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Mémoires de Marmontel (Volume 3 of 3): Mémoires d'un père pour servir à l'Instruction de ses enfans

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The Project Gutenberg eBook of Mémoires de Marmontel (Volume 3 of 3)

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Title: Mémoires de Marmontel (Volume 3 of 3)

Author: Jean-François Marmontel

Annotator: Maurice Tourneux

Release date: January 14, 2009 [eBook #27807]

Language: French

Credits: Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier and the Online Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK MÉMOIRES DE MARMONTEL (VOLUME 3 OF 3) ***

Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier and the Online

Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)

MÉMOIRES DE MARMONTEL

PUBLIÉS
AVEC PRÉFACE, NOTES ET TABLES PAR MAURICE TOURNEUX
TOME TROISIÈME
PARIS
LIBRAIRIE DES BIBLIOPHILES

Rue de Lille, 7

M DCCC XCI

TABLE ANALYTIQUE DES MÉMOIRES

TOME PREMIER
LIVRE I

But de l'auteur en écrivant ses Mémoires.—Description de Bort et de ses environs.—Souvenirs d'enfance.—Première éducation.—Défaut de mémoire.—Portrait de la mère de Marmontel et des autres membres de la famille.—Entrée au collège de Mauriac.—Examen et admission à ce collège.—Réflexions de Marmontel sur ses premières études.—Le P. Bourzes, continuateur du P. Vanière.—Moeurs des écoliers de Mauriac, leurs travaux et leurs plaisirs.—Amalvy, modèle des écoliers.—Querelle de Marmontel avec le régent du collège.—Studieux emploi des vacances.—Premières amours.—Marmontel est placé par son père dans une maison de commerce à Clermont-Ferrand.—Il la quitte presque aussitôt et se croit une vocation ecclésiastique.—Son admission dans la classe de philosophie du collège de Clermont.—Velléité de passer chez les oratoriens de Riom.—Les jésuites lui procurent tout aussitôt des répétitions.—Promenade à Beauregard et bienveillant accueil de Massillon.—Nouvelles vacances sous le costume ecclésiastique.—Mort du père de Marmontel.—Désespoir et maladie de l'auteur.

LIVRE II

Séjour de Marmontel à Saint-Bonnet, et au château de Linars, comme précepteur.—Retraite au séminaire de Limoges.—Entretiens littéraires de Marmontel avec les directeurs du séminaire.—Présentation à l'évêque (Coetlosquet).—Plaisanterie du comte de Linars et ses conséquences.—Hospitalité d'un curé de campagne et de sa nièce.—Comment les jésuites de Clermont entendaient agrandir leur collège.—Démarches du P. Nolhac auprès de Marmontel pour l'engager à entrer dans la société.—Voyage de Bort à Toulouse; proposition de mariage avec la fille d'un muletier.—Au moment d'entrer au noviciat des jésuites, Marmontel consulte sa mère; réponse de celle-ci.—Premiers succès de l'auteur comme répétiteur de philosophie.—Il obtient une bourse au collège Sainte-Catherine.—Concours aux Jeux floraux.—Lettre de Voltaire.—Succès académiques.—Soutenance brillante de thèse.—Démêlés d'un boursier de Sainte-Catherine et d'un grand vicaire.—Pénitence au séminaire de Calvet.—Hésitation sur le choix d'une carrière.—Nouveau voyage à Bort.—Entretien de l'auteur et de sa mère; triste état de la santé de celle-ci.—Billet de Voltaire.—La Petite académie.—Départ de Toulouse.—Incidents de voyage.—Arrivée à Paris.

LIVRE III

Première visite à Voltaire et conseils de celui-ci.—Premier logement et premières ressources.—Vauvenargues.—Bauvin.—L'Observateur littéraire.—Prix à l'Académie française.—Grande pénurie.—Procédé délicat de Voltaire.—Marmontel précepteur du jeune Gilly, et introduit dans la famille Harenc.—Société choisie de Mme Harenc.—Nouveau prix de poésie à l'Académie française.—Mort de la mère de Marmontel.—Lecture de Denys le tyran, tragédie, aux acteurs de la Comédie-Française.—Rivalité de Mlle Gaussin et de Mlle Clairon au sujet d'un des principaux rôles.—Distribution des autres rôles et répétitions.—Lecture de Denys devant les conseillers favoris de Voltaire et de Mlle Clairon.—Résultat de leur délibération.—Tour d'un escroc gascon.—Plaidoyer de Boubée, avocat de Toulouse, pour Cammas, peintre de la ville, accusé de séduction.—Favier.—Générosité de Mme Harenc—Première représentation et succès de Denys.—Épître à Voltaire sur la mort de Vauvenargues.—Monet présente Marmontel à Mlle Navarre.—Séjour à Avenay.—Singulier aveu échappé à Mlle Navarre.—Fureur et départ de Marmontel.—Retour à Paris; réception que lui font ses amis.—Inquiétudes, chagrin et désespoir d'un amant trahi.—Visite du chevalier de Mirabeau.—Autre visite du même et de Mlle Navarre.—Consolations prodiguées à l'auteur par Mlle Clairon.—Reprise de Denys le tyran.—Un caprice de Clairon.—Démarche délicate de la part de Mlle Broquin.—Tentatives de rapprochement de la part de Clairon; refus de Marmontel.—Bons procédés du duc de Duras envers lui.—Lecture d'Aristomène à Voltaire.—Première représentation.—Action dramatique et maladie de Roselly.—Interruption et reprise d'Aristomène.

LIVRE IV

Liaison de Marmontel et de Mlle Marie Verrière.—Colère du maréchal de Saxe.—Double rupture.—Mariage de La Popelinière.—Son train de maison à Passy.—Lecture d'Aristomène chez Mme de Tencin.—Découverte de la cheminée secrète de Mme de La Popelinière, et conséquences de cette découverte.—Plaisirs, spectacles et distractions de tout genre offerts par La Popelinière à ses hôtes.—Cléopâtre, tragédie de Marmontel.—Les Héraclides, autre tragédie.—Incident de la première représentation.—Liaison de Marmontel avec d'Alembert, Mlle de Lespinasse, Diderot, d'Holbach, Helvétius, Grimm et J.-J. Rousseau.—Faveur de Marmontel auprès de Mme de Pompadour.—Elle lui conseille de tenter de nouveau la fortune dramatique.—Égyptus, tragédie.—Sa chute.—L'auteur obtient de M. de Marigny l'emploi de secrétaire des bâtiments du roi.—Le prince de Kaunitz.—Mercy-Argenteau, Starhemberg, Seckendorf.—Milord d'Albemarle et Mlle Gaucher, dite Lolotte.—Liaison de Lolotte avec le comte d'Hérouville; son mariage et sa fin.—Conseils de Mme de Tencin à Marmontel.—Livrets de divers ballets ou divertissements pour Rameau.—Liaison avec Cury et les autres intendants des Menus-Plaisirs.—Tribou.—Lolotte.—Contraste de cette société avec celle des philosophes.—Voltaire et la mort de Mme du Châtelet.—Son désir de plaire à la cour.—Motifs de sa disgrâce.—Faveur de Crébillon auprès du roi et de Mme de Pompadour.—Rivalité dramatique de Voltaire et de Crébillon (Sémiramis, Oreste, Rome sauvée).—Départ de Voltaire pour la Prusse ajourné, puis brusquement décidé; causes de ces retards et de ce revirement.—Discussion de Voltaire et d'un coutelier.—Départ de Marmontel pour Versailles.

TOME DEUXIÈME
LIVRE V

Entrée en fonctions de l'auteur auprès de M. de Marigny.—Qualités et défauts de celui-ci.—Vie de Marmontel à Versailles, à Marly, à Fontainebleau, à Compiègne.—Nouvelles liaisons; l'abbé de La Ville, Dubois, premier commis de la guerre, Cromot du Bourg, Bouret, Mme Filleul.—Mariage de la soeur aînée de Marmontel avec M. Odde.—Emploi qu'obtient celui-ci.—Mme de Chalut.—Vers faits, à sa prière, pour la convalescence du Dauphin.—Plaisant embarras des jeunes époux au moment de remercier l'auteur.—Éducation d'Aurore de Saxe faite aux frais du Dauphin.—Portrait de Quesnay.—Mme de Marchais.—Réforme du costume au théâtre tentée par Mlle Clairon.—Remarques de Marmontel sur ses rapports avec Marigny.—Sur l'exil de Voltaire.—Sa collaboration à l'Encyclopédie.—Entrevue avec Mme de Pompadour, sollicitations et conseils.—Origine et fortune politique de Bernis.—Rapports de l'auteur avec lui durant son passage au ministère des affaires étrangères.—Singulière maladie guérie par un singulier remède de Genson.—Attribution de la direction du Mercure à Louis de Boissy, sur le conseil de Marmontel.—Reconnaissance, puis embarras de Boissy.—Origine des Contes moraux.—Marmontel titulaire du brevet, à la mort de Boissy.—Autre place de secrétaire du comte de Gisors, proposée à Marmontel, refusée par Suard et acceptée par Deleyre.—Retour de l'auteur à Paris.

LIVRE VI

Changements et progrès apportés à la composition du Mercure; collaborateurs recrutés par Marmontel: Malfilâtre, Colardeau, Thomas, J.-D. Le Roy, C.-N. Cochin.—Gallet et Panard.—Portrait de Mme Geoffrin.—Principaux habitués de son salon: d'Alembert, Dortous de Mairan, Marivaux, Chastellux, Morellet, Saint-Lambert, Thomas, Mlle de Lespinasse, Raynal, Galiani, Caraccioli, le comte de Creutz, Carle Van Loo, Soufflot, Boucher, Le Moyne, La Tour, le comte de Caylus.—Autres convives des petits soupers de Mme Geoffrin: Gentil-Bernard, Mme de Brionne, Mme de Duras, Mme d'Egmont, le prince Louis de Rohan.—Soupers chez Pelletier, fermier général, avec Gentil-Bernard, Monticourt, Collé.—Séjour de Marmontel à Chennevières, chez Cury.—Parodie de Cinna, rimée par celui-ci.—Marmontel en cite quelques vers chez Mme Geoffrin.—Il est accusé d'en être l'auteur, et s'en défend inutilement auprès des ducs d'Aumont et de Choiseul.—Lettre de cachet qui l'envoie à la Bastille.—Préparatifs de sa captivité.—Accueil bienveillant du gouverneur.—Installation et premier repas.—Un menu maigre et un menu gras.—Prévenances de M. d'Abadie.—Interrogatoire subi par Marmontel au sujet d'un sieur Durand, familier du salon de Mme Harenc.—Inquiétude que cette formalité cause à Marmontel.—Lettre de Mlle S** [Sau***?], et réponse du prisonnier.—Sa sortie et sa première visite à M. de Sartine.—Sermon de Mme Geoffrin, et regrets qu'elle en témoigne le lendemain.—Entrevue avec Choiseul.—Réponses de Marmontel aux inculpations dont il est l'objet.—Vains efforts du premier ministre pour lui faire rendre le brevet du Mercure.—Ce que ce journal devint sous l'abbé de La Garde et ses successeurs.

LIVRE VII

Réflexions de Marmontel sur son passé à cette date et sur ses projets d'avenir.—Sa situation et celle de sa famille.—Voyage en compagnie de Gaulard.—Séjour à Bordeaux.—Mésaventures de Le Franc de Pompignan.—Arrêts à Toulouse, Béziers, Montpellier, Nîmes, Avignon, Aix, Marseille.—Retour par Lyon et Genève.—Visite à Voltaire.—Son enthousiasme pour l'acteur L'Écluse.—Mme Denis comparée par son oncle à Mlle Clairon.—Genève et J.-J. Rousseau.—Huber et Cramer.—Le théâtre de Voltaire à Tournay.—Lecture de Tancrède et de la Pucelle.—Rentrée à Paris.—L'Épître aux poètes, de Marmontel, est couronnée par l'Académie française.—Origine d'Annette et Lubin.—Séjours à la Malmaison, à Croix-Fontaine, à Sainte-Assise, à Saint-Cloud, à Maisons-Alfort.—Intrigues académiques.—Présentation par Marmontel de sa Poétique française au roi, au Dauphin, à Mme de Pompadour, à Choiseul et à Praslin.—Candidature au fauteuil de Bougainville.—Conduite généreuse de Thomas dans cette circonstance.—Caractère ombrageux de Marivaux.—Singuliers griefs du président Hénault et de Moncrif contre Marmontel.—Mort de Cury.—Mlle de Lespinasse, ses origines, sa société, ses amours, sa mort.—Société du baron d'Holbach.—Motifs respectifs qui avaient éloigné Buffon et J.-J. Rousseau du parti encyclopédique.—Promenades de d'Holbach et de ses amis aux environs de Paris.

LIVRE VIII

Récit fait par Diderot à Marmontel des origines de sa rupture avec Rousseau.—Relations de Jean-Jacques avec le baron d'Holbach et avec Hume.—Séjour de Marmontel à Saumur, près de sa soeur et de son beau-frère.—Visite au comte d'Argenson, exilé aux Ormes.—Un bel esprit de l'académie d'Angers, et ses habiletés oratoires.—Maladies de l'auteur.—Conception de Bélisaire.—Lectures faite par l'auteur à Diderot et au prince héréditaire de Brunswick.—Démêlés de l'auteur avec les censeurs de la Sorbonne.—Conférence avec M. de Beaumont, archevêque de Paris, et les docteurs de la Sorbonne.—Plaisanteries de Voltaire et de Turgot au sujet des propositions condamnables extraites de Bélisaire par les casuistes.—Succès du livre dans diverses cours étrangères.—Voyage de Mmes Filleul et de Séran aux eaux d'Aix-la-Chapelle, où Marmontel les accompagne.—M. et Mme de Marigny (née Filleul) les y rejoignent.—Entretiens de Marmontel et des évêques de Noyon (Broglie) et d'Autun (Marbeuf).—Discours en faveur des paysans du Nord.—Portrait de Mme de Séran.—Sa présentation à la cour.—Tête-à-tête avec le roi.—Correspondance de Louis XV et de la jeune comtesse.—Rencontre de Marmontel avec le prince et la princesse de Brunswick.—Voyage à Spa avec Mme de Séran, M. et Mme de Marigny.—Imprudences funestes commises par Mme Filleul.—Politesses faites à Marmontel par Bassompierre, contrefacteur de ses oeuvres, à Liège.—Cabinet du chevalier Verhulst à Bruxelles.—Mort de Mme Filleul.—Son caractère, sa philosophie.—Déception de Marmontel au sujet d'une nièce de Mme Gaulard.

LIVRE IX

Séjours à Ménars.—Séjour à Maisons.—Le comte de Creutz présente Grétry à Marmontel.—Le Huron.—Lucile, Sylvain, l'Ami de la maison, Zémire et Azor.—Le Connaisseur.—Épilogue des relations de Louis XV et de Mme de Séran.—Marmontel vient loger dans l'hôtel de Mlle Clairon.—Encore la parodie de Cinna.—Entrevue de Marmontel et du duc d'Aumont.—Séjour du prince royal de Suède (Gustave III) à Paris.—Maladie de l'auteur.—Soins que lui prodiguent Bouvart et Mlle Clairon.—Rapports de Marmontel et du duc d'Aiguillon; retouches à un mémoire de Linguet, fureur de celui-ci.—Nomination de Marmontel au poste d'historiographe de France.—Succès de Zémire et Azor sur le théâtre de la cour, à Fontainebleau.—Discussion de l'auteur et du costumier.—L'Ami de la maison est moins bien accueilli.—La Fausse Magie.—La Voix des pauvres, épître sur l'incendie de l'Hôtel-Dieu.—Ode à la louange de Voltaire.—Séjour de Marmontel chez Mme de Séran, au château de La Tour, en Normandie.—Liaison avec Mme de L. P ***.—Matériaux recueillis par l'auteur pour une histoire du règne de Louis XV.—Rapprochement opéré par Marmontel entre le duc de Richelieu et plusieurs membres de l'Académie française.—Communication des manuscrits de Saint-Simon.—Nouvelle collaboration à l'Encyclopédie.—Suicide de Bouret.—Sacre de Louis XV.—Portrait de la maréchale de Beauvau.—Querelle des gluckistes et des piccinistes.—Marmontel se range parmi ceux-ci.—Roland, opéra.—Liaison de l'auteur et des frères Morellet.

TOME TROISIÈME
LIVRE X

Mort de Mme Odde et de ses enfants.—Inquiétudes de Marmontel sur son propre avenir.—Mme et Mlle de Montigny, soeur et nièce de MM. Morellet.—Prédiction de l'abbé Maury à Marmontel.—Projets de bonheur.—Mariage de l'auteur et de Mlle de Montigny.—Liaison des nouveaux époux avec Mme d'Houdetot et Saint-Lambert.—Portrait de Mme Necker.—Mort du premier né de Mme Marmontel.—Inquiétude pour le second enfant.—Séjour à Saint-Brice.—Promenades à Montmorency.—Réflexions sur les ouvrages et le caractère de Rousseau.—Mort de Voltaire.—Polymnie, poème satirique sur la querelle des gluckistes et des piccinistes.—Retraite de Necker.—Mme de Vermenoux.—Atys, opéra.—Rapports de l'auteur avec Turgot.—Départ du comte de Creutz et du marquis de Caraccioli.—Mort de d'Alembert.—Nouvelle maladie de Marmontel et nouveaux soins de Bouvart.—Didon, opéra, musique de Piccini.—Son succès à la cour et à Paris.

LIVRE XI

Élection de Marmontel comme secrétaire perpétuel de l'Académie française.—Concert de M. de La Borde.—Réunion des amis de l'auteur à sa maison de campagne.—Mort d'un troisième enfant.—Pénélope, opéra.—Le Dormeur éveillé.—Succès de «lecteur» obtenus par Marmontel aux séances publiques de l'Académie française.—Candidature de l'abbé Maury.—Son différend avec La Harpe.—Son élection.—Mort et portrait de Thomas.—Élection de Morellet.—Éloge de Colardeau.—Poème sur la mort du duc de Brunswick.—Présents du comte d'Artois et du prince de Brunswick à ce sujet.—Situation prospère du ménage de Marmontel.—Liaison avec M. et Mme Desèze.—Procédés généreux de Calonne à l'égard de l'Académie française.—Plan général d'instruction publique demandé par Lamoignon à Marmontel.—Éloge de Sainte-Barbe et de ses méthodes d'enseignement.

LIVRE XII

Coup d'oeil sur les causes de la Révolution.—Portrait de Louis XVI.—Rentrée en grâce du comte de Maurepas; son passé, ses vues, sa politique, ses principes.—Renvoi de Terray.—Vues de Turgot, son successeur.—Émeute de 1775.—Renvoi de Turgot.—Passage aux affaires de Clugny et de Taboureau.—Ils sont remplacés par Necker.—Plans et vues de celui-ci; ses discussions avec Turgot.—Compte rendu au roi par Necker (1781).—Réfutation de Bourboulon.—Disgrâce de Sartine.—Ligue de Maurepas et de toute la cour contre Necker.—Sa démission est acceptée.—Ses successeurs, Joly de Fleury, d'Ormesson, Calonne.—Réputation, caractère et imprévoyance de celui-ci.—Première assemblée des notables (22 février 1787).—Discussion, sur le déficit, entre Necker et Calonne.—Exil de Necker.—Disgrâce de Calonne et de Miroménil.—Bouvard de Fourqueux est nommé contrôleur général, et Lamoignon garde des sceaux.—Notes confidentielles de Montmorin communiquées à Marmontel—Loménie de Brienne est nommé ministre des finances.

LIVRE XIII Portrait de Brienne.—Ses luttes contre le Parlement au sujet des édits sur le timbre et sur l'impôt territorial.—Lit de justice.—Exil du Parlement à Troyes.—Continuation de la lutte.—Séance royale.—Mouvement d'opinion en faveur de la réunion des Etats généraux.—Exil du duc d'Orléans à Villers-Cotterets.—Lit de justice (8 mai 1788).—Examen du nouveau système judiciaire.—Résistance des Etats de Bretagne et de Dauphiné.—Ressources désastreuses imaginées par Brienne.—Sa démission.—Situation déplorable du Trésor et de l'agriculture.—Impopularité et suicide de Lamoignon.—Projets de Necker.—Seconde convocation des notables (3 novembre 1788).—Opinion de six bureaux touchant le mode de représentation du tiers aux Etats généraux.—Conseil d'État du 27 décembre 1788.—Choix de Versailles pour lieu de réunion des États.—Ce que voulait Necker et ce qui aurait pu arriver.

LIVRE XIV

Marmontel membre de l'assemblée primaire du district des Feuillants et de l'assemblée électorale.—Rôle de Duport.—Influence des avocats dans ces réunions préliminaires.—Target élu président de l'assemblée électorale aux Heu et place d'Angran d'Alleray.—Échec de Marmontel contre Sieyès.—Dialogue de l'auteur et de Chamfort.—Ouverture des États généraux.—Discours du roi.—Exposé présenté par Necker.

LIVRE XV

Contestation entre le tiers et les deux autres ordres au sujet du mode de délibération et de la vérification des pouvoirs.—Arrêté pris le 10 juin par le tiers touchant cette vérification.—Autre arrêté (17 juin) spécifiant que le tiers s'appellerait désormais Assemblée nationale.—Embarras de Necker.—Projet d'une séance royale et d'une déclaration que devait lire le roi.—Discours du duc de Luxembourg, président de l'ordre de la noblesse, au roi.—Serment du Jeu de paume.—Adhésion de deux archevêques, de deux évêques et de cent quarante-cinq députés du clergé au tiers.—Séance royale du 23.—Motifs de l'abstention de Necker.—Disparates sensibles dans la déclaration lue par le roi.—Décret du tiers touchant l'inviolabilité des députés.—Necker offre sa démission.—Il est acclamé par le peuple, et par l'Assemblée.—Union des communes.—Division des deux autres ordres.—Réunion plénière (27 juin).—Ovation à la famille royale et à Necker.—Symptômes d'agitation et bruits alarmants.—Rassemblements et motions au Palais-Royal.—Délivrance des gardes-françaises enfermés à l'Abbaye.—Adresse du peuple à l'Assemblée.

LIVRE XVI

Imprévoyance de la cour.—Adresse au roi (rédigée par Mirabeau).—Réponse du roi.—Du droit de veto.—Renvoi des ministres.—Agitation dans Paris.—Charge du prince de Lambesc.—L'agitation redouble; on court aux armes.—Promesse imprudente de Flesselles.—Formation d'une armée citoyenne et adoption d'une cocarde.—Pillage du magasin d'armes des Invalides.

LIVRE XVII

Attaque et reddition de la Bastille.—Récit d'Élie, l'un des vainqueurs, recueilli par Marmontel.—Massacre de de Launey, de ses principaux officiers et de Flesselles.—Motion du baron de Marguerittes à l'Assemblée nationale.—Discours du roi.—Réception, à Paris, de la députation choisie par l'Assemblée.—Discours de La Fayette et de Lally-Tolendal.—Visite du roi à l'Hôtel de ville.—Discours de Lally-Tolendal.

LIVRE XVIII

Discussion de la prérogative royale touchant la nomination des ministres.—Meurtre de Foulon et de Bertier.—Massacres commis en province.—Retour de Necker et arrêté d'amnistie qu'il obtient des électeurs de Paris.—Improbation des districts.—Épuisement des finances.—Abandon des privilèges (4 août).—Journées des 5 et 6 octobre.—Retour du roi et de l'Assemblée à Paris.—Précis des autres événements accomplis jusqu'à la séparation de la Constituante.—Départ et adieux de l'abbé Maury.—Entrée en fonctions de l'Assemblée législative.—Départ de Marmontel et de sa famille pour la Normandie.—Journée du 10 août et ses conséquences.—Lorry, ancien évèque d'Angers, vient chercher un abri auprès de Marmontel.—Sommaire des événements depuis la réunion de la Convention nationale (21 septembre 1792) jusqu'à la mort du Dauphin (20 prairial an III-8 juin 1795).

LIVRE XIX

Commencement de la Terreur.—Maladie et mort de Charpentier, précepteur des enfants de Marmontel.—Dom Honorat.—Retour à Abbeville; réflexions de l'auteur sur sa situation actuelle.—Gravité croissante des événements publics.—Lois du 10 mars 1793, du 22 prairial an II (10 juin 1794).—Excès commis par Carrier, Collot d'Herbois et Le Bon.—Le 9 thermidor.—Fermeture du club des Jacobins.—Journée du 1er prairial.—Constitution des deux Conseils et du Directoire.—Pouvoirs étendus confiés à celui-ci.

LIVRE XX

Retour de Marmontel sur lui-même.—Nouveaux Contes moraux.—Cours de grammaire, de logique, de métaphysique et de morale, rédigés pour ses enfants.—Rédaction des présents Mémoires.—Aveu de l'auteur à ce sujet.—Assemblée primaire du canton de Gaillon.

MÉMOIRES D'UN PÈRE POUR SERVIR À L'INSTRUCTION DE SES ENFANS

LIVRE X

Tant que le Ciel m'avoit laissé dans Mme Odde une soeur tendrement chérie, et qui m'aimoit plutôt d'un amour filial que d'une amitié fraternelle, sûr d'avoir dans son digne et vertueux époux un véritable ami, dont la maison seroit la mienne, dont les enfans seroient les miens, je savois où vieillir en paix. L'estime et la confiance qu'Odde s'étoit acquises, l'excellente réputation dont il jouissoit dans son état, me rendoient son avancement facile et assuré; et, n'eût-il fait que conserver l'emploi qu'il avoit à Saumur, ma petite fortune ajoutée à la sienne nous auroit fait vivre dans une honnête aisance. Ainsi, lorsque le monde et moi nous aurions été las, ennuyés l'un de l'autre, ma vieillesse avoit un asile honorable et plein de douceur. Dans cette heureuse confiance, je me laissois aller, comme vous avez vu, au courant de la vie, et sans inquiétude je me voyois sur mon déclin.

Mais lorsque j'eus perdu ma soeur et ses enfans; lorsque, dans sa douleur, Odde, abandonnant une ville où il ne voyoit plus que des tombeaux, et, renonçant à son emploi, se fut retiré dans sa patrie, mon avenir, si serein jusqu'alors, s'obscurcit à mes yeux; je ne vis plus pour moi que les dangers du mariage, ou que la solitude d'un triste célibat et d'une vieillesse abandonnée.

Je redoutois dans le mariage des chagrins domestiques qu'il m'auroit été impossible d'essuyer sans mourir, et dont je voyois mille exemples; mais un malheur plus effrayant encore étoit celui d'un vieillard obligé, ou d'être le rebut du monde, en y traînant une ennuyeuse et infirme caducité, ou de rester seul, délaissé, à la merci de ses valets, livré à leur dure insolence et à leur servile domination.

Dans cette situation pénible, j'avois tenté plus d'une fois de me donner une compagne, et d'adopter une famille qui me tînt lieu de celle que la mort avoit moissonnée autour de moi; mais, par une heureuse fatalité, aucun de mes projets ne m'avoit réussi, lorsque je vis arriver à Paris la soeur et la nièce de mes amis MM. Morellet. Ce fut un coup du Ciel.

Cependant, tout aimables qu'elles me sembloient l'une et l'autre: la mère, par un caractère de franchise, de cordialité, de bonté; la fille, par un air de candeur et de modestie qui, joint à la beauté, l'embellissoit encore; toutes les deux, par un langage où j'aperçus sans peine autant d'esprit que de raison, je n'imaginois pas qu'à cinquante ans passés je fusse un mari convenable à une personne qui n'avoit guère que dix-huit ans. Ce qui m'éblouissoit en elle, cette fleur de jeunesse, cet éclat de beauté, tant de charmes que la nature avoit à peine achevé de former, étoit ce qui devoit éloigner de moi l'espérance, et, avec l'espérance, le désir de la posséder.

Je ne vis donc pour moi, dans cette agréable aventure, que l'avantage d'une nouvelle et charmante société.

