien et de le chasser de ma présence.» Madame Bonaparte lui faisant quelques représentations: «Tu es une bonne femme, lui dit-il, de plaider pour lui,» et se levant en même temps, il prit sa femme dans ses bras, lui posa doucement la tête sur son épaule, et tout en parlant, conservant la main appuyée sur cette tête dont l'élégante coiffure contrastait avec le visage terne et triste dont elle était rapprochée, il nous conta que Lucien avait résisté à toutes ses sollicitations, qu'il avait en vain fait parler les menaces et l'amitié. «Il est dur pourtant, ajouta-t-il, de trouver dans sa famille une pareille résistance à de si grands intérêts. Il faudra donc que je m'isole de tout le monde, que je ne compte que sur moi seul. Eh bien! je me suffirai à moi-même, et toi, Joséphine, tu me consoleras de tout.»

J'ai conservé un souvenir assez doux de cette scène. Bonaparte avait les larmes aux yeux en parlant, et j'étais tentée de le remercier lorsque je le trouvais susceptible d'une émotion un peu pareille à celle des autres hommes. Bien peu de temps après, son frère Louis lui fit éprouver une autre contrariété qui eut peut-être une grande influence sur le sort de madame Bonaparte.

Le consul, déterminé à monter sur le trône de France, et à fixer l'hérédité, abordait déjà quelquefois la question du divorce. Cependant, soit qu'il eût encore un trop grand attachement pour sa femme, soit que ses relations présentes avec l'Europe ne permissent point d'espérer une de ces alliances qui auraient fortifié sa politique, il parut pencher alors à ne point rompre son mariage, et à adopter le petit Napoléon, qui se trouvait en même temps son neveu et son petit-fils.

Sitôt qu'il eut laissé entrevoir ce projet, sa famille éprouva une extrême inquiétude. Joseph Bonaparte osa lui représenter qu'il n'avait pas mérité d'être dépossédé des droits qu'il allait acquérir, comme frère aîné, à la couronne, et il les soutint comme s'ils étaient réellement avérés depuis longtemps. Bonaparte, que la contradiction irritait toujours, s'emporta, et ne parut que plus décidé dans son plan; il le confia à sa femme, qu'il combla de joie, et qui m'en parlait en envisageant son exécution comme le terme de ses inquiétudes. Madame Louis s'y soumit sans montrer aucune satisfaction; elle n'avait pas la moindre ambition, et même elle ne pouvait se défendre de craindre que cette élévation n'attirât quelque danger sur la tête de son enfant. Un jour, le consul, entouré de sa famille, tenant le jeune Napoléon sur ses genoux, tout en jouant avec lui et le caressant, lui adressait ces paroles: «Sais-tu bien, petit bambin, que tu risques d'être roi un jour?--Et Achille50? dit aussitôt Murat qui se trouvait présent.--Ah! Achille, répondit Bonaparte, Achille sera un bon soldat.» Cette réponse blessa profondément madame Murat; mais Bonaparte, ne faisant pas semblant de s'en apercevoir, et piqué intérieurement de l'opposition de ses frères qu'il croyait, avec raison, excitée surtout par elle, Bonaparte, continuant d'adresser la parole à son petit-fils: «En tout cas, dit-il encore, je te conseille, mon pauvre enfant, si tu veux vivre, de ne point accepter les repas que t'offriront tes cousins.»

Note 50: (retour) Achille était fils aîné de Murat.

On conçoit quelle violente aigreur devaient inspirer de semblables discours. Louis Bonaparte fut dès lors environné de sa famille; on lui rappelait adroitement les bruits qui avaient couru sur la naissance de son fils; on lui représenta qu'il ne devait point sacrifier les intérêts des siens à celui d'un enfant qui d'ailleurs appartenait à moitié aux Beauharnais, et, comme Louis Bonaparte n'était pas si peu capable d'ambition qu'on l'a voulu croire depuis, il alla, ainsi que Joseph, demander au premier consul raison du sacrifice de ses droits qu'on voulait lui imposer: «Pourquoi, disait-il, faut-il donc que je cède à mon fils ma part de votre succession? Par où ai-je mérité d'être déshérité? Quelle sera mon attitude, lorsque cet enfant, devenu le vôtre, se trouvera dans une dignité très supérieure à la mienne, indépendant de moi, marchant immédiatement après vous, ne me regardant qu'avec inquiétude ou peut-être même avec mépris? Non, je n'y consentirai jamais, et plutôt que de renoncer à la royauté qui va entrer dans votre héritage, plutôt que de consentir à courber la tête devant mon fils, je quitterai la France, j'emmènerai Napoléon, et nous verrons si tout publiquement vous oserez ravir un enfant à son père!»

