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Mémoires de Marmontel (Volume 1 of 3): Mémoires d'un Père pour servir à l'Instruction de ses enfans

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LIVRE III

Les jeunes gens qui, nés avec quelque talent et de l'amour pour les beaux-arts, ont vu de près les hommes célèbres dans l'art dont ils faisoient eux-mêmes leurs études et leurs délices, ont connu comme moi le trouble, le saisissement, l'espèce d'effroi religieux que j'éprouvai en allant voir Voltaire.

Persuadé que ce seroit à moi de parler le premier, j'avois tourné de vingt manières la phrase par laquelle je débuterois avec lui, et je n'étois content d'aucune. Il me tira de cette peine. En m'entendant nommer, il vint à moi, et, me tendant les bras: «Mon ami, me dit-il, je suis bien aise de vous voir. J'ai cependant une mauvaise nouvelle à vous apprendre: M. Orry[39] s'étoit chargé de votre fortune; M. Orry est disgracié.»

Je ne pouvois guère tomber de plus haut, ni d'une chute plus imprévue et plus soudaine; et je n'en fus point étourdi. Moi qui ai l'âme naturellement foible, je me suis toujours étonné du courage qui m'est venu dans les grandes occasions. «Eh bien! Monsieur, lui répondis-je, il faudra que je lutte contre l'adversité. Il y a longtemps que je la connois et que je suis aux prises avec elle.—J'aime à vous voir, me dit-il, cette confiance en vos propres forces. Oui, mon ami, la véritable et la plus digne ressource d'un homme de lettres est en lui-même et dans ses talens; mais, en attendant que les vôtres vous donnent de quoi vivre, je vous parle en ami et sans détour, je veux pourvoir à tout. Je ne vous ai pas fait venir ici pour vous abandonner. Si dès ce moment même il vous faut de l'argent, dites-le-moi: je ne veux pas que vous ayez d'autre créancier que Voltaire.» Je lui rendis grâce de ses bontés, en l'assurant qu'au moins de quelque temps je n'en aurois besoin, et que dans l'occasion j'y aurois recours avec confiance. «Vous me le promettez, me dit-il, et j'y compte. En attendant, voyons, à quoi allez-vous travailler?—Hélas! je n'en sais rien, et c'est à vous de me le dire.—Le théâtre, mon ami, le théâtre est la plus belle des carrières; c'est là qu'en un jour on obtient de la gloire et de la fortune. Il ne faut qu'un succès pour rendre un jeune homme célèbre et riche en même temps; et vous l'aurez, ce succès, en travaillant bien.—Ce n'est pas l'ardeur qui me manque, lui répondis-je, mais au théâtre que ferai-je?—Une bonne comédie, me dit-il d'un ton résolu.—Hélas, Monsieur, comment ferois-je des portraits? je ne connois pas les visages.» Il sourit à cette réponse. «Eh bien, faites des tragédies.» Je répondis que les personnages m'en étoient un peu moins inconnus, et que je voulois bien m'essayer dans ce genre-là. Ainsi se passa ma première entrevue avec cet homme illustre.

En le quittant, j'allai me loger à neuf francs par mois près de la Sorbonne, dans la rue des Maçons, chez un traiteur qui, pour mes dix-huit sous, me donnoit un assez bon dîner. J'en réservois une partie pour mon souper, et j'étois bien nourri. Cependant mes cinquante écus ne seroient pas allés bien loin; mais je trouvai un honnête libraire qui voulut bien m'acheter le manuscrit de ma traduction de la Boucle de cheveux enlevée, et qui m'en donna cent écus, mais en billets, et ces billets n'étoient pas de l'argent comptant. Un Gascon avec qui j'avois fait connoissance au café me découvrit, dans la rue Saint-André-des-Arcs, un épicier qui consentit à prendre mes billets en payement, si je voulois acheter de sa marchandise. Je lui achetai pour cent écus de sucre, et, après le lui avoir payé, je le priai de le revendre. J'y perdis peu de chose; et d'un côté mes cinquante écus de Montauban, de l'autre les deux cent quatre-vingts livres de mon sucre, me mettoient en état d'aller jusqu'à la récolte des prix académiques sans rien emprunter à personne. Huit mois de mon loyer et de ma nourriture ne monteroient ensemble qu'à deux cent quatre-vingt-huit livres. Pour le surplus de ma dépense, il me restoit cent quarante-deux livres. C'en étoit bien assez, car, en me tenant dans mon lit, j'userois peu de bois l'hiver. Je pouvois donc, jusqu'à la Saint-Louis, travailler sans inquiétude; et, si je remportois le prix de l'Académie françoise, qui étoit de cinq cents livres, j'atteindrois à la fin de l'année. Ce calcul soutint mon courage.

Mon premier travail fut l'étude de l'art du théâtre. Voltaire me prêtoit des livres. La Poétique d'Aristote, les discours de P. Corneille sur les trois unités, ses examens, le théâtre des Grecs, nos tragiques modernes, tout cela fut avidement et rapidement dévoré. Il me tardoit d'essayer mon talent; et le premier sujet que mon impatience me fit saisir fut la révolution de Portugal. J'y perdis un temps précieux; l'intérêt politique de cet événement étoit trop foible pour le théâtre; plus foible encore étoit la manière dont j'avois précipitamment conçu et exécuté mon sujet. Quelques scènes que je communiquai à un comédien, homme d'esprit, lui firent cependant bien augurer de moi. Mais il falloit, me disoit-il, étudier l'art du théâtre au théâtre même, et il me conseilla d'engager Voltaire à demander mes entrées. «Roselly[40] a raison, me dit Voltaire, le théâtre est notre école à tous; il faut qu'elle vous soit ouverte, et j'aurois dû y penser plus tôt.» Mes entrées au Théâtre-François me furent libéralement accordées, et, dès lors, je ne manquai plus un seul jour d'y aller prendre leçon. Je ne puis exprimer combien cette étude assidue hâta le développement et le progrès de mes idées et du peu de talent que je pouvois avoir. Je ne revenois jamais de la représentation d'une tragédie sans quelques réflexions sur les moyens de l'art, et sans quelque nouveau degré de chaleur dans l'imagination, dans l'âme et dans le style.

Pour puiser à la source des beaux sujets tragiques, il auroit fallu m'enfoncer dans l'étude de l'histoire, et j'en aurois eu le courage; mais je n'en avois pas le temps. Je parcourus légèrement l'histoire ancienne; et, le sujet de Denys le Tyran s'étant saisi de ma pensée, je n'eus plus de repos que le plan n'en fût dessiné, et tous les ressorts de l'action inventés et mis à leur place; mais je n'en dis rien à Voltaire, soit pour aller seul et sans guide, soit pour ne me montrer à lui qu'avec tout l'avantage d'un travail achevé.

Ce fut dans ce temps-là que je vis chez lui l'homme du monde qui a eu pour moi le plus d'attrait, le bon, le vertueux, le sage Vauvenargues. Cruellement traité par la nature du côté du corps, il étoit, du côté de l'âme, l'un de ses plus rares chefs-d'oeuvre. Je croyois voir en lui Fénelon infirme et souffrant. Il me témoignoit de la bienveillance, et j'obtins aisément de lui la permission de l'aller voir. Je ferois un bon livre de ses entretiens, si j'avois pu les recueillir. On en voit quelques traces dans le recueil qu'il nous a laissé de ses pensées et de ses méditations; mais, tout éloquent, tout sensible qu'il est dans ses écrits, il l'étoit, ce me semble, encore plus dans ses entretiens avec nous. Je dis avec nous, car le plus souvent je me trouvois chez lui avec un homme qui lui étoit tout dévoué, et qui par là eut bientôt gagné mon estime et ma confiance. C'étoit ce même Bauvin[41] qui, depuis, a donné au théâtre la tragédie des Chérusques, homme de sens, homme de goût, mais d'un naturel indolent; épicurien par caractère, mais presque aussi pauvre que moi.

Comme nos sentimens pour le marquis de Vauvenargues se rencontroient parfaitement d'accord, ce fut pour tous les deux une espèce de sympathie. Nous nous donnions tous les soirs rendez-vous après la comédie au café de Procope, le tribunal de la critique et l'école des jeunes poètes, pour étudier l'humeur et le goût du public. Là nous causions toujours ensemble; et les jours de relâche au théâtre, nous passions nos après-dîners en promenades solitaires. Ainsi tous les jours nous devînmes plus nécessaires l'un à l'autre, et nous éprouvions tous les jours plus de regret à nous quitter. «Et pourquoi nous quitter? me dit-il enfin; pourquoi ne pas demeurer ensemble? La fruitière chez qui je loge a une chambre à vous louer, et, en vivant à frais communs, nous dépenserons beaucoup moins.» Je répondis que cet arrangement me plairoit fort, mais que, dans le moment présent, il ne falloit pas y penser; il insista, et me pressa si vivement qu'il fallut lui expliquer la cause de ma résistance. «Chez mon hôte, lui dis-je, mon exactitude à le bien payer doit m'avoir acquis un crédit que je ne trouverois point, ailleurs, et dont peut-être incessamment j'aurai besoin de faire usage.» Bauvin, qui possédoit une centaine d'écus, me dit de n'être pas en peine; qu'il étoit en état de faire des avances, et qu'il avoit dans la tête un projet capable de nous enrichir. De mon côté, je lui exposai mes espérances et mes ressources; je lui communiquai la pièce que je devois mettre au concours de l'Académie françoise; il trouva que c'étoit de l'or en barre. Je lui montrai le plan et les premières scènes de ma tragédie; il me répondit du succès, et alors c'étoit le Potose. Le marquis de Vauvenargues logeoit à l'hôtel de Tours, petite rue du Paon, et vis-à-vis de cet hôtel étoit la maison de la fruitière de Bauvin. M'y voilà logé avec lui. Son projet de faire à nous deux une feuille périodique ne fut pas une aussi bonne affaire qu'il l'avoit espéré: nous n'avions ni fiel, ni venin, et cette feuille n'étant ni la critique infidèle et injuste des bons ouvrages, ni la satire amère et mordante des bons auteurs, elle eut peu de débit[42]. Cependant, au moyen de ce petit casuel et du prix de l'Académie que j'eus le bonheur d'obtenir[43], nous arrivâmes à l'automne, moi ruminant des vers tragiques, et lui rêvant à ses amours.

Il étoit laid, bancal, déjà même assez vieux, et il étoit amant aimé d'une jeune Artésienne dont il me parloit tous les jours avec les plus tendres regrets: car il souffroit le tourment de l'absence, et moi j'étois l'écho qui répondoit à ses soupirs. Quoique bien plus jeune que lui, j'avois d'autres soins dans la tête. Le plus cuisant de mes soucis étoit la répugnance qu'avoit déjà notre aubergiste à nous faire crédit. Le boulanger et la fruitière vouloient bien nous fournir encore, l'un du pain, l'autre du fromage: c'étoient là nos soupers; mais le dîner, d'un jour à l'autre, couroit risque de nous manquer. Il me restoit une espérance: Voltaire, qui se doutoit bien que j'étois plus fier qu'opulent, avoit voulu que le petit poème couronné à l'Académie fût imprimé à mon profit, et il avoit exigé d'un libraire d'en compter avec moi, les frais d'impression prélevés. Mais, soit que le libraire en eût retiré peu de chose, soit qu'il aimât mieux son profit que le mien, il dit n'avoir rien à me rendre, et qu'au moins la moitié de l'édition lui restoit. «Eh bien! lui dit Voltaire, donnez-moi ce qui vous en reste, j'en trouverai bien le débit.» Il partoit pour Fontainebleau, où étoit la cour; et là, comme le sujet proposé par l'Académie étoit un éloge du roi, Voltaire prit sur lui de distribuer cet éloge, en appréciant à son gré le bénéfice de l'auteur. C'étoit sur ce débit que je comptois, sans cependant l'évaluer outre mesure; mais Voltaire n'arrivoit pas.

Enfin notre situation devint telle qu'un soir Bauvin me dit en soupirant: «Mon ami, toutes nos ressources sont épuisées, et nous en sommes réduits au point de n'avoir pas de quoi payer le porteur d'eau.» Je le vis abattu, mais je ne le fus point. «Le boulanger et la fruitière, lui demandai-je, nous refusent-ils le crédit?—Non, pas encore, me dit-il.—Rien n'est donc perdu, répliquai-je, et il est bien aisé de se passer de porteur d'eau.—Comment cela?—Comment? Eh! parbleu! en allant nous-mêmes prendre de l'eau à la fontaine.—Vous auriez ce courage?—Sans doute, je l'aurai. Le beau courage que celui-là! Il est nuit close, et, quand il seroit jour, où est donc le déshonneur de se servir soi-même?» Alors je pris la cruche, que j'allai fièrement remplir à la fontaine voisine. En rentrant, ma cruche à la main, je vois Bauvin, d'un air épanoui de joie, venant à moi les bras ouverts: «Mon ami, la voilà, c'est elle! elle arrive! elle a tout quitté, son pays, sa famille, pour venir me trouver! Est-ce là de l'amour?» Immobile d'étonnement, et toujours ma cruche à la main, je regarde, et je vois une grande fille bien fraîche, bien découplée, et assez jolie quoique un peu camuse, qui me salue sans embarras. Tout à coup, le contraste de cet incident romanesque avec notre situation me fait partir d'un éclat de rire si fou qu'il les interdit tous les deux. «Soyez la bien venue, Mademoiselle; vous ne pouviez, lui dis-je, mieux choisir le moment, ni arriver plus à propos.» Et, après les premières civilités, je descendis chez la fruitière. «Madame, lui dis-je gravement, voici un jour extraordinaire, un jour de fête. Il faut, s'il vous plaît, nous aider à faire les honneurs de la maison, et élargir un peu l'angle aigu de fromage que vous nous donnez à souper.—Et que vient faire ici cette femme? demanda-t-elle.—Ah! Madame, lui dis-je, c'est un prodige de l'amour; et il ne faut jamais demander l'explication des prodiges. Tout ce que vous et moi nous en devons savoir, c'est qu'il nous faut ce soir un tiers de plus de ce bon fromage de Brie, que nous vous payerons bientôt, s'il plaît à Dieu.—Oui, dit-elle, s'il plaît à Dieu; mais, quand on n'a ni sou ni maille, ce n'est guère le temps de songer à l'amour.»

Voltaire, peu de jours après, arrivant de Fontainebleau, me remplit mon chapeau d'écus, en me disant que c'étoit le produit de la vente de mon poème. Quoique dans ma détresse j'eusse été pardonnable de me laisser faire du bien, je pris cependant la liberté de lui représenter qu'il avoit vendu ce petit ouvrage trop au-dessus de sa valeur; mais il me fit entendre que les personnes qui l'avoient payé noblement étoient de celles dont lui ni moi nous n'avions rien à refuser. Quelques ennemis de Voltaire auroient voulu que pour cela je me fusse brouillé avec lui. Je n'en fis rien, et avec ces écus, qu'il eût été plus malhonnête de refuser que de recevoir, j'allai payer toutes mes dettes[44].

Bauvin avoit reçu quelques secours de son pays; je n'en avois aucun à recevoir du mien, et j'allois être au bout de mes finances. Il n'étoit donc ni juste ni possible, vu sa nouvelle façon de vivre, que nous fussions plus longtemps en communauté de dépense.

Dans cette conjoncture, l'une des plus cruelles de ma vie, et dans laquelle, arrosant toutes les nuits mon chevet de larmes, je regrettois l'aisance et la tranquillité dont je jouissois à Toulouse, je ne sais quelle heureuse influence de mon étoile ou de la bonne opinion que Voltaire donnoit de moi fit souhaiter à une femme, dont je révère la mémoire, que je voulusse me charger d'achever l'éducation de son petit-fils. Ah! de toute manière, le souvenir de cet événement doit être bien cher à mon coeur. Quels agrémens inestimables de société et d'amitié il a répandus sur ma vie! et de quelles années de bonheur il m'a fait jouir!

Un directeur de la Compagnie des Indes, nommé Gilly, intéressé dans un commerce maritime qui d'abord l'avoit enrichi, et qui depuis l'a ruiné, avoit dans son veuvage un fils et une fille dont sa belle-mère, Mme Harenc, avoit bien voulu se charger. Il est impossible d'imaginer dans la vieillesse d'une femme plus d'amabilité que n'en avoit Mme Harenc, et à cette amabilité se joignoient le plus grand sens, la plus rare prudence et la plus solide vertu. Elle étoit, au premier aspect, d'une laideur repoussante; mais bientôt tous les charmes de l'esprit et du caractère perçoient à travers cette laideur, et la faisoient non pas oublier, mais aimer.

Mme Harenc avoit un fils unique aussi laid qu'elle, et aussi aimable. C'est ce M. de Presle qui, je crois, vit encore, et qui s'est longtemps distingué par son goût et par ses lumières parmi les amateurs des arts[45]. Leur société, composée avec choix, avoit pour caractère l'intimité, la sûreté, une sérénité paisible et quelquefois riante, et la plus parfaite harmonie des sentimens, des goûts et des esprits. Quelques femmes, toujours les mêmes et tendrement unies, en faisoient l'ornement: c'étoit la belle Desfourniels, qui, pour la régularité, la délicatesse des traits et leur finesse inimitable, étoit le désespoir des plus habiles peintres, et à qui la nature sembloit avoir exprès et à plaisir formé une âme assortie à un si beau corps; c'étoit sa soeur, Mme de Valdec, aussi aimable, quoique moins belle, mère alors bienheureuse de cet infortuné de Lessart que nous avons vu égorger à Versailles avec les autres prisonniers d'Orléans; c'étoit la jeune Desfourniels, depuis comtesse de Chabrillant, qui, sans avoir ni la beauté ni le naturel de sa mère, mêloit avec un peu d'aigreur tant d'agrément du côté de l'esprit qu'on pardonnoit sans peine à sa vivacité ce qu'il y avoit quelquefois de trop piquant dans ses saillies. Une demoiselle Lacome, amie intime de Mme Harenc, avoit parmi ces caractères un ton de raison saine et douce qui se concilioit avec tous. M. de Presle, curieux de toutes les nouveautés littéraires, en faisoit un recueil exquis, et nous en donnoit la primeur. Ce M. de Lantage, dont je viens d'habiter le château dans cette vallée, et son frère aîné, homme d'esprit, passionné pour Rabelais, portoient là le bon goût de l'ancienne gaieté. Je n'oublierai point, en parlant de cette société charmante, le bon M. de l'Osilière, l'homme le plus sincèrement philosophe que j'aie connu après M. de Vauvenargues, et qui, par le contraste de la sagesse de son esprit avec la naïve candeur de son âme et de son langage, faisoit penser à La Fontaine.

C'est là que je fus appelé, et que je fus bientôt chéri comme l'enfant de la maison. Jugez de mon bonheur lorsqu'à tant d'agrémens se trouva joint celui d'avoir pour disciple un jeune homme bien né, d'une innocence pure, d'une docilité parfaite, avec assez d'intelligence et de mémoire pour ne rien perdre de mes leçons. Il est mort avant l'âge d'homme, et en lui la nature a détruit l'un de ses plus charmans ouvrages. Il étoit beau comme Apollon, et je ne m'aperçus jamais qu'il se doutât de sa beauté.

Ce fut auprès de lui, et sans lui dérober aucun des momens et des soins que je devois à ses études, que j'achevai ma tragédie. J'obtins encore le prix de poésie cette année là, et je la compterois parmi les plus heureuses de ma vie, sans le chagrin où me plongea l'événement de la mort de ma mère. Tous les soulagemens et toutes les consolations dont pouvoit être susceptible une douleur si grande, je les trouvai près de Mme Harenc. Je la quittai lorsque le père de mon disciple, lui destinant un autre genre d'instruction, le rappela vers lui; mais depuis, et jusqu'à la mort de cette femme respectable, elle m'a aimé tendrement, et sa maison a été la mienne.

Ma tragédie étant achevée, il étoit temps de la soumettre à la correction de Voltaire; mais Voltaire étoit à Cirey. Le parti le plus sage auroit été d'attendre son retour à Paris, et je le sentois bien. De quel secours n'eussent pas été pour moi l'examen, la critique, le conseil d'un tel maître! Mais plus mon ouvrage eût gagné en passant sous ses yeux, moins il eût été mon ouvrage. Peut-être aussi, en exigeant de moi au delà de mes forces, m'eût-il découragé. Ces réflexions m'engagèrent à prendre ma résolution, et j'allai demander aux comédiens d'entendre la lecture de ma pièce.

Cette lecture fut écoutée avec beaucoup de bienveillance. Les trois premiers actes et le cinquième furent pleinement approuvés; mais on ne me dissimula point que le quatrième étoit trop foible. J'avois eu d'abord pour ce quatrième acte une idée qui m'avoit paru hasardeuse, et que j'avois abandonnée. Je reconnus dans ce moment que, pour avoir voulu être plus sage, je m'étois rendu froid, et la hardiesse me revint. Je demandai trois jours pour travailler, et lecture pour le quatrième. Je dormis peu dans l'intervalle; mais je fus bien payé de cette longue veille par le succès que mon nouvel acte obtint à la lecture, et par l'opinion que ce travail si prompt et si heureux donna de mon talent. Ce fut alors que commencèrent les tribulations d'auteur; et la première eut pour objet la distribution des rôles.

Lorsque les comédiens m'avoient gratuitement accordé mes entrées, Mlle Gaussin avoit été la plus empressée à les solliciter pour moi. Elle étoit en possession de l'emploi des princesses; elle y excelloit dans tous les rôles tendres et qui ne demandoient que l'expression naïve de l'amour et de la douleur. Belle, et du caractère de beauté le plus touchant, avec un son de voix qui alloit au coeur, et un regard qui dans les larmes avoit un charme inexprimable, son naturel, lorsqu'il étoit placé, ne laissoit rien à désirer; et ce vers, adressé à Zaïre par Orosmane:

L'art n'est pas fait pour toi, tu n'en as pas besoin,

avoit été inspiré par elle. On peut de là juger combien elle étoit chérie du public, et assurée de sa faveur; mais, dans les rôles de fierté, de force et de passion tragique, tous ses moyens étoient trop foibles; et cette mollesse voluptueuse qui convenoit si bien aux rôles tendres étoit tout le contraire de la vigueur que demandoit le rôle de mon héroïne. Cependant Mlle Gaussin n'avoit pas dissimulé le désir de l'avoir; elle me l'avoit témoigné de la manière la plus flatteuse et la plus séduisante en affectant aux deux lectures le plus vif intérêt et pour la pièce et pour l'auteur.

Dans ce temps-là les tragédies nouvelles étoient rares, et plus rares encore les rôles dont on attendoit du succès; mais le motif le plus intéressant pour elle étoit d'ôter ce rôle à l'actrice qui tous les jours lui en enlevoit quelqu'un. Jamais la jalousie du talent n'avoit inspiré plus de haine qu'à la belle Gaussin pour la jeune Clairon. Celle-ci n'avoit pas le même charme dans la figure; mais en elle les traits, la voix, le regard, l'action, et surtout la fierté, l'énergie du caractère, tout s'accordoit pour exprimer les passions violentes et les sentimens élevés. Depuis qu'elle s'étoit saisie des rôles de Camille, de Didon, d'Ariane, de Roxane, d'Hermione, d'Alzire, il avoit fallu les lui céder. Son jeu n'étoit pas encore réglé et modéré comme il l'a été dans la suite, mais il avoit déjà toute la sève et la vigueur d'un grand talent. Il n'y avoit donc pas à balancer entre elle et sa rivale pour un rôle de force, de fierté, d'enthousiasme, tel que le rôle d'Arétie; et, malgré toute ma répugnance à désobliger l'une, je n'hésitai point à l'offrir à l'autre. Le dépit de Gaussin ne put se contenir. Elle dit que «l'on savoit bien par quel genre de séduction Clairon s'étoit fait préférer». Assurément elle avoit tort; mais Clairon, piquée à son tour, m'obligea de la suivre dans la loge de sa rivale; et là, sans m'avoir prévenu de ce qui alloit se passer: «Tenez, Mademoiselle, je vous l'amène, lui dit-elle; et, pour vous faire voir si je l'ai séduit, si j'ai même sollicité la préférence qu'il m'a donnée, je vous déclare, et je lui déclare à lui-même, que, si j'accepte son rôle, ce ne sera que de votre main.» À ces mots, jetant le manuscrit sur la toilette de la loge, elle m'y laissa.

J'avois alors vingt-quatre ans, et je me trouvois tête à tête avec la plus belle personne du monde. Ses mains tremblantes serroient les miennes, et je puis dire que ses beaux yeux étoient en supplians attachés sur les miens. «Que vous ai-je donc fait, me disoit-elle avec sa douce voix, pour mériter l'humiliation et le chagrin que vous me causez? Quand M. de Voltaire a demandé pour vous les entrées de ce spectacle, c'est moi qui ai porté la parole. Quand vous avez lu votre pièce, personne n'a été plus sensible à ses beautés que moi. J'ai bien écouté le rôle d'Arétie, et j'en ai été trop émue pour ne pas me flatter de le rendre comme je l'ai senti. Pourquoi donc me le dérober? Il m'appartient par droit d'ancienneté, et peut-être à quelque autre titre. C'est une injure que vous me faites en le donnant à une autre que moi; et je doute qu'il y ait pour vous de l'avantage. Croyez-moi, ce n'est pas le bruit d'une déclamation forcée qui convient à ce rôle. Réfléchissez-y bien; je tiens à mes propres succès, mais je ne tiens pas moins aux vôtres; et ce seroit pour moi une sensible joie que d'y avoir contribué.»

Il fut pénible, je l'avoue, l'effort que je fis sur moi-même. Mes yeux, mon oreille, mon coeur, étoient exposés sans défense au plus doux des enchantemens. Charmé par tous les sens, ému jusqu'au fond de l'âme, j'étois prêt à céder, à tomber aux genoux de celle qui sembloit disposée à m'y bien recevoir; mais il y alloit du sort de mon ouvrage, mon seul espoir, le bien de mes pauvres enfans; et l'alternative d'un plein succès ou d'une chute étoit si vivement présente à mon esprit que cet intérêt l'emporta sur tous les mouvemens dont j'étois agité.

