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Mémoires de madame de Rémusat (1/3): publiées par son petit-fils, Paul de Rémusat

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CHAPITRE VII.

(1804.)

Effets et causes de l'avènement de Bonaparte au trône impérial.--Conversation de l'empereur.--Chagrins de madame Murat.--Caractère de M. de Rémusat.--La nouvelle cour.

L'avènement de Bonaparte au trône impérial produisit une foule d'impressions diverses en Europe, et trouva, même en France, les opinions partagées. Il est pourtant reconnu qu'il ne choqua pas la grande majorité de la nation. Les Jacobins ne s'en étonnèrent point, accoutumés qu'ils sont à pousser pour leur compte le succès jusqu'où il peut aller, dès que la chance leur devient favorable. Les royalistes se découragèrent, et sur ce point Bonaparte obtint ce qu'il avait voulu. Mais l'échange du consulat contre le pouvoir impérial déplut aux vrais amis de la liberté. Ceux-ci malheureusement, se partageaient en deux classes, ce qui diminuait leur influence, et c'est encore de même aujourd'hui. Les uns, assez indifférents au changement de la dynastie régnante, auraient accepté Bonaparte comme un autre, pourvu qu'il eût reçu sa puissance du droit d'une constitution qui l'aurait contenue en même temps que fondée. Ils voyaient avec inquiétude un homme, entreprenant et guerrier, s'emparer d'une autorité dont il était facile de prévoir que des chambres déjà frappées de nullité ne réprimeraient pas les empiétements. Le Sénat paraissait dévoué à l'obéissance passive; le Tribunat chancelait sur sa base, et qu'attendre d'un Corps législatif silencieux? Les ministres, sans aucune responsabilité, n'étaient que des premiers commis, et l'on prévoyait d'avance que le conseil d'État, dirigé avec méthode, deviendrait le grand magasin d'où l'on tirerait dorénavant les lois que chaque circonstance rendrait nécessaires.

Si cette première portion des amis de la liberté eût été plus nombreuse et bien dirigée, elle aurait pu sans doute s'imposer à l'empereur en instruisant le peuple à demander avec continuité ce qu'une nation ne demande jamais longtemps en vain: l'exercice réglé et légitime de ses droits.

Mais il existait un second parti qui ne s'entendant avec l'autre que pour le fond, et s'appuyant sur des théories, qu'on avait déjà tenté de pratiquer d'une manière dangereuse et sanguinaire, perdit la possibilité de produire une utile opposition. Je veux parler des prosélytes du gouvernement anglo-américain. Ils virent sans répugnance la création du consulat, qui leur représentait assez la présidence des États-Unis; ils crurent, ou voulurent croire, que Bonaparte maintiendrait cette égalité des droits à laquelle ils attachaient une si grande importance, et, parmi eux, quelques-uns furent séduits de bonne foi. Je dis quelques-uns, car je crois que la vanité personnelle, excitée par le soin qu'il prit d'abord de les flatter et de les consulter sur tout, fut ce qui en aveugla la plus grande partie.

En effet, s'ils n'avaient pas eu quelque intérêt secret à se tromper, comment les aurait-on entendus répéter si souvent, depuis, qu'ils n'avaient aimé que Bonaparte consul, et que Bonaparte empereur leur était devenu odieux?

Tant qu'a duré son consulat, était-il donc si différent de lui-même? Son autorité consulaire était-elle autre chose qu'un pouvoir dictatorial sous un autre nom? N'avait-il pas déjà décidé de la paix et de la guerre, sans consulter le voeu national? Le droit de lever la conscription ne lui était-il pas dévolu? Laissait-il à la discussion des affaires sa liberté? Les journaux pouvaient-ils se permettre un seul article qu'il n'eût approuvé? Ne montrait-il pas clairement qu'il faisait ressortir son pouvoir du droit de ses armes victorieuses, et comment de sévères républicains avaient-ils pu s'y laisser surprendre?

Ah! je comprends que les hommes fatigués des troubles révolutionnaires, effrayés de cette liberté qu'on associa si longtemps à la mort, aient entrevu le repos dans la domination d'un maître habile, que d'ailleurs la fortune semblait déterminée à seconder; je conçois qu'ils aient vu l'arrêt du destin dans son élévation, et qu'ils se soient flattés de trouver la paix dans l'irrévocable. J'oserai dire que la vraie bonne foi a donc été parmi ceux qui ont cru que Bonaparte, soit consul, soit empereur, s'opposerait, par l'exercice de son autorité, aux entreprises des factions, et nous sauverait des dangers d'une anarchie tumultueuse.

On n'osait plus prononcer le nom de République, tant la terreur l'avait souillée; le gouvernement directorial s'était anéanti devant le mépris que ses chefs inspiraient; le retour des Bourbons ne pouvait s'exécuter qu'à l'aide d'une révolution; la moindre secousse épouvantait les Français, dont tous les enthousiasmes semblaient épuisés. D'ailleurs, les hommes auxquels ils s'étaient fiés successivement les avaient trompés; et cette fois, en se livrant à la force, ils étaient sûrs du moins de ne plus s'abuser54.