Soit que Mme de Montigny fût prévenue en ma faveur, soit que ma bonhomie lui convînt au premier abord, elle fut bientôt avec l'ami de ses frères comme avec un ancien ami qu'elle-même auroit retrouvé. Nous soupâmes ensemble. La joie qu'ils avoient tous d'être réunis, anima ce souper. J'y pris la même part que si j'eusse été l'un des leurs. Je fus invité à dîner pour le lendemain, et successivement se forma l'habitude de nous voir presque tous les jours.

Plus je causois avec la mère, plus j'entendois parler la fille, plus je trouvois à l'une et à l'autre ce naturel aimable qui m'a toujours charmé. Mais, encore une fois, mon âge, mon peu de fortune, ne me laissoient voir pour moi aucune apparence au bonheur que je présageois à l'époux de Mlle de Montigny, et plus de deux mois s'étoient écoulés sans que l'idée me fût venue d'aspirer à ce bonheur-là.

Un matin, l'un de mes amis, et des amis de MM. Morellet, l'abbé Maury, vint me voir, et me dit: «Voulez-vous que je vous apprenne une nouvelle? Mlle de Montigny se marie.—Elle se marie? avec qui?—Avec vous.—Avec moi?—Oui, avec vous-même.—Vous êtes fou, ou vous rêvez.—Je ne rêve point, et ce n'est point une folie; c'est une chose très sensée, et dont aucun de vos amis ne doute.—Écoutez-moi, lui dis-je, et croyez-moi, car je vous parle sérieusement. Mlle de Montigny est charmante; je la crois accomplie, et c'est pour cela même que je n'ai jamais eu la folle idée de prétendre au bonheur d'être son époux.—Eh bien! vous le serez sans y avoir prétendu.—À mon âge?—Bon! à votre âge! Vous êtes jeune encore, et en pleine santé.» Alors le voilà qui déploie toute son éloquence à me prouver que rien n'étoit plus convenable; que je serois aimé; que nous ferions un bon ménage; et, d'un ton de prophète, il m'annonça que nous aurions de beaux enfans.

Après cette saillie, il me laissa livré à mes réflexions; et, tout en me disant à moi-même qu'il étoit fou, je commençai à n'être pas plus sage.

Mes cinquante-quatre ans ne me semblèrent plus un obstacle si effrayant; la santé, à cet âge, pouvoit tenir lieu de jeunesse. Je commençai à croire que je pouvois inspirer non pas de l'amour, mais une bonne et tendre amitié; et je me rappelai ce que disoient les sages: que l'amitié fait plus de bons ménages que l'amour.

Je croyois avoir remarqué, dans cette jeune et belle personne, du plaisir à me voir, du plaisir à m'entendre: ses beaux yeux, en me regardant, avoient un caractère d'intérêt et de bienveillance. J'allai jusqu'à penser que, dans les attentions dont m'honoroit sa mère, dans le plaisir que témoignoient ses oncles à me voir assidu chez eux, il entroit peut-être quelque disposition favorable au voeu que je n'osois former. Je n'étois pas riche; mais cent trente mille francs, solidement placés, étoient le fruit de mes épargnes. Enfin, puisqu'un ami sincère, l'abbé Maury, trouvoit cette union non seulement raisonnable, mais désirable des deux côtés, pourquoi moi-même aurois-je pensé qu'elle fût si mal assortie?

J'étois engagé ce jour-là à dîner chez MM. Morellet. Je m'y rendis avec une émotion qui m'étoit inconnue. Je crois même me souvenir que je mis un peu plus de soin à ma toilette; et dès lors je donnai une attention sérieuse à ce qui commençoit à m'intéresser vivement. Aucun mot n'étoit négligé, aucun regard ne m'échappoit; je faisois délicatement des avances imperceptibles, et des tentatives légères sur les esprits et sur les âmes. L'abbé ne sembloit pas y faire attention; mais sa soeur, son frère et sa nièce, me paroissoient sensibles à tout ce qui venoit de moi.

Vers ce temps, l'abbé fit un voyage à Brienne en Champagne, chez les malheureux Loménie, avec lesquels il étoit lié depuis sa jeunesse; et, en son absence, la société devint plus familière et plus intime.

Je savois bien que de flatteuses apparences pouvoient rendre trompeur l'attrait d'une première liaison; je savois quelle illusion pouvoit faire la grâce unie à la beauté; deux ou trois mois de connoissance et de société étoient bien peu pour s'assurer du caractère d'une jeune personne. J'en avois vu plus d'une dans le monde que l'on n'avoit instruite qu'à feindre et à dissimuler; mais on m'avoit dit tant de bien du naturel de celle-ci, et ce naturel me sembloit si naïf, si pur et si vrai, si éloigné de toute espèce de dissimulation, de feinte et d'artifice; la bonté, l'innocence, la tendre modestie, en étoient si visiblement exprimées dans son air et dans son langage, que je me sentois invinciblement porté à le croire tel qu'il s'annonçoit; et, si je n'ajoutois pas foi à tant de vraisemblance, il falloit donc me défier de tout, et ne croire jamais à rien.

Une promenade aux jardins de Sceaux acheva de me décider. Jamais ce lieu ne m'a paru si beau, jamais je n'avois respiré l'air de la campagne avec tant de délices; la présence de Mlle de Montigny avoit tout embelli: ses regards répandoient je ne sais quoi d'enchanteur autour d'elle. Ce que j'éprouvois n'étoit pas ce délire des sens que l'on appelle amour: c'étoit une volupté calme, et telle qu'on nous peint celle des purs esprits. Le dirai-je? il me semble que je connus alors pour la première fois le vrai sentiment de l'amour.

Jusque-là le plaisir des sens avoit été le seul attrait qui m'eût conduit. Ici je me sentis enlevé hors de moi par de plus invincibles charmes; c'étoient la candeur, l'innocence, la douce sensibilité, la chaste et timide pudeur, une honnêteté dont le voile ornoit la grâce et la beauté; c'étoit la vertu, couronnée des fleurs de la jeunesse, qui ravissoit mon âme encore plus que mes yeux; sorte d'enchantement mille fois au-dessus de tous ceux des Armides que j'avois cru voir dans le monde.

Mon émotion étoit d'autant plus vive qu'elle étoit retenue… Je brûlois d'en faire l'aveu; mais à qui l'adresser? et comment seroit-il reçu? La bonne mère y donna lieu. Dans l'allée où nous nous promenions, elle étoit à deux pas de nous avec son frère.

«Il faut, me dit-elle en souriant, que j'aie bien de la confiance en vous pour vous laisser ainsi causer avec ma fille tête à tête.—Madame, lui dis-je, il est juste que je réponde à cette confiance, en vous disant de quoi nous nous entretenions. Mademoiselle me faisoit la peinture du bonheur que vous goûtez à vivre ensemble tous les quatre en famille; et moi, à qui cela faisoit envie, j'allois vous demander si un cinquième, comme moi, par exemple, gâteroit la société.—Je ne le crois pas, me répondit-elle; demandez plutôt à mon frère.—Moi, dit le frère avec franchise, je trouverois cela très bon.—Et vous, Mademoiselle?—Moi, dit-elle, j'espère que mon oncle l'abbé sera de l'avis de maman; mais, jusqu'à son retour, permettez-moi de garder le silence.»

Comme on ne doutoit pas qu'il ne fût de l'avis commun, mon intention une fois déclarée, et la mère, la fille et l'oncle étant d'accord, je ne dissimulai plus rien. Je crus même m'apercevoir qu'un sentiment qui m'occupoit sans cesse trouvoit quelque accès dans le coeur de celle qui en étoit l'objet.

L'abbé se fit attendre, enfin il arriva; et, quoique tout se fût arrangé sans son aveu, il le donna. Le lendemain, le contrat fut signé. Il y institua sa nièce son héritière après sa mort et après la mort de sa soeur; et moi, dans cet acte dressé et rédigé par leur notaire, je ne pris d'autre soin que de rendre, après moi, ma femme heureuse et indépendante de ses enfans.

Jamais mariage ne s'est fait sous de meilleurs auspices. Comme la confiance entre Mlle de Montigny et moi étoit mutuelle et parfaite, et que nous nous étions bien persuadés l'un l'autre du voeu que nous allions faire à l'autel, nous l'y prononçâmes sans trouble et sans aucune inquiétude[1].

Au retour de l'église, où Chastellux et Thomas avoient tenu sur nous le voile nuptial, on voulut bien nous laisser seuls quelques momens; et ces momens furent employés à nous bien assurer l'un l'autre du désir de nous rendre mutuellement heureux. Cette première effusion de deux coeurs que la bonne foi d'un côté, l'innocence de l'autre, et des deux côtés l'amitié la plus tendre, unissent à jamais, est peut-être l'instant le plus délicieux de la vie.

Le dîner, après la toilette, fut animé d'une gaieté du bon vieux temps. Les convives étoient d'Alembert, Chastellux, Thomas, Saint-Lambert, un cousin de MM. Morellet, et quelques autres amis communs. Tous étoient occupés de la nouvelle épouse; et, comme moi, ils en étoient si charmés, si joyeux, qu'à les voir on eût dit que chacun en étoit l'époux.

Au sortir de table, on passa dans un salon en galerie, dont la riche bibliothèque de l'abbé Morellet formoit la décoration. Là, un clavecin, des pupitres, annonçoient bien de la musique; mais quelle musique nouvelle et ravissante on alloit entendre! L'opéra de Roland[2], le premier opéra françois qui eût été mis en musique italienne, et, pour l'exécuter, les plus belles voix et l'élite de l'orchestre de l'Opéra.

L'émotion qu'excita cette nouveauté eut tout le charme de la surprise. Piccini étoit au clavecin; il animoit l'orchestre et les acteurs du feu de son génie et de son âme. L'ambassadeur de Suède et l'ambassadeur de Naples assistèrent à ce concert; ils en étoient ravis. Le maréchal de Beauvau fut aussi de la fête. Cette espèce d'enchantement dura jusqu'au souper, où furent invités les chanteurs et les symphonistes.

Ainsi se passa ce beau jour, l'époque et le présage du bonheur qui s'est répandu sur tout le reste de ma vie, à travers les adversités qui l'ont troublé souvent, mais qui ne l'ont point corrompu.

Il étoit convenu que nous habiterions ensemble, les deux oncles, la mère et nous, que nous payerions un cinquième par tête dans la dépense du ménage; et cet arrangement me convenoit à tous égards. Il réunissoit l'avantage de la société domestique à celui d'une société toute formée du dehors, et dont nous n'avions qu'à jouir.

J'ai fait connoître une partie de ceux que nous pouvions appeler nos amis; mais il en est encore dont je n'ai pas voulu parler comme en passant, et sur lesquels mes souvenirs se plaisent à se reposer.

Vous avez, mes enfans, entendu dire mille fois par votre mère, et dans sa famille, quel étoit pour nous l'agrément de vivre avec M. de Saint-Lambert et Mme la comtesse d'Houdetot, son amie; et quel étoit le charme d'une société où l'esprit, le goût, l'amour des lettres, toutes les qualités du coeur les plus essentielles et les plus désirables, nous attiroient, nous attachoient, soit auprès du sage d'Eaubonne, soit dans l'agréable retraite de la Sévigné de Sannois. Jamais deux esprits et deux âmes n'ont formé un plus parfait accord de sentimens et de pensées; mais ils se ressembloient surtout par un aimable empressement à bien recevoir leurs amis. Politesse à la fois libre, aisée, attentive; politesse d'un goût exquis, qui vient du coeur, qui va au coeur, et qui n'est bien connue que des âmes sensibles.

Nous avions été, Saint-Lambert et moi, des sociétés du baron d'Holbach, d'Helvétius, de Mme Geoffrin; nous fûmes aussi constamment de celle de Mme Necker; mais, dans celle-ci, je datois de plus loin que lui: j'en étois presque le doyen.

C'est dans un bal bourgeois, circonstance assez singulière, que j'avois fait connoissance avec Mme Necker, jeune alors, assez belle, et d'une fraîcheur éclatante, dansant mal, mais de tout son coeur.

À peine m'eut-elle entendu nommer qu'elle vint à moi avec l'air naïf de la joie. «En arrivant à Paris, me dit-elle, l'un de mes désirs a été de connoître l'auteur des Contes moraux. Je ne croyois pas faire au bal une si heureuse rencontre. J'espère que ce ne sera pas une aventure passagère. Necker, dit-elle à son mari en l'appelant, venez vous joindre à moi pour engager M. Marmontel, l'auteur des Contes moraux, à nous faire l'honneur de nous venir voir.» M. Necker fut très civil dans son invitation; je m'y rendis. Thomas étoit le seul homme de lettres qu'ils eussent connu avant moi; mais bientôt, dans le bel hôtel où ils allèrent s'établir, Mme Necker, sur le modèle de la société de Mme Geoffrin, choisit et composa la sienne.

Étrangère aux moeurs de Paris, Mme Necker n'avoit aucun des agrémens d'une jeune Françoise. Dans ses manières, dans son langage, ce n'étoit ni l'air, ni le ton d'une femme élevée à l'école des arts, formée à l'école du monde. Sans goût dans sa parure, sans aisance dans son maintien, sans attrait dans sa politesse, son esprit, comme sa contenance, étoit trop ajusté pour avoir de la grâce.

Mais un charme plus digne d'elle étoit celui de la décence, de la candeur, de la bonté. Une éducation vertueuse et des études solitaires lui avoient donné tout ce que la culture peut ajouter dans l'âme à un excellent naturel. Le sentiment en elle étoit parfait; mais, dans sa tête, la pensée étoit souvent confuse et vague. Au lieu d'éclaircir ses idées, la méditation les troubloit; en les exagérant, elle croyoit les agrandir; pour les étendre, elle s'égaroit dans des abstractions ou dans des hyperboles. Elle sembloit ne voir certains objets qu'à travers un brouillard qui les grossissoit à ses yeux; et alors son expression s'enfloit tellement que l'emphase en eût été risible, si l'on n'avoit pas su qu'elle étoit ingénue.

Le goût étoit moins en elle un sentiment qu'un résultat d'opinions recueillies et transcrites sur ses tablettes. Sans qu'elle eût cité ses exemples, il eût été facile de dire d'après qui et sur quoi son jugement s'étoit formé. Dans l'art d'écrire, elle n'estimoit que l'élévation, la majesté, la pompe; les gradations, les nuances, les variétés de couleur et de ton, la touchoient foiblement. Elle avoit entendu louer la naïveté de La Fontaine, le naturel de Sévigné; elle en parloit par ouï-dire, mais elle y étoit peu sensible.. Les grâces de la négligence, la facilité, l'abandon, lui étoient inconnus. Dans la conversation même, la familiarité lui déplaisoit. Je m'amusois souvent à voir jusqu'où elle portoit cette délicatesse. Un jour, je lui citois quelques expressions familières que je croyois, disois-je, pouvoir être reçues dans le style élevé, comme: faire l'amour, aller voir ses amours, commencer à voir clair; prenez votre parti; pour bien faire, il faudroit; non, vois-tu: faisons mieux, etc. Elle les rejeta comme indignes du style noble. «Racine, lui dis-je, a été moins difficile que vous: il les a toutes employées», et je lui en fis voir les exemples. Mais son opinion, une fois établie, étoit invariable; et l'autorité de Thomas ou celle de Buffon étoient pour elle un article de foi.

On eût dit qu'elle réservoit la rectitude et la justesse pour la règle de ses devoirs. Là, tout étoit précis et sévèrement compassé; les amusemens même qu'elle sembloit vouloir se procurer avoient leur raison, leur méthode.

On la voyoit tout occupée à se rendre agréable à sa société, empressée à bien recevoir ceux qu'elle y avoit admis, attentive à dire à chacun ce qui pouvoit lui plaire davantage; mais tout cela étoit prémédité, rien ne couloit de source, rien ne faisoit illusion.

Ce n'étoit point pour nous, ce n'étoit point pour elle qu'elle se donnoit tous ces soins: c'étoit pour son mari. Nous le faire connoître, lui concilier nos esprits, faire parler de lui avec éloge dans le monde, et commencer sa renommée, tel fut le principal objet de la fondation de sa société littéraire. Mais il falloit encore que son salon, que son dîner, fussent pour son mari un délassement, un spectacle: car, en effet, il n'étoit là qu'un spectateur silencieux et froid. Hormis quelques mots fins qu'il plaçoit çà et là, personnage muet, il laissoit à sa femme le soin de soutenir la conversation. Elle y faisoit bien son possible; mais son esprit n'avoit rien d'avenant à des propos de table. Jamais une saillie, jamais un mot piquant, jamais un trait qui pût réveiller les esprits. Soucieuse, inquiète, sitôt qu'elle voyoit la scène et le dialogue languir, ses regards en cherchoient la cause dans nos yeux. Elle avoit même quelquefois la naïveté de s'en plaindre à moi. «Que voulez-vous, Madame, lui disois-je, on n'a pas de l'esprit quand on veut, et l'on n'est pas toujours en humeur d'être aimable. Voyez M. Necker lui-même, s'il est tous les jours amusant.»

Les attentions de Mme Necker et tout son désir de nous plaire n'auroient pu vaincre le dégoût de n'être à ses dîners que pour amuser son mari. Mais il en étoit de ces dîners comme de beaucoup d'autres, où la société, jouissant d'elle-même, dispense l'hôte d'être aimable, pourvu qu'il la dispense de s'occuper de lui.

Lorsque Necker a été ministre, ceux qui ne l'avoient pas connu dans sa vie privée ont attribué son silence, sa gravité, son air de tête, à l'arrogance de son nouvel état. Mais je puis attester qu'avant même qu'il eût fait fortune, simple associé du banquier Thélusson, il avoit le même air, le même caractère silencieux et grave, et qu'il n'étoit ni plus liant, ni plus familier avec nous. Il recevoit civilement sa compagnie; mais il n'avoit avec aucun de nous cette cordialité qui flatte, et qui donne à la politesse une apparence d'amitié.

Sa fille a dit de lui qu'il savoit tenir son monde à distance. Si telle avoit été l'intention de son père, en le disant elle auroit trahi bien légèrement le secret d'un orgueil au moins ridicule. Mais la vérité simple étoit qu'un homme accoutumé dès sa jeunesse aux opérations mystérieuses d'une banque, et enfoncé dans les calculs des spéculations commerciales, connoissant peu le monde, fréquentant peu les hommes, très peu même les livres, superficiellement et vaguement instruit de ce qui n'étoit pas la science de son état, devoit, par discrétion, par prudence, par amour-propre, se tenir réservé pour ne pas donner sa mesure; aussi parloit-il librement et abondamment de ce qu'il savoit bien, mais sobrement de tout le reste. Il étoit donc adroit et sage, et non pas arrogant. Sa fille est quelquefois une aimable étourdie.

À l'égard de Mme Necker, elle avoit parmi nous des amis qu'elle distinguoit; et je fus toujours de ce nombre. Ce n'étoit pas que nos esprits et nos goûts fussent bien d'accord: j'affectois même d'opposer mes idées simples et vulgaires à ses hautes conceptions; et il falloit qu'elle descendît de ces hauteurs inaccessibles pour communiquer avec moi. Mais, quoique indocile à la suivre dans la région de ses pensées, et plus dominé par mes sens qu'elle n'auroit voulu, elle ne m'en aimoit pas moins.

Sa société avoit pour moi un agrément bien précieux, celui d'y retrouver l'ambassadeur de Naples et celui de Suède, deux hommes dont j'ai le plus regretté l'absence et la perte. L'un, par sa bonhomie et sa cordialité, autant que par ses goûts et ses lumières, me rendoit tous les jours son commerce plus désirable; l'autre, par sa tendre amitié, par sa douce philosophie, par je ne sais quelle suave odeur de vertu naïve et modeste, par je ne sais quoi de mélancolique et d'attendrissant dans son langage et dans son caractère, m'attachoit plus intimement encore. Je les voyois chez moi, chez eux, chez nos amis, le plus souvent qu'il m'étoit possible, et jamais assez à mon gré.

Heureux dans mes sociétés, plus heureux dans mon intérieur domestique, j'attendois, après dix-huit mois de mariage, les premières couches de ma femme, comme l'événement qui mettroit le comble à mes voeux. Hélas! combien cruellement je fus trompé dans mes espérances! Cet enfant, si ardemment désiré, étoit mort en venant au monde. Sa mère, étonnée, inquiète de ne pas entendre ses cris, demandoit à le voir; et moi, immobile et tremblant, j'étois encore dans le salon voisin à attendre sa délivrance, lorsque ma belle-mère vint me dire: «Venez embrasser votre femme et la sauver du désespoir; votre enfant est mort en naissant.» Je crus sentir mon coeur meurtri du coup que ces mots y portèrent. Pâle et glacé, me soutenant à peine, je me traînai jusqu'au lit de ma femme, et là, faisant un effort sur moi-même: «Ma bonne amie, lui dis-je, voici le moment de me prouver que vous vivez pour moi. Notre enfant n'est plus, il est mort avant d'avoir vu la lumière.» La malheureuse jeta un cri qui me perça le coeur, et tomba évanouie entre mes bras. Comme elle lira ces Mémoires, passons sur ces momens cruels, pour ne pas rouvrir sa blessure, qui n'a que trop longtemps saigné.

À son second enfant, je la vis résolue à le nourrir de son lait; je m'y opposai: je la croyois trop foible encore. La nourrice que nous avions choisie étoit, en apparence, la meilleure possible: l'air de la santé, la fraîcheur, un teint, une bouche de rose, de belles dents, le plus beau sein, elle avoit tout, hormis du lait. Ce sein étoit de marbre, l'enfant dépérissoit; il étoit à Saint-Cloud; et, en attendant que sa mère fût en état d'aller le voir, le curé du village nous avoit promis d'y veiller: il nous en donnoit des nouvelles; mais le cruel nous abusoit.

En arrivant chez la nourrice, nous fûmes douloureusement détrompés. «Mon enfant pâtit, me dit sa mère; vois comme ses mains sont flétries; il me regarde avec des yeux qui implorent ma pitié. Je veux que cette femme me l'apporte à Paris, et que mon accoucheur la voie.» Elle vint; il fut appelé, il visita son sein, il n'y trouva point de lait. Sur-le-champ il alla nous chercher une autre nourrice; et aussitôt que l'enfant eut pris ce nouveau sein, où il puisoit à pleine source, il en trouva le lait si bon qu'il ne pouvoit s'en rassasier.

Quelle fut notre joie de le voir revenir à vue d'oeil et se ranimer comme une plante desséchée et mourante que l'on arrose! Ce cher enfant étoit Albert, et nous semblions avoir un doux pressentiment des consolations qu'il nous donne.

Ma femme, pour garder la nourrice auprès d'elle et faire respirer un air pur à l'enfant, désira d'avoir une maison de campagne; et un ami de MM. Morellet nous prêta la sienne à Saint-Brice.

Dans ce village étoient deux hommes estimables, intimement unis ensemble, et avec qui moi-même je fus bientôt lié. L'un étoit le curé, frère aîné de l'abbé Maury, homme d'un esprit sage et d'un caractère excellent; l'autre étoit un ancien libraire appelé Latour[3], homme doux, paisible, modeste, d'une probité délicate, et aussi obligeant pour moi qu'il étoit charitable envers les pauvres du village. Sa bibliothèque fut la mienne.

Je travaillois à l'Encyclopédie. Je me levois avec le soleil; et, après avoir employé huit ou dix heures de la matinée à répandre sur le papier cette foule d'observations que j'avois faites dans mes études, je donnois le reste du jour à ma femme et à mon enfant. Il faisoit déjà nos délices.

À mesure que le bon lait de notre jeune Bourguignonne faisoit couler la santé dans ses veines, nous voyions sur son petit corps, sur tous ses membres délicats, les chairs s'arrondir, s'affermir; nous voyions ses yeux s'animer; nous voyions son visage se colorer et s'embellir. Nous croyions voir aussi sa petite âme se développer, et son intelligence éclore. Déjà il sembloit nous entendre, et commençoit à nous connoître; son sourire et sa voix répondoient au sourire, à la voix de sa mère; je le voyois aussi se réjouir de mes caresses. Bientôt sa langue essaya ces premiers mots de la nature, ces noms si doux qui, des lèvres de l'enfant, vont droit au coeur du père et de la mère.

Je n'oublierai jamais le moment où, dans le jardin de notre petite maison, mon enfant, qui n'avoit encore osé marcher sans ses lisières, me voyant à trois pas de lui à genoux, lui tendant les mains, se détacha des bras de sa nourrice, et, d'un pied chancelant, mais résolu, vint se jeter entre mes bras. Je sais bien que l'émotion que j'éprouvai dans ce moment est un plaisir que la bonne nature a rendu populaire; mais malheur à ces coeurs blasés à qui, pour être émus, il faut des impressions artificielles et rares! Une femme de nos amis disoit de moi assez plaisamment: «Il croit qu'il n'y a que lui au monde qui soit père.» Non, je ne prétends pas que, pour moi, l'amour paternel ait des douceurs particulières; mais, ce bonheur commun ne fût-il accordé qu'à moi, je n'y serois pas plus sensible. Ma femme ne l'étoit pas moins aux premières délices de l'amour maternel; et vous concevez qu'auprès de notre enfant nous n'avions l'un et l'autre à désirer aucun autre spectacle, aucune autre société.

Notre famille, cependant, et quelques-uns de nos amis, venoient nous voir tous les jours de fêtes. L'abbé Maury étoit du nombre, et il falloit entendre comme il se glorifioit d'avoir présagé mon bonheur.

Nous voyions aussi quelquefois nos voisins, le curé de Saint-Brice, le bon Latour et sa digne femme, qui aimoit la mienne.

Nous faisions assez fréquemment des promenades solitaires; et le but de ces promenades étoit communément cette châtaigneraie de Montmorency que Rousseau a rendue célèbre.

«C'est ici, disois-je à ma femme, qu'il a rêvé ce roman d'Héloïse, dans lequel il a mis tant d'art et d'éloquence à farder le vice d'une couleur d'honnêteté et d'une teinte de vertu.»

Ma femme avoit du foible pour Rousseau; elle lui savoit un gré infini d'avoir persuadé aux femmes de nourrir leurs enfans, et d'avoir pris soin de rendre heureux ce premier âge de la vie. «Il faut, disoit-elle, pardonner quelque chose à celui qui nous a appris à être mères.»

Mais moi qui n'avois vu, dans la conduite et dans les écrits de Rousseau, qu'un contraste perpétuel de beau langage et de vilaines moeurs; moi qui l'avois vu s'annoncer pour être l'apôtre et le martyr de la vérité, et s'en jouer sans cesse avec d'adroits sophismes; se délivrer par la calomnie du fardeau de la reconnoissance; prendre dans son humeur farouche et dans ses visions sinistres les plus fausses couleurs pour noircir ses amis; diffamer ceux des gens de lettres dont il avoit le plus à se louer, pour se signaler seul et les effacer tous, je faisois sentir à ma femme, par le bien même que Rousseau avoit fait, tout le mal qu'il auroit pu s'abstenir de faire si, au lieu d'employer son art à servir ses passions, à colorer ses haines, ses vengeances, ses cruelles ingratitudes, à donner à ses calomnies des apparences spécieuses, il eût travaillé sur lui-même à dompter son orgueil, son humeur irascible, ses sombres défiances, ses tristes animosités, et à redevenir ce que l'avoit fait la nature, innocemment sensible, équitable, sincère et bon.

Ma femme m'écoutoit tristement. Un jour elle me dit: «Mon ami, je suis fâchée de vous entendre parler souvent mal de Rousseau. L'on vous accusera d'être ému contre lui de quelque inimitié personnelle, et peut-être d'un peu d'envie.

