Mémoires de Mme la marquise de La Rochejaquelein: écrits par elle-même
CHAPITRE XVII.
Batailles de Dol.—Marche par Antrain, Fougères et la Flèche.—Siège d'Angers.
Sur les neuf heures du soir, l'alarme se répandit dans la ville. Une patrouille de hussards républicains, profitant de la négligence incorrigible avec laquelle nos soldats se gardaient, s'avança jusqu'à l'entrée de la ville. On cria: Aux armes! En un clin-d'oeil l'armée fut sur pied, et les hussards s'enfuirent.
Les cris et le tumulte me réveillèrent: je m'étais endormie de fatigue, bien que je souffrisse de la faim. Ma mère me dit qu'on avait soupé, et que je trouverais à manger dans un seau de puits qui était là sur la table: on avait fait cuire du mouton et des pommes de terre; et comme on avait trouvé ce ragoût trop salé, on l'avait porté à la fontaine pour y ajouter de l'eau. Je me mis à pêcher, avec mon couteau, quelques pommes de terre; c'était là le souper que j'étais heureuse de trouver: souvent j'avais à regretter de pareils repas.
L'alerte des hussards avait fait soupçonner que l'armée républicaine s'avançait pour attaquer Dol. Quelques officiers avaient été envoyés en reconnaissance; car il était impossible de faire faire ce genre de service aux soldats; souvent un seul officier, presque toujours l'infatigable M. Forestier, se portait en avant pour reconnaître l'ennemi. La patrouille revint au galop vers minuit, en annonçant qu'il fallait se préparer à soutenir l'attaque d'une armée nombreuse qui s'approchait de Dol.
La ville est formée d'une seule rue, extrêmement large, qui est la grande route de Dinan; du côté opposé, la route se divise, presque à l'entrée de la ville, en deux branches: l'une va à Pontorson et Avranches, l'autre à Antrain et Fougères.
On vit bien que l'affaire allait être terrible, et que nous étions tous perdus si la victoire n'était pas à nous: toutes les mesures furent prises avec soin. Comme on pouvait éprouver un revers, les femmes, les blessés, tout ce qui ne combattait pas, sortit des maisons et se rangea le long des murs. Les bagages, les chariots, l'artillerie de rechange, formaient une file au milieu de la rue. La cavalerie, qui jamais ne se mettait en ligne au commencement de l'action, parce qu'elle était mal montée et peu formée aux manoeuvres, était placée sur deux rangs, de chaque côté, entre les canons et les femmes. Les cavaliers avaient le sabre à la main, et se tenaient prêts à déboucher dès que l'ennemi aurait commencé à plier.
Pour animer tous les soldats, on fit parcourir la ville par vingt tambours qui battaient la charge; enfin au moment où les Vendéens se rangeaient à l'entrée de la ville, l'attaque commença au milieu d'une nuit obscure.
Ce moment était terrible: les cris des soldats, le roulement des tambours, le feu des obus, qui jetaient sur la ville une lueur sombre, le bruit de la mousqueterie et du canon, l'odeur et la fumée de la poudre, tout contribuait à l'impression que recevaient de ce combat ceux qui attendaient de son issue la vie ou la mort. Au milieu du bruit nous gardions un morne silence. Déjà nous avions passé une demi-heure dans cette cruelle attente, lorsque nous entendîmes tout-à-coup crier à l'entrée de la ville: «En avant la cavalerie! Vive le Roi!» Cent mille voix, hommes, femmes, enfans, répétèrent sur-le-champ ce cri de vive le Roi, qui nous apprenait que nos braves défenseurs venaient de nous sauver du massacre. Les cavaliers partirent au grand galop, en criant avec enthousiasme: Vive le Roi! Ils agitaient leurs sabres, que la lueur du feu faisait briller dans l'obscurité. Un rayon d'espérance ranima tous les coeurs: les femmes rentrèrent dans les maisons. M. Durivault vint me retrouver: «En voilà bien assez pour un blessé,» me dit-il. C'était en effet un grand acte de dévouement, que d'aller se battre dans l'état où il était. Il m'apprit que les bleus étaient en pleine retraite.
Tout le reste de la nuit nous écoutâmes le canon dont le bruit, s'éloignant lentement, nous faisait juger que les républicains se défendaient pied à pied. Vers le matin ils avaient pourtant reculé de deux lieues. Un brouillard épais se leva en ce moment, et, peu après, un domestique de mon père arriva en toute hâte, et nous dit secrètement de sa part qu'il fallait sur-le-champ monter à cheval et fuir, parce que nos soldats étaient en déroute. On me plaça sur un cheval; et voyant que ma mère et mon entourage habituel allaient me suivre, je sortis. La fatale nouvelle s'était déjà répandue dans la ville: une foule immense remplissait la rue et s'enfuyait. Je me trouvai bien vite entraînée par tous ces fugitifs. Les soldats, les femmes, les blessés, tous étaient pêle-mêle, et je fus poussée seule au milieu de trois ou quatre cents cavaliers qui semblaient vouloir se rallier, et qui criaient d'une voix lugubre: «Allons, les braves, à la mort!» Ce n'était point un cri de guerre propre à encourager; aussi fuyaient-ils comme les autres.
J'étais vêtue en paysanne; j'avais adopté cet habit grossier pour remplacer le deuil, et parce qu'il pouvait aussi aider à me sauver en cas d'accident. Le chagrin et la fièvre lente qui me consumaient, contribuaient, plus encore que mon vêtement, à me rendre méconnaissable. J'étais là toute troublée parmi ces cavaliers, sans savoir à qui m'adresser, sans reconnaître personne. Un cavalier leva son sabre sur moi, en me disant: «Ah! poltronne de femme, tu ne passeras pas.—Monsieur, je suis grosse et mourante: prenez pitié de moi.—Pauvre malheureuse! je vous plains,» répondit-il, et il me laissa aller.
Je fus encore arrêtée et insultée plus d'une fois. Les soldats, tout en s'enfuyant, reprochaient injustement aux femmes d'en faire autant, et d'être cause de la déroute par leurs frayeurs. Enfin, je parvins au bas de la ville, sur la route de Dinan. Il y a là un petit pont; j'y trouvai M. de Pérault, qui, tout blessé qu'il était, faisait placer des pièces pour protéger la retraite, dans le cas où les bleus parviendraient à s'emparer de la ville; il commandait tous ses canonniers avec beaucoup de sang-froid, et il exhortait les soldats à retourner au combat.
A quelques pas de-là, je vis M. de Denau-Duchesne, âgé de seize ans, aide-de-camp de M. de Talmont, qui s'employait avec ardeur à rallier les fuyards; il les menaçait, les encourageait, les poussait en avant, leur donnait des coups de plat de sabre: il ne me reconnut pas. «Que les femmes s'arrêtent aussi, disait-il, et qu'elles empêchent les hommes de fuir!» Je me plaçai à côté de lui, et j'y restai trois quarts d'heure sans rien dire, témoin de tous ses efforts. Il parvint à faire rétrograder quelques soldats.
J'aperçus là Montignac; il se jeta à la bride de mon cheval, en disant: «Vous êtes ma libératrice, je ne vous quitte pas: nous périrons ensemble.» Je n'étais pas encore bien sûre de lui: «Ce n'est pas ici que vous devez être, lui répondis-je; si vous n'êtes pas un traître, allez vous battre.» Il n'avait pas d'armes; je lui dis que malheureusement nos soldats jetaient assez de fusils pour qu'il en trouvât. En effet, il en ramassa un, l'éleva d'un air content en passant auprès de moi, et courut au combat où il se conduisit bravement: il tua deux cavaliers et prit leurs chevaux.
C'était un affreux spectacle que cette déroute: les blessés qui ne pouvaient se traîner, se couchaient sur le chemin; on les foulait aux pieds; les femmes poussaient des cris, les enfans pleuraient, les officiers frappaient les fuyards. Au milieu de tout ce désordre, ma mère avait passé sans que je la reconnusse. Un enfant avait voulu l'arrêter et la tuer, parce qu'elle fuyait; elle rencontra M. de Marigny qui lui fit faire place; et comme son cheval était bon, elle se trouva bientôt à la tête de la déroute. Quelle fut alors sa surprise de voir M. Stofflet, toujours si brave, qui dans ce moment fuyait des premiers, tout égaré! Elle lui témoigna son étonnement de le rencontrer en une telle place. Il parut très-honteux, revint sur ses pas ainsi qu'elle, et se mit à rallier les fuyards. On fit alors un dernier effort pour les ramener. M. de Marigny, avec sa taille d'Hercule, était là, le sabre à la main, comme un furieux: M. d'Autichamp et la plupart des chefs couraient après les fuyards pour les rallier. On représentait aux soldats qu'ils étaient sans asile; que Dinan était une place forte, qu'ils allaient être acculés à la mer et massacrés par les bleus; on leur disait que c'était abandonner une victoire déjà remportée; on les assurait que leur général se défendait encore sans avoir reculé: enfin, ayant, à force de prières, obtenu un moment de silence pour écouter le bruit du canon, ils s'assurèrent par eux-mêmes qu'il ne s'était pas rapproché. «Abandonnerez-vous votre brave général? leur dit-on.—Non, s'écrièrent mille voix: Vivent le roi et M. de La Rochejaquelein!» Et l'espérance rentra dans les cours. Sur toute la route, dans la ville, derrière les combattans, on leur répétait les mêmes discours. Mon père était à l'embranchement de deux routes, au-dessus de la ville, pour arrêter ceux qui voulaient encore fuir.
Les femmes ne montraient pas moins d'ardeur à rappeler les soldats à leur devoir: ma mère les exhortait sans se décourager; madame de Bonchamps, qui était dans la ville, ralliait les gens de l'armée de son mari. Malgré mon peu de bravoure, j'eus bien aussi le désir de m'opposer à la déroute; mais j'étais si faible et si malade, que je ne pouvais me soutenir. Je voyais de loin quelques personnes de ma connaissance; je n'osais me remuer pour aller les joindre, de peur d'accroître le désordre et d'avoir l'air de fuir. Un grand nombre de femmes firent des prodiges de force et de caractère: elles arrêtaient les fuyards, les battaient, s'opposaient à leur passage. Je vis la femme de chambre de madame de la Chevalerie, prendre un fusil, mettre son cheval au galop, en criant: «En avant! au feu les Poitevines!» Les prêtres exercèrent une bien plus grande influence encore: c'est la seule fois que je les ai vus mêlés aux combattans, employant tous les moyens de la religion pour les animer; et je ne pense pas qu'on puisse leur faire le reproche calomnieux d'avoir alors fanatisé l'armée, comme le disaient les bleus. Pendant l'instant où l'on faisait un peu de silence pour écouter le canon, le curé de Sainte-Marie-de-Ré monta sur un tertre auprès de moi; il éleva un grand crucifix, et, d'une voix de Stentor, se mit à prêcher les Vendéens. Il était hors de lui-même, et parlait à la fois en prêtre et en militaire: il demanda aux soldats s'ils auraient bien l'infamie de livrer leurs femmes et leurs enfans au couteau des bleus; il leur dit que le seul moyen de les sauver était de retourner au combat. «Mes enfans, disait-il, je marcherai à votre tête, le crucifix à la main; que ceux qui veulent me suivre se mettent à genoux, je leur donnerai l'absolution: s'ils meurent, ils iront en paradis; mais les poltrons qui trahissent Dieu et qui abandonnent leurs familles, les bleus les égorgeront, et ils iront en enfer.» Plus de deux mille hommes qui l'entouraient, se jetèrent à genoux; il leur donna l'absolution à haute voix, et ils partirent en criant: «Vive le roi! nous allons en paradis!» Le curé était à leur tête, et continuait à les exciter.
Nous demeurâmes en tout pendant plus de six heures épars dans les prairies qui bordent la route, en attendant notre sort. De temps en temps on venait nous apprendre que nos gens conservaient toujours l'avantage. Cependant nous n'osions pas rentrer dans la ville. Enfin on sut que la victoire était complète, et que les républicains s'étaient retirés. Nous revînmes à Dol. Les soldats, les officiers, les prêtres, tout le monde se félicitait et s'embrassait: on remerciait les femmes de la part qu'elles avaient eue à ce succès. Je vis revenir le curé de Sainte-Marie, toujours le crucifix à la main, en tête de sa troupe; il chantait le Vexilla Régis, et tout le monde se mettait à genoux sur son passage.
Nous sûmes alors tout ce qui s'était passé dans le combat. L'attaque avait commencé à minuit; les Vendéens s'étaient précipités avec fureur sur les républicains et les avaient fait plier. L'obscurité de la nuit et l'acharnement des deux partis étaient tels, qu'au milieu de la mêlée, des combattans s'étaient saisis corps à corps, et se déchiraient avec les mains. On avait pris des cartouches aux mêmes caissons. Des Vendéens étaient arrivés sur une batterie; les canonniers, les prenant pour des bleus, avaient crié: «Camarades, rangez-vous, que nous tirions!» Alors nos soldats les ayant reconnus à la lueur du feu, les avaient massacrés sur les pièces.
A sept heures du matin, les républicains avaient été repoussés jusqu'à deux lieues et demie de Dol, sur les deux chemins. M. de La Rochejaquelein était à l'aile gauche, sur la route de Pontorson.
Quand il vit les bleus en pleine retraite de ce côté, il voulut se porter vers la droite, au chemin d'Antrain où il entendait encore un feu très-vif. La poudre venait d'y manquer, les artilleurs avaient envoyé des cavaliers au grand galop pour en rechercher. Le brouillard épais fît imaginer aux soldats que c'était un mouvement de la cavalerie ennemie; ils en furent épouvantés, et prirent la fuite. Les officiers coururent pour les rallier; on crut qu'ils fuyaient; la frayeur devint plus grande. La déroute commença: les plus braves s'y laissèrent entraîner. Ce fut là le spectacle qui s'offrit à Henri, lorsque, accompagné de M. Allard, du chevalier Desessarts, et de quelques autres officiers, il se portait à la droite. Le désespoir s'empara de lui; il crut tout perdu, et résolut de se faire tuer: il avança vers les bleus pour chercher la mort, et demeura plusieurs minutes exposé en face d'une batterie, les bras croisés. M. Allard essayait vainement de le retenir, et le suppliait de ne pas se sacrifier. Cependant on entendait toujours un feu soutenu à l'extrémité de la droite. M. de La Rochejaquelein y courut; il y trouva M. de Talmont qui, à la tête de quatre cents hommes, se maintenait avec une constance héroïque, faisant illusion aux républicains sur ses forces, à la faveur du brouillard qui leur cachait la fuite de nos gens. MM. de la Marsonnière et de Beaugé ne l'avaient point abandonné, et à eux deux ils servaient une pièce dont les canonniers s'étaient enfuis. Henri arriva au secours de M. de Talmont: sa présence ramena quelques soldats. Un instant après, les fuyards, ralliés par leurs officiers, commencèrent à revenir, et alors l'affaire fut complètement décidée. S'il y avait eu moins de désordre, on aurait troublé la retraite des républicains et obtenu un plus grand avantage; mais on ne put les poursuivre.
Ce combat fit beaucoup d'honneur à M. de Talmont. M. de La Rochejaquelein et toute l'armée se plurent à répéter cette vérité, qu'on lui devait notre salut. La vigueur avec laquelle M. Stofflet avait arrêté la déroute, fît oublier qu'il avait commencé par s'y laisser entraîner. Quelques officiers ne parurent plus, soit qu'ils se fussent enfuis trop loin pour rejoindre l'armée, soit que leur constance fût épuisée. On fut surpris de ne plus voir M. Keller qui s'était toujours montré si brave. Il parvint jusqu'à Paris, s'y cacha pendant un an; il voulut ensuite aller rejoindre les Chouans en Bretagne, qui le prirent pour un espion, et le fusillèrent. M. Putaut, médecin de Fougères, chez qui j'avais logé, et qui commandait les Bretons, s'étant joint à l'armée lors de notre passage en cette ville, ne revint pas non plus: il s'était pourtant fort bien battu à Granville et à Pontorson. En 1792, il avait été dans la garde du roi, et s'était fait une grande réputation de duelliste contre les jacobins. Dans le peu de temps qu'il passa à l'armée, il montra un courage plein de jactance: il fut pris peu de temps après par les bleus, et périt à Rennes sur l'échafaud. On perdit aussi beaucoup d'autres officiers peu connus, qui disparurent. M. de S*** profita de l'occasion: on sut qu'il était parvenu sur la côte, et qu'il avait réussi à passer en Angleterre où il se donna pour un des généraux.
J'avais grande envie d'essayer aussi si je pourrais aller chercher un asile en Angleterre; mais je ne connaissais personne dans le pays; je ne savais à qui me confier. Je voyais que les bleus massacraient les femmes et les enfans qui tombaient entre leurs mains; j'espérais que l'armée pourrait rentrer en Poitou: je m'abandonnai au sort commun.
On passa une nuit assez tranquille. Le lendemain, les républicains ayant su ce qui s'était passé la veille dans la ville, revinrent encore attaquer sur les dix heures du matin, par les deux routes. Les Vendéens combattirent avec courage, et le succès ne fut pas un instant douteux; mais l'ennemi se défendit avec tant d'opiniâtreté que le combat dura quinze heures: il se termina par la déroute complète des bleus qui perdirent un monde prodigieux. On les poursuivit jusque dans Antrain, et ce fut dans la ville même qu'eut lieu le plus grand massacre.
J'avais eu la faiblesse de ne pas rester dans la ville; j'étais allée, avec ma mère et quelques autres femmes, attendre sur la route opposée le résultat de la bataille. M. de Saint-Hilaire commandait une patrouille sur cette route, pour observer si la garnison de Dinan se portait sur nos derrières: elle ne sortit pas, et M. de Saint-Hilaire parvint à ramasser quelques vivres et du pain pour les blessés. On perdit deux braves officiers à ce combat. M. Dehargues, en poursuivant les hussards, fut emporté par son cheval qui alla s'abattre au milieu de l'escadron ennemi: on le saisit sans qu'il pût se défendre. MM. de La Rochejaquelein et de La Roche-Saint-André furent aussi enveloppés par les hussards; il se défendirent long-temps. Henri parvint à s'échapper, son cheval blessé, et revint sur-le-champ avec quelques cavaliers, délivrer M. de La Roche-Saint-André qui était mortellement blessé: mais il fit en vain poursuivre les hussards à toute outrance jusqu'au-delà de Pontorson; on ne put reprendre M. Dehargues. Son écharpe blanche l'avait fait reconnaître pour un chef; et il avait été sur-le-champ emmené au grand galop. Il périt à Rennes sur l'échafaud; il montra un grand courage; et, en recevant le coup, il cria: Vive le roi! C'était un bourgeois de la Châtaigneraie.
M. de La Rochejaquelein, après la victoire, ne ramena pas l'armée à Dol. Les bagages, les femmes, et tout ce qui ne combattait pas, quittèrent cette ville pour aller le rejoindre à Antrain. Les rues étaient encore pleines de sang et de morts quand nous y entrâmes; on n'y trouva aucune provision, et tout le monde souffrit beaucoup de la faim. Je vécus de quelques oignons que j'arrachai dans un jardin. Neuf Mayençais prisonniers furent condamnés à mort. Le curé de Sainte-Marie obtint la grâce de plusieurs d'entre eux, qu'il avait demandée avec la même chaleur qu'il avait mise à rallier l'armée.
Le lendemain, l'armée marcha sur Fougères, et l'occupa sans résistance; on y séjourna un jour. Un Te Deum fut chanté pour les victoires de Dol: ce fut une cérémonie déchirante, par le contraste qu'elle offrait avec notre situation désespérée.
De Fougères nous nous rendîmes, par Ernée, à Laval; on y passa deux jours: de-là à Sablé, puis à la Flèche. Dans toute cette route, on n'aperçut pas les bleus: les défaites de Dol les avaient consternés; les restes de leur armée avaient couru s'enfermer à Angers, et le fortifiaient à la hâte. Quelques abattis d'arbres allumés se trouvaient sur plusieurs points de la route; mais pas un soldat ne les défendait.
Notre entrée dans toutes ces villes, que nous avions occupées peu de jours auparavant était pour nous un spectacle d'horreur et de désespoir. Partout nos blessés, nos malades, les enfans qui n'avaient pu nous suivre, nos hôtes, ceux qui nous avaient montré quelque pitié, avaient été massacrés par les républicains. Chacun de nous continuait sa route avec la certitude de périr dans les combats, ou d'être égorgé plus tôt ou plus tard.
On se rendit de la Flèche sous les murs d'Angers. Nous couchâmes dans un village qui en était éloigné de deux lieues. Le lendemain, l'attaque commença. Les républicains avaient barricadé toutes les entrées, et protégé tous les endroits faibles par quelques fossés et des remparts en terre; ils avaient des batteries fort bien placées, et se bornèrent à se défendre sans tenter une seule sortie. Nos gens, qui s'attendaient à combattre corps à corps, et qui n'avaient jamais su attaquer la moindre fortification, se découragèrent dès qu'ils virent la bonne contenance des bleus: le canon nous emportait beaucoup de monde, dès qu'on s'approchait. Les chefs voulurent en vain tenter un assaut général; jamais on ne put y déterminer les Vendéens: ces malheureux, qui depuis Granville ne parlaient que de prendre Angers à tout prix, ne purent retrouver leur ardeur accoutumée. Le malheur, la faim, les misères de toute espèce, les avaient abattus; toutes les instances, toutes les menaces furent inutiles; on alla jusqu'à leur promettre le pillage de la ville; mais loin d'encourager les Vendéens, cette promesse, malgré l'horreur de notre position et les cruautés des bleus, scandalisa beaucoup. La plupart disaient que Dieu nous abandonnerait, s'il était question de pillage.
Notre artillerie cependant faisait bien son devoir, et tâchait de faire une brèche praticable. Les généraux, les officiers, la cavalerie qui avait mis pied à terre, continuaient l'attaque avec obstination; on ne pouvait pas entraîner les soldats en avant, mais on les maintenait.
Je m'étais avancée avec ma famille vers Angers, et toutes les personnes qui suivaient l'armée en avaient fait autant. Comptant sur un prompt et facile succès, nous étions tous entassés dans les faubourgs. Les habitans n'y étaient plus; on les avait forcés à rentrer dans la ville; leurs maisons étaient démeublées; beaucoup même étaient brûlées. Nous portâmes de la paille dans une grande chambre; je me jetai dessus avec ma mère et une foule d'autres personnes. J'étais tellement accablée que je dormis pendant plusieurs heures au bruit du canon. Nous en étions fort près; les boulets portaient près de nous.
