Mémoires de Vidocq, chef de la police de Sureté jusqu'en 1827, tome I
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Title: Mémoires de Vidocq, chef de la police de Sureté jusqu'en 1827, tome I
Author: Eugène François Vidocq
Release date: November 19, 2011 [eBook #38057]
Language: French
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Les exemplaires voulus par la loi ont été déposés, je poursuivrai comme contrefaits ceux non signés de moi.
IMPRIMERIE D'HIPPOLYTE TILLIARDRUE DE LA HARPE, Nº 78.
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VIDOCQ.MÉMOIRES
DE
VIDOCQ,
CHEF DE LA POLICE DE SURETÉ,
JUSQU'EN 1827,AUJOURD'HUI PROPRIÉTAIRE ET FABRICANT DE PAPIER, A SAINT-MANDÉ.
Le plus grand fléau, est l'homme qui provoque. Quand il n'y a pas de provocateurs, ce sont les forts qui commettent les crimes, parce que ce ne sont que les forts qui les conçoivent. En police, il vaut mieux ne pas faire d'affaire que d'en créer.
MÉMOIRES, tome I.
TOME PREMIER.
PARIS,
TENON, LIBRAIRE-ÉDITEUR,
RUE HAUTEFEUILLE, Nº 30.
1828.
| TABLE |
Vidocq
AU LECTEUR.
Ce fut au mois de janvier 1828, que je terminai ces Mémoires, dont je voulais diriger moi-même la publication. Malheureusement, dans le courant de février, je me cassai le bras droit, et comme il était fracturé en cinq endroits différents, il fut question de me le couper; pendant plus de six semaines, mes jours furent en péril, j'étais en proie à d'horribles souffrances. Dans cette cruelle situation, je n'étais guères en état de relire mon manuscrit, et d'y mettre ce qu'on appelle la dernière main; cependant j'avais vendu, et le libraire était pressé de publier; il offrit de me donner un réviseur, et, trompé par la recommandation d'un écrivain honorablement connu dans la littérature, pour faire un travail qu'en toute autre circonstance je n'eusse confié à personne, il me présenta l'un de ces prétendus hommes de lettres dont l'intrépide jactance cache la nullité, et qui n'ont d'autre vocation que le besoin d'argent. Ce prétendu homme de lettres exaltait beaucoup trop son propre mérité, pour que je n'éprouvasse pas quelque répugnance à l'accepter, mais il avait derrière lui une caution respectable, il était désigné par un littérateur distingué. J'écartai des préventions peut-être injustes, et je consentis à être suppléé en attendant ma guérison. Le suppléant devait immédiatement prendre connaissance du manuscrit; il le parcourut, et après un examen superficiel, afin de se faire valoir, il ne manqua pas d'affirmer, suivant l'usage, qu'il y avait beaucoup à revoir et à corriger; le libraire, suivant l'usage encore, le crut sur parole; on réussit à me persuader dans le même sens, et, comme tant d'autres, qui ne s'en vantent pas, j'eus un teinturier.
Certes, il y avait beaucoup à reprendre dans mon style: j'ignorais les convenances et les formes littéraires, mais j'étais habitué à un ordre logique, je savais l'inconvénient des répétitions de mots, et si je n'étais pas grammairien comme Vaugelas, soit routine, soit bonheur, j'avais presque toujours l'avantage d'éviter les fautes de français. Vidocq écrivant avec cette correction était peut-être une invraisemblance aux yeux de mon censeur, c'est ce que je ne sais pas: mais voici le fait:
Au mois de juillet dernier, j'allai à Douai pour faire entériner des lettres de grâces qui m'avaient été accordées en 1818. A mon retour, je demandai en communication les feuilles imprimées de mes Mémoires, et comme ma réintégration dans les droits de citoyen ne me laissait plus redouter aucune rigueur arbitraire de la part de l'autorité, je me proposai de refondre dans mon manuscrit tout ce qui est relatif à la police, afin de le compléter par des révélations dont je m'étais jusqu'alors abstenu.