—Pour de la personnalité dans mon aversion, elle seroit, lui dis-je, très injuste, car il ne m'a jamais offensé, et il ne m'a fait aucun mal. Il seroit plus possible qu'il y eût de l'envie, car je l'admire assez dans ses écrits pour en être envieux, et je m'accuserois de l'être si je me surprenois à médire de lui; mais j'éprouve au contraire, en vous parlant des maladies de son âme, cette tristesse amère que vous ressentez à m'entendre.—Pourquoi donc, reprit-elle, dans vos écrits, dans vos discours, le traiter si sévèrement? Pourquoi insister sur ses vices? N'y a-t-il pas de l'impiété à troubler la cendre des morts?—Oui, la cendre des morts qui n'ont, lui dis-je, laissé aucun exemple, aucun souvenir pernicieux pour les vivans; mais des poisons assaisonnés dans les écrits d'un éloquent sophiste et d'un corrupteur séduisant; mais des impressions funestes qu'il a faites sur les esprits par de spécieuses calomnies; mais tout ce qu'un talent célèbre a laissé de contagieux doit-il passer à la faveur du respect que l'on doit aux morts, et se perpétuer d'âge en âge? Certainement j'y opposerai, soit en préservatifs, soit en contre-poisons, tous les moyens qui sont en mon pouvoir; et, ne fût-ce que pour laver la mémoire de mes amis des taches dont il l'a souillée, je ne laisserai, si je puis, à ce qui lui reste de prosélytes et d'enthousiastes, que le choix de penser que Rousseau a été méchant ou qu'il a été fou. Ils m'accuseront, moi, d'être envieux; mais tant d'hommes illustres à qui j'ai rendu le plus juste et le plus pur hommage attesteront que jamais l'envie n'a obscurci dans mes écrits la justice et la vérité. J'ai épargné Rousseau tant qu'il a vécu, parce qu'il avoit besoin des hommes, et que je ne voulois pas lui nuire. Il n'est plus; je ne dois aucun ménagement à la réputation d'un homme qui n'en a ménagé aucune, et qui, dans ses Mémoires, a diffamé les gens qui l'ont le plus aimé.»

À l'égard d'Héloise, ma femme convenoit du danger de cette lecture; et ce que j'en ai dit dans un Essai sur les romans n'eut pas besoin d'apologie. Mais moi-même avois-je toujours aussi sévèrement jugé l'art qu'avoit mis Rousseau à rendre intéressant le crime de Saint-Preux, le crime de Julie, l'un séduisant son écolière, l'autre abusant de la bonne foi, de la probité de Wolmar? Non, je l'avoue, et ma morale, dans ma nouvelle position, se ressentoit de l'influence qu'ont nos intérêts personnels sur nos opinions et sur nos sentimens.

En vivant dans un monde dont les moeurs publiques sont corrompues, il est difficile de ne pas contracter au moins de l'indulgence pour certains vices à la mode. L'opinion, l'exemple, les séductions de la vanité, et surtout l'attrait du plaisir, altèrent dans de jeunes âmes la rectitude du sens intime: l'air et le ton léger dont de vieux libertins savent tourner en badinage les scrupules de la vertu, et en ridicule les règles d'une honnêteté délicate, font que l'on s'accoutume à ne pas y attacher une sérieuse importance. Ce fut surtout de cette mollesse de conscience que me guérit mon nouvel état.

Le dirai-je? il faut être époux, il faut devenir père, pour juger sainement de ces vices contagieux qui attaquent les moeurs dans leur source, de ces vices doux et perfides qui portent le trouble, la honte, la haine, la désolation, le désespoir, dans le sein des familles.

Un célibataire, insensible à ces afflictions qui lui sont étrangères, ne pense ni aux larmes qu'il fera répandre, ni aux fureurs et aux vengeances qu'il allumera dans les coeurs. Tout occupé, comme l'araignée, à tendre ses filets et à guetter l'instant d'y envelopper sa proie, ou il retranche de sa morale le respect des droits les plus saints, ou, s'il lui en revient quelque souvenir, il les regarde comme des lois tombées en désuétude. Ce que tant d'autres se permettent de faire, ou s'applaudissent d'avoir fait, lui paroît, sinon légitime, du moins très excusable: il croit pouvoir jouir de la licence des moeurs du temps.

Mais, lorsque lui-même il s'est mis au nombre de ceux que les séductions d'un adroit corrupteur peuvent rendre malheureux pour toute la vie; lorsqu'il voit que les artifices, le langage flatteur et attrayant d'un jeune fat, n'ont qu'à surprendre ou l'innocence d'une fille, ou la foiblesse d'une femme, pour désoler le plus honnête homme, et lui-même peut-être un jour; averti par son intérêt personnel, il sent combien l'honneur, la foi, la sainteté des moeurs conjugales et domestiques, sont pour un époux, pour un père, des propriétés inviolables; et c'est alors qu'il voit d'un oeil sévère ce qu'il y a de criminel et de honteux dans de mauvaises moeurs, de quelque décoration que le revête l'éloquence, et sous quelques dehors de bienséance et d'honnêteté que le déguise un industrieux écrivain.

Je blâmois donc Rousseau, mais, en le blâmant, je m'affligeois que de tristes passions, un sombre orgueil et une vaine gloire eussent gâté le fond d'un si beau naturel.

Si j'avois eu la passion de la célébrité, deux grands exemples m'en auroient guéri, celui de Voltaire et celui de Rousseau; exemples différens, opposés sous bien des rapports, mais pareils en ce point que la même soif de louange et de renommée avoit été le tourment de leur vie.

Voltaire, que je venois de voir mourir, avoit cherché la gloire par toutes les routes ouvertes au génie, et l'avoit méritée par d'immenses travaux et par des succès éclatans; mais sur toutes ces routes il avoit rencontré l'envie et toutes les furies dont elle est escortée. Jamais homme de lettres n'avoit essuyé tant d'outrages, sans autre crime que de grands talens et l'ardeur de les signaler. On croyoit être ses rivaux en se montrant ses ennemis; ceux qu'en passant il fouloit aux pieds l'insultoient encore dans leur fange. Sa vie entière fut une lutte, et il y fut infatigable. Le combat ne fut pas toujours digne de lui, et il eut encore plus d'insectes à écraser que de serpens à étouffer. Mais il ne sut jamais ni dédaigner ni provoquer l'offense: les plus vils de ses agresseurs ont été flétris de sa main; l'arme du ridicule fut l'instrument de ses vengeances, et il s'en fit un jeu redoutable et cruel. Mais le plus grand des biens, le repos, lui fut inconnu. Il est vrai que l'envie parut enfin lasse de le poursuivre, et l'épargner au moins sur le bord du tombeau. Dans le voyage qu'on lui permit de faire à Paris, après un long exil, il jouit de sa renommée et de l'enthousiasme de tout un peuple reconnoissant des plaisirs qu'il lui avoit donnés. Le débile et dernier effort qu'il faisoit pour lui plaire, Irène fut applaudie comme l'avoit été Zaïre; et ce spectacle, où il fut couronné, fut pour lui le plus beau triomphe. Mais dans quel moment lui venoit cette consolation, ce prix de tant de veilles? Le lendemain je le vis dans son lit. «Eh bien! lui dis-je, enfin êtes-vous rassasié de gloire?—Ah! mon ami, s'écria-t-il, vous me parlez de gloire, et je suis au supplice, et je me meurs dans des tourmens affreux!»

Ainsi finit l'un des hommes les plus illustres dans les lettres, et l'un des plus aimables dans la société. Il étoit sensible à l'injure, mais il l'étoit à l'amitié. Celle dont il a honoré ma jeunesse fut la même jusqu'à sa mort; et un dernier témoignage qu'il m'en donna fut l'accueil plein de grâce et de bonté qu'il fit à ma femme, lorsque je la lui présentai. Sa maison ne désemplissoit pas du monde qui venoit le voir, et nous étions témoins de la fatigue qu'il se donnoit pour répondre convenablement à chacun. Cette attention continuelle épuisoit ses forces; et, pour ses vrais amis, c'étoit un spectacle pénible. Mais nous étions de ses soupers, et là nous jouissions des dernières lueurs de cet esprit qui alloit s'éteindre.

Rousseau étoit malheureux comme lui et par la même passion; mais l'ambition de Voltaire avoit un fond de modestie, vous pouvez le voir dans ses lettres; au lieu que celle de Rousseau étoit pétrie d'orgueil, la preuve en est dans ses écrits.

Je l'avois vu dans la société des gens de lettres les plus estimables accueilli et considéré: ce ne fut pas assez pour lui, leur célébrité l'offusquoit; il les crut jaloux de la sienne. Leur bienveillance lui fut suspecte. Il commença par les soupçonner, et il finit par les noircir. Il eut, malgré lui, des amis; ces amis lui firent du bien, leur bonté lui fut importune. Il reçut leurs bienfaits; mais il les accusa d'avoir voulu l'humilier, le déshonorer, l'avilir; et la plus odieuse diffamation fut le prix de leur bienfaisance.

On ne parloit de lui dans le monde qu'avec un intérêt sensible. La critique elle-même étoit pour lui pleine d'égards et tempérée par des éloges. Elle n'en étoit, disoit-il, que plus adroite et plus perfide. Dans le repos le plus tranquille, il vouloit toujours ou se croire, ou se dire persécuté. Sa maladie étoit d'imaginer dans les événemens les plus fortuits, dans les rencontres les plus communes, quelque intention de lui nuire, comme si dans le monde tous les yeux de l'envie avoient été attachés sur lui. Si le duc de Choiseul avoit fait conquérir la Corse, ç'avoit été pour lui ôter la gloire d'en être le législateur; si le même duc alloit souper, à Montmorency, chez la maréchale de Luxembourg, c'étoit pour usurper la place qu'il avoit coutume d'occuper auprès d'elle à table. Hume, à l'entendre, avoit été envieux de l'accueil que lui avoit fait le prince de Conti. Il ne pardonnoit pas à Grimm d'avoir eu sur lui quelque préséance chez Mme d'Épinay; et l'on peut voir dans ses Mémoires comment son âpre vanité s'est vengée de cette offense.

Ainsi, pour Voltaire et pour lui, la vie avoit été perpétuellement, mais diversement agitée. Elle avoit eu pour l'un des peines souvent bien cuisantes, mais des jouissances très vives; pour l'autre, ce n'étoient que des flots d'amertume, sans presque aucun mélange de joie et de douceur. Assurément à aucun prix je n'aurois voulu de la condition de Rousseau; il n'avoit pu l'endurer lui-même, et, après avoir empoisonné ses jours, je ne suis point surpris qu'il en ait volontairement abrégé la triste durée.

Pour Voltaire, j'avoue que je trouvois sa gloire encore trop chèrement payée par toutes les tribulations qu'elle lui avoit fait éprouver, et je disois encore: «Moins d'éclat et plus de repos.»

Restreint dans mon ambition, d'abord par le besoin de mesurer mon vol à la foiblesse de mes ailes, et puis encore par l'amour de ce repos de l'esprit et de l'âme qui accompagne un travail paisible, et que je croyois le partage de l'humble médiocrité, j'aurois été content de cet heureux état. Ainsi, renonçant de bonne heure à des tentatives présomptueuses, j'avois, pour ainsi dire, capitulé avec l'envie, et je m'étois réduit à des genres d'écrire dont on pouvoit sans peine pardonner le succès. Je n'en fus pas plus épargné; et j'éprouvai que les petites choses trouvent encore, dans de petites âmes, une envieuse malignité.

Mais je m'étois fait deux principes: l'un, de ne jamais provoquer dans mes écrits l'offense par l'offense; l'autre, d'en mépriser l'attaque et de n'y répondre jamais. Je fus trente ans inébranlable dans ma résolution; et toute la rage des Fréron, des Palissot, des Linguet, des Aubert et de leurs semblables, n'avoit pu m'irriter contre eux.

Pourquoi donc, au moment de la querelle sur la musique, avois-je été moins impassible? C'est que je n'étois pas le seul insulté par mes adversaires, et que j'avois à venger un artiste inhumainement attaqué dans ses intérêts les plus chers.

Piccini étoit père de famille, et d'une famille nombreuse qui subsistoit du fruit de son travail; son caractère paisible et doux le rendoit plus intéressant encore. Je le voyois seul, sans intrigue, travailler de son mieux à plaire à un nouveau public; et je voyois en même temps une cabale impitoyable l'assaillir avec furie, comme un essaim de guêpes. J'en témoignai mon indignation; la cabale en fut irritée, et les guêpes tournèrent contre moi tous leurs aiguillons.

Les chefs de la cabale avoient une presse à leurs ordres pour imprimer leurs facéties, et un journal pour les répandre. J'y étois insulté tous les jours. Je n'avois pas la même commodité pour me défendre; et, quand je l'aurois eue, cette petite guerre n'auroit pas été de mon goût. Cependant je voulois m'égayer à mon tour, car me fâcher contre des railleurs, c'eût été faire un triste personnage.

J'imaginai de mettre en action leur intrigue et de les peindre au naturel, n'ayant, pour les rendre plaisans, qu'à rimer leur propre langage. Ils imprimoient leur prose, je récitois mes vers; et tous les jours c'étoit à qui feroit mieux rire son monde.

C'est ainsi que fut composé mon poème sur la musique pour la défense de Piccini; peut-être aurois-je mieux fait de laisser parler Roland, Atys, Didon, etc.; mais je n'ai pas toujours fait ce qu'il y avoit de mieux à faire; et j'avoue que, cette fois, je ne crus pas son injure et la mienne assez vengées par le silence du mépris. Au reste, si d'une dispute aussi frivole et aussi éphémère j'ai fait un poème en douze chants, ce sont les incidens qui m'y ont engagé, et par une pente insensible. J'aurois pu, je l'avoue, mieux employer mon temps; mais mon travail habituel exigeoit du relâche, et c'étoient ces momens de dissipation et de délassement que je donnois à Polymnie.

Le temps de mon séjour à Saint-Brice fut marqué par un événement d'un intérêt plus sérieux: ce fut la retraite de M. Necker du ministère des finances[4]. J'ai déjà dit que son caractère n'étoit rien moins que séduisant. Il ne m'avoit jamais donné lieu de croire qu'il fût mon ami. Je n'étois pas le sien; mais, comme il me marquoit autant d'estime et de bienveillance que j'en pouvois attendre d'un homme aussi froidement poli, et que, de mon côté, j'avois une haute opinion de ses talens, de ses lumières, de l'ambition qu'il avoit eue de se signaler dans sa place en faisant le bien de l'État, je m'affligeai de sa retraite.

J'avois d'ailleurs pour Mme Necker la plus sincère vénération, car je n'avois vu en elle que bonté, sagesse et vertu; et l'affection particulière dont elle m'honoroit méritoit bien que je prisse part à un événement dont je ne doutois pas qu'elle ne fût très affectée.

Lorsque je l'appris à Saint-Brice, les croyant déjà retirés dans leur maison de campagne à Saint-Ouen, je m'y rendis sur l'heure. Ils n'y étoient pas arrivés encore, et, poursuivant ma route, j'allois les trouver à Paris. Je les rencontrai en chemin. «Vous veniez nous voir? me dit Necker; montez dans notre voiture, et venez à Saint-Ouen.» Je les y accompagnai. Nous fûmes seuls toute la soirée avec Germany[5], frère de Necker, et ni le mari ni la femme ne me dissimulèrent leur profonde tristesse. Je tâchai de la diminuer en parlant des regrets qu'ils laisseroient dans le public, et de la juste considération qui les suivroit dans leur retraite; en quoi je ne les flattois pas. «Je ne regrette, me dit Necker, que le bien que j'avois à faire, et que j'aurois fait si l'on m'en eût laissé le temps.»

Pour moi, je ne voyois alors, dans sa situation, qu'une retraite honorable, une fortune indépendante, du repos, de la liberté, des occupations dont il auroit le choix, une société qui n'étoit pas de celles que la faveur attire et que la défaveur éloigne; et, dans son intérieur, tout ce que la vie privée et domestique pouvoit avoir de douceur pour un homme sage. Mais j'avoue que je parlois d'après mes goûts plus que d'après les siens: car je pensois bien que, sans l'occupation des affaires publiques et l'influence qu'elles donnent, il ne pouvoit être content. Sa femme parut sensible au soin que je prenois d'affoiblir l'impression du coup dont il étoit frappé. Ainsi ma liaison avec eux, bien loin d'être affoiblie par cet événement, n'en fut que plus étroite.

Ma femme, pour l'amour de moi, répondoit à leurs prévenances et à leurs invitations, mais elle avoit pour M. Necker une aversion insurmontable. Elle avoit apporté de Lyon la persuasion que M. Necker étoit la cause de la disgrâce de M. Turgot, le bienfaiteur de sa famille; et, à l'égard de Mme Necker, elle ne trouvoit pas en elle cet air attrayant qu'elle avoit elle-même avec ses amis.

Bien différente et bien plus aimable étoit une autre Genevoise, la belle Vermenoux[6], la plus intime amie de M. et Mme Necker. Depuis que j'avois fait connoissance avec elle, chez ces époux dont elle avoit formé les noeuds, je l'avois toujours cultivée; mais son amitié pour ma femme depuis mon mariage fut pour nous un nouveau lien.

Mme de Vermenoux, au premier abord, étoit l'image de Minerve; mais sur ce visage imposant brilloit bientôt cet air de bonté, de douceur, cette sérénité, cette gaieté naïve et décente qui embellit la raison, et qui rend la sagesse aimable. L'inclination dont elle et ma femme se prirent mutuellement fut de la sympathie, si l'on n'entend par là que le parfait accord des esprits, des goûts et des moeurs. Avec quel plaisir cette femme, habituellement solitaire et naturellement recueillie, nous voyoit arriver à sa maison de campagne de Sèvres! avec quelle joie son âme se livroit aux douceurs de l'intimité, et s'épanouissoit dans les petits soupers que nous allions faire à Paris avec elle! Assez jeune encore pour goûter les charmes de la vie, la mort nous l'enleva; mais, en la regrettant, j'ai reconnu depuis que, pour elle, de plus longs jours n'auroient été remplis que de tristesse et d'amertume. Plus tard, elle auroit trop vécu.

J'en reviens à Saint-Brice et au tendre intérêt qui nous y occupoit, dans ce temps-là, ma femme et moi: c'étoit sa nouvelle grossesse. Le bon air, l'exercice, la vie réglée de la campagne, lui avoient été favorables; et, l'hiver nous ayant ramenés à Paris, elle y mit au monde le plus beau de nos enfans. Ainsi, pour nous encore, tout sembloit prospérer; et, jusque-là, rien de plus doux que la vie que nous menions.

Atys[7], en dépit de l'envie, avoit le même succès qu'avoit eu Roland. Les beaux airs de ces deux opéras, chantés au clavecin, faisoient les délices de notre société dans les concerts de la comtesse d'Houdetot et de sa belle-soeur, Mme de La Briche.

Celle-ci, bonne musicienne et chantant avec goût, quoiqu'avec une foible voix, avoit la rare modestie de réunir chez elle des talens qui effaçoient les siens; et, loin d'en témoigner la moindre jalousie, elle étoit la première à les faire briller. Parfait modèle de bienséance, sans aucune affectation, aisée dans sa politesse, facile dans ses entretiens, ingénue dans sa gaieté, contant bien, causant bien, elle étoit simplement et naturellement aimable. Son langage et son style étoient purs et même élégans: mais, sensible jusqu'à l'amitié, rien de passionné n'altéroit la douceur et l'égalité de son âme. Ce n'étoit point la femme que l'on auroit désirée pour être vivement ému, mais c'étoit celle qu'on auroit choisie pour jouir d'un bonheur tranquille.

En parlant de mes anciennes sociétés, j'ai dit que j'y avois vu M. Turgot; mais, soit que nos moeurs et nos caractères ne se convinssent pas assez, soit que ma liaison avec M. Necker lui déplût encore davantage, il ne m'avoit jamais témoigné que de la froideur. Cependant, comme ancien ami de l'abbé Morellet, il avoit pris part à mon mariage, et je dus à ma femme quelques marques de ses bontés: j'y répondis avec d'autant plus de respect qu'il étoit disgracié, et que je le voyois sensible à sa disgrâce.

Cependant je perdois successivement mes anciens amis. L'ambassadeur de Suède, rappelé auprès de son roi pour être son ministre de confiance, me fut enlevé pour toujours. Celui de Naples nous quitta pour aller être vice-roi en Sicile. L'une et l'autre séparation me fut d'autant plus douloureuse qu'elle devoit être éternelle. Les lettres de Caraccioli étoient remplies de ses regrets. Il ne cessoit de m'appeler en Sicile avec ma famille, offrant de m'envoyer à Marseille un navire pour nous transporter à Palerme.

J'ai dit quelle étoit, depuis quarante ans, mon amitié pour d'Alembert, et quel prix je devois attacher à la sienne. Depuis la mort de Mlle de Lespinasse, il étoit consumé d'ennui et de tristesse. Mais quelquefois encore il laissoit couler, dans la profonde plaie de son coeur, quelques gouttes du baume de cette amitié consolante. C'étoit surtout avec ma femme qu'il se plaisoit à faire diversion à ses peines. Ma femme y prenoit l'intérêt le plus tendre. Lui et Thomas, les deux hommes de lettres dont les talens et les lumières auroient dû lui en imposer le plus, étoient ceux avec qui elle étoit le plus à son aise. Il n'y avoit pour elle aucun amusement préférable à leur entretien.

Thomas sembloit encore avoir longtemps à vivre pour la gloire et pour l'amitié.

Mais d'Alembert commençoit à sentir les déchiremens de la pierre; et bientôt il n'exista plus que pour souffrir et mourir lentement dans les plus cruelles douleurs.

Dans une foible esquisse de son éloge[8], j'ai essayé de peindre la douce égalité de ce caractère, toujours vrai, toujours simple, parce qu'il étoit naturel, éloigné de toute jactance, de toute dissimulation, mêlé de force et de foiblesse, mais dont la force étoit de la vertu, et la foiblesse de la bonté.

En le pleurant, j'étois loin de penser à lui succéder dans la place de secrétaire perpétuel de l'Académie françoise. Je fus moi-même sur le point de le suivre au tombeau, frappé d'une fièvre maligne semblable à celle dont Bouvart m'avoit déjà sauvé, et dont il me guérit encore. Combien ne dois-je pas bénir la mémoire d'un homme à qui deux fois j'ai dû la vie, et qui, jusqu'à la défaillance de ses esprits et de ses forces, n'a cessé de donner les soins les plus tendres à mes enfans!

À peine étois-je en convalescence qu'il fallut aller donner à Fontainebleau le nouvel opéra que j'avois fait avec Piccini. Cet opéra étoit Didon. Comme il étoit tout entier de moi, je l'avois construit à mon gré; et, pour y faire faire un pas de plus à notre nouvelle musique, j'avois profité du moment où une marque de faveur que Piccini venoit d'obtenir avoit ranimé son génie. Voici ce qui s'étoit passé.

Cette année (1783), le maréchal de Duras, gentilhomme de la chambre en exercice, me demanda si je n'avois rien fait de nouveau, et me témoigna le désir d'avoir à donner à la reine, à Fontainebleau, la nouveauté d'un bel opéra. «Mais je veux, me dit-il, que ce soit votre ouvrage. On ne vous sait pas assez de gré de ce que vous faites pour rajeunir les vieux opéras de Quinault.» Je reconnus à ce langage mon confrère à l'Académie, et ses anciennes bontés pour moi.

«Monsieur le maréchal, lui dis-je, tant que mon musicien Piccini sera découragé comme il l'est, je ne puis rien promettre. Vous savez avec quelle rage on lui a disputé le succès de Roland et d'Atys; ils ont réussi l'un et l'autre, et jusque-là le vrai talent a triomphé de la cabale; mais, dans l'Iphigénie en Tauride, il a succombé, quoiqu'il s'y fût surpassé lui-même.

«L'entrepreneur de l'Opéra, de Vismes, pour grossir sa recette par le concours des deux partis, a imaginé de faire jouter Gluck et Piccini sur un même sujet: il leur a fourni deux poèmes de l'Iphigénie en Tauride. Gluck, dans le poème barbare qui lui est échu en partage, a trouvé des horreurs analogues à l'énergie de son style, et il les a fortement exprimées. Le poème remis à Piccini, tout mal fabriqué qu'il étoit, se trouvoit susceptible d'un intérêt plus doux; et, au moyen des corrections que l'auteur y a faites sous mes yeux, il a pu donner lieu à une musique touchante. Mais, après la forte impression qu'avoit faite sur les yeux et sur les oreilles le féroce opéra de Gluck, les émotions qu'a produites l'opéra de Piccini ont paru foibles et légères. L'Iphigénie de Gluck est restée au théâtre dont elle s'étoit emparée; celle de Piccini n'a pu s'y soutenir, il en est consterné; et vous seul, Monsieur le maréchal, pouvez le relever de son abattement.—Que faut-il faire pour cela? me demanda-t-il.—Une chose, lui dis-je, très facile et très juste: changer en pension la gratification annuelle qui lui a été promise lorsqu'on l'a fait venir en France, et lui en accorder le brevet.—Très volontiers, me dit le maréchal. Je demanderai pour lui cette grâce à la reine, et j'espère l'obtenir.»

Il la demanda, il l'obtint; et, lorsque Piccini alla avec moi l'en remercier: «C'est à la reine, lui dit-il, qu'il faut marquer votre reconnoissance en composant pour elle cette année un bel opéra.—Je ne demande pas mieux, me dit Piccini en nous en allant; mais quel opéra ferons-nous?—Il faut faire, lui dis-je, l'opéra de Didon; j'en ai depuis longtemps le projet dans la tête. Mais je vous préviens que je veux m'y développer; que vous aurez de longues scènes à mettre en musique, et que dans ces scènes je vous demanderai un récitatif aussi naturel que la simple déclamation. Vos cadences italiennes sont monotones: la parole est plus variée, plus soutenue dans ses accens, et je vous prierai de la noter comme je vous la déclamerai.—Eh bien! me dit-il, nous verrons.» Ainsi fut formé le dessein de donner au récitatif cette facilité, cette vérité d'expression, qui fut si favorable au jeu de la célèbre actrice à qui le rôle de Didon étoit destiné.

Le temps nous pressoit: j'écrivis très rapidement le poème; et, pour dérober Piccini aux distractions de Paris, je l'engageai à venir travailler près de moi dans ma maison de campagne: car j'en avois acquis une très agréable, où nous vivions réunis en famille dans la belle saison. En y arrivant, il se mit à l'ouvrage; et, lorsqu'il l'eut achevé, l'actrice qui devoit jouer le rôle de Didon, Saint-Huberty, fut invitée à venir dîner avec nous. Elle chanta son rôle d'un bout à l'autre à livre ouvert, et l'exprima si bien que je crus la voir au théâtre.

Elle alloit faire un voyage en Provence: elle voulut y emporter son rôle pour l'étudier chemin faisant; et, pendant son absence, on s'occupa des répétitions. Ce fut dans ce temps-là que j'essuyai cette maladie qui me mit au bord du tombeau. Quand vint le moment de me rendre à Fontainebleau, je n'étois pas encore bien rétabli, et ma femme, inquiète sur ma convalescence, voulut m'accompagner.

Ce fut là qu'en dînant chez Mme de Beauvau nous entendîmes parler pour la première fois des vues qu'on avoit sur moi pour cette place de secrétaire de l'Académie, que d'Alembert avoit rendue si difficile à remplir après lui.

Cette difficulté, dont l'homme le plus vain auroit pu être intimidé, n'étoit pas la seule qui me retînt. La place demandoit une assiduité dont je me croyois incapable. C'étoit donc bien sincèrement que je me refusois à l'honneur qu'on vouloit me faire; mais on m'opposa des motifs auxquels je crus devoir me rendre, et il fut décidé que je serois du nombre des aspirans à cette place. Seulement je me réservai de ne pas la solliciter.

La circonstance m'étoit favorable pour les suffrages de la cour. Le succès de Didon y fut complet[9]; et aux éloges que l'on donnoit à la musique de Piccini on mêloit aussi quelques mots de louanges pour l'auteur du poème. «C'est le seul opéra, disoit le roi, qui m'ait intéressé.» Il le redemanda deux fois.

