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Mémoires de Marmontel (Volume 3 of 3): Mémoires d'un père pour servir à l'Instruction de ses enfans

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Mais, la parole du roi une fois engagée de les assembler au mois de mai, il étoit difficile à Necker de l'y faire manquer sans s'aliéner les esprits. D'ailleurs, il ne l'a pas dissimulé lui-même, il souhaitoit dans le fond de son âme la convocation des États.

«Je pensai, dit-il en parlant de sa conduite à cette époque, je pensai qu'en entretenant la tranquillité dans le royaume, en soutenant l'édifice chancelant des finances, en subvenant à la disette des subsistances, et en aplanissant ainsi toutes les voies au plus grand et au plus désiré des événemens, j'aurois rempli suffisamment ma tâche, j'aurois acquitté mes devoirs d'homme public, de bon citoyen et de fidèle serviteur d'un roi qui vouloit le bien de l'État.» Quant aux motifs qui l'animoient, il nous les a expliqués de même. «J'avois connu, dit-il[33], mieux que personne, combien étoit instable et passager le bien qu'on pouvoit faire sous un gouvernement où les principes d'administration changeoient au gré des ministres, et les ministres au gré de l'intrigue. J'avois observé que, dans le cours passager de l'administration des hommes publics, aucune idée générale n'avoit le temps de s'établir, aucun bienfait ne pouvoit se consolider.» Il se souvenoit de ce cabinet de Maurepas, où lui-même il montoit avec crainte et mélancolie, lorsqu'il falloit entretenir de réforme et d'économie un ministre vieilli dans le faste et les usages de la cour. C'étoit la vive impression qu'avoient faite sur lui les contrariétés, les dégoûts, les obstacles qu'il avoit essuyés lui-même et les combats qu'il avoit eus à livrer et à soutenir, qui lui faisoit regarder les États généraux comme un port de salut pour la chose publique.

Mais, si cette convocation avoit ses avantages, elle avoit aussi ses dangers; et la forme surtout qu'on lui auroit donnée pouvoit être d'une importance grave et d'une extrême conséquence.

Necker parut d'abord ne pas vouloir prendre sur lui le risque de cette première opération. Il demanda au roi de rappeler auprès de lui cette assemblée de notables dont il avoit éprouvé le zèle, pour se consulter avec eux.

Les exemples du temps passé, pour la composition des États généraux, étoient inconstans et divers; mais le plus grand nombre de ces exemples étoient favorables à la classe privilégiée, et, si celui de 1614 étoit suivi, comme le Parlement le demandoit et croyoit l'obtenir, l'ordre de la noblesse et celui du clergé s'assuroient la prépondérance. Leurs droits, leurs privilèges, leur seroient conservés et garantis pour l'avenir; et, en échange du service que le Parlement leur auroit rendu, il seroit constitué lui-même, dans l'intervalle des assemblées, leur représentant perpétuel. Mais, dans la classe populaire, l'esprit public avoit pris un caractère qui ne s'accordoit plus avec les prétentions de la classe parlementaire et féodale. Le laboureur dans les campagnes, l'artisan dans les villes, l'honnête bourgeois occupé de son négoce, ou de son industrie, ne demandoient qu'à être soulagés; et, livrés à eux-mêmes, ils n'auroient député que des gens paisibles comme eux. Mais dans les villes, et surtout à Paris, il existe une classe d'hommes qui, quoique distingués par l'éducation, tiennent au peuple par la naissance, font cause commune avec lui, et, lorsqu'il s'agit de leurs droits, prennent ses intérêts, lui prêtent leurs lumières, et lui donnent leurs passions. C'étoit dans cette classe que se formoit depuis longtemps cet esprit novateur, contentieux, hardi, qui acquéroit tous les jours plus de force et plus d'influence.

L'exemple tout récent de l'Amérique septentrionale, rendue à elle-même par son propre courage et par le secours de nos armes, nous étoit sans cesse vanté. Le voisinage des Anglois, l'usage plus fréquent de voyager dans leur pays, l'étude de leur langue, la vogue de leurs livres, la lecture assidue de leurs papiers publics, l'avide curiosité de ce qui s'étoit dit et passé dans leur Parlement, la vivacité des éloges qu'on donnoit à leurs orateurs, l'intérêt qu'on prenoit à leurs débats, enfin jusqu'à l'affectation de se donner leurs goûts, leurs modes, leurs manières, tout annonçoit une disposition prochaine à s'assimiler avec eux; et véritablement ce spectacle de liberté publique et de sûreté personnelle, ce noble et digne usage du droit de propriété dans l'acceptation volontaire et l'équitable répartition de l'impôt nécessaire aux besoins de l'État, avoit droit d'exciter en nous des mouvemens d'émulation. C'étoit d'après de tels exemples que des hommes instruits, remuans et audacieux avertissoient partout le peuple de ne pas oublier ses droits, et le ministre d'en prendre soin.

Le ministre ne demandoit qu'à maintenir les droits du peuple, car la ligue des parlemens, du clergé et de la noblesse contre l'autorité royale l'avoit réduit à regarder le peuple comme le refuge du roi. Mais, contre une si grande masse de résistance et de crédit, il se sentoit trop foible, et il avoit besoin d'être fortement appuyé.

Il n'étoit pas bien sûr de l'être par l'assemblée des notables. Cette assemblée où domineroient l'église, l'épée et la robe, et dans laquelle les notables des villes n'auroient pas même le tiers des voix, ne devoit guère être favorable aux communes.

Mais, quel que fût le résultat des délibérations, le mouvement seroit donné aux esprits dans tout le royaume, et les grands intérêts de la chose publique, agités dans cette assemblée, le seroient encore plus vivement au dehors. C'étoit de là surtout que le ministre attendoit sa force, et peut-être cet appareil de consultation n'étoit-il qu'une lice ouverte à l'opinion nationale, ou qu'un signal pour elle de se manifester. Le roi l'y avoit invitée par un arrêt du conseil, avant le renvoi de Brienne. Il étoit donc probable que l'opinion publique en imposeroit aux notables. Déjà se montrant populaires dans leur première assemblée de 1787, non seulement ils avoient consenti, mais ils avoient demandé eux-mêmes que, dans les assemblées provinciales que proposoit Calonne, le nombre des membres du tiers état fût égal à celui des membres du clergé et de la noblesse réunis. La question sembloit donc jugée par eux-mêmes, et Necker ne faisoit que leur laisser l'honneur de confirmer leur décision. La même disposition, dans les états de Dauphiné, avoit été hautement louée et proclamée comme un modèle. Ainsi, de tous côtés, les notables étoient avertis d'être populaires; et il n'y avoit aucune apparence qu'ils voulussent ou qu'ils osassent cesser de l'être après l'avoir été.

Ce fut dans cette confiance que la même assemblée de 1787 fut convoquée de nouveau le 5 octobre 1788, et se réunit à Versailles le 3 novembre de la même année.

Mais, lorsqu'il y fut question de composer dans les États ce conseil national, ce tribunal suprême où seraient discutés leurs droits, leurs privilèges, et tous les plus grands intérêts de leur rang et de leur fortune, chacun des ordres ne s'occupa que des dangers qu'il alloit courir.

Les objets sur lesquels on avoit à délibérer furent proposés en questions, dont les principales étoient: Quel devoit être le nombre respectif des députés de chaque ordre? Quelle avoit été et quelle pouvoit être leur forme de délibérer? Quelles conditions seroient nécessaires pour être électeur et pour être éligible dans l'ordre du clergé et dans celui du tiers, soit dans les communautés des campagnes, soit dans celles des villes? Ces deux qualités devoient-elles avoir pour titre une mesure de propriété réelle, ou seulement une quotité? et quelle quotité dans l'imposition?

L'assemblée étoit divisée en six bureaux, présidés chacun par un prince; et le roi demandoit que, sur chacune des questions proposées, les bureaux ayant formé chacun leur voeu définitif, ces avis motivés et suffisamment développés lui fussent tous remis, avec le compte des suffrages qu'auroit eus chaque opinion.

Dans le bureau présidé par Monsieur, les opinions se partagèrent sur le nombre des députés que chaque ordre devoit avoir; et, à la pluralité de treize contre douze, il fut décidé que chaque députation seroit composée de quatre députés, un de l'église, un de la noblesse, et deux du tiers état.

Les cinq autres bureaux, les uns à l'unanimité, les autres à la grande pluralité des voix, demandèrent que le nombre des représentans fût égal pour chacun des trois ordres, et que le roi fût supplié de ne pas laisser porter atteinte à cette égalité de suffrages, qu'ils regardoient comme la sauvegarde de l'État et comme le plus ferme appui de la constitution et de la liberté civile et politique. Ils reconnoissoient tous qu'aucune délibération ne pouvoit être prise légalement sans le concours des trois ordres; que deux n'auroient pas droit d'engager le troisième, et qu'ainsi le veto d'un seul lui suffiroit pour garantir sa liberté; mais ce principe même fondoit pour eux le droit de l'égalité respective. «Telle est en France, disoient-ils, la balance des forces publiques; elle ne donne pas au tiers état un ascendant injuste sur les deux autres ordres, mais elle lui assigne la même mesure de pouvoir; elle ne l'autorise pas à leur donner la loi, mais elle ne permet pas qu'il la reçoive. Or la députation double, si elle lui étoit accordée, détruiroit ce rapport d'égalité et d'indépendance: elle conduiroit à la forme de délibérer par tête; elle en inspireroit la pensée; elle en feroit chercher les moyens; et qui pourroit en calculer les pernicieuses conséquences? Vers cet objet seroit dirigée la première délibération des États, et son effet seroit d'y produire la plus dangereuse fermentation.»

Ainsi la seconde question, savoir: quelle seroit la forme de délibérer? ne fut pas même mise en doute; et, à l'exception du bureau de Monsieur, qui en laissoit le choix aux États, tous demandèrent l'opinion par ordre.

Les raisons du parti de la minorité pour demander en faveur du tiers la double représentation étoient qu'en supposant qu'on opinât par ordre, il étoit juste et naturel que, dans une assemblée où les lois, les arts, l'industrie, le commerce, l'agriculture, les finances, seroient sans cesse mis en délibération, la classe instruite par état de tous ces objets fût au moins d'égale force avec la classe qui n'en faisoit pas son étude; qu'il devoit arriver souvent que l'objet de la délibération fût de nature à exiger l'opinion par tête; qu'alors surtout le droit qu'auroit le tiers de pouvoir opposer deux voix aux deux autres voix réunies étoit aussi incontestable que le droit qu'il avoit de ne pas se laisser éternellement dominer.

Personne, ajoute-t-on, ne peut disputer aux États généraux le droit de régler leur police intérieure et de déterminer la manière dont les suffrages seront donnés et recueillis. Or, par exemple, sur l'impôt, il seroit impossible, à moins d'une injustice manifeste, qu'on prît la voix de l'opinion par tête, si de trois voix le tiers n'en avoit qu'une: car, la noblesse et le clergé étant sur cet article inséparables d'intérêts, ils le seroient d'opinions, et il n'y auroit plus que deux partis, dont l'un seroit double de l'autre.

À l'égard des élections, tous les bureaux, séduits par ce principe que la confiance devoit seule déterminer le choix, rendirent les conditions du droit d'élire et d'être élu les plus légères qu'il fût possible: nul égard à la propriété; et, moyennant une contribution modique, tout domicilié auroit dans son bailliage le droit d'être électeur et seroit éligible. De même tout ecclésiastique ayant en bénéfice ou en propriété le revenu d'un curé de village pouvoit être électeur et pouvoit être élu.

Cependant les mêmes questions s'agitoient hors de l'assemblée; le public s'en étoit saisi, et, dans les entretiens comme dans les écrits, la cause du peuple étoit plaidée avec chaleur et véhémence.

Dès l'ouverture de l'assemblée des notables, dans le comité que Monsieur présidoit, le prince de Conti dénonçant ces écrits dont la France étoit inondée: «Veuillez, Monsieur, avoit-il dit, représenter au roi combien il est important pour la stabilité de son trône, pour les lois et pour le bon ordre, que tous les nouveaux systèmes soient proscrits à jamais, et que la constitution et ses formes anciennes soient maintenues dans leur intégrité.» Si Necker avoit été frappé de cette prévoyance comme il auroit dû l'être, il n'eût pas fait répondre par le roi que cet objet n'étoit pas l'un de ceux pour lesquels il avoit assemblé les notables.

Toutes les villes du royaume s'occupant de l'objet des députations, on y faisoit valoir, en faveur du tiers état, non seulement le droit des neuf dixièmes de la nation, en concurrence avec les deux vingtièmes, mais le droit plus incontestable que donnoit dans l'État à cette classe laborieuse l'importance de ses travaux. Brave et docile dans les armées, infatigable dans les campagnes, industrieuse dans les villes; sûreté, richesse, abondance, force, lumière, jouissance de toute espèce, tout venoit d'elle; et à cette classe productrice et conservatrice de tous les biens un petit nombre d'hommes, pour la plupart oisifs et richement dotés, disputoient le droit d'être admise en nombre égal avec leurs députés dans le conseil national; et, pour la tenir subjuguée, ils se seroient arrogé sur elle l'éternel ascendant de la pluralité. C'étoit ainsi que les sociétés populaires s'animoient elles-mêmes à défendre leurs droits; et cette liberté naissante, qu'il eût été aussi nécessaire que difficile de réprimer, gagnoit tous les esprits.

Vint enfin le moment où des opinions de l'assemblée des notables, et des réclamations des villes et des provinces du royaume, il fallut que le roi formât une résolution. Ce fut l'objet du conseil d'État du 27 décembre 1788. Necker y fit le rapport des opinions des bureaux sur les points les plus importans, singulièrement sur le nombre des députés pour chacun des trois ordres; et, après avoir mis dans la balance les autorités, les exemples, les réflexions, les motifs pour et contre, donnant lui-même son opinion: «Je pense, dit-il, que le roi peut et doit appeler aux États généraux un nombre de députés du tiers état égal au nombre des députés des deux autres ordres réunis, non pour forcer, comme on pourroit le craindre, la délibération par tête, mais pour satisfaire le voeu général et raisonnable des communes de son royaume.»

L'avis de Necker fut celui du conseil, et le roi décida qu'on y conformeroit les lettres de convocation. Ainsi, sur l'article essentiel, Necker parut n'avoir consulté les notables que pour s'autoriser de leur opinion si elle étoit favorable au peuple, ou pour la rejeter si elle ne l'étoit pas, et pour donner le temps à celle des provinces de se déclarer hautement.

Necker ne dissimula point qu'il souhaitoit de voir établir, et d'une manière durable, un juste rapport entre les revenus et les dépenses de l'État, un prudent emploi du crédit, une égale distribution des impôts, un plan général de bienfaisance, un système éclairé de législation; par-dessus tout une garantie continuelle de la liberté civile et de la liberté politique; et tous ces avantages, il ne les espéroit des États généraux qu'autant que les communes y feroient respecter leurs justes réclamations. Le veto de l'un des trois ordres, s'ils opinoient par chambre, lui sembloit un obstacle invincible et perpétuel aux meilleures résolutions. Il vouloit donc que l'on pût recourir à l'opinion par tête: ce qui ne seroit équitable qu'autant que les communes seroient en nombre égal avec l'église et la noblesse. C'étoit de ces deux ordres ligués avec les parlemens qu'étoit venue la résistance à la perception des vingtièmes; c'étoit pour rompre cette ligue qu'on avoit recours aux communes. Alors encore le langage des communes étoit l'expression des sentimens les plus convenables et pour l'autorité royale et pour la personne du roi. Ce fut à ce langage que le ministre fut trompé.

On vient de voir que les notables, en réduisant à une contribution modique le droit d'élire et d'être élu, l'avoient rendu indépendant de toute propriété réelle, au risque d'y laisser introduire un grand nombre d'hommes indifférens sur le sort de l'État. Necker, dans l'illusion qu'il avoit le malheur de se faire à lui-même sur l'attention qu'auroit le peuple à bien choisir ses députés, et sur le caractère de sagesse et de probité qu'un saint respect pour leurs fonctions imprimeroit aux députés du peuple, crut devoir, comme les notables, gêner le moins possible la liberté des élections, et fixer au plus bas la quotité d'imposition qui donnerait droit d'être élu. Ce fut l'une de ses erreurs. En accordant au tiers état l'égalité du nombre, il devoit bien prévoir qu'une partie du clergé se rangeroit du côté du peuple; et à ce clergé populaire il donna cependant tous les moyens de se trouver en force dans les premières élections: tous les curés y étoient admis, tandis qu'il n'accordoit aux collégiales qu'un représentant par chapitre. Les curés devoient donc être élus en grand nombre, et aller grossir aux États le parti auquel ils tenoient, et par les noeuds du sang, et par leurs habitudes, et surtout par la vieille haine qu'ils couvoient pour le haut clergé.

Cependant, comme cet avantage étoit trop évident s'il étoit décidé que l'on opineroit par tête, le ministre accordoit aux premiers ordres la liberté de n'opiner ainsi que de leur plein consentement, source de dissensions où infailliblement les plus foibles succomberoient.

C'est ici le moment critique où la conduite de ce ministre cesse d'être irrépréhensible et a besoin d'apologie. Jamais homme ne fut plus éloigné que lui de l'infidélité perfide dont l'a fait accuser l'iniquité des temps; mais, quant à la sécurité de sa confiance en un peuple que la Ligue et la Fronde lui avoient dû faire assez connoître, il est trop vrai que rien ne sauroit l'excuser.

Sans doute, pour remplir et les devoirs d'homme public, et ceux de citoyen, et ceux de serviteur d'un roi jeune et vertueux, comme il le dit lui-même, il falloit «éclairer sa justice, diriger ses inclinations, et le faire jouir de la première des faveurs du trône, de la félicité des peuples et de leurs touchantes bénédictions». Mais il falloit éclairer sa sagesse en même temps que sa justice; l'avertir, en le conduisant, des risques qu'il alloit courir; ne pas couvrir de fleurs le bord du précipice, prendre soin de l'en garantir, et voir si, au lieu de bénédictions, ce ne seroient pas des outrages et des affronts sanglans qu'il l'exposoit à recevoir. Le roi s'abandonnoit à la prudence de son ministre; c'étoit pour celui-ci une obligation sacrée d'être précautionné, timide et méfiant. Necker ne le fut pas assez. Il y avoit de grands maux à craindre; il ne sut prévoir que le bien.

Cet esprit solitaire, abstrait, recueilli en lui-même, naturellement exalté, se communiquoit peu aux hommes, et peu d'hommes étoient tentés de se communiquer à lui; il ne les connoissoit que par des aperçus ou trop isolés, ou trop vagues; et de là ses illusions sur le caractère du peuple, à la merci duquel il mettoit l'État et le roi.

La lutte continuelle qu'il avoit eue à soutenir contre toutes les factions de l'intérêt particulier lui avoit donné de la cour et du monde une opinion peu favorable, et il en jugeoit sainement; mais du gros de la nation il s'étoit fait, comme à plaisir, une opinion fantastique et infiniment trop flatteuse. Il s'étoit entendu louer, bénir, exalter par ce peuple; il avoit joui de sa confiance, de son amour, de ses regrets: c'étoit lui qui l'avoit vengé des noirceurs de la calomnie; c'étoit sa voix qui de l'exil l'avoit rappelé au ministère, et qui l'y soutenoit encore. Lié par la reconnoissance, il ne l'étoit pas moins par ses propres bienfaits; et, personnellement obligé envers le peuple à le croire sensible et juste, il se persuadoit qu'il le seroit toujours. Ainsi son propre exemple lui en fit oublier d'autres qui l'auroient averti de l'inconstance de ce peuple, de sa légèreté, de sa facilité à passer d'un excès à l'autre, à se laisser corrompre, égarer, irriter, jusqu'à la frénésie et la plus brutale fureur.

Dans une classe au-dessus du peuple, mais attenant au peuple, il ne voulut pas voir combien de passions obscures et timides n'attendoient, pour se déceler, s'allumer, éclater ensemble, qu'un foyer qui les réunît. La vanité, l'orgueil, l'envie, l'ambition de dominer, ou du moins d'abaisser ceux que d'un oeil jaloux on voyoit au-dessus de soi; des intérêts plus vils et des vices plus bas encore, les spéculations de la cupidité, les calculs des âmes vénales, tous germes éternels de factions et de discordes, étoient des élémens que Necker sembloit n'avoir point démêlés. L'idée abstraite et séduisante d'une nation douce, aimable, généreuse, préoccupoit tous ses esprits.

Dans cette espèce d'enivrement, il ne crut point accorder trop de faveur au parti populaire. Après lui avoir assuré une pluralité constante, il voulut ajouter l'avantage du lieu à cet avantage du nombre. La sûreté, la liberté, la tranquillité des délibérations demandoient essentiellement un lieu inaccessible aux insultes du peuple, un lieu aisé à garantir de toute espèce de tumulte; et lui, sa première pensée fut de placer les États généraux dans Paris, au milieu du peuple le plus nombreux, le plus facile à émouvoir, à soulever, et le plus redoutable dans ses soulèvemens: ce ne fut que par déférence pour l'avis du conseil qu'il se contenta de les établir à Versailles, statio malefida carinis.

Celle des salles qu'on destinoit aux assemblées générales, et dans laquelle, entre les trois ordres, s'agiteroient les plus grands intérêts de l'État, fut entourée de galeries, comme pour inviter le peuple à venir assister aux délibérations, appuyer son parti, insulter, menacer, effrayer le parti contraire, et changer la tribune en une scène de théâtre, où par ses applaudissemens il exciteroit ses acteurs. Je marque ces détails, parce qu'ils ont été de l'importance la plus grave. Mais M. Necker ne vouloit se figurer les assemblées des États que comme un spectacle paisible, imposant, solennel, auguste, dont le peuple auroit à jouir. Ses espérances ne laissoient pas d'être mêlées d'inquiétudes; mais, comme il attribuoit un grand pouvoir aux idées morales, il se flattoit que le plus sûr moyen de prévenir les troubles qui pouvoient naître de la dissension des ordres étoit de les animer tous de cet enthousiasme du bien public qui rend facile et doux le plus grand sacrifice des intérêts de corps et des intérêts personnels. Il en fit le premier essai dans la publication de son rapport au Conseil d'État du 27 décembre 1788; et ce fut par l'exemple du roi lui-même qu'il espéra d'exciter dès lors cette émulation généreuse.

En rappelant l'aveu que le roi lui avoit fait qu'il n'avoit eu depuis quelques années que des instans de bonheur: «Vous le retrouverez, Sire, ce bonheur, lui dit-il, et vous en jouirez; vous commandez à une nation qui sait aimer. Si des nouveautés politiques, auxquelles elle n'est pas faite encore, l'ont pu distraire pour un temps de son caractère naturel, bientôt fixée par vos bienfaits, et affermie dans sa confiance par la pureté de vos intentions, elle ne pensera plus qu'à jouir de l'ordre heureux et constant dont elle vous sera redevable. Elle ne sait pas encore, cette nation reconnoissante, tout ce que vous avez dessein de faire pour son bonheur. Vous l'avez dit, Sire, aux ministres qui sont honorés de votre confiance: non seulement vous voulez ratifier la promesse que vous avez faite de ne mettre aucun nouvel impôt sans le consentement des États, mais vous voulez encore n'en proroger aucun sans cette condition. Vous voulez de plus assurer le retour des États généraux, en les consultant sur l'intervalle des convocations et sur les moyens de donner à ces dispositions une stabilité durable. Pour former un lien solide entre l'administration particulière de chaque province et la législation générale, vous voulez que les députés de chaque partie du royaume se concertent ensemble sur le plan le plus convenable, et Votre Majesté est disposée à y donner son assentiment. Votre Majesté veut encore prévenir de la manière la plus efficace le désordre que l'inconduite ou l'incapacité de ses ministres pourroit introduire dans les finances; et, dans le nombre des dépenses que vous voulez fixer, vous n'exceptez pas même celles qui tiennent plus particulièrement à votre personne. Votre Majesté se propose d'aller au-devant du voeu bien légitime de ses sujets, en invitant les États généraux à examiner eux-mêmes la grande question qui s'est élevée sur les lettres de cachet. Vous ne souhaitez, Sire, que le maintien de l'ordre, et vous voulez abandonner à la loi tout ce qu'elle peut exécuter. C'est par le même principe que Votre Majesté est impatiente de recevoir les avis des États généraux sur la mesure de liberté qu'il convient d'accorder à la presse et la publication des ouvrages relatifs à l'administration. Enfin, Sire, vous préférez, avec raison, aux conseils passagers de vos ministres, les délibérations durables des États généraux de votre royaume; et, quand vous aurez éprouvé leur sagesse, vous ne craindrez pas de leur donner une stabilité qui puisse produire la confiance, et les mettre à l'abri des variations dans les sentimens des rois vos successeurs.»

Ce discours du ministre, imprimé, publié, répandu dans tout le royaume comme le gage solennel des intentions du roi, lui donnoit un droit légitime à la confiance des peuples; et si, d'après ces dispositions, les États avoient bien voulu se constituer le conseil suprême d'un roi qui ne vouloit que ce qui étoit juste, et qui vouloit tout ce qui étoit juste; d'un roi qui, de concert avec la nation, étoit déterminé à poser sur des bases inébranlables les bornes mêmes de son pouvoir et la colonne de la liberté, de la félicité publique, la monarchie françoise, sans changer de nature, devenoit le gouvernement le plus doux, le plus modéré, le plus stable qui fût jamais. Le roi, dans ce conseil législatif de la nation, alloit présider comme un père, consulter avec ses enfans, régler, concilier leurs droits en ami plutôt qu'en arbitre, et rédiger avec eux en lois les moyens de les rendre heureux. C'étoit dans cet esprit que le ministre croyoit tout disposer pour donner à la nation et conserver à la couronne ce caractère de grandeur, de puissance et de majesté, qu'elles devoient avoir ensemble, et que l'une sans l'autre ne pouvoit avoir pleinement (car c'est ainsi que le roi l'annonçoit).

Mais, dans une nation pétulante et légère, qui tout à coup veut être libre avant d'avoir appris à l'être, il n'est que trop naturel que la première fougue des esprits les emporte au delà des bornes de cette liberté; et, ces bornes franchies, le reste est le domaine des passions, de l'erreur et du crime.

LIVRE XIV

Quoique Paris fût comme le foyer de la fermentation excitée dans le royaume, les assemblées primaires y furent assez tranquilles, et ne parurent occupées qu'à se donner de bons électeurs pour avoir de bons députés.

J'étois du nombre des électeurs nommés par la section[34] des Feuillans; je fus aussi l'un des commissaires chargés de la rédaction du cahier des demandes, et je puis dire que, dans ces demandes, il n'y avoit rien que d'utile et de juste. Ainsi l'esprit de cette section fut raisonnable et modéré.