Note 54: (retour) 54: Malgré l'extrême désir de ne point ajouter aux opinions contemporaines de l'auteur celles que la réflexion, l'expérience et les conséquences historiques des événements ont pu nous donner sur ce temps, il est difficile de ne pas remarquer que les gens qui blâmèrent l'Empire en approuvant pleinement le consulat, ne montraient pas en effet beaucoup de prévoyance, ni une susceptibilité bien vive en matière de liberté. Nous avons vu cependant des temps analogues, et il paraît certain que des gens éclairés ont pu, en 1848, voter pour la présidence du prince Louis Bonaparte, sans prévoir le coup d'État du 2 décembre 1851, et même être indulgents pour ce dernier événement, sans accepter dès lors le rétablissement de l'Empire et ses conséquences. Je puis le reconnaître d'autant plus librement, que mon père et les siens n'ont point partagé cette illusion et ont voté pour la présidence du général Cavaignac. Mais la situation était plus obscure encore en 1804. Assurément, depuis le 18 brumaire, la France n'était plus un État libre, et son chef possédait un pouvoir sans autres limites que la prudence ou la modération d'un seul homme. Mais il n'y en a pas moins une grande différence entre le consulat et l'Empire. Non seulement l'extension indéterminée que donnait ce titre nouveau d'empereur, mais la pompe qui l'environna, ce cérémonial, accompagnement avoué du despotisme, les institutions et les formes que l'imagination, le goût et l'orgueil de Napoléon se réunirent pour inventer, faisaient de ce nouveau pouvoir quelque chose de plus différent de ce qui avait précédé, quelque chose de plus disparate avec les idées et les moeurs de la Révolution qu'assurément personne ne s'y serait attendu. Quoique le passage du consulat à l'Empire n'ait pas été le passage de la liberté à l'absolutisme, il n'y eut ni inconséquence, ni versatilité à se déclarer l'ennemi de l'Empire après s'être professé l'ami du consulat. L'impression du public ne fut pas aussi simple que celle des habitants du palais de Saint-Cloud. Ceux-ci s'étaient évidemment familiarisés avec une foule de choses auxquelles l'opinion n'était pas préparée. Les personnes de la cour, et notamment l'auteur de ces Mémoires et ses amis, sans être animés de passions antirévolutionnaires, n'avaient ni beaucoup d'entrailles pour les intérêts de la Révolution, ni beaucoup de respect pour ses promesses. Sans être royalistes, ils étaient plus monarchistes que républicains, enfin ils étaient habitués, par la pratique, à voir dans le chef électif de la République un maître de tous les instants, auquel il fallait avant tout obéir et plaire. Pour ceux-ci, la transition à l'Empire était très facile. Mais la France n'en était pas là. Elle était plus républicaine dans ses idées, dans ses habitudes, dans ses moeurs qu'on ne le croyait au palais, qu'on ne la croit aujourd'hui quand on juge un peu superficiellement ces temps éloignés. Réaction, passion de l'ordre, défiance des orages de la liberté, on ressentait tout cela, mais on croyait possible de satisfaire à tous ces sentiments sans une monarchie, et surtout sans une monarchie solennelle, héréditaire, absolue, parée insolemment d'une aristocratie improvisée et d'une cour de parvenus. Nous avons vu quelque chose du même genre en 1873. Il serait puéril de nier qu'un mouvement de réaction contre la République et la liberté se produisait alors. Mais, en ce temps de publicité, quand on a vu que ce mouvement ne pouvait aboutir qu'au rétablissement de la dynastie qui venait d'amoindrir et d'humilier la France, ou à la restauration de la monarchie légitime et du drapeau blanc, les plus raisonnables ont reculé et ont reconnu que M. Thiers avait raison et que la République était le seul gouvernement compatible avec les intérêts et les opinions de la France moderne. En 1801 les sentiments eussent été fort analogues si l'opinion publique eût été consultée, si le premier consul n'eût tout emporté par l'autorité de la force et du génie. Mais il ne faut pas oublier que, même alors, les honnêtes gens, comme il est juste de le dire quoique on ait souvent employé à faux cette expression, ne détestaient de la Révolution que le jacobinisme, et que la philosophie de l'assemblée constituante dominait dans toutes leurs idées sociales, politiques, et même religieuses. La France nouvelle était fière du nouvel éclat que les victoires du général Bonaparte lui avaient donné. Elle se sentait relevée de tout ce qui dans la Révolution l'avait fait rougir, elle n'éprouvait nulle envie de se montrer au monde sous un autre nom. Aucun besoin réel, aucun péril, pressant, aucune fantaisie même de cette nation mobile, n'appelait l'Empire, et le succès de cet établissement, qui paraissait un peu risqué à la bourgeoisie frondeuse et libérale de Paris, fut douteux jusqu'à la bataille d'Austerlitz. Alors la servitude fut dorée et parut acceptable, et l'on vendit la liberté au prix de la gloire. (P. R.)

Cette opinion, ou plutôt cette erreur, que le despotisme seul pouvait, à cette époque, maintenir l'ordre en France, fut alors très générale. Elle devint le point d'appui de Bonaparte, et peut-être lui doit-on cette justice de dire qu'elle l'entraîna comme les autres. Il sut l'entretenir avec beaucoup d'adresse; les factions le servirent par quelques entreprises imprudentes qui tournèrent au profit de son pouvoir; il se crut nécessaire avec quelque fondement. La France le crut comme lui, et même il vint à bout de persuader aux souverains étrangers qu'il leur était une garantie contre les influences républicaines qui, sans lui, pourraient bien se propager. Peut-être enfin qu'au moment où Bonaparte plaça la couronne impériale sur sa tête, il n'y eut pas un roi de l'Europe qui ne crût sentir la sienne s'affermir par cet événement. Et si, en effet, le nouvel empereur avait joint à cet acte décisif le don d'une constitution libérale, il se pourrait bien que réellement le repos des nations et des rois se fût pour jamais consolidé.

Les défenseurs sincères du système primitif de Bonaparte, et il en existe encore aujourd'hui, avancent, pour le justifier, qu'on ne pouvait exiger de lui ce qu'il appartient à un souverain légitime seul de donner; que la liberté de discuter nos intérêts aurait pu être suivie de la discussion de nos droits; que l'Angleterre, jalouse de notre prospérité renaissante, eût tenté de fomenter chez nous de nouveaux troubles; que nos princes n'eussent point renoncé à leurs entreprises, et que les lenteurs d'un gouvernement constitutionnel étaient peu propres à comprimer les factions. Hume, en parlant de Cromwell, a fait cette réflexion que le grand inconvénient d'un gouvernement usurpateur est dans cette obligation où il se trouve ordinairement d'avoir une politique personnelle en opposition avec les intérêts de son pays. C'est donner (soit dit en passant) une supériorité à l'autorité héréditaire, dont il serait à désirer que les peuples demeurassent convaincus. Mais Bonaparte, après tout, n'était point un usurpateur ordinaire; son élévation n'offrait aucun point de comparaison avec celle de Cromwell: «J'ai trouvé, disait-il, la couronne de France par terre, et je l'ai ramassée avec la pointe de mon épée.» Produit animé d'une révolution inévitable, il n'avait trempé dans aucun de ses désastres, et, jusqu'à la mort du duc d'Enghien, il conserva, je le crois du moins, la possibilité de légitimer sa puissance par quelques-uns de ces bienfaits qui engagent à jamais les nations.

Son ambition despotique l'entraîna, mais, je le répète, il ne fut pas le seul à s'égarer. Des apparences, qu'il ne prit pas la peine d'approfondir, le séduisirent; quelques individus firent bien sonner autour de lui le mot de liberté, mais il faut convenir que ces individus n'étaient point assez purs, ni assez estimés de la nation, pour devenir près de lui les mandataires de son voeu. Les honnêtes gens semblaient ne lui demander que du repos, sans trop s'embarrasser de la forme sous laquelle on le donnerait. De plus, il démêla que la faiblesse secrète des Français était la vanité; il vit un moyen de la satisfaire facilement à l'aide des pompes qui marchent à la suite du pouvoir monarchique; il recréa des distinctions, au fond encore démocratiques, puisque tout le monde y avait droit, et qu'elles n'entraînaient aucun privilège; et l'empressement qu'on témoigna pour les titres, les majorats et les croix, dont on se moquait, tant qu'elles ne décoraient que l'habit du voisin, ne dut pas le détromper, s'il est vrai pourtant qu'il s'égarât. Ne dut-il pas au contraire s'applaudir lorsque, à l'aide de quelques mots de la langue ajoutés aux noms, et au moyen de quelques bouts de ruban, il fut venu à bout de niveler sous le même titre les prétentions féodales et les prétentions républicaines? N'avons-nous pas, nous-mêmes, été complices de cette opinion, devenue si fixe dans son esprit, qu'il devait profiter, pour sa sûreté et pour la nôtre, de cette force qu'il trouva en lui de suspendre la Révolution, sans la détruire cependant? «Mon successeur, quel qu'il soit, disait-il encore, sera forcé de marcher avec son siècle, et ne pourra se soutenir qu'à l'aide des opinions libérales. Je les lui léguerai, mais dépourvues de leur âpreté primitive.» La France, imprudemment, parut applaudir à cette idée.

