Mémoires de Marmontel (Volume 1 of 3): Mémoires d'un Père pour servir à l'Instruction de ses enfans
The Project Gutenberg eBook of Mémoires de Marmontel (Volume 1 of 3)
Title: Mémoires de Marmontel (Volume 1 of 3)
Author: Jean-François Marmontel
Annotator: Maurice Tourneux
Release date: September 4, 2008 [eBook #26531]
Most recently updated: January 4, 2021
Language: French
Credits: Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier and the Online Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)
Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier and the Online
Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)
MÉMOIRES DE MARMONTEL
PUBLIÉS AVEC PRÉFACE, NOTES ET TABLES PAR MAURICE TOURNEUX
TOME PREMIER
PARIS
LIBRAIRIE DES BIBLIOPHILES
M DCCC XCI
PRÉFACE
I
Les Mémoires d'un Père pour servir à l'instruction de ses enfants ont été, comme le rappelle deux fois l'auteur, rédigés dans ce hameau d'Abloville, dépendant de Saint-Aubin-sur-Gaillon (Eure), où il s'était réfugié en 1792, et où il revint mourir après un court passage au Conseil des Anciens. Marmontel a donc retracé, ses souvenirs tout à fait au déclin de sa vie, loin de ses notes, s'il en avait pris, séparé de ses amis survivants et dépouillé de ses pensions et de ses places. Aussi n'est-il pas étonnant qu'il ait commis quelques inexactitudes plus ou moins involontaires dans le récit de ses premières années, ou porté un jugement prématuré sur les événements qui avaient bouleversé sa paisible existence. La part faite à ces défaillances fort excusables, et à des appréciations nécessairement partiales, l'auteur s'est trop complaisamment étendu sur les diverses phases de sa vie pour qu'il y ait lieu de reprendre ab ovo _sa biographie, et il suffira d'en rappeler ici les derniers traits.
Parti de Paris le 4 avril 1792, avec sa femme, ses trois enfants, une servante et un domestique[1], Marmontel s'arrêta d'abord à Saint-Germain, près d'Évreux, puis se fixa au hameau d'Abloville, où il acheta une maison de paysan et deux arpents de terre. Il ne semble pas d'ailleurs que, sauf pendant les quelques jours qu'il dut passer à Aubevoie pour fuir la maladie contagieuse à laquelle avait succombé le précepteur de ses enfants, il ait été inquiété ni dénoncé. Bien lui en prit toutefois, suivant Morellet, de n'être pas resté à Paris, car le commissaire qui arrêta Florian à Sceaux semblait tout disposé à lui donner pour compagnon de captivité le secrétaire perpétuel de l'Académie, dont il n'ignorait ni la fuite ni la résidence. Confiné dans une solitude prudente, Marmontel trouva un apaisement à ses alarmes et à ses regrets en écrivant de_ NOUVEAUX CONTES MORAUX qui ne valaient pas les premiers, de petits traités de grammaire, de logique, de métaphysique et de morale, à l'usage de ses enfants, et enfin ses MÉMOIRES, _qui, si leur titre ne le disait expressément, ne semblaient pas avoir la même destination.
Le 14 nivôse an III (3 janvier 1793), sur le rapport de M.-J. Chénier, et sans qu'il paraisse l'avoir sollicité, il fut compris pour une somme de 3,000 livres dans les encouragements accordés par la Convention aux artistes et aux gens de lettres. Mais, lors de la création de l'Institut, la même année, il n'y fut appelé qu'à titre d'associé non résidant, pour la section de grammaire. Au mois de germinal an V (avril 1797), Marmontel fut, comme il nous l'apprend lui-même, convoqué à l'assemblée électorale d'Evreux, et nommé représentant du département de l'Eure, avec le mandat spécial de réclamer le rétablissement des cérémonies catholiques. Fidèle à cet engagement, il rédigea une_ OPINION SUR LE LIBRE EXERCICE DES CULTES, qu'il n'eut pas l'occasion de lire à la tribune, mais que ses héritiers imprimèrent à la suite de ses MÉMOIRES. _Par contre, ils n'ont (pas plus que ses autres éditeurs) accordé le même honneur à un rapport qui, à tous égards, ne méritait point un si injuste oubli.
À la fin de 1795, l'encombrement des «dépôts littéraires», où s'étaient accumulées les bibliothèques des communautés religieuses supprimées en 1790, des émigrés et des condamnés, était devenu tel que le Directoire invita l'Institut à lui présenter ses vues sur les moyens d'y remédier. L'Institut, par l'organe de Langlès, rapporteur de la commission, proposait d'accorder à la Bibliothèque nationale et autres bibliothèques de Paris un droit de prélibation, de répartir le surplus entre les bibliothèques des départements et des écoles centrales, et de liquider la masse énorme des livres de théologie et de jurisprudence tombés au rebut, soit par voie d'échanges avec l'étranger, soit par des ventes aux enchères. Tandis que Camus faisait passer, le 30 floréal, une motion conforme au conseil des Cinq-Cents, Marmontel, en son nom et en celui des deux collègues qui lui avaient été adjoints, Ysabeau et Portalis, présentait des conclusions toutes différentes[2]. Il y insiste avec raison sur la nécessité de distinguer quels livres conviennent à une bibliothèque plutôt qu'à une autre, réclame un choix scrupuleux dans les livres mis à la disposition des élèves des écoles centrales, et plaide incidemment la cause des émigrés, dont la plupart réclamaient leur radiation: «Eh! quoi, s'écriait-il, dans un naufrage où tant de malheureux ont péri, où tant d'autres luttent contre les flots qui les repoussent du rivage, tandis qu'il en aborde tous les jours quelques-uns et que nous avons l'espérance d'en voir sauver un plus grand nombre, y aurait-il de l'humanité à ériger en loi la dispersion de leurs débris?» Combattu par Camus et par Creuzé-Latouche, l'ajournement proposé par Marmontel fut écarté, et la loi du 26 fructidor an V, qui consacrait les propositions de l'Institut, fut promulguée.
Dans l'intervalle, le coup d'État du 18 fructidor avait dépossédé Marmontel de son mandat. Il abandonna aussitôt l'appartement de la place de la Ville-l'Évêque, qu'il partageait avec la famille Chéron, alliée de Morellet[3], et dut regagner Abloville. C'est là que, frappé d'une attaque d'apoplexie, il s'éteignit le 9 nivôse an VIII (31 décembre 1799), à minuit. Conformément au désir qu'il avait eu encore la force d'exprimer, il fut enterré dans son propre jardin, selon les rites catholiques, en présence de sa femme, de ses deux plus jeunes fils et des amis qui ont signé l'extrait mortuaire[4]. Son fils aîné, Albert, employé dans la maison de banque de M. Hottinger, ne put être prévenu assez tôt pour assister à la cérémonie. Morellet, qui l'excuse dans la première de deux lettres communiquées par M. Jules Claretie à Albert de la Fizelière[5], écrivait de nouveau à Mme Marmontel, le 15 nivôse (5 janvier 1800): «J'ai été sensiblement touché de l'offre des bons MM. Pelou, pour recueillir ces précieux restes dans ce joli jardin de la Rivette où notre ami a trouvé un asile ouvert par l'amitié et les vertus, et qu'il était si digne d'habiter. C'est certainement là ce qu'il y a de plus décent, de plus capable d'honorer sa mémoire; un monument que les gens de bien et les gens de goût voudront visiter sera bien mieux placé dans un lieu agréable, accessible, habité par ses amis et les enfants et petits-enfants de ses amis, que dans votre chaumière, que je désire d'ailleurs que vos enfants et vous conserviez précieusement.» Mais, respectueuse des volontés suprêmes de son mari, la veuve ne consentit pas à cette translation, et, jusqu'en 1866, l'humble pierre fut un but de promenade pour les curieux de passage à Gaillon et une source de profit pour les paysans qui en avaient organisé l'exhibition. Elle était tout à fait délabrée et abandonnée lorsque, le 8 novembre 1866, les derniers représentants du nom de Marmontel, l'éminent professeur au Conservatoire de musique et sa cousine, Mme Anne Marmontel (née Beynaguel), procédèrent, non sans de longs pourparlers, à une inhumation définitive dans un terrain concédé par la municipalité au cimetière de Saint-Aubin-sur-Gaillon_.
II
En annonçant dans un même paragraphe la mort de Marmontel, de Montucla et de Daubenton, le MAGASIN ENCYCLOPÉDIQUE faisait observer que la littérature, la géométrie et l'histoire naturelle perdaient à la fois leurs doyens, et formait des voeux pour que la mémoire du premier, «bien qu'il n'appartînt, plus à aucune association littéraire»,—ce qui n'était pas tout à fait exact,—ne fût pas privée du juste hommage qui lui était dû. L'Institut national à Paris, les Lycées, qui reprenaient en province la succession des Académies jadis si nombreuses, s'efforçaient alors de rattacher le passé au présent en évoquant publiquement le souvenir des membres dont les noms brillaient sur leurs anciennes listes. C'est ainsi que, dès le 30 germinal an VIII (20 avril 1800), le citoyen Taverne lut devant le Lycée de Toulouse un ÉLOGE de l'ancien lauréat des Jeux floraux, dont il n'y a guère à tirer qu'une anecdote plus ou moins controuvée[6]. Elle ne souleva, il est vrai, pas plus de protestations que l'invraisemblable affabulation imaginée sur son nom même par Armand Gouffé, Tournay et Vieillard, pour glorifier l'auteur de BÉLISAIRE, et représentée en fructidor an XI sur le théâtre du Vaudeville. Les auteurs purent impunément montrer Mme de Pompadour (morte en 1764) s'efforçant de détourner les foudres de la Sorbonne prêtes à frapper_ BÉLISAIRE (1767), Marmontel rimant au château de Ménars l'opéra de DIDON (écrit en 1784), Marigny lui demandant (toujours en 1767) quand on représenterait sa_ CLÉOPÂTRE (jouée en 1750); l'indulgente critique n'eut d'oreilles que pour «de jolis couplets sans calembours et tout à fait exempts de mauvais goût». Quant à la donnée même du vaudeville, elle est inepte, et je renvoie les curieux qui la voudraient connaître soit à l'analyse du MAGASIN ENCYCLOPÉDIQUE, _soit au texte lui-même, car la pièce a été imprimée[7].
Ce nouvel «hommage» était depuis longtemps oublié quand les_ MÉMOIRES D'UN PÈRE, publiés en 1804, étaient dans toutes les mains, et que Morellet lut enfin devant ses confrères de la seconde classe de l'Institut (12 thermidor an XIII—30 juillet 1805) un_ ÉLOGE _dont la dernière partie est précisément consacrée à répondre aux critiques provoquées par les testimonia posthumes de son neveu.
Depuis la révélation déjà lointaine des_ CONFESSIONS de Rousseau, et bien avant celle des LETTRES de Mme du Deffand, ou de la CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE _de Grimm, aucun livre n'avait remis en circulation plus de noms célèbres, ni ranimé plus de polémiques tant sur les hommes que sur les doctrines. Deux partis divisaient alors la société renaissante: l'un, celui des «dévots», rendait responsable des crimes de la Révolution tout le siècle qui l'avait précédée, et volontiers en eût aboli jusqu'au souvenir; l'autre, bien moins nombreux, celui des «idéologues», défendait pied à pied des conquêtes dont il avait eu sa part, et s'y montrait d'autant plus attaché qu'il n'ignorait pas ce qu'elles avaient coûté[8].
Ces querelles plus politiques que littéraires, dont la personnalité de Marmontel fut bien moins le sujet que le prétexte, ont été parfaitement résumées, et, si j'ose dire, compensées dans une étude intitulée précisément:_ DES MÉMOIRES DE MARMONTEL ET DES CRITIQUES QU'ON EN A FAITES. Cette étude, signée E. H. (Mme Guizot, née Pauline de Meulan), publiée dans les ARCHIVES LITTÉRAIRES DE L'EUROPE, tome VIII (1805), p. 124-141, n'a pas été recueillie par Mme de Witt dans les deux volumes où elle a réuni sous ce titre: LE TEMPS PASSÉ, les articles fournis au PUBLICISTE par des membres de sa famille, et cette omission a d'autant plus lieu de surprendre que tout le début de l'article a été reproduit dans ce journal à la date du 7 ventôse an XIII (26 février 1805). C'est assurément l'une des meilleures pages de Mme Guizot, et l'on y retrouve en germe quelques-unes des remarques suggérées à Sainte-Beuve par la lecture de ces mêmes MÉMOIRES, _notamment sur la tendance de Marmontel à tout embellir, hommes et choses, d'un coloris «bienveillant et amolli», et à refaire, vaille que vaille, les discours tenus à lui ou par lui dans une circonstance mémorable.
Deux autres jugements dont il importe de tenir compte furent portés à la même date sur les_ MÉMOIRES, _mais tous deux, et pour cause, restèrent ignorés des contemporains: l'un est inédit, l'autre n'a vu le jour que dans les oeuvres posthumes de son auteur.
Jacques-Henri Meister, retiré à Zurich, continuait, pour quelques souscripteurs la correspondance littéraire dont Grimm lui avait, dès 1774, cédé la clientèle, et il demandait volontiers à ses amis de Paris de quoi alimenter sa gazette manuscrite. Mme de Vandeul, fille unique de Diderot, était du petit nombre de ses tributaires, et voici ce qu'elle lui répondait au sujet du livre que chacun s'arrachait_[9]:
J'ai lu les Mémoires de Marmontel; le plaisir qu'ils m'ont fait a été de me reporter au temps de ma jeunesse, aux époques où j'ai vu et connu tous ceux dont il parle. Pour lui-même, il s'est peint, ce me semble, tel qu'il était: courant après la fortune, faisant la cour à ceux qui pouvaient le mener à son but d'ambition, de succès littéraires ou d'argent, aimant le plaisir de manière à n'aller que dans les sociétés où il se trouve, et changeant de société sans chagrin ni regret; aimant les femmes, et ne s'attachant à aucune assez pour l'empêcher d'en vouloir une autre. Il parle assurément très bien de mon père, mais pendant sa maladie, qui a duré dix-neuf mois, il n'a envoyé qu'une seule fois savoir de ses nouvelles, et n'est jamais venu le voir. Ce n'était pas par projet, c'est qu'il n'y a pas pensé, et sûrement il aura appris sa mort comme une nouvelle de gazette. Ce qui me déplaît fort, c'est que, pour l'instruction de ses enfants, il leur ait appris à recueillir de la façon la plus dangereuse tous les détails de la vie domestique où la confiance fait introduire. Mais est-il au monde une manière plus propre à réconcilier avec l'ignorance et la sottise, à faire fuir comme la peste les gens d'un esprit un peu supérieur? Je ne vois personne qui ne fasse cette réflexion. L'intérieur d'une société n'est-il pas sacré? Comment! des maîtres de maison, s'ils supposent qu'un individu peut être indiscret, avertiront leurs convives, ils tairont à leurs amis les défauts qu'ils observent, et pendant qu'ils dépensent ainsi leur estime, leur amitié, souvent leur admiration pour le talent et l'esprit, le fruit qu'ils ont à espérer de leur confiance est de se voir un beau jour peints, traduits au tribunal de la société qui leur succède, et cela sans considérer si l'on ne fait pas grande peine à leurs parents! Si j'avais de la richesse et de la jeunesse, je crois que je ne recevrais que des imbéciles, pour être à l'abri des éloges ou des critiques futures de beaux esprits qui semblent avoir renoncé à la sûreté du commerce, sans laquelle la société n'est qu'une ruche d'insectes très dangereux. Voilà, mon ami, tout ce que m'a fait penser l'ouvrage de Marmontel, et je suis sûrement une des personnes qui l'ont lu avec le plus d'intérêt et de plaisir.
À cette appréciation sévère, où perce une pointe de ressentiment personnel, il est juste et piquant d'opposer le jugement beaucoup plus net et rassis d'un homme qui est et restera, disait Sainte-Beuve, «un homme du XVIIIe siècle», de L.-P. Roederer. Sa lettre à M. de V…, du 23 frimaire an XIII (19 décembre 1805), montre très bien le fort et le faible, des MÉMOIRES[10].
J'ai lu en entier les Mémoires de Marmontel. Il n'y a guère que les deux premiers volumes qui répondent à ce titre, car, quand l'auteur raconte les commencements de la Révolution, il est historiographe de France, et non historien de lui-même. Il n'est pas vrai, comme le disent bien des gens, que cette partie soit absolument mauvaise: elle est pleine de détails vrais et d'observations justes; mais l'auteur n'a pas tout vu.
Il est évident pour moi que tout ce qui regarde les temps antérieurs à la Convention a été rédigé dans la vue de remplir le devoir de la place d'historiographe, et c'est le seul monument que Marmontel ait laissé de l'existence qu'il avait sous ce titre. Sa Lettre sur le Sacre de Reims est au-dessous du médiocre: ce n'est rien. Ce qu'il dit du commencement de la Révolution est quelque chose. La politique était chose trop compacte et trop profonde pour les yeux de Marmontel: il était accoutumé à pénétrer dans les moeurs des boudoirs et des coulisses, aussi peint-il très bien des caractères de femmes; et d'hommes du monde, ce qui diffère très peu des femmes; mais, quand il veut nous représenter l'âme d'un politique, d'un conspirateur ou d'un grand citoyen, d'un factieux ou d'un homme d'État, le burin s'émousse dans ses mains, et nul trait ne ressort.
Dans la partie qui concerne Marmontel, et qui, seule, constitue proprement ses Mémoires, deux sentiments distincts m'ont frappé, et je les ai conservés après la lecture: le premier, c'est que l'auteur a su rendre la pauvreté aimable, intéressante, noble, en lui donnant de l'esprit et de l'âme, et le second, c'est qu'il rend la grandeur parfaitement ridicule et méprisable quand il la trouve sans moeurs, sans raison, sans esprit. Je lui sais gré de ces deux effets; il est bon de montrer par de doubles exemples que l'esprit et la raison sont les maîtres du monde; que, partout où pénètre leur lumière, il y a de l'intérêt, et que l'oripeau ni le pouvoir ne peuvent en tenir lieu.
J'ai remarqué avec plaisir que Marmontel, en parlant mal de la Révolution, même en plaidant pour la liberté du culte catholique, avait été conséquent; qu'il n'avait rétracté ni eu besoin de rétracter les principes de sa philosophie pour se déchaîner contre les horreurs commises par des scélérats qui n'avaient pas plus de rapport avec la philosophie qu'avec l'Évangile, où la doctrine dite des Sans-Culottes est expressément établie. Je conclus de là que, si tous les confrères de Marmontel avaient, comme lui, poussé leur carrière jusqu'au delà de la Révolution, comme lui, sans se démentir plus que lui et en se conformant aux principes professés par eux durant toute leur vie, ils auraient eu horreur de tout ce qui se passait en 92, en 93, même avant et depuis. Il me paraît donc que ces Mémoires sont un témoignage en faveur des philosophes du XVIIIe siècle, et contre les crimes qui en ont déshonoré la fin, et contre les calomniateurs qui veulent les en charger.
Il me paraît, au reste, que le prodigieux succès de ces Mémoires, que tout le monde lit et dont tout le monde parle, est une forte preuve du peu de succès qu'ont obtenu, hors de leur parti, les détracteurs jurés de la raison humaine, gens bien plus odieux que ne sont ridicules les chevaliers de la perfectibilité. L'intérêt qu'inspirent ces Mémoires tient en très grande partie à celui que le XVIIIe siècle et les hommes qui l'ont honoré continuent d'inspirer aux gens sensés du XIXe. Il y a de quoi rire à voir tant d'efforts répétés tous les matins par tant de fripons déguisés, sous tant de prétextes divers, pour nous faire rougir du XVIIIe siècle; il y a de quoi, dis-je, rire de les voir si parfaitement inutiles.
III
Les MÉMOIRES D'UN PÈRE, de même qu'un travail sur la RÉGENCE DU DUC D'ORLÉANS et les autres oeuvres posthumes de l'auteur, furent présentés au public comme imprimés «sur le manuscrit autographe», et cette spécification, que la DÉCADE _trouve oiseuse, ne me semble pas absolument inutile. D'abord, il n'y aurait rien de surprenant à ce que l'original même de Marmontel eût servi de copie aux compositeurs de l'imprimerie Xhrouet, puis il parait certain que le texte ne subit aucun retranchement. Cinq noms en tout (dont trois noms de femmes) furent remplacés par des initiales. Si, grâce aux recherches de M. Ernest Rupin, nous savons aujourd'hui que Mlle B***, objet des premiers soupirs de Marmontel, s'appelait Mlle Broquin, il nous manque un Oedipe pour deviner quelles furent Mlle Sau*** et Mme de L. P. L'une ne saurait être Mlle Saugrain, à qui j'avais tout d'abord songé, et les initiales de l'autre ne constituent pas une probabilité suffisante en faveur de la seconde, Mme de La Popelinière, fille de M. de Mondran, président au parlement de Toulouse. Quant à l'abbé M. (Maury) et M. de L. H. (La Harpe), l'un encore vivant en 1804, l'autre mort à cette date depuis quelques mois seulement, il n'était point difficile de deviner, et il eût été puéril de respecter un incognito aussi transparent.
Au moment où il posait la plume pour ne plus la reprendre, Marmontel, s'appliquant un mot de Mme de Staal-Delaunay qui avait fait fortune auprès des lecteurs de ses charmants_ MÉMOIRES, _déclare qu'il ne s'est peint qu'_en buste, et cette réticence est assez extraordinaire de la part d'un homme qui ne nous a rien dissimulé de ses amours avec la facile Gaussin, l'altière Clairon, la voluptueuse et fantasque Navarre, ni même de ses passades avec les nymphes folâtres chargées, à Passy, de ranimer la sénilité précoce de La Popelinière. On peut s'étonner à bon droit qu'il ait ainsi étalé aux yeux de ses enfants ce qu'un père garde d'ordinaire pour lui, mais, comme l'a dit Sainte-Beuve, «cela forme un trait de moeurs de plus, et le ton général de bonhomie et de naturel qui règne dans l'ensemble fait tout passer». Si la morale en souffre, l'histoire sociale y gagne, et l'on doit savoir gré aux dépositaires des MÉMOIRES _de n'avoir point compris leur tâche comme l'auraient pratiquée certains éditeurs de nos jours.
L'édition originale est précédée d'un avertissement de deux pages et suivie d'une post-face non moins brève, d'une table des matières et de l'_OPINION SUR LE LIBRE EXERCICE DES CULTES. _Ces adjonctions sont remplacées ici par la présente Préface, par une annotation continue, par une nouvelle table analytique et par un index des titres et des noms cités.
Voici, au surplus, la nomenclature bibliographique des éditions antérieures à celle-ci:_
OeUVRES POSTHUMES DE MARMONTEL, HISTORIOGRAPHE DE FRANCE, SECRÉTAIRE
PERPÉTUEL DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE, IMPRIMÉES SUR LE MANUSCRIT AUTOGRAPHE
DE L'AUTEUR. MÉMOIRES. _Paris, Xhrouet, Déterville, Lenormant, Petit, an
XIII-1804, 4 vol. in-8° ou in-12. Les exemplaires des deux tirages
déposés à la Bibliothèque nationale portent la signature autographe de
Xhrouet, imprimeur-éditeur.
Heinsius et Kayser mentionnent une édition française publiée l'année suivante chez G. Fleischer, à Leipzig, 4 vol. in-12._
—MEMOIRS OF MARMONTEL, WRITTEN BY HIMSELF, CONTAINING HIS LITERACY AND
POLITICAL LIFE AND ANECDOTES OF THE PRINCIPAL CHARACTERS OF THE
EIGHTEENTH CENTURY. London, Longman et Murray, 1805, 4 vol. in-12.
—MEMOIRS OF MARMONTEL, WRITTEN BY HIMSELF, INCLUDING ANECDOTES OF THE
MOST DISTINGUISHED LITERACY AND POLITICAL CHARACTERS WHO APPEARED IN
FRANCE DURING THE LAST CENTURY. _Edinburgh, 1808, 4 vol. in-12.
(D'après un catalogue; peut-être est-ce la précédente traduction dont on a renouvelé le titre. Elle n'est pas mentionnée par Watt.)
Oettinger et Kayser signalent une traduction allemande par Wilhelm Becker
et Nicolaus-Peter Stampeel (Leipzig, 1805-1806, ou 1819, 4 vol. in-8°).
Le British Museum en possède une autre par Muller (Hamburg et Mainz
(Mayence), 1805, 4 vol. in-12), avec un mauvais portrait en tête du tome
II. Oettinger indique également une traduction italienne par Camillo
Ciabatta (Milan, 1822-1823, 4 vol. in-8°)._
—MÉMOIRES DE MARMONTEL. Tomes I et II des Oeuvres complètes publiées par Saint-Surin (Verdière, 1818-1819, 18 _vol. in-_8°). _Cette réimpression est précédée de l'_ÉLOGE _de Morellet et suivie de l'_OPINION SUR LE LIBRE EXERCICE DES CULTES. Un libraire, Étienne Ledoux, acquéreur du solde de l'édition, fit réimprimer à son nom des titres particuliers afin d'écouler séparément les divers ouvrages de la collection.
—MÉMOIRES D'UN PÈRE. Tomes I et II des Oeuvres complètes, nouvelle édition. Amable Costes et Ce, 1819-1820 (ou MAUMUS, 1826), 18 vol. in-12. Mêmes adjonctions qu'au tirage in-8°.
—MÉMOIRES D'UN PÈRE. Tomes I et II des Oeuvres complètes publiées par
Villenave (A. Belin, 1819-1820, 7 vol. in-8° compacts).
—MÉMOIRES D'UN PÈRE. Paris, Étienne Ledoux, 1827, 2 vol. in-8°. Les faux-titres portent: Oeuvres choisies et la rubrique typographique de Gaultier-Laguionie. Ces deux volumes sont ornés d'un détestable frontispice représentant la Cascade de Bort et d'un non moins médiocre portrait signé: CHOQUET del., 1818, gravé par Leroux, dont un tirage moins usé accompagnait déjà l'édition de 1818. Il a néanmoins son intérêt, car il a été visiblement copié sur l'original exposé par Roslin au Salon de 1767. «Il est ressemblant, écrivait Diderot, mais il a l'air ivre, ivre de vin s'entend, et l'on jurerait qu'il lit quelques chants de sa NEUVAINE (LA NEUVAINE DE CYTHÈRE) à des filles.»
—MÉMOIRES DE MARMONTEL, SECRÉTAIRE PERPÉTUEL DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE, PRÉCÉDÉS D'UNE INTRODUCTION PAR M. FR. BARRIÈRE (Firmin Didot, 1846, in-12). Forme le tome V de la Bibliothèque des Mémoires relatifs à l'histoire de France pendant le XVIIIe siècle.
Dans l'introduction, où il est question de tout et accessoirement des MÉMOIRES, Barrière allègue qu'il a supprimé les neuf derniers livres parce que Marmontel n'avait pas le «burin de Tacite». L'éditeur n'a corrigé aucune des fautes de lecture des premiers tirages, et, pour tout commentaire, il a reproduit en appendice un fragment des MÉMOIRES de Mme d'Épinay (Un Souper chez Mlle Quinault) et un passage des MÉMOIRES de Morellet (sur la constitution de la maison de Sorbonne).