Il fut impossible au premier consul, malgré tout son pouvoir, de vaincre cette résistance; il s'emporta inutilement, il lui fallut céder de peur d'un éclat fâcheux et presque ridicule, car c'eût été ridicule sans doute de voir toute cette famille se disputer d'avance une couronne que la France n'avait point encore précisément donnée. On étouffa tout ce bruit, et Bonaparte fut obligé de rédiger son hérédité, et la possibilité de l'adoption qu'il se réserva, dans les termes qu'on trouve dans le décret relatif à l'élévation du consul à l'Empire.

Ces discussions animèrent, comme on peut le croire, la haine qui existait déjà entre les Bonapartes et les Beauharnais. Les premiers les envisagèrent comme la suite d'une intrigue de madame Bonaparte. Louis se montra encore plus sévère que par le passé dans la défense qu'il renouvela à sa femme d'avoir aucune relation intime avec sa mère: «Si vous suivez ses intérêts aux dépens des miens, lui disait-il durement, je vous déclare que je saurai vous en faire repentir; je vous séparerai de vos fils, je vous claquemurerai dans quelque retraite éloignée dont aucune puissance humaine ne pourra vous tirer, et vous payerez du malheur de votre vie entière votre condescendance pour votre propre famille. Et surtout, gardez qu'aucune de mes menaces parvienne aux oreilles de mon frère! Sa puissance ne vous défendrait pas de mon courroux.»

Madame Louis pliait la tête comme une victime devant une pareille violence. Elle était grosse à cette époque; le chagrin et l'inquiétude altérèrent sa santé, qui dès lors ne se remit plus. On vit disparaître sa fraîcheur, qui était le seul agrément de son visage. Elle avait une gaieté naturelle qui s'effaça pour toujours. Silencieuse, craintive, elle se gardait de confier ses peines à sa mère dont elle craignait l'indiscrétion et la vivacité. Elle ne voulait pas non plus irriter le premier consul. Celui-ci lui savait gré de sa réserve, car il connaissait son frère, et devinait les souffrances qu'elle avait à supporter. Il ne laissa, depuis ce temps, échapper aucune occasion de témoigner l'intérêt, et je dirai plus, une sorte de respect que la douce et sage conduite de sa belle-fille lui inspira. Ce que je dis là ne ressemble guère à l'opinion qui s'est malheureusement établie sur cette femme infortunée; mais ses vindicatives belles-soeurs n'ont jamais cessé de la flétrir par les plus odieuses calomnies, et, comme elle portait le nom de Bonaparte, le public, se vengeant peu à peu de la haine qu'inspirait le despotisme impérial par une sorte de mépris partiel répandu sur tout ce qui faisait partie de la famille, accueillit volontiers tous les bruits qui furent habilement lancés contre madame Louis. Son époux, irrité de plus en plus par les chagrins qu'il lui causait, s'avouant qu'il ne pouvait être aimé après la tyrannie qu'il exerçait, jaloux par orgueil, défiant par caractère, aigri par les habitudes d'une mauvaise santé, personnel à l'excès, fit peser sur elle toutes les sévérités du despotisme conjugal. Elle était environnée d'espions, toutes ses lettres ne lui arrivaient qu'ouvertes; ses tête-à-tête, même avec des femmes, inspiraient de l'ombrage, et quand elle se plaignait de cette rigueur insultante: «Vous ne pouvez pas m'aimer, lui disait-il, vous êtes femme, par conséquent un être tout formé de ruse et de malice. Vous êtes la fille d'une mère sans morale: vous tenez à une famille que je déteste; que de motifs pour moi de veiller sur toutes vos actions!»