Cependant, bientôt une voix confuse qui fut pour lui celle de la conscience, pour nous celle de l'intérêt, sembla l'avertir aussi bien que nous. Pour étouffer ses accents importuns, il sentit qu'il fallait nous étourdir par un spectacle extraordinaire et toujours renouvelé. De là ses interminables guerres dont la durée lui paraissait si importante, qu'il ne donnait jamais que le nom de halte à la paix qu'il signait, et qu'il n'est pas un seul de ses traités auquel l'adresse négociatrice de M. de Talleyrand ne l'ait forcé. En effet, quand il revenait à Paris et qu'il rentrait dans l'administration de la France, outre qu'il ne savait plus que faire d'une armée dont chaque victoire augmentait les prétentions, il éprouvait tous les embarras de cette résistance muette, mais pesante, mais inévitable, que l'esprit du siècle où nous vivons oppose au despotisme, en dépit même des faiblesses individuelles; aussi ce despotisme est-il enfin devenu un moyen de gouverner heureusement impraticable. Il est mort avec la fortune de Bonaparte, et, comme a si bien dit madame de Staël: «La terrible massue que lui seul pouvait soulever a fini par retomber sur sa tête.» Heureux, heureux cent fois le temps où nous vivons aujourd'hui, puisque nous avons épuisé toutes les expériences, et qu'il n'est plus permis qu'aux insensés d'hésiter sur le chemin qui doit nous conduire au salut!

Mais Bonaparte fut longtemps secondé et ébloui lui-même par l'ardeur militaire de la jeunesse française. Cette passion déréglée des conquêtes donnée par un malin génie aux hommes réunis en société, comme pour retarder les pas que chaque génération devait faire vers tous les genres de prospérité, nous entraîna à la suite du fer destructeur de Bonaparte. Il est difficile, en France, de résister à la gloire, et surtout quand cette gloire venait couvrir et déguiser le triste abaissement où chacun se voyait alors condamné. Bonaparte en repos nous laissait voir le secret de notre servitude. Cette servitude disparaissait devant nous lorsque nos enfants allaient planter nos drapeaux sur les remparts de toutes les grandes villes de l'Europe. Il se passa donc un bien long temps, avant que nous vissions l'anneau que chacune de nos conquêtes ajoutait à la chaîne qui rivait nos libertés; et, quand nous nous aperçûmes de l'égarement de notre ivresse, il n'était plus temps de résister; l'armée, devenue complice de la tyrannie, avait rompu avec la France, et n'eût vu que de la révolte dans le cri de sa délivrance.

La plus grande erreur de Bonaparte, erreur qui tient à son caractère, c'est qu'il n'a calculé sa conduite qu'en l'appuyant sur des succès. Peut-être est-il plus excusable qu'un autre d'avoir douté qu'un revers osât l'atteindre. Son orgueil naturel ne pouvait supporter l'idée d'une défaite dans aucun genre; c'est là le côté faible de son esprit, car un homme supérieur doit avoir prévu toutes les chances. Mais, comme son âme manquait de noblesse, et que d'avance il ne se sentait point cet instinct des grands sentiments qui surmonte la mauvaise fortune, il détournait sa pensée de cette partie faible de lui-même; il se plaisait au contraire à fixer son esprit vers cette admirable disposition qu'il avait à se grandir avec le succès. Je réussirai! C'était le mot fondamental de ses calculs, et souvent son entêtement à le prononcer l'a servi pour y parvenir. Enfin sa fortune devint sa superstition particulière, et le culte qu'il se croyait obligé de lui rendre légitima à ses yeux tous les sacrifices qu'il dut nous imposer. Et nous, avouons-le encore, n'avons-nous pas d'abord partagé sa funeste superstition?

Cette illusion faisait déjà de grands progrès sur nos imaginations souples et amies du merveilleux, lors des événements que j'ai rapportés. Le procès du général Moreau, la mort du duc d'Enghien surtout, révoltèrent les sentiments, mais n'ébranlèrent pas les opinions. Bonaparte ne dissimula presque point que l'un et l'autre l'avaient servi dans l'accomplissement de l'oeuvre qu'il ourdissait depuis longtemps. Il faut dire, à la louange de l'humanité, que la répugnance du crime est tellement innée en nous, que nous croyons assez facilement, chez celui qui l'avoue, à la nécessité où il s'est trouvé de le commettre; et, quand on vit qu'il réussissait à s'élever à l'aide de pareils échelons, on se montra trop facile sur cette espèce de marché qu'il nous proposait, de l'absoudre en cas de succès.

Dès ce moment, on cessa de l'aimer; mais le temps où l'on règne par l'amour des peuples est passé, et Bonaparte, montrant qu'il savait punir jusqu'aux intentions, crut avoir fait un bon échange de ce faible attachement qu'on désirait lui conserver, contre la crainte réelle qu'il inspira. On admira, du moins par l'étonnement, la hardiesse de son jeu qu'il mettait à découvert, et lorsque, avec une audace vraiment imposante, il s'élança du fossé sanglant de Vincennes jusqu'au trône impérial, en s'écriant tout à coup: J'ai gagné la partie! la France interdite ne put s'empêcher de répéter ce cri avec lui. C'était tout ce qu'il voulait d'elle.

