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Mémoires de Mme la marquise de La Rochejaquelein: écrits par elle-même

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CHAPITRE IX.

Occupation d'Angers.—Attaque de Nantes.—Retraite de Parthenay.—Combat du bois du Moulin-aux-Chèvres.

Je continuais toujours à habiter le château de la Boulaye avec ma mère: c'était là comme le quartier-général de l'armée. Les officiers y venaient dans l'intervalle des expéditions; quelques membres du conseil supérieur y étaient sans cesse.

J'eus d'abord un peu de peine à m'accoutumer à toute cette représentation militaire. Je me souviens qu'un jour où j'étais allée à Châtillon, M. Baudry, alors commandant de la ville, vint me faire une visite à mon arrivée: j'entendis le tambour; il me proposa d'aller voir ce qui se passait; je descendis dans la rue, et j'y trouvai deux cents hommes sous les armes; en même temps, M. Baudry tire son sabre et élève tout-à-coup la voix; la frayeur me saisit, je me mis à pousser des cris comme un enfant. Je compris enfin qu'il me faisait l'honneur de me haranguer à la tête de sa troupe: peu à peu je m'habituai au bruit et au mouvement de notre genre de vie.

J'avais laissé ma fille auprès de Clisson, chez sa nourrice qui avait montré une grande répugnance à quitter sa famille pour venir avec moi à la Boulaye.

Après la déroute de Fontenay, on la tenait cachée chez Charry ou chez les Texier, qui étaient les plus braves paysans de la paroisse de Courlay. Je voulus la faire venir à la Boulaye, et j'allai au-devant d'elle jusqu'à la Pommeraye-sur-Sèvre où demeurait le bon M. Durand, notre médecin. Les chemins étaient impraticables en voiture; je pris le parti de monter à cheval; mais j'avais si grand peur, qu'un homme à pied tint la bride pendant toute la route. Le lendemain, tandis que j'étais à dîner, un courrier arriva, m'apportant une lettre de M. de Lescure. J'avais su l'affaire de Saumur; mais on m'avait caché qu'il eût été blessé. Il venait d'arriver à la Boulaye, et m'écrivait lui-même pour me rassurer. Un tremblement affreux me saisit. Je ne voulus pas rester un moment de plus. Je pris un mauvais petit cheval qui se trouvait par hasard dans la cour; je ne laissai pas le temps d'arranger les étriers qui étaient inégaux, et je partis au grand galop; en trois quarts d'heure je fis trois grandes lieues de mauvais chemins. Je trouvai M. de Lescure debout; mais il avait une fièvre violente qu'il conserva plusieurs jours. Depuis, je n'ai eu aucune frayeur de monter à cheval.

La grande armée n'avait pas eu, jusqu'à ce moment, la moindre relation avec M. de Charette. M. de Lescure, ayant du loisir à la Boulaye, lui écrivit une lettre polie, pour le féliciter d'une affaire brillante et célèbre qui lui avait livré Machecoul. M. de Charette répondit par des complimens à notre armée sur ses succès, et spécialement sur la prise de Saumur. La lettre de M. de Charette, comme celle de M. de Lescure, exprimait le désir d'établir des rapports entre les deux armées, et de combiner leurs opérations. M. de Lescure envoya aussitôt un courrier à Saumur, pour faire part aux généraux de la démarche qu'il venait de faire. Ils furent très-satisfaits des dispositions que montrait M. de Charette, et songèrent à en profiter pour concerter avec lui une attaque sur Nantes, à laquelle ils pensaient. Mon père fut chargé de négocier pour cet objet. Il commença par offrir des canons et des munitions à M. de Charette qui les accepta avec reconnaissance. Depuis, la grande armée le ravitailla plusieurs fois, ainsi que la petite troupe de M. de Lyrot; car dans le Bas-Poitou la guerre fut presque constamment défensive, au lieu que notre armée, en se portant en avant, s'emparait des magasins que les républicains avaient formés. L'entreprise sur Nantes fut convenue avec M. de Charette: il promit d'attaquer par la rive gauche.

Pour rester maître du cours de la Loire, il fallait, conserver Saumur qui établissait une communication sûre entre les deux rives. On résolut donc d'y établir une garnison. Il fut d'abord question de laisser M. de Laugrenière pour la commander; mais il n'était pas assez connu dans l'armée pour inspirer de la confiance aux paysans. On invita alors M. de La Rochejaquelein à se charger de cette tâche, qui ne lui plaisait guère. Pour engager les soldats à rester, on leur promit de les nourrir et de leur donner quinze sous par pur; il fut même dit qu'ils pourraient se relever tous les huit jours. Chaque paroisse devait toujours avoir quatre hommes à Saumur. C'est la première fois qu'on proposa une paie.

Le gros de l'armée partit. Il y avait déjà longtemps que les soldats étaient sortis de chez eux; leur ardeur était diminuée. Stofflet, pour les déterminer à passer la Loire, fit publier, sans avoir consulté personne, que ceux qui resteraient seraient des lâches: cette mesure augmenta l'armée, mais diminua beaucoup la garnison de Saumur, qui se trouva composée de mille hommes environ. M. de La Rochejaquelein revint les commander, après avoir passé deux jours à Angers avec l'armée.

Les républicains avaient évacué Angers et tout le pays adjacent. La frayeur qu'inspiraient alors les Vendéens était si forte, que quatre jeunes gens, MM. Dupérat, Duchenier, de Boispréau et Magnan, s'en allèrent seuls à la Flèche, dix lieues en avant de l'armée. Ils entrent dans la ville, criant: Vive le roi! descendent à la Municipalité, annoncent que l'armée royale va se diriger sur Paris, et qu'ils arrivent avec deux mille hommes de cavalerie pour faire les logemens; ils disent que, pour ne pas effrayer les habitans, leur escorte est demeurée à une demi-lieue; ils se font livrer les écharpes des municipaux, les font marcher sur la cocarde, et mettent le feu à l'arbre de la liberté. Toute la ville se met en mouvement pour pourvoir à la nourriture de cette armée qui doit passer. Pendant ce temps-là, ces messieurs vont tranquillement dîner à l'auberge. Au milieu du repas, une servante leur dit: «Messieurs, un colporteur qui vient d'Angers a dit qu'il n'avait pas rencontré votre escorte sur la route, et l'on parle de vous arrêter.» Ils sautèrent vite sur leurs chevaux, et arrivèrent au galop à Angers, chamarrés d'écharpes tricolores, et tout fiers de leur témérité.

Comme Angers est le siège d'un évêché, l'évêque d'Agra s'y rendit pour officier solennellement. Il voyageait avec la simplicité d'un apôtre, à cheval, suivi d'un domestique qui portait sa crosse de bois. Il célébra une grand messe; et, pour gagner l'esprit de la ville et prouver que les prêtres ne prêchaient pas le meurtre, comme le disaient les républicains, on arrangea que l'évêque demanderait et obtiendrait la grâce de deux canonniers des bleus, que l'on avait condamnés à mort pour quelques crimes.

Le prince de Talmont, second fils du duc de la Trémoille, vint à Angers rejoindre l'armée. C'était un jeune homme de vingt-cinq ans, d'une taille très-élevée et d'une fort belle figure. Malgré sa jeunesse, il était habituellement atteint de la goutte, ce qui nuisait à son activité. Il était brave, loyal, complètement dévoué, d'un bon caractère; mais ces excellentes qualités étaient un peu obscurcies par un air de légèreté qui lui paraissait de bon goût.

M. le prince de Talmont fut reçu avec une vive satisfaction; ou s'applaudissait d'avoir dans les rangs de l'armée un homme d'un aussi beau nom, dont la famille était depuis si long-temps presque souveraine en Poitou. Le duc de la Trémoille et la princesse de Tarente, sa belle-fille, qui était mademoiselle de Châtillon, étaient seigneurs de plus de trois cents paroisses dans cette province. M. de Talmont fut nommé sur-le-champ général de cavalerie, au grand contentement du modeste M. Forestier.

On prit la route d'Angers à Nantes; mais l'armée n'était ni très-nombreuse, ni très-animée. Beaucoup de paysans étaient retournés chez eux. MM. de Lescure et de La Rochejaquelein étaient absens, ainsi que plusieurs de leurs officiers; et les soldats qui d'ordinaire étaient sous leurs ordres, ou n'étaient pas à l'armée, ou n'y conservaient pas leur ardeur habituelle. D'ailleurs, on s'était toujours battu contre un ennemi voisin du pays et prêt à l'envahir; cette fois, ces pauvres gens ne comprenaient pas bien à quoi pourrait leur servir d'aller attaquer Nantes. Enfin on assure que le général Cathelineau n'avait pas huit mille hommes quand il arriva devant la ville.

L'armée de M. de Charette et la division de M. de Lyrot avaient au contraire un intérêt pressant de s'emparer de Nantes: c'était de là que sortaient toutes les expéditions républicaines dirigées contre le Bas-Poitou. Aussi tous les habitans s'étaient-ils réunis de ce côté, au nombre de plus de vingt-cinq mille; mais leur attaque était subordonnée à celle de la grande armée, parce que Nantes est situé en entier sur la rive droite, et qu'il y avait plusieurs bras de la Loire à traverser, dont trois étaient défendus par des ponts-levis.

On était convenu d'attaquer, le 29 juin, à deux heures du matin.

Un premier malheur empêcha la parfaite exécution de ce plan. L'armée républicaine avait laissé un fort détachement dans le bourg de Nort; contre toute attente, il se défendit dix heures de suite, et l'on arriva devant Nantes à huit heures du matin seulement. M. de Charette avait commencé à l'heure dite; et les républicains, au lieu d'avoir deux attaques à la fois à repousser, eurent le temps d'aviser aux moyens de défense et de se rassurer. Les généraux Canclaux et Beysser, qui les commandaient, mirent beaucoup de courage et de sang-froid à soutenir les efforts des Vendéens. Une partie des habitans les seconda avec zèle; cependant notre armée parvint jusque dans les faubourgs. Nantes allait succomber; les bleus commençaient à fuir par la porte de Vannes; l'intrépide Cathelineau avait même pénétré dans la ville, jusque sur la place Viarmes, à la tête de quelques centaines d'hommes: la victoire était dans nos mains. Ce fut dans ce moment décisif que deux accidens firent tout changer de face. Le général en chef tombe blessé d'une balle qui lui perce le bras et se perd dans la poitrine. Les Vendéens, désespérés, l'emportent et abandonnent le faubourg qu'il avait pris. Dans le même instant, un oubli du prince de Talmont empêcha peut-être le succès de l'entreprise.

On s'était toujours bien trouvé de laisser aux républicains des moyens de retraite; jamais on ne les avait mis dans la position de vaincre ou de mourir. Il fut donc convenu au conseil de guerre qu'il n'y aurait aucune attaque par le chemin de Vannes, et qu'on y laisserait un libre passage. A deux heures de l'après-midi, on vit en effet des troupes de fuyards sortir de Nantes par cette route. M. de Talmont, emporté par trop d'ardeur et oubliant les dispositions adoptées par le conseil de guerre, se laissa aller à un mouvement inconsidéré; il prit deux pièces de canon et repoussa les républicains dans la ville. Leur défense devint encore plus opiniâtre.

Les Vendéens mirent aussi dans l'attaque plus de constance qu'on ne pouvait en attendre: le combat dura dix-huit heures; mais jamais ils ne purent reprendre l'avantage que la blessure de Cathelineau leur avait arraché. M. de Fleuriot l'aîné, qui commandait la division de Bonchamps, et plusieurs autres officiers, avaient aussi été blessés: le découragement se joignit à la fatigue, et les soldats se retirèrent à la nuit tombante. Les chefs avaient fait toute la journée les plus grands efforts pour donner aux paysans encore plus d'élan. M. de Talmont avait eu son cheval tué par un boulet; mon père s'était trouvé tellement enveloppé du feu d'une batterie, que tout le monde l'avait cru mort.

L'armée fut dissoute en un instant; officiers et soldats repassèrent la Loire dans des barques, et la rive droite fut entièrement abandonnée, sans que les bleus, encore épouvantés, osassent sortir de Nantes pour les poursuivre. Dans cette malheureuse attaque on perdit peu de soldats; mais la blessure de Cathelineau fut mortelle, et c'était un bien grand désastre. M. de Fleuriot méritait aussi de vifs regrets. Tous les deux survécurent de quelques jours seulement à leurs blessures.

Pendant ce temps-là, le Bocage était aussi le théâtre de combats qui n'avaient pas été prévus. Il y avait à Amaillou, entre Bressuire et Parthenay, un petit rassemblement de paysans, qu'on avait formé pour la sûreté du pays. M. de Lescure apprit que le général Biron (duc de Lauzun) était à Niort, que son armée grossissait tous les jours, et que l'avant-garde était à Saint-Maixent, menaçant Parthenay. Il envoya sur-le-champ à Saumur, prier MM. de Beaugé, les chevaliers Beauvolliers et de Beaurepaire, de se rendre à Amaillou; lui-même, tout blessé qu'il était, voulut y aller pour veiller de près à la défense de ce poste. Il partit malade et le bras en écharpe; je l'accompagnai, ne pouvant me résoudre à le quitter dans cet état.

Nous nous arrêtâmes une nuit à Clisson, et le lendemain nous arrivâmes à Amaillou. Nous y trouvâmes M. de R***; c'était un gentilhomme d'une trentaine d'années. Pour se donner un air plus distingué, il était en habit de velours bleu, brodé en paillettes, en bourse, et un chapeau sous le bras, l'épée au côte: c'était la première fois qu'on le voyait au camp. Il dit qu'ayant appris que les chefs étaient occupés ailleurs, il avait cru devoir se rendre à Amaillou, pour y prendre le commandement du poste. M. de Lescure le remercia beaucoup; et comme il arrivait avec des officiers harassés de fatigue, il pria M. de R*** de vouloir bien encore commander le camp, et se charger du bivouac pour cette nuit-là.

Il répondit qu'un gentilhomme comme lui n'était pas fait pour coucher dehors. «Comme chef, vous avez raison, s'écria M. de Lescure en riant.» Il ordonna aux soldats de se relayer pour le garder toute la nuit à la pluie, loin du feu: cela fut exécuté, et M. de R*** ne parut plus.

Le jour d'après, comme j'étais à me promener avec le chevalier de Beauvolliers, nous vîmes tous les paysans en rumeur; ils saisissaient deux chasseurs républicains; nous devinâmes qu'ils étaient déserteurs: en effet, ils venaient de Saint-Maixent. Leur fuite avait été aperçue, ils avaient été poursuivis l'espace de plusieurs lieues, et ils arrivaient tout essoufflés. Nos gens avaient commencé par les entourer, les uns leur disant qu'ils étaient des espions, d'autres qu'il fallait crier vive le roi, quelques-uns qu'il fallait les tuer. Au milieu de ce tumulte, ils étaient fort interdits: nous les prîmes sous le bras, et nous les conduisîmes à M. de Lescure qui était sur son lit; il les interrogea. Le premier répondit gaiement qu'il s'appelait Cadet; qu'on l'avait mis dans la légion du Nord, et que, voulant se battre pour le roi, il désertait. Le second, d'un air embarrassé, dit qu'il avait émigré, et qu'il était sous-officier dans le régiment de la Châtre. Sa manière de s'exprimer donna de la défiance à M. de Lescure qui recommanda de le surveiller. Bientôt après, il se distingua par son courage et son mérite; et quand il fut estimé dans l'armée, il conta qu'il était gentilhomme d'Auvergne, qu'il s'appelait M. de Solilhac. Je ne sais pas ce qui avait pu l'engager à se cacher d'abord; depuis, il a toujours été un des plus braves officiers de la Vendée.

La présence de M. de Lescure amena à Amaillou un grand nombre de paysans; il pensa alors qu'il fallait s'avancer et occuper Parthenay. M. Girard de Beaurepaire, qui commandait une petite division attachée à l'armée de M. de Royrand, lui fit dire qu'il viendrait se réunira lui, et qu'il lui amènerait cent cinquante cavaliers: c'était un secours fort utile, car M. de Lescure n'avait que quinze chevaux. Cette jonction se fit à Parthenay.

On s'attendait à être attaqué. M. de Beaugé et le chevalier de Beaurepaire firent murer toutes les issues de la ville, hormis les portes de Thouars et de Saint-Maixent; deux pièces de canon furent mises à cette dernière porte; on plaça un poste avancé et des factionnaires. Il fut convenu que d'heure en heure, il partirait une patrouille qui ferait une lieue puis reviendrait, de façon qu'il y en aurait toujours une dehors. M. Girard de Beaurepaire fut chargé de veiller à l'exécution de toutes ces mesures de précaution, qui furent négligées; il alla se coucher, et la patrouille de minuit ne partit pas. L'avant-garde des républicains, commandée par le général Westermann, arriva jusqu'à la porte: le factionnaire fut égorgé et la batterie surprise. Un nommé Goujon, l'un des six dragons qui avaient déserté, se fit tuer en défendant les pièces avec courage.

MM. de Lescure et de Beaugé s'étaient jetés sur le même lit. M. de Beaugé se leva sur-le-champ, et courut à la porte de Saint-Maixent: il la trouva abandonnée; les paysans étaient en pleine déroute; il reçut une balle qui lui cassa la jambe, et se trouva au milieu des bleus; la nuit était obscure; il ne fut pas reconnu, et, tournant à droite, il se dirigea rapidement vers la rivière. Alors on vit bien que c'était un Vendéen, et l'on fit une décharge sur lui. Il fit sauter son cheval dans l'eau et le mit à la nage; une seconde décharge tua le cheval. Les Vendéens, qui étaient à l'autre bord, parvinrent cependant à retirer leur officier.

M. de Lescure, que sa blessure faisait beaucoup souffrir, avait eu bien de la peine à s'habiller et à se sauver: peu s'en fallut qu'il ne fût pris.

Le lendemain matin les républicains occupèrent la ville où ils n'avaient pas osé s'avancer beaucoup pendant la nuit.

M. de Lescure n'avait pas voulu que je le suivisse à Parthenay; j'étais retournée d'Amaillou à Clisson; il m'envoya un cavalier pour me prévenir de ce qui se passait. Cet homme arriva au grand galop, la frayeur lui avait fait perdre la tête: il se croyait poursuivi; il frappa à ma porte, et me réveilla en criant: «Madame, de la part de M. de Lescure, sauvez-vous; nous avons été battus à Parthenay, sauvez-vous.» L'effroi me saisit; c'est à peine si j'eus le sang-froid de demander s'il n'était rien arrivé à mon mari. Je m'habillai à la hâte, oubliant d'attacher mes robes, et je fis réveiller tout le monde; je courais dans la cour, tenant toujours ma robe; je trouvai une troupe de faucheurs; je leur dis d'aller se battre, et qu'il n'était pas temps de travailler; je saisis par le bras un vieux maçon de quatre-vingts ans; je le priai de me conduire dans une métairie dont il me semblait que j'avais oublié le chemin; j'y traînai ce pauvre homme, qui pouvait à peine marcher pendant que je courais. On vint me donner quelques détails qui calmèrent un peu ma terreur panique. Je sus qu'après le premier moment, M. de Lescure s'était retiré paisiblement, et sans être poursuivi, ni inquiété. Je montai cependant à cheval, et je partis pour Châtillon; j'y arrivai à cinq heures du soir. Je fus toute surprise, en y entrant, de ce qu'on s'empressait autour de moi en s'écriant: La voilà! la voilà! Le bruit s'était répandu que M. de Lescure et moi avions été pris à Parthenay: tout le monde était dans la consternation. J'allai rassurer le conseil supérieur, en racontant ce que je savais; puis je pris le chemin de la Boulaye. Je trouvai ma mère qui arrivait en voiture. Elle avait appris, par le bruit public, les fausses nouvelles qu'on répandait, et elle voulait se faire conduire à Niort pour périr avec moi sur l'échafaud. Nous fûmes bien heureuses de nous retrouver: elle ne pouvait s'en fier à ses yeux.

Cependant M. de La Rochejaquelein voyait chaque jour diminuer sa garnison de Saumur; rien ne pouvait retenir les paysans, car ils croyaient que tout était fini, qu'il n'y avait plus rien à craindre. L'un partait après l'autre, pour aller retrouver sa métairie et ses boeufs. M. de La Rochejaquelein vit bien qu'avant peu il n'aurait pas un soldat, et il s'occupa à envoyer chaque jour dans le Bocage la poudre, l'artillerie et les munitions de tout genre. Pour faire illusion aux habitans sur la faiblesse de la garnison, il parcourait chaque nuit la ville au galop avec quelques officiers, en criant: Vive le roi! Enfin il se trouva, lui neuvième, à Saumur. Trois mille républicains venaient d'occuper Chinon: il fallut quitter la ville. Il restait deux canons, il les emmena; mais à Thouars, il fut obligé de les jeter dans la rivière. Il arriva à Amaillou le jour où M. de Lescure se retirait de Parthenay.

Cependant ces deux messieurs virent bien qu'ils n'avaient pas assez de monde pour défendre ce canton; ils se retirèrent sur Châtillon pour y assembler la grande armée. Le général Westermann, de son côté, avança avec dix mille hommes environ; il entra à Parthenay; de là il vint à Amaillou sans éprouver de résistance; il fit mettre le feu au village: c'est là le commencement des incendies des républicains; Westermann marcha ensuite sur Clisson; il savait que c'était le château de M. de Lescure; et s'imaginant qu'il devait trouver une nombreuse garnison et éprouver une défense opiniâtre, il avança avec tout son monde, non sans de grandes précautions, pour attaquer ce château du chef des brigands: il arriva vers neuf heures du soir. Quelques paysans, cachés dans le bois du jardin, tirèrent des coups de fusil, qui effrayèrent beaucoup les républicains; mais ils saisirent quelques femmes, et surent qu'il n'y avait personne à Clisson qui d'ailleurs n'était susceptible d'aucune défense. Alors Westermann entra, et écrivit de là une lettre triomphante à la Convention, en lui envoyant le testament et le portrait de M. de Lescure. Cette lettre fut mise dans les gazettes. Il ne voulut pas renoncer à ce qu'il avait imaginé d'avance, et il manda qu'après avoir traversé une multitude de ravins, de fossés, de chemins couverts, il était parvenu au repaire de ce monstre, vomi par l'enfer, et qu'il allait y mettre le feu. En effet il fit apporter de la paille et des fagots dans les chambres, les greniers, les écuries, la ferme, et prit toutes ses mesures pour que rien n'échappât à l'incendie.

M. de Lescure, qui avait bien prévu cet événement, avait donné, long-temps auparavant, l'ordre de démeubler le château; mais apprenant l'effroi que cette nouvelle avait répandu dans les environs, et que les habitans abandonnaient leurs métairies, il craignit l'effet que cette précaution produirait sur le pays, et ne fit rien enlever de Clisson: ainsi le château fut brûlé avec les meubles, et absolument tout ce qu'il renfermait; des provisions énormes de blé et de foin ne furent pas même épargnées; il en fut de même partout. Les armées républicaines brûlaient nos provisions et écrasaient les environs du pays insurgé par leurs réquisitions.

J'étais allée dîner à Châtillon avec ces messieurs, le jour où l'on vint leur apprendre l'incendie de Clisson: cela ne nous fit pas grand effet, il y avait long-temps que nous nous y attendions; mais ce qui était important, c'était la marche de Westermann, qui s'était sur-le-champ avancé à Bressuire, et qui se dirigeait sur Châtillon. L'armée était dissoute; les soldats avaient repassé la Loire la veille seulement, revenant de Nantes. Les incendies des bleus effrayaient les paysans; ils voulaient, avant de se battre, mettre en sûreté leurs femmes, leurs enfans et leurs bestiaux; enfin les chefs étaient dans le plus grand embarras. On se mit à écrire des réquisitions et à faire partir des courriers pour les porter. On manquait de chevaux. M. de Lescure me chargea d'aller dans les paroisses de Treize-Vents et de Mallièvre, près la Boulaye, remettre les ordres pour le départ. Je partis au galop; j'arrivai à Treize-Vents, je fis sonner le tocsin, je remis la réquisition au conseil de la paroisse, et je haranguai de mon mieux les paysans. J'allai de là à Mallièvre en faire autant.

J'envoyai des exprès dans les paroisses voisines, et je retournai ensuite à la Boulaye auprès de ma mère que j'avais fait prévenir.

Westermann ne laissait pas à nos mesures le temps de produire de l'effet; il avançait toujours. MM. de Lescure et de La Rochejaquelein ne purent pas rassembler trois mille hommes: cependant, espérant faire illusion sur leurs forces, ils voulurent essayer de défendre les hauteurs du Moulin-aux-Chèvres; mais les soldats étaient mal disposés, et presque toujours ils perdaient courage, quand, au lieu d'attaquer, ils étaient forcés de se défendre. Le poste fut emporté par les républicains; il fallut se replier et abandonner Châtillon qui n'a aucun moyen de défense. A ce combat, M. de la Bigotière, émigré, eut un bras fracassé par un boulet. Il ne voulut pas que les paysans se détournassent de combattre pour le secourir; il se cacha dans une chaumière, y resta quelques momens évanoui; et le soir il se rendit à pied dans un village. On le conduisit à Chollet. Il eut le bras coupé; un mois après, étant à peine guéri, il revint à l'armée, et fut encore blessé.

Pendant ce combat, suivant la coutume, toutes les femmes priaient Dieu en attendant l'événement. Nous écoutions attentivement le bruit du canon, et son éloignement nous fit juger de la position de l'armée: bientôt je l'entendis gronder plus vivement et se rapprocher de plus en plus. La peur me saisit; je me mis à courir sans rien attendre; je traversai la Sèvre à Mallièvre; puis, entrant dans une chaumière, je me fis habiller en paysanne de la tête aux pieds, choisissant de préférence les haillons les plus déchirés; ensuite j'allai rejoindre ma mère et les habitans de la Boulaye, qui me suivaient plus tranquillement et que je retrouvai hors de Mallièvre: nous prîmes la route des Herbiers. En chemin, M. de Concise vint nous prier de nous arrêter chez sa belle-soeur, au château de Concise: nous y rencontrâmes M. de Talmont et mon père, qui arrivaient de Nantes. Madame de Concise n'était pas encore faite aux moeurs vendéennes; nous la trouvâmes qui mettait du rouge et qui affectait une attaque de nerfs: du reste, elle nous reçut fort bien. Le lendemain nous allâmes aux Herbiers, et l'on me décida à quitter mon singulier costume. Ma mère fut très-malade de toute cette crise. Elle avait sur elle beaucoup d'empire; dans le moment du danger, elle conservait du sang-froid; mais après, elle payait par beaucoup de souffrances la violence qu'elle s'était faite: bien différente de moi, qui ne savais point arrêter mon premier mouvement, et qui, après le péril passé, ne conservais pas même de l'inquiétude.