—MÉMOIRES DE MARMONTEL, NOUVELLE ÉDITION À l'USAGE DE LA JEUNESSE, AVEC INTRODUCTION ET ÉCLAIRCISSEMENTS HISTORIQUES, PAR M. L'ABBÉ J.-A. FOULON, LICENCIÉ ÈS-LETTRES, PROFESSEUR AU PETIT SÉMINAIRE DE PARIS. Paris, à la Librairie des livres illustrés de Plon frères, 1850, in-8°. Le faux-titre porte: Bibliothèque des familles chrétiennes et des maisons d'éducation, publiée sous le patronage de l'épiscopat.
Ce n'était pas une mince besogne que de transformer les MÉMOIRES en un livre d'édification, et, à ce point de vue, cette édition, devenue d'ailleurs très rare, parce qu'elle a dû être accaparée par la clientèle spéciale à laquelle on la destinait, est une véritable curiosité bibliographique. L'abbé Foulon n'y est pas allé, comme on dit, de main morte. D'un trait de plume il biffe tout ce qui donnerait à penser que jusqu'au jour de son mariage (à cinquante-quatre ans) Marmontel ne fut pas tout à fait un petit saint: de Mlle Broquin, de ses diverses amours de théâtre, pas un mot ne subsiste, non plus que des mésaventures conjugales de La Popelinière. Rien ne trouve grâce devant l'austère censeur, pas même cette phrase assez innocente sur Mme Necker: «Elle dansait mal, mais de tout son coeur», ni, dans un autre ordre d'idées, les confidences du supérieur des Jésuites de Clermont sur l'art de s'agrandir, sans bourse délier, au détriment des voisins, ni le dialogue du P. Nolhac et de l'auteur pour l'attirer au noviciat. Quant aux retouches de détail, passe encore si «le plus crasseux et le plus cagot des séminaires» devint «le plus pauvre»; mais l'abbé Foulon excède la mesure quand il fait exprimer à Marmontel tout le contraire de sa pensée. «J'eus aussi pour amusement, dit-il (durant son séjour à Bordeaux), les facéties qu'on imprimait contre un homme qui méritait d'être châtié de son insolence» (Le Franc de Pompignan); l'abbé imprime: «… contre un homme qu'on ne ménagea pas assez», et tout ce qui suit est tronqué. Les démêlés de l'auteur de BÉLISAIRE _avec la Sorbonne, avec Christophe de Beaumont, avec les évêques de Noyon et d'Autun, ne sont pas escamotés avec moins de désinvolture, et remplacés par ces lignes, qu'on chercherait inutilement dans l'original: «Tout le monde connaît la censure qu'en fit la Sorbonne. Je ne rappellerai pas les détails de cette affaire, qui occupa quelque temps Paris et la France entière. On mit de l'aigreur de part et d'autre; tous eurent à se reprocher des torts réciproques. Quant aux miens, je les rétracte avec franchise.» Par contre, il a donné en entier les livres XII-XX, sauf les toutes dernières lignes de celui-ci; la phrase fameuse sur laquelle il s'arrête: «Je ne me suis peint qu'en buste», est, cette fois, parfaitement justifiée.
Mes prédécesseurs m'avaient, on le voit, laissé tout à faire, et j'ai dû procéder à l'égard de ce texte comme s'il était inédit. À défaut de la collation du manuscrit, à laquelle je ne pouvais songer, j'ai pris à tâche d'identifier les noms propres mal lus par les éditeurs de_ 1804 _et reproduits tels quels depuis lors; dans les notes je me suis efforcé d'éclaircir les allusions, de rappeler les circonstances et de rétablir les titres qui pouvaient embarrasser le lecteur. Ces vérifications, que n'auraient pu accomplir les anciens éditeurs, alors même que la pensée leur en serait venue, sont rendues aujourd'hui faciles par le nombre et la valeur des documents que l'érudition moderne met à notre disposition; toutefois, il est tel nom inconnu, tel point obscur, devant qui ma bonne volonté eût échoué si je n'avais trouvé auprès de quelques-uns des représentants de cette érudition soucieuse d'exactitude et de critique, M. C. Port, membre de l'Institut, le P. Sommervogel, M. Jules Flammermont, M. F, Bournon, des secours dont je tiens à les remercier ici.
Loin d'étendre ce commentaire, je me suis efforcé d'ailleurs de le restreindre à l'essentiel, en raison de la place dont je disposais et du public auquel cette édition est présentée. Sans doute il eût été piquant de rapprocher des témoignages de Marmontel ceux de ses contemporains, de rappeler leurs jugements sur ses oeuvres, de le montrer, en un mot, tel qu'il fut dans la société de son temps; mais il n'est point de lettré qui n'ait aujourd'hui dans sa bibliothèque tous ces éléments de comparaison, et ces lecteurs d'élite ne trouveront pas mauvais que j'aie pris pour règle le vieil et flatteur adage:_ Intelligenti pauca.
MAURICE TOURNEUX.
MÉMOIRES D'UN PÈRE POUR SERVIR À L'INSTRUCTION DE SES ENFANS
LIVRE PREMIER
C'est pour mes enfans que j'écris l'histoire de ma vie; leur mère l'a voulu. Si quelque autre y jette les yeux, qu'il me pardonne des détails minutieux pour lui, mais que je crois intéressans pour eux. Mes enfans ont besoin de recueillir les leçons que le temps, l'occasion, l'exemple, les situations diverses par où j'ai passé, m'ont données. Je veux qu'ils apprennent de moi à ne jamais désespérer d'eux-mêmes, mais à s'en défier toujours; à craindre les écueils de la bonne fortune, et à passer avec courage les détroits de l'adversité.
J'ai eu sur eux l'avantage de naître dans un lieu où l'inégalité de condition et de fortune ne se faisoit presque pas sentir. Un peu de bien, quelque industrie, ou un petit commerce, formoient l'état de presque tous les habitans de Bort[11], petite ville de Limosin où j'ai reçu le jour. La médiocrité y tenoit lieu de richesse; chacun y étoit libre et utilement occupé. Ainsi la fierté, la franchise, la noblesse du naturel, n'y étoient altérées par aucune sorte d'humiliation, et nulle part le sot orgueil n'étoit plus mal reçu ni plus tôt corrigé. Je puis donc dire que, durant mon enfance, quoique né dans l'obscurité[12], je n'ai connu que mes égaux; de là peut-être un peu de roideur que j'ai eue dans le caractère, et que la raison même et l'âge n'ont jamais assez amollie.
Bort, situé sur la Dordogne, entre l'Auvergne et le Limosin, est effrayant au premier aspect pour le voyageur, qui, de loin, du haut de la montagne, le voit au fond d'un précipice, menacé d'être submergé par les torrens que forment les orages, ou écrasé par une chaîne de rochers volcaniques, les uns plantés comme des tours sur la hauteur qui domine la ville, et les autres déjà pendans et à demi déracinés; mais Bort devient un séjour riant lorsque l'oeil, rassuré, se promène dans le vallon. Au-dessus de la ville, une île verdoyante que la rivière embrasse, et qu'animent le mouvement et le bruit d'un moulin, est un bocage peuplé d'oiseaux. Sur les deux bords de la rivière, des vergers, des prairies et des champs cultivés par un peuple laborieux, forment des tableaux variés. Au-dessous de la ville le vallon se déploie d'un côté en un vaste pré que des sources d'eau vive arrosent, de l'autre en des champs couronnés par une enceinte de collines dont la douce pente contraste avec les rochers opposés. Plus loin, cette enceinte est rompue par un torrent qui, des montagnes, roule et bondit à travers des forêts, des rochers et des précipices, et vient tomber dans la Dordogne par une des plus belles cataractes du continent, soit pour le volume des eaux, soit pour la hauteur de leur chute; phénomène auquel il ne manque, pour être renommé, que de plus fréquens spectateurs.
C'est près de là qu'est située cette petite métairie de Saint-Thomas, où je lisois Virgile à l'ombre des arbres fleuris qui entouroient nos ruches d'abeilles, et où je faisois de leur miel des goûters si délicieux. C'est de l'autre côté de la ville, au-dessus du moulin et sur la pente de la côte, qu'est cet enclos où, les beaux jours de fête, mon père me menoit cueillir des raisins de la vigne que lui-même il avoit plantée, ou des cerises, des prunes et des pommes des arbres qu'il avoit greffés.
Mais ce qui, dans mon souvenir, fait le charme de ma patrie, c'est l'impression qui me reste des premiers sentimens dont mon âme fut comme imbue et pénétrée par l'inexprimable tendresse que ma famille avoit pour moi. Si j'ai quelque bonté dans le caractère, c'est à ces douces émotions, à ce bonheur habituel d'aimer et d'être aimé, que je crois le devoir. Ah! quel présent nous fait le Ciel lorsqu'il nous donne de bons parens!
Je dus aussi beaucoup à une certaine aménité de moeurs qui régnoit alors dans ma ville; et il falloit bien que la vie simple et douce qu'on y menoit eût de l'attrait, puisqu'il n'y avoit rien de plus rare que de voir les enfans de Bort s'en éloigner. Leur jeunesse étoit cultivée, et, dans les collèges voisins, leur colonie se distinguoit; mais ils revenoient dans leur ville, comme un essaim d'abeilles à la ruche après le butin.
J'avois appris à lire dans un petit couvent de religieuses, bonnes amies de ma mère. Elles n'élevoient que des filles; mais, en ma faveur, elles firent une exception à cette règle. Une demoiselle bien née, et qui, depuis longtemps, vivoit retirée dans cet hospice, avoit eu la bonté d'y prendre soin de moi. Je dois bien chérir sa mémoire et celle des religieuses, qui m'aimoient comme leur enfant.
De là je passai à l'école d'un prêtre de la ville, qui, gratuitement et par goût, s'étoit voué à l'instruction des enfans. Fils unique d'un cordonnier, le plus honnête homme du monde, cet ecclésiastique étoit un vrai modèle de la piété filiale. J'ai encore présent l'air de bienséance et d'égards mutuels qu'avoient l'un avec l'autre le vieillard et son fils, le premier n'oubliant jamais la dignité du sacerdoce, ni le second la sainteté du caractère paternel. L'abbé Vaissière (c'étoit son nom), après avoir rempli ses fonctions à l'église, partageoit le reste de son temps entre la lecture et les leçons qu'il nous donnoit. Dans le beau temps, un peu de promenade, et, quelquefois, pour exercice une partie de mail dans la prairie, étoient ses seuls amusemens. Il étoit sérieux, sévère, et d'une figure imposante. Pour toute société, il avoit deux amis, gens estimés dans notre ville. Ils ont vécu ensemble dans la plus paisible intimité, se réunissant tous les jours et tous les jours se retrouvant les mêmes, sans altération, sans refroidissement dans le plaisir de se revoir; et, pour complément de bonheur, ils sont morts à peu d'intervalle. Je n'ai guère vu d'exemple d'une si douce et si constante égalité dans le cours de la vie humaine.
À cette école, j'avois un camarade qui fut pour moi, dès mon enfance, un objet d'émulation. Son air sage et posé, son application à l'étude, le soin qu'il prenoit de ses livres, où je n'apercevois jamais aucune tache, ses blonds cheveux toujours si bien peignés, son habit toujours propre dans sa simplicité, son linge toujours blanc, étoient pour moi un exemple sensible; et il est rare qu'un enfant inspire à un enfant l'estime que j'avois pour lui. Il s'appeloit Durant. Son père, laboureur d'un village voisin, étoit connu du mien; j'allois en promenade, avec son fils, le voir dans son village. Comme il nous recevoit, ce bon vieillard en cheveux blancs! la bonne crème, le bon lait, le bon pain bis qu'il nous donnoit! et que d'heureux présages il se plaisoit à voir dans mon respect pour sa vieillesse! Que ne puis-je aller sur sa tombe semer des fleurs! Il doit reposer en paix, car de sa vie il ne fit que du bien. Vingt ans après, nous nous sommes, son fils et moi, retrouvés à Paris sur des routes bien différentes; mais je lui ai reconnu le même caractère de sagesse et de bienséance qu'il avoit à l'école; et ce n'a pas été pour moi une légère satisfaction que celle de nommer un de ses enfans au baptême. Revenons à mes premiers ans.
Mes leçons de latin furent interrompues par un accident singulier. J'avois un grand désir d'apprendre, mais la nature m'avoit refusé le don de la mémoire. J'en avois assez pour retenir le sens de ce que je lisois, mais les mots ne laissoient aucune trace dans ma tête; et, pour les y fixer, c'étoit la même peine que si j'avois écrit sur un sable mouvant. Je m'obstinois à suppléer, par mon application, à la foiblesse de mon organe; ce travail excéda les forces de mon âge, mes nerfs en furent affectés. Je devins comme somnambule: la nuit, tout endormi, je me levois sur mon séant, et, les yeux entr'ouverts, je récitois à haute voix les leçons que j'avois apprises. «Le voilà fou, dit mon père à ma mère, si vous ne lui faites pas quitter ce malheureux latin»; et l'étude en fut suspendue. Mais, au bout de huit ou dix mois, je la repris, et, au sortir de ma onzième année, mon maître ayant jugé que j'étois en état d'être reçu en quatrième, mon père consentit, quoiqu'à regret, à me mener lui-même au collège de Mauriac, qui étoit le plus voisin de Bort.
Ce regret de mon père étoit d'un homme sage, et je dois le justifier. J'étois l'aîné d'un grand nombre d'enfans; mon père, un peu rigide, mais bon par excellence sous un air de rudesse et de sévérité, aimoit sa femme avec idolâtrie. Il avoit bien raison: la plus digne des femmes, la plus intéressante, la plus aimable dans son état, c'étoit ma tendre mère. Je n'ai jamais conçu comment, avec la simple éducation de notre petit couvent de Bort, elle s'étoit donné et tant d'agrément dans l'esprit, et tant d'élévation dans l'âme, et singulièrement, dans le langage et dans le style, ce sentiment des convenances si juste, si délicat, si fin, qui sembloit être en elle le pur instinct du goût. Mon bon évêque de Limoges, le vertueux Coëtlosquet[13], m'a parlé souvent à Paris, avec le plus tendre intérêt, des lettres que lui avoit écrites ma mère en me recommandant à lui.
Mon père avoit pour elle autant de vénération que d'amour. Il ne lui reprochoit que son foible pour moi, et ce foible avoit une excuse: j'étois le seul de ses enfans qu'elle avoit nourri de son lait; sa trop frêle santé ne lui avoit plus permis de remplir un devoir si doux. Sa mère ne m'aimoit pas moins. Je crois la voir encore, cette bonne petite vieille: le charmant naturel! la douce et riante gaieté! Économe de la maison, elle présidoit au ménage, et nous donnoit à tous l'exemple de la tendresse filiale: car elle avoit aussi sa mère, et la mère de son mari, dont elle avoit le plus grand soin. Je date d'un peu loin en parlant de mes bisaïeules; mais je me souviens bien qu'à l'âge de quatre-vingts ans elles vivoient encore, buvant au coin du feu le petit coup de vin et se rappelant le vieux temps, dont elles nous faisoient des contes merveilleux.
Ajoutez au ménage trois soeurs de mon aïeule, et la soeur de ma mère, cette tante qui m'est restée; c'étoit au milieu de ces femmes et d'un essaim d'enfans que mon père se trouvoit seul: avec très peu de bien tout cela subsistoit. L'ordre, l'économie, le travail, un petit commerce, et surtout la frugalité, nous entretenoient dans l'aisance. Le petit jardin produisoit presque assez de légumes pour les besoins de la maison: l'enclos nous donnoit des fruits; et nos coings, nos pommes, nos poires, confits au miel de nos abeilles, étoient, durant l'hiver, pour les enfans et pour les bonnes vieilles, les déjeuners les plus exquis. Le troupeau de la bergerie de Saint-Thomas habilloit de sa laine tantôt les femmes et tantôt les enfans; mes tantes la filoient; elles filoient aussi le chanvre du champ qui nous donnoit du linge; et les soirées où, à la lueur d'une lampe qu'alimentoit l'huile de nos noyers, la jeunesse du voisinage venoit teiller avec nous ce beau chanvre, formoient un tableau ravissant. La récolte des grains de la petite métairie assuroit notre subsistance; la cire et le miel des abeilles, que l'une de mes tantes cultivoit avec soin, étoient un revenu qui coûtoit peu de frais; l'huile, exprimée de nos noix encore fraîches, avoit une saveur, une odeur, que nous préférions au goût et au parfum de celle de l'olive. Nos galettes de sarrasin, humectées, toutes brûlantes, de ce bon beurre du Mont-Dore, étoient pour nous le plus friand régal. Je ne sais pas quel mets nous eût paru meilleur que nos raves et nos châtaignes; et en hiver, lorsque ces belles raves grilloient le soir à l'entour du foyer, ou que nous entendions bouillonner l'eau du vase où cuisoient ces châtaignes si savoureuses et si douces, le coeur nous palpitoit de joie. Je me souviens aussi du parfum qu'exhaloit un beau coing rôti sous la cendre, et du plaisir qu'avoit notre grand'mère à le partager entre nous. La plus sobre des femmes nous rendoit tous gourmands. Ainsi, dans un ménage où rien n'étoit perdu, de petits objets réunis entretenoient une sorte d'aisance, et laissoient peu de dépense à faire pour suffire à tous nos besoins. Le bois mort dans les forêts voisines étoit en abondance et presque en non-valeur; il étoit permis à mon père d'en tirer sa provision. L'excellent beurre de la montagne et les fromages les plus délicats étoient communs et coûtoient peu; le vin n'étoit pas cher, et mon père lui-même en usoit sobrement.
Mais enfin, quoique bien modique, la dépense de la maison ne laissoit pas d'être à peu près la mesure de nos moyens; et, quand je serois au collège, la prévoyance de mon père s'exagéroit les frais de mon éducation. D'ailleurs, il regardoit comme un temps assez mal employé celui qu'on donnoit aux études: le latin, disoit-il, ne faisoit que des fainéans. Peut-être aussi avoit-il quelque pressentiment du malheur que nous eûmes de nous le voir ravir par une mort prématurée; et, en me faisant de bonne heure prendre un état d'une utilité moins tardive et moins incertaine, pensoit-il à laisser un second père à ses enfans. Cependant, pressé par ma mère, qui désiroit passionnément qu'au moins son fils aîné fît ses études, il consentit à me mener au collège de Mauriac.
Accablé de caresses, baigné de douces larmes et chargé de bénédictions, je partis donc avec mon père; il me portoit en croupe, et le coeur me battoit de joie; mais il me battit de frayeur quand mon père me dit ces mots: «On m'a promis, mon fils, que vous seriez reçu en quatrième; si vous ne l'êtes pas, je vous remmène, et tout sera fini.» Jugez avec quel tremblement je parus devant le régent qui alloit décider de mon sort. Heureusement c'étoit ce bon P. Malosse[14] dont j'ai eu tant à me louer: il y avoit dans son regard, dans le son de sa voix, dans sa physionomie, un caractère de bienveillance si naturel et si sensible que son premier abord annonçoit un ami à l'inconnu qui lui parloit.
Après nous avoir accueillis avec cette grâce touchante, et invité mon père à revenir savoir quel seroit le succès de l'examen que j'allois subir, me voyant encore bien timide, il commença par me rassurer; il me donna ensuite, pour épreuve, un thème: ce thème étoit rempli de difficultés presque toutes insolubles pour moi. Je le fis mal, et après l'avoir lu: «Mon enfant, me dit-il, vous êtes bien loin d'être en état d'entrer dans cette classe; vous aurez même bien de la peine à être reçu en cinquième.» Je me mis à pleurer. «Je suis perdu, lui dis-je; mon père n'a aucune envie de me laisser continuer mes études; il ne m'amène ici que par complaisance pour ma mère, et en chemin il m'a déclaré que, si je n'étois pas reçu en quatrième, il me remmèneroit chez lui; cela me fera bien du tort, et bien du chagrin à ma mère! Ah! par pitié, recevez-moi; je vous promets, mon père, d'étudier tant que dans peu vous aurez lieu d'être content de moi.» Le régent, touché de mes larmes et de ma bonne volonté, me reçut, et dit à mon père de ne pas être inquiet de moi, qu'il étoit sûr que je ferois bien.
Je fus logé, selon l'usage du collège, avec cinq autres écoliers, chez un honnête artisan de la ville; et mon père, assez triste de s'en aller sans moi, m'y laissa avec mon paquet, et des vivres pour la semaine; ces vivres consistoient en un gros pain de seigle, un petit fromage, un morceau de lard et deux ou trois livres de boeuf; ma mère y avoit ajouté une douzaine de pommes. Voilà, pour le dire une fois, quelle étoit toutes les semaines la provision des écoliers les mieux nourris du collège. Notre bourgeoise nous faisoit la cuisine, et pour sa peine, son feu, sa lampe, ses lits, son logement, et même les légumes de son petit jardin qu'elle mettoit au pot, nous lui donnions par tête vingt-cinq sous par mois; en sorte que, tout calculé, hormis mon vêtement, je pouvois coûter à mon père de quatre à cinq louis par an. C'étoit beaucoup pour lui, et il me tardoit de lui épargner cette dépense.
Le lendemain de mon arrivée, comme je me rendois le matin dans ma classe, je vis à sa fenêtre mon régent, qui, du bout du doigt, me fit signe de monter chez lui. «Mon enfant, me dit-il, vous avez besoin d'une instruction particulière et de beaucoup d'étude pour atteindre vos condisciples; commençons par les élémens, et venez ici, demi-heure avant la classe, tous les matins, me réciter les règles que vous aurez apprises; en vous les expliquant, je vous en marquerai l'usage.» Je pleurai aussi ce jour-là, mais ce fut de reconnoissance. En lui rendant grâces de ses bontés, je le priai d'y ajouter celle de m'épargner, pour quelque temps, l'humiliation d'entendre lire à haute voix mes thèmes dans la classe. Il me le promit, et j'allai me mettre à l'étude.
Je ne puis dire assez avec quel tendre zèle il prit soin de m'instruire et quel attrait il sut donner à ses leçons. Au seul nom de ma mère, dont je lui parlois quelquefois, il sembloit en respirer l'âme; et, quand je lui communiquois les lettres où l'amour maternel lui exprimoit sa reconnoissance, les larmes lui couloient des yeux.
Du mois d'octobre, où nous étions, jusqu'aux fêtes de Pâques, il n'y eut point pour moi ni amusement, ni dissipation; mais, après cette demi-année, familiarisé avec toutes mes règles, ferme dans leur application, et comme dégagé des épines de la syntaxe, je cheminai plus librement. Dès lors je fus l'un des meilleurs écoliers de la classe, et peut-être le plus heureux: car j'aimois mon devoir, et, presque sûr de le faire assez bien, ce n'étoit pour moi qu'un plaisir. Le choix des mots et leur emploi, en traduisant de l'une en l'autre langue, même déjà quelque élégance dans la construction des phrases, commencèrent à m'occuper; et ce travail, qui ne va point sans l'analyse des idées, me fortifia la mémoire. Je m'aperçus que c'étoit l'idée attachée au mot qui lui faisoit prendre racine; et la réflexion me fit bientôt sentir que l'étude des langues étoit aussi l'art de démêler les nuances de la pensée, de la décomposer, d'en former le tissu, d'en saisir avec précision les caractères et les rapports; qu'avec les mots autant de nouvelles idées s'introduisoient et se développoient dans la tête des jeunes gens; et qu'ainsi les premières classes étoient un cours de philosophie élémentaire bien plus riche, plus étendu et plus réellement utile qu'on ne pense, lorsqu'on se plaint que, dans les collèges, on n'apprenne que du latin.
Ce fut ce travail de l'esprit que me fit observer, dans l'étude des langues, un vieillard à qui mon régent m'avoit recommandé. Ce vieux jésuite, le P. Bourzes[15], étoit l'un des hommes les plus versés dans la connoissance de la bonne latinité. Chargé de suivre et d'achever le travail du P. Vanière, dans son dictionnaire poétique latin[16], il avoit humblement demandé à faire en même temps la classe de cinquième dans ce petit collège des montagnes d'Auvergne. Il se prit d'intérêt pour moi, et m'invita à l'aller voir les matins des jours de congé. Vous croyez bien que je n'y manquois pas, et il avoit la bonté de donner à mon instruction quelquefois des heures entières. Hélas! le seul office que je pouvois lui rendre étoit de lui servir la messe; mais c'étoit un mérite à ses yeux, et voici pourquoi.
Ce bon vieillard étoit, dans ses prières, tourmenté de scrupules pour des distractions dont il se défendoit avec la plus pénible contention d'esprit: c'étoit surtout en disant la messe qu'il redoubloit d'efforts pour fixer sa pensée à chaque mot qu'il prononçoit; et, lorsqu'il en venoit aux paroles du sacrifice, les gouttes de sueur tomboient de son front chauve et prosterné. Je voyois tout son corps frémir de respect et d'effroi, comme s'il avoit vu les voûtes du ciel s'entr'ouvrir sur l'autel et le Dieu vivant y descendre. Il n'y eut jamais d'exemple d'une foi plus vive et plus profonde: aussi, après avoir rempli ce saint devoir, en étoit-il comme épuisé.
Il se délassoit avec moi par le plaisir qu'il avoit à m'instruire, et par celui que j'avois moi-même à recevoir ses instructions. Ce fut lui qui m'apprit que l'ancienne littérature étoit une source intarissable de richesses et de beautés, et qui m'en donna cette soif que soixante ans d'étude n'ont pas encore éteinte. Ainsi, dans un collège obscur, je me trouvois avoir pour maître un des hommes les plus lettrés qui fussent peut-être au monde; mais je n'eus pas longtemps à jouir de cet avantage: le P. Bourzes fut transféré, et, six ans après, je le retrouvai dans la maison professe de Toulouse, infirme et presque délaissé. C'étoit un vice bien odieux, dans le régime et les moeurs des jésuites, que cet abandon des vieillards! L'homme le plus laborieux, le plus longtemps utile, dès qu'il cessoit de l'être, étoit mis au rebut; dureté insensée autant qu'elle étoit inhumaine, parmi des êtres vieillissans, et dont chacun seroit rebuté à son tour.
À l'égard de notre collège, son caractère distinctif étoit une police exercée par les écoliers sur eux-mêmes. Les chambrées réunissoient des écoliers de différentes classes, et parmi eux l'autorité de l'âge ou celle du talent, naturellement établie, mettoit l'ordre et la règle dans les études et dans les moeurs.. Ainsi l'enfant qui, loin de sa famille, sembloit hors de la classe être abandonné à lui-même, ne laissoit pas d'avoir parmi ses camarades des surveillans et des censeurs. On travailloit ensemble et autour de la même table; c'étoit un cercle de témoins qui, sous les yeux des uns et des autres, s'imposoient réciproquement le silence et l'attention. L'écolier oisif s'ennuyoit d'une immobilité muette et se lassoit bientôt de son oisiveté; l'écolier inhabile, mais appliqué, se faisoit plaindre; on l'aidoit, on l'encourageoit; si ce n'étoit pas le talent, c'étoit la volonté qu'on estimoit en lui; mais il n'y avoit ni indulgence ni pitié pour le paresseux incurable; et, lorsqu'une chambrée entière étoit atteinte de ce vice, elle étoit comme déshonorée: tout le collège la méprisoit, et les parens étoient avertis de n'y pas mettre leurs enfans. Nos bourgeois avoient donc eux-mêmes un grand intérêt à ne loger que des écoliers studieux. J'en ai vu renvoyer uniquement pour cause de paresse et d'indiscipline. Ainsi, dans presque aucun de ces groupes d'enfans, l'oisiveté n'étoit soufferte; jamais l'amusement et la dissipation ne venoient qu'après le travail.