Peu de jours après celui où Bonaparte eut été revêtu du titre d'empereur (dont je ne me ferai aucun scrupule de me servir pour le désigner quelquefois, car, enfin, il l'a porté encore plus longtemps que celui de consul)55, dans un de ces moments où il se trouvait disposé à cette sorte d'épanchement dont j'ai déjà parlé, étant seul avec sa femme, mon mari et moi, il s'ouvrit avec assez d'abandon sur sa nouvelle situation. Il me semble que je le vois encore, dans l'embrasure d'une fenêtre de l'un des salons de Saint-Cloud, à cheval sur une chaise, le menton appuyé sur le dossier, madame Bonaparte à quelques pas de lui, sur un canapé, moi assise devant lui, et M. de Rémusat debout derrière mon fauteuil. Il avait d'abord gardé un assez long silence, puis le rompant tout à coup. «Eh bien, me dit-il, vous m'en avez voulu de la mort du duc d'Enghien?--Il est vrai, sire, lui répondis-je, et je vous en veux encore. Il me semble que vous vous êtes fait bien du mal.--Mais savez-vous qu'il attendait là-bas qu'on m'eût assassiné?--Cela se peut, sire, mais enfin il n'était pas en France.--Ah! il n'y a pas de mal de se montrer, de temps en temps, maître chez les autres.--Tenez, sire, ne parlons plus de cela, car vous me feriez pleurer.--Ah! les larmes! les femmes n'ont que cette ressource. C'est comme Joséphine, elle croit tout gagné, quand elle a pleuré. N'est-ce pas, monsieur Rémusat, que les larmes, c'est le plus grand argument des femmes?--Sire, répondit mon mari, il y en a qu'on ne peut blâmer.--Ah! je vois que, vous aussi, vous prenez la chose sérieusement? C'est tout simple au reste; vous autres, vous avez vos souvenirs, vous avez vu d'autres temps. Moi, je ne date que de celui où j'ai commencé à être quelque chose. Qu'est-ce que c'est qu'un duc d'Enghien pour moi? Un émigré plus important qu'un autre, voilà tout, et c'est assez pour qu'il fallût frapper plus ferme. Ces fous de royalistes n'avaient-ils pas répandu le bruit que je remettrais les Bourbons sur le trône? Les jacobins en ont eu peur, Fouché est venu, une fois, me demander de leur part quelle était mon intention. L'autorité est si bien venue se placer naturellement dans mes mains depuis deux ans, qu'on a pu douter quelquefois si j'avais eu sérieusement l'envie de la recevoir officiellement. Aussi, j'ai pensé que ma tâche était d'en profiter pour terminer légalement la Révolution. Et voilà pourquoi j'ai préféré l'Empire à la dictature, parce qu'on se légitime en se plaçant sur un terrain connu. J'ai commencé par vouloir accorder les deux factions que j'ai trouvées aux prises à mon avènement au consulat. J'ai cru qu'en fondant l'ordre par des institutions de durée, je les découragerais de la fantaisie des entreprises. Mais les factions ne se découragent point tant qu'on a l'air de les craindre, et on en a l'air tant qu'on travaille à les accorder. D'ailleurs, on peut venir à bout des sentiments quelquefois; des opinions, jamais. J'ai donc compris que je ne pouvais point faire de pacte entre elles, mais j'en pouvais faire avec elles pour mon compte. Le Concordat, les radiations m'ont rapproché des émigrés, et tout à l'heure je le serai complètement, car vous allez voir comme les allures de cour vont les attirer. C'est avec le langage qui rappelle les habitudes qu'on gagne les nobles; mais avec les jacobins, il faut des faits. Ils ne sont pas hommes à se prendre aux paroles. Ma sévérité nécessaire les a contentés. Lors du 3 nivôse56, au moment, par parenthèse, d'une conspiration toute royaliste, j'ai déporté un assez bon nombre de jacobins; ils auraient eu droit de se plaindre, si je n'avais pas, cette fois-ci, frappé aussi fort. Vous avez tous cru que j'allais devenir cruel, sanguinaire, et vous vous êtes trompés. Je n'ai point de haine, je ne suis point susceptible de rien faire par vengeance; j'écarte ce qui me gêne, et vous me verriez demain, s'il le fallait, pardonner à Georges lui-même, qui venait bien et dûment pour m'assassiner.

Note 55: (retour) Cette réflexion paraîtrait étrange si l'on ne se rappelait que ceci a été écrit sous la Restauration, et qu'alors les mots d'empereur, d'Empire, de Bonaparte même n'étaient plus prononcés dans la bonne compagnie. (P. R.)
Note 56: (retour) Époque de la machine infernale.

»Quand on verra le repos suivre cet événement-ci, on ne m'en voudra plus, et, dans un an, on trouvera cette mort une grande action politique. Mais il est vrai qu'elle m'a forcé d'abréger la crise. Ce que je viens de faire n'entrait dans mes plans qu'à deux ans d'ici. Je comptais garder encore le consulat, quoique avec cette forme de gouvernement les mots jurassent avec les choses, et que les signatures que je mettais au-dessous de tous les actes de mon autorité fussent le vrai paraphe d'un mensonge continuel. Nous aurions cependant encore marché ainsi, la France et moi, parce qu'elle a pris confiance et qu'elle voudra tout ce que je voudrai. Mais cette conspiration-ci a pensé remuer l'Europe; il a donc fallu détromper l'Europe et les royalistes. J'avais à choisir entre une persécution de détail, ou un grand coup; mon choix ne pouvait pas être douteux. J'ai donc imposé silence pour toujours et aux royalistes et aux jacobins. Restent les républicains, ces songe-creux qui croient qu'on peut faire une république sur une vieille monarchie, et que l'Europe nous laisserait fonder tranquillement un gouvernement fédératif de vingt millions d'hommes. Ceux-là, je ne les gagnerai pas, mais ils sont en petit nombre, et sans crédit. Vous autres, Français, vous aimez la monarchie, c'est le seul gouvernement qui vous plaise. Je parie que vous, monsieur Rémusat, vous êtes plus à l'aise cent fois, depuis que vous m'appelez Sire, et que je vous dis Monsieur?» Comme il y avait de la vérité dans cette observation, mon mari se mit à rire, et répondit qu'en effet le pouvoir souverain paraissait lui aller très bien. «Au fait, reprit l'empereur, dont la bonne humeur continuait, je crois que j'obéirais fort mal. Je me souviens que, lors du traité de Campo-Formio, nous nous réunîmes, M. de Cobenzl et moi, pour le conclure définitivement, dans une salle où, selon la coutume autrichienne, on avait élevé un dais et figuré le trône de l'empereur d'Autriche. Quand j'entrai dans cette chambre, je demandai ce que cela signifiait, et, après, je dis au ministre autrichien: «Tenez, avant de commencer, faites ôter ce fauteuil, car je n'ai jamais vu un siège plus élevé que les autres sans avoir envie aussitôt de m'y placer.»--Vous voyez que j'avais l'instinct de ce qui devait m'arriver un jour.