Il n'en fut pas de même de l'assemblée électorale[35]; la majeure partie en étoit saine en arrivant; mais nous y vîmes fondre une nuée d'intrigans qui venoient souffler parmi nous l'air contagieux qu'ils avoient respiré aux conférences de Duport, l'un des factieux du Parlement.

Soit que Duport fût de bonne foi dans son dangereux fanatisme, soit qu'ayant mieux calculé que sa compagnie les hasards qu'elle alloit courir, il eût voulu se donner à lui-même une existence politique, on savoit que, chez lui, dès l'hiver précédent, il avoit ouvert comme une école de républicisme, où ses amis prenoient soin d'attirer les esprits les plus exaltés ou les plus disposés à l'être.

J'observai cette espèce d'hommes remuans et bruyans qui se disputoient la parole, impatiens de se produire, aspirant à se faire inscrire sur la liste des orateurs. Je ne fus pas longtemps à voir quelle seroit leur influence; et, en élevant ma pensée d'un exemple particulier à une induction générale, je reconnus que c'étoit là, de même que dans toutes les communes, les organes de la faction, gens de palais et de chicane, et tous accoutumés à parler en public.

C'est une vérité connue qu'aucun peuple ne se gouverne; que l'opinion, la volonté d'une multitude assemblée, n'est jamais, ou presque jamais, qu'une impulsion qu'elle reçoit d'un petit nombre d'hommes, et quelquefois d'un seul, qui la fait penser et vouloir, qui la meut et qui la conduit. Le peuple a ses passions; mais ces passions, comme endormies, attendent une voix qui les réveille et les irrite. On les a comparées aux voiles d'un navire, lesquelles resteroient oisives et flottantes si quelque vent ne les enfloit.

Or, on sait qu'émouvoir les passions du peuple fut de tout temps l'office de l'éloquence de la tribune; et, parmi nous, la seule école de cette éloquence populaire étoit le barreau. Ceux même qui, dans la plaidoirie, n'en avoient pris que la hardiesse, les mouvemens et les clameurs, avoient sur le vulgaire un très grand avantage. Une raison froide, un esprit solide et pensant, auquel l'abondance et la facilité de l'élocution manqueroient au besoin, ne tiendroit pas contre la véhémence d'un déclamateur aguerri.

Le moyen le plus sûr de propager dans le royaume la doctrine révolutionnaire avoit donc été d'engager dans son parti le corps des avocats, et rien n'avoit été plus facile. Républicain par caractère, fier et jaloux de sa liberté, enclin à la domination par l'habitude de tenir dans ses mains le sort de ses cliens, répandu dans tout le royaume, en possession de l'estime et de la confiance publique, en relation continuelle avec toutes les classes de la société, exercé dans l'art d'émouvoir et de maîtriser les esprits, l'ordre des avocats devoit avoir sur la multitude un ascendant irrésistible; et, les uns par la force d'une véritable éloquence, les autres par cette affluence et ce bruit de paroles qui étourdit des têtes foibles et leur en impose avec des mots, ils ne pouvoient manquer de primer dans les assemblées populaires et d'y gouverner l'opinion, surtout en s'annonçant pour les vengeurs des injures du peuple et les défenseurs de ses droits.

On sent quel intérêt ce corps avoit lui-même à voir changer la réforme en révolution, la monarchie en république; c'étoit pour lui une aristocratie perpétuelle qu'il s'agissoit d'organiser. Successivement destinés à être les moteurs de la faction républicaine, rien ne convenoit mieux à des hommes ambitieux qui, partout en autorité de lumières et de talens, seroient, à tour de rôle, appelés aux fonctions publiques, et seuls, ou presque seuls, les législateurs de la France: d'abord ses premiers magistrats, et bientôt ses vrais souverains.

Cette perspective étoit la même non seulement pour les gens de loi, mais pour toutes les classes de citoyens instruits, où chacun présumoit assez de ses talens pour avoir la même espérance, avec la même ambition.

Je ne dispute point à cette ambition un prétexte honnête et louable. Dans les institutions humaines, il est impossible que tout soit bien; il est même infiniment rare que tout soit le mieux ou le moins mal possible. Un gouvernement n'est jamais qu'une machine plus ou moins sujette à de fréquentes altérations. Il est donc nécessaire, au moins par intervalles, ou d'en régler les mouvemens, ou d'en remonter les ressorts; et, quel que soit l'État, monarchique ou républicain, dont on examine la forme, il n'en est aucun dont la condition ne paroisse effrayante lorsque dans un même tableau l'on voit accumulés tous les vices, tous les abus, tous les crimes des temps passés. C'étoit ainsi que l'on calomnioit le règne de Louis XVI. Quelles que fussent les erreurs et les fautes qu'il n'avoit pu éviter, lui-même, il ne demandoit qu'à n'en laisser aucune trace, et personne ne souhaitoit plus vivement que lui cette réforme salutaire; mais c'étoit sous ce nom vague et captieux de réforme qu'on déguisoit une révolution; et cette erreur explique le succès presque universel d'un plan qui, présentant sous divers aspects l'honnête, l'utile et le juste, s'accommodoit à tous les caractères et concilioit tous les voeux.

Les meilleurs citoyens se croyoient d'accord de volonté et d'intention avec les plus médians; les esprits animés soit de l'amour du bien public, soit d'un désir de gloire et de domination, soit d'une basse envie ou d'une infâme ardeur de rapine et de brigandage, suivoient tous la même impulsion, et de ces mouvemens divers le résultat étoit le même: la subversion de l'État. C'est là ce qui me semble faire l'apologie d'un grand nombre d'hommes que l'on a crus pervers, et qui n'ont été qu'égarés.

Qu'en effet quelques hommes du naturel des tigres eussent prémédité la Révolution comme elle s'est exécutée, cela est concevable; mais que la nation françoise, que le bas peuple même, avant que d'être dépravé, eût consenti à ce complot barbare, impie et sacrilège, c'est ce que personne, je crois, n'oseroit soutenir. Il est donc faux que les crimes de la Révolution aient été les crimes de la nation, et je suis loin de supposer qu'aucun de mes collègues à l'assemblée électorale ait pu seulement les prévoir.

Ce fut, je le crois, avec un aveugle enthousiasme du bien public que nous arriva cette troupe de gens de loi, soutenue d'un cortège d'ambitieux républicains qui, comme eux, aspiroient à se rendre célèbres dans les conseils d'un peuple libre. Target, distingué au barreau, d'ailleurs bien famé parmi nous, y vint jouer le premier rôle.

Le gouvernement nous avoit envoyé pour président le lieutenant civil[36]. Ce fut une fausse démarche, car elle étoit insoutenable. Une assemblée essentiellement libre devoit avoir un président pris dans son sein et de son choix. Ce magistrat soutint dignement sa mission: il nous fit admirer sa fermeté et sa sagesse, mais inutilement. La cause fut plaidée contradictoirement avec lui par l'avocat Target; et celui-ci, pour avoir défendu les droits de l'assemblée, en fut proclamé président.

Athlète exercé dès longtemps dans le pugilat du barreau, armé d'assurance et d'audace, dévoré d'ambition, et environné d'une escorte d'applaudisseurs bruyans, il commença par s'insinuer dans les esprits en homme conciliant et pacifique; mais, lorsqu'il se fut emparé de cette assemblée de citoyens nouveaux encore dans les fonctions d'hommes publics, il leva la tête, et se prononça hautement. Au lieu de s'en tenir, comme il étoit du devoir de sa place, à exposer fidèlement l'état des questions soumises à l'examen de l'assemblée, à recueillir, à résumer, à énoncer l'opinion, il la dicta.

Nos fonctions ne se bornoient pas à élire des députés, nous avions encore à former, dans leurs mandats, des réclamations, des plaintes, des demandes; et chacun de ces griefs donnoit lieu à de nouvelles déclamations. Les mots indéfinis d'égalité, de liberté, de souveraineté du peuple, retentissoient à nos oreilles; chacun les entendoit, les appliquoit à sa façon. Dans les règlemens de police, dans les édits sur les finances, dans les autorités graduelles, sur lesquelles reposoient l'ordre et la tranquillité publique, il n'y avoit rien où l'on ne trouvât un caractère de tyrannie, et l'on attachoit une ridicule importance aux détails les plus minutieux. Je n'en citerai qu'un exemple.

Il s'agissoit du mur d'enceinte et des barrières de Paris, qu'on dénonçoit comme un enclos de bêtes fauves, trop injurieux pour des hommes.

«J'ai vu, nous dit l'un des orateurs, oui, citoyens, j'ai vu à la barrière Saint-Victor, sur l'un des piliers, en sculpture, le croirez-vous? j'ai vu l'énorme tête d'un lion, gueule béante, et vomissant des chaînes dont il menace les passans. Peut-on imaginer un emblème plus effrayant du despotisme et de la servitude?» L'orateur lui-même imitoit le rugissement du lion. Tout l'auditoire étoit ému; et moi, qui passois si souvent à la barrière Saint-Victor, je m'étonnois que cette image horrible ne m'eût point frappé. J'y fis donc ce jour-là une attention particulière; et, sur le pilastre, je vis pour ornement un bouclier pendu à une chaîne mince que le sculpteur avoit attachée à un petit mufle de lion, comme on en voit à des marteaux de porte ou à des robinets de fontaine.

L'intrigue avoit aussi ses comités secrets, où l'on dépouilloit tout respect pour nos maximes les plus saintes, pour nos objets les plus sacrés. Ni les moeurs ni le culte n'y étoient épargnés. On y montroit, selon la doctrine de Mirabeau, comme inconciliables et comme incompatibles, la politique avec la morale, l'esprit religieux avec l'esprit patriotique, et les vieux préjugés avec les nouvelles vertus. On y faisoit regarder comme inséparables sous le gouvernement d'un seul la royauté et la tyrannie, l'obéissance et la servitude, la puissance et l'oppression.

Au contraire, dès que le peuple rentreroit dans ses droits d'égalité, d'indépendance, on exagéroit follement les espérances et les promesses. Il sembloit que c'étoit par des hommes de l'âge d'or qu'on alloit être gouverné. Ce peuple libre, juste et sage, toujours d'accord avec lui-même, toujours éclairé dans le choix de ses conseils, de ses ministres, modéré dans l'usage de sa force et de sa puissance, ne seroit jamais égaré, jamais trompé, jamais dominé, asservi par les autorités qu'il auroit confiées. Ses volontés feroient ses lois, et ses lois feroient son bonheur.

Quoique je fusse presque isolé, et que, de jour en jour, mon parti s'affoiblît dans l'assemblée électorale, je ne cessois de dire à qui vouloit m'entendre combien cet art d'en imposer par d'impudentes déclamations me sembloit grossier et facile. Mes principes étoient connus, je n'en dissimulois aucun; et l'on prenoit soin de divulguer à l'oreille que j'étois ami des ministres et comblé des bienfaits du roi. Les élections se firent, je ne fus point élu: on me préféra l'abbé Sieyès[37]. Je remerciai le Ciel de mon exclusion, car je croyois prévoir ce qui alloit se passer à l'Assemblée nationale, et dans peu j'en fus mieux instruit.

Nous avions à l'Académie françoise un des plus outrés partisans de la faction républicaine: c'étoit Chamfort, esprit fin, délié, plein d'un sel très piquant lorsqu'il s'égayoit sur les vices et sur les ridicules de la société, mais d'une humeur âcre et mordante contre les supériorités de rang et de fortune, qui blessoient son orgueil jaloux. De tous les envieux répandus dans le monde, Chamfort étoit celui qui pardonnoit le moins aux riches et aux grands l'opulence de leurs maisons et les délices de leurs tables, dont il étoit lui-même fort aise de jouir. Présens, et en particulier, il les ménageoit, les flattoit, et s'ingénioit à leur plaire; il sembloit même qu'il en aimoit, qu'il en estimoit quelques-uns dont il faisoit de pompeux éloges. Bien entendu pourtant que, s'il avoit la complaisance d'être leur commensal et de loger chez eux, il falloit que, par leur crédit, il obtînt de la cour des récompenses littéraires, et il ne les en tenoit pas quittes pour quelques mille écus de pension dont il jouissoit: c'étoit trop peu pour lui. «Ces gens-là, disoit-il à Florian, doivent me procurer vingt mille livres de rente; je ne vaux pas moins que cela.»

À ce prix, il avoit des grands de prédilection qu'il exceptoit de ses satires; mais, pour la caste en général, il la déchiroit sans pitié; et, lorsqu'il crut voir ces fortunes et ces grandeurs au moment d'être renversées, aucun ne lui étant plus bon à rien, il fit divorce avec eux tous, et se rangea du côté du peuple.

Dans nos sociétés, nous nous amusions quelquefois des saillies de son humeur, et, sans l'aimer, je le voyois avec précaution et avec bienséance, comme ne voulant pas m'en faire un ennemi.

Un jour donc que nous étions restés seuls au Louvre, après la séance académique: «Eh bien! me dit-il, vous n'êtes donc pas député?—Non, répondis-je, et je m'en console, comme le renard des raisins auxquels il ne pouvoit atteindre: Ils sont trop verts.—En effet, reprit-il, je ne les crois pas assez mûrs pour vous. Votre âme est d'une trempe trop douce et trop flexible pour l'épreuve où elle seroit mise. On fait bien de vous réserver à une autre législature. Excellent pour édifier, vous ne valez rien pour détruire.»

Comme je savois que Chamfort étoit ami et confident de Mirabeau, l'un des chefs de la faction, je crus être à la source des instructions que je voulois avoir; et, pour l'engager à s'expliquer, je feignis de ne pas l'entendre. «Vous m'effrayez, lui dis-je, en parlant de détruire; il me sembloit à moi qu'on ne vouloit que réparer.

—Oui, me dit-il, mais les réparations entraînent souvent des ruines: en attaquant un vieux mur, on ne peut pas répondre qu'il n'écroule sous le marteau, et, franchement, ici l'édifice est si délabré que je ne serois pas étonné qu'il fallût le démolir de fond en comble.—De fond en comble! m'écriai-je.—Pourquoi pas? repartit Chamfort, et sur un autre plan moins gothique et plus régulier. Seroit-ce, par exemple, un si grand mal qu'il n'y eût pas tant d'étages, et que tout y fût de plain-pied? Vous désoleriez-vous de ne plus entendre parler d'éminences, ni de grandeurs, ni de titres, ni d'armoiries, ni de noblesse, ni de roture, ni du haut ni du bas clergé?» J'observai que l'égalité avoit toujours été la chimère des républiques, et le leurre que l'ambition présentoit à la vanité; mais ce nivellement est surtout impossible dans une vaste monarchie; «et, en voulant tout abolir, il me semble, ajoutai-je, qu'on va plus loin que la nation ne l'entend, et plus loin qu'elle ne demande.

—Bon! reprit-il, la nation sait-elle ce qu'elle veut? On lui fera vouloir et on lui fera dire ce qu'elle n'a jamais pensé; et, si elle en doute, on lui répondra comme Crispin au légataire[38]: C'est votre léthargie. La nation est un grand troupeau qui ne songe qu'à paître, et qu'avec de bons chiens les bergers mènent à leur gré. Après tout, c'est son bien que l'on veut faire à son insu: car, mon ami, ni votre vieux régime, ni votre culte, ni vos moeurs, ni toutes vos antiquailles de préjugés, ne méritent qu'on les ménage. Tout cela fait honte et pitié à un siècle comme le nôtre; et, pour tracer un nouveau plan, on a toute raison de vouloir faire place nette.

—Place nette! insistai-je, et le trône? et l'autel?—Et le trône, et l'autel, me dit-il, tomberont ensemble: ce sont deux arcs-boutans appuyés l'un par l'autre; et, que l'un des deux soit brisé, l'autre va fléchir.»

Je dissimulai l'impression que me faisoit sa confidence, et, pour l'attirer plus avant: «Vous m'annoncez, lui dis-je, une entreprise où je crois voir plus de difficultés que de moyens.

—Croyez-moi, reprit-il, les difficultés sont prévues et les moyens sont calculés.» Alors il se développa, et j'appris que les calculs de la faction étoient fondés sur le caractère du roi, si éloigné de toute violence qu'on le croyoit pusillanime; sur l'état actuel du clergé, où il n'y avoit plus, disoit-il, que quelques vertus sans talens, et quelques talens dégradés et déshonorés par des vices; enfin, sur l'état même de la haute noblesse, que l'on disoit dégénérée, et dans laquelle peu de grands caractères soutenoient l'éclat d'un grand nom.

Mais c'étoit surtout en lui-même que le tiers état devoit mettre sa confiance. Cet ordre, dès longtemps fatigué d'une autorité arbitraire et graduellement oppressive jusque dans ses derniers rameaux, avoit sur les deux autres ordres non seulement l'avantage du nombre, mais celui de l'ensemble, mais celui du courage et de l'audace à tout braver. «Enfin, disoit Chamfort, ce long amas d'impatience et d'indignation, formé comme un orage, et cet orage prêt à crever; partout la confédération et l'insurrection déclarées, et, au signal donné par la province du Dauphiné, tout le royaume prêt à répondre par acclamation qu'il prétend être libre; les provinces liguées, leur correspondance établie, et de Paris comme de leur centre l'esprit républicain allant porter au loin sa chaleur avec sa lumière: voilà l'état des choses. Sont-ce là des projets en l'air?»

J'avouai qu'en spéculation tout cela étoit imposant; mais j'ajoutai qu'au delà des bornes d'une réforme désirable la meilleure partie de la nation ne laisseroit porter aucune atteinte aux lois de son pays et aux principes fondamentaux de la monarchie.

Il convint que, dans ses foyers, à ses comptoirs, à ses bureaux, à ses ateliers d'industrie, une bonne partie de ces citadins casaniers trouveroient peut-être hardis des projets qui pourroient troubler leur repos et leurs jouissances. «Mais, s'ils les désapprouvent, ce ne sera, dit-il, que timidement et sans bruit, et l'on a, pour leur en imposer, cette classe déterminée qui ne voit rien pour elle à perdre au changement, et croit y voir tout à gagner. Pour l'ameuter, on a les plus puissans mobiles: la disette, la faim, l'argent, des bruits d'alarme et d'épouvante, et le délire de frayeur et de rage dont on frappera ses esprits. Vous n'avez entendu parmi la bourgeoisie que d'élégans parleurs. Sachez que tous nos orateurs de tribune ne sont rien en comparaison des Démosthènes à un écu par tête, qui, dans les cabarets, dans les places publiques, dans les jardins et sur les quais, annoncent des ravages, des incendies, des villages saccagés, inondés de sang, des complots d'assiéger et d'affamer Paris. C'est là ce que j'appelle des hommes éloquens. L'argent surtout et l'espoir du pillage sont tout-puissans parmi ce peuple. Nous venons d'en faire l'essai au faubourg Saint-Antoine; et vous ne sauriez croire combien peu il en a coûté au duc d'Orléans pour faire saccager la manufacture de cet honnête Réveillon, qui dans ce même peuple faisoit subsister cent familles. Mirabeau soutient plaisamment qu'avec un millier de louis on peut faire une jolie sédition.

—Ainsi, lui dis-je, vos essais sont des crimes, et vos milices sont des brigands.—Il le faut bien, me répondit-il froidement. Que feriez-vous de tout ce peuple en le muselant de vos principes de l'honnête et du juste? Les gens de bien sont foibles, personnels et timides; il n'y a que les vauriens qui soient déterminés. L'avantage du peuple, dans les révolutions, est de n'avoir point de morale. Comment tenir contre des hommes à qui tous les moyens sont bons? Mirabeau a raison: il n'y a pas une seule de nos vieilles vertus qui puisse nous servir; il n'en faut point au peuple, ou il lui en faut d'une autre trempe. Tout ce qui est nécessaire à la révolution, tout ce qui lui est utile, est juste: c'est là le grand principe.

—C'est peut-être celui du duc d'Orléans, répliquai-je; mais je ne vois que lui pour chef à ce peuple en insurrection, et je n'ai pas, je vous l'avoue, grande opinion de son courage.—Vous avez raison, me dit-il, et Mirabeau, qui le connoît bien, dit que ce seroit bâtir sur de la boue que de compter sur lui. Mais il s'est montré populaire, il porte un nom qui en impose, il a des millions à répandre, il déteste le roi, il déteste encore plus la reine; et, si le courage lui manque, on lui en donnera: car, dans le peuple même, on aura des chefs intrépides, surtout dès le moment qu'ils se seront montrés rebelles et qu'ils se croiront criminels: car il n'y a plus à reculer quand on n'a derrière soi pour retraite que l'échafaud. La peur, sans espérance de salut, est le vrai courage du peuple. On aura des forces immenses si l'on peut obtenir une immense complicité. Mais, ajouta-t-il, je vois que mes espérances vous attristent: vous ne voulez pas d'une liberté qui coûtera beaucoup d'or et de sang. Voulez-vous qu'on vous fasse des révolutions à l'eau rose?»

Là finit l'entretien, et nous nous séparâmes, lui sans doute plein de mépris pour mes minutieux scrupules, et moi peu satisfait de sa fière immoralité. Le malheureux s'en est puni en s'égorgeant lui-même, lorsqu'il a connu ses erreurs.

Je fis part de cet entretien à l'abbé Maury le soir même. «Il n'est que trop vrai, me dit-il, que dans leurs spéculations ils ne se trompent guère, et que, pour trouver peu d'obstacles, la faction a bien pris son temps. J'ai observé les deux partis. Ma résolution est prise de périr sur la brèche; mais je n'en ai pas moins la triste certitude qu'ils prendront la place d'assaut, et qu'elle sera mise au pillage.

—S'il est ainsi, lui dis-je, quelle est donc la démence du clergé et de la noblesse, de laisser le roi s'engager dans cette guerre?—Que voulez-vous qu'ils fassent?—Ce qu'on fait dans un incendie: je veux qu'ils fassent la part au feu; qu'ils remplissent le déficit en se chargeant de la dette publique; qu'ils remettent à flot le vaisseau de l'État; enfin qu'ils retirent le roi du milieu des écueils où ils l'ont engagé eux-mêmes, et qu'à quelque prix que ce soit ils obtiennent de lui de renvoyer les États généraux avant qu'ils ne soient assemblés. Je veux qu'on leur annonce qu'ils sont perdus si les États s'assemblent, et qu'il n'y a pas un moment à perdre pour dissiper l'orage qui va fondre sur eux.» Maury me fit des objections; je n'en voulus entendre aucune. «Vous l'exigez, me dit-il; eh bien! je vais faire cette démarche. Je ne serai point écouté.»

Malheureusement il s'adressa à l'évêque D'***, tête pleine de vent, lequel traita mes avis de chimère. Il répondit «qu'on n'en étoit pas où l'on croyoit en être, et que, l'épée dans une main, le crucifix dans l'autre, le clergé défendroit ses droits».

Libre de ma députation de l'assemblée électorale, j'allai chercher dans ma maison de campagne le repos dont j'avois besoin, et par là je me dérobai à une société nouvelle qui se formoit chez moi. Elle étoit composée de gens que je me serois plu à réunir dans des temps plus paisibles: c'étoient l'abbé de Périgord, récemment évêque d'Autun[39], le comte de Narbonne et le marquis de La Fayette. Je les avois vus, dans le monde, aussi libres que moi d'intrigues et de soins: l'un, d'un esprit sage, liant et doux; l'autre, d'une gaieté vive, brillante, ingénieuse; le dernier, d'une cordialité pleine d'agrémens et de grâces, et tous les trois du commerce le plus aimable.

Mais, dans leurs rendez-vous chez moi, je vis leur humeur rembrunie d'une teinte de politique; et, à quelques traits échappés, je soupçonnai des causes de cette altération dont mes principes ne s'accommodoient pas. Ils s'aperçurent comme moi que, dans leurs relations et dans leurs conférences, ma maison n'étoit pas un rendez-vous pour eux. Ma retraite nous sépara.

Les jours de la semaine où j'allois à l'Académie, je couchois à Paris, et je passois assez fréquemment les soirées chez M. Necker. Là, me trouvant au milieu des ministres, je leur parlois à coeur ouvert de ce que j'avois vu et de ce que j'avois appris.

Je les trouvois tout stupéfaits, et comme ne sachant où donner de la tête. Ce qui se passoit à Versailles avoit détrompé M. Necker, et je le voyois consterné. Invité à dîner chez lui avec les principaux députés des communes, je crus remarquer, à l'air froid dont ils répondoient à ses attentions et à ses prévenances, qu'ils vouloient bien de lui pour leur intendant, mais non pas pour leur directeur.

M. de Montmorin, à qui je parlai d'engager le roi à se retirer dans l'une de ses places fortes, et à la tête de ses armées, m'objecta le manque d'argent, la banqueroute, la guerre civile.

«Vous croyez donc, ajouta-t-il, le péril bien pressant pour aller si vite aux extrêmes?—Je le crois si pressant, lui dis-je, que, dans un mois d'ici, je ne répondrais plus ni de la liberté du roi, ni de sa tête, ni de la vôtre.»

Hélas! Chamfort m'avoit rendu prophète; mais je ne fus point écouté, ou plutôt je le fus par un ministre foible, qui lui-même ne le fut pas.

Cependant les députés des trois ordres s'étoient rendus à Versailles à peu près au nombre prescrit: trois cents de l'ordre du clergé, trois cents de l'ordre de la noblesse et six cents de l'ordre du tiers état, y compris ceux de la commune de Paris, qui n'arrivèrent que quelques jours après.

Ce fut le 5 mai que se fit l'ouverture de l'assemblée. Jamais la nation n'avoit été si pleinement représentée, jamais tant de si graves intérêts n'avoient été remis à ses représentans, jamais aussi tant de talens et de lumières ne s'étoient réunis pour travailler ensemble au grand ouvrage du bien public; jamais enfin un roi ni meilleur, ni plus juste, ne s'étoit offert pour y contribuer. Que de bonheur un système aveugle de révolution a détruit!

Le roi, dans tout l'appareil de sa majesté, accompagné de la reine et des deux princes ses frères, des princes de son sang, des pairs de son royaume, des officiers de sa couronne, de son garde des sceaux et du ministre de ses finances, se rendit à la salle des États assemblés.

Il parut avec une dignité simple, sans orgueil, sans timidité, portant sur le visage le caractère de bonté qu'il avoit dans le coeur, doucement ému du spectacle et du sentiment que la vue des députés d'une nation fidèle devoit inspirer à son roi.

Rien de plus vrai que l'air, le ton, l'accent de l'âme, l'expression simple et sensible dont il prononça le discours que je vais transcrire[40].