Ce succès me fut très sensible; ma femme en jouissoit, et c'étoit là pour moi l'objet le plus intéressant. Le voyage eut pour elle un agrément inexprimable. Les promenades dans la forêt, les rendez-vous de chasse, les courses de chevaux, les parties de plaisir à Thomery, où, à dîner, l'on nous donnoit de somptueuses matelotes, et pour fruits d'excellens raisins; tous les jours de spectacle, des places dans la loge de Mme d'Angiviller, dont la maison étoit la nôtre, et qui, à l'envi de son époux, mettoit une grâce touchante à nous attirer; l'attention de la nombreuse et bonne compagnie qui sans cesse abondoit chez elle; enfin tous les plaisirs que pouvoit réunir une cour jeune et magnifique, et tout ce qui personnellement pouvoit témoigner à ma femme qu'elle étoit estimée et chérie dans la société qui environnoit la cour: tout cela, dis-je, fit pour elle et pour moi, du séjour de Fontainebleau, un continuel enchantement.

Deux incidens nous y causèrent un peu d'inquiétude: le premier fut une apparence de rechute et quelque ressentiment de fièvre que j'éprouvai au commencement du voyage. Les médecins de la cour en auroient fait une maladie, si ma femme eût voulu les croire; mais, sans aucun de leurs remèdes, et en me faisant déjeuner tous les jours avec un panier de beau raisin bien mûr, elle me rendit la santé. L'autre incident fut la petite vérole d'Albert, que nous avions amené avec nous; mais, l'éruption ne s'étant déclarée qu'à la fin du voyage, sur-le-champ nous partîmes, et Albert fut remis dans les mains de notre ami Bouvart, qui prit de lui le même soin qu'il auroit eu de son enfant.

LIVRE XI

À notre retour à Paris, l'Académie françoise ayant été convoquée pour l'élection de son secrétaire perpétuel, sur vingt-quatre voix électives j'en réunis dix-huit. Mes deux concurrens étoient Beauzée et Suard.

Le succès de Didon fut le même à Paris qu'il avoit été à la cour; et cet opéra fit pour nous les plaisirs de l'hiver, comme avoient fait Roland et Atys dans leur nouveauté.

L'ancien banquier de la cour, M. de La Borde, ajouta ses concerts à ceux de la comtesse d'Houdetot et de Mme de La Briche[10]: ce fut l'occasion de ma connoissance avec lui.

Il avoit deux filles à qui la nature avoit accordé tous les charmes de la figure et de la voix, et qui, écolières de Piccini, rendoient l'expression de son chant plus douce et plus touchante encore.

Prévenu par les politesses de M. de La Borde, j'allois le voir, j'allois dîner quelquefois avec lui; je le voyois honorable, mais simple, jouir de ses prospérités sans orgueil, sans jactance, avec une égalité d'âme d'autant plus estimable qu'il est bien difficile d'être aussi fortuné sans un peu d'étourdissement. De combien de faveurs le Ciel l'avoit comblé! Une grande opulence, une réputation universelle de droiture et de loyauté, la confiance de l'Europe, un crédit sans bornes; et, dans son intérieur, six enfans bien nés, une femme d'un esprit sage et doux, d'un naturel aimable, d'une décence et d'une modestie qui n'avoient rien d'étudié, excellente épouse, excellente mère, telle enfin que l'envie elle-même la trouvoit irrépréhensible.

Che non trova l'invidia ove l'emende.

ARIOSTE.

Que manquoit-il aux voeux d'un homme aussi complètement heureux? Il a péri sur un échafaud, sans autre crime que sa richesse, et dans cette foule de gens de bien qu'un vil scélérat envoyoit à la mort. Cette affreuse calamité ne nous menaçoit point encore, et, dans mon humble médiocrité, je me croyois heureux moi-même. Ma maison de campagne avoit pour moi, dans la belle saison, encore plus d'agrément que n'avoit eu la ville. Une société choisie, composée au gré de ma femme, y venoit successivement varier nos loisirs, et jouir avec nous de cette opulence champêtre que nous offroient, dans nos jardins, l'espalier, le verger, la treille, les légumes, les fruits de toutes les saisons: présens dont la nature couvroit sans frais une table frugale, et qui changeoient un dîner modique, en un délicieux festin.

Là régnoient une innocente joie, une confiance, une sécurité, une liberté de penser dont on connoissoit les limites, et dont on n'abusoit jamais.

Vous nommerai-je tous les convives que l'amitié y rassembloit? Raynal, le plus affectueux, le plus animé des vieillards; Célésia[11], ce Génois philosophe qui ressembloit à Vauvenargues; Barthélemy[12], qui, dans nos promenades, faisoit penser à celles de Platon avec ses disciples; Bréquigny[13], qui avoit aussi de cette aménité et de cette sagesse antique; Carbury[14], l'homme de tous les temps et de tous les pays par la riche variété de son esprit et de ses connoissances; Boismont[15], tout François dans ses moeurs, mais singulier par le contraste de ses agrémens dans le monde et de ses talens dans la chaire; Maury, plus fier de nous divertir par un conte plaisant que de nous étonner par un trait d'éloquence, et qui, dans la société, nous faisoit oublier l'homme supérieur pour ne montrer que l'homme aimable; Godard[16], qui avoit aussi la verve d'une gaieté pleine d'esprit; Desèze, qui bientôt vint donner à nos entretiens encore plus d'essor et de charmes.

«Nous sommes trop heureux, me disoit ma femme, il nous arrivera quelque malheur.» Elle avoit bien raison! Apprenez, mes enfans, combien, dans toutes les situations de la vie, la douleur est près de la joie.

Cette bonne et sensible mère avoit nourri le troisième de ses enfans. Il étoit beau, plein de santé; nous croyions n'avoir plus qu'à le voir croître et s'embellir encore, quand tout à coup il est frappé d'une stupeur mortelle. Bouvart accourt; il emploie, il épuise tous les secours de l'art, sans pouvoir le tirer de ce funeste assoupissement. L'enfant avoit les yeux ouverts; mais Bouvart s'aperçut que la prunelle étoit dilatée; il fit passer une lumière: les yeux et la paupière restèrent immobiles. «Ah! me dit-il, l'organe de la vue est paralysé; le dépôt est formé dans le cerveau; il n'y a plus de remède.» Et, en disant ces mots, le bon vieillard pleuroit; il ressentoit le coup qu'il portoit à l'âme d'un père.

Dans ce moment cruel, j'aurois voulu éloigner la mère; mais, à genoux au bord du lit de son enfant, les yeux remplis de larmes, les bras étendus vers le ciel, et suffoquée de sanglots: «Laissez-moi, disoit-elle, ah! laissez-moi du moins recevoir son dernier soupir.» Et combien ses sanglots, ses larmes, ses cris, redoublèrent lorsqu'elle le vit expirer! Je ne vous parle point de ma douleur; je ne puis penser qu'à la sienne. Elle fut si profonde que de plusieurs années elle n'a pas eu la force d'en entendre nommer l'objet. Si elle en parloit elle-même, ce n'étoit qu'en termes confus: Depuis mon malheur, disoit-elle, sans pouvoir se résoudre à dire: Depuis la mort de mon enfant.

Dans la triste situation où étoient mon esprit et mon âme, de quoi pouvois-je m'occuper qui ne fût analogue à l'amour maternel et à la tendresse conjugale? Le coeur plein de ces sentimens dont j'avois devant moi le plus touchant modèle, je conçus le dessein de l'opéra de Pénélope. Ce sujet me saisit; plus je le méditois, plus je le trouvois susceptible des grands effets de la musique et de l'intérêt théâtral.

Je l'écrivis de verve, et dans toute l'illusion que peut causer un sujet pathétique à celui qui en peint le tableau. Mais ce fut cette illusion qui me trompa. D'abord je me persuadai que la fidélité de l'amour conjugal auroit sur la scène lyrique le même intérêt que l'ivresse et le désespoir de l'amour de Didon; je me persuadai encore que, dans un sujet tout en situations, en tableaux, en effets de théâtre, tout s'exécuteroit comme dans ma pensée, et que les convenances, les vraisemblances, la dignité de l'action, y seroient observées comme dans les programmes que j'en avois tracés à de mauvais décorateurs et à des acteurs maladroits. Le contraire arriva; et, dans les momens les plus intéressans, toute illusion fut détruite. Ainsi la belle musique de Piccini manqua presque tous ses effets. Saint-Huberty la relevoit, aussi admirable dans le rôle de Pénélope qu'elle l'avoit été dans celui de Didon; mais, quoiqu'elle y fût applaudie toutes les fois qu'elle occupoit la scène, elle fut si mal secondée que, ni à la cour, ni à Paris[17], cet opéra n'eut le succès dont je m'étois flatté; et c'est à moi qu'en fut la faute. Je devois savoir de quelles gens ineptes je faisois dépendre le succès d'un pareil ouvrage, et ne pas y compter après ce que j'ai dit de Zémire et Azor.

Je n'avois pas été plus heureux dans le choix d'un sujet d'opéra-comique que j'avois fait avec Piccini pour le Théâtre-Italien; et, quand j'y pense, j'ai peine à concevoir comment je fus séduit par ce sujet du Dormeur éveillé, qui, dans les Mille et une Nuits, pouvoit être amusant, mais qui n'avoit rien de comique: car le véritable comique consiste à se jouer d'un personnage ridicule; et celui d'Assan ne l'est pas[18].

En général, après des succès, on doit s'attendre à trouver le public plus difficile et plus sévère. C'est une réflexion que je ne faisois pas assez; je devenois plus confiant quand j'aurois dû être plus timide, et au théâtre ma vanité en fut punie par des disgrâces.

On m'accordoit plus d'indulgence aux assemblées publiques de l'Académie françoise; là je ne briguois point des applaudissemens; je n'y parlois que pour remplir les simples fonctions de ma place, ou pour suppléer les absens. Si quelquefois j'y payois à mon tour le tribut de l'homme de lettres, c'étoit sans ostentation. Les morceaux de littérature que j'y lisois n'avoient rien de brillant, mais n'avoient rien d'ambitieux. C'étoit le fruit de mes études et de mes réflexions sur le goût, sur la langue, sur les caprices de l'usage, sur le style, sur l'éloquence, tous sujets convenables à l'esprit d'un auditoire académique et habitué parmi nous. Aussi cet auditoire étoit-il bénévole; et je croyois m'y voir au milieu d'un cercle d'amis.

Cette faveur dont je jouissois dans nos assemblées publiques, jointe à l'exacte discipline que je faisois observer, sans aucune partialité, dans nos séances particulières, m'y donnoit quelque poids et assez de crédit. Le clergé me savoit bon gré des égards qu'on y avoit pour lui; la haute noblesse n'étoit pas moins contente de ces respects d'usage qu'on lui rendoit à mon exemple; et, à l'égard des gens de lettres, ils me savoient assez jaloux de l'égalité académique pour me laisser le soin d'en rappeler les droits, si quelqu'un les eût oubliés. Plusieurs même, persuadés que, dans nos élections, je ne cherchois que le mieux possible, me consultoient pour joindre leur suffrage à ma voix. Ainsi, sans brigue et sans intrigue, j'avois de l'influence, et j'en usai, comme il étoit juste, pour vaincre les obstacles que l'on s'efforçoit d'opposer à l'élection de l'un de mes amis.

L'abbé Maury, dans sa jeunesse, ayant prêché au Louvre, avec un grand succès, le panégyrique de saint Louis devant l'Académie françoise, et, depuis, celui de saint Augustin à l'assemblée du clergé de France, bientôt célèbre dans les chaires de Paris, et appelé à prêcher à Versailles l'Avent et le Carême devant le roi, avoit acquis des droits incontestables à l'Académie françoise, et il ne dissimula point que tel étoit l'objet de son ambition.

Ce fut alors que s'élevèrent contre lui les rumeurs de la calomnie; et, comme c'étoit aux oreilles de l'Académie que ces bruits devoient parvenir, on avoit soin de les adresser en droiture à son secrétaire. J'écoutai tout le mal qu'on voulut me dire de lui; et, quand j'eus tout bien entendu, le prenant en particulier: «Vous êtes attaqué, lui dis-je, et c'est à moi de vous défendre; mais c'est à vous de me donner des armes pour repousser vos ennemis.» Alors je lui expliquai, article par article, tous les torts qu'on lui attribuoit. Il m'écouta sans s'émouvoir; et, avec une facilité qui m'étonna, il réfuta ces accusations, me démontrant la fausseté des unes, et, pour les autres, me mettant sur la voie de tout vérifier moi-même.

La seule qu'il ne put d'abord démentir que vaguement, parce qu'elle étoit vague, lui étoit intentée par un académicien qui l'accusoit de perfidie et de noirceur. L'accusateur étoit La Harpe, avec lequel il avoit été en grande liaison.

«Puisqu'il m'accuse de perfidie, j'aurois droit, me dit l'abbé Maury, de lui en demander la preuve. Je l'en dispense, et c'est moi qui me charge de prouver qu'il me calomnie, pourvu toutefois qu'il s'explique et qu'il articule des faits. Mettez-moi vis-à-vis de lui.»

Je proposai cette entrevue, et l'accusateur l'accepta; mais je ne voulus pas être seul témoin et arbitre; et, en les invitant tous les deux à dîner, je demandai qu'il me fût permis d'admettre à ce dîner deux académiciens des plus intègres et des plus sages, M. Thomas et M. Gaillard.

Le dîner se passa paisiblement et décemment; mais, au sortir de table, nous étant retirés tous les cinq dans un cabinet: «Messieurs, dis-je à nos deux arbitres, M. La Harpe croit avoir à se plaindre de M. l'abbé Maury; celui-ci prétend que la plainte n'est pas fondée; nous allons les entendre. Parlez, Monsieur de La Harpe, vous serez écouté en silence; et de même en silence M. l'abbé Maury sera entendu après vous.»

L'accusation étoit grave. Il s'agissoit d'une satire que l'abbé Maury auroit conseillée à un Russe, ami de La Harpe, de faire contre lui, dans le temps qu'ils étoient tous les trois de la même société. Le comte de Shouvalof, le seul témoin que La Harpe auroit pu produire, étoit retourné en Russie; et, comme on ne pouvoit l'entendre, on ne pouvoit le réfuter.

L'abbé Maury, dans sa défense, fut donc réduit à discuter l'accusation elle-même, et ce fut par les circonstances qu'il fallut démontrer qu'elle se démentoit. C'est ce qu'il fit avec tant d'ordre, de précision, de clarté, avec une présence d'esprit et de mémoire si merveilleuse que nous en fûmes confondus. Enfin, dans cette discussion, il serra de si près son adversaire, et avec tant de force, que celui-ci resta muet. L'avis unanime des trois témoins fut donc que La Harpe n'avoit aucun reproche à faire à l'abbé Maury; et il y eut devant nous, entre eux, une apparence de réconciliation.

«Je n'en crois pas moins, me dit La Harpe, ce que m'a certifié mon ami Shouvalof.—Vous pouvez le croire, lui dis-je; mais, en honnête homme, vous n'avez plus droit de le dire; et, sans compter mon opinion, celle de deux hommes aussi justes, aussi impartiaux que Thomas et Gaillard, doit vous fermer la bouche. Pour moi, si, dans le monde, j'entendois répéter vos plaintes, trouvez bon que je rende compte de ce qui vient de se passer chez moi.»

Je pris le même soin d'éclaircir tous les autres faits imputés à l'abbé Maury. Je les trouvai tous supposés, et non seulement dénués de preuves, mais dépourvus de vraisemblance. Dès lors on eut beau s'obstiner à me dire du mal de lui, je répondis que, dans la louange comme dans la satire, les épithètes gratuites ne prouvoient que la bassesse du flatteur ou la malice du médisant; je défiai même les malveillans d'articuler un fait que je ne fusse en état de détruire; et, de tout mon crédit, j'engageai mes confrères à consoler un grand talent d'une grande persécution en le recevant à l'Académie. Il fut reçu, et dès lors rien ne fut plus intime que notre mutuelle amitié.

L'abbé Maury avoit, dans le caractère, un excès d'énergie et de véhémence qu'il contenoit difficilement, mais qu'il me laissoit modérer. Quand je trouvois en lui des mouvemens impétueux à réprimer, je les lui reprochois avec une franchise qui le soulevoit quelquefois, mais qui ne l'irritoit jamais. Il étoit violent et doux, et aussi juste que sensible.

Un jour, dans son impatience, il me dit que j'abusois trop de l'ascendant que j'avois pris sur lui. «Je n'ai, lui dis-je, et ne veux avoir sur vous d'autre ascendant que celui de la raison animée par l'amitié; et, si j'en use, ce n'est que pour vous empêcher de vous nuire à vous-même. Je connois la bonté, la droiture de votre coeur; mais vous avez encore trop de feu et trop de verdeur dans la tête. Votre esprit n'est pas mûr, et cette sève qui en fait la force a besoin d'être tempérée. Vous savez avec quel plaisir je loue en vous ce qui est louable; avec la même sincérité je reprendrai ce qui sera répréhensible; et, lorsque je croirai qu'une vérité dure vous sera nécessaire, je vous estime trop pour croire avoir besoin de l'adoucir. Au reste, c'est ainsi que j'entends être votre ami. Si la condition vous déplaît, vous n'avez qu'à le dire, je cesserai de l'être.» Pour toute réponse, il m'embrassa.

«Ce n'est pas tout, repris-je: cette sévérité dont je me fais un devoir envers vous en est un pour vous envers moi; vous avez les défauts qui sont naturels à la force, et moi j'ai ceux de la foiblesse. La trempe de votre âme peut donner à la mienne plus de vigueur et de ressort; et j'exige de vous de ne me passer rien qui sente la mollesse et la timidité. Ainsi, dans l'occasion, je pourrai vous donner des conseils de prudence et de modération, et vous m'en donnerez de résolution et de fermeté courageuse.» La convention fut réciproque, et par là furent écartés les nuages qu'auroit élevés entre nous l'amour-propre ou la vanité.

La même année que mon ami fut reçu à l'Académie, elle perdit Thomas, l'un de ses plus illustres membres, et l'un des hommes les plus recommandables par l'intégrité de ses moeurs et l'excellence de ses écrits.

L'intégrité, l'égalité d'une vie irrépréhensible: le rare éloge, mes enfans! et qui l'a mérité, cet éloge, mieux que Thomas? Il est bien vrai qu'une partie en étoit due à la nature: il étoit né sage, et il eut la sagesse de tous les âges de la vie. Tempérant, sobre et chaste, aucun des vices de la mollesse, du luxe et de la volupté, n'eut accès dans son âme. Aucune passion violente n'en troubla la tranquillité, il ne connut des plaisirs sensuels que ce qui en étoit innocent; encore n'en jouissoit-il qu'avec une extrême réserve. Toute la force et la vigueur qu'avoit en lui l'organe de la pensée et du sentiment s'étoient réunies en un point, l'amour du vrai, du juste et de l'honnête, et la passion de la gloire. Ce fut là le mobile, le ressort de son âme, le foyer de son éloquence.

Il vécut dans le monde, sans jamais s'y livrer ni à des goûts frivoles, ni à de vains amusemens: il ménageoit toutes les foiblesses; il n'en avoit aucune. Sensible à l'amitié, il la cultivoit avec soin, mais il la vouloit modérée; il en chérissoit les liens, il en auroit redouté la chaîne; elle occupoit les intervalles de ses travaux, de ses études, mais elle ne lui en déroboit rien, et une solitude silencieuse avoit pour lui des charmes qu'il préféroit souvent au commerce de ses amis. Il se laissoit aimer, et autant qu'on vouloit, mais il aimoit à sa mesure.

Dans la société commune, il paroissoit timide; il n'y étoit qu'indifférent. Rarement l'entretien y fixoit son attention. Étoit-il tête à tête, ou dans un petit cercle, lorsqu'on lui cédoit la parole sur quelqu'un des objets qu'il avoit médités, il étonnoit par l'élévation et l'abondance de ses idées, et par la dignité de son élocution; mais dans la foule il s'effaçoit, et son âme sembloit alors se retirer en elle-même. Aux propos légers et plaisans il sourioit quelquefois, il ne rioit jamais. Il ne voyoit les femmes qu'en observateur froid, comme un botaniste voit les fleurs d'une plante, jamais en amateur des grâces et de la beauté. Aussi les femmes disoient-elles que ses éloges les flattoient moins que les injures passionnées et véhémentes de Rousseau.

Thomas étoit, par complexion et par principes, un stoïcien, à la vertu duquel il n'auroit fallu que de grandes épreuves. Il auroit été, je le crois, un Rutilius dans l'exil, un Thraséas ou un Séranus sous Tibère, mieux qu'un Sénèque sous Néron, un Marc-Aurèle sur le trône; mais, placé dans un temps de calme et sous des règnes modérés, la fortune lui refusa et ses hautes faveurs et ses rigueurs extrêmes. Sa sagesse et sa modestie n'eurent à se garantir d'aucune des séductions de la prospérité; aucune adversité n'éprouva sa constance. Libre, exempt des inquiétudes auxquelles on s'expose en devenant époux et père, il ne fut éprouvé par aucun des grands intérêts de la nature. Isolé autant que peut l'être, dans l'état social, un simple individu, il n'eut pas même un ennemi qui fût digne de sa colère.

Ce n'est donc que par ses écrits que l'on peut se former une haute idée de son caractère. C'est là qu'on trouve partout l'empreinte d'un coeur droit, d'une âme élevée; c'est là que se montrent le courage de la vérité, l'amour de la justice, l'éloquence de la vertu.

L'Académie françoise jeta les fondemens de la réputation de Thomas en proposant, pour le prix d'éloquence, les éloges de nos grands hommes. Personne, dans cette carrière, ne put le passer ni l'atteindre; et il se surpassa lui-même dans l'éloge de Marc-Aurèle. L'élévation et la profondeur étoient les caractères de sa pensée. Jamais orateur n'a mieux embrassé ni mieux pénétré ses sujets. Avant d'entamer un éloge, il commençoit par étudier la profession, l'emploi, l'art dans lequel son héros s'étoit signalé; et c'est ainsi qu'il louoit Maurice de Saxe en militaire instruit, Duguay-Trouin en homme de mer, Descartes en physicien, d'Aguesseau en jurisconsulte, Sully en administrateur, Marc-Aurèle en philosophe moraliste, égal en sagesse à Apollonius et à Marc-Aurèle lui-même. C'est ainsi qu'en ne voulant faire qu'une préface à ces éloges, il composa, sous le nom d'Essais, le plus savant et le plus beau traité de morale historique, à propos des éloges donnés dans tous les temps avec plus ou moins de justice et de vérité, selon les moeurs des siècles et le génie des orateurs: ouvrage qui n'a pas la célébrité qu'il mérite.

Vous concevez qu'une tension continuelle et une hauteur monotone devoient être le défaut des écrits de Thomas. Il manquoit à son éloquence ce qui fait le charme de l'éloquence de Fénelon et de Massillon dans la prose, de l'éloquence de Virgile et de Racine dans les vers; l'effusion d'une âme sensible et l'intérêt qu'elle répand. Son style étoit grave, imposant, et n'étoit point aimable. On y admiroit tous les caractères d'une beauté virile; les femmes y auroient désiré quelques traits de la leur. Il avoit de l'ampleur, de la magnificence, jamais de la variété, de la facilité; jamais la souplesse des grâces; et ce qui le rendoit admirable quelques momens le rendoit fatigant et pénible à la longue. On lui reprochoit particulièrement d'épuiser ses sujets, et de ne rien laisser à penser au lecteur: ce qui pouvoit bien être en lui un manque de goût et d'adresse, mais ce qui n'en étoit pas moins un très rare excès d'abondance.

Dans un temps où j'aurois eu moi-même si grand besoin d'un censeur rigide et sincère, Thomas, bien plus jeune que moi, m'avoit pris pour le sien. Je le louois avec franchise et souvent même avec transport; mais je ne lui dissimulois pas que j'aurois voulu dans son style plus de modulation, moins de monotonie. «Vous ne touchez qu'une corde, lui disois-je; il est vrai qu'elle rend de beaux sons, mais sont-ils assez variés?» Il m'écoutoit d'un air triste et modeste, et peut-être se disoit-il que ma critique étoit fondée; mais l'austérité de ses moeurs avoit passé dans son éloquence; pour la rendre plus souple, il auroit craint de l'amollir.

Il ne tint pas à moi qu'il n'employât plus utilement les années qu'il donna au poème du czar. Je lui faisois voir clairement que ce poème manqueroit d'unité et d'intérêt du côté de l'action; et, en lui mettant sous les yeux tous les modèles de l'épopée: «Homère, lui disois-je, a chanté la colère d'Achille dans l'Iliade, le retour d'Ulysse à Ithaque dans l'Odyssée; Virgile, la fondation de l'empire romain; le Tasse, la délivrance de la cité sainte; Milton, la chute du premier homme; Voltaire, la conquête de la France par Henri de Bourbon, héritier des Valois. Vous, qu'allez-vous chanter? quel événement, quelle action principale sera le terme de vos récits? Vous raconterez les voyages du czar, sa guerre contre Charles XII, la désobéissance et la mort de son fils, les factions détruites dans ses États, la discipline militaire établie dans ses armées, les arts et les sciences transplantés dans son empire, la ville de Pétersbourg fondée au bord de la Baltique: et ce sont bien là les matériaux d'un poème historique, d'un éloge oratoire, mais je n'y vois point le sujet unique et simple d'un poème épique.» Il convenoit qu'il n'y avoit point de réponse à mon objection; mais, s'il n'avoit pas, disoit-il, une action dramatique à nouer et à dénouer, il avoit dans le czar un très grand caractère à peindre. Avant que de me consulter, il avoit déjà composé quatre chants des voyages du czar en Hollande, en Angleterre, en France, en Italie. Ce magnifique vestibule renfermoit de grandes beautés; il espéra trouver les moyens d'achever l'édifice; il reconnut enfin qu'il tentoit l'impossible; et, au bout de neuf ans, il me témoigna le regret de n'avoir pas suivi le conseil que je lui donnois d'abandonner son entreprise.

Un projet que je lui connoissois, et qu'il auroit supérieurement bien rempli, étoit d'écrire, sur l'histoire de France, des discours dans le genre de ceux de Bossuet sur l'histoire universelle. Il n'auroit pas eu, comme Bossuet, l'avantage de donner aux événemens une chaîne mystérieuse dans l'ordre de la Providence; mais, sans sortir de l'ordre politique et moral, il en auroit tiré des leçons salutaires et des résultats importans.

Thomas a laissé en mourant une haute opinion de lui plutôt qu'une renommée éclatante; et l'on doit le compter parmi les écrivains illustres plutôt que dans le nombre des écrivains célèbres. Les femmes contribuent essentiellement à la célébrité, et il ne les eut pas pour lui.

J'eus, cette même année de la mort de Thomas, la consolation de voir entrer à l'Académie l'abbé Morellet, avec des titres moins brillans que l'abbé Maury, mais non pas moins solides. Esprit juste, ferme, éclairé, nourri d'une saine littérature, et plein de connoissances rares sur les objets d'utilité publique, il s'étoit distingué par des écrits d'un style sage et pur, d'une raison sévère, d'une méthode exacte. Dans un autre genre, on connoissoit de lui des ouvrages de plaisanterie d'un ton excellent, pleins de goût et d'un sel très fin et très piquant. Lucien, Rabelais et Swift, lui avoient appris à manier l'ironie et la raillerie, et leur disciple étoit devenu leur rival. Ainsi mes amis les plus chers venoient s'asseoir auprès de moi et remplacer à l'Académie ceux que je perdois tous les ans.