«Mademoiselle, lui répondis-je, si j'étois assez heureux pour avoir fait un rôle comme ceux d'Andromaque, d'Iphigénie, de Zaïre, ou d'Inès, je serois à vos pieds pour vous prier de l'embellir encore. Personne ne sent mieux que moi le charme que vous ajoutez à l'expression d'une douleur touchante, ou d'un timide et tendre amour; mais malheureusement l'action de ma pièce n'est pas susceptible d'un rôle de ce caractère; et, quoique les moyens qu'exige celui-ci soient moins rares, moins précieux que ce beau naturel dont vous êtes douée, vous m'avouerez vous-même qu'ils sont tout différens; un jour peut-être j'aurai lieu d'employer avec avantage ces doux accens de voix, ces regards enchanteurs, ces larmes éloquentes, cette beauté divine, dans un rôle digne de vous. Laissez les périls et les risques de mon début à celle qui veut bien les courir; et, en vous réservant l'honneur de lui avoir cédé ce rôle, évitez les hasards qu'en le jouant vous-même vous partageriez avec moi.—C'en est assez, dit-elle avec un dépit renfermé. Vous le voulez; je le lui cède.» Alors, prenant sur sa toilette le manuscrit du rôle, elle descendit avec moi, et, retrouvant Clairon dans le foyer: «Je vous le rends, et sans regret, ce rôle dont vous attendez tant de succès et tant de gloire, dit-elle d'un air ironique. Je pense, comme vous, qu'il vous va mieux qu'à moi.» Mlle Clairon le reçut avec une fierté modeste; et moi, les yeux baissés et en silence, je laissai passer ce moment. Mais le soir à souper, tête à tête avec mon actrice, je respirai en liberté de la gêne où elle m'avoit mis. Elle ne fut pas peu sensible à la constance avec laquelle j'avois soutenu cette épreuve, et ce fut là que prit naissance cette amitié durable qui a vieilli avec nous.

Ce rôle ne fut pas le seul pour lequel je fus tracassé; l'acteur à qui je destinois celui de Denys le père, Grandval, le refusa, et ne voulut jouer que celui du jeune Denys. Il me fallut donner le premier à un acteur appelé Ribou, plus jeune que Grandval. Ribou étoit un garçon beau et bien fait, et dans son action il ne manquoit pas de noblesse; mais il manquoit d'intelligence et d'instruction, au point qu'il fallut lui expliquer son rôle en langue vulgaire, et le lui montrer mot à mot comme à un enfant. Cependant, à force de peine et de leçons, je le mis en état de le jouer passablement; et, avec quelque déguisement dans le costume, il en prit assez bien le caractère pour ne pas nuire, par sa jeunesse, à l'illusion théâtrale.

Vint le moment des répétitions. Ce fut là que les connoisseurs commencèrent à me juger. J'ai parlé de ce quatrième acte que j'avois moi-même d'abord trouvé trop hasardeux: ce fut surtout à celui-là qu'ils s'attachèrent. Le moment critique étoit celui où Denys le jeune retient sa maîtresse en otage dans le palais de son père pour désarmer les factieux. Mlle Clairon entendoit dire que c'étoit là l'écueil où la pièce alloit échouer, et qu'elle n'iroit pas plus loin. Elle me proposa d'assembler chez elle un petit nombre de gens de goût qu'elle consultoit elle-même, de leur lire ma pièce, et, sans les prévenir sur la situation dont nous étions en peine, de voir ce qu'ils en penseroient; je me soumis, comme vous croyez bien, et le conseil fut assemblé. Voici comment il étoit composé.

C'étoit ce d'Argental, l'âme damnée de Voltaire, et l'ennemi de tous les talens qui menaçoient de réussir. C'étoit l'abbé de Chauvelin, le dénonciateur des jésuites, et à qui ce rôle odieux donna quelque célébrité. C'est de lui qu'on a dit:

     Quelle est cette grotesque ébauche?
     Est-ce un homme? est-ce un sapajou?
     Cela parle, etc.

C'étoit le comte de Praslin, qui, comme d'Argental, n'existoit que dans les coulisses avant que le duc de Choiseul, son cousin, eût donné l'importance de l'ambassade et du ministère à sa triste inutilité. C'étoit enfin ce vilain marquis de Thibouville, distingué parmi les infâmes par l'impudence du plus sale des vices et les raffinemens d'un luxe dégoûtant de mollesse et de vanité. Le seul mérite de cet homme abreuvé de honte étoit de réciter des vers d'une voix éteinte et cassée, et avec une afféterie qui se ressentoit de ses moeurs.

Comment ces personnages avoient-ils du crédit, de l'autorité, au théâtre? En courtisant Voltaire, qui ne dédaignoit pas assez l'hommage de ces vils complaisans, et en faisant accroire au petit duc d'Aumont qu'il ne pouvoit mieux se conduire dans le gouvernement du Théâtre-François qu'en suivant les conseils des amis de Voltaire. Ma jeune actrice s'en laissoit imposer par l'air de conséquence et de capacité que se donnoient ces messieurs-là, et moi j'étois frappé de son respect pour leurs lumières. Je leur lus mon ouvrage. Ils l'écoutèrent avec le plus grave silence; et, après la la lecture, Mlle Clairon, les ayant assurés de ma docilité, les pria de me dire librement leur avis. Ce fut à d'Argental que l'on déféra la parole. On sait comment il opinoit: des demi-mots, des réticences, des phrases indécises, du vague et de l'obscurité, ce fut tout ce que j'en tirai; et, en bâillant comme une carpe, il prononça enfin qu'il falloit voir comment tout cela seroit pris. Après lui, M. de Praslin dit qu'en effet, dans cette pièce, il y avoit bien des choses qui méritoient réflexion; et, d'un ton sentencieux, il me conseilla… d'y penser. L'abbé de Chauvelin, en remuant ses jambes de basset du haut de son fauteuil, assura qu'on se trompoit fort si l'on croyoit qu'une tragédie fût une chose si facile; que le plan, l'intrigue, les moeurs, les caractères, la diction, le tout ensemble à composer, n'étoient rien moins qu'un jeu d'enfant, et que pour lui, sans juger la mienne à la rigueur, il y reconnoissoit l'ouvrage d'un jeune homme; que, du reste, il s'en référoit à l'opinion de M. d'Argental. Thibouville, à son tour, parla; et, en se flattant le menton de la main pour faire admirer sa turquoise, il dit qu'il croyoit se connoître un peu en vers tragiques: «Il en avoit tant récité, il en avoit tant fait lui-même, qu'il devoit savoir en juger; mais le moyen d'entrer dans ces détails d'après une simple lecture! Il ne pouvoit que me renvoyer aux modèles de l'art: les nommer, c'étoit dire assez ce qu'il vouloit me faire; et, en lisant Racine et M. de Voltaire, il étoit bien aisé de voir de quel style ils avoient écrit.»

Comme, en les écoutant de toutes mes oreilles, je n'avois rien entendu de net et de précis sur mon ouvrage, il me vint dans l'idée que, par ménagement, ils avoient pris, en parlant devant moi, ce langage insignifiant. «Je vous laisse avec ces messieurs, dis-je tout bas à mon actrice; ils s'expliqueront mieux quand je n'y serai plus.» Et le soir en la revoyant: «Eh bien! lui demandai-je, ont-ils parlé de moi absent plus clairement qu'en ma présence?—Vraiment, me dit-elle en riant, ils ont parlé tout à leur aise.—Et qu'ont-ils dit?—Ils ont dit qu'il étoit possible que cet ouvrage eût du succès, mais qu'il étoit possible aussi qu'il n'en eût pas. Et, toute réflexion faite, l'un ne répond de rien, l'autre n'ose rien assurer.—Mais n'ont-ils fait aucune observation particulière? Et par exemple sur le sujet?—Ah! le sujet! c'est là le point critique. Cependant que sait-on? le public est si journalier!—Et de l'action, que leur en semble?—Pour l'action, Praslin ne sait qu'en dire, d'Argental ne sait qu'en penser, et les deux autres sont d'avis qu'il faut la juger au théâtre.—N'ont-ils rien dit des caractères?—Ils ont dit que le mien seroit assez beau, si…; que celui de Denys seroit assez bien, mais…—Eh bien! si, mais? Après?—Ils se sont regardés et n'en ont pas dit davantage.—Et ce quatrième acte, qu'en pensent-ils?—Oh! pour le quatrième acte, son sort est décidé: il tombera ou il ira aux nues.—Allons, j'en accepte l'augure, repris-je vivement, et c'est de vous, Mademoiselle, qu'il dépend de déterminer la prédiction en ma faveur.—Comment?—En voici le moyen. Dans le moment où le jeune Denys s'oppose à votre délivrance, si vous voyez le public s'émouvoir contre cet effort de vertu, n'attendez pas qu'il en murmure, et, pressant la réplique, faites sonner ces vers:

Va, ne crains rien, Denys n'a rien appris encore, etc.

L'actrice m'entendit, et l'on verra bientôt qu'elle passa mon espérance.

Durant les répétitions de ma pièce, il m'arriva une aventure que j'ai racontée à mes enfans, mais que je veux leur retracer. Il y avoit plus de deux ans que j'étois parti de Toulouse, et je n'avois payé qu'un an de la pension de mon frère au séminaire des Irlandois. J'en devois une année entière, et, avec bien de l'économie, j'avois mis en réserve mes cent écus pour la payer; mais je voulois pouvoir sûrement et sans frais les faire parvenir à leur destination. Boubée, avocat de Toulouse et académicien des Jeux Floraux, se trouvoit alors à Paris, j'allai le voir; et, en présence d'un homme décoré qui m'étoit inconnu, je lui demandai s'il n'avoit pas quelque occasion sûre pour faire passer mon argent. Il me dit n'en avoir aucune. «Eh! sandis! s'écria l'homme au cordon rouge (que je prenois pour un militaire, et qui n'étoit qu'un chevalier du Christ), c'est, je crois, M. Marmontel que j'ai le bonheur de rencontrer ici. Il ne reconnoît pas ses amis de Toulouse.» Je lui avouai avec confusion que je ne savois point à qui j'avois l'honneur de parler. «C'est, reprit-il, à ce chevalier d'Ambelot qui vous applaudissoit de si bon coeur quand vous receviez des couronnes. Eh bien! tout ingrat que vous êtes, ce sera moi qui vous rendrai le petit service de faire compter vos cent écus au séminaire des Irlandois. Donnez-moi votre adresse. Vous recevrez de moi demain matin une lettre de change de cette somme, payable à vue; et, quand le supérieur vous marquera que l'argent lui aura été compté, vous me le remettrez ici tout à votre aise.» Rien de plus obligeant: aussi remerciai-je bien monsieur le chevalier de son empressement à me rendre ce bon office.

Alors, la conversation s'étant égayée sur Toulouse, et moi m'étant mis à vanter l'originalité piquante de l'esprit de ce pays-là: «Je suis fâché, me dit Boubée, que vous, qui fréquentiez notre barreau, ne vous y soyez pas trouvé quand j'ai plaidé la cause du peintre de l'Hôtel de ville. Vous le connoissez, ce Cammas, si laid, si bête, qui tous les ans barbouille au Capitole les effigies des nouveaux capitouls. Une coquine du voisinage l'accusoit de l'avoir séduite. Elle étoit grosse: elle demandoit qu'il l'épousât, ou qu'il lui payât les dommages d'une innocence qu'elle avoit mise au pillage depuis quinze ans. Le pauvre diable étoit désolé; il vint me conter sa disgrâce. Il me jura que c'étoit elle qui l'avoit suborné; il vouloit même expliquer à ses juges comme elle s'y étoit prise, et m'offroit d'en faire un tableau qu'il exposeroit à l'audience. «Tais-toi, lui dis-je; avec ce gros museau, il te sied bien de faire le jouvenceau qu'on a séduit! Je plaiderai ta cause et je te tirerai d'affaire, si tu veux me promettre de te tenir tranquille auprès de moi à l'audience, et de ne pas souffler le mot, quoi que je dise, entends-tu bien? sans quoi tu serois condamné.» Il me promit tout ce que je voulus. Le jour donc arrivé et la cause appelée, je laissai mon adversaire déclamer amplement sur la pudeur, sur la foiblesse et la fragilité du sexe, et sur les artifices et les pièges qu'on lui tendoit. Après quoi prenant la parole: «Je plaide dis-je, pour un laid, je plaide pour un gueux, je plaide pour un sot (il voulut murmurer, mais je lui imposai silence). Pour un laid, Messieurs, le voilà; pour un gueux, Messieurs, c'est un peintre, et, qui pis est, le peintre de la ville; pour un sot, que la cour se donne la peine de l'interroger.» Ces trois grandes vérités une fois établies, je raisonne ainsi: «On ne peut séduire que par l'argent, par l'esprit, ou par la figure. Or ma partie n'a pu séduire par l'argent, puisque c'est un gueux; par l'esprit, puisque c'est un sot; par la figure, puisque c'est un laid, et le plus laid des hommes: d'où je conclus qu'il est faussement accusé.» Mes conclusions furent admises, et je gagnai tout d'une voix.»

Je promis à Boubée de ne pas oublier un mot d'un si beau plaidoyer; et, en m'en allant, je remerciai de nouveau le chevalier d'Ambelot du service qu'il m'alloit rendre. Le lendemain un grand laquais en livrée, et coiffé d'un chapeau bordé d'un large point d'Espagne, m'apporta la lettre de change, que je fis partir sur-le-champ.

Trois jours après, en passant le matin par la rue de la Comédie-Françoise, je m'entends appeler du haut d'un second étage. C'étoit un Languedocien nommé Favier[46], fort connu depuis, qui, par sa fenêtre m'invitoit à monter chez lui. Je monte, et, dans sa chambre, autour d'une table couverte d'huîtres, je trouve cinq ou six Gascons. «Mon ami, me dit-il, une petite incommodité m'oblige de garder la chambre. Ces messieurs veulent bien m'y tenir compagnie; nous déjeunons ensemble, déjeunez avec nous.» Sa petite incommodité étoit une sentence des consuls qui portoit contrainte par corps. Favier étoit noyé de dettes; mais, comme il avoit encore ce jour-là crédit chez le marchand de vin, le boulanger et l'écaillère, il nous donnoit des huîtres et du vin de Champagne aussi amplement et aussi gaiement que s'il avoit été dans l'opulence. L'insouciance d'un sauvage, avec la plus profonde dissolution de moeurs, formoit le caractère de cet homme, d'ailleurs aimable, plein d'esprit et de connoissances, parlant bien et facilement, doué du talent des affaires, et tel qu'avec moins d'indolence et moins d'abandon de lui-même il eût été capable de remplir les plus grands emplois. Je le fréquentois peu, mais il m'intéressoit par sa franchise, sa gaieté, son éloquence naturelle, et, puisqu'il faut le dire, par cet épicurisme qui, chez lui comme dans Horace, avoit un attrait dangereux.

Mon chevalier au cordon rouge, d'Ambelot, étoit l'un des convives du déjeuner. Je lui renouvelai encore mes remerciemens de sa lettre de change. «Vous vous moquez, me dit-il; c'est le plus léger service que nous puissions nous rendre entre compatriotes: car vous avez beau dire, vous êtes Toulousain; nous voulons que vous le soyez.» Et, me voyant prêt à m'en aller: «Je m'en vais aussi, me dit-il; j'ai là-bas mon carrosse: où voulez-vous que je vous mène?» Je refusai; il insista, et me fit monter dans sa voiture. «Permettez-moi seulement, reprit-il, de passer à la porte de l'un de mes amis dans la rue du Colombier. Je n'ai que deux mots à lui dire: je serai à vous dans l'instant. Vous venez de voir, continua le fourbe, ce bon Favier: c'est le plus galant homme et le plus généreux; mais nul ordre, nulle conduite. Il a été riche, et il s'est ruiné; mais il n'en est pas moins prodigue. Dans ce moment il est dans la peine; je vais l'en tirer si je puis, car il faut bien aider ses amis au besoin.»

Arrivé à l'hôtel où il disoit avoir affaire, il descendit de sa voiture, et le moment d'après il revint avec de l'humeur et murmurant tout bas. Je le vis hérissé, je lui en demandai la cause. «Mon ami, me dit-il, vous êtes jeune et nouveau dans le monde; prenez bien garde à qui vous vous fierez, car il y a bien peu de gens sûrs! Celui-ci, par exemple, un homme à qui j'aurois confié ma fortune, le marquis de Montgaillard…—Je le connois. Qu'a-t-il donc fait qui vous anime contre lui?—Hier au soir (mais je vous confie ceci sous le secret: n'en parlez à personne; je ne veux pas le perdre), hier au soir, dans une maison où l'on jouoit, il eut la rage de se mettre au jeu. Moi qui ne joue jamais, je voulus l'en dissuader. Il ne m'écouta point: il ponte, il perd; il double, il redouble son jeu, il perd tout son argent. Il vient à moi, et me conjure de lui prêter ce que j'en ai. Je n'avois que douze louis, et j'avois donné ma parole à ce bon Favier de les lui apporter ce matin pour payer une dette urgente. J'expose à Montgaillard le besoin que j'en ai, sans lui dire pour quel usage. Il me promet, parole d'honneur, de me les rendre ce matin. Je les lui donne: il les joue, il les perd; et, quand je crois venir les toucher, mon homme est sorti ou il se fait celer, et ce pauvre Favier, qui les attend, va croire que je lui manque de parole, moi qui n'en ai manqué de ma vie à personne! Ah! je suis indigné. Et n'ai-je pas raison de l'être! Vous, Monsieur, qui vous connoissez en procédés, dites-moi, n'ai-je pas raison?—Monsieur le chevalier, lui dis-je, il y a trois jours que votre lettre de change est partie. Je vous en suis donc redevable dès à présent, et je vais m'acquitter.—Eh! non, me dit-il, non, j'emprunterai plutôt.—Assurément, lui dis-je, c'est ce que je ne souffrirai pas. Cet argent dans mes mains resteroit inutile; et, puisqu'il vous est nécessaire, il est à vous. Trouvez bon, s'il vous plaît, que sur l'heure il vous soit remis.» Il fit la plus belle défense; mais de mon côté je m'obstinai si fort qu'il fallut me céder et recevoir mes cent écus.

Quelques jours après, une lettre du supérieur du séminaire fut pour moi un coup de massue. Dans cette lettre, il me reprochoit de m'être moqué de lui en lui envoyant un chiffon. «L'homme sur qui votre aventurier a eu l'impudence de tirer une lettre de change, m'écrivoit-il, ne lui doit rien. Je l'ai fait protester, et je vous la renvoie.» Jugez de ma fureur. C'étoit à mes yeux un grand crime que de m'avoir escamoté mes pauvres cent écus; mais une trahison bien plus horrible étoit de m'avoir fait passer, sinon pour un malhonnête homme, du moins pour un homme léger. «Juste Ciel! m'écriai-je; et de quel oeil mon frère est-il regardé dans ce moment?» Outré de douleur et de colère, et l'épée au côté (car en me vouant au théâtre j'avois changé d'état), je cours chez d'Ambelot, je le demande. «Ah! le malheureux! me répond le portier de l'hôtel, il est au For-l'Évêque. Il nous a escroqué à tous le peu d'argent que nous avions.» Je ne le fis pas écrouer dans sa prison, mais peu de temps après j'appris qu'il y étoit mort, et je n'en fus point affligé.

Le jour de ma mésaventure, j'allai répandre mon chagrin dans le sein de Mme Harenc. «Assurément, dit-elle, c'est bien là voler sur l'autel.» Et puis: «Vous soupez avec moi? me demanda-t-elle.—Oui, Madame.—Je vous laisse donc un moment.» Elle revint quelques instans après. «Je pense, reprit-elle, à votre pauvre frère; c'est peut-être sur lui que tombe l'humeur de ce prêtre irlandois. Dès demain, mon ami, il faut lui envoyer une meilleure lettre de change.—Oui, Madame, lui dis-je, telle est mon intention. Indiquez-moi seulement un banquier.—Vous en aurez un. À présent, parlons de vos répétitions. Vont-elles bien? En êtes-vous content?» Je lui confiai mes inquiétudes sur l'obscurité des oracles qui m'avoient été prononcés chez Mlle Clairon. Elle en rit de bon coeur. «Savez-vous, me dit-elle, ce qui en arrivera? Si votre pièce a du succès, ils l'auront prédit; si elle tombe, ils l'auront annoncé. Mais, qu'elle tombe ou qu'elle réussisse, souvenez-vous que ce jour-là vous soupez chez moi avec nos amis, car nous voulons nous réjouir ou nous affliger avec vous.»

Comme elle parloit avec cette bonté, son homme d'affaires vint lui dire deux mots; et quand il fut sorti: «Tenez, me dit-elle, voici une lettre de change payable à vue plus sûrement que celle de votre chevalier»; et lorsque je parlai d'en remettre la somme: «Denys, me dit-elle, Denys en est le débiteur; il s'acquittera bien.»

Dès lors je ne fus plus inquiet que du sort de ma tragédie, et c'étoit bien assez. L'événement en étoit pour moi d'une telle importance qu'on me pardonnera, j'espère, les momens de foiblesse dont je vais m'accuser.

Dans ce temps-là l'auteur d'une pièce nouvelle avoit pour lui et pour ses amis une petite loge grillée aux troisièmes sur l'avant-scène, dont je puis dire que la banquette étoit un vrai fagot d'épines. Je m'y rendis demi-heure avant qu'on ne levât la toile, et jusque-là je conservai assez de force dans mes angoisses; mais, au bruit que la toile fit à mon oreille en se levant, mon sang se gela dans mes veines[47].

On eut beau me faire respirer des liqueurs, je ne revenois point. Ce ne fut qu'à la fin du premier monologue, au bruit des applaudissemens, que je fus ranimé. Dès ce moment tout alla bien, et de mieux en mieux, jusqu'à l'endroit du quatrième acte dont on m'avoit tant menacé; mais, à l'approche de ce moment, je fus saisi d'un tremblement si fort que, sans exagérer, les dents me claquoient dans la bouche. Si les grandes révolutions qui se passent dans l'âme et dans les sens étoient mortelles, je serois mort de celle qui se fit en moi lorsqu'à l'heureuse violence que fit aux spectateurs la sublime Clairon en prononçant ces vers:

Va, ne crains rien, etc.,

toute la salle retentit d'applaudissemens redoublés. Jamais d'une frayeur plus vive on n'a passé à une plus soudaine et plus sensible joie; et, tout le reste du spectacle, ce dernier sentiment me remua le coeur et l'âme avec tant de violence que ma respiration n'étoit que des sanglots.

Au moment de la catastrophe, lorsqu'au bruit des applaudissemens et des acclamations du parterre qui me demandoit à grands cris, on vint me dire qu'il falloit descendre et me montrer sur le théâtre, il me fut impossible de me traîner seul jusque-là; mes jambes fléchissoient sous moi; il fallut que l'on me soutînt.

Mérope avoit été la première pièce où l'on eût demandé l'auteur, et Denys étoit la seconde. Ce qui depuis est devenu si commun et si peu flatteur étoit donc honorable encore, et aux trois premières représentations cet honneur me fut accordé; mais cette espèce d'enivrement avoit pour cause des circonstances qui relevoient excessivement le mérite de mon ouvrage. Crébillon étoit vieux, Voltaire vieillissoit; aucun jeune homme, entre eux et moi, ne s'offroit pour les remplacer. J'avois l'air de tomber des nues; ce coup d'essai d'un provincial, d'un Limosin de vingt-quatre ans, sembloit promettre des merveilles, et l'on sait qu'en fait de plaisirs le public se complaît d'abord à exagérer ses espérances; mais malheur à qui les déçoit! Ce fut ce que la réflexion ne tarda pas à me faire connoître, et ce dont les critiques s'empressèrent de m'avertir.

J'eus cependant quelques jours d'un bonheur pur et calme, et cette jouissance me fut surtout bien douce dans le souper que je fis chez Mme Harenc. M. de Presle m'y ramena après le spectacle. Sa bonne mère, qui m'attendoit, me reçut dans ses bras; et, en apprenant mon succès, elle m'arrosa de ses larmes. Un accueil si touchant me rappela ma mère, et à l'instant un flot d'amertume se mêlant à ma joie: «Ah! Madame! lui dis-je en fondant en pleurs, que ne vit-elle encore, cette mère si tendre que vous me rappelez! Elle m'embrasseroit aussi, et elle seroit bien heureuse!» Nos amis arrivèrent, croyant n'avoir qu'à me féliciter. «Venez, leur dit Mme Harenc, consoler ce pauvre garçon. Le voilà qui pleure sa mère, qui auroit été, dit-il, si heureuse dans ce moment.»

Ce retour de douleur ne fut que passager, et bientôt l'amitié que l'on me témoignoit se saisit de toute mon âme. Ah! si dans le malheur c'est un soulagement que de communiquer ses peines, dans le bonheur c'est une volupté bien vive et bien délicieuse que de trouver des coeurs qui le partagent avec nous! J'ai toujours éprouvé qu'il m'étoit plus facile de me suffire à moi-même dans le chagrin que dans la joie. Dès que mon âme est triste, elle veut être seule. C'est pour être heureux avec moi que j'ai besoin de mes amis.

Dès que le sort de ma pièce fut décidé, j'en fis part à Voltaire, et en même temps je le priai de permettre qu'elle lui fût dédiée. On peut voir dans le recueil de ses lettres avec quelle satisfaction il apprit mon succès et avec quelle bonté il en reçut l'hommage.

La même année que j'avois eu le malheur de perdre ma mère, Vauvenargues étoit mort; j'avois besoin de me soulager des regrets que j'en ressentois, et, dans mon épître à Voltaire, il me fut doux de les répandre. Cette épître est de tous mes ouvrages celui que j'ai écrit avec le plus de rapidité. Les vers couloient de source; je la fis dans une soirée, et depuis je n'y ai rien changé.

