Mémoires de Mme la marquise de La Rochejaquelein: écrits par elle-même
SUPPLÉMENT.
Lorsque j'écrivais ces Mémoires, qui vous étaient destinés, mes chers enfans, nous vivions à la campagne, évitant avec soin l'éclat et le bruit, ne venant jamais à Paris, conservant nos opinions, nos sentimens, et surtout l'espérance que Dieu nous rendrait un jour notre légitime souverain. M. de La Rochejaquelein se livrait à l'agriculture et à la chasse. Cette vie paisible et obscure ne pouvait nous dérober à l'action inquiète d'un gouvernement qui ne se contentait pas de notre soumission, et semblait s'irriter de ne pas avoir nos hommages et nos services.
Nous vivions en butte à une tyrannie qui ne nous laissait ni calme ni bonheur: tantôt on plaçait un espion parmi nos domestiques; tantôt on exilait loin de leur demeure quelques-uns de nos parens, en leur reprochant une charité qui leur attirait trop l'affection de leurs voisins; tantôt mon mari était obligé d'aller rendre compte de sa conduite à Paris; tantôt une partie de chasse était représentée comme une réunion de Vendéens; quelquefois on nous blâmait d'aller en Poitou, parce qu'on trouvait que notre influence y était trop dangereuse; d'autres fois on nous reprochait de ne pas y habiter, et de ne pas employer cette influence au profit de la conscription. Les gens en place croyaient se faire un mérite en nous inquiétant de mille manières. On voulait, soit par promesses, soit par menaces, attacher par quelque emploi notre famille au gouvernement. En 1805, on vint offrir à M. de La Rochejaquelein une place à la cour, en lui disant de se mettre à prix; on alla jusqu'à lui promettre qu'il n'en exercerait pas les fonctions. On finit par employer, mais inutilement, les menaces. La considération attachée à des opinions fidèles et pures, et à une position indépendante, fatiguait le gouvernement: aussi notre existence était sans cesse troublée.
Ce fut dans ce temps, à peu près, que nous fîmes connaissance avec M. de
Barante, alors sous-préfet de Bressuire.
Les souvenirs de la guerre de la Vendée lui avaient inspiré une grande admiration; il s'était fort attaché au caractère simple et loyal des habitans de ce pays; il montra franchement de l'estime pour notre constance dans nos sentimens; une confiance parfaite s'établit entre lui et nous. Autant qu'il fut en lui, il tâcha de rendre notre situation moins pénible; il disait hautement qu'il était hors de la justice et de la dignité d'exiger de nous autre chose que l'obéissance aux lois établies. Il savait que M. de La Rochejaquelein avait trop d'honneur et de raison pour exciter des troubles et faire répandre le sang inutilement, et qu'il n'entreprendrait rien, à moins que ce ne fût avec l'espérance de sauver son pays.
En 1809, la persécution devint plus avouée et plus directe; on voulut forcer M. de La Rochejaquelein à entrer dans l'armée comme adjudant-commandant, avec le grade de colonel. On savait qu'il avait fait, comme capitaine de grenadiers, cinq campagnes contre les nègres de Saint-Domingue. La lettre du ministre était aussi pressante que polie; il disait à M. de La Rochejaquelein que son frère s'étant illustré dans les armes, il devait désirer de suivre la même carrière. Il refusa: sa santé, cinq enfans que nous avions déjà, étaient des motifs à alléguer, mais que l'on n'eût peut-être pas admis sans le zèle et les bons offices de M. de Monbadon, notre parent.
Mon beau-frère, Auguste de La Rochejaquelein, fut aussi invité à prendre du service, en même temps que MM. de Talmont, de Castries, et d'autres jeunes gens marquans; il alla à Paris et refusa. Dès qu'on vit qu'il avait des objections à faire, au lieu de les écouter, on le fit arrêter; il ne céda pas encore, demanda de quoi il était coupable, et ne voulut point comprendre pourquoi on le mettait en prison; de sorte qu'après plus de deux mois, il força du moins le ministre de s'expliquer sans détour, et de lui signifier qu'il serait prisonnier tant qu'il ne serait pas sous-lieutenant. On le plaça dans un régiment de carabiniers: il y passa trois ans. A la bataille de la Moskwa, il fut couvert de blessures, fait prisonnier et conduit à Saratow; il y fut bien traité, et son sort fut tout-à-fait adouci à la recommandation du roi qui eut l'extrême bonté de faire écrire en sa faveur.
Vers la fin de 1811, ma santé et le désir de revoir nos parens, nous conduisirent, ma mère et moi, à Paris, où je n'étais pas venue depuis 1792. M. de La Rochejaquelein vint m'y joindre. L'expédition de Russie était alors décidée. Les personnes qui, comme nous, étaient restées invariablement attachées à la maison de Bourbon, ne voyaient jamais Bonaparte entreprendre une guerre, sans concevoir une secrète espérance que quelqu'une des chances qu'il bravait avec tant de folie, le renverserait. Cette fois surtout, le caractère gigantesque et extravagant de cette expédition, la distance des armées, la nature du pays où elles allaient combattre, et l'inutilité, si claire pour les yeux les plus fascinés, d'une entreprise ainsi conçue, donnaient l'idée qu'il courait vers la fin de sa prospérité. Nous nous entretînmes de cet espoir avec ceux qui partageaient nos sentimens. M. de La Rochejaquelein vit et rechercha les hommes les plus marquans par leur nom et leur constance, entre autres MM. de Polignac, malgré la surveillance de leur prison.
Nous revînmes en Poitou, et de-là en Médoc, où nous passâmes l'hiver de 1813. Les désastres de Russie, la destruction de l'armée, les mesures qu'il fallait prendre pour réparer ces pertes, les levées multipliées, les sacrifices de toute espèce que le gouvernement imposait, l'odieuse formation des régimens de gardes-d'honneur, tout semblait devoir précipiter le dénoûment et amener une révolution à laquelle il fallait se préparer.
Ce fut au mois de mars de la même année, que M. Latour arriva à Bordeaux, portant les ordres du roi. Avant de parler de sa mission, il est nécessaire de rendre compte de ce qui s'était passé dans cette ville depuis 1795. Le parti royaliste y avait toujours été nombreux; les jeunes gens y étaient zélés et entreprenans, la masse du peuple excellente; les émigrés que l'on y emprisonnait avaient souvent été délivrés par adresse ou à main armée; une multitude de réquisitionnaires y avaient trouvé un asile; les prisonniers espagnols y avaient reçu l'accueil le plus favorable; mille autres circonstances avaient assez prouvé quelle était l'opinion des Bordelais: mais, outre cela, l'élite des royalistes était secrètement formée en compagnies armées, la plupart composées d'artisans qui n'ont jamais reçu aucune paie. La discrétion de tant de personnes est encore plus remarquable que leur fidélité. Je vais expliquer l'origine de cette organisation.
L'époque qui a suivi la seconde guerre de la Vendée, c'est-à-dire 1796, est celle où les royalistes ont eu le plus d'espérances et concerté le plus d'entreprises. Le directoire n'avait, pour ainsi dire, aucune puissance; on jouissait d'une grande liberté, et jamais les opinions n'ont eu un cours aussi peu contraint. Le roi avait des intelligences dans presque toutes les provinces; partout il y avait une sorte d'organisation, à peine secrète, du parti royaliste. Des commissaires nommés par le roi, alors à Véronne, travaillaient à servir sa cause: c'était M. Dupont-Constant qui était commissaire à Bordeaux; il présidait un conseil nombreux; ses principaux agens étaient MM. Archbold, Dupouy, Cosse, Estebenet, etc.
Quelques mois auparavant (après la seconde guerre de la Vendée), MM. Forestier et de Céris vinrent passer quelques jours à Bordeaux: ces messieurs se rendaient à Baréges pour leur santé. Nous ne connaissions pas ce dernier, parce qu'étant émigré, il n'était arrivé dans la Vendée qu'en 1794. M. de Céris revint, de la part de M. de Forestier, nous dire qu'ils avaient résolu de passer en Espagne et en Angleterre; il demanda à ma mère des lettres de recommandation; elle lui en donna de fort pressantes pour M. le duc d'Havré, son ami intime, et pour mon oncle le duc de Lorge. Elle n'avait pas l'idée que MM. Forestier et de Céris travaillassent à l'exécution de quelque entreprise; peut-être qu'eux-mêmes n'avaient pas de pensées bien arrêtées à cet égard. L'accueil flatteur qu'ils reçurent, les entretiens qu'on eut avec eux, l'état de la France, qui semblait de plus en plus présenter des chances favorables, redoublèrent leur zèle. Au mois de mai 1797, ils revinrent, apportant à ma mère une lettre de la main de MONSIEUR, qui la chargeait de réunir le parti du roi à Bordeaux. Il y avait des instructions du duc d'Havré, et aussi du prince de la Paix. Elle vit bien que MM. Forestier et de Céris avaient tout exagéré dans leur discours, et présenté les choses sous un aspect beaucoup trop favorable; cependant elle regarda comme un devoir sacré de répondre à la confiance dont les princes l'honoraient. Elle confia le tout à M. Dudon, ancien procureur-général, et à son fils; elle conféra avec eux de ce qu'il y avait à faire. Ce digne magistrat, malgré son grand âge, était plein d'énergie; il découvrit tout de suite que M. Dupont-Constant était commissaire du roi, et ces messieurs formèrent un conseil secret, composé seulement de MM. Dupont-Constant, Dudon, Deynaut, et de l'abbé Jagault, ancien secrétaire du conseil supérieur de la Vendée. On jugea qu'il importait, avant tout, d'éclairer les princes sur la véritable situation de la France, qu'on leur avait présentée d'une manière trop flatteuse et inexacte.
M. Jagault partit pour Edimbourg; il rédigea et remit à MONSIEUR un
Mémoire où il exposait la vérité.
La journée du 18 fructidor vint bientôt confirmer ses sincères observations: les espérances des royalistes furent détruites, et leurs projets renversés par cet événement.
Quand, un an après, le gouvernement du directoire commença à être ébranlé; quand les Autrichiens et les Russes obtinrent en Italie de grands succès, que tout sembla présager un changement en France, on reprit avec plus d'ardeur le dessein d'agir. Ma mère avait gagné depuis long-temps au parti du roi M. Papin, négociant. Ce jeune homme était parti, quelques années auparavant, à la tête des volontaires de Bordeaux; il avait fait la guerre d'Espagne avec une grande distinction, avait obtenu le grade de général de brigade sur le champ de bataille; il avait aimé la révolution, et c'était dans cette disposition qu'il était parti pour les armées. A son retour, apprenant quels excès s'étaient commis en son absence, il ne voulut point être mêlé aux hommes qui s'en étaient rendus coupables, et se plaignit à M. Deynaut de ce qu'on avait voulu le mettre sur la liste d'un club de jacobins.
Ma mère voulut connaître M. Papin; elle exalta en lui l'horreur qu'il avait conçue pour la révolution, et parvint à vaincre l'hésitation qui l'empêchait de se ranger dans un autre parti, en lui disant qu'il n'y avait de honte qu'à rester fidèle à une mauvaise cause.
Ma mère le présenta à MM. Dudon et Dupont, arec une confiance qu'il méritait bien. Il les voyait rarement; M. Queyriaux était l'intermédiaire entre eux et lui. Ces messieurs l'ayant nommé général, pour le roi, de tout le département, il s'occupa aussitôt à former un corps qui s'intitula Garde royale, qui, depuis, n'a cessé d'exister. M. Papin fut surtout secondé par MM. de Maillan, Sabès, Labarte, Gautier, Latour-Olanier, Roger, Aquart, Marmajour, Rollac, Dumas, Delpech, etc.
Jamais on ne s'était cru si près du succès: la loi des otages avait allumé la troisième guerre de la Vendée, renouvelé et étendu celle des chouans; à Bordeaux, on en vint aux mains; les jacobins, aidés par un régiment, attaquèrent ouvertement les jeunes gens.
M. Eugène de Saluces fut grièvement blessé, et mis en prison avec plus de quarante autres, qui sortirent successivement; mais il y resta quatre mois avec un brave menuisier nommé Louis Hagry, homme d'un zèle extraordinaire. Ceci se passa pendant l'été de 1799: nous étions alors en Espagne où ma mère avait eu la permission de m'accompagner dans mon second exil, et de passer quelque temps avec moi. Nous rencontrâmes à Oyarsun M. Richer-Serisy, que son esprit et son zèle avaient rendu fort célèbre à cette époque. Après avoir long-temps conféré avec ma mère, il partit pour Madrid avec M. Alexandre de Saluces; il voulait essayer si l'on pourrait décider la cour d'Espagne à prendre les armes pour la maison de Bourbon, et à seconder les efforts victorieux des Autrichiens et des Russes.
Le retour du général Bonaparte, le 18 brumaire, et enfin la bataille de Marengo, arrêtèrent encore une fois les projets des royalistes; tout fut suspendu, hormis les désirs et les liens mutuels qui existaient parmi les nombreux serviteurs du roi.
MM. Dudon moururent, ainsi que l'excellent M. Latour-Olanier; on arrêta un grand nombre de royalistes qui restèrent dix-huit mois en prison, entre autres MM. Dupont, Dupouy, Dumas. M. Papin échappa par la fuite, et trouva le moyen de se justifier par la protection des maréchaux Moncey et Augereau, ses amis. Lors de l'affaire de Pichegru, il était de retour à Bordeaux; on y fit de nouvelles arrestations; il s'échappa encore, et retourna auprès du général Moncey. On eut l'air de le croire innocent à cause de ses protecteurs; mais à peine fut-il de retour à Bordeaux, avec la promesse de n'être pas inquiété qu'on vint pour l'arrêter: il se cacha; mais voyant que les renseignemens contre lui étaient positifs, il quitta la France. Il fut jugé par une commission militaire, qui le condamna à mort par contumace; sa femme et ses enfans se jetèrent vainement aux pieds de Bonaparte pour obtenir sa grâce: depuis ce temps il resta en Amérique jusqu'en 1816; MM. Forestier, de Céris, du Chenier, furent aussi condamnés par contumace; M. Goguet fut exécuté en Bretagne; l'intrépide M. Dupérat enfermé pour le reste de ses jours[22]. Tout rentra dans le silence, et l'on n'eut plus de communications avec le roi.
[Note 22: Il n'est sorti qu'à la restauration.]
Ma mère avait été très-compromise, après la bataille de Marengo, sur ce qui s'était passé à Bordeaux; elle pensa être mise en prison et jugée; elle en eut toute la peur: mais elle fut bien servie, et l'on put heureusement la défendre, parce qu'elle vivait tranquillement à la campagne, sans se mettre en évidence, et sans se vanter de la confiance des princes. Après avoir montré sa lettre à M. Dudon, elle l'avait brûlée devant lui, et n'en avait plus parlé. M. Queyriaux, notre ami, plein d'un zèle sans bornes, était presque toujours le seul qui la mît en communication avec tous les royalistes: elle était souvent consultée; mais loin de s'en prévaloir, elle ne s'en mêlait que pour entretenir l'union. Cette conduite tenait à son caractère, et non à un sentiment de crainte; ma mère ne cachait pas son opinion, et peut-être même que sa franchise et sa simplicité à cet égard l'ont sauvée, en bannissant toute méfiance; on ne pouvait croire qu'il y eut quelque chose à deviner chez des personnes qui parlaient si ouvertement et qui avaient une conduite si calme[23].
[Note 23: C'est au point qu'étant parvenu à introduire chez nous un espion pour domestique, il s'en alla au bout de quinze jours, disant qu'il n'y avait rien à examiner dans une maison où les maîtres et les domestiques criaient jusque sur les toits qu'ils étaient royalistes.]
En 1808, l'enlèvement des princes d'Espagne excita une vive indignation à Bordeaux. M. de Rollac organisa un plan avec MM. Pedesclaux, consul d'Espagne, Taffard de Saint-Germain, Roger et quelques autres, pour enlever Ferdinand VII et le conduire à la station anglaise. Ils envoyèrent M. Dias, maître de langue espagnole à Bordeaux, pour l'en prévenir, et il vint à bout de s'introduire quelques instans dans sa chambre et de lui parler: mais le prince ne prit aucune confiance dans une personne inconnue; ces messieurs attendirent en vain ses ordres, et le projet manqua.
M. de Rollac fit, peu de temps après, un complot pour livrer Pampelune aux Espagnols: il fut sur le point de réussir; mais, étant découvert, il fut obligé de fuir. M. Taffard, son ami, le fit embarquer pour l'Angleterre; il emporta un mot de ma mère pour mon oncle de Lorge, et, par ce moyen, fut accrédité du roi, parla du dévouement des Bordelais, et surtout du courage et du zèle de M. Taffard auquel il devait la vie. Les relations avec Bordeaux se trouvèrent ainsi rétablies. Il n'en résulta rien pendant quelques années; mais lorsqu'en 1813 la retraite de Moscou eut fait renaître l'espérance, M. Latour arriva à Bordeaux, apportant à M. Taffard une lettre de son ami, pour l'inviter à rallier le parti royaliste: M. Latour l'en chargea de la part du roi. Il était loin de s'attendre à cet honneur; peu riche, ayant une famille nombreuse, sans ambition, M. Taffard n'avait songé, en servant M. Rollac, qu'à remplir les devoirs de l'amitié; et tout attaché qu'il était à la maison de Bourbon, il n'avait pas eu l'idée de former un parti: les ordres du roi lui parurent sacrés.
M. Latour était chargé par S.M. de voir aussi M. de La Rochejaquelein, et de lui dire qu'elle comptait sur lui pour la Vendée. Mon mari se rendit à Bordeaux, et eut, dès le soir, une conférence de quatre heures avec MM. Latour et Taffard.
Dès-lors, M. Taffard reprit avec MM. Queyriaux, Marmajour et autres, les anciens plans de la garde royale. M. de La Rochejaquelein partit pour le Poitou: il parcourut l'Anjou et la Touraine, avec M. de la Ville de Beaugé, celui des anciens chefs qui lui avait toujours montré le plus d'attachement; allant partout voir leurs amis et les anciens Vendéens; sondant tous les esprits.
A Tours, il trouva tous les jeunes gens de la Vendée qui avaient été forcés d'entrer dans les gardes-d'honneur; leur ressentiment était extrême. Il ne leur cacha point ses désirs et ses espérances, et leur recommanda de se réserver avec prudence pour le moment décisif. Il fut question d'enlever à Valençay, Ferdinand VII. M. Thomas de Poix, gentilhomme de Berry, un des meilleurs amis de M. de La Rochejaquelein, devait être le chef de cette entreprise; il est mort au moment où il eût pu agir. Mon mari continua son voyage, passa quinze jours à Nantes chez M. de Barante, son ami, alors préfet; il vit, dans ses courses, le prince de Laval, venu de Paris dans les mêmes vues que lui; MM. de Sesmaisons, M. de Suzannet, etc.
Cependant les jeunes gardes d'honneur de Tours ne furent pas aussi discrets qu'on le leur avait recommandé; ils firent plusieurs coups de tête: quelques-uns furent arrêtés, entre autres M. de Charette, brave jeune homme, digne de son nom[24].
[Note 24: Il a été tué en 1815, emportant les regrets éternels des
Vendéens.]
M. de La Rochejaquelein revint en Médoc; j'accouchai le 30 octobre. Le 6 novembre, M. Lynch, maire de Bordeaux, ancien et respectable ami de ma mère, envoya un exprès à mon mari pour lui apprendre qu'on partait pour l'arrêter. M. Lynch allait en députation à Paris; il ne se mit en route qu'après avoir eu la certitude que M. de La Rochejaquelein était sauvé. Mon mari me laissa ignorer tout ce qui se passait, et s'en alla à Bordeaux avec MM. Queyriaux; il avait dîné à Castelnau, et y avait vu arriver les gendarmes qui venaient pour le prendre. M. Bertrand les commandait; il savait bien ce qu'il venait faire; mais comme il n'était pas porteur de l'ordre, et qu'il était seulement chargé de prêter main-forte à un commissaire de police, il laissa passer M. de La Rochejaquelein qu'il reconnut parfaitement. Le commissaire de police, qui venait en voiture, s'embourba et fut retardé dans sa marche. Dès la pointe du jour, le château fut investi; les domestiques, ne sachant pas le départ de leur maître, répondirent qu'il était dans la maison; eux et les paysans, qui arrivaient en foule pour la messe, étaient plongés dans l'affliction et voulaient tomber sur les gendarmes pour le délivrer, s'il venait à être saisi; plusieurs de nos voisins, que nous connaissions peu, montèrent à cheval dans la même intention. La visite fut longue, brutale et ridiculement minutieuse. Le commissaire de police était furieux d'avoir manqué sa proie. Nous avons su depuis que l'ordre portait, en secret, de prendre M. de La Rochejaquelein mort ou vif; on devait le conduire en poste jour et nuit, et, à quelque heure que ce fût, l'amener au ministre.