Un usage, que je n'ai vu établi que dans ce collège, y donnoit aux études, vers la fin de l'année, un redoublement de ferveur. Pour monter d'une classe à une autre, il y avoit un sévère examen à subir, et l'une des tâches que nous avions à remplir pour cet examen étoit un travail de mémoire. Selon la classe, c'étoit, pour la poésie, du Phèdre ou de l'Ovide, ou du Virgile ou de l'Horace, et, pour la prose, du Cicéron, du Tite-Live, du Quinte-Curce ou du Salluste; le tout ensemble, à retenir par coeur, formoit une masse d'études assez considérable. On s'y prenoit de loin; et ce travail, pour ne pas empiéter sur nos études accoutumées, se faisoit dès le point du jour jusqu'à la classe du matin. Il se faisoit dans la campagne, où, divisés par bandes, et, chacun son livre à la main, nous allions bourdonnant comme de vrais essaims d'abeilles. Dans la jeunesse, il est pénible de s'arracher au sommeil du matin; mais les plus diligens de la bande faisoient violence aux plus tardifs; moi-même bien souvent je me sentois tirer de mon lit encore endormi; et, si depuis j'ai eu dans l'organe de la mémoire un peu plus de souplesse et de docilité, je le dois à cet exercice.
L'esprit d'ordre et d'économie ne distinguoit pas moins que le goût du travail notre police scolastique. Les nouveaux venus, les plus jeunes, apprenoient des anciens à soigner leurs habits, leur linge, à conserver leurs livres, à ménager leurs provisions. Tous les morceaux de lard, de boeuf ou de mouton que l'on mettoit dans la marmite, étoient proprement enfilés comme des grains de chapelet; et, si dans le ménage il survenoit quelques débats, la bourgeoise en étoit l'arbitre. Quant aux morceaux friands qu'à certains jours de fêtes nos familles nous envoyoient, le régal en étoit commun, et ceux qui ne recevoient rien n'en étoient pas moins conviés. Je me souviens avec plaisir de l'attention délicate qu'avoient les plus fortunés de la troupe à ne pas faire sentir aux autres cette affligeante inégalité. Lorsqu'il nous arrivoit quelqu'un de ces présens, la bourgeoise nous l'annonçoit; mais il lui étoit défendu de nommer celui de nous qui l'avoit reçu, et lui-même il auroit rougi de s'en vanter. Cette discrétion faisoit, dans mes récits, l'admiration de ma mère.
Nos récréations se passoient en exercices à l'antique: en hiver, sur la glace, au milieu de la neige; dans le beau temps, au loin dans la campagne, à l'ardeur du soleil; et ni la course, ni la lutte, ni le pugilat, ni le jeu de disque et de la fronde, ni l'art de la natation, n'étoient étrangers pour nous. Dans les chaleurs, nous allions nous baigner à plus d'une lieue de la ville; pour les petits, la pêche des écrevisses dans les ruisseaux; pour les grands, celles des anguilles et des truites dans les rivières, ou la chasse des cailles au filet après la moisson, étoient nos plaisirs les plus vifs; et, au retour d'une longue course, malheur aux champs d'où les pois verts n'étoient pas encore enlevés! Aucun de nous n'auroit été capable de voler une épingle; mais dans notre morale il avoit passé en maxime que ce qui se mangeoit n'étoit pas un larcin. Je m'abstenois tant qu'il m'étoit possible de cette espèce de pillage; mais, sans y avoir coopéré, il est vrai cependant que j'y participois, d'abord en fournissant mon contingent de lard pour l'assaisonnement des pois, et puis en les mangeant avec tous les complices. Faire comme les autres me sembloit un devoir d'état dont je n'osois me dispenser; sauf à capituler ensuite avec mon confesseur, en restituant ma part du larcin en aumônes.
Cependant je voyois dans une classe au-dessus de la mienne un écolier dont la sagesse et la vertu se conservoient inaltérables, et je me disois à moi-même que le seul bon exemple à suivre étoit le sien; mais, en le regardant avec des yeux d'envie, je n'osois croire avoir le droit de me distinguer comme lui. Amalvy étoit considéré dans le collège à tant de titres, et tellement hors de pair au milieu de nous, qu'on trouvoit naturel et juste l'espèce d'intervalle qu'il laissoit entre nous et lui. Dans ce rare jeune homme, toutes les qualités de l'esprit et de l'âme sembloient s'être accordées pour le rendre accompli. La nature l'avait doué de cet extérieur que l'on croiroit devoir être réservé au mérite. Sa figure étoit noble et douce, sa taille haute, son maintien grave, son air sérieux, mais serein. Je le voyois arriver au collège ayant toujours à ses côtés quelques-uns de ses condisciples, qui étoient fiers de l'accompagner. Social avec eux, sans être familier, il ne se dépouilloit jamais de cette dignité que donne l'habitude de primer entre ses semblables. La croix, qui étoit l'empreinte de cette primauté, ne quittoit point sa boutonnière; pas un même n'osoit prétendre à la lui enlever. Je l'admirois, j'avois du plaisir à le voir, et, toutes les fois que je l'avois vu, je m'en allois mécontent de moi-même. Ce n'étoit pas qu'à force de travail je ne fusse, dès la troisième, assez distingué dans ma classe; mais j'avois deux ou trois rivaux; Amalvy n'en avoit aucun. Je n'avois point acquis dans mes compositions cette constance de succès qui nous étonnoit dans les siennes, et j'avois encore moins cette mémoire facile et sûre dont Amalvy étoit doué. Il étoit plus âgé que moi; c'étoit ma seule consolation, et mon ambition étoit de l'égaler lorsque je serois à son âge. En démêlant, autant qu'il m'est possible, ce qui se passoit dans mon âme, je puis dire avec vérité que dans ce sentiment d'émulation ne se glissa jamais le malin vouloir de l'envie: je ne m'affligeois pas qu'il y eût au monde un Amalvy, mais j'aurois demandé au Ciel qu'il y en eût deux, et que je fusse le second.
Un avantage, plus précieux encore que l'émulation, étoit dans ce collège l'esprit de religion qu'on avoit soin d'y entretenir. Quel préservatif salutaire, pour les moeurs de l'adolescence, que l'usage et l'obligation d'aller tous les mois à confesse! La pudeur de cet humble aveu de ses fautes les plus cachées en épargnoit peut-être un plus grand nombre que tous les motifs les plus saints.
Ce fut donc à Mauriac, depuis onze ans jusqu'à quinze, que je fis mes humanités, et en rhétorique je me soutins presque habituellement le premier de ma classe. Ma bonne mère en étoit ravie. Lorsque mes vestes de basin lui étoient renvoyées, elle regardoit vite si la chaîne d'argent qui suspendoit la croix avoit noirci ma boutonnière; et, lorsqu'elle y voyoit cette marque de mon triomphe, toutes les mères du voisinage étoient instruites de sa joie; nos bonnes religieuses en rendoient grâces au Ciel; mon cher abbé Vaissière en étoit rayonnant de gloire. Le plus doux de mes souvenirs est encore celui du bonheur dont je faisois jouir ma mère; mais autant j'avois de plaisir à l'instruire de mes succès, autant je prenois soin de lui dissimuler mes peines: car j'en éprouvois quelquefois d'assez vives pour l'affliger, s'il m'en fût échappé la plus légère plainte. Telle fut, en troisième, la querelle que je me fis avec le P. By[17], le préfet du collège, pour la bourrée d'Auvergne; et tel fut le danger que je courus d'avoir le fouet, en seconde et en rhétorique, une fois pour avoir dicté une bonne amplification, une autre fois pour être allé voir la machine d'une horloge. Heureusement je me tirai de tous ces mauvais pas sans accident, et même avec un peu de gloire.
On sait quelle est à la cour des rois l'envieuse malignité que s'attirent les favoris; il en est de même au collège. Les soins particuliers qu'avoit pris de moi mon régent de quatrième, et mon assiduité à l'aller voir tous les matins, m'ayant fait regarder d'abord d'un oeil jaloux et méfiant, je me piquai dès lors de me montrer meilleur et plus fidèle camarade qu'aucun de ceux qui m'accusoient de ne pas l'être et qui se défioient de moi. Lors donc que je parvins à être fréquemment le premier de ma classe, grade auquel étoit attaché le triste office de censeur, je me fis une loi de mitiger cette censure; et en l'absence du régent, pendant la demi-heure où je présidois seul, je commençai par accorder une liberté raisonnable: on causoit, on rioit, on s'amusoit à petit bruit, et ma note n'en disoit rien. Cette indulgence, qui me faisoit aimer, devint tous les jours plus facile. À la liberté succéda la licence, et je la souffris; je fis plus, je l'encourageai, tant la faveur publique avoit pour moi d'attraits! J'avois ouï dire qu'à Rome les hommes puissans qui vouloient gagner la multitude lui donnoient des spectacles: il me prit fantaisie d'imiter ces gens-là. On me citoit l'un de nos camarades, appelé Toury, comme le plus fort danseur de la bourrée d'Auvergne qui fût dans les montagnes; je lui permis de la danser, et il est vrai qu'en la dansant il faisoit des sauts merveilleux. Lorsqu'une fois on eut goûté le plaisir de le voir bondir au milieu de la classe, on ne put s'en passer; et moi, toujours plus complaisant, je redemandois la bourrée. Il faut savoir que les sabots du danseur étoient armés de fer, et que la classe étoit pavée de dalles d'une pierre retentissante comme l'airain. Le préfet, qui faisoit sa ronde, entendoit ce bruit effroyable; il accouroit, mais dans l'instant le bruit cessoit, tout le monde étoit à sa place; Toury lui-même, dans son coin, les yeux attachés sur son livre, ne présentoit plus que l'image d'une lourde immobilité. Le préfet, bouillant de colère, venoit à moi, me demandoit la note: la note étoit en blanc. Jugez de son impatience; ne trouvant personne à punir, il me faisoit porter la peine des coupables par les pensum qu'il me donnoit. Je la subissois sans me plaindre; mais autant il me trouvoit docile et patient pour ce qui m'étoit personnel, autant il me trouvoit rebelle et résolu à ne faire jamais de la peine à mes camarades. Mon courage étoit soutenu par l'honneur de m'entendre appeler le martyr, et même quelquefois le héros de ma classe. Il est vrai qu'en seconde la liberté fut moins bruyante, et le ressentiment du préfet parut s'adoucir; mais, au milieu du calme, je me vis assailli par un nouvel orage.
Mon régent de seconde n'étoit plus ce P. Malosse qui m'avoit tant aimé: c'étoit un P. Decebié[18], aussi sec, aussi aigre que l'autre étoit liant et doux. Sans beaucoup d'esprit, ni, je crois, beaucoup de savoir, Decebié ne laissoit pas de mener assez bien sa classe. Il avoit singulièrement l'art d'exciter notre émulation en nous piquant de jalousie. Pour peu qu'un écolier inférieur eût moins mal fait que de coutume, il l'exaltoit d'un air qui sembloit faire craindre aux meilleurs un nouveau rival. Ce fut dans cet esprit que, rappelant un jour certaine amplification qu'un écolier médiocre passoit pour avoir faite, il nous défia tous de faire jamais aussi bien. Or, on savoit de quelle main étoit cette amplification si excessivement vantée. Le secret en étoit gardé, car il étoit sévèrement défendu dans la classe de faire le devoir d'autrui. Mais l'impatience d'entendre louer à l'excès un mérite emprunté ne put se contenir: «Elle n'est pas de lui, mon père, cette amplification que vous nous vantez tant, s'écria-t-on.—Et de qui donc est-elle?» demanda-t-il avec colère. On garda le silence. «C'est donc à vous à me le dire», poursuivit-il en s'adressant à l'écolier qui étoit en scène; et celui-ci, en pleurant, me nomma. Il fallut avouer ma faute; mais je priai le régent de m'entendre, et il m'écouta. «Ce fut, lui dis-je, le jour de saint Pierre, sa fête, que Durif, notre camarade, nous donnoit à dîner: tout occupé à bien régaler ses amis, il n'avoit pu finir les devoirs de la classe, et l'amplification étoit ce qui l'inquiétoit le plus. Je crus permis et juste de lui en éviter la peine; et je m'offris à travailler pour lui, tandis qu'il travailloit pour nous.»
Il y avoit au moins deux coupables; le régent n'en voulut voir qu'un, et son dépit tomba sur moi. Confus, étourdi de colère, il fit appeler le correcteur pour me châtier, disoit-il, comme je l'avois mérité: au nom du correcteur, je faisois mon paquet de livres et j'allois quitter le collège. Dès lors plus d'études pour moi, et mon destin changeoit de face; mais ce sentiment d'équité naturelle qui, dans le premier âge, est si vif et si prompt, ne permit pas à mes condisciples de me laisser abandonné. «Non, s'écria toute la classe, ce châtiment seroit injuste, et, si on l'oblige à s'en aller, nous nous en allons tous.» Le régent s'apaisa, et il m'accorda mon pardon, mais au nom de la classe, en s'autorisant de l'exemple du dictateur Papirius.
Tout le collège approuva sa clémence, à l'exception du préfet, qui soutint que c'étoit un acte de foiblesse, et que contre la rébellion jamais il ne falloit mollir. Lui-même, un an après, il voulut exercer sur moi cette rigueur dont il faisoit une maxime; mais il apprit qu'au moins falloit-il être juste avant que d'être rigoureux.
Nous n'avions plus qu'un mois de rhétorique à faire pour n'être plus sous sa puissance, lorsqu'il me trouva dans la liste des écoliers qu'il vouloit punir d'une faute sans vraisemblance, et dont j'étois pleinement innocent. Dans le clocher des Bénédictins, à deux pas du collège, on réparoit l'horloge; curieux d'en voir le mécanisme, des écoliers de différentes classes étoient montés dans ce clocher. Soit maladresse de l'ouvrier, soit quelque accident que j'ignore, l'horloge n'alloit point; il étoit aussi difficile que d'épaisses roues de fer eussent été dérangées par des enfans que rongées par des souris; mais l'horloger les en accusa, et le préfet reçut sa plainte. Le lendemain, à l'heure de la classe du soir, il me fait appeler; je me rends dans sa chambre; j'y trouve dix à douze écoliers rangés en haie autour du mur, et au milieu le correcteur, et ce préfet terrible qui successivement les faisoit fustiger. En me voyant, il me demanda si j'étois du nombre de ceux qui étoient montés à l'horloge; et, lui ayant répondu que j'y étois monté, il me marqua du doigt ma place dans le cercle de mes complices, et se mit à poursuivre son exécution. Vous croyez bien que ma résolution de lui échapper fut bientôt prise. Je saisis le moment où il tenoit une de ses victimes qui se débattoit sous sa main, et tout d'un temps j'ouvris la porte et je m'enfuis. Il s'élança pour m'attraper; mais il manqua sa proie, et j'en fus quitte pour un pan d'habit déchiré.
Je me réfugiai dans ma classe, où le régent n'étoit pas encore. Mon habit déchiré, mon trouble, la frayeur, ou plutôt l'indignation dont j'étois rempli, me tinrent lieu d'exorde pour m'attirer l'attention. «Mes amis, m'écriai-je, sauvez-moi, sauvez-vous des mains d'un furieux qui nous poursuit. C'est mon honneur et c'est le vôtre que je vous recommande et que je vous donne à garder: peu s'en est fallu que cet homme injuste et violent, ce P. By, ne vous ait fait en moi le plus indigne outrage en flétrissant du fouet un rhétoricien; il n'a pas même daigné me dire de quoi il vouloit me punir; mais, aux cris des enfans qu'il faisoit écorcher, j'ai entendu qu'il s'agissoit d'avoir détraqué une horloge, accusation absurde et dont il sent la fausseté; mais il aime à punir, il aime à s'abreuver de larmes; et l'innocent et le coupable, tout lui est égal, pourvu qu'il exerce sa tyrannie. Mon crime, à moi, mon crime ineffaçable, et qu'il ne peut me pardonner, est de n'avoir jamais voulu vous trahir pour lui plaire, et d'avoir mieux aimé endurer ses rigueurs que d'y exposer mes amis. Vous avez vu avec quelle obstination il s'est efforcé, depuis trois ans, à faire de moi l'espion et le délateur de ma classe. Vous seriez effrayés de l'énormité du travail dont il m'a accablé pour arracher de moi des notes qui lui donnassent tous les jours le plaisir de vous molester. Ma constance a vaincu la sienne, sa haine a paru s'assoupir; mais il épioit le moment de se venger sur moi, de se venger sur vous, de la fidélité que je vous ai gardée. Oui, mes amis, si j'avois été assez craintif ou assez foible pour lui laisser porter les mains sur moi, c'en étoit fait, la rhétorique étoit déshonorée, et déshonorée à jamais. C'est là ce qu'il s'étoit promis. Il vouloit qu'il fût dit que, sous sa préfecture et sous sa verge humiliante, la rhétorique avoit fléchi. Grâce au Ciel, nous voilà sauvés. Il va venir sans doute pour vous demander de me livrer à lui, et d'avance je suis bien sûr du ton dont vous lui répondrez; mais, quand j'aurois pour camarades des hommes assez lâches pour ne pas me défendre, seul je lui vendrois cher mon honneur et ma vie, et je mourrois libre plutôt que de vivre déshonoré. Mais loin de moi cette pensée! je vous vois tous aussi déterminés que moi à ne pas rester sous le joug: aussi bien, dans un mois d'ici la rhétorique alloit finir, nous allions entrer en vacances, et un mois retranché du cours de nos études n'est pas digne de nos regrets. Que ce soit donc aujourd'hui la fin, la clôture de notre classe. Dès ce moment nous sommes libres, et l'homme altier, l'homme cruel, l'homme féroce, est confondu.»
Ma harangue avoit excité de grands mouvemens d'indignation; mais la conclusion fit plus d'effet que tout le reste. Jamais péroraison n'entraîna les esprits avec tant de rapidité. «Oui, clôture! vacance! me répondit par acclamation la très grande pluralité, et jurons tous, avant de sortir de la classe, jurons sur cet autel (car il y en avoit un) de n'y plus remettre les pieds.»
Après que le serment eut été prononcé, je repris la parole. «Mes amis, ce n'est point, leur dis-je, en libertins ni en esclaves fugitifs que nous devons sortir de cette classe; que le préfet ne dise pas que nous nous sommes échappés: notre retraite doit se faire paisiblement et décemment; et, pour la rendre plus honorable, je propose de la marquer par un acte religieux. Cette classe est une chapelle; rendons-y grâce à Dieu, par un Te Deum solennel, d'avoir acquis et conservé, durant le cours de nos études, la bienveillance du collège et l'estime de nos régens.»
Au même instant je les vis tous se ranger autour de l'autel; et, au milieu d'un profond silence, l'un de nos camarades, Valarché, dont la voix le disputoit à celle des taureaux du Cantal, où il étoit né, entonna l'hymne de louanges; cinquante voix lui répondirent, et l'on imagine sans peine quel fut l'étonnement de tout le collège au bruit imprévu et soudain de ce concert de voix. Notre régent accourut le premier, le préfet descendit, le principal lui-même s'avança gravement jusqu'à la porte de la classe. La porte étoit fermée, et ne s'ouvrit qu'après que le Te Deum fut chanté; alors, rangés en demi-cercle, les petits à côté des grands, nous nous laissâmes aborder. «Quel est donc ce tapage? nous demanda le violent préfet en s'avançant au milieu de nous.—Ce que vous appelez un tapage n'est, lui dis-je, mon père, qu'une action de grâce que nous rendons au Ciel d'avoir permis que, sans tomber entre vos mains, nous ayons achevé nos premières études.» Il nous menaça d'informer nos familles de cette coupable révolte; et, en me regardant d'un oeil menaçant et terrible, il me prédit que je serois un chef de faction. Il me connoissoit mal: aussi sa prédiction ne s'est-elle pas accomplie. Le principal, avec plus de douceur, voulut nous ramener; mais nous le suppliâmes de ne pas insister contre une résolution qu'un serment avoit consacrée, et notre bon régent resta seul avec nous: oui, bon, je lui dois cet éloge; et, quoique d'une trempe d'âme moins flexible et moins douce que celle du P. Malosse, il lui étoit comparable au moins par la bonté. Selon l'idée que l'on s'est faite du caractère politique de cette société si légèrement condamnée et si durement abolie, jamais jésuite ne le fut moins dans le coeur que le P. Balme[19] (c'étoit le nom de ce régent). Un caractère ferme et franc étoit le sien; l'impartialité, la droiture, l'inflexible équité qu'il portoit dans sa classe, et une estime noble et tendre qu'il marquoit à ses écoliers, lui avoient gagné notre respect et concilié notre amour.
À travers les austères bienséances de son état, sa sincérité naturelle laissoit percer des traits de force et de fierté qui auroient mieux convenu au courage d'un militaire qu'à l'esprit d'un religieux. Je me souviens qu'un jour l'un de nos condisciples, tête rustique et dure, lui ayant mal répondu, il s'élança brusquement de sa chaire, et, arrachant avec éclat un ais de chêne du plancher de la classe: «Malheureux, lui dit-il en le levant sur lui, je ne fais point donner le fouet en rhétorique; mais j'assomme l'audacieux qui m'ose manquer de respect.» Ce genre de correction nous plut infiniment; nous lui sûmes gré de l'effroi dont nous avoit frappés le bruit de la planche brisée, et nous vîmes avec plaisir l'insolent, à genoux sous cette espèce de massue, demander humblement pardon.
Tel étoit l'homme à qui j'avois à rendre compte de ce qui venoit de se passer. Je l'observois en le lui racontant; et, au moment où je lui montrai l'un de ses écoliers prêt à être forcé de subir la peine du fouet, je vis son visage et ses yeux s'enflammer d'indignation; mais, après en avoir frémi, tâchant de déguiser sa colère par un sourire: «Que ne lui criois-tu, me dit-il, sum civis romanus!—Je m'en suis bien gardé, lui répondis-je; j'avois affaire à un Verrès.»
Cependant, pour n'avoir aucun reproche à essuyer, le P. Balme fit pour nous retenir tout ce qu'exigeoit son devoir; raisons et sentimens, il mit tout en usage. Ses efforts furent inutiles: il ne nous en estima pas moins, et il m'en aima davantage. «Mon enfant, me dit-il tout bas, dans quelque collège que vous alliez, mon attestation peut vous être de quelque utilité; ce n'est pas ici le moment de vous l'offrir; mais, dans un mois, venez la prendre; je vous la donnerai sincère et de bon coeur.» Ainsi finit ma rhétorique.
J'eus donc, cette année-là, d'assez longues vacances; mais, bien heureusement, je trouvai dans ma ville un ancien curé de campagne, mon parent quoique d'un peu loin, homme instruit, qui me fit connoître la Logique de Port-Royal, et qui de plus se donna la peine de m'exercer à parler latin, ne voulant dans nos promenades employer avec moi que cette langue-là, qu'il parloit lui-même aisément. Cet exercice fut pour moi un avantage inestimable, lorsqu'en philosophie, dont le latin étoit la langue, je me trouvai comme dans un pays où j'étois naturalisé. Mais, avant d'y passer, je veux jeter encore quelques regards sur les années que je viens de voir s'écouler; je veux parler de ces vacances qui, tous les ans, me ramenoient chez moi, et qui, par des repos si doux, payoient mes travaux et mes peines.
Mes petites vacances de Noël se passoient à jouir, mes parens et moi, de notre tendresse mutuelle, sans d'autre diversion que celle des devoirs de bienséance et d'amitié. Comme la saison étoit rude, ma volupté la plus sensible étoit de me trouver à mon aise auprès d'un bon feu: car à Mauriac, dans le temps même du froid le plus aigu, quand les glaces nous assiégeoient, et lorsque, pour aller en classe, il falloit nous tracer nous-mêmes, tous les matins, un chemin dans la neige, nous ne retrouvions au logis que le feu de quelques tisons qui se baisoient sous la marmite, et auxquels à peine tour à tour nous étoit-il permis de dégeler nos doigts; encore le plus souvent, nos hôtes assiégeant la cheminée, étoit-ce une faveur de nous en laisser approcher, et le soir, durant le travail, quand nos doigts engourdis de froid ne pouvoient plus tenir la plume, la flamme de la lampe étoit le seul foyer où nous pouvions les dégourdir. Quelques-uns de mes camarades, qui, nés sur la montagne et endurcis au froid, l'enduroient mieux que moi, m'accusoient de délicatesse; et, dans une chambre où la bise siffloit par les fentes des vitres, ils trouvoient ridicule que je fusse transi, et se moquoient de mes frissons. Je me reprochois à moi-même d'être si frileux et si foible, et j'allois avec eux sur la glace, au milieu des neiges, m'accoutumer, s'il étoit possible, aux rigueurs de l'hiver; je domptois la nature, je ne la changeois pas, et je n'apprenois qu'à souffrir. Ainsi, quand j'arrivois chez moi, et que, dans un bon lit ou au coin d'un bon feu, je me sentois tout ranimé, c'étoit pour moi l'un des momens les plus délicieux de la vie; jouissance que la mollesse ne m'auroit jamais fait connoître.
Dans ces vacances de Noël, ma bonne aïeule, en grand mystère, me confioit les secrets du ménage. Elle me faisoit voir, comme autant de trésors, les provisions qu'elle avoit faites pour l'hiver: son lard, ses jambons, ses saucisses, ses pots de miel, ses urnes d'huile, ses amas de blé noir, de seigle, de pois et de fèves, ses tas de raves et de châtaignes, ses lits de paille couverts de fruits. «Tiens, mon enfant, me disoit-elle, voilà les dons que nous a faits la Providence: combien d'honnêtes gens n'en ont pas reçu autant que nous! et quelles grâces n'avons-nous pas à lui rendre de ses faveurs!»
Pour elle-même, rien de plus sobre que cette sage ménagère; mais son bonheur étoit de voir régner l'abondance dans la maison. Un régal qu'elle nous donnoit avec la plus sensible joie étoit le réveillon de la nuit de Noël. Comme il étoit tous les ans le même, on s'y attendoit, mais on se gardoit bien de paroître s'y être attendu: car tous les ans elle se flattoit que la surprise en seroit nouvelle, et c'étoit un plaisir qu'on avoit soin de lui laisser. Pendant qu'on étoit à la messe, la soupe aux choux verts, le boudin, la saucisse, l'andouille, le morceau de petit-salé le plus vermeil, les gâteaux, les beignets de pommes au saindoux, tout étoit préparé mystérieusement par elle et une de ses soeurs; et moi, seul confident de tout cet appareil, je n'en disois mot à personne. Après la messe on arrivoit; on trouvoit ce beau déjeuner sur la table; on se récrioit sur la magnificence de la bonne grand'mère, et cette acclamation de surprise et de joie étoit pour elle un plein succès. Le jour des Rois, la fève étoit chez nous encore un sujet de réjouissance; et, quand venoit la nouvelle année, c'étoit dans toute la famille un enchaînement d'embrassades et un concert de voeux si tendres qu'il eût été, je crois, impossible d'en être le témoin sans en être ému. Figurez-vous un père de famille au milieu d'une foule de femmes et d'enfans qui, tous levant les yeux et les mains vers le ciel, en appeloient sur lui les bénédictions; et lui, répondant à leurs voeux par des larmes d'amour qui présageoient peut-être le malheur qui nous menaçoit: telles étoient les scènes que me présentoient ces vacances.