En voyant cette foule de gens de lettres passer successivement chez les morts, je fis réflexion que je pouvois bientôt les suivre, et qu'il étoit temps de songer à mon testament littéraire, et de choisir ce que je voulois qui restât de moi après moi. Ce fut dans cet esprit que je rédigeai l'édition de mes oeuvres. J'en ai suffisamment parlé dans mes préfaces; il ne reste qu'à indiquer l'occasion et l'intention de quelques-uns de mes écrits.

Dans le temps que d'Alembert étoit secrétaire de l'Académie françoise, il avoit fort à coeur de rendre intéressantes nos assemblées publiques, et celles de nos séances particulières où les souverains assistoient. Personne ne contribuoit autant que lui à les bien remplir. Cependant quelquefois il n'y pouvoit suffire, et c'étoit pour lui un chagrin véritable que de s'y voir abandonné. Alors il recouroit à moi, se plaignant de la négligence de tant de gens de lettres qui composoient l'Académie, et me conjurant de l'aider à soutenir l'honneur du corps.

Dans ces occasions pressantes, je composois des morceaux de poésie ou de prose, que j'adaptois aux circonstances, comme les trois discours en vers sur l'éloquence, sur l'histoire, sur l'espérance de se survivre[19]. Ce dernier, lu à la réception de Ducis, successeur de Voltaire, eut le mérite de l'à-propos, et fit sur l'assemblée une vive impression.

Des morceaux de prose que je lisois, celui dont le public parut le plus content, ce fut l'éloge de Colardeau, à la réception de La Harpe[20]; mais ce qui me toucha bien plus moi-même fut le succès qu'obtint l'esquisse de l'éloge de d'Alembert, et celui du petit poème sur le dévouement et la mort de Léopold de Brunswick. Je crois devoir, sur celui-ci, me permettre quelque détail, pour exposer nettement ma conduite.

Le trait d'humanité et de dévouement héroïque du jeune prince Léopold de Brunswick ayant sensiblement touché le jeune comte d'Artois, ce prince avoit proposé à l'Académie françoise un prix de mille écus pour le poème où cette belle action seroit le plus dignement célébrée.

J'étois alors secrétaire perpétuel de l'Académie, et, en ma qualité de juge, il m'étoit interdit de me présenter au concours; mais, comme il arrivoit assez souvent que le prix même de poésie, dont nous laissions le sujet libre et au choix des poètes, n'étoit pas accordé, j'eus quelque inquiétude qu'il ne se présentât rien d'assez digne de celui-ci; et alors quelle honte et quelle humiliation pour la littérature françoise! quel dégoût même pour l'Académie d'avouer aux yeux de l'Europe qu'un si beau sujet auroit été manqué!

Comme j'en étois plein et fortement ému, je ne pus résister au désir de le traiter moi-même, bien résolu à ne laisser connoître mon ouvrage qu'après qu'il seroit décidé que nul autre n'auroit le prix.

Je laissai donc passer sous les yeux de l'Académie tous les poèmes mis au concours; mais ils furent tous rejetés. Enfin, voyant qu'on s'affligeoit que le plus vertueux héroïsme ne fût pas dignement loué, je confiai à l'Académie l'essai que j'avois fait, sans aspirer au prix. Elle voulut bien l'approuver; et le comte d'Artois, à qui l'on fut obligé d'annoncer le mauvais succès du concours, apprit en même temps ce que l'un des membres de l'Académie avoit fait pour y suppléer. Le prince ordonna que le même concours fût encore ouvert pour l'année suivante; mais il voulut connoître en secret mon ouvrage, et il me permit de l'envoyer au prince régnant de Brunswick.

Peu de jours après, le comte d'Artois me fit dire, par M. de Vaudreuil, qu'il avoit commandé pour moi une très riche boîte d'or. Je répondis que, dans toute autre occasion, je recevrois avec respect les présens du frère du roi, mais que dans celle-ci je ne pouvois rien accepter qui me fît soupçonner d'avoir voulu m'attirer une récompense; que cette riche boîte ne seroit qu'un prix déguisé; que, si le prince avoit la bonté de m'en donner une de carton sur laquelle fût son portrait, je la recevrois comme un don très précieux pour moi; mais que je n'en voulois point d'autre. M. de Vaudreuil insista; mais il me vit si ferme dans ma résolution qu'il renonça à l'espérance de l'ébranler; et ce fut la réponse qu'il rapporta à M. le comte d'Artois.

«Marmontel ne consulte les bienséances que pour lui-même, lui dit le prince; mais il ne me convient pas à moi de lui faire un présent mesquin»; et, après avoir réfléchi un moment: «Eh bien! reprit-il, je lui donnerai mon portrait en grand.»

Le bailli de Crussol, son gentilhomme de la chambre, fut chargé d'en faire faire une belle copie, et le cadre en fut décoré des attributs les plus honorables pour moi.

Le prince régnant de Brunswick ne reçut pas moins favorablement mon hommage; il y répondit par une lettre de sa main et pleine de bonté, à laquelle étoient jointes deux médailles d'or frappées en mémoire de son vertueux frère.

Ce fut vers ce temps-là qu'à sa quatrième grossesse ma femme convint avec moi de la nécessité de prendre son ménage; mais, comme la séparation se fit de bon accord avec ses oncles et sa mère, nous nous éloignâmes le moins qu'il fut possible. Ma femme ne fut pas insensible à l'agrément d'être chez elle à la tête de sa maison. Pour moi j'éprouvai, je l'avoue, un grand soulagement de vivre avec l'abbé Morellet dans une pleine indépendance, et il en fut lui-même bien plus à son aise avec moi. Il avoit fait venir auprès de lui une autre nièce jeune, aimable, pleine de talent et d'esprit, aujourd'hui Mme Chéron[21], à qui ma femme cédoit son logement. Ainsi tout se passa de la meilleure intelligence.

Ce qui rendoit notre nouvelle situation encore plus agréable, c'étoit l'aisance où nous avoit mis un accroissement de fortune. Sans parler du casuel assez considérable que me procuroient mes ouvrages, la place de secrétaire de l'Académie françoise, jointe à celle d'historiographe des bâtimens, que mon ami M. d'Angiviller m'avoit fait accorder à la mort de Thomas, me valoient un millier d'écus. Mon assiduité à l'Académie y doubloit mon droit de présence. J'avois hérité, à la mort de Thomas, de la moitié de la pension de deux mille livres qu'il avoit eue, et qui fut partagée entre Gaillard et moi, comme l'avoit été celle de l'abbé Batteux. Mes logemens de secrétaire au Louvre et d'historiographe de France à Versailles, que j'avois cédés volontairement, me valoient ensemble dix-huit cents livres. Je jouissois de mille écus sur le Mercure. Mes fonds dans l'entreprise de l'île des Cygnes[22] étoient avantageusement placés; ceux que j'avois mis dans les octrois de la ville de Lyon me rendoient l'intérêt légal, comme ceux que j'avois placés dans d'autres caisses. Je me voyois donc en état de vivre agréablement à Paris et à la campagne; et dès lors je me chargeai seul de la dépense de Grignon[23]. La mère de ma femme, sa cousine et ses oncles, y avoient leurs logemens lorsqu'il leur plaisoit d'y venir; mais c'étoit chez moi qu'ils venoient.

Je me donnai une voiture, qui, trois fois la semaine, dans une heure et demie, me menoit de ma campagne au Louvre, et, après la séance de l'Académie, me ramenoit du Louvre à ma campagne.

Dès lors, jusqu'à l'époque de la Révolution, je ne puis exprimer combien la vie et la société eurent pour nous d'agrément et de charme. Ma femme étoit heureusement accouchée de son quatrième enfant. M. et Mme d'Angiviller l'avoient tenu sur les fonts de baptême; ils s'en étoient fait une fête, et nous avoient donné, dans cette occasion, les plus vifs témoignages d'une tendre amitié. Leur filleul Charles leur devint cher comme s'il eût été leur enfant.

Nous fîmes, peu de temps après, l'heureuse acquisition d'une autre société d'amis dans M. et Mme Desèze. Tout ce qu'un naturel aimable peut avoir d'attrayant, ma femme le trouva dans Mme Desèze; aussi se prirent-elles de cette inclination qui naît de la conformité de deux bonnes et belles âmes.

À l'égard de M. Desèze[24], je ne crois pas qu'il y ait au monde une société plus désirable que la sienne. Une gaieté naïve, piquante, ingénieuse; une éloquence naturelle, qui, dans la conversation même la plus familière, coule de source avec abondance; une prestesse, une justesse de pensée et d'expression qui, à tout moment, semble inspirée; et, mieux que tout cela, un coeur ouvert, plein de droiture, de sensibilité, de bonté, de candeur: tel étoit l'ami que l'abbé Maury me faisoit désirer depuis longtemps, et que me procura le voisinage de nos campagnes.

De Brevannes, où Desèze, dans la belle saison, passoit ses momens de repos, de Brevannes, dis-je, à Grignon, il n'y avoit guère que la Seine à passer, et que la plaine qu'elle arrose; nos deux coteaux se regardoient. Un jeune homme que nous aimions, et qui nous aimoit l'un et l'autre, nous fit confidence à tous les deux du désir mutuel que nous avions de nous connoître. Dès nos premières entrevues, nous voir, nous goûter, nous chérir, désirer de nous voir encore, en fut l'effet simultané; et, tout éloignés que nous sommes, cet attachement est le même. Au moins, de mon côté, rien, dans ma solitude, ne m'a plus occupé ni plus intéressé que lui. Desèze est l'un des hommes rares dont on peut dire: Il faut l'aimer, si on ne l'a point aimé encore; il faut l'aimer toujours dès qu'on l'aime une fois. Cras amet qui nunquam amavit, qui jam amavit cras amet. (CATUL.)

Le jeune homme qui avoit pris soin de nous lier ensemble étoit ce Laborie[25], connu dès l'âge de dix-neuf ans par des écrits qu'on eût attribués sans peine à la maturité de l'esprit et du goût; nouvel ami, qui, de son plein gré, et par le mouvement d'une âme ingénue et sensible, étoit venu s'offrir à moi, et que j'avois bientôt appris à estimer et à chérir moi-même.

Dans cet aimable et heureux caractère, le besoin de se rendre utile est une passion habituelle et dominante. Plein de volonté pour tout ce qui lui semble honnête, la vitesse de son action égale celle de sa pensée. Je n'ai jamais connu personne d'aussi économe du temps; il le divise par minutes, et chaque instant en est employé ou utilement pour lui-même, ou plus souvent encore utilement pour ses amis.

Les changemens de ministres apportèrent encore quelques améliorations dans ma fortune.

Le traitement d'historiographe de France, qui autrefois étoit de mille écus, avoit été réduit à dix-huit cents livres par je ne sais quelle mesquine économie. Le contrôleur général d'Ormesson trouva juste de le remettre sur l'ancien pied.

L'on sait qu'en arrivant au contrôle général, M. de Calonne annonça son mépris pour une étroite parcimonie. Il vouloit, en particulier, que les travaux des gens de lettres fussent honorablement récompensés. En ma qualité de secrétaire perpétuel de l'Académie françoise, il me fit prier de l'aller voir. Il me témoigna l'intention de bien traiter l'Académie; me demanda s'il y avoit pour elle des pensions, comme il y en avoit pour l'Académie des sciences et pour l'Académie des belles-lettres: je lui répondis qu'il n'y en avoit aucune; à quoi pouvoit monter, pour les plus assidus, le produit du droit de présence: je l'assurai qu'il ne pouvoit aller qu'à huit ou neuf cents livres, le jeton n'étant que de trente sous. Il me promit d'en doubler la valeur. Il voulut savoir quel étoit le traitement du secrétaire: je répondis qu'il étoit de douze cents livres. Il trouva que c'étoit trop peu. En conséquence, il obtint du roi que le jeton seroit de trois livres, et que le traitement du secrétaire seroit de mille écus. Ainsi mon revenu d'académicien put se monter à quatre mille cinq ou six cents livres.

J'obtins encore un nouveau degré de faveur et de nouvelles espérances sous le ministère de M. de Lamoignon, garde des sceaux. Voici quelle en fut l'occasion.

L'une des vues de ce ministre étoit de réformer l'instruction publique et de la rendre florissante; mais, comme il n'avoit pas lui-même les connoissances nécessaires pour se former un plan, un système d'études qui remplît ses intentions, il consulta l'abbé Maury, pour lequel il avoit beaucoup d'estime et d'amitié. Celui-ci, ne se croyant pas assez instruit sur des objets dont il ne s'étoit pas spécialement occupé; lui conseilla de s'adresser à moi; et le ministre le pria de m'engager à l'aller voir.

Dans l'entretien que nous eûmes ensemble, je vis qu'en général il concevoit en homme d'État et dans toute son étendue le projet qu'il avoit formé. Mais les difficultés, les moyens, les détails, ne lui en étoient pas assez connus: pour nous assurer l'un et l'autre si j'avois bien saisi son plan, je le priai de me permettre de le développer dans un mémoire que je lui mettrois sous les yeux; mais je le prévins que, dans les réformes, rien ne me sembloit plus à craindre que l'ambition de tout détruire et de tout innover; que j'avois beaucoup de respect pour les anciennes institutions; que je déférois volontiers aux leçons de l'expérience, et que je regardois les abus, les erreurs, les fautes passées, comme ces mauvaises herbes qui se mêlent au pur froment, mais qu'il faut extirper d'une main légère et prudente pour ne pas nuire à la moisson.

Mon mémoire fut divisé en huit articles principaux: la distribution des écoles et des objets de l'enseignement selon l'utilité commune ou les convenances locales; les établissemens relatifs à l'un et à l'autre de ces objets; la discipline; la méthode; les relations graduelles, et l'exacte correspondance des extrémités à leur centre; la surveillance générale; les moyens d'encouragement; la connoissance et l'emploi des hommes que l'instruction auroit formés.

Dans l'ensemble et dans les rapports de cette vaste composition, j'avois pris pour modèle l'institut des jésuites, où tout étoit soumis à une règle unique, surveillé, maintenu, régi par une autorité centrale, et mis en action par un mobile universel. La plus grande difficulté étoit de substituer au lien d'une société religieuse, et à l'esprit de corps qui l'avoit animée, un motif d'intérêt et un ressort d'émulation qui réduisît la liberté aux termes de l'obéissance: car les moeurs et la discipline à établir dans la classe des maîtres comme dans celle des disciples devoient être la base de cette institution. Il falloit donc que, non seulement dans leur état actuel, mais dans leur perspective et dans leurs espérances, les places y fussent désirables; et, afin que l'exclusion ou le renvoi fût une peine, je demandai que la persévérance et la durée de ces fonctions honorables eussent progressivement des avantages assurés.

Le garde des sceaux approuva mon plan dans toutes ses parties; et, pour ce qui demanderoit des récompenses encourageantes, il m'assura que rien n'y seroit épargné. «Nul professeur homme de mérite ne vieillira dans l'obscurité, me dit-il; nul écolier distingué dans son cours d'études ne demeurera sans emploi. Vous promettez de me faire connoître, des extrémités du royaume, l'élite des talens; moi, je m'engage à les placer. Je vois que nous nous entendons, ajouta-t-il en me serrant la main; nous nous accorderons ensemble; je compte sur vous, Marmontel; comptez sur moi de même, et pour la vie.»

Comme l'abbé Maury m'avoit assuré que le garde des sceaux étoit un homme droit et franc, je n'eus aucune peine à prendre avec lui l'engagement qu'il me proposoit; et, en achevant de développer et de perfectionner mon plan, je crus travailler pour sa gloire.

J'avois formé à la campagne une liaison qui, dans ce travail, me fournit de grandes lumières.

Le cinquième de mes enfans, Louis, venoit de naître, et sa mère étoit sa nourrice. L'aîné des trois qui me restoient, Albert, étoit dans sa neuvième année; Charles avoit quatre ans accomplis, lorsque je pris la résolution de les faire élever chez moi; et, sur la réputation du collège de Sainte-Barbe, ce fut là que je cherchai, pour eux, un précepteur formé aux moeurs et à la discipline de cette maison, renommée tant par la vie laborieuse et frugale qu'on y menoit que par la supériorité des études que l'on faisoit à cet école.

L'excellent jeune homme que j'y avois pris, et que la mort m'a enlevé, Charpentier[26], nous faisoit sans cesse l'éloge de Sainte-Barbe. Car une singularité remarquable de cette maison étoit la tendre affection que conservoient pour elle ceux qui en étoient sortis. Il ne parloit qu'avec enthousiasme des moeurs, de la discipline, des études de Sainte-Barbe. Il ne parloit qu'avec une profonde estime des supérieurs de la maison et des professeurs qu'il y avoit laissés. Ils étoient ses amis; il désiroit que j'en fisse les miens. Je lui permis de me les amener, et la cordialité avec laquelle je les reçus leur rendit ma maison de campagne agréable.

Sainte-Barbe avoit une annexe à Gentilly, village voisin de Grignon. Les supérieurs, les professeurs de l'une et de l'autre maisons, se réunissoient quelquefois pour venir dîner avec moi. Ils s'intéressoient aux études de mes enfans. Les jours où la jeune école de Gentilly avoit des exercices publics, mes enfans y étoient invités, et ils étoient admis à cet examen des études. C'étoit pour eux un bon exemple et un objet d'émulation; mais, pour moi, c'étoit une source d'observations et de lumières: car, dans ce cours facile, régulier et constant des études de Sainte-Barbe, je devois trouver une cause, et cette cause ne pouvoit être qu'une bonne et solide organisation.

C'est de quoi je me fis instruire dans le plus grand détail; et, au moyen de ces conférences, je me croyois en état de mettre la dernière main à mon plan de l'instruction nationale, quand tout à coup, par des mouvemens qui bouleversoient le ministère, M. de Lamoignon en fut écarté, et fut exilé à Bâville.

Bientôt les intérêts de la chose publique et les inquiétudes sur le sort de l'État s'emparèrent de mes esprits; ma vie privée changea de face, et prit une couleur qui, nécessairement, va se répandre sur le reste de mes Mémoires.

LIVRE XII

Je n'écris pas l'histoire de la Révolution. Quæ contentio divina et humana cuncta permiscuit, eoque vecordiæ processit uti studiis civilibus bellum finem faceret (SALLUST., Jug.). Mais, si la vie de l'homme est un voyage, puis-je vous raconter la mienne sans dire à travers quels événemens, et par quels torrens, quels abîmes, quels lieux peuplés de tigres et de serpens, elle a passé? Car c'est ainsi que je me retrace les dix années de nos malheurs, presqu'en doutant si ce n'est pas un violent et funeste songe.

Cette effroyable calamité sera partout décrite en traits de sang: les souvenirs n'en sont que trop ineffaçables; mais elle a eu des causes dont on ne peut assez observer la nature, car il en est des maladies du corps politique comme de celles du corps humain: pour juger avec vraisemblance quel en sera le terme, ou quel en eût été le préservatif, il faut remonter à leur source; et c'est ainsi que des lumières du passé l'on peut éclairer l'avenir.

Quoique depuis longtemps la situation des affaires publiques et la fermentation des esprits dans tous les ordres de l'État parussent le menacer d'une crise prochaine, il est vrai cependant qu'elle n'est arrivée que par l'imprudence de ceux qui se sont obstinés à la croire impossible.

La nation, constamment fidèle à ses lois, à ses rois, à son ancienne constitution, contente, par instinct, de la portion de liberté, de propriété, de prospérité, de gloire et de puissance dont elle jouissoit, ne se lassoit point d'espérer dans les vices et les erreurs de l'ancienne administration quelque amendement salutaire.

Cette espérance avoit surtout repris courage à l'avènement de Louis XVI à la couronne; et, en effet, dès lors, si la volonté d'un jeune roi plein de droiture et de candeur eût été secondée comme elle devoit l'être, tout étoit réparé sans aucune convulsion.

Louis XVI, élevé au trône à l'âge de vingt ans, y apportoit un sentiment bien précieux lorsqu'il est modéré, bien dangereux quand il est excessif, la défiance de soi-même. Le vice de son éducation avoit été tout le contraire de celui qu'on reproche à l'éducation des princes: on l'avoit trop intimidé; et, tant qu'avoit vécu son aîné, le duc de Bourgogne, on lui avoit trop fait sentir, du côté de l'intelligence, la supériorité qu'avoit sur lui ce prince réellement prématuré.

La situation du Dauphin étoit donc l'inquiétude et la perplexité d'une âme qui pressent sa destinée et ses devoirs, et qui n'ose espérer de pouvoir les remplir, lorsqu'il se vit tout à coup chargé du gouvernement d'un empire. Son premier sentiment fut la frayeur de se trouver roi à vingt ans; son premier mouvement fut de chercher un homme assez sage et assez habile pour l'éclairer et le conduire. De tels hommes sont toujours rares; et pour un choix peut-être alors plus difficile que jamais, ce fut de sa famille que le jeune roi prit conseil. Rien de plus important, et pour l'État et pour lui-même, que l'avis qui résulteroit de cette délibération. Il s'agissoit de commencer son éducation politique, de diriger ses vues, de former son esprit; et en lui la nature avoit tout disposé pour recevoir les impressions du bien. Un sens droit, une raison saine, une âme neuve, ingénue et sensible, aucun vice, aucune passion, le mépris du luxe et du faste, la haine du mensonge et de la flatterie, la soif de la justice et de la vérité, et, avec un peu de rudesse et de brusquerie dans le caractère, ce fonds de rectitude et de bonté morale qui est la base de la vertu; en un mot, un roi de vingt ans, détaché de lui-même, disposé à vouloir tout ce qui seroit bon et juste; et, autour de lui, un royaume à régénérer dans toutes ses parties, les plus grands biens à faire, les plus grands maux à réparer; c'est là ce qui attendoit l'homme de confiance que Louis XVI auroit choisi pour guide. Il prit le comte de Maurepas (mai 1774).

Après trente ans de ministère, un long exil, et un plus long temps de disgrâce sous le feu roi pour une faute assez légère, et dont la famille royale ne lui avoit jamais su mauvais gré, Maurepas avoit acquis dans sa retraite la considération que donnent la vieillesse et un malheur peu mérité, soutenu avec bienséance. Son ancien ministère n'avoit été marqué que par le dépérissement de la marine militaire; mais, comme la timide politique du cardinal de Fleury avoit frappé de paralysie cette partie de nos forces, la négligence de Maurepas avoit pu être commandée; et, dans une place fictive, dispensé d'être homme d'État, il n'avoit eu à déployer que ses qualités naturelles, les agrémens d'un homme du monde et les talens d'un homme de cour.

Superficiel et incapable d'une application sérieuse et profonde, mais doué d'une facilité de perception et d'intelligence qui démêloit dans un instant le noeud le plus compliqué d'une affaire, il suppléoit dans les conseils par l'habitude et la dextérité à ce qui lui manquoit d'étude et de méditation. Aussi accueillant, aussi doux que son père étoit dur et brusque; un esprit souple, insinuant, flexible, fertile en ruses pour l'attaque, en adresses pour la défense, en faux-fuyans pour éluder, en détours pour donner le change, en bons mots pour déconcerter le sérieux par la plaisanterie, en expédiens pour se tirer d'un pas difficile et glissant; un oeil de lynx pour saisir le foible ou le ridicule des hommes; un art imperceptible pour les attirer dans le piège, ou les amener à son but; un art plus redoutable encore de se jouer de tout, et du mérite même, quand il vouloit le dépriser; enfin l'art d'égayer, de simplifier le travail du cabinet, faisoit de Maurepas le plus séduisant des ministres; et, s'il n'avoit fallu qu'instruire un jeune roi à manier légèrement et adroitement les affaires, à se jouer des hommes et des choses, et à se faire un amusement du devoir de régner, Maurepas eût été, sans aucune comparaison, l'homme qu'on auroit dû choisir. Peut-être avoit-on espéré que l'âge et le malheur auroient donné à son caractère plus de solidité, de consistance et d'énergie; mais, naturellement foible, indolent, personnel; aimant ses aises et son repos; voulant que sa vieillesse fût honorée, mais tranquille; évitant tout ce qui pouvoit attrister ses soupers ou inquiéter son sommeil; croyant à peine aux vertus pénibles, et regardant le pur amour du bien public comme une duperie ou comme une jactance; peu jaloux de donner de l'éclat à son ministère, et faisant consister l'art du gouvernement à tout mener sans bruit, en consultant toujours les considérations plutôt que les principes, Maurepas fut dans sa vieillesse ce qu'il avoit été dans ses jeunes années, un homme aimable, occupé de lui-même, et un ministre courtisan.

Une attention vigilante à conserver son ascendant sur l'esprit du roi et sa prédominance dans les conseils le rendoient aisément jaloux des choix même qu'il avoit faits, et cette inquiétude étoit la seule passion qui dans son âme eût de l'activité. Du reste, aucun ressort, aucune vigueur de courage, ni pour le bien ni pour le mal, de la foiblesse sans bonté, de la malice sans noirceur, des ressentimens sans colère, l'insouciance d'un avenir qui ne devoit pas être le sien; peut-être assez sincèrement la volonté du bien public, lorsqu'il pouvoit le procurer sans risque pour lui-même; mais cette volonté aussitôt refroidie, dès qu'il y voyoit compromis ou son crédit ou son repos: tel fut jusqu'à la fin le vieillard qu'on avoit donné pour guide et pour conseil au jeune roi.

Comme il lui fut aisé de voir que le fond du caractère de ce prince étoit la franchise et la bonté, il s'étudia d'abord à lui paroître bon et simple. Le roi ne lui déguisoit pas cette excessive timidité que les premières impressions de l'enfance lui avoient laissée. Il sentit donc que le plus sûr moyen de captiver sa bienveillance étoit de lui rendre faciles ces devoirs qui l'épouvantoient. Il employa le talent qu'il avoit de simplifier les affaires à lui en alléger le fardeau; mais, soit qu'il regardât les maux invétérés comme n'ayant plus de remède, soit que son indolence et sa légèreté ne lui eussent pas permis de les approfondir, soit qu'il les négligeât comme des maladies provenant d'un excès de force et de santé, ou comme des vices de complexion inhérens au corps politique, il dispensa le jeune roi de s'en fatiguer la pensée, l'assurant que tout iroit bien, pourvu que tout fût sagement et modérément dirigé.

L'excuse du cardinal de Fleury dans ses inquiétudes pusillanimes étoit qu'un édifice qui avoit duré plus de treize cents ans devoit pencher vers sa ruine, et qu'il falloit, en l'étayant, craindre de l'ébranler; le prétexte de Maurepas, dans son indolente sécurité, étoit, au contraire, qu'un royaume aussi vigoureusement constitué n'avoit besoin, pour se rétablir, que de ses forces naturelles, et qu'il falloit le laisser subsister avec ses vices et ses abus.

Mais le mauvais état des finances n'est pas un mal qui se laisse longtemps pallier et dissimuler; la détresse et le discrédit accusent bientôt le ministre qui le cache et qui le néglige, et, tant qu'on n'en a pas trouvé le vrai remède, il empire au lieu de guérir.

On avoit donné à Louis XV l'abbé Terray pour un ministre habile. Vingt ans d'exercice au Palais, au milieu d'une foule de plaideurs mécontens, l'avoient endurci à la plainte; il ne l'étoit guère moins au blâme, et il se croyoit obligé par état d'être en butte à la haine publique. Maurepas l'éloigna, et mit à sa place Turgot, également recommandé par ses lumières et ses vertus.

Celui-ci sentoit vivement que la réduction des dépenses, l'économie des revenus et des frais de perception, l'abolition des privilèges onéreux au commerce et à l'agriculture, et une plus égale distribution de l'impôt sur toutes les classes, étoient les vrais remèdes qu'il falloit appliquer à la grande plaie de l'État, et il le persuadoit sans peine à un roi qui ne respiroit que la justice et l'amour de ses peuples; mais bientôt Maurepas, voyant que cette estime et cette confiance du jeune roi pour son nouveau ministre alloient trop loin, fut jaloux de son propre ouvrage, et s'empressa de le briser.