Tandis que M. de La Rochejaquelein était caché à Bordeaux, MM. de Tauzia et de Mondenard, attachés à la municipalité, et qui étaient du complot, veillaient à sa sûreté. Pendant ce temps-là, MM. de Monbadon et de Barante faisaient, avec un zèle extrême, des démarches pour faire révoquer cet ordre. Le ministre, après quelques difficultés, répondit que M. de La Rochejaquelein n'avait qu'à venir à Paris pour lui donner des explications nécessaires. Je n'ajoutais pas une foi entière à ces assurances; cependant elles furent répétées si fortement, les moyens d'agir semblaient tellement rendus impossibles par les négociations des alliés avec Bonaparte, et par l'attente journalière de la paix, que je penchais quelquefois, je l'avoue, pour le parti d'aller trouver le ministre; j'avais d'ailleurs la certitude qu'il n'existait pas une ligne d'écriture de mon mari qui déposât contre lui; je m'effrayais d'une longue séparation et d'un avenir de persécution. Pour lui, au contraire, il n'hésitait nullement: il prévoyait avec raison que, lors même que le ministre tiendrait sa parole et ne le mettrait point en prison, il se trouverait gêné, soit par un exil, soit par l'offre impérative de quelque place dans l'armée; il voulait conserver la liberté d'agir; sa pensée se portait toujours vers le projet de faire soulever la Vendée, quand le moment serait venu. M. de La Rochejaquelein tournait ses regards de ce côté, et il y était appelé naturellement par son nom, par son influence sur les habitans de ce pays dont il avait une connaissance parfaite; d'ailleurs l'intention du roi le fixait d'une manière invariable à ce projet.
Dès qu'une fois il fut caché à Bordeaux, il devint le moyen de réunion de plusieurs associations secrètes, qui jusqu'alors s'étaient occupées séparément du même but. En effet, la persécution dirigée contre lui l'avait désigné pour chef du parti, et tous les gens dévoués cherchaient à se mettre en relation avec lui; il en avertissait M. Taffard qui ne pouvait prudemment laisser connaître qu'il fût commissaire du roi[25].
[Note 25: MM. de Gombauld, Ligier, vitrier; Chabaud, instituteur; Radin, l'abbé Rousseau, Dupouy, etc., avaient des réunions particulières. MM. Ligier et Chabaud, hommes dévoués et entreprenans, avaient déjà organisé huit compagnies: ils y avaient travaillé dès 1809.]
Dans le mois de décembre, un des capitaines de la garde royale, M. Gipoulon, maître d'armes, fut arrêté, conduit à Paris, mis aux fers, et resta inébranlable dans quinze interrogatoires: rien ne fut découvert.
Vers le 1er de janvier 1814, M. de La Rochejaquelein vint passer trois jours avec moi à Citran; il parcourut ensuite pendant quelque temps le Bas-Médoc, avec son ami M. Luetkens, l'homme le plus dévoué au roi, et remarquable par sa hardiesse froide et calme. Ils communiquèrent à ceux sur lesquels on pouvait compter, ce que l'on concertait à Bordeaux; ils les mirent en intelligence avec cette ville. Mais l'ardeur de tous avait beau croître chaque jour, la position de l'armée française entre Bordeaux et les Anglais arrêtait toute tentative.
M. de La Rochejaquelein revint s'établir à Citran; nos enfans et tous nos domestiques le voyaient; sans cesse des personnes que nous ne connaissions pas auparavant, venaient conférer avec lui; et cependant jamais sa retraite n'a été troublée, tant il y a eu de discrétion.
La police n'avait point cessé ses recherches; mais elles étaient plus vivement continuées en Poitou et à Nantes, à cause de l'amitié de M. de Barante.
Depuis le mois de décembre, quelques mouvemens avaient eu lieu dans la Vendée; des conscrits refusaient d'obéir et se battaient contre les gendarmes: mais le gouvernement, qui craignait la guerre civile, et qui n'aurait pas eu la force de la réprimer, consentait à montrer quelque indulgence, exigeait beaucoup moins de sacrifices du pays, y demandait moins de levées que partout ailleurs, et n'imposait pas ces énormes réquisitions qui accablaient le reste des Français[26]. Ce système de prudence, combiné avec la présence d'environ deux mille gendarmes, empêcha la guerre d'éclater pendant l'hiver, bien qu'il y eût des bandes de conscrits insoumis qui se défendaient les armes à la main, et qu'une résistance générale se manifestât de toutes parts[27]. D'ailleurs les chefs ne voulaient rien faire d'incomplet, et attendaient, pour se déclarer, le moment où l'insurrection pourrait être générale: l'apparence continuelle de la paix paralysait les plus hardis.
[Note 26: La Vendée insurgée étant composée de parties de quatre départemens, il y eut dans chacune des adoucissemens de différens genres.]
[Note 27: Dans le département des Deux-Sèvres, c'était Guyot, paysan de Gourlay, qui les commandait.]
Cependant M. de La Rochejaquelein revenait sans cesse au dessein d'aller se jeter parmi les braves Vendéens: mais c'était se précipiter dans un péril certain; il y était plus exactement recherché qu'à Bordeaux; il ne pouvait entreprendre de suivre les grandes routes où il était trop connu; les chemins de traverse, cette année, étaient devenus impraticables par des débordemens extraordinaires. Enfin nous le fîmes, à grand'peine, consentir à ne se décider qu'après que M. Jagault aurait fait une tournée dans l'ouest, pour s'assurer de la position des choses et lui préparer les moyens d'arriver dans la Vendée. Il partit le 26 janvier; il devait parcourir la Saintonge, prévenir M. de Beaucorps, mon beau-frère, conférer avec M. de la Ville de Beaugé, chercher à communiquer avec les anciens chefs, se rendre à Paris, se concerter avec M. de Duras et mes cousins de Lorge, tout mettre d'accord pour un plan vaste et général, et finir par Nantes où il aurait confié le tout à M. de Barante.
C'étaient précisément ces mêmes provinces et ce même ensemble d'insurrection, que MONSIEUR avait indiqués quinze ans auparavant, lorsqu'il avait donné des instructions à M. Jagault.
Arrivé à Thouars, il écrivit, le 5 février, qu'il était impossible à M. de La Rochejaquelein de pénétrer sur-le-champ dans la Vendée, et d'y rien commencer d'important; qu'il allait continuer sa route vers Paris, et qu'à son retour il espérait que tout serait mieux disposé pour l'entreprise. De tels délais ne pouvaient s'accorder avec l'impatience de mon mari.
Depuis quelque temps, la nouvelle de l'arrivée de monseigneur le duc d'Angoulême à l'armée anglaise s'était répandue; et, dans les derniers jours, ce bruit s'étant accrédité, M. de La Rochejaquelein se décida sur-le-champ à se rendre auprès de lui pour recevoir ses ordres et lui rendre compte de ce qui se passait. M. Armand d'Armailhac était venu, trois jours auparavant, lui offrir un bâtiment qui partait pour Saint-Sébastien. Il quitta Citran pour se concerter avec MM. Taffard et de Gombauld.
En rentrant à Bordeaux, M. de La Rochejaquelein pria M. de Mondenard de dire à M. Lynch, revenu depuis deux jours de Paris, qu'il souhaitait lui témoigner sa reconnaissance et lui ouvrir son coeur. Celui-ci vint le trouver. M. de La Rochejaquelein lui dit qu'il croyait ne pouvoir mieux reconnaître le service si grand qu'il en avait reçu, qu'en lui apprenant ce qui avait été préparé à Bordeaux en son absence, les secrets des royalistes, et son départ pour Saint-Jean-de-Luz. M. Lynch, saisi de joie et de surprise, lui dit sans hésiter: «Assurez monseigneur le duc d'Angoulême de tout mon dévouement; dites-lui que je serai le premier à crier vive le roi, et à lui rendre les clefs de la ville.» M. Lynch étant à Paris, et prévoyant la chute de Bonaparte, avait trouvé un prétexte pour entrer dans la maison de santé où étaient détenus MM. de Polignac; et, après une longue conférence, leur avait donné sa parole d'honneur, que si Bordeaux se soulevait un jour pour le roi, il prendrait le premier la cocarde blanche. Ces messieurs lui recommandèrent de s'entendre avec MM. de La Rochejaquelein et de Gombauld, avec lesquels ils avaient eu des relations depuis long-temps. M. de Gombauld avait déjà prévenu M. le comte Maxime de Puységur, adjoint municipal, tout dévoué au roi.
C'était sur un bâtiment commandé par le capitaine Moreau, qui avait une licence pour l'Espagne, que M. d'Armailhac avait préparé le passage de M. de La Rochejaquelein; mais il était bien difficile d'arriver jusqu'à ce bâtiment. Outre toutes les visites qu'il devait subir avant de sortir de la rivière, des douaniers devaient monter à bord, y rester jusqu'à quatre lieues en mer, et revenir dans un canot.
Je venais de recevoir de M. le sénateur Boissy-d'Anglas, commissaire extraordinaire dans la douzième division, une lettre très-rassurante sur la persécution que nous éprouvions; M. de La Rochejaquelein l'emporta, pour prouver à monseigneur que ce n'était pas la nécessité de fuir qui l'amenait à ses pieds; il nous quitta le 15 février au soir; je n'eus de force que pour demander à Dieu le dernier sacrifice que nous pouvions faire au roi.
M. de La Rochejaquelein et M. François Queyriaux, qui voulut absolument courir les mêmes périls, s'embarquèrent, la nuit du 17, dans la chaloupe de Taudin, pilote côtier de Royan, pour aller joindre le bâtiment du capitaine Moreau; ils se couchèrent dans la tille sans pouvoir changer de position durant quarante-deux heures. On réussit à passer devant le Régulus, vaisseau stationnaire, qui visitait la moindre embarcation. Une tempête affreuse se déclara, et fit courir les plus grands dangers à la barque. Le bâtiment du capitaine Moreau perdit son ancre; on crut un instant qu'il serait forcé de retourner à Bordeaux: on trouva une ancre à Royan. Pendant ce retard, la chaloupe de Taudin était mouillée au milieu de tous les bateaux de ce port, et mille hasards pouvaient, à chaque minute, trahir les deux fugitifs. Le capitaine Moreau mit en mer; il fallait un prétexte pour aller le joindre: Taudin s'avise de demander à un de ses fils, à haute voix et devant tous ceux qui étaient sur le quai, s'il a remis à Moreau les pains qu'il devait lui donner: le fils répond que non; le père s'emporte, lui reproche son oubli; sa colère éloigne toute méfiance; il va chercher les pains dans sa maison à Royan, et en même temps il confie son secret au pilote qui allait rechercher les douaniers; ils conviennent tous deux qu'ils aborderont au même instant le vaisseau par le travers, Taudin du côté de la mer, l'autre du côté de la terre; ainsi, tandis que les douaniers descendent dans la chaloupe, MM. de La Rochejaquelein et Queyriaux se glissent à plat ventre dans le bâtiment, par le bord opposé.
La traversée fut rapide; en vingt-deux heures on arriva devant le port du Passage. Une violente tempête venait de s'élever; elle fit périr, quelques heures après, plusieurs navires à la vue de terre; cependant M. Moreau parvint à aborder. M. de La Rochejaquelein et son compagnon trouvèrent à Renteria lord Dalhousie, et lui confièrent le motif de leur voyage; il les accueillit avec empressement, leur fit les offres les plus obligeantes, les pressa même d'accepter de l'argent. M. de La Rochejaquelein ne lui demanda qu'à être conduit vers monseigneur le duc d'Angoulême qui était à Saint-Jean-de-Luz. Dans ce moment, lord Dalhousie n'avait point là de chevaux; il donna deux soldats pour guides à ces messieurs qui marchèrent toute la nuit. Ils se rendirent chez le prince: il était arrivé depuis quinze jours seulement, sous le nom de comte de Pradelles, accompagné du comte Etienne de Damas. Lord Wellington lui avait rendu ses hommages. Le maire de Saint-Jean-de-Luz, les habitans de quelques petites paroisses voisines, étaient, jusqu'alors, les seuls Français qui lui eussent secrètement fait connaître leurs sentimens et leurs voeux. Sitôt qu'il sut les plans de Bordeaux, la situation de la Vendée et l'opinion générale, son coeur se rouvrit à l'espérance, et il déclara que rien ne lui ferait quitter le sol de cette France où il retrouvait encore des sujets fidèles, et qu'il y périrait plutôt que de jamais se séparer d'eux. Il apprit à ces messieurs que MONSIEUR était en Suisse, monseigneur le duc de Berry à l'île de Jersey, et qu'ils cherchaient, comme lui, à se jeter en France.
M. le duc de Guiche fut chargé de conduire les voyageurs au quartier-général de lord Wellington, alors à Garitz. Cet illustre général les reçut fort bien; il avait, dès le premier instant, montré un grand attachement à la cause de la maison de Bourbon; mais lorsque les alliés et l'Angleterre consentaient ou semblaient consentir encore à négocier avec Bonaparte, lord Wellington ne pouvait pas se porter à une démarche éclatante en faveur de nos princes; d'ailleurs, il tombait dans l'erreur commune aux étrangers, et ne croyait pas les esprits en France aussi bien disposés qu'ils l'étaient: il avait devant lui un général habile et l'armée française à combattre; tout devait se rapporter à ce but. Telles étaient les objections que M. de La Rochejaquelein avait à vaincre; quoique présentées avec de grands égards pour nos princes, et même avec regret, elles n'étaient ni moins fortes ni moins raisonnables. M. de La Rochejaquelein demanda d'abord l'occupation de Bordeaux, promettant que la ville se déclarerait pour le roi; puis, afin d'opérer en même temps une puissante diversion qui préservât Bordeaux, il insista pour obtenir un ou deux bâtimens et quelques centaines d'hommes seulement, pour débarquer de nuit sur les côtes du Poitou, l'escorter à deux lieues dans les terres, et l'y laisser; qu'ils se retireraient pour se rembarquer tout de suite et attirer sur eux l'attention des troupes, pendant qu'il poursuivrait sa route. Lord Wellington lui dit positivement qu'il ne pouvait disposer d'aucune troupe pour une expédition que son gouvernement ne lui avait pas désignée. M. de La Rochejaquelein fut donc obligé de renoncer, pour le moment, à se rendre dans la Vendée, dont toutes les côtes étaient gardées avec la plus scrupuleuse exactitude par les douaniers.
Lord Wellington se décida à marcher en avant. M. de La Rochejaquelein le suivit le lendemain au passage du Gave d'Oléron; il retourna ensuite auprès de monseigneur; il y arriva en même temps que MM. Okeli et de Beausset, députés de Toulouse, qui venaient offrir au prince les voeux et les services de cette ville. On apprit au même moment la fameuse bataille d'Orthez. Monseigneur partit pour le quartier-général; M. de La Rochejaquelein le suivit, et M. Queyriaux prit le chemin de Bordeaux pour aller instruire le conseil[28] du succès de leur voyage, et porter la proclamation du prince; il fit sa route au milieu des conscrits et des habitans que la bataille d'Orthez, avait mis en fuite.
[Note 28: Le conseil royal était composé de MM. Taffard, Lynch, de
Gombauld, de Budos, Alexandre de Saluces, de Pommiers, Queyriaux aîné et
Luetkens.]
Il arriva le soir. M. Bontemps-Dubarry était parti le matin, envoyé par M. Taffard, sous prétexte de commerce, pour avertir lord Wellington que la ville de Bordeaux était sans défense, que l'on désirait vivement la présence de monseigneur le duc d'Angoulême. Ce rapport acheva de décider lord Wellington; il ordonna au maréchal Beresford de se diriger, avec trois divisions, sur Bordeaux. M. Bontemps revint sur-le-champ rendre compte de sa mission; il courut de grands risques de Saint-Sever à Bordeaux, et ne s'en tira que par beaucoup de courage et de sang-froid. Le lendemain de son départ, l'armée anglaise se mit en marche, et M. de La Rochejaquelein, qui partait avec l'avant-garde, alla prendre les derniers ordres de S.A.R.: monseigneur lui dit que lord Wellington, qu'il venait de quitter, était toujours persuadé que Bordeaux n'oserait pas se déclarer. Alors M. de La Rochejaquelein affirma que Bordeaux ferait le mouvement; qu'il en répondait sur sa tête; qu'il lui demandait seulement la permission de précéder les Anglais de trente-six heures. «Vous êtes donc bien sûr de votre fait?—Autant qu'on peut l'être d'une chose humaine.» Monseigneur reprit vivement: «J'ai confiance en vous; partez.»
M. de La Rochejaquelein se tint avec les troupes légères jusqu'à Langon d'où il alla chez M. Alexandre de Saluces, à Preignac; de-là, M. de Valens[29] lui servit de guide pour entrer dans la ville, à travers des détachemens de troupes françaises et de gendarmerie, et il arriva à Bordeaux, le 10 mars, à dix heures du soir. Il apprit que le conseil venait d'envoyer prier le maréchal Beresford de retarder son mouvement, afin qu'on eût le temps de mieux préparer les esprits, de prendre des mesures, de réunir les royalistes des environs à ceux de la ville, etc. M. de La Rochejaquelein représenta vivement l'inconvénient de ce délai; qu'il ne fallait pas laisser le temps de la réflexion aux esprits timides; qu'on devait profiter de l'élan des royalistes; que c'était par un mouvement spontané que l'opinion de la ville se manifesterait. On revint à son avis, et successivement MM. Luetkens, François Queyriaux, Valens, d'Estienne et de Canolle, furent envoyés à la rencontre du prince et des Anglais, pour les supplier de hâter leur marche.
[Note 29: Aujourd'hui garde-du-corps de la compagnie du duc de
Luxembourg.]
Pendant ce temps, toutes les autorités supérieures avaient quitté Bordeaux, ainsi que le peu de troupes qui y étaient. Cette ville n'avait aucune défense du côté des landes. Le gouvernement avait cependant envoyé M. Auguste Baron pour fortifier la rivière de Leyre; mais, tout dévoué au roi, il ne s'occupa qu'à rejoindre Monseigneur le duc d'Angoulême.
Enfin le 12, à huit heures du matin, tout fut prêt pour recevoir Monseigneur le duc d'Angoulême; on se réunit à l'hôtel-de-ville. Les hussards anglais commençaient à entrer dans la ville; on craignit qu'arrivant ainsi, avant que les habitans fussent prévenus de ce qui allait se passer, il n'en résultât quelque inconvénient; M. de La Rochejaquelein monta vite à cheval avec M. de Pontac, et se rendit auprès du maréchal Beresford, pour le prier de faire sortir les hussards, afin que le mouvement royaliste fût fait avant l'entrée des Anglais. Il l'obtint, et demeura avec le maréchal. M. de Puységur resta à l'hôtel-de-ville pour y proclamer le roi en même temps qu'il le serait hors des portes.