Ce que m'avoit prédit Voltaire m'arriva. En un jour, presque en un moment, je me trouvai riche et célèbre. Je fis de ma richesse l'usage convenable. Il n'en fut pas de même de ma célébrité. Elle devint la cause de ma dissipation et la source de mes erreurs. Jusque-là ma vie avoit été obscure et retirée. Je logeois dans la rue des Mathurins, avec deux hommes studieux, Lavirotte[48] et l'abbé de Prades: celui-ci occupé à traduire la théologie d'Huet[49], et l'autre la physique de Mac-Laurin, disciple de Newton. Avec nous demeuraient aussi deux abbés gascons[50], aimables fainéans, d'une gaieté intarissable, lesquels alloient courant le monde, tandis que nous étions appliqués au travail, et revenoient le soir nous réjouir des nouvelles qu'ils avoient recueillies, ou des contes qu'ils inventoient. Les maisons que je fréquentois étoient celles de Mme Harenc et de Mme Desfourniels, son amie, où j'étois toujours désiré; celle de Voltaire, où je jouissois avec délices des entretiens de mon illustre maître, et celle de Mme Denis, sa nièce, femme aimable avec sa laideur, et dont l'esprit naturel et facile avoit pris la teinture de l'esprit de son oncle, de son goût, de son enjouement, de son exquise politesse, assez pour faire rechercher et chérir sa société. Toutes ces liaisons contribuoient à me remplir l'âme et l'esprit de courage et d'émulation, et à répandre dans mon travail plus de chaleur et de lumière.

Surtout quelle école pour moi que celle où tous les jours, depuis deux ans, l'amitié des deux hommes les plus éclairés de leur siècle m'avoit permis d'aller m'instruire! Les conversations de Voltaire et de Vauvenargues étoient ce que jamais on put entendre de plus riche et de plus fécond: c'étoit, du côté de Voltaire, une abondance intarissable de faits intéressans et de traits de lumière; c'étoit, du côté de Vauvenargues, une éloquence pleine d'aménité, de grâce et de sagesse. Jamais dans la dispute on ne mit tant d'esprit, de douceur et de bonne foi; et, ce qui me charmoit plus encore, c'étoit, d'un côté, le respect de Vauvenargues pour le génie de Voltaire, et, de l'autre, la tendre vénération de Voltaire pour la vertu de Vauvenargues: l'un et l'autre, sans se flatter, ni par de vaines adulations, ni par de molles complaisances, s'honoroient à mes yeux par une liberté de pensée qui ne troubloit jamais l'harmonie et l'accord de leurs sentimens mutuels. Mais dans le moment dont je parle, l'un de ces deux amis illustres n'étoit plus, et l'autre étoit absent. Je fus trop livré à moi-même.

Après le succès de Denys, un monde curieux, séduisant et frivole s'étant saisi de moi, je me vis emporté dans le tourbillon de Paris. C'étoit comme une mode d'attirer, de montrer chez soi l'auteur de la pièce nouvelle; et moi, flatté de cet empressement, je ne savois pas m'en défendre. Tous les jours invité à des dîners, à des soupers, dont les hôtes et les convives m'étoient également nouveaux, je me laissois comme enlever d'une société dans une autre, sans savoir bien souvent où j'allois ni d'où je venois: si fatigué de la mobilité perpétuelle de ce spectacle que, dans mes momens de repos, je n'avois plus la force de m'appliquer à rien. Cependant cette variété, ce mouvement de scènes, me plaisoient, je l'avoue, et mes amis eux-mêmes, en me recommandant la sagesse et la modestie, pensoient que je devois céder à ce premier désir qu'on avoit de me voir. «Si ce n'est pas de l'amitié, ce sera, disoient-ils, de la bienveillance et de l'estime personnelle que vous vous acquerrez en vous conduisant bien. Vous avez besoin de connoître les moeurs, les goûts, le ton, les usages du monde; ce n'est qu'en le voyant de près que l'on peut bien l'étudier, et vous êtes heureux d'y être si favorablement et de si bonne heure introduit.»

Ah! mes amis avoient raison, si j'avois su modérément profiter de cet avantage; mais une extrême facilité fut le défaut de ma jeunesse, et, lorsque l'occasion eut l'attrait du plaisir, je n'y sus jamais résister.

Dans ce temps de dissipation et d'étourdissement, je vis un jour arriver chez moi un certain Monet, qui depuis fut directeur de l'Opéra-Comique, et que je ne connoissois pas. «Monsieur, me dit-il, je suis chargé auprès de vous d'une commission qui, je crois, ne vous déplaira point. N'avez-vous pas entendu parler de Mlle Navarre[51]?» Je lui répondis que ce nom étoit nouveau pour moi. «C'est, poursuivit Monet, le prodige de notre siècle pour l'esprit et pour la beauté. Elle vient de Bruxelles, où elle faisoit l'ornement et les délices de la cour du maréchal de Saxe; elle a vu Denys le Tyran; elle brûle d'envie d'en connoître l'auteur, et m'envoie vous inviter à dîner aujourd'hui chez elle.» Je m'y engageai sans peine.

Jamais je n'ai été plus ébloui que je le fus en la voyant. Elle avoit encore plus d'éclat que de beauté. Vêtue en Polonoise, de la manière la plus galante, deux longues tresses flottoient sur ses épaules; et sur sa tête des fleurs jonquilles, mêlées parmi ses cheveux, relevoient merveilleusement l'éclat de ce beau teint de brune qu'animoient de leurs feux deux yeux étincelans. L'accueil qu'elle me fit redoubla le péril de voir de si près tant de charmes; et son langage eut bientôt confirmé l'éloge qu'on m'avoit fait de son esprit. Ah! mes enfans! si j'avois pu prévoir tous les chagrins que ce jour devoit me causer, avec quel mouvement d'effroi ne me serois-je pas sauvé du danger que j'allois courir! Ce ne sont point ici des fables; c'est l'exemple de votre père qui va vous apprendre à redouter la plus séduisante des passions.

Parmi les convives que mon enchanteresse avoit réunis ce jour-là, je trouvai des gens instruits, des gens aimables. Le dîner fut brillant de galanterie et de gaieté, mais avec bienséance. Mlle Navarre savoit tenir d'une main légère les rênes de la liberté. Elle savoit aussi mesurer ses attentions; et, jusque vers la fin du dîner, elle les distribua si bien que personne n'eut à se plaindre; mais insensiblement elles se fixèrent sur moi d'une manière si marquée, et à la la promenade, dans son jardin, elle laissa si clairement apercevoir l'envie d'être seule avec moi, que les convives, l'un après l'autre et sans bruit, s'écoulèrent. Tandis qu'ils défiloient, son maître de danse arriva. Je lui vis prendre sa leçon. La danse qu'elle exécuta étoit connue alors sous le nom de l'Aimable vainqueur. Elle y déploya toutes les grâces d'une taille élégante, avec des mouvemens, des pas, des attitudes tantôt fières, et tantôt remplies de mollesse et de volupté. La leçon ne dura guère plus d'un quart d'heure, et Lany fut congédié. Alors, en fredonnant l'air qu'elle avoit dansé, Mlle Navarre me demanda si je savois les paroles de cet air-là. Je les savois; en voici le début:

     Aimable vainqueur,
     Fier tyran d'un coeur,
     Amour, dont l'empire
       Et le martyre
     Sont pleins de douceur! etc.

«Si je ne savois pas ces paroles, je les inventerois, lui dis-je, tant le moment est propre à me les inspirer!» Une conversation qui commençoit ainsi ne devoit pas sitôt finir. Nous passâmes la soirée ensemble; et, dans quelques momens tranquilles, elle me demanda quel étoit le nouvel ouvrage dont j'étois occupé. Je lui en dis le sujet, et je lui en exposai le plan; mais je me plaignis de la dissipation involontaire à laquelle j'étois forcé. «Voulez-vous, me dit-elle, travailler en paix, à votre aise, et sans distraction? venez-vous-en passer quelques mois en Champagne, dans le village d'Avenay, où mon père a des vignes et une petite maison[52]. Mon père est à Bruxelles, à la tête d'un magasin qu'il ne peut quitter; et c'est moi qui viens vaquer à ses affaires. Je pars demain pour Avenay; j'y serai seule, jusque après les vendanges. Dès que j'aurai tout arrangé pour vous y recevoir, venez m'y joindre. Il y aura bien du malheur si, avec moi et d'excellent vin de Champagne, vous ne faites pas de beaux vers.» Quelle raison, quelle sagesse, quelle force, aurois-je opposées au charme irrésistible d'une pareille invitation? Je promis de partir au premier signal qu'elle me donnerait. Elle exigea de moi ma parole la plus sacrée de n'avoir aucun confident. Elle avoit, disoit-elle, les plus fortes raisons de cacher notre intelligence.

Depuis son départ jusqu'au mien pour Avenay l'intervalle fut de deux mois; et, quoiqu'il fût rempli par une correspondance assidue et très animée, tout ce qui dans l'absence peut le plus vivement intéresser l'esprit et l'âme ne me sauvoit pas de l'ennui. Les lettres que je recevois, inspirées par une imagination vive et brillante, en exaltant la mienne par les plus doux prestiges, ne me faisoient que plus ardemment désirer de revoir celle qui, même en son absence, me causoit ces ravissemens. J'employai ce temps-là à dénouer le plus grand nombre des liaisons que j'avois formées, faisant entendre aux uns que mon nouveau travail me demandoit la solitude, et prétextant avec les autres un voyage dans mon pays. Sans m'expliquer avec Mme Harenc ni avec Mlle Clairon, je prévins leurs inquiétudes; mais, redoutant la curiosité et la pénétration de Mme Denis, je gardai avec elle un silence absolu sur mon projet d'évasion. Ce fut un tort, je le confesse. Son amitié pour moi n'avoit pas attendu des succès pour se déclarer. Inconnu dans le monde, j'étois reçu chez elle aussi cordialement que chez monsieur son oncle. Rien n'étoit négligé de tout ce qui pouvoit me rendre sa maison agréable. Mes amis y étoient accueillis; ils étoient devenus les siens. Mon vieil ami l'abbé Raynal se souvient, comme moi, des soupers agréables que nous faisions chez elle. L'abbé Mignot son frère, le bon Cideville, mes deux abbés gascons de la rue des Mathurins, y portoient une gaieté franche; et moi, jeune et jovial encore, je puis dire qu'à ces soupers j'étois le héros de la table; j'y avois la verve de la folie. La dame et ses convives n'étoient guère plus sages ni moins joyeux que moi; et, quand Voltaire pouvoit s'échapper des liens de sa marquise du Châtelet, et de ses soupers du grand monde, il étoit trop heureux de venir rire aux éclats avec nous. Ah! pourquoi ce bonheur facile, égal, paisible, inaltérable, ne suffisoit-il pas à mes désirs? Que falloit-il de plus à mes délassemens, à la fin d'un long jour de travail et d'étude, et que voulois-je aller chercher dans ce dangereux Avenay?

Elle arriva enfin, cette lettre tant désirée, si impatiemment attendue, qui devoit marquer mon départ. Je logeois seul alors dans le voisinage du Louvre. Délivré du souci de la dépense de ma table, je m'étois séparé de mes compagnons de ménage, n'ayant à mon service qu'une vieille femme à six francs par mois, et qu'un barbier au même prix. Ce fut à mon barbier que je confiai le soin de me trouver un courrier de la poste aux lettres, qui, dans sa carriole, voulût me porter jusqu'à Reims avec ma petite valise. Il s'en offrit un à point nommé, et je partis. De Reims à Avenay j'allai à franc étrier, et, quoiqu'on dise que l'amour a des ailes, en vérité il n'en eut pas pour moi: j'étois brisé en arrivant.

Ici, mes enfans, je jette un voile sur mes déplorables folies. Quoique ce temps soit éloigné, et que je fusse bien jeune encore, ce n'est pas dans un état d'enivrement et de délire que je veux paroître à vos yeux.

Mais ce que vous devez savoir, c'est que les perfides douceurs dont j'étois abreuvé furent mêlées des plus affreuses amertumes; que la plus séduisante des femmes étoit en même temps la plus capricieuse; que, parmi ses enchantemens, sa coquetterie inventoit à chaque instant quelque moyen nouveau d'exercer sur moi son empire; qu'à tout moment sa volonté changeoit, et qu'à tout moment il falloit que la mienne lui fût soumise; qu'elle sembloit se faire un jeu d'avoir en moi, tour à tour, presque en même temps, l'amant le plus heureux, et le plus malheureux esclave. Nous étions seuls, et elle avoit l'art de troubler notre solitude par des incidens imprévus. La mobilité de ses nerfs, la vivacité singulière des esprits qui les animoient, lui causoient des vapeurs, qui seules auraient fait mon tourment. Lorsqu'elle étoit le plus brillante d'enjouement et de santé, ses accès lui prenoient par des éclats de rire involontaires; au rire succédoient une tension dans tous ses membres, un tremblement et des mouvemens convulsifs qui se terminoient par des larmes. Ces accidens étoient plus douloureux pour moi que pour elle-même; mais ils me la rendoient plus chère et plus intéressante encore; heureux si ses caprices n'avoient pas occupé l'intervalle de ses vapeurs! Tête à tête au milieu des vignes de Champagne, quels moyens d'affliger et de tourmenter un jeune homme? C'étoit là son étude, c'étoit là son génie. Tous les jours elle imaginoit quelque nouvelle épreuve à faire sur mon âme. C'étoit comme un roman qu'elle composoit en action, et dont elle amenoit les scènes.

Les religieuses du village lui refusoient-elles l'entrée de leur jardin, c'étoit pour elle une privation odieuse et insoutenable; toute autre promenade lui étoit insipide. Il falloit, avec elle, escalader les murs du jardin défendu. Le garde venoit avec son fusil nous prier d'en sortir; elle n'en tenoit compte. Il me couchoit en joue; elle observoit ma contenance. J'allois à lui, et fièrement je lui glissois un écu dans la main, mais sans qu'elle s'en aperçût, car elle eût pris cela pour un trait de foiblesse. Enfin elle prenoit son parti d'elle-même, et nous nous retirions sans bruit, mais en bon ordre et à pas lents.

Une autre fois, elle venoit avec l'air de l'inquiétude, tenant en main la lettre, ou véritable ou supposée, d'un amant malheureux, jaloux et furieux de mon bonheur, qui menaçoit de venir se venger sur moi de ses mépris. En me communiquant cette lettre, elle regardoit si je la lirois de sang-froid, car elle n'estimoit rien tant que le courage; et, si j'avois paru troublé, j'aurois été perdu dans son esprit.

Dès que j'étois sorti d'une épreuve, elle en inventoit d'autres, et ne me laissoit pas le temps de respirer; mais, des situations par où elle me fit passer, la plus critique fut celle-ci. Son père, ayant appris qu'un jeune homme étoit avec elle, lui en avoit fait quelque reproche. Elle m'exagéra la colère où il en étoit. À l'entendre, elle étoit perdue, son père alloit venir nous chasser de chez lui; il n'y avoit, disoit-elle, qu'un seul moyen de l'apaiser, et ce moyen dépendoit de moi; mais elle eût mieux aimé mourir que de me l'indiquer: c'étoit à mon amour pour elle à me l'apprendre. Je l'entendois très bien, mais l'amour, qui près d'elle me faisoit oublier le monde, ne me faisoit pas oublier moi-même. Je l'adorois comme maîtresse, mais je n'en voulois point pour femme. J'écrivis à M. Navarre en lui faisant l'éloge de sa fille, et en lui témoignant pour elle l'estime la plus pure, la plus innocente amitié. Je n'allai pas plus loin. Le bon homme me répondit que, si j'avois sur elle des vues légitimes (comme elle apparemment le lui faisoit entendre), il n'étoit point de sacrifices qu'il ne fût disposé à faire pour notre bonheur. Je répliquai en appuyant sur l'estime, sur l'amitié, sur les louanges de sa fille; je glissai sur le reste. J'ai lieu de croire qu'elle en fut mécontente, et, soit pour se venger du refus de sa main, soit pour connoître quel seroit, dans un accès de jalousie, le caractère de mon amour, elle choisit, pour me percer le coeur, le trait le plus aigu et le plus déchirant. Dans un de ces momens où je devois la croire tout occupée de moi seul, comme j'étois occupé d'elle, le nom de mon rival, de ce rival jaloux dont elle m'avoit menacé, fut celui qu'elle prononça. J'entendis de sa bouche: Ah! mon cher Béthizy! Figurez-vous, s'il est possible, de quel transport je fus saisi: je sortis éperdu, et, à grands cris appelant ses valets, je demandai des chevaux de poste. Mais, à peine m'étois-je enfermé dans ma chambre pour me préparer à partir, elle accourut échevelée, et, frappant à ma porte avec des cris perçans et une violence effroyable, elle me força de lui ouvrir. Certes, si elle ne vouloit voir en moi qu'un malheureux hors de lui-même, elle dut triompher; mais, effrayée de l'état où elle m'avoit mis, je la vis à son tour, désolée et désespérée, se jeter à mes pieds, et me demander grâce pour une erreur dont, disoit-elle, sa langue seule étoit coupable, et à laquelle ni sa pensée ni son coeur n'avoient consenti. Que cette scène fût jouée, c'est ce qui paroît incroyable, et alors j'étois loin moi-même d'y penser; mais plus j'ai réfléchi depuis à l'inconcevable singularité de ce caractère romanesque, plus j'ai trouvé possible qu'elle eût voulu me voir dans cette situation nouvelle, et que, touchée après de la violence de ma douleur, elle eût voulu la modérer. Au moins est-il vrai que jamais je ne la vis si sensible et si belle que dans cet horrible moment. Aussi, après avoir été assez longtemps inexorable, me laissai-je à la fin persuader et fléchir; mais, peu de jours après, son père l'ayant rappelée à Bruxelles, il fallut nous quitter. Nos adieux furent des sermens de nous aimer toujours, et, avec l'espérance de la revoir bientôt, m'étant séparé d'elle, je revins à Paris.

La cause de mon évasion n'étoit plus un mystère: un poète chansonnier, l'abbé de Lattaignant, chanoine de Reims, où il étoit alors, ayant appris cette aventure, en avoit fait le sujet d'une épître à Mlle Navarre, et cette épître couroit le monde[53]. Je me trouvai donc avoir acquis la réputation d'homme à bonnes fortunes, dont je me serois bien passé, car elle me fit des jaloux, c'est-à-dire des ennemis.

Le lendemain de mon arrivée, je vis venir chez moi mes deux abbés gascons de la rue des Mathurins, et j'en reçus une semonce du sérieux le plus comique. «D'où venez-vous? me dit l'abbé Forest. Voilà une belle conduite! Vous vous échappez comme un voleur, sans dire un mot d'adieu à vos meilleurs amis! Vous vous en allez en Champagne! on vous cherche, on vous cherche en vain. Où est-il? Personne n'en sait rien; et cette femme intéressante, cette femme sensible que vous abandonnez, que vous laissez dans les alarmes, dans les pleurs, quelle barbarie! Allez, libertin que vous êtes, vous ne méritez pas l'amour qu'elle a pour vous.—Quelle est, lui demandai-je, cette Ariane en pleurs? Et de qui parlez-vous?—De qui? reprit l'abbé Debon; de cette amante désolée qui vous a cru noyé, qui vous a fait chercher jusqu'aux filets de Saint-Cloud, et qui depuis a su que vous l'avez trahie, de Mme Denis enfin.—Messieurs, leur dis-je d'un ton ferme et d'un air sérieux, Mme Denis est mon amie, et rien de plus. Elle n'a pas le droit de se plaindre de ma conduite. Je lui en ai fait mystère, ainsi qu'à vous, parce que je l'ai dû.—Oui, du mystère, reprit Forest, pour Mlle Navarre, pour une…!» Je l'interrompis. «Tout beau, Monsieur, lui dis-je; vous n'avez pas, je crois, l'intention de m'offenser, et vous m'offenseriez si vous alliez plus loin. Je ne me suis jamais permis de réprimande avec vous, je vous prie de n'en pas user avec moi.—Eh! sandis! répliqua Forest, vous en parlez bien à votre aise! vous vous en allez lestement en Champagne boire le meilleur vin du monde avec une fille charmante, et nous ici nous en payons les pots cassés. On nous accuse d'avoir été vos confidens, vos approbateurs, vos complices. Mme Denis elle-même nous voit de mauvais oeil, nous reçoit froidement; enfin, puisqu'il faut vous le dire, ajouta-t-il d'une voix pathétique, il n'y a plus de soupers chez elle: la pauvre femme est dans le deuil.—Ah! j'entends: voilà donc, lui dis-je, le grand crime de mon absence. Vraiment! je ne m'étonne plus que vous m'ayez grondé si fort. Plus de soupers! Allons, il faut les rétablir. Vous serez invités demain.» Un air de jubilation se répandit sur leur visage. «Tu crois donc, me dit l'un, qu'on va te pardonner?—Oui, dit l'autre, elle est bonne femme, et la paix sera bientôt faite.—La paix de l'amitié, leur dis-je, sera toujours facile à faire: il n'en est pas de même de celle de l'amour; et la preuve qu'il n'est pour rien dans la querelle, c'est qu'il n'en restera demain aucune trace. Adieu, je vais voir Mme Denis.»

Elle me reçut avec un peu d'humeur, et se plaignit de l'inquiétude que mon escapade lui avoit causée, comme à tous mes amis. J'essuyai ses reproches, et je confessai qu'à mon âge on n'étoit exempt ni de foiblesse, ni de folie. Quant au secret de mon voyage, il m'étoit commandé; je n'avois pas dû le trahir. «N'allez pas, Madame, ajoutai-je, en paroître offensée; on vous croiroit jalouse, et c'est un bruit qu'il faut démentir plutôt que de l'autoriser.—Le démentir! dit-elle, est-ce qu'il se répand?—Non, pas encore, lui dis-je, mais vos convives dispersés pourroient bien le faire courir. Je viens d'en voir deux ce matin qui m'ont fait la scène la plus vive, et à qui vos soupers interrompus font croire que vous êtes au désespoir.» Je lui racontai cette scène; elle en rit avec moi, et sentit qu'en effet il étoit convenable de les inviter au plus vite pour leur ôter l'idée d'une Ariane en pleurs. «Voilà, lui dis-je, ce qui s'appelle de l'amitié: facile, indulgente et paisible, rien ne l'altère, et avec elle on vit content, joyeux, de bon accord toute la vie, au lieu qu'avec l'amour…—Avec l'amour! s'écria-t-elle, que le Ciel m'en préserve! Cela n'est bon qu'en tragédie, et le comique, à moi, est le genre qui me convient. Vous, Monsieur, qui devez savoir exprimer les tourmens, les fureurs, les transports de l'amour tragique, vous avez besoin de quelqu'un qui vous en donne des leçons, et j'entends dire que pour cela vous vous êtes bien adressé. Je vous en fais mon compliment.»

Hélas! oui, je savois déjà, par ma fatale expérience, combien la passion de l'amour, même lorsqu'on le croit heureux, est encore un état pénible et violent: mais jusque-là je n'en avois connu que les peines les plus légères; il me réservoit un supplice bien plus long et bien plus cruel!

La première lettre que je reçus de Mlle Navarre fut vive et tendre. La seconde fut tendre encore, mais elle fut moins vive. La troisième se fit attendre, et ce n'étoient plus que de pâles étincelles d'un feu mourant. Je m'en plaignis, et cette plainte eut pour réponse de légères excuses. Des fêtes, des spectacles, du monde à recevoir, étoient les causes qu'on m'alléguoit de cette négligence et de cette froideur. Je devois connoître les femmes: l'amusement et la dissipation avoient pour elles tant d'attraits qu'il falloit au moins dans l'absence leur permettre de s'y livrer. Ce fut alors que commença pour moi le vrai supplice de l'amour. À trois lettres brûlantes et déchirantes, plus de réponse. Je trouvai d'abord ce silence si incompréhensible qu'après que les facteurs avoient passé et m'avoient dit ces mots accablans: Il n'y a rien pour vous, j'allois à la poste moi-même voir si quelque lettre à mon adresse n'étoit pas restée au bureau; et, après y avoir été, j'y retournois encore. Dans cette attente continuelle et tous les jours trompée, je séchois, je me consumois.

J'ai oublié de dire qu'en arrivant à Paris, en passant par le cloître Saint-Germain-l'Auxerrois, un vieux tableau de Cléopâtre m'ayant frappé de ressemblance avec Mlle Navarre, je l'avois acheté bien vite, et l'avois emporté chez moi. C'étoit ma seule consolation. Je m'enfermois seul avec ce tableau, et, lui adressant mes soupirs, je lui demandois, par pitié, un mot de lettre qui me rendît la vie. Insensé! comment cette image m'auroit-elle entendu? Celle à qui elle ressembloit ne daignoit pas m'entendre. Cet excès de rigueur et de mépris n'étoit pas naturel. Je la croyois malade ou enfermée par son père et gardée à vue comme une criminelle. Tout me sembloit possible et vraisemblable, hormis l'affreuse vérité.

Je n'avois pu si bien renfermer ma douleur que Mlle Clairon ne m'en eût fait avouer la cause; et tout ce qu'elle avoit pu imaginer pour la flatter et l'adoucir, elle l'avoit mis en usage. Un soir que nous étions dans le foyer de la Comédie, elle entendit le marquis de Brancas-Céreste[54] dire à quelqu'un qu'il arrivoit de Bruxelles. «Monsieur le marquis, lui dit-elle, puis-je vous demander si vous y avez vu Mlle Navarre?—Oui, dit-il, je l'y ai vue plus belle et plus brillante que jamais, menant enchaîné à son char le chevalier de Mirabeau, dont elle est amoureuse, et qui en est idolâtre.» J'étois présent; j'entendis sa réponse. Le coeur meurtri du coup, j'allai tomber chez moi comme une victime immolée. Ah! mes enfans! quelle folie que celle d'un jeune homme qui croit à la fidélité d'une femme déjà célèbre par ses foiblesses, et à qui l'attrait du plaisir a fait oublier la pudeur!