CHAPITRE X.

Reprise de Châtillon.—Combats de Martigné et de Vihiers.—Élection de
M. d'Elbée.—Attaque de Luçon.

Westermann occupa Châtillon; il ne fit aucun mal aux habitans: six cents républicains étaient en prison; il leur rendit la liberté. Dès le lendemain, il envoya un détachement brûler le château de la Durbelière, appartenant à M. de La Rochejaquelein: c'était un vaste et antique bâtiment, caché au milieu des bois et entouré de larges fossés: aussi les bleus avancèrent avec plus de crainte encore qu'à Clisson, et ils se retirèrent précipitamment après y avoir mis le feu; alors les paysans vinrent arrêter l'incendie[11].

[Note 11: Le feu y a été mis cinq fois.]

Cependant les généraux rassemblaient en toute hâte la grande armée à Chollet; c'était de ce côté que Westermann attendait l'attaque, et il avait pris ses précautions en conséquence; mais nos gens passèrent la Sèvre à Mallièvre, et arrivèrent auprès de Châtillon au moment où Westermann, y pensant le moins, faisait chanter un Te Deum par l'évêque constitutionnel de Saint-Maixent. Les Vendéens étaient nombreux et animés d'un vif ressentiment: la prise de Châtillon et les incendies leur avaient inspiré une sorte de rage. Les bleus étaient campés sur une hauteur auprès d'un moulin à vent: les paysans se glissèrent en silence autour d'eux; le feu commença: les républicains, effrayés de se voir attaqués de plusieurs côtés, ne tinrent pas longtemps, le poste fut emporté et les canonniers tués sur leurs pièces; en un instant la déroute et le désordre furent complets; les caissons et les canons se culbutèrent dans la descente rapide qui mène à Châtillon; les renforts que Westermann envoyait furent emportés par des fuyards: lui-même n'eut pas le temps de se montrer, et fut heureux de pouvoir s'enfuir précipitamment à la tête de trois cents cavaliers.

La fureur des paysans s'accrut encore par le combat et la victoire; ils ne voulaient pas faire quartier; les chefs avaient beau crier aux républicains: «Rendez-vous, on ne vous fera pas de mal,» les soldats ne massacraient pas moins. Quand on fut parvenu dans la ville, le carnage devint plus affreux encore. M. de Lescure, qui commandait l'avant-garde, avait traversé Châtillon en poursuivant les fuyards, et il avait ordonné, en passant, d'enfermer plusieurs centaines de prisonniers: les paysans, au lieu d'obéir, se mirent à les égorger; M. de Marigny les conduisait. M. d'Elbée et d'autres qui voulurent s'y opposer, furent mis en joue par leurs soldats. On courut raconter ces horreurs à M. de Lescure qui arriva aussitôt. Une soixantaine de prisonniers qu'il venait de faire, s'étaient jetés autour de lui; ils s'attachaient à ses habits et à son cheval. Il se rend à la prison, le désordre cesse: les soldats le respectaient trop pour ne pas lui obéir; mais M. de Marigny, hors de lui, s'avança en lui criant: «Retire-toi, que je tue ces monstres; ils ont brûlé ton château.» M. de Lescure lui ordonna de cesser, ou qu'il allait défendre les prisonniers contre lui-même; il ajouta: «Marigny, tu es trop cruel; tu périras par l'épée.» Le massacre fut ainsi arrêté à Châtillon; mais beaucoup de malheureux fuyards furent assommés dans les métairies où ils s'égaraient. L'incendie du village d'Amaillou et celui de nos deux châteaux, premières atrocités de ce genre que les républicains eussent commises, avaient inspiré à nos paysans cette ardeur de vengeance. Depuis ils s'y accoutumèrent, pour ainsi dire, et revinrent à leur douceur naturelle.

Pendant le combat, M. Richard, médecin breton, voyant un hussard se précipiter sur M. de Lescure, se jeta au-devant, et reçut dans l'oeil une balle qui sortit derrière le cou. On parvint à lui sauver la vie à force de soins.

On fit plus de quatre mille prisonniers; le reste fut tué. Tous les bagages de l'armée républicaine tombèrent entre les mains des Vendéens; la voiture même de Westermann fut prise. Quatre jeunes officiers eurent l'étourderie de briser le coffre de cette voiture. Le bruit se répandit alors qu'ils y avaient trouvé beaucoup d'argent, et se l'étaient partagé. Mais M. de Lescure ayant dit au conseil que l'un des quatre, le brave M. Dupérat, lui avait donné sa parole d'honneur qu'il n'y avait rien dans le coffre, l'estime générale qu'inspirait cet excellent officier empêcha de donner suite à ces propos; ce qui fut bien honorable pour lui.

On retrouva à Châtillon M. de la Trésorière, que les Vendéens avaient mis en prison comme soldat républicain, et que Westermann avait délivré. Il avait rendu de fort bons offices à la ville, en réclamant pour elle auprès du général, et témoignant pour les habitans. Au lieu de se sauver avec les bleus, il revint se constituer prisonnier, et demanda instamment qu'on eût confiance en lui et qu'on l'admît dans l'armée vendéenne comme simple soldat. Il s'y conduisit toujours avec valeur, et fut bientôt officier.

Nous attendions aux Herbiers l'issue de la bataille avec une grande anxiété. Dès que nous sûmes qu'elle avait été gagnée, nous revînmes à la Boulaye. M. de Lescure vint aussi y soigner sa blessure qui le faisait encore beaucoup souffrir.

Après quelques jours de repos, on apprit que les républicains, changeant leurs plans, allaient attaquer la Vendée par un autre point, et entrer par le pont de Cé, en Anjou. On commença à faire des préparatifs de défense et à rassembler les soldats.

Le 15 juillet, l'armée républicaine, après avoir passé les ponts de Cé, arriva par Brissac jusqu'auprès de Martigné. Toute l'armée vendéenne était rassemblée; M. de Bonchamps commandait sa division en personne: c'était sa première sortie depuis sa blessure de Fontenay. Il fut d'avis, ainsi que M. de Lescure, de marcher toute la nuit et de prendre le chemin le plus court pour aller à la rencontre de l'ennemi, afin de n'avoir pas à combattre pendant la chaleur qui était extrême en ce moment-là. Un vieux M. de L***, qui était venu à l'armée cette fois, et qu'on n'y a pas revu depuis, insista fortement pour qu'on choisît une autre route plus longue, et assura que l'attaque serait plus avantageuse de ce côté-là. Il avait soixante-dix ans, une ancienne réputation de bon militaire: on se rangea à son avis.

Les paysans eurent trois lieues de plus à faire; ils arrivèrent à Martigné excédés de fatigue: la chaleur était étouffante. L'avantage fut d'abord du côté des Vendéens, ils s'emparèrent de cinq pièces de canon; mais M. de Marigny, ayant voulu tourner l'ennemi à la tête d'un détachement de cavalerie, se trompa de chemin et revint au galop. La poussière empêcha nos gens de distinguer ceux qui arrivaient sur eux; ils crurent que les ennemis les chargeaient, et se retirèrent emmenant trois pièces de canon ennemi. On fît de vains efforts pour les ramener; la chaleur leur ôtait toute activité. M. de Bonchamps fut atteint d'une balle qui lui fracassa le coude; un des bons officiers de sa division, Vannier, valet de chambre de M. d'Antichamp, fut grièvement blessé.

Les républicains, qui souffraient aussi de la chaleur, ne poursuivirent pas, et les Vendéens perdirent peu de monde au combat; mais la soif et la chaleur firent périr une cinquantaine de paysans, qui imprudemment burent avec avidité des eaux corrompues. M. de Lescure, qui était épuisé de fatigue, et qui avait beaucoup crié pour exciter les soldats, ne trouvant ni vin, ni eau-de-vie, but aussi de cette eau; il se trouva mal, et demeura évanoui pendant deux heures.

MM. de Lescure et de La Rochejaquelein retournèrent à Chollet pour rassembler les paysans et recommencer une nouvelle attaque. Les républicains continuèrent leur mouvement, entrèrent à Vihiers, et de-là avancèrent sur Coron. Ces messieurs se hâtèrent d'envoyer du monde de ce côté. Heureusement toutes les paroisses de ce canton-là étaient très-peuplées, et fournissaient, pour ainsi dire, les meilleurs soldats de l'armée. Le 17, l'ennemi arrêta sa marche, et le 18, comme il y avait déjà beaucoup de paysans assemblés, on attaqua les bleus qui s'avançaient du côté de Vihiers. MM. de Lescure et de La Rochejaquelein n'étaient pas encore arrivés, il n'y avait que des officiers; aucun chef ne se trouvait là. L'abbé Bernier persuada aux soldats que leurs généraux étaient présens; il donna d'excellens conseils, et ce fut lui, en quelque sorte, qui dirigea le mouvement. MM. de Piron, Forestier, de Villeneuve, Keller, de Marsange, Forêt, Herbault, Guignard, conduisirent les soldats avec habileté et courage. Au bout de trois quarts d'heure, les républicains furent mis en déroute et abandonnèrent leurs canons et leurs munitions: le général Santerre, qui les commandait, s'enfuit des premiers. On savait qu'il était là, et les Vendéens avaient un vif désir de prendre l'homme qui avait présidé au supplice du roi; on voulait l'enchaîner dans une cage de fer. Forêt se lança à la poursuite de Santerre, et allait le saisir, lorsque celui-ci parvint à faire franchir à son cheval un mur de six pieds. M. de Villeneuve manqua aussi de prendre le représentant Bourbotte qui sauta de son cheval derrière une haie. Les bleus, en fuyant, eurent la folle barbarie de brûler la ville de Vihiers. Les Vendéens ne l'eussent pas fait; mais ils ne purent éprouver aucun regret sur le sort de cette ville, car elle avait toujours favorisé les républicains. Trois maisons furent sauvées par hasard, dont une appartenait au seul royaliste qui fût à Vihiers.

M. de Lescure et de La Rochejaquelein, entendant le canon, pensèrent bien que l'attaque avait été, contre leur attente, avancée de vingt-quatre heures; ils arrivèrent en toute hâte, et trouvèrent les paysans qui emmenaient des canons. M. de Lescure demanda ce que c'était: «Comment! mon général, vous n'étiez donc pas à la bataille? c'est donc M. Henri qui nous commandait?» D'autres en disaient autant à M. de La Rochejaquelein. Les officiers vinrent expliquer aux généraux qu'on s'était servi de leur nom pour encourager les soldats.

La défaite des républicains avait été si complète, que le pays en était entièrement délivré; ils avaient regagné Saumur.

Le quartier-général revint à Châtillon: j'allai y dîner; et ce jour-là, je fus témoin d'une scène qui montrera quel était le caractère des soldats vendéens. Un officier avait mis en prison deux meuniers de la paroisse des Treize-Vents, qui avaient commis quelque faute; c'étaient de bons soldats, aimés de leurs camarades. Tous les paysans qui se trouvaient à Châtillon commencèrent à murmurer hautement, disant qu'on les traitait avec trop de dureté. Quarante hommes de la paroisse allèrent se consigner en prison; ils répétaient qu'ils étaient aussi coupables que les meuniers. Le chevalier de Beauvolliers vint me raconter ce qui se passait, et m'engagea de solliciter la grâce de ces deux hommes auprès de M. de Lescure, qui ne voulait pas avoir l'air de céder à cette rumeur, et qui m'envoyait chercher pour la lui demander. Je vins sur la place; je dis aux paysans que je rencontrai, que je m'intéressais à leurs camarades, parce que le château de la Boulaye était de la paroisse des Treize-Vents. M. de Lescure arriva comme par hasard; je le suppliai publiquement de leur rendre la liberté. Il fit semblant de se faire prier, et m'accorda ma demande. J'allai moi-même à la prison, suivie de tout le peuple; je fis sortir les prisonniers. «Madame, nous vous remercions bien, me dirent les gens de Treize-Vents; mais cela n'empêche pas qu'on a eu tort de mettre les meuniers en prison; on n'avait pas ce droit-là.» Tels étaient nos soldats, aveuglément soumis au moment du combat, et hors de là, se regardant comme tout-à-fait libres.

Cependant, le 14 juillet, le brave Cathelineau avait succombé à sa blessure où la gangrène s'était mise. Un de ses parens se présente au peuple assemblé devant la maison, et lui dit: «Le bon Cathelineau a rendu l'ame à celui qui la lui avait donnée pour venger sa gloire.» Quelles paroles simples et profondes la religion suggère à un paysan[12]! On parla de le remplacer; on sentit combien il serait avantageux de nommer un gênerai qui commandât en chef, non pas seulement la grande armée, mais aussi toutes les insurrections vendéennes. Ce fut en effet dans cette intention qu'on procéda à l'élection; mais elle fut faite tout de travers; au lieu de convoquer les députés de toutes les divisions, tout s'arrangea par une petite intrigue de M. d'Elbée. Quelques officiers peu marquans des divisions de MM. de Charette, de Bonchamps et de Royrand, se rassemblèrent avec un grand nombre d'officiers de la grande armée: ils convinrent qu'on écrirait cinq noms sur chaque billet, et que celui qui réunirait le plus de suffrages serait généralissime; les quatre suivans seraient chargés de commander, chacun à leur rang, en l'absence du général en chef, et devaient se choisir chacun un commandant en second. Le conseil de guerre devait être formé de ces neuf personnes, et décider de toutes les opérations. Ce fut M. d'Elbée qui présida à tout cet arrangement. M. de Bonchamps, qui, suivant l'opinion de tous les gens sensés, devait être nommé, était retenu à Jallais par ses blessures, et sa division était restée en Anjou. M. de Charette ignorait presque que l'on s'occupât d'une pareille nomination; M. de La Rochejaquelein ne s'en occupait pas; M. de Lescure était malade, et fort étranger à toute espèce de menée, de même que mon père. On laissa M. d'Elbée placer en foule, dans les électeurs, les officiers subalternes qui lui étaient attachés. Comme il n'y avait ni grade ni rang bien déterminés, on ne savait guère qui devait obtenir ce privilège ou en être exclu.

[Note 12: Ceci est tiré de la Vie de Cathelineau, ouvrage curieux et touchant, imprimé en 1821.]

Bref, M. d'Elbée fut nommé généralissime. Les quatre généraux de division furent MM. de Bonchamps, de Lescure, de Donnissan et de Royrand. M. de Lescure choisit pour second M. de La Rochejaquelein; M. de Royrand choisit, je ne sais pourquoi, M. de C***; M. de Bonchamps ne choisit personne, à ce que je crois. Pour mon père, voyant que dans une formation générale de l'armée, on oubliait M. de Charette, il le nomma. M. de Charette fut sensible à cette marque d'égards de mon père; mais il trouva tout cet arrangement de nomination fort plaisant. M. de Bonchamps écrivit de son lit ce peu de mots à M. d'Elbée: «Monsieur, je vous fais mon compliment sur votre élection; ce sont probablement vos grands talens qui ont déterminé les suffrages.» Il n'en vécut pas moins bien avec lui par la suite.

Cette nomination de M. d'Elbée parut singulière: on se borna à en plaisanter. C'était un homme de cour, plein de sentimens vertueux; et comme on était sûr qu'il ne gênerait personne, qu'il laisserait chacun faire à sa guise, tout aise de porter le titre de généralissime, et bornant là toute son ambition, on ne songea pas à renverser ce qui venait d'être fait; on savait très-bien que tout resterait comme par le passé, malgré ce qui avait été statué. De son côté, M. d'Elbée, pour se faire pardonner son élection et pour montrer de l'affabilité, redoubla de révérences et de complimens; il les prodiguait au moindre aide-de-camp.

M. de Talmont continua à commander la cavalerie, et M. de Marigny l'artillerie; il s'adjoignit M. de Perault, qui était venu à l'armée depuis quelque temps: c'était un officier de ce que l'on appelait autrefois les troupes bleues de la marine, chevalier de Saint-Louis, qui avait cinquante ans ou environ. Il montra constamment beaucoup de bravoure, de mérite et de modestie. MM. de Marigny et de Perault, uniquement occupés de leurs devoirs, sont restés toujours unis, sans jalousie et sans rivalité.

Beaucoup d'autres officiers étaient venus successivement se réunir aux Vendéens. C'est un devoir et une consolation pour moi de placer ici leurs noms, et de contribuer, autant qu'il est en moi, à l'honneur de leur mémoire. Je voudrais n'en omettre aucun; mais c'est impossible. M. de Lacroix, émigré, chevalier de Saint-Louis, était très-brave, fort bon homme et sans aucune prétention: M. Roger Moulinier était actif, dur et strict; les soldats le craignaient et avaient confiance en lui, à cause de son excessive bravoure: le chevalier Durivault, de Poitiers, était fort jeune; M. de Lescure le choisit pour aide-de-camp, et n'eut jamais qu'à s'en louer: un frère de MM. de Beauvolliers, âgé de quinze ans, vint les retrouver; la première fois qu'il vit le feu, il ne se montra pas ferme; M. de Beauvolliers l'aîné le fit venir devant tout le monde, et lui reprocha publiquement sa conduite; depuis, il a toujours été digne de sa famille.

J'ajouterai aux noms de ces officiers que j'ai eu l'occasion de
connaître plus particulièrement, ceux de MM. de Chantereau, de Dieuzy,
Caquerey, Bernés, pages du roi; MM. Beaud de Bellevue, Bernard, de
Cérizais; Blouin, Bonin, des Aubiers; Pallierne, Frey, de Brunet, de
Brocour, Genest, de Josselin, Morinais, de Nesde, de la Pelouze, de
Saujeon frères; Tranquille, d'Izernay, Valois, Texier frères, de
Courlay; un autre Texier, canonnier, bien connu dans l'armée par sa
bravoure, etc.

Dans les commencemens, tous les déserteurs des troupes républicaines devenaient officiers ou cavaliers dans l'armée vendéenne; mais le nombre des fantassins étant devenu assez considérable, bien qu'il ne l'ait jamais été beaucoup, on en forma trois compagnies: l'une française, commandée par M. de Fé; l'autre allemande, la troisième suisse. Chacune était de cent vingt hommes ou environ; elles faisaient une sorte de service régulier à Mortague où étaient les magasins. La compagnie suisse était presque entièrement composée de fugitifs d'un détachement du malheureux régiment des gardes: ils étaient en garnison en Normandie, pendant qu'on massacrait leurs camarades au 10 août; ils respiraient la vengeance, et chacun d'eux se battait héroïquement. M. Keller, suisse, un des plus courageux et des plus beaux hommes de l'armée, était leur commandant. Ces compagnies ne combattaient pas en ligne; elles se seraient fait écraser si elles ne s'étaient pas dispersées à la manière des paysans.

Tout de suite après l'élection de M. d'Elbée, on retourna attaquer les républicains. La division de M. de Bonchamps les avait battus deux fois, et leur avait fait repasser la Loire. MM. d'Elbée et de La Rochejaquelein se portèrent sur Thouars, et trouvèrent peu de résistance de ce côte-là; Henri fit même une excursion jusqu'à Loudun. Pendant ce temps-là, M. de Lescure, qui ne se portait pas bien, était resté à la Boulaye; il y reçut une lettre d'un officier de l'armée de M. de Royrand, par laquelle on demandait instamment des secours à la grande armée. Cette division avait quelquefois agi de concert avec nos généraux. Dans les commencemens de la guerre, elle avait eu un succès éclatant à Chantonnay; depuis elle avait défendu, contre quelques attaques, le pays de Montaigu et la route de Fontenay à Nantes; elle avait essayé une fois, sans succès, d'entrer à Luçon. M. de Royrand était un homme de grand mérite, et avait quelques officiers distingués: MM. Sapinaud de la Verrie, Béjarry frères, de Verteuil, de Grelier, etc.; mais il comptait avec eux des officiers qui avaient peu d'ardeur et de capacité. Pour les soldats, ils passaient pour les moins courageux de tout le pays insurgé.

Les républicains sortirent de Luçon; ils attaquèrent successivement le Pont-Charron et Chantonnay, toujours avec succès; ils prirent et ils égorgèrent M. Sapinaud de la Verrie. C'était une suite de revers dont on faisait le récit à M. de Lescure. Il partit sur-le-champ pour aller trouver M. de Royrand. La lettre qu'il avait reçue racontait d'une façon si déplorable la détresse de cette division, qu'il vit bien qu'on ne pouvait trop se hâter d'amener à M. de Royrand des soldats et des officiers. Il rendit compte de son départ aux autres généraux qui se trouvaient alors à Argenton; ils vinrent le joindre aux Herbiers, et l'armée s'y rassembla.

Les républicains se retirèrent jusqu'à Luçon: on les y attaqua. Le combat tourna d'abord à l'avantage des Vendéens; mais quelques soldats et même des officiers s'étant mis à piller dans les maisons voisines, mirent du désordre dans l'armée: l'ennemi en profita. Nos généraux ne purent rallier les soldats ni ramener la victoire, malgré leurs efforts courageux. M. de Talmont se distingua beaucoup à la tête de la cavalerie, et sa fermeté contribua à sauver l'armée. M. de Lescure eut son cheval blessé; M. d'Elbée courut quelques risques d'être pris.

Cette marche de l'armée ne servit donc qu'à recouvrer le poste important de Chantonnay. Le rassemblement avait été précipité et peu nombreux: c'était le moment de la moisson; les paroisses ne pouvaient pas fournir autant de monde. Cependant il est sûr que l'affaire de Luçon aurait eu une autre issue, sans le désordre auquel deux ou trois officiers participèrent. On voulut faire passer les coupables au conseil de guerre; mais on craignit de mécontenter les soldats, et on ne voulut pas avoir à faire un exemple sur des officiers d'une classe inférieure. Il fallait tant de ménagemens pour conserver la bonne volonté de l'armée, que la discipline n'était pas facile à maintenir: heureusement les cas où il aurait fallu punir étaient fort rares. On cassa néanmoins un officier; et on annonça que la déroute était une punition de Dieu.

CHAPITRE XI.

Arrivée de M. Tinténiac.—Seconde bataille de Luçon.—Victoire de
Chantonnay.

Après la bataille de Luçon, l'armée rentra dans son pays pour le défendre; car on commençait à attaquer la Vendée sans relâche, de tous les côtés. La division Bonchamps protégeait l'Anjou et la rive gauche de la Loire; M. de La Rochejaquelein était posté du côté de Thouars et de Doué; M. de Lescure forma un camp à Saint-Sauveur, près de Bressuire; M. de Royrand occupait Chantonnay, et ses forces étaient concentrées au camp de l'Oie, comme auparavant; M. de Charette faisait en ce moment-là une guerre plus active. Sur tous ces points les succès étaient partagés; mais les républicains ne réussissaient pas à pénétrer dans le Bocage.

On avait défendu aux paysans de conduire des bestiaux aux marchés, dans les villes qui n'étaient pas au pouvoir des Vendéens. M. de Lescure sut que, malgré cet ordre, les marchés de Parthenay étaient fort bien approvisionnés; il y fit une excursion, et tous les bestiaux qui étaient en vente furent saisis et envoyés à Châtillon. Il courut ce jour-là un assez grand danger. Il passait dans une rue, causant avec M. de Marsanges, à la tête de quelques cavaliers; un gendarme qui était à cheval, caché derrière la porte d'une cour, la fit ouvrir brusquement, et lui tira un coup de pistolet presque à bout portant: la balle passa entre lui et M. de Marsanges; les cavaliers tuèrent le gendarme qui s'enfuyait au galop. On avait fait depuis quelque temps une proclamation pour annoncer aux républicains qu'on userait toujours d'exactes représailles. Parthenay devait, suivant cet ordre, être brûlé, puisque plusieurs de ses habitans avaient suivi Westermann, lorsqu'il avait allumé les premiers incendies. M. de Lescure assembla les habitans et leur dit: «Vous êtes bien heureux que ce soit moi qui prenne votre ville, car suivant notre proclamation, je devrais y mettre le feu; mais comme vous l'attribueriez à une vengeance personnelle pour l'incendie de Clisson, je vous fais grâce.» Toutefois, il emmena en otage deux femmes des administrateurs, et parut disposé à fermer les yeux sur le pillage, quoiqu'il y répugnât beaucoup. Quelques soldats en profitèrent pour faire du dégât dans plusieurs maisons; mais aucune violence ne fut faite à personne: au point qu'une femme ayant été tuée par hasard à sa fenêtre, les Vendéens s'en montrèrent désespérés et donnèrent mille francs à sa famille. Je ne sais si je dois ajouter ici pour l'honneur de nos armées, que, sur les représailles, la proclamation n'a jamais été exécutée; il nous répugnait trop d'imiter les incendies, les massacres et les cruautés des bleus; et cette vérité est si évidente, que personne n'a osé nous en accuser.

Cependant on sentit qu'il fallait réparer d'une manière éclatante la défaite de Luçon, en revenant à la charge avec plus de forces, et en prenant de meilleures mesures. La division de M. de Bonchamps fut laissée pour défendre l'Anjou; et il fut résolu que l'opération serait concertée entre MM. de Charette, de Royrand et les généraux de la grande armée. Chacun tâcha de rassembler, dans son canton, le plus de soldats possible. M. d'Elbée quitta Châtillon pour aller réunir les gens du côté de Beaupréau.