Celles de Pâques étoient un peu plus longues; et, lorsque le temps étoit beau, elles me permettoient quelques dissipations. J'ai déjà dit que, dans ma ville, l'éducation des jeunes gens étoit soignée; leur exemple étoit pour les filles un objet d'émulation. L'instruction des uns influoit sur l'esprit des autres, et donnoit à leur air, à leur langage, à leurs manières, une teinte de politesse, de bienséance et d'agrément que rien ne m'a fait oublier. Une liberté innocente régnoit parmi cette jeunesse. Les filles, les garçons, se promenoient ensemble, le soir même, au clair de la lune. Leur amusement ordinaire étoit le chant, et il me semble que ces jeunes voix réunies formoient de doux accords et de jolis concerts. Je fus d'assez bonne heure admis dans cette société; mais, jusqu'à l'âge de quinze ans, elle ne prit rien sur mes goûts pour l'étude et la solitude. Je n'étois jamais plus content que lorsque, dans le jardin d'abeilles de Saint-Thomas, je passois un beau jour à lire les vers de Virgile sur l'industrie et la police de ces républiques laborieuses que faisoit prospérer l'une des tantes de ma mère, et dont, mieux que Virgile encore, elle avoit observé les travaux et les moeurs. Mieux que Virgile aussi elle m'en instruisoit, en me faisant voir de mes yeux, dans les merveilles de leur instinct, des traits d'intelligence et de sagesse qui avoient échappé à ce divin poète, et dont j'étois ravi. Peut-être, dans l'amour de ma tante pour ses abeilles, y avoit-il quelque illusion, comme il y en a dans tous les amours, et l'intérêt qu'elle prenoit à leurs jeunes essaims ressembloit beaucoup à celui d'une mère pour ses enfans; mais je dois dire aussi qu'elle sembloit en être aimée autant qu'elle les aimoit. Je croyois moi-même les voir se plaire à voler autour d'elle, la connoître, l'entendre, obéir à sa voix; elles n'avoient point d'aiguillon pour leur bienfaisante maîtresse, et lorsque, dans l'orage, elle les recueilloit, les essuyoit, les réchauffoit de son haleine et dans ses mains, on eût dit qu'en se ranimant elles lui bourdonnoient doucement leur reconnoissance. Nul effroi dans la ruche quand leur amie la visitoit; et si, en les voyant moins diligentes que de coutume, et malades ou languissantes, soit de fatigue ou de vieillesse, sa main, sur le sol de leur ruche, versoit un peu de vin pour leur rendre la force et la santé, ce même doux murmure sembloit lui rendre grâces. Elle avoit entouré leur domaine d'arbres à fruits, et de ceux qui fleurissent dans la naissance du printemps; elle y avoit introduit et fait rouler sur un lit de cailloux un petit ruisseau d'eau limpide, et, sur les bords, le thym, la lavande, la marjolaine, le serpolet, enfin les plantes dont la fleur avoit le plus d'attraits pour elles, leur offroient les prémices de la belle saison. Mais, lorsque la montagne commençoit à fleurir, et que ses aromates répandoient leurs parfums, nos abeilles, ne daignant plus s'amuser au butin de leur petit verger, alloient chercher au loin de plus amples richesses; et, en les voyant revenir chargées d'étamines de diverses couleurs, comme de pourpre, d'azur et d'or, ma tante me nommoit les fleurs dont c'étoit la dépouille.
Ce qui se passoit sous mes yeux, ce que ma tante me racontoit, ce que je lisois dans Virgile, m'inspiroit pour ce petit peuple un intérêt si vif que je m'oubliois avec lui, et ne m'en éloignois jamais sans un regret sensible. Depuis, et encore à présent, j'ai tant d'amour pour les abeilles que sans douleur je ne puis penser au cruel usage où l'on est, dans certains pays, de les faire mourir en recueillant leur miel. Ah! quand la ruche en étoit pleine, chez nous c'étoit les soulager que d'en ôter le superflu; mais nous leur en laissions abondamment pour se nourrir jusqu'à la floraison nouvelle, et l'on savoit, sans en blesser aucune, enlever les rayons qui excédoient leur besoin.
Dans les longues vacances de la fin de l'année, tous mes devoirs remplis, tous mes goûts satisfaits, j'avois encore du temps à donner à la société, et je conviens que, tous les ans, celle de la jeunesse me plaisoit davantage; mais, comme je l'ai dit, ce ne fut qu'à quinze ans qu'elle eut pour moi tout son attrait. Les liaisons qu'on y formoit n'inquiétoient point les familles: il y avoit si peu d'inégalité d'état et de fortune que les pères et mères étoient presque aussitôt d'accord que les enfans, et rarement l'hymen faisoit languir l'amour; mais ce qui pour mes camarades n'étoit d'aucun danger avoit pour moi celui d'éteindre mon émulation et de faire avorter le fruit de mes études.
Je voyois les coeurs se choisir et former entre eux des liens: l'exemple m'en donna l'envie. L'une de nos jeunes compagnes, et la plus jolie à mon gré, me parut libre encore et n'avoir, comme moi, que le vague désir de plaire. Dans sa fraîcheur, elle n'avoit pas ce tendre et doux éclat que l'on nous peint dans la beauté lorsqu'on la compare à la rose; mais le vermillon, le duvet, la rondeur de la pêche, vous offrent une image qui lui ressemble assez. Pour de l'esprit, avec une si jolie bouche pouvoit-elle ne pas en avoir? Ses yeux et son sourire en auroient donné seuls à son langage le plus simple; et, sur ses lèvres, le bonjour, le bonsoir, me sembloient délicats et fins. Elle pouvoit avoir un ou deux ans de plus que moi, et cette inégalité d'âge, qu'un air de raison, de sagesse, rendoit encore plus imposante, intimidoit mon amour naissant; mais peu à peu, en essayant de lui faire agréer mes soins, je m'aperçus qu'elle y étoit sensible, et, dès que je pus croire que j'en serois aimé, j'en fus amoureux tout de bon. Je lui en fis l'aveu sans détour, et, sans détour aussi, elle me répondit que son inclination s'accorderoit avec la mienne. «Mais vous savez bien, me dit-elle, qu'il faut au moins, pour être amans, pouvoir espérer d'être époux; et comment pouvons-nous l'espérer à notre âge? Vous avez à peine quinze ans: vous allez suivre vos études?—Oui, lui dis-je, telle est ma résolution et la volonté de ma mère.—Eh bien! voilà cinq ans d'absence avant que vous ayez pris un état, et moi j'aurai plus de vingt ans lorsque nous ne saurons encore à quoi vous êtes destiné.—Hélas! il est trop vrai, lui dis-je, que je ne puis savoir ce que je deviendrai; mais au moins jurez-moi de ne vous marier jamais sans prendre conseil de ma mère et sans lui demander si je n'ai pas moi-même quelque espérance à vous offrir.» Elle me le promit avec un sourire charmant, et, tout le reste du temps de nos vacances, nous nous livrâmes au plaisir de nous aimer avec l'ingénuité et l'innocence de notre âge. Nos promenades tête à tête, nos entretiens les plus intéressans, se passoient à imaginer pour moi dans l'avenir des possibilités de succès, de fortune, favorables à nos désirs; mais, ces douces illusions se succédant comme des songes, l'une détruisoit l'autre, et, après nous en être réjouis un moment, nous finissions par en pleurer, comme les enfans pleurent lorsqu'un souffle renverse le château qu'ils ont élevé.
Pendant l'un de ces entretiens, et comme nous étions assis sur la pente de la prairie, au bord de la rivière, un incident survint qui faillit me coûter la vie. Ma mère étoit instruite de mes assiduités auprès de Mlle B***[20]. Elle en fut inquiète, et craignit que l'amour ne ralentît en moi le goût et l'ardeur de l'étude. Ses tantes s'aperçurent qu'elle avoit du chagrin, et firent tant qu'elle ne put leur en dissimuler la cause. Dès lors ces bonnes femmes, présageant mon malheur, s'aigrirent à l'envi contre cette jeune innocente, l'accusant de coquetterie et lui faisant un crime d'être aimable à mes yeux. Un jour donc que ma mère me demandoit, l'une d'elles se détacha, vint me chercher dans la prairie, et, m'y ayant trouvé tête à tête avec l'objet de leur ressentiment, elle accabla cette fille aimable des reproches les plus injustes, sans y épargner les mots d'indécence et de séduction. Après cet imprudent éclat elle partit, et nous laissa, moi furieux, et mon amante désolée, étouffant de sanglots et les yeux pleins de larmes. Jugez quelle fut sur mon âme l'impression de sa douleur! J'eus beau lui demander pardon, pleurer à ses genoux, la supplier de mépriser, d'oublier cette injure: «Malheureuse! s'écrioit-elle, c'est moi que l'on accuse de vous avoir séduit et de vouloir vous déranger! Fuyez-moi, ne me voyez plus; non, je ne veux plus vous revoir!» À ces mots, elle s'en alla, et me défendit de la suivre.
Je retournai chez moi, l'air égaré, les yeux en feu, la tête absolument perdue. Heureusement mon père étoit absent, et je n'eus pour témoin de mon délire que ma mère. En me voyant passer et monter dans ma chambre, elle fut effrayée de mon trouble; elle me suivit; je m'étois enfermé; elle me commanda d'ouvrir: «Ô ma mère! lui dis-je, dans quel état vous me voyez! Pardon! je suis au désespoir, je ne me connois plus, je me possède à peine. Épargnez-moi la honte de paroître ainsi devant vous.» J'avois le front meurtri des coups que je m'étois donnés de la tête contre le mûr. Quelle passion que la colère! J'en éprouvois pour la première fois la violence et le transport. Ma mère, éperdue elle-même, me serrant dans ses bras et me baignant de larmes, jeta des cris si douloureux que toutes les femmes de la maison, hormis une seule, accoururent; et celle qui n'osoit paroître, et qui venoit d'avouer sa faute, s'arrachoit les cheveux du malheur qu'elle avoit causé.
Leur désolation, le déluge de pleurs que je voyois pleuvoir autour de moi, ces tendres et timides gémissemens que j'entendois, m'amollirent le coeur et firent tomber ma colère; mais j'étouffois, le sang avoit enflé toutes mes veines: il fallut me saigner. Ma mère trembloit pour mes jours. Sa mère, pendant la saignée, lui dit tout bas ce qui s'étoit passé, car inutilement me l'avoit-elle demandé à moi-même: «Une horreur! une barbarie!» étoient les seuls mots de réponse que j'avois pu lui faire entendre; lui en dire davantage eût été trop affreux pour moi dans ce moment. Mais, lorsque la saignée m'eut donné du relâche, et qu'un peu de calme eut changé ma furie en douleur, je fis à ma mère un récit fidèle et simple de mon amour, de la manière honnête et sage dont Mlle B*** y avoit répondu, enfin de la promesse qu'elle avoit bien voulu me faire de ne jamais se marier sans que ma mère y consentit. «Après cela, lui dis-je, quelle blessure pour son coeur, quel déchirement pour le mien, que l'injuste et sanglant reproche qu'elle vient d'essuyer pour moi! Ah! ma mère, c'est un affront que rien ne sauroit effacer.—Hélas! c'est moi qui en suis la cause, me dit-elle en pleurant; c'est mon inquiétude sur cette liaison qui a troublé la tête à nos tantes; si tu ne leur pardonnes pas, il faut aussi ne point pardonner à ta mère.» À ces mots, mes bras l'enveloppent et la serrent contre mon coeur.
Pour lui obéir, je m'étois couché. L'effervescence de mon sang, quoique bien affoiblie, n'étoit point apaisée; tous mes nerfs étoient ébranlés, et l'image de cette fille intéressante et malheureuse, que je croyois inconsolable, étoit présente à ma pensée, avec les traits de la douleur les plus vifs et les plus perçans. Ma mère me voyoit frappé de cette idée, et mon coeur, encore plus ému que mon cerveau, tenoit mon sang et mes esprits dans un mouvement déréglé semblable à une ardente fièvre. Le médecin, à qui la cause en étoit inconnue, présageoit une maladie, et parloit de la prévenir par une seconde saignée. «Croyez-vous, lui demanda ma mère, que ce soir il soit temps encore?» Il répondit qu'il seroit temps. «Revenez donc ce soir, Monsieur; jusque-là j'aurai soin de lui.»
Ma mère, en m'invitant à essayer de prendre quelque repos, me laissa seul, et, un quart d'heure après, elle revint accompagnée… de qui? Vous devez le prévoir, vous qui connoissez la nature. «Sauvez mon fils, rendez-le-moi, dit-elle à ma jeune maîtresse en l'amenant près de mon lit. Cet enfant vous croit offensée, apprenez-lui que vous ne l'êtes plus, qu'on vous a demandé pardon, et que vous avez pardonné.—Oui, Monsieur, je n'ai plus que des grâces à rendre à votre digne mère, me dit cette fille charmante, et il n'est point de déplaisir que ne me fissent oublier les bontés dont elle m'accable.—Ah! c'est à moi, Mademoiselle, d'être reconnoissant des soins de son amour, c'est à moi qu'elle rend la vie.» Ma mère fit asseoir au chevet de mon lit celle dont la vue et la voix répandoient dans mon âme un calmant si pur et si doux. Elle eut aussi la complaisance de paroître donner dans nos illusions, et, en nous recommandant à tous les deux la sagesse et la piété: «Qui sait, dit-elle, ce que le Ciel vous destine? il est juste; vous êtes bien nés l'un et l'autre, et l'amour même peut vous rendre plus dignes encore d'être heureux.—Voilà, me dit Mlle B***, des paroles bien consolantes et bien propres à vous calmer. Pour moi, vous le voyez, je n'ai plus aucune colère, aucun ressentiment dans l'âme. Celle de vos tantes dont la vivacité m'avoit blessée m'en a témoigné ses regrets; je viens de l'embrasser, mais elle pleure encore; et vous, qui êtes si bon, ne l'embrasserez-vous pas?—Oui, de tout mon coeur», répondis-je; et, dans l'instant, la bonne tante vint baigner mon lit de ses larmes. Le soir, le médecin trouva mon pouls encore un peu ému, mais parfaitement bien réglé.
Mon père, à son retour du petit voyage qu'il venoit de faire à Clermont, nous annonça qu'il alloit m'y mener, non pas, comme l'auroit voulu ma mère, pour continuer mes études et faire ma philosophie, mais pour apprendre le commerce. «C'est, lui dit-il, assez d'études et de latin: il est temps que je pense à lui donner un état solide. J'ai pour lui une place chez un riche marchand; le comptoir sera son école.» Ma mère combattit cette résolution de toute la force de son amour, de sa douleur et de ses larmes; mais moi, voyant qu'elle affligeoit mon père sans le dissuader, j'obtins qu'elle cédât. «Laissez-moi seulement arriver à Clermont, j'y trouverai, lui dis-je, le moyen de vous accorder.»
Si je n'avois suivi que ma nouvelle inclination, j'aurois été de l'avis de mon père, car le commerce, en peu d'années, pouvoit me faire un sort assez heureux; mais ni ma passion pour l'étude, ni la volonté de ma mère, qui, tant qu'elle a vécu, a été ma suprême loi, ne me permirent de prendre conseil de mon amour. Je partis donc, avec l'intention de me réserver, matin et soir, une heure et demie de mon temps pour aller en classe; et, en assurant mon patron que tout le reste de mes momens seroit à lui, je me flattois qu'il seroit content. Mais il ne voulut point entendre à cette composition, et il fallut opter entre le commerce et l'étude. «Eh quoi! Monsieur, lui dis-je, huit heures par jour d'un travail assidu dans votre comptoir ne vous suffisent pas? Qu'exigeriez-vous d'un esclave?» Il me répondit qu'il dépendoit de moi d'aller être plus libre ailleurs. Je ne me le fis pas redire, et, dans le moment même, je pris congé de lui.
Je n'avois pour toute richesse que deux petits écus que mon père m'avoit donnés pour mes menus plaisirs, et quelques pièces de douze sous que ma grand'mère, en me disant adieu, m'avoit glissées dans la main; mais la détresse où j'allois tomber étoit la moindre de mes peines. En quittant l'état que mon père me destinoit, j'allois contre sa volonté, je semblois me soustraire à son obéissance: me pardonneroit-il? ne viendroit-il pas me réduire et me ranger à mon devoir? et quand même, dans sa colère, il m'abandonneroit, avec quelle amertume n'accuseroit-il pas ma mère d'avoir contribué à mon égarement? La seule idée des chagrins que je causerois à ma mère étoit un supplice pour moi. L'esprit troublé, l'âme abattue, j'entrai dans une église, je me mis en prière, dernier recours des malheureux. Là, comme par inspiration, me vint une pensée qui tout à coup changea pour moi la perspective de la vie et le rêve de l'avenir.
Réconcilié avec moi-même, espérant l'être avec mon père par la sainteté du motif que j'avois à lui présenter, je commençai par me donner un gîte, en louant auprès du collège un cabinet aérien, où, pour meubles, j'avois un lit, une table, une chaise, le tout à dix sous par semaine, n'étant pas en état de faire un plus long bail. J'ajoutai à ces meubles un ustensile d'anachorète, et je fis ma provision de pain, d'eau claire et de pruneaux.
Après m'être établi, et avoir fait le soir chez moi une collation frugale, je me couchai; je dormis peu, et le lendemain j'écrivis deux lettres: l'une à ma mère, où je lui exposois le refus inhumain que j'avois essuyé de cet inflexible marchand; l'autre à mon père, où, faisant parler la religion et la nature, je le suppliois avec larmes de ne pas s'opposer à la résolution qui m'étoit inspirée de me consacrer aux autels. Le sentiment que je croyois avoir de cette sainte vocation étoit en effet si sincère, et ma foi aux desseins et aux soins de la Providence étoit si vive alors, que j'énonçai dans ma lettre à mon père l'espérance presque certaine de n'avoir plus dorénavant aucune dépense à lui causer; et, pour continuer mes études, je ne lui demandois que son consentement et sa bénédiction.
Ma lettre fut un texte pour l'éloquence de ma mère. Elle crut voir ma route tracée par les anges, et rayonnante de lumières, comme l'échelle de Jacob. Mon père, avec moins de foiblesse, n'avoit pas moins de piété. Il se laissa fléchir, et permit à ma mère de m'écrire qu'il adhéroit à mes saintes résolutions. En même temps, elle me fit passer quelques secours d'argent, dont je fis peu d'usage; et bientôt je fus en état de les lui rendre tels que je les avois reçus.
J'avois appris que le collège de Clermont, bien plus considérable que celui de Mauriac, faisoit seconder ses régens par des répétiteurs d'études; ce fut sur cet emploi que je fondai mon existence; mais, pour y être admis, il falloit au plus vite me faire un nom dans le collège, et, malgré mes quinze ans, gagner de haute lutte la confiance des régens.
J'ai oublié de dire qu'après la clôture des classes au collège de Mauriac, j'y étois allé prendre l'attestation de mon régent de rhétorique; il me l'avoit donnée la plus complète qu'il avoit pu; et, après l'avoir embrassé et remercié tendrement, je m'en allois, les yeux encore humides, lorsque je rencontrai dans le corridor ce préfet qui m'avoit si durement traité. «Vous voilà, Monsieur! me dit-il; d'où venez-vous?—Je viens, mon père, de voir le P. Balme, et de lui faire mes adieux.—Il vous aura donné sans doute une attestation favorable.—Oui, mon père, très favorable; et j'en suis bien reconnoissant.—Vous ne me demandez pas la mienne; vous croyez n'en avoir pas besoin.—Hélas! mon père, je serois bien heureux de l'obtenir, mais je n'ose pas l'espérer.—Entrez, me dit-il, dans ma chambre, je veux vous faire voir que vous ne m'avez pas connu.» J'entrai; il se mit à sa table; et, après avoir écrit une attestation plus exagérée en louanges que celle même de mon régent: «Lisez, dit-il en me la présentant avant d'y mettre le cachet; si vous n'en êtes pas content, je vous en donnerai une plus ample.» En la lisant, je me sentis accablé de confusion. Je fus devant le P. By comme Cinna devant Auguste. Tous les noms odieux que je lui avois donnés se présentèrent à ma pensée comme autant d'injures dont je l'avois noirci; et plus il étoit magnanime, plus j'étois confondu et humilié devant lui; enfin, mes yeux remplis de larmes osant se lever sur les siens, et voyant qu'il étoit touché de mon repentir: «Vous me pardonnez donc, mon père?» lui dis-je avec transport, et je me jetai dans ses bras. Je sais bien que les scènes qui nous sont personnelles ont pour nous un intérêt propre qui ne se fait sentir qu'à nous; mais je me trompe, ou celle-ci auroit été touchante même pour des indifférens.
Muni de ces attestations, je n'aurois eu qu'à les présenter au préfet du collège de Clermont, c'en étoit assez pour être envoyé en philosophie sur-le-champ et sans examen; mais ce n'étoit pas ce que je voulois. Un éloge en paroles, même le plus exagéré, ne fait qu'une impression vague; et il me falloit quelque chose de plus frappant, de plus intime: je voulus être examiné.
Je m'adressai donc au préfet, et, sans lui dire d'où je venois, je lui demandai son agrément pour entrer en philosophie. «D'où êtes-vous? me demanda-t-il.—Je suis de Bort, mon père.—Et où avez-vous étudié?» Ici je me permis de biaiser un peu. «Je viens, lui répondis-je, d'avoir pour maître un curé de campagne.» Ses sourcils et ses lèvres laissèrent échapper un signe de dédain; et, ouvrant un cahier de thèmes, il me proposa d'en faire un où il n'y avoit rien de difficile. Je le fis au trait de la plume et avec assez d'élégance. «Et vous avez, dit-il en le lisant, vous avez eu pour maître un curé de campagne?—Oui, mon père.—Ce soir, vous composerez en version.» Le hasard fit que ce fut un morceau de la harangue de Cicéron que j'avois vue en rhétorique; aussi fut-il traduit sans peine, et aussi vite que le thème avoit été fait. «Ainsi, dit-il encore, en lisant ma version, c'est chez un curé de campagne que vous avez étudié?—Vous devez bien le voir, lui dis-je.—Pour le voir encore mieux, je vous ferai composer demain en amplification.» Dans cet examen prolongé je crus apercevoir une curiosité qui m'étoit favorable. Le sujet qu'il me proposa ne fut pas moins encourageant: ce furent les regrets et les adieux d'un écolier qui quitte ses parens pour aller au collège. Quoi de plus analogue à ma situation et aux affections de mon âme? Je me rappellerois encore l'expression que je donnai aux sentimens du fils et de la mère. Ces mots dictés par la nature, et dont l'art n'imite jamais l'éloquente simplicité, furent arrosés de mes larmes, et le préfet s'en aperçut. Mais ce qui l'étonna le plus (parce que la vérité même y ressembloit à l'invention), ce fut l'endroit où, m'élevant au-dessus de moi-même, je fis parler le jeune homme à son père du courage qu'il se sentoit pour devenir un jour, à force d'application et de travail, la consolation, l'appui, l'honneur de sa vieillesse, et rendre à ses autres enfans ce qu'il lui auroit coûté pour son éducation. «Et vous avez étudié chez un curé de campagne?» s'écria plus fort mon jésuite. Pour cette fois je gardai le silence et ne fis que baisser les yeux. «Et les vers, reprit-il, ce curé de campagne vous a-t-il appris à les faire? Je répondis que j'en avois quelque notion, mais peu d'usage. «C'est ce que je serai bien aise de savoir, me dit-il avec un sourire. Venez ce soir avant la classe.» Le sujet des vers fut: En quoi la feinte diffère du mensonge? C'étoit justement une excuse qu'il m'offroit peut-être à dessein.
Je m'appliquai à faire voir dans la feinte un pur badinage, ou un artifice innocent; un art ingénieux d'amuser pour instruire, et quelquefois un art sublime d'embellir la vérité même, et de la rendre plus aimable, plus touchante, plus attrayante, en lui prêtant un voile transparent et semé de fleurs. Dans le mensonge il me fut aisé de montrer la bassesse d'une âme qui trahit son sentiment ou sa pensée; l'impudence d'un esprit fourbe, qui, pour en imposer, altère, dénature la vérité, et dont le langage porte le caractère de la ruse et de la malice, de la fraude et de la noirceur.
«À présent, dites-moi, reprit l'adroit jésuite, si c'est feinte ou mensonge ce que vous m'avez dit, qu'un curé de campagne a été votre maître: car je suis presque sûr que c'est chez nous, à Mauriac, que vous avez étudié.—Quoique l'un et l'autre soient vrais, je conviens, lui dis-je, mon père, que je vous aurois fait un mensonge si mon intention avoit été de vous tromper; mais, en différant de vous dire ce que vous savez à présent, je n'ai pas eu envie de vous le déguiser, ni de vous laisser dans l'erreur. J'avois besoin d'être connu de vous mieux que par des attestations: j'en avois d'assez bonnes à vous produire, et les voici. Mais, sur ces témoignages et sans examen, vous m'auriez accordé ma première demande; et j'en avois une à vous faire bien plus essentielle pour moi. En étudiant, il faut que moi-même j'enseigne, et que vous ayez la bonté de me faire gagner ma vie en me donnant des écoliers. Ma famille est pauvre et nombreuse; je lui ai déjà trop coûté, je ne veux plus être un fardeau pour elle; et, en attendant que je puisse aller à son secours, je vous demande ce que dans l'infortune tout homme peut demander sans rougir, du travail et du pain.—Eh! mon enfant, me dit-il, à votre âge, le moyen de se faire écouter, obéir, respecter parmi ses pareils? Vous avez à peine quinze ans.—Il est vrai; mais, mon père, ne comptez-vous pour rien le malheur et son influence? croyez-vous qu'il n'avance pas l'autorité de la raison et la maturité de l'âge? Essayez de mon caractère, et vous le trouverez peut-être assez grave pour faire oublier mes quinze ans.—Je verrai, me dit-il, je consulterai.—Non, mon père, il n'y a point à consulter. Il faut dès à présent me mettre sur la liste des répétiteurs du collège et me donner des écoliers. Il n'importe de quelles classes; ils feront leur devoir, j'ose vous en répondre, et vous serez content de moi.» Il me le promit, quoiqu'un peu foiblement; et, avec un billet de sa main, j'allai étudier en logique.
Dès le lendemain je crus m'apercevoir que le professeur avoit pris quelque connoissance de moi. La Logique de Port-Royal, et l'habitude de parler latin avec mon curé de campagne, me donnoient sur mes camarades une avance considérable. Je me hâtai de me produire, et ne négligeai rien pour être remarqué. Cependant les semaines s'écouloient sans que le préfet me donnât aucune nouvelle. Pour ne pas me rendre importun, je l'attendois. Quelquefois seulement je me trouvois sur son passage, et je le saluois d'un air de suppliant; mais à peine étois-je aperçu. Même il sembloit que, n'ayant rien de bon à m'annoncer, il feignît de ne pas me voir. Je m'en allois bien triste, et dans mon cabinet, voisin des nues, me livrant à mes réflexions, je faisois en pleurant ma collation d'ermite; heureusement j'avois d'excellent pain.