«Messieurs, ce jour que mon coeur attendoit depuis longtemps est enfin arrivé, et je me vois entouré des représentans de la nation à laquelle je me fais gloire de commander. Un long intervalle s'étoit écoulé depuis la dernière tenue des États généraux; et, quoique la convocation de ces assemblées parût être tombée en désuétude, je n'ai point balancé à rétablir un usage dont le royaume peut tirer une nouvelle force et qui peut ouvrir à la nation une nouvelle source de bonheur.

«La dette de l'État, déjà immense à mon avènement au trône, s'est encore accrue sous mon règne; une guerre dispendieuse, mais honorable, en a été la cause; l'augmentation des impôts en a été la suite nécessaire, et a rendu plus sensible leur inégale répartition. Une inquiétude générale, un désir immodéré d'innovation, se sont emparés des esprits et finiroient par égarer totalement les opinions si l'on ne se hâtoit de les fixer par une réunion d'avis sages et modérés.

«C'est dans cette confiance, Messieurs, que je vous ai rassemblés, et je vois avec sensibilité qu'elle a déjà été justifiée par des dispositions que les deux premiers ordres ont montrées à renoncer à leurs intérêts pécuniaires. L'espérance que j'ai eue de voir tous les ordres, réunis de sentimens, concourir avec moi au bien général de l'État, ne sera point trompée.

«J'ai déjà ordonné dans les dépenses des retranchemens considérables. Vous me présenterez à cet égard des idées que je recevrai avec empressement; mais, malgré les ressources que peut offrir l'économie la plus sévère, je crains, Messieurs, de ne pouvoir pas soulager mes sujets aussi promptement que je le désirerois.

«Je ferai mettre sous vos yeux la situation exacte des finances; et, quand vous l'aurez examinée, je suis assuré d'avance que vous me proposerez les moyens les plus efficaces pour y établir un ordre permanent et affermir le crédit public. Ce grand et salutaire ouvrage, qui assurera le bonheur du royaume au dedans et sa considération au dehors, vous occupera essentiellement.

«Les esprits sont dans l'agitation; mais une assemblée des représentans de la nation n'écoutera sans doute que les conseils de la sagesse et de la prudence. Vous aurez jugé vous-mêmes, Messieurs, qu'on s'en est écarté dans plusieurs occasions récentes; mais l'esprit dominant de vos délibérations répondra aux véritables sentimens d'une nation généreuse, et dont l'amour pour ses rois a toujours fait le caractère distinctif. J'éloignerai tout autre souvenir.

«Je connois l'autorité et la puissance d'un roi juste, au milieu d'un peuple fidèle et attaché de tout temps aux principes de la monarchie. Ils ont fait la gloire et l'éclat de la France; je dois en être le soutien, et je le serai constamment. Mais tout ce qu'on peut attendre du plus tendre intérêt au bonheur public, tout ce qu'on peut demander à un souverain, premier ami de ses peuples, vous pouvez, vous devez l'espérer de mes sentimens.

«Puisse, Messieurs, un heureux accord régner dans cette assemblée, et cette époque devenir à jamais mémorable pour le bonheur et la prospérité du royaume! C'est le souhait de mon coeur; c'est le plus ardent de mes voeux; c'est enfin le prix que j'attends de la droiture de mes intentions et de mon amour pour mes peuples.»

Ces paroles du roi firent sur l'assemblée la plus favorable impression.

Le garde des sceaux, selon l'usage, développa les intentions du roi; il observa que dans l'ancien temps le service militaire étant aux frais de la noblesse, et la subsistance des veuves, des orphelins, des indigens, étant prise alors sur les biens du clergé, ce genre de contribution les acquittoit envers l'État; mais qu'aujourd'hui que le clergé avoit des richesses considérables, et que la noblesse obtenoit des récompenses honorifiques et pécuniaires, les possessions de ces deux ordres devoient subir la loi commune de l'impôt. Parmi les objets qui devoient fixer l'attention de l'assemblée, il indiqua les changemens utiles que pouvoient exiger la législation civile et la procédure criminelle; et, en reconnoissant la nécessité de rendre l'administration de la justice plus facile, d'en corriger les abus, d'en restreindre les frais, de tarir la source de ces discussions interminables qui ruinoient les familles, et de mettre les justiciables à portée d'obtenir un prompt jugement, il rendit tacitement hommage aux principes de Lamoignon.

Enfin, par ordre exprès du roi, le directeur général des finances, ayant pris la parole, en exposa la situation; et, sans dissimuler le mal, il en indiqua les remèdes. Sur ce tableau, si effrayant dans l'ombre, il répandit une lumière rassurante, et aux aveux les plus affligeans il mêla les consolations d'une espérance courageuse. Il fit voir que l'objet le plus pressant et le plus difficile, l'égalité à établir entre les revenus et les dépenses fixes, ne demandoit pas même le secours d'un nouvel impôt; que ce vide seroit rempli par de simples réductions et de légères économies. Quant aux ressources qui lui restoient pour les besoins de la présente année, pour les dépenses extraordinaires des deux suivantes, pour l'amortissement successif des anciennes dettes, pour diminuer la somme des anticipations, enfin pour acquitter quelques dettes pressantes et actuellement exigibles, il les indiqua, ces ressources, dans le casuel progressif des extinctions des rentes viagères, dans le produit des économies et des nouvelles améliorations, dans l'accroissement des subsides plus également imposés, plus régulièrement perçus. Enfin, sûr d'obtenir du temps et du crédit national le seul moyen légitime et permis d'alléger les charges publiques, il n'en vouloit point d'autres, et il répudioit, comme indigne d'un roi et d'une nation magnanime, toute espèce d'altération dans la foi des engagemens.

«Que de plus grandes précautions, dit-il, soient prises pour l'avenir, le roi le désire, le roi le veut; mais à une époque si solennelle, où la nation est appelée par son souverain à l'environner non pas pour un moment, mais pour toujours; à une époque où cette nation est appelée à s'associer en quelque manière aux pensées et aux volontés de son roi, ce qu'elle désirera de seconder avec le plus d'empressement, ce sont les sentimens d'honneur et de fidélité dont il est rempli. Ce sera un jour, Messieurs, un grand monument du caractère moral de Sa Majesté que cette protection accordée aux créanciers de l'État, que cette longue et constante fidélité, car, en y renonçant, le roi n'avoit besoin d'aucun secours; et c'est là peut-être le premier conseil que les machiavélistes modernes n'auroient pas manqué de lui donner.»

À ces maximes de justice et de probité Necker ajouta le grand intérêt de la puissance politique, dont ces principes étoient la base; et, avec la même éloquence dont il avoit plaidé la cause des créanciers de l'État, il plaida celle des pensionnaires. Sa loyauté fut applaudie.

Mais, lorsqu'en parlant de certains mandats conditionnels, où les engagemens à prendre à l'égard des finances étoient considérés comme un objet secondaire, qui devoit être précédé de toutes les concessions et de toutes les assurances que la nation demanderoit, le ministre observa que les besoins des finances n'étoient que les besoins publics; que les dépenses de l'État ne concernoient pas moins la nation que le monarque; qu'il y alloit de sa sûreté, de son repos, de sa défense, de toutes les commodités de son existence publique, et qu'une obligation aussi absolue que celle d'y pourvoir ne laissoit pas la liberté de la rendre conditionnelle; enfin, lorsqu'en supposant même que le roi eût plus d'intérêt que la nation au rétablissement de l'ordre et du crédit et à l'acquittement de la dette publique, Necker osa dire aux députés: «Non, Messieurs (et il est bon de vous le faire observer, afin que vous aimiez davantage votre auguste monarque), non, ce n'est pas à la nécessité absolue d'un secours d'argent que vous devez le précieux avantage d'être assemblés par Sa Majesté en États généraux»; et qu'il leur fit voir, article par article, que le plus grand nombre des moyens de subvenir aux besoins de l'État et de remplir le déficit auroient été dans les mains du roi sans commettre aucune injustice, et par de simples retranchemens soumis à sa puissance et à sa volonté, alors ceux qui, dans leur système de domination, vouloient faire subir au roi la loi de la nécessité, s'offensèrent que son ministre parût vouloir l'en affranchir. On leur avoit entendu dire que la nation devroit lapider l'homme qui enseigneroit au roi à se passer de nouveaux secours.

Necker, il est vrai, vouloit dissuader l'assemblée du droit qu'elle croyoit avoir de refuser son assistance; mais, en faisant soutenir au roi la dignité de sa couronne, il laissoit à la nation tous les moyens de contenir son autorité légitime dans les bornes de l'équité.

Et en effet, par un commun accord entre le monarque et les peuples, les dépenses étant fixées, les impôts consentis, les ministres comptables, les états de recettes et de dépenses publiés, mis sous les jeux de la nation et vérifiés par elle-même, enfin les abus réformés, et l'administration soumise aux règles de la plus exacte économie, que vouloit-on de plus? Et si l'égalité de l'impôt étoit convenue, si le retour des États généraux étoit réglé, la presse libre comme elle pouvoit l'être, les lettres de cachet abolies ou confiées à la sagesse d'un tribunal; si la liberté, la sûreté publique et personnelle, la propriété, l'égalité de tous les citoyens devant la loi et sous la loi, étoient rendues inviolables; si tous ces biens étoient non seulement offerts, mais assurés à la nation, que manquoit-il au succès inouï de cette première assemblée? Il y manquoit ce caractère d'indépendance et de domination que les partisans fanatiques d'une démocratie absolue et despotique vouloient avoir dans leurs décrets.

«Lorsqu'il en sera temps, leur disoit M. Necker, Sa Majesté appréciera justement le caractère de vos délibérations; et, s'il est tel qu'elle l'espère, s'il est tel qu'elle a droit de l'attendre, s'il est tel enfin que la plus saine partie de la nation le veut et le demande, le roi secondera vos intentions et vos travaux; il mettra sa gloire à les couronner, et, l'esprit du meilleur des princes se mêlant, pour ainsi dire, à celui qui inspirera la plus fidèle des nations, on verra naître de cet accord le plus grand des biens, la plus solide des puissances.»

C'étoit ce langage d'une autorité qui se réservoit l'examen et le libre consentement, c'étoit là ce qui blessoit l'orgueil de la ligue démocratique. Jaloux de voir le souverain vouloir de son pur mouvement ce qu'ils prétendoient commander, ils accusoient Necker de revêtir le despotisme des formes de la bienfaisance. Ils vouloient un roi qui ne fût plus un roi.

Cependant, malgré Mirabeau et malgré le libelle violent qu'il publia, le discours du roi et celui du ministre eurent, dans l'assemblée comme dans le public, le suffrage des gens de bien.

L'affluence la plus nombreuse des habitans de Paris s'étoit pressée en foule jusqu'à Versailles, pour jouir du spectacle de l'ouverture des États. Et lorsque le roi, à la tête des députés de la nation, se rendit après l'assemblée à l'église de Saint-Louis, la pompe, l'ordre, la majesté de cette marche auguste, le silence respectueux d'une foule de spectateurs dont elle étoit bordée; le roi, au milieu de cette cour nationale, plein d'une douce et crédule joie, et autour de lui sa famille, heureuse du même bonheur; tout cela, dis-je, ensemble, fit sur les âmes une impression si vive et si profonde que des larmes involontaires couloient de tous les yeux. On croyoit voir les espérances précéder la marche des États généraux, et les prospérités la suivre; mais, au milieu de cet appareil de patriotisme et de concorde, le mouvement sourd qui précède les dissensions orageuses agitoit déjà les esprits.

LIVRE XV

D'abord, entre les ordres, la contestation s'éleva, comme on l'avoit prévu, sur la manière de se former. Leur première résolution fut, du côté du tiers état, de ne jamais délibérer par chambre, et, du côté de la noblesse et du clergé, de ne jamais délibérer par tête: résolution qui rompoit dès l'entrée la convocation des États, si chacun des partis se fût tenu inébranlable.

Mais le parti des premiers ordres, déjà trop foible, s'affoiblit encore en prenant mal son point d'appui. Le tiers, pour l'engager à délibérer en commun, commença par lui demander la vérification des pouvoirs; et il étoit évidemment fondé à vouloir que ce fût ensemble et en commun que s'en fît l'examen: ne falloit-il pas se connoître? À quoi s'engageoit-on en se communiquant les titres de sa légation? Chacun, après cet examen, n'eût-il pas été libre encore? Les premiers ordres s'y refusèrent. Au lieu d'attendre le moment et l'occasion de prendre un poste ferme, ils crurent pouvoir pied à pied disputer le terrain; et une mauvaise difficulté en débutant fut pour eux une fausse position où ils ne purent se soutenir.

Le motif de cette conduite étoit la connoissance que les deux premiers ordres avoient de leur députation.

Parmi les nobles, un assez grand nombre de têtes exaltées, les uns par un esprit de liberté, d'indépendance, les autres par des vues et des calculs d'ambition, penchoient vers le parti du peuple, où ils espéroient être honorés, distingués, élevés aux premiers emplois. Dans le clergé, un plus grand nombre encore, et, comme je l'ai dit, toute la foule des curés, tenoit au parti des communes par toutes sortes de liens. Le plus populaire des hommes, c'est un curé, s'il est homme de bien. Mais un sentiment moins louable, quoiqu'aussi naturel, étoit leur aversion d'abord pour les évêques, dont la sévérité leur étoit souvent importune, et puis pour cette classe mitoyenne d'abbés qui étoient l'objet de leur envie: classe inutile, disoient-ils, et la seule favorisée; oisive, et fière encore de son oisiveté; dédaigneuse du ministère, et insultant avec l'orgueil d'une fastueuse opulence à l'humble médiocrité, quelquefois même à la détresse du pénible état de pasteur. C'étoit là surtout ce qui aliénoit le bas clergé, et le repoussoit vers un ordre où l'avoit placé la nature, lequel d'ailleurs ne négligeoit pas de lui promettre un sort plus doux.

Or, tant que chacun dans son corps seroit contenu par l'exemple et retenu par la pudeur, on avoit lieu de croire qu'il y resteroit attaché; mais si, une fois en délibération et en communauté avec le tiers état, ils se voyoient enveloppés du parti populaire, il étoit à craindre qu'ils n'y restassent; et c'étoit ce premier abord qu'on vouloit éviter. Mais le seul moyen d'empêcher la désertion auroit été de la rendre honteuse et déshonorante dans l'opinion publique, en se donnant un caractère de franchise et de loyauté qui ne laissât aucun prétexte à la bassesse des transfuges. Des commissaires conciliateurs furent nommés par les trois ordres, et de leurs conférences il ne résulta rien.

Un monarque plus occupé de lui-même que de l'État, et qui, jaloux de sa puissance, auroit vu qu'on venoit au moins la restreindre et la subjuguer, auroit laissé les ordres se fatiguer de leurs débats, et la discorde rebuter et dissoudre cette dangereuse assemblée; mais le roi, qui vouloit sincèrement le bien public, espérant engager les ordres à l'opérer de concert avec lui, ne craignoit rien tant que de les voir se séparer; et, avec la même bonne foi qu'il les avoit appelés à son aide, il cherchoit les moyens de les concilier, les pressant de tout son amour d'y donner leur consentement.

Le clergé accepta la médiation du roi. La noblesse, se défiant des conseils du ministre, ne donna son consentement qu'avec des restrictions qui valoient un refus. Le tiers se dispensa de répondre à l'offre du roi, attendu, disoit-il, que la noblesse modifiant par des réserves l'acquiescement qu'elle y sembloit donner, ce ne pouvoit plus s'appeler un moyen conciliatoire. Le clergé sentoit sa foiblesse; la noblesse prit son courage pour de la force; le tiers sentit la sienne, il en usa, et il en abusa.

L'arrêté qu'il prit le 10 juin, à la presque unanimité, fut de terminer des délais inutiles, et de passer de l'attente à l'action, toutefois après avoir fait une dernière tentative et de nouvelles instances au clergé et à la noblesse d'assister et de concourir à la vérification des pouvoirs, en les avertissant qu'on y procéderoit tant en l'absence qu'en présence des classes privilégiées. On ajouta que les communes exposeroient au roi les motifs de cette grande délibération.

Le nom de communes que le tiers avoit pris, et le nom de classes qu'il donnoit aux deux premiers ordres, annonçoit qu'il ne vouloit plus entre eux et lui de distinction de grades; ainsi, pour la noblesse et le clergé, plus de milieu à prendre ni de délai à obtenir. Il falloit ou se réunir au tiers, comme ils l'ont fait depuis, ou, après la vérification des pouvoirs faite en commun, se retirer chacun des deux ordres de son côté, se constituer l'un et l'autre parties intégrantes des États généraux; faire d'eux-mêmes au bien public les plus généreux sacrifices, se déclarer soumis aux impositions dans la plus exacte équité, reconnoître l'obligation de garantir la dette nationale et de subvenir aux besoins de l'État, tenir pour abolie la servitude personnelle, accorder le rachat de tous les droits onéreux au peuple, améliorer le sort du clergé inférieur, consacrer les principes d'égalité devant la loi, de propriété, de sûreté personnelle et publique, de tolérance à l'égard des cultes; du reste, professer un inviolable attachement aux principes fondamentaux de la monarchie françoise; porter au pied du trône et signifier au tiers état ses engagemens solennels, et demander sur tout le reste la délibération par chambres, en réservant au roi le droit inaliénable d'accorder ou de refuser sa sanction aux décrets des États; en même temps, protester contre tous les actes qui les supposeroient absens; déclarer nuls tous ceux qui les engageroient sans le concours de leurs suffrages, publier ces résolutions, et, d'après celles des communes, opérer avec elles; ou, si le tiers s'y refusoit, se retirer avec la dignité convenable à des hommes qui auroient rempli leur tâche et fait librement leur devoir. Leur conduite, manifestée dans les provinces, y auroit rendu odieuse l'ambition du tiers, d'autant que la chaire évangélique n'étoit pas encore interdite à la vérité courageuse, et qu'elle y auroit pu retentir. Cet heureux moment fut perdu.

La noblesse se constitua, mais se tint sur la défensive. Le clergé crut pouvoir garder une neutralité simulée. «Il attendit, dit Tolendal, qu'il y eût un vainqueur pour se faire un allié.»

Depuis leur arrêté du 10, les communes s'étoient occupées à vérifier leurs pouvoirs. Cette opération finie, ayant jugé que l'oeuvre de la restauration nationale pouvoit et devoit être commencée sans retard par les députés présens, il fut décrété (le 15 juin) de la suivre sans interruption, sans obstacle; et néanmoins que, si les députés absens se présentoient durant le cours de la session qui alloit s'ouvrir, l'assemblée les recevroit avec joie, et s'empresseroit, après la vérification de leurs pouvoirs, de partager avec eux ses travaux. On eut soin d'ajouter que la représentation nationale seroit une et indivisible, et qu'il n'appartiendroit qu'à des représentans, légalement vérifiés et légitimement reconnus, de concourir à former le voeu national.

Il ne s'agissoit plus que de savoir quel nom l'assemblée se donneroit. Celui d'Assemblée nationale, le plus ambitieux de tous, fut celui qu'elle préféra (le 17 juin); et ceux qui n'étoient pas d'avis que les communes usurpassent le titre de nation furent inscrits sur une liste qu'on fit circuler dans Paris, forme de dénonciation qui, depuis, a été mortelle à la liberté des suffrages.

Le second acte de la toute-puissance que les communes s'attribuèrent fut de déclarer nulles toutes les contributions qui avoient existé jusqu'alors, et de poser en principe que, pour le passé même, il avoit fallu non pas l'assentiment tacite, mais le consentement formel de la nation pour légitimer les impôts.

Dès ce moment, le ministre devoit tenir le roi en garde contre cette usurpation de puissance, et l'engager à rompre une assemblée factieuse, comme excédant les bornes de ses fonctions, et comme s'arrogeant un pouvoir qu'elle n'avoit pas.

Mais le conseil, bien loin d'être en état de prendre une résolution, n'avoit pas même un plan de conduite et de résistance. Je tiens de l'un des hommes qui, dans cette Assemblée, ont montré le plus de courage, de lumières et de talens; je tiens de Malouet qu'ayant lui-même un jour demandé à Necker, en présence de deux autres ministres, si, contre les attaques dont le trône étoit menacé, il avoit un plan de défense, Necker lui répondit qu'il n'en avoit aucun. «S'il est ainsi, répondit Malouet, tout est perdu.»

Necker n'étoit déjà plus le ministre que demandoient les circonstances. Il avoit engagé l'État dans un détroit, et parmi des écueils dont il ne sut point le tirer.

Cependant il ne put dissimuler au roi que l'Assemblée s'arrogeoit une puissance exorbitante; et ce fut pour la contenir que, le 20 du mois, fut proclamée, pour le 22, une séance royale. Jusque-là il fut ordonné que les salles seroient fermées et que les États vaqueroient: foible moyen pour empêcher la réunion d'une partie du clergé avec les communes, car on en étoit menacé.

La cour et le conseil étoient remplis d'agitation. La noblesse et le haut clergé voyoient leur ruine prochaine si le roi les abandonnoit, et lui demandoient son appui. Il fut donc résolu dans le conseil que le roi iroit en personne marquer aux députés du peuple les limites de leurs pouvoirs; les engager à la concorde, au nom du salut de l'État, et, pour y concourir, manifester lui-même ses intentions bienfaisantes.

Cette déclaration à rédiger demandoit beaucoup de prudence. Il falloit éviter, comme deux écueils, de céder aux communes et de les soulever. Necker, chargé de ce travail, s'appliqua, selon ses principes, à tempérer sans l'affoiblir le caractère de l'autorité, à ne rien faire vouloir au roi qui ne fût juste et désirable, et à concilier ce qui appartenoit à la majesté du monarque avec ce qui lui sembloit dû à la dignité des représentans de la nation. Son travail fut d'abord adopté; mais, en son absence, et dans un conseil qui se tint à Marly, on y fit quelques altérations légères, à ce qu'on assure, mais telles, m'a-t-il dit lui-même, que la déclaration ne pouvoit plus avoir l'effet qu'on s'étoit proposé.

Quel qu'eût été le changement, que je n'ai pu vérifier, il est certain que le discours manquoit d'ensemble, et qu'il alloit mal à son but.

Le 20, l'ordre de la noblesse avoit obtenu du roi une audience, dans laquelle son président, le duc de Luxembourg, portant la parole: «Sire, lui avoit-il dit, les députés de l'ordre du tiers état ont cru pouvoir concentrer en eux seuls l'autorité des États généraux. Sans attendre le concours des deux autres ordres et la sanction de Votre Majesté, ils ont cru pouvoir convertir leurs décrets en lois. Ils en ont ordonné l'impression et l'envoi dans les provinces. Ils ont déclaré nulles et illégales les contributions actuellement existantes; ils les ont consenties provisoirement pour la nation, mais en limitant leur durée. Ils ont pensé sans doute pouvoir s'attribuer les droits réunis du roi et des trois ordres. C'est entre les mains de Votre Majesté que nous déposons nos protestations à de pareilles entreprises.»

La noblesse ajoutoit les assurances les plus fortes de zèle, de fidélité, de courage et de dévouement.

«Je connois, répondit le roi, les droits attachés à ma naissance; je saurai les défendre; je saurai maintenir, pour l'intérêt de tous mes sujets, l'autorité qui m'est confiée, et je ne permettrai jamais qu'on l'altère. Je compte sur votre zèle pour la patrie, sur votre attachement à ma personne; et j'attends avec confiance de votre fidélité que vous adopterez les vues de conciliation dont je suis occupé pour le bonheur de mes peuples.»

Et la harangue et la réponse supposoient des mesures et des moyens dont il eût fallu s'assurer. On oublia trop cette maxime, que l'autorité qui s'expose à montrer sa faiblesse achève de s'anéantir.

En attendant la séance royale, les communes n'ayant aucun endroit décent où s'assembler prirent le premier qui s'offrit. Ce fut un jeu de paume, rendu célèbre par le serment qu'elles y prononcèrent de ne jamais être séparées, et de se rassembler partout où les circonstances l'exigeroient, jusqu'à ce que la constitution du royaume et la régénération de l'ordre fussent rétablies et affermies sur des bases solides. On étoit loin de s'être mis en garde contre ces actes de vigueur.

La séance annoncée pour le lundi 22 ayant été remise au lendemain, l'assemblée se transféra du jeu de paume dans l'église de Saint-Louis, sans doute afin que la sainteté du lieu donnât un caractère plus imposant à ce qui alloit s'y passer.

À peine fut-elle établie que, les portes du sanctuaire s'étant ouvertes, elle en vit sortir et s'avancer au milieu d'elle les archevêques de Bordeaux[41] et de Vienne[42], l'évêque de Chartres[43] et celui de Rodez[44], à la tête de cent quarante-cinq députés du clergé. Les communes les reçurent avec une joie de sacrificateurs à qui on amenoit des victimes; et le peuple qui remplissoit l'église sembla vouloir, en les applaudissant, achever de les étourdir sur le sort qui les attendoit. Le corps des communes, grossi de ce renfort, redoubla d'assurance et de résolution pour la séance du lendemain.

Necker se dispensa d'y accompagner le roi. Je dois, sans l'approuver, expliquer le motif d'une conduite si étrange. Il avoit soutenu ouvertement, dans le conseil, que la réunion des trois chambres en une seule étoit inévitable, et qu'il y auroit à la différer le plus grand danger pour l'État; qu'on devoit voir que les communes étoient irrévocablement décidées à ne pas reconnoître la délibération par ordre, et que l'autorité du roi seroit inutilement compromise à les y contraindre; que, si la résistance étoit la même du côté des deux premiers ordres, il en arriveroit ou que les États seroient tenus sans leur concours, ou qu'ils seraient dissous; que l'un entraîneroit la ruine du clergé et de la noblesse, et l'autre celle du royaume; que, dans l'épuisement de toutes les ressources, on touchoit au moment fatal où les payemens même les plus instamment exigibles, ceux du Trésor royal, ceux de l'Hôtel de ville, le prêt même des troupes, la subsistance de Paris, tout alloit manquer; que la famine, la banqueroute, peut-être la guerre civile, menaçoient le royaume, si les États étoient rompus, ou n'étoient pas incessamment d'accord; et, après avoir frappé le roi et le conseil de ces vérités alarmantes, il leur avoit fait adopter une déclaration où il avoit tâché de ménager en même temps la dignité royale et la fierté républicaine.

Or, c'étoit là surtout ce qu'on avoit changé dans la déclaration. On avoit supposé comme principe incontestable ce qui seroit le plus vivement contesté; on y avoit fait vouloir au roi tout ce que vouloit la noblesse; on lui faisoit annuler ou défendre tout ce qu'elle ne vouloit pas. C'étoit lui supposer et la puissance actuelle et la ferme résolution de rompre et de dissoudre sur-le-champ l'Assemblée en cas de résistance à son autorité. Or, l'une étoit aussi chancelante que l'autre. La banqueroute et la guerre civile étoient comme deux spectres qui épouvantoient le roi.