Ce fut à ce moment que M. le chevalier de Tinténiac arriva d'Angleterre, envoyé par le gouvernement auprès des chefs de l'insurrection. Un bateau pêcheur l'avait débarqué seul, pendant la nuit, sur la côte de Saint-Malo. Il connaissait mal les chemins; il n'avait pas même de faux passe-ports. A trois heures du matin il traversa le bourg de Château-Neuf: on lui cria qui vive; il répondit citoyen, et passa. Quand le jour fut venu, ne sachant comment se diriger, il aborda un paysan. Après quelques paroles, il pensa qu'il pouvait se confier à lui; et, racontant qu'il était émigré et cherchait les moyens de passer dans la Vendée, il remit son sort entre ses mains. Le paysan l'emmena dans sa cabane, l'y garda deux jours, rassembla la municipalité pour lui rendre compte de ce qui venait de lui arriver. Toute cette partie de la Bretagne était tellement ennemie de la révolution, que, dans la plupart des paroisses, il ne se trouvait pas un homme d'une autre opinion: c'était d'ordinaire les municipaux qui étaient les plus zélés; aussi les municipalités s'assemblaient dans ce pays-là dès qu'il y avait quelque chose à résoudre contre le parti républicain. On fit déguiser M. de Tinténiac et on lui donna un guide. De paroisse en paroisse, il trouva toujours des secours et des guides jusqu'au bord de la Loire; et après avoir fait cinquante lieues à pied en cinq nuits, il eut encore le bonheur d'être adressé à des bateliers sûrs et de traverser la rivière malgré les barques canonnières des républicains. Il débarqua auprès du camp de la division de M. de Lyrot; de-là M. de Flavigny, officier de cette division, conduisit M. de Tinténiac à la Boulaye où l'on était sûr de trouver une grande partie de l'état-major.

Jusqu'alors les insurgés n'avaient eu aucune communication avec l'Angleterre. M. de Charette, pendant le temps qu'il avait eu Noirmoutier, avait envoyé un des MM. de la Roberie qui périt dans la traversée. Un M. de la Godellière avait annoncé qu'il arrivait d'Angleterre, mais qu'il avait perdu ses papiers: aussi on n'avait pas eu de confiance en lui; seulement, en s'en retournant, il avait été chargé d'une lettre insignifiante. Depuis, «on n'avait rien su de lui, et on croyait qu'il s'était noyé: ce qui en effet était vrai.

M. de Tinténiac était d'une des meilleures maisons de Bretagne. Il avait trente ans; il était petit, sa figure était vive et animée; il portait ses dépêches dans deux pistolets où elles servaient de bourre. Il trouva à la Boulaye mon père, M. de Lescure, M. de La Rochejaquelein, l'évêque d'Agra et le chevalier Desessarts. Ces messieurs lui montrèrent d'abord un peu de défiance, et lui témoignèrent quelque surprise qu'on n'eût pas chargé un émigré du pays d'une telle mission; M. de Tinténiac répondit que quelques-uns l'avaient refusée: «D'ailleurs, Messieurs, dit-il, je ne vous cacherai pas qu'outre mon attachement à notre cause, des motifs particuliers m'ont porté à solliciter vivement cette dangereuse commission. J'ai eu une jeunesse orageuse et digne de blâme; j'ai voulu réparer mes fautes par quelque action glorieuse.»

Il remit ses dépêches; elles étaient expédiées par M. Dundas et par le gouverneur de Jersey; elles contenaient des louanges de la bravoure et de la constance des insurgés, et montraient un vif désir de les secourir par toute espèce de moyens; mais ne sachant aucun détail sur la Vendée, les Anglais faisaient neuf questions, auxquelles ils demandaient des réponses précises. Leur ignorance était si complète sur tout ce qui nous concernait, que les lettres étaient adressées à M. Gaston, ce perruquier qui avait été tué au commencement de la guerre. M. de Tinténiac nous dit qu'on supposait à Londres que ce M. Gaston était un officier qui avait commandé à Longwy. Nous fûmes bien surpris de voir les Anglais si peu instruits. Il y avait déjà long-temps que les proclamations de nos généraux avaient été mises dans les journaux; il fallait que les Anglais, au milieu de leur zèle pour la cause royale, eussent une grande indifférence pour les affaires du continent, ou que quelque motif les portât à feindre cette ignorance.

On demandait quel était le véritable but de notre révolte et la nature de nos opinions? Quelle occasion avait fait soulever le pays? Pourquoi nous n'avions pas cherché à établir des rapports avec l'Angleterre? Quelles étaient nos relations avec les autres provinces ou les puissances du continent? Quelle était retendue du territoire insurgé? Le nombre de nos soldats? Quelles étaient nos ressources en munitions de tout genre? Comment nous avions fait pour nous les procurer? Enfin quelle espèce de secours nous demandions, et quel lieu nous semblait convenable pour un débarquement.

Les dépêches étaient écrites avec un ton de bonne foi et une sorte de crainte que nous rejetassions les offres de l'Angleterre; il y avait aussi de l'incertitude sur nos projets. On ne savait pas si nous défendions l'ancien régime, les opinions de l'Assemblée constituante ou la faction des Girondins.

La confiance s'établit bientôt entre nos généraux et M. de Tinténiac; il vit que nous étions de purs royalistes, et dissipa aussi tous nos doutes sur son compte. Alors il nous parla à coeur ouvert, en quittant la réserve que lui imposait son caractère d'envoyé anglais: il nous dit qu'on ne savait rien de précis sur la Vendée en Angleterre; qu'on supposait qu'environ quarante mille hommes de troupes de ligne révoltés en formaient le noyau; qu'en général on croyait cette insurrection pareille à celle de Normandie, et excitée par les républicains du parti girondin. Nous sûmes que les princes n'étaient pour rien dans sa mission; aucun n'était alors en Angleterre. Il nous assura que le gouvernement anglais se montrait bien disposé à nous secourir; que tout semblait prêt pour un débarquement. Cependant il n'avait pas une foi entière dans toutes ces apparences; il était mécontent de la conduite du cabinet anglais envers les émigrés, parce que beaucoup d'entre eux avaient voulu passer de Jersey à la côte pour chercher à nous rejoindre, et qu'un ordre du gouvernement avait défendu aux pilotes, sous peine de mort, de les mener en France. M. de Tinténiac avait seul pu s'embarquer à cause de sa mission.

Il fallait répondre promptement. M. de Tinténiac n'avait que quatre jours à passer dans la Vendée; son guide l'attendait de l'autre côté de la Loire, et il devait l'aller retrouver à jour fixe. J'avais alors une écriture très-fine et très-lisible; ces messieurs me prirent pour secrétaire, et j'écrivis les dépêches que M. de Tinténiac voulait rapporter dans ses pistolets. Je ne crois pas qu'il existe maintenant une seule des personnes qui les signèrent; et seule, peut-être, je puis donner des détails sur cette correspondance.

On répondit au ministère anglais avec assez de franchise; on lui expliqua l'opinion politique des Vendéens; on lui dit que si l'on n'avait pas sollicité des secours, c'était à cause de l'impossibilité des communications; que ces secours nous étaient fort nécessaires; et cependant on eut soin d'exagérer un peu nos forces, pour ne pas laisser croire aux Anglais que leurs sacrifices seraient mal placés. Nous proposions un débarquement aux Sables ou à Paimboeuf, promettant d'amener cinquante mille hommes, au jour donné, sur le point qui serait choisi; nous leur apprenions que M. de Charette avait perdu l'ile de Noirmoutier, mais qu'il aurait facilement le petit port de Saint-Gilles. Quant à Rochefort, La Rochelle et Lorient, dont les Anglais avaient parlé dans leur lettre, nous faisions sentir qu'il nous était très-difficile de les attaquer. On doit convenir que nous donnions aux Anglais assez de facilité pour un débarquement, et il y a eu de leur part au moins une grande lenteur, puisqu'ils étaient déjà prêts; mais ce qu'on demanda spécialement et avec instance, c'est que le débarquement fût commandé par un prince de la maison de Bourbon, et composé d'émigrés en grande partie; nous affirmions que pour lors on pouvait répondre d'un entier succès; que vingt mille jeunes gens se joindraient aux troupes débarquées, et consentiraient à quitter le pays; qu'on passerait la Loire, et que toute la Bretagne se révolterait. Nous savions l'opinion de cette province, sans avoir eu de relations avec elle. Tous les généraux qui étaient à la Boulaye signèrent cette réponse, et l'évêque d'Agra y mit hardiment son nom.

Les généraux écrivirent aussi une lettre aux princes pour protester de leur dévouement et de leur aveugle obéissance; ils exprimaient le vif désir que l'on avait de voir l'un d'entre eux dans la Vendée.

Cette lettre fut très-courte, parce que les Anglais devaient la lire; mais M. de Tinténiac avait assez vu les choses pour pouvoir en rendre compte verbalement. On lui recommanda les intérêts de la Vendée; on lui laissa voir franchement quel besoin elle avait de secours, et on lui assura qu'un prince et dix mille émigrés, fussent-ils sans armes et sans argent, suffiraient pour obtenir un succès complet; enfin on lui dit sur tous les points l'exacte vérité, afin qu'il en instruisît les princes.

Ces messieurs auraient désiré que M. de Tinténiac vît MM. d'Elbée et de Bonchamps: l'un était occupé à rassembler l'armée; l'autre était encore à Jallais, malade de ses blessures; mais on put assurer de leur assentiment à tout ce qui avait été dit ou fait. M. de Tinténiac partit avec le projet de les voir en s'en retournant: je ne crois pas qu'il y soit parvenu. Il témoigna un grand regret de partir à la veille d'une bataille importante; il aurait voulu combattre avec les Vendéens à l'attaque de Luçon, que l'on préparait alors, et que, sur la demande des Suisses, on devait fixer au 10 août. Nos généraux représentèrent à M. de Tinténiac qu'il serait plus utile en hâtant sa mission qui était plus périlleuse qu'une bataille. Il repassa la Loire auprès du camp de M. de Lyrot, dont une patrouille l'escorta jusque sur l'autre rive; il retrouva son guide, et parvint, en marchant la nuit, chez, le bon paysan des environs de Château-Neuf. Là, il se procura les moyens de passer à Jersey. Il fut envoyé de Jersey en Angleterre, et j'ai ouï dire qu'il perdit ses dépêches dans la mer. Depuis, en 1794, il fit plus d'une fois ce dangereux voyage, et servit d'intermédiaire entre l'Angleterre et la Vendée, avec une adresse et un courage surprenans. Une fois, entre autres, il passa la Loire à la nage, tenant ses dépêches entre ses dents. On assure qu'il parvint au milieu de Nantes, auprès du féroce Carrier, et réussit à lui échapper, en le menaçant de lui brûler la cervelle. En 1795, il se mit à la tête d'une division de Bretons insurgés, pour favoriser la descente de Quiberon. Après le mauvais succès de cette expédition, il ne se découragea pas, et fit quelque temps la guerre avec opiniâtreté à la tête de sa petite troupe. Enfin il fut tué les armes à la main, en combattant avec bravoure. M. de Tinténiac est un des hommes les plus distingués, par l'intrépidité et la présence d'esprit, qui se soient montrés dans la guerre civile.

Les rassemblemens et les préparatifs pour l'attaque de Luçon ne furent pas aussi prompts qu'on l'avait espéré: ce fut le 12 seulement que toute l'armé e fut réunie au camp de l'Oie, et la bataille eut lieu le 14. Les généraux s'assemblèrent en conseil de guerre; et, au lieu d'y admettre, comme auparavant, tous les officiers un peu connus, le conseil se forma suivant ce qui avait été réglé lors de l'élection de M. d'Elbée.

On avait à combattre dans une plaine découverte, ce qui était une chose rare et difficile pour les Vendéens. M. de Lescure proposa d'attaquer en rangeant les divisions par échelons, de manière qu'elles s'appuyassent successivement. Il développa avec chaleur les avantages de ce plan qui fut adopté. MM. de Charette et de Lescure furent chargés de l'aile gauche qui devait commencer l'attaque; MM. d'Elbée, de Boyrand et mon père, commandaient le centre; MM. de La Rochejaquelein et de Marigny, la droite.

MM. de Charette et de Lescure entamèrent vivement l'action: ils avaient beaucoup entendu parler l'un de l'autre; ils s'observaient, et l'émulation se joignait à leur courage et à leurs soins pour bien diriger les soldats. Les bleus plièrent d'abord, et l'aile gauche avait déjà pris cinq canons, quand on s'aperçut que la division du centre ne suivait pas le mouvement. M. d'Elbée n'avait donné aucune instruction à ses officiers; les soldats voulaient se battre suivant leur coutume en courant sur l'ennemi; M. d'Elbée leur criait: «Mes enfans, alignez-vous donc par-ci, par-là sur mon cheval.» M. Herbauld, qui commandait une partie du centre, et qui ne savait rien du plan, emmena ses soldats en avant, comme à l'ordinaire, sans se douter que les autres ne le suivaient pas. Les généraux républicains profitèrent sur-le-champ de ce désordre; ils firent manoeuvrer l'artillerie légère, qui acheva de dissoudre la division de M. d'Elbée; elle fut ensuite chargée par la cavalerie, et la déroute fut complète. Pendant ce temps-là, Henri, qui ne connaissait pas cette partie du pays, se laissa conduire par M. de Marigny, qui, persuadé d'en connaître les chemins, se trompa, et l'égara ainsi que l'aile droite, de sorte qu'elle n'arriva sur le champ de bataille que pour voir la défaite, sans prendre part au combat. M. de La Rochejaquelein parvint à protéger la retraite, et sauva beaucoup de monde en faisant débarrasser le pont de Bessay, où un caisson avait versé. Au milieu de la déroute du centre, quarante paysans de Courlay résistèrent, sans se séparer, à toutes les charges de la cavalerie, croisant leurs baïonnettes, sans lâcher pied: c'étaient des gens renommés pour leur bravoure dans la division de M. de Lescure; il était particulièrement attaché à cette paroisse.

Cette malheureuse affaire, la plus désastreuse de toutes celles qui avaient eu lieu jusqu'alors, nous coûta environ quinze cents soldats; l'artillerie légère produisit un grand effet dans la plaine; les paysans n'avaient jamais pris la fuite avec autant de frayeur et de désordre. On ne perdit que deux officiers, M. Baudry d'Asson, qui avait commencé la guerre en 1792, et M. Morinais, de Châtillon.

M. de Lescure fut blâmé d'avoir fait adopter un projet qui convenait à des troupes de ligne, mais qui était à peu près inexécutable avec nos paysans et la plupart de nos officiers. Il l'avait soutenu au conseil avec une extrême opiniâtreté. De son côté, il reprocha à M. d'Elbée de n'avoir rien fait pour faire réussir le plan arrêté. M. d'Elbée lui répondit: «Monsieur, c'était le vôtre; il fallait tout diriger.—Monsieur, repartit M. de Lescure, une fois adopté, c'était au général à le faire exécuter. Vous avez chargé M. de Charette et moi de commander l'aile gauche; nous avons battu l'ennemi et fait notre devoir.» Au reste, il faut ajouter que les généraux républicains avaient été prévenus, par des espions, de la marche de l'armée et de l'heure de l'attaque; il y eut même, pendant le combat, des soldats, étrangers au pays, qui désertèrent notre armée et passèrent à l'ennemi.

M. de Charette retourna dans son canton; il avait fait sa retraite en bon ordre avec M. de Lescure. Ils se quittèrent en se donnant l'un à l'autre des témoignages d'estime et se promettant amitié. J'avais envoyé un courrier pour avoir des nouvelles du combat; il ne rencontra pas M. de Lescure sur-le-champ, et M. de Charette se chargea de m'écrire. Sa lettre était fort aimable, et il professait une grande admiration pour mon mari.

Les bleus occupèrent de nouveau Chantonay. On s'inquiétait de les voir ainsi établis dans le Bocage, et c'était de ce point qu'il semblait le plus important de les chasser: une nouvelle entreprise fut concertée avec M. de Royrand. Il fit une fausse attaque du côté des Quatre-Chemins, et en même temps la grande armée, qui avait fait un détour, assaillit l'arrière-garde républicaine vers le Pont-Charron. Elle était commandée par un général Lecomte, qui s'était fait une grande réputation en gagnant la première bataille de Clisson, par une heureuse témérité et par une désobéissance formelle à son général en chef. Il voulut en faire autant cette fois, et ne se replia point sur Fontenay, comme il en avait reçu l'ordre, de sorte qu'il se trouva coupé. La division Bonchamps, commandée par M. d'Autichamp, emporta leurs retranchemens avec intrépidité: on dut en grande partie la victoire à cette armée, qui, ne s'étant pas trouvée à l'affaire de Luçon, n'était pas découragée. Se trouvant ainsi cernés de tous côtés, la défaite des bleus fut affreuse: ils ne savaient par où s'échapper. Les grandes routes leur étaient coupées et leurs colonnes s'égaraient dans le Bocage; ils ne sauvèrent ni canons ni bagages, et rarement ils ont perdu autant de monde. On trouva là un bataillon qui avait pris le surnom de Vengeur: il fut exterminé en entier.

Le petit chevalier de Mondyon se conduisit d'une manière remarquable ce jour-là. Il se trouvait auprès d'un grand officier qui, moins brave que lui, voulut se retirer en disant qu'il était blessé. «Je ne vois pas cela, lui dit l'enfant; et, comme votre retraite découragerait nos gens, si vous faites mine de fuir, je vous brûle la cervelle.» Il était fort capable de le faire, et l'officier resta à son poste.

Après la victoire de Chantonnay, tous les chefs étaient à peu près rassemblés aux Herbiers. On s'occupa beaucoup des moyens de défense: on voyait les dangers s'accroître chaque jour; les armées républicaines étaient devenues plus nombreuses, mieux composées et commandées par de meilleurs généraux. Les garnisons de Mayence, de Valenciennes et de Condé, que les puissances étrangères avaient, dans la capitulation, laissées maîtresses de servir dans l'intérieur de la France, furent en grande partie transportées en poste pour venir attaquer la Vendée: la position était critique. On régla le commandement de l'armée d'une autre sorte: M. d'Elbée conserva son titre de généralissime; tout le territoire insurgé fut divisé en quatre portions; chacune avait un général chargé de la défendre. M. de Charette commandait les environs de Nantes et la côte; M. de Bonchamps les bords de la Loire, en Anjou; M. de La Rochejaquelein tout le reste de l'Anjou insurgé; M. de Lescure toute la partie ouest du Poitou insurgé. On voulut y joindre l'armée de M. de Royrand, en lui donnant une autre place; M. de Lescure ne se soucia pas de mêler ses soldats avec ceux du camp de l'Oie, qui n'avaient pas grande réputation: de sorte que M. de Royrand eut par le fait un cinquième commandement. M. de Talmont demeura toujours général en chef de toute la cavalerie; M. de Marigny, de l'artillerie; et Stofflet fut nommé major-général. Mon père fut créé gouverneur-général du pays insurgé et président du conseil de guerre; M. de Royrand, gouverneur en second; MM. Duhoux d'Hautrive et de Boisy, adjoints. Cet état-major résida à Mortagne; le conseil supérieur, dont on n'était pas très-content, resta à Châtillon. On trouvait qu'il se donnait un peu trop d'importance et tranchait du gouvernement; mais cela était plus ridicule que gênant. Il fut convenu que les officiers prendraient pour uniforme des vestes vertes, à revers blancs ou noirs, etc., suivant les divisions; mais ceci ne fut point exécuté: on régla aussi que, dans chaque division, il serait formé un corps de douze cents hommes d'élite, soldés, exercés comme la troupe de ligne et soumis à la même discipline; mais on n'eut pas le temps de les former: enfin on rétablit l'ancien conseil de guerre où tous les officiers un peu marquans étaient admis. Le petit conseil n'avait été tenu qu'une seule fois, la veille de la malheureuse affaire de Luçon. Les attaques redoublées des armées républicaines ne laissèrent pas le loisir d'exécuter toutes les dispositions prises à cette grande conférence des Herbiers: lorsqu'elle fut terminée, les chefs se séparèrent, et chacun retourna défendre le canton qui lui était confié. M. de Lescure revint à son camp de Saint-Sauveur; il y fut d'abord assez tranquille pendant quelques jours. Comme il était là au milieu de ses terres, plusieurs paysans voulurent lui payer les rentes qui étaient supprimées: il leur dit que ce n'était pas pour les ravoir qu'il se battait; que leurs maux étaient assez grands pour qu'ils eussent, pendant la guerre, ce léger dédommagement, et que ces rentes, supprimées dans toute la France, ne devaient pas dans ce moment être payées par de braves gens, plus scrupuleux que les autres.

M. de Lescure eut ensuite à livrer deux petits combats contre les républicains qui vinrent l'attaquer d'abord de Saint-Maixent, puis d'Airvault où ils avaient formé un camp: le succès ne fut pas bien complet de part ni d'autre; chacun garda ses cantonnemens. A cette époque, le vieux M. le Maignan, septuagénaire, qu'on avait placé au conseil supérieur, voulut absolument prendre une part plus active à la guerre et porter les armes; il alla à Saint-Sauveur trouver M. de Lescure. Ce bon vieillard lui demanda à être son soldat, et nul n'était plus zélé ni plus courageux; M. de Lescure et les officiers l'appelaient leur père. Ce fut alors aussi que M. Allard, de la Rochelle, âgé de vingt ans, vint demander à servir dans l'armée. Le hasard fit qu'il s'adressa à ma mère qui, touchée du contraste que présentaient la douceur répandue sur tous ses traits et son ardeur pour la guerre, pria M. de La Rochejaquelein de le prendre pour aide-de-camp; il devint bientôt son ami et son digne frère d'armes.

CHAPITRE XII.

Combats de la Roche-d'Érigné, de Martigné, de Doué, de Thouars, de Coron, de Beaulieu, de Torfou, de Montaigu, de Saint-Fulgent.—Attaque du convoi de Clisson.

J'arrive à un cruel moment: bientôt je n'aurai plus à raconter la prospérité et les espérances des Vendéens; il y aura toujours du courage et de la gloire, mais les succès mêmes deviendront un spectacle de détresse.

Le pays insurgé était cerné par deux cent quarante mille hommes: une grande partie était formée des levées en masse des provinces voisines; mais on y comptait aussi beaucoup d'excellentes troupes. Des mesures affreuses avaient été prises: les bleus ne marchaient plus qu'avec la flamme à la main; toutes leurs victoires étaient suivies de massacres; les femmes et les enfans n'étaient pas épargnés; les prisonniers étaient égorgés; enfin la Convention avait donné ordre que tout le pays devînt un désert sans hommes, sans maisons et même sans arbres: cet ordre a été exécuté en partie.

Ce fut la division Bonchamps qui, dans les premiers jours de septembre, recommença à agir contre la vaste armée qui venait entourer tout le théâtre de la guerre civile. Elle se porta sur la Roche-d'Érigné où les républicains avaient établi un camp qui défendait les Ponts-de-Cé: la position fut emportée.

En même temps, la partie angevine de la grande armée, commandée par M. de La Rochejaquelein, s'était dirigée sur Martigné. L'ennemi, se fiant sur la supériorité de ses forces, vint attaquer. Le combat fut sanglant et opiniâtre. Henri était dans un chemin creux à donner des ordres; des tirailleurs s'avancèrent sur lui, et il reçut une balle à la main: le pouce fut cassé en trois endroits, et la balle alla le frapper au coude. Il tenait dans ce moment un pistolet; il ne le quitta pas, et dit à son domestique: «Regardez si le coude saigne.—Non, Monsieur.—Hé bien! dit-il, il n'y a donc que le pouce de cassé;» et il continua à diriger ses soldats. Mais la nuit arriva; les Vendéens, qui avaient eu l'avantage, ne purent en profiter, et l'armée ennemie se retira sur Doué.

Le lendemain, la division Bonchamps vint se joindre à celle de M. de La Rochejaquelein; sa blessure le força à quitter l'armée. Stofflet prit le commandement et marcha sur Doué. Les républicains s'y étaient retranchés: on les attaqua d'abord avec succès; mais une charge de cavalerie fit plier la droite des Vendéens, et jeta du désordre parmi eux. Un moment après, Stofflet fut atteint d'une balle dans la cuisse; il fallut alors se retirer, en perdant même quelques pièces de canon. M. Stofflet, bien que grièvement blessé, continua à commander, et, grâce à lui, la retraite se fit en assez bon ordre. Les troupes républicaines et les levées en masse s'accumulaient chaque jour, et c'était seulement contre des avant-gardes qu'on avait eu à combattre; de fortes armées venaient de déboucher de Nantes, d'Angers, de Saumur, de Poitiers.

M. de Lescure quitta son camp de Saint-Sauveur, et vint le 14 septembre, avec deux mille hommes, s'opposer aux bleus qui se rassemblaient à Thouars; les gardes nationales, les levées en masse y formaient un camp de plus de vingt mille hommes. Nos gens eurent d'abord un succès marqué; la déroute était complète, lorsqu'un grand renfort de républicains arriva d'Airvault: alors M. de Lescure prit le parti de se retirer. La retraite se fit en bon ordre; les gendarmes voulurent la troubler; M. de Lescure et ses officiers les attendirent de pied ferme et les défièrent: ils n'osèrent avancer. Alors on emporta paisiblement les blessés, M. de Lescure aidant à porter les brancards, ce qui lui arrivait souvent, ainsi qu'à tous les autres officiers.

Cette attaque de Thouars fut fort utile; elle dissipa toute la nuée des levées en masse de ce côté, et intimida les bleus de cette armée où il n'y avait pas de troupe de ligne, au point qu'ils se débandèrent et ne reparurent plus.