Quel ne fut pas mon étonnement, lorsqu'à la lecture du premier volume et d'une partie du second, je m'aperçus que ma rédaction avait été entièrement changée, et qu'à une narration dans laquelle se retrouvaient à chaque instant, les saillies, la vivacité et l'énergie de mon caractère, on en avait substitué une autre, tout-à-fait dépourvue de vie, de couleur et de rapidité. Sauf quelques altérations, les faits étaient bien les mêmes, mais tout ce qu'il y avait de fortuit, d'involontaire, de spontané dans les vicissitudes d'une carrière orageuse, ne s'y présentait plus que comme une longue préméditation du mal. L'empire de la nécessité était soigneusement dissimulé; j'étais en quelque sorte le Cartouche de l'époque, ou plutôt un autre Compère Matthieu, n'ayant ni sensibilité, ni conscience, ni regrets, ni repentir. Pour comble de disgrâce, la seule intention qui pût justifier quelques aveux d'une sincérité peu commune, devenait imperceptible, je n'étais plus qu'un éhonté qui, accoutumé à ne plus rougir, joint à l'immoralité de certaines actions, celle de se complaire à les raconter. Pour me déconsidérer sous d'autres rapports, on me prêtait encore un langage d'une trivialité que rien ne rachette. De bonne foi, je me sentais intérieurement humilié de ce que la presse avait reproduit des détails que je n'aurais pas manqué de faire disparaître, si je n'avais pas compté sur la révision d'un homme de goût. J'étais choqué de cette multitude de locutions vicieuses, de tournures fatigantes, de phrases prolixes, dans lesquelles l'oreille n'est pas plus ménagée que le bon sens et la syntaxe. Il ne m'était pas concevable qu'avec une telle absence de talent, on s'aveuglât au point de prendre la qualité d'homme de lettres. Mais bientôt des soupçons s'élevèrent dans mon esprit, et à la suppression de quelques noms que j'étais surpris de ne plus trouver (celui de mon successeur, Coco-Lacour, par exemple), je crus reconnaître le doigt d'une police émérite et les traces d'une transaction à laquelle on s'était bien gardé de nous initier, le libraire et moi. Vraisemblablement le parti Delavau et Franchet, informé du fatal accident qui m'empêchait de surveiller par moi-même une publication qui doit l'inquiéter, avait profité de la circonstance pour faire rédiger mes Mémoires d'une manière à paralyser d'avance l'effet de révélations dont il n'aura pas à s'applaudir. Toutes les conjectures étaient permises; je n'accusai avec certitude que l'incapacité de mon correcteur, et comme, sans vanité, j'étais plus satisfait de ma prose que de la sienne, je le priai de se dispenser de continuer son travail.
Il semblerait qu'alors il n'eut point d'objection à faire; mais devait-il se départir de sa mission? il opposa un marché et un commencement d'exécution, en vertu duquel il s'attribuait le droit de me mutiler bon gré malgré, et de m'accommoder jusqu'au bout à sa fantaisie, à moins qu'il ne me plût de lui allouer une indemnité. J'aurais pu à plus juste titre lui demander des dommages et intérêts; mais où il n'y a ni bien ni honneur, à quoi sert une réclamation de ce genre? Pour ne pas perdre de temps en débats inutiles, je rachetai mon manuscrit, et j'en payai la rançon sous certaines réserves que je fis in petto.
Dès ce moment, je pris la résolution d'anéantir les pages dans lesquelles ma vie et les diverses aventures dont elle se compose étaient offertes sans excuse. Une lacération complète était le plus sûr moyen de déjouer une intrigue dont il était facile d'apercevoir le but; mais un premier volume était prêt, et déjà le second était en bon train; une suppression totale eût été un sacrifice trop considérable pour le libraire: d'un autre côté, par un des plus coupables abus de confiance, le forban qui nous avait fait contribuer, trafiquant d'un exemplaire soustrait frauduleusement, vendait mes Mémoires à Londres, et insérés par extraits dans les journaux ils revenaient bientôt à Paris, où ils étaient donnés comme des traductions. Le vol était audacieux; je ne balançai pas à en nommer l'auteur. J'aurais pu le poursuivre; son action ne restera pas impunie. En attendant, j'ai pensé qu'il était bon d'aller au plus pressé, c'est-à-dire de sauver la spéculation du libraire, en ne souffrant pas qu'il soit devancé, et qu'un larcin inouï dans les fastes de la librairie parvienne à ses dernières conséquences; il fallait une considération de ce genre, pour que je me décidasse à immoler mon amour-propre: c'est parce qu'elle a été tout puissante sur moi, que, dans un intérêt contraire au mien, et pour satisfaire à l'impatience du public, j'accepte aujourd'hui, comme mienne, une rédaction que j'avais d'abord le dessein de répudier. Dans ce texte, tout est conforme à la vérité; seulement le vrai, en ce qui me concerne, y est dit avec trop peu de ménagements et sans aucune des précautions qu'exigeait une confession générale, d'après laquelle chacun est appelé à me juger. Le principal défaut est dans une disposition malveillante, dont je puis seul avoir à me plaindre. Quelques rectifications m'ont paru indispensables, je les ai faites. Ceci explique la différence de ton dont on pourra être frappé en comparant entre elles quelques portions de ces Mémoires; mais, à partir de mon admission parmi les corsaires de Boulogne, on se convaincra facilement que je n'ai plus d'interprète; personne ne s'est immiscé ni ne s'immiscera désormais dans la tâche que je me suis imposée, de dévoiler au public tout ce qui peut l'intéresser; je parle et je parlerai sans réserve, sans restriction, et avec toute la franchise d'un homme qui n'a plus de craintes, et qui, enfin rentré dans la plénitude des droits dont il fut injustement privé, aspire à les exercer dans toute leur étendue. Que si l'on concevait quelques doutes sur la réalité de cette intention, il me suffirait de renvoyer le lecteur au dernier chapitre de mon second volume, où il acquerrait déjà la preuve que j'ai la volonté et la force de tenir parole.