La garde royale avait eu ordre de se rendre sur la route avec des armes cachées; les chefs suivaient, sans affectation, le cortége de la municipalité. M. Lynch était en voiture; il descendit hors la ville, et dit en substance au maréchal, que s'il entrait à Bordeaux comme vainqueur, il lui laissait prendre les clefs, n'ayant nul moyen de les défendre; mais que si c'était au nom du roi de France et de son allié le roi d'Angleterre, il les lui remettrait avec joie. Le maréchal répondit qu'il avait l'ordre d'occuper et de protéger la ville; qu'elle était libre de prendre le parti qu'elle voudrait. Aussitôt M. Lynch cria vive le roi! et mit la cocarde blanche; toutes les personnes de la garde royale en firent autant: on vit au même instant le drapeau blanc arboré sur le clocher de Saint-Michel par plusieurs royalistes qui l'y avaient apporté la veille et s'y étaient enfermés. Aussitôt on répandit parmi les royalistes et les curieux qui avaient suivi M. Lynch, que Monseigneur le duc d'Angoulême arriverait dans la journée. Alors les cris de vive le roi! furent universels; chacun se faisait des cocardes de papier blanc, et courait dans les rues en annonçant cette nouvelle imprévue. Quand, une heure après, M. le duc de Guiche annonça Monseigneur le duc d'Angoulême, la joie anima tous les cours; et oubliant tout danger, on peut dire que la ville entière sortit avec M. Lynch et son cortège. Presque tout le monde se jetait à genoux; des gens du peuple criaient: «Celui-là est de notre sang!» Tous voulaient toucher ses habits et son cheval; on le porta, pour ainsi dire, dans la cathédrale où l'attendait Monseigneur l'archevêque; il fut pendant quelques momens séparé de sa suite, et pensa être étouffé par la foule.
Cependant, le premier des voeux, comme le premier des besoins, était de faire parvenir, en Angleterre, au roi de France, une si importante nouvelle. Cette honorable mission fut confiée, au nom de la ville, à M. Both de Tauzia, adjoint du maire, qui, ami de M. Luetkens, et confident des projets des chefs royalistes, avait, par son zèle et ses soins vigilans, si utilement contribué à préparer le 12 mars. Monseigneur le duc d'Angoulême lui adjoignit M. de la Barthe, qui l'avait accompagné à Bordeaux.
Leur traversée fut si heureuse, que, partis de cette ville le 14 mars, et, obligés d'aller s'embarquer au port du Passage en Espagne, ils arrivèrent à Hartwell le 25 [30].
[Note 30: C'était le jour de l'Annonciation. On célébrait la messe. Le roi et Madame n'interrompirent pas leurs prières, malgré les cris de vive le roi! qui retentissaient dans les cours, et la vue de la cocarde blanche. La piété de Madame, duchesse d'Angoulême, ne manqua pas d'observer une si remarquable époque. Ainsi, par un de ces singuliers rapprochemens que la Providence semble quelquefois se plaire à ménager pour manifester sa protection, surtout dans les événemens extraordinaires, le même jour de l'Annonciation, on annonça à Bordeaux la nouvelle importante de l'heureuse entrée de MONSIEUR en France par la Franche-Comté; à Paris, celle de la rupture des négociations de Châtillon; et au roi de France, à Hartwell, avec quel courage et quels transports de joie son neveu avait été reçu à Bordeaux.]
Je n'avais pas le bonheur de jouir de ce spectacle; j'étais restée à la campagne. Le souvenir de la guerre de la Vendée, qui avait commencé vingt-un ans auparavant le 12 mars, remplissait mon ame de tant d'émotions, que je restai plus de trente heures anéantie et dans un état de stupeur.
Dès la veille, la petite ville de Bazas cria vive le roi! sans savoir si Bordeaux en ferait autant, et cela, dès que le prince y arriva, et malgré lui, car sa bonté lui faisait craindre que les royalistes ne se compromissent par un mouvement partiel.
M. de La Rochejaquelein demanda sur-le-champ à Monseigneur le duc d'Angoulème la permission de lever un corps de cavalerie. Le prince, qui arrivait dans un pays ruiné et accablé de tant de sacrifices, d'où toutes les caisses publiques avaient été emportées, et ne voulant rien demander aux habitans, ne pouvait avoir des fonds pour former des corps soldés; cette cavalerie se composa donc de volontaires équipés à leurs frais. MM. Roger, François de Gombauld et de la Marthonie obtinrent aussi la permission de former des compagnies; mais M. de La Rochejaquelein, se regardant toujours comme destiné à combattre dans la Vendée, ne se chargeait que provisoirement de ce commandement.
Un des premiers soins des Anglais devait être de forcer l'entrée de la rivière, pour établir la communication des deux rives, et pour se préserver des attaques d'une flotille assez nombreuse que l'on avait équipée à la hâte, et qui menaçait sans cesse le Médoc et même Bordeaux. On expédia un courrier pour Saint-Jean-de-Luz, afin que de là on envoyât des ordres à l'escadre anglaise; mais on pensa que ces ordres arriveraient plus tôt en faisant partir un aviso du petit port de la Teste. Lord Dalhousie confia ses dépêches à MM. Eugène de Saluces, Paillès et Moreau. La Teste était le 12 mars, occupée par un poste d'infanterie et trois cents gardes nationaux d'élite. MM. de Mauléon et de Mallet de Roquefort, qui commandaient ces derniers, leur firent prendre la cocarde blanche; ils trouvèrent de la résistance dans les habitans et les soldats de ligne; ils coururent de grands dangers: leur fermeté seule les sauva. Ils arrivèrent à Bordeaux, amenant une grande partie de leurs gardes nationaux et du détachement d'infanterie; le reste alla, de son côté, rejoindre les troupes françaises qui étaient à Blaye. Cependant M. de Saluces et ses compagnons ne purent, s'embarquer à la Teste, comme ils l'avaient cru; le maire et quelques habitans s'opposèrent à leur départ: il fallut revenir à Bordeaux. S. A. R. chargea alors M. de La Rochejaquelein de se porter sur la Teste avec deux cent cinquante Anglais, une partie des gardes nationaux de M. de Mallet, et quelques volontaires. Les habitans furent d'abord très-effrayés; mais comme ils connaissaient M. de La Rochejaquelein, et qu'il était chargé par le prince de leur porter des paroles de bonté et d'indulgence, tout se passa à l'amiable; les trois plus mutins furent seulement mis en prison pour quelques jours. Mon mari en passa huit à la Teste, s'occupant à faire reconnaître l'autorité du roi sur toute la côte, à dissiper les préventions des habitans, et à réunir la poudre et les canons des batteries pour les envoyer à Bordeaux.
Peu de jours après, lord Dalhousie partit pour attaquer Saint-André-de-Cubzac et Blaye: il proposa à M. de La Rochejaquelein de venir avec lui, à cause de la connaissance qu'il avait du pays, et de l'espoir d'établir des relations avec l'intérieur, surtout avec la Vendée; sa compagnie de volontaires voulait le suivre; lord Dalhousie la refusa, et voulut qu'il vînt seul. On rencontra les troupes françaises à Etauliers: elles étaient inférieures en nombre, et furent repoussées. M. de La Rochejaquelein courut là de grands dangers, ayant chargé avec le panache et l'uniforme bordelais, au milieu des troupes anglaises.
Mon mari profita du passage des rivières pour faire repartir M. de Ménard, gentilhomme des environs de Luçon, qui était venu, à travers mille périls, prendre les ordres du prince pour la Vendée. M. de Ménard fut arrêté à Saintes, et sauvé par le général Rivaux, qui, au milieu de toutes ces circonstances, fermait les yeux sur les démarches des royalistes, et voulait empêcher d'inutiles rigueurs: il arriva dans la Vendée; il courut sur-le-champ pour faire insurger ce pays; mais les nouvelles de Paris ne lui en donnèrent pas le temps. M. de La Rochejaquelein n'avait pu réussir, jusque-là, à faire parvenir l'ordre de soulèvement.
Tout de suite après le combat d'Étauliers, M. de La Rochejaquelein vit arriver M. Louis d'Isle. Celui-ci, depuis long-temps dans la conspiration, était venu sur-le-champ près de Monseigneur le duc d'Angoulême, et avait porté ses ordres à M. de Beaucorps, à Saint-Jean-d'Angely, pour faire soulever la Vendée. Il était revenu en traversant les troupes françaises pendant le combat, et avait couru des risques inouis pendant toute sa mission. Il venait annoncer que le soulèvement aurait lieu le lundi de Pâques. Presque en même temps, M. Bascher arriva à Etauliers. Mon mari l'avait vu dans les gardes d'honneur; il avait déserté de Troyes, et s'était caché chez un de ses parens, près de Nantes, où il avait trouvé M. de Suzannet, qui l'envoyait à M. de La Rochejaquelein. Il venait annoncer que tout était prêt dans l'Ouest, que l'ardeur des paysans était de plus en plus vive; que le tocsin sonnerait dans la semaine après Pâques, et que les paroisses de notre ancienne armée désiraient M. de La Rochejaquelein pour les commander. On demandait quinze mille fusils, et surtout de la poudre dont on manquait absolument: il n'y avait besoin d'aucune troupe pour débarquer ces objets puisque le pays devait se soulever auparavant.
Cette mission de M. Bascher lui avait fait courir beaucoup de risques: il avait été poursuivi. Enfin, à travers le désordre des troupes françaises, il était parvenu jusqu'à Étauliers. Mon mari l'envoya sur-le-champ au prince, que M. d'Isle était allé retrouver.
Lord Dalhousie revint à Bordeaux pour préparer l'attaque de la citadelle de Blaye; l'amiral Penrose la bombardait déjà du côté de la rivière dont il avait forcé le passage. M. Deluc, maître de la ville, avait, dès le 13 mars, fait assurer S. A. R. de son dévouement, et avait fait de vains efforts pour décider la garnison à se rendre.
Cependant on n'était pas sans inquiétude à Bordeaux: une forte division française arrivait par Périgueux; les Anglais n'étaient pas nombreux. On ignorait que le marquis de Buckingham, avec cinq mille hommes de milice anglaise, avait demandé et obtenu de s'embarquer pour défendre Bordeaux, dès qu'on avait su l'insurrection de cette ville; le vent contraire les empêchait d'entrer dans la Gironde. On n'avait pas eu le temps de former assez de corps français; mais les royalistes redoublaient d'ardeur: l'amour pour le prince s'augmentait de la manière la plus vive. Il sortait tous les jours pour visiter les postes militaires, accompagné seulement de deux ou trois personnes, allant au pas dans les rues, et au milieu d'une foule qui, de plus en plus charmée de sa bonté et de sa confiance, ne cessait de crier: Vive le roi! vive Monseigneur le duc d'Angouléme! On était électrisé par l'idée qu'il affrontait tous les dangers pour le salut de la France, et chacun aurait donné sa vie pour lui. Le comte Etienne de Damas donnait l'exemple du dévouement: chargé de toutes les affaires de Monseigneur, il sera à jamais cher aux Bordelais, par l'affabilité et le zèle infatigable avec lesquels il y travaillait jour et nuit. On se rassurait aussi en pensant que l'insurrection de l'Ouest allait enfin éclater. Lord Dalhousie, qui montrait autant d'habileté que d'attachement au prince, avait consenti à tout ce qui pouvait faciliter ce mouvement. Le jour était fixé au 13 avril, pour le départ de M. de La Rochejaquelein; sa compagnie de volontaires voulait le suivre; on lui donnait la poudre et les armes demandées, on expédiait un aviso à Jersey pour Monseigneur le duc de Berry qui ne demandait qu'à se jeter dans la Vendée. Nous étions dans toutes ces agitations si vives de crainte et d'espérance, le 10 avril jour de Pâques, quand le courrier arriva à quatre heures. Apprenant que Paris avait reconnu le roi, et que tout était fini, l'ivresse fut générale et impossible à décrire; toute la ville se livra à l'enthousiasme du bonheur. Monseigneur le duc d'Angoulême donna à M. de La Rochejaquelein la récompense la plus flatteuse, en daignant le charger de porter à Paris ses dépêches pour Monsieur, et d'aller prendre les ordres du roi. Il arriva un instant avant Sa Majesté à Calais. Quand le duc de Duras le nomma, le roi dit: «C'est à lui que je dois le mouvement de ma bonne ville de Bordeaux,» et tendit la main à M. de La Rochejaquelein qui se jeta à ses pieds.
FIN DU SUPPLÉMENT
PIÈCES OFFICIELLES.
PROCLAMATION
Imprimée en Angleterre et distribuée le 16 mai 1815, en débarquant.
DE PAR LE ROI.
Vendéens, honneur de la France! rappelez-vous la gloire que vous avez acquise dans la guerre généreuse que vous avez soutenue pendant plusieurs années; vous êtes destinés à renverser pour jamais l'empire du crime et du mensonge, pour mettre la vertu sur le trône légitime. Le roi vous aime; il n'a pas dépendu de lui de vous mieux traiter: vous le croirez, puisque je vous le dis.
Le roi cherchait à calmer tous les partis; mais il ne vous a jamais oubliés.
Je vous apporte des armes et des munitions en abondance; les nations de l'Europe, pleines d'admiration pour votre courage, vous donnent les moyens nécessaires pour coopérer au rétablissement de l'autel et du trône.
Rappelez-vous combien de fois mon frère vous a conduits à la victoire! Essayant de marcher sur ses traces, je ne ferai que vous répéter ses paroles, qui surent si bien enflammer vos coeurs généreux: Si j'avance, suivez-moi; si je recule, tuez-moi; si je meurs, vengez-moi.
Je ne viens point ici pour allumer le flambeau de la guerre civile et attirer sur ma noble patrie les maux qui l'ont rendue si célèbre; je viens par ordre du roi, pour détruire les factieux.
Sachez que Buonaparte affecte de ne pas vous craindre; le monstre n'ignore pas que votre réveil sera le signal de sa destruction. Vendéens! rappelez-vous votre antique valeur; ne perdez pas de vue le titre de peuple de géans: l'usurpateur lui-même vous l'a donné. L'Europe a les yeux fixés sur vous; elle marche pour vous soutenir. Déjà le crime frissonne, et sa chute est prochaine. Souvenez-vous de ces paroles mémorables du roi: Je devrai ma couronne aux Vendéens!
Marchons, et que ce cri de l'honneur français nous guide à la victoire;
Vive le roi!
Signé le marquis DE LA ROCHEJAQUELEIN, Maréchal-de-camp.
Extrait des délibérations du Conseil d'administration de l'ancienne compagnie des Grenadiers à cheval de la maison du Roi.
Séance du 1er août 1816.
Le conseil d'administration assemblé, cejourd'hui 1er août 1816, dans le lieu ordinaire de ses séances, pour procéder à la liquidation de ses comptes;
Présens: M. le comte de Gibon-Kérisouet, président; M. le baron Perrot,
M. le comte de Termes et M. le comte de Reynaud;
Considérant que son travail va bientôt être terminé, et que par conséquent les registres de ses délibérations vont cesser d'être à sa disposition;
Arrête:
Que la résolution prise par les officiers de la compagnie, la veille de son licenciement, et dont la teneur suit, sera consignée sur les registres de ses délibérations.
«Les officiers de la compagnie, profondément affectés de toucher au terme où ils vont cesser de faire partie de la maison de Sa Majesté:
Plusieurs d'entre eux ayant de plus la douleur de ne pouvoir même faire partie du 1er régiment de grenadiers à cheval de la garde royale, où va être incorporée la compagnie; Et tous joignant aux bien vifs regrets de se voir ainsi séparés de leurs compagnons d'armes, ceux inexprimables d'avoir perdu leur intrépide chef, qui, comme feu son frère, de si héroïque mémoire, est allé combattre et mourir pour son roi à la tête de ses braves compatriotes de la Vendée;
Voulant consacrer à la fois les sentimens de fidélité, d'amour et de vénération dont ils ne cesseront jamais d'être animés pour Sa Majesté, et les souvenirs douloureux qu'ils conserveront aussi toujours de la perte de leur ancien capitaine-lieutenant;
Ont unanimement résolu,
Qu'il sera fait des anneaux portant en dessus, en conformité des anciens étendards de la compagnie des grenadiers à cheval, une grenade éclatante, avec la devise: Undiquè térror, undiquè lethum; d'un côté de cette grenade, le mot Honneur, et de l'autre celui de Fidélité; en dedans, deux mains réunies, et d'un côté écrit, le marquis de La Rochejaquelein; de l'autre, le nom de l'officier, sous-officier ou grenadier qui devra porter ledit anneau; et que ces anneaux seront distribués par le digne frère de feu leur brave capitaine-lieutenant, M. le comte Auguste de La Rochejaquelein, colonel du premier régiment des grenadiers à cheval de la garde royale.»
Le conseil, considérant ensuite que les anneaux adoptés ont été distribués, conformément à la résolution ci-dessus, aux officiers, sous-officiers et grenadiers de l'ancienne compagnie, et que tous ont de nouveau juré, en les recevant, de verser tout leur sang pour le service du roi, à l'exemple de leur valeureux chef, dont les hautes qualités et le religieux dévouement ne s'effaceront jamais de leur mémoire;
Arrête de plus,
Que son président, M. le général comte de Gibon, sera chargé de faire parvenir au pied du trône copie de la présente délibération, comme un nouvel hommage de l'entier dévouement de toute la compagnie des grenadiers pour le service de Sa Majesté et son auguste dynastie.
Fait et clos en séance, les jour, mois et au susdits, et ont signé: le comte de Gibon, le baron Perrot, le comte de Termes, le comte de Reynaud.
Séance du 29 août 1816.
Le conseil d'administration assemblé, cejourd'hui 29 août 1816;
Présens: M. le comte de Gibon, président; M. le baron Perrot, M. le comte de Termes et M. le comte de Reynaud.
M. le président a déposé sur le bureau la lettre du 28 de ce mois, que M. le duc de Gramont, capitaine des gardes, lui a adressée, et relative à la délibération précédente.
Le conseil, considérant que cette lettre est la preuve que son président a fait toutes les diligences nécessaires pour que la délibération du conseil soit mise sous les yeux du roi;
Arrête:
Que la lettre de M. le duc de Gramont sera entièrement et littéralement transcrite ci-après:
Paris, le 28 août 1816.
«Monsieur le Comte,
«J'ai eu l'honneur de mettre sous les yeux du roi la délibération du conseil d'administration de l'ex-compagnie des grenadiers à cheval de sa maison militaire, que vous m'avez fait l'honneur de m'adresser.
«Sa Majesté a lu cette délibération avec intérêt; elle m'a chargé de témoigner au conseil que vous présidez, combien elle est satisfaite des sentimens qui y sont exprimés, et qu'elle compte toujours sur le dévouement et la fidélité de ses braves grenadiers à cheval.
«Je me félicite, Monsieur le Comte, d'avoir à vous communiquer les sentimens du roi pour l'objet de la délibération dont il s'agit; je saisis avec empressement cette occasion de vous témoigner l'assurance delà haute considération avec laquelle j'ai l'honneur d'être,
«Monsieur le comte,
«Votre très-humble et très-obéissant serviteur,
Le capitaine des gardes de service,
Signé le duc de Gramont.»
Le conseil, considérant de plus que sa délibération de 1er août, qui a été mise sous les yeux de Sa Majesté, et la réponse de M. le duc de Gramont, en date du 28 dudit, contiennent l'expression des sentimens dont il est pénétré pour la mémoire de feu son capitaine-lieutenant, et l'approbation flatteuse que le roi a bien voulu y donner;
Arrête;
Que les copies de la délibération et de la lettre de M. le duc de
Gramont seront adressées, par son président, à madame la marquise de La
Rochejaquelein.
Fait et clos les jours, mois et au susdits, et ont signé: le comte de
Gibon, le baron Perrot, le comte de Termes, le comte de Reynaud.
«Madame la Marquise,
Le conseil d'administration de l'ancienne compagnie des grenadiers à cheval, qui a subsisté jusqu'à ce jour pour la liquidation de ses comptes, a cru devoir consigner sur ses registres les témoignages de ses éternels regrets pour le héros que nous pleurons avec vous, et désirer qu'il fussent mis sous les yeux de Sa Majesté.
M, le duc de Gramont, capitaine des gardes de service, par lequel j'ai dû lui faire présenter la délibération qui les contient, m'a fait, de sa part, une réponse si flatteuse, que le conseil d'administration a pareillement jugé la devoir consigner sur ses registres; mais, de plus, Madame, il m'a chargé de vous adresser des copies de cette délibération et de cette réponse.
Quoiqu'il nous en coûte sûrement beaucoup de vous rappeler des souvenirs si déchirans, et qui feront de nouveau couler vos larmes, nous n'avons pu résister au désir de vous témoigner que nous ne cesserons jamais d'y mêler aussi les nôtres, et que tous ceux qui ont fait partie de la compagnie des grenadiers à cheval, ne cesseront jamais d'être animés des sentimens de la plus grande vénération et du plus vif attachement pour tout ce qui porte le nom de La Rochejaquelein.