Dans un pays où tant de monde vivoit d'abus et de désordres, un homme qui portoit la règle et l'épargne dans les finances, un homme inflexible au crédit, incorruptible à la faveur, devoit avoir autant d'ennemis qu'il faisoit de mécontens et qu'il en alloit faire encore. Turgot avoit trop de fierté et de candeur dans le caractère pour s'abaisser aux manèges de cour: on lui trouva de la roideur, on lui attribua des maladresses; et le ridicule, qui, parmi nous, dégrade tout, l'ayant une fois attaqué, Maurepas se sentit à son aise pour le détruire. Il commença par écouter, par encourager d'un sourire la malice des courtisans. Bientôt lui-même il avoua que, dans les vues de Turgot, il entroit plus de l'esprit de système que du solide esprit d'administration; que l'opinion publique s'étoit méprise sur l'habileté de ce prétendu sage; qu'il n'avoit dans la tête que des spéculations et des rêves philosophiques, nulle pratique des affaires, nulle connoissance des hommes, nulle capacité pour le maniement des finances, nulles ressources pour subvenir aux besoins pressans de l'État; un système de perfection qui n'étoit pas de ce monde et n'existoit que dans les livres; une recherche minutieuse de ce mieux idéal auquel on n'arrive jamais; et, au lieu des moyens de pourvoir au présent, des projets vagues et fantastiques pour un avenir éloigné; beaucoup d'idées, mais confuses; un grand savoir, mais étranger à l'objet de son ministère; l'orgueil de Lucifer, et, dans sa présomption, le plus inflexible entêtement.

Ces confidences du vieillard, divulguées de bouche en bouche pour les faire arriver à l'oreille du roi, avoient d'autant plus de succès qu'elles n'étoient pas absolument dénuées de vraisemblance. Turgot avoit autour de lui des hommes studieux, qui, s'étant adonnés à la science économique, formoient comme une secte, estimable sans doute quant à l'objet de ses travaux, mais dont le langage emphatique, le ton sentencieux, quelquefois les chimères enveloppées d'un style obscur et bizarrement figuré, donnoient prise à la raillerie. Turgot les accueilloit et leur témoignoit une estime dont ils faisoient eux-mêmes trop de bruit en l'exagérant. Il ne fut donc pas difficile à ses ennemis de le faire passer pour le chef de la secte, et le ridicule attaché au nom d'économistes rejaillissoit sur lui.

D'ailleurs il étoit assez vrai que, fier de la droiture de ses intentions, Turgot ne se piquoit ni de dextérité dans le maniement des affaires, ni de souplesse et de liant dans ses relations à la cour. Son accueil étoit doux et poli, mais froid. On étoit sûr de le trouver juste, mais inflexible dans ses principes; et le crédit et la faveur ne s'accommodoient pas de la tranquillité inébranlable de ses refus.

Quoiqu'en deux ans, par le moyen des réductions et des économies, il eût considérablement diminué la masse des anticipations dont le Trésor étoit chargé, on trouvoit encore qu'il traitoit en maladie chronique l'épuisement et la ruine des finances et du crédit. La sagesse de son régime, ses moyens d'amélioration, les encouragemens et les soulagemens qu'il donnoit à l'agriculture, la liberté rendue au commerce et à l'industrie, ne promettoient que des succès lents et que des ressources tardives, lorsqu'il y avoit des besoins urgens auxquels il falloit subvenir.

Son système de liberté pour toute espèce de commerce n'admettoit dans son étendue ni restriction ni limites; et, à l'égard de l'aliment de première nécessité, quand même cette liberté absolue n'auroit eu que des périls momentanés, le risque de laisser tarir pour tout un peuple les sources de la vie n'étoit point un hasard à courir sans inquiétude. L'obstination de Turgot à écarter du commerce des grains toute espèce de surveillance ressembloit trop à de l'entêtement. Ce fut par là que son crédit sur l'esprit du roi reçut une atteinte mortelle.

Dans une émeute populaire qu'excita la cherté du pain en 1775, le roi, qui avoit pour lui encore cette estime dont Maurepas étoit jaloux, lui donna toute confiance, et lui laissa tout pouvoir d'agir. Turgot n'eut pas la politique de demander que Maurepas fût appelé à ce conseil secret où le roi se livrait à lui, et, de plus, il eut l'imprudence de s'engager hautement à prouver que l'émeute étoit commandée. Le Noir, lieutenant de police, fut renvoyé sur le soupçon d'avoir été d'intelligence avec les auteurs du complot. Il est certain que le pillage des boutiques de boulangers avoit été libre et tranquille. L'émeute avoit aussi une marche préméditée qui sembloit accuser un plan; et, quant au personnage à qui Turgot l'attribuoit, je n'oserois pas dire que ce fût sans raison. Dissipateur nécessiteux, le prince de Conti, plein du vieil esprit de la Fronde, ne remuoit au Parlement que pour être craint à la cour; et, accoutumé dans ses demandes à des complaisances timides, un respect aussi ferme que celui de Turgot devoit lui paraître offensant. Il étoit donc possible que, par un mouvement du peuple de la ville et de la campagne, il eût voulu semer le bruit de la disette, en répandre l'alarme, et ruiner dans l'esprit du roi le ministre importun dont il n'attendoit rien. Mais, qu'il y eût plus ou moins d'apparence dans cette cause de l'émeute, Turgot n'en put donner la preuve qu'il avoit promise; ce faux pas décida sa chute.

Maurepas fit entendre au roi que cette invention d'un complot chimérique n'étoit que la mauvaise excuse d'un homme vain, qui ne vouloit ni convenir ni revenir de son erreur; et que, dans une place qui demandoit toutes les précautions de l'esprit de calcul et toute la souplesse de l'esprit de conduite, une tête systématique, entière et obstinée dans ses opinions, n'étoit pas ce qu'il lui falloit.

Turgot fut renvoyé (mai 1776), et les finances furent livrées à Clugny, lequel parut n'être venu que pour y faire le dégât avec ses compagnons et ses filles de joie, et qui mourut dans le ministère, après quatre ou cinq mois d'un pillage impudent, dont le roi seul ne savoit rien. Taboureau prit sa place, et, en honnête homme qu'il étoit, il s'avoua bientôt incapable de la remplir. On lui avoit donné pour second, sous le titre de directeur du Trésor royal, un homme dont lui-même il reconnut la supériorité. Sa modestie honora sa retraite. Et, en qualité de directeur général des finances, Necker lui succéda.

Ce Genevois, qui depuis a été le jouet de l'opinion, et si diversement célèbre, étoit alors l'un des banquiers les plus renommés de l'Europe. Il jouissoit dans son état de la confiance publique et d'un crédit très étendu. Du côté des talens, il avoit fait ses preuves, et, sur des objets analogues au Ministère des finances, ses écrits avoient annoncé un esprit sage et réfléchi; mais, pour lui, un autre mérite auprès de Maurepas étoit la haine de Turgot. Voici la cause de cette haine.

Turgot, pour le commerce, l'industrie et l'agriculture, ne pouvoit souffrir le régime réglementaire de Colbert; il regardoit comme un droit inhérent à la propriété une liberté sans réserve de disposer, chacun à son gré, de son bien et de ses talens; il vouloit qu'on laissât l'intérêt personnel se consulter lui-même et se conduire, persuadé qu'il se conduirait bien, et que de l'action réciproque des intérêts particuliers résulterait le bien général. Necker, plus timide, pensoit que l'intérêt, dans presque tous les hommes, avoit besoin d'être conduit et modéré; qu'en attendant qu'il eût reçu les leçons de l'expérience, il seroit bon d'y suppléer par la sagesse des règlemens; que ce n'étoit point à la cupidité privée qu'il falloit confier le soin du bien public; que, si, pour la tranquillité et pour la sûreté d'une nation entière, la liberté civile, la liberté morale, devoient être restreintes et soumises à des lois, il étoit juste aussi que la liberté du commerce pût être modérée, et même suspendue, toutes les fois surtout qu'il y alloit du salut commun; que la propriété des biens de première nécessité n'étoit pas assez absolument individuelle pour donner à une partie de la nation le droit de laisser périr l'autre, et qu'autant il seroit injuste de tenir ces biens à vil prix, autant il le seroit de les laisser monter à une valeur excessive; qu'enfin, laisser le riche avare dicter au pauvre avec trop d'empire la dure loi de la nécessité, ce seroit mettre la multitude à la merci du petit nombre, et qu'il étoit de la sagesse et du devoir de l'administration de tenir entre eux la balance.

«L'avarice, disoit Turgot, ne sera point à craindre où régnera la liberté, et le moyen d'assurer l'abondance, c'est de laisser aux objets de commerce une pleine circulation. Le blé sera cher quelquefois; mais la main-d'oeuvre sera chère, et tout sera mis au niveau.»

«Quand le prix du blé montera progressivement, disoit Necker, sans doute il réglera le prix de l'industrie et de tous les salaires, et personne n'en souffrira; mais, quand le blé s'élèvera subitement à une valeur excessive, le peuple aura longtemps à souffrir avant que tout soit de niveau.»

Dans ce système de surveillance et de liberté modérée, Necker avoit fait l'éloge de Colbert, et cet éloge avoit eu du succès. C'étoit un double crime que Turgot ne pardonnoit pas. Ce zélateur de la liberté, du commerce et de l'industrie se croyoit infaillible dans son opinion, et, lui attribuant toujours le caractère de l'évidence, il regardoit celui qui ne s'y rendoit pas comme étant de mauvaise foi[27].

Jusque-là cependant les principes de Necker ne s'étoient point développés; mais, lorsque Turgot donna sa loi en faveur de la libre exportation des grains, non seulement de province à province, mais au dehors et dans tous les temps, Necker se permit de lui dire qu'il y voyoit quelque danger, et qu'il auroit à lui communiquer, sur cette branche de commerce, des observations qui peut-être méritoient son attention. Ces mots réveillèrent l'antipathie de Turgot pour le système des lois prohibitives. Il répondit que, sur cet objet, son opinion étoit invariable, mais qu'au surplus chacun étoit le maître d'en dire sa pensée et de la publier.

Necker lui répondit que ce n'avoit pas été son intention, mais que, puisqu'il lui en laissoit la liberté, peut-être en feroit-il usage. À quelque temps de là parut son livre sur les lois relatives au commerce des grains; et, au moment de la nouveauté de ce livre, survint l'émeute dont je viens de parler. Turgot ne douta point que l'un n'eût contribué à l'autre, quoiqu'il sût bien que le peuple qui pille les boutiques de boulangers n'en prend pas conseil dans les livres.

Les amis de Turgot, plus animés que lui, auroient voulu qu'il se vengeât de Necker en le renvoyant à Genève; il le pouvoit, car il avoit encore toute la confiance du roi. Sa droiture et son équité le sauvèrent de cette honte; mais il a conservé jusqu'au tombeau sa haine contre un homme dont le seul tort avoit été d'avoir accepté son défi et combattu son opinion.

Du moment que Necker eut en main l'administration des finances, son premier soin et son premier, travail furent d'en débrouiller le chaos. Clugny y avoit laissé un déficit annuel de vingt-quatre millions[28]; et, dans ce temps-là, ce vide paroissoit énorme; il falloit le remplir. Necker en sut trouver les moyens. Ces moyens étoient, d'un côté, de simplifier la perception des revenus publics, et d'en nettoyer les canaux; de l'autre, de voir quels étoient les faux-fuyans de la dépense, et d'en réformer les abus.

Le roi, pour être aussi économe que son ministre, n'avoit qu'à se défendre d'une trop facile bonté. Ce fut donc pour le préserver des séductions journalières que Necker obtint de lui de suspendre et de différer, jusqu'à la fin de chaque année, la décision des grâces qu'il auroit à répandre, afin d'en voir la somme entière avant de la distribuer.

Ainsi Necker alloit s'assurer, par de simples économies, un superflu qui l'eût mis en état de soulager le Trésor public, lorsque le signal de la guerre l'avertit qu'il auroit besoin de ressources plus abondantes, tant pour former incessamment une marine respectable que pour l'armer et la pourvoir. Ces dépenses urgentes devoient monter, par an, à cent cinquante millions. Le crédit seul pouvoit y faire face, et le crédit étoit perdu: les infidélités de l'administration l'avoient ruiné pendant la paix; il falloit ou le rétablir, ou succomber, car l'impôt même le plus onéreux ne peut suffire aux frais d'une guerre dispendieuse; et l'Angleterre, notre ennemie, trouvoit alors à emprunter jusqu'à deux et trois cents millions à un intérêt modéré. On a depuis fait un reproche à Necker de ses emprunts; il falloit l'adresser, ce reproche, à la guerre, qui les rendoit indispensables, et qui, elle-même, ne l'étoit pas.

L'art de Necker, pour relever et pour soutenir le crédit, fut d'éclairer la confiance, en faisant voir dans les réserves que lui assuroit l'économie une base solide et un gage assuré des emprunts qu'il alloit ouvrir. Le même plan qu'il s'étoit tracé pour les épargnes de la paix lui servit à se procurer les fonds que demandoit la guerre. On savoit qu'il avoit sans cesse sous les yeux des tableaux complets et précis de la situation des finances, et, pour ainsi dire, la balance à la main dans toutes ses opérations, pour n'excéder jamais, dans ses engagemens, ses facultés et ses ressources. Ce fut avec cet esprit d'ordre qu'ayant trouvé le crédit détruit après quinze ans de paix, il sut le rétablir au milieu d'une guerre qui exigeoit les plus grands efforts, et que, malgré le déficit de 1776, malgré les dépenses de cette guerre, et quatre cent douze millions d'emprunts faits pour la soutenir, il fut en état d'annoncer au roi, en 1781, dans le compte qu'il lui rendit, que les revenus ordinaires excédaient alors de dix millions deux cent mille livres la dépense ordinaire et annuelle de l'État. C'étoit avertir les Anglois que, sans aucun nouvel impôt, et même sans aucune nouvelle économie, la France alloit avoir des fonds pour deux campagnes: car dix millions de revenus libres suffisoient pour avoir deux cents millions d'emprunts, résultat bien capable de hâter une bonne paix. Necker n'en fut pas moins taxé de vanité pour avoir publié ce compte.

Dans un ministre habile, cette manière ouverte d'exposer ses opérations et la situation des affaires a sans doute ses avantages, et le succès en est infaillible chez une nation réfléchie et capable d'application; mais, pour une nation légère, qui, sur parole et sans examen, juge les hommes et les choses, cette méthode a ses périls; et Necker dut bien les prévoir. Il n'y a de sûreté à prendre un tel public pour juge que lorsque les objets que l'on met sous ses yeux sont d'une évidence palpable: or, pour la multitude, les états de finance n'auront jamais cette clarté. Personne, dans le monde, ne veut pâlir sur des calculs. Il est donc bien facile de troubler l'opinion sur l'exactitude d'un compte; et, dès que le doute s'élève, c'est un nuage que la malignité ne manque jamais de grossir. Necker, en faisant une chose exemplaire pour les ministres à venir, satisfaisante pour le roi, imposante pour l'Angleterre, encourageante pour la nation, rassurante pour le crédit, en fit donc une très hardie, très périlleuse pour lui-même.

Je l'ai vu, dans le temps, muni de pièces justificatives; tous les articles de son compte en étoient appuyés; l'estime publique sembloit même le dispenser de les produire, et le premier élan de l'opinion fut pour lui, et tout à sa gloire.

Mais, aussitôt qu'il se trouva un homme assez audacieux pour l'attaquer, cet agresseur fut accueilli par l'envie et la malveillance avec une pleine faveur. Dans un mémoire il accusoit Necker d'infidélité dans son compte, et ce mémoire passoit de main en main, d'autant plus recherché qu'il étoit manuscrit[29]. Un ministre économe ne manque jamais d'ennemis: Necker en avoit en foule, et il en avoit de puissans. Maurepas, sans se déclarer, les rallioit autour de lui; et c'est ici l'un des exemples des misérables intérêts d'amour-propre auxquels tient si souvent le destin des États.

Maurepas étoit président du conseil des finances, et, dans un compte où Necker exposoit la situation des finances d'une manière si honorable pour lui-même, Maurepas n'étoit pas nommé. Ce fut aux yeux du vieux ministre une réticence injurieuse: il la dissimula, mais il ne la pardonna point.

Un autre grief fut la disgrâce d'un ministre, créature de Maurepas, ou plutôt de sa femme, et que Necker fit renvoyer. Maurepas, qui n'avoit jamais eu d'excuse pour se laisser dominer par les femmes, étoit pourtant subjugué par la sienne. Cette complaisance assidue, qui est l'adulation de tous les momens, et qui, surtout pour la vieillesse et dans l'adversité, a tant de douceur et d'empire, l'avoit soumis et captivé comme auroit fait l'amour. Il s'étoit fait une habitude d'aimer ou de haïr tout ce qu'aimoit ou haïssoit la compagne de sa disgrâce; et Sartine étoit l'un des hommes qu'affectionnoit le plus la comtesse de Maurepas.

Sartine, ci-devant lieutenant de police, possédoit en circonspection, en discrétion, en souplesse, tous les menus talens de la médiocrité; mais du détail obscur de la police de Paris au ministère de la marine, au milieu des hasards d'une guerre de mer, la distance étoit effrayante: jamais Sartine n'avoit acquis la plus légère des connoissances qu'exigeoit cette grande place; et, s'il y avoit un homme à opposer à l'amirauté d'Angleterre, au fort de cette guerre qui embrasoit les deux mondes, assurément ce n'étoit pas lui. Le mauvais succès des opérations répondit à la profonde incapacité de celui qui les dirigeoit: nul plan, nul accord, nul ensemble; des dépenses énormes, des revers désastreux; autant de flottes sorties de nos ports, autant de proies pour l'ennemi; le commerce et les colonies à l'abandon, les convois enlevés, les escadres détruites; et, sans compter la perte irréparable de nos matelots et la ruine de nos chantiers, plus de cent millions de dépenses extraordinaires jetés tous les ans dans la mer, pour nous en voir honteusement chassés, malgré tout le courage et tout le dévouement de notre marine guerrière: tels étoient les droits de Sartine pour être soutenu et protégé par Maurepas.

Necker, qui gémissoit de voir le déplorable usage qu'on faisoit de tant de trésors, et à quelles mains la fortune et la gloire d'une grande nation étoient abandonnées, n'en redoubloit pas moins d'efforts pour subvenir aux besoins de la guerre et pour en soutenir le poids. Il étoit convenu avec Sartine qu'au delà des fonds que le Trésor royal lui faisoit tous les ans, celui-ci, dans les cas pressans, pourroit user du crédit personnel du trésorier de la marine jusqu'à la concurrence de cinq à six millions; et il comptoit sur son exactitude à se tenir dans ces limites, lorsqu'il apprit du trésorier lui-même que, par obéissance pour son ministre, il avoit porté la somme de ses avances et de ses billets sur la place à vingt-quatre millions payables dans trois mois. Ce fut comme un coup de massue pour le directeur des finances: car, n'ayant pris aucune mesure pour faire face à un engagement qu'on lui avoit dissimulé, il alloit arriver au terme sans savoir comment le remplir. Il y pourvut; mais, soit qu'il y eût de la part de Sartine de la mauvaise volonté, ou seulement de l'imprudence, Necker ne vit plus pour lui-même de sûreté à travailler avec un tel homme; il s'en plaignit au roi, et lui demanda décidément ou sa retraite, ou celle de Sartine.

Maurepas étoit à Paris, retenu par la goutte. Le roi, avant de prendre une résolution, lui écrivit pour le consulter. «Lorsqu'il reçut la lettre du roi, m'a dit le duc de Nivernois, nous étions auprès de son lit, sa femme et moi. Il nous la lut. L'alternative fut longtemps débattue; mais enfin, se décidant lui-même: «Il faut, nous dit-il, sacrifier Sartine; nous ne pouvons nous passer de Necker.»

Le roi, en renvoyant Sartine, consulta Necker sur le choix du successeur qu'il devoit lui donner, et Necker lui indiqua le maréchal de Castries. L'on sait combien les événemens et la conduite de la guerre firent applaudir un tel choix. Le vieux ministre n'en fut que plus jaloux; et son cabinet fut dès lors comme un centre d'activité pour la cabale ennemie de Necker. Elle croyoit avoir aussi une protection dans les princes frères du roi.

Quelque réservée que fût à leur égard la conduite de Necker, on avoit cru s'apercevoir qu'elle leur sembloit trop rigide; mais, ce qui étoit bien plus vrai, cette rigidité déplaisoit à leur cour, et, les échanges, les cessions, les ventes, toutes les affaires que les gens en crédit avoient coutume de négocier avec le roi, ayant à redouter, dans ce directeur des finances, un examinateur clairvoyant et sévère, il leur tardoit à tous d'en être délivrés.

Plus de pièges tendus à la facilité du roi, plus de faveurs surprises, plus de grâces légèrement et furtivement échappées; surtout plus de moyens de cacher, comme dans les recoins du portefeuille des ministres, les articles secrets d'un bail, d'un marché ou d'un privilège, et dans tous les réduits obscurs du labyrinthe des finances les bénéfices clandestins que l'on se seroit procurés. L'homme qui coupoit la racine à tant d'abus ne pouvoit manquer d'être haï. Le mémoire qui l'accusoit d'en avoir imposé au roi fut donc vivement appuyé.

Malheur à moi si je faisois tomber sur les princes frères du roi le plus léger soupçon d'avoir voulu favoriser la calomnie! mais le mensonge savoit prendre à leurs yeux les couleurs de la vérité, comme les plus vils intérêts avoient pris les couleurs du zèle.

Bourboulon, l'auteur du mémoire, trésorier du comte d'Artois, s'étoit rendu agréable à ce prince. Fier de sa protection, il alloit donc tête levée, et, s'avouant l'accusateur de Necker, il le défioit de lui répondre. Tant d'assurance avoit un air de vérité, et en imposoit au public. Bien des gens avoient peine à croire que Necker eût tout à coup changé si merveilleusement la situation des finances; et, sans lui faire un crime du compte spécieux qu'il en avoit rendu, ils pensoient que ce compte avoit été fait avec art pour entretenir le crédit, annoncer des moyens de soutenir la guerre et nous faciliter la paix. Maurepas accueilloit cette opinion d'un air d'intelligence, et sembloit applaudir à la pénétration de ceux qui devinoient si bien.

Mais Necker ne crut pas devoir s'accommoder d'une semblable apologie, et, incapable de composer avec l'opinion sur l'article de son honneur, il demanda au roi qu'il lui permît de mettre sous ses yeux, en présence de ses ministres, le mémoire de Bourboulon, et d'y répondre article par article. Le roi y consentit, et Maurepas, Miroménil, Vergennes, trois ennemis de Necker, assistèrent à ce travail. Le mémoire y fut lu et démenti, d'un bout à l'autre, par des pièces qui constatoient la situation des finances, et dont le compte rendu au roi n'étoit qu'un développement.

À ces preuves incontestables les trois ministres n'eurent pas l'ombre d'un doute à opposer; mais, lorsque le roi demanda en confidence à Maurepas ce qu'il pensoit de ces calculs et de ce compte de finance: «Je le trouve, Sire, aussi plein de vérité que de modestie», répondit le vieux courtisan.

Après cet examen, il falloit que la fausseté de l'accusation fût punie, ou que Necker fût soupçonné de s'en être mal défendu. Il avoit méprisé les libelles injurieux qui n'attaquoient que sa personne; mais devoit-il négliger de même celui qui décrioit son administration? Plus le roi étoit juste et reconnu pour l'être, plus on devoit croire impossible que Bourboulon fût encore souffert dans la maison des princes, s'il étoit convaincu de mensonge et de calomnie. Or, après cette conviction, il restoit dans sa place, et se montroit partout, même au souper du roi.

Dans cette conjoncture, sur laquelle j'insiste, à cause des suites funestes que la résolution de Necker alloit avoir, il avoit trois partis à prendre: l'un de se fier davantage à sa propre réputation, de tout dissimuler, et de tout endurer jusqu'à la mort de Maurepas, qui n'étoit pas bien éloignée; l'autre de se défendre tout simplement en faisant imprimer sur deux colonnes le mémoire de Bourboulon et les pièces qui démentoient ce mémoire calomnieux; l'autre de demander au roi que son accusateur, convaincu de calomnie, en fût puni. Le premier eût été l'avis des esprits les plus sages. «Que n'a-t-il attendu? (me dit le duc de Nivernois lui-même, après la mort de Maurepas) six mois de patience nous l'auroient conservé»; et la paix fût venue, et les finances, rétablies par un bon économe sous le meilleur des rois, nous auroient fait longtemps jouir de son règne et de ses vertus. Le second eût été encore un parti raisonnable, car, le public ayant les pièces sous les yeux, la vérité eût été manifeste et le détracteur confondu. Mais de prétendus amis de Necker ne pensèrent pas qu'il fût digne de lui d'entrer en lice avec un pareil agresseur. Il falloit, selon moi, le mépriser ou le combattre. Il demanda qu'il fût puni. Il est vrai qu'il étoit tous les jours menacé de libelles encore plus atroces et plus infâmes; et, si on ne faisoit pas un exemple de Bourboulon, il étoit impossible que Necker, abandonné par la haine du vieux ministre à l'insolence et à la rage d'une cabale autorisée, ne perdît pas au moins une partie de cette considération qui étoit l'âme de son crédit. Ce fut au nom de ce crédit, de cette opinion puissante, sans laquelle il ne pouvoit rien, qu'il demanda, pour toute peine, que son détracteur fût chassé de la maison du comte d'Artois. La réponse de Maurepas fut qu'il demandoit l'impossible. «C'est donc, insista Necker, au roi lui-même à rendre témoignage à la vérité par quelque marque de la confiance dont il m'honore», et ce qu'il demanda fut l'entrée au Conseil d'État. Je dois dire qu'il regardoit comme un grand mal que dans ce conseil, où se délibéroit ce qui dépend le plus de la situation des finances, l'administrateur des finances ne fût pas admis de plein droit; et il avoit raison d'y croire sa présence au moins très utile. Mais Maurepas ne vit ou feignit de ne voir dans une demande si juste qu'une vanité déplacée. «Qui? vous, lui dit-il, au Conseil? Et vous n'allez point à la messe.—Monsieur le comte, répondit Necker, cette raison n'est bonne ni pour vous ni pour moi. Sully n'alloit pas à la messe, et Sully entroit au conseil.» Maurepas, dans cette réponse, ne saisit que le ridicule de se comparer à Sully; et, au lieu de l'entrée au Conseil, il lui offrit de demander pour lui les entrées du cabinet. Necker ne dissimula point qu'il regardoit cette offre comme une dérision, et il demanda sa retraite.

C'étoit là ce qu'on attendoit avec une vive impatience dans le salon de Maurepas; et la marquise de Flamarens, sa nièce, ne me l'a pas dissimulé. Mais lui, feignant de ne pas consentir à ce qu'il désiroit le plus, refusa de présenter au roi la démission de Necker, et finit par lui dire que c'étoit à la reine qu'il falloit la remettre, s'il étoit résolu décidément à la donner.

La reine, qui l'écoutoit favorablement et qui lui marquoit de l'estime, sentit la perte que le roi alloit faire, et, voyant que Necker persistoit dans sa résolution, elle exigea qu'il prît au moins vingt-quatre heures pour y réfléchir mûrement.

Necker, en se consultant lui-même, se retraça le bien qu'il avoit fait, pensa au bien qu'il auroit fait encore, sentit d'avance l'amertume des regrets qu'il auroit après y avoir renoncé; et, ne pouvant se persuader qu'un vieillard au bord de la tombe voulût être envers lui obstinément injuste, il se détermina à le voir encore une fois.