Celle-ci cependant, moins libertine que romanesque, parut avoir changé de moeurs dans ses amours avec le chevalier de Mirabeau; mais le roman n'en fut pas long, et il finit misérablement.

La fièvre qui m'avoit saisi le soir même où j'avois appris mon malheur me tenoit encore, lorsqu'un matin je vis entrer chez moi un beau jeune homme qui m'étoit inconnu et qui me déclina son nom: c'étoit le chevalier de Mirabeau. «Monsieur, me dit-il, je m'annonce chez vous à deux titres: d'abord, comme l'ami intime de votre ami feu le marquis de Vauvenargues, mon ancien camarade au régiment du roi. Je serois fier de mériter la place qu'il occupoit dans votre coeur, et je désire de l'obtenir. Mon autre titre ne m'est pas aussi favorable: c'est celui de votre successeur auprès de Mlle Navarre. Je lui dois rendre ce témoignage qu'elle a pour vous l'estime la plus tendre. J'ai été souvent jaloux moi-même de la manière dont elle me parloit de vous; et, à mon départ de Bruxelles, ce qu'elle m'a le plus expressément recommandé a été de venir vous voir et de vous demander votre amitié.

—Monsieur le chevalier, lui répondis-je, vous me voyez malade; je le suis de votre façon, et je ne me sens pas disposé, je l'avoue, à prendre si subitement de l'amitié pour l'homme trop aimable qui m'a fait tant de mal; mais la manière noble, loyale et franche dont vous vous annoncez, m'inspire pour vous beaucoup d'estime, et, puisque je suis sacrifié, c'est du moins pour moi une consolation de l'être à un homme comme vous. Donnez-vous la peine de vous asseoir. Nous parlerons de notre ami M. de Vauvenargues; nous parlerons aussi de Mlle Navarre, et de l'une comme de l'autre je ne vous dirai que du bien.»

Après cette conversation, qui fut longue et intéressante: «Monsieur, me dit-il, je me flatte que vous ne serez point fâché d'apprendre que Mlle Navarre m'ait communiqué vos lettres. Les voici: elles ne font pas moins l'éloge de votre coeur que de votre esprit. En vous les rendant de sa part, je suis chargé de recevoir les siennes.—Monsieur, lui demandai-je, a-t-elle eu la bonté de m'écrire deux mots pour m'autoriser à vous les remettre?—Non, me dit-il, elle a compté, ainsi que moi, que vous voudriez bien m'en croire sur ma parole.—Pardon, lui répondis-je, pour ce qui me regarde je puis donner ma confiance: je ne dispose alors que de ce qui est à moi, mais le secret d'un autre, je n'en dispose pas de même. Cependant il est un moyen de tout concilier, et vous allez être content.» Alors, tirant de mon secrétaire le paquet de lettres de Mlle Navarre: «Vous reconnoissez son écriture, et vous voyez, lui dis-je, que je ne distrais rien de ce recueil; vous lui serez témoin que ses lettres ont été brûlées.» À l'instant je les mis au feu avec les miennes, et, tandis qu'elles brûloient ensemble: «Mon devoir est rempli, ajoutai-je, mon sacrifice est consommé.» Il approuva ma délicatesse, et se retira satisfait.

La fièvre ne me quittoit pas; j'étois mélancolique; je ne voulois plus voir personne. Je sentois le besoin de respirer un air plus vif que celui du quartier du Louvre; je voulois me donner pour ma convalescence une promenade solitaire; j'allai loger dans le quartier du Luxembourg.

Ce fut là que, malade encore, dans mon lit, en l'absence du Savoyard qui me servoit, j'entendis un matin quelqu'un entrer chez moi. «Qui est là?» On ne me répond point; mais on entr'ouvre les rideaux de mon alcôve, et, dans l'obscurité, je me sens embrasser par une femme dont le visage, appuyé sur le mien, me baignoit de larmes. «Qui êtes-vous?» demandai-je encore. Et, sans me répondre, on redouble d'embrassemens, de soupirs et de pleurs. Enfin on se lève, et je vois Mlle Navarre, en déshabillé du matin, plus belle que jamais dans sa douleur et dans ses larmes. «C'est vous, Mademoiselle! m'écriai-je. Hélas! qui vous amène? Voulez-vous me faire mourir?» En disant ces mots, j'aperçus derrière elle le chevalier de Mirabeau, immobile et muet. Je crus être dans le délire; mais elle, se tournant vers lui d'un air tragique: «Voyez, Monsieur, lui dit-elle, voyez qui je vous sacrifie: l'amant le plus passionné, le plus fidèle, le plus tendre, et le meilleur ami que j'eusse au monde; voyez en quel état mon amour pour vous l'a réduit, et combien vous seriez coupable si vous vous rendiez jamais indigne d'un tel sacrifice.» Le chevalier étoit pétrifié d'étonnement et d'admiration. «Êtes-vous en état de vous lever? me demanda-t-elle.—Oui, lui dis-je.—Eh bien! levez-vous et donnez-nous à déjeuner: car nous voulons que vous soyez notre conseil, et nous avons à vous communiquer des choses de grande importance.»

Je me lève, et, mon Savoyard étant arrivé, je leur fais apporter du café au lait. Dès que nous fûmes seuls: «Mon ami, me dit-elle, monsieur le chevalier et moi nous allons consacrer nos amours au pied des autels, nous marier, non pas en France, où nous aurions bien des difficultés à vaincre, mais en Hollande, où nous serons libres. Le maréchal de Saxe est furieux de jalousie. Voici la lettre qu'il m'a écrite. Il y traite légèrement monsieur le chevalier; mais il lui en fera raison.» Je lui représentai qu'un rival jaloux n'étoit pas obligé d'être juste envers son rival, et qu'il ne seroit guère ni prudent ni possible de s'attaquer au maréchal de Saxe. «Qu'appelez-vous s'attaquer? reprit-elle; en duel, l'épée à la main? Ce n'est point cela; je ne me suis pas fait entendre. Monsieur le chevalier, après son mariage, s'en va demander du service à quelque puissance étrangère: il est connu, il peut choisir. Avec son nom, sa valeur, ses talens et cette figure, il fera un chemin rapide; incessamment on le verra à la tête des armées, et c'est dans un champ de bataille qu'il se mesurera avec le maréchal.—Fort bien, Mademoiselle, m'écriai-je, voilà ce que j'approuve, et je vous reconnois l'un et l'autre dans un projet si généreux.» Je les vis en effet aussi fiers, et aussi contens de leur résolution que si elle avoit dû s'exécuter le lendemain. Dans la suite j'appris qu'après s'être mariés en Hollande, ils avoient passé à Avignon; que le frère du chevalier, le soi-disant «ami des hommes», et l'ennemi de son frère, avoit eu le crédit de le faire poursuivre jusque dans les États du pape; qu'au moment où les sbires, par ordre du vice-légat, venoient pour l'arrêter, sa femme étoit en couche, et qu'en les voyant entrer chez elle, la frayeur qui l'avoit saisie avoit causé en elle une révolution qui lui avoit donné la mort.

Je lui donnai des larmes, et, depuis, cet «ami des hommes», que j'ai connu pour un hypocrite de moeurs et pour un intrigant de cour, haineux, orgueilleux et méchant, a été ma bête d'aversion.

Je ne puis exprimer le changement presque subit qui s'étoit fait en moi lorsque j'avois appris que le chevalier de Mirabeau aimoit assez Mlle Navarre pour en faire sa femme. Guéri de mon amour, et surtout de ma jalousie, je trouvai juste la préférence qu'elle lui avoit donnée, et, loin d'en être humilié, je m'applaudis de lui avoir cédé. Par là je reconnus combien le sentiment de l'amour-propre et de la vanité blessée entroit dans les dépits et dans les chagrins de l'amour.

Cependant il me restoit au fond du coeur un malaise, une inquiétude, un ennui qui me dominoit. Ce tableau de Cléopâtre, que j'avois encore devant les yeux, avoit perdu sa ressemblance; il ne me touchoit plus, mais il m'importunoit, et je m'en délivrai. Ce qui redoubloit ma tristesse, c'étoit la perte de mon talent. Parmi les délices et les tourmens d'Avenay, j'avois eu des heures de verve à donner au travail: Mlle Navarre m'y excitoit elle-même. Les jours d'orage, comme elle avoit peur du tonnerre, il falloit ou dîner ou souper dans ses caves (qui étoient celles du maréchal), et, au milieu de cinquante mille bouteilles de vin de Champagne, il étoit difficile de ne pas s'échauffer la tête. Il est bien vrai que ces jours-là mes vers étoient fumeux; mais la réflexion dissipoit ces vapeurs. À mesure que j'avancois, je lui lisois mes nouvelles scènes. Pour les juger, elle alloit s'asseoir sur ce qu'elle appeloit son trône: c'étoit, au haut des vignes, un monticule de gazon entouré de quelques broussailles; et il falloit voir dans ses lettres la description de ce trône qui nous attendoit, disoit-elle: celui d'Armide n'avoit rien de plus enchanteur. C'étoit là qu'à ses pieds je lui lisois mes vers; et, lorsqu'elle les approuvoit, je les croyois les plus beaux du monde; mais, quand le charme fut rompu, et que je me vis seul au monde, au lieu des fleurs dont les sentiers de l'art étoient semés pour moi, je n'y trouvai que des épines. Le génie qui m'inspiroit m'abandonna; mon esprit et mon âme tombèrent languissans comme les voiles d'un navire auquel tout, à coup manque le vent qui les enfloit.

Mlle Clairon, qui voyoit la langueur où j'étois tombé, s'empressa d'y apporter remède. «Mon ami, me dit-elle, votre coeur a besoin d'aimer, et l'ennui n'en est que le vide; il faut l'occuper, le remplir. N'y a-t-il donc qu'une femme au monde qui puisse être aimable à vos yeux?—Je n'en connois, lui dis-je, qu'une seule qui pût me consoler, si elle le vouloit bien; mais seroit-elle assez généreuse pour le vouloir?—C'est ce qu'il faut savoir, reprit-elle avec un sourire. Est-elle de ma connoissance? je vous aiderai si je puis.—Oui, vous la connoissez, et vous pouvez beaucoup sur elle.—Eh bien! nommez-la-moi, je parlerai pour vous. Je lui dirai que vous aimez de bon coeur et de bonne foi; que vous êtes capable de fidélité, de constance, et qu'elle est sûre d'être heureuse en vous aimant.—Vous croyez donc tout cela de moi?—Oui, j'en suis très persuadée.—Ayez donc la bonté de vous le dire.—À moi, mon ami?—À vous-même.—Ah! s'il dépend de moi, vous serez consolé, et j'en serai bien glorieuse.»

Ainsi se forma cette nouvelle liaison, qui, comme on peut bien le prévoir, ne fut pas de longue durée, mais qui eut pour moi l'avantage de me ranimer au travail. Jamais l'amour et l'amour de la gloire ne furent mieux d'accord qu'ils l'étoient dans mon coeur.

Denys fut remis au théâtre; il eut, à la reprise, même succès que dans la nouveauté. Le rôle d'Arétie se ressentit du surcroît d'intérêt qu'y prenoit celle à qui rien n'étoit plus cher que ma gloire. Elle y fut plus sublime, plus ravissante que jamais. Eh! qu'on s'imagine avec quel plaisir alloient souper ensemble l'actrice et l'auteur applaudis!

Mon enthousiasme pour le talent de Mlle Clairon étoit un sentiment trop vif en moi, trop exalté, pour qu'il me soit possible de démêler, dans ma passion pour elle, ce qui n'étoit que de l'amour; mais, indépendamment des charmes de l'actrice, elle étoit encore à mes yeux une amante très désirable par une jeunesse brillante de vivacité, d'enjouement et de tous les attraits d'un naturel aimable, sans mélange d'aucun caprice, et avec le désir unique et les soins les plus délicats de rendre son amant heureux. Tant qu'elle aimoit, personne n'aimoit plus tendrement, plus passionnément qu'elle, ni de meilleure foi. Sûr d'elle comme de moi-même, la tête libre et l'âme en paix, je donnois au travail une partie du jour, et l'autre lui étoit réservée. Charmante je l'avois quittée; la même, et plus charmante encore, j'allois la retrouver. Quel dommage qu'un caractère si séduisant fût si léger, et qu'avec tant de sincérité, de fidélité même dans ses amours, elle n'eût pas plus de constance!

Elle avoit une amie chez qui nous soupions quelquefois. Un jour elle me dit: «N'y venez pas ce soir; vous y seriez mal à votre aise: le bailli de Fleury doit y souper, et il me ramène.—J'en suis connu, lui répondis-je naïvement, il voudra bien me ramener aussi.—Non, me dit-elle, il n'aura qu'un vis-à-vis.» Ce mot fut un trait de lumière. Et comme elle m'en vit frappé: «Eh bien! mon ami, reprit-elle, c'est une fantaisie, il faut me la passer.—Est-il bien vrai? lui demandai-je, parlez-vous sérieusement?—Oui, je suis folle quelquefois; mais je ne serai jamais fausse.—Je vous en sais bon gré, lui dis-je, et je cède la place à monsieur le bailli.» Pour cette fois je me sentis du courage et de la raison; et ce qui m'arriva le lendemain m'apprit combien un sentiment honnête est plus analogue et plus doux à mon coeur qu'un goût frivole et passager.

Un avocat de mon pays, Rigal, vint me voir, et me dit: «Mlle B*** vous a promis de ne jamais se marier sans le consentement de votre mère. Votre mère n'est plus; Mlle B*** n'en est pas moins fidèle à sa parole: il se présente pour elle un parti convenable; elle n'en veut accepter aucun sans votre propre consentement.» À ces mots, je sentis renaître en moi non pas l'amour que j'avois eu pour elle, mais une inclination si douce, si vive et si tendre que je n'y aurois point résisté si ma fortune et mon état avoient eu quelque consistance. «Hélas! dis-je à Rigal, que ne suis-je en situation de m'opposer à l'engagement qu'on propose à ma chère B***! mais malheureusement le sort que j'aurois à lui offrir est trop vague et trop incertain. Mon avenir court des hasards d'où le sien ne doit pas dépendre. Elle mérite un bonheur solide; et je ne puis que porter envie à celui qui est en état de le lui assurer.»

Quelques jours après je reçus de Mlle Clairon un billet conçu en ces mots: «Votre amitié m'est nécessaire dans ce moment. Je vous connois trop bien pour n'y pas compter. Venez me voir, je vous attends.» Je me rendis chez elle. Il y avoit du monde. «J'ai à vous parler», me dit-elle en me voyant. Je la suivis dans son cabinet. «Vous me marquez, Mademoiselle, que mon amitié peut, lui dis-je, vous être bonne à quelque chose. Je viens savoir à quoi, et vous assurer de mon zèle.—Ce n'est ni votre zèle ni votre amitié seule que je réclame, me dit-elle, c'est votre amour; il faut que vous me le rendiez.» Alors, avec une ingénuité qui, pour tout autre que moi, auroit été plaisante, elle me dit combien cette poupée, le bailli de Fleury, avoit peu mérité que j'en fusse jaloux. Après cet humble aveu, tout ce qu'une friponne aimable peut avoir de plus séduisant, elle l'employa, mais en vain, pour regagner un coeur où la réflexion avoit éteint l'amour.

«Vous ne m'avez pas trompé, lui dis-je; et, aussi sincère que vous, je me fais un devoir de ne pas vous tromper. Nous sommes faits pour être amis, nous le serons toute la vie, si vous le voulez bien; mais nous ne serons plus amans.» J'abrège un dialogue dont ce fut là pour moi la conclusion invariable. En la laissant triste et confuse, je sentis cependant que j'étois un peu trop vengé.

Aristomène étoit achevé, je le lus aux comédiens. Mlle Clairon assista à cette lecture avec une dignité froide. On nous savoit brouillés: je n'en fus que plus applaudi. C'étoit un problème parmi les comédiens si je lui donnerois le rôle de la femme d'Aristomène. Elle en fut inquiète, surtout lorsqu'elle apprit que les autres rôles étoient distribués. Elle reçut le sien, et, un quart d'heure après, elle arriva chez moi avec une de ses amies. «Tenez, Monsieur, me dit-elle (en entrant de l'air dont elle entroit sur le théâtre, et en jetant sur ma table le cahier qu'on lui avoit remis), je ne veux point du rôle sans l'auteur, car l'un m'appartient comme l'autre.—Ma chère amie, lui dis-je en l'embrassant, à ce titre je suis à vous: n'en demandez pas davantage. Un autre sentiment nous rendrait malheureux.—Il a raison, dit-elle à sa compagne: ma mauvaise tête feroit son tourment et le mien. Venez donc, mon ami, venez dîner chez votre bonne amie.» Dès ce moment l'intimité la plus parfaite s'établit entre nous; elle a duré trente ans la même; et, quoique éloignés l'un de l'autre par mon nouveau genre de vie, rien n'a changé le fond de nos sentimens mutuels.

À propos de cette amitié libre et sûre qui régnoit entre nous, je me rappelle un trait qui ne me doit point échapper.

Mlle Clairon n'étoit ni riche, ni économe; souvent elle manquoit d'argent. Un jour elle me dit: «J'ai besoin de douze louis. Les avez-vous?—Non, je ne les ai pas.—Tâchez de me les procurer, et apportez-les-moi ce soir dans ma loge, à la Comédie.» Aussitôt je me mets en course. Je connoissois bien des gens riches, mais je ne voulois point m'adresser à ceux-là. J'allai à mes abbés gascons et à quelques autres de cette classe: je les trouvai à sec. J'arrivai triste dans la loge de Mlle Clairon. Elle étoit tête à tête avec le duc de Duras. «Vous venez bien tard, me dit-elle.—Je viens, lui dis-je, d'être en quête de quelque argent qui m'est dû; mais j'ai perdu mes pas.» Cela dit, et bien entendu, j'allai prendre place dans l'amphithéâtre, lorsque, du bout du corridor, je m'entendis appeler par mon nom. Je me tourne, et je vois le duc de Duras qui vient à moi et qui me dit: «Je viens de vous entendre dire que vous avez besoin d'argent; combien vous faut-il?» À ces mots il tira sa bourse. Je le remerciai en disant que je n'en étois point pressé. «Ce n'est pas là répondre, insista-t-il; quel est l'argent que vous deviez toucher?—Douze louis, lui dis-je enfin.—Les voilà, me dit-il, mais à condition que, toutes les fois que vous en manquerez, vous vous adresserez à moi.» Et lorsque je les lui rendis et le pressai de les reprendre: «Vous le voulez absolument? me dit-il, je les reprends donc; mais souvenez-vous que cette bourse où je les remets est la vôtre.» Je n'usai point de ce crédit; mais depuis ce moment il n'est point de bontés qu'il ne m'ait témoignées. Nous nous sommes trouvés ensemble à l'Académie françoise, et, dans toutes les occasions, j'ai eu lieu de me louer de lui. Il avoit de la joie à saisir les momens de me rendre de bons offices. Quand je dînois chez lui, il me donnoit toujours de son meilleur vin de Champagne, et, dans les accès de sa goutte, il témoignoit encore du plaisir à me voir. On le disoit léger; assurément il ne le fut jamais pour moi. Revenons à Aristomène.

Voltaire alors étoit à Paris. Il avoit eu envie de connoître ma pièce avant qu'elle fût achevée, et je lui en avois lu quatre actes dont il avoit été content. Mais l'acte qui me restoit à faire lui donnoit de l'inquiétude; et ce n'étoit pas sans raison. Dans les quatre actes qu'il avoit entendus, l'action paroissoit complète et suivie d'un bout à l'autre. «Quoi! me dit-il après la lecture, prétendez-vous, dès votre seconde tragédie, vous affranchir de la règle commune? Lorsque j'ai fait la Mort de César en trois actes, c'étoit pour un collège, et j'avois pour excuse la contrainte où j'étois de n'y introduire que des hommes; mais vous, au grand théâtre, et dans un sujet où rien ne vous aura gêné, donner une pièce tronquée, et en quatre actes, forme bizarre dont vous n'avez aucun exemple! c'est à votre âge une licence malheureuse que je ne saurois vous passer.—Aussi, lui dis-je, n'ai-je pas dessein de la prendre, cette licence. Ma pièce est en cinq actes dans ma tête, et j'espère bien les remplir.—Et comment? me demanda-t-il: je viens d'entendre le dernier acte; tous les autres se suivent, et vous ne pensez pas sans doute à prendre l'action de plus haut?—Non, répondis-je, l'action commencera et finira comme vous l'avez vu; le reste est mon secret. Ce que je médite est peut-être une folie; mais, quelque périlleux que soit le pas, il faut que je le passe; et, si vous m'en ôtiez le courage, tout mon travail seroit perdu.—Allons, mon enfant, me dit-il, faites, osez, risquez; c'est toujours un bon signe. Il y a dans ce métier, comme dans celui de la guerre, des témérités heureuses; et c'est bien souvent du milieu des difficultés les plus désespérantes que naissent les grandes beautés.»

Le jour de la première représentation[55] il voulut se placer derrière moi dans ma loge; et je lui dois ce témoignage qu'il étoit presque aussi ému et aussi tremblant que moi-même. «À présent, me dit-il avant qu'on ne levât la toile, apprenez-moi d'où vous avez tiré l'acte qui vous manquoit.» Je lui rappelai qu'à la fin du second acte il étoit dit que la femme et le fils d'Aristomène alloient être jugés, et qu'au commencement du troisième on apprenoit qu'ils avoient été condamnés. «Eh bien! lui dis-je, ce jugement que j'avois supposé se passer dans l'entr'acte, je l'ai mis sur la scène.—Quoi! la Tournelle sur le théâtre! s'écria-t-il; vous me faites trembler.—Oui, lui dis-je, c'est un écueil, mais il étoit inévitable; c'est à Clairon de me sauver.»

Aristomène eut au moins autant de succès que Denys. Voltaire, à chaque applaudissement, me serroit dans ses bras; mais, ce qui l'étonna et le fit tressaillir de joie, ce fut l'effet du troisième acte. Lorsqu'il vit Léonide chargée de fers, en criminelle, paroître au milieu de ses juges, et, avec son grand caractère, les dominer, s'emparer de la scène et de l'âme des spectateurs, tourner sa défense en accusation, et, discernant parmi les sénateurs les vertueux amis d'Aristomène de ses perfides ennemis, attaquer, accabler ceux-ci de la conviction de leur scélératesse, au bruit de l'applaudissement qu'elle enleva: «Bravo, Clairon! s'écria Voltaire, macle animo, generose puer!»

Certainement personne ne sent mieux que moi combien, du côté du talent, j'étois peu digne de lui faire envie; mais le succès étoit assez grand pour qu'il en fût jaloux, s'il avoit eu cette foiblesse. Non, Voltaire avoit trop le sentiment de sa supériorité pour craindre des talens vulgaires. Peut-être qu'un nouveau Corneille ou qu'un nouveau Racine lui auroit fait du chagrin; mais il n'étoit pas aussi facile qu'on le croyoit d'inquiéter l'auteur de Zaïre, d'Alzire, de Mérope et de Mahomet.

À cette première représentation d'Aristomène, je fus encore obligé de me montrer sur le théâtre; mais, aux représentations suivantes, mes amis me donnèrent le courage de me dérober aux acclamations du public.

Un accident interrompit mon succès et troubla ma joie. Roselly, cet acteur dont j'ai déjà parlé[56], jouoit le rôle d'Arcire, ami d'Aristomène, et le jouoit avec autant de chaleur que d'intelligence. Il n'étoit ni beau ni bien fait; il avoit même dans la prononciation un grasseyement très sensible; mais il faisoit oublier ses défauts par la décence de son action, et par une expression pleine d'esprit et d'âme. Je lui attribuois le succès du dénouement de ma tragédie; et, en effet, voici comment il l'avoit décidé. Lorsque, dans la dernière scène, en parlant du décret par lequel le sénat avoit mis le comble à ses atrocités, il dit:

Théonis le défend et s'en nomme l'auteur,

il s'aperçut que le public se soulevoit d'indignation; et aussitôt, s'avançant au bord du théâtre, avec l'action la plus vive il cria au parterre, comme pour l'apaiser:

Je m'élance, et lui plonge un poignard dans le coeur.

À l'attitude, au geste qui accompagna ces mots, on crut voir Théonis frappé, et ce fut dans toute la salle un transport de joie éclatant.

Or, après la sixième représentation de ma pièce, et dans la plus grande chaleur du succès, on vint m'annoncer que Roselly étoit attaqué d'une fluxion de poitrine; et, pour le remplacer dans son rôle, on me proposoit un acteur incapable de le jouer. C'étoit pour moi un très grand préjudice que d'interrompre cette affluence du public; mais c'eût été un plus grand mal encore que de dégrader mon ouvrage. Je demandai que les représentations en fussent suspendues jusqu'au rétablissement de la santé de Roselly, et ce ne fut que l'hiver suivant qu'Aristomène fut remis au théâtre.

À la première représentation de cette reprise, l'émotion du public fut si vive qu'il demanda encore l'auteur. Je refusai de paroître sur le théâtre; mais j'étois au fond d'une loge. Quelqu'un m'y aperçut du parterre et cria: «Le voilà!» La loge étoit vers l'amphithéâtre; tout le parterre fit volte-face; il fallut m'avancer, et, par une humble salutation, répondre à cette nouvelle faveur.

L'homme qui, du fond de sa loge, m'avoit pris dans ses bras pour me présenter au public, va occuper dans ces Mémoires une place considérable, par le mal qu'il me fit en me voulant du bien, et par les attrayantes et nuisibles douceurs qu'eut pour moi sa société. C'étoit M. de La Popelinière[57]. Dès le succès de Denys le Tyran, il m'avoit attiré chez lui. Mais, à l'époque dont je parle, le courage qu'il eut de m'offrir pour retraite sa maison de campagne, au risque de déplaire à l'homme tout-puissant que j'avois offensé, m'attacha fortement à un hôte si généreux. Le péril d'où il me tiroit avoit pour cause une de ces aventures de jeunesse où m'engageoit mon imprudence, et qui apprendront à mes enfans à être plus sages que moi.