Ce fut après ce combat que les républicains ramassèrent, parmi les morts, le corps d'une femme. Les gazettes firent grand bruit de cet événement: les uns dirent que c'était moi; d'autres, Jeanne de Lescure, soeur du chef des brigands; on a supposé aussi qu'elle passait, parmi les Vendéens, pour une fille miraculeuse, comme Jeanne d'Arc: cette dernière conjecture était aussi fausse que les autres. Tous les généraux avaient défendu fort sévèrement qu'aucune femme ne suivît les armées; ils avaient menacé la première qui serait trouvée, d'être chassée honteusement; et le peu de temps que duraient les rassemblemens, faisait qu'on n'y souffrait pas même une vivandière. Quelque temps avant l'affaire de Thouars un soldat m'avait abordée à la Boulaye, en me disant qu'il voulait me confier un secret: c'était une fille; elle désirait changer sa veste de laine pour une des vestes de siamoise que l'on distribuait aux soldats les plus pauvres; craignant d'être reconnue, elle s'adressait à moi, en me priant de n'en rien dire à M. de Lescure. Je sus qu'elle s'appelait Jeanne Robin, de Courlay. J'écrivis au vicaire de la paroisse; il me répondit qu'elle était fort honnête fille; mais que jamais il n'avait pu la dissuader d'aller se battre: elle avait communié avant de partir. La veille du combat de Thouars, elle vint trouver M. de Lescure, et lui dit: «Mon général, je suis une fille; madame de Lescure le sait: elle sait aussi qu'il n'y a rien à dire sur mon compte. C'est la bataille demain; faites-moi donner une paire de souliers: après que vous aurez vu comme je me bats, je suis sûre que vous ne me renverrez pas.» En effet, elle combattit sans cesse sous les yeux de M. de Lescure; elle lui criait: «Mon général, vous ne me passerez pas; je serai toujours plus près des bleus que vous.» Elle fut blessée à la main, et cela ne fit que l'animer davantage; elle la lui montra en disant: «Ce n'est rien que cela.» Enfin elle fut tuée dans la mêlée où elle se précipitait en furieuse.

Il y avait dans les autres divisions quelques femmes qui combattaient aussi déguisées. J'ai vu une petite fille de treize ans qui était tambour dans l'armée d'Elbée, et passait pour fort brave; une de ses parentes était avec elle au combat de Luçon où elles furent tuées toutes deux. A l'armée de M. de Bonchamps, une fille s'était fait cavalier, pour venger la mort de son père; elle a fait des prodiges de valeur dans toutes les guerres de la Vendée, sous le nom de l'Angevin. Elle s'appelle Renée Bordereau: c'est, je crois, des paysannes qui se sont battues, la seule qui vive encore. Elle est couverte de blessures, a été six ans prisonnière de Bonaparte, et même un an enchaînée: elle n'a recouvré la liberté qu'au retour du roi, et s'est battue encore en 1815. Je vis aussi un jour arriver à Chollet une jeune fille, grande et fort belle, qui portait deux pistolets à sa ceinture, et un sabre: elle était accompagnée de deux autres femmes armées de piques; elle amenait à mon père un espion. On l'interrogea; elle répondit qu'elle était de la paroisse de Tout-le-Monde, et que les femmes y faisaient la garde quand les hommes étaient à l'armée. On lui donna beaucoup d'éloges; son petit air martial la rendait encore plus jolie.

Je crois qu'il n'y a pas eu, en tout, dix femmes déguisées qui aient porté les armes; et c'est apparemment pour autoriser en quelque sorte leurs atrocités, que les bleus parlaient tant des femmes qui se battaient. Il est vrai que, dans les déroutes, les fuyards étaient souvent saisis et assommés par les enfans et les femmes des villages: c'était une horrible représaille; mais les incendies et les massacres donnaient quelquefois au peuple un vif sentiment de rage.

On a dit faussement aussi que les prêtres combattaient. Ils confessaient les mourans au milieu du feu, sur le champ de bataille; ainsi on a pu y trouver leurs corps: mais aucun n'a jamais songé à autre chose qu'à exhorter et rallier les soldats, à leur inspirer du courage et de la résignation dans leurs souffrances. Si les paysans les eussent vus sortir ainsi de leur caractère, ils auraient perdu toute vénération pour eux. Cela était si loin des idées vendéennes, que les généraux envoyèrent en prison M. du Soulier, qui avait caché sa qualité de sous-diacre, et qui se battait depuis longtemps.

On a aussi reproché aux prêtres d'exciter les Vendéens à la cruauté; rien n'est plus faux; au contraire, il serait possible de citer beaucoup de traits d'une humanité courageuse, dont se sont honorés des ecclésiastiques; une foule de personnes ont dû la vie aux instances qu'ils ont faites à des soldats furieux et animés au carnage. Les prêtres les plus ardens à exciter les paysans au combat, étaient souvent les plus ardens aussi à les empêcher de répandre le sang des vaincus. M. Doussin, curé de Sainte-Marie-de-Ré, un des plus zélés ecclésiastiques de l'armée, sauva une fois la vie à un grand nombre de prisonniers, et arrêta le massacre par de vives et éloquentes représentations qu'il adressa aux Vendéens. Quelques années après, ayant été traduit à un tribunal républicain, il fut acquitté en souvenir de cette action. Un vénérable missionnaire de la communauté du Saint-Esprit, M. Supiaud, se plaça un jour à Saint-Laurent-sur-Sèvre, devant la porte d'un dépôt de prisonniers, et déclara qu'il faudrait passer sur son corps pour arriver jusqu'à eux. Il faut absolument ranger parmi les calomnies des gens irréligieux et prévenus, ce qui a été débité sur le fanatisme sanguinaire des prêtres vendéens.

Quant aux enfans, il y en avait qui suivaient l'armée; on a vu un petit garçon de sept ans aller courageusement au feu.

Cependant l'armée qui avait débouché par la route de Saumur, et qui avait repoussé Stofflet devant Doué, poursuivait son mouvement; elle était nombreuse et commandée par le général Santerre; elle arriva sur Coron. Les principaux généraux de la grande armée étaient occupés à défendre le territoire sur d'autres points. MM. de Bonchamps, de La Rochejaquelein et Stofflet étaient blessés; on manquait de chefs et de soldats pour arrêter la marche de Santerre. MM. de Talmont et de Pérault, fort imprudemment, voulurent les attaquer, le 14 septembre, avec peu de forces. M. de Scépeaux et quelques jeunes officiers s'étaient défiés à qui approcherait le plus près des bleus: ils s'avancèrent trop, et furent obligés de revenir au grand galop: ce mouvement troubla les paysans. Ce combat n'eut aucun succès et fut peu important; cependant il retarda la marche de Santerre.

Heureusement M. de Piron parvint à rassembler du monde du côté de Chollet. M. de La Rochejaquelein, qui était à Saint-Aubin, souffrant de sa blessure, s'employa avec M. l'abbé Jagault à réunir des paysans dans les paroisses environnantes; il les envoya à M. de Piron, sous le commandement de M. de Laugrenière: c'était à peu près le seul officier connu qui restât dans ce canton; tous les autres étaient avec les généraux vers Mortagne, où, comme on le verra par la suite, le danger était plus grand encore, ce qui y avait attiré aussi MM. de Talmont et de Pérault.

M. de Piron, à la tête de dix ou douze mille hommes, revint s'opposer à Santerre. Les bleus, qui s'étaient arrêtés, marchaient alors de Coron sur Vezins; et leur armée, forte de quarante mille hommes, la plupart de la levée en masse, occupait une ligne de quatre lieues sur la grande route. M. de Piron saisit le vice de cette disposition; il attaqua avec vigueur le centre des républicains. Après une heure et demie de combat, leur ligne fut coupée, et le désordre fut jeté parmi eux: leur artillerie défilait en ce moment dans la rue longue et étroite du bourg de Coron. M. de Piron, sans perdre de temps, se porta en forces en ayant et en arrière du village; les canons de l'ennemi lui devinrent inutiles, et bientôt la déroute fut complète. Il fut poursuivi pendant quatre lieues; il perdit dix-huit canons avec leurs caissons. Cette victoire fit un honneur infini à. M. de Piron qui avait montré tant d'habileté et de courage, et qui n'avait pu être secondé par aucun officier marquant. Les soldats, au milieu de la bataille, criaient: vive Piron! vive Piron!

Il envoya, aussitôt après, une partie de son infanterie et toute sa cavalerie à M. le chevalier Duhoux, qui, avec MM. Cadi et des Sorinières, tâchait de se défendre contre l'armée républicaine qui était arrivée par Angers et le Pont-de-Cé: un général Duhoux, oncle du chevalier, la commandait. Les Vendéens, encouragés par le succès de M. de Piron et par le renfort qu'il avait envoyé, reprirent l'offensive et repoussèrent vivement l'avant-garde républicaine, qui se replia derrière la rivière du Layon, par le pont Barré: ce pont était bien défendu par de l'artillerie, et les Vendéens se trouvèrent arrêtés. A un quart de lieue plus loin, était un autre pont qui avait été coupé; une colonne de paysans sans officiers se dirigea sur ce point. Jean Bernier, garçon meunier de la paroisse de Saint-Lambert, quitte son rang, se jette à la nage, traverse la rivière; quelques—uns l'imitent: on répare le pont; la colonne passe; Bernier prend un drapeau, s'écrie: «Mes amis, suivez-moi;» et il arrive bientôt sur les derrières de l'armée républicaine qui était toute accumulée dans un terrain resserré: les bleus sont troublés par cette charge imprévue; alors MM. le chevalier Duhoux, Cadi et des Sorinières, parviennent à forcer le pont Barré. La déroute de l'ennemi fut en un instant complète; il perdit toute son artillerie, et fut poursuivi jusqu'aux Ponts-de-Cé. Les républicains ont beaucoup reproché à leur général Duhoux d'avoir eu des intelligences avec son neveu qui commandait les Vendéens à cette affaire de Beaulieu: il n'en était rien; le chevalier Duhoux était un jeune homme de vingt ans, fort brave et fort étourdi; il n'était point d'un caractère à user de tels moyens; d'ailleurs, ce genre de trahison est sans exemple dans notre guerre civile.

Ainsi les attaques furent repoussées sur les routes de Thouars, de Saumur et d'Angers, et les levées en masse furent dissoutes et dispersées de ces trois côtés; mais en même temps la basse Vendée était toute envahie.

Malheureusement la garnison de Mayence, qui avait débouché de Nantes, n'avait pu être arrêtée par M. de Charette. L'oubli où les puissances coalisées nous avaient laissés, ne songeant pas même à stipuler dans les capitulations que les garnisons ne pourraient marcher contre nous, fut une circonstance cruelle pour les Vendéens, et leur montra bien qu'en effet la coalition ne servait pas la même cause.

Les Mayençais [13], au nombre de quatorze mille hommes, les troupes que le général Beysser avait à Nantes, une division qui était aux Sables, attaquèrent à la fois les insurgés du Bas-Poitou par trois routes. Les petits corps de Jolly, de Savin, de Coëtus, de Chouppes, furent obligés de se replier sur Légé où était M. de Charette. Comme les massacres avaient commencé, les vieillards, les femmes, les enfans suivaient les soldats dans leur retraite; la marche était embarrassée de voitures, de bestiaux; le désordre était extrême, et la terreur s'accroissait à chaque moment. M. de Charette abandonna Légé pour se retirer à Montaigu; il y fut attaqué et battu: il se réfugia à Clisson; il ne put pas y tenir non plus; enfin il arriva à Tiffauges, après avoir perdu le terrain où jusqu'alors il avait fait la guerre; il emmenait avec lui une foule immense qui fuyait le fer et le feu des républicains.

[Note 13: C'est le nom qu'on a donné à la célèbre garnison de
Mayence.]

M. de Charette envoya demander des secours à la grande armée: on sentit que le sort de la Vendée dépendait de ce moment.

Ce fut à peu près à cette époque qu'un officier et deux sous-officiers de l'armée de Mayence, déguisés en paysans, vinrent au château de la Boulaye. Ils offrirent de passer dans notre armée; mais ils demandaient une paie de trente sous par jour pour les soldats, et en outre une somme très-forte pour les officiers: cette somme était d'un à deux millions. Les chefs vendéens n'avaient pas d'argent comptant; ils firent des offres très-fortes pour l'avenir: mais cela ne pouvait satisfaire les hommes qui faisaient de telles propositions; il n'y eut rien de conclu. On le regretta peu: quelle confiance pouvaient inspirer des gens qui se marchandaient ainsi? Une somme encore plus forte les eût fait trahir les Vendéens à leur tour. D'ailleurs rien n'attestait que ces envoyés traitassent au nom de leurs généraux et de leurs camarades. Les renseignemens qu'ils donnèrent sur la force de leur armée et sur sa position, qu'ils vantaient beaucoup, servirent, à ce que j'ai entendu assurer, au succès de la bataille de Torfou.

L'armée s'assembla à Chollet. Les généraux se décidèrent à périr ou à vaincre dans l'affaire qui allait avoir lieu. M. de Bonchamps s'y rendit le bras en écharpe, et M. de La Rochejaquelein, retenu par sa blessure, fut le seul chef qui ne s'y trouva pas. Les horreurs commises par les bleus animaient de fureur tout le monde; on décida que l'on ne sauverait pas de prisonniers, que les Mayençais seraient considérés comme violant la capitulation par laquelle ils avaient promis de ne pas servir d'un an contre les alliés, et où la Vendée se trouvait implicitement comprise, étant l'armée fidèle et légitime du roi de France, et son contingent dans la coalition. Ainsi on défendit de crier: Rendez-vous, grâce! Le curé de Saint-Laud célébra la messe à minuit; avant le départ il fit un fort beau sermon, et bénit solennellement un grand drapeau blanc que j'avais fait broder pour l'armée de M. de Lescure[14].

[Note 14: Ce drapeau portait une grande croix d'or, trois fleurs de lis, et au-dessus ces mots: Vive le roi!]

Les armées réunies formèrent environ quarante mille hommes. Le 19 septembre, le jour même où le chevalier Duhoux remportait la victoire à Beaulieu, on marcha à l'ennemi: il était en marche pour se porter de la ville de Clisson à Torfou. Les Mayençais occupèrent d'abord le village de Boussay et en chassèrent un poste assez faible de Vendéens, qui ne fit point de résistance; ils avancèrent sur Torfou, emportèrent encore cette position, et rangèrent deux bataillons en avant du village. Au premier feu, les Vendéens prirent la fuite, surtout les soldats de M. de Charette, que leurs revers avaient découragés. Alors M. de Lescure, mettant pied à terre avec quelques-uns de ses officiers, s'écria: «Y a-t-il quatre cents hommes assez braves pour venir mourir avec moi?» Les gens de la paroisse des Echaubroignes, qui, ce jour-là, étaient dix-sept cents sous les armes, répondirent tous à grands cris: «Oui, monsieur le marquis; nous vous suivrons où vous voudrez.» Ces braves paysans et ceux des paroisses voisines étaient les meilleurs soldats de son armée; on les avait surnommés les grenadiers de la Vendée: ils étaient commandés par Bourasseau, un de leurs camarades. Treize cents autres paysans se réunirent à eux. Ce fut à la tête de ces trois mille braves que M. de Lescure parvint à se maintenir pendant deux heures. Le pays, qui est plus couvert et plus inégal que dans aucun endroit du Bocage, ne permettait pas aux Mayençais de s'apercevoir combien était faible le corps qui leur était opposé. M. de Bonchamps arriva avec sa division. M. de Charette et les autres chefs réussirent à ramener les soldats et à leur faire reprendre courage. Alors on commença à se répandre en foule sur la gauche des républicains; les haies et la disposition du terrain leur dérobaient les mouvemens de l'armée vendéenne; ils ne savaient sur quel point porter leurs forces pour se défendre: enfin une fusillade s'étant engagée tout-à-fait sur les derrières, près de leur artillerie, ils craignirent de la perdre, et les dispositions qu'ils tentèrent pour la défendre jetèrent tout-à-fait le désordre parmi eux; leurs colonnes s'engagèrent dans les chemins tortueux et profonds, et furent exposées aux coups de fusil des Vendéens; leurs canons même ne furent pas sauvés: on tua les canonniers qui défendaient les pièces.

Le général Kléber, qui commandait les Mayençais, parvint, par son sang-froid et son habileté, à rétablir un peu d'ordre dans son armée et à prévenir une déroute complète; cependant, malgré le courage des officiers républicains et la constance de leurs soldats, ils auraient peut-être fini par être détruits; mais le général Kléber, voyant qu'au bout d'une retraite d'une lieue, les Vendéens commençaient à jeter encore le désordre dans sa troupe, plaça deux pièces sur le pont de Boussay, et dit à un lieutenant-colonel: «Faites-vous tuer là avec votre bataillon.—Oui, mon général,» répondit ce brave homme, et en effet, il y périt. Pendant ce temps-là, Kléber avait rallié les Mayençais et s'était mis en mesure d'arrêter les Vendéens qui n'allèrent pas plus loin.

Le lendemain MM. de Charette et de Lescure allèrent attaquer de concert le général Beysser à Montaigu, pour l'empêcher de faire sa jonction avec l'année de Mayence; ils le surprirent à l'improviste. Les républicains résistèrent d'abord; les gens de M. de Charette se débandèrent encore: mais il mit tant de courage et de ténacité à les rallier, qu'il les ramena au combat. Les soldats de la grande armée ne plièrent pas un instant; jamais ils ne s'étaient montrés si braves et si ardens qu'en ce moment: ils commençaient à s'aguerrir, et les officiers avaient acquis de l'expérience. Le général Beysser fut complètement battu; ses troupes ne valaient pas les Mayençais: la déroute fut entière; il perdit ses canons et ses équipages; lui-même fut grièvement blessé, et sa division ne put se rallier qu'à Nantes.

On était convenu que le lendemain toute l'armée vendéenne attaquerait les Mayençais dans leur retraite. Ils avaient formé à Clisson des magasins considérables de vivres; leurs blessés s'y trouvaient; ils voulaient aussi emporter leur butin; ainsi leur marche devait être gênée par un convoi de douze cents voitures environ. Cette circonstance rendait l'attaque plus facile: elle devait avoir lieu de deux côtés; sur la droite, par MM. d'Elbée et de Bonchamps, et sur la gauche par MM. de Charette et de Lescure.

Après la prise de Montaigu, M. de Charette crut qu'il valait mieux se porter tout de suite sur Saint-Fulgent et combattre la division des Sables qui était venue par cette route: elle faisait des ravages horribles, et les habitans demandaient instamment qu'on les délivrât: il insista, et finit par gagner M. de Lescure. Ces messieurs pensèrent que l'attaque de droite suffirait pour disperser le convoi des Mayençais; ils envoyèrent un officier de l'armée de M. de Charette à M. de Bonchamps, pour le prévenir qu'ils se dirigeaient sur Saint-Fulgent: l'officier négligent n'arriva pas à temps: ce fut la cause d'un funeste malentendu.

La victoire fut complète à Saint—Fulgent. L'armée de Charette se montra de même un peu faible au commencement de l'action; le général et les officiers avaient un sang-froid et une fermeté qui réparaient cet inconvénient. Les bleus furent mis en fuite assez promptement, et la cavalerie les poursuivit avec une grande ardeur. Avril, fameux paysan de la paroisse du May, eut le bras cassé; un de nos Suisses, nommé Rynks, tira un flageolet de sa poche et se mit à jouer par dérision, l'air Çà ira; pendant qu'on chargeait l'ennemi, un boulet emporta la tête de son cheval; Rynks se releva en continuant l'air. Beaucoup de paysans, qui étaient dans la cavalerie, se distinguèrent ce jour-là.

M. de Lescure, le chevalier de Beauvolliers et le petit de Mondyon, s'étaient tellement lancés à la poursuite des ennemis, qu'à dix heures du soir ils se trouvèrent seuls tout-à-fait en avant. Quatre républicains, cachés derrière une haie, tirèrent sur eux; M. de Lescure crut que c'étaient des soldats à lui, et avança en leur disant: «Ne tirez pas; ce sont vos généraux.» Ils tirèrent encore à bout portant; heureusement leurs fusils n'étaient chargés que de plomb de chasse: l'habit de M. de Lescure en fut criblé, et le chevalier de Mondyon fut douloureusement blessé à la main.

L'artillerie et les bagages demeurèrent entre les mains des Vendéens, et cette division des Sables ne s'arrêta qu'à Chantonnay. Les cavaliers de M. de Royrand étaient arrivés par la route des Herbiers, et avaient poursuivi les républicains plus loin encore que ceux de M. de Lescure.

Pendant ce temps-là, MM. d'Elbée, de Bonchamps et de Talmont, secondés par les divisions de MM. de Lyrot et d'Isigny, attaquèrent le convoi de Clisson: si toute l'armée avait été réunie, si le plan du combat n'avait pas été entièrement dérangé par l'attente où l'on fut vainement des divisions de la gauche, il est probable que les redoutables Mayençais auraient éprouvé une entière destruction; mais le succès fut bien incomplet. Trois fois M. de Bonchamps revint à la charge avec un courage et une ardeur héroïques; il fut repoussé: cependant il perdit peu de monde, et s'empara de cent chariots; mais l'expédition fut manquée, et l'on ne doit pas se dissimuler qu'elle devait avoir un résultat important. M. de Bonchamps fut fort affligé de n'avoir pas été secondé dans une telle opération: cette circonstance commença à jeter un peu de dissension entre les chefs des diverses armées vendéennes; les paysans angevins en gardèrent un souvenir amer qui se montre encore, quand ils viennent à se rappeler ces temps de malheur.

Ainsi, par un effort de courage et de constance, les Vendéens avaient repoussé presque en même temps six armées qui étaient venues les assaillir: malheureusement la plus redoutable était celle qui avait le moins souffert. Il fallut quelques jours de repos avant d'entreprendre rien de nouveau. MM. d'Elbée et de Bonchamps restèrent toujours postés du côté de Tiffauges, pour faire face aux Mayençais; MM. de Talmont et Stofflet gardaient l'Anjou; M. de Charette était aux Herbiers; M. de la Ville-Baugé était, depuis l'affaire de Thouars, à Poussanges, pour tenir en échec les troupes de la Châtaigneraie; M. de Lescure revint à Châtillon: il fallait songer à la sûreté de ce canton. Le général Westermann arrivait de Niort; la division républicaine de Luçon occupait Chantonnay.

Les soldats revinrent dans leurs foyers, bien triomphans de tant de victoires; on chanta des Te Deum dans toutes les paroisses: j'assistai à celui de Châtillon; M. le chevalier de *** le fit célébrer en grande pompe: c'était un général parfait pour les processions; il mettait dans les cérémonies une gravité et une dévotion qui charmaient tous les paysans; d'ailleurs il en était fort aimé, à cause du soin qu'il prenait des blessés. Il vint à la tête des habitans prendre l'évêque d'Agra, les généraux et le conseil supérieur. M. de Lescure, qui venait de montrer tant de courage et de mériter les louanges de toute l'armée, et que tout le pays appelait son sauveur, était là à genoux derrière une colonne, se dérobant aux hommages et aux regards, et remerciant Dieu avec sincérité et ferveur.

Le soir, comme j'étais à me promener, j'entendis crier: «Aux armes, les prisonniers se révoltent!» Il y en avait dix-huit cents dans une abbaye mal close: deux pièces de canon chargées étaient en face de la porte; mais le service était fait sans aucun soin. Je craignais qu'ils ne se portassent à l'état-major qui était auprès, et qu'ils ne surprissent ces messieurs; j'y courus tout éperdue. Ils sautèrent sur leurs sabres et volèrent aux prisons: c'était une fausse alerte. Au reste, on avait souvent des inquiétudes de ce genre-là; quelquefois il s'était trouvé dans la ville infiniment plus de prisonniers que de soldats. Il y avait déjà eu une révolte dans laquelle on avait été contraint de tirer sur les mutins. Un autre jour, deux prisonniers avaient prêté serment au roi en demandant à servir dans l'armée, puis avaient cherché à ouvrir les prisons: ils avaient été fusillés. En apprenant les massacres que les bleus faisaient de nos prisonniers, il avait été question plus d'une fois d'user de représailles; mais cette cruelle proposition avait toujours été repoussée avec horreur. Dans les premiers mois, les républicains avaient épargné une partie de nos prisonniers et se bornaient à les retenir. Ils faisaient périr les plus marquans sur l'échafaud; mais il n'y avait pas eu encore de massacres, ni de proscription générale comme à cette époque.

Deux jours après la séparation des armées, M. de Charette envoya, des Herbiers, un officier à Châtillon pour réclamer le partage d'une caisse de 7,000 francs en assignats qui avait été prise à Saint-Fulgent; cette demande ne souffrait aucune difficulté. M. de Lescure était convenu avec M. de Charette, avant de le quitter, qu'ils attaqueraient de concert, après un peu de repos. La grande armée l'avait sauvé; il était bien juste qu'il l'aidât à son tour. Chantonnay et la Châtaigneraie étaient occupés par l'ennemi; ce dernier poste surtout, fort avancé dans le Bocage, nous inquiétait beaucoup. M. de Lescure voulait que nos efforts fussent dirigés sur ce point. Un de MM. de la Roberie, qui était venu au nom de M. de Charette, dit de sa part que son opinion était qu'il fallait d'abord se porter sur Chantonnay. M. de Lescure et ses officiers écrivirent à M. de Charette qu'ils se faisaient un devoir de déférer à son avis, et que, malgré les motifs qui semblaient commander de préférence l'attaque de la Châtaigneraie, ils s'en rapportaient à ses talens et à son expérience; en conséquence, ils lui promettaient qu'ils seraient aux Herbiers le surlendemain avec leur armée. Je vis la lettre; elle fut signée de MM. de Lescure, de Beauvolliers, Desessarts et de Beaugé, les seuls chefs qui fussent à Châtillon.

Le lendemain, on fut bien surpris d'apprendre que M. de Charette avait quitté les Herbiers et s'était rendu à Mortagne; il y demanda le partage du butin pris à Saint-Fulgent. Mon père n'était pas à Mortagne; il était auprès de Tiffauges, à l'armée de MM. de Bonchamps et d'Elbée; M. de Charette ne trouva que M. de Marigny, qui, généreux et peu réfléchi, avait déjà distribué aux soldats les souliers, les vestes et autres effets; de manière que M. de Charette ne put en avoir sa part, qui du reste eût été petite, car le butin était peu considérable.

M. de Charette se montra fort mécontent, et partit brusquement, sans prévenir personne de ses projets: il rentra dans ses anciens cantonnemens de Légé. Il aurait dû juger que son sort dépendait de celui de notre armée.

Cette retraite changea tous les plans: aucun chef n'avait maintenant assez de forces pour prendre l'offensive. M. de Lescure parut devant la Châtaigneraie sans attaquer, se bornant à quelques escarmouches pour contenir l'ennemi; puis, apprenant que le général Westermann marchait sur Châtillon, il revint prendre la position de Saint-Sauveur. Cela ne sauva pas Bressuire, que les bleus occupèrent; mais ils n'avancèrent pas au-delà. Une ou deux fois il y eut de petites rencontres. M. de Lescure attaqua Bressuire une nuit: il n'avait pas de succès marqués, mais il arrêtait les républicains.