MÉMOIRES
DE
VIDOCQ.
CHAPITRE PREMIER.
Ma naissance.—Dispositions précoces.—Je suis mitron.—Un premier vol.—La fausse clé.—Les poulets accusateurs.—L'argenterie enlevée.—La prison.—La clémence maternelle.—Mon père ouvre les yeux.—Le grand coup.—Départ d'Arras.—Je cherche un navire.—Le courtier d'un musicos.—Le danger de l'ivresse.—La trompette m'appelle.—M. Comus, premier physicien de l'univers.—Le précepteur du général Jacquot.—Les acrobates.—J'entre dans la banque.—Les leçons du petit diable.—Le sauvage de la mer du Sud.—Polichinel et le théâtre des variétés amusantes.—Une scène de jalousie, ou le sergent dans l'œil.—Je passe au service d'un médecin nomade.—Retour à la maison paternelle.—La connaissance d'une comédienne.—Encore une fugue.—Mon départ dans un régiment.—Le camarade précipité.—La désertion.—Le franc Picard et les assignats.—Je passe à l'ennemi.—Une schlag.—Je reviens sous mes anciens drapeaux.—Un vol domestique et la gouvernante d'un vieux garçon.—Deux duels par jour.—Je suis blessé.—Mon père fonctionnaire public.—Je fais la guerre.—Changement de corps.—Séjour à Arras.
Je suis né à Arras: mes travestissements continuels, la mobilité de mes traits, une aptitude singulière à me grimer, ayant laissé quelques incertitudes sur mon âge, il ne sera pas superflu de déclarer ici que je vins au monde le 23 juillet 1775, dans une maison voisine de celle où, seize ans auparavant, était né Robespierre. C'était la nuit: la pluie tombait par torrents; le tonnerre grondait; une parente, qui cumulait les fonctions de sage-femme et de sybille, en conclut que ma carrière serait fort orageuse. Il y avait encore dans ce temps de bonnes gens qui croyaient aux présages: aujourd'hui qu'on est plus éclairé, combien d'hommes qui ne sont pas des commères, parieraient pour l'infaillibilité de Mademoiselle Lenormand!
Quoi qu'il en soit, il est à présumer que l'atmosphère ne se bouleversa pas tout exprès pour moi, et bien que le merveilleux soit parfois chose fort séduisante, je suis loin de penser que là haut on ait pris garde à ma naissance. J'étais pourvu d'une constitution des plus robustes, l'étoffe n'y avait pas été épargnée; aussi, dès que je parus, on m'eût pris pour un enfant de deux ans, et j'annonçais déjà ces formes athlétiques, cette structure colossale, qui depuis ont glacé d'effroi les coquins les plus intrépides et les plus vigoureux. La maison de mon père étant située sur la place d'armes, rendez-vous habituel de tous les polissons du quartier, j'exerçai de bonne heure mes facultés musculaires, en rossant régulièrement mes camarades, dont les parents ne manquaient pas de venir se plaindre aux miens. Chez nous, on n'entendait parler que d'oreilles arrachées, d'yeux pochés, de vêtements déchirés: à huit ans, j'étais la terreur des chiens, des chats et des enfants du voisinage; à treize, je maniais assez bien un fleuret pour n'être pas déplacé dans un assaut. Mon père s'apercevant que je hantais les militaires de la garnison, s'alarma de mes progrès, et m'intima l'ordre de me disposer à faire ma première communion: deux dévotes se chargèrent de me préparer à cet acte solennel. Dieu sait quel fruit j'ai tiré de leurs leçons! Je commençais, en même temps, à apprendre l'état de boulanger: c'était la profession de mon père, qui me destinait à lui succéder, bien que j'eusse un frère plus âgé que moi.