LIVRE IV

Tandis que je logeois encore dans le quartier du Luxembourg, une ancienne actrice de l'Opéra-Comique, la Darimat, amie de Mlle Clairon, et mariée avec Durancy, acteur comique dans une troupe de province, étant accouchée à Paris, avoit obtenu de mon actrice qu'elle fût marraine de son enfant, et moi j'avois été pris pour parrain[58]. De ce baptême il arriva que ma commère Durancy, qui, chez Mlle Clairon, m'entendoit quelquefois parler sur l'art de la déclamation, me dit un jour: «Mon compère, voulez-vous que je vous donne une jeune et jolie actrice à former? Elle aspire à débuter dans le tragique, et elle vaut la peine que vous lui donniez des leçons. C'est Mlle Verrière, l'une des protégées du maréchal de Saxe[59]. Elle est votre voisine; elle est sage, elle vit fort décemment avec sa mère et avec sa soeur. Le maréchal, comme vous savez, est allé voir le roi de Prusse, et nous voulons, à son retour, lui donner le plaisir de trouver sa pupille au théâtre jouant Zaïre et Iphigénie mieux que Mlle Gaussin. Si vous voulez vous charger de l'instruire, demain je vous installerai; nous dînerons chez elle ensemble.»

Mon aventure avec Mlle Navarre ne m'avoit point aliéné le maréchal de Saxe; il m'avoit même témoigné de la bienveillance; et, avant qu'Aristomène fût mis au théâtre, il m'avoit fait prier d'aller lui en faire la lecture. Cette lecture tête à tête l'avoit intéressé: le rôle d'Aristomène l'avoit ému. Il trouva celui de Léonide théâtral. «Mais, corbleu! me dit-il, c'est une fort mauvaise tête que cette femme-là! je n'en voudrois pas pour rien.» Ce fut là sa seule critique. Du reste, il fut content, et me le témoigna avec cette franchise noble et cavalière qui sentoit en lui son héros.

Je fus donc enchanté d'avoir une occasion de faire quelque chose qui lui fût agréable, et très innocemment, mais très imprudemment, j'acceptai la proposition.

La protégée du maréchal étoit l'une de ses maîtresses; elle lui avoit été donnée à l'âge de dix-sept ans. Il en avoit eu une fille, reconnue et mariée depuis sous le nom d'Aurore de Saxe. Il lui avoit fait, à la naissance de cette enfant, une rente de cent louis; il lui donnoit de plus, par an, cinq cents louis pour sa dépense. Il l'aimoit de bonne amitié; mais, quant à ses plaisirs, elle n'y étoit plus admise. La douceur, l'ingénuité, la timidité de son caractère, n'avoient plus rien d'assez piquant pour lui. On sait qu'avec beaucoup de noblesse et de fierté dans l'âme, le maréchal de Saxe avoit les moeurs grivoises. Par goût autant que par système, il vouloit de la joie dans ses armées, disant que les François n'alloient jamais si bien que lorsqu'on les menoit gaiement, et que ce qu'ils craignoient le plus à la guerre, c'étoit l'ennui. Il avoit toujours dans ses camps un Opéra-Comique. C'étoit à ce spectacle qu'il donnoit l'ordre des batailles; et, ces jours-là, entre les deux pièces, la principale actrice annonçoit ainsi: «Messieurs; demain relâche au théâtre, à cause de la bataille que donnera monsieur le maréchal; après-demain, le Coq du village, les Amours grivois, etc.»

Deux actrices de ce théâtre, Chantilly et Beauménard[60], étoient ses deux maîtresses favorites; et leur rivalité, leur jalousie, leurs caprices, lui donnoient, disoit-il, plus de tourmens que les hussards de la reine de Hongrie. J'ai lu ces mots dans l'une de ses lettres. C'étoit pour elles que Mlle Navarre avoit été négligée. Il trouvoit en elle trop de hauteur et pas assez de complaisance et d'abandon. Mlle Verrière, avec infiniment moins d'artifice, n'avoit pas même l'ambition de le disputer à ses rivales; elle sembloit se reposer sur sa beauté du soin de plaire, sans y contribuer d'ailleurs que par l'égalité d'un caractère aimable et par son indolence à se laisser aimer.

Les premières scènes que nous répétâmes ensemble furent celles de Zaïre avec Orosmane. Sa figure, sa voix, la sensibilité de son regard, son air de candeur et de modestie, s'accordoient parfaitement avec son rôle, et dans le mien je ne mis que trop de véhémence et de chaleur. Dès notre seconde leçon, ces mots: Zaïre, vous pleurez! furent l'écueil de ma sagesse.

La docilité de mon écolière me rendit assidu; cette assiduité fut malignement expliquée. Le maréchal, qui étoit alors en Prusse, instruit de notre intelligence, en prit une colère peu digne d'un aussi grand homme. Les cinquante louis que Mlle Verrière touchoit par mois lui furent supprimés, et il annonça que de sa vie il ne reverroit ni la mère ni son enfant. Il tint parole, et ce ne fut qu'après sa mort, et un peu par mon entremise, qu'Aurore fut reconnue et élevée dans un couvent comme fille de ce héros.

Le délaissement où tomboit ma Zaïre nous accabla tous les deux de douleur. Il me restoit quarante louis du produit de ma nouvelle tragédie; je la priai de les accepter. Cependant Mlle Clairon et tous nos amis nous conseillèrent de cesser de nous voir, au moins pour quelque temps. Il nous en coûta bien des larmes, mais nous suivîmes ce conseil.

Le maréchal revint. J'entendois dire de tous côtés qu'il étoit furieux contre moi. J'ai su depuis par le maréchal de Loewendal, et par deux autres de ses amis, Sourdis et Flavacourt, qu'ils avoient eu bien de la peine à retenir les mouvemens de sa colère. Il alloit disant dans le monde, à la cour, et au roi lui-même, que ce petit insolent de poète lui prenoit toutes ses maîtresses (je n'avois cependant que celles qu'il abandonnoit). Il montroit un billet de moi qu'un perfide laquais avoit volé à celle-ci. Heureusement dans ce billet, à propos de la tragédie de Cléopâtre, à laquelle je travaillois, il étoit dit qu'Antoine étoit un héros en amour comme en guerre. «Et cet Antoine, disoit le maréchal, vous entendez bien qui il est.» Cette allusion, à laquelle je n'avois point pensé, en le flattant, le calmoit un peu.

Cependant j'étois dans des transes d'autant plus cruelles que j'étois résolu, au péril de ma vie, de me venger de lui s'il m'eût fait insulter. Dans cette situation, l'une des plus pénibles où je me sois trouvé, M. de La Popelinière me proposa de me retirer chez lui à la campagne, et, d'un autre côté, le prince de Turenne me soulagea du chagrin où j'étois de laisser ma Zaïre dans l'infortune.

Ce prince, me trouvant un soir dans le foyer de la Comédie-Françoise, vint à moi et me dit: «Vous êtes cause que le maréchal de Saxe a quitté Mlle Verrière; voulez-vous me donner votre parole de ne plus la voir? son malheur sera réparé.» Ceci m'expliqua le mystère du rendez-vous qu'elle m'avoit donné la veille dans le bois de Boulogne, et des pleurs qu'elle avoit versés en me disant adieu. «Oui, mon prince, je vous la donne, lui répondis-je, cette parole que vous me demandez. Que Mlle Verrière soit heureuse avec vous; je consens à ne plus la voir.» Il la prit, et je fus fidèle à ma promesse.

Retiré, presque solitaire, dans cette maison de campagne, bien différente alors et de ce qu'elle avoit été et de ce qu'elle fut depuis, j'eus tout le temps de me livrer à mes réflexions sur moi-même. Je tournai les yeux vers l'abîme au bord duquel je venois de passer. Le héros de Fontenoy, l'idole des armées et de la France entière, l'homme devant qui la plus haute noblesse du royaume étoit dans le respect, et que le roi lui-même accueilloit avec toutes les distinctions qui peuvent flatter un grand homme, étoit celui à qui j'avois manqué, sans avoir même pour excuse l'égarement d'un fol amour. Cette fille imprudente et foible ne m'avoit point dissimulé qu'elle tenoit à lui par ses bienfaits, et comme au père de son enfant. J'étois si bien instruit et si persuadé du risque épouvantable que nous courions ensemble que, lorsqu'à des heures indues je me glissois chez elle, ce n'étoit jamais qu'en tremblant. Je la trouvois, je la laissois encore plus tremblante elle-même. Il n'étoit point déplaisir qui n'eût été trop chèrement payé par nos frayeurs d'être surpris et dénoncés; et si le maréchal, instruit de ma témérité, dédaignant de m'ôter la vie, m'eût fait seulement insulter par un de ses valets, je n'opposois à cette crainte qu'une résolution à laquelle je ne puis penser sans frémir. Ah! frémissez comme moi, mes enfans, des dangers que m'a fait courir une trop ardente jeunesse, pour une liaison fortuite et passagère, sans autre cause que l'attrait du plaisir et de l'occasion. J'ai cru devoir vous marquer l'écueil pour vous préserver du naufrage.

Peu de temps après le maréchal mourut. Il avoit fini par se montrer magnanime envers moi, comme le lion de la fable envers le souriceau. À la première représentation de Cléopâtre, s'étant trouvé dans le corridor face à face avec moi, en sortant de sa loge (rencontre qui me fit pâlir), il avoit eu la bonté de me dire ces mots d'approbation: «Fort bien, Monsieur, fort bien!» Je regrettai sincèrement en lui le défenseur de ma patrie et l'homme généreux qui m'avoit pardonné; et, pour honorer sa mémoire autant qu'il étoit en moi, je fis ainsi son épitaphe:

     À Courtray Fabius, Annibal à Bruxelles,
     Sur la Meuse Condé, Turenne sur le Rhin,
     Au léopard farouche il imposa le frein.
     Et de l'aigle rapide il abattit les ailes.

La retraite où je me sauvois des tentations de Paris m'en offrit bientôt de nouvelles; mais dans ce moment-là elle ne me donnoit que de sérieuses leçons de moeurs. Pour faire connoître la cause de la tristesse silencieuse et sombre qui régnoit alors dans un lieu qui avoit été le séjour des plaisirs, il faut que je revienne un peu sur le passé, et que je dise comment s'étoit formé et détruit cet enchantement.

M. de La Popelinière n'étoit pas le plus riche financier de son temps, mais il en étoit le plus fastueux. D'abord il avoit pris pour maîtresse, et depuis pour femme, la fille d'une comédienne[61]. Son intention n'avoit pas été de se marier avec elle, mais elle avoit su l'y obliger; voici par quel moyen. La fameuse de Tencin, après avoir élevé son frère à la dignité de cardinal, et l'avoir introduit dans le conseil d'État, avoit par lui un crédit obscur, mais puissant, auprès du vieux cardinal de Fleury. Mlle Dancourt se fit présenter à elle, et, en jeune innocente qui avoit été séduite, elle se plaignit que M. de La Popelinière, après l'avoir flattée de l'espérance d'être sa femme, ne pensoit plus à l'épouser. «Il vous épousera, et j'en fais mon affaire, dit Mme de Tencin. Cachez-lui que vous m'ayez vue, et dissimulez avec lui.»

Le moment critique du renouvellement du bail des fermes approchoit, et, parmi les anciens fermiers généraux, c'étoit à qui seroit conservé sur la liste. On fit entendre au cardinal de Fleury que c'étoit le moment de faire cesser un scandale qui affligeoit tous les gens de bien. On lui représenta Mlle Dancourt comme une victime intéressante de la séduction, et La Popelinière comme un de ces hommes qui se jouent de l'innocence après avoir surpris sa foiblesse et sa bonne foi.

Ce n'étoit pas encore parmi les financiers un luxe autorisé que celui des maîtresses publiquement entretenues, et le cardinal se piquoit de maintenir les bonnes moeurs. Lors donc que La Popelinière alla solliciter ses bontés pour le nouveau bail, le cardinal lui demanda ce que c'étoit que Mlle Dancourt. «C'est une jeune personne dont j'ai pris soin», lui répondit La Popelinière; et il lui fit l'éloge de son esprit, de ses talens et de sa bonne éducation. «Je suis bien aise, reprit le cardinal, de tout le bien que vous m'en dites. Tout le monde en parle de même, et l'intention du roi est de donner votre place à celui qui l'épousera. Il est bien juste au moins qu'après l'avoir séduite vous lui laissiez pour dot l'état qu'elle avoit droit d'attendre de vous-même, et que vous lui aviez promis.» La Popelinière voulut se défendre d'avoir pris cet engagement. «Vous l'avez abusée, insista le ministre, et sans vous elle auroit encore son innocence. Il faut réparer ce tort-là: c'est le conseil que je vous donne, et ne tardez pas à le suivre, sans quoi je ne puis rien pour vous.» Perdre sa place ou épouser, l'alternative étoit pressante. La Popelinière prit le parti le moins fâcheux; mais à sa résolution forcée il voulut donner l'apparence d'une volonté libre, et le lendemain, au réveil de Mlle Dancourt: «Levez-vous, lui dit-il, et, avec votre mère, venez où je vais vous conduire.» Elle obéit. Ce fut chez son notaire qu'il les mena. «Écoutez, leur dit-il, la lecture de l'acte que nous allons signer.» C'étoit le contrat de mariage. Le coup de théâtre parut produire son effet: la fille eut l'air de se pâmer, la mère embrassa les genoux de celui qui mettoit le comble à ses bontés et à leurs voeux. Il jouit pleinement de leur feinte reconnoissance; et, tant qu'il fut dans l'illusion d'un époux qui se croit aimé, il vit sa maison embellie par les enchantemens de sa brillante épouse. Le plus grand monde étoit de ses soupers et de ses fêtes; mais bientôt les inquiétudes et les soupçons jaloux troublèrent son repos. Sa femme avoit pris son essor. Portée dans un tourbillon où il ne pouvoit pas la suivre, on lui donnoit à elle des soupers dont il n'étoit pas, et, par des lettres anonymes, on se faisoit un plaisir malin de l'avertir qu'il étoit la fable et le jouet de cette cour brillante que sa femme tenoit chez lui.

C'étoit dans ce temps-là qu'il m'y avoit attiré; mais je ne fus d'abord que de sa société particulière. Là, je trouvai le célèbre Rameau; La Tour, le plus habile peintre en pastel que nous ayons eu; Vaucanson, ce merveilleux mécanicien; Carle Van Loo, ce grand dessinateur et ce grand coloriste; et sa femme[62], qui, la première, avec sa voix de rossignol, nous avoit fait connoître les chants de l'Italie.

Mme de La Popelinière me marquoit de la bienveillance. Elle voulut entendre la lecture d'Aristomène, et, de tous les critiques dont j'avois pris conseil, ce fut à mon gré le meilleur. Après avoir entendu ma pièce, elle en fit l'analyse avec une clarté, une précision surprenante, me retraça de scène en scène le cours de l'action, remarqua les endroits qui lui avoient paru beaux, comme ceux qu'elle trouvoit foibles; et, dans toutes les corrections qu'elle me demanda, ses observations me frappèrent comme autant de traits de lumière. Ce coup d'oeil si vif, si rapide, et cependant si juste, étonna tout le monde, et dans cette lecture, quoique assez applaudi moi-même, je dois dire que son succès fut plus éclatant que le mien. Son mari en étoit tristement interdit. À travers son admiration pour cette heureuse facilité de mémoire et d'intelligence, pour cette verve d'éloquence qui tenoit de l'inspiration, enfin pour cet accord de l'esprit et du goût qui l'étonnoit comme nous dans sa femme, on voyoit percer, malgré lui, un fond d'humeur et de chagrin dont lui seul connoissoit la cause. Il avoit voulu la retirer de ce grand monde où elle étoit lancée; mais elle avoit traité de tyrannie capricieuse et d'esclavage humiliant la gêne où il prétendoit la réduire, et de là les scènes violentes qu'il y avoit entre eux sans témoins.

La Popelinière se soulageoit avec nous, surtout avec moi, par des satires de ce monde dont il étoit excédé, disoit-il, et dont il vouloit s'éloigner. Il m'avoit engagé à loger près de lui. Ma simplicité, ma franchise, lui convenoient. «Vivons ensemble, me disoit-il, nous sommes faits pour nous aimer, et laissez là, croyez-moi, ce monde qui vous a séduit, comme il m'avoit séduit moi-même. Et qu'en attendez-vous?—Des protecteurs, lui dis-je, et quelques moyens de fortune.—Des protecteurs! Ah! si vous saviez comme tous ces gens-là protègent!… De la fortune! eh! n'en ai-je pas assez pour nous deux? Je n'ai point d'enfant, et, grâce au Ciel, je n'en aurai jamais. Soyez tranquille, et ne nous quittons pas, car je sens tous les jours que vous m'êtes plus nécessaire.»

Malgré sa répugnance à me voir lui échapper, il ne put refuser à Mme de Tencin, qu'il ménageoit par politique, il ne put, dis-je, lui refuser de me mener chez elle pour lui lire ma tragédie: c'étoit Aristomène, qu'on venoit de jouer. L'auditoire étoit respectable. J'y vis rassemblés Montesquieu, Fontenelle, Mairan, Marivaux, le jeune Helvétius, Astruc, je ne sais qui encore, tous gens de lettres ou savans, et au milieu d'eux une femme d'un esprit et d'un sens profond, mais qui, enveloppée dans son extérieur de bonhomie et de simplicité, avoit plutôt l'air de la ménagère que de la maîtresse de la maison: c'étoit là Mme de Tencin. J'eus besoin de tous mes poumons pour me faire entendre de Fontenelle; et, quoique bien près de son oreille, il me falloit encore prononcer chaque mot avec force et à haute voix; mais il m'écoutoit avec tant de bonté qu'il me rendoit doux les efforts de cette lecture pénible. Elle fut, comme vous pensez bien, d'une monotonie extrême, sans inflexions, sans nuances; cependant je fus honoré des suffrages de l'assemblée; j'eus même l'honneur d'être du dîner de Mme de Tencin; et, dès ce jour-là, j'aurois été inscrit sur la liste de ses convives; mais M. de La Popelinière n'eut pas de peine à me persuader qu'il y avoit là trop d'esprit pour moi; et, en effet, je m'aperçus bientôt qu'on y arrivoit préparé à jouer son rôle, et que l'envie d'entrer en scène n'y laissoit pas toujours à la conversation la liberté de suivre son cours facile et naturel. C'étoit à qui saisiroit le plus vite, et comme à la volée, le moment de placer son mot, son conte, son anecdote, sa maxime ou son trait léger et piquant; et, pour amener l'à-propos, on le tiroit quelquefois d'un peu loin.

Dans Marivaux, l'impatience de faire preuve de finesse et de sagacité perçoit visiblement. Montesquieu, avec plus de calme, attendoit que la balle vînt à lui; mais il l'attendoit. Mairan guettoit l'occasion. Astruc ne daignoit pas l'attendre. Fontenelle seul la laissoit venir sans la chercher; et il usoit si sobrement de l'attention qu'on donnoit à l'entendre que ses mots fins, ses jolis contes, n'occupoient jamais qu'un moment. Helvétius, attentif et discret, recueilloit pour semer un jour. C'étoit un exemple pour moi que je n'aurois pas eu la constance de suivre: aussi cette société eut-elle pour moi peu d'attrait.

Il n'en fut pas de même de celle d'une femme que mon heureuse étoile m'avoit fait rencontrer chez Mme de Tencin, et qui, dès lors, eut la bonté de m'inviter à l'aller voir. Cette femme, qui commençoit à choisir et à composer sa société littéraire, étoit Mme Geoffrin. Je répondis trop tard à son invitation, et ce fut encore M. de La Popelinière qui m'empêcha d'aller chez elle. «Qu'iriez-vous faire là? me dit-il; c'est encore un rendez-vous de beaux esprits.»

C'étoit ainsi qu'il m'avoit captivé lorsque arriva mon aventure avec le maréchal de Saxe; mais ce qui m'attacha le plus étroitement à lui fut de le voir malheureux lui-même, et de m'apercevoir du besoin qu'il avoit de moi. Les lettres anonymes ne cessoient de le harceler: on l'assuroit qu'à Passy même un rival heureux continuoit de voir sa femme. Il l'observoit, il la faisoit surveiller nuit et jour; elle en étoit instruite, et ne voyoit en lui que le geôlier de sa prison.

Ce fut là que j'appris ce que c'est qu'un ménage où d'un côté la jalousie, et de l'autre la haine, se glissent comme deux serpens. Une maison voluptueuse, dont les arts, les talens, tous les plaisirs honnêtes, sembloient avoir fait leur séjour, et, dans cette maison, le luxe, l'abondance, l'affluence de tous les biens, tout cela corrompu par la défiance et la crainte, par les tristes soupçons et par les noirs chagrins! Il falloit voir à table ces deux époux vis-à-vis l'un de l'autre; la morne taciturnité du mari, la fière et froide indignation de la femme, le soin que prenoient leurs regards de s'éviter, et l'air terrible et sombre dont ils se rencontroient, surtout devant leurs gens; l'effort qu'ils faisoient sur eux-mêmes pour s'adresser quelques paroles, et le ton sec et dur dont ils se répondoient. On a de la peine à concevoir comment deux êtres aussi fortement aliénés pouvoient habiter ensemble; mais elle étoit déterminée à ne pas quitter sa maison, et lui, aux yeux du monde, et en bonne justice, n'avoit pas le droit de l'en chasser.

Moi qui savois enfin la cause de cette mésintelligence, je ne négligeois rien pour adoucir les peines de celui dont le coeur sembloit s'appuyer sur le mien. Un misérable, que je dédaigne de nommer parce qu'il est mort, m'a accusé d'avoir été l'un des complaisans de La Popelinière. Je commence par déclarer que jamais je n'ai reçu de lui le plus léger bienfait. Après cela, je conviens sans rougir que, par un sentiment très naïf et très tendre, je m'étudiois à lui complaire. Aussi éloigné de l'adulation que de la négligence, je ne le flattois pas, mais je le consolois: je lui rendois le bon office qu'Horace attribuoit aux muses: Vos lene consilium et datis, et dato gaudetis almæ. Et plût au Ciel qu'il n'eût pas été lui-même plus indulgent pour ma vanité que je ne l'étois pour la sienne! Cet esprit de propriété qui exagère à nos yeux le prix de tout ce qui nous intéresse lui faisoit tant d'illusion sur le jeune poète qu'il avoit adopté que tout ce qui couloit de ma plume lui sembloit beau; et, au lieu d'un ami sévère dont j'aurois eu besoin, je ne trouvois en lui qu'un très facile approbateur. Ce fut l'une des causes auxquelles j'attribue cette mollesse d'application dont mes ouvrages se ressentirent tout le temps que je fus chez lui.

Vers la fin de l'automne, l'ennui lui fit quitter sa triste maison de campagne, et peu de temps après arriva l'aventure qui le sépara de sa femme. Un jour[63] que dans la plaine des Sablons le maréchal de Saxe donnoit au public le spectacle de la revue de ses hulans, La Popelinière, plus excédé que jamais des lettres anonymes qui lui répétoient que sa femme recevoit chez elle toutes les nuits le maréchal de Richelieu, prit le temps où elle étoit à la revue pour visiter son appartement, et voir comment un homme pouvoit y être introduit malgré la vigilance d'un portier dont il étoit sûr. Il avoit avec lui, pour l'aider dans cette recherche, Vaucanson et Balot[64]; celui-ci, petit avocat, d'un esprit fin et pénétrant, mais personnage assez grotesque par la singularité d'un langage trivial et hyperbolique, et d'un caractère mêlé de bassesse et d'orgueil, fier et haut par boutades, et servile par habitude. C'étoit lui qui louoit M. de La Popelinière sur la finesse de sa peau, et qui, dans un moment d'humeur, disoit de lui: Qu'il s'en aille cuver son or. Pour Vaucanson, tout son esprit étoit en génie, et, hors des mécaniques, rien de plus ignorant et rien de plus borné que lui.

En visitant l'appartement de Mme de La Popelinière, Balot fit la remarque que, dans le cabinet où étoit son clavecin, on avoit tendu un tapis de pied, et que cependant il n'y avoit dans la cheminée de cette pièce ni bois, ni cendres, ni chenets, quoique le temps fût déjà froid et que l'on fît du feu partout. Par induction, il s'avisa de frapper de sa canne la plaque de la cheminée: la plaque sonna creux. Alors Vaucanson, s'approchant, s'aperçut qu'elle étoit montée à charnière, et si parfaitement unie au revêtement des côtés que la jointure en étoit presque imperceptible. «Ah! Monsieur, s'écria-t-il en se tournant vers La Popelinière, le bel ouvrage que je vois là! et l'excellent ouvrier que celui qui l'a fait! Cette plaque est mobile, elle s'ouvre, mais la charnière en est d'une délicatesse!… non, il n'y a point de tabatière mieux travaillée. L'habile homme que celui-là!—Quoi! Monsieur, dit La Popelinière en pâlissant, vous êtes sûr que cette plaque s'ouvre?—Vraiment! j'en suis sûr, je le vois, dit Vaucanson, ravi d'admiration et d'aise; rien n'est plus merveilleux.—Et que me fait votre merveille? il s'agit bien ici d'admirer!—Ah! Monsieur, de tels ouvriers sont fort rares! J'en ai de bons, assurément; mais je n'en ai pas un qui…—Laissons là vos ouvriers, interrompit La Popelinière, et qu'on m'en appelle un qui fasse sauter cette plaque.—C'est dommage, dit Vaucanson, de briser un chef-d'oeuvre aussi parfait que celui-là.»