Madame Louis, de qui j'ai tenu ces détails bien longtemps après, n'avait de consolation que dans l'amitié de son frère dont les Bonapartes, quelque jaloux qu'ils fussent, ne pouvaient attaquer la conduite. Eugène, simple, franc, gai et ouvert dans toutes ses manières, ne montrant aucune ambition, se tenant à l'écart de toutes les intrigues, faisant son devoir où on le plaçait, désarmait la calomnie qui ne pouvait parvenir à l'atteindre, et demeurait étranger à tout ce qui se passait dans l'intérieur de ce palais. Sa soeur l'aimait passionnément, et ne confiait qu'à lui ses chagrins dans les courts moments où la jalouse surveillance de Louis leur permettait d'être ensemble.

Cependant, le premier consul ayant fait apparemment des plaintes à l'électeur de Bavière de la correspondance que M. Drake entretenait en France, et cet Anglais ayant conçu quelques inquiétudes pour sa sûreté, ainsi que sir Spencer Smith envoyé d'Angleterre près de la cour de Wurtemberg, ils disparurent tout d'un coup. Lord Morpoth, dans la chambre des communes, demanda aux ministres raison de la conduite de Drake. Le chancelier de l'échiquier répondit qu'il n'avait été donné à cet envoyé aucun pouvoir du gouvernement pour une telle machination, et qu'il s'expliquerait davantage, quand l'ambassadeur aurait répondu aux informations qu'on lui avait demandées.

À cette époque, le premier consul avait de longues conférences avec M. de Talleyrand. Celui-ci, dont toutes les opinions sont essentiellement monarchiques, pressait le consul de remplacer son titre par celui de roi. Il m'a avoué depuis que le titre d'empereur l'avait dès lors effrayé; il y voyait un vague et une étendue qui étaient précisément ce qui flattait l'imagination de Bonaparte. «Mais, disait encore M. de Talleyrand, il y avait là une combinaison de république romaine et de Charlemagne qui lui tournait la tête. Un jour, je voulus me donner le plaisir de mystifier Berthier, je le pris à part: «Vous savez, lui dis-je, quel grand projet nous occupe; allez-vous-en presser le premier consul de prendre le titre de roi; vous lui ferez plaisir.» Aussitôt Berthier, charmé d'avoir une occasion de parler à Bonaparte sur un sujet agréable, s'avance près de lui à l'autre bout de la pièce où nous étions tous; je m'éloignai un peu, parce que je prévoyais l'orage. Berthier commence son petit compliment; mais, au mot de roi, les yeux de Bonaparte s'allument, il met le poing sous le menton de Berthier, le pousse devant lui jusqu'à la muraille: «Imbécile, dit-il, qui vous a conseillé de venir ainsi m'échauffer la bile? Une autre fois ne vous chargez plus de pareilles commissions.» Le pauvre Berthier me regarda tout confus qu'il était, et fut assez longtemps sans me pardonner cette mauvaise plaisanterie.»

Enfin, le 30 avril 1804, le tribun Curée, à qui sans doute on avait fait la leçon, et dont la bonne volonté fut payée plus tard par une place de sénateur, fit ce qu'on appelait alors une motion d'ordre au Tribunat, pour demander que le gouvernement de la république fût confié à un empereur, et que l'Empire fût héréditaire dans la famille de Napoléon Bonaparte. Son discours parut habilement fait; il regardait l'hérédité, disait-il, comme une garantie contre les machinations de l'extérieur, et au fait, le titre d'empereur ne signifiait que consul victorieux. Presque tous les tribuns s'inscrivirent pour parler. On nomma une commission de treize membres. Carnot seul eut le courage de s'opposer hautement à cette proposition. Il déclara que, par la même raison qu'il avait voté contre le consulat à vie, il voterait contre l'Empire, sans aucune animosité personnelle, et bien déterminé à obéir à l'empereur, s'il était élu. Il fit un grand éloge du gouvernement d'Amérique, et ajouta que Bonaparte aurait pu l'adopter lors du traité d'Amiens; que les abus du despotisme avaient des suites plus dangereuses pour les nations que ceux de la liberté, et qu'avant d'aplanir la route à ce despotisme d'autant plus dangereux qu'il était appuyé sur des succès militaires, il eût fallu créer les institutions qui devaient le réprimer. Nonobstant l'opposition de Carnot, le projet de voeu fut mis aux voix et adopté.