»J'ai acquis, aujourd'hui, une grande facilité pour l'administration de la France; c'est que, ni elle ni moi, nous ne nous trompons plus. Talleyrand voulait que je me fisse Roi; c'est le mot de son dictionnaire. Il se serait cru tout de suite redevenu grand seigneur sous un roi; mais je ne veux de grands seigneurs que ceux que je ferai; et puis le titre de roi est usé, il porte avec lui des idées reçues, il ferait de moi une espèce d'héritier; je ne veux l'être de personne. Celui que je porte est plus grand, il est encore un peu vague, il sert l'imagination. Voici une révolution terminée, et doucement, je m'en vante. Savez-vous pourquoi? c'est qu'elle n'a déplacé aucun intérêt, et qu'elle en éveille beaucoup. Il faut toujours tenir vos vanités en haleine à vous autres; la sévérité du gouvernement républicain vous eût ennuyés à mort. Qu'est-ce qui a fait la Révolution? c'est la vanité. Qu'est-ce qui la terminera? encore la vanité. La liberté est un prétexte. L'égalité, voilà votre marotte, et voilà le peuple content d'avoir pour roi un homme pris dans les rangs des soldats. Des hommes comme l'abbé Sieyès, ajouta-t-il encore en riant, pourraient bien crier: au despotisme! que mon autorité demeurera toujours populaire. J'ai aujourd'hui le peuple et l'armée pour moi; il serait bien bête, celui qui ne saurait pas régner avec cela.»

En achevant ces mots, Bonaparte se leva. Jusqu'à ce moment, il avait été fort gai, son ton de voix, son visage, ses gestes, tout était à l'unisson d'une simplicité encourageante. Il souriait, nous voyait sourire, et s'amusait même des réflexions que nous mêlions à ses discours; enfin il nous avait mis tout à fait à l'aise. Mais, comme s'il eût tout à coup fini son rôle de bonhomme, à l'instant même son visage devint grave, il releva son regard sévère, qui semblait toujours exhausser sa petite stature, et donna à M. de Rémusat je ne sais plus quel ordre insignifiant, avec toute la sécheresse d'un maître absolu qui ne veut pas perdre une occasion de commander quand il demande.

Le son de sa voix, si opposé à celui qui m'avait frappé depuis une heure, me fit presque tressaillir, et quand nous nous retirâmes, mon mari, qui avait remarqué ce mouvement, me confia qu'il avait reçu la même impression que moi. «Vous voyez, me dit-il, il a craint que ce moment d'épanchement ne diminuât quelque chose de la crainte qu'il veut toujours inspirer. Il s'est cru obligé, en nous congédiant, de nous replacer en présence du maître.» Cette observation, vraie et fine, ne s'est jamais effacée de ma mémoire, et j'ai plus d'une fois, depuis, été à portée de juger combien elle était fondée sur une vraie connaissance du caractère de Bonaparte.

Mais je me suis laissé entraîner par le récit de cette conversation et par les réflexions qui l'ont précédée. Revenons au jour qui fit Bonaparte empereur, et achevons de retracer les scènes curieuses qui se passèrent sous mes yeux.

J'ai dit quelles personnes Bonaparte avait invitées à dîner avec lui dans cette journée. Un moment avant de nous mettre à table, le gouverneur du palais, Duroc, vint nous prévenir tous, les uns après les autres, des titres de prince et princesse qu'il fallait donner à Joseph et à Louis Bonaparte, ainsi qu'à leurs femmes. Mesdames Bacciochi et Murat paraissaient atterrées de cette différence entre elles et leurs belles-soeurs. Madame Murat avait peine surtout à dissimuler son mécontentement. Vers six heures, le nouvel empereur parut et commença, sans aucune apparence de gêne, à saluer chacun de sa nouvelle dignité. Je me souviens qu'à moi seule dans ce moment, je reçus une impression profonde qui pouvait bien avoir toutes les apparences d'un pressentiment. La journée avait d'abord été belle, mais fort chaude. Vers le moment où le Sénat arrivait à Saint-Cloud, le temps se brouilla tout à coup, le ciel s'obscurcit, on entendit quelques coups de tonnerre, et nous fûmes menacés pendant plusieurs heures d'un violent orage. Ce ciel noir et chargé, qui semblait peser sur le château de Saint-Cloud, me parut comme un triste présage, et j'eus peine à détruire la tristesse que j'éprouvais. Quant à l'empereur, il était gai et serein, et jouissait, je pense, en secret, de la petite contrainte que le cérémonial nouveau mettait entre nous tous. L'Impératrice conservait toute son aimable aisance; Joseph et Louis semblaient contents, madame Joseph résignée à ce qu'on exigerait d'elle, madame Louis, soumise de même; et, ce qu'on ne peut trop louer par comparaison, Eugène de Beauharnais simple, naturel, et montrant un esprit dégagé de toute ambition secrète et mécontente. Il n'en était pas de même du nouveau maréchal Murat; mais la crainte qu'il avait de son beau-frère le forçait de se contenir; il gardait un silence soucieux.

Quant à madame Murat, elle éprouvait un violent désespoir, et, pendant le dîner, elle fut si peu maîtresse d'elle-même, lorsqu'elle entendit l'empereur nommer à plusieurs reprises la princesse Louis, qu'elle ne put retenir ses pleurs. Elle buvait à coups redoublés de grands verres d'eau, pour tâcher de se remettre et paraître faire quelque chose; mais les larmes la gagnaient toujours.

Chacun en était embarrassé, et son frère souriait assez malignement. Pour moi, j'éprouvais la plus grande surprise, et, en même temps, je dirais presque une sorte de dégoût, de voir cette jeune et jolie figure contractée par les émotions d'une si sèche passion. Madame Murat avait alors vingt-deux à vingt-trois ans; son visage d'une blancheur éblouissante, ses beaux cheveux blonds, la couronne de fleurs dont ils étaient entourés, la robe couleur de rose qui la parait, tout cela donnait à sa personne quelque chose de jeune, presque d'enfantin, qui contrastait désagréablement avec le sentiment fait pour un tout autre âge, dont on voyait qu'elle était atteinte. On ne pouvait avoir aucune pitié de ses pleurs, et je crois qu'elles affectaient tout le monde, ainsi que moi, fort désagréablement. Madame Bacciochi, plus âgée, plus maîtresse d'elle-même, ne pleura point; mais elle se montrait brusque, tranchante, et traitait chacun de nous avec une hauteur marquée.

L'empereur parut enfin irrité de cette conduite de ses deux soeurs, et il accrut leur mécontentement par des railleries indirectes, mais qui les blessèrent très directement. Tout ce que je vis dans cette journée me donna une idée nouvelle et forte de la puissance des émotions que peut produire l'ambition sur des âmes d'une certaine sorte, c'était un spectacle dont, avant ce jour, je n'avais nulle idée.

Le lendemain, après un dîner fait en famille, il se passa une scène violente dont je ne fus pas témoin, mais dont nous entendions les éclats à travers la muraille qui séparait le salon de l'impératrice de celui où nous nous tenions. Madame Murat éclata en plaintes, en larmes, en reproches; elle demanda pourquoi on voulait les condamner, elle et ses soeurs, à l'obscurité, au mépris, tandis qu'on couvrait des étrangères d'honneurs et de dignités. Bonaparte fut très dur dans ses réponses, déclarant à plusieurs reprises qu'il était le maître de répartir les dignités à sa volonté. Ce fut dans cette occasion qu'il laissa échapper ce mot piquant qu'on a retenu. «En vérité, à voir vos prétentions, mesdames, on croirait que nous tenons la couronne des mains du feu roi notre père.»