Il y avait vingt heures que l'attaque durait, lorsque je me réveillai le lendemain matin: je montai à cheval, sans rien dire à personne, pour aller savoir quelques nouvelles. J'appris et je vis que nos soldats ne voulaient pas tenter l'assaut, et qu'il restait bien peu d'espoir. Ma tête s'égarait; j'avançais toujours. Je rencontrai le chevalier Desessarts qui revenait blessé au pied. Il me raconta que nos batteries ayant fait une petite brèche, MM. de La Rochejaquelein, Forestier, de Boispréau, Rhines et lui s'y étaient jetés: personne n'avait osé les suivre. MM. de Boispréau et Rhines avaient été tués, lui blessé; les deux autres avaient eu bien de la peine à se retirer. Son récit, et ce que je voyais, me donnèrent une sorte de désir d'aller au feu et de risquer ma vie, tant je souffrais de la position où nous nous trouvions. Je continuai à avancer: je n'avais pas plus de courage qu'à l'ordinaire, car j'éprouvais une frayeur extrême; mais le désespoir me poussait en avant, comme malgré moi, jusqu'au milieu du feu. Mon père, qui était au fort de l'action, m'aperçut de loin, et me cria de retourner; je m'arrêtai indécise. Il envoya un cavalier qui prit la bride de mon cheval et me ramena. J'éprouvai un secret mouvement de satisfaction, me voyant ainsi hors du danger que j'allais chercher.
Je retournai près de ma mère: elle était seule; sa voiture était restée sur le grand chemin; ma tante avait voulu y remonter avec ma petite fille. Un instant après, le postillon, qui était un lâche, vint et nous dit que l'on voyait arriver, sur les derrières, les hussards ennemis pour nous attaquer; qu'il avait coupé les traits des chevaux, et que ma tante était descendue précipitamment pour venir nous retrouver. Je courus vite du côté où elle devait être; je trouvai ma fille dans les bras de sa bonne, qui venait la rapporter dans la maison; mais il me fut impossible de savoir où ma tante avait passé. Les bagages, les voitures étaient dételées; la foule se pressait autour pour échapper aux hussards; cependant elle ne pouvait avancer de l'autre côté, parce que les boulets de la ville arrivaient jusqu'aux premiers chariots de nos équipages. Je voulus m'approcher de notre voiture qui était tout-à-fait à la tête, un boulet et un biscaïen passèrent à côté de moi. Pendant que j'étais occupée à la triste recherche de ma tante, M. Forestier arriva, et me dit qu'il allait, avec la cavalerie, repousser les hussards; il me parla avec un sang-froid et une confiance qui me firent une vive impression: son chapeau et sa redingote étaient percés de balles. «Voilà, me dit-il en me montrant deux trous, les balles qui ont tué Boispréau et Rhines.»
La cavalerie chassa les hussards, bien qu'ils eussent de l'artillerie légère. M. Richard, qui avait eu l'oil crevé à Châtillon, fut blessé au bras et fait prisonnier dans ce combat. Le général Marigny, qui commandait la cavalerie des bleus, fut si charmé de sa bravoure, qu'il le renvoya sur-le-champ, mais à pied et sans armes. M. de La Rochejaquelein rendit aussitôt au général Marigny deux dragons tout équipés, les seuls qu'il venait de prendre, en le faisant remercier, et lui offrant à l'avenir dix prisonniers pour un. Ce général républicain, le seul qui, à ce moment, ait montré de l'humanité en combattant contre nous, fut tué le jour même.
Après trente heures d'attaque, il fallut bien prendre le parti de lever le siège d'Angers; la retraite commença vers les quatre heures du soir. Nous restâmes long-temps à chercher ma pauvre tante, à l'appeler, à fouiller dans toutes les maisons des environs, sans pouvoir en découvrir la moindre trace. Ma mère était inconsolable; mon père envoya beaucoup de gens de tous côtés, sans avoir plus de succès. Enfin, lorsqu'il ne fut plus possible de demeurer en arrière, sans courir le risque d'être pris, nous suivîmes l'armée, pensant que ma tante avait pris le parti de se cacher, car elle avait de l'argent sur elle en assez grande quantité. Nous n'avons jamais appris les détails de cette triste et surprenante disparition; mais nous avons su qu'elle avait été prise et avait été fusillée deux jours après.
J'arrivai à deux lieues d'Angers: le froid, la fatigue, le chagrin, m'avaient comme anéantie; je me jetai sur un matelas avec ma mère, pêle-mêle avec beaucoup de gens. Presque toute l'armée bivouaqua.
Nous n'avions plus d'espoir de salut; l'armée était livrée au découragement le plus complet; on ne voyait plus aucun moyen de repasser la Loire. Tous les projets qu'on avait formés reposaient sur la prise d'Angers. On était mécontent des soldats qui n'avaient pas montré l'ardeur qu'on en attendait. Les maladies se multipliaient chaque jour. On entendait de toutes parts les cris des malheureux blessés que l'on était forcé d'abandonner; la famine et le mauvais temps se joignaient à toutes ces souffrances; les chefs étaient harassés de corps et d'ame; ils ne savaient quel parti prendre. Telle était notre situation.
CHAPITRE XVIII.
Retour à la Flèche.—Déroute du Mans.
Avant d'avoir rien décidé sur la route qu'on devait tenir, on se porta sur Beaugé qui fut occupé sans résistance. M. de Royrand mourut en chemin des suites de sa blessure. Le lendemain, la cavalerie dès bleus vint nous attaquer avec de l'artillerie légère. De ma fenêtre je voyais le combat. Les boulets roulaient dans le jardin qui était au-dessous. Nos gens se portèrent vivement sur les assaillans et les repoussèrent; on les poursuivit pendant deux lieues sur la route d'Angers, jusqu'au beau château de Jarzé, qui avait déjà été vendu nationalement. Les républicains y avaient mis le feu: on chercha inutilement à l'éteindre. Nous perdîmes un peu de monde dans cette affaire. M. Rouchen, commandant de la paroisse du Pin, fut douloureusement blessé par son fusil qui éclata dans ses mains, ce qui le mit hors d'état de combattre.
Il fallait cependant prendre un parti et déterminer la marche de l'armée. On parla d'aller à Saumur et à Tours; mais ces deux villes sont sur la rive gauche; d'ailleurs on ne pouvait y arriver que par la levée qui borde la Loire, et il était dangereux de s'engager dans une telle route. M. le chevalier Desessarts, à qui sa bravoure et sa facilité de parler et d'écrire donnaient parfois trop de présomption, mit beaucoup d'entêtement à soutenir ce plan. Il disait qu'en se mettant sur la levée, et en la coupant, on détournerait une grande partie des eaux de la Loire, et qu'elle deviendrait guéable. On ne pouvait le faire convenir de l'absurdité de ce projet.
Il fut enfin résolu qu'on marcherait sur le Mans par la Flèche. Les paysans du Maine passaient pour être royalistes; d'ailleurs, c'était se rapprocher de la Bretagne où l'on pouvait encore espérer de se recruter et de se défendre. On se mit donc en marche. J'étais en voiture avec le chevalier de Beauvolliers: son frère aîné vint nous parler à la portière. Il me remercia, les larmes aux yeux, des soins que j'avais pour son frère, et me pria de les continuer. «Pour moi, dit-il, je suis le plus malheureux des hommes; ma femme et ma fille sont prisonnières à Angers; j'espérais les délivrer: elles vont périr sur l'échafaud, sans que je puisse les sauver. Depuis Avranches, où l'on m'a si injustement accusé, on me voit de mauvais oeil; on me montre des soupçons: c'est aussi trop de malheur!» Il nous dit adieu, et se retourna encore en me criant d'avoir soin de son frère. Depuis ce jour, il quitta l'armée pour n'y plus revenir. Peut-être n'avait-il point formé le dessein arrêté de se retirer. Il avait laissé son propre argent et ses effets dans le chariot de la caisse militaire, et assurément il les eût donnés à son frère, s'il avait cru ne pas le revoir. Il m'a raconté, quand je l'ai retrouvé, qu'il s'était écarté de la route avec M. Langlois, son beau-frère, pour aller chercher des vivres, qu'il se vit coupé par les hussards, et prit décidément le parti qui roulait vaguement dans sa tête; son beau-frère fut pris et a péri.
Notre retraite était protégée par une arrière-garde nombreuse que commandait M. de Piron. Nous comptions être attaqués de ce côté-là; mais nous pensions trouver peu de résistance devant nous. Quelle fut notre surprise et notre douleur, lorsqu'en arrivant à la Flèche, on vit le pont coupé et trois ou quatre mille hommes placés sur l'autre rive! nous nous crûmes perdus, car, dans le moment même, on attaquait M. de Piron. M. de La Rochejaquelein ordonna de tenir ferme en avant et en arrière, et de continuer le feu: M. de Verteuil y fut tué. Henri prit trois cents braves cavaliers, qui mirent trois cents fantassins en croupe; il remonta la rivière à trois quarts de lieue, trouva un gué, arriva vers le soir aux portes de la ville, fit mettre pied à terre aux fantassins, et se précipita dans les rues à la tête de sa troupe, en criant: Vive le Roi! Les bleus, surpris et effrayés, prirent la fuite par la route du Mans. Henri fit en hâte rétablir le pont, et courut à l'arrière-garde où il repoussa les hussards ennemis[16]. Une partie de l'armée entra dans la ville; les bagages restèrent sur la route jusqu'au jour; je couchai dans ma voiture. Le lendemain, la cavalerie revint encore attaquer. L'armée était épuisée de fatigue. M. de La Rochejaquelein, accompagné de MM. de Beaugé et Allard, et d'un bien petit nombre d'officiers, défit encore les détachemens ennemis; et quand les bagages furent entrés, il fit de nouveau couper le pont, et procura vingt-quatre heures de repos à l'armée. Il fut douloureusement mécontent de l'insouciance des officiers qui étaient restés à la Flèche, le laissant combattre presque seul. «Messieurs, leur dit-il avec amertume, ce n'est donc pas assez de me contredire au conseil, vous m'abandonnerez au feu?»
[Note 16: Un paysan qui me parlait, il y a quelque temps, de cette affaire, me dit: M. Henri, au moment de charger, fit son grand signe de croix, à quoi il ne manquait jamais, quand le danger était fort; puis il poussa son cheval en avant.]
Je cherchai, pendant le séjour de la Flèche, un asile pour ma pauvre petite fille. Personne ne voulait s'en charger, malgré les récompenses que j'offrais; elle était trop enfant pour qu'on put la cacher et l'empêcher de crier. Madame Jagault parvint à trouver une personne qui se chargea de sa fille; mais celle-là ayant quatre ans, pouvait fort bien comprendre le danger, et ne pas compromettre ses hôtes.
L'armée se porta sur le Mans. Le pont n'était point coupé; mais on y avait élevé un rempart et on l'avait garni de chevaux de frise, de chausse-trapes et de planches percées par de gros clous, pour empêcher le passage de la cavalerie. Cependant M. de La Rochejaquelein, après un combat assez vif, pénétra promptement dans la ville. Ce fut à cette affaire que M. de Talmont se distingua par un beau fait d'armes. Défié par un hussard qui s'attacha à lui à cause de son écharpe de général, il lui cria: «Je t'attends.» Il l'attendit en effet, et lui partagea la tête d'un coup de sabre.
Tout le monde était accablé de fatigue; la journée avait été forte. Les blessés et les malades, dont le nombre allait toujours croissant, demandaient avec instance qu'un séjour plus long fût accordé dans une grande ville où l'on ne manquait ni de vivres ni de ressources. D'ailleurs on voulait essayer de remettre un peu d'ordre dans l'armée, de concerter quelque dessein, de remonter un peu les courages: généraux, officiers et soldats, tout le monde était abattu. On voyait clairement qu'un jour ou l'autre nous allions être exterminés, et que les efforts qu'on pouvait faire étaient les convulsions de l'agonie. Chacun voyait souffrir autour de soi: le spectacle des femmes, des enfans, des blessés, amollissait les âmes les plus fortes, au moment où il aurait fallu avoir une constance miraculeuse. Le malheur avait aigri les esprits; la haine, la jalousie, les reproches, les calomnies même, avaient divisé tous les chefs; l'échec d'Angers, la perte de l'espérance qu'on avait conçue de rentrer dans la Vendée, avaient porté le dernier coup à l'opinion de l'armée; tout le monde désirait la mort; mais comme on la voyait certaine, on aimait mieux l'attendre avec résignation, que de combattre pour la retarder: le sort d'ailleurs le plus affreux était celui d'être blessé. Tout présageait que c'était fini de nous.
Le Mans est situé sur la grande route d'Angers à Paris; c'est par-là que nous arrivions: deux routes viennent se joindre avec celle-là à une demi-lieue; l'une est celle de Tours à Alençon; un large pont, sur la Sarthe, se trouve à moitié chemin, entre les routes et le faubourg. Le grand chemin d'Alençon passe par une grande place dans la ville, puis par une petite où aboutit une rue étroite, qui est le prolongement de la route de traverse du Mans à Laval: j'étais logée sur cette petite place.
Le second jour, de grand matin, les républicains vinrent attaquer le Mans: on ne les attendait pas sitôt. La veille, des levées en masse s'étaient présentées, et avaient été bientôt dispersées. L'ennemi s'avança, par trois colonnes, sur le point où les routes se croisent. M. de La Rochejaquelein embusqua un corps considérable dans un bois de sapins, sur la droite: ce fut là que la défense fut la plus opiniâtre; les bleus même furent repoussés plus d'une fois; mais leurs généraux ramenaient sans cesse les colonnes. Nos gens se décourageaient en voyant leurs efforts inutiles. Peu à peu il en revenait beaucoup dans la ville; des officiers même s'y laissaient entraîner; enfin, sur les deux heures de l'après-midi, la gauche des Vendéens étant entièrement enfoncée, il fallut abandonner le bois de sapins. Henri voulut poster la troupe qui lui restait dans un champ défendu par des haies et des fossés, où elle eût facilement arrêté la cavalerie; jamais il ne put la rallier: trois fois, avec MM. Forestier et Allard, il s'élança au milieu des ennemis, sans être suivi d'aucun soldat; les paysans ne voulaient même pas se retourner pour tirer un coup de fusil. Henri tomba, en faisant sauter un fossé à son cheval dont la selle tourna; il se releva: le désespoir et la rage le saisirent. On n'avait pas décidé quelle route on prendrait en cas de revers; il n'y avait aucun ordre donné, ni pour la défense de la ville, ni pour la retraite. Il voulut y rentrer pour y pourvoir et pour essayer de ramener du monde. Il mit son cheval au galop et culbuta ces misérables Vendéens qui, pour la première fois, méconnaissaient sa voix. Il rentra au Mans; tout y était déjà en désordre; il ne put pas trouver un seul officier pour concerter ce qu'on avait à faire; ses domestiques ne lui avaient pas même tenu un cheval prêt; il ne put en changer. Il revint, et trouva les républicains qui arrivaient au pont; il y fit placer de l'artillerie, et on se défendit encore long-temps. Enfin, au soleil couchant, les bleus trouvèrent un gué, et passèrent: le pont fut abandonné. On se battit ensuite à l'entrée de la ville, jusqu'au moment où, renonçant à tout espoir, le général, les officiers, les soldats se laissèrent presque tous entraîner dans la déroule, qui avait commencé depuis long-temps; mais quelques centaines d'hommes, restèrent dans les maisons, tirèrent par les fenêtres, et ne sachant pas au juste ce qui se passait, arrêtèrent toute la nuit les républicains qui osaient à peine avancer dans les rues, et qui ne se doutaient pas que notre défaite fût aussi entière. Il y eut des officiers qui se retirèrent à quatre heures du matin seulement; les derniers furent, je crois, MM. de Scépeaux et Allard: de braves paysans eurent assez de constance pour ne quitter la ville qu'à huit heures, s'échappant comme par miracle. C'est cette circonstance qui protégea notre fuite désordonnée, et qui nous préserva d'un massacre général.
Dès le commencement du combat, nous présagions que l'issue en serait funeste. J'étais logée chez une madame T***, qui était fort riche, fort bien élevée et très-républicaine: elle avait sept petits enfans qu'elle aimait beaucoup et qu'elle soignait avec tendresse. Je résolus de lui confier ma fille: c'était son admirable belle-soeur qui avait recueilli la petite Jagault. M. T***, fort honnête homme, était absent. Je la suppliai de s'en charger, de l'élever comme une pauvre petite paysanne, de lui donner seulement des sentimens d'honneur et de vertus. Je lui dis que si elle était destinée à retrouver une position heureuse, j'en remercierais le ciel; mais que je me résignais à ce qu'elle fût toujours misérable, pourvu qu'elle fût vertueuse. Madame T*** me refusa absolument, et me dit honnêtement que si elle prenait ma fille, elle la traiterait comme ses enfans. J'ai su depuis, et j'en ai été surprise, que cette dame, qui appartenait à une famille distinguée et respectable, s'était conduite avec férocité envers nos prisonniers, après notre défaite, tant elle était exaltée contre nous. Pendant que je conjurais madame T***, les cris de déroute commencèrent à se faire entendre, elle me laissa. Alors, voyant que c'en était fait, n'espérant plus rien, je voulus du moins sauver mon enfant; je la cachai, à l'insu de tout le monde, dans le lit de madame T***; je comptais qu'elle n'aurait pas la cruauté d'abandonner cette innocente créature. Je descendis; on me mit à cheval, on ouvrit la porte; je vis alors la place remplie d'une foule qui se pressait et se culbutait en fuyant, et dans l'instant je fus séparée de toute personne de ma connaissance. J'aperçus M. Stofflet qui s'en allait avec les porte-drapeaux. Cependant, le long du mur de la maison, il y avait un espace libre; je me glissai par-là; mais quand je voulus tourner dans la rue qui conduit au chemin de Laval, je ne pus y pénétrer, c'était là que la presse était plus grande, et que l'on s'étouffait. Des chariots étaient renversés; les boeufs couchés par terre, ne pouvaient pas se relever et frappaient à coups de pieds ceux qui étaient précipités sur eux; un nombre infini de personnes foulées aux pieds criaient sans être entendues. Je mourais de faim, de frayeur; je voyais à peine, le jour finissait. Au coin de la rue, deux chevaux étaient attachés à une borne, et me barraient le chemin; la foule les repoussait sans cesse vers moi, et alors j'étais serrée entre eux et le mur; je m'efforçais de crier aux soldats de les prendre et de monter dessus: ils ne m'entendaient pas. Je vis passer auprès de moi un jeune homme à cheval, d'une figure douce; je lui pris la main: «Monsieur, ayez pitié d'une pauvre femme grosse, et malade; je ne puis avancer.» Le jeune homme se mit à pleurer, et me répondit: «Je suis une femme aussi; nous allons périr ensemble, car je ne puis pas non plus pénétrer dans la rue.» Nous restâmes toutes deux à attendre.
Cependant le fidèle Bontemps, domestique de M. de Lescure, ne voyant pas qu'on s'occupait de ma fille, la chercha partout: il la trouva et la prit dans ses bras. Au milieu de la foule il m'aperçut, et élevant l'enfant, il me cria: «Je sauve l'enfant de mon maître.» Je baissai la tête et je me résignai. Un instant après, je distinguai un autre de mes domestiques: je l'appelai. Il prit mon cheval par la bride, et me faisant faire place avec son sabre il me fit suivre la rue. Nous arrivâmes à grande peine vers un petit pont, dans le faubourg sur la route de Laval: un canon y était renversé et embarrassait le passage; enfin je me trouvai dans le chemin, et je m'arrêtai avec beaucoup d'autres. Quelques officiers étaient là, tâchant de ramener encore les soldats; mais tous les efforts étaient inutiles.
Les républicains entendant beaucoup de bruit de notre côté, y pointèrent des canons et tirèrent à toute volée par-dessus les maisons: un boulet siffla à un pied au-dessus de ma tête. L'instant d'après, j'entendis une nouvelle décharge, et je me baissai involontairement sur mon cheval. Un officier qui était là, me reprocha, en jurant, ma poltronerie. «Hélas! Monsieur, lui dis-je, il est bien permis à une malheureuse femme de baisser la tête, quand toute l'armée fuit.» En effet, ces coups de canon recommencèrent à faire courir nos gens qui s'étaient arrêtés: peut-être, s'il eût fait jour, aurait-on pu les ramener.
Je suivis la déroute; je rencontrai M. de Sanglier. Il avait perdu sa femme la veille; il était malade, et portait à cheval ses deux petites filles qui étaient malades aussi; son cheval n'avait même pas de bride. Il m'apprit que c'était vers Laval qu'on s'enfuyait. Successivement je trouvai quelques personnes de ma connaissance, que je reconnus à la faveur du clair de la lune. A quelques lieues du Mans, je vis arriver mon père et M. de La Rochejaquelein; ils avaient long-temps essayé de rallier les soldats. Henri vint à moi: «Ah! vous êtes sauvée, me dit-il.—Je croyais que vous aviez péri, lui répondis-je, puisque nous sommes battus.» Il me serra la main, en disant: «Je voudrais être mort.» Il avait les larmes aux yeux.
J'étais dans un horrible état. Un domestique conduisait toujours mon cheval par la bride et me soutenait pour me donner un peu de force. Des soldats me firent boire de l'eau-de-vie à leur gourde: je n'en avais jamais goûté; je voulais qu'on y mêlât de l'eau, on ne trouvait que celle des ornières. Mon père ne me quitta plus; ma mère et ma fille étaient sauvées; mais j'ignorais où elles étaient. A douze lieues du Mans, je m'arrêtai dans un petit village. La nuit était devenue si noire, qu'une femme, qui me suivait, passa avec son cheval sur une chaussée de moulin; elle tomba dans l'eau, comme cela aurait bien pu m'arriver: je ne sais si on put la sauver.
Madame de Bonchamps se réfugia dans la même maison que moi. Une grande partie de l'armée s'arrêta à ce village. Il n'y avait que peu de place dans les chaumières. La route était couverte de pauvres gens qui, accablés de lassitude, s'endormaient dans la boue, sans songer même à se garantir de la pluie.
Le lendemain matin on repartit. La faim, la fatigue, les souffrances, avaient tellement épuisé tout le monde, qu'un régiment de hussards aurait exterminé l'armée vendéenne. Peu à peu ceux qui étaient restés en arrière et dans la ville pendant la nuit, nous rejoignirent. Un paysan conta qu'il avait quitté le Mans à huit heures passées. Henri l'embrassa. Il ne se consolait point de notre horrible défaite, lui seul se faisait d'injustes reproches de n'être pas resté le dernier au Mans, de n'y avoir pas péri. Il lui semblait, malgré tout ce qu'on pouvait, lui dire, que c'était un devoir.
Nous arrivâmes à Laval; j'y retrouvai ma mère et ma fille: ce fut là qu'on eut le loisir de s'apercevoir des pertes que l'on venait de faire. La déroute du Mans coûta la vie à plus de quinze mille personnes. Ce ne fut pas au combat qu'il en mourut le plus; beaucoup furent écrasées dans les rues du Mans; d'autres, blessées et malades, restèrent dans les maisons, et furent massacrées; il en mourut dans les fossés et dans les champs voisins de la route; une assez grande quantité suivit le chemin d'Alençon, et là elles furent, prises et conduites à l'échafaud.