Necker, ayant donc appris que son ouvrage étoit changé, et qu'on mettoit aux prises l'autorité royale avec la liberté publique, crut devoir s'abstenir de paroître à cette séance, où sa présence eût laissé croire qu'il adhéroit à ce qui s'étoit fait malgré lui. Sa conduite a fait dire aux uns qu'il avoit voulu attirer à lui seul la faveur du peuple, aux autres qu'il avoit donné le signal de la rébellion, et aux plus modérés qu'uniquement occupé de sa réputation, il avoit tout sacrifié à son intérêt personnel.

La déclaration fut lue à l'Assemblée en présence du roi, et l'on n'eut pas de peine à y reconnoître deux caractères incohérens. Elle étoit divisée en deux parties. Dans la première se déployoit, comme je l'ai dit, le pouvoir le plus absolu. Dans l'autre, et à la suite de ces formules de despotisme, déjà trop rigoureusement employées dans les lits de justice, venoit un exposé touchant des bonnes intentions du roi, et des mesures qu'il vouloit prendre pour produire et pour assurer la prospérité du royaume; et, après avoir appelé les États généraux à s'occuper avec lui des grands objets d'utilité publique, le roi vouloit que toutes les lois qu'il auroit sanctionnées dans la tenue actuelle des États ne pussent jamais être changées sans le consentement des ordres réunis. Seulement, à l'égard de la force publique, protectrice de l'ordre et de la sûreté, soit au dedans, soit au dehors, il déclaroit expressément qu'il vouloit conserver en son entier, et sans la moindre altération, l'institution de l'armée, ainsi que toute autorité de police et de discipline sur le militaire, telle que les monarques françois en avoient constamment joui.

Si les États avoient voulu devoir au roi une monarchie réglée et tempérée, le roi la leur donnoit; mais ils ne croyoient pas digne d'eux de la tenir de lui; et, quelle que fût la nouvelle constitution qu'ils n'avoient pas méditée encore, ils entendoient qu'elle fût leur ouvrage, et non pas un bienfait du roi. Ainsi, toute l'attention des esprits se porta sur la partie de la déclaration qui rappeloit le pouvoir arbitraire. Ce qu'on y avoit ajouté de plus doux et de plus sensible fut regardé comme un appât pour amorcer l'obéissance, et comme un foible et vain palliatif à des actes de despotisme que le roi venoit exercer.

Les communes furent surtout blessées de cette conclusion du roi, lorsque, prenant lui-même la parole, il dit:

«Vous venez, Messieurs, d'entendre le résultat de mes dispositions et de mes vues. Elles sont conformes au vif désir que j'ai d'opérer le bien public; et si, par une fatalité qui est loin de ma pensée, vous m'abandonniez dans une si belle entreprise, seul je ferai le bien de mes peuples, seul je me considérerai comme leur véritable représentant, et, connoissant vos cahiers, connoissant l'accord parfait qui existe entre le voeu le plus général de la nation et mes intentions bienfaisantes, j'aurai toute la confiance que doit inspirer une si rare harmonie, et je marcherai vers le but auquel je veux atteindre avec tout le courage et la fermeté que je dois avoir… C'est moi, jusqu'à présent, qui fais tout pour le bonheur de mes peuples, et il est rare peut-être que l'unique ambition d'un souverain soit d'obtenir de ses sujets qu'ils s'entendent enfin pour accepter ses bienfaits.»

Ce ton d'autorité, ces mots de souverain, de sujets, de bienfaits, parurent offensans pour des oreilles républicaines; et, quand le roi finit par ordonner aux trois ordres de se retirer chacun dans leur chambre, la résolution tacite des communes fut de ne pas lui obéir. Ainsi fut perdu tout le fruit des bonnes volontés du roi, et la discorde s'accrut dans une séance destinée à l'étouffer.

La séance finie, les communes, dans un silence respectueux, mais sombre, laissèrent l'ordre de la noblesse accompagner le roi, et se tinrent dans cette salle, qui, dès ce moment, fut la leur. Inutilement, de la part du roi, leur ordonna-t-on d'en sortir. Là même, et sur-le-champ, il fut résolu de persister dans leurs précédens arrêtés, et celui-ci fut pris tout d'une voix. En même temps on décréta que la personne des députés seroit inviolable, qu'aucun d'eux, pour ce qu'il auroit dit ou fait dans l'Assemblée, ne pourroit être poursuivi, arrêté, détenu par le pouvoir exécutif, ni durant ni après la session; ce décret déclarant infâmes et traîtres envers la patrie les auteurs, instigateurs ou exécuteurs de pareils attentats. On y ajouta que, durant la session, la personne des députés seroit à l'abri de toute poursuite criminelle et même civile, à moins que l'Assemblée ne fît cesser l'exemption. L'avis en fut ouvert par Mirabeau, homme intéressé plus que personne à mettre une barrière entre les lois et lui.

Un peuple nombreux, envoyé de Paris à Versailles, avoit environné la salle des États durant la séance royale. Il l'entouroit encore lorsqu'on lui apprit que Necker alloit demander sa retraite. Ce bruit étoit fondé.

Le roi, frappé d'étonnement de n'avoir pas vu à sa suite le ministre des finances, et plus surpris encore de ne pas le trouver dans le palais à son retour, avoit demandé avec inquiétude à Montmorin si Necker vouloit le quitter; et, Montmorin lui ayant fait entendre qu'il le croyoit, le roi l'avoit chargé d'aller lui dire qu'il l'attendoit.

Ce fut à sept heures du soir, dans le moment où Necker étoit renfermé seul avec le roi, que le peuple inonda les cours et l'intérieur du palais, en criant que le roi étoit trompé, et que le peuple redemandoit M. Necker.

L'entretien du roi avec son ministre dura une heure entière. Le peuple en attendit l'issue. Enfin il vit partir le roi pour Trianon sans le saluer de ce cri de Vive le roi! qu'il méritoit si bien, et, l'instant d'après, il vit Necker descendre l'escalier et monter dans sa chaise. Ce fut pour lui qu'en ce moment éclatèrent les voeux et les bénédictions. On a reproché au ministre d'avoir voulu jouir de son triomphe, et il est vrai qu'il y aurait eu de l'insolence s'il y avoit eu de l'intention; mais quoique, par les galeries, Necker pût retourner modestement chez lui sans se montrer au peuple, il y a eu, ce me semble, trop de rigueur à lui faire un crime de n'avoir pas eu pour le roi cette respectueuse attention.

Necker, assailli par la reconnoissance du peuple et par ses applaudissemens, accompagné jusqu'à son hôtel, que la même foule investit, n'y fut pas plus tôt arrivé qu'il y vit accourir non pas une députation de l'Assemblée, mais l'Assemblée entière, qui, se pressant autour de lui, le supplioit, au nom de la patrie, au nom du roi lui-même, au nom du salut de l'État, de ne pas les abandonner. Ce n'étoit là qu'un jeu de théâtre pour rendre le parti royaliste odieux; et le dessein d'anéantir le ministre lui-même, s'il n'étoit pas voué au parti populaire, n'en étoit pas moins pris dans le conseil de la faction.

Necker voulut leur faire entendre que, seul, il n'avoit plus le pouvoir de faire aucun bien. «Nous vous aiderons, s'écria Target, se donnant le droit de parler au nom de tous, et, pour cela, il n'est point d'efforts, de sacrifices même, que nous ne soyons disposés à faire.—Monsieur, lui dit Mirabeau avec le masque de la franchise, je ne vous aime point, mais je me prosterne devant la vertu.—Restez, Monsieur Necker, s'écria la foule, restez, nous vous en conjurons.» Le ministre, sensiblement ému: «Parlez pour moi, Monsieur Target, dit-il, car je ne puis parler moi-même.—Eh bien, Messieurs, je reste, s'écria alors Target; c'est la réponse de M. Necker.» On a su depuis combien le coup que cette scène portoit au coeur du roi lui fut sensible; et cela même entroit dans l'intention des acteurs.

Il n'y avoit aucune espérance de rompre l'union des communes, ni de vaincre leur résistance. Tous les jours il leur arrivoit des différentes villes du royaume des félicitations de commande sur leur fermeté courageuse. Dans ces adresses il étoit dit que, si on semoit des pièges autour de l'Assemblée nationale, elle n'avoit qu'à tourner ses regards, qu'elle apercevroit derrière elle vingt-cinq millions de François, qui, les yeux attachés sur sa conduite, attendoient en silence quel seroit leur sort et celui de leur postérité. Il ne falloit pas s'attendre à voir un parti aussi déclaré reculer d'un pas, ni fléchir.

Il s'en falloit bien que dans l'autre parti la résolution fût aussi unanime, ni la résistance aussi ferme. On a vu la division arrivée dans le clergé. La noblesse n'étoit guère plus sûre d'elle-même; déjà soixante députés de cet ordre avoient désavoué hautement dans leur chambre le refus que l'on avoit fait de la médiation du roi. Du côté du clergé, le lendemain de la séance royale, cent soixante curés s'étoient rendus dans la salle commune. Deux jours après, deux évêques encore, celui d'Orange[45] et celui d'Autun[46], y avoient passé. Le même jour, l'humble et doux archevêque de Paris[47] y avoit présenté ses pouvoirs. Du côté de la noblesse, quarante-sept gentilshommes, et, dans ce nombre, des hommes remarquables, s'étoient réunis aux communes. Le reste des deux premiers ordres ne pouvoit différer de suivre cet exemple; et, dans l'état de crise où étoient les affaires, tout délai étoit dangereux. Le roi fit pour les décider ce qu'il auroit fallu qu'il fît avant la séance royale. La lettre qu'il leur adressa, en leur sauvant l'humiliation de céder aux communes, leur donna lieu de s'honorer d'un sentiment d'amour pour lui et de respect pour sa volonté. Ce fut à lui qu'ils se rendirent, et ce jour (le 27 juin) fut marqué par la réunion des trois ordres dans la salle commune des États généraux.

Cette réunion solennelle se fit d'abord dans un profond silence; mais, lorsqu'elle fut consommée, à ce silence respectueux succéda tout à coup une explosion de joie qui se communiqua et se répandit au dehors.

Le peuple, susceptible encore de sentimens honnêtes et de douces émotions, vient d'apprendre que son triomphe est l'ouvrage du roi, et, doublement heureux de l'obtenir et de le lui devoir, se presse vers ce palais où quelques jours auparavant l'avoient emporté ses alarmes. Il le fait retentir du voeu le plus doux des François. Il demande à voir ce bon roi, à lui montrer comme il sait l'aimer, à le rendre témoin des transports qu'il lui cause.

Le roi paroît sur le balcon de son appartement, la reine est avec lui; et tous les deux entendent leurs noms retentir jusqu'au ciel. De douces larmes coulent dans leurs embrassemens, et, par un mouvement dont tous les coeurs sont attendris, la reine serre dans ses bras l'objet de leur reconnoissance. Alors ce peuple, qui depuis s'est montré si féroce, et qui étoit encore bon (j'aime à le répéter), saisit l'instant de payer à la reine ses sentimens d'épouse par un bonheur de mère. Il lui demande à voir son fils, il demande à voir le Dauphin. Ce précieux et foible enfant, porté dans les bras de la reine, est présenté par l'amour maternel à la tendresse nationale. Heureux de ne devoir pas vivre assez pour voir quels seroient les retours de cette trompeuse faveur!

«Après le bon roi, le bon ministre», s'écrie alors la multitude; et d'une commune impulsion elle se précipite vers l'hôtel des finances, qu'elle fait retentir encore de bénédictions et de voeux.

Durant la nuit de ce grand jour, Versailles illuminé ne présenta partout que le tableau de la félicité publique.

Rien de plus doux que le spectacle d'une nation exaltée par des sentimens généreux. Mais l'enthousiasme dans le peuple est dangereux lors même qu'il est le plus louable: car le peuple ne connoît point d'intervalle entre les extrêmes, et, d'un excès à l'autre, il se laisse emporter par la passion du moment. Il sentoit alors tout le prix de la liberté. Mais cette liberté récente, dont il étoit comme enivré, alloit bientôt le dépraver, en faisant fermenter en lui les élémens de tous les vices.

Déjà, sous le nom spécieux de bien public, étoit répandu dans la foule un esprit de licence, de faction et d'anarchie. L'indépendance et la perpétuité d'une Assemblée nationale où dominoient les communes, et, dans cette Assemblée, la souveraineté du peuple transmise et concentrée dans la volonté de ses représentans, avec le caractère du plus effrayant despotisme; une constitution qui feroit du royaume une démocratie armée, sous une ombre de monarchie, gouvernée en réalité par un corps aristocratique, périodiquement électif, mais toujours élu au gré du parti dominant: tel étoit le projet formé par la faction républicaine. Or, on avoit bien calculé qu'on y trouveroit des obstacles, et dans les assauts qu'on avoit à livrer, ou qu'on avoit à soutenir, on prévoyoit qu'on auroit besoin d'un peuple ivre de liberté et forcené de rage.

Ce fut alors que je compris ce que m'avoit prédit Chamfort du système des factieux pour livrer le bas peuple aux furies de la discorde, et le tenir sans cesse dans des mouvemens convulsifs de frayeur ou d'aveugle audace.

Au chagrin du malaise dans un temps de disette, à la cherté du pain, à la peur d'en manquer, à cette inquiétude que motivoit assez la difficulté des convois et qu'on exagéroit encore, on ajoutoit, pour irriter le peuple, les plus noires suppositions de complots tramés contre lui. On l'effrayoit pour le rendre terrible, et tous les jours il devenoit plus ombrageux et plus farouche de défiance et de soupçon.

Les brigands connus sous le nom de Marseillois, appelés à Paris pour y être les suppôts de la faction républicaine, gens de rapine et de carnage, et aussi altérés de sang qu'affamés de butin, en se mêlant parmi le peuple, lui inspiroient leur férocité[48].

La présence des tribunaux le contenoit encore et lui ôtoit l'audace du crime; mais on croyoit à tous momens le voir franchir cette foible barrière, et la foule des vagabonds mêlés parmi les factieux et prêts à les servir augmentoit tous les jours: les ports, les quais, en étoient couverts, l'Hôtel de ville en étoit investi; ils sembloient, autour du Palais, insulter à l'inaction de la justice désarmée; on en tenoit douze mille occupés inutilement à creuser la butte de Montmartre, et payés à vingt sous par jour. On les y avoit postés comme une arrière-garde qu'on feroit marcher au besoin. La nuit, une multitude égarée et menaçante se rassembloit au Palais-Royal. Ses portiques en étoient comblés, le jardin en étoit rempli, cent groupes s'y formoient pour entendre des délations calomnieuses et des motions incendiaires. Les plus fougueux déclamateurs y étoient les mieux écoutés. Mille noirceurs, qu'imaginoit et que répandoit l'imposture, étoient dans cette enceinte l'aliment des esprits. C'étoit là qu'on déclamoit avec fureur contre l'autorité royale, qu'on lui faisoit un crime de la cherté du blé et de la misère du peuple. C'étoit là qu'aux séditieux, enivrés de folles espérances, ou troublés de noires terreurs, on marquoit les victimes que l'on dévouoit à la mort. Nuls hommes publics, non pas même les plus intègres et les plus respectables, n'étoient sûrs d'y être épargnés. C'étoit de là que partoient en foule ou des gens effrayés eux-mêmes, ou des gens soudoyés pour répandre l'alarme et la sédition dans Paris.

Mais, ce qui passe la vraisemblance, c'est qu'à Versailles même un peuple qui tenoit toute son existence de la cour se montrât le plus entêté des maximes républicaines.

On l'avoit vu, ce peuple, tandis qu'une partie du clergé délibéroit encore sur la réunion des ordres, insulter ceux des prêtres qu'il croyoit opposans, et, sur de fausses délations, attaquer le bon archevêque de Paris, et le poursuivre à coups de pierres dans son carrosse; on avoit observé que les gardes-françoises, loin de contenir les mutins, les encourageoient par des signes d'intelligence; et l'on savoit que dans Paris ces soldats, accueillis, caressés au Palais-Royal, et défrayés dans les cafés, se disoient les amis du peuple. Le roi, sans avoir pour lui-même aucune inquiétude, put donc vouloir que, dans Paris et dans Versailles, le peuple fût soumis à la police accoutumée, et que, rentré dans l'ordre, il se livrât paisiblement à ses travaux.

Le roi put croire qu'une faction toujours présente et menaçante ne laissoit pas aux délibérations de l'Assemblée nationale la liberté qui devoit en être l'essence; que la sûreté personnelle étoit le fondement de cette liberté; que la sûreté devoit être pour tous également inviolable, et que le souverain en étoit le garant. Il put penser que la salle des assemblées, ouverte comme un théâtre, ne devoit pas être un foyer de sédition. Il trouva donc à la fois juste et sage de faire protéger par une garde respectueuse la liberté des opinions et la sûreté des personnes. En même temps il ordonna que les soldats aux gardes-françoises, vagabonds dans Paris, fussent remis sous la discipline, et punis s'ils s'en écartoient.

Mais le peuple ni ses moteurs ne voulurent souffrir de gêne. La garde qui entouroit la salle fut forcée, et l'Assemblée fit vers le roi une députation pour déclarer que les États convoqués libres ne pouvoient opérer librement au milieu des troupes qui les environnoient. La garde fut levée, et il fallut laisser la salle ouverte à l'affluence du public.

Le roi sentit que le désordre ne feroit qu'aller en croissant, si on laissoit le peuple exempt de toute crainte; que ce ne seroit plus qu'en lui cédant qu'on pourroit l'apaiser; qu'au moins, en usant d'indulgence envers les factieux, falloit-il leur montrer qu'on pouvoit user de rigueur, et que, n'étant pas sûr d'être obéi par les gardes-françoises, il étoit temps de faire avancer quelques troupes sur lesquelles on pût compter. Il en fit donc venir, mais d'abord en très petit nombre, et bien sincèrement dans l'unique intention de protéger l'ordre public et le repos des citoyens. Personne n'en doutoit; mais ce repos, cet ordre même, étoit le coup mortel pour la révolution qu'on vouloit produire.

On a entendu le roi répondre à la noblesse qu'il connoissoit les droits attachés à sa naissance et qu'il sauroit les maintenir. Il avoit dit aux États généraux qu'aucun de leurs projets, aucune de leurs délibérations, ne pouvoient avoir force de loi sans son approbation spéciale, et que tous les ordres de l'État pouvoient se reposer sur son équitable impartialité. Or, dans ce système d'autorité et de puissance protectrice, et en opposition avec une faction populaire qui se regardoit elle-même comme le corps législatif unique, absolu et suprême, et comme le dépositaire de la volonté nationale, le roi, pour tenir ce langage, ne devoit pas être désarmé; et, dans le cas où il seroit forcé d'agir comme il avoit parlé, en bon roi, mais en vrai monarque, il étoit nécessaire qu'il en eût le pouvoir. C'étoit là déterminément ce que le parti factieux et révolutionnaire ne vouloit pas souffrir. Ses forces résidoient dans ce ramas de peuple qui suit aveuglément ceux qui se déclarent pour lui; et, si Versailles étoit gardé, si Paris étoit calme, ou réprimé par des troupes de ligne, les factieux restoient sans moyens et sans espérance.

Ce n'étoit pas encore à des forfaits qu'on excitoit le peuple. L'anarchie avoit ses dangers qu'on ne se dissimuloit pas; mais, pour intimider le roi et le parti des gens de bien, dût-il en coûter d'abord quelque ravage, même un peu de sang innocent, la liberté républicaine étoit d'un si grand prix qu'il falloit bien lui faire de légers sacrifices: telles étoient la politique et la morale du plus grand nombre, et c'étoient les plus modérés; les autres se croyoient permis tout ce qui leur étoit utile; et, à leur tête, Mirabeau professoit hautement comme vertus modernes le mépris des devoirs et des droits les plus saints.

Il falloit, disoit-on, nourrir le feu du patriotisme; et, pour l'entretenir, la liberté accordée à la presse faisoit éclore tous les jours des libelles calomnieux, où l'on dévouoit à la haine et à la vengeance publique quiconque osoit disputer au peuple le pouvoir de tout opprimer. Le noble qui, avec quelque chaleur, défendoit la cause des nobles, un membre du clergé qui, avec quelque éloquence, plaidoit la cause du clergé, n'étoient rien de moins, dans ces délations, que des traîtres à la patrie. Dans le tiers état même, l'opinion modérée passoit pour lâcheté et rendoit suspect son auteur. Ainsi, du côté des communes, la contrainte et la violence environnoient les deux premiers ordres, et c'étoient les communes qui sembloient repousser la contrainte et la violence. Tout ce qui pouvoit animer, irriter, soulever le peuple, étoit permis et provoqué; tout ce qui pouvoit contenir ou réprimer ses mouvemens excitoit dans les États même les plus vives réclamations. On appeloit liberté le droit d'éteindre toute liberté. Le sens de ces réclamations n'étoit pas équivoque: nous voulons tout pouvoir par le moyen du peuple, et qu'on ne puisse rien qu'avec nous et par nous.

Mais, en convoquant les États généraux, le roi avoit-il entendu former une démocratie, et attribuer aux communes le despotisme menaçant qu'elles prétendoient exercer? «Que devient, Sire, lui disoient les ordres opprimés, que devient cette sûreté que vous nous avez garantie? que devient cette égalité que les communes ont demandée? En existeroit-il une ombre pour deux ordres qui s'entendroient dénoncer, dévouer à la fureur du peuple, s'ils ne consentoient pas sans réclamation à ce que le tiers auroit voulu? Sans doute, autour de cette salle d'une assemblée législative, il n'auroit point fallu de garde militaire; mais il n'y falloit pas non plus des troupes de brigands prêts à nous lapider» Cette garde paisible qu'on disoit offensante pour l'assemblée des États n'étoit là que pour garantir le calme des opinions et la liberté des suffrages. Vouloit-on que toute contrainte en fût bannie? Il falloit éloigner les troupes, et, en même temps, il falloit écarter ce peuple qui venoit jusque dans l'Assemblée encourager ses partisans, choisir et marquer ses victimes, et rendre effrayante pour les foibles la redoutable épreuve de l'appel nominal.

Les orateurs du peuple faisoient l'éloge de sa bonté, de son équité naturelle, et cet éloge étoit dû sans doute à une classe de citoyens qui est l'élite de la commune. Mais au-dessous de cette classe ne voyoit-on pas ces brigands qui, dans Paris naguère, avoient saccagé la maison d'un paisible et bon citoyen? et ceux qui, dans l'enceinte des jardins du Palais-Royal, semoient la calomnie et souffloient la révolte? et ceux qui, à Versailles, avoient voulu lapider un charitable et pieux archevêque? et ceux qui avoient enlevé au supplice un fils meurtrier de son père? et ceux qui depuis, dans Paris, aux portes de l'Hôtel de ville et à Versailles même, dans le palais du roi, ont commis tant d'atrocités? et ceux qui les ont applaudies après les avoir provoquées, et se sont réjouis en voyant promener au bout des lances toutes ces têtes de citoyens inhumainement massacrés?

C'étoit donc, disoient les deux ordres qui réclamoient la sûreté commune, c'étoit donc une dérision cruelle que de confondre ainsi le peuple qu'il falloit contenir avec celui qu'il falloit protéger. Par un grossier abus des mots, de la populace on faisoit le peuple, et de ce peuple la nation, que l'on déclaroit souveraine.

Les communes demandoient à Paris une garde bourgeoise; mais, en attendant qu'elle fût organisée, qu'avoit d'inquiétant le petit nombre de troupes réglées que le roi y avoit fait venir? Tout y étoit tranquille depuis leur arrivée; mais cette police militaire n'étoit pas du goût des communes. Leurs émissaires ne cessoient d'agiter le Palais-Royal, l'infâme repaire du crime; ils y attiroient les soldats aux gardes, et les y retenoient la nuit. Ce fut ce que le duc du Châtelet, leur colonel, ne put dissimuler; il y fit prendre à une heure indue deux de ces soldats vagabonds, et ils furent conduits à la prison de l'Abbaye. Ce fut le signal d'un soulèvement. L'acte le plus commun de l'autorité militaire fut traité d'attentat contre la liberté, et, en moins d'une heure, la prison des deux soldats (qu'on appeloit amis du peuple) fut assiégée par vingt mille hommes. Les geôliers ayant fait résistance, on prit des haches et des leviers, les portes furent enfoncées, et tous les prisonniers, même les criminels, s'échappèrent pendant la nuit.

Le lendemain, à l'ouverture de l'Assemblée nationale, arrivent à Versailles les députés de cette foule mutinée. Dans leur adresse, qui fut remise au président, il étoit dit que ces deux malheureuses victimes du despotisme avoient été arrachées de leurs fers; qu'au bruit des acclamations ils avoient été ramenés au Palais-Royal, où ils étoient sous la garde du peuple, qui s'en étoit rendu responsable. «Nous attendons, ajoutoient-ils, votre réponse, pour rendre le calme à nos concitoyens et la liberté à nos frères.»

La réponse du président fut qu'en invoquant la clémence du roi l'Assemblée donnerait l'exemple du respect dû à l'autorité royale, et qu'elle conjuroit les habitans de Paris de rentrer sur-le-champ dans l'ordre. Cette réponse foible étoit au moins sincère et conforme au voeu des communes: car l'Assemblée ne savoit pas que, par les plus insignes et les plus infâmes brigands, on soulevoit la populace, et que cette furie qu'on lui avoit inspirée, on l'employoit à faire craindre à la cour des soulèvemens. L'Assemblée elle-même étoit mue par des ressorts qui lui étoient inconnus. En son nom et par elle on remuoit le peuple, par le peuple on la dominoit. Tel a été le mécanisme de la Révolution.

Le roi fut donc supplié, au nom de l'Assemblée, de vouloir bien employer au rétablissement de l'ordre les moyens infaillibles de la clémence et de la bonté, si naturels à son coeur, et il y consentit sans peine; mais, avant de céder à un mouvement de bonté, il vouloit que l'ordre fût rétabli. Il ne le fut en aucune manière. Le peuple, sans remettre les deux soldats dans leur prison, sans renoncer lui-même à ses attroupemens nocturnes, et en redoublant au contraire de tumulte et de violence, réclama la promesse du roi d'un ton à ne souffrir aucun retardement, et il fallut que la discipline et que l'autorité royale fléchissent devant sa volonté.

Ce fut alors que les résolutions du conseil parurent prendre quelque énergie; mais la foiblesse ne sort jamais de son caractère qu'à demi, d'un pied chancelant, et pour y rentrer plus timide après un inutile effort.