L'impératrice me raconta, ensuite, toute cette violente discussion. Quelque bonne qu'elle fût, elle ne pouvait s'empêcher de s'amuser un peu de la douleur d'une personne qui la haïssait parfaitement. À la fin de la conversation, madame Murat, hors d'elle par l'excès de son désespoir et l'âpreté des paroles qu'il lui fallait entendre, tomba sur le plancher, et s'évanouit complètement. Le courroux de Bonaparte disparut à cette vue, il s'apaisa, et quand sa soeur reprit ses sens, il laissa entrevoir quelque disposition à la contenter. En effet, quelques jours après, au sortir d'une consultation avec M. de Talleyrand, Cambacérès, et quelques autres personnes, on décida qu'il n'y avait aucun inconvénient à décorer par courtoisie les soeurs de l'empereur d'une dénomination particulière, et nous apprîmes par le Moniteur qu'on leur donnerait, en leur parlant, le titre si désiré d'Altesse Impériale.

Mais il resta encore, pour ce moment, un chagrin à madame Murat et à son époux. Les règlements intérieurs du palais de Saint-Cloud partagèrent l'appartement impérial en plusieurs salons où l'on n'entrait que selon le nouveau rang dont chacun était revêtu. Le salon le plus voisin du cabinet de l'empereur devint le salon du trône ou des princes, et le maréchal Murat, quoique époux d'une princesse, s'en vit fermer la porte. Ce fut M. de Rémusat qui fut chargé de la désagréable commission de l'arrêter, quand il se disposait à y passer. Quoique mon mari ne fût point responsable des ordres qu'il avait reçus, et qu'il mît à les transmettre les formes de la plus soigneuse politesse, Murat fut vivement blessé de cet affront public, et lui et sa femme, déjà mal disposés pour nous à cause de notre attachement pour l'impératrice, nous firent, à M. de Rémusat et à moi, je dirais presque l'honneur de nous dévouer dès lors une haine secrète dont nous avons plus d'une fois senti les atteintes. Mais cette fois, madame Murat, qui avait reconnu l'empire que ses plaintes exerçaient sur son frère, se garda bien de regarder sa cause comme perdue, et, en effet, on a vu par la suite qu'elle vint à bout d'élever son époux à toutes les dignités qu'elle souhaitait si ardemment.

Les nouvelles prérogatives des rangs jetèrent du trouble dans cette cour jusqu'alors assez paisible. Nous eûmes, autour de madame Bonaparte, pour notre compte, une sorte de parodie des agitations de vanité qui avaient bouleversé la famille impériale.

Outre ses quatre dames du palais, madame Bonaparte rassemblait souvent auprès d'elle les femmes des différents officiers du premier consul. On y voyait de plus madame Maret, qui habitait toujours Saint-Cloud à cause de la place de son mari, et la fille du marquis de Beauharnais qu'on avait mariée à M. de la Valette, et à qui ses malheurs et sa tendresse conjugale ont donné tant de célébrité, lors du jugement et de l'évasion de son mari en 1815. Celui-ci, d'une naissance fort obscure, mais homme d'esprit, d'un caractère aimable et facile, après avoir servi quelque temps dans l'armée, avait quitté l'état militaire pour lequel ses moeurs douces lui inspiraient de la répugnance. Le premier consul l'avait employé dans quelques missions diplomatiques; il venait de le faire conseiller d'État. Il montrait un dévouement extrême à tous les Beauharnais dont il était devenu parent. Sa femme était simple et douce, habituellement; mais il était décidé que la vanité deviendrait le premier mobile de tous les sentiments des personnes attachées à cette cour, quels que fussent leur sexe et leur âge.

Une décision de l'empereur ayant accordé aux dames du palais quelques préséances sur les autres femmes, ce fut le signal de toutes les jalousies féminines. Madame Maret, sèche et orgueilleuse, fut blessée de nous voir marcher devant elle; sa mauvaise humeur la rapprocha de madame Murat qui entendait si bien les mécontentements de ce genre. D'ailleurs M. de Talleyrand qui n'aimait pas Maret, et qui se moquait impitoyablement de ses ridicules, assez mal aussi avec Murat, devenu l'objet de la haine de tous deux, fut par cette haine même l'occasion d'une sorte de lien entre eux. L'impératrice, qui n'aimait point quiconque s'attachait à madame Murat, traita madame Maret avec une sorte de sécheresse, et de ce côté, quoique toujours parfaitement étrangère à tous ces sentiments violents, et, pour mon compte, ne haïssant personne, je fus un peu comprise dans l'animadversion de ce parti contre les Beauharnais.

Enfin, un dimanche matin, la nouvelle impératrice reçut l'ordre de paraître à la messe accompagnée seulement de ses quatre dames du palais. Madame de la Valette, qu'on avait vue jusqu'alors partout aux côtés de sa tante, se trouvant tout à coup privée de cet honneur, versa à son tour beaucoup de larmes, et nous eûmes encore cette jeune ambition à consoler. Tout cela m'amusait fort à regarder; je me conservais sereine au milieu de ces troubles un peu ridicules, et peut-être assez naturels. Mais, on était tellement accoutumé à voir toutes les têtes tournées dans le palais, et les joies et les peines produites seulement par de nouvelles ambitions, satisfaites ou trompées, qu'un jour, me trouvant d'humeur assez gaie et riant de bon coeur de je ne sais plus quelle plaisanterie qu'on faisait devant moi, l'un des aides de camp de Bonaparte, s'approchant tout à coup, me demanda tout bas si j'avais reçu pour mon compte la promesse de quelque nouvelle dignité; et je ne pus m'empêcher de lui demander à mon tour s'il croyait que, dorénavant, à Saint-Cloud, il fallût toujours pleurer, dès qu'on n'était pas princesse.