J'étais à cette époque bien inquiète; ma mère avait une fièvre maligne. Pendant que je la soignais à la Boulaye, j'appris que M. de Lescure venait d'arriver à Châtillon. Il envoyait un courrier pour remettre une lettre à mon père; mais il était à Mortagne. Le courrier avait ordre d'aller, sans s'arrêter, le joindre quelque part qu'il fût. Je ne pus résister à mes inquiétudes; j'avoue que j'ouvris la lettre. M. de Lescure demandait du secours et de la poudre; il s'attendait à être attaqué par Westermann. Je recachetai cette dépêche et fis repartir le courrier; puis j'allai précipitamment revoir M. de Lescure et lui dire toutes mes alarmes. Je retournai la même nuit près de ma mère, et lui à Saint-Sauveur.

CHAPITRE XIII.

Combat du Moulin-aux-Chèvres.—Reprise de Châtillon.—Batailles de la
Tremblaye et de Chollet.

Les armées républicaines pressaient chaque jour davantage les insurgés et s'avançaient dans le Bocage; les divisions de Chantonnay, de la Châtaigneraie et de Bressuire avaient fait leur jonction; Cérizais était occupé; on avait brûlé tout auprès le château de Puyguyon qui appartenait à M. de Lescure; Châtillon et la Boulaye n'étaient plus une retraite sûre: nous partîmes pour Chollet. Ma mère était à peine convalescente; ses jambes étaient enflées; on la mit à cheval: elle n'y était pas montée depuis vingt ans. Nous avions avec nous ma tante l'abbesse et ma petite fille qu'il avait fallu sevrer à neuf mois: le chagrin et l'inquiétude avaient fait tarir le lait de sa nourrice. Nous nous mimes en route pendant la nuit, au milieu du brouillard et de la pluie.

Mon père était à Chollet, occupé à rassembler des soldats pour les envoyer sur tous les points menacés; c'était du côté de M. de Lescure que les secours étaient le plus nécessaires. MM. d'Elbée et de Bonchamps étaient toujours à Clisson en face des Mayençais qui n'avaient point repris l'offensive; M. de Lescure avait abandonné Saint-Sauveur pour se replier devant Châtillon. Il n'avait que trois ou quatre mille hommes; les bleus en avaient plus de vingt mille à Bressuire, et l'on voyait qu'ils n'allaient pas tarder à attaquer. M. de La Rochejaquelein, tout blessé qu'il était, vint rejoindre M. de Lescure; ils envoyaient sans cesse demander des renforts à mon père. On ne pouvait, pour le moment, compter sur les paysans de la Châtaigneraie, de Cérizais et de Bressuire; ils étaient occupés à sauver de l'incendie leurs familles, leurs bestiaux et leurs effets, et à les emmener plus avant dans le pays.

M. de Talmont, retenu à Chollet par la goutte, crut, ainsi que quelques autres, qu'il était plus pressant d'envoyer des secours à M. d'Elbée qu'à M. de Lescure. Cette discussion, que mon père ne termina qu'en usant de son autorité, mit du retard dans la marche des troupes qui étaient envoyées vers Bressuire. M. des Sorinières, entre autres, qui avait amené une fort bonne troupe de deux mille hommes, ne put arriver qu'à la fin du combat.

Les républicains attaquèrent M. de Lescure au Moulin-aux-Chèvres; ils avaient une telle supériorité de nombre, qu'ils s'emparèrent de cette position et mirent les Vendéens en fuite. On aurait perdu beaucoup de monde, si MM. de Lescure, de La Rochejaquelein et quelques officiers ne s'étaient fait poursuivre pendant deux heures par les hussards en se nommant à eux; les soldats s'échappaient pendant ce temps-là par d'autres routes. M. Stofflet, qui était venu de l'Anjou secourir l'armée de Châtillon, fut, ainsi que le chevalier de Beauvolliers, bien près d'être atteint. Ils furent enveloppés dans un chemin creux; mais se mettant debout sur la selle de leurs chevaux, ils sautèrent par-dessus la haie: quelques soldats les suivirent; le chevalier de Beauvolliers en tua deux à coups de pistolets; il mit le sabre à la main, les autres s'enfuirent. M. Durivault fut grièvement blessé d'une balle qui lui traversa les chairs près de la poitrine; M. de Lescure eut le pouce effleuré d'une balle.

Un M. de S***, chevalier de Saint-Louis, qui avait proposé des plans, qui avait voulu former un corps de maréchaussée et qui faisait l'important, avait, jusqu'à ce moment, trouvé moyen de ne pas se battre. Il venait de passer l'été aux eaux de Johannet, que les médecins lui avaient, disait-il, ordonné de prendre pendant vingt-un ans; je ne sais comment M. des Sorinières avait réussi à l'amener. Quand il vit nos gens en fuite, il se sauva honteusement en criant: «Courage, mes amis, ralliez-vous et laissez-moi passer.»

Châtillon fut pris le même jour: les braves paroisses des Aubiers, de
Saint-Aubin, de Nueil, de Rorthais, etc., furent saccagées et brûlées.

Les généraux vinrent nous retrouver à Chollet. Le paysan qui portait mon drapeau vint me montrer que le bâton était entaillé de coups de sabre: il s'était battu corps à corps avec un bleu, se défendant avec la lance du drapeau.

MM. de Bonchamps et d'Elbée n'avaient pas quitté leur position. Ils envoyaient sans cesse prier M. de Charette d'attaquer les Mayençais sur leurs derrières; il ne répondit même pas à leurs lettres; nous devions croire qu'il ne les recevait pas. Quelle que fût l'importance de leur poste, on vit qu'il était encore plus pressant de réunir toutes les forces pour reprendre Châtillon. On prit le parti d'évacuer, de Mortagne à Beaupréau, les munitions, les blessés et les prisonniers. Je m'y rendis aussi avec ma mère, ma tante, ma petite fille et M. Durivault que M. de Lescure m'avait recommandé de soigner comme son frère: tout le monde s'y réfugiait. Nous y trouvâmes madame d'Elbée; c'était son frère, M. Duhoux d'Hautrive, qui commandait la ville.

Toute la grande armée se rassembla promptement, et revint sur Châtillon deux jours après le combat du Moulin-aux-Chèvres. L'ardeur des soldats était extrême. MM. de Bonchamps, de La Rochejaquelein, Duchaffault, étaient là, le bras en écharpe; tous les officiers blessés qui pouvaient monter à cheval s'y étaient rendus. La ville fut bientôt emportée, et l'armée républicaine mise dans une déroute complète; elle perdit tous ses canons et ses bagages; elle fut poursuivie avec acharnement: jamais combat n'a été plus meurtrier pour nos ennemis. M. Duchaffault se fit beaucoup remarquer dans cette bataille. Il était d'abord de l'armée de Charette: venu de sa part, il se trouva au moment d'un combat de notre armée, s'y distingua fort, fut blessé, et resta avec nous. Son jeune frère, qui avait quinze ans, était aussi plein d'ardeur: leur père avait émigré avec deux fils aînés.

La victoire était complète; on poursuivait l'ennemi de toutes parts. M. de Lescure et la plupart des chefs suivaient la route de Saint-Aubin; M. Girard de Beaurepaire, le brave Lejeay, paysan de la paroisse de Chanzeau, capitaine de cavalerie, et quelques autres, s'étaient lancés sur le chemin de Bressuire: c'était par-là que s'enfuyait le général Westermann. Se voyant poursuivi par un si petit détachement, il s'arrêta, repoussa vivement nos cavaliers, et conçut le hardi projet de rentrer pour un instant dans Chàtillon. Il prit cent hussards, fit monter cent grenadiers en croupe, et arriva à minuit aux portes de la ville: il n'y avait ni sentinelles, ni gardes; les paysans avaient pillé l'eau-de-vie dans les équipages qu'on venait de prendre: la plupart étaient ivres. Les cavaliers, qui avaient d'abord poursuivi Westermann, s'efforcèrent de l'arrêter, et se battirent courageusement; M. Girard de Beaurepaire fut abattu par douze coups de sabre; Lejeay perdit son cheval; alors il courut à l'hôpital où son frère était blessé; il le prit dans ses bras, le plaça derrière un cavalier qui fuyait hors de la ville, retourna dans la mêlée, tua un hussard, monta sur son cheval, et continua à se battre. Mais Westermann était déjà entré dans la ville, et c'était dans les rues qu'on combattait. Au milieu de tout ce désordre, commença un épouvantable carnage; les hussards étaient ivres presque autant que nos gens; dans l'obscurité on combattait pêle-mêle à coups de sabre et de pistolet; les bleus massacraient les femmes et les enfans dans les maisons; ils mettaient le feu partout. Pendant ce temps-là, des officiers vendéens tuèrent un grand nombre de républicains qui étaient si égarés qu'ils égorgeaient tous ceux qu'ils trouvaient, sans songer à se défendre eux-mêmes. Le brave Loizeau reçut plusieurs coups de sabre, mais il tua trois républicains. M. Allard se jeta au milieu de cette mêlée, et tira plusieurs coups de pistolet à bout portant sur ces furieux. Le prince de Talmont, en descendant un escalier, fut renversé par les hussards qui montaient; ils ne lui firent aucun mal, et allèrent assassiner la maîtresse de la maison et sa fille qui étaient cependant connues pour opposées aux Vendéens; il y eut des femmes, dont les maris étaient soldats républicains, qui furent massacrées par les gens de Westermann. Après avoir passé quatre ou cinq heures à Châtillon, Westermann se retira. Dans l'obscurité et le désordre, on ne se hasarda plus à faire aucun mouvement; les chefs qui étaient hors de la ville, attendirent le jour pour y rentrer, et ce fut alors qu'on put juger des horreurs de la nuit: les maisons étaient en feu, les rues étaient jonchées de cadavres, de blessés et de débris; on laissa cette malheureuse ville. L'armée qui l'avait attaquée était en déroute, et il fallait courir pour aller repousser d'un autre côté des agressions plus redoutables encore.

Les Mayençais, après avoir fait leur jonction avec toutes les divisions de l'ouest, avaient occupé Mortagne, le i4 octobre; la troupe de M. de Royrand fuyait devant eux: ils marchaient sur Chollet. M. de Lescure me fit dire de quitter Beaupréau, et de me rendre à Vezins; je ne pus emmener M. Durivault qui était trop souffrant; nous nous égarâmes dans les chemins de traverse, et le 15 au soir nous arrivâmes à Trémentine.

Ce jour-là même on devait attaquer les républicains à Chollet; on ne doutait pas qu'ils n'eussent avancé jusque-là. Le 14, M. de Bonchamps devait venir les surprendre par le chemin de Tiffauges, et la grande armée par celui de Mortagne, en passant sur les derrières de l'armée. Mais les bleus avaient marché plus lentement qu'on ne l'avait supposé; M. de Lescure, qui commandait l'avant-garde, les rencontra dans les avenues du château de la Tremblaye, à moitié chemin de Mortagne à Chollet; et M. de Bonchamps, ne trouvant, personne à Chollet, ne put se joindre assez tôt aux autres divisions.

M. de Lescure se porta en avant avec le jeune Beauvolliers; il monta sur un tertre, et découvrit à vingt pas de lui un poste républicain: «Mes amis, en avant!» cria-t-il. Au même instant une balle vint le frapper auprès du sourcil gauche, et sortit derrière l'oreille; il tomba sans connaissance. Des paysans s'étant élancés, passèrent sur le corps de leur général sans le voir, et firent vivement reculer les républicains. Le petit de Beauvolliers avait jeté son sabre, et criait en pleurant: «Il est mort, il est mort!» L'alarme commença à se mettre parmi les Vendéens; une réserve de Mayençais revint sur eux, et les mit en fuite. Pendant ce temps-là, Bontemps, domestique de M. de Lescure, était arrivé; il avait trouvé son maître respirant encore, mais baigné dans son sang; M. Renou, exposé à une grêle de balles, cherchait à arrêter le sang; il attacha M. de Lescure en croupe derrière Bontemps, et retourna au combat: deux soldats à pied soutenaient le blessé, et de la sorte, ils le conduisirent, comme par miracle, jusqu'à Beaupréau, au milieu de la déroute. Les Vendéens se réfugièrent à Chollet; et comme on ne revit plus M. de Lescure, tout le monde le crut mort.

Nous avions couché à Trémentine. Le 16 au matin je me rendis à l'église où une foule de femmes priaient Dieu, pendant qu'on entendait le canon du côté de Chollet. Tout d'un coup quelques fuyards arrivent; je vois M. de Pérault qui vient à moi et me prend les mains en pleurant. Il s'aperçut à ma figure que je ne savais rien; alors il me dit qu'il pleurait sur la perte de la bataille. Je demandai où était M. de Lescure: il me répondit qu'il était à Beaupréau; il ne pensait pas qu'il fût vivant, et ne se sentait pas la force de m'apprendre l'affreuse nouvelle de sa mort.

Il me conseilla aussi de retourner à Beaupréau: les hussards pouvaient à chaque instant arriver à Trémentine. On ne pouvait pas trouver de boeufs pour conduire ma pauvre vieille tante en voiture; je ne l'attendis pas; j'étais mourante de frayeur; je montai à cheval; je pris ma fille dans mes bras, et je partis avec ma mère. Nous nous arrêtâmes à Chemillé; ma tante nous y rejoignit. A peine était-elle arrivée, qu'on nous fit repartir pour aller plus loin; nous nous remîmes en route; je mis ma fille dans la voiture. Un instant après on se mit à crier: «Voilà les bleus! à la déroute!» La frayeur me saisit; je pris le galop; et comme la route était embarrassée de voitures, je montai sur un petit sentier qui était élevé de deux pieds au-dessus du chemin; mais ce sentier allait toujours s'élevant au-dessus du vallon; alors je fis sauter mon cheval entre les charrettes, et je grimpai de l'autre côté de la route, dans un champ, pour pouvoir gagner la tête de la colonne. Un instant après la raison me revint, et je rejoignis ma famille. Il n'y avait eu aucun danger réel: c'étaient des canonniers vendéens qui, pour faire déblayer les rues de Chemillé, pleines de femmes et de charrettes, et faire passer leurs pièces, avaient imaginé de donner cette alarme. Nous continuâmes à marcher; mais nous nous égarions sans cesse dans ces chemins de traverse; et au lieu d'arriver à Beaupréau, nous nous trouvâmes à la nuit dans le village de Beausse, à une lieue et demie de la Loire, en face de Mont-Jean; nous nous jetâmes sur des lits dans une chambre pleine de soldats qui allaient rejoindre l'armée de M. de Bonchamps.

A trois heures du matin, le 17 octobre, nous fûmes réveillés par le bruit du canon; on l'entendait à la fois du côté de Saint-Florent et du côté de Mont-Jean, le long de la Loire. On se leva pour aller à la grand'messe que le curé devait célébrer dans la nuit, pour que les paysans eussent le temps de rejoindre l'armée: nous y allâmes; l'église était pleine. Le prêtre, qui était un bon vieillard d'une figure respectable, exhorta les soldats de la manière la plus touchante; il les engagea à aller courageusement défendre leur Dieu, leur roi, leurs femmes et leurs enfans que l'on massacrait. Les coups de canon se faisaient entendre par intervalle pendant son discours; ce bruit, notre position, l'incertitude où nous étions sur le sort de l'armée et des personnes qui nous étaient chères, l'obscurité de la nuit, tout contribuait à faire sur chacun une impression lugubre et affreuse. Le prêtre finit par donner l'absolution aux pauvres gens qui allaient se battre.

Après la messe, je voulus me confesser. On avait dit au prêtre que M. de Lescure était mort, et qu'on était embarrassé pour m'annoncer cet horrible malheur: on le pria de m'y préparer. Ce vieil ecclésiastique me parla avec une bonté ingénieuse, évitant de porter de trop rudes coups. Il me fit un grand éloge de M. de Lescure et de sa piété; il me dit que je devais bien de la reconnaissance à Dieu pour m'avoir donné un tel mari; que cela m'imposait de grands devoirs; que je ne devais pas me contenter de remplir les obligations d'une simple chrétienne; que madame de Lescure était appelée à une plus grande sainteté; que Dieu me ferait sans doute la grâce de m'éprouver par de grands malheurs; que je devais me résigner, et ne songer qu'au ciel et à la récompense qui m'y attendait. Sa voix s'élevait et devenait comme prophétique: toute glacée d'effroi, je le regardais, ne sachant que croire, et, pendant ce temps-là, le bruit du canon redoublait; les coups se multipliaient et semblaient s'approcher de nous. Il fallut sortir de l'église: je faillis tomber évanouie; on me mit à cheval; nous continuâmes à fuir sans trop savoir où nous trouverions un refuge. A une lieue de Beausse, l'abbé Jagault trouva des personnes qui lui annoncèrent que M. de Lescure, blessé, était à Chaudron. J'appris alors ce qu'on avait cru et ce qu'on m'avait caché. Nous n'étions pas éloignés de Chaudron; j'y courus. Je trouvai M. de Lescure dans un état affreux: sa tête était toute fracassée; son visage était prodigieusement enflé; il pouvait à peine parler. Mon arrivée le soulagea d'une horrible inquiétude; il avait envoyé trois courriers qui n'avaient pu me rencontrer, ni savoir de mes nouvelles: il s'imaginait que j'étais tombée entre les mains des républicains. Le village de Chaudron était rempli de fugitifs et de blessés: je retrouvai là M. Durivault.

La blessure de M. de Lescure, et le retard de l'arrivée de l'armée de Bonchamps, avaient dans le moment ralenti l'ardeur de nos soldats et même de nos officiers, et l'affaire de la Tremblaye fut plutôt une retraite qu'une défaite. Les Vendéens étaient rentrés à Chollet, et de-là ils avaient, pendant la nuit, marché vers Beaupréau pour s'y rallier. Quelques chefs, entre autres M. de La Rochejaquelein, voulaient qu'on défendît Chollet dont la position était bonne; mais on ne put y retenir les soldats; on y laissa de la cavalerie et quelques petites pièces de canon. Le 16 au matin, ces détachemens firent semblant de se défendre pendant quelques momens, pour laisser à l'armée le temps de se rallier à Beaupréau: c'était la cause des coups de canon que nous entendions de Trémentine; et lorsque je vis M. de Pérault, il quittait Chollet pour aller rejoindre l'armée. Les républicains entrèrent avec de grandes précautions à Chollet, et n'avancèrent pas davantage ce jour-là.

Les généraux vendéens, assemblés à Beaupréau, résolurent de tenter un dernier effort pour chasser les républicains. On pouvait encore espérer le succès; l'armée était nombreuse et les soldats animés par la vengeance et la nécessité de vaincre. Cependant M. de Bonchamps, prévoyant qu'on pouvait être battu, et, dans ce cas, qu'il fallait avoir une retraite, proposa de détacher un petit nombre d'hommes pour aller surprendre Varades, sur la rive droite de la Loire, afin de passer le fleuve en cas de défaite. Il avait toujours pensé qu'il y aurait de grands avantages à faire la guerre sur la rive droite; il connaissait la Bretagne; il était sûr qu'elle se joindrait aux Vendéens, et cette opération ne lui paraissait pas aussi fâcheuse qu'aux autres chefs du pays. S'il eût vécu, et qu'il eût pris le commandement de l'armée, les insurgés auraient peut-être tiré un grand parti d'un événement qui fit leur perte. Il mourut sans que personne connût ses projets, ses relations, ni la direction qu'il comptait prendre; et cette entreprise de Varades fit un mal sensible; elle éloigna de l'armée des officiers qui eussent été bien utiles en un jour décisif; elle montra aux soldats que l'on ne comptait pas absolument sur le gain de la bataille, et leur fit entrevoir un moyen de retraite. Beaucoup de chefs ont pensé qu'il aurait mieux valu, même après la défaite, ne point quitter la rive gauche. On aurait pu reformer une armée nombreuse, car la plupart des Poitevins n'avaient pu encore rejoindre, et se trouvaient dispersés derrière les républicains; on aurait aussi fini par déterminer M. de Charette à faire une diversion.

MM. de Talmont, d'Autichamp et Duhoux furent donc envoyés, à la tête de quatre mille Bretons ou Angevins, presque tous de la rive droite, pour passer la Loire à Saint-Florent et occuper Varades. Les coups de canon que nous entendions à Beausse provenaient de cette attaque; ceux que nous entendions en même temps du côté de Mont-Jean venaient d'une tentative que les bleus y avaient faite; ils se rembarquèrent, voyant que nous attaquions Varades.

Le 17 au matin, MM. d'Elbée, de Bonchamps, de La Rochejaquelein, de Royrand, mon père et tous les autres chefs marchèrent sur Chollet à la tête de quarante mille hommes. Les républicains avaient fait leur jonction avec les divisions de Bressuire: ils étaient quarante-cinq mille. Ce fut sur la lande en avant de Chollet, du côté de Beaupréau, que les armées se rencontrèrent. M. de La Rochejaquelein et Stofflet entamèrent l'attaque avec fureur; pour la première fois, les Vendéens marchaient en colonne serrée comme la troupe de ligne; ils enfoncèrent le centre de l'ennemi, le culbutèrent jusque dans les faubourgs de Chollet, et furent un instant maîtres du grand parc de leur artillerie. Le général Beaupuy, qui commandait les républicains, venait d'être abattu de son cheval pour la seconde fois, en tâchant de rallier ses soldats: peu s'en fallut qu'il ne fût pris; la déroute se mettait parmi les bleus, lorsqu'arriva la réserve des Mayençais: les Vendéens soutinrent leur premier choc et les repoussèrent; ils recommencèrent d'autres charges qui eurent plus de succès. Nos gens plièrent, et le désordre se mit parmi eux; alors tous les chefs firent des prodiges de valeur pour les rallier; ils en ramenèrent quelques-uns, et on se battit en furieux, faisant acheter bien cher la victoire. MM. d'Elbée et de Bonchamps furent mortellement blessés, et enfin la déroute devint complète. Cependant M. de Piron arriva avec une grande partie de la division de M. de Lyrot, et protégea un peu la fuite des Vendéens; on put relever les blessés; d'ailleurs les républicains avaient tant souffert, qu'ils ne songèrent pas à poursuivre; ils rentrèrent à Chollet, mirent le feu à la ville, et se livrèrent, pendant toute la nuit, à leurs horreurs accoutumées.

MM. de Bonchamps et d'Elbée furent transportés d'abord à Beaupréau: M. d'Elbée y demeura; M. de Bonchamps fut porté ensuite à Saint-Florent où se rassemblaient tous les débris des armées de la Vendée. On laissa une arrière-garde à Beaupréau: elle fit peu de défense. Westermann s'empara, le 18, de la ville; il la brûla, ainsi que les villages voisins; mais il n'avança pas au-delà.

CHAPITRE XIV.

Passage de la Loire.—Marche par Ingrande, Candé, Château-Gonthier et
Laval.

Je n'ai pu retrouver dans ma mémoire les récits que je vais faire; j'avais trop de douleur pour voir distinctement ce qui se passait autour de moi; on m'a raconté depuis des détails qui étaient confus dans mon souvenir.

MM. de Talmont et d'Autichamp avaient réussi dans leur entreprise sur Varades; ils en avaient chassé les bleus, et le passage de la Loire était assuré. Dès le 17, une foule de soldats s'étaient enfuis, sans s'arrêter, jusqu'à Saint-Florent; pendant toute la nuit, les Vendéens s'étaient portés sur ce point; nos soldats bretons et les gens de la rive droite avaient amené quelques bateaux; ils appelaient les fugitifs, disant: «Venez, nos amis, venez dans notre pays; vous ne manquerez de rien, nous vous secourrons; nous sommes tous aristocrates.» Les Vendéens se précipitaient en foule dans les barques.

Ainsi, lorsque le 18 au matin les officiers arrivèrent, le passage était commencé. Nous avions quitté Chaudron pendant la nuit; on portait M. de Lescure dans un lit qu'on avait couvert du mieux qu'il avait été possible: il souffrait horriblement. Je voyageais à côté de lui; j'étais grosse de trois mois: tant de douleur et d'inquiétude rendaient mon état affreux. Nous parvînmes de bonne heure à Saint-Florent; et alors parut à mes yeux le spectacle le plus grand et le plus triste qu'on puisse imaginer; spectacle qui ne sortira jamais de la mémoire des malheureux Vendéens.

Les hauteurs de Saint-Florent forment une sorte d'enceinte demi-circulaire, au bas de laquelle règne une vaste plage unie qui s'étend jusqu'à la Loire, fort large en cet endroit; quatre-vingt mille personnes se pressaient dans cette vallée; soldats, femmes, enfans, vieillards, blessés, tous étaient pêle-mêle, fuyant le meurtre et l'incendie; derrière eux, ils apercevaient la fumée s'élever des villages que brûlaient les républicains; on n'entendait que des pleurs, des gémissemens et des cris. Dans cette foule confuse, chacun cherchait à retrouver ses parens, ses amis, ses défenseurs; on ne savait quel sort on allait rencontrer sur l'autre rive; cependant on s'empressait pour y passer, comme si au-delà du fleuve on avait dû trouver la fin de tous les maux. Une vingtaine de mauvaises barques portaient successivement les fugitifs qui s'y entassaient, d'autres cherchaient à traverser sur des chevaux: tous tendaient les bras vers l'autre bord, suppliant qu'on vînt les chercher. Au loin, du côté opposé, on voyait une autre multitude dont on entendait le bruit plus sourd; enfin au milieu était une petite île couverte de monde. Beaucoup d'entre nous comparaient ce désordre, ce désespoir, cette terrible incertitude de l'avenir, ce spectacle immense, cette foule égarée, cette vallée, ce fleuve qu'il fallait traverser, aux images que l'on se fait du redoutable jour du jugement dernier.