Le 4 mai, une députation du Tribunat porta ce projet au Sénat déjà tout préparé. Le vice-président, François de Neufchâteau, répondit que le Sénat avait prévenu ce vote, et qu'il le prendrait en considération. Dans la même séance, on décida qu'on porterait le projet de voeu et la réponse du vice-président au premier consul.

Le 5 mai, le Sénat fit une adresse à Bonaparte pour lui demander, sans autre explication, un dernier acte qui assurât le repos des destinées à venir de la France. On peut voir dans le Moniteur sa réponse à cette adresse: «Je vous invite, dit-il, à me faire connaître votre pensée tout entière. Je désire que nous puissions dire au peuple français le 14 juillet prochain: «Les biens que vous avez acquis il y a quinze ans, la liberté, l'égalité et la gloire, sont à l'abri de toutes les tempêtes.» En réponse, l'unanimité du Sénat vota pour le gouvernement impérial, «dont, disait-il, il est important pour l'intérêt du peuple français que Napoléon Bonaparte soit chargé».

Dès le 8 mai, les adresses des villes arrivèrent à Saint-Cloud. Ce fut celle de Lyon qui parut la première; un peu plus tard, celles de Paris et des autres villes. Vint en même temps le voeu de l'armée: Klein d'abord51, et puis l'armée du camp de Montreuil, sous les ordres du général Ney52. Les autres corps de l'armée suivirent promptement cet exemple. M. de Fontanes parla au premier consul au nom du Corps législatif, dans ce moment séparé, et ceux de ses membres qui se trouvaient à Paris se réunirent pour voter comme le Sénat.

Note 51: (retour) Le général Klein épousa, depuis, la fille de la comtesse d'Arberg, dame du palais. Il fut nommé sénateur et conservé pair de France par le roi.
Note 52: (retour) Depuis le maréchal Ney.

On pense bien que de pareils événements mettaient l'intérieur du château de Saint-Cloud dans de vives agitations. J'ai déjà dit quel mécompte le refus de Louis Bonaparte avait fait éprouver à sa belle-mère. Cependant elle conservait l'espérance que le premier consul viendrait à bout, s'il demeurait dans la même volonté, de vaincre la résistance de ses frères, et elle me témoigna sa joie de voir que les nouveaux plans de son époux ne le portaient point à remettre en délibération ce terrible divorce. Dans les moments où Bonaparte avait à se plaindre de ses frères, madame Bonaparte remontait toujours en crédit, parce que son inaltérable douceur devenait la consolation du consul irrité. Elle n'essayait point d'obtenir une promesse de lui, soit pour elle, soit pour ses enfants, et la confiance qu'elle montrait en sa tendresse ainsi que la modération d'Eugène, mises en comparaison des prétentions de la famille de Bonaparte, ne pouvaient que le frapper et lui plaire beaucoup. Mesdames Bacciochi et Murat, très agitées de ce qui allait se passer, cherchaient à tirer de M. de Talleyrand ou de Fouché les projets secrets du premier consul, pour savoir à quoi elles devaient s'attendre. Il n'était point en leur puissance de dissimuler le trouble qu'elles éprouvaient, et j'observais ce trouble avec quelque amusement, dans leurs regards inquiets et dans toute les paroles qui leur échappaient.