Pendant la bataille, le chevalier Duhoux fut tué. M. Herbault, ce vertueux et vaillant homme, fut blessé à mort. On voulut prendre soin de lui: «Non, dit-il, que personne ne s'expose pour moi; qu'on me porte seulement à côté de M. le Maignan.» Ils forcèrent tous deux leurs amis à les abandonner après leur avoir distribué leurs armes et leurs effets, et attendirent la mort avec une résignation toute chrétienne. Deux braves officiers blessés à Angers, MM. l'Infernat et Couty, y périrent aussi.
Un grand nombre d'officiers ne reparurent plus. M. de Solilhac fut pris et déposé dans une église pour être fusillé le lendemain, il parvint à se sauver en décidant treize Vendéens qui étaient avec lui à se jeter la nuit sur le corps-de-garde; sept s'échappèrent. Au milieu des massacres horribles auxquels se livrèrent les vainqueurs, il y eut des traits courageux d'humanité, qui préservèrent plusieurs Vendéens; mais en sortant du Mans, ils couraient de nouveaux périls; ils allaient se faire prendre, et périr plus loin. MM. de La Roche-Courbon, Carrière, Franchet, de la Bigotière, eurent ce triste sort. M. d'Autichamp fut plus heureux, car ayant été pris, M. de Saint-Gervais, son parent, officier républicain, le reconnut et l'habilla en hussard, ainsi que M. de Bernès. Ces messieurs se trouvèrent donc enrôlés parmi les républicains; ils firent la guerre comme soldats, pendant un an, à l'armée du nord. Ils ont ensuite reparu dans la seconde insurrection.
M. d'Oppenheim disparut aussi au Mans. Depuis il a pris et conservé du service dans l'armée républicaine. Cette circonstance, rapprochée des conseils qu'il avait donnés pour l'attaque de Granville, a fait concevoir d'étranges soupçons; on en avait eu déjà même auparavant. Cependant on doit dire que M. d'Oppenheim s'est toujours battu bravement; et que, spécialement à l'affaire de Granville, il montra assez de courage et de dévouement, pour que les officiers qui se trouvèrent près de lui ce jour-là aient toujours défendu sa bonne foi.
Telle fut la déplorable déroute du Mans où l'armée vendéenne reçut le coup mortel. Il était inévitable: le jour que l'on quitta la rive gauche de la Loire, avec un peuple de femmes, d'enfans et de vieillards, pour aller chercher un asile dans un pays que l'on ne connaissait pas, sans savoir la route qu'on devait tenir, et au commencement de l'hiver, il était facile de prévoir que nous finirions par cette terrible catastrophe. Le plus beau titre de gloire pour les généraux et pour les soldats, c'est d'avoir pu la retarder si long-temps.
CHAPITRE XIX.
Tentative pour repasser la Loire.—Déroute de Savenay.—Dispersion de l'armée.
Je logeai à Laval dans la même maison où j'avais déjà été; mais le propriétaire, qui se nommait M. de Montfranc, n'y était plus. Après le passage des Vendéens, il avait été arrêté avec sa famille; on lui reprochait de nous avoir reçus: il représenta qu'il ne dépendait pas d'un habitant de refuser le logement à des vainqueurs; on ne l'écouta pas; il périt sur l'échafaud, ainsi que sa respectable mère. Il est pourtant vrai que, bien qu'il fût disposé en notre faveur, il n'avait rien fait qui pût le compromettre.
Le lendemain, à dix heures, comme nous partions pour Craon avec les débris de l'armée, on annonça l'arrivée des hussards républicains, et chacun pressa sa marche. En sortant de la ville, je trouvai M. de La Rochejaquelein: il me dit que c'était une fausse alarme; qu'il venait de rassurer les soldats, d'arrêter leur fuite, et qu'il retournait déjeuner tranquillement à Laval; il me pria d'être sans inquiétude, et m'assura que nous irions à Craon sans être troublés. C'est la dernière fois que je vis Henri.
A Craon, nous lûmes des journaux; ils nous apprirent que ma pauvre tante et sept cents fugitifs, hommes et femmes, avaient été trouvés aux environs d'Angers, jugés et fusillés. Cette affreuse nouvelle plongea ma mère dans le désespoir: nous étions bien tendrement attachés à cette malheureuse tante; elle avait, à quatre-vingts ans, la piété la plus douce et le caractère le plus aimable.
De Craon, l'armée passa à Saint-Marc, se dirigeant sur Ancenis. On marchait jour et nuit afin de devancer assez les armées républicaines pour pouvoir passer la Loire sans être inquiété. Les chemins étaient affreux, le temps froid et pluvieux; on ne savait comment traîner avec soi les blessés et les malades. Je vis un prêtre qui en portait un sur ses épaules, et qui succombait sous le poids. Ma fille était mourante de la dentition et surtout de fatigue; je me couchai avec elle dans le chariot qui portait la caisse de l'armée; nous n'avions plus de voiture; je voyageai ainsi pendant quelques lieues.
Nous arrivâmes à Ancenis le 16 décembre au matin. M. de La Rochejaquelein y était entré le premier sans résistance, et se préparait déjà au passage de la Loire. Au château de Saint-Marc, il avait fait prendre une petite barque dans un étang, et l'avait fait charger sur un chariot: il prévoyait bien que l'on ne trouverait aucun moyen de passage, parce que les républicains auraient emmené les bateaux avant notre arrivée. La rive opposée était au pouvoir des bleus qui avaient des troupes à Saint-Florent. Cependant on assura à M. de La Rochejaquelein qu'un petit corps d'insurgés avait paru en face d'Ancenis quelques jours auparavant.
On trouva un seul petit bateau à Ancenis; mais sur l'autre bord on aperçut quatre grandes barques chargées de foin. M. de La Rochejaquelein voyant que personne n'osait tenter le passage, prit le parti de passer le premier; il voulait faire débarrasser ces barques, s'en emparer de vive force, s'il était nécessaire, protéger le passage en défendant le point de débarquement contre les bleus; et surtout il comptait empêcher les Vendéens de se débander à mesure qu'ils arriveraient sur cette rive gauche qu'ils désiraient comme un asile: c'était en effet ce que tout le monde craignait.
MM. de La Rochejaquelein, de Beaugé et Stofflet, se mirent dans le batelet qu'on avait apporté sur une charrette, et M. de Langerie entra dans l'autre avec dix-huit soldats: toute l'avant-garde de l'armée avait les yeux sur ces deux petites barques auxquelles notre sort semblait attaché. En même temps on rassemblait des planches, des tonneaux, des bois de toute espèce pour construire des radeaux. Le curé de Saint-Land prêchait les paysans pour les occuper et prévenir le désordre. M. de La Rochejaquelein arriva sur l'autre bord. Pendant qu'il s'occupait à faire débarrasser les bateaux de foin, une patrouille républicaine se porta sur ce point: il y eut quelques coups de fusil tirés, et au bout de peu de momens nos soldats se dispersèrent. M. de La Rochejaquelein et ses deux compagnons furent poursuivis: en même temps une chaloupe canonnière vint se placer en face d'Ancenis, et tirer sur les radeaux que l'on mettait à flot: plusieurs furent submergés. La rivière était forte et rapide; très-peu de soldats purent passer, malgré l'ardeur qu'ils avaient de regagner la rive gauche.
Voilà donc l'armée vendéenne privée de son dernier espoir, séparée de son général: il n'y avait plus qu'à attendre la mort. Au même instant, les hussards et quelques pièces d'artillerie volante arrivèrent devant Ancenis: les portes étaient barricadées. Les bleus n'osèrent pas attaquer; ils jetèrent des boulets dans la ville; plusieurs même tombèrent à la maison où nous étions; mais ils ne faisaient aucun effet. Nous ne savions que devenir: M. de Beauvais, officier d'artillerie, se jeta dans un petit bateau, et promit de revenir, dans vingt-quatre heures, donner des nouvelles de ce qui se passait sur la rive gauche. Les officiers se promettaient de ne pas se quitter; mais chacun ne désirait que de traverser la Loire: quelques-uns y réussirent. M. Allard, aide-de-camp de M. de La Rochejaquelein, y parvint le lendemain. L'armée se débandait; les uns allaient se cacher dans la campagne; les autres remontaient ou suivaient le fleuve pour chercher un passage. Quelques-uns ayant entendu parler d'une amnistie pour ceux qui s'engageraient, et dont les républicains semaient le bruit à dessein, voulurent se rendre à Nantes. Nos domestiques nous demandèrent la permission de suivre ce parti; nous leur dîmes qu'au point où l'on en était, chacun devait chercher à sauver sa vie; mais que cette amnistie paraissait peu probable. Ils persistaient à y croire, nous protestant, ce qui était bien vrai, que leurs sentimens pour nous et pour notre cause n'avaient pas changé, et qu'ils déserteraient à la première occasion favorable. Deux jours après ils partirent pour Nantes. La plupart de ces braves gens y ont péri. Les deux femmes de chambre de ma mère restèrent avec nous.
Cependant il fallait quitter Ancenis; l'armée des bleus avançait et allait nous entourer; on se dirigea sur Nort. Ce fut pendant cette marche que je cachai ma fille: elle était l'objet de ma plus vive inquiétude; la pauvre enfant était fort malade; il n'y avait pas moyen de l'emporter, pendant une fuite qui, d'ailleurs, suivant toute apparence, ne devait pas nous sauver. A force de chercher, je trouvai quelqu'un qui m'offrit de la cacher chez de bons paysans, auprès d'Ancenis: je m'y rendis; je leur donnai de l'argent; je leur promis une forte pension, si jamais je pouvais la leur faire; j'habillai ma fille en petite paysanne, et je partis la mort dans le cour. Je pense que nous n'étions plus que dix mille environ. On s'arrêta à Nort, et l'on y passa vingt-quatre heures. Le désordre continuait à régner parmi le peu de Vendéens qui restaient encore; il fut tel, que, comme une dissolution prochaine était inévitable, des officiers se partagèrent la caisse de l'armée. J'étais avec mon père, ma mère, le chevalier de Beauvolliers, lorsque M. de Marigny vint nous apprendre cette indignité: il était furieux, et s'y était opposé vainement. Je serais bien fâchée de jeter des soupçons sur qui que ce soit; j'ignore absolument qui en fut coupable.
Quelques momens après, on cria: Aux armes! voici les bleus! Nous prîmes la fuite, et toute l'armée en fit autant; les plus braves ne songeaient plus à se défendre. M. Forestier et plusieurs autres montèrent à cheval, s'enfoncèrent dans la campagne et traversèrent la Vilaine. Ce fut dans ce moment que nos gens et cent cinquante cavaliers se rendirent à la fausse amnistie.
Pendant ce temps-là, mon père, le chevalier Desessarts, un brave cavalier nommé Moulin, qui n'avait que dix-sept ans, et quelques autres, se portèrent du côté des républicains avec une pièce de canon; ils attendirent les hussards, leur tirèrent un coup à mitraille qui en tua sept ou huit, et les firent ainsi rétrograder. Nous passâmes le reste du jour tranquillement à Nort.
Le lendemain on alla à Blain: M. de Fleuriot y fut nommé général. Il paraît que M. de Talmont fut blessé de cette préférence. Dans l'horrible position où se trouvait l'armée, le désir de la commander était assurément un excès de dévouement: M. de Talmont se retira; chaque instant nous privait de quelques-uns des officiers. M. de Fleuriot fit quelques préparatifs de défense: on mit des pièces en batterie sur la route; on crénela les murailles. Les troupes légères des bleus furent repoussées, et l'on parvint à passer deux jours à Blain. Il fallait pourtant en partir avant l'arrivée de l'armée républicaine. On avait envie d'aller à Redon; mais on craignit de s'engager sur la chaussée étroite et fort longue qui y conduit: cependant les républicains n'y avaient préparé aucun moyen de résistance, et c'eût été le meilleur parti; mais on l'ignorait. On marcha sur Savenay. Nous partîmes au milieu de la nuit; une pluie froide tombait abondamment. Rien ne peut exprimer l'idée de notre désespoir et de notre abattement: la faim, la fatigue, le chagrin, nous avaient tous défigurés. Pour se garantir du froid, pour se déguiser, ou pour remplacer les vêtemens qu'on avait usés, chacun était couvert de haillons: en se regardant les uns les autres, on avait peine à se reconnaître sous toutes ces apparences de la plus profonde misère.
J'étais vêtue en paysanne; j'avais sur la tête un capuchon de laine violet; j'étais enveloppée d'une vieille couverture de laine, et d'un grand morceau de drap bleu rattaché à mon cou par des ficelles; je portais trois paires de bas en laine jaune et des pantoufles vertes retenues à mes pieds par de petites cordes; j'étais sans gants; mon cheval avait une selle à la hussarde, avec une schabrack de peau de mouton. M. Roger-Mouliniers avait un turban et un doliman qu'il avait pris au théâtre de la Flèche; le chevalier de Beauvolliers s'était enveloppé d'une robe de procureur, et avait un chapeau de femme par-dessus un bonnet de laine; madame d'Armaillé et ses enfans s'étaient couverts d'une tenture de damas jaune.
Quelques jours avant, M. de Verteuil avait été tué au combat, ayant deux cotillons, l'un attaché au cou, et l'autre à la ceinture; il se battait en cet équipage.
Les républicains suivaient de près l'armée vendéenne. Je m'arrêtai un instant dans une ferme avec ma mère, pour demander à manger: nous aperçûmes les hussards; il fallut rejoindre l'armée au grand galop. On entra à Savenay; les portes furent fermées, et sur-le-champ les coups de fusil commencèrent. Cependant le reste de la journée se passa sans que l'attaque devînt sérieuse; il n'y avait qu'une avant-garde que nos gens repoussèrent. Nous nous doutâmes que les républicains voulaient engager le combat avec toutes leurs forces, et nous vîmes que notre perte serait alors consommée. Sur les neuf heures du soir on me fit lever; je m'étais jetée tout habillée sur un lit; on me mit à cheval sans que je susse pourquoi; j'allais en redescendre, ne sachant pas où je devais aller, lorsque j'entendis la voix de M. de Marigny. Je l'appelai et lui demandai des nouvelles: il prit la bride de mon cheval, et, sans proférer une parole, il me mena dans un coin de la place; là, il me dit à voix basse: «C'en est fait, nous sommes perdus; il est impossible de résister à l'attaque de demain; dans douze heures, l'armée sera exterminée. J'espère mourir en défendant votre drapeau: tâchez de fuir; sauvez-vous pendant cette nuit; adieu! adieu!» Il me quitta brusquement sans attendre ma réponse, et je l'entendis qui encourageait les soldats, et s'efforçait de les ranimer. Je retournai auprès de ma mère; elle était avec mon père. M. l'abbé Jagault lui proposait de prendre pour guide un homme de la ville, qui paraissait sûr, et qui nous cacherait chez de bons paysans. Je racontai à ma mère ce que m'avait dit M. de Marigny; elle consentit alors à ce qu'on lui proposait. Mon père, la tête appuyée sur ses mains, ne pouvait parler; enfin il nous engagea à prendre ce parti. «Pour moi, dit-il, mon devoir est de rester à l'armée tant qu'elle existera.» Il nous confia aux soins de M. Jagault, le conjura de ne point nous abandonner; seulement il le pria de tâcher de lui faire savoir où nous serions cachées. M. Jagault promit de revenir le lendemain le lui dire. Nous prîmes des habits de paysannes bretonnes; nous embrassâmes mon père. Nous ne pouvions parler; les larmes nous étouffaient; il me dit seulement: «Ne quitte jamais ta malheureuse mère.» Telles furent les dernières paroles que j'ai entendues de lui.
Nous partîmes vers minuit avec M. l'abbé Jagault et mademoiselle Mamet, femme de chambre de ma mère, qui n'avait pas voulu se séparer de nous. Dans le désordre de la retraite, et pendant que je soignais M. de Lescure, mes diamans et une forte somme d'argent avaient été pris ou perdus; il ne nous restait plus qu'environ soixante louis et des assignats au nom du roi. Nous sortîmes par une petite porte, et nous prîmes le chemin de Guérande. Nous entendions de loin les coups de fusil et le galop des chevaux; à chaque instant nous tremblions d'être rencontrés par une patrouille. Cependant nous fîmes un quart de lieue sans trouver personne; notre conducteur s'arrêtait à chaque instant, et disait: «Écoutez! écoutez!» puis il continuait, en répétant: «On se bat.» Cet homme ne voulait pas quitter la grande route; malgré nos instances, il voulut nous faire entrer dans une maison; ma mère lui donna sa montre pour l'engager à aller plus loin. Nous nous aperçûmes qu'il était ivre; enfin nous le déterminâmes à laisser le grand chemin, et il nous conduisit à travers les champs. A chaque pas nous tombions dans des fossés pleins d'eau; nous avions des sabots pour la première fois de notre vie, et nous ne pouvions marcher. A trois quarts de lieue de Savenay, il fallut s'arrêter; nous ne pouvions plus aller, et notre guide tombait d'ivresse et de sommeil: nous entrâmes chez des paysans; le guide s'endormit sur-le-champ, en nous disant que nous étions bien là. Nous aperçûmes bientôt que nous nous étions fort peu écartés de la grande route; nos hôtes ne se croyaient pas en sûreté; ils nous offrirent de nous faire conduire au château de l'Écuraye, dont le maître était émigré. Un paysan, régisseur de la terre, y habitait avec sa famille; on nous dit que c'était un brave homme. Une jeune fille nous servit de guide. Mademoiselle Mamet resta dans la maison.
Nous partîmes, et, à deux heures du matin, nous arrivâmes devant la porte du château. On nous fit attendre. Ma mère me dit: «Je mourrai ici, si l'on ne veut pas nous recevoir.» Je me jetai à genoux pour prier Dieu qu'on ne nous refusât pas. Enfin, on nous ouvrit. «Tenez, dit la jeune fille, voilà des brigands qui se sont sauvés chez nous, mais nous sommes trop près de la route.—Ah! pauvres gens, s'écrièrent le régisseur et sa femme, entrez! tout ce qui est ici est à votre service.» Ils nous firent chauffer, séchèrent nos habits, qui étaient tout trempés, nous donnèrent à manger; ils voulaient nous faire coucher; mais nous craignions trop d'être poursuivis.
Ce brave homme se nommait Ferret; il était ivre de joie d'avoir chez lui des Vendéens; il nous dit que tout le pays allait se révolter; que beaucoup de jeunes gens étaient déjà allés à Savenay, avec des fusils, pour se joindre aux Vendéens; il ne concevait pas pourquoi nous nous sauvions. Nous n'osâmes pas lui dire que tout était perdu; nous avions peur que cela ne changeât sa bonne volonté; nous dîmes seulement que nous étions malades.
Au bout de quelques momens nous allâmes nous jeter sur des lits où la fatigue nous endormit. Sur les huit heures du matin, le bruit du canon nous réveilla. En même temps, Ferret entra dans la chambre en criant: «Ah! mon Dieu, qu'est-ce qui arrive? Voilà le canon qui tire sur le chemin de Guérande, et des gens vêtus de toutes couleurs qui s'enfuient sur la lande.—Au nom de Dieu! sauvez-nous, lui dîmes-nous sur-le-champ; nos gens sont perdus.» C'était en effet la déroute des Vendéens. Bientôt les bleus à cheval se dirigèrent vers le château. «Sauvez-vous, dit la Ferret; mon mari va vous conduire dans une métairie dans les bois; vous serez moins en danger qu'ici.» Les hussards frappaient déjà pour entrer dans la cour; nous sortîmes par une porte dérobée, et en trois quarts d'heure nous arrivâmes à la métairie de Lagrée, dans un lieu fort écarté. «Je vous amène, dit Ferret aux métayers, de pauvres gens que j'ai sauvés.» Il y avait là des paysans qui pleuraient notre défaite, et qui avaient déjà pris leurs fusils pour aller joindre les Vendéens; ils s'apitoyèrent sur notre sort, et nous montrèrent beaucoup de bonté d'ame et des sentimens conformes aux nôtres.
Cependant les hussards se répandaient partout. La métayère décida que, pour prévenir tout soupçon, il fallait nous séparer. Elle envoya le pauvre M. Jagault travailler avec les hommes: il était malade; et comme il avait beaucoup marché nu pieds, ils étaient tout en sang; elle établit ma mère à tricoter auprès du feu, dans un coin obscur; elle me conduisit à un moulin à vent isolé de la maison; elle dit au garçon meunier: «Renaud, voici une pauvre brigande que je te donne à garder; si les bleus viennent, tu diras qu'elle est venue pour faire moudre son grain.» Je m'assis sur un sac, et j'y passai quatre heures. A chaque instant j'entendais le bruit des chevaux, les coups de fusil et les cris: Arrêtez les brigands! tue! tue! Toute la campagne était couverte de fugitifs qu'on massacrait. Les bleus venaient heurter à la porte du moulin pour demander à boire ou à manger; Renaud répondait qu'il n'avait rien. Je causai un peu avec cet honnête garçon; il me rassurait et cherchait à me consoler. Il me parla beaucoup de notre armée, me demanda qui j'étais: je lui dis que j'étais la fille d'une petite marchande de Châtillon: nous n'avions confié notre secret qu'à Ferret. Le soir, Renaud arrêta son moulin et me reconduisit à Lagrée; je m'y couchai tout habillée avec ma mère.
Cette métairie, comme toutes celles de la Basse-Bretagne, est une chaumière basse et obscure. Au fond est une grande cheminée où l'on brûle de la tourbe, dont la flamme verdâtre jetait un reflet lugubre sur nos visages pâles. Il y a deux ou trois lits très-élevés, garnis de paille, d'un matelas de balle d'avoine, de deux draps courts et étroits, d'une couverture de filasse piquée, et quelquefois de mauvais rideaux verts. Au pied des lits, sont des coffres empilés l'un sur l'autre, où les paysans mettent leur grain. L'étable tient à la maison, et n'en est séparée que par une cloison en planches; le râtelier se trouve en dedans de la chaumière, et les boeufs, pour manger, passent leur tête par de grands trous pratiqués dans la cloison; leurs mugissemens, et le bruit de leurs cornes frappant contre les planches, nous réveillaient toujours en sursaut: nous pensions qu'on venait nous prendre. Le grenier à foin est toujours au-dessus de la maison; les soliveaux sont peints en noir par la fumée; il n'y a point de fenêtres. Outre la porte d'entrée, il y en a une en face qui va dans le jardin, et une autre dans l'écurie.
Les pauvres Bretons sont fort sales. Ils fument du tabac; ils boivent à la cruche, mangent dans des écuelles, n'ont ni assiettes, ni fourchettes; la soupe aux choux et la bouillie de blé noir au lait aigre font leur unique nourriture. Heureusement leur beurre est fort bon: c'était notre ressource.