Une bonne petite Mme Clément, qui logeoit au-dessous de moi, et qui avoit une cuisine, fut curieuse de savoir où étoit la mienne. Elle me vint voir un matin. «Monsieur, je vous entends, me dit-elle, monter chez vous à l'heure des repas, et vous êtes seul, et vous êtes sans feu, et personne après vous ne monte. Pardonnez, mais je suis inquiète sur votre situation.» Je lui avouai que, pour le moment, je n'étois pas fort à mon aise; mais j'ajoutai qu'incessamment j'allois avoir amplement de quoi vivre; que j'étois en état de tenir une école, et que les Pères jésuites vouloient bien s'occuper de moi. «Bon! me dit-elle, vos Pères jésuites! ils ont bien autre chose en tête! Ils vous berceront de promesses, et ils vous laisseront languir. Que n'allez-vous à Riom chez les Pères de l'Oratoire? Ceux-là vous donneront moins de belles paroles, mais ils feront pour vous plus qu'ils n'auront promis.» Je n'ai pas besoin de vous dire que je parlois à une janséniste. Sensible à l'intérêt qu'elle prenoit à moi, je parus disposé à suivre ses conseils, et je lui demandai quelques instructions sur les Pères de l'Oratoire. «Ce sont, me dit-elle, des gens de bien que les jésuites détestent et qu'ils voudroient anéantir. Mais il est l'heure de dîner, venez manger ma soupe: je vous en dirai davantage.» J'acceptai son invitation; et, quoique son dîner fût assurément bien frugal, je n'en ai jamais fait de meilleur en ma vie; surtout deux ou trois petits coups de vin pur qu'elle me fit boire ranimèrent tous mes esprits. Là j'appris dans une heure tout ce que j'avois à savoir de l'animosité des jésuites contre les oratoriens, et de la jalouse rivalité de l'un et l'autre collèges. Ma voisine ajouta que, si j'allois à Riom, j'y serois bien recommandé. Je la remerciai des bons offices qu'elle vouloit me rendre; et, fort de ses intentions et de mes espérances, j'allai voir le préfet. C'étoit un jour de congé pour les classes. Il parut surpris de me voir, et me demanda froidement ce qui m'amenoit. Cet accueil acheva de me persuader ce que m'avoit dit ma voisine. «Je viens, mon père, lui répondis-je, prendre congé de vous.—Vous vous en allez?—Oui, mon père, je m'en vais à Riom, où les Pères oratoriens me donneront dans leur collège autant d'écoliers que j'en voudrai.—Quoi! mon enfant, vous nous quittez! Vous, élevé dans nos écoles, vous en seriez transfuge!—Hélas! c'est à regret; mais vous ne pouvez rien pour moi; et j'ai l'assurance que ces bons pères…—Ces bons pères n'ont que trop l'art de séduire et d'attirer les jeunes gens crédules comme vous; mais soyez bien sûr, mon enfant, qu'ils n'ont ni le crédit ni le pouvoir que nous avons.—Ayez donc, mon père, celui de me donner à travailler pour vivre.—Oui, j'y pense, je m'en occupe, et en attendant je m'en vais pourvoir à vos besoins.—Qu'appelez-vous, mon père, pourvoir à mes besoins? Apprenez que ma mère se priveroit de tout plutôt que de souffrir qu'un étranger vînt à mon aide. Mais je ne veux plus recevoir aucun secours, même de ma famille; et c'est du fruit de mon travail que je demande à subsister. Donnez-m'en les moyens vous-même, ou je vais les chercher ailleurs.—Non, non, vous n'irez point, reprit-il; je vous le défends. Suivez-moi; votre professeur a pour vous de l'estime; allons le voir ensemble.» Et de ce pas il me mena chez mon professeur. «Savez-vous, lui dit-il, mon père, ce que va devenir cet enfant-là? On l'appelle à Riom. Les oratoriens, ces hommes dangereux, veulent s'en faire un prosélyte. Il va se perdre, et c'est à nous de le sauver.» Mon professeur prit feu dans cette affaire encore plus vivement que le Père préfet. Ils dirent l'un et l'autre des merveilles de moi à tous les régens du collège; dès lors ma fortune fut faite; j'eus une école, et, dans un mois, douze écoliers, à quatre francs par tête, me firent un état au-dessus de tous les besoins. Je fus bien logé, bien nourri, et à Pâques j'eus les moyens de me vêtir décemment en abbé, ce dont j'avois le plus d'envie, soit pour mieux assurer mon père de la sincérité de ma vocation, soit pour avoir dans le collège une sérieuse existence.
Quand je quittai mon cabinet, ma voisine, à qui j'allai dire ce qu'on faisoit pour moi, n'en fut pas aussi aise que je l'aurois voulu. «Ah! je serois bien plus contente, me dit-elle, de vous voir aller à Riom. C'est là qu'on fait de bonnes et de saintes études.» Je la priai de me garder ses bontés en cas de besoin, et, même dans mon opulence, j'allai la revoir quelquefois.
Mon habit ecclésiastique, les bienséances qu'il m'imposoit, et de plus cet ancien désir de considération personnelle que l'exemple d'Amalvy m'avoit laissé dans l'âme, eurent pour moi d'heureux effets, et singulièrement celui de me rendre sévère et réservé dans mes liaisons de collège. Je ne me pressai pas de choisir mes amis, et je n'en fis qu'un petit nombre: nous étions quatre, et toujours les mêmes, dans nos parties de plaisir, c'est-à-dire de promenade. À frais communs, et à peu de frais, nous étions abonnés pour nos lectures avec un vieux libraire; et, comme les bons livres sont, grâce au Ciel, les plus communs, nous n'en lisions que d'excellens. Les grands orateurs, les grands poètes, les meilleurs écrivains du siècle dernier, quelques-uns du siècle présent, car le libraire en avoit peu, se succédoient de main en main; et, dans nos promenades, chacun se rappelant ce qu'il en avoit recueilli, nos entretiens se passoient presque tous en conférences sur nos lectures. Dans l'une de nos promenades à Beauregard, maison de plaisance de l'évêché; nous eûmes le bonheur de voir le vénérable Massillon. L'accueil plein de bonté que nous fit ce vieillard illustre, la vive et tendre impression que firent sur moi sa vue et l'accent de sa voix, est un des plus doux souvenirs qui me restent de mon jeune âge.
Dans cet âge où les affections de l'esprit et celles de l'âme ont une communication réciproquement si soudaine, où la pensée et le sentiment agissent et réagissent l'un sur l'autre avec tant de rapidité, il n'est personne à qui quelquefois il ne soit arrivé, en voyant un grand homme, d'imprimer sur son front les traits du caractère de son âme ou de son génie. C'étoit ainsi que, parmi les rides de ce visage déjà flétri, et dans ces yeux qui alloient s'éteindre, je croyois démêler encore l'expression de cette éloquence si sensible, si tendre, si haute quelquefois, si profondément pénétrante, dont je venois d'être enchanté à la lecture de ses sermons. Il nous permit de lui en parler, et de lui faire hommage des religieuses larmes qu'elle nous avoit fait répandre.
Après un travail excessif, durant mon année de logique, ayant eu, sans compter mes études particulières, trois autres classes, soir et matin, à faire avec mes écoliers, j'allai chez moi prendre un peu de repos; et ce ne fut pas, je l'avoue, sans quelque sentiment d'orgueil que je parus devant mon père, bien vêtu, les mains pleines de petits présens pour mes soeurs, et avec quelque argent de réserve. Ma mère, en m'embrassant, pleura de joie; mon père me reçut avec bonté, mais froidement; tout le reste de la famille fut comme enchanté de me voir.
Mlle B*** n'eut pas une joie aussi pure, et je fus moi-même bien confus, bien mal à mon aise, lorsqu'en habit d'abbé il fallut paroître à ses yeux. Dans mon changement, il est vrai, je ne lui étois pas infidèle, mais j'étois inconstant: c'en étoit bien assez. Je ne savois comment me conduire avec elle. Je consultai ma mère sur un point aussi délicat. «Mon fils, elle a droit, me dit-elle, de vous témoigner du dépit, de la colère, et quelque chose même de plus piquant, de la froideur et du dédain. C'est à vous de tout endurer, de lui marquer toujours l'estime la plus tendre, et de traiter avec des ménagemens infinis un coeur que vous avez blessé.»
Mlle B*** fut douce, indulgente, et polie avec réserve et bienséance; seulement elle eut soin d'éviter avec moi tout entretien particulier. Ainsi, dans la société, nous fûmes assez bien ensemble pour ne pas laisser croire qu'auparavant nous eussions été mieux.
La seconde année de ma philosophie fut encore plus laborieuse que la première. Mon école étoit augmentée, j'y donnois tous mes soins; et, de plus, destiné à soutenir des thèses générales, il fallut prendre de longues veilles sur mes nuits pour m'y préparer.
Ce fut le jour où je venois de terminer, par cet exercice public, le cours de ma philosophie, que j'appris l'événement funeste qui nous plongeoit, ma famille et moi, dans un abîme de douleur.
Après mes thèses, selon l'usage, nous faisions, mes amis et moi, dans la chambre du professeur, une collation qu'auroit dû animer la joie; et, dans les félicitations qui m'étoient adressées, je ne vis que de la tristesse. Comme j'avois assez bien résolu les difficultés qu'on m'avoit proposées, je fus surpris que mes camarades, et que le professeur lui-même, n'eussent pas un air plus content. «Ah! si j'avois bien fait, leur dis-je, vous ne seriez pas tous si tristes.—Hélas! mon cher enfant, me dit le professeur, elle est bien vraie et bien profonde, cette tristesse qui vous étonne! et plût au Ciel qu'elle n'eût pour cause qu'un succès moins brillant que celui que vous avez eu! C'est un malheur bien plus cruel qui me reste à vous annoncer: vous n'avez plus de père.» Je tombai sous le coup, et je fus un quart d'heure sans couleur et sans voix. Rendu à la vie et aux larmes, je voulois partir sur-le-champ pour aller sauver du désespoir ma pauvre mère; mais, sans guide et par les montagnes, la nuit m'alloit surprendre; il fallut attendre le point du jour. J'avois douze grandes lieues à faire sur un cheval de louage; et, en le pressant le plus qu'il m'étoit possible, je n'allois que très lentement. Durant ce funèbre voyage, une seule pensée, un seul tableau présent à mon esprit, l'avoit occupé sans relâche, et toutes les forces de mon âme s'étoient réunies pour en soutenir l'impression; mais bientôt, en réalité, il fallut avoir le courage de le voir, de le contempler dans ses plus lugubres horreurs.
J'arrive, au milieu de la nuit, à la porte de ma maison. Je frappe, je me nomme, et dans le moment un murmure plaintif, un mélange de voix gémissantes, se fait entendre. Toute la famille se lève, on vient m'ouvrir, et, en entrant, je suis environné de cette famille éplorée, mère, enfans, vieilles femmes, tous presque nus, échevelés, semblables à des spectres, et me tendant les bras avec des cris qui percent et déchirent mon coeur. Je ne sais quelle force que la nature nous réserve, sans doute, pour le malheur extrême, se déploya tout à coup en moi. Jamais je ne me suis senti si supérieur à moi-même. J'avois à soulever un poids énorme de douleur; je n'y succombai point. J'ouvris mes bras, mon sein à cette foule de malheureux; je les y reçus tous; et, avec l'assurance d'un homme inspiré par le Ciel, sans marquer de foiblesse, sans verser une larme, moi qui pleure facilement: «Ma mère, mes frères, mes soeurs, nous éprouvons, leur dis-je, la plus grande des afflictions; ne nous y laissons point abattre. Mes enfans, vous perdez un père; vous en retrouvez un; je vous en servirai; je le suis, je veux l'être: j'en embrasse tous les devoirs, et vous n'êtes plus orphelins.»
À ces mots, des ruisseaux de larmes, mais des larmes bien moins amères, coulèrent de leurs yeux. «Ah! s'écria ma mère en me pressant contre son coeur, mon fils! mon cher enfant! que je t'ai bien connu!» Et mes frères, mes soeurs, mes bonnes tantes, ma grand'mère, tombèrent à genoux. Cette scène touchante auroit duré le reste de la nuit, si j'avois pu la soutenir. J'étois accablé de fatigue; je demandai un lit. «Hélas! me dit ma mère, il n'y a dans la maison que le lit de…» Ses pleurs lui coupèrent la voix. «Eh bien! qu'on me le donne, j'y coucherai sans répugnance.»
J'y couchai. Je ne dormis point: mes nerfs étoient trop ébranlés. Toute la nuit je vis l'image de mon père, aussi vive, aussi fortement empreinte dans mon âme que s'il avoit été présent. Je croyois quelquefois le voir réellement. Je n'en étois point effrayé; je lui tendois les bras, je lui parlois. «Ah! que n'est-il vrai, lui disois-je, que n'êtes-vous ce qu'il me semble voir! que ne pouvez-vous me répondre, et me dire du moins si vous êtes content de moi!» Après cette longue insomnie et ce pénible rêve qui n'étoit pas un songe, il me fut doux de voir le jour. Ma mère, qui n'avoit pas plus dormi que moi, croyoit attendre mon réveil. Au premier bruit qu'elle m'entendit faire, elle vint, et fut effrayée de la révolution qui s'étoit faite en moi. Ma peau sembloit avoir été teinte dans le safran.
Le médecin, qu'elle appela, lui dit que c'étoit là un effet des grandes douleurs concentrées, et que la mienne pouvoit avoir les suites les plus redoutables, si l'on n'y faisoit pas quelque diversion. «Un voyage, une absence, et le plus tôt possible, est, dit-il, le meilleur et le plus sûr remède que je puisse vous indiquer; mais ne le lui proposez pas comme une dissipation: les grandes douleurs y répugnent; il faut, à leur insu, tâcher de les distraire, et les tromper pour les guérir.»
Le vieux curé qui m'avoit donné des leçons au temps des vacances s'offrit à m'attirer chez lui, au centre du diocèse où étoit son presbytère, et à m'y retenir aussi longtemps que l'exigeroit ma santé. Mais il falloit à ce voyage un motif: il s'en offrit un dans l'intention où j'étois moi-même de prendre la tonsure, des mains de mon évêque, avant d'aller plus loin: car l'une de mes espérances étoit l'heureux hasard d'un bénéfice simple que je tâcherois d'obtenir.
«Je vais, me dit ma mère, employer cette année à éclaircir et à régler les affaires de la maison. Toi, mon fils, hâte-toi d'entrer dans la carrière où Dieu t'appelle: fais-toi connoître de notre saint évêque et demande-lui ses conseils.»
Le médecin avoit raison: il est des douleurs plus attachantes que le plaisir même. Jamais, dans les plus heureux temps, lorsque la maison paternelle étoit pour moi si douce et si riante, je n'avois eu autant de peine à la quitter que lorsqu'elle fut dans le deuil. De six louis que j'avois amassés, ma mère me permit d'en laisser trois dans le ménage; et, assez riche encore, je me rendis avec mon vieil ami dans sa cure de Saint-Bonet.
LIVRE II
La tranquillité, le silence du hameau d'Abloville, où j'écris ces mémoires, me rappellent le calme que rendit à mon âme le village de Saint-Bonet[21]. Le paysage n'en étoit pas aussi riant, aussi fertile; le merisier et le pommier n'y ombrageoient pas les moissons de leurs rameaux chargés de fruits; mais la nature y avoit aussi sa parure et son abondance. La treille y formoit ses portiques, le verger ses salons, le gazon ses tapis; le coq y avoit sa cour d'amour, la poule sa jeune famille; le châtaignier avec assez de majesté y déployoit son ombre et y répandoit ses largesses; les champs, les prés, les bois, les troupeaux, la culture, la pêche des étangs, les grandes scènes de la campagne y étoient assez intéressantes pour occuper une âme oisive. La mienne, après le long travail de mes études et le cruel assaut de la mort de mon père, avoit besoin de ce repos.
Mon curé avoit quelques livres analogues à son état, qui alloit être le mien. Je me destinois à la chaire; il y dirigeoit mes lectures; il me faisoit goûter celle des livres saints, et, dans les pères de l'Église, il me montroit de bons exemples de l'éloquence évangélique. L'esprit de ce vieillard, naturellement gai, ne l'étoit avec moi qu'autant qu'il le falloit pour effacer tous les jours quelque teinte de ma noire mélancolie. Insensiblement, elle se dissipa, et je devins accessible à la joie. Elle venoit deux fois par mois présider, avec l'amitié, aux dîners que faisoient ensemble les curés de ce voisinage, et qu'ils se donnoient tour à tour. Admis à ces festins, ce fut là que je pris par émulation le goût de notre poésie. Presque tous ces curés faisoient des vers françois et s'invitoient par des épîtres, dont l'enjouement et le naturel me charmoient. Je fis, à leur imitation, quelques essais auxquels ils daignèrent sourire. Heureuse société de poètes, où l'on n'étoit point envieux, où l'on n'étoit point difficile, et où chacun étoit content de soi-même et des autres, comme si c'eût été un cercle d'Horaces et d'Anacréons!
Ce loisir n'étoit pas le but de mon voyage, et je n'oubliois pas que je m'étois approché de Limoges pour y aller prendre la tonsure; mais l'évêque[22] ne la donnoit en cérémonie qu'une fois l'an, et le moment en étoit passé. Il falloit ou l'attendre, ou bien solliciter une faveur particulière. J'aimai mieux me soumettre à la règle commune; en voici la raison. La cérémonie de la tonsure étoit tous les ans précédée d'une retraite chez les sulpiciens, lesquels observoient, disoit-on, le caractère des candidats, leurs dispositions naturelles, les qualités et les talens qu'ils annonçaient, pour en rendre compte à l'évêque. J'avois besoin d'être recommandé, et pour cela d'être aperçu, nommé, distingué dans la foule. Nécessité l'ingénieuse me conseilla de me ménager cette occasion d'être connu des sulpiciens et de mon évêque; mais six mois d'attente et de séjour chez mon pauvre curé lui auroient été trop onéreux. Heureusement, un bon gentilhomme de ses amis et de ses voisins, le marquis de Linars[23], me fit témoigner, par son prieur, l'extrême désir qu'il avoit que je voulusse donner ce temps de mon repos à un petit chevalier de Malte, l'un de ses fils, aimable enfant, mais dont l'instruction avoit été jusque-là négligée. Je fis consentir mon curé, et puis je consentis moi-même à ce qui m'étoit proposé. Je n'ai qu'à me louer des marques de bienveillance et d'estime dont je fus honoré dans cette maison distinguée, où toute la noblesse du pays abondoit. La marquise elle-même, Mortemart de naissance, élevée à Paris, un peu haute de caractère, étoit bonne et simple avec moi, parce que j'étois auprès d'elle naturel avec bienséance et respectueux sans façon, caractère qui m'a toujours mis à mon aise dans le monde, et dont jamais personne n'a été mécontent.
Quand vint le temps d'aller recevoir la tonsure, je me rendis au séminaire, et je m'y trouvai en retraite, sous les yeux de trois sulpiciens, avec une douzaine d'aspirans comme moi. Le recueillement, le silence, qui régnoient parmi nous, et les exercices de piété dont on nous occupoit, me parurent d'abord peu favorables à mes vues; mais, lorsque je désespérois de pouvoir me faire connoître, l'occasion s'en offrit d'elle-même. Nous avions, deux fois le jour, une heure de récréation dans un petit jardin planté de tilleuls en allées; mes camarades s'y amusoient à jouer au petit palet, et moi, à qui le jeu ne plaisoit pas, je me promenois seul. Un jour, l'un de nos directeurs vint à moi, et me demanda pourquoi je m'isolois et ne me tenois pas en société avec mes camarades. Je lui répondis que j'étois le moins jeune, et qu'à mon âge on étoit bien aise d'avoir quelques momens à soi pour recueillir, classer et ranger ses idées; que j'aimois à me rendre compte de mes études, de mes lectures, et qu'ayant le malheur de manquer de mémoire, je ne pouvois y suppléer qu'à force de méditation. Cette réponse engagea l'entretien. Mon sulpicien voulut savoir où j'avois fait mes classes, quel système j'avois soutenu dans mes thèses, et pour quel genre de lecture je me sentois le plus de goût. Je répondis à tout cela. Vous pensez bien qu'un directeur du séminaire de Limoges ne s'attendoit pas, en interrogeant un écolier de dix-huit ans, à trouver en lui un grand fonds de connoissances, et que mon petit magasin dut lui paroître un petit trésor.
Je présumai bien du succès de mon début, lorsque le soir, à l'heure de la promenade, au lieu d'un sulpicien j'en vis arriver deux. Ce fut là que le fruit de mes lectures de Clermont acquit une valeur réelle. J'avois dit que mon goût de prédilection étoit pour l'éloquence, et j'avois rapidement nommé ceux de nos orateurs chrétiens que j'admirois le plus. On me remit sur cette voie. Il fallut les analyser, marquer distinctement leurs divers caractères, citer de chacun les endroits qui m'avoient le plus frappé d'étonnement, ou rempli d'émotion, ou ravi par l'éclat et le charme de l'éloquence. Les deux hommes dont je parlai avec le plus d'enthousiasme furent Bourdaloue et Massillon; mais le temps me manqua pour me développer; ce ne fut que le lendemain que j'amplifiai leur éloge. J'avois tous leurs plans dans ma tête; les extraits que j'avois écrits de leurs sermons m'étoient présens; leurs exordes, leurs divisions, leurs plus beaux traits, jusqu'à leurs textes, me revenoient en foule. Ah! je puis dire que ce jour-là ma mémoire me servit bien; au lieu des deux sulpiciens de la veille, j'en avois trois pour auditeurs, et tous les trois, après m'avoir écouté en silence, s'en allèrent comme étourdis.
Le reste de nos entretiens (car ils ne me quittèrent plus aux heures de la promenade) s'étendit plus vaguement sur les plus belles oraisons funèbres de Bossuet et de Fléchier, sur quelques sermons de La Rue[24], sur le petit recueil de ceux de Cheminais[25], que je savois presque par coeur. Ensuite je ne sais comment on parla des poètes. Je convins que j'en avois lu quelques-uns, et je nommai le grand Corneille. «Et le tendre Racine, me demanda l'un des sulpiciens, l'avez-vous lu?—Oui, je m'en accuse, lui dis-je; mais Massillon l'avait lu avant moi, et c'est de lui qu'il avoit appris à parler au coeur avec tant d'onction et de charme. Et pensez-vous, lui demandai-je, que Fénelon, l'auteur du Télémaque, n'eût pas lu et relu vingt fois dans l'Énéide les amours de Didon?»
À propos de Virgile, on en vint aux livres classiques; et ces messieurs, qui ne savoient pas combien, grâce à mon infortune, je devois être imbu de cette vieille latinité, furent surpris de voir comme j'en étois plein. Vous croyez bien que je me donnois tout le plaisir de la répandre. Je n'en tarissois point. Vers et prose couloient de source, et j'avois encore l'air de n'en pas citer davantage de peur de les en accabler.
Je finis par un étalage de ma fraîche érudition de Saint-Bonet. Les livres de Moïse et ceux de Salomon avoient déjà passé sur le tapis; j'en étois aux saints pères lorsqu'arriva le jour d'aller recevoir la tonsure. Ce jour-là donc, après notre initiation à l'état ecclésiastique, nous allâmes, conduits par nos trois directeurs, rendre nos devoirs à l'évêque. Il nous reçut tous avec une égale bonté; mais, au moment que je me retirois avec mes camarades, il me fit rappeler. Le coeur me tressaillit.
«Mon enfant, me dit-il, vous ne m'êtes pas inconnu; votre mère vous a recommandé à moi. C'est une digne femme que votre mère, et j'en fais grand cas. Où vous proposez-vous d'aller achever vos études?» Je répondis que je n'avois encore aucun dessein pris là-dessus; que je venois d'avoir le malheur de perdre mon père; que ma famille, nombreuse et pauvre, attendoit tout de moi, et que j'allois tâcher de voir quelle université pourroit me procurer, durant le cours de mes études, le moyen d'exister et d'aller au secours de ma mère et de nos enfans. «Et de vos enfans? reprit-il, attendri de cette expression.—Oui, Monseigneur, je suis pour eux un second père; et, si je ne meurs à la peine, je me suis bien promis d'en remplir les devoirs.—Écoutez, me dit-il, j'ai pour ami l'archevêque de Bourges[26], l'un de nos plus dignes prélats; je puis vous adresser à lui; et, s'il veut bien, comme je l'espère, avoir égard à ma recommandation, vous n'aurez plus, pour vous et pour votre famille, qu'à mériter qu'il vous protège, en usant bien des dons que le Ciel vous a faits.» Je rendis grâces à mon évêque de ses bonnes intentions; mais je lui demandai le temps d'en instruire ma mère et de la consulter, ne doutant pas qu'elle n'y fût sensible autant que je l'étois moi-même.
Mon bon curé, de qui j'allai prendre congé, fut transporté de joie en apprenant ce qu'il appeloit un coup du Ciel en ma faveur. Qu'auroit-il dit, s'il avoit pu prévoir que cet archevêque de Bourges seroit grand aumônier, cardinal, ministre de la feuille des bénéfices, et que l'éloquence, à laquelle j'avois dessein de me vouer, alloit avoir sous ce ministère les occasions les plus intéressantes de se signaler à la cour? Il est certain que, pour un jeune ecclésiastique qui, avec beaucoup d'ambition, auroit eu assez de talens, il s'ouvroit devant moi une belle carrière. Une vaine délicatesse, une plus vaine illusion m'empêcha d'y entrer. J'ai eu lieu d'admirer plus d'une fois comment se noue et se dénoue la trame de nos destinées, et de combien de fils déliés et fragiles le tissu en est composé.
Arrivé à Linars, j'écrivis à ma mère que je venois de prendre la tonsure sous de favorables auspices; que j'avois reçu de l'évêque les plus touchantes marques de bonté; qu'au plus tôt j'irois l'en instruire. Le même jour je reçus d'elle un exprès avec une lettre presque effacée de ses larmes. «Est-il vrai, me demandoit-elle, que vous avez fait la folie de vous engager dans la compagnie du comte de Linars, frère du marquis, et capitaine au régiment d'Enghien[27]? Si vous avez eu ce malheur, marquez-le-moi; je vendrai tout le peu que j'ai pour dégager mon fils. Ô mon Dieu! est-ce bien là le fils que vous m'aviez donné!»
Jugez du désespoir où je tombai en lisant cette lettre. La mienne avoit fait un détour pour arriver à Bort; ma mère ne la recevroit que dans deux jours, et je la voyois désolée. Je lui écrivis bien vite que ce qu'on lui avoit dit étoit un horrible mensonge; que cette coupable folie ne m'étoit jamais venue dans la pensée; que j'avois le coeur déchiré du chagrin qu'elle en éprouvoit; que je lui demandois pardon d'en être la cause innocente; mais qu'elle auroit dû me connoître assez pour ne pas croire à cette absurde calomnie, et que j'irois incessamment lui faire voir que ma conduite n'étoit ni celle d'un libertin, ni celle d'un jeune insensé. L'exprès repartit sur-le-champ; mais, tant que je pus compter les heures où ma mère n'étoit pas encore détrompée, je fus au supplice moi-même.