Enfin, il nous fut annoncé un soir que le lendemain le Sénat viendrait en grande cérémonie pour porter à Bonaparte le décret qui allait lui donner la couronne. Il me semble qu'à ce souvenir je retrouve encore toutes les émotions que cette nouvelle me fit éprouver. Le premier consul, en faisant part à sa femme de cet événement, lui avait dit que ses projets étaient de s'environner d'une cour plus nombreuse, mais qu'il saurait distinguer les nouveaux venus des anciens serviteurs qui s'étaient dévoués à son sort les premiers. Il l'avait chargée de prévenir particulièrement M. de Rémusat et moi de ses bonnes intentions à notre égard. J'ai déjà dit comme il avait supporté la douleur que je ne pus dissimuler à la mort du duc d'Enghien; son indulgence à cet égard ne se ralentit point, il trouva peut-être une sorte d'amusement à pénétrer le secret de toutes mes impressions, et à en effacer peu à peu l'effet par les témoignages d'une bienveillance soigneuse, qui ranima mon dévouement pour lui prêt à s'éteindre. Je n'étais point encore de force à lutter avec succès contre l'attachement que je me sentais disposée à avoir pour lui; je gémissais de sa faute que je trouvais immense; mais quand je le voyais, pour ainsi dire, meilleur que par le passé, je pensais qu'il avait fait un bien faux calcul, mais je lui savais gré de ce qu'il tenait sa parole, en se montrant doux et bon après, comme il l'avait promis. Le fait est qu'il avait à cette époque besoin de tout le monde et qu'il ne négligeait aucun moyen de succès. Son adresse avait réussi de même auprès de M. de Caulaincourt, qui, séduit par ses caresses, reprit peu à peu sa sérénité passée et devint à cette époque l'un des plus intimes confidents de ses projets futurs. En même temps Bonaparte, ayant questionné sa femme sur l'opinion que chacun des personnages de cette cour avait émise au moment de la mort du prince, et apprenant d'elle que M. de Rémusat, habituellement silencieux par goût et par prudence, mais toujours vrai quand il était interrogé, n'avait pas craint de lui avouer sa secrète indignation, Bonaparte, qui alors s'était apparemment promis de ne s'irriter de rien, aborda, un jour, M. de Rémusat sur cette question, et, lui développant ce qu'il lui plut de sa politique, vint à bout de lui persuader qu'il avait cru nécessaire au repos de la France cet acte rigoureux. Mon mari, en me racontant cet entretien, me dit: «Je suis loin d'adopter son idée qu'il lui fallût se souiller d'un pareil sang pour assurer son autorité, et je n'ai pas craint de le lui dire; mais j'avoue que j'éprouve du soulagement en pensant que ce n'est point une passion telle que la vengeance qui l'a entraîné, et je le vois si agité, quoi qu'il dise, de l'effet qu'il a produit, que je crois qu'à l'avenir il n'essaiera plus d'affirmer sa puissance par de si terribles moyens. Je n'ai pas perdu cette occasion de lui montrer que, dans un siècle comme celui-ci et avec une nation telle que la nôtre, on jouait gros jeu en voulant en imposer par une sanglante terreur, et j'augure beaucoup de ce qu'il m'a écouté avec une extrême attention sur tout ce que j'ai voulu lui dire.»

On voit par cet aveu sincère de ce que nous éprouvions tous deux, quel était alors le besoin que nous avions de l'espérance. Les juges sévères des sentiments des autres pourraient nous blâmer sans doute de cette facilité à nous flatter encore; ils diront, avec quelque apparence de raison, que cette facilité tenait beaucoup à notre situation personnelle. Ah! sans doute, il est si pénible de rougir vis-à-vis de soi-même de l'état qu'on a embrassé, il est si doux d'aimer les devoirs qu'on s'est imposés, il est si naturel de vouloir s'embellir et son avenir et celui de sa patrie, que ce n'est qu'avec peine et après un long débat qu'on accueille la vérité qui doit flétrir la vie. Elle est venue plus tard, cette vérité, elle est venue pas à pas, mais avec tant de puissance qu'il n'a plus été permis de la repousser, et nous avons payé cher cette erreur que des âmes douces et faciles durent conserver aussi longtemps qu'il leur fut possible.

Quoi qu'il en soit, le 18 mai 1804, le second consul Cambacérès, président du Sénat, se rendit à Saint-Cloud suivi du Sénat entier et escorté d'un corps de troupes considérable; il prononça un discours convenu, et donna à Bonaparte pour la première fois le titre de Majesté. Il le reçut avec calme, et comme s'il y avait eu droit toute sa vie. Le Sénat passa ensuite dans l'appartement de madame Bonaparte, qui fut à son tour proclamée impératrice. Elle répondit avec sa bonne grâce ordinaire qui la plaçait toujours à la hauteur de la situation où elle était appelée.