Le lendemain il fallut encore nous disperser. La métayère me conduisit, le matin, chez le maire. En revenant, je trouvai deux cavaliers qui passaient au galop; ils nous firent crier: Vive la république! D'abord j'eus bien peur; puis je m'aperçus que c'étaient deux malheureux Vendéens qui cherchaient à se sauver. L'après-dîner, on me mena chez le procureur de la commune, et sa femme dit qu'elle allait m'envoyer garder les moutons, avec sa fille. Je craignais que ce ne fût un enfant; mais un instant après elle vint, et je vis une fille de vingt ans, avec un bâton à la main, suivant l'usage de la Bretagne, où les hommes et les femmes ne sortent jamais sans en porter un. «Tiens, Marianne, voilà la brigande, lui dit Perrine.—Ne craignez, pas, ma mère, répondit-elle, je mourrai à côté d'elle; s'il n'en vient qu'un, je l'assommerai avec mon bâton.» Je m'en allai avec la bonne Marianne qui nous a toujours montré un grand dévouement.
Le soir, je retournai à Lagrée. Après quelques jours, nous allâmes nous établir tout-à-fait chez Billy, père de Marianne, procureur de la commune. Il y avait moins de monde dans sa cabane; mais il n'était pas mieux logé. Nous ne faisions aucune attention à ce malaise; nous étions devenues comme insensibles, à force de chagrins et de souffrances.
Nous continuâmes à mener la même vie. M. l'abbé Jagault allait travailler avec les paysans; on l'appelait Pierrot: ma mère se nommait Marion; moi, Jeannette. Je gardais habituellement les moutons avec la fidèle Marianne. Nous étions dans une petite paroisse de quatre cents ames, que l'on nomme Prinquiaux. Tous les habitans étaient royalistes et hospitaliers; aucun n'était capable de nous trahir. Les jeunes gens avaient refusé de marcher aux armées; ils se cachaient aussi. Les paroisses d'alentour étaient absolument de la même opinion; mais, à la gauche du grand chemin de Guérande, à Donges, à Montoire, etc., les paysans étaient républicains. Ceux des nôtres qui y cherchèrent asile, y ont péri. Il en fut de même dans les bourgs où, en général, on trouvait des gens très-révolutionnaires.
Peu de jours après nous retrouvâmes mademoiselle Mamet: elle avait couru de très-grands dangers. Les personnes chez qui nous l'avions laissée, voyant la déroute des Vendéens, n'avaient pas osé la garder; elle sortit, et se trouva sur le grand chemin, au milieu des fuyards que les bleus poursuivaient en leur tirant des coups de fusil. Elle arriva hors d'haleine chez un paysan, en lui criant: «Ayez pitié de moi!» Il l'accueillit, et la cacha sur-le-champ dans une niche recouverte en paille, où il mettait des navets. Les républicains vinrent un instant après; ils fouillèrent partout; ils enfoncèrent leurs sabres et leurs baïonnettes dans la paille; mademoiselle Mamet en voyait arriver les pointes jusqu'à elle, mais elle ne fut point blessée. Elle s'habilla ensuite en bretonne; et ce brave homme, qui se nommait Laurent Cochard, consentit à la garder. Elle passa l'hiver chez lui, dans la paroisse de la Chapelle, et de temps en temps elle venait nous voir. Elle était petite, jeune, et semblait un enfant, ce qui la mettait plus à l'abri des soupçons.
Quelques jours après, l'autre femme de chambre de ma mère, mademoiselle Carria, restée à Savenay, trouva aussi moyen de nous rejoindre. Elle avait, dans le dernier moment de la déroute, fui à bride abattue, sans savoir où elle allait. Elle entendit tuer du monde derrière elle; et après avoir traversé, par miracle, des villages révolutionnaires, elle arriva chez des paysans royalistes, qui la cachèrent. Peu à peu elle s'était rapprochée de nous, et nous avait découvertes.
Elle nous donna quelques détails sur cette malheureuse bataille de Savenay, dont elle avait été témoin, et qui avait achevé de détruire notre armée. Elle put nous parler de mon père qu'elle avait quitté plusieurs heures après nous. Elle lui avait entendu dire, avant le combat, que si les Vendéens étaient vaincus, ce qui était fort assuré, il se retirerait avec les officiers dans la forêt de Gâvre, avec les derniers débris de l'armée; que de-là, furtivement ou de vive force, ils repasseraient sur la rive gauche de la Loire; mais que, dans tous les cas, ils combattraient et périraient jusqu'au dernier. Mon père fit promettre alors à mademoiselle Carria de ne le point quitter, de le suivre dans sa retraite après la dispersion de l'armée, afin de pouvoir ensuite aller nous chercher pour nous porter de ses nouvelles, ce qui serait probablement possible à une femme; puis il brûla ses papiers. Faisant ainsi ses dernières dispositions, l'idée de ne plus nous revoir lui faisait répandre un torrent de larmes. Son parti pris, il retourna sur la place; et pendant toute la nuit, avec M. de Marigny et les autres chefs, il ne cessa d'exhorter les soldats à se battre en désespérés. Tous les blessés, qui pouvaient encore se tenir à cheval, prirent les armes. M. de Marigny songea encore à protéger la fuite des femmes et des autres blessés; il mit en réserve une pièce de canon, pour pouvoir retarder l'ennemi sur la route de Guérande, après que la ville aurait été emportée.
Au point du jour, les républicains attaquèrent, et le combat s'engagea avec fureur. M. de Marigny, trois fois à la tête des plus braves, se précipita sur les bleus, tenant mon drapeau et pleurant de rage. Un enfant de quatorze ans, M. de la Voyerie, ne le quitta pas un instant. Mon père, MM. de Lyrol, Desessarts, de Piron, etc., et tous nos soldats firent des prodiges de valeur; mais ils ne purent se maintenir. M. de Lyrot fut tué. Les républicains avaient vu tomber M. de Piron, qu'ils reconnaissaient bien à son cheval blanc, et qu'ils avaient appris à redouter depuis sa victoire de Coron. Alors M. de Marigny fit sortir les femmes de la ville, par la route de Guérande, et plaça deux canons pour protéger la retraite. Deux fois il rentra dans Savenay pour y chercher mon père, et dit à mademoiselle Carria qu'il n'avait pu le trouver. Il y retourna une troisième, et revint en s'écriant de loin: Femmes, tout est perdu, sauvez-vous!
Il arrêta ses canons au petit bois près de Savenay, et là recommença un combat qui donna aux fugitifs le temps de s'échapper. Un brave canonnier, nommé Chollet, servit sa pièce jusqu'au dernier moment; et enfin, après une heure de résistance près de ce bois, environ deux cents cavaliers purent regagner la forêt de Gavre. Au milieu de cette détresse, mademoiselle Carria n'avait pas revu mon père; mais elle espérait qu'il était avec ces deux cents cavaliers.
Il faut que cette dernière résistance des Vendéens ait été bien héroïque. Long-temps après ce triste moment, j'ai lu dans les gazettes du temps, et avec une sorte d'orgueil, le passage suivant d'une lettre qu'un des généraux républicains écrivait à Merlin de Thionville, le lendemain du combat de Savenay:
«…..Je les ai bien vus, bien examinés; j'ai reconnu ces mêmes figures de Chollet et de Laval. A leur contenance et à leur mine, je te jure qu'il ne leur manquait du soldat que l'habit. Des troupes qui ont battu de tels Français, peuvent bien se flatter de vaincre tous les autres peuples. Enfin, je ne sais si je me trompe, mais cette guerre de brigands et de paysans, sur laquelle on a jeté tant de ridicule, que l'on affectait de regarder comme méprisable, m'a toujours paru, pour la république, la grande partie, et il me semble à présent qu'avec les autres ennemis nous ne ferons que peloter.»
CHAPITRE XX.
Hospitalité courageuse des Bretons.—Hiver de 1793 et 1794.
Nous vivions dans des alarmes continuelles. Chaque jour les bleus faisaient des visites et des recherches dans la paroisse et dans les lieux circonvoisins. Les fugitifs et les habitans du pays étaient absolument livrés à la cruauté et à la fantaisie du moindre soldat. Quand un paysan déplaisait à un bleu, qu'il lui refusait quelque chose, ou qu'il fuyait devant lui au lieu de lui répondre, le soldat lui tirait un coup de fusil, allait lui couper les oreilles, et les portait à ses supérieurs, en disant que c'étaient celles d'un brigand; et ils lui donnaient des éloges ou même des récompenses. Un détachement surprit un jour les habitans de Prinquiaux à genoux dans l'église; il fit une décharge sur eux: heureusement il n'y eut qu'un homme tué.
Mais rien ne décourageait la généreuse hospitalité des Bretons. L'habitude qu'ils avaient de cacher les prêtres et les jeunes gens réquisitionnaires, les avait rendus industrieux, et ils avaient beaucoup d'adresse et de sang-froid pour dérober les fugitifs aux recherches des républicains. Plusieurs ont été fusillés pour avoir donné asile aux Vendéens. Le dévouement des autres n'en était pas diminué: hommes, femmes, enfans, avaient pour nous la bonté et les précautions les plus actives. Une pauvre petite fille, sourde et muette, avait compris les dangers des fugitifs, et allait sans cesse les avertir, par ses gestes, du péril qu'ils couraient. Les menaces de la mort, l'argent, rien n'ébranlait la discrétion des plus jeunes enfans. Les chiens mêmes avaient pris en aversion les soldats qui les battaient toujours; ils annonçaient leur approche en aboyant, et ont sauvé ainsi bien du monde. Au contraire, ils ne faisaient jamais de bruit quand ils voyaient les pauvres brigands; leurs maîtres leur avaient appris à ne pas les déceler. Il n'y avait pas une chaumière où un fugitif ne pût à toute heure se présenter avec confiance. Si l'on ne pouvait le cacher, on lui donnait au moins à manger, et on le guidait dans sa marche. Aucun de ces services ne s'achetait à prix d'argent; les bonnes gens étaient même offensées quand on leur en offrait.
Vers le 1er janvier, nous eûmes une grande frayeur. Trois hommes armés vinrent demander Marion et Jeannette: c'étaient un Vendéen et deux Bretons qui venaient nous proposer de passer la Loire. Il y avait tant de risques à courir, et une telle incertitude sur ce qui se passait de l'autre côté, que nous refusâmes. Le Vendéen réussit cependant; après mille périls, il parvint à l'armée de M. de Charette.
M. Destouches, ancien chef d'escadre, qui avait suivi l'armée, était caché près de nous: c'était un respectable vieillard, âgé de quatre-vingt-dix ans; il devint malade d'une manière désespérée. M. l'abbé Jagault adoucit ses derniers momens en le faisant administrer par un prêtre qu'il alla chercher dans quelque cache. M. Destouches avait un fidèle domestique; il lui laissa beaucoup d'argent, et lui confia cent louis d'or pour remettre à son fils, qui était émigré. Le domestique, qui voulait repasser la Loire pour se battre, ne savait que faire de ce dépôt, et allait l'enterrer avec son maître; nous lui offrîmes de prendre les cent louis, et de nous charger de les rendre à M. Destouches le fils. Nous écrivîmes notre reconnaissance sur une feuille de plomb qu'on enterra devant témoins. Le domestique trouva moyen d'aller joindre M. de Charette: il périt les armes à la main un an après. J'ai eu depuis la satisfaction de rendre les cent louis à M. Destouches.
M. Jagault était toujours souffrant. Il était plus difficile de cacher les hommes que les femmes; souvent il lui fallait coucher dehors. Ses habits de paysan le déguisaient mal, il craignait d'être reconnu et de nous perdre; il prit enfin le parti d'essayer de pénétrer à Nantes, où l'on disait qu'il y avait beaucoup de gens cachés, malgré l'affreuse terreur qui y régnait. On fit partir dix charrettes de réquisitions, de Prinquiaux pour Nantes; il eut le courage de se mettre dans le convoi sans passeport; il conduisit les boeufs de la Ferret, qui se plaça bravement dans la charrette, et qui le faisait passer pour un métayer; il entra dans la ville, et eut grand'peine à trouver son asile. Cependant madame de la Ville-Guevray parvint à lui en trouver un, et depuis il a toujours échappé aux recherches.
Nous continuâmes à habiter Prinquiaux, sans changer notre manière de vivre: j'étais toujours abattue par la souffrance et la douleur; toutes mes facultés étaient comme engourdies. Ma mère veillait sur moi avec une tendresse vigilante, et n'avait pas une autre pensée: ses soins et sa prudence écartaient de moi les dangers que j'aurais été incapable d'éviter; sa force d'ame et sa présence d'esprit m'ont vingt fois sauvé la vie.
Nous étions habituellement chez Billy; quelquefois nous délogions, à cause des alarmes où nous jetaient les recherches des républicains: nous étions fort malheureuses par ces inquiétudes continuelles; nous n'osions ni nous déshabiller pour dormir, ni nous asseoir pour manger; c'était une bien petite privation, car nos repas étaient d'une grande frugalité. Nous tâchions d'éviter un peu la saleté de ces bons Bretons, en vivant d'oeufs, de beurre et de légumes: nous en achetions quelquefois à un jardinier des environs; il nous croyait si pauvres, que, non-seulement il ne voulut pas d'argent la première fois, mais qu'il offrit à ma mère une aumône d'un écu. Un prêtre voulut aussi lui donner un jour douze francs, tant nous avions l'air misérables.
J'étais dans un tel état de marasme et d'abattement, que je m'endormais sans cesse; mais ma mère sentait toutes ces choses plus vivement. Il ne se passait pas deux jours sans que nous eussions quelque alerte. On nous cachait dans les champs, dans les greniers, jusqu'à ce que les bleus fussent repartis. Notre bon procureur de la commune mourut pendant que nous étions chez lui, en nous recommandant à ses enfans.
J'avais grande envie de savoir des nouvelles de ma fille; je déterminai Laurent Cochard, l'hôte de mademoiselle Mamet, à aller auprès d'Ancenis, à l'endroit où je l'avais déposée; nous espérions que mon père y aurait peut-être envoyé depuis la déroute. Cochard revint et m'apprit que ma pauvre enfant était morte six jours après notre départ d'Ancenis, malgré les soins des bonnes gens à qui je l'avais confiée. Je pleurai beaucoup en apprenant cette nouvelle: j'étais loin cependant de regarder la vie comme un bonheur.
M. de Marigny avait pris sous sa protection, à l'armée, une petite demoiselle de Rechignevoisin, dont la mère était morte pendant l'expédition d'outre-Loire; il servait de père à cette enfant abandonnée, et ne la quittait presque jamais. La nuit, il l'enveloppait dans son manteau et la faisait coucher sur l'affût d'un canon. Après le désastre de Savenay, M. de Marigny entra chez un homme de la paroisse de Donges; il le chargea de cacher et de soigner mademoiselle de Rechignevoisin, il lui donna de l'argent, et lui annonça que s'il arrivait malheur à cette jeune personne, il reviendrait le tuer: cet homme était un républicain dont le fils était soldat. Soit crainte des menaces de M. de Marigny, soit plutôt humanité, il tint parole; et si bien que son fils étant arrivé dans la maison peu de momens après, avec un détachement de ses camarades, le père lui prit la main en disant: «Ta soeur est malade; elle est couchée là.» Le fils comprit qu'il y avait du mystère, et mademoiselle de Rechignevoisin fut sauvée. Cependant cet homme ne voulut pas la garder plus long-temps; il l'envoya à Prinquiaux, en lui disant de frapper où elle voudrait; que toute la paroisse était aristocrate. Elle nous y retrouva; elle prit le nom de Rosette, et se mit aussi à garder les moutons. Nous l'évitions, parce que son âge et son caractère la rendaient fort imprudente.
M. de Marigny tint parole: au bout de deux mois, il arriva chez l'homme de Donges pour lui demander des nouvelles de sa pupille. Quand il sut qu'elle était à Prinquiaux, il y vint. Nous eûmes la consolation de le voir et de causer pendant deux heures avec lui. Il n'avait pas quitté les environs de Nantes. Bien qu'il fut connu dans le pays, et que sa grande taille et sa tournure fussent très-remarquables, il allait partout audacieusement; il savait parler les patois de tous les villages; il prenait le costume et les outils de toutes les professions; le jour qu'il vint à Prinquiaux, il était travesti en marchand de volailles. Son courage, son sang-froid, sa force physique, le tiraient de tous les dangers; il entrait souvent à Nantes; il allait à Savenay, à Pont-Château, à Donges. Il avait tout préparé pour faire révolter le pays: il avait reconnu la force des républicains; tout son plan était réglé. Nous ne le détournâmes pas de son projet. Un coup de désespoir, quel qu'il fût, nous semblait raisonnable: aucune circonstance ne pouvait ajouter aux malheurs des Vendéens. M. de Marigny ne put rien nous apprendre sur le sort de mon père; nous sûmes par lui des détails sur les noyades de Nantes, où l'on faisait également périr ceux qui étaient pris ou qui s'étaient rendus à l'amnistie prétendue. Notre fidèle Bontemps et Herlobig, autre domestique à nous, avaient été noyés, attachés ensemble; mais au moment où on les jetait, ils s'étaient cramponnés à deux soldats bleus, et les avaient entraînés avec eux.
L'entreprise de M. de Marigny n'eut aucun succès. Il avait voulu surprendre Savenay pendant la nuit: six cents paysans bretons vinrent auprès du rendez-vous, mais l'un après l'autre; et, par un malentendu, ils se dispersèrent sans s'être réunis. Les Bretons n'ont pas un caractère qui puisse se prêter à une guerre pareille à celle que nous avions faite: ils sont fort dévoués et d'un grand courage; mais ils ont peu d'ardeur à se décider; ils vivent plus isolés les uns des autres que les Poitevins; ils obéissent bien plus difficilement encore à des chefs; chacun veut faire sa propre volonté, soigner ses petits intérêts comme il l'entend; ils sont bien plus casaniers que nos Vendéens; ils ne veulent pas s'éloigner de leur manoir; la crainte des incendies et du pillage les retient beaucoup. Ce sont ces diversités de moeurs qui ont donné à la guerre de Bretagne un caractère tout différent de celui qui a distingué l'insurrection du Poitou.
La tentative de M. de Marigny rendit plus actives les recherches et la surveillance des républicains, surtout à Prinquiaux où le maire, qui avait été le plus ardent à prêcher la révolte, était obligé de se cacher. Il nous fallait quitter cette paroisse. Nous passâmes dans celle de Pont-Château, au hameau de la Minaye, chez Julien Rialleau; nous y trouvâmes Rosette qui s'y était aussi réfugiée. Nous étions couchées dans le grenier, lorsque les chiens se mirent à aboyer. Julien entrouvrit sa porte, et vit les bleus qui traversaient le village pour visiter une maison qui leur était dénoncée. Il nous appela, et nous dit qu'il avait trop de monde chez lui; que cela donnerait des soupçons, et qu'il fallait nous sauver. Nous sortîmes avec Rosette, et il nous conduisit dans un petit bois du château de Besné. Là, ma mère dit à Rosette qu'il était nécessaire de se séparer, et que, si elle voulait rester à la Minaye, nous allions retourner à Prinquiaux: elle préféra s'en aller; Julien la reconduisit. Nous restâmes dans le bois: je mis ma tête sur les genoux de ma mère, et je m'endormis, suivant ma coutume.
Les bleus passèrent la nuit à fouiller le village: ils y trouvèrent trois Vendéens, entre autres un déserteur allemand blessé. J'avais voulu aller le panser, ce que ma mère avait empêché, de peur que cet homme ne nous trahit: en effet, cette imprudence nous eût perdues, car, pour racheter sa vie, il se fit conducteur des bleus. C'est ainsi que, dans mille occasions, ma mère, par sa sagesse, m'avait sauvé la vie; elle ne pensait qu'à ma conservation, y réfléchissait sans cesse, tandis que j'en étais incapable. Quand le jour parut, les soldats étaient encore à la Minaye, furieux de n'avoir pu saisir un prêtre qui avait eu le temps de se sauver. Notre cache n'était pas à deux cents pas du hameau; il n'y avait pas de feuilles; le bois était peu fourré. Julien vint nous voir; ma mère lui dit: «La place est trop dangereuse, conduisez-nous plus loin.» Il ne le voulut pas; il allégua ses six enfans qui n'avaient que lui pour ressource. «Hé bien! mon enfant, dit ma mère, à la garde de Dieu!» Elle fit un bouquet de jonquilles sauvages, le mit à mon corset. «Tiens, dit-elle, ce sera un jour de fête; j'ai idée que la Providence nous sauvera aujourd'hui.» L'impression que produisirent sur moi ces jonquilles, me fait encore tressaillir chaque fois que j'en vois. Nous reprîmes courage, et nous nous mîmes à marcher à travers les champs, fuyant les chemins battus, traversant les haies d'épines et les fossés pleins d'eau: nous entendions les cris des bleus et les coups de fusil, on fouillait le bois que nous venions de quitter. Quand nos forces furent épuisées, nous nous arrêtâmes dans un champ d'ajoncs: nous nous assîmes dos à dos pour nous soutenir, et restâmes là plusieurs heures, sans savoir que devenir, mourant de faim et de froid. Enfin nous vîmes paraître Marianne, qui nous apportait la soupe dans un pot. Elle avait su ce qui se passait à la Minaye; elle y avait couru; et après avoir parlé à Julien, elle avait suivi notre trace: elle nous ramena chez elle; nous en étions assez loin. En y arrivant je me jetai sur un lit où je m'endormis; et dans ce moment il parut dans le village deux cents volontaires. Ma mère n'eut que le temps de s'écrier: «Sauvez ma fille! dites que c'est la vôtre!» et sortit dans le jardin, croyant bien y être prise. Les bleus heureusement n'eurent pas l'idée de fouiller; ils faisaient une promenade; quelques-uns burent du lait, et tous s'en allèrent sans que je fusse réveillée.
Quelques jours après, M. de Marigny vint nous dire adieu. Voyant qu'il ne pouvait soulever le pays, il s'était déterminé à passer la Loire.
Nos dangers croissaient chaque jour. L'Allemand qu'on avait pris à la Minaye avait dénoncé tous les réfugiés dont il savait la retraite: heureusement qu'il ignorait qui nous étions. Il dit que la fille de M. de Marigny était cachée à Prinquiaux. On y fit beaucoup de recherches; mais Rosette était si petite et si brave, que jamais elle n'inspirait de soupçons aux bleus, même quand ils la rencontraient. Un jour ils voulurent tuer son chien, elle se mit entre eux et lui, et le défendit.