Mon emploi consistait principalement à porter du pain dans la ville. Je profitais de ces courses pour faire de fréquentes visites à la salle d'armes; mes parents ne l'ignoraient pas, mais les cuisinières faisaient de si pompeux éloges de ma complaisance et de mon exactitude, qu'ils fermèrent les yeux sur mainte escapade. Cette tolérance dura jusqu'à ce qu'ils eussent constaté un déficit dans le comptoir, dont ils ne retiraient jamais la clé. Mon frère, qui l'exploitait concurremment avec moi, fut pris en flagrant délit, et déporté chez un boulanger de Lille. Le lendemain de cette exécution, dont on ne m'avait pas confié le motif, je me disposais à explorer, comme de coutume, le bienheureux tiroir, lorsque je m'aperçus qu'il était soigneusement fermé. Le même jour, mon père me signifia que j'eusse à mettre plus de célérité dans mes tournées, et à rentrer à heure fixe. Ainsi il était évident que désormais je n'aurais plus ni argent ni liberté: je déplorai ce double malheur, et m'empressai d'en faire part à l'un de mes camarades, le nommé Poyant, qui était plus âgé que moi. Comme le comptoir était percé pour l'introduction des monnaies, il me conseilla d'abord de passer dans le trou une plume de corbeau enduite de glu; mais cet ingénieux procédé ne me procurait que des pièces légères, et il fallut en venir à l'emploi d'une fausse clé, qu'il me fit fabriquer par le fils d'un sergent de ville. Alors je puisai de nouveau dans la caisse, et nous consommâmes ensemble le produit de ces larcins dans une espèce de taverne où nous avions établi notre quartier-général. Là se réunissaient, attirés par le patron du lieu, bon nombre de mauvais sujets connus, et quelques malheureux jeunes gens qui, pour avoir le gousset garni, usaient du même expédient que moi. Bientôt je me liai avec tout ce qu'il y avait de libertins dans le pays, les Boudou, les Delcroix, les Hidou, les Franchison, les Basserie, qui m'initièrent à leurs déréglements. Telle était l'honorable société au sein de laquelle s'écoulèrent mes loisirs, jusqu'au moment où mon père m'ayant surpris un jour, comme il avait surpris mon frère, s'empara de ma clé, m'administra une correction, et prit des précautions telles qu'il ne fallut plus songer à m'attribuer un dividende dans la recette.
Il ne me restait plus que la ressource de prélever en nature la dîme sur les fournées. De temps à autre, j'escamotais quelques pains; mais comme, pour m'en défaire, j'étais obligé de les donner à vil prix, à peine, dans le produit de la vente, trouvais-je de quoi me régaler de tartes et d'hydromel. La nécessité rend actif: j'avais l'œil sur tout; tout m'était bon, le vin, le sucre, le café, les liqueurs. Ma mère n'avait pas encore vu ses provisions s'épuiser si vîte; peut-être n'eût-elle pas découvert de sitôt où elles passaient, lorsque deux poulets que j'avais résolu de confisquer à mon profit élevèrent la voix pour m'accuser. Enfoncés dans ma culotte, où mon tablier de mitron les dissimulait, ils chantèrent en montrant la crête, et ma mère, avertie ainsi de leur enlèvement, se présenta à point nommé pour l'empêcher. Il me revint alors quelques soufflets, et j'allai me coucher sans souper. Je ne dormis pas, et ce fut, je crois, le malin esprit qui me tint éveillé. Tout ce que je sais, c'est que je me levai avec le projet bien arrêté de faire main basse sur l'argenterie. Une seule chose m'inquiétait: sur chaque pièce le nom de Vidocq était gravé en toutes lettres. Poyant, à qui je m'ouvris à ce sujet, leva toutes les difficultés, et le jour même, à l'heure du dîner, je fis une rafle de dix couverts et d'autant de cuillers à café. Vingt minutes après, le tout était engagé, et dès le surlendemain, je n'avais plus une obole des cent cinquante francs que l'on m'avait prêtés.