«Monsieur, lui dit-il, si le roi veut bien me témoigner qu'il est content de mes services, il peut m'en donner une marque qui ne sera pour moi qu'un moyen de le mieux servir: c'est la direction des marchés de la guerre et de la marine.—Ce que vous demandez, dit Maurepas, offenseroit les deux ministres.—Je ne le crois pas, reprit Necker; mais, au surplus, tant pis pour le ministre qui, dans l'examen des dépenses qu'il lui est impossible d'apprécier lui-même, m'envieroit un travail qu'il abandonne à ses commis.» Le dernier mot de l'un fut que cela n'étoit pas proposable; la dernière résolution de l'autre fut d'aller supplier la reine de faire agréer sa démission. La reine la reçut et le roi l'accepta. Voilà de quelle source ont dérivé tous nos malheurs. Nous allons les voir se grossir et se déborder par torrens, jusqu'à nous entraîner dans la plus profonde ruine.

On peut trouver peu vraisemblable la facilité qu'eut le roi à se priver d'un homme habile et qui l'avoit si bien servi; mais ce bien étoit altéré par des insinuations adroites et perfides. Necker lui étoit peint comme un homme rempli d'orgueil, et d'un orgueil inexorable. On avoit, disoit-on, voulu lui faire entendre qu'en supposant dans le mémoire de Bourboulon des erreurs de calculs, ces erreurs n'étoient pas des crimes; qu'il n'y avoit pas lieu d'exiger qu'un prince, qu'un frère du roi, déshonorât un homme à lui, en le chassant pour avoir déplu à un ministre des finances; mais rien n'avoit pu l'apaiser. On lui avoit offert de demander pour lui et d'obtenir de Sa Majesté une faveur dont s'honoroit la plus haute noblesse, les entrées du cabinet; mais il les avoit dédaignées. Comme il se croyoit nécessaire, il prétendoit faire la loi; il se comparoit à Sully, et ne demandoit rien de moins qu'à dominer dans les conseils, à surveiller tous les ministres, en un mot, à s'asseoir sur le trône à côté du roi.

Le désintéressement avec lequel Necker avoit voulu servir l'État contribuoit encore à le faire passer pour un altier républicain, qui vouloit qu'on lui dût sans rien devoir lui-même; et, pour en dire ma pensée, en refusant, comme il avoit fait, les appointemens de sa place, Necker avoit dû s'attendre qu'on expliqueroit mal cette fierté, humiliante pour tous ceux qui ne l'avoient pas, et qui ne pouvoient pas l'avoir.

Enfin, pour ne laisser au roi aucun regret sur le renvoi de Necker, on avoit trouvé le moyen de lui persuader que, si c'étoit un mal, ce mal étoit inévitable.

L'un des projets de Necker étoit, comme l'on sait, d'établir dans tout le royaume des assemblées provinciales. Or, pour faire sentir au roi l'utilité de ces assemblées, Necker, dans un mémoire qu'il lui avoit lu dans son travail, et qui n'étoit que pour lui seul, avoit exposé d'un côté les inconvéniens de l'autorité arbitraire confiée à des intendans, et l'abus qu'en faisoient leurs agens subalternes; de l'autre côté, l'avantage qu'il y auroit pour le roi à se rapprocher de ses peuples, et à gagner leur confiance personnelle et immédiate, afin de moins dépendre de l'entremise des parlemens. Ce mémoire, surpris et divulgué en même temps que Bourboulon faisoit courir le sien, déplut à la magistrature, et l'indisposa contre Necker autant qu'il le falloit pour donner lieu au vieux ministre de faire entendre au roi que, dans l'esprit des parlemens, Necker étoit un homme perdu; que les corps ne pardonnoient point; que celui qui les avoit une fois offensés les trouveroit à jamais intraitables; que cette mésintelligence seroit une hydre à combattre sans cesse; que Necker le sentoit lui-même, et qu'en se retirant pour d'autres causes simulées, il reconnoissoit que la place n'étoit plus tenable pour lui.

Une singularité remarquable, et qui seule feroit connoître l'insouciance de Maurepas, c'est que, lorsqu'il rentra dans son salon, tout joyeux du départ de Necker, ses amis lui ayant demandé quel homme il mettroit à sa place, il avoua qu'il n'y avoit point pensé.

«Ce fut, m'a dit sa nièce, le cardinal de Rohan qui, se trouvant là par hasard, lui désigna Fleury»; et Fleury[30] fut nommé.

Cet ancien conseiller d'État, esprit fin, souple, insinuant, avoit pour lui ses relations et ses affinités dans la magistrature; c'étoit, aux yeux de Maurepas, un avantage considérable: car, ne voyant dans les finances qu'une guerre de chicane entre la cour et le Parlement, pour lui, le plus habile contrôleur général seroit celui qui sauroit le mieux se ménager des véhicules et des facilités pour faire passer les édits. Il s'étoit fait lui-même un point capital d'acquérir la bienveillance des parlemens, et il vouloit qu'à son exemple un administrateur des finances eût avec eux cette souplesse qui, par des moyens doux, obtient ce que l'autorité commanderoit à peine.

Fleury, sous ce rapport, remplit assez bien son attente. Il fit passer, sans aucun obstacle, pour cinquante millions d'impôts. Necker lui avoit laissé deux cents millions de fonds dans les coffres du roi. C'en étoit plus qu'il n'en auroit fallu à un ministre habile et bien famé pour être dans l'aisance; mais, avec ces secours, Fleury tomba dans la détresse, manqua de ce crédit que l'estime publique n'accorde qu'à la bonne foi.

Six mois après la mort de Maurepas, Fleury fut renvoyé; et le roi, pour avoir au moins un honnête homme à la tête des finances, y appela d'Ormesson[31].

Malheureusement celui-ci n'avoit que de la probité. Médiocre en tout le reste, étranger aux finances, dépourvu de moyens, assailli de nécessités, pressé par des gens en crédit, et réduit à l'alternative ou de se retirer ou de se soutenir par d'indignes condescendances, il n'hésita point dans le choix, et, avec son intégrité, il aima mieux descendre du ministère que de s'y dégrader.

Un poste aussi glissant, où l'on ne faisoit que des chutes, auroit dû, ce semble, effrayer l'ambition des aspirans; elle n'en étoit que plus âpre; et, dans toutes les avenues de la faveur, il n'y avoit pas un intrigant qui, avec quelque légère teinture des affaires, ne crût pouvoir prétendre à remplacer celui qui venoit de tomber.

Dans cette foule, un homme d'esprit et de talent se distinguoit, c'étoit Calonne. Il avoit pris, pour réussir, une manière d'autant plus singulière qu'elle étoit simple. Loin de dissimuler son ambition, il l'avoit annoncée; et, au lieu de l'austérité dont s'étoient armés quelques-uns de ses prédécesseurs, il s'étoit paré d'agrément, d'aménité, surtout de complaisance pour les femmes; il étoit connu d'elles pour le plus obligeant des hommes, et, dans les confidences qu'il faisoit de ses vues à celles qui étoient en crédit, il n'est point d'espérances dont il ne fût prodigue pour se concilier leurs voix. Aussi ne cessoient-elles de vanter ses lumières, son habileté, son génie. Il n'étoit guère moins attrayant pour les hommes, par une politesse aisée et naturelle qui marquoit les distinctions, sans en rendre aucune offensante, et par un air de bienveillance qui sembloit être favorable à toutes les ambitions. À chaque mutation nouvelle, c'étoit lui qu'appeloient toutes les voix des gens du monde. Enfin il fut nommé, et, en arrivant à Fontainebleau, où étoit la cour, on eût dit qu'il tenoit en main la corne d'abondance; on l'accompagnoit en triomphe (9 novembre 1783).

D'abord, se croyant à la source d'une richesse intarissable, sans calculer ni les besoins ni les dépenses qui l'attendoient; ivre de sa prospérité, dans laquelle il s'imaginoit voir bientôt celle de l'État; dédaignant toute prévoyance, négligeant toute économie, comme indigne d'un roi puissant; persuadé que le premier art d'un homme en place étoit l'art de plaire; livrant à la faveur le soin de sa fortune, et ne songeant qu'à se rendre agréable à ceux qui se font craindre pour se faire acheter, il se vit tout à coup environné de louange et de vaine gloire. On ne parloit que des grâces de son accueil et des charmes de son langage. Ce fut pour peindre son caractère qu'on emprunta des arts l'expression de formes élégantes; et l'obligeance, ce mot nouveau, parut être inventé pour lui. Jamais, disait-on, le ministère des finances n'avoit été rempli avec autant d'enjouement, d'aisance et de noblesse. La facilité de son esprit dans l'expédition des affaires étonnoit tout le monde, et la gaieté avec laquelle il traitoit les plus sérieuses le faisoit admirer comme un talent prodigieux. Ceux même enfin qui osoient douter qu'il fût le meilleur des ministres étoient forcés de convenir qu'il en étoit le plus charmant. On publioit que son travail avec le roi n'étoit qu'un jeu, tant sa légèreté y semoit d'agrément; rien d'épineux, rien de pénible, nul embarras pour le présent, nulle inquiétude pour l'avenir. Le roi étoit tranquille, et tout le monde étoit content, lorsqu'au bout de trois ans et quelques mois de ce brillant et riant ministère, fut révélé le secret funeste de la ruine de l'État.

Ce fut alors que l'on vit dans Calonne des ressources et du courage. Après avoir inutilement épuisé tous les moyens de ranimer le crédit expirant, il vit que sa seule espérance étoit dans quelque coup d'éclat qui donnât aux édits l'aspect d'une restauration de la chose publique; et, pour les montrer revêtus d'une autorité imposante, il demanda au roi une assemblée de notables, où il exposeroit la situation des finances, afin d'aviser avec elle au moyen de remplir le vide qu'il y avoit trouvé, disoit-il, et que la guerre dans les deux Indes avoit dû augmenter encore.

Cette assemblée fut ouverte à Versailles le 22 février 1787. Le travail que Calonne y présenta étoit vaste et hardi; et peut-être méritoit-il plus de faveur qu'il n'en obtint, car il touchoit aux grands moyens d'accroître la somme de l'impôt, et en même temps de la rendre plus légère en la divisant. Mais les notables étoient du nombre de ceux qu'alloient frapper les nouvelles impositions; et c'est à quoi, bien malheureusement pour eux et pour l'État, ils n'avoient jamais pu consentir. Des projets de Calonne, les uns furent jugés confus et captieux, d'autres pleins de difficultés qui les rendoient impraticables, d'autres enfin mauvais, quand même ils auroient pu s'exécuter. Tel fut le résultat des observations des notables sur la partie de son travail qui avoit subi leur examen, car il ne fut pas même discuté jusqu'au bout.

Sa base étoit l'impôt territorial en nature, dont l'avantage auroit été de suivre l'accroissement progressif des valeurs. Si cependant on l'avoit trouvé trop difficile à percevoir, il en auroit changé le mode, pourvu qu'il eût été perçu également sur tous les biens-fonds. Mais on ne voulut pas même entrer en conciliation avec lui; et, pour le fond ainsi que pour la forme, les notables articulèrent que cet impôt étoit inadmissible, et en même temps déclarèrent que sur toute espèce d'impôt ils refusoient de délibérer, à moins qu'on ne mît sous leurs yeux des états détaillés de la recette et de la dépense, dans lesquels on pût voir comment s'étoit formé le déficit; que si, d'après l'examen des comptes, une subvention nouvelle étoit indispensable, ils consentiroient que l'imposition en fût égale sur tous les biens.

La réponse du roi fut telle qu'ils l'avoient prévue. Il leur fut défendu d'insister sur cet examen; mais l'éclaircissement que refusoit Calonne, lui-même il l'avoit provoqué, en se faisant un procès avec Necker sur l'origine du déficit. Voici comment il s'étoit engagé dans ce défilé périlleux.

En 1787, à l'ouverture de l'assemblée, le déficit, de l'aveu de Calonne, montoit à cent quinze millions; et, comme il avoit besoin de croire qu'une partie considérable de ce déficit existoit avant lui, il le crut et l'avança dans l'assemblée des notables.

Necker, averti que, dans cette assemblée, Calonne devoit accuser d'infidélité tous les comptes rendus avant son ministère, lui écrivit qu'ayant donné l'attention la plus scrupuleuse au compte qu'il avoit rendu en 1781, il le tenoit pour parfaitement juste; «et comme j'ai rassemblé, ajoutoit-il, les pièces justificatives de tous les articles qui en étoient susceptibles, je me trouve heureusement en état de prêter à la vérité toute sa force. Je crois donc, Monsieur, être en droit de vous demander ou de n'altérer en aucune manière la confiance due à l'exactitude de ce compte, ou d'éclairer vos doutes en me les communiquant.»

Calonne, avec une promesse assez légère de ne point attaquer ce compte, éluda l'éclaircissement. Necker insista, et, pour réponse à la lettre la plus pressante, il reçut un billet poliment ironique, avec un exemplaire du discours que Calonne venoit de prononcer dans l'assemblée des notables, et dans lequel il avoit avancé qu'en 1781 il y avoit un déficit considérable entre les revenus et les dépenses ordinaires. Necker, en même temps, fut instruit que, dans le grand comité des notables qui s'étoit tenu chez Monsieur, Calonne avoit expressément dit que cette somme étoit de cinquante-six millions.

Alors ce fut au roi que Necker se plaignit que, sans avoir voulu l'entendre, le contrôleur général des finances se fût permis de l'accuser. «Sire, disoit-il dans sa lettre, je serois l'homme du monde le plus digne de mépris si une pareille inculpation avoit le moindre fondement; je dois la repousser au péril de mon repos et de mon bonheur, et je viens supplier humblement Votre Majesté de vouloir bien permettre que je paroisse devant mon accusateur public, ou à l'assemblée des notables, ou dans le grand comité de cette assemblée, et toujours en présence de Votre Majesté.» Cette lettre fut sans réponse; mais Necker ne se crut pas obligé d'entendre ce silence du roi comme on vouloit qu'il l'entendît. «Le roi, dit-il dans le mémoire qu'il publia, n'a pas jugé à propos d'adhérer à ma demande; mais, pénétré de l'étendue de sa bonté et de sa justice, je me soumets avec confiance à l'obligation qui m'est imposée par l'honneur et la vérité.»

Dans ce mémoire il convenoit qu'en 1776 Clugny avoit laissé dans les finances un vide de vingt-quatre millions; il convenoit aussi que, depuis la mort de Clugny (en octobre 1776) jusqu'au mois de mai 1781, époque où il s'étoit lui-même retiré des finances, l'accroissement des charges avoit monté à quarante-cinq millions; mais, en même temps, il montroit comment il avoit rempli ce vide, tant en économie qu'en bonifications dans les revenus de l'État. C'étoit à discuter et à réfuter ces calculs que les notables prétendoient que Calonne étoit obligé; et il faut convenir que, trop légèrement, il s'y étoit engagé lui-même.

Necker avoit rendu ses calculs les plus clairs qu'il étoit possible; sa véracité reconnue y ajoutoit encore un grand poids. Le livre qu'il venoit de publier sur les finances avoit fortifié sa réputation personnelle; ses moeurs, ses talens, ses lumières, avoient dans l'opinion publique une consistance d'estime qu'il n'auroit pas fallu essayer d'ébranler sans de forts et puissans moyens.

Necker fut exilé pour avoir osé se défendre. Ce fut encore un tort que se donna Calonne; il falloit ou l'entendre avant de l'attaquer, ou trouver juste et bon qu'il eût repoussé son attaque. Il lui imputoit son mauvais succès dans l'assemblée des notables; mais il devoit savoir que, dans cette assemblée, un ennemi bien plus réel travailloit à le ruiner.

Le roi avoit de la répugnance à se détacher de Calonne: il goûtoit son travail, il étoit persuadé de la bonté de ses projets; mais, prévoyant qu'ils seroient rebutés par le Parlement comme ils l'étoient par les notables, il se fit violence, et il le renvoya. Il savoit que Miroménil, le garde des sceaux, étoit l'ennemi de Calonne, et qu'il avoit de tout son pouvoir contrarié ses opérations; il le congédia en même temps que lui, comme en le lui sacrifiant (Calonne le 8 avril, Miroménil le 9). Fourqueux[32] fut appelé au ministère des finances; les sceaux furent donnés au président de Lamoignon.

Il n'étoit pas possible que Fourqueux tînt longtemps en place; mais on l'avoit indiqué au roi en attendant qu'on eût achevé de détruire ses préventions contre un homme qu'on vouloit lui donner pour ministre de confiance, et dont on attendoit le salut de l'État.

La situation de l'esprit du roi, en ce moment, est exprimée au naturel dans les détails que je vais transcrire.

«Lorsque le roi me chargea de sa lettre pour M. de Fourqueux (dit le comte de Montmorin dans les notes qu'il m'a remises), je crus devoir lui représenter que je trouvois le fardeau des finances trop au-dessus des forces de ce bon magistrat. Le roi parut sentir que mes inquiétudes étoient fondées. «Mais qui donc prendre?» me dit-il. Je lui répondis qu'il m'étoit impossible de ne pas être étonné de cette question, tandis qu'il existoit un homme qui réunissoit sur lui les voeux de tout le public; que, dans tous les temps, il étoit nécessaire de ne pas contrarier l'opinion publique en choisissant un administrateur des finances; mais que, dans les circonstances critiques où il se trouvoit, il ne suffisoit pas de ne pas la contrarier, et qu'il étoit indispensable de la suivre. J'ajoutai que, tant que M. Necker existeroit, il étoit impossible qu'il eût un autre ministre des finances, parce que le public verroit toujours avec humeur et avec chagrin cette place occupée par un autre que lui. Le roi convint des talens de M. Necker; mais il m'objecta les défauts de son caractère, et je reconnus facilement les impressions qu'avoit données contre lui M. de Maurepas dans l'origine, et que MM. de Vergennes, de Calonne, de Miroménil et de Breteuil, avoient gravées plus profondément. Je ne connoissois pas personnellement M. Necker; je n'avois que des doutes à opposer à ce que le roi me disoit de son caractère, de sa hauteur et de son esprit de domination. Il y a apparence que, si je l'eusse connu alors, j'eusse décidé son rappel. J'aurois peut-être dû insister davantage, même en ne le connoissant pas; mais j'arrivois à peine dans le ministère, il n'y avoit pas six semaines que j'y étois entré; et d'ailleurs un peu de timidité, pas assez d'énergie, m'empêcha d'être aussi pressant que j'aurois pu l'être. Que de maux j'aurois évités à la France! que de chagrins j'aurois épargnés au roi! (Qu'auroit-il dit s'il avoit prévu que, pour avoir manqué ce moment de changer le cours de nos funestes destinées, il seroit massacré lui-même par un peuple rendu féroce, et que, trois mois après sa mort, le roi périroit sur un échafaud?) Il fallut, poursuit-il, aller remettre à M. de Fourqueux la lettre qui lui étoit adressée, et même vaincre sa résistance; j'en avois l'ordre positif. Cependant, il est certain qu'on avoit offert la place à M. de La Millière: la reine l'avoit fait venir; le roi s'étoit trouvé chez elle à l'heure qu'elle lui avoit donnée; et tous les deux le pressèrent fort d'accepter; mais il eut assez de bon sens pour ne pas céder à leurs instances. M. de Fourqueux fit d'abord assez de difficultés; mais enfin il se détermina. À peine fut-il en place que l'opinion modeste qu'il avoit de lui-même ne fut que trop bien confirmée.

«Cependant, les affaires étoient dans un état de stagnation absolue, ajoute M. de Montmorin; le crédit achevoit de se détruire de jour en jour; les moyens factices et dispendieux que M. de Calonne avoit employés pour soutenir la Bourse, venant à manquer tout à coup, produisoient une baisse journalière et considérable dans les effets; le Trésor royal étoit vide; on voyoit comme très prochaine la suspension des payemens, on n'imaginoit d'autre ressource qu'un emprunt, et il étoit impossible de le tenter dans un moment de détresse aussi désespérant. L'humeur gagnoit dans l'assemblée des notables, l'esprit en devenoit mauvais, et déjà on commençoit à y murmurer: «les États généraux». Dans ces circonstances, il étoit nécessaire d'avoir un homme qui dominât l'opinion. M. de Lamoignon et moi nous nous communiquâmes nos idées, et nous convînmes que le seul homme sur qui l'on pût fonder quelque espérance étoit M. Necker; mais je lui parlai des obstacles que j'avois déjà trouvés dans l'esprit du roi, et je lui annonçai que ces obstacles deviendroient encore plus insurmontables par la présence du baron de Breteuil. Nous conférâmes avec celui-ci, essayant de le convertir, mais inutilement. Enfin, après une longue séance, nous nous décidâmes à monter chez le roi; et, lorsque tous les trois nous fûmes entrés en matière sur le changement qu'exigeoit le ministère des finances, je parlai avec force de la nécessité de rappeler celui que demandoit la voix publique. Le roi me répondit (à la vérité avec l'air de la plus profonde douleur): «Eh bien! il n'y a qu'à le «rappeler.» Mais alors le baron de Breteuil s'éleva avec une extrême chaleur contre cette résolution à moitié arrachée; il représenta l'inconséquence qu'il y auroit à rappeler, pour le mettre à la tête de l'administration, un homme qui étoit à peine arrivé au lieu qu'on lui avoit prescrit pour son exil: «Combien une pareille conduite auroit de foiblesse! quelle force elle donneroit à celui qui, placé ainsi par l'opinion, n'en auroit l'obligation qu'à elle et à lui-même!» Il s'étendit longuement et fortement sur l'abus que M. Necker ne manquerait pas de faire d'une semblable position. Il peignit son caractère des couleurs les plus propres à faire impression sur un roi naturellement jaloux de son autorité, et qui avoit un pressentiment confus qu'on vouloit la lui arracher, mais qui la croyoit encore entière dans ses mains, et qui vouloit la conserver. Il y avoit des raisons fort spécieuses dans ce que venoit de dire le baron de Breteuil; mais elles l'auroient été moins qu'elles auroient encore produit l'effet qu'elles obtinrent sur le roi, qui n'avoit cédé à mon avis qu'avec une extrême répugnance, peut-être uniquement parce qu'il nous croyoit tous les trois d'accord. L'archevêque de Toulouse fut donc proposé et accepté sans résistance. Cependant le roi nous dit qu'il passoit pour avoir un caractère inquiet et ambitieux, et que peut-être nous nous repentirions de lui avoir indiqué ce choix; mais il ajouta qu'il avoit lieu de croire qu'on lui avoit exagéré les défauts de ce prélat; que, depuis quelque temps, les préventions qu'il avoit eues contre lui s'étoient affoiblies, et qu'il avoit été content de plusieurs mémoires sur l'administration qu'il lui avoit fait parvenir.»

Je n'ai rien omis de ces détails, soit parce qu'ils feront connoître l'âme du roi, son caractère un peu trop facile peut-être, mais simple, naturel et bon; soit surtout parce qu'on y voit se former l'anneau principal de la chaîne de nos malheurs.

LIVRE XIII

Brienne s'étoit distingué dans les états de Languedoc; il y avoit montré le talent de sa place, et, dans un petit cercle d'administration, on avoit pu le croire habile. Comme Calonne, il avoit cet esprit vif, léger, résolu, qui en impose à la multitude. Il avoit aussi quelque chose de l'adresse de Maurepas; mais il n'avoit ni la souplesse et l'agrément de l'un, ni l'air de bonhomie et d'affabilité de l'autre. Naturellement fin, délié, pénétrant, il ne savoit ni ne vouloit cacher l'intention de l'être. Son regard, en vous observant, vous épioit; sa gaieté même avoit quelque chose d'inquiétant, et, dans sa physionomie, je ne sais quoi de trop rusé disposoit à la méfiance. Du côté du talent, une sagacité qui ressembloit à de l'astuce; de la netteté dans les idées, et assez d'étendue, mais en superficie; quelques lumières, mais éparses; des aperçus plutôt que des vues; un esprit à facettes, si je puis m'exprimer ainsi; et, dans les grands objets, de la facilité à saisir les petits détails, nulle capacité pour embrasser l'ensemble; du côté des moeurs, l'égoïsme ecclésiastique dans toute sa vivacité, et l'âpreté de l'avarice réunie au plus haut degré à celle de l'ambition. Dans un monde qui effleure tout et n'approfondit rien, Brienne savoit employer un certain babil politique, concis, rapide, entrecoupé de ces réticences mystérieuses qui font supposer, au delà de ce que l'on dit, ce qu'on auroit à dire encore, et laissent un vague indéfini à l'opinion que l'on donne de soi. Cette manière de se produire en feignant de se dérober, cette suffisance mêlée de discrétion et de réserve, cette alternative de demi-mots et de silences affectés, et quelquefois une censure légère et dédaigneuse de ce qui se faisoit sans lui, en s'étonnant qu'on ne vît pas ce qu'il y avoit de mieux à faire, c'étoit là bien réellement l'art et le secret de Brienne. Il ne montrait de lui que des échantillons: encore bien souvent n'étoient-ils pas de son étoffe. Cependant, presque dans tous les cercles d'où partoient les réputations, personne ne doutoit qu'il n'arrivât au ministère la tête pleine de grandes vues et le portefeuille rempli des projets les plus lumineux. Il arriva; et son portefeuille et sa tête, tout se trouva également vide.

Dans le naufrage de Calonne, ce furent ses débris qu'il parut avoir ramassés; ce furent ses édits du timbre et de l'impôt territorial qu'il présenta au Parlement. Il pouvoit se faire un appui de l'autorité des notables; et, entre les deux grands écueils des États généraux et de la banqueroute, il avoit un puissant moyen de les réduire à reconnoître la nécessité des impôts. Il ne sut que les renvoyer. Rien ne fut statué ni conclu dans cette assemblée.

Il entendoit le cri de la nation qui demandoit le rappel de Necker; et, en le sollicitant lui-même auprès du roi, il se fût honoré, il se fût affermi dans la place éminente qu'il occupoit, il se fût soulagé du fardeau des finances, il eût assuré son repos, fait bénir son élévation, couvert d'un voile de dignité l'indécence de sa fortune, dissimulé tout à son aise son oisive incapacité; en un mot, il se fût conduit en homme habile et en honnête homme. Il n'en eut jamais le courage. Cette fatale peur d'être effacé, d'être primé, le lui ôta. Inutilement ses amis le pressoient d'appeler à son secours l'homme invoqué par la voix publique: il répondoit: «Le roi et la reine n'en veulent pas.—Il dépend de vous, lui dit Montmorin, de persuader à la reine que Necker vous est nécessaire, et moi je me fais fort de le persuader au roi.» Brienne, pressé de si près, répondit: «Je puis m'en passer.» Ainsi périssent les empires.

Importuné d'entendre le public demander Necker avec instance, il se plaisoit à le voir en butte à des écrivains faméliques, qu'il payoit, disoit-on, pour le calomnier. Cependant il se voyoit perdu dans le vide de ses idées. En moins de cinq mois, il essaya de deux contrôleurs généraux, Villedeuil et Lambert; tous les deux furent sans ressource. Un nouveau conseil des finances, un comité consultatif, tout lui étoit bon, excepté Necker, et tout lui étoit inutile. Jusqu'aux dernières extrémités, il crut pouvoir user d'expédiens; rien ne lui réussit. Égaré, flottant sans boussole, et ne sachant quel mouvement donner au timon de l'État, enfin, dans sa conduite et dans son caractère, toujours opposé à lui-même, irrésolu dans sa témérité, pusillanime dans son audace; osant tout, abandonnant tout presque aussitôt après l'avoir osé, il ne cessa de compromettre et d'affoiblir l'autorité royale, et se rendit à la fois lui-même odieux par son despotisme, méprisable par son étourderie et par son instabilité.

Pour gagner la faveur publique, il débuta par vouloir établir des assemblées provinciales; et, en les rendant électives et dépendantes de la commune, il fit légèrement et sans aucune réflexion ce qui en auroit demandé le plus. Tout despotique qu'il étoit, il eût voulu se montrer populaire et passer pour républicain. Il soutint mal ce personnage.