L'aventure des soldats aux gardes, l'esprit d'insubordination que le peuple leur inspiroit, l'audace de ce peuple, le ton qu'il avoit pris, cette manière de commander en suppliant, cette impatience fougueuse d'obtenir ce qu'il demandoit, et ce mérite qu'on lui faisoit de s'apaiser après qu'on lui avoit obéi, enfin ce caractère de liberté impérieuse et menaçante qu'il annonçoit à tout propos, avoient été dans les conseils des moyens vivement saisis de faire entendre au roi que le plus grand des maux, et pour l'État et pour lui-même, seroit de laisser mépriser l'autorité qu'il avoit en main, et qu'infailliblement on la mépriseroit si on la voyoit désarmée; qu'on osoit déjà l'attaquer parce qu'elle se montroit foible, et que des forces redoutables lui pouvoient seules obtenir le respect et assurer l'obéissance; qu'il falloit que la multitude tremblât, ou qu'elle fît trembler; que ce n'étoit pas seulement par des lois que se gouvernoient les États, surtout des États aussi vastes; que la justice avoit besoin de l'épée et du bouclier; que la sagesse et l'équité consistoient à savoir user et à ne jamais abuser de la force; que c'étoit par là que les bons rois se distinguoient des rois foibles et des tyrans; qu'il eût été à souhaiter, sans doute, que la tenue des États se fût passée dans une pleine sécurité sans avoir autour d'eux aucun appareil militaire; qu'il en étoit ainsi dans les pays où le peuple veut bien se reposer sur la sagesse et la fidélité de ses représentans; qu'il en seroit de même en France dès que l'ordre et le calme y seroient rétablis; mais que, tant que le peuple, et la classe du peuple la plus séditieuse et la plus violente, viendroit mêler l'insulte et la menace aux délibérations des États généraux, la force publique avoit droit de s'armer pour le contenir.

«On croit pouvoir, Sire, ajoutoient ceux qui demandoient l'usage de l'autorité réprimante, on croit pouvoir apaiser le bas peuple aussi aisément qu'on l'irrite; après qu'on l'aura fait servir au dessein d'une subversion générale dans le royaume, on voudra ramener le tigre dans sa cage et lui faire oublier combien il est terrible quand il veut l'être; il ne sera plus temps: la bête féroce aura connu sa force et la foiblesse de ses liens. Que sera-ce, surtout si elle a goûté du sang? Elle fera trembler longtemps peut-être ceux qui auront osé la déchaîner. Apprenez-lui donc à ce peuple que, dans vos mains, il est pour lui encore une justice à redouter.

«Dès le commencement de votre règne, Sire, on vous a fait réduire et affoiblir votre maison militaire; et vous, qui vous flattiez de n'avoir à régner que sur un peuple fidèle et bon, vous avez consenti, dans la droiture de votre coeur, à cette réduction funeste; mais la discipline et l'obéissance ne sont pas détruites dans vos armées, et il vous reste encore assez de forces à opposer à l'audace des factieux. Le despotisme seroit l'usage de ces forces contre les lois; mais, employées à maintenir l'ordre et les lois, elles sont le digne cortège de l'autorité légitime, la sauvegarde de l'État et le soutien de la royauté.

«Si les membres de l'Assemblée nationale avoient tous votre loyauté, Sire, ils s'accorderoient tous à demander autour du sanctuaire de la législation une barrière impénétrable, inaccessible même, d'un côté pour les troupes, de l'autre pour le peuple; et alors tout seroit égal. Mais non, c'est pour laisser à cette populace une pleine licence et une pleine impunité qu'on veut que les troupes s'éloignent. On craint qu'elle ne soit refroidie et intimidée; on veut qu'elle ose tout sans avoir rien à craindre; c'est par elle qu'on veut régner. N'avons-nous pas vu que, du centre aux extrémités du royaume, ce nom de liberté, ce nom qui, pour la populace, ne veut dire que la licence, a retenti comme un signal d'insurrection et d'anarchie? La police parmi le peuple, la discipline dans les armées, partout les lois de l'ordre ont été dénoncées comme des restes de servitude. L'indépendance et le mépris de toute espèce d'autorité, voilà ce que présente la face du royaume; et c'est sur les ruines de la monarchie et avec ses débris que l'on se vante de créer un empire démocratique. C'est un vil ramas de vagabonds sans moeurs, sans état, sans aveu, qu'on appelle le peuple souverain. Mais la nation désire, elle demande que la constitution du royaume soit réglée et fixée sur des bases fondamentales, et il s'agit de la rendre à la fois plus régulière et plus constante. C'est à quoi, Sire, les États sont chargés de travailler avec vous. Par cette ancienne et vénérable constitution de la monarchie, vous êtes roi; l'autorité suprême, la force exécutive a été remise en vos mains; vos ancêtres, à qui la nation l'a confiée, vous l'ont transmise en héritage. La nation ne veut ni n'entend dépouiller, déposer, déshériter son roi. Et que seroit-ce qu'un monarque, si ce n'étoit pas le protecteur de tous les droits et de toutes les libertés?

«Protégez, Sire, celle de tous les ordres, et n'en laissez opprimer aucun. Protégez celle des États eux-mêmes; et protégez surtout dans les villes, dans les campagnes, celle de ces citoyens honnêtes, de ces cultivateurs paisibles, qui, menacés dans leurs foyers par une populace oisive et vagabonde, tremblent avec raison que bientôt il ne soit plus temps de lui remettre le frein des lois. Non, Sire, ce n'est plus au nom du clergé ni de la noblesse, c'est au nom d'un bon peuple dont vous êtes le père que nous vous conjurons de ne pas le livrer à la plus cruelle des tyrannies, à celle de la populace et de ses perfides moteurs.»

C'étoit ainsi qu'on persuadoit au roi qu'en déployant aux yeux du peuple une puissance militaire il ne feroit que réprimer et contenir la force par la force, et laisser au milieu la liberté publique protégée et hors de danger.

LIVRE XVI

Le roi fit donc avancer des troupes; mais, en prenant une résolution vigoureuse, il falloit en prévoir les suites, calculer pas à pas les forces et les résistances, les obstacles et les dangers, et, selon les événemens, déterminer d'avance sa marche et ses positions. On ne calcula rien, on ne pourvut à rien, on ne songea pas même à garantir les troupes de la corruption du peuple de Paris. On ne fit aucune disposition pour mettre le roi et sa famille à l'abri de l'insulte dans un cas de révolte; et, dans les faubourgs de Paris, le seul poste imposant, la Bastille, ne fut pourvue ni de garnison suffisante, ni de vivres pour y nourrir le peu de soldats qu'il y avoit. Enfin, jusqu'à la subsistance des troupes que l'on assembloit fut négligée au point que leur pain n'étoit fait qu'avec des farines gâtées, tandis que les femmes du peuple venoient leur en offrir d'excellent, avec du vin et des viandes en abondance, sans compter leurs autres moyens de débauche et de corruption.

À cette espèce d'étourdissement où étoient la cour et le conseil le parti contraire opposoit une conduite raisonnée, progressive et constante, s'acheminant de poste en poste vers la domination, sans jamais perdre un temps ni reculer d'un pas. Résolu donc à ne souffrir ni autour de Versailles, ni autour de Paris, aucun rassemblement, on délibéra une adresse au roi le 8 juillet (1789). Ce fut l'ouvrage de Mirabeau, le principal orateur des communes, homme doué par la nature de tous les talens d'un tribun; bouillant de caractère, mais aussi souple dans sa conduite que fougueux dans ses passions; habile à pressentir l'opinion dominante, et, pour paroître la conduire, diligent à la devancer; lâche de coeur, mais fort de tête et intrépide d'impudence; corrompu à l'excès et se vantant de l'être; déshonoré dès sa jeunesse par les vices les plus honteux, mais n'attachant aucun prix à l'honneur; calculant bien qu'un homme dangereux ne pouvoit être méprisé même en se rendant méprisable, et résolu à se passer de l'estime attachée aux moeurs, s'il obtenoit celle qu'arrachent de grands talens devenus redoutables.

Voici l'adresse qu'il proposa d'adresser au roi, chef-d'oeuvre d'éloquence artificieuse et perfide, et qui, applaudie comme elle devoit l'être, fut adoptée par acclamation (le 9 juillet).

«Sire, vous avez invité l'Assemblée nationale à vous témoigner sa confiance; c'étoit aller au-devant du plus cher de ses voeux. Nous venons déposer dans le sein de Votre Majesté les plus vives alarmes. Si nous en étions l'objet, si nous avions la foiblesse de craindre pour nous-mêmes, votre bonté daigneroit encore nous rassurer; et même, en nous blâmant d'avoir douté de vos intentions, vous accueilleriez nos inquiétudes, vous en dissiperiez la cause, vous ne laisseriez point d'incertitude sur la position de l'Assemblée nationale.

«Mais, Sire, nous n'implorons pas votre protection: ce seroit offenser votre justice. Nous avons conçu des craintes, et, nous l'osons dire, elles tiennent au patriotisme le plus pur, à l'intérêt de nos commettans, à la tranquillité publique, au bonheur du monarque chéri qui, en nous aplanissant la route de la félicité, mérite bien d'y marcher lui-même sans obstacle. (Détestable hypocrite!)

«Les mouvemens de votre coeur, Sire, voilà le vrai salut des François. Lorsque des troupes s'avancent de toutes parts, que des camps se forment autour de nous, que la capitale est investie, nous nous demandons avec étonnement: Le roi s'est-il méfié de la fidélité de ses peuples? S'il avoit pu en douter, n'auroit-il pas versé dans notre coeur ses chagrins paternels? Que veut dire cet appareil menaçant?

«Où sont les ennemis de l'État et du roi qu'il faut subjuguer? où sont les ligueurs qu'il faut réduire? Une voix unanime répond dans la capitale et dans l'étendue du royaume: Nous chérissons notre roi; nous bénissons le Ciel du don qu'il nous a fait de son amour.

«Sire, la religion de Votre Majesté ne peut être surprise que sous le prétexte du bien public. Si ceux qui ont donné ce conseil à notre roi avoient assez de confiance dans leurs principes pour les exposer devant nous, ce moment amèneroit le plus beau triomphe de la vérité.

«L'État n'a rien à redouter que des mauvais principes qui osent assiéger le trône même, et ne respectent pas la couronne du plus pur et du plus vertueux des princes; et comment s'y prend-on, Sire, pour vous faire douter de l'attachement et de l'amour de vos sujets?

«Avez-vous prodigué leur sang? êtes-vous cruel, implacable? avez-vous abusé de la justice? le peuple vous impute-t-il ses malheurs? vous nomme-t-il dans ses calamités? ont-ils pu vous dire que le peuple est impatient de votre joug? Non, non, ils ne l'ont pas fait. La calomnie n'est du moins pas absurde: elle cherche un peu de vraisemblance pour colorer ses noirceurs.

«Votre Majesté a vu tout récemment ce qu'elle peut sur son peuple. La subordination s'est établie dans la capitale agitée; les prisonniers mis en liberté par le peuple, d'eux-mêmes ont pris leurs fers; et l'ordre public, qui peut-être eût coûté des torrens de sang si l'on eût employé la force, un mot de votre bouche l'a rétabli; mais ce mot étoit un mot de paix, il étoit l'expression de votre coeur, et vos sujets se font gloire de n'y résister jamais. Qu'il est beau d'exercer cet empire! c'est celui de Louis IX, de Louis XII, de Henri IV, c'est le seul qui soit digne de vous. Nous vous tromperions, Sire, si nous n'ajoutions pas, forcés par les circonstances: Cet empire est le seul qu'il soit aujourd'hui possible en France d'exercer. La France ne souffrira pas qu'on abuse du meilleur des rois, et qu'on l'écarte, par des voies sinistres, du noble plan qu'il a lui-même tracé. Vous nous appelez pour fixer, de concert avec vous, la constitution, pour opérer la régénération du royaume. L'Assemblée nationale vient de vous déclarer solennellement que vos voeux seront remplis, que vos promesses ne seront point vaines, que les pièges, les difficultés, les terreurs, ne retarderont point sa marche et n'intimideront point son courage.

«Où donc est le danger des troupes? affecteront de dire nos ennemis; et que veulent dire leurs plaintes, puisqu'ils sont inaccessibles au découragement? Le danger, Sire, est pressant et universel; il est au delà de tous les calculs de la prudence humaine.

«Le danger est pour le peuple des provinces; une fois alarmé sur notre liberté, nous ne connoissons plus de frein qui puisse le retenir. La distance seule grossit, exagère tout, double les inquiétudes, les aigrit, les envenime. Le danger est pour la capitale. De quel oeil le peuple, au sein de l'indigence, et tourmenté des angoisses les plus cruelles, se verra-t-il disputer le reste de sa subsistance par une foule de soldats menaçans? La présence des troupes ameutera, produira une fermentation universelle; et le premier acte de violence exercé, sous prétexte de police, peut commencer une suite horrible de malheurs.

«Le danger est pour les troupes. Des soldats françois, approchés du centre des discussions, participant aux passions comme aux intérêts des peuples, pourront oublier qu'un engagement les a faits soldats pour se souvenir que la nature les fit hommes.

«Le danger, Sire, menace les travaux qui sont notre premier devoir, et qui n'auront un plein succès, une véritable permanence, qu'autant que les peuples les regarderont comme entièrement libres. Il est d'ailleurs une contagion dans les mouvemens passionnés. Nous ne sommes que des hommes: la défiance de nous-mêmes, la crainte de paroître foibles, peuvent nous entraîner au delà du but. Nous serons obsédés d'ailleurs de conseils violens et démesurés; et la raison calme, la tranquille sagesse, ne rendent pas leurs oracles au milieu du tumulte, du désordre et des scènes factieuses. Le danger, Sire, est plus terrible encore, et jugez de son étendue par les alarmes qui nous amènent devant vous. De grandes révolutions ont eu des causes bien moins éclatantes: plus d'une entreprise fatale aux nations s'est annoncée d'une manière moins sinistre et moins formidable.

«Ne croyez pas ceux qui vous parlent légèrement de la nation, et qui ne savent que vous la représenter selon leurs vues: tantôt insolente, rebelle, séditieuse; tantôt soumise, docile au joug, prompte à courber la tête pour le recevoir. Ces deux tableaux sont également infidèles. Toujours prêts à vous obéir, Sire, parce que vous commandez au nom des lois, notre fidélité est sans bornes comme sans atteinte. Prêts à résister à tous les commandemens arbitraires de ceux qui abusent de votre nom, parce qu'ils sont ennemis des lois, notre fidélité même nous ordonne cette résistance, et nous nous honorerons toujours de mériter les reproches que notre fermeté nous attire.

«Sire, nous vous en conjurons au nom de la patrie, au nom de votre bonheur et de votre gloire, renvoyez vos soldats aux postes d'où vos conseillers les ont tirés; renvoyez cette artillerie destinée à couvrir vos frontières; renvoyez surtout les troupes étrangères, ces alliés de la nation que nous payons pour nous défendre, et non pour troubler nos foyers: Votre Majesté n'en a pas besoin. Et pourquoi un roi adoré de vingt millions de François feroit-il accourir à grands frais autour du trône quelques milliers d'étrangers? Sire, au milieu de vos enfans, soyez gardé par leur amour. Les députés de la nation sont appelés à consacrer avec vous les droits éminens de la royauté sur la base immuable de la liberté du peuple; mais, lorsqu'ils remplissent leur devoir, lorsqu'ils cèdent à la raison, à leurs sentimens, les exposeriez-vous au soupçon de n'avoir cédé qu'à la crainte? Ah! l'autorité que tous les coeurs vous défèrent est la seule pure, la seule inébranlable; elle est le juste retour de vos bienfaits et l'immortel apanage des princes dont vous êtes le modèle.»

Cette harangue insolemment flatteuse, cette menace éloquemment tournée d'un soulèvement général si le roi, pour la sûreté des bons et l'effroi des méchans, gardoit auprès de lui une partie de ses armées, s'il n'abandonnoit pas sa ville capitale à tous les excès de la licence et du brigandage, et l'Assemblée nationale aux insultes et aux menaces d'une populace ameutée; cette affectation d'englober des mutins et des vagabonds révoltés dans les éloges d'un bon peuple; cet avis arrogant qu'il importoit au roi de leur céder, de leur complaire, et la déclaration formelle que cet empire étoit le seul qu'il lui fût désormais possible d'exercer, ne firent pas sur l'esprit du roi l'effet qu'on en attendoit. À travers ces menaces respectueuses et ces alarmes hypocrites, il vit trop bien qu'il s'agissoit d'abandonner ou de maintenir son autorité légitime, qu'on l'exhortoit à se laisser désarmer et lier les mains; il vit surtout qu'en glissant sur l'article de ses bonnes intentions, on évitoit de toucher aux faits qui rendoient justes et nécessaires les précautions qu'il avoit prises. Il fallut donc qu'il s'expliquât lui-même, et à ce langage plein d'artifice il répondit par des raisons pleines de force et de candeur.

«Personne n'ignore, dit-il aux députés, les désordres et les scènes scandaleuses qui se sont passés et renouvelés à Paris et à Versailles sous mes yeux et sous les yeux des États généraux. Il est nécessaire que je fasse usage des moyens qui sont en ma puissance pour remettre et maintenir l'ordre dans la capitale et dans les environs. C'est un de mes devoirs principaux que de veiller à la sûreté publique. Ce sont ces motifs qui m'ont engagé à faire un rassemblement de troupes autour de Paris. Vous pouvez assurer les États généraux qu'elles ne sont destinées qu'à réprimer, ou plutôt qu'à prévenir de pareils désordres, à maintenir l'exercice des lois, à assurer et à protéger même la liberté qui doit régner dans vos délibérations. Toute espèce de contrainte en doit être bannie; de même que toute appréhension de tumulte et de violence en doit être écartée. Ce ne seroient que des gens malintentionnés qui pourroient égarer mes peuples sur les vrais motifs des mesures de précaution que je prends. J'ai constamment cherché à faire tout ce qui pouvoit tendre à leur bonheur, et j'ai toujours eu lieu d'être assuré de leur amour et de leur fidélité.

«Si cependant la présence nécessaire des troupes dans les environs de Paris causoit encore de l'ombrage, je me porterois, sur la demande de l'Assemblée, à transférer les États généraux à Noyon ou à Soissons, et je me rendrois à Compiègne.»

C'est ce qu'il étoit bien sûr que l'on ne demanderoit pas. Rien n'étoit plus contraire au plan formé que de se séparer du peuple de Paris. Il étoit donc plus qu'inutile d'en témoigner l'intention; et si, par un nouveau tumulte, le roi étoit forcé à cette translation, que ne l'ordonnoit-il? que ne se rendoit-il à Compiègne avec sa maison et une garde respectable, en déclarant nulle et contraire au droit de sûreté et de liberté des suffrages toute délibération prise au milieu du trouble qui agitoit Versailles et Paris?

Le parti populaire n'eut garde de quitter son poste. Il avoit besoin d'être soutenu de la populace; c'étoit en l'agitant qu'il se rendoit lui-même puissant et redoutable. Aussi répondit-il, par l'organe de Mirabeau, que «c'étoit aux troupes à s'éloigner de l'Assemblée, et non pas à l'Assemblée à s'éloigner des troupes. Nous avons, dit-il, réclamé une translation pour l'armée, et non pas pour nous.»

Dès lors, au moins fut-il bien évident que c'étoit par le peuple que les communes vouloient agir; et, dans cette lutte d'autorité qui alloit s'engager, elles vouloient toutes leurs forces et n'en laisser aucune au roi.

Il étoit juste cependant que le roi conservât au moins une force de résistance. Dans les monarchies les plus tempérées, le roi a le droit du veto, et jamais on n'avoit douté de la nécessité de la sanction royale pour donner aux décrets des députés du peuple la forme et la force des lois. En effet, comme dépositaire de la puissance exécutive, le roi avoit le droit d'examiner les lois qu'il devoit faire exécuter; et, par sa qualité de premier représentant de la nation, il étoit constitué le surveillant des autres. Dans le tumulte et dans le choc des passions diverses et des intérêts opposés qui pouvoient diviser une assemblée politique, il étoit fréquemment à craindre que le résultat d'une discussion orageuse ne fût pas la résolution la plus sage et la plus utile. Souvent il en pouvoit passer de contraires au bien public. Une seule voix au-dessus de l'égalité numérique pouvoit faire une loi d'un injuste et violent décret. Toutes les fois que l'éloquence passionnée et la saine raison seroient aux prises, il y avoit peu de sûreté pour le plus équitable et le meilleur parti. Le roi, dans la législation, étoit donc un modérateur, un régulateur nécessaire; ce n'étoit donc ni dans la volonté du roi seul, ni dans celle des députés du peuple, que devoit résider la plénitude de la puissance législative, mais dans l'accord de ces deux volontés, et le consentement de l'un aux résolutions de l'autre formoit cette sanction royale.

Or, si ce droit d'examiner et de sanctionner les lois, d'y donner son consentement ou d'y apposer son veto, étoit méconnu, contesté, refusé au monarque; s'il se voyoit ravir son autorité légitime; s'il voyoit son trône ébranlé, sa couronne avilie, le sceptre de ses pères prêt à se briser dans ses mains, ne seroit-il pas nécessaire qu'il fût armé pour les défendre? ne seroit-il pas juste, aux yeux même de la nation, qu'il apprît aux communes à se renfermer dans les bornes qui leur étoient marquées, même par leur mandat?

Ces questions agitées dans le conseil effrayoient les ministres.

«Tout acte de rigueur, disoient-ils, seroit une démarche également funeste, soit qu'il fallût la soutenir, soit qu'il fallût l'abandonner; une hostilité contraire aux sentimens du roi, capable d'allumer entre son peuple et lui les feux de la guerre civile, et qui rendroit odieux le pouvoir qu'elle auroit rendu redoutable ou qui l'aviliroit s'il se laissoit braver.»

Placés eux-mêmes entre deux écueils, dans un détroit où alloit périr l'autorité royale, ou ce qu'on appeloit la liberté publique, n'ayant pour sauver l'une et l'autre ni assez de crédit, ni assez d'influence, ils employoient auprès du roi tous les moyens de discussion que leur donnoient son estime et leur zèle: ils ne lui faisoient voir qu'imprudence et péril dans ce rassemblement de troupes mécontentes et corruptibles dont on se croyoit assuré. Mais, fussent-elles plus affermies dans la volonté d'obéir, qui répondroit que c'en seroit assez de leur approche pour rétablir l'ordre et le calme? Et si on manquoit le but d'intimider le peuple, si, au lieu de le contenir, on alloit l'irriter encore, que feroit-on pour le réduire? que feroit-on pour l'apaiser? Ils voyoient, à la tête du parti populaire, des hommes d'un naturel pervers; ils y voyoient aussi des fourbes profondément dissimulés, mais ils présumoient bien encore du caractère national; ils comptoient un grand nombre de gens de bien dans les communes; et l'exemple du roi, sa modération, sa loyauté, sa bonté généreuse, y pouvoient faire prévaloir des sentimens analogues aux siens. Leur espérance étoit la même que celle de Lally-Tolendal, lorsqu'en parlant à la noblesse de son bailliage, il lui disoit: «Ils vous trompent, citoyens nobles, ceux qui vous disent que le tiers n'a réclamé la justice que pour être injuste, et n'a voulu cesser d'être opprimé que pour être oppresseur.» Ce bon jeune homme ne tarda point à reconnoître que lui-même il étoit dans l'illusion; mais ce qu'il espéroit de bonne foi, Necker, Montmorin, La Luzerne, Saint-Priest, l'espéroient comme lui. Ainsi, également fidèles à l'État et au roi, les moyens de conciliation leur sembloient les seuls praticables: car ceux de corruption n'étoient pas de leur goût, et le roi les eût rebutés.

L'on conçoit quelle devoit être la perplexité de ce prince; mais tout l'avertissoit qu'il étoit temps de prendre une conduite ferme, et cette conduite nouvelle demandoit de nouveaux ministres.

Le renvoi de ceux-ci fut décidé le 11 juillet.

Le 12 on en sut, dès le matin, la nouvelle à Paris; mais elle ne fut divulguée que le soir, à l'heure des spectacles. Une sombre indignation s'empara de tous les esprits. On ne douta plus qu'à la cour la résolution d'agir à force ouverte ne fût prise à l'insu du roi, et qu'on ne voulût malgré lui l'entraîner dans ce dessein funeste, en éloignant de ses conseils des hommes sages et modérés. Le renvoi de Necker surtout, dans la crise où étoit le royaume, parut être la preuve qu'on vouloit ruiner et affamer Paris. À l'instant les spectacles furent interrompus. On y vit arriver des hommes égarés qui crioient aux acteurs: «Cessez, retirez-vous, le royaume est en deuil; Paris est menacé, nos ennemis l'emportent. Necker n'est plus en place, on le renvoie, il est parti; et avec lui sont renvoyés tous les ministres amis du peuple.»

Une frayeur soudaine se répand dans les salles, les acteurs disparoissent, le public se retire tremblant et consterné; et déjà dans toute la ville la résolution est formée de demander que Necker et tous les bons ministres qui pensent comme lui soient rendus à l'État.

Dans tous les lieux où le peuple a coutume de s'assembler les jours de fête, la fermentation fut extrême. Le Palais-Royal étoit rempli d'une foule agitée, comme les flots de la mer le sont dans la tourmente. D'abord un triste et long murmure, bientôt une rumeur plus redoutable, s'y fit entendre. On y prit la cocarde verte; les feuilles d'arbres en tinrent lieu; et, pour signal du soulèvement, le peuple ayant imaginé de prendre dans la boutique d'un modeleur en cire[49] le buste de Necker et celui du duc d'Orléans, il les promena dans Paris.

Une autre foule s'amassoit dans la place de Louis XV, et le tumulte alloit croissant. Pour le dissiper, on fit avancer quelques troupes. Leur commandant, le baron de Besenval, s'y étoit rendu avec une compagnie de grenadiers de gardes-suisses. Le prince de Lambesc vint l'y joindre à la tête de cinquante dragons de Royal-Allemand. La présence des troupes acheva d'irriter le peuple. Il se mit à les insulter. Ils négligèrent ses clameurs; mais, assaillis à coups de pierres, dont quelques-uns furent blessés, les dragons perdoient patience, lorsque Besenval donna l'ordre au prince de Lambesc de faire un mouvement pour obliger le peuple à reculer dans les Tuileries. Ce mouvement se fit avec tant de mesure que personne du peuple n'en fut renversé ni froissé. Ce ne fut qu'au moment de la retraite des dragons que fut blessé légèrement, et de la main du prince, un forcené qui s'obstinoit à lui fermer le Pont-Tournant.