«Veuillez être persuadée qu'aucun ne peut être plus pénétré que moi de ces sentimens.
Je suis avec respect,
Madame la Marquise,
Votre très-humble et très-obéissant serviteur,
Signé le comte de Gibon.»
Paris, le 1er août 1816.
«Sire,
Le conseil d'administration de l'ancienne compagnie des grenadiers à cheval, que j'ai eu l'honneur de présider jusqu'à ce jour, en remplacement de notre si digne chef feu M. le marquis de La Rochejaquelein, vient de terminer la liquidation de ses comptes; et comme il n'aurait plus à se rassembler que dans le cas où, par suite de leur examen, il lui serait demandé quelques éclaircissemens, c'est probablement pour la dernière fois que je serai chargé par lui de solliciter une grâce de Votre Majesté, en mettant à ses pieds l'hommage de nos respects, de notre fidélité et de notre dévouement.
La compagnie des grenadiers à cheval, conformément à l'ordonnance de son rétablissement, du 15 juillet 1814, avait deux étendards semblables à celui de l'ancienne compagnie: ils portaient, d'un côté, les armes de Votre Majesté; de l'autre, une grenade éclatante, avec la devise, Undiquè terror, undiquè lethum.
Ils nous rappelaient à la fois et notre amour et nos devoirs. Si ces étendards avaient été bénis, sans doute ils devraient être déposés dans un des temples de la religion; mais comme ils ne l'avaient point encore été, nous osons demander à Votre Majesté qu'ils soient déposés dans un temple de l'honneur, en étant, par ses ordres, confiés à l'illustre famille de La Rochejaquelein. Nous disons confiés, car ne nous serait-il pas permis encore d'espérer qu'il pourrait, par la suite, convenir à Votre Majesté, qui a conservé ses fidèles gardes-du-corps, de rétablir de nouveau sa compagnie de grenadiers à cheval, qui lui a donné aussi de si grandes preuves de dévouement et de fidélité, et dont la principale destination avait toujours été de leur servir d'avant-garde?
Alors quel serait le bonheur de tous ceux qui auraient celui d'être rappelés pour en faire partie, de retrouver à la fois dans la maison du héros qui les avait commandés, et leurs étendards, et un autre La Rochejaquelein pour les guider dans le chemin de la gloire et de l'honneur!
Je suis, etc. _Signé le comte de Gibon,
_Maréchal-de-camp,
Commandeur de l'ordre royal et militaire de Saint-Louis,
Chef d'escadron de l'ancienne compagnie des Grenadiers à cheval.»
Paris, le 25 octobre 1816.
MINISTÈRE DE LA MAISON DU ROI.
_Paris, le 12 novembre 1816.
«Le Roi, Monsieur le Comte, vous autorise à remettre les étendards de l'ancienne compagnie des grenadiers à cheval à la famille de feu M. le marquis de La Rochejaquelein. Ils ne peuvent être confiés à des mains plus dignes de garder les enseignes qui devaient servir de guides au courage et à la fidélité.
Recevez, Monsieur le Comte, l'assurance de ma considération distinguée, etc.
Signé comte de Pradel.»
Paris, le 10 mars 1816.
Madame la Marquise,
J'attendais votre arrivée avec impatience, pour avoir l'honneur de vous adresser la lettre que j'ai reçue de M. le comte de Pradel, et qu'il m'a écrite en réponse à celle que je l'avais prié de mettre sous les yeux de Sa Majesté.
J'en joins ici la copie.
Vous verrez que le roi a daigné favorablement accueillir ma demande, dictée par le voeu de tous ceux qui ont eu l'honneur de faire partie de la compagnie des grenadiers à cheval.
Je ne saurais assez vous exprimer combien je me trouve heureux d'avoir à vous transmettre cette grâce de Sa Majesté.
Je remettrai donc à votre volonté, Madame, les étendards de ce corps, et nous verrons tous avec une vive satisfaction la famille de l'incomparable chef qui nous était si cher, en devenir dépositaire.
Vous ne les trouverez pas tout-à-fait semblables à la description que j'en avais faite dans ma lettre au roi.
Comme ils n'avaient encore été ni bénis, ni reçus; comme ce n'était pas d'ailleurs la compagnie qui avait été chargée de leur confection, nous ne les avions pas encore vus, et nous les croyions, d'après des rapports un peu inexacts, tels que je les avais dépeints.
Mais quand ils nous ont été remis, nous avons remarqué que les deux côtés représentaient une explosion de grenades avec la devise: Undiquè terror, undiquè lethum, et que les armes du roi étaient seulement rappelées par des fleurs de lis d'or brodées sur les cravates.
Nous nous sommes de plus assurés, par des recherches positives au dépôt de la guerre, qu'ils étaient absolument conformes à celui qui fut donné par Louis XIV à l'ancienne compagnie des grenadiers à cheval, qui a été supprimée le 1er janvier 1776. J'ai l'honneur, etc.
Lettre à M. le comte de Gibon, lieutenant-commandant d'escadron de l'ancienne compagnie des Grenadiers à cheval de la garde-du-corps du roi, maréchal-de-camp, commandeur de l'ordre royal et militaire de Saint-Louis.
18 décembre 1816.
Nous avons reçu, Monsieur le Comte, avec une bien vive reconnaissance, les étendards de l'ancienne compagnie des grenadiers à cheval de la garde du roi, dont Sa Majesté daigne nous confier la conservation. C'est et ce sera à jamais pour nous un témoignage bien honorable et une preuve touchante que Sa Majesté apprécie les services de celui que nous pleurons.
La France a vu avec admiration un corps si nouvellement formé et composé des vétérans de l'usurpateur, conserver une fidélité inébranlable au roi. Combien il a fallu que celui qui en avait le commandement fût bien secondé par ceux qui lui étaient associés! Nous savons, Monsieur le Comte, tout le zèle que vous avez montré; M. de La Rochejaquelein vous regardait comme un autre lui-même. Nous n'oublierons jamais que c'est à votre demande que nous devons l'honorable dépôt de ces étendards. Puisse ce corps, qui a fini au moment où il venait de se couvrir de gloire, être rétabli et confié encore à ses anciens chefs! avec quel empressement nous remettrions ces étendards en leurs mains!
Agréez, Monsieur le Comte, l'assurance de notre vive reconnaissance, et les sentimens de la considération avec laquelle nous avons l'honneur d'être, etc.
Donnissan, marquise de La Rochejaquelein.
Auguste, comte de La Rochejaquelein.
Lettre à M. le comte de Pradel, directeur-général du ministère de la maison du roi, ayant le portefeuille.
19 décembre 1816.
Il m'est impossible de vous dire, Monsieur le Comte, tous les sentimens dont je suis pénétrée. Je viens de recevoir une lettre de M. le comte de Gibon qui me transmet celle par laquelle vous lui annoncez que Sa Majesté daigne confier à la famille de La Rochejaquelein la conservation des étendards de l'ancienne compagnie des grenadiers à cheval de sa garde.
Hélas! dans ma douleur profonde, je ne me croyais susceptible d'aucune consolation. J'ai perdu, pour la cause du roi, tant d'êtres qui m'étaient chers, que je me trouve, pour ainsi dire, isolée dans le monde avec mes huit enfans; mais cette marque de bonté de Sa Majesté remet quelque sentiment de calme dans mon ame flétrie par tant de perles cruelles, et je sens que je puis jouir encore des témoignages d'estime et de confiance que Sa Majesté veut bien accorder à la famille de mon mari.
Ces étendards, nous les conserverons avec orgueil. Veuillez donc, Monsieur le Comte, déposer aux pieds de Sa Majesté l'hommage de notre profonde reconnaissance. Je voudrais même, s'il était possible, la consacrer en quelque sorte, en changeant le support de nos armes, et en prenant les deux étendards à la place des deux lions; on les réunirait par une bande, sur laquelle seraient ces mots: Vendée, Bordeaux, Vendée. Cela indiquerait à la fois les différens temps et les différens théâtres sur lesquels la famille a versé son sang pour son roi. Je vous prie, Monsieur le Comte, de vouloir bien demander l'autorisation de Sa Majesté, et lui dire en même temps que tout ce qui peut rappeler à mes enfans les nobles exemples du dévouement de leur père et de leur famille, m'occupera jusqu'à mes derniers momens.
J'ai l'honneur d'être, etc.
DONNISSAN DE La ROCHEJAQUELEIN.
MINISTÈRE DE LA MAISON DU ROI.
Paris, le 17 avril 1817.
Madame la Marquise,
Vous avez désiré obtenir du Roi de pouvoir joindre aux armes de la famille de La Rochejaquelein des supports représentant les deux étendards de l'ancienne compagnie des grenadiers à cheval de sa garde, en les réunissant par une bande portant ces mots: Vendée, Bordeaux, Vendée. Sa Majesté veut bien me permettre de vous annoncer que s'il était besoin d'une autorisation pour cet objet, elle la donnerait volontiers comme une marque du souvenir qu'elle conserve des actes de dévouement et de fidélité que ces supports et cette devise sont destinés à rappeler. Vous pouvez donc, Madame la Marquise, profiter, dès qu'il vous conviendra, du droit que vous donnent les intentions du roi, dans une circonstance où je me félicite d'en être l'organe auprès de vous.
Agréez, je vous prie, la nouvelle assurance des sentimens respectueux avec lesquels j'ai l'honneur d'être, Madame la Marquise, votre très-humble et très-obéissant serviteur,
Le Directeur général du Ministère, ayant le porte-feuille,
Comte de Pradel.
_Extraits des lettres de pairie délivrées, le 18 février 1818, en faveur de Henri-Auguste-George, marquis de La Rochejaquelein, créé pair le 17 août 1815.
………………………………………………….. ………Prenant, en considération les services signalés de feu le marquis de La Rochejaquelein, la fidélité et le dévouement à notre personne de sa famille, à laquelle il nous a plu de confier la garde des étendards de l'ancienne compagnie des grenadiers à cheval de notre garde, nous autorisons notredit très-cher, amé et féal marquis de La Rochejaquelein, son fils, à joindre à ses armoiries, qui sont, savoir, de sinople, à la croix d'argent, chargée en abyme d'une coquille de gueule et cantonnée de quatre coquilles d'argent, les supports représentant lesdits étendards réunis par une bande portant ces mots: Vendée, Bordeaux, Vendée. Et nous concédons à lui et à ses successeurs le droit de placer ces armoiries et ces supports sur un manteau d'azur, doublé d'hermine, etc…………………… ……………………………………………..
Lettre de Son Exc. M. le général comte de Goltz, ambassadeur de Sa Majesté le roi de Prusse, à madame la marquise de La Rochejaquelein.
Paris, le 8 novembre 1817.
Madame,
Les officiers de l'armée prussienne, qui, en 1815, ont contribué Pour la seconde fois au rétablissement du trône légitime en France, éprouvèrent, après la lecture des Mémoires intéressans que vous avez publiés, Madame, sur la guerre de la Vendée, le besoin de rendre un hommage public à la vertu malheureuse, et d'exprimer par un monument durable l'admiration dont les avait pénétrés le caractère éminemment loyal et chevaleresque que MM. de Lescure et de La Rochejaquelein ont déployé dans cette lutte sanglante. Ils résolurent d'offrir un présent au fils du général de ce nom qui, ainsi que son frère, trouva une mort glorieuse sur le champ de bataille, et un second à vous, Madame, l'inséparable compagne de deux chefs qui se sont illustrés par leurs sentimens et leurs exploits. Mais, sentant que ce n'était pas le prix de la matière qui devait faire celui d'un pareil présent; que ce n'était ni de l'or, ni des diamans, dont des soldats devaient faire hommage au descendant et à la veuve des guerriers de la Vendée, ils conçurent l'idée d'offrir à M. Henri de La Rochejaquelein une épée dont les emblèmes feraient tout le prix, et de vous faire remettre, Madame la marquise, deux candélabres de marbre, dans le genre de ceux qui ornent le tombeau que la piété conjugale a érigé, à Charlottenbourg, à celle qui fut à la fois la plus parfaite des épouses et des mères, et la plus chérie des reines: monument de deuil sur cette terre et de triomphe dans le ciel.
Je m'estime heureux, Madame, que mes camarades m'aient choisi pour leur organe, en me chargeant de remettre à M. de La Rochejaquelein l'épée qui atteste à la fois leur respect pour les vertus guerrières, et la loyauté des sentimens dont ils sont pénétrés. Je vous prie, Madame, de vouloir bien me fixer le jour et l'heure où je pourrai remettre cette épée entre les mains de M. votre fils, en présence des membres de votre famille et de vos amis.
Les deux candélabres, qui ont été sculptés à Carare, doivent arriver incessamment à Paris, et je vous demanderai alors la permission, Madame la Marquise, de vous en faire également hommage.
Veuillez agréer, Madame la Marquise, l'assurance de la haute considération avec laquelle j'ai l'honneur d'être, Madame la Marquise, Votre très-humble et très-obéissant serviteur, _Signé le comte de Goltz.
Réponse de madame la marquise de La Rochejaquelein à M. le général comte de Goltz, ambassadeur de Sa Majesté le roi de Prusse.
Paris, le 10 novembre 1817.
Monsieur le Comte,
C'est avec un profond attendrissement, et j'ose ajouter avec un noble et juste orgueil, que mon fils et moi recevrons les glorieux présens par lesquels l'armée prussienne se plaît à signaler son estime pour le généreux dévouement de MM. de Lescure et de La Rochejaquelein à la cause de leur roi. Certes, il doit être permis à des coeurs français qui n'ont jamais battu que pour l'honneur et la gloire, de tressaillir en recevant de tels témoignages de la part de tels guerriers.
Quand vous m'avez annoncé, Monsieur le Comte, les dons que l'armée prussienne daigne me faire, j'ai cru ma reconnaissance à son comble; il me semblait que cette marque de bienveillance épuisait toute ma sensibilité: mais vous m'avez appris que de plus vives émotions pouvaient encore s'élever dans mon ame, en ajoutant que les candélabres dont je vais être honorée ont quelque rapport avec ceux qui ornent la tombe auguste d'une reine dont le monde gardera l'héroïque souvenir, dont la Prusse pleurera à jamais la perte.
L'histoire, qui racontera tout ce qu'a fait de grand l'armée prussienne pour affranchir la Prusse, la France et l'Europe, dira aussi que cette armée, juste appréciatrice de la loyauté, de l'honneur et de la fidélité, a voulu honorer ces vertus dans la mémoire de ceux qui en furent les victimes. Il appartenait à des guerriers qui ont fait triompher la cause sacrée pour laquelle MM. de Lescure et de La Rochejaquelein ont combattu jusqu'à la mort, d'enrichir leur famille d'un monument de gloire qui s'y conservera de génération en génération. Tout le sang des miens est consacré à leur roi; l'épée que vous allez confier aux mains de mou fils, encore enfant, en lui rappelant vos exploits et les actions de son père, m'est un sûr garant qu'il se rendra digne de la porter.
Ces nobles dons, Monsieur le Comte, reçoivent encore plus de prix de la main qui a bien voulu se charger de nous les offrir: ce sera un nouvel honneur pour nous de les tenir de votre excellence même. Je voudrais pouvoir hâter un si beau moment; mais vous avez la bonté de me demander le jour où je pourrai avoir l'honneur de vous recevoir: c'est avec un grand regret que je me vois forcée de vous prier d'attendre jusqu'au jeudi 20 novembre, à cause de l'éloignement de mon fils que je vais faire venir.
Les hautes leçons que lui donnent de tels gages d'une estime qu'il n'a pu encore mériter, se joindront aux grands exemples que lui ont laissés ses parens. Hélas! pourquoi faut-il que sa mère infortunée ait acheté tant de gloire par d'inconcevables douleurs!
J'ai l'honneur d'être, avec la plus haute considération, Monsieur le Comte, Votre très-humble et très-obéissante servante, Signé Donnissan, marquise de La Rochejaquelein.
MAIRIE DE LA VILLE DE BORDEAUX.
_Extrait du registre des délibérations du conseil municipal de la ville de Bordeaux.
Séance du 27 avril_ 1821.
Le 27 avril 1821, à sept heures du soir, le conseil municipal de la ville de Bordeaux s'est réuni sous la présidence de M. E. Labroue, premier adjoint, remplissant les fonctions de maire de Bordeaux.
Étaient présens: MM. Balguerie junior, Nairac, Albespy, Mathieu, de Marbotin, Billate de Faugère, Maillères fils, Desfourniel, de Ganduque, de Villeneuve Durfort, Chalu, Courau et Balguerie Stuttemberg, membres du conseil municipal.
La séance ouverte, ………………………………………………… M. Labroue, premier adjoint, remplissant les fonctions de maire, fait le rapport suivant:
Messieurs,
«Par votre délibération du 11 septembre 1818, approuvée par la lettre de M. le préfet en date du 26 septembre 1818, vous avez nommé les rues, les cours et les places indiquées dans le plan de distribution des terrains du Château-Trompette, approuvé, le 8 septembre 1817, par M. le sous-secrétaire d'Etat au département de l'intérieur.
Après avoir décoré ces principales voies publiques des nobles noms fournis par l'auguste famille de nos rois, vous avez placé en seconde ligne les noms de quelques-uns de nos habitans qui se sont illustrés par de notables services rendus à la monarchie ou à la ville; mais qu'il s'en faut, Messieurs, que nous ayons épuisé tous les noms auxquels notre reconnaissante mémoire voudrait pouvoir réserver un pareil hommage.
Toutefois, parmi ces noms brille du plus grand éclat celui de de La Rochejaquelein, à jamais consacré dans les fastes de la fidélité, et dont l'illustration s'est si bien montrée dans notre heureuse journée du 12 mars.
C'est de ce nom, révéré dans toute la France, et plus particulièrement dans la Vendée et dans nos contrées, que j'ai l'honneur de vous proposer d'enrichir la nouvelle rue autorisée dans l'îlot n° 1 du plan précité, par l'ordonnance du roi, en date du 19 janvier 1820.
Cette nouvelle rue, vous le savez, doit être ouverte dans le prolongement de la ligne formée par les façades des maisons situées sur la place Richelieu, depuis l'hôtel de Fumel jusqu'à la Bourse.
J'ajouterai, Messieurs, que cette rue, déjà pratiquée, mais d'une manière informe, reçut dans nos temps de troubles et de malheurs l'abominable nom de Quiberon. Hé! quel autre nom que celui de de La Rochejaquelein, pourrait mieux effacer les impressions de honte et de douleur que ce nom de Quiberon, si marquant dans nos sanglantes annales, rappelle à tous les Français généreux et fidèles!»
Sur quoi;
Le conseil municipal, accueillant avec enthousiasme le voeu que vient d'exprimer son honorable président, et désirant transmettre à la postérité, par une inscription publique, le nom si cher à la religion et aux vertus monarchiques des de La Rochejaquelein,
Délibère à l'unanimité:
Art. 1er. La rue ouverte dans l'îlot n° 1 au plan général de la distribution des terrains du Château-Trompette, en exécution de l'ordonnance royale du 19 janvier 1820, et perpendiculaire à la rue Esprit des lois, portera le nom des de La Rochejaquelein.
2. Expédition de la présente délibération sera adressée à madame la marquise veuve de La Rochejaquelein et à M. le préfet.
Fait et délibéré à Bordeaux, les jour, mois et an que dessus. Signé par le président et les membres du conseil municipal ci-dessus dénommés.
Pour extrait:
En l'absence du maire de Bordeaux,
Le premier adjoint, chevalier de l'ordre royal de la Légion-d'Honneur, Labroue.
AVERTISSEMENT DES ÉDITEURS.