En même temps furent créés ce qu'on appelle les grands dignitaires: Le grand électeur, Joseph Bonaparte; le connétable, Louis Bonaparte; l'archichancelier de l'Empire, Cambacérès; l'architrésorier, Lebrun. Les ministres, le secrétaire d'État Maret, qui prit le rang de ministre, les colonels généraux de la garde, le gouverneur du palais Duroc, les préfets du palais, les aides de camp prêtèrent serment, et, le lendemain, le nouveau connétable présenta à l'empereur les officiers de l'armée, parmi lesquels se trouva Eugène de Beauharnais, simple colonel.

Les obstacles que Bonaparte avait trouvés dans sa famille, pour l'adoption qu'il voulait faire, le déterminèrent à rejeter cette adoption à un temps éloigné. L'hérédité fut donc déclarée, dans la descendance de Napoléon Bonaparte, et, à défaut d'enfants, dans celle de Joseph et de Louis, qui furent créés princes impériaux. Le sénatus-consulte organique portait que l'empereur pourrait adopter pour son successeur celui de ses neveux qu'il voudrait, mais seulement quand il aurait dix-huit ans, et ensuite l'adoption était interdite à ceux de sa race.

La liste civile était celle qu'on accordait au roi en 1791, et les princes devaient être traités conformément à l'ancienne loi rendue le 20 décembre 1790. Les grands dignitaires auraient le tiers de la somme accordée aux princes. Ils devaient présider les collèges électoraux des six plus grandes villes de l'Empire, et les princes seraient à perpétuité, dès l'âge de dix-huit ans, membres du Sénat et du conseil d'État.

Seize maréchaux furent aussi créés à cette époque, outre quelques sénateurs à qui le titre de maréchal fut donné53.

Note 53: (retour) Voici les noms des quatorze maréchaux nommés à cette époque: Berthier, Murat, Moncey, Jourdan, Masséna, Augereau, Bernadotte, Soult, Brune, Lannes, Mortier, Ney, Davout, Bessières; et les sénateurs qui eurent ce titre: Kellermann, Lefebvre, Pérignon, Sérurier.

Voici la formule du décret:

«Napoléon, par la grâce de Dieu et par les constitutions de la République, empereur des Français, à tout présent et à venir, salut.

»Le Sénat, après avoir entendu les orateurs du conseil d'État, a décrété, et nous ordonnons ce qui suit:

»La proposition suivante sera présentée à l'acceptation du peuple français:

»Le peuple français veut l'hérédité de la dignité impériale dans la descendance directe, naturelle, légitime et adoptive de Napoléon Bonaparte, et dans la descendance directe, naturelle, légitime de Joseph Bonaparte et de Louis Bonaparte, ainsi qu'il est réglé par le sénatus-consulte organique du 28 floréal an xii

Ce sénatus-consulte fut proclamé dans tous les quartiers de Paris, et, comme il fallait penser à tout en même temps, un article du Moniteur apprit qu'il fallait donner aux princes le titre d'altesse impériale, aux grands dignitaires celui de monseigneur et d'altesse sérénissime; que les ministres seraient appelés monseigneur par les fonctionnaires publics et les pétitionnaires, et les maréchaux monsieur le maréchal.

Ainsi disparut pour tout à fait le titre de citoyen déjà oublié depuis longtemps dans le monde, où celui de monsieur avait repris ses droits, mais dont Bonaparte se servait toujours fort scrupuleusement. Ce même jour, 18 mai, ayant invité à dîner ses frères, Cambacérès, Lebrun et les ministres de sa maison, nous l'entendions, pour la première fois, se servir du nom de monsieur, sans que l'habitude rappelât une seule fois sur ses lèvres celui de citoyen.

En même temps, on créa les titres des grands officiers de l'Empire, huit inspecteurs et colonels généraux d'artillerie, du génie, de cavalerie et de la marine, et les grands officiers civils de la couronne dont je parlerai plus tard.

Chargement de la publicité...