Aussitôt dans Paris se répandit le bruit d'un massacre de citoyens dans le jardin des Tuileries, où couroient, disoit-on, les dragons de Lambesc à cheval, le sabre à la main, et le colonel à leur tête, égorgeant les vieillards, écrasant les enfans, renversant les femmes enceintes, ou les faisant avorter de frayeur.

En même temps, sur le faux bruit que leur régiment étoit insulté, les grenadiers des gardes-françoises forcèrent le duc du Châtelet, leur colonel, à les laisser sortir du jardin de l'hôtel de Richelieu, où il les tenoit enfermés. Dès lors le régiment aux gardes fut tout entier livré au peuple; et c'étoit là ce que les factieux désiroient le plus ardemment.

Ainsi Paris, sans tribunaux, sans police, sans garde, à la merci de cent mille hommes errant au milieu de la nuit, et la plupart manquant de pain, croyoit être au moment d'être assiégé au dehors, d'être saccagé au dedans. Vingt-cinq mille hommes de troupes étoient postés autour de son enceinte, à Saint-Denis, à Courbevoie, à Charenton, à Sèvres, à la Muette, au Champ-de-Mars; et; tandis qu'on le bloqueroit et qu'on lui couperoit les vivres, il alloit être en proie à un peuple affamé. Telle fut l'image terrible qui, dans la nuit du 12 au 13 juillet, fut présente à tous les esprits.

Mais les brigands eux-mêmes, saisis de la terreur commune, ne commirent aucun dégât. Les boutiques des armuriers furent les seules qu'on fit ouvrir, et l'on n'y prit rien que des armes.

Dès que le jour parut, la ville se trouva remplie d'une populace égarée, qui, frappant à toutes les portes, demandoit à grands cris des armes et du pain, et qui, croyant qu'il y avoit un dépôt de fusils et d'épées dans les souterrains de l'Hôtel de ville, s'y porta pour les faire ouvrir. Je m'arrête pour expliquer par qui, dans ce moment, l'Hôtel de ville étoit occupé, et par quelle espèce de tribunal la police y étoit exercée.

Le 10 mai, les élections de la commune étant achevées, Target, président de l'assemblée des électeurs, leur persuada de se tenir en permanence durant la session des États généraux. La délibération en fut prise du consentement et au gré de la faction populaire. Ainsi, lorsqu'à la fin de juin, après la séance royale, les électeurs trouvèrent leur salle fermée à l'archevêché, ils se firent ouvrir l'Hôtel de ville, et s'y établirent les agens de l'Assemblée nationale auprès du peuple de Paris.

Je dois leur rendre ce témoignage que, dans des circonstances difficiles et périlleuses, chargés du soin de la chose publique, ils s'acquittèrent de leurs fonctions en bons et braves citoyens.

Ce fut donc à cette assemblée que, le 13 juillet, le peuple s'adressa pour demander des armes, dont il y avoit, disoit-il, un amas dans les caveaux de l'Hôtel de ville; mais, comme ce dépôt n'existoit point, le peuple eut beau forcer les portes, les fusils de la garde furent les seuls qu'il y trouva, et ceux-là furent enlevés.

Cependant, au bruit du tocsin qu'on fit sonner dans toutes les églises, les districts s'assemblèrent pour aviser aux moyens de pourvoir à la sûreté de la ville au dedans ainsi qu'au dehors, car il n'étoit pas moins instant de la défendre des brigands dont elle étoit pleine que des troupes qui l'entouroient. Dès ce moment, la bourgeoisie forma des bandes de volontaires qui, dans les places et les jardins publics, venoient se ranger d'elles-mêmes; mais on manque d'armes; on ne cesse d'en demander à l'Hôtel de ville. Le prévôt des marchands, le malheureux Flesselles, y est appelé; il y arrive à travers la foule; il se dit le père du peuple, et il est applaudi dans cette même place où demain son corps sanglant sera traîné.

Les électeurs nomment un comité permanent à l'Hôtel de ville, pour y être jour et nuit accessible à ce peuple tourmenté de frayeurs. Flesselles, à la tête du comité, annonce imprudemment qu'il va lui arriver dix mille fusils de Charleville, et trente mille bientôt après. Il eut même, dit-on, la funeste légèreté de se jouer des plus impatiens en les envoyant çà et là dans des lieux où il leur fit croire qu'ils trouveroient des armes. On y courut, on se vit trompé, et l'on revint le dénoncer au peuple comme un fourbe qui, en le trahissant, l'insultoit.

Le comité des électeurs, pour rassurer le peuple, décida qu'une armée parisienne seroit incontinent formée au nombre de quarante-huit mille hommes. Tous les districts vinrent s'offrir pour la composer le jour même. On quitta la livrée verte, et la rouge et bleue prit la place (le vert étoit la couleur d'un prince qui n'étoit pas républicain[50]).

Le peuple cependant s'étoit porté au Garde-Meuble, et il en avoit enlevé les armes précieuses que l'on y conservoit comme des raretés, soit par la beauté du travail dont elles étoient enrichies, soit à cause de l'antiquité et par respect pour les héros dont elles rappeloient la gloire. L'épée de Henri IV fut le butin d'un vagabond.

Mais, pour tant de milliers d'hommes, ce petit nombre d'armes étoit une foible ressource. Ils revinrent furieux en demander à l'Hôtel de ville, disant qu'il y en avoit et accusant les électeurs d'être d'intelligence avec les ennemis du peuple pour laisser Paris sans défense. Pressé par ces reproches, que les menaces accompagnoient, le comité imagina d'autoriser tous les districts à faire fabriquer des piques et autres armes de cette espèce, et le peuple fut satisfait.

Mais un meilleur expédient, que les districts prirent d'eux-mêmes, fut d'envoyer le soir aux Invalides sommer le gouverneur Sombreuil de leur livrer les armes qu'ils savoient être en dépôt dans l'hôtel. Le commandant général des troupes, qui avoit un camp tout près de là, et à qui Sombreuil les adressa, leur demanda le temps d'envoyer à Versailles pour demander l'ordre du roi, et ce temps lui fut accordé.

La terreur de la nuit suivante, plus profonde et plus réfléchie, prit un caractère lugubre; l'enceinte de la ville fut fermée et gardée; des patrouilles déjà formées en imposoient aux vagabonds. Des feux allumés dans les rues éclairoient l'épouvante, intimidoient le crime, et faisoient voir partout des pelotons d'hommes du peuple errant comme des spectres. Ce silence vaste et funèbre n'étoit interrompu que par la voix étouffée et terrible de ces gens qui de porte en porte crioient: Des armes et du pain!

Au faubourg Saint-Laurent, la maison des religieux de Saint-Lazare fut incendiée et saccagée. On croyoit y trouver un magasin de blés.

Cependant le Palais-Royal étoit plein de ces factieux mercenaires qu'on employoit à attiser le feu de la sédition; et la nuit s'y passoit en délations et en motions atroces non seulement contre Flesselles, mais contre le comité des électeurs, qu'on dénonçoit comme traîtres à la patrie.

La veille, cinq milliers de poudre qui sortoient de Paris avoient été saisis aux barrières et déposés à l'Hôtel de ville, sous la salle des électeurs. Au milieu de la nuit, le petit nombre de surveillans qui étoient restés dans cette salle est averti que, du côté du faubourg Saint-Antoine, quinze mille hommes, la milice affidée des moteurs du Palais-Royal, viennent forcer l'Hôtel de ville. Parmi les surveillans étoit un citoyen, Le Grand de Saint-René, homme d'une complexion foible et valétudinaire, mais d'un fort et ferme courage. «Qu'ils viennent nous attaquer, dit-il, nous sauterons ensemble.» Aussitôt il ordonna aux gardes de l'Hôtel d'apporter six barils de poudre dans le salon voisin. Sa résolution fut connue. Le premier baril apporté fit pâlir les plus intrépides, et le peuple se retira. Ainsi par un seul homme l'Hôtel de ville fut gardé. Le royaume eût de même été sauvé si, à la tête des conseils et des camps, le roi avoit eu de tels hommes; mais lui-même il recommandoit qu'on épargnât le peuple, et contre lui jamais il ne put consentir à aucun acte de vigueur; foiblesse vertueuse qui a fait tomber sa tête sous la hache de ses bourreaux.

Durant cette nuit effrayante, la bourgeoisie se tenoit enfermée, chacun tremblant chez soi pour soi et pour les siens; mais, le 14 au matin, ces frayeurs personnelles cédant à l'alarme publique, la ville entière ne fut qu'un seul et même peuple: Paris eut une armée; cette armée, spontanément assemblée à la hâte, connoissoit mal encore les règles de la discipline, mais l'esprit public lui en tint lieu. Seul il ordonna tout comme une puissance invisible. Ce qui donnoit ce grand caractère à l'esprit public, c'étoit l'adresse qu'on avoit eue de fasciner l'opinion. Les meilleurs citoyens ne voyoient dans les troupes qui venoient protéger Paris que des ennemis qui portoient la flamme et le fer dans ses murs, croyoient tous avoir à combattre pour leurs foyers, pour leurs femmes et leurs enfans. La nécessité, le péril, le soin de la défense et du salut commun, la résolution de périr ou de sauver ce qu'ils avoient de plus cher au monde, occupoient seuls toutes les âmes, et formoient de tous les courages et de toutes les volontés cet accord surprenant qui, d'une ville immense et violemment agitée, fit une armée obéissante à l'intention de tous, sans recevoir l'ordre d'aucun: en sorte qu'une fois tout le monde sut obéir où personne ne commandoit.

Les armes à feu et la poudre manquoient encore à cette armée, et, le comité de la ville ayant protesté de nouveau qu'on n'en trouveroit pas même à l'Arsenal, on retourna aux Invalides. L'ordre que Sombreuil attendoit de Versailles n'arrivoit point. Le peuple alloit employer la force; et telle étoit l'irrésolution de la cour, ou telle étoit plutôt la répugnance du roi pour toute espèce de violence, que dans le Champ-de-Mars, à deux pas de l'hôtel que l'on venoit forcer, les troupes n'eurent pas l'ordre de le défendre. Sans vouloir rien céder, on abandonnoit tout; moyen de tout perdre avec honte.

Ce fut donc sous les yeux de six bataillons suisses et de huit cents hommes de cavalerie, tant dragons que hussards, tous immobiles dans leur camp, que fut ouvert au peuple l'hôtel des Invalides: preuve bien positive, comme l'a depuis affirmé Besenval, qu'il étoit défendu aux troupes de tirer sur les citoyens; et ce fut là le grand avantage du peuple, que le consentement du roi se bornoit à le contenir, sans permettre de le traiter ni en ennemi, ni en rebelle. On le vit, ce même ordre, observé dans Paris, aux barrières, aux boulevards, dans la place de Louis XV. C'étoit aussi ce qui rendoit dans tous les postes d'alentour les troupes accessibles à la corruption, par la facilité que l'on donnoit au peuple de communiquer avec elles.

Ce peuple, hommes et femmes, accostoit le soldat, et, le verre à la main, lui présentoit l'attrait de la joie et de la licence. «Eh quoi! lui disoit-il, venez-vous nous faire la guerre? Venez-vous verser notre sang? Auriez-vous le courage de tirer l'épée contre vos frères, de faire feu sur vos amis? N'êtes-vous pas, comme nous, François et citoyens? N'êtes-vous pas, comme nous, les enfans de ce peuple qui ne demande qu'à être libre et à n'être plus opprimé? Vous servez le roi, vous l'aimez, et nous aussi nous l'aimons, ce bon roi; nous sommes prêts à le servir. Il n'est pas l'ennemi de son peuple; mais on le trompe, et l'on vous commande, en son nom, ce qu'il ne veut pas. Vous servez non pas lui, mais ces nobles injustes, ces nobles qui vous déshonorent en vous traitant comme des esclaves. Venez, braves soldats, venez et vengez-vous du plat de sabre qui vous flétrit. Vive le roi! vive la liberté! Périssent les aristocrates, nos oppresseurs et vos tyrans!»

Le soldat, naturellement ami du peuple, n'étoit pas sourd à ce langage. Il ne voyoit qu'un pas à faire de la misère à l'abondance, de la gêne à la liberté. Il en désertoit un grand nombre; et, si près de Paris, il étoit impossible qu'ils ne fussent pas corrompus.

Le peuple, en présence des troupes du Champ-de-Mars, eut donc toute licence de fouiller l'hôtel des Invalides. Il y trouva, dans les caveaux du dôme, vingt-huit mille fusils; et, avec ce butin et les canons de l'Esplanade traînés dans Paris en triomphe, il revint à l'Hôtel de ville. Là, il apprit que le gouverneur de la Bastille, le marquis de Launey, sommé de fournir à son tour des munitions et des armes, répondoit qu'il n'en avoit point. À l'instant un cri général se fit entendre dans la place de Grève: «Allons attaquer la Bastille!»

LIVRE XVII

Cette résolution parut inopinée et soudaine parmi le peuple; mais elle étoit préméditée dans le conseil des chefs de la Révolution. La Bastille, comme prison d'État, n'avoit cessé d'être odieuse par l'usage souvent inique qu'en avoit fait, sous les précédens règnes, le despotisme des ministres; et, comme forteresse, elle étoit redoutable, surtout à ces faubourgs populeux et mutins que dominoient ses murs, et qui, dans leurs émeutes, se voyoient sous le feu du canon de ses tours. Pour remuer à son gré ce peuple et le faire agir hardiment, la faction républicaine vouloit donc qu'il fût délivré de ce voisinage importun. Les gens de bien les plus paisibles et même les plus éclairés vouloient aussi que la Bastille fût détruite, en haine de ce despotisme dont elle étoit le boulevard; en quoi ils s'occupoient bien plus de leur sécurité que de leur sûreté réelle: car le despotisme de la licence est mille fois plus redoutable que celui de l'autorité, et la populace effrénée est le plus cruel des tyrans. Il ne falloit donc pas que la Bastille fût détruite, mais que les clefs en fussent déposées dans le sanctuaire des lois.

La cour la croyoit imprenable; elle l'auroit été, ou l'attaque et le siège en auroient coûté bien du sang, si elle avoit été défendue; mais l'homme à qui la garde en étoit confiée, le marquis de Launey, ne voulut, ou n'osa, ou ne sut faire usage des moyens qu'il avoit d'en rendre la résistance meurtrière; et cette populace, qui l'a si lâchement assassiné, lui devoit des actions de grâces.

De Launey avoit espéré d'intimider le peuple; mais il est évident qu'il voulut l'épargner. Il avoit quinze pièces de canon sur les tours; et, quoi qu'en ait dit la calomnie pour pallier le crime de son assassinat, pas un seul coup de canon de ces tours ne fut tiré. Il y avoit de plus, dans l'intérieur du château, trois canons chargés à mitraille, braqués en face du pont-levis. Ceux-ci auroient fait du carnage dans le moment que le peuple vint se jeter en foule dans la première cour; il n'en fit tirer qu'un, et qu'une seule fois. Il étoit pourvu d'armes à feu de toute espèce, de six cents mousquetons, de douze fusils de rempart d'une livre et demie de balle, et de quatre cents biscaïens. Il avoit fait venir de l'Arsenal des caissons, des boulets, quinze mille cartouches et vingt milliers de poudre. Enfin, pour écraser les assiégeans, s'ils s'avançoient jusqu'au pied des murs de la place, il avoit fait porter sur les deux tours du pont-levis un amas de pavés et de débris de fer; mais, dans tous ces apprêts pour soutenir un siège, il avoit oublié les vivres; et, enfermé dans son château avec quatre-vingts invalides, trente-deux soldats suisses et son état-major, il n'avoit, le jour de l'attaque, pour toutes provisions de bouche, que deux sacs de farine et un peu de riz; preuve que tout le reste n'étoit rien qu'un épouvantail.

Le petit nombre de soldats suisses qu'on lui avoit envoyés étoient des hommes sûrs et disposés à se défendre; les invalides ne l'étoient pas, il devoit bien le savoir; mais du moins n'auroit-il pas dû les exposer à la peur de mourir de faim. Trop inférieur à sa position, et dans cet étourdissement dont la présence du péril frappe une tête foible, il le regardoit d'un oeil fixe, mais trouble, et plutôt immobile d'étonnement que de résolution. Malheureusement, cette prévoyance qui lui manquoit, personne dans les conseils ne l'eut pour lui.

Pour enivrer un peuple de son premier succès, on a outrément exalté, comme un exploit, l'attaque et la prise de la Bastille. Voici ce que j'en ai appris de la bouche même de celui qui fut proclamé et porté en triomphe comme ayant conduit l'entreprise et comme en étant le héros.

«La Bastille n'a point été prise de vive force, m'a dit le brave Élie; elle s'est rendue avant même d'être attaquée; elle s'est rendue sur la parole que j'ai donnée, foi d'officier françois, et de la part du peuple, qu'il ne seroit fait aucun mal à personne si on se rendoit.» Voilà le fait dans sa simplicité, et tel qu'Élie me l'a attesté; en voici les détails écrits sous sa dictée.

Les avant-cours de la Bastille avoient été abandonnées. Quelques hommes déterminés ayant osé rompre les chaînes du pont-levis qui fermoit la première, le peuple en foule y étoit entré. De là, sourd à la voix des soldats qui, du haut des tours, s'abstenoient de tirer sur lui et lui crioient de s'éloigner, il voulut se porter vers les murs du château. Ce fut alors qu'on fit feu sur lui; et, mis en fuite, il se sauva sous les abris des avant-cours. Un seul mort et quelques blessés jetèrent l'épouvante jusqu'à l'Hôtel de ville, et l'on y vint, au nom du peuple, demander instamment que l'on fît cesser le carnage en employant la voie des députations. Il en arriva deux, l'une par l'Arsenal et l'autre du côté du faubourg Saint-Antoine. «Avancez, leur crioient les invalides du haut des tours, nous ne tirerons pas sur vous, avancez avec vos drapeaux. Le gouverneur va descendre, on va baisser le pont du château pour vous introduire, et nous donnerons des otages.» Déjà le drapeau blanc étoit arboré sur les tours, et les soldats y tenoient leurs fusils renversés en signe de paix; mais ni l'une ni l'autre députation n'osa s'avancer jusqu'à la dernière avant-cour. Cependant la foule du peuple s'y pressoit vers le pont-levis, en faisant feu de tous côtés. Les assiégés eurent donc lieu de croire que ces apparences de députation n'étoient qu'une ruse pour les surprendre; et, après avoir inutilement crié au peuple de ne pas avancer, ils se virent contraints de tirer à leur tour.

Le peuple, repoussé une seconde fois, et furieux d'avoir vu tomber quelques-uns des siens sous le feu de la place, s'en vengea selon sa coutume. Les casernes et les boutiques de l'avant-cour furent pillées, le logement du gouverneur fut livré aux flammes. Un coup de canon à mitraille et une décharge de mousqueterie avoient écarté cette foule de pillards et d'incendiaires, lorsqu'à la tête d'une douzaine de braves citoyens, Élie, s'avançant jusqu'au bord du fossé, cria qu'on se rendît, et qu'il ne seroit fait aucun mal à personne. Alors il vit, par une ouverture du tablier du pont-levis, une main passer et lui présenter un billet. Ce billet fut reçu au moyen d'une planche qu'on étendit sur le fossé; il étoit conçu en ces mots:

Nous avons vingt milliers de poudre; nous ferons sauter le château si vous n'acceptez pas la capitulation.

Signé: DE LAUNEY.

Élie, après avoir lu le billet, cria qu'il acceptoit; et, du côté du fort, toutes hostilités cessèrent. De Launey cependant, avant de se livrer au peuple, vouloit que la capitulation fût ratifiée et signée à l'Hôtel de ville, et que, pour garantir sa sûreté et celle de sa troupe, une garde imposante les reçût et les protégeât; mais les malheureux invalides, croyant hâter leur délivrance, firent violence au gouverneur, en criant de la cour: «La Bastille se rend!»

Ce fut alors que de Launey, saisissant la mèche d'un canon, menaça, résolut peut-être d'aller mettre le feu aux poudres. Les sentinelles qui les gardoient lui présentèrent la baïonnette; et, malgré lui, sans plus de précaution ni de délai, il se vit forcé de se rendre.

D'abord, le petit pont-levis du fort étant ouvert, Élie entra avec ses compagnons, tous braves gens, et bien déterminé à tenir sa parole. En le voyant, le gouverneur vint à lui, l'embrassa, et lui présenta son épée avec les clefs de la Bastille.

«Je refusai, m'a-t-il dit, son épée, et je n'acceptai que les clefs.» Les compagnons d'Élie accueillirent l'état-major et les officiers de la place avec la même cordialité, jurant de leur servir de garde et de défense; mais ils le jurèrent en vain.

Dès que le grand pont fut baissé (et il le fut sans qu'on ait su par quelle main), le peuple se jeta dans la cour du château, et, plein de furie, il se saisit de la troupe des invalides. Les Suisses, qui n'étoient vêtus que de sarraux de toile, s'échappèrent parmi la foule; tout le reste fut arrêté. Élie et les honnêtes gens qui étoient entrés les premiers avec lui firent tous leurs efforts pour arracher des mains du peuple les victimes qu'eux-mêmes ils lui avoient livrées; mais sa férocité se tint obstinément attachée à sa proie. Plusieurs de ces soldats à qui on avoit promis la vie furent assassinés, d'autres furent traînés dans Paris comme des esclaves. Vingt-deux furent amenés à la Grève, et, après des humiliations et des traitemens inhumains, ils eurent la douleur de voir pendre deux de leurs camarades. Présentés à l'Hôtel de ville, un forcené leur dit: «Vous avez fait feu sur vos concitoyens; vous méritez d'être pendus, et vous le serez sur-le-champ.» Heureusement les gardes-françoises demandèrent grâce pour eux; le peuple se laissa fléchir; mais il fut sans pitié pour les officiers de la place. De Launey, arraché des bras de ceux qui vouloient le sauver, eut la tête tranchée sous les murs de l'Hôtel de ville. Au milieu de ses assassins, il défendit sa vie avec le courage du désespoir; mais il succomba sous le nombre. Delosme-Salbray, son major, fut égorgé de même. L'aide-major, Mirai, l'avoit été près de la Bastille. Person, vieux lieutenant des invalides, fut assassiné sur le port Saint-Paul, comme il retournoit à l'hôtel. Un autre lieutenant, Caron, fut couvert de blessures. La tête du marquis de Launey fut promenée dans Paris par cette même populace qu'il auroit foudroyée s'il n'en avoit pas eu pitié.

Tels furent les exploits de ceux qu'on a depuis appelés les héros et les vainqueurs de la Bastille. Le 14 juillet 1789, vers les onze heures du matin, le peuple s'y étoit assemblé; à quatre heures quarante minutes, elle s'étoit rendue; à six heures et demie, on portoit la tête du gouverneur en triomphe au Palais-Royal. Au nombre des vainqueurs, qu'on a fait monter à huit cents, ont été mis des gens qui n'avoient pas même approché de la place.

Le peuple, après cette conquête, ivre de son pouvoir, mais sans cesse nourri de soupçons et d'inquiétudes, et d'autant plus farouche qu'il frémissoit encore des dangers qu'il avoit courus, ne montra plus que le caractère d'un tyran ombrageux et cruel. On devoit savoir que, pour lui, de la licence au crime il n'y avoit de barrière que la crainte des châtimens; et, dans un temps de trouble et de sédition, la défense de la Bastille étoit, pour le repos public, un objet de haute importance. On vient de voir à quel excès elle avoit été délaissée. Ni Broglie, ministre et général, ni le conseil du roi, ni le parti des nobles, personne ne s'étoit avisé de savoir si la garnison en étoit sûre et suffisante, si elle avoit du pain et des vivres, et si le commandant étoit un homme d'un courage assez froid et assez ferme pour la défendre. On l'avoit supposée inutile ou inattaquable, ou plutôt on sembloit l'avoir mise en oubli.

Il n'en est pas moins vrai que, si de Launey avoit fait usage de son artillerie, il eût épouvanté Paris. Il se souvint sans doute qu'il servoit un bon roi, et, parmi le peuple, chacun le savoit comme lui.

Paris, au moment de l'attaque, s'étoit porté vers la Bastille. Les sexes et les âges, tout venoit se confondre autour de ces remparts hérissés de canons. Qu'est-ce donc qui les rassuroit? Le roi permet qu'on menace son peuple, mais le roi ne veut pas que son peuple soit écrasé. Quelle leçon funeste on a donnée aux rois par l'exemple de celui-ci!

Le soir, le peuple, encore plus altéré de sang, poussé au crime par le crime, demande la tête de Flesselles, qui, le matin, dit-il, lui a refusé des armes, et qui, d'intelligence avec la cour, l'a trahi, l'a trompé, et s'est joué de lui avec la dernière insolence; et la Grève et l'Hôtel de ville retentissoient de ces clameurs; mais le foyer de la fermentation et de la rage populaire, ce n'étoit point la Grève, c'étoit le district de Saint-Roch, le quartier du Palais-Royal: c'étoit là que Flesselles avoit été proscrit.

Durant l'attaque de la Bastille, le malheureux avoit assisté au comité de l'Hôtel de ville, assailli d'une troupe de brigands qui l'accabloient d'injures et qui lui annonçoient la mort. Après deux heures de silence et d'angoisses, il avoit résolu de passer de la salle du comité dans la grande salle, pour demander au peuple à être entendu et jugé par l'assemblée générale des électeurs, las de vivre, et voulant mourir plutôt que d'endurer une si cruelle agonie. En effet, c'étoit se livrer à une mort certaine que d'aller se jeter dans cette foule impitoyable. Il y passa, et il y prit séance dans le cercle des électeurs. Il se voyoit couché en joue de toutes parts; mais, d'autres incidens ayant fait diversion à la fureur dont il étoit l'objet, il profita de ce relâche; et, se penchant vers un ecclésiastique qui étoit auprès de lui (c'étoit l'abbé Fauchet), il lui tendit la main, le conjurant tout bas de se rendre à la hâte au district de Saint-Roch. «On y veut ma tête, ajouta-t-il, et c'est de là que partent toutes les accusations intentées contre moi. Allez, et dites-leur que je ne demande que le temps de me justifier.» Fauchet, s'étant ému pour lui d'un sentiment de compassion, alla implorer cette grâce, et l'implora inutilement. Il s'agissoit d'épouvanter ceux qui, comme Flesselles, se croiroient par devoir attachés au parti du roi; et, pour vaincre la probité par la terreur, il falloit encore des victimes. Le peuple n'étoit pas encore assez habitué au crime; et, pour l'y aguerrir, on vouloit l'y exercer. Le district, conducteur de l'insurrection, fut donc inexorable, et Flesselles ne revit plus celui dont il attendoit son salut.