Il y avoit, s'il m'en souvient, seize lieues de Linars à Bort; et, quoique j'eusse conjuré l'exprès d'aller toute la nuit, comment pouvois-je croire qu'il n'eût pas pris quelque repos? Il me fut impossible d'en prendre aucun, et je n'avois cessé de baigner mon lit de mes larmes, en songeant à celles que ma mère versoit pour moi, lorsque j'entendis dans la cour un bruit de chevaux. Je me lève. C'étoit le comte de Linars qui arrivoit. Je ne me donnai pas le temps de m'habiller pour aller au-devant de lui; mais il me prévint; et, en venant à moi en homme désolé: «Ah! Monsieur, me dit-il, combien va me rendre coupable à vos yeux l'imprudence d'un badinage qui a mis la désolation dans votre famille, et dans le coeur de votre mère une douleur que je n'ai pu calmer! Elle vous croit engagé avec moi. Elle est venue tout éplorée se jeter à mes pieds, et m'offrir, pour vous dégager, sa croix d'or, son anneau, sa bourse, et tout ce qu'elle avoit au monde. J'ai eu beau l'assurer que cet engagement n'existoit point, j'ai eu beau le lui protester, elle a pris tout cela pour un refus de le lui rendre. Elle est encore dans les pleurs. Partez incessamment, allez la rassurer vous-même.—Eh! Monsieur le comte, lui demandai-je, qui a pu donner lieu à ce bruit funeste?—Moi, Monsieur, me dit-il; j'en suis au désespoir; je vous en demande pardon. Le besoin de lever de nouvelles recrues m'avoit conduit dans votre ville. J'y ai trouvé quelques jeunes gens, vos camarades de collège, qui avoient envie de s'engager, mais qui délibéroient encore. J'ai vu que, pour les décider, il ne falloit que votre exemple. J'ai succombé à la tentation de leur dire qu'ils vous auroient pour camarade, que je vous avois engagé, et le bruit s'en est répandu.—Ah! Monsieur, m'écriai-je avec indignation, se peut-il qu'un pareil mensonge soit sorti de la bouche d'un homme tel que vous!—Accablez-moi, me dit-il, je mérite les reproches les plus honteux; mais cette ruse, dont je n'ai pas senti la conséquence, m'a fait connoître un naturel de mère comme je n'en ai jamais vu. Allez la consoler; elle a besoin de vous revoir.»
Le marquis de Linars, à qui son frère avoua sa faute et tout le mal qu'il m'avoit fait, me donna un cheval, un guide, et le lendemain je partis; mais je partis avec la fièvre, car mon sang s'étoit allumé; et sur le soir le redoublement me prit dans le moment où, par des chemins de traverse, mon guide m'avoit égaré. Je frissonnois sur mon cheval, et la nuit alloit me gagner dans une heure, en rase campagne, lorsque je vis un homme qui traversoit mon chemin. Je l'appelai pour savoir où j'étois, et s'il y avoit loin de là au village où mon guide croyoit aller. «Vous en êtes à plus de trois lieues, me dit-il, et vous n'êtes pas sur la route.» Mais, en me répondant, il m'avoit reconnu: c'étoit un garçon de ma ville. «Est-ce vous? me dit-il en me nommant; et par quel hasard vous trouvé-je à l'heure qu'il est dans ces bruyères? Vous avez l'air malade! Où allez-vous donc passer la nuit?—Et vous? lui demandai-je.—Moi, dit-il, je vais voir un oncle à moi dans un village qui n'est pas loin d'ici.—Et votre oncle, ajoutai-je, voudroit-il bien me donner l'asile dans sa maison jusqu'à demain, car j'ai grand besoin de repos?—Chez lui, me dit-il, vous serez mal logé, mais vous y serez bien reçu.» Je m'y laissai conduire, et j'y trouvai du pain et du lait pour mon guide, du foin pour mon cheval, et pour moi un bon lit de paille fraîche et de l'eau panée pour mon souper. Il ne m'en falloit pas davantage, car j'étois dans l'accès, et il fut assez fort.
Le lendemain à mon réveil (car j'avois dormi quelques heures) j'appris que ce village étoit une paroisse. C'étoit le jour de l'Assomption, et, quoique bien malade, je voulus aller à la messe. Un jeune abbé dans cette église étoit un objet d'attention. Le curé m'aperçut; et, après la messe, il me pria de venir dans la sacristie. «Est-il possible, me dit-il après avoir appris mon aventure, que, dans un village où je suis, un ecclésiastique ait couché sur la paille?» Il me mena chez lui, et jamais l'hospitalité ne fut plus cordialement ni plus noblement exercée. J'étois affaibli par la diète et la fatigue du voyage; il voulut me fortifier; et, persuadé que ma fièvre n'étoit que dans le sang et non dans les humeurs, il prétendit qu'un chyle abondant, frais et doux en seroit le remède. Il ne se trompoit point. Il me fit dîner avec lui. Jamais je n'ai mangé une si excellente soupe. Sa nièce l'avoit faite; sa nièce, à dix-huit ans, ressembloit à ces vierges du Corrège ou de Raphaël. Je n'ai jamais vu dans le regard plus de douceur ni plus de charmes. Elle fut ma garde-malade tandis que le curé disoit les vêpres à l'église; et, tout malade que j'étois, je ne fus pas insensible à ses soins. «Mon oncle, me dit-elle, ne veut pas vous laisser partir dans l'état où vous êtes. Il y a, dit-elle, six grandes lieues d'ici à Bort. Il veut, avant de vous mettre en chemin, que vous ayez repris des forces. Et pourquoi vous presser? N'êtes-vous pas bien avec nous? Vous aurez un bon lit; je le ferai moi-même. Je vous porterai vos bouillons, ou, si vous l'aimez mieux, du lait écumant d'une chèvre que je trais de ma main; vous nous arrivez pâle, et nous voulons absolument vous renvoyer couleur de rose.—Ah! lui dis-je, Mademoiselle, il me seroit bien doux d'attendre près de vous la santé; mais si vous saviez à quel point ma mère est en peine de moi! combien elle est impatiente de me revoir! et combien je dois être impatient moi-même de me retrouver dans ses bras!—Plus vous l'aimez, et plus elle vous aime, plus vous devez, me dit-elle, lui épargner la douleur de vous revoir dans cet état. Une soeur a plus de courage; et moi je suis ici comme une soeur pour vous.—On le croiroit, lui dis-je, à ce tendre intérêt que vous voulez bien prendre à moi.—Assurément, dit-elle, vous nous intéressez; et cela est bien naturel, mon oncle et moi nous avons l'âme compatissante pour tout le monde; mais nous ne voyons pas souvent des malades faits comme vous.» Le curé revint de l'église. Il exigea de moi de renvoyer mon cheval et mon guide, et voulut prendre sur lui le soin de me faire mener chez moi.
Dans une situation tranquille, je me serois trouvé enchanté dans ce presbytère, comme Renaud dans le palais d'Armide, car ma naïve Marcelline étoit une Armide pour moi; et plus elle étoit innocente, plus je la trouvois dangereuse. Mais, quoique ma mère dût être détrompée par mes deux lettres, rien ne m'auroit retenu loin d'elle au delà du jour où, l'accès de ma fièvre ayant été plus foible, et me sentant un peu remis par deux nuits d'assez bon sommeil, je pus remonter à cheval.
Ma soeur (c'étoit le nom que Marcelline s'étoit donné, et que je lui donnois moi-même lorsque nous étions tête à tête) ne me vit pas au moment de partir sans un saisissement de coeur qu'elle ne put dissimuler. «Adieu, Monsieur l'abbé, me dit-elle devant son oncle; prenez soin de votre santé; ne nous oubliez pas, et embrassez bien tendrement pour moi madame votre mère; dites-lui que je l'aime bien.»
À ces mots, ses yeux se mouillèrent, et, comme elle se retiroit pour nous cacher ses pleurs: «Vous voyez, me dit le curé, ce nom de mère l'attendrit; c'est qu'il n'y a pas longtemps qu'elle a perdu la sienne. Adieu, Monsieur, je vous dis comme elle, ne nous oubliez pas; nous parlerons souvent de vous.»
Je trouvai ma mère pleinement rassurée sur ma conduite; mais, en me voyant, elle fut alarmée sur ma santé. Je calmai ses inquiétudes, et, en effet, je me sentois bien mieux, grâce au régime auquel le curé m'avoit mis. Nous lui écrivîmes l'un et l'autre pour le remercier de ses bontés hospitalières, et, en lui renvoyant sa jument, sur laquelle j'étois venu, nous accompagnâmes nos lettres de quelques modestes présens, parmi lesquels ma mère glissa pour Marcelline une parure simple et de peu de valeur, mais élégante et de bon goût. Après quoi, ma santé se rétablissant à vue d'oeil, nous ne fûmes plus, l'un et l'autre, occupés que de mes affaires.
La protection de l'évêque, sa recommandation, la perspective qu'elle m'offroit, parurent à ma mère tout ce qu'il y avoit de plus heureux pour moi, et je pensois alors comme elle. Mon étoile (et je dis à présent, mon heureuse étoile) me fit changer d'opinion. Cet incident m'oblige encore à revenir sur le passé.
J'ai lieu de croire que, depuis l'examen du préfet de Clermont, les jésuites avoient jeté les yeux sur moi. Deux de mes condisciples, et des plus distingués, étoient déjà pris dans leurs filets. Il étoit possible qu'on voulût m'y attirer, et un fait assez curieux, dont j'ai gardé la souvenance, me persuade au moins qu'on y avoit pensé.
Dans le peu de loisirs que j'avois à Clermont, je m'étois fait un amusement du dessin, et, comme j'en avois le goût, l'on m'en supposoit le talent. J'avois l'oeil juste et la main sûre; il n'en falloit pas davantage pour l'objet qui me fit un jour appeler auprès du recteur. «Mon enfant, me dit-il, je sais que vous vous amusez à dessiner l'architecture, et je vous ai choisi pour me lever un plan: c'est celui de notre collège; examinez bien l'édifice, et, après en avoir exactement tracé l'enceinte, figurez-en l'élévation. Apportez-y le plus grand soin, car votre ouvrage sera mis sous les yeux du roi.»
Tout fier de cette commission, j'allai m'en acquitter, et j'y mis, comme l'on peut croire, l'attention la plus scrupuleuse; mais, pour avoir voulu trop bien faire, je fis très mal. L'une des ailes du bâtiment avoit un étage, et l'autre aile n'en avoit point. Je trouvai cette inégalité choquante, et je la corrigeai en élevant une aile comme l'autre. «Eh! mon enfant, qu'avez-vous fait? me dit le recteur.—J'ai rendu, lui dis-je, mon père, l'édifice régulier.—Et c'est précisément ce qu'il ne falloit pas. Ce plan est destiné à montrer le contraire, d'abord au père confesseur, et, par son entremise, au ministre et au roi lui-même: car il s'agit d'obtenir des fonds pour élever l'étage qui manque à l'une des deux ailes.» Je m'en allai bien vite corriger ma bévue, et, quand le recteur fut content: «Voulez-vous bien, mon père, me permettre, lui dis-je, une observation? Ce collège qu'on vient de vous bâtir est beau, mais il n'y a point d'église. Vous y dites la messe dans une salle basse. Est-ce que dans le plan on auroit oublié l'église?» Le jésuite sourit de ma naïveté. «Votre observation, me dit-il, est très juste; mais vous avez dû remarquer aussi que nous n'avons point de jardin.—Et c'est aussi de quoi je me suis étonné.—N'en soyez plus en peine; nous aurons l'un et l'autre.—Comment cela, mon père? je n'y vois point d'emplacement.—Quoi! vous ne voyez pas en dehors du fer à cheval qui ferme l'enceinte du collège, vous ne voyez pas cette église des Pères augustins, et ce jardin dans leur couvent?—Eh bien! mon père?—Eh bien! ce jardin, cette église, seront les nôtres, et c'est la Providence qui semble les avoir placés si près de nous.—Mais, mon père, les augustins n'auront donc plus ni jardin, ni église?—Au contraire, ils auront une église plus belle et un jardin encore plus vaste: nous ne leur ferons aucun tort, à Dieu ne plaise! et, en les délogeant, nous saurons les dédommager.—Vous délogerez donc les Pères augustins?—Oui, mon enfant, et leur maison sera, pour nos vieillards, une infirmerie, un hospice, car il faut bien que nos vieillards aient une maison de repos.—Rien n'est plus juste, assurément; mais je cherche où vous logerez les Pères augustins.—N'en ayez point d'inquiétude: ils auront le couvent, l'église et le jardin des Pères cordeliers. N'y seront-ils pas à leur aise, et beaucoup mieux qu'ils ne sont là?—Fort bien! mais que deviennent les Pères cordeliers?—Je me suis attendu à cette objection, et il est juste que j'y réponde: Clermont et Mont-Ferrand faisoient deux villes autrefois; maintenant elles n'en font qu'une, et Mont-Ferrand n'est plus qu'un faubourg de Clermont: aussi dit-on Clermont-Ferrand. Or, vous saurez qu'à Mont-Ferrand les cordeliers ont un couvent superbe, et vous concevez bien qu'il n'est pas nécessaire qu'une ville ait deux couvens de cordeliers. Donc, en faisant passer ceux de Clermont à Mont-Ferrand on ne fait du mal à personne, et nous voilà, sans préjudice pour autrui, possesseurs de l'église, du jardin, du couvent de ces bons Pères augustins, qui nous sauront gré de l'échange, car il en faut toujours agir en bons voisins. Au reste, mon enfant, ce que je vous confie est encore le secret de la société; mais vous n'y êtes pas étranger, et je me plais, dès à présent, à vous regarder comme étant l'un des nôtres.»
Tel fut, autant qu'il m'en souvient, ce dialogue, où Blaise Pascal auroit trouvé le mot pour rire, et qui ne me parut que sincère et naïf. Ce que j'en infère aujourd'hui, c'est que ce ne fut pas sans intention préméditée que le professeur de rhétorique de Clermont, le P. Nolhac[28], en passant par ma ville pour aller à Toulouse, vint me demander à dîner.
Ma bonne mère, qui ne se doutoit point de sa mission, non plus que moi, le reçut de son mieux; et, pendant le dîner, il la rendit heureuse, en lui exagérant mes succès dans l'art d'enseigner. À l'entendre, mes écoliers étoient distingués dans leurs classes, et il étoit aisé de reconnoître, en lisant les devoirs, ceux qui avoient passé sous mes yeux. Je trouvois bien dans cette flatterie une politesse excessive, mais je n'en voyois pas le but.
Vers la fin du repas, ma mère, selon l'usage du pays, nous ayant laissés seuls à table, mon jésuite fut à son aise. «À présent, me dit-il, parlons de vos projets. Que vous proposez-vous, et quelle route allez-vous prendre?» Je lui confiai les avances que mon évêque m'avoit faites, et le dessein où nous étions, ma mère et moi, d'en profiter. Il m'écouta d'un air pensif et dédaigneux. «Je ne sais pas, me dit-il enfin, ce que vous trouvez de flatteur et de séduisant dans ces offres. Pour moi, je n'y vois rien qui soit digne de vous. D'abord le titre de docteur de Bourges est décrié au point d'en être ridicule; et, au lieu d'y prendre des grades, vous allez vous y dégrader. Ensuite… mais ceci est un article trop délicat pour y toucher. Il est des vérités qu'on ne peut dire qu'à son ami intime, et je n'ai pas avec vous le droit de m'expliquer si librement.» Cette réticence discrète eut l'effet qu'il en attendoit. «Expliquez-vous, mon père, et soyez sûr, lui dis-je, que je vous saurai gré de m'avoir parlé à coeur ouvert.—Vous le voulez, dit-il, et en effet je sens que, dans un moment aussi critique, je ferois mal de vous dissimuler ce que je pense d'une affaire où je ne vois pour vous rien d'assuré que des dégoûts.—Et quels dégoûts? lui demandai-je avec étonnement.
—Votre évêque, poursuivit-il, est le meilleur homme du monde; ses intentions sont droites, et il ne vous veut que du bien, j'en suis persuadé. Mais quel bien pense-t-il vous faire en vous mettant sous la dépendance et à la merci de cet archevêque de Bourges? Durant vos cinq années de théologie et de séminaire, vous serez à sa pension et vous vivrez de ses bienfaits; je veux croire aussi qu'il aidera votre famille de quelques secours charitables (ces mots me glacèrent les sens); mais, vous et votre mère, êtes-vous faits pour être sur la liste de ses aumônes? et en êtes-vous réduits là?—Assurément non, m'écriai-je.—C'est pourtant là, et pour longtemps peut-être, ce que l'on vous propose, ce que l'on vous fait espérer.—Il me semble, lui dis-je, que l'Église a des biens dont la dispensation est remise aux évêques, des biens qu'ils n'ont pas droit de posséder eux-mêmes, et dont seulement ils disposent; et ces biens-là, ces bénéfices, on peut les recevoir de leurs mains sans rougir.—Vraiment, c'est là, me dit-il, l'appât dont ils agacent l'ambition des jeunes gens. Mais quand et à quel prix leur viennent ces biens qu'ils attendent? Vous ne connoissez pas l'esprit de domination et d'empire qu'exercent sur leurs protégés ces tardifs et lents bienfaiteurs. Leur crainte est qu'on ne leur échappe; et ils prolongent le plus longtemps qu'ils peuvent l'état de dépendance et d'asservissement où ils tiennent ces malheureux. Ils donnent aisément et libéralement à la faveur, à la naissance; mais, si le mérite infortuné en obtient jamais quelque grâce, il l'achète bien chèrement!—Vous me montrez, lui dis-je, bien des ronces et des épines où je ne voyois que des fleurs; mais, dans ma situation, chargé d'une famille qu'il faut que je soutienne, et qui a besoin de mon appui, que me conseillez-vous de faire?—Je vous conseille, me dit-il, de vous mettre en position de vous protéger vous-même, et non pas d'être protégé. Je connois un état où tout homme qui se distingue a du crédit et des amis puissans. Cet état, c'est le mien. Toutes les voies de la fortune et de l'ambition nous sont personnellement interdites; mais elles sont toutes ouvertes à tout ce qui nous appartient.—Vous me conseillez donc de me faire jésuite?—Oui, sans doute! et bientôt, par des moyens qui nous sont connus, votre mère sera tranquille, ses enfans seront élevés, l'État lui-même en prendra soin; et, lorsque arrivera le temps de les pourvoir, il n'est point de facilités que nos relations ne vous donnent. Voilà pourquoi la fleur de la jeunesse de nos collèges ambitionne et sollicite l'avantage d'être reçue dans cette société puissante; voilà pourquoi les chefs des plus grandes maisons veulent y être affiliés.—J'ai regardé, lui dis-je, votre société comme une source de lumières; et, pour un homme qui veut s'instruire et développer ses talens, je me suis dit cent fois qu'il n'y avoit rien de mieux que de vivre au milieu de vous; mais dans vos règlemens deux choses me répugnent: la longueur du noviciat et l'obligation de commencer par enseigner les basses classes.—Pour le noviciat, me dit-il, ce sont deux ans d'épreuve qu'il faut subir: la loi en est invariable; mais, pour les basses classes, je crois pouvoir répondre que vous en serez dispensé.» En discourant ainsi, nous buvions d'un vin capiteux. La tête du jésuite s'exaltoit en jactance de la considération dont jouissoit sa compagnie, et de l'éclat qui en rejaillissoit sur les individus. «Rien, disoit-il, n'est comparable aux agrémens dont jouit dans le monde un jésuite, homme de mérite: tous les accès lui sont faciles; partout l'accueil le plus favorable, le plus flatteur, lui est assuré.» Son éloquence fut si pressante qu'à la fin elle m'entraîna.
«Me voilà décidé, lui dis-je, à remercier mon évêque. Le reste demande un peu plus de réflexion. Mais je compte aller à Toulouse; et là, si ma mère y consent, j'achèverai de suivre vos conseils.»
Je communiquai à ma mère les observations du jésuite sur le désagrément d'aller à Bourges me constituer le pensionnaire de l'archevêque. Elle eut la même délicatesse et la même fierté que moi, et nos deux lettres à mon évêque furent écrites dans cet esprit. Il ne me manquoit plus que de la consulter sur le dessein de me faire jésuite. Je n'en eus jamais le courage. Ni sa foiblesse ni la mienne n'auroient pu soutenir cette consultation: pour la raisonner de sang-froid, il falloit être éloigné l'un de l'autre. Je me réservai de lui écrire, et je me rendis à Toulouse, irrésolu moi-même encore sur ce que j'allois devenir. Dirai-je qu'en chemin je manquai encore ma fortune?
Un muletier d'Aurillac, qui passoit sa vie sur le chemin de Clermont à Toulouse, voulut bien se charger de moi. J'allois sur l'un de ses mulets, et lui, le plus souvent à pied, cheminoit à côté de moi. «Monsieur l'abbé, me dit-il, vous serez obligé de passer chez moi quelques jours, car mes affaires m'y arrêtent. Au nom de Dieu, employez ce temps-là à guérir ma fille de sa folle dévotion. Je n'ai qu'elle, et pas pour un diable elle ne veut se marier. Son entêtement me désole.» La commission étoit délicate; je ne la trouvai que plaisante, je m'en chargeai volontiers.
Je me figurois, je l'avoue, comme une bien pauvre demeure celle d'un homme qui trottoit sans relâche à la suite de ses mulets, ayant tantôt la pluie, tantôt la neige sur le corps, et par les chemins les plus rudes. Je ne fus donc pas peu surpris lorsque, en rentrant chez lui, je vis une maison commode, bien meublée, d'une propreté singulière, et qu'une espèce de soeur grise, jeune, fraîche, bien faite, vint au-devant de Pierre (c'étoit le nom du muletier) et l'embrassa en l'appelant son père. Le souper qu'elle nous fit servir n'avoit pas moins l'air de l'aisance. Le gigot étoit tendre et le vin excellent. La chambre que l'on me donna avoit, dans sa simplicité, presque l'élégance du luxe. Jamais je n'avois été si mollement couché. Avant de m'endormir, je réfléchis sur ce que j'avois vu. «Est-ce, dis-je en moi-même, pour passer quelques heures de sa vie à son aise que cet homme en tracasse et consume le reste en de si pénibles travaux? Non, c'est une vieillesse tranquille et reposée qu'il travaille à se procurer, et ce repos, dont il jouit en espérance, le soulage de ses fatigues. Mais cette fille unique qu'il aime tendrement, par quelle fantaisie, jeune et jolie comme elle est, s'est-elle vêtue en dévote? Pourquoi cet habit gris, ce linge plat, cette croix d'or sur sa poitrine et cette guimpe sur son sein? Ces cheveux qu'elle cache comme sous un bandeau sont pourtant d'une jolie teinte. Le peu que l'on voit de son cou est blanc comme l'ivoire. Et ces bras? ils sont aussi de cet ivoire pur, et ils sont faits au tour!» Sur ces réflexions je m'endormis, et le lendemain j'eus le plaisir de déjeuner avec la dévote. Elle me demanda obligeamment des nouvelles de mon sommeil. «Il a été fort doux, lui dis-je; mais il n'a pas été tranquille, et les songes l'ont agité. Et vous, Mademoiselle, avez-vous bien dormi?—Pas mal, grâce au Ciel! me dit-elle.—Avez-vous fait aussi des rêves?» Elle rougit, et répondit qu'elle rêvoit bien rarement. «Et, quand vous rêvez, c'est aux anges?—Quelquefois aux martyrs, dit-elle en souriant.—Sans doute aux martyrs que vous faites?—Moi! je ne fais point de martyrs.—Vous en faites plus d'un, je gage, mais vous ne vous en vantez pas. Pour moi, lorsque dans mon sommeil je vois les cieux ouverts, ce n'est presque jamais qu'aux vierges que je rêve. Je les vois, les unes en blanc, les autres en corset et en jupon de serge grise, et cela leur sied mieux que ne feroit la plus riche parure. Rien dans cet ajustement simple n'altère la beauté naturelle de leurs cheveux ni de leur teint; rien n'obscurcit l'éclat d'un front pur, d'une joue vermeille; aucun pli ne gâte leur taille; une étroite ceinture en marque et en dessine la rondeur. Un bras pétri de lis et une jolie main avec ses doigts de roses sortent, tels que Dieu les a faits, d'une manche unie et modeste, et ce que leur guimpe dérobe se devine encore aisément. Mais, quelque plaisir que j'aie à voir en songe toutes ces jeunes filles dans le ciel, je suis un peu affligé, je l'avoue, de les y voir si mal placées.—Où les voyez-vous donc placées? demanda-t-elle avec embarras.—Hélas! dans un coin, presque seules, et (ce qui me déplaît encore bien davantage) auprès des pères capucins.—Auprès des pères capucins! s'écria-t-elle en fronçant le sourcil.—Hélas! oui, presque délaissées, tandis que d'augustes mères de famille, environnées de leurs enfans qu'elles ont élevés, de leurs époux qu'elles ont rendus bienheureux déjà sur la terre, de leurs parens qu'elles ont consolés et réjouis dans leur vieillesse en leur assurant des appuis, sont dans une place éminente, en vue à tout le ciel, et toutes brillantes de gloire.—Et les abbés, demanda-t-elle d'un air malin, où les a-t-on mis?—S'il y en a, répondis-je, on les aura peut-être aussi nichés dans quelque coin éloigné de celui des vierges.—Oui, je le crois, dit-elle, et l'on a fort bien fait, car ce seroit pour elles de dangereux voisins.»
Cette querelle sur nos états réjouissoit le bonhomme Pierre. Jamais il n'avoit vu sa fille si éveillée et si parlante: car j'avois soin de mettre dans mes agaceries, comme diroit Montaigne, une aigre-douce pointe de gaieté piquante et flatteuse qui sembloit la fâcher, et dont elle me savoit gré. Son père, enfin, la veille de son départ et du mien pour Toulouse, me mena seul dans sa chambre, et me dit: «Monsieur l'abbé, je vois bien que sans moi jamais vous et ma fille vous ne seriez d'accord. Il faut pourtant que cette querelle de dévote et d'abbé finisse. Il y a bon moyen pour cela: c'est de jeter tous les deux aux orties, vous ce rabat, elle ce collet rond, et j'ai quelque doutance que, si vous le voulez, elle ne se fera pas longtemps tirer l'oreille pour le vouloir aussi. Pour ce qui me regarde, comme dans le commerce j'ai fait dix ans les commissions de votre brave homme de père, et que chacun me dit que vous lui ressemblez, je veux agir avec vous rondement et cordialement.» Alors, dans les tiroirs d'une commode qu'il ouvrit, me montrant des monceaux d'écus: «Tenez, me dit-il, en affaire il n'y a qu'un mot qui serve: voilà ce que j'ai amassé, ce que j'amasse encore pour mes petits-enfans, si ma fille m'en donne; pour vos enfans, si vous voulez et si vous lui faites vouloir.»