Charette, qui commandait dans le Bas-Poitou, prit rarement part aux opérations des grandes armées vendéennes. Madame la marquise de La Rochejaquelein n'a pu donner que des renseignemens peu détaillés sur ses troupes, sur sa conduite, sur ses faits d'armes et son caractère. Les Mémoires qu'on vient de lire, et qui sont si remplis d'intérêt, se terminent avant l'époque où ce chef habile, resté seul de tant de guerriers, fut encore long-temps l'appui et l'espérance des royalistes. On nous a remis des notes fort précieuses qui furent écrites par une personne attachée à son armée. L'auteur de ces notes ne les a point tracées de suite et dans un ordre méthodique; ce sont de simples fragmens, mais qui, rapprochés des faits que rapporte madame de La Rochejaquelein dans ses Mémoires, complètent l'histoire de Charette par le récit de ses derniers exploits, de sa détresse, de ses périls et de sa mort courageuse.
ÉCLAIRCISSEMENS HISTORIQUES.
I.
La troupe d'insurgés, que M. Charette commanda dans le principe, appartenait à un territoire peu étendu. Ce ne fut que successivement et à l'aide de circonstances, ou fortuites ou amenées par son habileté, qu'il parvint à réunir une armée assez nombreuse. Son rôle ne devint brillant que lorsque les armées d'Anjou et du centre eurent effectué le passage de la Loire.
Le pays, dans lequel il organisa sa première bande, ne comprenait que le district de Machecoul et une très-faible partie de celui de Challans. On ne pense pas que sa population guerrière, en la formant de tous les individus, depuis vingt ans jusqu'à cinquante, fournît au-delà de 4,000 hommes, et encore étaient-ce de bien mauvais soldats. Lorsque, dans la suite, ce pays ne fit plus qu'une division de l'armée de Charette, c'était celle sur laquelle il comptait le moins.
Le surplus du district de Machecoul et la partie insurgée de celui de Paimboeuf, connu sous le nom de Pays de Retz, obéissaient à M. le chevalier de La Cathelinière qui, pendant toute sa vie, entretint plutôt des relations d'amitié que de dépendance avec M. Charette. Ce dernier canton, découvert, accessible et entouré de villes et de postes qui étaient restés fidèles au parti républicain, ne tarda pas à être accablé; le chevalier de La Cathelinière, poursuivi à outrance, malade, fut pris à la fin de 1793, et les soldats de sa bande, commandés par Guérin l'aîné, ne pouvant plus tenir dans un pays que traversaient journellement les colonnes ennemies, vinrent se joindre à l'armée de M. Charette dont elle composait l'avant-garde. C'était là son meilleur corps, celui à qui il a dû la meilleure partie de ses succès dans la campagne de 1794. On pouvait envisager les paysans qui le composaient comme des soldats enrégimentés. Chassés par la force de leurs foyers, et n'y pouvant rentrer qu'à travers les plus grands périls, ils n'avaient d'asile et de ressource que dans les camps; et si cette position désespérée dut enflammer leur courage, il était encore exalté par le désir de venger le massacre de leurs familles et l'incendie de leurs maisons.
L'autre portion du district de Paimboeuf, les cantons actuels de Saint-Jean-Demont, Beauvoir, Saint-Gilles (le chef-lieu excepté), donnèrent naissance à une autre bande que commanda M. Guerres de la Fortinière, demeurant aujourd'hui à Chavane. Cette troupe, appelée Troupe du Marais, prit Noirmoutier dès le commencement de l'insurrection et ne la garda pas long-temps. La reprise de cette place indisposa les soldats de M. Guerres, comme celle de Pornic avait exaspéré ceux de M. de La Roche-Saint-André. La fuite du chef amena encore ce territoire sous l'obéissance de M. Charette.
Les sieurs Jolly et Savin furent deux autres chefs indépendans qui commandaient le territoire situé entre la route de Legé aux Sables et celle de La Roche-sur-Yon au même endroit, du moins leur pouvoir s'étendait peu au-delà de ces limites. Leurs troupes étaient séparées, mais agirent souvent de concert. Elles tentèrent deux fois le siège des Sables et furent repoussées.
Savin se plia de bonne heure aux volontés de M. Charette, aussitôt que celui-ci, chassé de Machecoul par le général Beysser, eut établi son quartier à Legé: il était d un caractère assez flexible. Jolly, ancien soldat, homme emporté et sans éducation, doué d'une valeur qui allait à la témérité, n'avait pas une aine aussi docile que Savin. Aussi cette humeur impétueuse engendra-t-elle avec M. Charette des démêlés violens qui se terminèrent par la catastrophe sanglante du rival imprudent. La mort de cet homme courageux a été imputée au général Charette qui devint ensuite maître absolu de la bande qu'il commandait.
Vieillevigne et les communes environnantes avaient levé un autre corps qui ne reconnut l'autorité immédiate de M. Charette qu'à la reprise de Machecoul, où le commandant Vrignaud fut tué. La Roche-sur-Yon et tout le pays qui existe entre cette ville et le Lay, avaient pour chefs MM. de Bukley et de Saint-Pol, qui ne coopérèrent activement avec M. Charette, qu'au moment où l'armée de Mayenne entra dans la Vendée et poussa devant elle les bandes de ce département sur l'armée d'Anjou. M. de Bukley passa la Loire, et M. de Saint-Pol, chef peu brave et peu considéré, céda à l'influence et à l'ascendant de M. Charette.
L'armée de Royrand suivit l'impulsion de l'armée d'Anjou et passa la Loire; le pays qu'elle occupa resta donc sans chef, et une partie se rangea alors sous les drapeaux de M. Charette; aussi, dès les premiers mois de 1793, l'autorité de ce chef embrassait tout le territoire compris entre la mer et la grande route de Nantes à Luçon.
Elle s'étendit encore plus loin en 1794. Par la mort de M. Lyrot de la Pasouillère, M. Charette acquit le pays situé entre la grande route de Nantes et la Sèvre, et celui renfermé entre cette rivière et la Loire, depuis Nantes jusqu'aux confins de l'Anjou. Ce territoire nourrissait trois divisions ou bandes qui ne se réunirent, il est vrai, à l'armée de Charette, que dans une ou deux occasions. Leur position difficile les obligeait constamment de se tenir sur la défensive.
L'on voit, dans les détails qui précèdent, combien les commencemens de M. Charette ont été faibles; le pays, qu'il a fini par commander seul, était donc, dans l'origine, partagé entre plusieurs chefs indépendans et jaloux les uns des autres. Aucun d'eux n'était assez marquant, n'avait occupé dans l'armée des emplois assez considérables pour faire taire l'envie, réunir tous les suffrages et couper court à ces rivalités dangereuses. Deux ou trois gentilshommes, dont le plus élevé n'avait pas dépassé le grade de capitaine, quelques hommes du peuple qui n'avaient d'autre recommandation que d'avoir vieilli dans l'emploi de caporal ou de sergent: tels furent les chefs de l'insurrection dans tout le territoire qui formait à la fin l'armée du général Charette.
Aussi est-ce à ce défaut de talens et surtout d'ensemble que l'on doit attribuer tous les mauvais succès que ces chefs éprouvèrent partiellement, et l'inaction désastreuse dans laquelle ils se tinrent quand ils n'étaient pas attaqués. Si toutes ces bandes eussent été organisées sous un seul chef dans les deux premiers mois de l'insurrection, la côte, depuis Luçon jusqu'à Paimboeuf, qui n'était pas défendue, dans cet intervalle de temps, par plus de trois à quatre mille hommes, aurait été entièrement balayée. Alors, n'ayant plus d'ennemis derrière eux, n'étant plus obligés de garder la défensive, état qui ne pouvait que décréditer les affaires du parti, les Vendéens auraient pu faire de gros détachemens et prêter la main aux armées d'Anjou qui se seraient alors avancées dans l'intérieur, seul plan militaire qui fût capable de mettre la république en danger.
II.
Les nuances que l'insurrection établit entre les paysans de l'armée de Charette et ceux des armées d'Anjou et du centre, étaient moins dues à des causes naturelles et locales qu'à des causes accidentelles. L'on ne peut disconvenir que les insurgés, quoique poussés à la révolte par des vexations de plus d'un genre, ne se seraient pas spontanément levés en masse; ils y ont été entraînés par des suggestions; ce sont des mécontens appartenant aux classes élevées, des émissaires cachés qui soufflaient dans la Vendée le feu de la sédition, et quoiqu'une populace déchaînée soit assez difficile à contenir dans les premiers momens d'effervescence, celle-ci connut des chefs immédiatement dans le Bas-Poitou, comme ailleurs, et ces chefs auraient eu assez de pouvoir pour empêcher les massacres dans tous les lieux, s'ils l'avaient fortement voulu. Cette vérité serait appuyée au besoin sur des exemples frappans.
Il est encore certain que les paysans qui composaient l'armée de Royrand n'étaient pas moins grossiers que ceux de l'armée de Charette. Le premier corps s'était recruté en partie dans l'ancien district de Montaigu.
Ainsi ce furent ces massacres eux-mêmes, ces assassinats réfléchis qui ensanglantèrent les communes de Machecoul, de Legé et de Rochecervières, qui altérèrent les ames des paysans qui les commirent; qui les changèrent en bêtes féroces; qui les enivrèrent, pour ainsi dire, de fureur et de vengeance. Il faut avoir été témoin oculaire de ces horribles scènes pour savoir jusqu'à quel degré elles portèrent dans les esprits des campagnards le fanatisme et la cruauté; et ce qui justifierait la justesse de l'observation, c'est que ces impressions atroces furent privatives aux communes qui avaient pris part à ces actes de barbarie, ou du moins elles y étaient infiniment plus sensibles.
Ces affreux événemens firent un tort incalculable au parti royaliste; ils glacèrent d'effroi les villes voisines, et surtout celle de Nantes dont la défection eût peut-être été décisive; et les circonstances étaient bien propres à l'attirer dans le système des insurgés. Nantes, soumise alors à un gouvernement aussi absurde que tyrannique; administrée par des énergumènes tirés pour la plupart des classes inférieures; Nantes, si florissante par le commerce des colonies, et qui voyait ce commerce près d'être anéanti, et par les excès d'une liberté insensée proclamée au sein des noirs, et par la guerre maritime que la mort de Louis XVI venait d'allumer; Nantes, détrompée de ses illusions, voyait chaque jour refroidir la chaleur révolutionnaire de ses citoyens: nul doute donc qu'un grand nombre de ceux-ci ne fussent entrés dans les rangs des royalistes, si leur ville eût hésité à embrasser ouvertement leur parti. C'est là un fait qu'on a vu attester par des témoignages nombreux.
De-là vint aussi la différente composition des armées, et que celles d'Anjou montrèrent toujours plus de tactique et de résistance; les désertions y affluèrent; ce qui provient d'avoir des corps mieux disciplinés, ce qui fournit des soldats plus intrépides, parce qu'ils étaient dégagés des affections et des soins domestiques, et que leur salut, leurs espérances étaient désormais attachés aux succès du parti qu'ils avaient embrassé; tandis que cette précieuse ressource fut ôtée à l'armée de Charette par les actes sanguinaires de Machecoul et autres endroits. Celui qui aurait tenté de déserter n'avait que la mort en perspective, et il eût fallu une force d'ame bien prononcée pour braver ainsi les dangers des deux partis: aussi le nombre des transfuges ne s'éleva pas peut-être à dix, et encore ceux-ci tenaient ou à une caste proscrite dans les temps malheureux, ou s'étaient fait remarquer par des étourderies qui alors étaient réputées pour des crimes.
Les massacres de Machecoul durèrent pendant plus de cinq semaines; chaque soir on égorgeait un certain nombre de prisonniers, après les avoir attachés, en avoir formé une espèce de chaîne. Les assassins, ne rougissant point d'attacher une idée de religion à ces épouvantables forfaits, appelaient cette tragédie le Chapelet; et dans le fait on récitait cette prière au moment où l'on répandait le sang de ces malheureux. L'imagination frémit en rappelant des horreurs aussi long-temps prolongées; près de six cents victimes furent ainsi massacrées de sang-froid, et c'étaient des hommes de toutes les classes qui avaient été gagnés par les opinions nouvelles, et que les insurgés avaient ramassés dans la ville de Machecoul et autres communes environnantes.
III.
Les premières défaites donnent une idée du genre de courage qui signala ensuite l'armée Charette, et du terrain convenable pour s'y déployer. Jamais cette armée n'a eu de succès en plaine et dans un pays découvert, à moins d'offrir un nombre infiniment supérieur à celui de l'ennemi. Pour être redoutable, il fallait qu'elle pût se retrancher derrière des buissons ou des fossés, c'est-à-dire dans des endroits où la cavalerie et le canon de l'ennemi étaient sans effet.
Le mécontentement qui éclata pendant quelque temps entre la bande de Vrignaud et celle de M. Charette, ne fut point produit par le désir de supplanter ce dernier, mais par son insouciance habituelle. Cette première troupe, réunie aux insurgés des communes qui avoisinent Nantes, formait un corps avancé qu'on avait porté aux Sorrinières, à l'embranchement des deux routes qui conduisent de cette dernière à Legé et Montaigu. Elle avait à soutenir des combats fréquens, parce que les Nantais, assiégés pour ainsi dire sur ce point, faisaient des sorties journalières. Il était donc fort intéressant de maintenir ce camp qui couvrait ceux de Legé et de Chantonnay, et de fournir au moins des vivres à ceux qui le composaient. Et sous le rapport des subsistances, le canton de Vieillevigne, alors fort peuplé, et principalement de fabricans, à une époque peu éloignée de la récolte, se trouvait dans une position difficile; il lui était impossible de nourrir des soldats; et M. Charette, pour qui ceux-ci étaient un rempart précieux, s'était engagé à le faire.
Mais jamais obligation ne fut plus mal remplie. Cette malheureuse division manquait de tout; elle passait des journées entières sans pain; les officiers, qu'on envoyait au quartier-général de Charette pour en demander et se plaindre de cet affreux dénuement, trouvaient ce général entouré de femmes et de jeunes gens, ou mollement assis sur un sopha, prenant part à des conversations frivoles, ou se livrant à des danses folâtres avec cette cour efféminée. Un pareil spectacle n'était pas fait pour concilier l'affection et l'estime de jeunes officiers bouillans, d'une humeur altière et indépendante, qui venaient de laisser leurs soldats en proie à la faim, murmurant contre leurs chefs, et menaçant de regagner leurs foyers. Des propos violens se tenaient de part et d'autre; ils circulaient ensuite dans les rangs de la division avec les détails de la vie riante et commode qu'on menait à Légé, et le mécontentement était porté à son comble.
Voilà exactement les causes des dissensions et de l'aigreur qui régnaient à cette époque entre les deux bandes. Celle de Vrignaud se regardait comme indépendante, et ne devant conserver avec Charette qu'une harmonie d'opinion et de mesures; mais son chef n'a point prétendu au commandement général.
Charette n'éprouva point de sédition dans sa propre armée, quoique sa conduite dissipée, son existence oisive et ses deux promenades de Montaigu le décréditassent beaucoup dans le parti. Il ne fut entièrement rétabli dans l'opinion que par la reprise de Mâchecoul qui fut emporté de vive force, quoique défendu par une garnison de quinze cents hommes et dix-huit pièces de canon.
Il serait néanmoins possible que la marquise de Joulami, femme d'un esprit très-délié et très-intrigant, ait eu le projet de faire ôter le commandement à Charette: elle avait beaucoup d'influence à Vieillevigne, et si elle avait pu porter l'une de ses créatures à la place de celui-ci, elle eût été l'ame des opérations militaires, ou du moins elle a pu se l'imaginer. Charette et cette femme ont eu des démêlés, et l'on assure que, dans une réponse que lui fit le général, pour la rappeler ironiquement à un genre d'occupations plus convenable à son sexe, il joignit une quenouille à sa lettre. On doit penser qu'un pareil cadeau aura été mal reçu.
IV.
Charette vint se réfugier deux fois à Montaigu. Sa première fuite fut causée par une terreur panique, parce que les républicains, sortis des Sables, s'étaient avancés jusqu'à Palluau, et que l'armée de Beysser occupait en même temps Machecoul. M. de Royrand le reçut très-mal, et lui observa assez rudement que du moins il fallait voir l'ennemi avant de décamper.
Le courroux de M. de Royrand tenait aussi à des causes personnelles; le poste de Légé évacué, il se trouvait à découvert de sa droite, et il pouvait être pris entre deux feux.
D'un autre côté, et c'était là le principal motif, l'armée de Charette, si elle fût demeurée sur son territoire (celui de l'armée Royrand), pouvait l'affamer dans quelques jours. Ce dernier chef, homme délicat et probe, était très-avare de réquisitions et nourrissait son armée au moyen des excursions qu'il faisait sur le pays ennemi, ou avec des grains qu'on payait en partie avec la caisse prise sur le district de Montaigu. L'armée Charette eût donc dérangé le système d'ordre et d'économie, et elle eût même pu amener la disette dans les communes ou elle se serait répandue. D'ailleurs, stationnée à Montaigu, quel service pouvait-elle rendre au parti? Et elle laissait à la merci des républicains les bandes de Savin et de Jolly, qui pouvaient être facilement coupées.
Le poste de Saint-Colombin était gardé par quatre cents hommes environ, tirés d'anciens régimens de ligne; celui de Rohan en avait fourni la meilleure partie. Ce poste fut surpris et fit peu de résistance. La moitié fut faite prisonnière.
Charette soutint vers ce temps-là un autre combat contre une colonne sortie de Machecoul, forte de cinq à six cents hommes, et qui vint l'attaquer à Légé; il la battit complètement et prit les deux pièces de canon qu'elle avait amenées avec elle. Ce détachement était en partie composé de Nantais.
V.
L'attaque de Nantes ne fut faite activement que par la grande armée. Celle de Charette n'y pouvait faire qu'une parade inutile. Comment en effet aurait-elle tenté avec succès de pénétrer à travers une demi-lieue d'une espèce de défilé, d'une gorge étroite, formée par les ponts de la Loire et de la Sèvre, sans pontons et sans bateaux? Aussi ne s'avança-t-elle que jusqu'au pont Rousseau, et elle dressa en cet endroit des batteries avec lesquelles on tira sur la ville à boulets rouges; une batterie voisine des républicains ripostait et tua une cinquantaine d'hommes. Les patriotes ne pouvaient, rien craindre de ce côté; ils le défendirent avec un faible poste et quelques canonniers.
Les paysans accourus à ce siège s'élevaient, à ce que l'on prétend, au moins à vingt mille. On remarquait dans cette armée des vieillards et des femmes qui s'étaient pourvus de sacs, afin de profiler plus amplement du butin qu'aurait procuré une ville aussi opulente; on annonçait hautement l'intention de la piller; et si toute cette populace eût réussi à s'y introduire, il eût été malaisé d'empêcher ce brigandage. De pareilles dispositions, connues des assiégés, étaient bien propres à enflammer leur courage et à augmenter la résistance.
On a dit dans le temps que si l'armée d'Anjou eût forcé la ville, le dessein des chefs qui la commandaient était de garder aussitôt les ponts, afin de s'opposer à l'entrée de l'armée Charette dont les principaux officiers seuls eussent été exceptés de cette défense.
Il n'est pas présumable que Charette ait montré des prétentions ouvertes au poste de généralissime. Il ne pouvait pas raisonnablement conserver le moindre espoir d'être nommé; il était peu connu dans les armées d'Anjou et du centre; il n'avait eu aucune relation directe avec elles, à l'exception de M. Royrand; l'on ne pense pas qu'il eût envisagé les autres chefs à cette époque; il députa deux ou trois officiers à l'assemblée qui devait faire l'élection, et il aura été mécontent, comme beaucoup d'autres, de la promotion de M. d'Elbée qui, à la vérité, ne méritait pas la préférence. On aura peut-être envisagé les réflexions qu'il aura faites sur ce choix, comme le dépit de l'amour-propre offensé.
Il serait plus exact de croire que Charette s'imaginait qu'on devait, dans cette assemblée de chefs, s'occuper non-seulement du chef principal mais de l'organisation de toutes les armées, opération qui, dans le fait, aurait été bien sage. Charette eût voulu, dans ce cas, être élevé au commandement de l'armée du Bas-Poitou, c'est-à-dire de tout le territoire insurgé qu'il gouverna après le passage de la Loire. Tout le pays eût ainsi été divisé en trois armées principales, et relativement au nombre, à l'importance et aux ressources territoriales, Charette eût commandé incontestablement la seconde.