Derrière la plaque une ouverture faite au mur mitoyen étoit fermée par un panneau de boiserie, qui, couvert d'une glace dans la maison voisine, s'ouvroit à volonté, et donnoit une libre entrée dans le cabinet de musique au locataire clandestin de l'appartement contigu. Le malheureux La Popelinière, qui ne cherchoit, je crois, qu'un moyen légitime de se délivrer de sa femme, envoya quérir un commissaire, et fit constater sur-le-champ, par un procès-verbal, sa découverte et sa disgrâce[65].

Sa femme étoit encore à la revue lorsqu'on vint l'avertir de ce qui se passoit chez elle. Pour y rentrer, ou de gré, ou de force, elle pria le maréchal de Loewendal de l'y accompagner; mais la porte lui fut fermée, et le maréchal ne voulut pas prendre sur lui de la forcer. Elle eut recours au maréchal de Saxe. «Que je rentre chez moi, lui dit-elle, et que je parle à mon mari; c'est assez; vous m'aurez sauvée.» Le maréchal la fit monter dans son carrosse; et, en arrivant à la porte, il descendit et frappa lui-même. Le fidèle portier, en entr'ouvrant la porte, voulut lui dire qu'il lui étoit défendu… «Et ne me connoissez-vous pas? lui dit le maréchal. Apprenez que pour moi il n'y a point de porte fermée. Entrez, Madame, entrez chez vous.» Il lui donna la main et monta avec elle.

La Popelinière, effarouché, vint au-devant de lui. «Eh bien, mon ami, qu'est-ce? lui dit le maréchal: un esclandre, des scènes, un spectacle pour le public? Il n'y a pour vous dans tout cela que du ridicule à gagner. Ne voyez-vous pas qu'on ne cherche qu'à vous brouiller ensemble, et qu'on y emploie toutes sortes de ruses? N'en soyez point la dupe. Écoutez votre femme, qui se justifiera pleinement à vos yeux, et qui ne demande qu'à vivre convenablement avec vous.» La Popelinière se contint respectueusement en silence; et le maréchal s'en alla en leur recommandant la décence et la paix.

Tête à tête avec son mari, Mme de La Popelinière s'arma de tout son courage et de toute son éloquence. Elle lui demanda sur quel nouveau soupçon, sur quelle délation nouvelle, il lui avoit fait fermer sa porte. Et, lorsqu'il parla de la plaque, elle s'indigna qu'il la crût complice de cette coupable invention. N'étoit-ce pas chez lui, bien plutôt que chez elle, qu'on avoit voulu pénétrer? Et, pour avoir à leur insu pratiqué ce passage d'une maison à l'autre, que falloit-il qu'un domestique et deux ouvriers corrompus? Mais quoi! y avoit-il à douter de la cause d'un stratagème si visiblement inventé pour la perdre dans son esprit? «J'étois trop heureuse avec vous, lui dit-elle, et c'est mon bonheur qui irrite contre moi l'envie. Les lettres anonymes ne lui ont pas suffi; il lui falloit des preuves, et dans sa rage elle a imaginé cette détestable machine. Que dis-je? et, depuis que l'envie s'obstine à me persécuter, n'avez-vous pas dû voir quel étoit à ses yeux mon crime? Quelle est dans Paris l'autre femme dont le repos, l'honneur, soient si violemment attaqués? Ah! c'est qu'aucune d'elles n'a le tort que j'avois et que j'aurois encore si vous aviez été plus juste. Je contribuois au bonheur d'un homme dont l'esprit, les talens, la considération, l'honorable existence, font le tourment des envieux. C'est vous qu'ils veulent rendre et ridicule et malheureux. Oui, c'est là le motif de ces libelles anonymes que vous recevez tous les jours; et c'est le succès qu'on espère de ce piège grossier que l'on vous a tendu.» Alors, se jetant à ses pieds: «Ah! Monsieur, rendez-moi votre estime, votre confiance, j'ose dire votre tendresse, et mon amour vous vengera en me vengeant moi-même du mal que nous ont fait nos communs ennemis.»

Malheureusement trop convaincu, La Popelinière fut inflexible. «Madame, lui dit-il, tout l'artifice de vos paroles ne me fait point changer de résolution; nous n'habiterons plus ensemble. Si vous vous retirez modestement, sans bruit, je prendrai soin de votre sort. Si vous m'obligez de recourir aux voies de rigueur pour vous faire sortir de chez moi, je les emploierai; et tout sentiment d'indulgence et de bonté pour vous sera étouffé dans mon âme.» Elle sortit. Il lui donna, je crois, vingt mille livres de pension alimentaire, avec quoi elle alla vivre ou plutôt mourir dans un réduit obscur, délaissée de ce beau monde qui l'avoit tant flattée, et qui la méprisa lorsqu'elle fut dans le malheur. Une glande qu'elle avoit au sein fut le foyer d'une humeur corrosive qui la dévora lentement. Le maréchal de Richelieu, qui se donnoit ailleurs des passe-temps et des plaisirs, tandis qu'elle se consumoit dans les douleurs les plus cruelles, ne laissoit pas de lui rendre en passant quelques devoirs de bienséance; aussi disoit-on dans le monde, après qu'elle eut cessé de vivre: «En vérité, M. de Richelieu a eu pour elle des procédés bien admirables! il n'a pas cessé de la voir jusqu'à son dernier moment.»

C'étoit pour être aimée ainsi que cette femme, qui chez elle, avec une conduite honnête, auroit joui de l'estime publique et des agrémens d'une vie honorée et délicieuse, avoit sacrifié son repos, sa pudeur, sa fortune, tous ses plaisirs; et ce qui rend plus effrayant encore ce délire de la vanité, c'est que ni le coeur ni les sens n'y avoient eu qu'une part très légère. Mme de La Popelinière, avec une tête assez vive, étoit d'une extrême froideur; mais un duc à bonnes fortunes lui avoit paru, comme à bien d'autres, une glorieuse conquête: ce fut là ce qui la perdit.

La Popelinière, séparé de sa femme, ne songea plus qu'à vivre en homme libre et opulent. Sa maison de Passy redevint le séjour le plus charmant, mais le plus dangereux pour moi. Il avoit à ses gages le meilleur concert de musique qui fût connu dans ce temps-là. Les joueurs d'instrumens logeoient chez lui, et préparoient ensemble le matin, avec un accord merveilleux, les symphonies qu'ils dévoient exécuter le soir. Les premiers talens des théâtres, et singulièrement les chanteuses et les danseuses de l'Opéra, venoient embellir ses soupers. À ces soupers, après que de brillantes voix avoient charmé l'oreille, on étoit agréablement surpris de voir, au son des instrumens, Lany, sa soeur, la jeune Puvigné, quitter la table, et, dans la même salle, danser les airs qu'exécutoit la symphonie. Tous les habiles musiciens qui venoient d'Italie, violons, chanteuses et chanteurs, étoient reçus, logés, nourris dans sa maison, et chacun à l'envi brilloit dans ces concerts. Rameau y composoit ses opéras; et, les jours de fête, à la messe de la chapelle domestique, il nous donnoit sur l'orgue des morceaux de verve étonnans. Jamais bourgeois n'a mieux vécu en prince, et les princes venoient jouir de ses plaisirs.

À son théâtre, car il en avoit un, on ne jouoit que des comédies de sa façon, et dont les acteurs étoient pris dans sa société. Ces comédies, quoique médiocres, étoient d'assez bon goût, et assez bien écrites pour qu'il n'y eût pas une complaisance excessive à les applaudir. Le succès en étoit d'autant plus assuré que le spectacle étoit suivi d'un splendide souper auquel l'élite des spectateurs, les ambassadeurs de l'Europe, la plus haute noblesse et les plus jolies femmes de Paris étoient invités.

La Popelinière en faisoit les honneurs en homme qui avoit pris dans le monde le sentiment des convenances, dont l'air, le ton et les manières n'avoient rien que de bienséant, dont l'orgueil même savoit s'envelopper de politesse et de modestie, et qui, dans les respects qu'il rendoit aux grands, ne laissoit pas de garder encore un certain air de civilité libre et simple qui lui alloit bien, parce qu'il lui étoit naturel. Personne, quand il vouloit plaire, n'étoit plus aimable que lui. Il avoit de l'esprit, de la galanterie, et, sans aucune étude ni beaucoup de culture, assez de talent pour les vers. Hors de chez lui, ceux même qui venoient de jouir de son luxe et de sa dépense ne manquoient pas de trouver ridicule l'existence qu'il se donnoit; mais, chez lui, il ne s'entendoit que féliciter et louer; et, avec plus ou moins de complaisance, chacun lui payoit en flatterie les plaisirs qu'il lui avoit donnés. C'étoit bien, comme on le disoit, un vieil enfant gâté de la fortune; mais moi qui le voyois habituellement et de près, et qui m'affligeois quelquefois de le trouver un peu trop vain, je m'étonne aujourd'hui qu'il ne le fût pas davantage.

Un défaut bien plus déplorable que cette vanité de richesse et de faste, c'étoit en lui une soif de Tantale pour un genre de voluptés dont il ne pouvoit plus ou presque plus jouir. Le financier de La Fontaine se plaignoit «qu'au marché l'on ne vendît pas le dormir comme le manger et le boire». Pour celui-ci, ce n'étoit point le dormir qu'il auroit voulu payer au poids de l'or.

Les plaisirs le sollicitoient; mais, en contraste avec la fortune qui les lui amenoit en foule, la nature lui en prescrivoit une abstinence humiliante; et cette alternative de tentations continuelles et de continuelles privations étoit un supplice pour lui. Le malheureux ne pouvoit se persuader que la cause en fût en lui-même. Il ne manquoit jamais d'en accuser l'objet présent, et, toutes les fois qu'un objet nouveau lui sembloit avoir plus d'attraits, on le voyoit galant, enjoué, comme épanoui par ce doux rayon d'espérance; c'étoit alors qu'il étoit aimable, il faisoit des contes joyeux, il chantoit des chansons qu'il avoit composées, et d'un style tantôt plus libre, tantôt plus délicat, selon l'objet qui l'animoit; mais autant il avoit été vif et charmé le soir, autant le lendemain il étoit triste et mécontent.

Cependant moi, qu'environnoient les occasions de faillir, je n'étois rien moins qu'infaillible. Je sentois bien qu'elles m'étoient nuisibles, et que, pour m'en défendre, il eût fallu m'en éloigner; mais je n'en avois pas la force. Le corridor où je logeois étoit le plus souvent peuplé de filles de spectacle. Avec un pareil voisinage, il étoit difficile que je fusse économe et des heures de mon sommeil et de celles de mon travail. Les plaisirs de la table contribuoient aussi à obscurcir en moi les facultés intellectuelles. Je ne me doutois pas que la tempérance fût la nourrice du génie, et cependant rien n'est plus véritable. Je m'éveillois la tête trouble et les idées appesanties des vapeurs d'un ample souper. Je m'étonnois que mes esprits ne fussent pas aussi purs, aussi libres que dans la rue des Mathurins ou que dans celle des Maçons. Ah! c'est que le travail de l'imagination ne veut pas être embarrassé par celui des autres organes. Les muses, a-t-on dit, sont chastes; il auroit fallu ajouter qu'elles étoient sobres; et l'une et l'autre de ces maximes étoient chez moi dans un profond oubli.

J'avois négligemment fini la tragédie de Cléopâtre; et cette pièce qui, dans le recueil de mes oeuvres, est aujourd'hui ce que j'ai travaillé avec le plus de soin, «se ressentoit alors, comme je l'ai dit ailleurs[66], de la précipitation avec laquelle on écrit dans un âge où l'on n'a pas encore senti combien il est difficile de bien écrire». Elle eut besoin de toute l'indulgence du public pour obtenir un demi-succès de onze représentations. J'avois mis sur le théâtre le dénouement que me donnoit l'histoire, et Vaucanson avoit bien voulu me fabriquer un aspic automate qui, dans le moment où Cléopâtre le pressoit sur son sein pour en exciter la morsure, imitoit presque au naturel le mouvement d'un aspic vivant; mais la surprise que causoit ce petit chef-d'oeuvre de l'art faisoit diversion au véritable intérêt du moment. J'ai préféré depuis un dénouement plus simple. Au reste, je dois reconnoître que j'avois trop présumé de mes forces, en espérant de faire pardonner à Antoine l'excès de son égarement. L'exemple en est terrible, mais l'extrême difficulté étoit de le rendre touchant.

Je cherchai un sujet plus pathétique, et je crus le trouver dans la fable des Héraclides. Il y avoit quelque ressemblance avec l'Iphigénie en Aulide; mais, par les caractères et les incidens de l'action, ces deux sujets étoient si différens que le même poète grec, Euripide, les avoit traités l'un et l'autre. Cependant, à peine ma pièce eut-elle été reçue et mise en répétition que le bruit courant dans le monde fut que, dans un sujet tout semblable à celui de Racine, je voulois jouter avec lui.

À ce bruit répandu avec l'affectation d'une malveillance marquée, je m'aperçus que j'avois des ennemis; je fus même averti que j'en avois une nuée. J'en demandois la cause, je l'ignorois alors; mais depuis j'ai bien su pourquoi. Au théâtre, la douce et perfide Gaussin m'avoit aliéné tout son parti, et il étoit nombreux: car il étoit formé d'abord de ses amis, et puis des ennemis de Mlle Clairon, auxquels se rallioient les zélés partisans de Mlle Du Mesnil. Clairon, par ses succès, enlevoit toujours quelque rôle à l'une et à l'autre de ces actrices; et moi, son poète fidèle, j'étois aussi l'objet de leur inimitié. Parmi les amateurs et les intrigans des coulisses, j'avois de même contre moi tous les ennemis de Voltaire, et, de plus, ses enthousiastes, qui, bien moins généreux que lui, ne toléroient pas même des succès au-dessous des siens. Bien des sociétés que j'avois négligées après y avoir été reçu m'en vouloient de n'avoir pas mieux répondu à leurs prévenances, et l'amitié qu'avoit pour moi La Popelinière faisoit rejaillir contre moi la haine de ses envieux. Ajoutez-y cette foule de gens naturellement disposés à rabaisser ceux qui s'élèvent et à jouir de la disgrâce de ceux qu'ils ont vus prospérer, vous concevrez comment, sans avoir fait du mal, sans même en vouloir à personne, j'avois déjà tant d'ennemis. J'en avois même parmi les jeunes gens, qui, ayant entendu parler dans le monde de mes frivoles aventures, me supposoient en galanterie toutes les prétentions de leur fatuité, et qui ne me pardonnoient pas de rivaliser avec eux: ce qui prouve, en passant, que l'ancienne maxime, Cache ta vie, ne convient à personne mieux qu'à l'homme de lettres, et que ce n'est que par ses écrits qu'il lui est permis d'être célèbre.

Mais un ennemi plus terrible que tous ceux-là pour moi, ce fut le café de Procope. J'avois d'abord fréquenté ce café, le rendez-vous des habitués et des arbitres du parterre, et j'y étois assez bien venu; mais, après le succès de Denys et d'Aristomène, on m'avoit donné le conseil imprudent de n'y plus aller, et j'avois suivi ce conseil. Une retraite si soudaine et si brusque, attribuée à ma vanité, me fit le plus grand tort; et autant cette espèce de tribunal m'avoit été favorable, autant il me devint contraire. C'est pour vous, mes enfans, un avis d'être réservés dans vos liaisons de jeunesse, car il est difficile de se tirer de celles où l'on s'est engagé sans y laisser d'amers ressentimens et de cruelles inimitiés. Au lieu de dénouer insensiblement, je rompis: ce fut une très grande faute.

Enfin, trop de sincérité, peut-être aussi trop de roideur que j'avois dans le caractère, ne me permit jamais de dissimuler l'aversion et le mépris dont j'étois plein pour ces malheureux journalistes, qui «attaquent tous les jours, disoit Voltaire, ce que nous avons de meilleur, qui louent ce que nous avons de plus mauvais, et qui font de la noble profession des lettres un métier aussi lâche et aussi méprisable qu'eux». Dès mes premiers succès, je m'en vis assailli comme par un essaim de guêpes; et, depuis Fréron jusqu'à l'abbé Aubert, il n'y a pas un de ces vils écrivains qui ne se soit vengé de mes mépris par son déchaînement contre tous mes ouvrages.

Telles étoient les dispositions d'une partie du public, lorsque je mis au jour la tragédie des Héraclides[67]. C'étoit la plus foiblement écrite de mes pièces de théâtre, mais la plus pathétique; et, aux répétitions, je ne puis exprimer l'impression qu'elle avoit faite. Mlle Du Mesnil y jouoit le rôle de Déjanire, Mlle Clairon celui d'Olympie; et, dans leurs scènes, l'expression de l'amour et de la douleur de la mère étoit si déchirante que celle qui jouoit la fille en étoit pénétrée au point de ne pouvoir parler. L'auditoire fondoit en larmes. M. de La Popelinière, ainsi que tous les assistans, me répondoient d'un plein succès.

J'ai fait entendre ailleurs par quel événement tout l'effet de ce pathétique fut détruit à la première représentation. Mais, ce que je n'ai pas voulu expliquer dans une préface, je puis le dire clairement dans des mémoires particuliers. Mlle Du Mesnil aimoit le vin, elle avoit coutume d'en boire un gobelet dans les entr'actes, mais assez trempé d'eau pour ne pas l'enivrer. Malheureusement, ce jour-là, son laquais le lui versa pur, à son insu. Dans le premier acte, elle venoit d'être sublime et applaudie avec transport. Toute bouillante encore, elle avala ce vin, et il lui porta à la tête. Dans cet état d'ivresse et d'étourdissement, elle joua le reste de son rôle, ou plutôt le balbutia d'un air si égaré, si hors de sens, que le pathétique en devint risible; et l'on sait que, lorsqu'une fois le parterre commence à prendre le sérieux en raillerie, rien ne le touche plus, et, en froid parodiste, il ne cherche plus qu'à s'égayer.

Comme on ne savoit pas dans le public ce qui étoit arrivé dans la coulisse, on ne manqua point d'attribuer au rôle l'extravagance de l'actrice; et le bruit de Paris fut que le ton de ma pièce étoit d'une familiarité si folle et si plaisante qu'on en avoit ri aux éclats.

Quoique Mlle Du Mesnil ne m'aimât point, comme elle s'attribuoit au moins une partie de ma disgrâce, elle crut devoir faire ses efforts pour la réparer. On redonna, malgré moi, la pièce; elle fut jouée, par les deux actrices, aussi bien qu'il étoit possible; le peu de monde qui la voyoit y répandoit de douces larmes; mais, la prévention contraire une fois établie, le coup étoit porté. Elle ne s'en releva point, et, à la sixième représentation, je voulus qu'on l'interrompît.

Mes enfans auront lu le récit que j'ai fait ailleurs[68] de la fête qui m'attendoit à Passy le jour de la première représentation des Héraclides, et dont le contretemps auroit mis le comble à mon humiliation si je n'avois eu la présence d'esprit d'en éviter le ridicule en posant sur la tête de Mlle Clairon cette couronne de laurier qu'on m'offroit si mal à propos. Je ne rappelle ici cet incident que pour faire voir avec quelle assurance M. de La Popelinière avoit compté sur le succès de mon ouvrage. Il persista dans l'opinion qu'il en avoit eue, et son amitié redoubla de chaleur pour me tirer de l'abattement où j'étois comme anéanti.

Mon esprit, en se relevant, prit un caractère un peu plus mâle, et même une teinte de philosophie, grâce à l'adversité, grâce peut-être aussi aux liaisons que j'avois formées. Mon enchantement à Passy n'étoit pas tel qu'il me fît oublier Paris; et, plus souvent que n'eût voulu M. de La Popelinière, j'y faisois de petits voyages. Chez ma bonne Mme Harenc, que je n'ai jamais négligée, j'avois fait connoissance avec d'Alembert et la jeune Mme de Lespinasse, qui, tous les deux, y accompagnoient Mme du Delfand toutes les fois qu'elle y venoit souper. Je ne fais que nommer ici ces personnages intéressans; j'en parlerai à loisir dans la suite.

Une autre société où je fus attiré, je ne sais plus comment, fut celle du baron d'Holbach. Ce fut là que je connus Diderot, Helvétius, Grimm, et J.-J. Rousseau avant qu'il se fût fait sauvage. Grimm, alors secrétaire et ami intime du jeune comte de Friesen, neveu du maréchal de Saxe, nous donnoit, chez lui, un dîner toutes les semaines; et, à ce dîner de garçons, régnoit une liberté franche; mais c'étoit un mets dont Rousseau ne goûtoit que très sobrement. Personne mieux que lui n'observoit la triste maxime de «vivre avec ses amis comme s'ils dévoient être un jour ses ennemis». Lorsque je le connus, il venoit de remporter le prix d'éloquence à l'Académie de Dijon, avec ce beau sophisme où il a imputé aux sciences et aux arts les effets naturels de la prospérité et du luxe des nations. Cependant il n'avoit pas encore pris couleur, comme il a fait depuis, et il n'annonçoit pas l'ambition de faire secte. Ou son orgueil n'étoit pas né, ou il se cachoit sous les dehors d'une politesse timide, quelquefois fois même obséquieuse et tenant de l'humilité. Mais, dans sa réserve craintive, on voyoit de la défiance; son regard en dessous observoit tout avec une ombrageuse attention. Il se communiquoit à peine, et jamais il ne se livroit. Il n'en étoit pas moins amicalement accueilli: comme on lui connoissoit un amour-propre inquiet, chatouilleux, facile à blesser, il étoit choyé, ménagé avec la même attention et la même délicatesse dont on auroit usé à l'égard d'une jolie femme bien capricieuse et bien vaine à qui l'on auroit voulu plaire. Il travailloit alors à la musique du Devin du village, et il nous chantoit au clavecin les airs qu'il avoit composés. Nous en étions charmés; nous ne l'étions pas moins de la manière ferme, animée et profonde dont son premier essai en éloquence étoit écrit. Rien de plus sincère, je dois le dire, que notre bienveillance pour sa personne, et que notre estime pour ses talens. C'est le souvenir de ce temps-là qui m'a indigné contre lui, quand je l'ai vu, pour des fadaises ou pour des torts qu'il avoit lui-même, calomnier des gens qui le traitoient si bien et ne demandoient qu'à l'aimer. J'ai vécu avec eux toute leur vie; j'aurai lieu de parler de leur esprit et de leur âme. Jamais je n'ai aperçu en eux rien de semblable au caractère que son mauvais génie leur a attribué.

À mon égard, le peu de temps que nous fûmes ensemble dans leur société se passa, entre lui et moi, froidement, sans affection, sans aversion l'un pour l'autre; nous n'eûmes ni lieu de nous plaindre ni lieu de nous louer de notre façon d'être ensemble; et, dans ce que j'ai dit de lui, et dans ce que j'en puis dire encore, je me sens parfaitement libre de toute personnalité[69].

Mais le fruit que je retirai de son commerce et de son exemple fut un retour de réflexion sur l'imprudence de ma jeunesse. «Voilà, disois-je, un homme qui s'est donné le temps de penser avant que d'écrire; et moi, dans le plus difficile et le plus périlleux des arts, je me suis hâté de produire presque avant que d'avoir pensé. Vingt ans d'étude et de méditation dans le silence et la retraite ont amassé, mûri et fécondé ses connoissances; et moi je répands mes idées lorsqu'à peine elles sont écloses, et avant qu'elles aient acquis leur force et leur accroissement. Aussi voit-on dans ses premiers écrits une plénitude étonnante, une virilité parfaite; et, dans les miens, tout se ressent de la verdeur ou de la foiblesse d'un talent que l'étude et la réflexion n'ont pas assez longtemps nourri.» Ma seule excuse étoit mon infortune et le besoin de travailler incessamment et à la hâte pour me procurer de quoi vivre. Je résolus de me tirer de cette triste situation, fallût-il renoncer aux lettres.

J'avois quelque accès à la cour, et la disgrâce de M. Orry ne m'avoit pas ôté toute espérance de fortune. La même femme dont le crédit l'avoit fait renvoyer me savoit gré d'avoir plus d'une fois été l'écho de la voix publique dans des vers où je célébrois ce qui étoit digne de louange dans le règne de son amant. Un petit poème que j'avois composé sur l'Établissement de l'École militaire[70], monument élevé à la gloire du roi par les Pâris, amis de coeur de Mme de Pompadour, ce petit poème, dis-je, l'avoit intéressée, et m'avoit mis en faveur auprès d'elle. L'abbé de Bernis et Duclos alloient la voir ensemble tous les dimanches; et, comme ils avoient l'un et l'autre quelque amitié pour moi, j'allois en troisième avec eux. Cette femme, à qui les plus grands du royaume et les princes du sang eux-mêmes faisoient la cour à sa toilette, simple bourgeoise, qui avoit eu la foiblesse de vouloir plaire au roi et le malheur d'y réussir, étoit dans son élévation la meilleure femme du monde. Elle nous recevoit tous les trois familièrement, quoique avec des nuances de distinction très sensibles. À l'un elle disoit, d'un air léger et d'un parler bref: «Bonjour, Duclos»; à l'autre, d'un air et d'un ton plus amical: «Bonjour, abbé», en lui donnant quelquefois un petit soufflet sur la joue; et à moi, plus sérieusement et plus bas: «Bonjour, Marmontel.» L'ambition de Duclos étoit de se rendre important dans sa province de Bretagne; l'ambition de l'abbé de Bernis étoit d'avoir un petit logement dans les combles des Tuileries, et une pension de cinquante louis sur la cassette; mon ambition à moi étoit d'être occupé utilement pour moi-même et pour le public sans dépendre de ses caprices. C'étoit un travail assidu et tranquille que je sollicitois. «Je ne me sens pour la poésie qu'un talent médiocre, dis-je à Mme de Pompadour; mais je crois avoir assez de sens et d'intelligence pour remplir un emploi dans les bureaux; et, quelque application qu'il demande, j'en suis capable. Obtenez, Madame, qu'on en fasse l'épreuve; j'ose vous assurer que l'on sera content de moi.» Elle me répondit que j'étois né pour être homme de lettres; que mon dégoût pour la poésie n'étoit qu'un manque de courage; qu'au lieu de quitter la partie il falloit prendre ma revanche, comme avoit fait plus d'une fois Voltaire, et me relever, comme lui, d'une chute par un succès.