Je ne dirai point qu'à la vue de ce trésor je ne fus point tenté. L'offre en étoit pour moi d'autant plus séduisante que le bonhomme Pierre n'y mettoit d'autre condition que de rendre sa fille heureuse. «Je continuerai, disoit-il, de mener mes mulets: à chaque voyage, en passant je grossirai ce tas d'écus dont vous aurez la jouissance. Ma vie, à moi, c'est le travail et la fatigue. J'irai tant que j'aurai la force et la santé, et, lorsque la vieillesse me courbera le dos et me roidira les jarrets, je viendrai achever de vivre et me reposer près de vous.—Ah! mon bon ami Pierre, qui mieux que vous, lui dis-je, aura mérité ce repos d'une heureuse et longue vieillesse? Mais à quoi pensez-vous de vouloir donner pour mari à votre fille un homme qui a déjà cinq enfans?—Vous, Monsieur l'abbé! cinq enfans à votre âge!—Hélas! oui. N'ai-je pas deux soeurs et trois frères? Ont-ils d'autre père que moi? C'est de mon bien, et non pas du vôtre, que ceux-là doivent vivre; c'est à moi de leur en gagner.—Et pensez-vous en gagner avec du latin, me dit Pierre, comme moi avec mes mulets?—Je l'espère, lui dis-je, mais au moins ferai-je pour eux tout ce qu'il dépendra de moi.—Vous ne voulez donc pas de ma dévote? Elle est pourtant gentille, et surtout à présent que vous l'avez émoustillée.—Assurément, lui dis-je, elle est jolie, elle est aimable, et j'en serois tenté plus que de vos écus. Mais, je vous le dis, la nature m'a déjà mis cinq enfans sur les bras; le mariage m'en donneroit bientôt cinq autres, peut-être plus, car les dévotes en font beaucoup, et ce seroit trop d'embarras.—C'est dommage, dit-il; ma fille ne voudra plus se marier.—Je crois pouvoir vous assurer, lui dis-je, qu'elle n'a plus pour le mariage le même éloignement. Je lui ai fait voir que dans le Ciel les bonnes mères de famille étoient fort au-dessus des vierges; et, en lui choisissant un mari qui lui plaise, il vous sera facile de lui mettre dans l'âme ce nouveau genre de dévotion.» Ma prédiction s'accomplit.
Arrivé à Toulouse, j'allai voir le P. Nolhac. «Votre affaire est bien avancée, me dit-il; j'ai trouvé ici plusieurs jésuites qui vous connoissent, et qui ont fait chorus avec moi. Vous êtes proposé, agréé; dès demain vous entrerez, si vous voulez. Le provincial vous attend.» Je fus un peu surpris qu'il se fût tant pressé; mais, sans lui en faire aucune plainte, je me laissai conduire chez le provincial. Je le trouvai, en effet, disposé à me recevoir aussitôt que bon me semblerait, si ma vocation, disoit-il, étoit sincère et décidée. Je répondis qu'en quittant ma mère je n'avois pas eu le courage de lui déclarer ma résolution, mais que je n'irois pas plus avant sans la consulter et lui demander son aveu; que je me réservois le temps de lui écrire et de recevoir sa réponse. Le provincial trouva tout cela convenable, et en le quittant j'écrivis.
La réponse arriva bien vite; et quelle réponse, grand Dieu! quel langage et quelle éloquence! Aucune des illusions dont le P. Nolhac m'avoit rempli la tête n'avoit fait impression sur l'esprit de ma mère. Elle n'avoit vu que la dépendance absolue, le dévouement profond, l'obéissance aveugle dont son fils alloit faire voeu en prenant l'habit de jésuite.
Et comment puis-je croire, me disoit-elle, que vous serez à moi? Vous ne serez plus à vous-même. Quelle espérance puis-je fonder pour mes enfans sur celui qui lui-même n'aura plus d'existence que celle dont un étranger pourra disposer d'un coup d'oeil? On me dit, on m'assure que, si, par le caprice de vos supérieurs, vous êtes désigné pour aller dans l'Inde, à la Chine, au Japon, et que le général vous y envoie, il n'y a pas même à balancer, et que, sans résistance et sans réplique, il faut partir. Eh quoi! mon fils, Dieu n'a-t-il fait de vous un être libre, ne vous a-t-il donné une raison saine, un bon coeur, une âme sensible; ne vous a-t-il doué d'une volonté si naturellement droite et juste, et des inclinations qui font l'homme de bien, que pour vous réduire à l'état d'une machine obéissante? Ah! croyez-moi, laissez les voeux, laissez les règles inflexibles à des âmes qui sentent le besoin qu'elles ont d'entraves. J'ose vous assurer, moi qui vous connois bien, que plus la vôtre sera libre, plus elle sera sûre de ne rien vouloir que d'honnête et de louable. Ô mon cher fils! rappelez-vous ce moment horrible et cher à ma mémoire, tout déchirant qu'en est pour moi le souvenir, ce moment où, au milieu de votre famille accablée, Dieu vous donna la force de relever ses espérances en vous déclarant son appui. Le rendrez-vous meilleur, en le rendant esclave, ce coeur que la nature a fait capable de ces mouvemens? Et, lorsqu'il aura renoncé à la liberté de les suivre, lorsque rien de vous-même ne sera plus à vous, que deviendront ces résolutions vertueuses de ne jamais abandonner vos frères, vos soeurs, votre mère? Ah! vous êtes perdu pour eux: ils n'attendent plus rien de vous. Mes enfans! votre second père va mourir au monde et à la nature; pleurez-le; et moi, mère désespérée, je pleurerai mon fils, je pleurerai sur vous qu'il aura délaissés. Ô Dieu! c'était donc là ce qui se méditoit chez moi à mon insu, avec ce perfide jésuite! Il venoit dérober un fils à une pauvre veuve, et un père à cinq orphelins! Homme cruel, impitoyable! et avec quelle douceur traîtresse il me flattoit! C'est là, dit-on, leur génie et leur caractère. Mais vous, mon fils, vous qui jamais n'avez eu de secret pour moi, vous me trompiez aussi! Il vous a donc appris la dissimulation? et votre coup d'essai a été de me tendre un piège! Ce noble et généreux motif de refuser les secours d'un évêque n'étoit qu'un vain prétexte pour me donner le change et me déguiser vos desseins! Non, rien de tout cela ne peut venir de vous: j'aime mieux croire à un prestige qui vous a fasciné l'esprit. Je ne veux point cesser d'estimer et d'aimer mon fils; ce sont deux sentimens auxquels je tiens plus qu'à la vie. Mon fils s'est enivré d'ambitieuses espérances. Il a cru se sacrifier pour moi, pour mes enfans. Sa jeune tête a été foible, mais son coeur sera toujours bon. Il ne lira point cette lettre, baignée des larmes de sa mère, sans détester les conseils perfides qui l'ont un moment égaré.
Ah! ma mère avoit bien raison: il me fut impossible d'achever de lire sa lettre sans être suffoqué de pleurs et de sanglots. Dès ce moment l'idée de me faire jésuite fut chassée de mon esprit, et je me hâtai d'aller dire au provincial que j'y renonçois. Sans désapprouver mon respect pour l'autorité de ma mère, il voulut bien me témoigner quelque regret qui m'étoit personnel, et il me dit que la compagnie me sauroit toujours gré de mes bonnes intentions. En effet, je trouvai les régens du collège favorablement disposés à me donner, comme à Clermont, des écoliers de toutes classes; mais alors mon ambition étoit d'avoir une école de philosophie. Ce fut de quoi je m'occupai.
Mon âge étoit toujours le premier obstacle à mes vues. En commençant mes grades par la philosophie, je me croyois au moins capable d'en enseigner les élémens; mais presque aucun de mes écoliers ne seroit moins jeune que moi. Sur cette grande difficulté je consultai un vieux répétiteur appelé Morin, le plus renommé dans les collèges. Il causa longtemps avec moi, et me trouva suffisamment instruit. Mais le moyen que de grands garçons voulussent être à mon école! Cependant il lui vint une idée qui fixa son attention. «Cela seroit plaisant, dit-il en riant dans sa barbe. N'importe, je verrai: cela peut réussir.» Je fus curieux de savoir quelle étoit cette idée. «Les bernardins ont ici, me dit-il, une espèce de séminaire où ils envoient de tous côtés leurs jeunes gens faire leurs cours. Le professeur de philosophie qu'ils attendoient vient de tomber malade, et, pour le suppléer jusqu'à son arrivée, ils se sont adressés à moi. Comme je suis trop occupé pour être ce suppléant, ils m'en demandent un, et je m'en vais vous proposer.»
On m'accepta sur sa parole; mais, lorsqu'il m'amena le lendemain, je vis distinctement l'effet du ridicule qui naissoit du contraste de mes fonctions et de mon âge. Presque toute l'école avoit de la barbe, et le maître n'en avoit point. Au sourire un peu dédaigneux qu'excitoit ma présence, j'opposai un air froid et modeste avec dignité; et, tandis que Morin causoit avec les supérieurs, je m'informai avec les jeunes gens de la règle de leur maison pour le temps des études et pour l'heure des classes; je leur indiquai quelques livres dont ils avoient à se pourvoir, afin d'approprier leurs lectures à leurs études; et, dans tous mes propos, j'eus soin qu'il n'y eût rien ni de trop jeune, ni de trop familier; si bien que, vers la fin de la conversation, je m'aperçus que, de leur part, une attention sérieuse avoit pris la place du ton léger et de l'air moqueur par où elle avoit commencé.
Le résultat de celle que Morin venoit d'avoir avec les supérieurs fut que le lendemain matin j'irois donner ma première leçon.
J'étois piqué du sourire insultant que j'avois essuyé en me présentant chez ces moines. Je voulus m'en venger, et voici comment je m'y pris. Il est du bel usage de dicter à la tête des leçons de philosophie une espèce de prolusion qui soit comme le vestibule de ce temple de la sagesse où l'on introduit ses disciples, et qui, par conséquent, doit réunir un peu d'élégance et de majesté. Je composai ce morceau avec soin, je l'appris par coeur; je traçai et j'appris de même le plan qui devoit présenter l'ordonnance de l'édifice; et, la tête pleine de mon objet, je m'en allai gravement et fièrement monter en chaire. Voilà mes jeunes bernardins assis autour de moi, et leurs supérieurs debout, appuyés sur le dos des bancs, et impatiens de m'entendre. Je demande si l'on est prêt à écrire sous ma dictée. On me répond que oui. Alors, les bras croisés, sans cahier sous les yeux, et comme en parlant d'abondance, je leur dicte mon préambule, et puis ma distribution de ce cours de philosophie, dont je marque en passant les routes principales et les points les plus éminens.
Je ne puis me rappeler sans rire l'air ébahi qu'avoient mes bernardins, et avec quelle estime profonde ils m'accueillirent lorsque je descendis de chaire. Cette première espièglerie m'avoit trop bien réussi pour ne pas continuer et soutenir mon personnage. J'étudiois donc tous les jours la leçon que j'allois dicter; et, en la dictant de mémoire, j'avois l'air de produire et de composer sur-le-champ. À quelque temps de là, Morin alla les voir, et ils lui parlèrent de moi avec l'étonnement dont on parleroit d'un prodige. Ils lui montrèrent mes cahiers; et, lorsqu'il voulut bien me témoigner lui-même sa surprise que cela fût dicté de tête, je lui répondis par une sentence d'Horace et que Boileau a traduite ainsi:
Ce que l'on conçoit bien s'énonce clairement,
Et les mots, pour le dire, arrivent aisément.
Ainsi, chez les Gascons, je débutai par une gasconnade; mais elle m'étoit nécessaire, et il arriva que, le professeur bernardin étant venu prendre sa place, Morin, qui ne pouvoit suffire au nombre d'écoliers qui s'adressoient à lui, m'en donna tant que je voulus. D'un autre côté, la fortune vint encore au-devant de moi.
Il y avoit à Toulouse un hospice fondé pour les étudians de la province du Limosin. Dans cet hospice, appelé le collège de Sainte-Catherine[29], les places donnoient un logement et 200 livres de revenu durant les cinq années de grades. Lorsqu'une de ces places étoit vacante, les titulaires y nommoient au scrutin, bonne et sage institution. Ce fut dans l'une de ces vacances que mes jeunes compatriotes voulurent bien penser à moi. Dans ce collège, où la liberté n'avoit pour règle que la décence, chacun vivoit à sa manière; le portier et le cuisinier étoient payés à frais communs. Ainsi, par mon économie, je pus verser dans ma famille la plus grande partie du fruit de mon travail; et cette épargne, qui suivoit tous les ans l'accroissement de mon école, devint assez considérable pour commencer à mettre mes parens à leur aise. Mais, tandis que la fortune me procuroit les jouissances les plus douces, la nature me préparoit les plus déchirantes douleurs. J'eus cependant encore quelque temps de prospérité.
En feuilletant par hasard un recueil des pièces couronnées à l'Académie des Jeux Floraux, je fus frappé de la richesse des prix qu'elle distribuoit: c'étoient des fleurs d'or et d'argent. Je ne fus pas émerveillé de même de la beauté des pièces qui remportoient ces prix, et il me parut assez facile de faire mieux. Je pensai au plaisir d'envoyer à ma mère de ces bouquets d'or et d'argent, et au plaisir qu'elle auroit elle-même à les recevoir de ma main. De là me vint l'idée d'être poète. Je n'avois point étudié les règles de notre poésie. J'allai bien vite faire emplette d'un petit livre qui enseignoit ces règles; et, par les conseils du libraire, j'acquis en même temps un exemplaire des Odes de Rousseau. Je méditai l'une et l'autre lecture, et incontinent je me mis à chercher dans ma tête quelque beau sujet d'ode. Celui auquel je m'arrêtai fut l'invention de la poudre à canon. Je me souviens qu'elle commençoit par ces vers:
Toi qu'une infernale Euménide
Pétrit de ses sanglantes mains.
Je ne revenois pas de mon étonnement d'avoir fait une ode si belle. Je la récitois dans l'ivresse de l'enthousiasme et de l'amour-propre; et, en la mettant au concours, je n'avois aucun doute qu'elle ne remportât le prix. Elle ne l'eut point; elle n'obtint pas même le consolant honneur de l'accessit. Je fus outré, et, dans mon indignation, j'écrivis à Voltaire, et lui criai vengeance en lui envoyant mon ouvrage. On sait avec quelle bonté Voltaire accueilloit les jeunes gens qui s'annonçoient par quelque talent pour la poésie: le Parnasse françois étoit comme un empire dont il n'auroit voulu céder le sceptre à personne au monde, mais dont il se plaisoit à voir les sujets se multiplier. Il me fit donner une de ces réponses qu'il tournoit avec tant de grâce, et dont il étoit si libéral[30]. Les louanges qu'il y donnoit à mon ouvrage me consolèrent pleinement de ce que j'appelois l'injustice de l'Académie, dont le jugement ne pesoit pas, disois-je, un grain dans la balance contre un suffrage tel que celui de Voltaire; mais ce qui me flatta beaucoup plus encore que sa lettre, ce fut l'envoi d'un exemplaire de ses oeuvres, corrigé de sa main, dont il me fit présent. Je fus fou d'orgueil et de joie, et je courus la ville et les collèges avec ce présent dans les mains. Ainsi commença ma correspondance avec cet homme illustre et cette liaison d'amitié qui, durant trente-cinq ans, s'est soutenue jusqu'à sa mort sans aucune altération.
Je continuai de travailler pour l'Académie des Jeux Floraux, et j'obtins des prix tous les ans[31]; mais, pour moi, le dernier de ces petits triomphes littéraires eut un intérêt plus raisonnable et plus sensible que celui de la vanité, et c'est par là que cette scène mérite d'avoir place dans les souvenirs que je transmets à mes enfans.
Comme dans l'estime des hommes tout n'est apprécié que par comparaison, et qu'à Toulouse il n'y avoit rien en littérature de plus brillant que le succès dans la lice des Jeux Floraux, l'assemblée publique de cette Académie, pour la distribution des prix, avoit la pompe et l'affluence d'une grande solennité. Trois députés du parlement la présidoient; les capitouls et tout le corps de ville y assistoient en robe; toute la salle, en amphithéâtre, étoit remplie du plus beau monde de la ville et des plus jolies femmes. La brillante jeunesse de l'université occupoit le parterre autour du cercle académique; la salle, qui est très vaste, étoit ornée de festons de fleurs et de lauriers, et les fanfares de la ville, à chaque prix que l'on décernoit, faisoient retentir le Capitole d'un bruit éclatant de victoire.
J'avois mis cette année-là cinq pièces au concours, une ode, deux poèmes et deux idylles. L'ode manqua le prix; il ne fut point donné. Les deux poèmes se balancèrent; l'un des deux eut le prix de poésie épique, et l'autre un prix de prose qui se trouvoit vacant. L'une des deux idylles obtint le prix de poésie pastorale, et l'autre l'accessit. Ainsi les trois prix, et les seuls que l'Académie alloit distribuer, j'allois les recevoir. Je me rendis à l'assemblée avec des tressaillemens de vanité, que je n'ai pu me rappeler depuis sans confusion et sans pitié de ma jeunesse. Ce fut bien pis lorsque je fus chargé de mes fleurs et de mes couronnes. Mais quel est le poète de vingt ans à qui pareille chose n'eût pas tourné la tête?
On fait silence dans la salle; et, après l'éloge de Clémence Isaure, fondatrice des Jeux Floraux, éloge inépuisable, prononcé tous les ans au pied de sa statue, vient la distribution des prix. On annonce d'abord que celui de l'ode est réservé. Or on savoit que j'avois mis une ode au concours, on savoit aussi que j'étois l'auteur d'une idylle non couronnée: on me plaignoit, et je me laissois plaindre. Alors on nomme à haute voix le poème auquel le prix est accordé; et, à ces mots: Que l'auteur s'avance, je me lève, j'approche, et je reçois le prix. On applaudit, comme de coutume, et j'entends dire autour de moi: «Il en a manqué deux, il ne manque pas le troisième: il a plus d'une corde et plus d'une flèche à son arc.» Je vais modestement me rasseoir au bruit des fanfares; mais bientôt on entend l'annonce du second poème, auquel l'Académie a cru devoir, dit-elle, adjuger le prix d'éloquence, plutôt que de le réserver. L'auteur est appelé, et c'est encore moi qui me lève. Les applaudissemens redoublent, et la lecture de ce poème est écoutée avec la même complaisance et la même faveur que celle du premier. Je m'étois remis à ma place, lorsque l'idylle fut proclamée, et l'auteur invité à venir recevoir le prix. On me voit lever pour la troisième fois. Alors, si j'avois fait Cinna, Athalie et Zaïre, je n'aurois pas été plus applaudi. L'effervescence des esprits fut extrême: les hommes, à travers la foule, me portoient sur les mains, les femmes m'embrassoient. Légère fumée de vaine gloire! Qui le sait mieux que moi, puisque de mes essais, qu'on trouvoit si brillans, il n'y en a pas un seul qui, quarante ans après, relu même avec indulgence, m'ait paru digne d'avoir place dans la collection de mes oeuvres? Mais ce qui me touche sensiblement encore de ce jour si flatteur pour moi, c'est ce que je vais raconter.
Au milieu du tumulte et du bruit du peuple enivré, deux grands bras noirs s'élèvent et s'étendent vers moi. Je regarde, je reconnois mon régent de troisième, ce bon P. Malosse, qui, séparé de moi depuis plus de huit ans, se retrouvoit à cette fête. À l'instant, je me précipite, je fends la foule, et me jetant dans ses bras avec mes trois prix: «Tenez, mon père; ils sont à vous, lui dis-je, et c'est à vous que je les dois.» Le bon jésuite levoit au ciel ses yeux pleins de larmes de joie, et je puis dire que je fus plus sensible au plaisir que je lui causois qu'à l'éclat de mon triomphe. Ah! mes enfans, ce qui intéresse le coeur et l'âme est doux dans tous les temps, on s'y complaît toute la vie. Ce qui n'a flatté que l'orgueil du bel esprit ne nous revient que comme un vain songe dont on rougit d'avoir trop follement chéri l'erreur.
Ces amusemens littéraires, quoique bien séduisans pour moi, ne prenoient pourtant rien sur mes occupations réelles. Je donnois aux vers des momens de promenade et de loisir; mais en même temps je vaquois assidûment à mes études et à celles de mon école. Dès ma seconde année de philosophie, n'ayant pu engager mon professeur jésuite à nous enseigner la physique newtonienne, je pris mon parti d'aller étudier à l'école des doctrinaires. Leur collège, appelé l'Esquille, avoit pour professeurs de philosophie deux hommes de mérite; mais l'un des deux, et c'étoit le mien, avec de l'instruction et de l'esprit, penchoit trop, ou par caractère, ou par foiblesse de complexion, vers l'indolence et le repos. Il trouva commode d'avoir en moi un disciple qui, ayant déjà fait sa philosophie, pût, de temps en temps, lui épargner la fatigue et l'ennui du travail de la classe.
«Montez, me disoit-il, montez sur le pupitre, et rendez-leur facile ce que vous saisissez vous-même si facilement.» Cet éloge me payoit bien des peines que je me donnois: car il me valoit la confiance des écoliers, et il fit souhaiter aux pensionnaires du collège de m'avoir pour répétiteur, excellente et solide aubaine.
Pour complaire à mon professeur, il fallut consentir, quoiqu'un peu malgré moi, à soutenir des thèses générales. Il attachoit une grande importance à me compter au nombre de ceux de ses disciples qu'il alloit produire en public, et, comme il étoit membre de l'Académie des sciences de Toulouse[32], il voulut que ce fût à cette compagnie que ma thèse fût dédiée; spectacle assez nouveau et assez frappant, disoit-il, qu'une thèse ainsi présidée! Ce fut par là qu'il voulut terminer sa carrière philosophique; et il imagina d'ajouter à la pompe de ce spectacle un coup de théâtre honorable pour moi, mais dont je fus étonné moi-même. Il n'y réussit que trop bien; et mon étonnement fut tel qu'il manqua de me rendre fou ou imbécile pour la vie.
Dans ces exercices publics, il étoit d'usage constant que le professeur fût dans sa chaire, et son écolier devant lui, sur ce qu'on appelle un pupitre, espèce de tribune inférieure à la chaire. Quand tout le monde fut en place, et que l'illustre Académie fut rangée devant la chaire, on m'avertit, et je parus. Vous pensez bien que j'avois préparé un compliment pour l'Académie, et dans cette petite harangue j'avois mis tout le peu que j'avois d'art et de talent. Je la savois par coeur, je l'avois vingt fois récitée sans aucune hésitation, et, pour le coup, j'étois si sûr de ma mémoire que j'avois négligé de me pourvoir du manuscrit. Je parois donc; et, au lieu de trouver mon professeur en chaire, je l'aperçois au rang des académiciens. Je lui fais respectueusement signe de venir se mettre à sa place. «Montez, Monsieur, me dit-il tout haut avec son air d'indolence et de sécurité, montez sur le pupitre ou dans la chaire, tout comme il vous plaira; vous n'avez pas besoin de moi.» Ce magnifique témoignage excita dans l'assemblée un murmure de surprise, et je crois d'approbation; mais son effet sur moi fut de glacer mes sens et de me troubler le cerveau. Saisi, tremblant, je monte les degrés du pupitre, et je m'y agenouille, selon l'usage, comme pour implorer les lumières du Saint-Esprit; mais, lorsque, avant de me lever, je veux me rappeler le début de mon compliment, je ne m'en souviens plus, et le bout du fil m'en échappe; je veux le chercher dans ma tête, je n'y vois qu'un épais brouillard. Je fais des efforts incroyables pour retrouver au moins le premier mot de mon discours; pas un mot, et pas une idée ne me revient. Dans cet état d'angoisse, je suis plusieurs minutes à suer sang et eau, et tout près de me rompre les veines et les nerfs de la tête par l'effroyable contention où ce long travail les avoit mis, lorsque tout à coup, et comme par miracle, le nuage qui enveloppoit mes esprits se dissipe; ma tête se dégage, mes idées renaissent, je ressaisis le fil de mon discours; et, bien fatigué, mais tranquille et rassuré, je le prononce. Je ne parle pas du succès qu'il eut; il est rare que les louanges soient mal reçues. J'avois assaisonné celles-ci de mon mieux. Je ne me vante pas non plus de la faveur qui me soutint dans tout cet exercice. En me faisant passer par les plus belles questions de la physique, ceux des académiciens qui daignèrent me provoquer ne s'occupèrent que du soin de faire briller mes réponses. Ils en agirent en vrais Mécènes, pleins d'indulgence et de bonté. Mais ce qu'il y eut de plus remarquable, de plus touchant pour moi, ce fut le noble procédé du professeur jésuite que j'avois trop légèrement quitté pour passer à l'Esquille, et qui, dans ce moment, vint me faire sentir mon tort; il m'argumenta le dernier sur le système de la gravitation, et, avec l'air de m'attaquer de vive force, il me ménagea les moyens les plus avantageux de me développer. Heureusement, dans mes réponses, je sus lui faire entendre qu'à sa manière de me combattre, on reconnoissoit la supériorité du maître qui exerce les forces de son disciple, mais qui ne veut pas l'accabler. Quand je descendis du pupitre, le président de l'Académie, en me félicitant, me dit qu'elle ne pouvoit mieux me marquer sa satisfaction qu'en m'offrant une place d'adjoint qui vaquoit dans la compagnie. Je l'acceptai avec une humble reconnoissance; et, au bruit de l'approbation publique, je reçus le prix du combat.
Mais ce qu'avoient de solide pour moi ces succès de jeunesse, c'étoit le nombre d'écoliers qui venoient grossir mon école, et contribuer aux secours que je faisois passer à Bort. Assez riche de mon travail pour soutenir dans ses études celui de mes frères qui venoit après moi, je lui tendis la main et je l'appelai à Toulouse. Il avoit quatorze ans, et il ne savoit pas un mot de latin; mais il avoit la conception très vive, la mémoire excellente, et un désir passionné de profiter de mes leçons. Je lui simplifiai les règles, je lui abrégeai la méthode; dans six mois il n'y eut plus pour lui de difficultés de syntaxe; et encore un an bien employé le mit en état d'aller seul et sans maître: c'étoit là son ambition, car il me voyoit accablé de travail, et il se sentoit soulagé de la peine qu'il m'épargnoit. Le pauvre enfant! son sentiment pour moi n'étoit pas seulement de l'amitié, c'étoit du culte. Le nom de frère avoit dans sa bouche un caractère de sainteté. Il me témoigna le désir d'être homme d'église, et j'en fus bien aise: car ce désir en moi commençoit à se refroidir pour plus d'une raison, et singulièrement par les difficultés épineuses et rebutantes dont on voulut semer ma route.
Le collège de Sainte-Catherine, où j'avois une place, avoit pour inspecteur et surveillant spirituel un promoteur de l'archevêque appelé Goutelongue, homme intrigant, rogue et hardi, on disoit même un peu fripon, lequel vouloit mener à son gré le collège, et disposer des places en y faisant nommer qui bon lui sembleroit. Sa qualité de promoteur, l'autorité de l'archevêque qu'il faisoit sonner, le crédit qu'il se vantoit d'avoir auprès de monseigneur, intimidant les uns et amorçant les autres, il s'étoit fait parmi nos camarades un parti subjugué par la crainte et par l'espérance; mais il trouva dans le collège un certain Pujalou, caractère franc, libre et ferme, qui, fatigué de sa domination, osa lui tenir tête et donner le signal de la rébellion contre ce pouvoir usurpé. «De quel droit, mes amis, dit-il aux jeunes Limosins ses camarades, cet homme-là vient-il intriguer dans nos assemblées et gêner nos élections? Le fondateur de ce collège, en nous laissant la liberté d'élire et de nommer nous-mêmes aux places vacantes parmi nous, a jugé sainement que la jeunesse est l'âge où l'équité naturelle a le plus de candeur, de droiture et d'intégrité. Pourquoi souffrirons-nous qu'on vienne la corrompre, cette équité qui nous anime? Parmi nous les places vacantes sont destinées aux plus dignes, et non pas aux plus protégés. Si Goutelongue veut avoir des créatures, qu'il leur obtienne les faveurs de son archevêque, et qu'il ne vienne pas les gratifier à nos dépens. Pour nous conduire dans nos choix, nous avons notre conscience qui vaut bien celle du promoteur. Moi qui le connois, je déclare que je crois à sa probité moins qu'à celle d'un maquignon.» Ce dernier trait, qui n'étoit pas de l'éloquence noble, fut celui qui porta: l'épithète de maquignon resta au promoteur, et ses intrigues dans le collège ne s'appelèrent plus que du maquignonnage.