Il aura donc été très-piqué d'une omission qui le laissait à la tête d'une bande assez médiocre, et toujours en butte aux tiraillemens, aux intrigues et l'insubordination des autres chefs. Si son projet eût réussi, la nomination d'un généralissime l'eût peu gêné, tant parce que le commandement du centre de celui-ci eût été éloigné, que parce que l'obéissance de chef à chef était dans ce temps-là très-imparfaite.
VI.
Charette avait commis une faute grossière dans l'établissement de son camp de Légé, et qui lui ôtait absolument toute facilité de résister à l'invasion des républicains et aux attaques qu'ils auraient dirigées contre lui dans cet endroit. Légé était couvert de tous côtés par des arbres et des haies touffues, retranchemens naturels qui s'adaptaient merveilleusement au génie militaire des insurgés. Charette détruisit cet avantage de fond en comble; il fit abattre tous les arbres, raser les buissons, et convertit Légé en une vaste plaine. Son aimée travailla pendant tout l'été de 1793 à cette imprudente opération. Dès ce moment le poste ne fut plus tenable pour des paysans qui l'abandonnaient aussitôt qu'ils apercevaient l'ennemi; et il devint pour celui-ci un poste de prédilection qu'il occupa constamment dans la suite, et qui le plaçait au centre du pays insurgé. On ne conçoit pas comment les expériences malheureuses, faites par Charette dans les endroits trop découverts, ne lui avaient pas fait rejeter ce projet insensé; mais c'est encore dans cette occasion qu'on remarque une des principales nuances de son caractère, la suffisance et la présomption. En traçant à Légé un camp retranché, il singeait le général d'une armée régulière.
VII.
Charette montra dans sa première lutte contre le général Haxo une autre nuance de son caractère, la légèreté et l'imprévoyance unies à beaucoup de bravoure et de fermeté. C'est bien dans cette occasion qu'on remarque qu'il n'adoptait aucun plan militaire, mais qu'il vivait au jour le jour, bravant le danger lorsqu'il se présentait, mais ne sachant ni le calculer, ni faire naître ou préparer des circonstances avantageuses. Après la prise de Noirmoutier, Charette n'y demeura que quelques jours; il les employa à faire entrer quelques vivres dans la place et à expédier un aviso en Angleterre. Ce fut La Roberie aîné, officier de mérite, qu'il y envoya. La garnison qu'il laissa à Noirmoutier était d'environ huit cents hommes, et ce poste fut médiocrement envié par les soldats de son armée, qui avaient une répugnance invincible pour toute position où l'on n'avait point de retraite. Le gouverneur était un M. de Tinguy, officier peu connu, et qui, parmi plusieurs autres officiers restés aussi dans la place, ne devait pas jouir d'une grande autorité.
Charette ramena donc incontinent son armée à Touvois, à une lieue de Légé, apparemment parce que cela le rapprochait de sa nouvelle conquête, et qu'il avait éprouvé devant une division de l'armée de Mayence, qu'il n'y avait aucune résistance à tenter dans son ancien poste qui équivalait à une rase campagne: il y campa pendant plus de trois semaines. Enfin, vers le milieu de novembre 1793, Haxo sortit de Nantes et entra par plusieurs points sur le pays insurgé. La division des Sables pénétra aussi, et Charette vit qu'il allait être enveloppé à Touvois, pendant que la division de l'armée de Haxo, qui avait débouché par Machecoul, lui couperait la retraite de Noirmoutiers. Dans une position aussi épineuse, Charette devait prendre un parti décisif, et il n'en prit point; il décampa de Touvois, s'avança vers la Garnache et Saint-Gervais: Haxo le suivait rapidement à la tête de quatre à cinq mille hommes et de l'artillerie.
Charette essaya un instant de lui résister dans ce dernier endroit, mais il fut chassé à coups de canon et acculé dans Bouin, dont il ne se tira avec sa troupe qu'en franchissant ou traversant les fossés. Il laissa là une belle artillerie, ses caissons, ses équipages. Son armée ne sauva qu'un seul cheval, celui de La Roberie; mais l'on ne sache pas qu'elle ait tué les autres ni encloué ses canons. Elle effectuait une retraite ou plutôt une déroute précipitée, accompagnée du plus grand désordre, et, certainement, elle n'eut pas le temps, ni peut-être la pensée de détruire les ressources qu'elle était forcée d'abandonner à l'ennemi. Ce désastre n'avait point été prévu, et il était bien facile de l'éviter. Charette devait examiner, en sortant de Touvois, s'il avait une force suffisante pour défendre Noirmoutiers et pour en empêcher le siège; il ne pouvait s'agir de s'y enterrer, car alors tout le parti se serait trouvé concentré dans un seul point, et il était irrévocablement abattu par la chute de ce lieu de refuge. Pour prendre une pareille résolution, il eût fallu attendre à une époque déterminée un secours que l'Angleterre aurait envoyé, et qui eût été capable de faire lever le siège. Ce plan était donc impraticable, quand même on admettrait, ce qui eût éprouvé une grande difficulté, que l'armée eût consenti à l'exécuter.
Et si l'armée de Charette était trop faible pour tenir tête à l'ennemi, il fallait donc se garder soigneusement de se laisser engager avec tous ses moyens militaires sur un terrain désavantageux, et qui ne laissait aux insurgés, en cas de défaite, que la perspective d'une destruction totale.
Bien plus, un semblable échec devait décourager entièrement la garnison de Noirmoutiers: il était propre à lui enlever l'espoir d'être jamais secourue, et par suite celle énergie morale et ces illusions du courage, qui sont toujours les meilleurs garans d'une défense opiniâtre. La facilité avec laquelle elle se rendit atteste assez l'abattement et la consternation que produisit la victoire de Haxo dans l'ame des assiégés.
Ce malheureux événement prouve donc l'hésitation, l'incertitude et l'absence de tout plan fixe de la part de Charette. C'était plutôt un sentiment confus que des réflexions éclairées qui le portait ainsi dans la direction de Noirmoutiers. Peut-être avait-il l'idée vague de s'y jeter et d'y cantonner une partie de son armée, sauf à la rejeter, si d'autres motifs paraissaient ensuite peu favorables. C'était toujours l'événement actuel qui déterminait sa conduite, et la mobilité des circonstances n'était pas plus rapide et plus variée que celle de ses pensées et de ses résolutions. Si celle que l'on analyse ici eût reçu le moindre degré de maturité, s'il eût pesé un seul moment les résultats que pouvait amener, au milieu d'un marais, une lutte inégale, il aurait porté son armée dans le sein du Bocage, sur un terrain où il devait bientôt recueillir tant de succès: et, comme Haxo voulait reprendre Noirmoutiers, et comme, pour achever ce dessein, il avait besoin de protéger ses derrière; par un corps d'observation, que les munitions et les subsistances nécessaires à sa troupe devaient arriver librement, et que, pour assurer ces approvisionnemens, il lui fallait tenir une chaîne de postes depuis Noirmoutiers jusqu'à Nantes, les événemens de la mer étant trop hasardeux; il eût été bien difficile que Charette n'eût pas trouvé jour à entraver des dispositions si multipliées, et à gagner peut-être sur son ennemi des avantages importans.
Aussi faut-il dire que cette défaite de Bouin terrassa le parti. Elle fut à l'armée de Charette ce que la défaite de Luçon avait été aux armées réunies. Dans les deux endroits on perdit son artillerie et ses munitions, et cette dernière perte surtout était incalculable pour des gens qui n'avaient point de postes fortifiés, qui étaient obligés de traîner tous leurs moyens après eux. Charette n'était plus, à proprement parler, un général d'armée, parce que tout ce qui constitue une armée avait échappé de ses mains; il devenait un simple partisan, occupé à fuir habituellement devant l'ennemi lorsqu'il déployait une force supérieure, et à épier les occasions dans lesquelles ce même ennemi se serait négligé ou affaibli par excès de confiance.
Charette essaya ce genre de combattre en sortant de Bouin. Il surpris à Bois-de-Cene un détachement républicain de quatre cents hommes à peu près, qui fut presque entièrement égorgé. Cet avantage lui procura quarante chevaux. Il se porta le lendemain sur Légé que gardait une troupe plus nombreuse et pourvue de canons; il l'attaqua valeureusement, et il fut repoussé après un combat de quelques heures.
C'est de cette époque que date toute la campagne faite par Charette, pendant l'hiver de 1794, et dans laquelle les revers de ce chef restèrent bien au-dessous de ses avantages. Plusieurs causes contribuèrent à ses succès.
La première et la plus considérable fut la proscription générale des Vendéens, l'interdit qui fut jeté sur leur malheureuse contrée, et les horreurs inouies dont elle devint le théâtre journalier; une soldatesque effrénée n'y connaissait ni amis ni neutres: les femmes et les enfans furent enveloppés dans ce carnage impitoyable; des communes qui avaient livré les armes furent ensuite livrées à la dévastation, au fer et à la flamme; des hommes revêtus des fonctions et des livrées républicaines furent fusillés; il n'y eut donc alors d'asile que dans les camps et les forêts, de sûreté et de garantie que sous les armes, de protection efficace que dans des réunions nombreuses. La crainte du péril et le sentiment de sa conservation formèrent l'armée, et la terreur générale produisit le courage le plus exalté, le courage du désespoir.
A ce mobile aussi puissant que les républicains avaient exercé contre eux, il faut ajouter le défaut absolu de renseignemens et de lumières dont ils auraient eu besoin pour guider leurs opérations, et dont ils étaient privés. Ils avaient, par leur conduite atroce et cruelle, élevé un mur d'airain entre les Vendéens et leurs soldats. Les deux partis n'étaient plus composés que d'ennemis acharnés: ainsi les armées patriotes n'ayant aucune espèce de relation dans le pays où elles combattaient, ne pouvaient marcher qu'à l'aventure; leurs généraux ne pouvaient former, pour ainsi dire, que des combinaisons divinatoires. Ils poursuivaient les insurgés à la piste; ils ne reconnaissaient que par la trace des lieux, par les routes qu'ils tenaient, semblables au chasseur qui rembuche des bêtes féroces; et comme cette manière de découvrir n'était praticable que pendant le jour, il s'ensuivait que les Vendéens étaient toujours en sûreté pendant la nuit, et qu'ils avaient une grande facilité pour cacher leur marche et échapper à l'ennemi. Cette considération explique pourquoi, dans cet hiver, ils furent si rarement surpris, et ils ne l'auraient même jamais été, si cette sécurité habituelle ne les eût fait relâcher quelquefois de toute espèce de précaution.
Ensuite la nature du terrain du Bocage de la Vendée était inestimable pour des révoltés pendant le cours de l'hiver. Couvert de bois et de buissons, n'ayant que peu de chemins et des chemins impraticables, il était presque impossible à une troupe d'y conduire de l'artillerie; le transport des vivres et des bagages y était de la dernière difficulté. La cavalerie la mieux montée y était ruinée eu quinze jours; tous les obstacles enfin se pressaient autour des opérations militaires, et si les colonnes républicaines n'eussent été éclairées par des réfugiés du pays, elles auraient probablement été réduites à une inaction complète. Une attitude active ne leur était pas plus favorable, puisqu'en agissant avec des corps nombreux, les républicains étaient affamés, et ils couraient risque d'être écrasés dès qu'ils se montraient en petites masses. Ils en firent une rude épreuve dans la campagne que l'on rappelle. Rassemblés en grande force, ils ne trouvaient personne et ils étaient assaillis de privations. Éparpillés en petits détachemens, ils étaient battus. L'on fera remarquer dans la suite que le général Hoche termina facilement la guerre civile, parce qu'il sut prévoir et parer à tous ces inconvéniens. La Vendée eût été pacifiée dix fois avant la dernière, si l'on eût remplacé les trois quarts des soldats républicains qui y sont péris, par de la modération et du bon sens.
VIII.
Le pays insurgé se trouva le plus souvent débarrassé des troupes républicaines pendant l'été de 1794. Des colonnes le traversèrent trois ou quatre fois, mais sans s'y arrêter. Ce plan de l'ennemi était motivé, ou sur les courses infructueuses faites pendant l'hiver et qui leur avaient coûté tant de monde et tant de fatigues, ou sur la nécessité de renforcer les armées des frontières moins exposées pendant les mauvaises saisons, ou principalement pour border et défendre les côtes sur lesquelles on craignait toujours quelques débarquemens d'Anglais qui auraient coopéré avec les insurgés. Charette eut donc le temps de respirer à son aise et d'entreprendre lui-même des attaques, au lieu de repousser ou d'esquiver celles des républicains. Sans doute ce repos qu'il aura présenté à ses soldats sous des couleurs adroites, comme étant la suite de l'abattement ou de l'impuissance de l'ennemi, releva le courage des siens, leur donna une haute idée de leur force, et augmentait leur confiance dans le général qui les avait guidés à travers tant de dangers. En envisageant dans leur ensemble tous ceux qui les avaient assaillis, les Vendéens le regardaient comme le libérateur de leur pays, le sauveur de leur existence, et la guerre qu'ils avaient soutenue sous ses ordres, comme ayant été le seul moyen d'échapper à cette terrible catastrophe; les esprits reçurent donc de ces considérations des impressions d'enthousiasme et d'énergie, qui préparèrent les succès que les Vendéens obtinrent contre les camps retranchés des patriotes.
Le camp dont l'attaque, est sans contredit, un des plus beaux faits d'armes du général vendéen, n'était point assis à Saint-Christophe, mais à Freligné, auprès d'une chapelle de ce nom, à un quart de lieue de Touvois. Les républicains avaient un détachement dans le premier endroit, et c'est sur ce point que la troupe battue effectua une retraite bien difficile; la garnison de ce camp était de quinze cents hommes, et plus de la moitié fut tuée. Les Vendéens montrèrent dans cette occasion une valeur et une fermeté que l'on ne pouvait pas raisonnablement attendre; l'événement seul justifia l'attaque d'un poste que l'on regardait comme imprenable par des troupes irrégulières.
Le camp des Chrimières, que Charette força quelques jours après, n'était pas aussi fort et aussi nombreux: celui-ci fut surpris dans un moment où l'ennemi était mal préparé. Les soldats avaient lavé et nettoyé leurs armes ce jour-là, et un grand nombre était répandu dans les vignes dont la maturité approchait. Cette attaque imprévue était la suite de la défaveur qui entourait les républicains et de l'impossibilité dans laquelle ils s'étaient placés, par leurs cruautés, de recevoir aucun renseignement. Les localistes, avec qui ils vivaient sans défiance, étaient les premiers à les trahir; ainsi les Vendéens étaient prévenus à temps de toutes les occasions favorables qui se présentaient, et les républicains ne l'étaient jamais. On ne peut se faire une idée de la haine profonde, de l'horreur que ceux-ci avaient excitées dans le pays insurgé; les femmes, les enfans en étaient envenimés; ces sentimens étaient comme mêlés dans leur substance, et portés au dernier degré d'exaltation.
IX.
On ne peut néanmoins dissimuler que la fureur des soldats républicains s'était grandement ralentie pendant cet été de 1794, et avant l'événement du 9 thermidor qui l'adoucit encore bien davantage. Le retour aux maximes de modération qui fit sourire l'humanité désolée, commença d'affaiblir le parti des insurgés; il brisait ou du moins relâchait son principal ressort, le désespoir du malheur, la nécessité toujours présente de vaincre ou de périr: aussi peut-on remarquer que, depuis cette amélioration dans l'opinion, les Vendées ne donnèrent plus le spectacle d'actions aussi brillantes et aussi courageuses que pendant la période de la terreur.
Ce camp de Freligné, dont on parlait à l'instant, et qui resta plusieurs semaines sans être menacé, déploya constamment une manière opposée à la marche dévastatrice des colonnes qui avaient fait les campagnes d'hiver: il avait été établi en cet endroit, quelque temps avant la récolte, et couvrant un pays fertile et découvert, entretenant des communications journalières avec Machecoul et Challains, il inspirait des craintes bien vives à tous les cultivateurs qui voyaient mûrir leurs moissons sur cette partie du territoire. Ces malheureux n'avaient d'autre perspective que la mort donnée par l'ennemi ou par la famine plus cruelle encore; une position aussi critique enhardit quelques-uns d'entre eux; ils se hasardèrent à couper leurs grains, quelque chose qui leur en pût arriver. Les cavaliers républicains les aperçurent et ne les inquiétèrent point; ils rassurèrent même les fuyards, et cette épreuve, bientôt connue, rappela de toutes parts les moissonneurs effrayés, en ne guérissant partout qu'une bien faible partie de leur défiance.
La position de ces pauvres laboureurs était difficile; une expérience affreuse leur avait prouvé que ces intervalles d'une douceur apparente n'avaient été précédemment que le sommeil du tigre; que l'ennemi avait quelquefois endormi leur vigilance et leur précaution, et recommencé tout-à-coup ses actes de barbarie. Freligné était précisément situé dans cette paroisse de Falleron, dont la plupart des hommes avaient été égorgés, l'hiver passé, au camp de Légé où les républicains les avaient attirés sous l'espoir de la paix après la leur avoir jurée dans un banquet, après leur avoir présenté la coupe de la réconciliation: une catastrophe aussi récente avait gravé dans les âmes de terribles souvenirs.
Les paysans de ce canton, pressés de ramasser leur subsistance et celle de leurs enfans, devaient éprouver de grandes craintes; d'un autre côté, ils devaient la cacher aux républicains qui les environnaient à tout instant; et il leur fallait encore, par la démonstration l'un dévouement bien prononcé, empêcher que les chefs vendéens ne prissent ombrage de ces relations équivoques, toute communication prétendue volontaire avec les républicains étant punie de la peine de mort; et les délateurs ne manquaient pas plus dans ce parti que dans le parti patriote: la même espèce d'hommes jouait ce rôle infâme; les mômes motifs les animaient; c'était également des sans-culottes royalistes que peignaient la prospérité de leurs voisins et la soif de leurs dépouilles; et la crédulité, exagérée par la peur, assassinait, sur ces rapports, des hommes qui n'avaient d'autres torts que d'avoir allumé les désirs de quelques misérables.
Ainsi le même mobile tyrannisait pareillement les deux partis les plus opposés; la terreur avait peuplé les armées républicaines, elle entretint aussi les réunions des insurgés. Ces bandes s'affaiblirent en nombre et en audace dès que le paysan, lassé de cette lutte sanglante, et désespérant d'atteindre le but de ses premiers efforts, acquit la certitude qu'il pourrait désormais respirer sous son toit, et cultiver en paix le champ de ses pères: sa répugnance à combattre de nouveau éclata d'une manière bien sensible, lorsque Charette rompit la paix de Jacmaye.
Lorsqu'on fit à Charette les premières ouvertures de paix, et que l'on fit entrevoir à ses officiers que l'état critique des insurgés pourrait se terminer par un dénoûment qu'on n'eût jamais dû prévoir, ces propositions conciliatrices arrivèrent dans un moment très-propre à les faire accueillir; la résistance était devenue, pour ainsi dire, impossible.
Les Vendéens étaient alors à peu près sans munitions. Je vis poser en fait, dans un conseil de guerre où la plupart des chefs étaient réunis pour réfuter l'opiniâtreté de quelques-uns d'entre eux qui votaient pour la continuation de la guerre, qu'en exceptant les cartouches que chaque soldat pouvait avoir à sa disposition, l'on n'avait pas en magasin trente livres de poudre. Ce fait était précisé devant Charette, les généraux de l'armée du centre, et les principaux officiers des deux corps, et il ne fut démenti par personne.
En effet, depuis bien du temps l'on n'avait emporté aucune place qui eût servi d'entrepôt pour des munitions de guerre. Les républicains ne menaient plus d'artillerie avec eux. Le soldat portait toutes ses cartouches avec lui. Les insurgés ne profitaient donc que de celles trouvées sur les ennemis morts ou prisonniers. Les camps retranchés dont ils s'étaient emparés étaient dépourvus de caissons; les cartouches manquaient, assure-t-on, aux républicains de Freligné: ainsi il devait arriver un instant, et cet instant était tout proche, où les insurgés auraient été dans l'impossibilité de brûler une seule amorce.