Ce n'est pas, cependant, que je n'eusse aussi, comme les autres, ma petite ambition; mais cette ambition était modérée, et fort facile à contenter. L'empereur m'avait fait dire par l'impératrice, M. de Caulaincourt avait répété à mon mari, qu'au moment de l'affermissement de sa fortune, il n'oublierait pas celle des individus qui s'étaient dévoués de si bonne heure à lui. Tranquilles pour notre avenir sur cette assurance, nous ne faisions aucune démarche, et nous avions tort, car tout le monde s'agitait autour de nous. M. de Rémusat a toujours été étranger à toute espèce d'intrigue; c'est presque un défaut, quand on habite une cour. Il y a certaines qualités du caractère qui nuisent absolument à l'avancement auprès des souverains. Ceux-ci n'aiment point à trouver autour d'eux ces sentiments généreux, et cette philosophie dans les opinions, qui sont une marque de l'indépendance de l'âme qu'on saura conserver près d'eux, et ce qu'ils pardonnent le moins, c'est qu'on garde en les servant quelques moyens d'échapper à leur pouvoir. Bonaparte, plus exigeant que qui que ce soit sur toutes les espèces de dévouement, s'aperçut promptement que M. de Rémusat le servirait loyalement, mais sans se prêter à tous ses caprices. Cette découverte, aidée de quelques circonstances, que je rapporterai à mesure qu'elles se présenteront, le dégagea de ce qu'il croyait lui devoir. Il garda mon mari près de lui, il l'employa, parce que cela lui était commode, mais il ne l'éleva point là où il a porté tant d'autres, parce qu'il s'aperçut que ses dons ne lui acquerraient point les complaisances d'un homme qui ne se montrait pas capable de sacrifier la délicatesse à l'ambition. D'ailleurs, le métier de courtisan était incompatible avec les goûts de M. de Rémusat. Il aimait la retraite, les occupations graves, la vie intime; toutes les affections de son coeur étaient tendres et morales; l'emploi ou la perte de son temps, tout destiné par sa place à cette continuelle et minutieuse attention de ce qui constitue l'étiquette des cours, excitait souvent ses regrets. Enlevé à sa destinée naturelle par la Révolution qui l'avait tiré de la magistrature, il croyait devoir à l'avenir de ses enfants de demeurer dans cette situation où les circonstances l'avaient jeté; mais il s'ennuyait de ce service de niaiseries importantes auxquelles il était condamné, et il ne se montrait qu'exact, là où il eût fallu être assidu. Plus tard, quand le voile qui couvrait ses yeux fut tombé, et qu'il vit Bonaparte tel qu'il était réellement, l'indignation souleva son âme généreuse, et il souffrit beaucoup de se voir précisément attaché au service intime de sa personne. Or, rien ne coupe court à l'avancement d'un courtisan comme certaines répugnances morales, qu'il ne s'applique point assez à renfermer. Mais, à cette époque, tous ces sentiments étaient encore vagues au dedans de nous, et je reviens à ce que je disais au commencement. Nous avions lieu de penser que l'empereur nous devait bien quelque chose, et nous comptions sur lui.

Mais, de plus, le moment ne tarda pas d'arriver où nous perdîmes de notre importance. Bientôt des gens égaux à nous, et presque aussitôt des gens supérieurs par leur naissance et par leur fortune, sollicitèrent la faveur de faire partie de cette cour; on conçoit qu'on ne dut plus mettre autant de prix au dévouement de ceux qui avaient, les premiers, ouvert la route. Bonaparte fut réellement flatté des conquêtes qu'il fit peu à peu sur la noblesse française. Madame Bonaparte, elle-même, plus susceptible d'affection que lui, eut un moment la tête tournée, quand elle vit des grandes dames parmi ses dames du palais. Des personnes plus habiles en intrigue eussent, à cet instant, redoublé d'adresse et d'assiduité pour tâcher de garder leur position, que cette foule vaine de son importance pressait de tous côtés; mais, loin de là, nous cédâmes, nous vîmes des occasions de retrouver quelque liberté, nous en profitâmes assez imprudemment, et quand un motif, quel qu'il soit, vous fait lâcher pied à la cour, il est bien rare qu'on puisse jamais regagner le poste qu'on occupait.

M. de Talleyrand, qui poussait Bonaparte à faire renaître autour de lui tous les prestiges de la royauté, l'engagea à contenter avec soin les prétentions vaniteuses de ceux qu'on voulait attirer, et la noblesse en France n'est satisfaite que lorsqu'elle est préférée. Il fallut donc faire briller à ses yeux les distinctions qu'elle se croyait le droit d'exiger. On était bien sûr de gagner les Montmorency, les Montesquiou, etc., en leur promettant que, du jour où ils prendraient rang auprès de Bonaparte, ils deviendraient les premiers, comme par le passé. Il était, au fond, difficile que cela fût autrement, une fois qu'on se décidait à faire une véritable cour.

Il y a des gens qui ont cru qu'il eût été plus habile à Bonaparte, en prenant le titre neuf d'empereur, de garder encore autour de lui quelque chose de cette apparence simple et austère dont on perdit l'aspect avec le consulat. Un gouvernement constitutionnel d'une part, une cour peu nombreuse, sans luxe, qui se fût ressentie des changements que les révolutions avaient apportés dans les idées, eût moins satisfait la vanité peut-être, mais eût obtenu une plus véritable considération. Au moment dont je parle, on consulta de tous côtés pour savoir de quelle manière on décorerait l'entourage dont le nouveau souverain serait environné. Duroc invita M. de Rémusat à donner par écrit ses idées à cet égard. Mon mari rédigea un plan sage, mesuré, mais qui fut trouvé trop simple pour les projets secrets que personne ne pouvait alors deviner. «Il n'y a pas là assez de pompe, disait Bonaparte en le lisant. Tout cela ne jetterait point de poudre aux yeux.» Il voulait séduire, pour mieux tromper. Se refusant décidément à donner aux Français une constitution libre, il fallait qu'il les éblouît, les étourdît par tous les moyens à la fois; et, comme il y a toujours de la petitesse dans l'orgueil, le suprême pouvoir ne lui suffit point encore, il en voulut la montre, et de là l'étiquette, les chambellans, qui, dans son idée, faisaient encore mieux disparaître le parvenu. Il aimait la pompe, il penchait vers un système féodal, tout à fait hors des idées du siècle où il vivait, qu'il a pensé établir cependant, mais qui, vraisemblablement, n'eût duré que le temps de son règne. On ne peut se représenter tout ce qui lui passait par la tête à cet égard: «L'Empire français, disait-il, deviendra la mère-patrie des autres souverainetés; je veux que chacun des rois de l'Europe soit forcé de bâtir dans Paris un grand palais à son usage; et, lors du couronnement de l'empereur des Français ces rois viendront à Paris, et orneront de leur présence et salueront de leurs hommages cette imposante cérémonie.» Ce plan démontrait-il autre chose que l'espoir de recréer les grands fiefs, et de ressusciter un Charlemagne qui eût exploité, à son profit seulement et pour fortifier sa puissance, et les idées despotiques des temps passés, et les expériences des temps modernes?