J'arrivai dans ces circonstances, et Pujalou n'eut aucune peine à m'engager dans son parti. Dès ce moment je fus noté sur les tablettes du promoteur; mais bientôt, par un trait qui m'étoit personnel, j'y fus encore mieux signalé. Il y eut dans le collège une place vacante. Les deux partis se balançoient; et, en cas de partage, c'étoit à l'archevêque à décider l'élection. Notre parti consulta ses forces, et il se croyoit sûr de l'emporter, mais d'une seule voix. Or, la veille de l'élection, cette voix nous fut enlevée. L'un de nos camarades, honnête et bon jeune homme, mais timide, avoit disparu: nous apprîmes que, dans un village à trois lieues de Toulouse, il avoit un oncle curé, et que cet oncle étoit venu le prendre, et l'avoit emmené chez lui passer les fêtes de Noël. Nous ne doutâmes point que ce ne fût une manoeuvre de Goutelongue. On sut quel étoit le village, et la route en étoit connue; mais il étoit nuit sombre; il tomboit une pluie mêlée de neige et de verglas, et il y avoit de la folie à croire que, par ce temps-là, le curé consentît à laisser partir son neveu, surtout l'ayant emmené lui-même par égard pour le promoteur. «N'importe! dis-je tout à coup, je me fais fort d'aller le prendre et de vous l'apporter en croupe. Que l'on me donne un bon cheval.» J'en eus un dans l'instant; et, affublé du long manteau de Pujalou, j'arrivai en deux heures à la porte du presbytère, au moment où le curé, son neveu, sa servante, alloient se coucher. Mon camarade, en me voyant descendre de cheval, vint à moi, et en l'embrassant: «Du courage, lui dis-je, ou tu es déshonoré.» Le curé, à qui je m'annonçai comme étant du collège de Sainte-Catherine, me demanda ce qui m'amenoit. «Je viens, lui dis-je, au nom de Jésus-Christ, le père universel des pauvres, vous conjurer de n'être pas complice de l'expoliateur des pauvres, de cet homme injuste et cruel qui leur dérobe leur substance pour la prodiguer à son gré.» Alors je lui développai les intrigues de Goutelongue pour usurper sur nous le droit de nommer à nos places et les donner à la faveur. «Demain, lui dis-je, nous avons à élire ou un écolier qu'il protège et qui n'a pas besoin de la place vacante, ou un pauvre écolier qui la mérite et qui l'attend. Auquel des deux voulez-vous qu'elle tombe?» Il répondit que le choix ne seroit pas douteux s'il dépendoit de lui. «Et il dépend de vous, lui dis-je: il ne manque au parti du pauvre qu'une voix; cette voix lui étoit assurée, et, à la sollicitation, aux instances de Goutelongue, vous êtes venu la lui ôter. Rendez-la-lui, rendez-lui son pain que vous lui avez arraché.» Interdit et confus, il répondit encore que son neveu étoit libre, qu'il l'avoit amené pour passer avec lui les fêtes, et qu'il ne l'avoit point forcé. «S'il est libre, qu'il vienne avec moi, répliquai-je; qu'il vienne remplir son devoir, qu'il vienne sauver son honneur: car son honneur est perdu, si l'on croit qu'il est vendu à Goutelongue.» Alors regardant le jeune homme, et le voyant disposé à me suivre: «Allons, lui dis-je, embrassez votre oncle, et venez prouver au collège que vous n'êtes ni l'un ni l'autre les esclaves du promoteur.» À l'instant nous voilà tous les deux à cheval, et déjà bien loin du village.
Nos camarades ne s'étoient point couchés; nous les retrouvâmes à table, et avec quels transports de joie on nous vit arriver ensemble! je crus que Pujalou m'étoufferoit en m'embrassant. Nous étions mouillés jusqu'aux os. On commença par nous sécher, et puis le jambon, la saucisse, le vin, nous furent prodigués; mais, prudent au milieu de tant d'ivresse, je demandai que le sujet de notre joie fût inconnu au parti opposé jusqu'au moment de l'assemblée; et, en effet, l'apparition soudaine du transfuge fut pour nos adversaires un coup de surprise accablant. Nous enlevâmes la place vacante comme à la pointe de l'épée; et Goutelongue, qui en sut la cause, ne me le pardonna jamais.
Lors donc que j'allai demander à l'archevêque de vouloir bien obtenir pour moi ce qu'on appelle un dimissoire pour recevoir les ordres de sa main, je lui trouvai la tête pleine de préventions contre moi: «Je n'étois qu'un abbé galant tout occupé de poésie, faisant ma cour aux femmes, et composant pour elles des idylles et des chansons, quelquefois même sur la brune allant me promener et prendre l'air au cours avec de jolies demoiselles.» Cet archevêque étoit La Roche-Aymon[33], homme peu délicat dans sa morale politique, mais affectant le rigorisme pour les péchés qui n'étoient pas les siens; il voulut m'envoyer en faire pénitence dans le plus crasseux et le plus cagot des séminaires. Je reconnus l'effet des bons offices de Goutelongue, et mon dégoût pour le séminaire de Calvet me révéla, comme un secret que je me cachois à moi-même, le refroidissement de mon inclination pour l'état ecclésiastique.
Ma relation avec Voltaire, à qui j'écrivois quelquefois en lui envoyant mes essais, et qui voulut bien me répondre, n'avoit pas peu contribué à altérer en moi l'esprit de cet état.
Voltaire, en me faisant espérer des succès dans la carrière poétique, me pressoit d'aller à Paris, seule école du goût où pût se former le talent. Je lui répondis que Paris étoit pour moi un trop grand théâtre, que je m'y perdrais dans la foule; que, d'ailleurs, étant né sans bien, je ne saurois qu'y devenir; qu'à Toulouse je m'étois fait une existence honorable et commode, et qu'à moins d'en avoir une à Paris à peu près semblable, j'aurois la force de résister au désir d'aller rendre hommage au grand homme qui m'y appeloit.
Cependant il falloit bientôt me décider pour un parti. La littérature à Paris, le barreau à Toulouse, ou le séminaire à Limoges, voilà ce qui s'offroit à moi, et dans tout cela je ne voyois que lenteur et incertitude. Dans mon irrésolution, je sentis le besoin de consulter ma mère: je ne la croyois point malade, mais je la savois languissante; j'espérois que ma vue lui rendroit la santé: j'allai la voir. Quels charmes et quelles douceurs auroit eus pour moi ce voyage, si l'effet en eût répondu à une si chère espérance!
Je laisse mon frère à Toulouse, et, sur un petit cheval que j'avois acheté, je pars, j'arrive à ce hameau de Saint-Thomas où étoit ma métairie. C'étoit un jour de fête. Ma soeur aînée, avec la fille de ma tante d'Albois, étoit venue s'y promener. Je m'y repose et j'y fais ma toilette, car je portois en trousse, dans ma valise, tout l'ajustement d'un abbé. De Saint-Thomas à Bort, en passant à gué la rivière, il n'y avoit plus qu'une prairie à traverser. Je fais passer sur mon cheval la rivière à mes deux fillettes, je la passe de même, et j'arrive à la ville par cette belle promenade. Pardon de ces détails: je le répète encore, c'est pour mes enfans que j'écris.
Quand je passai devant l'église on disoit vêpres, et, en y allant, l'un de mes anciens condisciples, le même qui depuis a épousé ma soeur, Odde, me rencontra, et alla répandre à l'église la nouvelle de mon arrivée. D'abord mes amis, nos voisines, et insensiblement tout le monde s'écoule; l'église est vide, et bientôt ma maison est remplie et environnée de cette foule qui vient me voir. Hélas! j'étois bien affligé dans ce moment. Je venois d'embrasser ma mère; et, à sa maigreur, à sa toux, au vermillon brûlant dont sa joue étoit colorée, je croyois reconnoître la même maladie dont mon père étoit mort. Il n'étoit que trop vrai qu'avant l'âge de quarante ans ma mère en étoit attaquée. Cette fatale pulmonie, contagieuse dans ma famille, y a fait des ravages cruels. Je pris sur moi autant qu'il me fut possible pour dissimuler á ma mère la douleur dont j'étois saisi. Elle, qui connoissoit son mal, l'oublia, ou du moins parut l'oublier en me revoyant, et ne me parla que de sa joie. J'ai su depuis qu'elle avoit exigé du médecin et de nos tantes de me flatter sur son état, et de ne m'en laisser aucune inquiétude. Ils s'entendirent tous avec elle pour me tromper, et mon âme reçut avidement la douce erreur de l'espérance.
Je reviens à nos habitans.
L'enchantement où étoit ma mère de mes succès académiques s'étoit répandu autour d'elle. Ces fleurs d'argent que je lui envoyois, et dont tous les ans elle ornoit le reposoir de la Fête-Dieu, avoient donné de moi, dans ma ville, une idée indéfinissable. Ce peuple, qui depuis s'est peut-être laissé dénaturer comme tant d'autres, étoit alors la bonté même. Il n'est point d'amitiés dont chacun à l'envi ne s'empressât de me combler. Les bonnes femmes se plaisoient à me rappeler mon enfance; les hommes m'écoutoient comme si mes paroles avoient dû être recueillies. Ce n'étoient guère cependant que des mots simples et sensibles que mon coeur ému me dictoit. Comme tout le monde venoit féliciter ma mère, Mlle B*** y vint aussi avec ses soeurs; et, selon l'usage, il fallut bien qu'elle permît à l'arrivant de l'embrasser. Mais, au lieu que les autres appuyoient le baiser innocent que je leur donnois, elle s'y déroba en retirant doucement sa joue. Je sentis cette différence, et j'en fus vivement touché.
De trois semaines que je passai près de ma mère, il me fut impossible de ne pas dérober quelques momens à la nature pour les donner à l'amitié reconnoissante. Ma mère l'exigeoit; et, pour ne pas priver nos amis du plaisir de m'avoir, elle venoit assister elle-même aux petites fêtes qu'on me donnoit. Ces fêtes étoient des dîners où l'on s'invitoit tour à tour. Là, continuellement occupée et continuellement émue de ce qu'on disoit à son fils, de ce que son fils répondoit, observant jusqu'à mes regards, et inquiète à tout moment sur la manière dont j'allois rendre, tantôt à l'un, tantôt à l'autre, les attentions dont j'étois assailli, ces longs dîners étoient pour son âme un travail et un effort pénibles pour ses frêles organes. Nos conversations tête à tête, en l'intéressant davantage, la fatiguoient beaucoup plus encore. Je tâchois bien de lui ménager de longs silences, ou par mes longs récits, ou par ma diligence à couper le dialogue pour m'étendre en réflexions; mais, aussi animée en m'écoutant qu'en parlant elle-même, l'attention n'étoit pas moins nuisible à sa santé que la parole, et je ne pouvois voir, sans le plus douloureux attendrissement, pétiller dans ses yeux le feu qui consumoit son sang.
Enfin je lui parlai du ralentissement de mon ardeur pour l'état ecclésiastique, et de l'irrésolution où j'étois sur le choix d'un nouvel état. Ce fut alors qu'elle parut calme et qu'elle me parla froidement.
«L'état ecclésiastique, me dit-elle, impose essentiellement deux devoirs, celui d'être pieux et celui d'être chaste: on n'est bon prêtre qu'à ce prix, et sur ces deux points c'est à vous de vous examiner. Pour le barreau, si vous y entrez, j'exige de vous la parole la plus inviolable que vous n'y affirmerez jamais que ce que vous croirez vrai, que vous n'y défendrez jamais que ce que vous croirez juste. À l'égard de l'autre carrière que M. de Voltaire vous invite à courir, je trouve sage la précaution de vous assurer à Paris une situation qui vous laisse le temps de vous instruire et d'acquérir plus de talens: car, il ne faut point vous flatter, ce que vous avez fait est peu de chose encore. Si M. de Voltaire peut vous la procurer, cette situation honnête, libre et sûre, allez, mon fils, allez courir les hasards de la gloire et de la fortune, je le veux bien; mais n'oubliez jamais que la plus honorable et la plus digne compagne du génie, c'est la vertu.» Ainsi parloit cette femme étonnante, qui n'avoit eu d'autre éducation que celle du couvent de Bort.
Son médecin crut devoir m'avertir que ma présence lui étoit nuisible. «Son mal est, me dit-il, un sang trop vif, trop allumé; je le calme tant que je puis; et vous, sans le vouloir, sans même pouvoir l'éviter, vous l'agitez encore, et tous les soirs je lui trouve le pouls plus fréquent et plus élevé. Monsieur, si vous voulez que sa santé se rétablisse, il faut vous éloigner, et surtout prendre garde de ne pas trop laisser vos adieux l'attendrir.» Je les fis, ces adieux cruels, et ma mère eut dans ce moment un courage au-dessus du mien: car elle ne se flattoit plus, et moi, je me flattois encore. Au premier mot que je lui dis de la nécessité d'aller retrouver mes disciples: «Oui, mon fils, me répondit-elle, il faut vous en aller. Je vous ai vu. Nos coeurs se sont parlé. Nous n'avons plus rien à nous dire que de tendres adieux, car je n'ai pas besoin de vous recommander…» Elle s'interrompit, et comme ses yeux se mouilloient: «Je pense, me dit-elle, à cette bonne mère que j'ai perdue et qui t'aimoit tant. Elle est morte comme une sainte; elle auroit eu bien de la joie à te voir encore une fois. Mais tâchons de mourir aussi saintement qu'elle; nous nous reverrons devant Dieu.» Ensuite, changeant de propos, elle me parla de Voltaire. Ce beau présent qu'il m'avoit fait d'un exemplaire de ses oeuvres, je le lui avois envoyé: l'édition en étoit châtiée; elle les avoit lues, elle les relisoit encore. «Si vous le voyez, me dit-elle, remerciez-le des doux momens qu'il aura fait passer à votre mère; dites-lui qu'elle savoit par coeur le second acte de Zaïre, qu'elle arrosoit Mérope de ses larmes, et que ces beaux vers de la Henriade sur l'espérance ne sont jamais sortis de sa mémoire et de son coeur:
Mais aux mortels chéris à qui le Ciel l'envoie
Elle n'inspire point une infidèle joie;
Elle apporte de Dieu la promesse et l'appui;
Elle est inébranlable et pure comme lui.
Cette façon de parler d'elle-même comme d'une personne qui bientôt ne seroit plus me déchiroit le coeur. Mais, comme il m'étoit recommandé d'éviter avec soin tout ce qui l'auroit trop émue, je dissimulai ce présage; et le lendemain, renfermant l'un et l'autre la douleur de nous séparer, nous ne donnâmes à nos adieux que ce qu'il nous fut impossible de refuser à la nature.
Dès que je fus éloigné d'elle, je me laissai tomber dans l'affliction la plus profonde, et tous les souvenirs qui me suivirent dans mon voyage s'accordèrent pour m'accabler. «Dans peu je ne l'aurai donc plus cette mère qui, depuis ma naissance, n'avoit respiré que pour moi, cette mère adorée à qui je craignois de déplaire comme à Dieu, et, si je l'osois dire, encore plus qu'à Dieu même.» Car je pensois à elle bien plus souvent qu'à Dieu; et, lorsqu'il me venoit quelque tentation à vaincre, quelque passion à réprimer, c'étoit toujours ma mère que je me figurois présente. «Que diroit-elle si elle savoit ce qui se passe en moi? Quelle en seroit sa honte, ou quelle en seroit sa douleur!» Telles étoient les réflexions que je m'opposois à moi-même, et dès lors ma raison reprenoit son empire, secondée par la nature, qui faisoit de mon coeur tout ce qu'elle vouloit. Ceux qui, comme moi, l'ont connu, cet amour filial si tendre, n'ont pas besoin que je leur dise quels étoient la tristesse et l'abattement de mon âme. Cependant je tenois encore à une fragile espérance; elle m'étoit trop chère pour ne pas m'y attacher jusqu'au dernier moment.
J'allai donc achever le cours de mes études; et, comme j'avois pris à deux fins mes premières inscriptions à l'école du droit canon, il est vraisemblable que ma résolution ultérieure auroit été pour le barreau. Mais, vers la fin de cette année, un petit billet de Voltaire vint me déterminer à partir pour Paris. «Venez, m'écrivoit-il, et venez sans inquiétude. M. Orry, à qui j'ai parlé, se charge de votre sort.» Signé: VOLTAIRE. Qui étoit M. Orry? Je ne le savois point. J'allai le demander à mes bons amis de Toulouse, et je leur montrai mon billet. «M. Orry! s'écrièrent-ils; eh! cadedis! c'est le contrôleur général des finances. Ah! cher ami, ta fortune est faite; tu seras fermier général. Souviens-toi de nous dans ta gloire. Protégé du ministre, il te sera facile de gagner son estime, sa confiance et sa faveur. Te voilà tout à l'heure à la source des grâces. Cher Marmontel, fais-en couler vers nous quelques ruisseaux. Un petit filet du Pactole suffit à notre ambition.» L'un auroit bien voulu une recette générale, l'autre se contentoit d'une recette particulière ou de quelque autre emploi de deux ou trois mille petits écus; et cela dépendoit de moi.
J'ai oublié de dire qu'entre nous jeunes gens, et en rivalité de l'Académie des Jeux Floraux, nous avions formé une société littéraire, déjà célèbre sous le nom de Petite Académie[34]. C'étoit là qu'à l'envi l'on exaltoit mes espérances: je n'eus donc rien de plus pressé que de partir; mais, comme mon opulence future ne me dispensoit pas dans ce moment du soin de ménager mes fonds, je cherchois les moyens de faire mon voyage avec économie, lorsqu'un président au parlement, M. du Puget, me fit prier de l'aller voir, et me proposa, en termes obligeans, d'aller à frais communs avec son fils[35] en litière à Paris. Je répondis à monsieur le président que, quoique la litière me parût lente et ennuyeuse, l'avantage d'y être en bonne compagnie compensoit ce désagrément; mais que, pour les frais de ma route, mon calcul étoit fait; qu'il ne m'en coûteroit que quarante écus par la messagerie, et que j'étois décidé à m'en tenir là. Monsieur le président, après avoir inutilement essayé de tirer de moi quelque chose de plus, voulut bien se réduire à ce que je lui offrois; aussi bien auroit-il fallu qu'il eût payé seul la litière, et ma petite part étoit tout gain pour lui.
Je laissai mon frère à Toulouse, et ma place au collège de Sainte-Catherine lui auroit été bien assurée, s'il eût été en philosophie; mais c'étoit aux cinq ans de grades que la concession en étoit réservée. Il fallut donc pour le moment renoncer à cet avantage, et je donnai pour asile à mon frère le séminaire des Irlandois. Je payai un an de sa pension d'avance, et, en l'embrassant, je lui laissai tout le reste de mon argent, n'ayant plus moi-même un écu lorsque je partis de Toulouse; mais, en passant à Montauban, j'y allois trouver de nouveaux fonds.
Montauban, ainsi que Toulouse, avoit une académie littéraire qui tous les ans donnoit un prix. Je l'avois gagné cette année, et je ne l'avois point retiré. Ce prix étoit une lyre d'argent d'une valeur de cent écus. En arrivant, j'allai recevoir cette lyre, et tout d'un temps je la vendis. Ainsi, après avoir payé d'avance au muletier les frais de mon voyage, et bien régalé mes amis, qui en cavalcade m'avoient accompagné jusqu'à Montauban, je me trouvai riche encore de plus de cinquante écus. En falloit-il tant à un homme que la fortune attendoit à Paris? Jamais on n'est allé plus lentement au-devant d'elle.
Ce voyage en litière ne fut pourtant pas aussi ennuyeux pour moi que je l'aurois pensé. J'étois fait pour trouver des muletiers honnêtes gens. Celui-ci nous faisoit une chère délicieuse. Jamais je n'ai mangé ni de meilleures perdrix rouges, ni des dindes si succulentes, ni des truffes si parfumées. J'avois honte d'être si bien nourri pour mes quarante écus, et je me promettois bien de gratifier ce brave homme sitôt que je serois en état d'être libéral.
Il est vrai que mon compagnon de voyage le payoit mieux que moi: aussi voulut-il bien se prévaloir de cet avantage; mais il ne me trouva pas disposé à l'en laisser jouir. Le premier jour, je lui avois cédé le fond de la litière, et, quelque mal de coeur que me causât le balancement de la voiture et cette allure à reculons, j'en souffris l'incommodité. Je dissimulai même l'ennui d'entendre le plus sot des enfans gâtés m'étaler longuement, avec une puérile emphase, et sa noble origine, et sa grande fortune, et cette dignité de président dont son père étoit revêtu. Je lui laissois vanter la beauté de ses gros yeux bleus et les charmes de sa figure, dont il me disoit naïvement que toutes les femmes étoient folles. Il me parloit de leurs agaceries, de leurs caresses, de leurs baisers sur ses beaux yeux; je l'écoutois patiemment, et je me disois à moi-même: «Voilà pourtant le ridicule que se donne la vanité.»
Le lendemain je le vis monter le premier en voiture et s'asseoir dans le fond. «Tout beau, Monsieur le marquis, lui dis-je, sur le devant, s'il vous plaît. C'est aujourd'hui mon tour d'être à mon aise.» Il me répondit qu'il étoit à sa place, et que monsieur son père avoit entendu qu'il occupât le fond. Je répliquai que, si monsieur son père avoit sous-entendu cela dans son marché, je ne l'avois pas, moi, entendu dans le mien; que, s'il me l'avoit proposé, je ne me serois pas emboîté comme un sot dans cette caisse dandinante; qu'actuellement au même prix je serois en plein air et sur un bon cheval à voir librement la campagne; que j'étois déjà assez dupe d'avoir si mal employé mes quarante écus, et que je ne le serois pas au point de lui céder à demeure la bonne place. Il persistoit à vouloir la garder; mais, quoiqu'il fût aussi grand que moi, je le priai de ne pas m'obliger à l'en tirer de force et à le mettre à terre. Il entendit cette raison, et il se mit sur le devant; il en eut de l'humeur jusqu'à la dînée. Cependant il se contenta de me priver de son entretien; mais à dîner sa supériorité lui revint dans la tête. On nous servit une perdrix rouge; il se piquoit de bien couper les viandes:
Quo gestu lepores, et quo gallina secetur.
Et, en effet, cet exercice étoit entré dans son éducation. Il prit donc la perdrix sur son assiette, en détacha très adroitement les deux cuisses et les deux ailes, garda les deux ailes pour lui, et me laissa les cuisses et le corps. «Vous aimez donc, lui dis-je, les ailes de perdrix?—Oui, me dit-il, assez.—Et moi aussi», lui dis-je. Et en riant, sans m'émouvoir, je rétablis l'égalité. «Vous êtes bien hardi, me dit-il, de prendre une aile sur mon assiette!—Vous l'êtes bien plus, lui répondis-je d'un ton ferme, d'en avoir pris deux dans le plat.» Il étoit rouge de colère, mais il se modéra, et nous dînâmes paisiblement. Le reste du jour il se retrancha dans la dignité du silence, et à souper, comme ce fut une aile de dindon qu'on nous servit, et que je lui en donnai la meilleure partie, nous n'eûmes aucun démêlé.
Le lendemain: «C'est à vous, lui dis-je, d'occuper le fond de la voiture.» Il s'y mit en disant: «Vous me faites bien de la grâce.» Et le tête-à-tête alloit être aussi silencieux que la veille, lorsqu'un incident l'anima. Monsieur le marquis prenoit du tabac, j'en prenois aussi, grâce à une jeune et jolie buraliste qui m'en avoit donné le goût. En boudant, il ouvrit sa belle tabatière, et moi, qui ne boudois point, je tendis la main, et je pris du tabac, comme si nous avions été le mieux du monde ensemble. Il m'en laissa prendre, et, après quelques minutes de réflexion: «Il faut, me dit-il, que je vous raconte une histoire arrivée à M. de Maniban[36], premier président au parlement de Toulouse.» Je prévis qu'il alloit me dire quelque insolence, et j'écoutai.» M. de Maniban, continua-t-il, donnoit audience dans son cabinet à un quidam qui avoit un procès et qui venoit le solliciter. En l'écoutant le magistrat ouvrit sa tabatière, le quidam y prit du tabac; monsieur le premier président ne s'en émut point; mais il sonna ses valets de chambre, et, jetant le tabac où le quidam avoit touché, il en demanda d'autre.» Je ne fis pas semblant de m'appliquer la parabole; et, quelque temps après, mon fat ayant tiré sa tabatière, j'y repris du tabac aussi tranquillement que la première fois. Il en parut surpris; et moi, en souriant: «Sonnez donc, Monsieur le marquis.—Il n'y a point de sonnettes.—Vous êtes bien heureux qu'il n'y en ait point, lui dis-je, car le quidam vous donneroit vingt coups de pieds dans le ventre pour la peine d'avoir sonné.» Vous concevez l'étonnement que ma réplique lui causa. Il voulut s'en fâcher, mais à mon tour j'étois en colère. «Tenez-vous tranquille, lui dis-je, ou je vous arrache les oreilles. Je vois bien que l'on m'a donné un jeune sot à corriger, et dès ce moment je vous déclare que je ne vous passerai aucune impertinence. Songez que nous allons dans une ville où un fils de président de province n'est rien, et commencez dès à présent à être simple, honnête et modeste, si vous pouvez: car, dans le monde, la suffisance, la fatuité, le sot orgueil, vous feroient essuyer des dégoûts encore plus amers.» Tandis que je parlois, il avoit les mains sur ses yeux, et il pleuroit. J'en eus pitié, et je pris avec lui le ton d'un ami véritable. Je lui fis faire l'examen de ses ridicules jactances, de ses puériles vanités, de ses folles prétentions, et insensiblement je croyois voir sa tête se désenfler du vent dont elle étoit remplie. «Que voulez-vous? me dit-il enfin, c'est ainsi qu'on m'a élevé[37].» Aux marques de ma bienveillance j'ajoutai le bon procédé de lui céder presque toujours le fond, car j'étois plus accoutumé que lui à l'incommodité d'aller à reculons, et cette complaisance acheva de le réconcilier avec moi. Cependant, comme nos entretiens étoient coupés par de longs silences, j'eus le temps de traduire en vers le poème de la Boucle de cheveux enlevée; amusement dont le produit alloit être bientôt pour moi d'une si grande utilité.
J'avois aussi dans mes rêveries deux abondantes sources d'agréables illusions. L'une étoit l'idée de ma fortune, et, si le Ciel me conservoit ma mère, l'espérance de l'attirer, de la posséder à Paris; l'autre étoit le tableau fantastique et superbe que je me faisois de cette capitale, où ce que je me figurois de moins magnifique étoit d'une élégance noble ou d'une belle simplicité. L'une de ces illusions fut détruite dès mon arrivée à Paris; l'autre ne tarda point à l'être. Ce fut aux bains de Julien[38] que je logeai en arrivant, et dès le lendemain matin je fus au lever de Voltaire.