Quand les officiers poitevins virent cet empressement à quitter la rive gauche, et le passage de la Loire devenu nécessaire par ce mouvement désordonné de toute l'armée, ils se livrèrent au désespoir. M. de La Rochejaquelein était comme un furieux; il voulait rester sur le rivage, et s'y faire tuer par les bleus: on lui représentait vainement qu'il fallait céder au torrent; que jamais on ne pourrait ranimer le courage des soldats, et les ramener au combat; que c'était là le seul moyen de sauver tout ce peuple; il n'écoutait rien. Il vint avec un grand nombre d'officiers trouver M. de Lescure qu'on avait retiré dans une maison à Saint-Florent, et il lui raconta, en pleurant de rage, ce qui se passait. M. de Lescure se ranima pour protester qu'il voulait aussi mourir, se faire achever dans la Vendée; mais on lui représenta son état: il ne pouvait pas se soutenir; on lui dépeignit la situation de l'armée dont une partie avait déjà passé, et que certainement on ne pourrait engager à revenir; on lui parla de cette foule de blessés, de femmes, d'enfans, de vieillards, de l'armée républicaine victorieuse qui s'avançait de moment en moment, et des flammes qui se rapprochaient de plus en plus; on lui fit observer qu'il n'y avait plus de munitions ni aucun moyen de défense. Enfin il se rendit: il vit que se maintenir était un effort au-dessus du génie et des forces humaines; il consentit à être porté sur l'autre bord.

Un petit nombre d'officiers qui avaient ou qui croyaient avoir de l'influence sur la rive droite, furent les seuls qui virent sans douleur ce passage de la Loire. M. de Bonchamps, qui l'avait conseillé et préparé, était sans connaissance: il expirait.

On avait amené à Saint-Florent, cinq mille prisonniers républicains. M. Cesbrons d'Argogries, vieux chevalier de Saint-Louis et commandant de Chollet, les avait conduits: c'était un homme fort dur; il en avait fait fusiller en route neuf, qui avaient cherché à s'échapper. Cependant on ne pouvait pas les traîner plus loin, ni leur faire passer la rivière; les officiers délibérèrent sur le sort de ces prisonniers. J'étais présente; M. de Lescure était couché sur un matelas et je le soignais: chacun fut d'avis, dans le premier mouvement, de les faire fusiller sur-le-champ. M. de Lescure me dit, d'une voix affaiblie et qui ne fut point entendue: C'est une horreur! Mais quand il fallut aller donner l'ordre et faire exécuter ces malheureux, personne ne voulut s'en charger: l'un disait que cette affreuse boucherie était au-dessus de ses forces; l'autre, qu'il ne voulait pas faire office de bourreau; quelques-uns ajoutaient qu'il y avait de l'atrocité à exercer des représailles sur de pauvres gens qui, prisonniers depuis quatre mois, n'étaient pour rien dans les crimes des républicains: on disait aussi que ce serait autoriser les massacres des bleus; que leur cruauté en redoublerait, et qu'ils ne laisseraient pas une seule créature vivante sur la rive gauche; enfin il fut décidé qu'on leur rendrait la liberté. Depuis, quelques-uns ont trouvé le moyen de témoigner leur reconnaissance en sauvant madame de Bonchamps à Nantes; ils ont signé un certificat qui attestait que M. de Bonchamps, d'après la sollicitation de sa femme, avait obtenu leur grâce de l'armée vendéenne. Madame de Bonchamps n'a pas pu revoir son mari; on lui avait caché l'état où il était. A la vérité, les prisonniers devaient avoir pour elle une reconnaissance particulière; elle avait rencontré sur la place le vieux M. d'Argognes, qui échauffait les soldats pour faire massacrer les prisonniers; et par ses reproches, elle l'avait forcé à se retirer[15].

[Note 15: On voit dans la Vie de M. de Bonchamps, qui a paru après mes Mémoires, une quantité de certificats qui assurent que ce général, ayant appris sur son lit de mort que les prisonniers risquaient d'être massacrés par une émeute, avait fait crier grâce en son nom. Je l'avais ignoré; ce qui est simple, au milieu de l'affreux désordre de notre armée dans ce moment.]

Nous nous préparâmes à passer sur l'autre bord; on enveloppa M. de Lescure dans des couvertures, et on le posa sur un fauteuil de paille, garni d'une espèce de matelas. Nous descendîmes de Saint-Florent sur la plage, au milieu de la foule: beaucoup d'officiers nous accompagnaient; ils tirèrent leurs sabres, se mirent en cercle autour de nous, et nous arrivâmes au bord de l'eau. Nous trouvâmes la vieille madame de Meynard, qui s'était cassé la jambe en arrivant à Saint-Florent; sa fille était auprès d'elle, et me pria de les recevoir dans notre bateau. On embarqua M. de Lescure; M. Durivault, ma petite fille, mon père et moi, ainsi que nos domestiques, nous montâmes dans la barque. Le brancard de madame de Meynard ne pouvant y tenir, sa fille ne voulut pas la quitter: elles restèrent toutes deux. Nous ne trouvions plus ma mère; elle était à cheval et avait passé à gué, jusque dans la petite île qui était non loin de la rive gauche: elle courut de fort grands risques, et nous causa d'affreuses inquiétudes pendant long-temps; car nous ne la revîmes qu'à Varades.

Quand nous fûmes embarqués, mon père dit au matelot qui nous conduisait, de faire le tour de la petite île et d'aller à Varades sans s'arrêter, pour éviter à M. de Lescure la souffrance d'être débarqué et rembarqué une fois de plus: cet homme s'y refusa absolument; ni prières, ni menaces ne purent le décider; mon père s'emporta et tira son sabre: «Hélas! Monsieur, lui dit le matelot, je suis un pauvre prêtre; je me suis mis par charité à passer les Vendéens; voilà huit heures que je conduis cette barque; je suis accablé de fatigue, et je ne suis pas habile dans ce métier: je courrais risque de vous noyer si je voulais traverser le grand bras de la rivière.» Il fallut donc descendre dans l'île au milieu du désordre; nous trouvâmes un bateau, et nous arrivâmes de l'autre côté.

Il y avait sur la plage une multitude de Vendéens assis sur l'herbe; chacun, pour aller plus loin, attendait que ses amis eussent passé. Mon père se mit à la recherche de ma mère. J'envoyai chercher du lait pour ma fille dans un petit hameau tout brûlé qui était au bord delà Loire.

Varades est à un quart de lieue, sur le penchant d'un coteau; M. de Lescure était impatient d'y arriver; le temps était serein, mais le vent était froid. On passa deux piques sous le fauteuil, et les soldats se mirent à le porter; ma femme de chambre et moi, nous soutenions ses pieds enveloppés dans des serviettes; M. Durivault nous suivait avec peine.

Nous avancions dans la plaine, lorsqu'un jeune homme à cheval passa près de nous, et s'arrêta un instant: c'était M. d'Autichamp; je ne l'avais pas vu depuis Paris. Il nous dit qu'il allait rassembler trois mille hommes pour attaquer Ancenis et assurer un gué pour notre artillerie; il chercha à calmer un peu le désespoir où il me voyait.

Un instant après, j'entendis que dans Varades on criait aux armes; et bientôt le bruit des tambours et de la mousqueterie commença: jamais je ne m'étais trouvée si près d'un combat, et encore dans quel moment nous attaquait-on! Je m'arrêtai tout effrayée: les coups de fusil ranimèrent M. de Lescure qui était presque sans connaissance; il demanda ce que c'était; je le suppliai de se laisser porter dans un bois voisin; il me répondit que les bleus lui rendraient service en l'achevant, et que les balles lui feraient moins de mal que le froid et le vent. Je ne l'écoutai point; on le porta dans le bois: ma fille m'y rejoignit. Beaucoup de personnes s'y réfugièrent.

Au bout d'une heure, nous sûmes que tout était tranquille; un détachement de hussards s'était présenté devant Varades sans savoir qu'il était occupé, et s'était retiré en toute hâte. Nous continuâmes notre route et nous arrivâmes dans le bourg; comme j'y entrais, un paysan que je ne connaissais pas vint à moi, et me serrant la main, me dit: «Nous avons quitté notre pays; nous voilà à présent tous frères et soeurs; nous ne nous quitterons pas: je vous défendrai jusqu'à la mort, et nous périrons ensemble.» On me donna une petite chambre pour M. de Lescure; mon père, ma mère et ma tante vinrent nous joindre. La maison, comme toutes celles de Varades, était remplie de fugitifs qui ne savaient que devenir; beaucoup souffraient de la faim; mais la plupart de ces braves gens étaient si éloignés de se porter au désordre, que dans notre maison il y en eut qui ne voulurent pas prendre des pommes de terre dans le jardin, comme je le leur conseillais, avant que le maître du logis le leur eût permis.

M. d'Autichamp trouva les Vendéens maîtres d'Ancenis. L'armée de M. de Lyrot, après avoir passé la rivière à gué en face de cette ville, l'avait courageusement attaquée et emportée. Ce fut là qu'on fît passer les canons et les caissons; on emmena aussi des bestiaux.

Le passage s'acheva pendant la nuit. On se coucha sur des matelas, sur de la paille, le plus grand nombre dehors.

M. de Bonchamps était mort lorsqu'on l'avait descendu de la barque sur la plage: il fut enseveli le lendemain. Quelques jours après, les républicains l'exhumèrent pour lui trancher la tête et l'envoyer à la Convention. On ne savait ce qu'était devenu M. d'Elbée; l'armée était sans général en chef. M. de Lescure envoya chercher les principaux officiers des diverses divisions, et leur dit qu'il fallait élire un chef; on lui répondit que c'était évidemment lui qui était général, et qu'il commanderait quand il serait rétabli. «Messieurs, leur dit-il, je suis blessé mortellement; et même, si je dois vivre, ce que je ne crois pas, je serai long-temps hors d'état de servir. Il est nécessaire que l'armée ait sur-le-champ un chef actif, aimé de tout le monde, connu des paysans, ayant la confiance de tous, c'est le seul moyen de nous sauver. M. de La Rochejaquelein est le seul qui se soit fait connaître des soldats de toutes les divisions; M. de Donnissan, mon beau-père, n'est pas du pays; on ne le suivrait pas si volontiers; de plus, il ne s'en soucie pas. Le choix que je propose ranimera le courage des Vendéens; je vous conseille et vous prie de nommer M. de La Rochejaquelein. Quant à moi, si je vis, vous savez que je n'aurai pas de querelle avec Henri: je serai son aide-de-camp.»

Ces messieurs se retirèrent et formèrent un conseil de guerre où fut élu
M. de La Rochejaquelein. On voulut nommer un général en second; M. de La
Rochejaquelein répondit que c'était lui qui l'était; qu'il prendrait les
avis de M. de Donnissan, et qu'il le regardait comme son supérieur.

M. de La Rochejaquelein, loin de désirer cet honneur, le craignait beaucoup, et de bonne foi en fut très-affligé. Il avait représenté qu'à vingt-un ans, il n'avait ni assez d'expérience, ni assez d'âge pour en imposer: c'était là en effet son seul défaut. Au combat, sa valeur subjuguait, animait toute l'armée, et on lui obéissait aveuglément; mais il négligeait le conseil: n'attachant pas assez, d'importance à son propre avis, il le disait sans le soutenir, et, par trop de modestie, laissait gouverner l'armée par d'autres. Quand il ne pensait pas comme eux, il disait aux officiers de ses amis: «Ils n'ont pas le sens commun; mais quand viendra le combat, ce sera à notre tour à commander, et l'on nous obéira.» Malgré cet inconvénient, on ne pouvait choisir que lui pour gênerai. Les paysans aimaient tant à le suivre, il leur inspirait tellement tout son courage et toute son activité, il avait si bien ce qu'il faut pour entraîner une armée sur ses pas, qu'il n'eût pas été raisonnable de penser à d'autres. Mon père ne désirait pas la charge difficile de conduire une foule de paysans qui ne le connaissaient point, et qui d'ailleurs aimaient mieux être conduits par des jeunes gens que par des chefs âgés.

M. de La Rochejaquelein fut donc proclamé général, aux acclamations de tous les Vendéens. M. de Lescure, qui les entendait, me pria d'aller chercher Henri: il s'était caché dans un coin, et pleurait à chaudes larmes. Je l'amenai: il se jeta au cou de M. de Lescure, répéta qu'il n'était pas digne d'être général, qu'il ne savait que se battre, qu'il était beaucoup trop jeune, et qu'il ne saurait jamais imposer silence aux personnes qui viendraient traverser ses desseins. Il supplia M. de Lescure de reprendre le commandement dès qu'il serait guéri. «Je ne l'espère pas, lui répondit-il; mais si cela arrive, je serai ton aide-de-camp; je t'aiderai à vaincre cette timidité qui t'empêche de te livrer à la force de ton caractère et d'imposer silence aux brouillons et aux ambitieux.»

On rassembla ensuite un conseil pour délibérer sur la marche de l'armée. M. de Lescure fut d'avis de marcher sur Nantes. Il pensait qu'une brusque attaque sur cette ville dont la garnison était entrée dans la Vendée, pourrait avoir un heureux succès; outre l'importance de la position, c'était un moyen de rentrer dans notre pays et de concerter les opérations avec l'armée de M. de Charette. On n'avait pas de ses nouvelles; mais il paraissait probable que notre perte avait dû le sauver, en attirant l'ennemi sur nous. On parla aussi de marcher sur Rennes: on était assuré que la Bretagne était prête à se révolter; moins d'obstacles devaient nous arrêter sur cette route. Les paysans se souvenaient de leur défaite sous les murs de Nantes, et cela pouvait les décourager. Il fut décidé qu'on se dirigerait sur Rennes. Le chevalier de Beauvolliers fut envoyé sur-le-champ avec une petite avant-garde pour occuper Ingrande. Après le conseil, M. de Lescure, à qui l'occupation de tant de choses importantes avait rendu une sorte de force, retomba dans une espèce d'anéantissement d'autant plus grand, que son esprit avait été plus tendu. Vers le soir, les prisonniers que nous avions laissés libres à Saint-Florent, ramassèrent quelques canons, et tirèrent à toute volée sur Varades: on leur riposta; mais il n'y eut pas de mal de part ni d'autre.

L'armée devait, le lendemain, se rendre à Ingrande; on décida que M. de Lescure partirait dès le soir. Un jeune homme des environs avait offert de le cacher, ainsi que ma mère, ma tante et moi; il répondait de la sûreté de l'asile qu'il nous donnait. M. de Lescure ne voulut pas entendre parler de quitter l'armée. Je fus tentée de profiter de cette offre pour ma fille; mais la crainte qu'on ne la portât aux enfans trouvés, l'espérance qu'elle continuerait à se bien porter, me décidèrent à la garder. On ne pouvait se résoudre à se séparer de ce qu'on aimait; on éprouvait le besoin de courir les mêmes dangers et d'avoir un sort commun.

Nous partîmes sur le soir: on ne put pas trouver de voiture pour M. de Lescure; on le plaça dans une charrette dont les mouvemens trop durs le faisaient souffrir si horriblement qu'il poussait des cris de douleur. Quand il arriva à Ingrande, il était presque sans connaissance: nous nous arrêtâmes dans la première maison; on donna un mauvais lit à M. de Lescure; je couchai sur du foin, et nous eûmes à peine de quoi souper. Il y avait un tel désordre, qu'on fut obligé de battre la caisse pour se procurer un chirurgien qui vînt le panser. Le chevalier de Beauvolliers vint nous voir; il avait appris, dans les lettres qu'il avait prises à la poste, que Noirmoutier venait d'être surpris par M. de Charette. Le lendemain matin, le gros de l'armée arriva et continua sa marche sur Candé et Segré. Nous ne savions comment emporter M. de Lescure; il ne pouvait supporter le mouvement de la charrette; la calèche où voyageait ma tante était trop petite; j'allai dans le bourg avec MM. de Beaugé et de Mondyon; nous fîmes faire une sorte de brancard avec un vieux fauteuil; on mit des cerceaux par-dessus et l'on ajusta des draps pour garantir de l'air le malheureux blessé. Je me décidai à aller à pied, auprès du brancard, avec ma femme de chambre Agathe, et quelques-uns de mes gens; ma mère, ma tante et ma fille étaient parties devant. On se réunissait et l'on marchait par famille et par société d'amis; chacun avait des protecteurs et des défenseurs parmi les officiers et les soldats; on tâchait de ne pas se quitter. Les combattans, après avoir fait leur devoir, songeaient à préparer des logemens et des vivres aux femmes, aux enfans, aux vieillards, aux prêtres et aux blessés qui s'étaient ainsi attachés à eux.

Nous nous mîmes en marche. M. de Lescure jetait des cris de souffrance qui me déchiraient; j'étais accablée de fatigue et de malaise; mes bottes me blessaient les pieds. Au bout d'une demi-heure, je priai Forêt de me prêter son cheval; on l'avait chargé de commander l'escorte qui gardait M. de Lescure; nous voyagions entre deux files de cavalerie, et un assez gros corps d'infanterie était derrière nous.

Un moment après, M, de Beauvolliers arriva avec une berline qu'il était parvenu à trouver; on avait démonté et brisé un canon pour avoir des chevaux. On arrangea des matelas dans la berline, et nous portâmes le blessé dans cette espèce de lit; M. Durivault se mit aussi dans la voiture; Agathe se plaça auprès de M. de Lescure pour lui soutenir la tête: la moindre secousse lui arrachait des gémissemens; il ressentait de temps en temps les douleurs les plus aiguës. Un rhume assez fort ajoutait beaucoup à son mal. Quelquefois l'humeur coulait de sa plaie à gouttes pressées; alors il éprouvait quelque soulagement, et l'on profitait de ces momens pour avancer; puis on s'arrêtait quand les souffrances recommençaient; l'arrière-garde nous rejoignait et attendait que la voiture reprît sa marche. M. de Lescure était comme mourant; il semblait n'avoir que le sentiment de la douleur: son caractère était changé; au lieu de ce sang-froid inaltérable, de cette angélique douceur, il éprouvait des impatiences continuelles et s'emportait souvent avec une sorte de violence. Agathe était adroite et patiente dans les soins qu'elle avait de lui; ma vue basse et mon émotion trop forte m'empêchaient de lui rendre les mêmes services.

Nous avancions sur Candé. A une lieue environ de cette ville, nous entendîmes un bruit qui nous fit croire que l'on s'y battait. Nous étions alors presque seuls sur la route; j'étais à cheval; nous avions devancé l'avant-garde; un instant après j'entendis crier: Voilà les hussards! Ma raison s'égara; mon premier mouvement fut de fuir; dans le même clin-d'oil, je songeai que j'étais auprès de M. de Lescure; me défiant de mon courage, craignant que l'approche des hussards ne me frappât d'une terreur involontaire et invincible, j'entrai vite dans la voiture sans en dire la raison, pour qu'il me devînt impossible de ne pas périr avec mon mari. Les eris et le tumulte l'avaient rappelé à lui; il s'était mis sur son séant, s'avançait par la portière, appelait les cavaliers, demandait qu'on lui donnât un fusil; il voulait qu'on le descendît à terre et qu'on le soutînt; il n'écoutait pas mes représentations, et sa faiblesse seule l'empêchait de sortir de la voiture. Plusieurs cavaliers arrivèrent au galop; il les appelait par leur nom et les excitait à combattre; mais il n'y avait pas un seul officier; ils étaient tous en avant; enfin il aperçut Forêt: «Te voilà! lui dit-il; à présent je suis plus tranquille; il y a-quelqu'un pour commander.» En effet il se calma, se mit à vanter la bravoure de Forêt, et à s'indigner de la poltronerie de M. de S***, qu'il avait entrevu se cacher derrière la voiture.

Cette alarme était mal fondée: les hussards qu'on avait aperçus n'étaient qu'au nombre de trois, et s'enfuyaient de Candé en toute hâte. Nous arrivâmes vers le soir dans cette petite ville: on s'en était emparé après un léger combat où M. Després de la Châtaigneraie avait été grièvement blessé. Nous y fûmes assez bien; il s'y trouva des vivres. Ces paysans vinrent encore me prier de demander au maître du logis la permission d'arracher des pommes de terre dans son jardin; ils étaient moins discrets pour les tas de pommes à cidre qui, en automne, sont placés devant les portes de presque toutes les maisons en Bretagne. La faim les faisait se jeter avec avidité sur cette nourriture qu'ils trouvaient sous leurs mains: ce fut la cause de beaucoup de maladies et d'une dyssenterie qui ravagea l'armée.

Le lendemain, de bonne heure, on se remit en route pour Segré et Château-Gontier. Une dame de Candé avait proposé de cacher M. de Lescure et sa famille; nous avions refusé cette offre, de même qu'à Varades.

C'était un singulier spectacle que cette marche de l'armée vendéenne: on formait une avant-garde assez nombreuse, et on lui donnait quelques canons; la foule venait après, sans aucun ordre, et remplissait tout le chemin. On voyait là l'artillerie, les bagages, les femmes portant leurs enfans, des vieillards soutenus par leurs fils, des blessés qui se traînaient à peine, des soldats rassemblés pêle-mêle. Il était impossible d'empêcher cette confusion; les commandans y perdaient tous leurs soins. Souvent, traversant cette foule la nuit à cheval, j'ai été obligée, pour me faire un passage, de nager pour ainsi dire, entre les baïonnettes, les écartant de chaque main, et ne pouvant me faire entendre pour prier que l'on me fit place. L'arrière-garde venait ensuite: elle était spécialement chargée de garder M. de Lescure.

Cette triste procession occupait presque toujours quatre lieues de longueur: c'était offrir une grande prise à l'ennemi; il aurait pu sans cesse profiter du vice d'une pareille disposition. Les hussards auraient pu facilement nous charger et massacrer le centre de la colonne; rien ne protégeait les flancs de l'armée vendéenne; nous n'avions pas douze cents hommes de cavalerie; il n'y avait d'autres éclaireurs que les pauvres gens qui s'écartaient dans les villages à droite et à gauche pour avoir du pain. Ce qui a préservé long-temps notre armée de la destruction, c'est la faute qu'ont faite toujours les républicains d'attaquer la tête ou la queue de la colonne.

Il y a neuf lieues de Candé à Château-Gonthier. Nous traversâmes Segré où les paysans, suivant leur goût invariable, brûlèrent les papiers des administrations et les arbres de la liberté. Après une forte journée où la pluie nous avait très-incommodés, nous arrivâmes fort tard à Château-Gonthier, que les républicains avaient essayé de défendre un instant.

J'étais accablée de fatigue et de faim: j'étais partie sans déjeuner. En route, j'avais donné mon pain à des blessés; dans tout le jour, jusqu'à minuit, je n'avais mangé que deux pommes. Bien des fois, pendant ce voyage, j'ai souffert de la faim. Les douleurs physiques venaient sans cesse s'ajouter aux peines de l'ame.

On apprit à Château-Gonthier que les bleus, rentrés à Candé, avaient massacré quelques malheureux blessés que nous avions été forcés d'abandonner, ne pouvant les transporter. Depuis, ils eurent constamment cette cruauté, chaque fois qu'ils trouvèrent nos blessés. Cette horrible manière de faire la guerre excita au ressentiment. M. de Marigny fit saisir dans une cave le juge de paix de Château-Gonthier, qui s'y était caché, et qu'on lui avait dénoncé comme un républicain exalté et féroce: il le tua de sa main sur la place publique, et fit quelques autres exécutions semblables. Dans la suite de la route, M. de Marigny continua quelquefois à se montrer cruel; aucun officier ne l'imitait, mais on ne s'opposait plus à ses vengeances. C'est ainsi que la guerre civile dénature le caractère! M. de Marigny, un des hommes les plus doux et les meilleurs que j'aie connus, était devenu sanguinaire.

On fit aussi à Château-Gonthier un premier exemple de discipline. Un soldat allemand avait voulu prendre l'argent d'une femme, et lui avait donné un coup de sabre: il fut fusillé. Les Allemands se livrèrent à beaucoup de désordres dans cette expédition; mais ils furent toujours punis sévèrement, dès qu'on fut instruit de leurs délits. Le pillage ne fut jamais permis; cependant on doit bien penser que la police d'une pareille armée ne pouvait être très-stricte. Nous n'avions ni magasins, ni convois, ni vivres; nulle part on ne trouvait de préparatifs pour nous recevoir. Nous voyant passer sans nous arrêter, les habitans, même les plus disposés en notre faveur, n'osaient s'employer pour nous, dans la crainte d'être le lendemain en butte aux vengeances des républicains. On était donc réduit à exiger les vivres; mais jamais on n'a mis une contribution ni autorisé le pillage. On permit, par nécessité, aux soldats de se faire donner du linge blanc et des vêtemens en échange de ceux qu'ils portaient Il m'est arrivé quelquefois d'être réduite à en agir ainsi, et à prier mes hôtes de me céder quelques hardes grossières, mais propres.

Nous passâmes douze heures à Château-Gonthier; puis l'on partit pour Laval. M. le chevalier Duhoux fut chargé de commander l'arrière-garde, et vint prendre les ordres de M. de Lescure pour l'heure du départ.

Quinze mille gardes nationaux s'étaient rassemblés pour défendre Laval; mais ils firent une faible résistance, et prirent la fuite. On perdit dans ce combat deux officiers qui furent fort regrettés: M. de la Guérivière et le garde-chasse de M. de Bonchamps. M. de La Rochejaquelein courut un assez grand danger. Depuis le combat de Martigné où il avait été blessé, il portait toujours le bras droit en écharpe; il n'en était pas moins actif ni moins hardi. En poursuivant les bleus devant Laval, il se trouva seul, dans un chemin creux, aux prises avec un fantassin; il le saisit au collet de la main gauche, et gouverna si bien son cheval avec les jambes, que cet homme ne put lui faire aucun mal. Nos gens arrivèrent et voulaient tuer ce soldat; Henri le leur défendit: «Retourne vers les républicains, lui dit-il; dis-leur que tu t'es trouvé seul avec le général des brigands, qui n'a qu'une main et point d'armes, et que tu n'as pu le tuer.»

Les Vendéens furent très-bien reçus à Laval: les habitans étaient favorablement disposés. La ville est grande, et elle offrait plus de ressources que les gîtes des jours précédens. Beaucoup de paysans bretons vinrent se joindre à nous. J'en vis arriver une troupe qui criait, Vive le roi! et qui portait un mouchoir blanc au bout d'un bâton. En peu de temps il y en eut plus de six mille: on donnait à ce rassemblement le nom de Petite-Vendée. Tous ces insurgés bretons étaient reconnaissables à leurs longs cheveux et à leurs vêtemens, la plupart de peaux de chèvre garnies de leur poil. Ils se battaient fort bien; mais le pays ne se soulevait pas en entier. Cette division n'était formée que de jeunes gens sortis d'un grand nombre de paroisses.