Bonaparte a si souvent répété qu'il était, à lui seul, toute la Révolution, qu'il a fini par se persuader qu'en conservant sa propre personne, il en gardait tout ce qu'il était utile de ne pas détruire. Quoiqu'il en soit, la maladie de l'étiquette sembla s'être emparée de tous les habitants du château impérial de Saint-Cloud. On tira de la bibliothèque les énormes règlements de Louis XIV, et on commença à en faire des extraits, pour les rédiger à la convenance de la nouvelle cour. Madame Bonaparte envoya chercher madame Campan, qui avait été première femme de chambre de la reine. Elle était personne d'esprit; elle tenait une pension où, comme je l'ai déjà dit quelque part, presque toutes les jeunes personnes qui paraissaient à cette cour avaient été élevées. On la questionna avec détail sur les habitudes intérieures de la dernière reine de France; je fus chargée d'écrire sous sa dictée tout ce qu'elle raconterait, et Bonaparte joignit le très gros cahier qui résulta de nos entretiens à ceux qu'on lui portait de toutes parts. M. de Talleyrand était consulté sur tout. On allait et venait; on s'agitait dans une sorte d'incertitude qui avait son agrément, parce que chacun s'attendait à monter et à s'élever. Il faut l'avouer franchement, nous nous croyions tous plus ou moins grandis de quelque chose; la vanité est ingénieuse dans ses spéculations; les nôtres touchaient à tout.

Quelquefois on était, pour un moment, un peu désenchanté par l'effet tant soit peu ridicule que cette agitation produisait sur un certain monde. Ceux qui demeuraient étrangers à nos nouvelles grandeurs disaient comme Montaigne: Vengeons-nous par en médire. Les railleries plus ou moins fines, les calembours sur ces princes de fraîche date, troublaient nos brillantes illusions; mais il est toujours assez petit le nombre de ceux qui se permettent de blâmer le succès, et les batteries l'emportèrent de beaucoup sur la critique, du moins dans tout le cercle où nos regards pouvaient atteindre.

Voilà donc, à peu près, l'attitude dans laquelle nous nous trouvâmes à la fin de cette première époque qui se termine ici. Nous verrons, en rapportant la seconde, les progrès que nous fîmes tous (et quand je dis tous, c'est de la France et de l'Europe que je parle), dans cette route de prestiges et de brillantes erreurs, où nos libertés et notre vraie grandeur allèrent se perdre et s'enfouir pour si longtemps.

J'ai oublié de dire qu'au mois d'avril de cette année, Bonaparte avait nommé son frère Louis membre du conseil d'État, et son frère Joseph colonel du 4e régiment de ligne: «Il faut, leur disait-il, que vous soyez tous deux tour à tour officiers civils et militaires, et que vous ne paraissiez étrangers à rien de ce qui concerne les intérêts de la patrie.»

FIN DU TOME PREMIER.



TABLE DU TOME PREMIER.

PRÉFACE.

INTRODUCTION.

Portraits et anecdotes.

LIVRE PREMIER.
1802-1804.

CHAPITRE PREMIER.
1802-1803.

Détails de famille.--Ma première soirée à Saint-Cloud.--Le général Moreau.--M. de Rémusat est nommé préfet du palais, et je deviens dame du palais.--Habitudes du premier consul et de madame Bonaparte.--M. de Talleyrand.--La famille du premier consul.--Mesdemoiselles Georges et Duchesnois.--Jalousie de madame Bonaparte.

CHAPITRE II.
1803.

Retour aux habitudes de la monarchie.--M. de Fontanes.--Madame d'Houdetot.--Bruits de guerre.--Réunion du Corps législatif.--Départ de l'ambassadeur d'Angleterre--M. Maret.--Le général Berthier.--Voyage du premier consul en Belgique.--Accident de voiture.--Fêtes d'Amiens.

CHAPITRE III.
1803.

Suite du voyage en Belgique.--Opinions du premier consul sur la reconnaissance, la gloire et les Français.--Séjour à Gand, à Malines, à Bruxelles.--Le clergé.--M. de Roquelaure.--Retour à Saint-Cloud.--Préparatifs d'une descente en Angleterre.--Mariage de madame Leclerc.--Voyage du premier consul à Boulogne.--Maladie de M. de Rémusat.--Je vais le rejoindre.--Conversations du premier consul.

CHAPITRE IV.
1803-1804.

Suite des conversations du premier consul à Boulogne.--Lecture de la tragédie de Philippe-Auguste.--Mes nouvelles impressions.--Retour à Paris.--Jalousie de madame Bonaparte.--Fêtes de l'hiver de 1804.--M. de Fontanes.--M. Fouché.--Savary.--Pichegru.--Arrestation du général Moreau.

CHAPITRE V.
1804.

Arrestation de Georges Cadoudal.--Madame Bonaparte m'annonce la mission de M. de Caulaincourt à Ettenheim.--Arrestation du duc d'Enghien.--Mes angoisses et mes instances auprès de madame Bonaparte.--Soirée à la Malmaison.--Mort du duc d'Enghien.--Paroles remarquables du premier consul.

CHAPITRE VI.
1804.

Impression produite à Paris par la mort du duc d'Enghien.--Efforts du premier consul pour la dissiper.--Représentation de l'Opéra.--Mort de Pichegru.--Rupture de Bonaparte avec son frère Lucien.--Projet d'adoption du jeune Napoléon.--Fondation de l'Empire.

CHAPITRE VII.
1804.

Effets et causes de l'avènement de Bonaparte au trône.--Conversation de l'empereur.--Chagrins de madame Murat.--Caractère de M. de Rémusat.--La nouvelle cour.

FIN DE LA TABLE DU TOME PREMIER.



F. Aureau.--Imprimerie de Lagny



OUVRAGES
DE M. CHARLES DE RÉMUSAT
de l'Académie Française

Essai de Philosophie, 2 volumes in-8. Paris, Ladrange, 1842.

De la Philosophie allemande, rapport à l'Académie des Sciences morales et politiques, in-8. Paris, Ladrange, 1845.

Saint Anselme de Cantorbery, sa vie et sa philosophie, in-8. Paris, Didier, 1853.

Abélard, sa vie, sa philosophie et sa théologie, nouvelle édition, 2 volumes in-8. Paris, Didier, 1855.

L'Angleterre au XVIIIe siècle, études et portraits, 2 vol. in-8. Paris, Didier, 1856.

Bacon, sa vie, son temps, sa philosophie et son influence jusqu'à nos jours, in-8. Paris, Didier, 1857.

Critiques et Études littéraires ou passé et présent, nouvelle édition revue et considérablement augmentée, 2 volumes in-18. Paris, Didier, 1857.

Politique libérale, ou fragments pour servir à l'histoire de la Révolution française, in-8. Paris, Michel Lévy, 1860.

Philosophie religieuse. De la théologie naturelle en France et en Angleterre, in-18. Paris, 1864.

Histoire de la Philosophie en Angleterre, depuis Bacon jusqu'à Locke, 2 vol. in-8. Paris, 1877.

Abélard, drame inédit publié avec une préface et des notes par Paul de Rémusat, in-8. Paris, C. Lévy, 1877.

La Saint-Barthélemy, drame inédit, publié par Paul de Rémusat, in-8. Paris, C. Lévy, 1878.



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