Je consentis, pour lui complaire, à m'exercer sur un nouveau sujet; mais je le pris trop simple et trop au-dessus de mes forces. Les sujets donnés par l'histoire me sembloient épuisés; je trouvois tous les grands intérêts du coeur humain, toutes les passions violentes, toutes les situations tragiques, en un mot, tous les grands ressorts de la terreur et de la compassion employés avant moi par les maîtres de l'art. Je me creusai la tête pour inventer une action nouvelle et hors de la route commune. Je crus l'avoir trouvée dans un sujet tout d'imagination, dont je fus d'abord engoué. Il m'offroit une exposition d'une majesté imposante (les funérailles de Sésostris); il me donnoit de grands caractères à peindre en contraste et en situation, et une intrigue d'un noeud si fort et si serré qu'il seroit impossible d'en prévoir la solution. Ce fut là ce qui m'étourdit sur les difficultés d'une action sans amour, toute politique et morale, et qui, pour être soutenue avec chaleur durant cinq actes, demandoit toutes les ressources de l'éloquence poétique. J'y fis tout mon possible; et, soit illusion, soit excès d'indulgence, on me persuada que j'avois réussi. Mme de Pompadour me demandoit souvent où en étoit ma nouvelle pièce; elle voulut la lire lorsqu'elle fut finie, et, avec assez de justesse, elle y fit quelques critiques de détail; mais l'ensemble lui parut bien.

Il me revient ici un souvenir qui va peut-être égayer un moment le récit de mon infortune. Tandis que le manuscrit de ma pièce étoit encore dans les mains de Mme de Pompadour, je me présentai un dimanche à sa toilette, dans ce salon où refluoit la foule des courtisans qui venoient d'assister au lever du roi. Elle en étoit environnée; et, soit qu'il y eût quelqu'un qui lui choquât la vue, soit qu'elle voulût faire diversion à l'ennui que tout ce monde lui causoit, dès qu'elle m'aperçut: «J'ai à vous parler», me dit-elle; et, quittant sa toilette, elle passa dans son cabinet, où je la suivis. C'étoit tout simplement pour me rendre mon manuscrit, où elle avoit crayonné ses notes. Elle fut cinq ou six minutes à m'indiquer les endroits notés et à m'expliquer ses critiques. Cependant tout le cercle des courtisans étoit debout autour de la toilette à l'attendre. Elle reparut, et moi, cachant mon manuscrit, je vins modestement me remettre à ma place. Je me doutois bien de l'effet qu'auroit produit un incident si singulier; mais l'impression qu'il fit sur les esprits passa de très loin mon attente. Tous les regards se fixèrent sur moi; de tous côtés on m'adressa de petits saluts imperceptibles, de doux sourires d'amitié, et, avant de sortir du salon, je fus invité à dîner au moins pour toute la semaine. Le dirai-je? Un homme titré, un homme décoré, avec qui j'avois dîné quelquefois chez M. de La Popelinière, le M. D. S., se trouvant à côté de moi, me prit la main, et me dit tout bas: «Vous ne voulez donc pas reconnoître vos anciens amis?» Je m'inclinai, confus de sa bassesse, et je dis en moi-même: «Oh! qu'est-ce donc que la faveur, si son ombre seule me donne une si singulière importance?»

Les comédiens furent séduits à la lecture, comme Mme de Pompadour, par la beauté des moeurs dont j'avois décoré les derniers actes de ma pièce; mais au théâtre leur foiblesse fut manifeste, et d'autant plus sentie que j'avois mis plus de véhémence et de chaleur dans les premiers. Des combats de générosité et de vertu n'avoient rien de tragique. Le public s'ennuya de n'être point ému, et ma pièce tomba[71]. Pour cette fois, je reconnus que le public avoit raison.

Je rentrai chez moi, déterminé à ne plus travailler pour le théâtre; et, par un exprès, j'écrivis sur-le-champ à Mme de Pompadour, qui étoit à Bellevue, pour lui apprendre mon malheur, et lui renouveler avec instance la prière que je lui avois faite d'obtenir que je fusse employé plus utilement que je ne l'étois dans un art pour lequel je n'étois pas né.

Elle étoit à table avec le roi lorsqu'elle reçut ma lettre, et, le roi lui ayant permis de la lire: «La pièce nouvelle est tombée, lui dit-elle; et savez-vous, Sire, qui me l'apprend? L'auteur lui-même. Le malheureux jeune homme! je voudrois bien avoir dans ce moment un emploi à lui offrir pour le consoler.» Son frère, le marquis de Marigny, qui étoit de ce souper, lui dit qu'il avoit une place de secrétaire des bâtimens à me donner, si elle vouloit. «Ah! dès demain, dit-elle, écrivez-lui, je vous en prie.» Et le roi parut satisfait qu'on me donnât cette consolation.

Cette lettre, où, du ton le plus aimable et le plus obligeant, M. de Marigny m'offroit une place peu lucrative, disoit-il, mais tranquille, et qui me laisseroit des loisirs à donner aux muses, me causa un mouvement de joie et de reconnoissance dont ma réponse fut l'expression. Je me crus sauvé dans un port après mon naufrage, et j'embrassai la terre hospitalière qui m'assuroit un doux repos.

M. de La Popelinière n'apprit pas sans quelque chagrin que je me séparois de lui. Dans ses plaintes, il répéta ce qu'il m'avoit dit bien des fois, que je n'aurois pas dû m'inquiéter de mon avenir, et que son intention avoit été d'en prendre soin. Je lui répondis qu'en renonçant à l'état d'homme de lettres, mon intention n'avoit pas été de vivre en homme oisif et inutile, mais que je n'en étois pas moins reconnoissant de ses bontés. En effet, je serois ingrat si, après avoir dit la part qu'il avoit eue involontairement au mal que je me faisois à moi-même, je n'ajoutois pas qu'à bien d'autres égards le temps que je passai auprès de lui doit être cher à mon souvenir, et par les sentimens d'estime et de confiance qu'il me marquoit lui-même, et par la bienveillance qu'il inspiroit pour moi à tous ceux qui vouloient l'entendre parler de mon bon naturel, car c'étoit là surtout ce qu'il louoit en moi.

Chez lui se succédoient, comme dans un tableau mouvant, des personnages différens de moeurs, d'esprit, de caractère. J'y voyois fréquemment les ambassadeurs de l'Europe, et je m'instruisois avec eux. Ce fut là que je connus le comte de Kaunitz, alors ambassadeur de la cour de Vienne, et depuis le plus célèbre homme d'État de l'Europe. Il m'avoit pris en amitié; j'allois assez souvent dîner chez lui, au palais Bourbon, et il me parloit de Paris et de Versailles en homme qui les voyoit bien. Cependant, je dois avouer que ce qui me frappoit le plus en lui étoit la délicatesse et la vanité d'une âme efféminée[72]. Je le croyois plus occupé du soin de sa santé, de sa figure, et singulièrement de sa coiffure et de son teint, que des intérêts de sa cour. Je le surpris un jour, au retour d'une promenade de chasse, s'étant enduit la peau du visage d'un jaune d'oeuf pour enlever le hâle; et j'ai appris longtemps après du comte de Paär, son cousin, homme naïf et simple, que tout le temps de ce long et glorieux ministère où il a été l'âme du conseil de Vienne, il a conservé dans son luxe, dans sa mollesse, dans tous les soins minutieux de sa parure et de sa personne, le même caractère que je lui avois connu. C'est, de tous les hommes que j'ai vus dans le monde, celui sur le compte duquel je me suis le plus lourdement trompé. Je me souviens pourtant de quelques-uns de ses propos qui auroient dû me donnera penser sur la trempe de son esprit et de son âme.

«Que dit-on de moi dans le monde? me demanda-t-il un jour.—On dit, Monsieur l'ambassadeur, que Votre Excellence ne soutient pas l'idée de magnificence qu'on en avoit conçue à son arrivée à Paris. La première ambassade de l'Europe, une grande fortune, un palais pour hôtel, la pompe la plus fastueuse dans l'entrée que vous avez faite, annonçoient, pour votre maison et pour votre façon de vivre, plus de luxe et plus de splendeur. Une table somptueuse, des festins et des fêtes, le bal surtout, le bal dans vos superbes salons, c'étoit là ce qu'on attendoit, et l'on ne voit rien de tout cela. Vous vivez avec des femmes de finance, comme un simple particulier, et vous négligez le grand monde et de la ville et de la cour.—Mon cher Marmontel, me dit-il, je ne suis ici que pour deux choses: pour les affaires de ma souveraine, et je les fais bien; pour mes plaisirs, et sur cet article je n'ai à consulter que moi. La représentation m'ennuieroit et me gêneroit, voilà pourquoi je m'en dispense. Il n'y a pas à Versailles une intrigante qui vaille la peine d'être gagnée. Qu'irois-je faire avec ces femmes? leur triste cavagnol? J'ai deux personnes à ménager, le roi et sa maîtresse: je suis bien avec tous les deux.» Ce discours n'étoit pas d'un homme frivole et léger.

Au reste, ses petits dîners étaient fort bons; Mercy[73], Starhemberg[74], Seckendorf[75], tous les trois ses gentilshommes d'ambassade, ou plutôt ses disciples, m'y traitoient avec bienveillance; nous y causions assez gaiement, et un flacon de vin de Tokai animoit la fin du repas.

Un personnage tout différent du comte de Kaunitz, et plus aimant et plus aimable, étoit ce lord d'Albemarle[76], ambassadeur d'Angleterre, qui mourut à Paris, aussi regretté parmi nous que dans sa patrie. C'étoit, par excellence, ce qu'on appelle un galant homme, noble, sensible, généreux, plein de loyauté, de franchise, de politesse et de bonté, et il réunissoit ce que les deux caractères de l'Anglois et du François ont de meilleur et de plus estimable. Il avoit pour maîtresse une fille accomplie, et à qui l'envie elle-même n'a jamais reproché que de s'être donnée à lui. Je m'en fis une amie; c'étoit un moyen sûr de me faire un ami de milord d'Albemarle. Le nom de cette aimable personne étoit Gaucher: son nom d'enfance et de caresse étoit Lolotte. C'étoit à elle que son amant disoit, un soir qu'elle regardoit fixement une étoile: «Ne la regardez pas tant, ma chère; je ne puis pas vous la donner.» Jamais l'amour ne s'est exprimé plus délicatement. Celui de milord honoroit son objet par la plus haute estime et par le respect le plus tendre, et il n'étoit pas le seul qui eût pour elle ces sentimens. Aussi sage que belle, un seul homme avoit su lui plaire; et la plus excusable des erreurs où l'extrême jeunesse induise l'innocence avoit pris en elle un caractère de noblesse et d'honnêteté que le vice n'a jamais eu. Fidélité, décence, désintéressement, rien ne manquoit à son amour, pour être vertueux, que d'être légitime. Ces deux amans auroient été le plus parfait modèle des époux.

Le caractère de Mlle Gaucher étoit naïvement exprimé dans toute sa personne. Il y avoit dans sa beauté je ne sais quoi de romantique et de fabuleux qu'on n'avoit vu jusque-là qu'en idée. Sa taille avoit la majesté du cèdre, la souplesse du peuplier; sa démarche étoit indolente; mais, dans la négligence de son maintien, c'étoit un naturel plein de bienséance et de grâce. C'est d'après son image, présente à ma pensée, que j'ai peint autrefois la Bergère des Alpes. Une imagination vive et une raison froide donnoient à son esprit beaucoup de l'air de celui de Montaigne. C'étoit son livre favori et sa lecture habituelle: son langage en étoit imbu; il en avoit la naïveté, la couleur, l'abandon, bien souvent le tour énergique et le bonheur d'expression.

Autant qu'il est possible d'être charmé d'une femme sans être amoureux d'elle, autant j'étois charmé de celle-ci. Après la conversation de Voltaire, la plus ravissante pour moi étoit la sienne. Nous devînmes amis intimes dès que nous nous fûmes connus.

Elle perdit milord d'Albemarle: il lui avoit assuré, je crois, deux mille écus de rente; c'étoit là toute sa fortune. La douleur qu'elle ressentit de cette mort fut profonde, mais courageuse; et, en m'affligeant avec elle, je ne laissai pas de l'aider à soutenir décemment son malheur. Tous les amis de milord étoient les siens; ils lui restèrent tous fidèles. Le duc de Biron, le marquis de Castries et quelques autres du même étage, composoient sa société. Heureuse si, d'une situation si douce et dont elle étoit satisfaite, elle n'eût pas été jetée, par une espèce de fatalité, dans un état qui n'étoit pas le sien!

Sa santé s'étoit affoiblie; on en prit de l'inquiétude, et on lui conseilla les eaux de Barèges. En passant et en repassant par Montauban, elle fut honorablement traitée par le commandant, le comte d'Hérouville; et, en arrivant à Paris, elle reçut de lui une lettre à peu près conçue en ces mots: «Je suis empoisonné. Tout mon domestique l'est comme moi. Venez, Mademoiselle, venez à mon secours, et amenez-moi un médecin. Je n'ai confiance qu'en vous[77].» Elle partit en chaise de poste avec un médecin habile, et M. d'Hérouville fut sauvé. Il s'étoit déjà pris pour elle de cet enthousiasme qui, dans les vieillards à tête vive, ressemble beaucoup à l'amour. Le service qu'elle lui avoit rendu ne fit qu'y ajouter encore. Il l'avoit vue à la tête de sa maison y rétablir l'ordre et le calme, rendre l'espérance à ses gens à qui le vert-de-gris déchiroit les entrailles, le rassurer lui-même, et, de concert avec le docteur Malöet[78], faire au moral, de son côté, son office de médecin. Tant de zèle et tant de courage l'avoient ravi d'admiration; et, dès qu'il fut hors de danger, il ne sut lui exprimer sa reconnoissance qu'en lui disant, comme Médor à Angélique[79]:

     Vous servir est ma seule envie:
     J'en fais mon espoir le plus doux:
     Vous m'avez conservé la vie;
     Je ne la chéris que pour vous.

Elle fut asssez sage pour résister d'abord à ses instances; mais elle eut la foiblesse d'y céder à la fin, à condition cependant que leur mariage seroit secret. Il le fut quelque temps; mais elle devint mère: il fallut le rendre public.

Alors la seule conduite sage à tenir pour l'un et pour l'autre (et ce fut le conseil que je donnai à mon amie), ç'auroit été de se confiner dans une société d'hommes qu'ils auroient choisis à leur gré; de la rendre agréable, et, s'il étoit possible, attrayante aussi pour les femmes, ou de se passer d'elles sans faire semblant d'y penser. Mme d'Hérouville sentoit parfaitement que cette conduite étoit la seule qui lui convînt; mais son époux, impatient de la produire dans le monde, voulut faire violence à l'opinion. Malheureuse imprudence! il auroit dû savoir que cette opinion tenoit au plus grand intérêt des femmes; et que, déjà trop indignées que les filles leur enlevassent et leurs époux et leurs amans, elles étoient bien résolues à ne jamais souffrir qu'elles vinssent encore usurper leur état, et en jouir au milieu d'elles. Il se flatta qu'en faveur de sa femme un si beau caractère, un mérite si rare, tant de qualités estimables, tant de décence et de sagesse dans sa foiblesse même, la feroient oublier. Il fut cruellement détrompé de sa folle erreur: elle essuya des humiliations, et elle en mourut de douleur.

Ce fut aussi dans la maison de M. de La Popelinière que je me liai avec la famille Chalut, dont j'aurai lieu plus d'une fois de me louer dans ces Mémoires, et que j'ai vue s'éteindre sous mes yeux.

Enfin je dus au voisinage de la maison de campagne où j'étois, et de celle de Mme de Tencin, à Passy, l'avantage de voir quelquefois tête à tête cette femme extraordinaire. Je m'étois refusé à l'honneur d'être admis à ses dîners de gens de lettres; mais, lorsqu'elle venoit se reposer dans sa retraite, j'allois y passer avec elle les momens où elle étoit seule, et je ne puis exprimer l'illusion que me faisoit son air de nonchalance et d'abandon. Mme de Tencin, la femme du royaume qui, dans sa politique, remuoit le plus de ressorts et à la ville et à la cour, n'étoit pour moi qu'une vieille indolente. «Vous n'aimez pas, me disoit-elle, ces assemblées de beaux esprits; leur présence vous intimide; eh bien! venez causer avec moi dans ma solitude, vous y serez plus à votre aise, et votre naturel s'accommodera mieux de mon épais bon sens.» Elle me faisoit raconter mon histoire, dès mon enfance, entroit dans tous mes intérêts, s'affectoit de tous mes chagrins, raisonnoit avec moi mes vues et mes espérances, et sembloit n'avoir dans la tête autre chose que mes soucis. Ah! que de finesse d'esprit, de souplesse et d'activité, cet air naïf, cette apparence de calme et de loisir, ne me cachoient-ils pas! Je ris encore de la simplicité avec laquelle je m'écriois en la quittant: «La bonne femme!» Le fruit que je tirai de ses conversations, sans m'en apercevoir, fut une connoissance du monde plus saine et plus approfondie. Par exemple, je me souviens de deux conseils qu'elle me donna: l'un fut de m'assurer une existence indépendante des succès littéraires, et de ne mettre à cette loterie que le superflu de mon temps. «Malheur, me disoit-elle, à qui attend tout de sa plume! rien de plus casuel. L'homme qui fait des souliers est sûr de son salaire; l'homme qui fait un livre ou une tragédie n'est jamais sûr de rien.» L'autre conseil fut de me faire des amies plutôt que des amis. «Car, au moyen des femmes, disoit-elle, on fait tout ce qu'on veut des hommes; et puis ils sont les uns trop dissipés, les autres trop préoccupés de leurs intérêts personnels, pour ne pas négliger les vôtres; au lieu que les femmes y pensent, ne fût-ce que par oisiveté. Parlez ce soir à votre amie de quelque affaire qui vous touche; demain à son rouet, à sa tapisserie, vous la trouverez y rêvant, cherchant dans sa tête le moyen de vous y servir. Mais de celle que vous croirez pouvoir vous être utile, gardez-vous bien d'être autre chose que l'ami, car, entre amans, dès qu'il survient des nuages, des brouilleries, des ruptures, tout est perdu. Soyez donc auprès d'elle assidu, complaisant, galant même si vous voulez, mais rien de plus, entendez-vous?» Ainsi, dans tous nos entretiens, le naturel de son langage m'en imposoit si bien que je ne pris jamais son esprit que pour du bon sens.

Une liaison d'une autre espèce avec Cury et ses camarades, intendans des Menus-Plaisirs, date pour moi du même temps. Elle me coûta cher, comme on le verra dans la suite. Quant à présent, voici quelle en fut l'occasion. Quinault étoit l'un de mes poètes les plus chéris. Sensible à l'harmonie de ses beaux vers, charmé de l'élégante facilité de son style, je ne lisois jamais les belles scènes de Proserpine, de Thésée et d'Armide, qu'il ne me prît envie de faire un opéra, non sans quelque espérance d'écrire comme lui; vaine présomption de jeunesse, mais qui faisoit l'éloge du poète qui me l'inspiroit: car l'un des caractères du vrai beau, comme a dit Horace, est d'être en apparence facile à imiter, et en effet inimitable:

     Ut sibi quivis
     Speret idem, sudet multum, frustraque laboret
     Ausus idem.

D'un autre côté, je passois ma vie avec Rameau; je le voyois travailler sur de mauvais poèmes, et j'aurois bien voulu lui en donner de meilleurs.

J'étois dans ces dispositions, lorsqu'à la naissance du duc de Bourgogne, le prévôt des marchands, Bernage, vint me proposer, à Passy, de faire, avec Rameau, un opéra relatif à cet heureux événement, et susceptible d'un grand spectacle. Il falloit que, dans cet ouvrage, paroles et musique, tout fût fait à la hâte et à jour nommé.

On se doute bien que de part et d'autre la besogne fut ébauchée. Cependant, comme Acanthe et Céphise[80] étoit un spectacle à grande machine, le mouvement du théâtre, la beauté des décorations, quelques grands effets d'harmonie, et peut-être aussi l'intérêt des situations, le soutinrent. Il eut, je crois, quatorze représentations; c'étoit beaucoup pour un ouvrage de commande.

Je fis moins mal deux actes détachés que Rameau voulut bien encore mettre en musique, la Guirlande[81] et les Sybarites[82]. Ils eurent tous deux du succès; mais j'entendois dans nos concerts des morceaux d'une mélodie après laquelle la musique françoise me sembloit lourde et monotone. Ces airs, ces duos, ces récits mesurés dont les Italiens composoient la scène lyrique, me charmoient l'oreille et me ravissoient l'âme. J'en étudiois les formes, j'essayois d'y plier et d'y accommoder notre langue, et j'aurois voulu que Rameau entreprît avec moi de transporter sur notre théâtre ces richesses et ces beautés; mais Rameau, déjà vieux, n'étoit pas disposé à changer de manière; et, dans celle des Italiens, ne voulant voir que le vice et l'abus, il feignoit de la mépriser. Le plus bel air de Léo, de Vinci, de Pergolèse, ou de Jomelli, le faisoit fuir d'impatience; ce ne fut que longtemps après que je trouvai des compositeurs en état de m'entendre et de me seconder. Dès lors pourtant je fus connu à l'Opéra parmi les amateurs, à la tête desquels, soit pour le chant, soit pour la danse, soit aussi pour la volupté, se distinguoient dans les coulisses les intendans des Menus-Plaisirs. Je m'engageai dans leur société par cette douce inclination qui naturellement nous porte à jouir de la vie; et leur commerce avoit pour moi d'autant plus d'attrait qu'il m'offroit, au sein de la joie, des traits de caractère d'une originalité piquante, et des saillies de gaieté du meilleur goût et du meilleur ton. Cury, le chef de la bande joyeuse, étoit homme d'esprit, bon plaisant, d'un sel fin dans son sérieux ironique, et plus espiègle que malin. L'épicurien Tribou[83], disciple du P. Porée, et l'un de ses élèves les plus chéris, depuis acteur de l'Opéra, et après avoir cédé la scène à Jélyotte, vivant libre et content de peu, étoit charmant dans sa vieillesse, par une humeur anacréontique qui ne l'abandonnoit jamais. C'est le seul homme que j'aie vu prendre congé gaiement des plaisirs du bel âge, se laisser doucement aller au courant des années, et dans leur déclin conserver cette philosophie verte, gaie et naïve, que Montaigne lui-même n'attribuoit qu'à la jeunesse.

Un caractère d'une autre trempe, et aussi aimable à sa manière, étoit celui de Jélyotte[84]: doux, riant, amistoux, pour me servir d'un mot de son pays, qui le peint de couleur natale, il portoit sur son front la sérénité du bonheur, et, en le respirant lui-même, il l'inspiroit. En effet, si l'on me demande quel est l'homme le plus complètement heureux que j'aie vu en ma vie, je répondrai: C'est Jélyotte. Né dans l'obscurité, et enfant de choeur d'une église de Toulouse dans son adolescence, il étoit venu de plein vol débuter sur le théâtre de l'Opéra, et il y avoit eu le plus brillant succès: dès ce moment il avoit été, et il étoit encore l'idole du public. On tressailloit de joie dès qu'il paroissoit sur la scène; on l'écoutoit avec l'ivresse du plaisir; et toujours l'applaudissement marquoit les repos de sa voix. Cette voix étoit la plus rare que l'on eût entendue, soit par le volume et la plénitude des sons, soit par l'éclat perçant de son timbre argentin. Il n'étoit ni beau ni bien fait; mais, pour s'embellir, il n'avoit qu'à chanter; on eût dit qu'il charmoit les yeux en même temps que les oreilles. Les jeunes femmes en étoient folles: on les voyoit, à demi-corps élancées hors de leurs loges, donner en spectacle elles-mêmes l'excès de leur émotion; et plus d'une des plus jolies vouloit bien la lui témoigner. Bon musicien, son talent ne lui donnoit aucune peine, et son état n'avoit pour lui aucun de ses désagrémens. Chéri, considéré parmi ses camarades, avec lesquels il étoit sur le ton d'une politesse amicale, mais sans familiarité, il vivoit en homme du monde, accueilli, désiré partout. D'abord c'étoit son chant que l'on vouloit entendre; et, pour en donner le plaisir, il étoit d'une complaisance dont on étoit charmé autant que de sa voix! Il s'étoit fait une étude de choisir et d'apprendre nos plus jolies chansons, et il les chantoit sur sa guitare avec un goût délicieux; mais bientôt on oublioit en lui le chanteur, pour jouir des agrémens de l'homme aimable; et son esprit, son caractère, lui faisoient dans la société autant d'amis qu'il avoit eu d'admirateurs. Il en avoit dans la bourgeoisie, il en avoit dans le plus grand monde; et, partout simple, doux et modeste, il n'étoit jamais déplacé. Il s'étoit fait, par son talent et par les grâces qu'il lui avoit obtenues, une petite fortune honnête; et le premier usage qu'il en avoit fait avoit été de mettre sa famille à son aise. Il jouissoit, dans les bureaux et les cabinets des ministres, d'un crédit très considérable, car c'étoit le crédit que donne le plaisir; et il l'employoit à rendre dans la province où il étoit né des services essentiels. Aussi y étoit-il adoré. Tous les ans il lui étoit permis, en été, d'y faire un voyage, et, de Paris à Pau, sa route étoit connue; le temps de son passage étoit marqué de ville en ville; partout des fêtes l'attendoient; et, à ce propos, je dois dire ce que j'ai su de lui à Toulouse avant mon départ. Il avoit deux amis dans cette ville, à qui jamais personne ne fut préféré: l'un étoit le tailleur chez lequel il avoit logé; l'autre son maître de musique lorsqu'il étoit enfant de choeur. La noblesse, le parlement, se disputoient le second souper que Jélyotte feroit à Toulouse; mais, pour le premier, on savoit qu'il étoit invariablement réservé à ses deux amis. Homme à bonnes fortunes, autant et plus qu'il n'auroit voulu l'être, il étoit renommé pour sa discrétion; et de ses nombreuses conquêtes on n'a connu que celles qui ont voulu s'afficher. Enfin, parmi tant de prospérités, il n'a jamais excité l'envie, et je n'ai jamais ouï dire que Jélyotte eût un ennemi.