CHAPITRE XV.

Combats entre Laval et Château-Gonthier.—Route par Mayenne, Ernée et
Fougères.—Mort de M. de Lescure.

Il fut résolu que l'armée passerait quelques jours à Laval; il était nécessaire de lui donner un peu de repos, d'y remettre l'ordre autant que l'on pourrait, et de donner à tout le pays le temps et les moyens de se soulever pour se joindre aux Vendéens.

Ce repos fît un grand bien à M. de Lescure; il reprit sensiblement ses forces, et, dès le second jour, il était beaucoup mieux. Le soir, plusieurs officiers étaient chez moi, quand tout-à-coup un bruit se répandit que les Mayençais venaient nous attaquer. On nous dit d'abord que ce n'était rien; cependant j'entendis bientôt les préparatifs du combat. On rassembla les soldats; on les encouragea. Ce n'était pas sans crainte qu'on se voyait assailli, de nuit, dans un pays de plaine, par ces redoutables Mayençais qui nous avaient chassés de notre pays. Nous étions logés à l'entrée de la ville, du côté de Château-Gonthier; je fis transporter M. de Lescure dans une maison du faubourg opposé.

M. Forestier partit d'abord avec quelques officiers, pour s'assurer de la marche de l'ennemi; il sut qu'en effet il s'avançait sur Laval, et revint en avertir les généraux. M. de La Rochejaquelein envoya faire une seconde reconnaissance par M. Martin, de l'armée de Bonchamps, à la tête de quelques cavaliers: il s'en acquitta avec promptitude et précision. On marcha alors à la rencontre des républicains qu'on trouva entre Laval et Antrames. Ils soutinrent un instant le choc de notre armée qu'ils croyaient peu nombreuse, et dont l'obscurité de la nuit leur dérobait les mouvemens. Bientôt ils furent tournés. On les prit en queue, et le désordre devint tel, que nos gens prenaient des cartouches dans leurs caissons, et eux dans les nôtres; mais cette mêlée fut favorable aux Vendéens: ils perdirent peu de monde, et en tuèrent beaucoup à l'ennemi. L'obscurité était telle, que M. Keller donna la main à un républicain pour sortir d'un fossé, croyant qu'il était des nôtres: la lueur du canon lui fit tout-à-coup reconnaître l'uniforme, et il le tua.

Le lendemain se passa fort tranquillement. M. de Lescure était si bien, qu'il revint à cheval à son premier logement. Le jour d'après, on sut, dès le matin, que toute l'armée des républicains venait attaquer Laval. La défaite de la division qui avait combattu, leur avait montré que les Vendéens étaient encore nombreux et redoutables; ils avaient cette fois réuni toutes leurs forces, qui se montaient bien à trente mille hommes de bonnes troupes.

On sentit l'importance de l'affaire qui allait avoir lieu; toutes les mesures furent prises avec soin, et on résolut de redoubler d'efforts et de courage: M. de Lescure voulut profiter de la faible amélioration de sa santé pour monter à cheval et aller au combat: nous eûmes bien de la peine à l'arrêter par nos instances. Voyant que nous nous opposions tous à ce projet insensé, il se mit à la fenêtre, et, du geste et de la voix, il encourageait tous les soldats qui partaient pour combattre. La fatigue et l'émotion de cette malheureuse matinée dissipèrent le fruit de trois jours de repos et de soins; et, depuis ce moment, son état alla toujours en empirant.

La bataille commença sur les onze heures du matin. Les Vendéens attaquèrent vivement. Les républicains avaient deux pièces de canon sur une hauteur en avant. M. Stofflet, qui se trouvait à côté d'un émigré qui venait de rejoindre l'armée, lui dit: «Vous allez voir comme nous prenons les canons.» En même temps il ordonna à M. Martin, chirurgien, de charger sur les pièces avec une douzaine de cavaliers. M. Martin partit au galop: les canonniers furent tués et les deux pièces emportées. On les retourna sur-le-champ contre les républicains; on y ajouta des pièces à nous, et M. de la Marsonnière fut chargé de les diriger; une balle morte vint le frapper si rudement, qu'elle enfonça sa chemise dans les chairs. Il voulut continuer; mais la douleur devenant trop forte, il fut obligé de se retirer: M. de Beaugé le remplaça. Cette batterie était importante; elle était exposée au feu le plus vif de l'ennemi. MM. de La Rochejaquelein, de Royrand et d'Autichamp s'y tinrent presque continuellement avec M. de Beaugé, faisant toujours avancer les pièces en face des républicains qui reculaient. Les conducteurs étaient si épouvantés, qu'on était obligé de les faire marcher à coups de fouet. Un instant on manqua de gargousses; M. de Royrand partit au galop pour en faire apporter: en revenant, une balle l'atteignit à la tête; il mourut de cette blessure quelque temps après. Le courage et la ténacité de cette attaque décidèrent le succès de la bataille; il fut complet, lorsque M. Debargues, à la tête d'une colonne, eut tourné l'ennemi et l'eut attaqué par derrière. Alors les bleus se débandèrent et s'enfuirent en déroute jusqu'à Château-Gonthier; ils voulurent se reformer dans la ville, et placèrent sur le pont deux pièces pour le défendre. M. de La Rochejaquelein, qui les avait vivement poursuivis, dit à ses soldats: «Hé bien! mes amis, est-ce que les vainqueurs coucheront dehors, et les vaincus dans la ville?» Jamais les Vendéens n'avaient eu autant d'ardeur et de courage; ils s'élancèrent sur le pont: les canons furent pris. Les Mayençais essayèrent un moment de résister: ils furent culbutés, et nos gens entrèrent dans Château-Gonthier. M. de La Rochejaquelein continua la poursuite. Il vit que les bleus tentaient encore de faire front; il fit courir tout de suite à Château-Gonthier, pour qu'on lui amenât de l'artillerie. On aperçut plusieurs cavaliers qui revenaient à bride abattue; ils portaient l'ordre. Ceux de nos gens qui étaient dans la ville s'imaginèrent que l'ennemi venait de reprendre l'avantage: une terreur panique se répandit parmi eux; ils se précipitèrent en foule dans les rues avec un tel désordre, qu'il y en eut une vingtaine d'écrasés; le cheval de Stofflet fut étouffé entre ses jambes. Mais tout fut bientôt éclairci: les républicains furent une dernière fois rompus et poursuivis jusqu'à la séparation des routes de Segré et du Lion-d'Angers. La bataille avait duré douze ou quatorze heures.

M. de La Rochejaquelein déploya, dans cette bataille, un talent et un sang-froid qui firent l'admiration des officiers: on l'avait toujours vu jusqu'alors téméraire et emporté, se précipitant sur l'ennemi sans s'inquiéter si on le suivait; ce jour-là, il se tint constamment à la tête des colonnes; mais il les dirigeait, les maintenait en ligne, empêchait les plus braves de se porter seuls en avant, et de mettre par-là dans l'armée un désordre qui nous avait souvent été funeste. Il opposa toujours des masses aux républicains; et contre l'ordinaire, ils ne purent jamais reprendre l'avantage en faisant volte-face dans leur retraite, et repoussant le petit nombre d'officiers qui se lançaient à leur poursuite. On voit quelle importance Henri attacha à remporter la victoire aussi complètement qu'il fût possible.

C'est alors qu'il eût fallu changer de marche, et rentrer triomphans dans notre pays, après nous être ainsi vengés de ces Mayençais qui nous en avaient chassés. Il était facile de reprendre Angers et de repasser la Loire: c'était bien l'avis de M. de La Rochejaquelein, mais il était demeuré beaucoup de monde à Laval; plusieurs généraux et officiers marquans y étaient revenus aussi, au moment où la bataille avait été gagnée; la plupart des soldats les avaient suivis. M. de La Rochejaquelein était à Château-Gonthier avec l'avant-garde et les jeunes officiers; il n'osa pas prendre une résolution si importante: faire dire à tout ce qui était à Laval de venir le joindre, lui parut un acte trop absolu. Il se détermina à revenir à Laval, où l'on s'attendait cependant à recevoir de lui l'ordre de se mettre en marche pour Château-Gonthier. Un corps républicain s'était rassemblé à Craon; il prit cette route, et remporta encore un avantage complet.

Ce fut après ce retour, pendant tous les conseils qui furent tenus pour aviser à ce qu'on aurait à faire, que les cabales, les jalousies, les manoeuvres secrètes commencèrent à diviser les chefs et les officiers de l'armée.

Le grand sujet de discussion, outre les incidens journaliers qui devenaient des occasions continuelles d'aigreur, était la marche de l'armée et le parti qu'il était convenable de prendre. Ce n'était plus le moment d'essayer de repasser la Loire; on avait laissé aux républicains le temps d'y mettre obstacle: c'était là le grand regret des Vendéens. M. de Talmont, qui se croyait sûr de toute la Bretagne, voulait qu'on se dirigeât sur Paris. Beaucoup d'autres chefs demandaient que l'on allât à Rennes qui était bien disposé pour nous; de-là, on aurait pris des mesures pour faire soulever tout le pays.

Pendant la bataille, on avait apporté une lettre adressée à MM. les généraux de l'armée royaliste. M. de Lescure était le seul chef qui se trouvât en ce moment à Laval; on lui remit la lettre; je l'ouvris, et je lui en fis la lecture. Elle était courte: après des complimens emphatiques sur les succès et la bravoure de l'armée royale, on annonçait qu'une armée de cinquante mille révoltés était prête à se lever auprès de Rennes, et que les chefs désiraient un sauf-conduit pour venir de l'endroit où ils étaient cachés, conférer avec nos généraux. Cette lettre venait, je pense, de M. de Puisaye; elle fut trouvée fort bizarre: je ne me rappelle pas les signataires; mais après chaque nom il y avait un grade: c'étaient des généraux, des majors-généraux, des commandans. On s'amusa beaucoup de ces généraux qui commandaient une armée invisible de cinquante mille hommes, et qui demandaient si près de nous un sauf-conduit. On fit venir l'homme qui avait apporté la lettre: il ne voulut donner ni détails, ni explications, et refusa de faire connaître l'exprès qui la lui avait remise. Alors on soupçonna que ce pouvait bien être un espion, et que sa lettre était supposée. On répondit verbalement que, puisque nous étions à douze lieues seulement de Rennes, les cinquante mille hommes pouvaient commencer à agir, et que nous étions prêts à les seconder; quant au sauf-conduit, qu'on pouvait parler à nos généraux sans en être muni. Cette lettre ne pouvait inspirer assez de confiance pour influer sur notre marche; mais comme nous étions assurés par d'autres voix qu'il y avait de ce côté quelque fermentation et un commencement de révolte, et Rennes étant d'ailleurs la capitale de la Bretagne, sans doute le meilleur parti eût été de suivre cette direction.

On parla aussi d'aller attaquer un port de mer. Un officier du génie, nommé M. d'Oppenheim, qui avait pris part à la révolte du général Wimpfen et des Girondins, et qui venait de se joindre à nous, parla de Granville, dit qu'il en connaissait le côté faible, et qu'il s'offrait à diriger l'attaque. M. de Talmont insistait toujours pour l'expédition sur Paris; il assurait que si l'on ne pouvait y entrer, il serait toujours facile d'aller rejoindre les Autrichiens en Flandre. Henri combattait ce projet; il représentait combien une pareille marche était impossible à une armée qui traînait avec elle des femmes, des enfans, des blessés. La saison était aussi une grande objection, sans parler des obstacles militaires que l'ennemi opposerait sûrement; il ajoutait que jamais les paysans vendéens ne voudraient entreprendre un tel voyage. Enfin, il fut à peu près résolu qu'on marcherait sur Fougères; de-là on pouvait également se porter à Rennes ou vers la côte.

Vers la fin de notre séjour à Laval, je vis M. de Lescure souffrir de plus en plus. Il avait d'abord été soulagé par le repos des premiers jours; on avait retiré beaucoup d'esquilles de sa plaie; il avait été pansé plus régulièrement: mais il était peu docile à ce qui lui était ordonné; il ne voulait prendre aucun remède, et faisait toute sa nourriture de riz au lait et de raisin. L'os du front était fendu jusqu'à la partie postérieure du crâne, ce qui n'avait pas été aperçu d'abord. Ses cheveux, collés par le sang, la sueur et l'humeur de sa plaie, le gênaient beaucoup; il voulut qu'on l'en débarrassât. Agathe, fort adroite à le panser, et qui suppléait très-bien le chirurgien absent ce jour-là, se chargea de les couper. Je voulais qu'on ne lui en ôtât qu'une petite partie, il insista pour qu'on les coupât tous, assurant que cela le soulagerait: rien ne put le faire céder. J'ai toujours pensé que c'étaient cette opération et la fatigue qu'il éprouva le jour du second combat, qui lui avaient été funestes, et qui avaient détruit les espérances que nous avions d'abord conçues. Les événemens de la guerre, la mésintelligence des chefs, la situation de l'armée, étaient aussi, pour lui, des motifs continuels de souffrance. Tout ce dont il s'occupait, s'emparait fortement de son ame et lui donnait une agitation extrême, qui tenait même un peu de l'égarement et qui me pénétrait d'une frayeur affreuse; toute la journée il parlait de la guerre, de ce qui s'était passé, de ce qui pouvait arriver. Un matin le brave Bourasseau, des Échaubroignes, vint le voir, et lui raconta qu'avant le passage de la Loire, cette paroisse avait déjà perdu cinq cents hommes tués ou blessés. Pendant ce jour-là, M. de Lescure ne nous entretint que du courage des gens des Échaubroignes, exaltant sans cesse leur héroïque dévouement. Je m'efforçais en vain de le calmer. Le soir, la fièvre le prit, et son état empira sensiblement. Je fis venir M. Desormeaux, très-bon chirurgien, qui ne me quitta plus; car dans les premiers momens du passage de la Loire, il y avait un tel désordre, que, pour lui procurer un chirurgien pour le panser, on était souvent obligé de battre la caisse. Je ne pouvais envisager l'horrible malheur qui me menaçait.

Nous séjournâmes neuf jours à Laval. La sur-veille de notre départ, j'étais le matin couchée sur un matelas, près du lit de M. de Lescure: je le croyais assoupi; tout le monde était sorti de la chambre, même M. Durivault; il m'appela et me dit avec sa douceur accoutumée, qu'il reprit alors et qui ne le quitta plus: «Ma chère amie, ouvre les rideaux.» Je me levai, je les ouvris. «Le jour est-il clair? continua-t-il.—Oui, répondis-je.—J'ai donc comme un voile devant les yeux; je ne vois plus distinctement. J'ai toujours cru que ma blessure était mortelle: je n'en doute plus. Chère amie, je vais te quitter: c'est mon seul regret, et aussi de n'avoir pu remettre mon roi sur le trône. Je te laisse au milieu d'une guerre civile, grosse et avec un enfant; voilà ce qui m'afflige: tâche de te sauver, déguise-toi, cherche à passer en Angleterre.» Quand il me vit étouffant de larmes: «Oui, continua-t-il, ta douleur seule me fait regretter la vie; pour moi, je meurs tranquille. Assurément j'ai péché; mais cependant je n'ai rien fait qui puisse me donner des remords et troubler ma conscience: j'ai toujours servi Dieu avec piété; j'ai combattu et je meurs pour lui; j'espère en sa miséricorde. J'ai souvent vu la mort de près, et je ne la crains pas; je vais au ciel avec confiance. Je ne regrette que toi: j'espérais faire ton bonheur. Si jamais je t'ai donné quelque sujet de plainte, pardonne-moi.» Son visage était serein; il semblait qu'il fût déjà dans le ciel; seulement, quand il me répétait: «Je ne regrette que toi,» ses yeux se remplissaient de larmes; il me disait encore: «Console-toi, en songeant que je serai au ciel: Dieu m'inspire cette confiance. C'est sur toi que je pleure.» Enfin, ne pouvant soutenir tant de douleur, je passai dans un cabinet voisin. M. Durivault revint; M. de Lescure lui dit d'aller me chercher et de me ramener. Il me trouva à genoux, suffoquée par les larmes; il chercha à me rendre quelque courage, et me reconduisit dans la chambre.

M. de Lescure continua de me parler avec tendresse et piété; et voyant ce que je souffrais, il ajouta avec complaisance, que peut-être il se trompait sur son état, et qu'il fallait faire une assemblée de médecins. Je les fis venir tout de suite. Il leur dit: «Messieurs, je ne crains pas la mort; dites-moi la vérité: j'ai quelques préparatifs à faire.»

Il voulait, je pense, recevoir les sacremens et renouveler un testament qu'il avait fait en ma faveur; mais je repoussai avec horreur tout ce qui pouvait annoncer une mort prochaine. Les médecins donnèrent quelque espoir. Il leur répondit tranquillement: «Je crois que vous vous trompez; mais ayez soin de m'avertir quand le moment approchera.»

On quitta Laval le 2 novembre, sans avoir décidé bien formellement si l'on marchait sur Rennes; la route de Vitré était plus courte pour y aller. Stofflet, de sa propre autorité, prit le chemin de Fougères avec les drapeaux et les tambours qui d'ordinaire étaient sous sa direction.

En route, M. de Lescure apprit une nouvelle que je lui avais cachée avec soin, et qui lui fit bien du mal. La voiture étant arrêtée, quelqu'un vint lui lire, dans une gazette, les détails de la mort de la reine; il s'écria: «Ah! les monstres l'ont donc tuée! Je me battais pour la délivrer! Si je vis, ce sera pour la venger: plus de grâce!» Cette idée ne le quitta plus; il parla sans cesse de ce crime.

Le soir, nous nous arrêtâmes à Mayenne; le lendemain nous continuâmes notre route. L'armée, après un léger combat où elle obtint un succès complet, entra à Ernée; nous y couchâmes.

J'étais accablée de fatigue; je me jetai sur un matelas auprès de M. de Lescure, et je m'endormis profondément. Pendant mon sommeil, on s'aperçut tout-à-coup que le malade perdait ses forces et qu'il devenait agonisant: on lui mit les vésicatoires. Il demanda le même confesseur qu'il avait eu à Varades; mais un instant après il perdit la parole et ne put lui parler; il reçut l'absolution et l'extrême-onction. On n'avait pas fait de bruit pour ne pas me réveiller. A une heure du matin le sommeil me quitta, et je vis l'état affreux où était tombé M. de Lescure. Il avait encore sa connaissance, sans pouvoir parler; il me regardait et levait les yeux au ciel en pleurant; il me serra même la main plusieurs fois. Je passai douze heures dans un état de désespoir et d'égarement impossible à dépeindre. On ne conçoit pas qu'on ait pu supporter tant de douleur.

Vers midi il fallut quitter Ernée et continuer le voyage; cela me parut impossible. Je voulus qu'on nous laissât, au risque de tomber entre les mains des bleus. Le chevalier de Beauvolliers demandait à rester avec nous. On me représenta que m'exposer à une mort affreuse, c'était désobéir à M. de Lescure; on me dit que son corps tomberait au pouvoir des républicains. Je m'étais déjà frappée de cette idée. Les indignités auxquelles avait été livré le corps de M. de Bonchamps, m'avaient fait une profonde impression d'horreur, et je ne pouvais soutenir l'image d'une pareille profanation; on me décida à quitter Ernée. Quelle guerre affreuse! quels ennemis nous avions! On était obligé de dérober à leur fureur un mourant qui les avait si généreusement combattus, et qui tant de fois les avait épargnés! Ainsi je fus condamnée à voir ses derniers momens troublés et hâtés par l'agitation de ce funeste voyage. Je me mis d'abord dans la voiture, sur un matelas, auprès de M. de Lescure; Agathe était de l'autre côté. Il souffrait et gémissait. Tous nos amis me représentèrent que le chirurgien était plus utile que moi, et que je l'empêchais de donner les secours nécessaires. On me fit sortir de la voiture; on me remit à cheval. Ma mère, le chevalier de Beauvolliers, MM. Jagault, Durivault, le chevalier de Mondyon, m'entouraient et prenaient soin de moi. Je ne voyais rien; j'étais anéantie; je ne distinguais ni les objets, ni même ce que j'éprouvais intérieurement: tout était enveloppé dans un nuage sombre, dans un vague affreux.

J'avouerai que ce jour-là, trouvant sur la route les corps de plusieurs républicains, une sorte de rage secrète et involontaire me faisait, sans rien dire, pousser mon cheval, de manière à fouler aux pieds ceux qui avaient tué M. de Lescure.

Au bout d'une heure environ, j'entendis quelque bruit dans la voiture, et des sanglots: je voulus m'y élancer. On me dit que M. de Lescure était dans le même état; que le froid l'incommoderait si l'on ouvrait la portière: on m'éloigna. Je me doutai de mon malheur, mais je n'osai insister; je craignais la réponse qu'on me ferait; je repoussais et n'osais envisager le triste soupçon qui avait traversé mon ame; j'étais sans nulle force; je m'abandonnai à ce qu'on voulut faire de moi.

Je demeurai sept heures à cheval auprès de cette voiture. Le temps était pluvieux. En approchant de Fougères, nous sûmes que la ville avait été prise après un combat qui avait été meurtrier pour les républicains. Ils avaient élevé quelques remparts en terre devant l'entrée, et nos gens avaient fait dans ces fortifications une ouverture où un seul chariot pouvait passer; ainsi il y avait beaucoup d'encombrement à notre arrivée. On nous dit qu'il fallait bien deux heures avant que la voiture pût entrer dans la ville; il était même presque impossible de passer à cheval. On me supplia de m'en aller à pied. Je souffrais des douleurs de reins insupportables. On me représenta que c'était un devoir de me conserver pour l'enfant dont j'étais grosse, et dont j'avais tant exposé l'existence. Je me laissai conduire, en exigeant du chevalier de Beauvolliers sa parole d'honneur qu'il me mènerait auprès de M. de Lescure, dès que la voilure serait arrivée. Ma mère s'y opposait; déjà plus d'une fois elle avait voulu m'arracher de ce spectacle de douleur.

Quand je voulus marcher, j'éprouvai que cela m'était comme impossible; la souffrance et la fatigue m'avaient courbée; je ne pouvais me relever. Il était nuit close. La foule et l'obscurité furent cause que, séparée de ma famille et de mes gens, le chevalier de Beauvolliers se trouva seul par hasard près de moi; il voulut essayer de me porter; mais bien qu'il fût très-robuste, il était lui-même tellement abattu, qu'il ne put y réussir. Nous arrivâmes, en nous traînant, dans la première maison de Fougères. De bons soldats qui y étaient logés, me firent chauffer, me donnèrent un peu de vin, et prirent soin de moi jusqu'au moment où une voiture, envoyée par ma mère, vint me prendre et me conduire au logement qu'elle avait dans la ville. J'y trouvai un lit préparé: on voulut me faire coucher. Je me mis auprès du feu, sans rien dire. Je demandais, de temps en temps, si la voiture de M. de Lescure arrivait. Quand je l'entendis, je fis sortir tout le monde, et je demandai au chevalier de Beauvolliers de remplir sa promesse; lui seul alors et moi nous ignorions que c'en était fait. Il sortit; un instant après il rentra baigné de larmes, me prit les mains, et me dit qu'il fallait songer à sauver mon enfant. Tout le monde rentra; on me mit au lit.

En effet, le moment où j'avais entendu du bruit dans la voiture, avait été le dernier pour M. de Lescure. Le chirurgien était sorti; Agathe avait voulu en faire autant; mais songeant ensuite qu'en la voyant, je serais sûre de mon sort, elle avait eu le courage de passer sept heures de suite, sans quitter cette malheureuse place: en descendant, elle resta évanouie pendant plus de deux heures. Elle avait été élevée avec M. de Lescure, dès son enfance.

La chambre où j'étais couchée, à Fougères, servait de passage. Les allées et venues continuelles, la présence de nos gens qui traversaient, bien qu'ils n'osassent me parler, étaient un supplice pour moi. Je crois pourtant que si j'étais restée livrée à mon désespoir, sans contrainte, je n'aurais pu y résister. Je commençais à sentir des douleurs qui semblaient annoncer une fausse couche; mes souffrances redoublaient et devenaient si violentes, qu'elles m'arrachaient des cris. On fit appeler M. Putaud, médecin, chez lequel nous logions. Il déclara que je ferais une fausse couche, si l'on ne me saignait à l'instant. M. Allard se trouvait là; et ne sachant pas où les chirurgiens étaient logés, il descendit dans la rue en criant: «Un chirurgien! au secours, c'est une femme qui se meurt!» Un homme se présenta: il me l'amena sur-le-champ. Je n'ai jamais su le nom de ce chirurgien; mais sa figure et la frayeur qu'il me causa me sont encore présentes; il avait six pieds, un air féroce, quatre pistolets à sa ceinture et un grand sabre. Je lui dis que la saignée me faisait peur. «Hé bien! moi, je n'ai pas peur, dit-il; j'ai tué plus de trois cents hommes à la guerre; encore ce matin j'ai coupé le cou à un gendarme: je saurai bien saigner une femme. Allons, donnez votre bras.» Je le tendis, il me piqua; le sang sortait avec peine: je me trouvai mal. Cependant, à force de secours et de soins, on me sauva. Toute la nuit, M. Putaud me donna des soins empressés.

Le lendemain, MM. de La Rochejaquelein, de Beaugé, Desessarts et le chevalier de Beauvolliers, entrèrent dans ma chambre; ils s'assirent loin de moi, sans proférer une parole, en pleurant amèrement. Au bout d'un quart-d'heure, Henri se leva et vint m'embrasser. «Vous avez perdu votre meilleur ami, lui dis-je; après moi, vous étiez ce qu'il avait de plus cher en ce monde.» Il me répondit, avec un accent de douleur que jamais je n'oublierai: «Ma vie peut-elle vous le rendre? prenez-la.» Le vieux M. d'Auzon vint m'embrasser aussi. Tout le monde pleurait; pour tous ceux qui l'avaient connu, la perte de M. de Lescure était un grand et sensible malheur.