Aussi, pendant l'intervalle de la pacification, tous les soins des chefs se portèrent sur cet objet intéressant. Les communications les plus actives furent entretenues avec Nantes par des Vendéens affidés qui s'y procuraient de la poudre, et reformaient peu à peu le matériel de chaque division: ces approvisionnemens n'étaient pas difficiles. Nantes était alors peuplée de mécontens, d'hommes qui soupiraient après le retour de la royauté et qui favorisèrent de tout leur pouvoir les manoeuvres des insurgés.
Mais, en définitive, on ne pense pas que ces manoeuvres eussent été favorables au parti vendéen: si elles lui procurèrent quelques munitions, elles livrèrent aussi à l'ennemi le secret de ses forces et du mode sous lequel elles avaient été employées, parce que, de la part de ces hommes simples et grossiers, le récit détaillé de leurs succès passés était toujours le langage de l'indiscrétion. Ainsi la Vendée se vit enlever son rempart principal, le prestige qui avait couvert jusque-là ses opérations militaires et avait fasciné les yeux de ses ennemis sur sa puissance réelle: le mystère d'illusion fut dévoilé, et les patriotes purent appliquer à ce pays l'apologue des bâtons flottans sur l'onde.
En second lieu, depuis que les moeurs des soldats républicains s'étaient adoucies, les habitans qui environnaient leurs postes avaient pu se procurer les papiers publics; les patriotes cherchaient même à répandre ceux qui contenaient des nouvelles avantageuses à leur cause; et à l'époque que l'on rappelle, quelques-unes des puissances coalisées avaient ou subi le joug de la république, ou fait la paix avec elle. Cette circonstance était connue des chefs qui la cachaient sans doute à leurs soldats, mais qui ne pouvaient se dissimuler combien les chances étaient inégales à combattre un parti que l'Europe entière désespérait d'abattre: ils devaient donc pencher vers la pacification offerte.
En troisième lieu, le parti vendéen, malgré ses succès de 1794, avait été cruellement affaibli. Toute la partie du marais de Beauvoir et Soullones avait été soumise dans l'été de cette dernière année; ses canaux, pendant les inondations, rendaient le pays impénétrable; mais les chaleurs, le retour de la belle saison, lui ôtaient ce moyen de défense, et alors des républicains y entrèrent sans peine. Le parti vendéen ne perdait pas sans doute des auxiliaires bien courageux, mais il perdait la portion la plus intéressante de son territoire, sous le rapport des subsistances.
Enfin, le repos laissé aux insurgés depuis la récolte, pendant trois ou quatre mois; le loisir de calculer et d'apprécier l'étendue des calamités passées; le souvenir des privations, des besoins en tout genre qu'ils avaient éprouvés; la crainte de voir ou brûler ou ravir encore les fruits de la récolte qu'on avait été si heureux de ramasser, et l'idée si pénible que tant de périls et de désastres n'avaient point changé la face des choses: toutes ces considérations réunies glaçaient l'ame du soldat, et il eût désiré hautement la paix, si les craintes dont on l'entourait lui avaient permis de croire à une paix solide.
Il est certain toutefois que cette pacification fut accompagnée de grandes précautions et d'un appareil extraordinaire: Charette avait été logé avec les autres généraux vendéens et huit principaux officiers au château de la Jaunaye; la cavalerie qui leur servait d'escorte était stationnée dans un château voisin.
Le local des conférences avait été établi, au milieu d'une lande située à quelque distance du premier château, sous une tente ou pavillon dressé à cette fin; chaque jour, à une heure convenue, les représentans du peuple et les chefs insurgés s'y rendaient respectivement avec une escorte déterminée qui se rangeait en bataille des deux côtés du pavillon, à la distance de quelques centaines de pas.
Les négociations durèrent plusieurs jours: les négociateurs de chaque parti étaient en nombre égal; d'un côté figuraient neuf représentans membres de la Convention; les insurgés étaient représentés par trois généraux, un chef de division, et quatre employés civils.
La manie de la déclamation et l'enthousiasme de la tribune étaient tellement épidémiques dans ces temps de délire, que la tente de la Jaunaye ne put être à l'abri de cette fureur oratoire; les représentans y prononçaient de longs discours avec l'accent et le geste le plus animés; très-souvent ils ne s'entendaient pas entre eux, et cette contrariété donnait à la discussion un nouveau degré de véhémence.
Les négociateurs vendéens éprouvaient dans cette lutte une grande infériorité. Retranchés dans leurs forêts, au milieu d'un peuple grossier, demeurés étrangers pendant près de deux ans à toutes les discussions politiques qui avaient ébranlé l'État, et amené tant d'événemens et de catastrophes, ils étaient peu capables d'improviser et d'imiter le langage de leurs adversaires: aussi, pour ne pas rester au dépourvu, rédigeaient-ils, dans l'intervalle de chaque conférence, des factum en réponse aux objections de la veille; et comme leur opinion était toujours énoncée avec franchise et une certaine rudesse, ces notes ouvraient un vaste champ à l'éloquence révolutionnaire des députés, et devenaient pour eux une source intarissable de babil.
Du reste, ce qui prouve à quel degré de barbarie cette guerre civile avait amené le peuple, et que le droit des gens n'y était pas plus respecté qu'au milieu des nations les plus sauvages, c'est que M. Ruteau, qui fut le premier et le principal entremetteur de la négociation, courut les plus grands dangers en abordant dans la Vendée, quoiqu'il s'annonçât comme porteur de paroles de paix; il eut toutes les peines imaginables à désarmer la défiance des paysans qui le rencontrèrent, et à se faire conduire au quartier-général le plus voisin, celui de La Roberie qui occupait Saint-Philibert de Grand-Lieu; celui-ci le mena sur-le-champ à l'armée de Charette, qui était alors rassemblée dans l'intérieur du Bocage.
X.
Charette ne témoigna point de répugnance à faire la paix: il en démontra lui-même la nécessité dans tous les conseils de guerre qui furent tenus pendant les conférences. La rébellion de Delaunay le refroidit, parce qu'il craignit que les intrigues de ce chef audacieux et de quelques autres officiers ne tournassent contre lui l'esprit du peuple, et ne lui fissent perdre son ascendant, peut-être même son autorité: il avait le premier frayé le chemin à cette fatale défection par les catastrophes assez récentes de Jolly et de Marigny. L'on pouvait donc rétorquer contre lui les motifs et les examples qu'il avait donnés dans ces deux occasions.
Mais il est vrai de dire que la paix était désirée par l'immense majorité de tous les insurgés qui avaient des propriétés et reçu quelque éducation. Parmi les généraux qui avaient assisté aux négociations (ils étaient quatre en y comprenant Charette), trois en étaient les partisans zélés, MM. de Couëtier, Fleuriot et Sapinaud: leur ame honnête et sensible ne pouvait supporter la pensée des malheurs que l'on pouvait finir, et cette manière de voir était partagée par le plus grand nombre de leurs officiers.
Les antagonistes de la pacification n'étaient que des déserteurs, des transfuges, et ceux qui s'étaient élevés à un commandement quelconque des derniers rangs de la société. La paix remettait ceux-ci dans leur ancienne condition, et les autres n'avaient en perspective que le mépris d'un parti qu'ils avaient trahi, et peut-être des dangers réels: et il faut le dire ici; par suite d'une politique qui dévoilait bien la sombre défiance et le despotisme de Charette, ses principaux officiers, ses chefs de division avaient tous été choisis dans la classe populaire ou parmi les déserteurs. La Roberie faisait seul exception dans ces nominations indiscrètes. Charette ne craignait point d'en exprimer le motif qui était d'obtenir une obéissance aveugle et d'écarter jusqu'à l'idée de la résistance: il a dit qu'un chef ne devait pas se croire à l'abri du bâton: on l'a vu poursuivre à grands coups de pied, autour d'une troupe rangée en bataille et faisant l'exercice, des officiers qui lui paraissaient commettre quelques fautes dans les manoeuvres.
Bien plus, ce que l'on ne croirait pas, si dix mille témoins ne rendaient hommage à la vérité du fait, Charette, en introduisant le châtiment du bâton parmi ses soldats, était lui-même l'exécuteur de la punition des coupables. Le minimum était vingt-cinq coups qu'il leur appliquait sur les épaules avec la plus grande vigueur. Le battu était ordinairement si maltraité, qu'il lui était malaisé de finir la campagne, et qu'il lui fallait des soins et du repos pour le rétablir de ses blessures. Cet exemple odieux était suivi par les chefs de division; ils réprimaient les écarts de leur troupe de la même manière, et toujours de leur propre main. Il semblait même que cette indécente brutalité fût une prérogative, puisqu'elle n'était pas exercée par les officiers subalternes. Le droit de bastonnade n'était attaché qu'aux grades élevés: c'étaient les droits de haute justice.
XI.
L'on ne saurait dire si Charette entra à Nantes de plein gré, ou s'il ne fut amené à cette démarche que par une condescendance pénible; mais ses partisans blâmèrent le séjour qu'il y fit, et surtout le plus grand nombre de ceux qui l'accompagnaient: il ne devait y rester, disaient-ils, que pendant quelques heures, et faire, avec discernement, le choix de ceux qui auraient composé son escorte. Cette opinion était assez réfléchie; et sous le dernier rapport, l'on peut assurer qu'il découvrait, aux yeux d'une grande cité, la faiblesse de ses moyens, ainsi que l'ineptie et la nullité de la plupart de ses officiers. Ceux-ci se répandirent partout, dans les cercles du bon ton comme dans les cabarets; ils y étalèrent autant d'ignorance que de forfanterie, y débitèrent les histoires les plus ridicules et les plus maladroites; quelques-uns donnaient le spectacle public de la crapule et de l'ivrognerie; d'autres y prirent des querelles sérieuses avec les militaires de la garnison; le plus grand nombre enfin n'y montra que des moeurs grossières et y porta l'oubli de toutes les convenances. L'illusion du parti perdit donc de sa force, dans cette rencontre, et c'était celle où il fallait la maintenir et même y ajouter de nouveaux prestiges: on cherchait dans cette troupe indisciplinée ce qui avait pu exciter tant de terreurs et nourrir tant d'espérances, et l'or pourrait assurer que, dans le calme de la réflexion, les républicains et les royalistes ne regrettèrent point leurs hôtes.
Charette, en rentrant dans son quartier de Belleville, y annonça par des signes bien évidens qu'il n'avait signé qu'une paix plâtrée. La cocarde blanche fut arborée, comme auparavant, dès qu'on rentra dans le pays insurgé; le drapeau blanc fut promené aux exercices et aux cérémonies; l'ancien état de choses subsista dans son entier; les insurgés acquirent de plus, par leur prétendue soumission, la sécurité qu'ils n'avaient pas avant la trêve.
Leur départ du château voisin, de celui de la Jaunaye, où l'on a dit que l'escorte de Charette avait été casernée, fut marqué par des actes qui ne laissaient que trop de prise aux récriminations des patriotes. Le pillage y fut commis par les cavaliers de l'armée, gens avides de butin comme les Cosaques. Ils emportèrent les rideaux des lits qu'on avait eu l'attention de leur fournir.
Quelques-uns des chefs ne furent pas plus délicats; ils profitèrent de leur séjour à Nantes, et de la liberté des communications qui s'en suivit, pour se procurer des habillemens et des harnais de toute espèce; ils leur furent fournis à crédit, et sur la garantie de personnes qui professaient leurs principes. Le renouvellement des hostilités eut lieu avant que les engagemens eussent été remplis, et l'on ne saurait dire lesquels ont perdu des fournisseurs ou des cautions. Les insurgés suivirent l'exemple des Hébreux, lorsqu'ils empruntèrent les vases de l'Égypte.
XII.
Le repos, l'insouciance de Charette, dans son camp de Belleville, pendant la pacification, n'étaient troublés que par la correspondance qu'il lui fallait entretenir avec les princes ou les émigrés, et les généraux et représentans républicains. Ceux-ci se plaignaient journellement de quelques infractions faites à l'amnistie; et les autres n'épiaient que l'occasion favorable pour lui faire reprendre les armes; mais le nombre des émigrés qui vinrent le joindre fut assez petit. On ne croit pas qu'on pût en compter plus d'une douzaine, et Charette ne se souciait pas qu'il fût plus multiplié.
XIII.
Ce chef présomptueux et défiant, craignant toujours que quelques officiers-généraux de l'ancien régime ne vinssent lui ravir, ou même partager son autorité, s'il désirait des auxiliaires, ne voulait que des subalternes, des sous-officiers incapables de lui porter aucun ombrage. Ils auraient discipliné les bandes, ils leur auraient donné de la consistance et de l'à-plomb, et la gloire de ses succès lui serait demeurée à lui seul. Aussi manifesta-t-il cette impolitique jalousie, en communiquant une lettre que lui écrivait un royaliste d'un rang élevé, pour lui offrir un certain nombre d'officiers émigrés: il observa que cette recrue pourrait semer la division dans l'armée par les sentimens d'ambition qu'elle ne manquerait pas de manifester; et qu'il valait bien mieux recevoir un secours de sergens et de caporaux.
S'il faut parler avec impartialité des infractions que commirent les deux partis relativement à la pacification, l'on peut affirmer hardiment que les insurgés furent les moins scrupuleux. Cette affligeante version va reposer sur des éclaircissemens et des faits positifs.
L'on a déjà remarqué que Charette ne s'inquiéta même pas de sauver les apparences, en supprimant du moins les signes publics du royalisme, puisque cette feinte momentanée n'eût point changé le dévouement et les principes de ses soldats, et les communications étant libres avec les villes républicaines, les insurgés y allant tous les jours, et des patriotes traversant aussi quelquefois le pays insurgé, ces démonstrations maladroites étaient notoires; les républicains en étaient informés avec exactitude, et ils étaient en droit de penser que les négociations de paix n'avaient été entrées que sur l'hypocrisie et la mauvaise foi.
En second lieu les républicains ne témoignèrent point l'intention de resserrer davantage le général royaliste, ni de menacer ses positions; et, si quelques postes furent établis sur les grandes routes, à Palluau, par exemple, c'est que les villes étaient dépourvues de subsistances, qu'on y mourait de faim, que la ration même du soldat était extrêmement réduite, et que la Vendée avait été représentée comme renfermant encore beaucoup de ressources dont l'excédent pouvait être reversé sur des militaires qui manquaient de pain, et avec qui l'on venait de se réconcilier. Aussi les chefs de ces postes s'efforcèrent-ils de vivre dans la meilleure intelligence avec les commandans royalistes dont ils suspectèrent probablement la sincérité, lorsqu'ils virent qu'on ne subviendrait eu aucune manière à leurs besoins.
Les patriotes n'envoyèrent point un détachement à Belleville pour enlever Charette; ce fut tout simplement un mouvement ordonné par le général Canclaux, pour faire passer huit cents hommes de Chantonnay, ou endroit voisin, à Palluau, et pour écarter de Charette tout soupçon de surprise et de perfidie, le général Canclaux lui-même se trouvait à la tête du détachement. Charette, informé subitement de ce passage, en conçut de vives inquiétudes, et entra dans une étrange colère: il prit néanmoins une résolution courageuse et digne de sa fermeté; il monta à cheval, accompagné seulement de quelques officiers, et il s'avança au-devant de la troupe républicaine. Les deux généraux se rencontrèrent à une médiocre distance de Belleville, au milieu d'une lande. Charette témoigna son étonnement au général Canclaux, et celui-ci lui prouva l'innocence de sa démarche. Il la justifia sur le bien-être du soldat qui ne pouvait gagner le point sur lequel il le portait, que par une route quatre fois plus longue et trop pénible pour des hommes exténués de besoin. Il représentait en outre que ce n'était pas violer la paix que de traverser paisiblement un pays rentré au sein de la patrie, et qui venait de se soumettre à la République.
Les généraux se séparèrent après cette explication, et le détachement continua sa marche; mais ce corps était tellement affaibli par le besoin de nourriture, qu'il laissa derrière lui plus de cent traînards qui furent impitoyablement massacrés en détail dans les endroits écartés et pendant la nuit qui survint. Des relations de ces horreurs furent envoyées au quartier-général et n'y furent pas désapprouvées.
M. Allard avait succédé à M. Delaunay dont il était le major; c'était un homme honnête, mais dont l'autorité était contrebalancée par quelques-uns de ses officiers beaucoup moins humains que lui. Son arrestation fut causée par la découverte d'un crime dont il était innocent. Deux hussards républicains avaient été égorgés sur la grande route de Palluau à Lamotte par des cavaliers de sa division; les harnais avaient été déposés à son quartier-général; ils y furent trouvés par les camarades des victimes qui s'étaient mis à leur recherche; les apparences étaient contre le chef royaliste; il avait armé les assassins, ou du moins il approuvait cette atrocité: ils l'emmenèrent aux Sables, où sans doute il se lava de cette odieuse imputation, puisqu'il n'a pas été mis en jugement. M. Allard est plein de vie, il attesterait ce fait.
Toujours est-il vrai qu'on ne réclama point la liberté du détenu qui fut remplacé dans le commandement par le frère aîné de M. Charette.
Des assassinats furent commis sur différens points du territoire insurgé sur des militaires isolés et principalement sur des réfugiés. Des plaintes journalières et très-vives en étaient faites par les représentans du peuple et par les commandans républicains; des informations juridiques, des procédures criminelles furent adressées à M. Charette pour lui signaler les coupables et provoquer leur punition. Quelques hommes de son parti osèrent lui représenter combien ces réclamations étaient justes; qu'il était même politique pour lui de ne pas tolérer de pareils crimes, et que les scélérats qui les commettaient n'étaient pas dignes de combattre pour une bonne cause: ces remontrances restèrent sans effet, et n'étaient même accueillies que par le silence.
Enfin, l'on ne pourrait pas citer un Vendéen estimable et circonspect qui, pendant cette période de paix, ait été dupe de sa confiance et menacé dans sa liberté. L'on entrait en toute sécurité dans les villes qu'occupaient les républicains; l'on y revoyait ses parens et ses amis; l'on y faisait tranquillement ses affaires, et l'on ne pouvait se plaindre que des manières rébarbatives des réfugiés, dont la plupart, délirant d'un faux patriotisme, haineux, exaspérés, sanguinaires, ont précédemment ajouté aux calamités qui ont désolé le pays: ceux-ci désiraient la continuation de la guerre civile aussi vivement que les fanatiques de l'autre parti, et des deux côtés leurs vues étaient bien moins pures qu'intéressées.
Les républicains se plaignaient de toutes ces infractions; les royalistes se plaignaient aussi et alléguaient des représailles; les murmures réciproques exigeaient une explication; et, ils donnèrent matière à de nouvelles conférences qui furent tenues dans les environs de la Jaunaye. Les représentans du peuple n'y vinrent point. L'horizon politique s'obscurcissait; des deux parts on était en défiance et sur ses gardes. Les généraux républicains et royalistes s'entrevirent, mais d'une manière peu franche et très-fugitive. Stofflet était pour lors rallié à Charette; cependant ces deux chefs se haïssaient mutuellement; mais Stofflet ne recommença sa levée de boucliers que lorsque son rival fut accablé. Le fameux Bernier était présent à cette entrevue: il fut chargé de la rédaction de la note que les Vendéens opposaient aux demandes des patriotes. C'était une espèce de déclaration ambiguë et équivoque, témoignage d'un mécontentement caché et d'une rupture prochaine. On se sépara le jour même fort peu contens les uns des autres.
XIV.
La pacification fut rompue par Charette sans dénoncer la trêve, et de la manière la plus brusque. Il tomba à l'improviste sur le poste des Essarts qui était dans une telle confiance, qu'un grand nombre fut surpris jouant à la boule. Ce détachement n'eut pas le temps de se mettre en défense; il fut taillé en pièces avant d'avoir le temps de se reconnaître. Charette y fit des prisonniers, ainsi que dans un autre poste qui fut attaqué le lendemain avec la même brusquerie sur la route de Palluau à la Motte-Achard: ces prisonniers dépassaient le nombre de deux cents.
On arrêta à la même époque une escouade de cavalerie qui passait près de Belleville et se rendait à Palluau. Elle était composée d'une trentaine d'hommes et d'un officier.