Cependant elle prit, peu de jours après, le parti de passer la Loire avec quelques réfugiés qui s'étaient concertés pour cette périlleuse tentative: c'étaient M. d'Argens, médecin de M. de Charette, sa femme, ses filles et trois soldats. J'avais grande envie de m'associer à eux; mais ma mère s'y refusa. En effet, j'étais trop faible et trop malade pour supporter tant de fatigues. Ils partirent, passèrent la Loire; mais, arrivés sur l'autre bord, ils furent pris pour des espions par les soldats de M. de Charette, qui fusillèrent les trois paysans. M. d'Argens fut épargné, grâce à son âge, aux larmes et aux supplications de sa famille, et on le conduisit vers M. de Charette. Ce genre de méprise était encore un des dangers qui menaçaient les Vendéens fugitifs. On croit que c'est ainsi qu'ont péri les deux jeunes MM. Duchaffault, qui s'étaient beaucoup distingués dans notre armée.
Cependant j'avançais dans ma grossesse; nous étions un peu plus tranquilles. Les bleus avaient mis garnison dans toutes les paroisses; et cette précaution, qu'ils croyaient plus sûre, avait été au contraire un changement heureux pour nous. Les soldats républicains restaient dans leurs logemens, sans s'imaginer qu'on pût se cacher tout auprès d'eux. D'ailleurs, étant ainsi dispersés et établis dans les maisons, ils étaient moins turbulens et moins féroces. Les Bretons les adoucissaient en buvant avec eux. Pierre Rialleau, secrétaire de la commune, frère de Julien, était surtout devenu leur meilleur ami; tous les jours régulièrement il allait dîner avec les bleus; il les faisait parler, et savait d'avance toutes leurs démarches, sans que jamais, dans son ivresse, rien lui échappât qui pût les instruire. Lui, les autres municipaux, leur servaient de guides dans leurs patrouilles, et les conduisaient toujours loin des réfugiés.
Malgré cette légère amélioration de notre sort, ma mère voulut, pour plus de précautions, user d'une ressource fort singulière. Deux paysannes vendéennes avaient épousé des Bretons, et depuis ce temps-là on ne les inquiétait plus. Ma mère, qui cherchait à m'assurer un repos complet pendant mes couches, ne trouva pas de meilleur moyen. Elle jeta les yeux sur Pierre Rialleau: c'était un vieux homme veuf, qui avait cinq enfans. Mais il fallait avoir un acte de naissance. La Ferret avait une soeur qui était allée autrefois s'établir de l'autre côté de la Loire avec sa fille; on envoya Rialleau chercher les actes de naissance dans le pays de la Ferret, auprès de la Roche-Bernard: tout allait s'arranger, l'officier municipal était prévenu, et nous avait promis d'ôter la feuille du registre quand nous le voudrions: ce qui était facile, car les registres n'étaient ni cotés ni cousus. On devait prier les bleus au repas de la noce; mais l'exécution de ce projet fut suspendue par des alarmes très-vives qu'on nous donna. On nous dit que nous avions été dénoncées, et que nous étions particulièrement recherchées. Nous changeâmes de demeure, et même nous nous séparâmes; ma mère alla se réfugier chez Laurent Cochard, avec mademoiselle Mamet, et l'on me conduisit chez, un charron, nommé Cyprien, dans le hameau de Bois-Divet, paroisse de Besné. Le lendemain, comme j'étais sur un lit, un patriote de Donges vint frapper à la porte; Cyprien me dit de sortir par la porte du jardin. Je ne me levai pas assez vite: le patriote entra. Je restai immobile, assise sur mes talons au pied du lit, derrière les rideaux à moitié ouverts; je passai ainsi une demi-heure sans oser respirer; une sueur froide m'inondait, et je souffrais bien cruellement. Cyprien, qui ne s'en doutait pas, prolongeait la conversation. Ma mère vint me rejoindre deux jours après.
Le 19 avril, on vint nous avertir que les bleus allaient faire la fouille au Bois-Divet. Cyprien nous conduisit aussitôt au hameau de la Bournelière, paroisse de Prinquiaux, chez Gouret, son beau-père, officier municipal. Je pouvais à peine marcher; j'étais bien près d'accoucher. En arrivant, Gouret nous dit que l'on ferait aussi la fouille dans toute la paroisse de Prinquiaux, pendant la nuit; il nous conseilla d'aller chez Laurent Cochard. Il fallait faire une lieue, cela m'était impossible. Nous prîmes le parti de coucher dehors. Gouret nous conduisit dans un champ de blé, et nous quitta en pleurant. Nous nous mîmes dans un sillon; il pleuvait; cependant je m'endormis. Ma mère se réveilla vers une heure du matin; elle entendit la patrouille des bleus passer dans un sentier à cinquante pas de nous: s'ils avaient eu un chien, comme cela leur arrivait quelquefois, nous étions perdues.
Gouret vint nous chercher à deux heures du matin, et nous ramena dans une cabane, près de chez lui. Je commençai à sentir de vives douleurs; je ne me croyais pas à terme, et surtout je ne voulais pas qu'on allât avertir la sage-femme; elle était bavarde, ce qui faisait qu'on s'en défiait. Il n'y avait personne dans le hameau qui pût me secourir. Gouret avait deux filles qui n'étaient point mariées. Enfin, vers les neuf heures, les douleurs devinrent si violentes, qu'il n'y eut plus de doute. Ma mère sortit en criant: Au secours! et tomba sans connaissance dans un champ. Les filles de Gouret étaient auprès de moi, pleurant et ne sachant que faire. Pour moi, je souffrais avec courage et résignation; la vie m'était à charge; je ne demandais pas mieux que de mourir. Enfin j'accouchai d'une fille, sans aucun secours, et, un instant après, d'une seconde. Une femme mariée, que l'on était allé chercher dans un autre village, arriva dans ce temps-là, et prit soin des enfans et de moi. La sage-femme vint comme on n'avait plus besoin d'elle.
Je n'avais fait aucun préparatif; je me croyais encore un peu plus loin de mon terme. On habilla mes petites avec quelques haillons. Je voulais les nourrir; ma mère me représenta que ce projet n'était pas raisonnable. Nous ne savions où trouver des nourrices. On s'avisa d'une vieille femme du Bois-Divet. On porta successivement l'autre enfant chez deux ou trois femmes, qui refusèrent ou qui ne convenaient pas. Enfin une cousine de Marianne, Marie Morand, s'en chargea. Trois jours après, un prêtre vint baptiser mes enfans dans ma chambre. Je les nommai Joséphine et Louise: nous prîmes quatre témoins; on écrivit les actes de baptême sur quatre assiettes d'étain avec un clou, puis on enterra les assiettes. Je me trouvai heureuse que tout pût se passer ainsi, et qu'il restât quelque trace du sort et du vrai nom de ces malheureux enfans.
Je me rétablis assez promptement. La vie active de paysanne que j'avais menée si entièrement, fit que je ne fus guère plus malade que ne le sont ces pauvres gens en pareille occasion.
Nous passâmes un mois fort tranquillement, parce que la cabane où j'étais accouchée n'étant pas habitée depuis sept ans, on la croyait abandonnée. On nous recommanda même bien de tenir les portes fermées, tandis que jusque-là, à la moindre alerte, on trouvait plus prudent de nous cacher en plein air. La Providence m'avait véritablement conduite dans cet asile pour mes couches. On s'aperçut, après quelques jours, que la petite Joséphine avait le poignet démis: cela me fit une grande peine, et je résolus, quand elle serait plus grande, de m'en aller, en mendiant mon pain, la porter à mon cou jusqu'à Baréges; ce projet ne me paraissait pas du tout extraordinaire. Je n'avais ni espoir, ni idée de l'avenir, je ne savais rien de ce qui se passait au monde; je me voyais proscrite et misérable, et j'avais l'ame trop abattue pour songer que ma position pourrait changer. Mais la pauvre enfant mourut douze jours après sa naissance. On m'apprit cette nouvelle sans préparation, à la façon des paysans. La fille de Gouret, en entrant dans la chambre, me cria: «Votre fille du Bois-Divet est morte.» Je répondis: «Elle est plus heureuse que moi;» et cependant je me mis à pleurer.
CHAPITRE XXI.
Séjour au château du Dréneuf.
Pendant mes couches, ma mère reçut une lettre anonyme; elle venait par des paysans sûrs. On témoignait un grand désir de nous être utile, et l'on nous offrait un meilleur asile; elle espéra que cette lettre venait de quelque ami qui nous cherchait, peut-être de personnes qui pouvaient avoir donné refuge à mon père; elle répondit en témoignant de la reconnaissance. Dans une seconde lettre, on offrit de nous venir chercher: ma mère accepta; et le 10 mai, nous vîmes arriver une demoiselle de vingt-trois ans; elle se nommait Félicité des Ressources: c'était la cinquième fille d'un vieux habitant du bourg de Guenrouet, à cinq lieues de Prinquiaux. Sa famille était ruinée et fort estimable. Félicité s'était prise d'affection pour le sort des pauvres Vendéens, et ne s'occupait qu'à leur rendre service, presque toujours à l'insu de ses parens, qui étaient fort craintifs. Elle avait entendu parler de nous par beaucoup de brigands qu'elle avait secourus, et, depuis, elle n'avait pas eu de cesse qu'elle n'eût appris où nous étions; mais elle avait tardé à réussir, parce qu'il fallait mettre beaucoup de prudence dans ses recherches, de peur de nous compromettre. Enfin une vieille fille, de la paroisse de Cambon, était parvenue à nous découvrir; elle avait fait passer les lettres de mademoiselle Félicité, et lui avait servi de guide pour venir jusqu'à nous.
Elle nous offrit un asile chez madame Dumoustiers, une de ses amies, qui habitait la paroisse de Feygréac; elle nous fit un grand éloge de cette personne, et nous assura qu'elle serait dévouée complètement à notre salut. Nous prîmes confiance dans ce que nous disait mademoiselle des Ressources; elle avait un air d'affection et de sincérité qui nous toucha. Il y avait long-temps que nous étions dans Prinquiaux; nous nous y trouvions trop connues; et puis, c'était une grande privation pour nous de n'avoir aucune notion de ce qui se passait en France, et de vivre absolument dans la même ignorance que les paysans bretons. Nous acceptâmes; mais nos bons hôtes ne voulaient pas nous laisser partir; ils dirent à ma mère qu'il y avait cent cinquante bleus en garnison à Guenrouet, que des officiers logeaient chez M. des Ressources, et qu'on voulait nous livrer. Félicité devina ce qu'on disait à ma mère; elle se mit à pleurer: elle convint qu'il y avait des officiers logés chez son père; mais elle assura que toutes ses mesures étaient prises pour que cette circonstance ne nuisît pas à notre sûreté. Ses larmes, l'heureuse expression de sa figure, déterminèrent ma mère. D'ailleurs, madame Dumoustiers était bien connue dans le pays pour une personne respectable, et la vieille fille de Cambon était incapable d'une mauvaise action. Enfin il était clair que mademoiselle des Ressources pouvait, si elle l'avait voulu, nous faire prendre depuis long-temps, puisqu'elle connaissait notre asile.
La municipalité de Prinquiaux nous donna des passe-ports sous les noms de Jeanne et Marie Jagu; nous étions munies de nos actes de naissance de la Roche-Bernard, et la Ferret nous promit de nous réclamer si nous étions arrêtées. Nous partîmes: mademoiselle des Ressources était à cheval; ma mère et moi, vêtues toujours en pauvres paysannes, nous étions toutes deux sur un cheval sans selle; la fille de Cambon était à pied; et Pierre Rialleau nous conduisait. Je me détournai pour aller embrasser ma fille chez sa nourrice. Nous fîmes d'abord une lieue sans aucune inquiétude; mais en approchant d'un village de la paroisse de Cambon, nous aperçûmes dix bleus dans un chemin creux: nous continuâmes. Ils se rangèrent pour nous voir passer. Mademoiselle des Ressources leva son voile, Rialleau salua les soldats, et ma mère fit un signe de connaissance à deux jeunes paysannes qui étaient dans le chemin. Les bleus ne se doutèrent de rien.
A peine étions-nous échappées à ce danger, qu'un petit garçon de douze ans, neveu de la vieille fille de Cambon, passa auprès de nous sans s'arrêter, en nous disant que les bleus faisaient la fouille dans le village que nous allions traverser. Félicité se retourna, et regarda ma mère d'un air troublé. «Allons, Mademoiselle, dit ma mère, il faut avancer; nous sommes perdues, si nous revenons sur nos pas.» En effet, les autres soldats auraient bien vu alors que nous étions des fugitives. Nous renvoyâmes Rialleau, qu'il était inutile d'exposer, d'autant que nos passe-ports étaient signés de lui. Cet excellent homme nous quitta en pleurant; il ôta de son doigt une bague d'argent, comme en portent les paysannes bretonnes, et me la donna: jamais je n'ai cessé de la porter depuis.
Nous avançâmes: Félicité chantait pour se donner de l'assurance; ma mère se retourna et me dit: Elle a peur. Une sentinelle était à l'entrée du village; Félicité lui dit: «Voilà un beau temps pour la fouille.—Oui, citoyenne,» répondit cet homme; et nous passâmes. Les bleus étaient répandus dans les maisons: nous traversâmes le village sans mésaventure. A une lieue de Guenrouet, nous trouvâmes un officier républicain qui était venu au-devant de Félicité dont il était très-amoureux: elle nous en avait prévenues; cependant cette rencontre me fit grande peur. Je pâlis; mais Félicité n'oublia rien pour me rassurer. Nous mîmes pied à terre. «Hé bien! Mademoiselle, dit cet officier, me voilà sans armes, puisque vous m'avez ordonné de ne pas prendre même une épée quand je me promène avec vous; quelque jour les brigands m'assassineront, et cela vous sera bien égal.—Vous savez bien, répondit-elle, que les brigands sont mes amis: je vous sauverai.—J'ai grande peur, continua-t-il, de me trouver ici entre quatre brigandes.—Non, dit-elle, mais avec quatre aristocrates.» Il était si amoureux, qu'il faisait semblant de ne pas entendre. Félicité me voyant fatiguée, me dit un peu imprudemment: «Marie, prenez le bras du citoyen.» Depuis que je me cachais, je m'efforçais de donner à mes mains une couleur moins blanche, de peur qu'elles ne me fissent reconnaître; je les frottais souvent avec de la terre; et quelques jours auparavant, pour mieux réussir, j'avais essayé d'une teinture, qui les avait noircies d'une façon bizarre, plus capable de me trahir que leur couleur naturelle: je me gardai donc bien d'accepter le bras de l'officier, et je remerciai en patois. Il me regarda un peu, et ne dit rien. L'instant d'après, il alla prendre la bride du cheval de maman, la regarda aussi, et revint à Félicité, disant: «Voilà un mauvais cheval.» Il est probable qu'il soupçonna que nous n'étions pas des paysannes; mais à cause d'elle, il n'osa rien dire.
Nous quittâmes Félicité, et la fille de Cambon nous conduisit dans la maison d'un paysan qui nous attendait à Guenrouet: on venait, dès ce soir même, de placer quatre dragons chez lui. Ma mère, qui croyait être parfaitement déguisée, et qui avait beaucoup de courage, voulait audacieusement souper avec eux. Je n'osai jamais, et l'on nous plaça dans une chambre séparée de la leur par une mauvaise cloison sans porte. On leur dit qu'il venait d'arriver deux cousines de la maison; ils demandèrent si elles étaient jolies et montrèrent quelque envie de les voir. On répondit que nous étions fatiguées et malades, mais qu'ils nous verraient au déjeuner; on leur donna du vin, et ils n'y pensèrent plus.
Le lendemain, Félicité et une de ses soeurs nous apportèrent leurs propres habillemens. Nous sortîmes ensuite de la maison pendant que les dragons pansaient leurs chevaux, pour nous rendre chez, madame Dumoustiers. Félicité resta à cause de ses parens; sa soeur devait nous servir de guide; nous n'avions qu'un petit cheval pour nous trois.
Madame Dumoustiers habitait à trois lieues de Guenrouet dans le château du Dréneuf, dont elle était fermière; elle nous reçut à bras ouverts: c'était une femme de quarante ans, d'une figure douce et délicate; elle avait un air de faiblesse, qui cachait une ame forte et passionnée; son opinion, ou plutôt son affection pour la cause que nous avions défendue, était exaltée, et ce sentiment, joint à une grande bonté naturelle, lui avait inspiré une ardeur et un courage sans bornes, pour secourir les Vendéens. Elle était pauvre, mais d'un désintéressement élevé; toute sa fortune consistait dans la ferme de la petite terre du Dréneuf dont le maître était émigré. Le château était fort vilain et mal commode; mais il était entouré de grandes avenues et de bois magnifiques.
Madame Dumoustiers était veuve; elle avait trois fils qui ne s'entretenaient que de l'espoir de se jeter dans quelque troupe d'insurgés, et d'y combattre avec honneur: leur mère les approuvait. Elle avait une fille de quinze ans, parfaitement belle, qui s'est mariée depuis avec M. Coué.
Quand nous arrivâmes au Dréneuf, plusieurs personnes y étaient déjà cachées: un prêtre, un enfant vendéen et trois déserteurs; beaucoup d'autres étaient réfugiés dans les bois aux environs; et les enfans de madame Dumoustiers passaient leur vie à leur porter des secours: la charmante Marie-Louise était surtout d'un courage merveilleux dans ce charitable emploi.
Madame Dumoustiers nous raconta que le curé de Saint-Laud avait été pendant quelque temps caché chez elle, après avoir miraculeusement échappé aux bleus, en tournant autour d'un rocher dont un soldat faisait aussi le tour. Il avait voulu essayer de faire soulever les Bretons, et même il avait composé, dans cette intention, un discours bien énergique et bien touchant, que madame Dumoustiers avait gardé: mais voyant que ce projet ne réussissait pas, il était parti pour repasser la Loire, avec les braves MM. Cadi.
Madame Dumoustiers vit que nous ignorions toute espèce de nouvelles: elle en savait de bien tristes pour nous, qu'elle nous cacha avec soin; elle fit croire qu'elle ne recevait aucune gazette; nous ne savions même rien de l'affreuse terreur qui régnait dans toute la France; nous pensions que tant d'horreurs n'avaient lieu qu'en Bretagne et en Poitou, à cause de la guerre civile.
Le Dréneuf est situé dans la paroisse de Feygréac, qui est fort étendue, et renferme bien trois mille ames. Il n'y avait cependant pas, parmi tant de gens, un seul individu qui fût douteux, et dont nous eussions à nous méfier. Quelque temps avant notre arrivée, il y en eut une preuve bien étonnante.
Une fouille fut ordonnée dans toute la paroisse; quinze cents hommes s'y rendirent de différens points; et, pour que personne ne pût échapper, les soldats avaient ordre d'arrêter tous les hommes indistinctement, et de les enfermer dans l'église. Heureusement on fut prévenu à temps: tous les Vendéens et les réquisitionnaires purent se sauver. Cependant le vieux M. Desessarts, qui était à faire sa prière dans une petite chapelle, ne fut pas prévenu; on le prit, et il avoua sur-le-champ qui il était. Je ne sais par quel accident M. Dumagny fut aussi arrêté: mais il était bien déguisé; on ne l'interrogea pas, et on l'emmena avec les autres dans l'église. Quand tous les habitans y furent rassemblés, le commandant des bleus se fit apporter le registre, et fit faire l'appel, ordonnant à chacun de se présenter quand on lirait son nom. M. Dumagny se crut perdu; il voulut essayer de sortir; Joseph, fils aîné de madame Dumoustiers, le retint; et dès qu'on prononça le nom d'un habitant absent, il poussa M. Dumagny en avant, lui disant: «Es-tu sourd? on t'appelle.» Le général lui voyant un air décontenancé, dit à la municipalité et à toute l'assemblée: «Est-ce bien le même qui est inscrit?» Tous répondirent oui. Le moindre signe de doute d'un des paysans l'eût perdu, et M. Dumagny fut ainsi sauvé. M. Desessarts fut fusillé; sa mort fut très-pieuse: c'est la seule personne cachée qui ait péri à Feygréac; cependant il y en avait habituellement quatre cents dans la paroisse. L'accord de ces braves gens était si complet, que le vicaire, l'abbé Orain, ne s'est jamais éloigné; il ne s'est pas passé de jour sans qu'il ne célébrât la messe, tantôt dans un lieu, tantôt dans l'autre; il administrait les mourans; et, tout résigné qu'il était au martyre où il s'exposait chaque jour, il ne lui est rien arrivé.
Madame Dumoustiers était parfaitement aimable; elle cherchait tous les moyens de nous distraire et de nous consoler. Les visites des bleus nous donnaient moins d'inquiétude: dès qu'on les voyait arriver, les enfans de madame Dumoustiers allaient au-devant, causaient avec eux, leur offraient à boire, et leur faisaient ainsi oublier de fouiller la maison. Nous avions repris nos habits de paysannes.
Mesdemoiselles Carria et Mamet vinrent nous rejoindre; elles avaient couru de grands risques depuis notre séparation. Les patriotes de Savenay avaient fini par savoir que j'étais accouchée à Prinquiaux, et alors les perquisitions avaient redoublé; on avait poursuivi ces demoiselles, les prenant pour nous, et elles avaient été forcées de coucher quinze nuits de suite dans les bois.
Dans le courant de juillet, une gazette échappa à la surveillance de madame Dumoustiers, et tomba entre les mains de ma mère; elle y lut le supplice de soixante et six personnes exécutées à Paris: plusieurs étaient de notre connaissance. Ce fut pour nous un bien douloureux étonnement d'apprendre que toute la France était, comme nos provinces, livrée à la tyrannie la plus sanglante. Quelques jours après, nous sûmes que la mort de Robespierre avait fait cesser les supplices à Paris; mais la terreur continuait toujours pour nous; nous ne cessions pas d'être proscrites; et ce fut dans ce temps-là même que nous courûmes le plus grand danger.
Un jour que j'étais allée, avec mademoiselle Dumoustiers, une petite cousine à elle et une jeune religieuse du pays, cueillir des prunes dans le jardin du petit château du Broussay, un jeune homme déguisé en paysan aborda ces deux dames. Marie-Louise me dit tout bas que c'était un habitant de Vay, nommé M. Barbier du Fonteny, qui avait eu part à une insurrection de tous les environs de Nantes, commencée en même temps que la nôtre, et qui fut calmée sur-le-champ; il vivait caché depuis ce temps-là. Je le laissai causer avec ces dames; je fis semblant d'être une servante, et je m'en allai, avec l'enfant, cueillir des prunes. Quinze jours après, ce malheureux jeune homme fut pris caché sous le lit de sa mère, devant qui on le massacra; on fouilla dans ses poches, et l'on y trouva une lettre de sa soeur, qui lui mandait: «La personne que tu as vue au château du Broussay avec mademoiselle Dumoustiers est la soeur Saint-Xavier, et que tu as prise pour une paysanne, est madame de Lescure; elle est blonde, âgée de vingt-un ans; elle est cachée avec sa mère dans la paroisse de Feygréac.» Jamais je n'ai pu savoir comment mademoiselle Barbier avait pu apprendre tout ce détail; j'ai supposé qu'elle le tenait d'un paysan de Feygréac, soldat de l'armée de Bonchamps, qui m'avait reconnue, et qui avait été arrêté et mis à Blain dans la prison où elle était.