Après avoir congédié les notables, il envoya au Parlement ses deux édits du timbre et de l'impôt territorial, comme s'ils avoient dû passer de prime abord, sans aucune difficulté. Ce fut là cependant que de jeunes têtes bouillantes commencèrent à remuer ces bornes respectables, ces questions de droit public, si critiques, si délicates, qu'on agita bientôt avec tant de chaleur et de témérité; mais il ne s'en mit point en peine. Il parut même, durant les séances et les débats du Parlement, avoir oublié son talent favori, l'adresse et l'insinuation. Nulle négociation, aucune conférence, aucune voie ouverte aux moyens de conciliation; il voulut tout franchir, tout enlever de vive force. Tant d'arrogance et de roideur souleva la magistrature, et, dans tous les parlemens du royaume, fut prise en même temps la résolution de rebuter les nouveaux édits avant qu'on les y eût envoyés; mais à cette insurrection qui menaçoit l'autorité royale Brienne n'opposa que le dédain des voies conciliatrices, et l'abandon de la chose publique au hasard des événemens.

Le Parlement de Paris lui demandoit la communication des états de finance: cette demande étoit fondée. Pour déterminer les subsides dans leur somme et dans leur durée sur les vrais besoins de l'État, le Parlement devoit savoir quels étoient ces besoins: le droit de remontrances emportoit le droit d'examen; et, à moins d'exiger de lui une obéissance d'esclave, on ne pouvoit lui refuser de l'éclairer sur ses devoirs. Ce fut ce que Brienne ne voulut point entendre; il ne vit pas qu'il étoit plus nécessaire que jamais qu'il y eût au nom du peuple une forme de délibération et d'acceptation des impôts, et que, si on disputoit aux parlemens le droit, tel quel, de vérifier et de consentir les édits, la nation se donneroit des représentans moins traitables. C'étoit là ce que le ministre et le Parlement, d'intelligence, devoient prévoir et prévenir.

Pour trancher la difficulté, Brienne fit tenir au roi un lit de justice à Versailles, où, par exprès commandement, furent enregistrés l'édit du timbre et celui de l'impôt territorial; ce vieil enfant étoit étranger à son siècle. Le lendemain, le Parlement ayant déclaré nulle et illégale la transcription des deux édits sur ses registres, l'expédient que trouva Brienne fut d'exiler le Parlement et d'en disperser tous les membres.

Le garde des sceaux Lamoignon, homme d'un caractère ferme et franc, mais d'un esprit sage, combattit victorieusement dans le conseil cet avis de Brienne: il fit sentir que des magistrats dispersés seroient inaccessibles à toute négociation, et il conclut en disant au roi que, si la translation des cours souveraines pouvoit quelquefois être utile, l'exil individuel des magistrats seroit toujours une imprudence du ministère.

Brienne, pour qui cette idée de translation parut toute nouvelle, l'adopta sur-le-champ, et fit signer au roi des lettres patentes qui transféroient le Parlement de Paris à Troyes. Le garde des sceaux demanda quelque délai; il fut mal écouté; et Brienne, en présence du roi, lui dit: «Vos idées sont excellentes, mais vous êtes trop lent dans vos résolutions.» À peine le Parlement fut-il arrivé à Troyes que Brienne, en conférant avec le garde des sceaux, se souvint, comme par hasard, que la présence de cette cour lui seroit nécessaire pour ses emprunts du mois de novembre. «Si j'y avois pensé plus tôt, s'écria-t-il, je ne l'aurois pas exilé; il faut le rappeler bien vite.» Et aussitôt ses émissaires furent mis en activité. (C'est du garde des sceaux que je tiens ces détails.)

Lamoignon, membre du Parlement avant d'être garde des sceaux, avoit fait connoître ses vues pour la réforme de nos lois; on le savoit occupé des moyens de simplifier la procédure et d'en diminuer les longueurs et les frais; c'étoit, aux yeux de son ancien corps, une espèce d'hostilité qui l'y faisoit craindre et haïr. Brienne, instruit de cette aversion du Parlement pour le garde des sceaux, imagina de lui en promettre le renvoi s'il vouloit se rendre traitable. «Ma lettre de créance est partie, dit-il à Lamoignon après avoir écrit.—Quelle lettre? demanda Lamoignon.—Celle, lui répondit Brienne, où j'ai promis votre disgrâce si l'on se met à la raison; mais n'en soyez pas moins tranquille.»

La lettre arrive à Troyes; elle est communiquée, et une révolution soudaine s'opère dans tous les esprits. On se persuade que l'exil, les coups d'autorité, le despotisme du ministre, viennent de celui qui médite dès longtemps la ruine de la magistrature. «Brienne, livré à lui-même, auroit été plus foible et plus timide; ce caractère de vigueur qu'on lui voyoit prendre et quitter à tous momens n'étoit pas le sien; il l'empruntoit de Lamoignon; c'étoit lui qu'il falloit détruire; rien ne devoit coûter pour perdre l'ennemi commun.» Ce fut à cette condition que passa l'édit des vingtièmes: car, pour ceux de l'impôt territorial et du timbre, il avoit fallu que Brienne consentît à les retirer. Mais il comptoit sur un emprunt considérable; et c'étoit pour lui un triomphe que d'avoir abusé et ramené le Parlement. Je ne dois pas omettre que, pour se donner plus de poids et de dignité dans sa négociation, il avoit voulu engager le roi à le nommer premier ministre, et que l'issue de cette tentative, d'abord assez mal accueillie, fut d'être déclaré ministre principal.

Le Parlement se rendit à Versailles; tout parut réconcilié; et Brienne, le même jour, dit au garde des sceaux: «J'ai bien fait, comme vous voyez; et, si je n'avois pas promis à ces gens-là votre disgrâce, nous courions risque, vous et moi, de n'être pas longtemps ici.» Mais, en croyant s'être joué du Parlement, Brienne s'abusoit lui-même.

Aux termes de l'édit qu'on devoit lui passer, il comptoit que les deux vingtièmes seroient perçus exactement sur tous les biens-fonds, sans exception aucune, et dans la proportion de leurs revenus effectifs. Le Parlement prétendit, au contraire, que cet édit ne devoit rien changer à l'ancienne perception; qu'il n'autorisoit ni recherche, ni vérification nouvelle; et tous les parlemens se liguèrent ensemble pour déclarer que, si on exerçoit sur les biens une inquisition fiscale, ils s'y opposeroient hautement. Ils étoient appuyés dans cette opposition par un parti considérable; le clergé, la noblesse, tous les gens en crédit, faisoient cause commune avec la haute magistrature. Misérable avarice qui les a tous perdus! Ce fut là ce qui, tout à coup, lia ce parti redoutable des corps privilégiés contre le ministère; et, pour l'intimider, leur cri de guerre fut: les États généraux.

Comme parmi les vices de l'esprit personnel se trouvent quelquefois les vertus de l'esprit public, il est possible que, dans le nombre des têtes exaltées dans le clergé et dans la noblesse, il en y eût quelques-unes à qui les vieux abus d'une autorité déréglée fissent vouloir de bonne foi, comme un remède unique et nécessaire, la convocation des États généraux; mais, à considérer la masse et l'ensemble des hommes, cet appel à la nation ne pouvoit être qu'une menace feinte, ou qu'une résolution aveuglément passionnée. On devoit bien savoir que, pour les corps privilégiés et les classes favorisées, le plus redoutable des tribunaux étoit celui du peuple; que, surchargé d'impôts, ce ne seroit pas lui qui leur accorderoit d'en être exempts plus que lui-même; et, ces corps ayant tout à craindre de la discussion de leurs privilèges, il est peu vraisemblable qu'ils eussent mieux aimé les livrer aux débats d'une assemblée populaire que d'en traiter avec un ministre raisonnable et conciliant. Brienne, au lieu de faire sentir au Parlement combien sa demande étoit hasardeuse, ne songea qu'à lui échapper, et fit proposer aux provinces de s'abonner pour les vingtièmes. Plusieurs y consentirent; d'autres, encouragées par la résistance des parlemens, ne voulurent entendre à aucune composition.

Le combat s'engageoit: les forces de réserve des parlemens, les arrêts de défense, alloient paroître et menaçoient de poursuivre comme exacteur et comme concussionnaire quiconque, dans l'imposition et la perception des vingtièmes, se conformeroit aux édits; tout alloit être en feu d'une extrémité du royaume à l'autre, lorsque, tout à coup, affectant une autre espèce d'assurance, le ministre fit rendre un arrêt du conseil par lequel le roi déclarait que le bon état de ses finances lui permettoit de n'exiger, dans les vingtièmes, aucune nouvelle extension. En même temps, il fit rédiger un édit de soixante millions d'emprunt, à dix pour cent de rente viagère, et il fut décidé que le roi en personne iroit au Parlement faire enregistrer cet édit.

Deux jours avant la séance royale, le garde des sceaux, s'étant rendu à Paris, y reçut la visite d'un homme qu'un esprit turbulent et audacieux avoit fait remarquer à la tête de la jeune magistrature, dont il s'étoit fait l'orateur. C'étoit Duval d'Épréménil, conseiller aux enquêtes. Il dit à Lamoignon qu'un emprunt de soixante millions ne remédieroit à rien; qu'il falloit en ouvrir un de cinq cents millions, distribué en cinq années, employer ce temps et ces fonds à rétablir l'ordre dans les finances, et convoquer après les États généraux.

Brienne, en recevant la lettre où Lamoignon lui faisoit part de cet avis, en tressaillit de joie; et, ne doutant pas que le message ne lui vînt des enquêtes, il répondit qu'il «ne balançoit point à profiter de cette ouverture. Par là, je n'aurai plus d'ici à cinq ans, disoit-il, aucun démêlé avec le Parlement.» Incontinent il ordonna de dresser un édit de quatre cent vingt millions d'emprunts, qui se succéderaient dans l'espace de cinq années, au bout desquelles il promettoit la convocation des États généraux. En attendant, il annonçoit pour cinquante millions d'économies, tant en réduction de dépense qu'en bénéfice de recette; ce qui feroit face à l'emprunt. Mais, comme si, dans la séance qu'il alloit faire tenir au roi, il eût voulu soulever les esprits au lieu de les calmer, il y fit prendre au roi et au garde des sceaux le ton le plus sévère; il y fit rappeler au Parlement ses anciennes maximes sur le pouvoir absolu des rois et sur leur pleine indépendance; il lui opposa les paroles consignées dans ses arrêts, «qu'au roi seul appartenoit la puissance souveraine dans le royaume; qu'il n'étoit comptable qu'à Dieu seul de l'exercice du pouvoir suprême; que le pouvoir législatif résidoit dans la personne du souverain, sans dépendance et sans partage»; et, quant aux États généraux, l'on se tint sur la défensive, en disant «qu'au roi seul appartenoit le droit de les convoquer; que lui seul devoit juger si cette convocation étoit utile ou nécessaire; que les trois ordres assemblés ne seroient pour lui qu'un conseil plus étendu, et qu'il seroit toujours l'arbitre souverain de leurs représentations et de leurs doléances». Rien de plus inutile dans cette circonstance que la hauteur de ce langage. L'effervescence des esprits n'en devint que plus vive; les têtes s'enflammèrent, la séance fut orageuse. Le roi, croyant n'y recueillir que des conseils et des lumières, avoit permis qu'on opinât à haute voix; nombre d'opinans abusèrent de cette liberté jusqu'à l'indécence; et une censure amère et violente, se mêlant aux opinions, fit trop sentir au roi qu'au lieu de ses édits, c'étoit sa conduite et son règne qu'on prétendoit avoir le droit d'examiner. Il se contint durant l'espace de sept heures que tinrent les opinions; et, affecté jusqu'au fond de l'âme de la licence qu'on se donnoit, il ne laissa pas échapper un seul mouvement d'impatience. Ainsi dès lors s'éprouvoit cette patience dont il a eu tant de besoin.

Cependant le grand nombre des opinions se terminoit à demander la convocation des États généraux pour le mois de mai de l'année suivante; et d'Épréménil disoit au roi: «Je le vois, ce mot désiré, prêt à échapper de vos lèvres; prononcez-le, Sire, et votre Parlement souscrit à vos édits.» Si le roi eût cédé, il est indubitable que les édits auroient passé; mais Brienne lui avoit recommandé de n'entendre à aucune condition, et de s'en tenir au principe que, «partout où le roi étoit présent, sa volonté faisoit la loi».

Enfin, malgré le silence du roi et le refus qu'exprimoit ce silence, on a cru que, s'il avoit permis de recueillir les voix, le plus grand nombre auroit encore été pour l'acceptation des édits. Mais, ponctuellement exact à observer ce qui lui étoit prescrit par son ministre, il ordonna l'inscription des édits sans aller aux opinions, et fit enregistrer de même une déclaration qui mettoit en vacance tous les parlemens du royaume. Le duc d'Orléans, qui dès lors commençoit à jouer son rôle, protesta, en présence du roi, contre cet acte d'autorité; et, dès que le roi fut sorti, l'assemblée, où les pairs étoient encore, adhéra, par un arrêté, à la protestation du prince.

Le lendemain, la grande députation du Parlement fut mandée à Versailles. Le roi biffa l'arrêté de la veille, défendit sur le même objet toute nouvelle délibération, exila le duc d'Orléans à Villers-Cotterets, et deux conseillers de grand'chambre, Fréteau et Sabatier, l'un au château de Ham, l'autre au Mont-Saint-Michel.

Dès lors la ligue des parlemens fut générale contre le ministère; et Brienne, désespérant de les soumettre, résolut de les anéantir. À ce hardi projet, qu'il porta au conseil, étoit joint celui d'une cour plénière et permanente pour l'enregistrement des lois.

Dans ce conseil, Lamoignon combattit l'idée de la cour plénière, mais inutilement. Avec plus de succès, il s'opposa à la destruction de la haute magistrature; «moyen trop violent, dit-il, et que Maupeou avait déshonoré». Il y substitua le projet d'affoiblir l'influence du Parlement de Paris et sa force de résistance, en érigeant dans son ressort des bailliages considérables, dont la compétence éteindroit le plus grand nombre des procès, et rendroit inutiles les chambres des enquêtes, tumultueuses et bruyantes, dont on vouloit se délivrer. Cette manière simple et sûre de réduire les parlemens par l'accroissement des bailliages, devoit être agréable aux peuples; elle abrégeoit la procédure, épargnoit aux plaideurs les frais des longs voyages, les lenteurs des appels, les rapines de la chicane; et, à l'égard d'un ressort aussi vaste que celui de Paris, ce projet portoit avec lui l'évidence de sa bonté. Brienne y voulut englober tous les parlemens du royaume, et, sans calculer quelle masse de résistance il auroit à vaincre, il chargea le garde des sceaux d'en rédiger le plan et d'en dresser l'édit. En même temps il lui traça une forme de cour plénière qu'il croyoit assez imposante pour assurer aux lois le respect et l'obéissance. Cette grande opération fut le secret du lit de justice du 8 mai 1788. Mais le silence que l'on gardoit sur ce qui devoit s'y passer, l'ordre donné aux gouverneurs des provinces de se rendre à leurs postes, les paquets envoyés aux commandans des villes où résidoient les parlemens, peut-être aussi quelque infidélité des imprimeurs ayant éventé le projet d'attaquer la magistrature, elle se mit en garde; et, trois jours avant le lit de justice (le 5 mai), le Parlement assemblé protesta contre tout ce qui s'y feroit, avec promesse et sous le serment le plus saint de ne reprendre ses fonctions que dans le même lieu, et tout le corps ensemble, sans souffrir qu'aucun de ses membres en fût exclu ni séparé.

Dès qu'à Versailles on fut averti de la résolution et de l'engagement que le Parlement avoit pris, et que d'Épréménil en étoit le moteur, Brienne obtint du roi l'ordre pour arrêter cet homme dangereux; et d'Épréménil, au moment qu'on venoit l'enlever chez lui, s'étant sauvé dans la grand'chambre, qui étoit alors en séance, il y fut pris, et conduit prisonnier aux îles Sainte-Marguerite.

Le lit de justice qui, le 8 mai, fut tenu à Versailles, le fut le même jour par les gouverneurs des provinces dans tous les parlemens du royaume; et les lois qu'on y promulgua, presque toutes conformes aux voeux de la nation, y trouvèrent partout la même résistance.

L'administration de la justice mieux distribuée dans les provinces, les tribunaux moins éloignés, les appels moins fréquens, les grandes causes réservées aux cours supérieures, les moindres terminées en moins de temps et à moins de frais, la réforme de l'ordonnance criminelle promise et déjà commencée, un mois de surséance accordé au coupable après sa sentence de mort, la torture abolie et la sellette supprimée, un dédommagement accordé par la loi à l'innocent qu'elle auroit poursuivi, l'obligation imposée au juge, en infligeant la peine, de qualifier le délit, tout cela sembloit désirable; les États généraux promis avant le terme de cinq ans, la parole donnée du roi de les rendre périodiques; toutes les lois bursales acceptées et consenties par la nation elle-même, et, pour la vérification des autres lois, un tribunal exprès, où ne seroient jugées que les causes de forfaiture: il n'y avoit encore là rien qui, pour l'avenir, parût devoir être alarmant. Mais, d'un côté, en attendant la convocation des États généraux, l'on voyoit, dans les parlemens, renverser la seule barrière qui jusque-là pût s'opposer au despotisme des ministres; de l'autre, cette cour plénière, dont le nom seul auroit été une cause de défaveur, présentoit une idée de tribunal oligarchique, d'autant plus redoutable qu'il seroit revêtu de toute la force publique et de tout l'appareil des lois.

Ce tribunal, où siégeroient les officiers de la couronne et les commandans des armées, les pairs et les grands du royaume, des magistrats choisis au gré du roi dans ses conseils, et cette grand'chambre du Parlement, de tous temps fidèle et soumise à l'autorité souveraine, paraissoit devoir être un contre-poids trop fort pour l'assemblée des États.

Ainsi, dans ce lit de justice, la nation ne vit qu'un despotisme déguisé sous de spécieux avantages. Le cours de la justice suspendu dans tout le royaume y excitoit un murmure universel; et, dans Paris, cette milice praticienne (la basoche), qui étoit dévouée au Parlement, inondoit les cours du palais. La bourgeoisie étoit tranquille; elle savoit que la querelle du Parlement avec la cour venoit d'un refus de souscrire à l'égale imposition des vingtièmes sur tous les biens, et ce refus ne la disposoit pas à se liguer avec la classe privilégiée. Mais il y a dans Paris une masse de peuple qui, observant d'un oeil envieux et chagrin les jouissances qui l'environnent, souffre impatiemment de n'avoir en partage que le travail et la pauvreté, et qui, dans l'espérance vague de quelque changement heureux pour lui, s'empresse d'accourir au premier signal du désordre, et de se rallier au premier factieux qui lui promet un sort plus doux. Ce fut par cette multitude que fut fortifié à l'entour du palais, en présence du Parlement, le parti de ses défenseurs. La magistrature se fit protéger par la populace, et sous les yeux de la grande police furent impunément commis tous les excès de la plus grossière licence: pernicieux exemple, que l'on n'a que trop imité! Ce fut donc par le Parlement que fut d'abord provoquée l'insurrection et la révolte. La bonté du roi ne se lassa point d'épargner les voies de rigueur. Il fit poster des gardes aux avenues du palais; mais il leur fit prescrire de n'employer leurs armes qu'à mettre en sûreté la vie et le repos des citoyens. Ce fut ainsi que le tumulte fut contenu et réprimé sans violence. Cependant, soit par l'inaction d'une police timide et foible, soit par l'impulsion de ceux qui, en excitant le trouble, répondoient de l'impunité, les mouvemens séditieux parmi le peuple de Paris alloient toujours croissant.

Dans les provinces, le despotisme des parlemens, chacun dans son ressort, la sécurité dont jouissoient leurs membres dans les vexations qu'ils exerçoient sur leurs voisins, leur arrogance, leur orgueil, n'étoient pas faits pour rendre leur cause intéressante; mais, par leurs relations et leurs intelligences dans la classe privilégiée, ils formoient avec elle un parti nombreux et puissant. Le peuple même s'étoit laissé persuader que la cause des parlemens étoit la sienne. Il croyoit en Bretagne qu'il s'agissoit d'un impôt sur les salins; on lui disoit ailleurs qu'il étoit menacé de nouvelles concussions; et les magistrats s'abaissoient jusqu'à répandre eux-mêmes ces mensonges.

Brienne, au milieu de ces agitations, apprit que la noblesse de Bretagne envoyoit douze députés pour dénoncer au roi l'iniquité de son lit de justice. Aussitôt le ministre de la maison du roi, le baron de Breteuil, eut ordre de faire avancer la maréchaussée jusqu'à Senlis pour les y attendre et pour les renvoyer. L'ordre fut mal exécuté, les députés passèrent; mais, à peine arrivés, ils furent mis à la Bastille. Incontinent la noblesse bretonne, au lieu de douze députés, en envoya cinquante-quatre. Ceux-ci furent admis à l'audience du roi, et les douze autres relâchés. Le baron de Breteuil, accusé par Brienne de le mal seconder, ne dissimula point sa répugnance à faire ce qu'il n'approuvoit pas, et il demanda sa retraite.

Dans ce même temps, la province de Dauphiné leva l'étendard de la liberté, en se donnant à elle-même cette constitution qui, vantée comme un modèle, a eu depuis tant d'influence. Dans la nouvelle forme que le Dauphiné donnoit à ses états, le tiers avoit la moitié des voix. Brienne, avec sa légèreté naturelle, autorisa cette disposition, ne voyant jamais rien au delà du moment. Enfin, réduit par sa foiblesse et par l'insurrection générale des parlemens à capituler avec eux, il consentit à ce qu'il avoit refusé avec le plus de résistance, et, par un arrêt du conseil du 8 août, il fit promettre au roi de convoquer les États généraux le mois de mai suivant, résolution tardive, qui ne fit qu'annoncer la fin d'un ministre aux abois.

Les finances étoient ruinées, les coffres du roi vides, plus de nouvel impôt, plus de nouvel emprunt, plus d'espérance de crédit, et de tous côtés les besoins les plus urgens; les rentes sur la ville, le prêt même des troupes, tout alloit manquer à la fois. Il n'en falloit pas moins pour forcer Brienne à reconnoître son incapacité, ou du moins l'impuissance où il étoit de tirer la chose publique de cet abîme de misère. Il voulut achever de se déshonorer, et, par un arrêt du conseil du 16 août, il déclara que les deux cinquièmes des payemens sur le Trésor royal se feroient en billets d'État. La malédiction publique fondit sur lui comme un déluge. Alors enfin il se résolut à demander le rappel de Necker; mais Necker refusa de s'associer avec lui. Il répondit que, «s'il avoit encore quelque espérance d'être utile à l'État, cette espérance étoit fondée sur la confiance dont la nation l'honoroit, et que, pour conserver quelque crédit lui-même, on savoit quelle condition il étoit obligé de mettre à son retour». «Cette réponse est mon arrêt, dit Brienne au garde des sceaux; il faut céder la place»; et il donna sa démission (23 août 1788).

Il ne laissoit au Trésor royal que quatre cent mille livres de fonds, soit en argent, soit en autres valeurs; et, la veille de son départ, il y envoya prendre les vingt mille livres de son mois de ministre, qui n'étoit point encore échu: exactitude d'autant plus remarquable que, sans compter les appointemens de sa place, et six mille livres de pension attachée à son cordon bleu, il possédoit en bénéfices six cent soixante-dix-huit mille livres de rente, et que, tout récemment encore, une coupe de bois dans l'une de ses abbayes lui avoit valu un million.

La considération dont Necker avoit joui s'étoit accrue dans sa disgrâce; mais autant l'estime publique devoit l'encourager, autant devoit l'inquiéter la situation du royaume.

Alentour de la capitale, soixante lieues carrées de pays, et du pays le plus fertile, absolument dévastées par la grêle à la veille de la moisson; la récolte mauvaise dans tout le reste du royaume; le prix des blés exagéré encore par la crainte de la famine, et, dans l'urgente nécessité d'en faire venir du dehors, aucun fonds ni aucun crédit; tous les effets royaux décriés sur la place et presque sans valeur; toute voie interdite et aux emprunts et aux impôts; d'un côté, la recette nécessairement appauvrie; de l'autre, la dépense forcément augmentée, et, au lieu des contributions auxquelles sont soumis les habitans de la campagne, des secours pressans à répandre dans les lieux que la grêle venoit de ruiner; les tribunaux dans l'inaction; partout la licence impunie et la police intimidée; la discipline même chancelante parmi les troupes, et attaquée dans ce principe d'obéissance et de fidélité qui en est le nerf et le ressort; tout l'ancien droit public discuté et mis en problème; enfin toutes les classes et tous les ordres de l'État, sans convenir les uns avec les autres, ni chacun d'eux avec lui-même, sur ce que devoient être les États généraux, s'accordant à les demander avec les plus vives instances, et jusque-là ne voulant entendre à aucune subvention: telle étoit la crise effrayante où Necker trouvoit le royaume.

Son premier soin fut de rétablir l'ordre; l'interdiction des parlemens fut révoquée, la justice reprit son cours, et les lois de la police leur force et leur action. Le Trésor, vide à l'arrivée de Necker, parut tout à coup se remplir; les caisses en furent ouvertes; et, si le désolant arrêt du 16 août ne fut pas révoqué d'abord, au moins fut-il comme annulé: tout fut payé en espèces sonnantes; et, quelques semaines après, un nouvel arrêt du conseil acheva d'effacer la honte de la faillite de Brienne.

En laissant tomber ce ministre disgracié dans le mépris, la haine publique s'étoit jetée sur Lamoignon, regardé comme son complice; il fallut le sacrifier. Cependant, comme je dois plus à la vérité qu'à l'opinion, j'oserai dire que le roi perdit dans Lamoignon un bon ministre, et l'État un bon citoyen. Trompé par la réputation que Brienne avoit usurpée, Lamoignon n'avoit vu d'abord rien de meilleur à faire que de se lier avec lui, sous la promesse réciproque d'agir ensemble et de concert. Il ne fut pas longtemps à reconnoître en lui une tête vide et légère; mais, en le voyant s'engager dans des défilés dangereux, il l'avertit souvent, l'arrêta quelquefois, et ne l'abandonna jamais. Le tort ou le malheur de Lamoignon fut d'être mal associé. Il vouloit ardemment le bien, il aimoit tendrement le roi: il m'a dit à moi-même qu'il ne connoissoit pas un meilleur ni un plus honnête homme; et lui, plein de ce vieil esprit d'intégrité de ses ancêtres, il sembloit avoir pris pour ses vertus de caractère le courage et la loyauté. La haine même des parlemens étoit un éloge pour lui. L'estime, et, en secret, la confiance du roi, l'avoient suivi dans sa retraite de Bâville. Mais, ou le chagrin de l'exil, ou quelque peine domestique, lui fit abandonner la vie (le 18 mai 1789), et lui épargna des spectacles dont il seroit mort de douleur.

Necker avoit pris dans le conseil un ascendant qu'on n'aura point de peine à concevoir en voyant ce qu'avoit produit son retour dans le ministère. Un hiver aussi rude et plus long que celui de 1709 faisoit paroître encore plus étonnantes les ressources de ce ministre. Aucun nouvel impôt, aucun nouvel emprunt connu; et, au moyen d'un peu de lenteur qui n'excitoit aucune plainte, les rentes, les pensions, les dettes exigibles, régulièrement acquittées; et, de tous les pays du monde, les blés affluant dans nos ports pour nous sauver de la famine; des secours accordés aux malheureux dans les campagnes; des soulagemens aux malades, aux vieillards, aux enfans délaissés dans les hôpitaux; des frais immenses pour assurer, pour accélérer l'arrivée des subsistances: tels étoient les services que Necker rendoit à l'État; et il est vraisemblable que, si, sans intervalle, conservé dans le ministère, on lui eût laissé mettre à profit le bénéfice de la paix, dans la situation prospère où l'on auroit vu le royaume, personne n'eût pensé aux États généraux, personne au moins n'en eût parlé.

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