Cette reprise des hostilités était évidemment concertée avec la descente de Quiberon. Les instigations pressantes des princes avaient rejeté Charette dans les chances de la guerre; la trahison exercée sur les prisonniers émigrés faits dans cette fatale expédition détermina sans doute l'affreuse représaille qu'il exerça sur les siens. Ces malheureux, au nombre de plus de cent, furent emmenés dans un bois peu distant de Belleville et assommés à coups de bâtons et de pieux par les soldats qui formaient la garde de Charette. Ces cannibales revinrent de cette sanglante exécution en portant comme un trophée les dépouilles sanglantes de leurs victimes: le reste fut fusillé dans la cour de la prison, et ces deux horribles scènes se passèrent un dimanche, au moment où Charette, accompagné d'une partie de sa troupe, entendait la messe. La fusillade avait lieu dans le château de Belleville, et ainsi les cris des mourans et des assassins se mêlaient aux chants que l'on entonnait à la louange de la Divinité.
Depuis ce moment, la guerre civile reprit son ancien caractère de fureur et d'acharnement; mais elle se fit sans succès par les insurgés. Ceux-ci allèrent chercher les munitions et les effets d'équipement que les Anglais débarquèrent sur la côte de Saint-Jean-de-Mont; Ce secours était peu considérable; le présent, de la part d'une puissance, était plus que mesquin; l'on disait que c'étaient quelques débris sauvés de la catastrophe de Quiberon; les munitions et objets débarqués ne valaient peut-être pas vingt mille écus.
Cette expédition eut lieu vers la fin de l'été; et loin que quelques mois s'écoulassent entre cet événement et la reprise des opérations militaires, Charette ne jouit que d'un repos fort court: dès la mi-septembre, les colonnes républicaines, conduites par le général Hoche en personne, s'avançaient de plusieurs points sur Belleville; il voulut dissiper les illusions de son armée, en lui faisant toucher, pour ainsi dire, ce boulevard du royalisme, qu'elle s'imaginait être un lieu fortifié par l'art et la nature. Peut-être croyait-il lui-même que Charette l'y attendrait, et terminer la guerre dans une seule bataille. Il ne se présentait point avec des forces considérables; il n'avait avec lui que cinq à six mille hommes; mais Charette décampa à son approche; et il n'eût point accepté le combat, quand même son ennemi eût été deux fois moins nombreux.
L'armée insurgée avait perdu tout son ressort, l'enthousiasme que lui avaient donné ses succès inespérés, et le sentiment de désespoir qui les lui avait fait obtenir. Les propriétaires, les simples cultivateurs avaient goûté les douceurs de la paix; ils avaient repris pendant quelque temps leurs travaux et leurs paisibles habitudes; cet état de tranquillité leur avait offert de nouveaux charmes, lorsqu'ils songeaient aux périls de leur condition passée; leur répugnance et leur chagrin à se voir engagés dans une lutte aussi périlleuse, avaient éclaté dès les premiers momens qu'ils avaient été contraints de rejoindre leurs drapeaux: ces sentimens étaient fortement gravés sur leurs visages, et la terreur seule en avait comprimé l'essor.
XV.
Le général Hoche ne fit qu'une promenade militaire. Ayant manqué son ennemi à Belleville, il revint précipitamment sur ses pas, et il mit aussitôt à exécution le plan de campagne qu'il avait médité, et dont le succès était infaillible pour soumettre la Vendée sans résistance et sans effusion de sang. Il revint à la limite du pays insurgé, en débouchant de Nantes, et il établit une ligne le postes assez serrés pour contenir le canton qu'ils occupaient, et empêcher que Charette n'inquiétât ses derrières assez nombreux, en même temps pour ne pas craindre qu'ils fussent délogés à force ouverte. Des ouvertures pacifiques étaient faites à tous les habitans indistinctement; des proclamations conciliantes étaient répandues avec provision; les principaux propriétaires étaient reçus avec cordialité par les commandans; on leur donnait toutes les sauve-gardes qu'ils pouvaient désirer; les prêtres témoignaient-ils quelque méfiance sur la sincérité de nos promesses et sur le maintien de la liberté du culte, le général Hoche répondait qu'ils pouvaient venir célébrer la messe dans sa chambre.
Chaque poste procédait ensuite, dans le rayon qu'il occupait, au désarmement des gens suspects ou qui ne présentaient pas une garantie suffisante; des permis de port-d'armes étaient délivrés aux propriétaires honnêtes et sur lesquels on pouvait compter. Cette opération achevée sur toute la ligne, les postes étaient établis en avant sur une autre ligne, et à une distance de la première qui permettait l'exécution des mêmes mesures. Par ce moyen Charette était resserré chaque jour de plus en plus, le nombre de ses soldats diminuait, et sa faiblesse réelle sautait aux yeux de ses partisans.
Le général républicain avait surtout recommandé à ses généraux de ne pas risquer le moindre engagement où l'avantage pût être balancé; il voulait prévenir l'engouement et les reviremens qu'auraient entraînés quelques succès. Ces incidens pouvaient encore séduire les esprits, et retarder l'oeuvre de la pacification. Aussi le général Gratien fut-il fortement blâmé pour avoir exposé à quelque distance de Rochesaviré un détachement qui fut défait une première fois, et qu'il rétablit au même endroit, en bravant un second échec. Ce fut là le dernier avantage que Charette remporta sur une poignée d hommes, et il y perdit un de ses meilleurs officiers, le jeune La Roberie, dont la bravoure téméraire était merveilleuse pour ranimer les courages refroidis et rebutés à cette époque.
Quelque temps auparavant, immédiatement après sa sortie de Belleville devant Hoche, au combat de Saint-Cyr, et en voulant forcer un faible détachement retranché dans une église, Charette avait perdu Guérin l'aîné, son meilleur chef de division, celui qui connaissait le mieux la tactique de cette nature de guerre. Les républicains suivirent sans interruption celle prescrite par le général Hoche qui dirigeait toutes les opérations de son quartier-général de Nantes ou de Montaigne où il se trouvait quelquefois.
On ne poursuivait point Charette avec vivacité, le pays était seulement traversé par de petits corps de cavalerie pour empêcher la réunion des Vendéens. On pacifiait successivement; on enlevait les armes, et chaque jour le cercle où Charette végétait était resserré. Ce ne fut que lorsqu'il fut très-étroit, même lorsque presque toutes les communes furent soumises, que ce chef royaliste fut suivi sans relâche et à la piste; et encore eût-il facilement échappé à ces recherches, si son grand coeur eût pu le résoudre à se cacher.
XVI.
Il y eut réellement une négociation entamée entre Charette et le général Gratien, pour qu'il fût permis au premier de sortir de France et de se retirer chez l'étranger. L'entremetteur de cette affaire était le sieur Guesdon, curé de la Rabatelière. On ne dira point si le général républicain lui offrait, avec la liberté de ce passage, une somme considérable; mais il lui était accordé d'emmener avec lui tous les officiers de son parti qui auraient suspecté la sincérité de la pacification, et préféré de partager sa fortune; la défiance empêcha que cette négociation fût conduite à sa fin; on appréhenda que ces propositions ne fussent qu'un leurre employé pour saisir les restes du parti insurgé. Charette était d'un caractère fort soupçonneux, et dans un moment aussi critique les individus qui l'entouraient n'étaient pas moins ombrageux que lui; on croit même que cette liberté de sortir n'était pas illimitée, et qu'on refusait d'y comprendre les déserteurs républicains qui faisaient la principale force du dernier noyau royaliste. Cette restriction eût donc été suffisante pour faire rompre la négociation et ne laisser à Charette que des résolutions désespérées.
Cette affaire délicate fut terminée d'une manière atroce, et peut-être ce dénoûment affreux contribua à aggraver les périls de Charette, et à augmenter autour de sa personne le nombre de ceux qui le trahirent. Quelques jours après la rupture de la négociation, le malheureux curé de la Rabatelière et ses deux domestiques furent arrachés, au milieu de la nuit, de leurs lits, et égorgés à quelque distance du presbytère: cette catastrophe glaça tous les esprits que la pacification, qui s'avançait, ramenait insensiblement aux principes d'humanité; elle fut uniquement imputée aux royalistes: on y reconnut les traits d'une horrible vengeance dans la supposition ombrageuse que les patriotes voulaient tromper les chefs insurgés par la promesse d'un passage en Angleterre, et que le bon curé n'était que l'instrument odieux de cette supercherie.
Ce crime fut le prélude de quelques autres plus obscurs, mais non moins détestables. Charette poursuivi à outrance, ne pouvant plus dérober le secret de sa fuite, s'imaginait être trahi à chaque pas; ses soupçons n'étaient pas chimériques, mais il était malaisé de les fixer avec raison sur tel ou tel individu; cette obscurité qu'un homme équitable devait percer, n'empêcha pas que quelques victimes fussent sacrifiées à la fureur de son escorte; dès-lors il n'y eut plus de sûreté pour lui, et de véritables traîtres naquirent du danger imminent qu'il y avait d'être désigné pour tel.
D'un autre côté, les patriotes purent recourir à des travestissemens impraticables, lorsque le pays était franchement insurgé. Quelques-uns se déguisèrent à cette époque sous des habits de paysan, et parcourant le canton où l'on était persuadé que Charette rodait, ils s'informaient des enfans qui gardaient les troupeaux et même des cultivateurs qui travaillaient dans leurs champs, de l'endroit où ce général pouvait s'être réfugié; ils feignaient le plus grand dévouement pour lui et annonçaient qu'ils allaient le rejoindre; ces sentimens avaient l'apparence de la bonne foi, le vêtement de ces espions le confirmait, et ils parvenaient ainsi à connaître la retraite de leur ennemi: c'est de cette manière perfide, dit-on, qu'on découvrit son dernier gîte et qu'il tomba aux mains des patriotes.
Mais il est certain qu'aucun de ses officiers n'accompagnait le général Travot, lorsqu'il se saisit du chef royaliste. Il n'y eut que la Roberie qui a eu la faiblesse, pour ne pas dire l'indignité de se rendre aux instances des républicains et de marcher une fois avec eux, en arborant un panache tricolore; mais ce fut aussitôt après sa soumission, quelques mois avant la prise de Charette, qu'il se souilla de cette action qui excita l'indignation des royalistes pacifiés et le mépris des républicains même qui la provoquèrent. Travot était simplement accompagné et guidé par un certain nombre de réfugiés, et ce furent ceux-ci qui employèrent la ressource peu noble des travestissemens et de l'espionnage.
XVII.
Charette fut admirable dans ses derniers momens et dans les circonstances difficiles qui précédèrent sa dernière défaite: ceux de ses officiers qui échappèrent à cette catastrophe et qui l'avaient accompagné au milieu de tous les périls, n'en parlaient que dans les termes les plus pompeux et les plus touchans. Calme dans le danger, résigné dans la mauvaise fortune, il savait dans les situations les plus critiques relever les espérances de son parti, soutenir le courage de ses soldats, et leur faire supporter gaiement toutes les privations auxquelles il se soumettait le premier; il était sobre et tempérant; on ne pouvait que lui reprocher son amour pour les femmes, et encore n'avaient-elles pas su triompher pleinement de son insouciance habituelle; c'était plutôt chez lui un penchant qu'une passion: il déploya dans les derniers instans de sa vie, comme dans le cours de ses revers, une constance, une fermeté et une patience à toute épreuve; et sans doute il mériterait de s'asseoir à côté des preux chevaliers qui ont ennobli nos annales, si une arrogante fatuité dans la prospérité, une légèreté et une insouciance qui lui firent manquer de belles occasions, et surtout un penchant à la vengeance et à la cruauté, n'avaient terni d'aussi belles qualités.
Charette était d'une haute stature, mais un peu grêle; il avait les traits et la physionomie délicats et peut-être même efféminés, le son de sa voix n'était pas mâle, et sa prononciation était maniérée; mais un regard vif et perçant et une expression de noblesse et de fierté répandue sur sa figure témoignaient qu'il était né pour commander.
Son insouciance parut dans tout son jour pendant l'armistice. On ne le voyait plus alors avec le prestige de ses opérations militaires; il pouvait profiter de la liberté des communications que cet événement avait rouvertes pour ménager des intelligences avec les chefs royalistes de la Bretagne et de la Normandie, et combiner des plans qui eussent embrassé une grande étendue de territoire; il devait sur tout former un parti au sein de la capitale, afin de seconder et tourner à l'avantage de son parti les événemens importans qui se passèrent depuis la pacification jusqu'au 13 vendémiaire. La faiblesse et l'ineptie du gouvernement d'alors laissaient une vaste carrière à ses projets et à son ambition, et l'on ne saurait calculer à quel degré il lui était permis de les élever, lorsqu'on songe qu'il avait paru assez redoutable pour qu'on traitât avec lui de puissance à puissance. C'est cette considération et cet ascendant inconcevable qu'il lui aurait fallu soutenir, et qui étaient de nature à lui préparer le rôle le plus brillant dans les destinées de sa patrie.
FIN DES ÉCLAIRCISSEMENS HISTORIQUES
TABLE.
Chapitre Ier.—Ma naissance.—Coalition du Poitou.—Mon mariage.—Ordre de rester à Paris.—Époque qui précéda le 10 août 1792.
Chap. II.—Le 10 août.—Fuite de Paris.
Chap. III.—Description du Bocage.—Moeurs des habitans—Premiers effets de la révolution.—Insurrection du mois d'août 1792.—Époque qui précéda la guerre de la Vendée.
Chap. IV.—Commencement de la guerre.—Départ de.
Chap. V.—Retraite de l'armée d'Anjou.—Avantage remporté aux Aubiers par M. de La Rochejaquelein.—L'armée d'Anjou répare ses pertes.—Massacres à Bressuire—Les républicains abandonnent la ville.—Arrivée de M. de La Rochejaquelein à Clisson.
Chap. VI.—Les Vendéens occupent Bressuire.—Tableau de l'armée royaliste.
Chap. VII.—Prise de Thouars, de Parthenay et de la
Châtaigneraye.—Défaite de Fontenay.—Prise de Fontenay.
Chap. VIII.—Formation du conseil supérieur.—Victoires de Vihiers, de
Doué, de Montreuil.—Prise de Saumur.
Chap. IX.—Occupation d'Angers.—Attaque de Nantes.—Retraite de
Parthenay.—Combat du bois du Moulin-aux-Chèvres.
Chap. X.—Reprise de Châtillon.—Combats de Martigné et de
Vihiers.—Élection de M. d'Elbée.—Attaque de.
Chap XI.—Arrivée de M. Tinténiac.—Seconde bataille.
Chap. XII.—Combats de la Roche-d'Érigné, de Martigné, de Doué, de Thouars, de Coron, de Beaulieu, de Torfou. de Montaigu, de Saint-Fulgent.—Attaque du convoi de Clisson.
Chap. XIII.—Combat du Moulin-aux-Chèvres.—Reprise de
Châtillon.—Batailles de la Tremblaye et de Chollet.
Chap. XIV.—Passage de la Loire.—Marche par Ingrande, Candé,
Château-Gonthier et Laval.
Chap. XV.—Combats entre Laval et Château-Gonthier.—Route par Mayenne,
Ernée et Fougères.—Mort de M. de Lescure.
Chap. XVI.—Arrivée de deux émigrés envoyés d'Angleterre.—Route par
Pontorson et Avranches.—Siège de Granville.—Retour par Avranches,
Pontorson et Dol.
Chap. XVII.—Bataille de Dol.—Marche par Antrain, Fougères et la
Flèche.—Siège d'Angers.
Chap. XVIII.—Retour à la Flèche.—Déroute du Mans.
Chap. XIX.—Tentative pour repasser la Loire.—Déroute de
Savenay.—Dispersion de l'armée.
Chap. XX.—Hospitalité courageuse des Bretons.—Hiver de 1793 et 1794.
Chap. XXI.—Séjour au château du Dréneuf.
Chap. XXII.—L'amnistie.—Détails sur les Vendéens fugitifs.
Chap. XXIII.—Détails sur les Vendéens qui avaient continué la guerre.—Retour à Bordeaux.
Supplément.
Pièces officielles.
Avertissement de l'éditeur.
Éclaircissemens historiques.
FIN DE LA TABLE.
[Note du transcripteur: Information non pertinente reportée du début du document source.]
COLLECTION DES MÉMOIRES RELATIFS A LA RÉVOLUTION FRANÇAISE. IMPRIMERIE DE J. TASTU, RUE DE VAUGIRARD, N° 36.
PARIS. BAUDOUIN FRÈRES, LIBRAIRES-ÉDITEURS. RUE DE VAUGIRARD, N° 36.
1823.
MÉMOIRES
DE
Mme LA MARQUISE DE BONCHAMPS,
ET DE
Mme LA MARQUISE DE LA ROCHEJAQUELEIN.
MÉMOIRES
DE MADAME
LA MARQUISE DE BONCHAMPS,
RÉDIGÉS
PAR Mme LA COMTESSE DE GENLIS;
SUIVIS
DES PIECES JUSTIFICATIVES.
Quiconque est zélé pour la loi, et veut demeurer ferme dans l'alliance du Seigneur, me suive. (Machabées, L. I, c. 2, v. 27)
Souvenez-vous des oeuvres qu'ont faites vos ancêtres chacun dans leur temps, et vous recevrez une grande gloire et un nom éternel. (Machabées, L I. c. 2. v. 51.)
AVIS IMPORTANT DES LIBRAIRES-ÉDITEURS.
Nous publions à la fois dans ce volume et les Mémoires inédits de madame la marquise de Bonchamps, veuve de l'un des guerriers qui ont le plus illustré la cause royale, et les Mémoires de madame la marquise de La Roche-jaquelein, dont le premier mari, M. de Lescure, combattit avec tant d'éclat pour la même cause. Cette double publication répond aux hommes qui voudraient nous contester le mérite d'une exacte impartialité, ainsi qu'à ceux qui semblaient s'annoncer comme seuls propriétaires de plusieurs écrits précédemment, publiés sur la révolution. Nous concevons fort, bien que le succès toujours croissant d'une Collection qui compte déjà plus de deux mille souscripteurs, puisse-exciter quelque rivalité: quant à la concurrence, nous n'en redoutons aucune; mais pour prémunir nos souscripteurs contre l'inconvénient d'acheter des ouvrages qui, depuis long-temps imprimés, ne sont ni du même format, ni du même caractère que le nôtre, nous les prévenons que nos mesures sont prises pour donner dans cette Collection tous les Mémoires, soit déjà connus, soit inédits, qui peuvent avoir un véritable intérêt pour l'Histoire. A quelques sacrifices que nous soyons entraînés dans cette vue, nous croyons les devoir à l'importance de l'entreprise dont nous nous occupons, ainsi qu'à l'accueil bienveillant qu'elle a reçu du public.
AVERTISSEMENT DE MADAME LA COMTESSE DE GENLIS.
Ces Mémoires furent entièrement terminés et donnés à M. le comte Arthur de Bouillé sur la fin du mois d'octobre 1821. Je croyois qu'ils seroient livrés sur-le-champ à l'impression, et j'avois quitté, pour les finir promptement, l'ouvrage intitulé les Dîners du Baron d'Holbach. M. de Bouillé eut en effet l'intention, comme il me l'avoit dit, de faire paraître ces Mémoires au mois de décembre prochain de cette même année 1821; mais il fut obligé de partir pour l'Auvergne; il comptait n'y rester que trois semaines; des affaires importantes le forcèrent d'y passer dix-huit mois, et les Mémoires restèrent dans son porte-feuille; leur rédaction précipitée m'avoit extrêmement fatiguée, car elle exigeoit un travail sans relâche, et j'avois cru devoir lire tous les ouvrages historiques relatifs à la Vendée. J'eus une fièvre cérébrale: à peine convalescente, j'achevai les Dîners du Baron d'Holbach. J'avais conservé un double de ma préface, que je lus à quelques amis; et comme il n'était plus question de l'impression des Mémoires, ils me conseillèrent, d'insérer le petit morceau sur le royalisme dans les Dîners du Baron, ce que j'ai fait, et ce qui tient tout au plus deux pages[1]. J'ai pensé qu'en faveur du sujet, on pouvoit se permettre cette petite et seule répétition.
[Note 1: Ces deux pages se trouvent sous une autre forme (en dialogue) dans les Dîners.]