Aussitôt on envoya trois cents hommes cerner le Broussay et le Dréneuf. Heureusement nous ignorions toutes ces circonstances, sans quoi la frayeur nous eût troublées et perdues. Nous crûmes que c'était une visite qui, comme à l'ordinaire, n'avait aucun objet particulier. J'étais couchée avec ma mère; madame Dumoustiers avec sa fille; mademoiselle des Ressources, qui était venue nous voir, était aussi dans la chambre: on nous avertit que les bleus entouraient la maison. Ma mère se leva, prit sa robe de paysanne, et se mit à peigner Marie-Louise; Félicité vint se coucher dans le même lit que moi, et madame Dumoustiers alla ouvrir. Les bleus demandèrent d'abord le nombre et la qualité des personnes qui étaient dans la maison. Madame Dumoustiers nomma ses enfans, deux nièces et trois servantes; elle sut aussi trouver un emploi aux deux déserteurs et au petit Vendéen; elle répondait avec simplicité et sang-froid. Les soldats entrèrent dans notre chambre; Félicité se plaignait de ce qu'on la réveillait; Marie-Louise grondait ma mère de sa maladresse. Ils ne se doutèrent de rien; mais ils répétaient en jurant: «Il y a bien des femmes dans cette maison.» Ils sortirent, et alors nous respirâmes. Félicité tenait ma main dans la sienne, et s'aperçut que j'étais baignée de sueur. Nous nous levâmes; on m'habilla en dame, comme nièce de la maison. Les bleus passèrent encore quatre heures à fouiller dans tout le château et dans le bois; ils cherchaient des fausses portes, des trappes, des souterrains. Pendant le même temps ou faisait des recherches au château du Broussay. Enfin la colère de ne rien trouver fit qu'on emmena à Blain toute la municipalité de Feygréac et Jean Thomas, régisseur du Broussay, qui en était membre.
Le lendemain Thomas fut relâché et courut sur-le-champ au Dréneuf. La première personne qu'il rencontra fut ma mère; son étonnement fut tel, qu'il se trouva mal. Il nous apprit que toutes les recherches de la veille avaient été dirigées contre nous; qu'à Blain il avait été interrogé pendant quatre heures, ainsi que les municipaux, pour découvrir notre retraite. Les bonnes gens s'étaient bien doutés que nous étions des Vendéennes, cachées, mais ils ignoraient nos noms; ce fut l'interrogatoire seulement qui leur fit deviner notre secret. Ils n'en furent pas pour cela moins courageux dans leur discrétion; ni promesses, ni menaces, ne purent leur arracher un mot. Cependant ils regardaient comme infaillible que nous allions être prises, et alors ils étaient perdus, car ils avaient visé nos passe-ports de Prinquiaux. On les mit en prison; ils s'attendaient à chaque instant à nous voir arriver, et restaient aux grilles de la prison, cherchant à voir passer quelqu'un qu'ils auraient chargé de nous prévenir. Au bout de vingt-quatre heures, on les mit en liberté. Nous déchirâmes devant eux nos passe-ports; c'eût été l'arrêt de leur mort, si nous avions été prises.
Notre frayeur fut grande quand nous sûmes le danger que nous avions couru. Nous quittâmes le Dréneuf, pour aller habiter le hameau de la Rochelle, au bord de la Vilaine. Cependant, au bout de huit jours, nous revînmes chez madame Dumoustiers. Les mesures devenaient peu à peu moins rigoureuses, et nous sûmes d'ailleurs qu'on nous croyait en fuite loin du canton; mais elle ne jugea pas prudent de me laisser avec ma mère, parce que les dénonciations avaient indiqué que nous étions toujours ensemble. Je ne couchai donc plus au château, de peur d'être surprise par quelque visite de nuit; je me logeai dans une petite métairie voisine. Tous les matins je prenais une vache par la corde et m'en allais au Dréneuf où j'entrais par la fenêtre; j'y restais jusqu'au soir.
Nous vîmes plusieurs fois, à celle époque, un habitant de Nantes, qui était hors la loi et réduit à se cacher; il se nommait M. de la Bréjolière: c'était un fort aimable vieillard. Il avait voulu se déguiser en paysan; mais il portait sous cet habit du linge fin, des manchettes, une montre et des odeurs. Il faisait de jolis vers de société, et y attachait tant d'importance, qu'un jour qu'il répétait une épître à ma mère, on vint avertir que les bleus arrivaient; le pauvre M. de la Bréjolière ne pouvait se décider à s'en aller sans finir son épître, et il continuait à la réciter en se retirant.
Il nous arriva une autre aventure assez plaisante. Un des déserteurs cachés au Dréneuf, ne se doutant pas qui j'étais, devint amoureux de moi. Il était riche paysan, et voulait faire la fortune d'une pauvre brigande. J'écoutais fort tranquillement ses déclarations, et j'observais la singulière façon dont les gens de la campagne parlent d'amour. Un jour, pourtant, il voulut m'embrasser. J'oubliai mon rôle, et lui dis, comme j'aurais pu faire une autre fois: «Jacques, vous êtes ivre.» Le pauvre garçon fut tout interdit de l'air que je pris, et il fut deux jours sans oser me regarder. Enfin il me dit que j'étais bien dure au pauvre monde, et, qu'on ne l'avait jamais traité comme çà. Nous nous raccommodâmes, et je lui promis de l'écouter tant qu'il voudrait, pourvu qu'il n'essayât pas de m'embrasser. Il m'assura qu'il n'y avait pas de risque; que je lui avais fait trop peur, et que j'étais une méchante fille. Pendant que j'étais à Prinquiaux, j'avais plu aussi à Renaud, ce garde-moulin qui m'avait cachée le jour de mon arrivée. Au bout de quelques jours, il apprit qui j'étais; alors il s'éloigna et cessa de me voir. Quand je quittai la paroisse, il chargea quelqu'un d'assurer madame de Lescure de ses respects, et de lui dire qu'il savait son secret depuis long-temps; que c'était pour cela qu'il s'était éloigné, craignant que je n'aperçusse, au changement de ses manières, qu'il était instruit, et ne voulant pas me donner par-là un sujet d'inquiétude.
Nous arrivâmes de la sorte jusqu'au mois d'octobre; nous avions chaque jour moins d'inquiétude; tout s'adoucissait successivement autour de nous. Cependant, ne sachant aucune nouvelle de ce qui se passait au loin, nous n'avions ni projets ni espérances. La famine régnait à Nantes, et, par je ne sais quel motif ou quelle sottise, la surveillance des bleus s'était entièrement tournée à empêcher les blés d'arriver dans les villes. Le second régiment de chasseurs, qui avait été le régiment de Lescure, était employé à cette police. Le fils aîné de madame Dumoustiers avait été forcé d'y entrer; il nous amenait souvent plusieurs de ses camarades, et souvent aussi je les ai entendus discuter sur ce qu'était devenue la belle-fille de leur ancien colonel. Les uns disaient que j'avais été sabrée; d'autres que j'avais été noyée; mais tous me croyaient, morte, ce qui me rassurait beaucoup.
Enfin ma mère se hasarda à écrire à Bordeaux. Elle eut une réponse où elle sut que M. de Courcy et sa femme, soeur de mon père, étaient vivans et habitaient Citran; mais cette lettre était tellement écrite en mots à double sens et en phrases obscures, qu'elle nous laissa dans l'inquiétude. Ce fut pourtant une circonstance bien heureuse que ce commencement de communication.
On parla peu après d'amnistie pour les Vendéens: on l'avait d'abord publiée pour les simples soldats; mais, au moment où ces bruits nous donnaient quelque espoir de tranquillité, nous sûmes qu'un homme venu de Nantes, s'étant informé de nous dans le pays, avait été saisi, mis au cachot à Blain, et chargé de fers. Nos alarmes recommencèrent; madame Dumoustiers nous força, ma mère et moi, de nous séparer pendant six jours, les plus cruels de notre existence. Je fus cachée dans la paroisse d'Avessac, et ma mère à deux lieues de moi. Nous revînmes ensuite au Dréneuf: nous imaginions que cet homme nous cherchait de la part de mon père. Ce fut alors que madame Dumoustiers m'avoua la triste vérité, et que j'appris qu'il avait été fusillé à Angers. Je cachai à ma mère cette affreuse nouvelle; elle ne la sut positivement que trois ans après. Tout ce temps-là, elle est demeurée dans un doute, ou plutôt dans un silence cruel, qu'elle ni personne n'osait rompre.
Comme tout s'adoucissait autour de nous, madame Dumoustiers parvint à placer à Nantes mesdemoiselles Carriat et Mamet. Elles nous firent dire, peu de temps après, qu'Agathe et plusieurs Vendéens étaient encore en prison; que Cottet, un de nos gens, avait été mis en liberté; que c'était lui qui nous avait cherchées, et qu'il avait été de nouveau arrêté à Blain, et ramené à Nantes; non pas qu'il eût parlé de nous, mais parce qu'on avait trouvé sur lui une lettre de recommandation pour quelqu'un qui devait l'aider à nous trouver.
De jour en jour nous apprîmes que les rigueurs finissaient. On ouvrait les prisons; on proclamait l'amnistie; on la rendait générale. M. de la Bréjolière en profita; plusieurs Vendéens l'imitèrent. Enfin ma mère parla d'en faire autant: cette idée me parut d'abord révoltante; je ne me fiais pas à l'amnistie; je ne pouvais souffrir de rien tenir des républicains; je ne voulais que repasser la Loire pour rejoindre l'armée, s'il y en avait une. Il me semblait que la veuve de M. de Lescure ne devait avoir aucune faiblesse, et qu'il y aurait de la lâcheté à abandonner le moindre reste de la Vendée. Ma mère me représentait que cette exaltation ne convenait point; que de faibles femmes n'avaient rien de mieux à faire que de supporter le sort qu'elles ne pouvaient éviter: je m'indignais et je pleurais; et cependant j'avoue que, dans le fait, je suis bien moins brave que ma mère. Ce fut justement alors que M. Dumoustiers l'aîné résolut d'accomplir le projet qu'il avait depuis long-temps formé de passer chez les insurgés. Tant que son régiment avait été cantonné dans le pays, il s'était résigné; dès qu'il y eut ordre de partir, il n'hésita plus. Il s'était lié avec un camarade qui se nommait Toupil Lavalette; ils désertèrent et vinrent nous dire adieu. Madame Dumoustiers était sans faiblesse; elle approuvait entièrement son fils. Je souffrais, j'étais humiliée de voir cette famille si dévouée, ce jeune homme qui, après nous avoir sauvées, embrassait notre cause, tandis que nous étions près de l'abandonner, et allait chercher la mort avec ardeur, lorsqu'il n'y avait même plus de succès à espérer. L'opposition de son sacrifice et de notre découragement m'arrachait des larmes amères. Je donnai à ces messieurs des lettres pour MM. de La Rochejaquelein et Marigny que je croyais encore vivans, malgré les bruits qui couraient de leur mort. M. Dumoustiers et son camarade se joignirent à une soixantaine de Vendéens et de réquisitionnaires du pays, et passèrent la Loire avec des guides que M. de Charette avait envoyés sur la rive droite. Ils furent fort bien reçus à l'armée, et sur-le-champ M. de Charette les nomma officiers.
CHAPITRE XXII.
L'amnistie.—Détails sur les Vendéens fugitifs.
Ma mère insistait toujours pour l'amnistie. Madame Dumoustiers fit venir le maire de Redon, qui était de ses amis, pour avoir quelques détails. Il nous confirma tout ce que l'on disait des mesures de douceur qu'on avait adoptées envers les Vendéens. Je ne me décidai point encore. Je voulus aller à Nantes, pour voir comment tout s'y passait. J'étais malade d'un dépôt de lait; mais rien ne put m'arrêter; j'étais animée, et ne sentais rien que l'agitation où jette une grande résolution à prendre; je me débattais contre elle sans vouloir me dire qu'elle était inévitable. Je montai à cheval; je pris un paysan pour guide; je fis douze lieues sans m'arrêter, et j'entrai à Nantes, en habit de paysanne, un bissac sur le dos et des poulets à la main. J'arrivai chez une amie de madame Dumoustiers; j'y trouvai mesdemoiselles Carria et Agathe, qui venaient de sortir de prison: madame de Bonchamps était encore détenue; j'allai la voir. Les prisons étaient presque vides; madame de Bonchamps elle-même allait bientôt être libre; elle m'engagea à profiter de l'amnistie, et à m'adresser à M. Haudaudine, un des prisonniers épargnés à Saint-Florent, et qui était le grand protecteur des Vendéens. J'appris aussi que M. de Charette était en pourparler pour la paix.
En effet, il n'y avait rien d'humiliant dans les relations qui s'établissaient entre les républicains et les insurgés. Les officiers vendéens venaient à Nantes armés et portant la cocarde blanche; plusieurs même étaient assez imprudens pour insulter publiquement à toutes les choses qui tenaient aux opinions et aux habitudes républicaines; ils avaient craché sur la cocarde tricolore, et avaient fait des provocations fort déplacées. M. de Charette, qui voulait la paix, désapprouvait hautement ces procédés. Les représentans du peuple, qui étaient venus à Nantes pour traiter, ne s'offensaient que faiblement de tout cela; ils craignaient seulement que cette conduite ne causât du trouble et ne retardât la pacification. Cependant un jour, impatientés du ton de M. Dupérat, que M. de Charette leur avait envoyé, ils lui dirent: «Mais, Monsieur, il est bien extraordinaire que vous répugniez à traiter avec la république; les rois de l'Europe négocient bien avec elle.—Est-ce que ces gens-là sont Français?» répondit M. Dupérat.
Il n'y avait sorte d'accueil qu'on ne fît aux Vendéens qui sortaient des prisons, ou que ramenait l'amnistie; on les traitait avec distinction, et même il fut interdit, sous peine de trois jours de prison, de les nommer brigands. Dans le langage pompeux d'alors, les représentans ordonnèrent de nous donner le nom de frères et soeurs égarés[17].
[Note 17: Le nom de Vendéens n'était pas encore usité.]
Enfin je me déterminai, non sans peine, à imiter tout le inonde, et à suivre le parti que chacun disait le seul raisonnable. Je repartis pour le Dréneuf. Le froid était très-rigoureux: c'était le soir; je voyageai toute la nuit. Ma mère fut satisfaite de ce que je lui racontai et de ma résolution. Il fut convenu que nous partirions dès le lendemain pour Nantes. J'avais un grand regret de ne point emmener ma petite fille; mais elle était trop jeune pour l'exposer à voyager dans un hiver si rigoureux. Mademoiselle Carria devait rester auprès d'elle pour la soigner.
Ma mère monta en voiture avec madame Dumoustiers. Je pris un cheval pour aller à Prinquiaux dire adieu à mon enfant, que je n'avais pas vu depuis sept mois. Je m'égarai dans la campagne, je souffris horriblement du froid. Je trouvai ma fille belle et bien portante, mais fort délicate: je la recommandai bien à sa nourrice; puis j'allai rejoindre ma mère à Nantes. Il n'y avait plus personne en prison. Nous revîmes plusieurs Vendéennes. On nous recommanda à M. Mac-Curtin, bon royaliste, qui sortait lui-même de prison, et que le représentant Ruelle avait pris pour son secrétaire, afin de bien montrer un esprit de conciliation. Il promit de nous faire signer notre amnistie sans éclat et sans retard. Nous nous rendîmes dans le cabinet du représentant: il n'y était pas. Je trouvai là M. Bureau de la Batarderie, ancien membre de la Chambre des comptes, dont l'esprit actif et conciliant a été la principale cause de cette paix; il en conçut le premier la possibilité, et en vint à bout en donnant de bons conseils aux deux partis, et prenant soin d'adoucir à chacun les paroles de l'autre. Il allait et venait sans cesse de l'armée à Nantes, pour travailler à la pacification. Il nous dit qu'elle était convenable, qu'on devait la désirer vivement, et que cela tournerait bien. Il mettait beaucoup de chaleur et de persuasion dans ses démarches et ses discours.
Le représentant arriva avec un air empressé, et nous dit: «Mesdames, vous venez jouir de la paix.» Il s'approcha pour m'embrasser; je reculai d'un air de mauvaise humeur: il n'insista pas. J'étais toujours habillée en paysanne. Il signa l'amnistie. Nous passâmes ensuite dans un bureau, on nous demanda où nous étions cachées; nous répondîmes: «Aux environs de Blain,» et on nous remit cet acte d'amnistie; il était ainsi conçu: «Liberté, égalité, paix aux bons, guerre aux méchans, justice à tous. Les représentans ont admis à l'amnistie telle personne, qui a déclaré s'être cachée pour sa sûreté personnelle.» Nous ne voulions pas rester long-temps à Nantes, et surtout nous voulions y être obscurément; mais il nous fut doux de revoir nos compagnons de misère, d'apprendre comment ils étaient échappés à tant de dangers; nous attachions aussi un douloureux intérét à savoir comment avaient péri ceux que nous avions perdus.
Madame de Bonchamps, lors de notre séjour à Ancenis, s'était procuré un batelet, et avait essayé de passer la Loire avec ses deux enfans: les barques canonnières avaient tiré sur elle; un boulet avait percé le batelet; cependant elle eut le temps de regagner la rive droite: des paysans l'avaient sauvée à la nage, et elle s'était alors cachée dans une métairie des environs, où, le plus souvent, elle habitait le creux d'un vieux arbre. La petite vérole l'avait attaquée, ainsi que ses enfans, pendant cet état de misère; son fils en était mort. Au bout de trois mois, elle fut prise, conduite à Nantes et condamnée à mort: elle était résignée à périr, lorsqu'elle lut sur un billet qu'on lui faisait passer à travers la grille de son cachot: «Dites-vous grosse.» Elle fit en effet cette déclaration, qui fît suspendre le supplice. Son mari était mort depuis long-temps; elle fut obligée de dire que ce prétendu enfant était d'un soldat républicain: elle resta enfermée, et chaque jour elle voyait sortir les malheureuses femmes qui allaient mourir sur l'échafaud, et qu'on déposait toujours la veille dans son cachot, après le jugement. Au bout de trois mois, on vit bien qu'elle n'était pas grosse, et l'on voulut l'exécuter: elle obtint encore deux mois et demi pour dernier terme. La mort de Robespierre arriva et la sauva; ensuite on essaya de lui faire obtenir sa liberté, ce fut M. Haudaudine qui mit le plus d'ardeur à lui rendre ce service.
M. Haudaudine était un honnête négociant de Nantes, zélé républicain, mais vertueux et de bonne foi; il avait renouvelé le trait de Régulus. M. de Charette l'avait fait prisonnier; il obtint de retourner chez les républicains, avec un autre Nantais, pour leur proposer de ne plus fusiller les prisonniers, et de consentir à un cartel d'échange. M. Haudaudine fut fort mal reçu à Nantes; on s'emporta beaucoup contre la lâcheté de sa proposition, et on lui signifia qu'il était dégagé de la parole qu'il avait donnée aux brigands. Au risque d'être victime des deux partis, M. Haudandine vint retrouver M. de Charette qui le fît remettre en prison. L'autre Nantais ne revint point. Lorsque M, de Charente fut repoussé jusqu'à Tiffauges, M. Haudaudine fut mêlé avec nos prisonniers, et épargné comme eux à Saint-Florent. Cette générosité excita sa reconnaissance; et dès qu'il put rendre service aux Vendéens, il s'y employa avec zèle. Pour sauver madame de Bonchamps, il fit certifier par plusieurs prisonniers de Saint-Florent, qu'elle avait obtenu de son mari mourant la grâce de cinq mille républicains.
Madame de Bonchamps s'excusa de fort bonne grâce d'avoir pris pour elle une gloire qui appartenait à toute l'armée, et me dit que, si j'avais été en prison avec elle, le certificat eût été pour toutes deux. Elle y avait acquis plus de droits qu'aucune autre, en apaisant M. d'Argognes et les soldats ameutés contre les républicains prisonniers.
Madame d'Autichamp, mère de M. Charles d'Autichamp, parvint à se déguiser si bien, qu'elle entra au service d'un administrateur de district, pour garder les vaches par charité; elle fit un métier aussi pénible pour elle, tout comme aurait pu le faire une paysanne, ne confiant à personne un secret qui ne fut jamais soupçonné. Au bout d'un an, elle entendit parler d'amnistie; mais elle n'osa de long-temps faire des questions à ce sujet, ni chercher à savoir précisément ce qui en était; enfin un jour elle se détermina à demander à son maître s'il était vrai qu'il y eût une amnistie. «Et qu'est-ce que cela vous fait, bonne femme? lui dit-il.—Monsieur, répondit-elle, c'est que j'ai connu des brigands. Comment les reçoit-on?—A bras ouverts.—Mais, Monsieur, les personnes marquantes sont-elles aussi bien reçues?—Encore mieux.» Alors madame d'Autichamp lui dit qui elle était. Cet homme, qui avait véritablement beaucoup de bonté, fut saisi de surprise et de chagrin, et lui reprocha, les larmes aux yeux, un si long mystère et une défiance si complète. Plusieurs dames vendéennes eurent des aventures semblables, et devinrent, pendant leur proscription, de véritables paysannes, cultivant la terre, gardant les troupeaux, et remplissant en réalité tous les devoirs de leur nouvelle condition. Une demoiselle de la Voyerie se coupa un doigt avec sa faucille, en faisant la moisson. Cette manière d'être caché était bien pénible; mais c'était aussi la seule qui pût donner quelque sécurité[18]. Il y eut aussi beaucoup de personnes sauvées dans la ville de Nantes, malgré l'horrible terreur qui y régnait. Le petit peuple y était fort bon, et l'on pourrait citer les plus beaux traits de courage et de dévouement envers les proscrits. Tous les riches négocians se montraient aussi pleins d'humanité: ils avaient adopté les opinions du commencement de la révolution; mais ils en détestaient les crimes; aussi étaient-ils persécutés autant que les royalistes: cent neuf d'entre eux furent conduits à Paris pour y être guillotinés; mais ils arrivèrent après la mort de Robespierre; ce qui les sauva. La classe féroce, qui s'empressait aux massacres et aux noyades, était composée de petits bourgeois et d'artisans aisés, dont beaucoup n'étaient pas Nantais.
[Note 18: M. et madame Morisset de Chollet ont eu plusieurs aventures des plus intéressantes et des plus terribles. Je n'en citerai qu'une, que j'ai apprise dernièrement de madame Morisset: elle est trop admirable pour être passée sous silence.