Ici je dois faire observer quels étoient, à l'Hôtel de ville, ceux qu'on y envoyoit demander la tête de Flesselles. «C'étoient, nous dit un fidèle témoin[51], des hommes armés comme des sauvages; et quels hommes? de ceux qu'on ne se souvient pas d'avoir jamais rencontrés au grand jour. D'où sortoient-ils? qui les avoit tirés de leurs réduits ténébreux?

«À la tête du comité des électeurs, nous dit le même témoin, Flesselles marquoit encore quelque assurance: on le vit jusqu'au moment fatal écoutant tout le monde avec un air d'empressement et d'affabilité si naturel qu'il s'en seroit tiré, si le parti de le faire périr n'avoit pas été pris irrévocablement. Il fut témoin de la joie féroce qu'on fit éclater à la vue de cette lance au bout de laquelle étoit la tête du gouverneur de la Bastille. Il fut témoin des efforts que firent, dans ces momens, quelques bons citoyens pour arracher au peuple quelques-unes de ses victimes. Il entendit les cris de ceux qui demandoient que lui-même il leur fût livré.

«Cependant, parmi tant d'horreurs, hasardant tout pour échapper, et se croyant oublié un moment, il osa sortir de sa place et se glisser parmi la foule. Il l'avoit percée en effet; mais ceux qui l'avoient poursuivi dans cette salle, et qui sans doute avoient promis sa mort, le poursuivoient encore en lui criant: «Au Palais-Royal! au Palais-Royal!—Soit», leur dit-il en sortant; et, le moment d'après, sur l'escalier de l'Hôtel de ville, un de ces brigands lui cassa la tête d'un coup de pistolet. Cette tête fut aussi promenée dans Paris en triomphe, et ce triomphe fut applaudi. Il en fut de même du meurtre des soldats invalides que l'on voyoit égorger dans les rues, tant le délire de la fureur avoit étouffé dans les âmes tout sentiment d'humanité!

«J'ai remarqué, ajoute mon témoin en se servant d'une expression de Tacite, que, si, parmi le peuple, peu de gens alors osoient le crime, plusieurs le vouloient, et tout le monde le souffroit. Ils n'étoient pas de la nation, ces brigands qu'on voyoit remplir l'Hôtel de ville, les uns presque nus, et les autres bizarrement vêtus d'habits de diverses couleurs, hors d'eux-mêmes, et la plupart ou ne sachant ce qu'ils vouloient, ou demandant la mort des proscrits qu'on leur désignoit, et la demandant d'un ton auquel, plus d'une fois, il ne fut pas possible de résister.»

Si l'Assemblée nationale eût voulu pressentir les maux dont le royaume étoit menacé par cette effroyable anarchie; si elle avoit prévu l'impuissance où elle seroit elle-même de faire rentrer dans les liens d'une autorité légitime cette bête féroce qu'elle auroit déchaînée; si ceux qui la flattoient avoient pensé qu'un jour peut-être eux-mêmes ils en seroient la proie, ils en auroient frémi d'une salutaire frayeur. Mais, pour se donner à soi-même une autorité dominante, on ne songea qu'à désarmer celle qui seule auroit pu tout sauver.

La bourgeoisie de Paris, se laissant aveugler sur ses intérêts véritables, se livra aux transports d'une joie insensée quand il fut décidé que la Bastille seroit détruite. On n'eût pas vu avec plus d'allégresse, sous le règne de Louis XI, les cages de fer se briser. L'histoire rendra cependant ce témoignage à la mémoire de Louis XVI que, de sept prisonniers qui se trouvèrent à la Bastille, aucun n'y avoit été enfermé sous son règne.

Tandis que la ville de Paris se déclaroit hautement soulevée contre l'autorité royale, les moteurs de la rébellion triomphoient à Versailles, en paroissant gémir des malheurs et des crimes qu'ils avoient commandés; et, pour en effrayer le roi, ils l'en affligeoient tous les jours. «Vous déchirez de plus en plus mon coeur, leur dit-il enfin, par le récit que vous me faites des malheurs de Paris. Il n'est pas possible de croire que les ordres que j'ai donnés aux troupes en soient la cause.» Non, ils ne l'étoient pas, car ils se réduisoient à maintenir la police et la paix.

Cependant l'Assemblée demandoit au roi, avec les plus vives instances, l'éloignement des troupes, le renvoi des nouveaux ministres et le rappel des précédens. Il commença par ordonner le renvoi des troupes qui étoient au Champ-de-Mars; mais le départ des autres camps n'étoit pas ordonné, et dans Paris, qui se croyoit toujours menacé d'un assaut, cette nuit du 14 au 15 juillet fut terrible encore. Le peuple, toujours plus farouche, frémissoit de peur et de rage; les motions du Palais-Royal étoient des listes de proscription. Le lendemain, à travers une foule d'opinions diverses qui agitoient l'Assemblée nationale, la voix du baron de Marguerittes[52] se fit entendre. «Ce n'est pas, dit-il, dans une circonstance aussi affligeante qu'il faut discourir: toute parole superflue est un crime de lèse-humanité. Je persiste dans l'avis que je proposai hier d'envoyer au roi sur-le-champ de nouveaux députés, lesquels lui diront: «Sire, le sang coule, et c'est celui de vos sujets. Chaque jour, chaque instant, ajoute aux désordres affreux qui règnent dans la capitale et dans tout le royaume. Sire, le mal est à son comble; c'est en éloignant les troupes de Paris et de Versailles, c'est en chargeant les députés de la nation de porter en votre nom des paroles de paix, que le calme peut se rétablir. Oui, Sire, il est un moyen digne de vous, et surtout de vos vertus personnelles: ce moyen, fondé sur l'amour inaltérable des François pour leur roi, est de mettre en ce jour toute votre confiance dans les représentans de votre fidèle nation. Nous vous conjurons, Sire, de vous réunir sans délai à l'Assemblée nationale pour y entendre la vérité, et aviser, avec le conseil naturel de Votre Majesté, aux mesures les plus promptes pour rétablir le calme et l'union, et assurer le salut de l'État.»

Cet avis adopté par acclamation, une députation nouvelle alloit se rendre auprès du roi, lorsque le duc de Liancourt vint annoncer que le roi lui-même alloit venir, et qu'il apportoit les dispositions les plus favorables.

Cette nouvelle causoit dans l'Assemblée la plus sensible joie, et tous les gens de bien la faisoient éclater, lorsque Mirabeau se hâta de la réprimer: «Le sang de nos frères coule à Paris, dit Mirabeau; cette bonne ville est dans les horreurs des convulsions pour défendre sa liberté et la nôtre; et nous pourrions nous abandonner à quelque allégresse avant de savoir qu'on va rétablir le calme, la paix et le bonheur! Quand tous les maux du peuple devroient finir, serions-nous insensibles à ceux qu'il a déjà soufferts? Qu'un morne respect soit le premier accueil fait au monarque par les représentans d'un peuple malheureux. Le silence des peuples est la leçon des rois.»

Comme si le sang répandu, comme si les crimes du peuple, les crimes commandés par lui-même et par ses complices, avoient pu s'imputer au roi! Cependant, malgré l'évidence d'une si noire calomnie, la véhémence de ce discours replongeoit l'Assemblée dans un triste silence, lorsque le roi parut; et, debout, au milieu des députés qui, debout comme lui, l'écoutoient, il leur parla ainsi:

«Messieurs, je vous ai assemblés pour vous consulter sur les affaires les plus importantes de l'État. Il n'en est point de plus instante et qui affecte plus sensiblement mon coeur que les désordres affreux qui règnent dans la capitale. Le chef de la nation vient avec confiance au milieu de ses représentans leur témoigner sa peine, et les inviter à trouver les moyens de ramener l'ordre et le calme. Je sais qu'on a donné d'injustes préventions; je sais qu'on a osé publier que vos personnes n'étoient point en sûreté. Seroit-il donc nécessaire de vous rassurer sur des bruits aussi coupables, démentis d'avance par mon caractère connu? Eh bien! c'est moi qui ne suis qu'un avec ma nation; c'est moi qui me fie à vous. Aidez-moi dans cette circonstance à assurer le salut de l'État; je l'attends de l'Assemblée nationale. Le zèle des représentans de mon peuple, réunis pour le salut commun, m'en est un sûr garant; et, comptant sur la fidélité et l'amour de mes sujets, j'ai donné ordre aux troupes de s'éloigner de Paris et de Versailles. Je vous autorise et vous invite même à faire connoître mes intentions à la capitale.»

Après la réponse du président, qui se terminoit à demander au roi pour l'Assemblée une communication toujours libre et immédiate avec sa personne, le roi s'étant retiré, l'Assemblée entière se mit en foule à sa suite, et forma son cortège depuis la salle jusqu'au palais.

Ce fut sans doute un spectacle majestueux que ce cortège national accompagnant le roi à travers une multitude qui faisoit retentir les airs d'acclamations et de voeux, tandis que, du haut du balcon de la façade du château, la reine, embrassant le Dauphin, le présentoit au peuple, et sembloit le recommander aux députés de la nation; mais ce triomphe étoit réellement celui des factieux, auxquels le roi venoit de se livrer. Les confidens de la Révolution étoient encore en petit nombre; le reste étoit de bonne foi; mais les fourbes, au fond de leur coeur, insultant à la noble sincérité du roi et à la crédule simplicité de la multitude, s'applaudissoient des pas rapides qu'ils faisoient faire à leur puissance, et laissoient exhaler ces sentimens de joie et d'amour mutuel qu'ils sauroient réprimer lorsqu'il en seroit temps.

La nombreuse députation que l'on fit partir pour Paris y fut reçue, dès la barrière jusqu'à l'Hôtel de ville, par une armée de cent mille hommes diversement armés d'instrumens de carnage: scène évidemment préparée, comme pour étaler les moyens qu'on avoit de se faire obéir si le roi n'avoit point cédé; et à cet appareil terrible se mêloit une joie de conquérans de cette liberté sans frein qui n'avoit produit que des crimes, et dont les meilleurs citoyens eux-mêmes se laissoient encore enivrer. Un blocus, un siège, une famine, un massacre, étoient les noirs fantômes dont on les avoit effrayés; et, en voyant éloignées les troupes que l'on croyoit chargées de commettre ces crimes, Paris ne croyoit plus rien avoir à craindre.

Arrivés à l'Hôtel de ville, les députés furent applaudis, couronnés comme les sauveurs et les libérateurs d'une ville assiégée; calomnie perpétuelle que le marquis de La Fayette, dans le discours qu'il prononça, se dispensa de démentir, n'osant rendre hommage aux intentions du roi, dans la crainte d'offenser le peuple.

Il eût été naturel, il eût été juste de rappeler dans ce moment ce que le roi avoit dit tant de fois, qu'il n'avoit assemblé des troupes que pour maintenir dans Paris l'ordre, la sûreté, le calme, et pour servir de sauvegarde au repos des bons citoyens. Ce fut là ce que La Fayette passa sous silence.

«Messieurs, dit-il, voici enfin le moment le plus désiré par l'Assemblée nationale: le roi étoit trompé, il ne l'est plus. Il est venu aujourd'hui au milieu de nous, sans armes, sans troupes, sans cet appareil inutile aux bons rois. Il nous a dit qu'il avoit donné ordre aux troupes de se retirer: oublions nos malheurs, ou plutôt ne les rappelons que pour en éviter à jamais de pareils.»

À son tour, le sincère et courageux Lally-Tolendal se fit entendre; et, pour donner à mon récit toute la vérité qu'il peut avoir, c'est le sien que je vais transcrire[53].

«Dans la salle où nous fûmes reçus, il y avoit, dit-il, des citoyens de toutes les classes. Un peuple immense étoit sur la place, et j'éprouvai qu'on eût pu facilement, si tout le monde s'étoit accordé à le vouloir, tourner toute leur exaltation du côté de l'ordre et de la justice. Ils tressailloient en m'entendant parler de l'honneur du nom françois. Lorsque je leur dis qu'ils seroient libres, que le roi l'avoit promis, qu'il étoit venu se jeter dans nos bras, qu'il se fioit à eux, qu'il renvoyoit ses troupes, ils m'interrompirent par des cris de Vive le roi! Lorsque je leur dis: «Nous venons de vous apporter la paix de la part du roi et de l'Assemblée nationale», ce fut à qui répéteroit: La paix! la paix! Lorsque j'ajoutai: «Vous aimez vos femmes, vos enfans, votre roi, votre patrie», tous répondirent mille fois: Oui. Lorsque enfin, les pressant davantage, je hasardai de leur dire: «N'est-ce pas que vous ne voudriez pas déchirer tout ce que vous aimez par des discordes sanglantes? n'est-ce pas qu'il n'y aura plus de proscriptions? La loi seule en doit prononcer. Plus de mauvais citoyens; votre exemple les rendra bons», ils répétèrent encore: «La paix, et plus de proscriptions!»

Ainsi dès lors rien n'étoit plus facile que de rétablir l'ordre et que d'entretenir la plus heureuse intelligence entre le monarque et son peuple. Le roi ne désiroit rien tant que d'être aimé, et à ce prix rien ne lui étoit pénible. La ville de Paris venoit de se donner Bailly pour maire, et La Fayette pour commandant de sa milice. Le roi, qui seul auroit dû nommer à ces deux places, agréa sans difficulté les choix que la ville avoit faits. Elle avoit demandé le rappel de Necker: Necker fut rappelé, ainsi que Montmorin, La Luzerne et Saint-Priest, qui avoient partagé sa disgrâce; et les nouveaux ministres prévinrent leur renvoi en donnant leur démission. Enfin Paris, de nouveau travaillé par ses perfides agitateurs, désira que le roi vînt lui-même à l'Hôtel de ville dissiper ses fausses alarmes, et le roi s'y rendit (le 17 juillet 1789), sans autre garde que la milice bourgeoise de Versailles et de Paris, au milieu de deux cent mille hommes armés de faux, de pioches, de fusils et de lances, traînant des canons avec eux.

À l'arrivée du roi, et sur son passage, toute acclamation en sa faveur étoit défendue, et, si aux cris de Vive la nation! quelques-uns ajoutoient Vive le roi! des brigands apostés leur imposoient silence. Le roi s'en aperçut, et il dévora cette injure. Après avoir entendu à la barrière la harangue du maire Bailly, dans laquelle il lui disoit que, si Henri IV avoit conquis sa ville, cette ville à son tour venoit de conquérir son roi, il reçut à l'Hôtel de ville la cocarde républicaine, il la reçut sans répugnance; et, comme sa réconciliation avec son peuple étoit sincère, il lui montra tant de candeur et de bonté qu'enfin tous les coeurs en furent émus. Les félicitations des orateurs portèrent l'émotion jusqu'à l'enthousiasme, et, lorsque Lally-Tolendal prit la parole, ce ne furent plus que des élans de sensibilité et des transports d'amour.

«Eh bien, citoyens, leur dit-il, êtes-vous satisfaits? Le voilà, ce roi que vous demandiez à grands cris, et dont le nom seul excitoit vos transports lorsqu'il y a deux jours nous le proférions au milieu de vous. Jouissez de sa présence et de ses bienfaits. Voilà celui qui vous a rendu vos assemblées nationales, et qui veut les perpétuer; voilà celui qui a voulu établir vos libertés, vos propriétés, sur des bases inébranlables; voilà celui qui vous a offert, pour ainsi dire, d'entrer avec lui en partage de son autorité, ne se réservant que celle qui lui étoit nécessaire pour votre bonheur, celle qui doit à jamais lui appartenir, et que vous-mêmes devez le conjurer de ne jamais perdre. Ah! qu'il recueille enfin des consolations! que son coeur noble et pur emporte d'ici la paix dont il est si digne! et puisque, surpassant les vertus de ses prédécesseurs, il a voulu placer sa puissance et sa grandeur dans votre amour, n'être obéi que par l'amour, n'être gardé que par l'amour, ne soyons ni moins sensibles, ni moins généreux, que notre roi, et prouvons-lui que même sa puissance, que même sa grandeur, ont plus gagné mille fois qu'elles n'ont sacrifié.

«Et vous, Sire, permettez à un sujet qui n'est ni plus fidèle ni plus dévoué que tous ceux qui vous environnent, mais qui l'est autant qu'aucun de ceux qui vous obéissent, permettez-lui d'élever sa voix vers vous, et de vous dire: «Le voilà, ce peuple qui vous idolâtre, ce peuple que votre seule présence enivre, et dont les sentimens pour votre personne sacrée ne peuvent jamais être l'objet d'un doute. Regardez, Sire, consolez-vous en regardant tous les citoyens de votre capitale; voyez leurs yeux, écoutez leurs voix, pénétrez dans leurs coeurs qui volent au-devant de vous. Il n'est pas ici un seul homme qui ne soit prêt à verser pour vous, pour votre autorité légitime, jusqu'à la dernière goutte de son sang. Non, Sire, cette génération françoise n'est pas assez malheureuse pour qu'il lui ait été réservé de démentir quatorze siècles de fidélité. Nous périrons tous, s'il le faut, pour défendre un trône qui nous est aussi sacré qu'à vous et à l'auguste famille que nous y avons placée il y a huit cents ans. Croyez, Sire, croyez que nous n'avons jamais porté à votre coeur une atteinte douloureuse qu'elle n'ait déchiré le nôtre; qu'au milieu des calamités publiques, c'en est une de vous affliger, même par une plainte qui vous avertit, qui vous implore et qui ne vous accuse jamais. Enfin, tous les chagrins vont disparoître, tous les troubles vont s'apaiser. Un seul mot de votre bouche a tout calmé. Notre vertueux roi a rappelé ses vertueux conseils; périssent les ennemis publics qui vouloient encore semer la division entre la nation et son chef! Roi, sujets, citoyens, confondons nos coeurs, nos voeux, nos efforts, et déployons aux yeux de l'univers le spectacle magnifique d'une de ses plus belles nations, libre, heureuse, triomphante sous un roi juste, chéri, révéré, qui, ne devant plus rien à la force, devra tout à ses vertus et à notre amour.»

Tolendal fut vingt fois interrompu par des cris de Vive le roi! Le peuple étoit ravi d'être rendu à ses sentimens naturels; le roi les partageoit, et son émotion les lui exprimoit plus vivement que n'eût fait l'éloquence. Mais, si ces sentimens avoient été durables entre son peuple et lui, il auroit été trop puissant au gré des factieux qui vouloient le réduire à n'être plus qu'un fantôme de roi.

LIVRE XVIII

Dans l'Assemblée nationale, du côté ides communes, il y avoit comme dans le peuple deux esprits et deux caractères: l'un, modéré, foible et timide: c'étoit celui du plus grand nombre; l'autre, fougueux, outré, violent et hardi: c'étoit celui des factieux. On avoit vu d'abord celui-ci, pour ménager l'autre, n'annoncer que des vues raisonnables et pacifiques. On avoit entendu l'un de ses organes conjurer le clergé, au nom d'un Dieu de paix, de se réunir avec l'ordre où l'on méditoit sa ruine. Nous venons de voir Mirabeau, dans sa harangue au roi, affecter un respect et un zèle hypocrites; mais, lorsque après s'être assuré de la résolution et du dévouement du bas peuple, de la mollesse, de la nonchalance, de la timidité, de la classe aisée et paisible, ce parti se vit en état de maîtriser l'opinion, il cessa de dissimuler.

Dès le lendemain du jour où le roi étoit allé de si bonne foi se livrer à l'Assemblée nationale, on entreprit de poser en principe qu'elle avoit droit de s'ingérer dans la formation du ministère; et les deux orateurs qui sur ce point attaquèrent de front la prérogative royale furent Mirabeau et Barnave, l'un et l'autre doués d'une éloquence populaire: Mirabeau, avec plus de fougue et par élans passionnés, souvent aussi en fourbe et avec artifice; Barnave, avec plus de franchise, plus de nerf et plus de vigueur. Tous les deux avoient appuyé l'avis d'ôter au roi le libre choix de ses ministres, droit que Tolendal et Mounier avoient fortement défendu en soutenant que, sans cette liberté dans le choix des objets de sa confiance, le roi ne seroit plus rien. Le décret résultant de cette discussion l'avoit laissée irrésolue; mais la question, une fois engagée, n'en étoit pas moins le signal de la lutte des deux pouvoirs.

Pour ce combat, il falloit aux communes une force toujours active et menaçante. De là tous les obstacles qu'éprouva Tolendal dans sa motion du 20 juillet. C'est encore lui qu'il faut entendre.

«À partir du point où nous étions, il étoit évident, dit-il, qu'il n'y avoit plus à redouter pour la liberté que les projets des factieux ou les dangers de l'anarchie. L'Assemblée nationale n'avoit à se mettre en garde que contre l'excès même de sa propre puissance. Il n'y avoit pas un moment à perdre pour rétablir l'ordre public. Déjà l'on avoit la nouvelle que la commotion éprouvée dans la capitale s'étoit fait sentir non seulement dans les villes voisines, mais dans les provinces lointaines. Les troubles s'annonçoient dans la Bretagne; ils existoient dans la Normandie et dans la Bourgogne; ils menaçoient de se répandre dans tout le royaume. Des émissaires, partis évidemment d'un point central, couroient par les chemins, traversant les villes et les villages sans y séjourner, faisant sonner le tocsin, et annonçant tantôt des troupes étrangères et tantôt des brigands, criant partout aux armes, plusieurs répandant de l'argent.»

En effet, j'en voyois moi-même traversant à cheval le hameau où j'étois alors, et nous criant qu'autour de nous des hussards portoient le ravage et incendioient les moissons, que tel village étoit en feu et tel autre inondé de sang. Il n'en étoit rien, mais dans l'âme du peuple la peur excitoit la furie, et c'étoit ce qu'on demandoit.

Les mains pleines de lettres qui attestoient les excès impunément commis de toutes parts, Tolendal se rendit à l'Assemblée nationale, et y proposa un projet de proclamation, qui, après avoir présenté à tous les François le tableau de leur situation, de leurs devoirs et de leurs espérances, les invitoit tous à la paix, mettoit en sûreté leur vie et leurs propriétés, menaçoit les méchans, protégeoit les bons, maintenoit les lois en vigueur et les tribunaux en activité.

«Ce projet, nous dit-il, fut couvert d'applaudissemens: on demanda une seconde lecture, et les acclamations redoublèrent. Mais quel fut mon étonnement lorsque je vis un parti s'élever pour le combattre!… Suivant l'un, ma sensibilité avoit séduit ma raison. Ces incendies, ces emprisonnemens, ces assassinats, étoient des contrariétés qu'il falloit savoir supporter, comme nous avions dû nous y attendre. Suivant l'autre, mon imagination avoit créé des dangers qui n'existoient pas. Il n'y avoit de danger que dans ma motion…: danger pour la liberté, parce qu'on ôteroit au peuple une inquiétude salutaire qu'il falloit lui laisser; danger pour l'Assemblée, qui alloit voir Paris se déclarer contre elle si elle acceptoit la motion; danger pour le pouvoir législatif, qui, après avoir brisé l'action si redoutable de l'autorité, alloit lui en rendre une plus redoutable encore.»

Le meurtre de Bertier, intendant de Paris, celui de Foulon, son beau-père, massacrés à la Grève, leurs têtes promenées, et le corps de Foulon traîné et déchiré dans le Palais-Royal, faisoient voir que la populace, ivre de sang, en étoit encore altérée, et sembloient crier à l'Assemblée de se hâter d'admettre la motion de Tolendal. Lui-même il va nous dire le peu d'impression que fit cet horrible incident.

«Le lendemain (21 juillet), je fus éveillé par des cris de douleur. Je vis entrer dans ma chambre un jeune homme pâle, défiguré, qui vint se précipiter sur moi, et qui me dit en sanglotant: «Monsieur, vous avez passé quinze ans de votre vie à défendre la mémoire de votre père, sauvez la vie du mien, et qu'on lui donne des juges. Présentez-moi à l'Assemblée nationale, et que je lui demande des juges pour mon père. «C'étoit le fils du malheureux Bertier. Je le conduisis sur-le-champ chez le président de l'Assemblée. Le malheur voulut qu'il n'y eût point de séance dans la matinée. Le soir, il n'y avoit plus rien à faire pour cet infortuné. Le beau-père et le gendre avoient été mis en pièces.

«On croit bien, poursuit Tolendal, qu'à la première séance je me hâtai de fixer l'attention générale sur cet horrible événement. Je parlai au nom d'un fils dont le père venoit d'être massacré, et un fils qui étoit en deuil du sien (c'étoit Barnave) osa me reprocher de sentir lorsqu'il ne falloit que penser. Il ajouta ce que je ne veux même pas répéter (le sang qu'on a versé étoit-il donc si précieux?), et, chaque fois qu'il élevoit les bras au milieu de ses déclamations sanguinaires, il montroit à tous les regards les marques lugubres de son malheur récent (les pleureuses), et les témoins incontestables de son insensibilité barbare.»

Mais telle étoit parmi les factieux la dépravation des esprits qu'une cruauté froide y passoit pour vertu et l'humanité pour foiblesse. Trente-six châteaux démolis ou brûlés dans une seule province; en Languedoc, un M. de Barras coupé par morceaux devant sa femme enceinte et prête d'accoucher; en Normandie, un vieillard paralytique jeté sur un bûcher ardent, et tant d'autres excès commis, étoient ou passés sous silence dans l'Assemblée, ou traités d'épisodes, si quelqu'un les y dénonçoit.

Il étoit de la politique des factieux de ne laisser au peuple faire aucun retour sur lui-même. Refroidi un moment, il auroit pu sentir qu'on l'égaroit, qu'on le trompoit; que ces ambitieux ne faisoient de lui leur complice que pour en faire leur esclave, et que, de crime en crime, ils vouloient le réduire au point de ne plus voir pour lui de salut qu'en exécutant tous ceux qu'ils lui commanderoient. Aussi la proclamation proposée par Tolendal ne passa-t-elle enfin que lorsqu'on en eut retranché ce qui pouvoit modérer le peuple. Encore, de peur de donner trop d'authenticité à cette proclamation pacifique, tout affoiblie qu'elle étoit, ne voulut-on pas qu'elle fût envoyée par le roi dans les provinces du royaume, et lue en chaire dans les églises, mais seulement qu'on s'en remît aux députés du soin de la faire passer, chacun d'eux, à leurs commettans.

Le 31 juillet fut un jour remarquable par le retour de Necker, et par l'espèce de triomphe qu'il obtint à l'Hôtel de ville.