Le reste de la société des Menus-Plaisirs étoit tout simplement des amis de la joie; et, parmi ceux-là, je puis dire que je tenois mon coin avec quelque distinction.

Or, après les dîners joyeux que je venois de faire avec ces messieurs-là, qu'on s'imagine me voir passer à l'école des philosophes, et aux spectacles des bouffons nouvellement arrivés d'Italie, dans le fameux coin de la reine, me glisser parmi les Diderot, les d'Alembert, les Buffon, les Turgot, les d'Holbach, les Helvétius, les Rousseau, tous brûlans de zèle pour la musique italienne, pleins d'ardeur pour élever cet édifice immense de l'Encyclopédie, dont on jetoit les fondemens; on dira de moi en petit ce qu'Horace a dit d'Aristippe:

Omnis Aristippum decuit color, et status, et res.

Oui, j'en conviens, tout m'étoit bon, le plaisir, l'étude, la table, la philosophie; j'avois du goût pour la sagesse avec les sages, mais je me livrois volontiers à la folie avec les fous. Mon caractère étoit encore flottant, variable et discord. J'adorois la vertu; je cédois à l'exemple et à l'attrait du vice. J'étois content, j'étois heureux, lorsque dans la petite chambre de d'Alembert, chez sa bonne vitrière, faisant avec lui tête à tête un dîner frugal, je l'entendois, après avoir chiffré tout le matin de sa haute géométrie, me parler en homme de lettres, plein de goût, d'esprit et de lumières; ou que sur la morale, déployant à mes yeux la sagesse d'un esprit mûr et l'enjouement d'une âme jeune et libre, il parcouroit le monde d'un oeil de Démocrite, et me faisoit rire aux dépens de la sottise et de l'orgueil. J'étois aussi heureux, mais d'une autre façon, plus légère et plus fugitive, lorsqu'au milieu d'une volée de jeux et de plaisirs échappés des coulisses, à table entre nos amateurs parmi les nymphes et les grâces, quelquefois parmi les bacchantes, je n'entendois vanter que l'amour et le vin. Je quittai tout cela pour me rendre à Versailles; mais, avant de me séparer des chefs de l'entreprise de l'Encyclopédie, je m'engageai à y contribuer dans la partie de la littérature; et, encouragé par les éloges qu'ils donnèrent à mon travail, j'ai fait plus que je n'espérois, et plus qu'on n'attendoit de moi.

Voltaire alors étoit absent de Paris; il étoit en Prusse. Le fil de mon récit a paru me distraire de mes relations avec lui; mais jusqu'à son départ elles avoient été les mêmes, et les chagrins qu'il avoit éprouvés sembloient encore avoir resserré nos liens. De ces chagrins le plus vif un moment fut celui de la mort de la marquise du Châtelet; mais, à ne rien dissimuler, je reconnus dans cette occasion, comme j'ai fait souvent, la mobilité de son âme. Lorsque j'allai lui témoigner la part que je prenois à son affliction: «Venez, me dit-il en me voyant, venez partager ma douleur. J'ai perdu mon illustre amie; je suis au désespoir, je suis inconsolable.» Moi, à qui il avoit dit souvent qu'elle étoit comme une furie attachée à ses pas, et qui savois qu'ils avoient été plus d'une fois dans leurs querelles aux couteaux tirés l'un contre l'autre, je le laissai pleurer et je parus m'affliger avec lui. Seulement, pour lui faire apercevoir dans la cause même de cette mort quelque motif de consolation, je lui demandai de quoi elle étoit morte. «De quoi! ne le savez-vous pas? Ah! mon ami! il me l'a tuée! le brutal. Il lui a fait un enfant.» C'étoit de Saint-Lambert, de son rival, qu'il me parloit. Et le voilà me faisant l'éloge de cette femme incomparable, et redoublant de pleurs et de sanglots. Dans ce moment arrive l'intendant Chauvelin[85], qui lui fait je ne sais quel conte assez plaisant; et Voltaire de rire aux éclats avec lui. Je ris aussi, en m'en allant, de voir dans ce grand homme la facilité d'un enfant à passer d'un extrême à l'autre dans les passions qui l'agitoient. Une seule étoit fixe en lui et comme inhérente à son âme: c'étoit l'ambition et l'amour de la gloire; et, de tout ce qui flatte et nourrit cette passion, rien ne lui étoit indifférent.

Ce n'étoit pas assez pour lui d'être le plus illustre des gens de lettres; il vouloit être homme de cour. Dès sa jeunesse la plus tendre, il avoit pris la flatteuse habitude de vivre avec les grands. D'abord, la maréchale de Villars, le grand-prieur de Vendôme, et, depuis, le duc de Richelieu, le duc de La Vallière, les Boufflers, les Montmorency, avoient été son monde. Il soupoit avec eux habituellement, et l'on sait avec quelle familiarité respectueuse il avoit l'art de leur écrire et de leur parler. Des vers légèrement et délicatement flatteurs, une conversation non moins séduisante que ses poésies, le faisoient chérir et fêter parmi cette noblesse. Or, cette noblesse étoit admise aux soupers du roi. Pourquoi lui n'en étoit-il pas? C'étoit l'une de ses envies. Il rappeloit l'accueil que Louis le Grand faisoit à Boileau et à Racine; il disoit qu'Horace et Virgile avoient l'honneur d'approcher d'Auguste, que l'Énéide avoit été lue dans le cabinet de Livie. Addison et Prior valoient-ils mieux que lui? Et dans leur patrie n'avoient-ils pas été employés honorablement, l'un dans le ministère et l'autre en ambassade? La place d'historiographe étoit déjà pour lui une marque de confiance; et quel autre avant lui l'avoit remplie avec autant d'éclat?

Il avoit acheté une charge de gentilhomme ordinaire de la chambre du roi: cette charge, communément assez oiseuse, donnoit pourtant le droit d'être envoyé auprès des souverains pour des commissions légères, et il s'étoit flatté que, pour un homme comme lui, ces commissions ne se borneroient pas à de stériles complimens de félicitation et de condoléance. Il vouloit, comme on dit, faire son chemin à la cour; et, lorsqu'il avoit un projet dans la tête, il y tenoit obstinément: l'une de ses maximes étoit ces mots de l'Évangile: Regnum coelorum vim patitur, et violenti rapiunt illud; il employa donc à s'introduire auprès du roi tous les moyens imaginables.

Lorsque Mme d'Étioles, depuis marquise de Pompadour, fut annoncée pour maîtresse du roi, et avant même qu'elle fût déclarée, il s'empressa de lui faire sa cour. Il réussit aisément à lui plaire; et, en même temps qu'il célébroit les victoires du roi, il flattoit sa maîtresse en faisant pour elle de jolis vers. Il ne doutoit pas que par elle il n'obtînt la faveur d'être admis aux soupers des petits cabinets, et je suis persuadé qu'elle l'auroit voulu.

Transplantée à la cour, et assez mal instruite du caractère et des goûts du roi, elle avoit d'abord espéré de l'amuser par ses talens. Sur un théâtre particulier, elle jouoit devant lui de petits actes d'opéra, dont quelques-uns étoient faits pour elle, et dans lesquels son jeu, sa voix, son chant, étoient justement applaudis. Voltaire, en faveur auprès d'elle, s'avisa de vouloir diriger ce spectacle. L'alarme en fut au camp des gentilshommes de la chambre et des intendans des Menus-Plaisirs. C'étoit empiéter sur leurs droits, et ce fut entre eux une ligue pour éloigner de là un homme qui les auroit tous dominés, s'il avoit plu au roi autant qu'à sa maîtresse; mais on savoit que le roi ne l'aimoit pas, et que son empressement à se produire ajoutoit encore à ses préventions contre lui. Peu touché des louanges qu'il lui avoit données dans son Panégyrique, il ne voyoit en lui qu'un philosophe impie et qu'un flatteur ambitieux. À grand'peine avoit-il enfin consenti à ce qu'il fût reçu à l'Académie françoise. Sans compter les amis de la religion, qui n'étoient point les amis de Voltaire, il avoit à l'entour du roi des jaloux et des envieux de la faveur qu'on lui voyoit briguer, et ceux-là étoient attentifs à censurer ce qu'il faisoit pour plaire. À leur gré, le poème de Fontenoy n'étoit qu'une froide gazette; le Panégyrique du roi étoit inanimé, sans couleur et sans éloquence; les vers à Mme de Pompadour furent taxés d'indécence et d'indiscrétion, et dans ces vers surtout,

     Soyez tous deux sans ennemis,
     Et gardez tous deux vos conquêtes,

on fit sentir au roi qu'il étoit messéant de le mettre au niveau et de pair avec sa maîtresse.

Au mariage du dauphin avec l'infante d'Espagne, il fut aisé de relever l'inconvenance et le ridicule d'avoir donné pour spectacle à l'infante cette Princesse de Navarre, qui véritablement n'étoit pas faite pour réussir. Je n'en dis pas de même de l'opéra du Temple de la Gloire: l'idée en étoit grande, le sujet bien conçu et dignement exécuté. Le troisième acte, dont le héros étoit Trajan, présentoit une allusion flatteuse pour le roi: c'étoit un héros juste, humain, généreux, pacifique, et digne de l'amour du monde, à qui le temple de la Gloire étoit ouvert. Voltaire n'avoit pas douté que le roi ne se reconnût dans cet éloge. Après le spectacle, il se trouva sur son passage; et, voyant que Sa Majesté passoit sans lui rien dire, il prit la liberté de lui demander: «Trajan est-il content?» Trajan, surpris et mécontent qu'on osât l'interroger, répondit par un froid silence; et toute la cour trouva mauvais que Voltaire eût osé questionner le roi.

Pour l'éloigner, il ne s'agissoit que d'en détacher la maîtresse; et le moyen que l'on prit pour cela fut de lui opposer Crébillon.

Celui-ci, vieux et pauvre, vivoit avec ses chiens, dans le fond du Marais, travaillant à bâtons rompus à ce Catilina qu'il annonçoit depuis dix ans, et dont il lisoit çà et là quelques lambeaux de scènes qu'on trouvoit admirables. Son âge, ses succès, ses moeurs un peu sauvages, son caractère soldatesque, sa figure vraiment tragique, l'air, le ton imposant, quoique simple, dont il récitoit ses vers âpres et durs, la vigueur, l'énergie qu'il donnoit à son expression, tout concouroit à frapper les esprits d'une sorte d'enthousiasme. J'ai entendu applaudir avec transport, par des gens qui n'étoient pas bêtes, ces vers qu'il avoit mis dans la bouche de Cicéron:

     Catilina, je crois que tu n'es point coupable;
     Mais, si tu l'es, tu n'es qu'un homme détestable;
     Et je ne vois en toi que l'esprit et l'éclat
     Du plus grand des mortels, ou du plus scélérat.

Le nom de Crébillon étoit le mot de ralliement des ennemis de Voltaire. Électre et Rhadamiste, qu'on jouoit quelquefois encore, attiroient peu de monde; tout le reste des tragédies de Crébillon étoit oublié, tandis que, de Voltaire, Oedipe, Alzire, Mahomet, Zaïre, Mérope, occupoient le théâtre dans tout l'éclat d'un plein succès. Le parti du vieux Crébillon, peu nombreux, mais bruyant, ne laissoit pas de l'appeler le Sophocle de notre siècle; et, même parmi les gens de lettres, les Marivaux disoient que devant le génie de Crébillon devoit pâlir et s'éclipser tout le bel esprit de Voltaire.

On parla devant Mme de Pompadour de ce grand homme abandonné, qu'on laissoit vieillir sans secours, parce qu'il étoit sans intrigue. C'étoit la prendre par son endroit sensible. «Que dites-vous? s'écria-t-elle; Crébillon est pauvre et délaissé!» Aussitôt elle obtint pour lui du roi une pension de cent louis sur sa cassette.

Crébillon s'empressa d'aller remercier sa bienfaitrice. Une légère incommodité la tenoit dans son lit lorsqu'on le lui annonça; elle le fit entrer. La vue de ce beau vieillard l'attendrit; elle le reçut avec une grâce touchante. Il en fut ému; et, comme il se penchoit sur son lit pour lui baiser la main, le roi parut. «Ah! Madame, s'écria Crébillon, le roi nous a surpris; je suis perdu!» Cette saillie d'un vieillard de quatre-vingts ans plut au roi; le succès de Crébillon fut décidé. Tous les Menus-Plaisirs se répandirent en éloges de son génie et de ses moeurs. «Il avoit, disoit-on, de la fierté, mais point d'orgueil, et encore moins de vaine gloire. Son infortune étoit la preuve de son désintéressement. C'étoit un caractère antique et vraiment l'homme dont le génie honoroit le règne du roi.» On parloit de Catilina comme de la merveille du siècle. Mme de Pompadour voulut l'entendre. Le jour fut pris pour cette lecture; le roi, invisible et présent, l'entendit. Elle eut un plein succès; et, lorsque Catilina fut mis au théâtre, Mme de Pompadour, accompagnée d'une volée de courtisans, vint assister à ce spectacle avec le plus vif intérêt. Peu de temps après, Crébillon obtint la faveur d'une édition de ses oeuvres à l'imprimerie du Louvre, aux dépens du trésor royal. Dès ce temps-là, Voltaire fut froidement reçu, et cessa d'aller à la cour.

On sait quelle avoit été sa relation avec le prince royal de Prusse. Ce prince, devenu roi, lui marquoit les mêmes bontés; et la manière infiniment flatteuse dont Voltaire y répondoit n'avoit peut-être pas laissé de contribuer en secret à lui aliéner l'esprit de Louis XV. Le roi de Prusse donc, en relation avec Voltaire, n'avoit cessé, depuis son avènement à la couronne, de l'inviter à l'aller voir; et la faveur dont Crébillon jouissoit à la cour, l'ayant piqué au vif, avoit décidé son voyage. Mais, avant de partir, il avoit voulu se venger de ce désagrément, et il s'y étoit pris en grand homme: il avoit attaqué son adversaire corps à corps pour se mesurer avec lui dans les sujets qu'il avoit traités, ne s'abstenant que de Rhadamiste, d'Atrée et de Pyrrhus: de l'un sans doute par respect, de l'autre par horreur, et du troisième par dédain d'un sujet ingrat et fantasque.

Il commença par Sémiramis, et la manière grande et tragique dont il en conçut l'action, la couleur sombre, orageuse et terrible qu'il y répandit, le style magique qu'il y employa, la majesté religieuse et formidable dont il la remplit, les situations et les scènes déchirantes qu'il en tira, l'art enfin dont il sut en préparer, en établir, en soutenir le merveilleux, étoient bien faits pour anéantir la foible et froide Sémiramis de Crébillon; mais alors le théâtre n'étoit pas susceptible d'une action de ce caractère. Le lieu de la scène étoit resserré par une foule de spectateurs, les uns assis sur des gradins, les autres debout au fond du théâtre et le long des coulisses, en sorte que Sémiramis éperdue et l'ombre de Ninus sortant de son tombeau étoient obligées de traverser une épaisse haie de petits-maîtres. Cette indécence jeta du ridicule sur la gravité de l'action théâtrale. Plus d'intérêt sans illusion, plus d'illusion sans vraisemblance; et cette pièce, le chef-d'oeuvre de Voltaire, du côté du génie, eut dans sa nouveauté assez peu de succès pour faire dire qu'elle étoit tombée. Voltaire en frémit de douleur; mais il ne se rebuta point. Il fit l'Oreste d'après Sophocle, et il s'éleva au-dessus de Sophocle lui-même dans le rôle d'Électre, et dans l'art de sauver l'indécence et la dureté du caractère de Clytemnestre. Mais, dans le cinquième acte, au moment de la catastrophe, il n'avoit pas encore assez affaibli l'horreur du parricide, et, le parti de Crébillon n'étant là rien moins que bénévole, tout ce qui pouvoit donner prise à la critique fut relevé par des murmures ou tourné en dérision. Le spectacle en fut troublé à chaque instant, et cette pièce, qui depuis a été justement applaudie, essuya des huées. J'étais dans l'amphithéâtre, plus mort que vif. Voltaire y vint; et, dans un moment où le parterre tournoit en ridicule un trait de pathétique, il se leva et s'écria: «Eh! barbares! c'est du Sophocle!»

Enfin, il donna Rome sauvée, et, dans les personnages de Cicéron, de César, de Caton, il vengea la dignité du sénat romain, que Crébillon avoit dégradée en subordonnant tous ces grands caractères à celui de Catilina. Je me souviens qu'en venant d'écrire les belles scènes de Cicéron et de César avec Catilina, il me les lut dans une perfection dont jamais acteur n'approchera: simplement, noblement, sans aucune manière, mieux que jamais lui-même je ne l'avois entendu lire. «Ah! vous avez, lui dis-je, la conscience en repos sur ces vers-là; aussi ne les fardez-vous point, et vous avez raison: vous n'en avez jamais fait de plus beaux.» Cette pièce eut dans l'opinion des gens instruits un grand succès d'estime; mais elle n'étoit pas faite pour émouvoir la multitude, et cette éloquence du style, ce mérite d'avoir si savamment observé les moeurs et peint les caractères, fut peu sensible aux yeux de cette masse du public. Ainsi, avec des avantages prodigieux sur son rival, Voltaire eut la douleur de se voir disputer, refuser même le triomphe.

Ces dégoûts avoient déterminé son voyage en Prusse. Une seule difficulté le retardoit encore, et la manière dont elle fut levée est assez curieuse pour vous amuser un moment.

La difficulté consistoit dans les frais du voyage, sur lesquels Frédéric se faisoit un peu tirer l'oreille. Il vouloit bien défrayer Voltaire, et pour cela il consentoit à lui donner mille louis; mais Mme Denis vouloit accompagner son oncle, et, pour ce surcroît de dépense, Voltaire demandoit mille louis de plus. C'étoit à quoi le roi de Prusse ne vouloit point entendre. «Je serai fort aise, lui écrivoit-il, que Mme Denis vous accompagne; mais je ne le demande pas.» «Voyez-vous, me disoit Voltaire, cette lésine dans un roi. Il a des tonneaux d'or, et il ne veut pas donner mille pauvres louis pour le plaisir de voir Mme Denis à Berlin! Il les donnera, ou moi-même je n'irai point.» Un incident comique vint terminer cette dispute. Un matin que j'allois le voir, je trouvai son ami Thiriot dans le jardin du Palais-Royal; et, comme il étoit à l'affût des nouvelles littéraires, je lui demandai s'il y en avoit quelqu'une. «Oui, vraiment, il y en a, et des plus curieuses, me dit-il. Vous allez chez M. de Voltaire: là vous les entendrez, car je m'en vais m'y rendre dès que j'aurai pris mon café.»

Voltaire travailloit dans son lit lorsque j'arrivai. À son tour, il me demanda: «Quelles nouvelles?—Je n'en sais point, lui dis-je; mais Thiriot, que j'ai rencontré au Palais-Royal, en a, dit-il, d'intéressantes à vous apprendre. Il va venir.»

«Eh bien! Thiriot, lui dit-il, vous avez donc à nous conter des nouvelles bien curieuses?—Oh! très curieuses, et qui vous feront grand plaisir, répondit Thiriot avec son sourire sardonique et son nasillement de capucin.—Voyons, qu'avez-vous à nous dire?—J'ai à vous dire qu'Arnaud-Baculard est arrivé à Potsdam, et que le roi de Prusse l'y a reçu à bras ouverts.—À bras ouverts!—Qu'Arnaud lui a présenté une épître[86].—Bien boursouflée et bien maussade?—Point du tout, fort belle, et si belle que le roi y a répondu par une autre épître.—Le roi de Prusse une épître à d'Arnaud! Allons, Thiriot, allons, on s'est moqué de vous.—Je ne sais pas si on s'est moqué de moi, mais j'ai en poche les deux épîtres.—Voyons, donnez donc vite, que je lise ces deux chefs-d'oeuvre. Quelle fadeur! quelle platitude! quelle bassesse!» disoit-il en lisant l'épître de d'Arnaud; et, passant à celle du roi, il lut un moment en silence et d'un air de pitié; mais, quand il en fut à ces vers:

     Voltaire est à son couchant;
     Vous êtes à votre aurore,

il fit un haut-le-corps et sauta de son lit, bondissant de fureur: «Voltaire est à son couchant et Baculard à son aurore! Et c'est un roi qui écrit cette sottise énorme! Ah! qu'il se mêle donc de régner!»

Nous avions de la peine, Thiriot et moi, à ne pas éclater de rire de voir Voltaire en chemise, gambadant de colère et apostrophant le roi de Prusse. «J'irai, disoit-il, oui, j'irai lui apprendre à se connoître en hommes;» et dès ce moment-là son voyage fut décidé. J'ai soupçonné le roi de Prusse d'avoir voulu lui donner ce coup d'éperon, et sans cela je doute qu'il fût parti, tant il étoit piqué du refus des mille louis, non point par avarice, mais de dépit de ne pas avoir obtenu ce qu'il demandoit.

Volontaire à l'excès par caractère et par système, il avoit, même dans les petites choses, une répugnance incroyable à céder et à renoncer à ce qu'il avoit résolu. J'en vis encore avant son départ un exemple assez singulier. Il lui avoit pris fantaisie d'avoir en voyage un couteau de chasse, et, un matin que j'étois chez lui, on lui en apporta un faisceau pour en choisir un. Il le choisit; mais le marchand voulait un louis de son couteau de chasse, et Voltaire s'étoit mis dans la tête de n'en donner que dix-huit francs. Le voilà qui calcule en détail ce qu'il peut valoir; il ajoute que le marchand porte sur son visage le caractère d'un honnête homme, et qu'avec cette bonne foi qui est peinte sur son front il avouera qu'à dix-huit francs cette arme sera bien payée. Le marchand accepte l'éloge qu'il veut bien faire de sa figure; mais il répond qu'en honnête homme il n'a qu'une parole, qu'il ne demande au juste que ce que vaut la chose, et qu'en la donnant à plus bas prix il ferait tort à ses enfans. «Vous avez des enfans? lui demande Voltaire.—Oui, Monsieur, j'en ai cinq, trois garçons et deux filles, dont le plus jeune a douze ans.—Eh bien! nous songerons à placer les garçons, à marier les filles. J'ai des amis dans la finance, j'ai du crédit dans les bureaux; mais terminons cette petite affaire: voilà vos dix-huit francs; qu'il n'en soit plus parlé.» Le bon marchand se confondit en remerciemens de la protection dont vouloit l'honorer Voltaire, mais il se tint à son premier mot pour le prix du couteau de chasse, et n'en rabattit pas un liard. J'abrège cette scène, qui dura un quart d'heure par les tours d'éloquence et de séduction que Voltaire employa inutilement, non pas à épargner six francs qu'il auroit donnés à un pauvre, mais à donner à sa volonté l'empire de la persuasion. Il fallut qu'il cédât lui-même, et, d'un air interdit, confus et dépité, il jeta sur la table cet écu qu'il avoit tant de peine à lâcher. Le marchand, dès qu'il eut son compte, lui rendit grâces de ses bontés, et s'en alla.

«J'en suis bien aise, dis-je tout bas en le voyant partir.—De quoi, me demanda Voltaire avec humeur, de quoi donc êtes-vous bien aise?—De ce que la famille de cet honnête homme n'est plus à plaindre. Voilà bientôt ses fils placés, ses filles mariées; et lui, en attendant, il a vendu son couteau de chasse ce qu'il vouloit, et vous l'avez payé malgré toute votre éloquence.—Et voilà de quoi tu es bien aise, têtu de Limosin!—Oh! oui, j'en suis content. S'il vous avoit cédé, je crois que je l'aurois battu.—Savez-vous, me dit-il en riant dans sa barbe, après un moment de silence, que, si Molière avoit été témoin d'une pareille scène, il en auroit fait son profit?—Vraiment, lui dis-je, c'eût été le pendant de celle de M. Dimanche.» C'étoit ainsi qu'avec moi sa colère, ou plutôt son impatience, se terminoit toujours en douceur et en amitié.

Comme à l'égard du roi de Prusse j'étois dans son secret, et que je croyois être aussi dans le secret du roi de Prusse sur le peu de sincérité des caresses qu'il lui faisoit, j'avois quelque pressentiment du mécontentement qu'ils auroient l'un de l'autre en se voyant de près. Une âme aussi impérieuse et un esprit aussi ardent ne pouvoient guère être compatibles, et j'avois l'espérance de voir bientôt Voltaire revenir plus mécontent de l'Allemagne qu'il ne l'étoit de son pays; mais le nouveau dégoût qu'il éprouva en allant prendre congé du roi, et la colère qu'il en témoigna, ne me laissèrent plus cette illusion consolante. En sa qualité de gentilhomme ordinaire de la chambre du roi, il crut pouvoir oser lui demander ses ordres auprès du roi de Prusse; mais le roi, pour réponse, lui tourna le dos brusquement; et lui, dans son dépit, dès qu'il fut sorti du royaume, lui renvoya son brevet d'historiographe de France, et accepta sans son agrément la croix de l'ordre du Mérite, dont le roi de Prusse le décora, pour l'en dépouiller peu de temps après.

L'exemple de tant d'amertume et de tribulations répandues dans la vie de ce grand homme ne fit que me rendre plus redoutable la carrière des lettres où j'étois engagé, et plus doux le repos obscur dont j'allois jouir à Versailles.

Ici finissent, grâce au Ciel, les égaremens de ma jeunesse; ici commence pour moi le cours d'une vie moins dissipée, plus sage, plus égale, et surtout moins en butte aux orages des passions; ici enfin mon caractère, trop longtemps mobile et divers, va prendre un peu de consistance; et, sur une base solide, ma raison pourra travailler en silence à régler mes moeurs.

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