Bientôt ce fut pour moi une sorte de consolation que de parler sans cesse de M. de Lescure, de rappeler tous les souvenirs qui avaient rapport à lui, de me rapprocher de tous les objets qui lui étaient chers, d'entendre dire combien il était regretté, et combien il méritait d'admiration, et de douleur. Ce sentiment ne me quittera jamais; il sera celui de ma vie entière: c'est lui qui m'a inspiré d'abord le besoin d'écrire ces récits.

J'avais toujours une terreur affreuse de voir le corps de M. de Lescure en proie aux outrages des républicains; je voulais le faire embaumer et le porter avec moi dans la voiture: on s'y opposa, en me représentant les dangers où j'exposais l'enfant que je portais. Je fis promettre à M. l'abbé Jagault qu'il se chargerait de ce triste devoir. Il fit célébrer un service solennel à Fougères, et il y fit inhumer les entrailles. Le corps fut mis dans un cercueil et placé sur un chariot. On avait trouvé sur ce corps les marques du cilice que M. de Lescure avait porté dans sa jeunesse, à l'insu de tout le monde.

M. Jagault tomba malade quelques jours après à Avranches; on profita de cette circonstance pour faire disparaître si secrètement le cercueil, que, malgré mes recherches, je n'ai jamais pu savoir ni où ni comment. Je crois que ce fut mon père qui l'ordonna ainsi; il avait toujours fortement combattu mon dessein de ne pas m'en séparer, parce qu'il voyait que notre position rendait la chose impossible. Quoi qu'il en soit, c'est encore pour moi un sujet de regret d'ignorer où furent déposés ses restes: j'ai du moins la certitude qu'ils ne sont pas tombés entre les mains des républicains, ce qui ne pouvait guère manquer d'arriver, sans les sages dispositions de mon père.

Les vives inquiétudes que l'on avait sur ma santé se calmèrent un peu; il ne me resta plus qu'une fièvre lente et continue, qui dura plus de six mois, et qui me réduisit à un état de faiblesse et d'étisie.

CHAPITRE XVI.

Arrivée de deux émigrés envoyés d'Angleterre.—Route par Pontorson et
Avranches.—Siège de Granville.—Retour par Avranches, Pontorson et Dol.

Je vais continuer mon triste récit. Mon malheur ne pouvait plus croître, mais les souffrances des Vendéens devaient encore augmenter beaucoup.

On s'occupa à Fougères de ce qui avait déjà été tenté à Laval, de remettre un peu d'ordre dans la conduite de l'armée. Il fut réglé que le conseil de guerre serait composé de vingt-cinq personnes: M. de Donnissan, mon père, gouverneur des pays conquis et président du conseil; M. de La Rochejaquelein, général en chef; M. Stofflet, major-général; M. de Talmont, général de la cavalerie; M. Debargues, adjudant-général; M. le chevalier Duhoux, adjudant en second; M. de Beauvolliers, trésorier-général; M. d'Oppenheim, commandant le génie; M. de Marigny, commandant l'artillerie; M. de Péraults, commandant en second; M. Desessarts, commandant la division poitevine de M. de Lescure; M. le chevalier de Beauvolliers, commandant en second; M. de Villeneuve de Cazeau, commandant la division de M. de La Rochejaquelein; M. de la Ville de Beaugé, commandant en second; M. de Fleuriot, commandant la division de M. de Bonchamps; M. d'Antichamp, commandant en second; MM. de Lyrot, d'Isigny, de Piron, de Rostaing, le chevalier Destouches, ancien chef d'escadre; de la Marsonnière, Berard, aide-major de M. Stofflet, et M. de Lacroix. Le curé de Saint-Laud pouvait aussi assister au conseil de guerre.

Tous les officiers qui entraient au conseil devaient porter, comme marque distinctive, une ceinture blanche avec un noeud de couleur qui devait marquer la différence de grade. M. de La Rochejaquelein avait un noeud noir, M. Stofflet un noeud rouge, etc. Les officiers inférieurs avaient pour signe une écharpe blanche autour du bras. Tout cela était devenu nécessaire. Sur la rive gauche, chacun connaissait son chef; on marchait par paroisses. Depuis le passage de la Loire, il en était autrement; des paroisses entières avaient passé le fleuve, hommes, femmes et enfans; dans quelques autres, pas un individu n'avait suivi l'armée, des compagnies se trouvaient sans leurs commandans, et des commandans sans leurs compagnies.

Pendant les trois jours que l'on passa à Fougères, deux émigrés arrivèrent d'Angleterre. Je ne suis pas sûre de me rappeler précisément leurs noms; cependant il me semble que c'étaient M. Fresloc, conseiller au parlement de Rennes, et M. Bertin: tous deux étaient déguisés en paysans; les dépêches étaient cachées dans un bâton creux. On lut d'abord une lettre du roi d'Angleterre, flatteuse pour les Vendéens, et où des secours leur étaient généreusement offerts. Une lettre de M. Dundas entrait dans de bien plus grands détails. Il commençait par redemander quels étaient notre but et notre opinion politique: il ajoutait que le gouvernement anglais était tout disposé à nous secourir; que des troupes de débarquement étaient prêtes à se porter sur le point que nous désignerions; il indiquait Granville, comme lui paraissant préférable à tout autre. Les deux envoyés étaient autorisés à convenir, avec les généraux, des mesures nécessaires pour concerter le débarquement, et l'on nous marquait que ce qu'ils nous promettraient serait en effet accompli.

Lorsque les deux émigrés eurent remis les dépêches anglaises et donné quelques explications, ils cassèrent le bâton plus bas, et en, tirèrent une petite lettre de M. du Dresnay, un des principaux émigrés bretons, qui avait eu beaucoup de rapports directs avec le ministère anglais, et qui se trouvait pour lors à Jersey. M. du Dresnay mandait aux généraux qu'il ne fallait pas avoir confiance entière aux promesses des Anglais; qu'à la vérité, tous les préparatifs d'un débarquement étaient faits, que tout semblait annoncer qu'on s'en occupait réellement; mais qu'il voyait si peu de zèle et de véritable intérêt pour nous, qu'on ne devait pas compter absolument sur ces apparences. Il ajoutait que les émigrés continuaient à être traités comme avant par le gouvernement anglais; que de tous ceux qui étaient à Jersey, aucun ne pouvait obtenir la permission tant désirée de passer dans la Vendée, et que même on venait d'en désarmer un grand nombre. Nous apprîmes aussi, par cette lettre, que les princes n'étaient point encore en Angleterre.

Les deux émigrés dirent qu'ils partageaient entièrement l'opinion de M. du Dresnay, et qu'il était impossible de ne pas avoir des doutes, sinon sur la bonne foi, du moins sur l'activité des Anglais à nous servir. Ils furent déchirés de la situation de l'armée, montrèrent peu d'espoir et beaucoup de tristesse. Ainsi leur mission porta le même caractère que celle de M. de Tinténiac.

Mais cependant il fallait bien accepter les offres des Anglais, tout en n'y prenant pas une confiance entière. Dans la position désespérée où se trouvait l'armée, on pensa que c'était encore la chance la plus favorable qui pût être tentée. Ce qui détermina surtout les généraux, ce fut l'espoir de prendre et de conserver, avec l'aide des Anglais, un port où l'on pourrait déposer la foule nombreuse des femmes, des enfans, des blessés, qui embarrassaient la marche de l'armée. On avait déjà parlé de Granville; M. d'Oppenheim la disait facile à surprendre. On se décida pour cette attaque: les signaux furent convenus avec les deux envoyés; si la ville était prise avant l'arrivée des secours, tout de suite un drapeau blanc, élevé entre deux drapeaux noirs, devait en avertir les Anglais.

On répondit avec respect et reconnaissance au roi d'Angleterre. Un mémoire pour M. Dundas fut rédigé avec détail; on l'assurait encore une fois que les Vendéens n'avaient d'autre intention que de remettre le roi sur le trône, sans s'occuper du mode de gouvernement qu'il lui plairait d'établir pour le bonheur de son peuple; on demandait, plus que toute chose, un prince de la maison royale pour commander l'armée, ou l'envoi d'un maréchal de France qui fît cesser le conflit des prétentions personnelles; on sollicitait ensuite des renforts en troupes de ligne, ou du moins en artilleurs ou ingénieurs; enfin, l'on exposait à quel point on était dénué de munitions, d'effets militaires et même d'argent, et l'on disait que cinq cent mille francs seulement seraient une grande ressource.

Les deux émigrés furent chargés de remercier verbalement M. du Dresnay. Toutes ces dépêches furent rédigées par le chevalier Desessarts, dans un conseil présidé par mon père, et signées de tous les membres du conseil.

Une autre mission moins importante avait précédé celle-là de quelques jours. M. de Saint-Hilaire, officier de marine, était arrivé à Saint-Florent, à la nage, pendant le passage de la Loire. Il n'était point chargé, comme M. Bertin, de traiter entre les Anglais et les Vendéens; il n'avait même aucune dépêche des ministres; mais il apportait un bref du pape, adressé aux généraux. Ce bref portait que le soi-disant évêque d'Agra, ce prétendu vicaire apostolique, était un imposteur sacrilège. Le curé de Saint-Laud fut appelé pour lire ce bref, qui était en latin, comme cela est d'usage. Les généraux demeurèrent confondus d'étonnement, et furent embarrassés de ce qu'ils avaient à faire: ils se résolurent à tenir la chose secrète, de peur de trop de scandale, et de l'effet que produirait cette nouvelle dans l'armée. On en parla si peu, que je ne le sus qu'à Pontorson, où M. de Beaugé me confia le tout, en me disant que, si on prenait Granville, on embarquerait secrètement l'évêque. On était indigné de ce qu'il avait abusé toute l'armée dans une matière si sainte et si respectable. D'ailleurs, on croyait que son mensonge était lié à quelque trahison concertée avec les républicains.

Ainsi, depuis Saint-Florent, on commença à le traiter froidement, à lui retirer toute confiance: cela ne fit pas un grand changement; car déjà la nullité de ses talens et de son caractère, et les menées du curé de Saint-Laud, avaient détruit peu à peu presque toute son influence. Il avait fait un séjour à Beaupréau, qui lui avait nui aussi. Au lieu de s'y contraindre, et d'être édifiant et régulier, comme il l'était toujours à Châtillon, il s'était livré à la société, et avait passé cinq semaines sans dire la messe. Madame d'Elbée m'avait raconté cela confidemment quand je la vis à Beaupréau. Cependant on avait toujours conservé de l'affection pour lui, parce qu'il était doux et bon homme: même après l'arrivée du bref, quelques personnes le plaignaient et savaient mauvais gré au curé de Saint-Laud, qui, à ce que l'on supposait, se doutant de la fraude, parce que la jalousie l'avait rendu meilleur observateur, avait trouvé moyen d'écrire secrètement en cour de Rome pour solliciter le bref; ce qui, je crois, lui a été impossible. L'évêque s'aperçut bientôt que l'on savait quelque chose, et il fut encore bien plus sûr de sa perte, lorsqu'en passant à Dol, il y fut reconnu: c'était là qu'étant vicaire, il avait prêté le serment que depuis il avait rétracté. Alors il devint profondément triste, bien que toujours calme en apparence.

Il y eut encore à Fougères une négociation d'un autre genre. M. Allard avait fait prisonnier un avocat de Normandie, qu'on avait enrôlé par force dans un bataillon: cet homme offrit de rendre un grand service aux Vendéens; il raconta qu'il était fort lié avec un M. Bougon, procureur-syndic du Calvados, qui avait pris une grande part à la révolte de ce département, au mois de juin 1793; il dit que M. Bougon serait heureux de rejoindre l'armée, et qu'il serait sûrement très-utile par ses talens, son courage et son influence dans le Calvados; il demandait un sauf-conduit pour aller le chercher: on hésita long-temps; enfin on le lui accorda. M. de Bougon arriva; c'était en effet un homme de beaucoup d'esprit; il parlait facilement, et semblait aussi propre à l'exécution qu'au conseil, il proposa de marcher en Normandie, et assura qu'on y exciterait facilement une insurrection. Son projet séduisit plusieurs chefs. M. de Talmont surtout s'engoua beaucoup de M. Bougon; mais on avait promis d'attaquer Granville, il n'y avait plus à revenir.

On partit de Fougères après un repos de trois jours, et l'armée fut dirigée sur Granville. Elle arriva à Dol, et y séjourna un jour; ensuite on passa à Pontorson, et de-là à Avranches. On trouva quelque résistance dans cette dernière ville; cependant la garnison se retira avant que le combat fût engagé. Les prisons de la ville étaient pleines de détenus qui furent mis en liberté. Un détachement de cavalerie se porta au Mont Saint-Michel, et délivra de malheureux prêtres qu'on avait entassés dans cette forteresse: ils avaient eu tant à souffrir, que la plupart d'entre eux se trouvèrent hors d'état de suivre leurs libérateurs.

Tout ce qui ne pouvait point combattre resta à Avranches avec les bagages, et l'armée marcha sur Granville, au nombre de trente mille hommes à peu près. L'attaque commença à neuf heures du soir: rien n'avait pu être préparé; quelques échelles étaient le seul moyen qu'on avait pour entrer dans une ville entourée de fortifications. Cependant la première ardeur des soldats fut telle, que les faubourgs furent emportés, et qu'ils escaladèrent les premiers ouvrages de la place, en plantant des baïonnettes dans les murs; quelques-uns même parvinrent sur le rempart avec M. Forestier; mais un déserteur, qui avait encore sa veste blanche, ayant crié: «Nous sommes trahis! sauve qui peut!» nos gens reculèrent; M. Forestier fut culbuté dans le fossé, et y resta trois heures évanoui. En vain M. Allard brûla la cervelle à ce déserteur; les Vendéens, qui avaient été d'abord emportés par un mouvement rapide, eurent ainsi le temps de réfléchir sur leur témérité, et s'arrêtèrent dans leur attaque. Les républicains se défendirent obstinément; ils parvinrent à mettre le feu dans les faubourgs. Le désordre commença alors dans l'armée vendéenne; les soldats, que leur premier élan n'avait pas conduits à la victoire, se découragèrent suivant leur coutume. L'attaque sur laquelle on comptait le plus, le long d'une plage que la marée laissait découverte, fut manquée, parce que deux petits bâtimens, arrivés de Saint-Malo, couvrirent ce point de leur feu et démontèrent les batteries des Vendéens. On attendit vainement le secours des Anglais: leur grande expédition ne pouvait être arrivée; mais comme ils entendaient le canon à Jersey, il leur était possible d'envoyer des vaisseaux et des renforts; l'apparence seule d'un secours nous eût fait triompher. Peu à peu l'armée commença à se débander: la longue portée des canons de rempart, auxquels nos gens n'étaient pas accoutumés, les rebutait. Les chefs et les officiers redoublèrent d'efforts et de courage pour maintenir les soldats. L'évêque d'Agra parcourait les rangs en exhortant les soldats, et cherchait une mort que sa position lui faisait désirer. Les Suisses firent des prodiges de valeur; il y en eut vingt de tués. Cette malheureuse attaque se continua pendant la journée du lendemain et la nuit suivante, parce qu'on attendait les Anglais. MM. de Pérault, Roger-Mouliniers, de Villeneuve, le chevalier de Beauvolliers, le respectable M. le Maignan, furent blessés; le nombre des assiégeans diminuait sans cesse par le combat ou la fuite. Enfin M. de La Rochejaquelein fut forcé de consentir à la retraite; les soldats ne voulaient plus continuer à se battre; l'attaque avait duré trente-six heures; il n'y avait aucun moyen de les retenir. On n'avait pas de vivres à leur distribuer; les munitions allaient manquer; on ne pouvait compter sur un secours actuel des Anglais; il fallut revenir à Avranches. Là on parla du projet de M. Bougon, et on voulait l'adopter. M. de La Rochejaquelein partit sur-le-champ avec de la cavalerie pour s'emparer de la Ville-Dieu, sur la route de Caen; mais bientôt une sédition s'éleva dans l'armée. Dès qu'on vit qu'il était question de prendre une route qui ne ramenait pas au bord de la Loire, les paysans s'attroupèrent, et demandèrent à grands cris qu'on les conduisît dans leur pays, en se répandant en murmures contre les généraux qui les en avaient éloignés. Il fut impossible de songer à une autre marche qu'à celle qu'ils exigeaient de la sorte, et que la plupart des officiers préféraient aussi à toute autre. On fit de vains efforts; jamais on ne put faire entendre raison aux soldats; ils se seraient révoltés contre leurs chefs, plutôt que de les suivre en Normandie. Il fallut céder. On annonça, à la grande satisfaction de tous, que l'on allait retourner vers la Loire. Les soldats savaient qu'Angers était le poste le plus important sur la route, auprès de ce fleuve; ils criaient qu'ils y entreraient, même quand les murailles seraient de fer.

M. de La Rochejaquelein avait été jusqu'à la Ville-Dieu avec M. Stofflet; il n'y avait pas de garnison: les habitans se défendirent avec acharnement; ils prirent d'abord et massacrèrent quelques cavaliers qui étaient venus en éclaireurs. Quand on fut entré dans les rues, les femmes jetaient des pierres par les fenêtres. Henri leur cria plusieurs fois de se retirer, puisqu'on ne tirait pas sur elles; elles continuaient à s'obstiner. On fit tirer quelques coups de canon dans la rue, et elles cessèrent. Le pillage fut permis dans cette ville; mais nos gens ne firent aucun mal aux habitans. M. de La Rochejaquelein apprit bientôt ce qui se passait à Avranches, et fut contraint de revenir.

Le lendemain on prit la route qui mène à Pontorson. Six cents républicains étaient venus, avant le jour, pour couper un pont qui est à une lieue d'Avranches; mais Lejeay l'aîné, étant avec sa compagnie de cavalerie couché près de-là, entendit du bruit, et, ayant rassemblé quelque infanterie, courut sur l'ennemi arec M. Forestier. Ils poursuivirent les bleus si vivement qu'il ne s'en sauva que dix; ils allèrent jusqu'auprès de Pontorson, et étant tous deux seuls en avant, ils se trouvèrent, au détour du chemin, en face de l'armée ennemie. Ils voulurent revenir; mais Forestier avait un cheval rétif qu'il ne put jamais faire retourner; il s'écria: «A moi, Lejeay, je suis perdu!» Lejeay revint, prit la bride du cheval: ils se sauvèrent au milieu d'une grêle de balles, et rejoignirent l'armée qui s'avançait.

Les républicains essayèrent de défendre Pontorson; ils furent battus et perdirent beaucoup de monde; car ils furent chargés à la baïonnette dans les rues. J'arrivai en voiture sur les neuf heures du soir, comme le combat venait de finir. J'étais avec MM. Durivault et le chevalier de Beauvolliers, tous deux blessés, et une femme de chambre qui portait ma pauvre petite fille. La voiture passait à chaque instant sur des cadavres; les secousses que nous éprouvions lorsque les roues rencontraient ces corps, et le craquement des os qu'elles brisaient, faisaient une impression affreuse. Quand il fallut descendre, un cadavre était sous la portière; j'allais mettre le pied dessus lorsqu'on le retira.

Forêt fut blessé à mort à Pontorson. On brisa un canon pour avoir des chevaux à mettre à sa voiture.

Le matin du lendemain, on répandit le bruit que MM. de Talmont, de Beauvolliers l'aîné et le curé de Saint-Laud, avaient quitté l'armée pour s'embarquer dans un bateau de pêcheur et se faire conduire à Jersey. Il n'y avait pas une heure qu'on s'était aperçu de leur absence, que déjà Stofflet, resté seul pour commander l'arrière-garde, avait envoyé M. Martin à leur poursuite; et que, sans autre explication, il s'était emparé des chevaux de M. de Talmont, restés à Avranches; il avait aussi forcé la caisse de M. de Beauvolliers, et se mettait en devoir de prendre ou de distribuer tous les effets de ces messieurs, en les traitant de déserteurs. Ils arrivèrent au bout de trois heures d'absence, sans avoir été rencontrés par M. Martin, se plaignirent hautement du mauvais procédé que l'on avait pour eux, et des propos que l'on se permettait. Ils se firent restituer sur-le-champ ce qui leur appartenait.

Ils racontèrent, pour se justifier, que madame de Cuissard, sa fille madame de Fey et mademoiselle Sidonie de Fey, avaient voulu s'embarquer, et s'étaient adressées à M. de Talmont pour qu'il leur en donnât les moyens. Il avait fait marché avec un patron qui avait promis de passer ces dames à Jersey; et le lendemain, dans la nuit, il les avait conduites au rivage en priant M. de Beauvolliers et quelques cavaliers de les accompagner. Le bateau n'avait pu s'approcher de terre à cause de la marée. Le pêcheur avait crié qu'on pouvait, sans danger, venir à cheval jusqu'auprès de la barque: ces dames n'avaient pas osé. Pendant qu'elles hésitaient, on aperçut, de loin, les hussards républicains, et il avait fallu revenir précipitamment.

Cette affaire fit d'abord un grand bruit dans l'armée. Beaucoup de personnes ne voulurent pas croire à la justification de ces messieurs. Cependant j'ai toujours été persuadée qu'ils avaient dit la vérité; leur récit avait toute sorte de vraisemblance. M. de Talmont était fort lié avec ces dames; il était tout-à-fait naturel qu'il n'eût pas songé, en leur rendant service, à ce qu'on en pourrait dire ou penser. Pour M. de Beauvolliers, il avait à l'armée deux frères qu'il aimait tendrement; sa femme et sa fille étaient prisonnières à Angers, et il ne cessait d'insister pour qu'on y marchât, afin de les délivrer. Il laissait la caisse de l'armée; M. de Talmont et lui n'avaient pas même emporté un porte-manteau. D'ailleurs, ces messieurs avaient tous les deux beaucoup trop d'honneur pour être capables d'une pareille fuite. Il n'y avait pas quatre jours que tous les officiers de l'armée s'étaient juré de ne point s'abandonner, quelque chose qui pût arriver.

On fut surpris que Stofflet, qui était l'homme le plus dévoué à M. de Talmont, se fût ainsi conduit envers lui; cependant tout reprit son cours ordinaire, et il vint à bout de regagner ses bonnes grâces. Cette caisse de l'armée, dont Stofflet avait pris ainsi possession, renfermait quelques assignats endossés au nom du roi, le reste d'un million en billets royaux que nous avions faits à Laval, et peut-être cinquante mille livres en argent, offertes sur notre route par quelques personnes zélées pour nous. Les billets royaux servaient à payer les vétemens des soldats et les réquisitions; mais ni soldats, ni officiers n'avaient de paie. Quand quelqu'un de l'armée n'avait rien, il le disait franchement, et on lui donnait quelques secours modiques.

On passa un jour à Pontorson. Je me souviens que M. de La Rochejaquelein vint me voir, et me donna un exemple de ces répugnances physiques qu'aucun courage ne peut surmonter. On m'avait apporté un écureuil d'une espèce étrangère, tout rayé de noir et de gris, qui avait été trouvé dans la chambre de la femme d'un officier républicain; il était apprivoisé, et je le tenais sur mes genoux. Sitôt que Henri entra et qu'il vit ce petit animal, il devint pâle, et me raconta, en riant, que la vue d'un écureuil lui inspirait une horreur invincible. Je voulus lui faire passer la main sur son dos; il s'y résolut, mais il était tremblant. Il convint, avec grâce et simplicité, de cette impression involontaire, sans songer à rappeler, même indirectement, que cela était plus singulier dans lui que dans un autre.

Le soir, je trouvai un vieux paysan angevin qui était à l'armée avec cinq fils: l'un d'eux était blessé; les autres le portaient et soutenaient aussi leur père: je cédai ma chambre à cette respectable famille, et je m'en allai coucher dans une grande salle sur un matelas.

Nous arrivâmes à Dol, d'autant plus fatigués, qu'il ne s'était pas trouvé de vivres à Pontorson. J'entrai dans une chambre où était déjà le chevalier de Beauvolliers, qui souffrait toujours de sa blessure. Un instant après, Agathe arriva en pleurant; elle me dit qu'il y avait dans la cuisine un pauvre jeune homme qu'on allait fusiller, et qui paraissait n'être pas coupable; elle me pria de l'entendre. Il entra et se jeta d'abord à mes pieds: sa figure était douce et intéressante. Il raconta qu'il se nommait Montignac; qu'on l'avait forcé de s'enrôler dans un bataillon à Dinan; que, pour pouvoir passer chez les Vendéens, il s'était fait envoyer à Dol; qu'à l'arrivée de notre avant-garde, il avait quitté les gendarmes avec lesquels il était, pour venir au-devant de nos cavaliers; que le premier qu'il avait rencontré, était un grand jeune homme, vêtu d'une redingote bleue et portant une écharpe blanche et noire. Il avait déclaré à ce jeune homme qu'il voulait servir avec les Vendéens. Alors M. de La Rochejaquelein, car je connus que c'était lui, avait ordonné à un cavalier de prendre soin du nouveau venu. En rentrant à Dol, Montignac perdit de vue son cavalier. Il avait voulu changer de vêtement. Il avait vu une vingtaine de soldats chez un marchand de draps, où ils prenaient ce qui leur convenait; encouragé par eux, il avait emporté une pièce d'étoffe. Un officier l'avait rencontré, et l'avait conduit au conseil comme pillard. Il avait encore un habit de volontaire; on le prit pour un transfuge qui venait donner un mauvais exemple à nos gens: il fut condamné.

Comme il achevait son récit, Agathe rentra en criant: «Madame, voilà les Allemands qui viennent le chercher pour l'exécuter!» Il se jeta de nouveau à mes pieds: je résolus de le sauver. Je montai chez mon père, où se tenait le conseil. Quand je fus là, au milieu des généraux, on me demanda ce que je voulais. Je n'osai pas m'expliquer, et je répondis que je venais chercher un verre d'eau. Je redescendis; et, d'un ton d'autorité, je dis aux Allemands: «Retirez-vous: le conseil met le prisonnier sous la garde du chevalier de Beauvolliers.» Ils se retirèrent. J'envoyai chercher M. Allard, et je le priai d'arranger avec M. de La Rochejaquelein toute cette affaire. Je fus heureuse de sauver ce pauvre homme. La veille, j'avais été fort touchée en voyant passer devant mes fenêtres trois Mayençais qu'on menait au supplice, et qui s'y rendaient avec une noble et fière résignation.

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