Ils se tinrent tous deux cachés dans un arbre du côté d'Ancenis pendant cinq semaines; ils ne pouvaient s'asseoir que l'un après l'autre: elle était grosse. Un jour qu'une vieille métayère, veuve, l'avait envoyé chercher pour se chauffer, les bleus entrèrent. Ils sommèrent cette femme de déclarer le nom et l'état de tous ceux qui étaient dans sa maison, et la prévinrent que si elle avouait qu'il y eût quelqu'un de suspect, elle ne serait pas punie; mais que si l'on en découvrait sans qu'elle l'eût déclaré, sa maison serait brûlée et tout le monde passé au fil de l'épée. Elle pâlit, passa dans une autre chambre, puis revint dire aux bleus, avec le plus grand sang-froid, le nom de chacun, et ajouta que madame Morisset était une de ses filles. Quand les bleus furent partis, cette dame lui dit: «J'ai eu bien peur; en vous voyant si troublée, je me suis crue perdue, et j'ai été bien surprise du courage que vous avez montré après.—C'est vrai, mon enfant, répondit la bonne femme, j'ai ouvert la bouche pour vous dénoncer, mais j'ai couru me jeter à genoux, j'ai dit un Veni Craetor, et ma peur s'est passée.»]
D'autres dames furent oubliées, comme par miracle, dans les prisons: on y trouva madame de Beauvolliers, madame et mademoiselle de la Marsonnière, mademoiselle de Mondyon, etc.; mais la plupart de celles qui furent prises, périrent sur l'échafaud ou furent noyées: elles montrèrent toutes en mourant un noble courage, ne désavouant en rien leur conduite et leurs opinions. Les paysans et les paysannes n'avaient pas moins de dévouement et d'enthousiasme; ils répétaient en mourant, «Vive le roi! nous allons en paradis!» et périssaient avec un calme extraordinaire.
Je n'oublierai point de rapporter deux histoires plus touchantes encore que les autres. Madame de Jourdain fut menée sur la Loire pour être noyée avec ses trois filles: un soldat voulut sauver la plus jeune, qui était fort belle; elle se jeta à l'eau pour partager le sort de sa mère: la malheureuse enfant tomba sur des cadavres, et n'enfonça point; elle criait: «Poussez-moi! je n'ai pas assez d'eau!» et elle périt.
Mademoiselle de Cuissard, âgée de seize ans, qui était plus belle encore, s'attira aussi le même intérêt d'un officier qui passa trois heures à ses pieds, la suppliant de se laisser sauver; elle était avec une vieille parente que cet homme ne voulait pas se risquer à dérober au supplice: mademoiselle de Cuissard se précipita dans la Loire avec elle.
Une mort affreuse fut celle de madame de la Roche-Saint-André. Elle était grosse: on l'épargna; on lui laissa nourrir son enfant; mais il mourut, et on la fit périr le lendemain. Au reste, il ne faut pas croire que toutes les femmes enceintes fussent respectées; cela était même fort rare; plus communément les soldats massacraient femmes et enfans: c'était seulement devant les tribunaux que l'on observait ces exceptions; on y laissait aux femmes le temps de nourrir leurs enfans, comme étant une obligation républicaine. C'est en quoi consistait toute l'humanité des gens d'alors.
Ma pauvre Agathe avait couru de bien grands dangers. Elle m'avait quittée à Nort pour profiter de l'amnistie prétendue dont on avait parlé dans ce moment; elle vint à Nantes, et fut conduite devant le général Lamberty, le plus féroce des amis de Carrier. La figure d'Agathe lui plut: «As-tu peur, brigande? lui dit-il.—Non, général, répondit-elle.—Eh bien! quand tu auras peur, souviens-toi de Lamberty, ajouta-t-il.» Elle fut conduite à l'entrepôt: c'est la trop fameuse prison où l'on entassait les victimes destinées à être noyées. Chaque nuit on venait en prendre par centaines pour les mettre sur les bateaux; là, on liait les malheureux deux à deux, et on les poussait à coups de baïonnettes. On saisissait indistinctement tout ce qui se trouvait à l'entrepôt, tellement qu'on noya un jour l'état-major d'une corvette anglaise, qui était prisonnier de guerre. Une autre fois Carrier, voulant donner un exemple de l'austérité des moeurs républicaines, fit enfermer trois cents filles publiques de la ville, et les malheureuses créatures furent noyées. Enfin on estime qu'il a péri à l'entrepôt quinze mille personnes en un mois. Il est vrai qu'outre les supplices, la misère et les maladies ravageaient les prisonniers qui étaient pressés sur la paille, et qui ne recevaient aucun soin; à peine les nourrissait-on. Les cadavres restaient quelquefois plus d'un jour sans qu'on vint les emporter. Agathe, ne doutant plus d'une mort prochaine, envoya chercher Lamberty. Il la conduisit dans un petit bâtiment à soupape, dans lequel on avait noyé les prêtres, et que Carrier lui avait donné; il était seul avec elle, et voulut en profiter: elle résista. Lamberty menaça de la noyer: elle courut pour se jeter elle-même à l'eau. Alors cet homme lui dit: «Allons, tu es une brave fille; je te sauverai.» Il la laissa huit jours seule dans le bâtiment, où elle entendait les noyades qui se faisaient la nuit; ensuite il la cacha chez un nommé Sullivan, qui était, comme lui, un fidèle exécuteur des ordres de Carrier.
Sullivan avait eu un frère Vendéen. Dans les commencemens de la guerre, ayant été fait prisonnier par les insurgés, ce frère lui sauva la vie et le fit mettre en liberté. Après la déroute de Savenay, le Vendéen vint à Nantes, et demanda un asile à son frère: Sullivan le dénonça et le fit périr. Cependant les remords s'emparèrent bientôt de lui; il croyait sans cesse être poursuivi par l'ombre de son frère, et s'étourdissait en commettant de nouveaux crimes. Sa femme était belle et vertueuse; elle le prit dans une horreur facile à concevoir: elle lui reprochait sans cesse son abominable crime; et ce fut dans l'espoir d'adoucir un peu sa femme, que Sullivan eut l'idée de sauver une Vendéenne et de la lui amener.
Quelque temps après, la discorde divisa les républicains de Nantes; on prit le prétexte d'accuser Lamberty d'avoir dérobé des femmes aux noyades, et d'en avoir noyé qui ne devaient pas l'être. Un jeune homme, nommé Robin, qui était fort dévoué à Lamberty, vint saisir Agathe chez madame Sullivan, la traîna dans un bateau, et voulut la poignarder pour faire disparaître une preuve du prétendu crime qu'on reprochait à son patron. Agathe se jeta à ses pieds, parvint à l'attendrir, et il la cacha chez un de ses amis, nommé Lavaux, qui était honnête homme, et qui avait déjà recueilli madame de l'Épinay: mais on sut dès le lendemain l'asile d'Agathe, et on vint l'arrêter.
Cependant le parti ennemi de Lamberty continuait à vouloir le détruire. Il résulta de cette circonstance, qu'on jeta de l'intérêt sur Agathe; on loua Sullivan et Lavaux de leur humanité, et l'on parvint à faire périr Lamberty. Peu après, arriva la mort de Robespierre. Agathe resta encore quelques mois en prison, puis obtint sa liberté. Dans les derniers temps, elle eut, à notre insu, fort souvent de nos nouvelles par des paysans qui venaient à Nantes voir leurs parens prisonniers. Le bon Cottet, qui avait aussi échappé par miracle, et qui s'était fait mettre en liberté de bonne heure comme républicain suisse, eut alors la généreuse idée de nous chercher dans notre retraite pour nous emmener en Suisse, comme ses parentes. J'ai raconté comment son zèle avait été pour nous l'occasion de vives inquiétudes, et avait pensé aussi lui coûter la vie.
CHAPITRE XXIII.
Détails sur les Vendéens qui avaient continué la guerre.—Retour à
Bordeaux.
Ce fut ainsi que j'appris à Nantes le sort des fugitifs; je sus aussi comment avaient fini ceux qui avaient continué de combattre. On ignorait encore beaucoup de détails sur la fin glorieuse de la plupart d'entre eux; mais j'en ai entendu raconter depuis toutes les circonstances.
Mon père, le chevalier de Beauvolliers, MM. Desessarts, de Mondyon, de Tinguy et quelques autres, se retirèrent, après la déroute de Savenay, dans la forêt du Gâvre; ils y rencontrèrent M. Canelle, négociant nantais, qui, étant hors de la loi, se cachait aussi. Il voulut faciliter à ces messieurs les moyens de trouver des asiles. Mon père et ses compagnons refusèrent, et préférèrent de tenter quelque entreprise à main armée; ils rassemblèrent environ deux cents Vendéens, et surprirent Ancenis; mais comme ils cherchaient à passer la Loire, les républicains, qui avaient emmené les bateaux, s'apercevant du petit nombre des assaillans, revinrent et les entourèrent. Il se passa dans ce combat des prodiges de valeur. Ces messieurs parvinrent à se faire jour le sabre à la main; mais blessés, harassés, ils furent atteints sur la lande par des cavaliers: on les conduisit à Angers, où ils furent fusillés. Mademoiselle Desessarts, qui était avec eux, partagea leur sort.
Le nom de Donnissan s'éteignit avec mon père. M. de Lescure était aussi le dernier de sa famille, dont le vrai nom était Salgues, auquel celui de Lescure avait été substitué par mariage depuis plus de trois cents ans. Le nom de Salgues ne se prenait même plus dans les actes. Ce nom de Salgues, ou celui de Lescure, est porté par plusieurs familles recommandables; mais aucune n'a jamais prouvé tenir à celle de M. de Lescure.
Le prince de Talmont fut pris avec M. Bougon aux environs de Laval; on différa cruellement sa mort; on le promena de ville en ville, de prison en prison; il déploya toujours une noblesse et une fermeté dignes de sa race, et se montra fort grand au milieu des insultes des républicains. On assure qu'il répondit à ses juges: «Faites votre métier, j'ai fait mon devoir.» Il finit par être exécuté dans la cour de son château de Laval.
MM. Dupérat, Forestier, Renou, Duchesnier, Jarry, Cacquerey, le chevalier de Chantreau, et quelques autres, pénétrèrent en Bretagne, se cachèrent d'abord, puis allèrent joindre les Chouans de M. de Puysaye aussitôt qu'ils se montrèrent, et combattirent avec eux. M. de Cacquerey fut surpris seul et tué. Au bout de quelques mois, les autres s'ennuyant d'une guerre qui se faisait obscurément, et qui se passait, à cette époque, plus en projets et en intrigues qu'en combats, revinrent chez les Chouans des bords de la Loire, commandés par M. de Scépeaux, et de-là dans la Vendée.
Le chevalier de Beaurepaire, les trois MM. Soyer, MM. de Bejarry, MM. Cadi, Grelier, officier d'artillerie aussi modeste que brave, les trois beaux-frères MM. Palierme, Chetou, Barbot[19], MM. Vannier, Tonnelay-Duchesne, Tranquille, de la Salmonière, Lejeay, etc., etc., repassèrent peu à peu sur la rive gauche. Ces messieurs, ainsi que ceux qui avaient été avec M. de Puysaye, n'ont cessé d'augmenter la réputation qu'ils avaient déjà acquise.
[Note 19: L'article de la Biographie des hommes vivans, relatif à M. Barbot (Jean-Jacques), est tout-à-fait controuvé. J'ai pris à cet égard les informations les plus exactes, et je certifie que ce brave officier n'a jamais varié un instant dans sa conduite, qui est sans tache. Il jouit de l'estime la mieux méritée sous tous les rapports. Il est aujourd'hui chevalier de Saint-Louis, et receveur particulier à Champtoceaux, département de Maine-et-Loire.]
Beaucoup d'autres furent moins heureux, et ont péri, soit sur l'échafaud, soit dans la retraite, sans que j'aie pu savoir les circonstances de leur mort. MM. de la Marsonnière, Durivault, de Pérault, d'Isigny, de Marsanges, de Villeneuve, Lamothe, Desnoues, le dernier frère Beauvolliers, etc., finirent ainsi.
Le vieux M. d'Auzon fut pris à Blain avec son domestique; il voulut obtenir la vie de ce brave garçon qui était resté pour le soigner. Quand on vit l'intérêt qu'il y prenait, on commença par fusiller le domestique, pour rendre plus amère la mort de ce bon vieillard.
M. de Sanglier mourut de fatigue et de maladie, à cheval, entre ses deux petites filles, qui avaient la petite vérole; depuis on en a retrouvé une[20]. M. de Laugrenière périt sur l'échafaud à Nantes.
[Note 20: Aujourd'hui madame de Gréauline.]
M. de Scépeaux se cacha, et devint par la suite général d'une troupe de
Chouans, aux environs de Candé et d'Ancenis.
M. de Lacroix fut dénoncé par quatre déserteurs qui demandèrent une récompense. Carrier, après avoir fait exécuter M. de Lacroix, les envoya à Angers avec une prétendue lettre de recommandation, qui contenait l'ordre de les faire fusiller.
Le jeune M. de Beaucorps fut pris: une multitude de coups de sabre au visage le rendaient méconnaissable; il répondit de manière à laisser croire que ses blessures avaient troublé sa raison. On ne put deviner s'il était Vendéen ou bleu, et on le garda en prison: il en sortit à l'amnistie.
Deux de nos bons officiers, MM. Odaly et Brunet son cousin, étaient couchés ensemble quand on les vint chercher pour être fusillés; on appela M. Odaly et son cousin, qui n'eut pas l'air de croire que cela le regardait, et qui fut ainsi oublié.
M. de Solilhac, après s'être échappé du Mans où il avait été fait prisonnier, trouva moyen de se procurer une feuille de route et un habit de soldat; il traversa toute la France, en passant même par Paris; il arriva aux avant-postes de l'armée du nord, et de-là passa dans le camp des Anglais. Le duc d'York accueillit avec empressement un Vendéen qui pouvait donner des détails précis sur une guerre encore fort mal connue par les étrangers; il envoya ensuite M. de Solilhac à Londres. Les ministres le reçurent fort bien, et lui demandèrent beaucoup de renseignemens pour diriger les expéditions qu'ils parlaient sans cesse d'envoyer dans l'ouest. Au bout de quelques mois, M. de Solilhac se lassa de tant de projets sans exécution; il se jeta dans une barque, arriva sur la côte de Bretagne, se fit garçon meunier, souleva quelques paroisses, et devint chef d'une division de chouans.
M. Allard avait passé la Loire. Il fut pris sur l'autre bord, après avoir erré plusieurs jours. Une commission le condamna; il allait être fusillé, lorsqu'on cria aux armes! Le supplice fut suspendu. Pendant cet instant de répit, son air de jeunesse et de candeur intéressa; on rétracta le jugement; il fut enrôlé dans un bataillon et envoyé en garnison dans l'île de Noirmoutier. Au bout de quelque temps, il s'échappa et revint sur le continent, en traversant témérairement le bras de mer qui sépare Noirmoutier de la terre. Il alla se présenter à M. de Charette, qui le reçut d'abord assez mal. M. Allard fit bientôt connaître son courage et son mérite. M. de Charette lui donna une division à commander. C'est lui qui fut le prétexte de la seconde guerre: des soldats qui étaient sous ses ordres violèrent l'armistice; les républicains le prirent par ruse et le mirent en prison. M. de Charette le réclama, fut refusé, et l'on reprit les armes.
L'évêque d'Agra fut découvert et pris aux environs d'Angers. On lui demanda s'il était l'évêque d'Agra: «Oui, dit-il, je suis celui qu'on appelait ainsi.» Il ne voulut point donner d'autre réponse, et mourut sur l'échafaud avec un grand courage: ses soeurs y ont péri à cause de lui!
MM. d'Elbée, d'Hauterive, de Boisy, madame d'Elbée et plusieurs autres dames, furent conduits à l'armée de M. de Charette, par Pierre Cathelineau, frère du général, et un officier nommé M. Biret, qui se mirent à la tête de quinze cents Angevins, et traversèrent tous les postes républicains. M. de Charette envoya les femmes et les blessés dans l'ile de Noirmoutier qu'il venait de surprendre. Cathelineau ramena les Angevins dans leur canton.
Trois mois après, les républicains attaquèrent Noirmoutier, et le prirent. Ils y trouvèrent M. d'Elbée, que ses blessures tenaient encore entre la vie et la mort; sa femme aurait pu se sauver; elle ne voulut pas le quitter. Quand les bleus entrèrent dans la chambre, ils dirent: «Voilà donc d'Elbée!—Oui, répondit-il, voilà votre plus grand ennemi. Si j'avais eu assez, de force pour me battre, vous n'auriez pas pris Noirmoutier, ou vous l'eussiez du moins chèrement acheté.» Ils gardèrent cinq jours M. d'Elbée, l'accablant d'outrages et de questions. Il subit un interrogatoire où il montra beaucoup de modération et de bonne foi. Enfin, excédé de cette agonie, il leur dit: «Messieurs, il est temps que cela finisse; faites-moi mourir.» On plaça dans un fauteuil ce brave et vertueux général, et on le fusilla. Sa femme, en le voyant porter au supplice, s'évanouit. Un officier républicain la soutint, et montra de l'attendrissement. Ses supérieurs menacèrent de faire tirer sur lui s'il ne la laissait tomber; elle fut fusillée le lendemain. MM. de Boisy et d'Hautrive furent aussi fusillés. On remplit une rue des Vendéens fugitifs et d'habitans de l'île qu'on leur soupçonnait favorables, et on les massacra tous. De ce nombre furent les deux petits le Maignan de l'Écorce qui, malgré leur jeune âge, allaient toujours au feu, à toutes les batailles, avec leur gouverneur M. Biré, qu'on fusilla aussi.
J'ai raconté comment MM. de La Rochejaquelein, de Beaugé, Stofflet, de Langerie, et une vingtaine de soldats, avaient été séparés de l'armée devant Ancenis. Une patrouille républicaine les avait chassés du bord de la rivière; les soldats se dispersèrent; les quatre chefs ne se quittèrent point, et s'échappèrent à travers les champs. Toute la journée ils errèrent dans la campagne, sans trouver un seul habitant; toutes les maisons étaient brûlées, et ce qui restait de paysans était caché dans les bois. La troupe d'insurgés dont on avait parlé, et qui avait paru en face d'Ancenis, était commandée par Pierre Cathelineau; mais elle n'était pas habituellement rassemblée, et se bornait à faire de temps en temps quelques excursions. Enfin, après vingt-quatre heures de fatigue, Henri et ses trois compagnons parvinrent à une métairie habitée; ils se jetèrent sur la paille pour dormir. Un instant après, le métayer vint leur dire que les bleus arrivaient; mais ces messieurs avaient un besoin si absolu de repos et de sommeil, qu'au prix de la vie ils ne voulurent pas se déranger, et attendirent leur sort. Les bleus étaient en petit nombre; ils étaient aussi fatigués, et s'endormirent auprès des quatre Vendéens, de l'autre côté de la meule de paille. Avant le jour, M. de Beaugé réveilla ses camarades, et ils recommencèrent à errer dans ce pays où l'on faisait des lieues entières sans trouver une créature vivante; ils y seraient morts de faim, s'ils n'avaient attaqué en route quelques bleus isolés, auxquels ils prenaient leur pain.
Ils pénétrèrent jusqu'à Châtillon, et même y entrèrent pendant la nuit: la sentinelle leur cria qui vive! ils ne répondirent point, et s'échappèrent. De-là ils allèrent à Saint-Aubin, chez mademoiselle de La Rochejaquelein qui y était cachée, et passèrent trois jours avec elle. Henri était abîmé de douleur; il était accablé de son sort, et semblait ne plus chercher que l'occasion de mourir les armes à la main. L'affaire du Mans, le chagrin d'avoir été séparé de son armée d'une manière si funeste, l'avaient frappé de désespoir. Ayant pris des informations sur l'état du pays, il se résolut à se montrer à ses anciens Poitevins, à en rassembler les débris, et à combattre encore à leur tête.
Il apprit en ce moment que M. de Charette s'était porté sur Maulévrier; il s'y rendit pendant la nuit avec ses compagnons. Il en fut reçu froidement; le général, qui allait déjeuner, ne lui offrit pas même de se mettre à table. Ils causèrent de la campagne d'outre-Loire. M. de Charette demanda quelques détails, mais vaguement: ils se séparèrent. M. de La Rochejaquelein alla manger chez un paysan. Quelques heures après, on battit l'appel pour le départ de l'armée; Henri vint retrouver M. de Charette qui lui dit: «Vous allez me suivre.—Je ne suis pas accoutumé à suivre, mais à être suivi, Monsieur,» répondit-il, et il lui tourna le dos. Les deux généraux se quittèrent ainsi. Tous les paysans des environs de Châtillon et de Chollet, qui venaient de se joindre à l'armée de M. de Charette, le laissèrent, et vinrent se ranger autour de Henri, dès qu'ils le virent, sans qu'il leur eût même adressé la parole.
M. de La Rochejaquelein commença alors à attaquer les bleus. Son premier rassemblement se fit dans la paroisse de Néry. Il marcha toute la nuit, et enleva un poste républicain à huit lieues de-là. Pendant quatre nuits de suite, il fit une expédition semblable, mais toujours à de grandes distances; de sorte qu'il jeta beaucoup d'incertitude sur sa marche. Les républicains imaginèrent qu'il y avait plusieurs troupes, et envoyèrent beaucoup de monde dans le pays. Henri s'établit alors dans la forêt de Vesins. De-là, il faisait des excursions, surprenait des postes, enlevait des convois et de petits détachemens. Un jour, on lui amena un adjudant—général qu'on venait de prendre; cet officier fut bien surpris de voir M. de La Rochejaquelein, le général de l'armée vendéenne, habitant une cahute de branchages, vêtu presque en paysan, un gros bonnet de laine sur la tête, et le bras en écharpe; car le manque de repos empêchait sa blessure de guérir. M. de La Rochejaquelein l'interrogea et lui dit: «Le conseil de l'armée royale vous condamne;» puis on le fusilla. Il avait dans sa poche un ordre de promettre l'amnistie aux paysans, et de les faire massacrer à mesure qu'ils se rendraient. Henri fit connaître cet ordre dans toutes les campagnes.
Sa petite troupe prenait peu à peu de l'accroissement, et devenait successivement maîtresse de tout le pays; mais les garnisons de Mortagne et de Châtillon étaient trop fortes pour qu'il songeât à les attaquer. Enfin le mercredi des Cendres[21], 4 mars 1794, en se portant de Trémentine sur Nouaille, où il avait remporté un léger avantage, il aperçut deux grenadiers républicains; on voulut tomber sur eux. «Non, dit-il, je veux les faire parler.» Il courut en criant: «Rendez-vous, je vous fais grâce.» L'un des grenadiers se retourna, tira sur lui à bout portant: la balle le frappa au front; il tomba mort; le grenadier se mit en devoir de lui arracher sa carabine, pour tirer un second coup sur M. de Beaugé et quelques autres qui arrivaient précipitamment; ils sabrèrent le grenadier, et, pénétrés de douleur, ils creusèrent une fosse où l'on ensevelit à la hâte Henri et son meurtrier, parce qu'une colonne ennemie arrivait.