En revenant de Bâle, où il avoit reçu les deux lettres de son rappel, l'une du roi, l'autre de l'Assemblée nationale, Necker avoit sur sa route vu les excès auxquels les peuples se livroient; il avoit tâché de les calmer, de répandre sur son passage des sentimens plus doux, et d'inspirer partout l'horreur de l'injustice et de la violence. Il trouvoit les chemins couverts de François que les événemens de Paris, que les assassinats commis près de l'Hôtel de ville, avoient glacés d'horreur et d'effroi, et qui s'en alloient chercher une autre contrée. Instruit de ces scènes sanglantes, dès lors son voeu le plus aident avoit été de détourner le peuple de Paris de ses aveugles barbaries, de le ramener à des sentimens d'humanité, et de lui faire effacer la tache que ces criminelles violences imprimoient au caractère de la nation. Je parle ici d'après lui-même; et, quelques erreurs, quelques fautes, quelques torts, qu'on lui attribue, personne au moins ici ne doutera de sa sincérité. Dans cette confiance, je lui cède la parole pour un récit qui, sans être moins vrai, en sera plus intéressant.

«Heureuse et grande journée pour moi (le 28 juillet 1789), nous a-t-il dit[54], belle et mémorable époque de ma vie, où, après avoir reçu les plus touchantes marques d'affection de la part d'un peuple immense, j'obtins de ses nombreux députés rassemblés à l'Hôtel de ville, et de lui-même ensuite, avec des cris de joie, non seulement l'entière liberté du prisonnier que j'avois défendu (le baron de Besenval), niais une amnistie générale, un oubli complet des motifs de plainte et de défiance, une généreuse renonciation aux sentimens de haine et de vengeance dont on étoit si fort animé, enfin une sorte de paix et de réunion avec ce grand nombre de citoyens qui, les uns, avoient déjà fui de leur pays, les autres étoient prêts à s'en éloigner! Cette honorable détermination fut le prix de mes larmes: je l'avois demandée au nom de l'intérêt que j'inspirois dans ce moment; je l'avois demandée comme une reconnoissance de mon dernier sacrifice; je l'avois demandée comme la seule et unique récompense à laquelle je voulois jamais prétendre. Je me prosternai, je m'humiliai de toutes les manières pour réussir. Je fis agir enfin toutes les puissances de mon âme; et, secondé de l'éloquence d'un citoyen généreux et sensible (Clermont-Tonnerre), j'obtins l'objet de mes voeux; et cette première faveur me fut accordée d'une voix unanime, et avec tous les élans d'enthousiasme et de bonté qui pouvoient me la rendre plus chère.»

Voici quelle fut la délibération de l'assemblée générale des électeurs à l'Hôtel de ville, le même jour 31 juillet.

«Sur le discours vrai, sublime et attendrissant de M. Necker, l'assemblée des électeurs, pénétrée des sentimens de justice et d'humanité qu'il respire, a arrêté que le jour que ce ministre si cher, si nécessaire, a été rendu à la Fiance, devoit être un jour de fête. En conséquence elle déclare, au nom des habitans de cette capitale, certaine de n'être pas désavouée, qu'elle pardonne à tous ses ennemis, qu'elle proscrit tout acte de violence contraire au présent arrêté, et qu'elle regarde désormais comme les seuls ennemis de la nation ceux qui troubleront par aucun excès la tranquillité publique.

«Arrête en outre que le présent arrêté sera lu au prône de toutes les paroisses, publié à son de trompe dans toutes les rues et carrefours, et envoyé à toutes les municipalités du royaume, et les applaudissemens qu'il obtiendra distingueront les bons François.»

C'étoit le salut de l'État, mais la ruine de projets qui ne pouvoient réussir que par le trouble et la terreur.

«Dès la nuit même de ce jour mémorable, poursuit Necker, tout fut changé. Les chefs de la démocratie avoient d'autres pensées. Nuls ne vouloient encore de bonté, ni d'oubli, ni d'amnistie; ils avoient besoin de toutes les passions du peuple; ils avoient besoin surtout de ses défiances, et ils ne vouloient non plus, à aucun prix, qu'un grand événement important pût être rapporté à mes voeux et à mon influence. On assembla donc les districts, et l'on sut les animer contre une déclaration que leurs représentans, que les anciens électeurs nommés par eux, qu'une assemblée générale de l'Hôtel de ville, avoient adoptée d'une voix unanime, et que le premier voeu du peuple avoit ratifiée. L'Assemblée nationale étoit mon espérance dans cette malheureuse contrariété; mais elle accueillit l'opinion des districts, et je vis renverser de fond en comble l'édifice de mon bonheur. À quoi cependant ce bonheur s'étoit-il attaché? À retenir au milieu de nous ceux qui, par leurs richesses et par leurs dépenses, entretenoient le travail et encourageoient l'industrie; à voir les idées de persécution remplacées par un sentiment de confiance et de magnanimité; à prévenir cette exaspération, suite inévitable des craintes et des alarmes que l'on dédaigne de calmer; à préserver la nation Françoise de ces effrayans tribunaux d'inquisition désignés sous le nom de Comités des recherches; à rendre enfin la liberté plus aimable en lui donnant un air moins farouche, et en montrant comme elle peut s'allier aux sentimens de douceur, d'indulgence et de bonté, le plus bel ornement de la nature humaine et son premier besoin. Ah! combien de malheurs auroient été prévenus si la délibération prise à l'Hôtel de ville n'avoit pas été détruite, si le premier voeu du peuple, si ce saint mouvement n'avoit pas été méprisé!»

Lorsque Necker parloit ainsi, il étoit loin de prévoir quels attentats, quelles atrocités, mettroient le comble aux forfaits passés.

Mais dès lors il devoit sentir combien lui-même il seroit déplacé et misérablement inutile parmi des hommes dédaigneux de tous principes de morale et de tous sentimens de justice et d'humanité.

C'étoit en exerçant le plus violent despotisme qu'on avoit fait annuler l'arrêté de l'Hôtel de ville; et ce que Necker a passé sous silence, cet autre témoin que personne n'a osé démentir, Tolendal, l'a dit hautement.

«À l'entrée de la nuit, les factieux s'étoient rassemblés dans ce Palais-Royal, fameux désormais par tous les genres de crimes, après l'avoir été par tous les genres de dépravation; dans ce Palais-Royal, où l'histoire sera obligée de dire que l'on corrompoit les moeurs, que l'on débauchoit les troupes, que l'on traînoit les cadavres des morts, et que l'on proscrivoit les têtes des vivans. Là ils avoient juré de faire révoquer l'arrêté de l'Hôtel de ville, et ils s'étoient mis en marche. Un district effrayé avoit communiqué son effroi à plusieurs autres; le tocsin avoit sonné; la troupe avoit grossi; l'Hôtel de ville avoit craint de se voir assiégé; enfin, sur la réclamation de plusieurs districts seulement, la commune de Paris avoit été forcée de céder, et l'assemblée des électeurs, par un nouvel arrêté, avoit rétracté celui du matin, en disant qu'elle l'expliquoit.»

Le 1er août, lorsqu'à l'élection du président, Thouret fut nommé au scrutin, à l'instant même le frémissement des factieux et leur menace se firent entendre dans l'Assemblée. L'élection fut dénoncée au Palais-Royal comme une trahison; Thouret y fut proscrit s'il acceptoit la présidence; on le menaça de venir l'assassiner dans sa maison; il se démit, et ce fut comme le coup mortel pour la liberté de l'Assemblée, le plus grand nombre étant celui des âmes foibles à qui la peur imposoit silence ou commandoit l'opinion.

Les tribunaux étoient eux-mêmes épouvantés; les lois étoient sans force, et le peuple les méprisoit. Il avoit entendu déclarer nuls les anciens édits; il refusoit de payer des impôts antérieurement établis; personne n'osoit l'y contraindre, et la faction lui laissoit croire qu'elle l'en avoit délivré.

Cependant les fonds des finances étoient tous épuisés et leurs sources presque taries. Necker vint exposer à l'Assemblée la détresse où il se trouvoit, et demander qu'elle autorisât un emprunt de trente millions à cinq pour cent. Cet intérêt modique fut malignement chicané; on le morcela d'un cinquième; et, le public ne voyant plus dans Necker qu'un ministre contrarié et mal voulu dans les communes, le signal de sa décadence fut le terme de son crédit.

Une contribution patriotique fut la ressource momentanée que l'Assemblée mit en usage; et, au surplus, laissant le ministre se travailler d'inquiétudes pour subvenir aux besoins de l'État, elle entama l'ouvrage d'une constitution qu'elle s'autorisa elle-même à créer, non seulement sans les pouvoirs et l'aveu de la nation, mais au mépris des défenses expresses que la nation elle-même lui avoit faites dans ses mandats de toucher aux anciennes bases et aux principes fondamentaux de la monarchie existante.

Jusque-là on n'avoit cessé d'espérer mettre un terme aux usurpations des communes, et tous les moyens de conciliation avoient été mis en usage. Le 4 août, la séance du soir avoit été marquée par des résolutions et par des sacrifices qui auroient dû tout pacifier. Le clergé et la noblesse avoient fait, par acclamation, l'abandon de leurs privilèges. Ces renonciations, faites avec une sorte d'enthousiasme, avoient été reçues de même, et la très grande pluralité de l'Assemblée les regardoit comme le sceau d'une pleine et durable réconciliation. Le bon archevêque de Paris avoit proposé qu'un Te Deum en fût chanté en actions de grâces; Tolendal, qui ne perdoit jamais de vue le salut de l'État, avoit fait la motion que Louis XVI fût proclamé restaurateur de la liberté françoise; l'une et l'autre proposition avoient enlevé toutes les voix. Enfin, le roi lui-même avoit consenti sans réserve à toutes les renonciations faites et rédigées en décret dans la séance du 4 août; mais il refusoit son acceptation pure et simple à la déclaration ambiguë des droits de l'homme et aux dix-neuf articles de la constitution qui lui avoient été présentés. Il y avoit même d'autres articles auxquels on prévoyoit qu'il refuseroit sa sanction; et, quoique le veto qu'il se réservoit ne fût que suspensif, c'en étoit assez pour arrêter le mouvement révolutionnaire. Il falloit franchir cet obstacle; et, si on vouloit forcer sa résistance, le roi pouvoit bien prendre une résolution à laquelle il s'étoit longtemps refusé.

Ce fut là bien réellement ce qui fit former le projet d'avoir le roi à Paris, et ce qui fit envoyer à Versailles (le 5 octobre 1789) trente mille séditieux avec des canons à leur tête, et une foule de ces femmes immondes que l'on fait marcher en avant dans toutes les émeutes. Le prétexte de leur mission étoit d'aller se plaindre de la cherté du pain.

Je ne décrirai point la brutalité de cette populace conduite à Versailles pour enlever le roi et sa famille. La procédure du Châtelet a révélé cet horrible mystère, ce crime dont l'Assemblée eut beau vouloir laver le duc d'Orléans et Mirabeau. Les faits en sont consignés dans les mémoires du temps que mes enfans liront. Ils y verront, en frémissant, les fidèles gardes, du corps, à qui le roi avoit défendu de tirer sur le peuple, massacrés jusque sur le seuil de l'appartement de la reine, et leurs têtes portées au bout des piques sous les fenêtres du palais; ils verront cette reine, éperdue et tremblante pour le roi et pour ses enfans, s'enfuir de son lit, qu'on vient percer à coups de baïonnettes, et allant se jeter dans les bras du roi, où elle croyoit mourir; ils les verront, ces augustes époux, au milieu d'un peuple farouche, opposer à sa rage la plus magnanime douceur, lui montrer leurs enfans afin de l'attendrir, et lui demander ce qu'il veut que l'on fasse pour l'apaiser: Que le roi vienne avec nous à Paris. Ce fut la réponse du peuple, et l'aveu du complot qu'on lui faisoit exécuter.

Ce qu'on ne peut oublier, c'est que la nuit où cette horde sanguinaire remplissoit les cours du château, quelques voix s'étant élevées dans la salle des députés pour proposer d'aller en corps se ranger à côté du roi et réprimer les mouvemens du peuple, Mirabeau réfuta insolemment cette motion, en disant qu'il ne seroit pas de la dignité de l'Assemblée nationale de se déplacer: il n'avoit garde de vouloir s'opposer à son propre ouvrage.

Le roi pouvoit encore s'éloigner; tout étoit préparé pour son départ; ses carrosses, ses gardes, l'attendoient, lui et sa famille, aux grilles de l'Orangerie; quelques amis fidèles le pressoient de saisir le temps où le peuple, dispersé dans Versailles, alloit se livrer au sommeil; mais un plus grand nombre, tremblans et larmoyans, le conjuroient à genoux de ne pas les abandonner. Trompé par la sécurité de La Fayette, qui répondoit que tout seroit bientôt tranquille, le roi, par la fatalité de son étoile ou de son caractère, se livra à sa destinée, et perdit le moment qu'il ne devoit plus retrouver.

Dès qu'il fut arrivé aux Tuileries avec sa famille, l'Assemblée déclara qu'elle ne pouvoit rester séparée de la personne du roi; elle vint elle-même s'établir à Paris (le 19 octobre 1789); et, dans ces translations, le bon peuple crut voir le gage de sa sûreté.

Le premier acte du roi, à Paris, fut son acceptation des premiers articles de la constitution et la sanction des droits de l'homme.

Ces Mémoires ne sont point l'histoire de la Révolution; vous la lirez ailleurs, mes enfans, et vous verrez, depuis cette époque du 19 octobre, la suite de tant d'événemens mémorables, et tous faciles à prévoir après les premiers succès d'un parti vainqueur: les biens du clergé déclarés nationaux le 2 novembre; la création des assignats le 21 décembre; le nombre, la forme et la fabrication de cette monnaie, déterminés le 17 avril 1790; la noblesse et tous les titres abolis le 19 juin suivant; la fuite du roi le 21 juin 1791; son retour à Paris le 25; enfin l'acceptation de la constitution entière par le roi le 3 septembre, et la promulgation de cet acte le 28 du même mois.

Là se termina la session de l'Assemblée constituante; et ce fut alors que s'éloigna de moi cet ami qui, dans les travaux et les périls de la tribune, avoit si dignement rempli ses devoirs et mes espérances, et qui venoit d'être appelé à Rome pour y être comblé d'honneurs, l'abbé Maury, cet homme d'un talent si rare et d'un courage égal à ce rare talent.

En vous parlant de lui, je ne vous ai donné, mes enfans, que l'idée d'un bon ami, d'un homme aimable; je dois vous le faire connoître en qualité d'homme public, et tel que ses ennemis eux-mêmes n'ont pu s'empêcher de le voir: invariable dans les principes de la justice et de l'humanité; défenseur intrépide du trône et de l'autel; aux prises tous les jours avec les Mirabeau et les Barnave; en butte aux clameurs menaçantes du peuple des tribunes; exposé aux insultes et aux poignards du peuple du dehors, et assuré que les principes dont il plaidoit la cause succomberoient sous le plus grand nombre; tous les jours repoussé, tous les jours sous les armes, sans que la certitude d'être vaincu, le danger d'être lapidé, les clameurs, les outrages d'une populace effrénée, l'eussent jamais ébranlé ni lassé. Il sourioit aux menaces du peuple; il répondoit par un mot plaisant ou énergique aux invectives des tribunes, et revenoit à ses adversaires avec un sang-froid imperturbable. L'ordre de ses discours, faits presque tous à l'improviste, et durant des heures entières, l'enchaînement de ses idées, la clarté de ses raisonnemens, le choix et l'affluence de son expression, juste, correcte, harmonieuse, et toujours animée sans aucune hésitation, rendoient comme impossible de se persuader que son éloquence ne fût pas étudiée et préméditée; et cependant la promptitude avec laquelle il s'élançoit à la tribune et saisissoit l'occasion de parler forçoit de croire qu'il parloit d'abondance.

J'ai moi-même plus d'une fois été témoin qu'il dictoit de mémoire le lendemain ce qu'il avoit prononcé la veille, en se plaignant que dans ses souvenirs sa vigueur étoit affoiblie et sa chaleur éteinte. «Il n'y a, disoit-il, que le feu et la verve de la tribune qui puissent nous rendre éloquens.» Ce phénomène, dont on a vu si peu d'exemples, n'est explicable que par la prodigieuse capacité d'une mémoire à laquelle rien n'échappoit, et par des études immenses; il est vrai qu'à ce magasin de connoissances et d'idées, que Cicéron a regardé comme l'arsenal de l'orateur, Maury ajoutoit l'habitude et la très grande familiarité de la langue oratoire; avantage inappréciable que la chaire lui avoit donné.

Quant à la fermeté de son courage, elle avoit pour principe le mépris de la mort et cet abandon de la vie, sans lequel, disoit-il, une nation ne peut avoir de bons représentans, non plus que de bons militaires.

Tel s'étoit montré l'homme qui a été constamment mon ami, qui l'est encore et le sera toujours sans que les révolutions de sa fortune et de la mienne apportent aucune altération dans cette mutuelle et solide amitié.

Le moment où, peut-être pour la dernière fois nous embrassant, nous nous dîmes adieu, eut quelque chose d'une tristesse religieuse et mélancolique. «Mon ami, me dit-il, en défendant la bonne cause, j'ai fait ce que j'ai pu; j'ai épuisé mes forces, non pas pour réussir dans une assemblée où j'étois inutilement écouté, mais pour jeter de profondes idées de justice et de vérité dans les esprits de la nation et de l'Europe entière. J'ai eu même l'ambition d'être entendu de la postérité. Ce n'est pas sans un déchirement de coeur que je m'éloigne de ma patrie et de mes amis; mais j'emporte la ferme espérance que la puissance révolutionnaire sera détruite.»

J'admirai cette infatigable persévérance de mon ami; mais, après l'avoir vu lutter inutilement contre cette force qui entraînoit ou qui renversoit tout ce qui s'opposoit à ses progrès rapides, je conservois peu d'espérance de vivre assez pour voir la fin de nos malheurs.

L'Assemblée législative, installée le 1er octobre 1791, suivit et même exagéra l'esprit de l'Assemblée constituante. Je ne fais encore que rappeler des dates pour arriver à ce qui m'est personnel.

Le 29 novembre, décret qui invite le roi à requérir les princes de l'Empire de ne pas souffrir les armemens des princes fugitifs.

Le 14 décembre, le roi prononce, sur sa déclaration à ces princes, un discours applaudi.

Le 1er janvier 1792, décret d'accusation contre les frères de Louis XVI.

Le 1er mars, mort de l'empereur Léopold.

Le 29 mai, assassinat de Gustave III, roi de Suède.

Le 20 avril, déclaration de guerre de la France au nouveau roi de
Hongrie et de Bohême.

Au mois de juin, le roi refuse sa sanction à deux décrets; et c'est là le prétexte du soulèvement des faubourgs que l'on envoie en masse et en tumulte aux Tuileries.

Le roi, qui les entend menacer avec des cris sauvages et par d'horribles imprécations d'enfoncer les portes de son appartement, ordonne qu'on les ouvre. Il se présente d'un air calme pour entendre leur pétition. On lui demande de sanctionner les décrets auxquels il a refusé son acceptation. «Ma sanction est libre, répond le roi; et ce n'est ici le moment ni de la solliciter, ni de l'obtenir.»

Deux jours après, dans sa proclamation contre cet acte de violence, il déclara qu'on n'auroit jamais à lui arracher son consentement pour ce qu'il croiroit juste et convenable au bien public, mais qu'il exposeroit, s'il le falloit, sa tranquillité et sa sûreté même pour faire son devoir.

Cette résistance auroit été le frein du despotisme populaire. La libre acceptation des lois, et le droit que le roi s'étoit réservé de suspendre celles qu'il n'approuveroit pas, étoit l'article fondamental d'une monarchie tempérée, et du serment qu'on avoit prêté librement, dans tout le royaume, à la nation, à la loi et au roi; mais cela seul eût arrêté le mouvement révolutionnaire, et la faction ne vouloit pas que son pouvoir fût limité.

Le 31 juillet fut marqué par l'arrivée des Marseillois à Paris, sorte de satellites qu'on avoit à ses ordres pour les grandes exécutions.

Le 3 août, au nom des sections de Paris, Pétion présente à l'Assemblée une pétition pour la déchéance du roi.

Le 6, on fait répandre aux Tuileries le bruit que le roi veut s'enfuir.

Ce fut alors que, par un pressentiment trop fidèle de ce qui alloit se passer, ma femme me pressa de quitter cette maison de campagne qu'elle avoit tant aimée, et d'aller chercher loin de Paris une retraite où, dans l'obscurité, nous pussions respirer en paix.

Nous ne savions où diriger nos pas; le précepteur de nos enfans décida notre irrésolution. Ce fut lui qui nous assura qu'en Normandie, où il étoit né, nous trouverions sans peine un asile paisible et sûr; mais il falloit du temps pour nous le procurer, et, en arrivant à Évreux, nous ne savions encore où aller reposer notre tête. Le maître de l'auberge où nous descendîmes avoit, à deux pas de la ville, dans le hameau de Saint-Germain, une maison assez jolie, située au bord de l'Iton, et à la porte des jardins de Navarre; il nous l'offrit. Charmés de cette position, ce fut là que nous nous logeâmes, en attendant que plus près de Gaillon, lieu natal de Charpentier, sa famille nous eût trouvé une demeure convenable.

Si, dans l'état pénible où étoient nos esprits, un séjour pouvoit être délicieux, celui-là l'eût été pour nous; mais à peine étions-nous arrivés à Évreux que nous apprîmes l'épouvantable événement du 10 août.

À Paris, dès le point du jour, de ce jour qui devoit en amener de si funestes, les places et les rues adjacentes aux Tuileries s'étoient remplies d'hommes armés avec un train d'artillerie. C'étoit le peuple des faubourgs, soutenu par la bande des Marseillois, qui venoit assiéger le roi dans son palais.

Ce malheureux prince n'avoit pour défense qu'un petit nombre de gardes suisses, et, quoiqu'on ait dit qu'il y avoit dans le jardin des Tuileries une foule de braves gens qui se seroient rangés autour de sa personne s'il avoit voulu se montrer, sans doute il ne crut pas la résistance ou permise ou possible; on lui conseilla de se rendre avec sa famille au sein de l'Assemblée nationale; il s'y réfugia.

Cependant ses braves soldats suisses, qui, fidèles à leurs consignes, défendoient dans les cours l'approche du palais, se virent obligés de tirer sur le peuple. Ils l'avoient repoussé, et tenoient ferme dans leur poste, lorsqu'ils apprirent que le roi s'étoit retiré. Alors ils perdirent courage, et, s'étant dispersés, ils furent presque tous massacrés dans Paris.

Le roi fut transféré et enfermé avec sa femme, ses enfans et sa soeur, dans la prison de la tour du Temple (le 13 août).

Le 31 août, le maire et le procureur-syndic de la ville (Pétion et Manuel) se présentèrent à l'Assemblée, à la tête d'une députation, au nom de laquelle Tallien, son orateur, annonça «qu'on avoit enfermé nombre de prêtres perturbateurs, et que, sous peu de jours, le sol de la liberté seroit purgé de leur présence».

Le 2 septembre, au couvent des Carmes du Luxembourg, au séminaire de Saint-Firmin, rue Saint-Victor, à l'abbaye Saint-Germain-des-Prés, plusieurs prélats et un grand nombre de prêtres furent égorgés. Le carnage dura jusqu'au 6 à l'hôtel de la Force.

Le 8, les prisonniers d'Orléans, envoyés à Versailles, y furent massacrés.

Ce fut dans ces jours d'épouvante et de frémissement que vint loger auprès de nous, dans le hameau de Saint-Germain, un homme que je croyois m'être inconnu. Dans son déguisement, j'eus tant de peine à me rappeler où j'avois pu le voir qu'il fut obligé de se nommer: c'étoit Lorry[55], évêque d'Angers. Notre reconnoissance fut attendrie par le malheur de sa situation, qu'il ne laissoit pas de soutenir avec un courage assez ferme.

Nous voilà donc en société et en communauté de table, comme il le désira lui-même; et, dans un meilleur temps, cette liaison fortuite nous auroit été réciproquement agréable. Logés ensemble au bord d'une jolie rivière, dans la plus belle saison de l'année, ayant pour promenades des jardins enchantés et une superbe forêt, parfaitement d'accord dans nos opinions, dans nos goûts et dans nos principes, les souvenirs d'un monde où nous avions vécu étoient pour nous des sujets d'entretien d'une abondance inépuisable; mais toutes ces douceurs étoient empoisonnées par les chagrins dont nous étions continuellement abreuvés.

La Convention prit, le 11 septembre, la place de la Législative. Son premier décret fut l'abolition de la royauté.

Cependant, au nom de la liberté républicaine, des colonnes de volontaires accouroient aux armes; nous nous trouvions sur leur passage, et notre repos en étoit troublé. D'ailleurs, l'approche de l'hiver rendoit humide et malsain le lieu où nous étions: il fallut le quitter, et ce ne fut pas sans regret que nous y laissâmes le bon évêque. Nous nous retirâmes, ma femme et moi, à Couvicourt.

Le 11 décembre, le roi comparut à la barre de la Convention; il y fut interrogé. Il demanda deux avocats, Tronchet et Target, pour conseils.

Target refusa son ministère à ces fonctions vénérables; le vertueux
Malesherbes s'empressa de s'offrir pour le remplacer; on y consentit.

Tronchet et Malesherbes demandèrent à se donner pour adjoint l'honnête et sensible Desèze, et l'on y consentit encore.

Le 26, le roi comparut pour la seconde fois et avec ses trois défenseurs. Desèze porta la parole, mais le roi ne lui avoit permis, dans sa défense, aucun appareil oratoire. En lui obéissant, Desèze n'en fut que plus touchant.

Le 17 janvier 1793, la peine de mort fut prononcée à la pluralité de 366 voix contre 353.

Le roi interjeta l'appel à la nation. L'appel fut rejeté.

Le 19, il fut décidé, à la pluralité de 380 voix contre 310, qu'il ne seroit point sursis à l'exécution de la sentence, et, le 21, Louis XVI eut la tête tranchée sur la place de Louis XV.

Son confesseur, au pied de l'échafaud, lui dit ces mots à jamais mémorables: «Fils de saint Louis, montez au ciel.»

Le roi sur l'échafaud voulut parler au peuple; Santerre, commandant l'exécution, et l'un des moteurs du faubourg Saint-Antoine, ordonna aux tambours de battre ensemble pour étouffer sa voix.

Cette exécution fut suivie, à peu d'intervalle, de celle des trois autres prisonniers du Temple. Le 21 janvier, le roi avoit péri sur l'échafaud; le 16 octobre, la reine, son épouse, éprouva le même sort; le 21 floréal (10 mai) de l'année suivante, Élisabeth, soeur du roi, termina, sous la même hache, son innocente vie, et, le 20 prairial (8 juin) de la même année, le Dauphin mourut au Temple.

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