[Note 21: J'ai donné pour date le mercredi des Cendres, parce que plusieurs Vendéens qui étaient à ce combat m'ont d'abord indiqué ce jour. Depuis, beaucoup d'autres m'ont assuré que Henri avait été tué vers la fin de février, sans pouvoir assigner un jour précis. Enfin, il y a peu de temps, on a trouvé dans les papiers de mademoiselle de La Rochejaquelein une note qui indique la date du 6 février. Je crois celle-ci trop avancée. Cette incertitude est une preuve bien frappante de la séparation absolue qui existait alors entre les Vendéens et le reste des hommes.]
Ainsi finit, à vingt-un ans, celui des chefs de la Vendée dont la carrière a été la plus brillante. Il était l'idole de son armée: encore à présent, quand les anciens Vendéens se rappellent l'ardeur et l'éclat de son courage, sa modestie, sa facilité, et ce caractère de héros et de bon enfant, ils parlent de lui avec fierté et avec amour; il n'est pas un paysan dont on ne voie le regard s'animer quand il raconte comment il a servi sous monsieur Henri.
Après avoir pris le commandement, M. Stofflet continua à faire une guerre de partisan aux républicains, et eut plusieurs succès. Il réussit même à emporter le poste important de Chollet.
Ce fut à cette époque que M. de Marigny traversa la Loire. Il s'en alla dans le canton qu'il connaissait le mieux, du côté de Bressuire; il rassembla les restes de la division de M. de Lescure, et en peu de temps il se forma une armée nombreuse dont il était adoré; car, malgré la dureté qu'il montrait contre les bleus, personne n'avait habituellement un caractère aussi bon et aussi aimable. L'insurrection se trouva alors divisée en trois armées indépendantes: l'armée du Bas-Poitou, commandée par M. de Charette; l'armée d'Anjou, par M. Stofflet; et l'armée du Poitou, par M. de Marigny.
M. de Marigny débuta par un combat brillant et heureux. Le vendredi-saint, 18 avril, il attaqua les bleus dans les allées de mon château de Clisson, les battit complètement, et leur tua douze cents hommes. Ce succès leur inspira une grande crainte; ils évacuèrent Bressuire, et se renfermèrent dans le camp qu'ils avaient établi à Chiché. M. de Marigny fit de Cérizais le centre de ses expéditions; elles lui réussirent presque toutes; et des trois généraux, aucun alors ne préservait aussi bien son canton des incursions des bleus. M. de Marigny poussa même jusqu'à Mortagne: il ne conserva pas ce poste; mais il y battit les républicains. Plusieurs de nos anciens officiers abandonnèrent les autres armées pour venir le joindre; M. de Beaugé et le chevalier de Beaurepaire, entre autres, quittèrent l'Anjou pour combattre avec lui.
MM. de Charette et Stofflet devinrent bientôt jaloux des succès et de l'influence qu'acquérait chaque jour M. de Marigny. Il y eut entre eux une sorte de correspondance et de concert fondés sur cet indigne motif; ils firent proposer à M. de Marigny une conférence, pour convenir d'un plan commun d'opérations. Il se rendit avec eux à Jallais. Il fut arrêté qu'on rassemblerait les trois armées pour attaquer les postes républicains qui garnissaient toute la rive gauche de la Loire.
Au jour indiqué, M. de Marigny arrive au rendez-vous après une longue marche. On venait de distribuer des vivres aux soldats de MM. Stofflet et de Charette: il en demanda pour les siens; on ne lui en donna pas assez. Les gens de M. de Marigny, déjà mécontens d'être entraînés à une expédition si éloignée de leurs cantonnemens, se mutinèrent et retournèrent sur leurs pas. M. de Marigny, voyant que le conseil ne voulait pas écouter ses justes plaintes, s'emporta avec véhémence, suivit ses soldats et revint à Cérizais. Peu de jours auparavant, ces messieurs avaient pu lui proposer de se démettre de son commandement, et de n'être plus que général d'artillerie, comme auparavant.
L'expédition de MM. de Charette et Stofflet n'eut point lieu; ils coururent après M. de Marigny jusqu'à Cernais: il n'y était plus, et son armée était dissoute. Alors ils convoquèrent un conseil de guerre, firent le procès à M. de Marigny, et le condamnèrent à mort par contumace. M. de Charette fit fonction de rapporteur, et conclut à la mort.
Les paysans de M. de Marigny montrèrent un vif ressentiment de cet inique jugement, et jurèrent de défendre leur général. Il apprit cette condamnation assez tranquillement; il ne pouvait croire que ses camarades voulussent réellement le faire périr; cela lui paraissait plus absurde encore que cruel. Il était fort malade, et se retira dans une petite maison de campagne, à une lieue de Cérizais, il passa là quelque temps, d'autant moins inquiet que Stofflet avait répété plusieurs fois qu'il lui était tout dévoué: il croyait donc que, par jalousie, on cherchait seulement à le mettre à l'écart. Aussi Stofflet s'étant rapproché de Cérizais, M. de Marigny ne profita pas de l'offre que lui fit alors M. de Charette de venir dans ses cantonnemens. Il y avait dans ce moment environ neuf cents soldats de M. de Marigny rassemblés à Cérizais. Ils le firent supplier de venir parmi eux, prêts à se battre contre Stofflet. Il ne le voulut pas, de peur d'exposer les Vendéens à une double guerre civile. Il refusa aussi de se cacher, ayant trop de grandeur d'ame et de mépris de la vie pour prendre aucune précaution.
Cependant le curé de Saint-Laud arriva de l'armée de Charette, où il avait passé quelque temps. Il avait pris depuis long-temps sur Stofflet une influence absolue; le lendemain de son arrivée, ce général partit du château de la Morosière où il avait couché; en même temps il donna ordre à quelques Allemands d'aller fusiller M. de Marigny. Ces misérables obéirent. Il n'avait que ses domestiques avec lui, et ne pouvait croire à une telle horreur: enfin, quand il vit qu'on voulait réellement sa mort, il demanda un confesseur; on le lui refusa durement; alors il passa dans le jardin, et dit aux soldats: «C'est à moi à vous commander; à vos rangs, chasseurs;» puis il leur cria: «En joue, feu;» et tomba mort. De tous les Vendéens aucun assurément n'a péri d'une mort plus déplorable et plus révoltante.
M. Stofflet vint à Cerizais; il entra à l'état-major de M. de Marigny avec un air sombre et embarrassé; après un instant: «Messieurs, dit-il, M. de Marigny était condamné à mort, il vient d'être exécuté.» On garda un morne silence: il sortit. Le curé de Saint-Laud entra dans le même moment, montra ou feignit de montrer de la surprise, mais aucune indignation. Comme il n'avait pas encore paru en public, il prétendit tout ignorer et arriver d'outre-Loire: il paraît certain qu'il avait eu, la veille, une conférence avec Stofflet; on le croit généralement, et l'on suppose que, de lui-même, celui-ci n'eût jamais pris un tel parti. Un instant avant de donner l'ordre aux chasseurs, il avait promis à M. Soyer l'aîné, le plus habile officier de son armée et plein de loyauté, qu'il ne serait fait aucun mal à M. de Marigny.
Dès que la nouvelle de cette mort fut répandue, il y eut une sorte d'émeute. Les domestiques de M. de Marigny avaient été mis en prison; on fut forcé de les relâcher. L'armée se débanda, et refusa de marcher sous les ordres de celui qui avait assassiné son général; les officiers passèrent, les uns dans l'armée de M. de Charette, les autres dans celle de M. Stofflet.
Peu de chefs vendéens ont laissé une mémoire aussi chérie que M. de Marigny. Il avait pour le pays tant de ménagemens, et s'occupait tellement des moyens de le mettre à l'abri des dévastations des républicains, que les paysans poitevins du département des Deux—Sèvres étaient remplis de reconnaissance et d'attachement pour lui. Aussi leur haine pour Stofflet dure-t-elle encore, et ils ne parlent jamais sans un vif ressentiment du supplice de leur ancien général.
M. de Beaugé, qui était fort attaché à M. de Marigny, déclara hautement qu'il continuerait à se battre, parce que cela était nécessaire, mais comme simple soldat: Stofflet le fit mettre en prison. M. de Beaurepaire vint alors se dénoncer comme coupable de la même opinion et des mêmes dispositions: sa fermeté imposa à Stofflet. Le lendemain il y eut un combat; les gardes de M. de Beaugé le laissèrent libre: il prit un fusil et alla se battre. Après l'affaire, il alla se remettre en prison; mais les soldats dirent qu'ils ne voulaient plus le garder. Il continua de suivre l'armée comme soldat, n'approchant jamais de Stofflet qui n'avait aucun rapport avec lui. Dès que M. de Charette eut accepté l'amnistie, il en profita; et quand il vit les intrigans qui entouraient Stofflet retarder la pacification pour des intérêts particuliers, il aida de tout son pouvoir les républicains à ramener, par des moyens de douceur et de persuasion, les paysans de M. de Marigny, qui étaient restés dans les bois depuis sa mort, sans vouloir reconnaître aucun chef ni suivre aucune armée, et se bornaient à tirer sur les patrouilles républicaines qui venaient les inquiéter.
Après la mort de M. de Marigny, il ne resta plus, à proprement parler, que deux armées: cependant une troisième existait dans le canton où avait commandé M. de Royrand; mais elle était peu considérable. M. de Sapinaud, qui l'avait formée à son retour d'outre-Loire, était d'un caractère fort doux, et fut toujours plein d'une condescendance absolue pour les deux autres chefs: son armée s'appelait l'armée du centre.
Ainsi toute l'insurrection se trouva dans les mains de MM. de Charette et Stofflet: ils ne s'accordèrent jamais entre eux; ils étaient l'un et l'autre dévorés d'ambition et d'une mutuelle jalousie. La guerre perdit le caractère qu'elle avait eu d'abord; on ne vit plus cette union des chefs, cette abnégation de soi-même, cette pureté de motifs, cette élévation d'âme, qui avaient distingué les premiers temps de la Vendée. Les paysans étaient découragés; il fallait, pour les contenir, une force et une dureté qui ne ressemblaient en rien à la manière avec laquelle on avait pu les conduire d'abord. Il n'y avait plus de grandes batailles. La guerre s'était mêlée de brigandages et de mille désordres; la férocité des républicains avait endurci les âmes les plus douces, et des représailles vengeaient les massacres des prisonniers, les noyades de Nantes, les promesses violées, les villages brûlés avec leurs habitans, et toutes les horreurs que la postérité aura peine à croire. Des colonnes républicaines, qui s'intitulaient infernales, avaient parcouru le pays dans tous les sens, massacrant hommes, femmes et enfans. Il est arrivé plus d'une fois que le général républicain, après avoir écrit au maire qu'il épargnerait les habitans d'une commune s'ils voulaient se rassembler sans crainte, les faisait cerner et égorger jusqu'au dernier. On ne saurait croire comment, à chaque instant, on manquait de foi à ces malheureux paysans.
Tel était devenu le théâtre de la guerre. M. de Charette y acquit une gloire incontestable: la ténacité de ses résolutions, la constance inébranlable qu'il conservait dans une situation presque désespérée, son esprit de ressource, incapable de découragement, font de lui un homme bien remarquable. Il avait un mélange de vertus et de défauts qui le rendaient éminemment propre à la situation, et en taisaient un vrai chef de guerre civile. Il n'avait peut-être pas une de ces âmes pures et chevaleresques dont la mémoire pénètre à la fois d'attendrissement et d'admiration; mais l'imagination est subjuguée en songeant à ces caractères, tout composés de force, sur lesquels aucun sentiment ne peut avoir de prise, qui vont à leur but sans que rien les arrête, qu'une sorte d'insouciance soldatesque rend inaccessibles à l'abattement, aussi insensibles à leurs propres souffrances qu'à celles d'autrui. M. de Charette était d'une fermeté d'ame inaltérable. Au plus fort de la détresse, quand tout semblait perdu sans ressource, on le voyait, le sourire sur les lèvres, relever le courage de ceux qui l'entouraient, les mener au combat, les pousser sur l'ennemi, et les maintenir devant lui jusqu'à la dernière extrémité. On n'oubliera jamais que ce général, blessé, poursuivi d'asile en asile, n'ayant pas douze compagnons avec lui, a inspiré encore assez de crainte aux républicains, pour qu'on lui ait fait offrir un million et le libre passage en Angleterre, et qu'il a préféré combattre jusqu'au jour où il a été saisi pour être traîné au supplice.
Stofflet avait quelques qualités du même genre; peut-être même avait-il plus de talens militaires: mais il était dur et brutal dans sa manière de commander. Cependant il était facile de le gouverner: le curé de Saint-Laud s'était emparé entièrement de son esprit, et avait fini par dicter toutes ses démarches et toutes ses paroles. C'est à l'état-major de Stofflet, dont il était l'absolu dominateur, que l'abbé Bernier a acquis la réputation d'ambition, d'égoïsme et de vanité, qu'il a laissée dans la Vendée. Pour parvenir à cette position, pour arriver au pouvoir et à la renommée, il avait montré un esprit, une prudence et des talens qui l'abandonnèrent dès qu'ayant atteint son but, il ne fut plus obligé de soigner sa conduite. Tout le monde sait avec quel courage inébranlable MM. de Charette et Stofflet ont subi leur supplice.
Beaucoup d'officiers se distinguèrent dans les trois armées, et il s'y passa de fort beaux faits d'armes, qui furent peu connus, parce que cette guerre n'avait aucun grand résultat. Pierre Cathelineau, qui avait formé un rassemblement après le passage de la Loire, se montra digne de son nom, et périt glorieusement. Deux autres frères, quatre beaux-frères et seize cousins-germains du général Cathelineau, sont morts les armes à la main. Ce général a laissé un fils que le roi a nommé porte-drapeau dans un régiment de sa garde, et quatre filles dont l'une a épousé Lunel, paysan si fameux par sa bravoure.
La santé de ma mère nous retint deux jours à Nantes. Le peu de personnes qui me virent et qui ne me connaissaient point auparavant, furent bien surprises. On avait fait aux dames vendéennes, et surtout à moi, une telle réputation militaire, qu'on se figurait madame de Lescure comme une femme grande et forte, qui s'était battue à coups de sabre, et qui ne craignait rien. J'étais obligée de désavouer tous mes hauts faits, et de raconter tout bonnement combien le moindre danger me trouvait faible et effrayée.
Nous nous hâtâmes de partir pour le Médoc: il fallait un passe-port. M. Mac-Curtin me donna un ordre des représentans, qui enjoignait à la municipalité de donner des passe-ports à Victoire Salgues et à Marie Citran. J'avais pensé qu'il valait mieux, sur la route, cacher nos noms. Je me rendis à la municipalité, toujours vêtue en paysanne: beaucoup de personnes attendaient, et, en les expédiant, on les rudoyait désagréablement. Une religieuse était avant moi; la municipalité, qui, comme les représentans, ménageait beaucoup ceux qu'on égorgeait quelque temps auparavant, traita fort bien cette religieuse: cela m'encouragea. Je m'avançai, et ce fut encore plus fort. Au nom d'amnistiée, tout le monde se leva, me fit des révérences, m'appela madame; on me fit mille politesses, même des offres de service; et ce bon accueil n'était pourtant que pour la pauvre Victoire, à qui son titre de Vendéenne valait tout cela. Tandis qu'on venait de traiter si brusquement de bons républicains que l'on tutoyait, on me parlait toujours à la troisième personne.
Nous partîmes avec nos femmes dans une voiture que nous achetâmes: nous emmenions Mademoiselle de Concise dont la mère avait péri à Nantes, et qui ne savait en ce moment que devenir. Tous nos paquets étaient renfermés dans deux petits paniers: ce qui étonnait beaucoup les postillons. Avant Ancenis, je m'arrêtai pour aller voir les gens à qui j'avais confié ma fille aînée: je voulais toujours douter de sa mort; je m'imaginais que c'était peut-être pour la mieux cacher qu'ils avaient dit qu'elle avait péri; j'en étais si persuadée, que je leur offris imprudemment trois mille francs comptant et douze cents francs de pension s'ils me rendaient ma fille: ils auraient pu supposer un autre enfant; mais ils me répétèrent, en fondant en larmes, qu'elle était morte, et qu'avec elle ils avaient perdu leur fortune; ils eurent même la probité de vouloir me rendre l'argent que je leur avais laissé en la cachant.
A Ancenis, comme les Chouans se montraient souvent en force sur la route d'Angers, le district ne voulut pas nous laisser aller plus loin sans escorte; et il y avait cependant des postes républicains toutes les demi-lieues. Nous n'osâmes point dire que nous n'avions nulle peur des brigands; nous fûmes deux jours à attendre l'arrivée d'un aide-de-camp du général Canclaux, qui devait passer, parce qu'on voulait faire un seul convoi: il sut qui nous étions, et eut alors la politesse de faire passer notre voiture la première; pensant, j'imagine, que nous le défendrions mieux contre les Chouans, que les seize hussards qui nous escortaient.
Ainsi nous étions défendues par les bleus contre les brigands. Cette bizarrerie m'affligeait; mais, après Angers, il n'y eut plus besoin d'escorte. Nous continuâmes notre route pour Bordeaux, sans autres obstacles que ceux d'une saison très-rigoureuse; nous vîmes sur la route beaucoup de misère et de famine; nous fûmes arrêtées onze jours par les glaces au passage de Saint-André-de-Cubzac; enfin nous arrivâmes à Bordeaux le 8 février. Mon oncle de Courcy avait été dangereusement et long-temps malade, et cette circonstance l'avait préservé de la persécution. Citran n'était pas vendu.
Tous nos amis, au milieu du plaisir de nous revoir, en éprouvaient une sorte de frayeur; ils ne pouvaient croire à l'amnistie, dont on ignorait les détails à Bordeaux; chacun s'empressait autour de nous, et nous regardait, comme des personnes extraordinaires. Nous allâmes au département pour faire enregistrer notre amnistie; nous étions toujours vêtues en paysannes. On nous reçut froidement, mais honnêtement. Le commissaire du département voulut nous faire une petite exhortation, et dit qu'on devait compter sur notre repentir. Je me sentis offensée de cette phrase; je rougis, et le regardai d'une façon qui inquiéta mes amis; mais il n'en arriva rien. Nous rentrâmes tranquillement à Citran.
Je perdis ma petite fille au moment où l'on venait de la sevrer, à seize mois, et lorsque j'espérais la revoir. Les lois nouvelles me faisaient son héritière, et me donnaient tous les biens de M. de Lescure; telles avaient été aussi ses intentions; il les avait consignées dans un testament; sans cela, j'aurais laissé des collatéraux fort éloignés se partager une succession qui ne leur était pas destinée.
Lorsque la crise du 18 fructidor arriva, on s'aperçut que j'étais sur la liste des émigrés, et il me fallut sortir de France, sous peine de mort, comme les autres émigrés non rayés. Il était cependant bien clair que je n'avais pas quitté la France! Je m'en allai en Espagne avec M. de Courcy, inscrit aussi sur la liste: ma mère ne s'y trouvait pas. Je passai huit mois sur la frontière d'Espagne; je trouvai, dans les habitans de ce pays, des sentimens nobles et élevés, qui m'y attachèrent sincèrement; depuis, je n'ai point été surprise de leur héroïque résistance contre Bonaparte.
Cependant ma mère obtint que je serais rappelée: elle avait représenté que mon exil était une violation de l'amnistie et de la paix signée avec les Vendéens, qui déclaraient non émigrés tous ceux qui avaient pris part à la guerre. Quelques protections firent écouter cette juste réclamation. Ma mère obtint qu'on enverrait au département de la Gironde la lettre que le ministre avait adressée secrètement, le 18 fructidor, aux départemens de l'ouest, pour faire rester en France les amnistiés; cette lettre avait été ignorée à Bordeaux: ainsi, je suis la seule vendéenne qui ait été obligée de sortir; je revins, même sans être mise en surveillance, car on reconnaissait que j'avais été mal à propos exilée. Ensuite le département de la Gironde me raya de la liste des émigrés. Il fallait que cette décision fût confirmée à Paris; il paraissait qu'elle le serait sans difficulté: mais des ennemis inconnus, ou de zélés républicains, dérobèrent dans les bureaux la moitié des pièces, et je fus maintenue sur la liste. Aussitôt je reçus un nouvel ordre de sortir de France dans le délai de vingt jours, sous peine d'être fusillée: tous mes biens furent mis en vente. Je retournai chez les bons Espagnols qui m'avaient déjà donné asile; j'y passai dix mois, et c'est là que j'ai commencé à écrire ces Mémoires. Je revins en France au mois de mai; toutes les choses avaient changé de face depuis le 18 brumaire.
Je retrouvai, contre toute attente, les biens que j'avais laissés en partant. Beaucoup avaient été vendus pendant la guerre de la Vendée; mais ce qui me restait ne le fut pas pendant mon exil. En Poitou, la mémoire de M. de Lescure m'avait protégée; des personnes que je ne connaissais pas, qui n'avaient pas les mêmes opinions que moi, mirent par reconnaissance pour lui, à mon insu, une chaleur et un dévouement extrêmes pour me conserver les biens qu'il était ordonné de vendre. En Gascogne, je dus tout à MM. Duchâtel, Deynaut, Magnan, et Descressonière.
Ma mère me pressait de me remarier. J'avais toujours pensé que je ne devais vivre que pour regretter ceux que j'avais perdus, et qu'après tant de malheurs, c'était là mon devoir; j'avais souvent projeté de fonder quelque hospice et de consacrer ma fortune et mes soins à secourir les pauvres blesses vendéens qui avaient combattu près de moi, et dont j'avais partagé la misère. Mais le monde réduit de tels desseins à n'être que des rêves de l'imagination; dans notre siècle, on les traite de folie et d'exaltation: je finis par écouter les conseils de ma mère. Cependant je regrettais de perdre un nom qui m'était si cher et si glorieux; je ne voulais pas renoncer à tous les souvenirs de la Vendée, pour recommencer une nouvelle existence. Il y a des circonstances auxquelles la vie entière doit toujours se rattacher.
Ainsi je ne pus songer à obéir à ma mère, que lorsque j'eus vu en Poitou M. Louis de La Rochejaquelein, frère de Henri. Il me sembla qu'en l'épousant, c'était m'attacher encore plus à la Vendée, unir deux noms qui ne devaient point se séparer, et que j'étais loin d'offenser la mémoire de celui que j'avais tant aimé. J'épousai M. Louis de La Rochejaquelein le 1er mars 1802.