Il y avait trois jours que je n'avais pas reparu chez mes parents, lorsqu'un soir je fus arrêté par deux sergents de ville, et conduit aux Baudets, maison de dépôt où l'on renfermait les fous, les prévenus et les mauvais sujets du pays. L'on m'y tint dix jours au cachot, sans vouloir me faire connaître les motifs de mon arrestation; enfin le geôlier m'apprit que j'avais été incarcéré à la demande de mon père. Cette nouvelle calma un peu mes inquiétudes: c'était une correction paternelle qui m'était infligée, je me doutais bien qu'on ne me tiendrait pas rigueur. Ma mère vint me voir le lendemain, j'en obtins mon pardon; quatre jours après j'étais libre, et je m'étais remis au travail avec l'intention bien prononcée de tenir désormais une conduite irréprochable. Vaine résolution!
Je revins promptement à mes anciennes habitudes, sauf la prodigalité, attendu que j'avais d'excellentes raisons pour ne plus faire le magnifique; mon père, que j'avais vu jusqu'alors assez insouciant, était d'une vigilance qui eût fait honneur au commandant d'une grand'garde. Était-il obligé de quitter le poste du comptoir, ma mère le relevait aussitôt: impossible à moi d'en approcher, quoique je fusse sans cesse aux aguets. Cette permanence me désespérait. Enfin, un de mes compagnons de taverne prit pitié de moi: c'était encore Poyant, fieffé vaurien, dont les habitants d'Arras peuvent se rappeler les hauts faits. Je lui confiai mes peines. «Eh quoi! me dit-il, tu es bien bête de rester à l'attache, et puis ça n'a-t-il pas bonne mine, un garçon de ton âge n'avoir pas le sou? va! si j'étais à ta place, je sais bien ce que je ferais.—Eh! que ferais-tu?—Tes parents sont riches, un millier d'écus de plus ou de moins ne leur fera pas de tort: de vieux avares, c'est pain béni, il faut faire une main-levée.—J'entends, il faut empoigner en gros ce qu'on ne peut pas avoir en détail.—Tu y es: après l'on décampe, ni vu ni connu.—Oui, mais la maréchaussée.—Tais-toi: est-ce que tu n'es pas leur fils? et puis ta mère t'aime bien trop.» Cette considération de l'amour de ma mère, joint au souvenir de son indulgence après mes dernières fredaines, fut toute-puissante sur mon esprit; j'adoptai aveuglément un projet qui souriait mon audace; il ne restait plus qu'à le mettre à exécution; l'occasion ne se fit pas attendre.
Un soir que ma mère était seule au logis, un affidé de Poyant vint l'avertir, jouant le bon apôtre, qu'engagé dans une orgie avec des filles, je battais tout le monde, que je voulais tout casser et briser dans la maison, et que si l'on me laissait faire, il y aurait au moins pour 100 fr. de dégât, qu'il faudrait ensuite payer.
En ce moment ma mère, assise dans son fauteuil, était à tricoter; son bas lui échappe des mains; elle se lève précipitamment et court tout effarée au lieu de la prétendue scène, qu'on avait eu le soin de lui indiquer à l'une des extrémités de la ville. Son absence ne devait pas durer long-temps: nous nous hâtâmes de la mettre à profit. Une clé que j'avais escamotée la veille nous servit à pénétrer dans la boutique. Le comptoir était fermé; je fus presque satisfait de rencontrer cet obstacle. Cette fois, je me rappelai l'amour que me portait ma mère, non plus pour me promettre l'impunité, mais pour éprouver un commencement de remords. J'allais me retirer, Poyant me retint, son éloquence infernale me fit rougir de ce qu'il appelait ma faiblesse, et lorsqu'il me présenta une pince dont il avait eu la précaution de se munir, je la saisis presque avec enthousiasme: la caisse fut forcée; elle contenait à peu près deux mille francs, que nous partageâmes, et une demi-heure après j'étais seul sur la route de Lille. Dans le trouble où m'avait jeté cette expédition, je marchai d'abord fort vite, de sorte qu'en arrivant à Lens, j'étais déjà excédé de fatigue; je m'arrêtai. Une voiture de retour vint à passer, j'y pris place, et en moins de trois heures j'arrivai dans la capitale de la Flandre française, d'où je partis immédiatement pour Dunkerque, pressé que j'étais de m'éloigner le plus possible, pour me dérober à la poursuite.
J'avais l'intention d'aller faire un tour dans le Nouveau-Monde. La fatalité déjoua ce projet: le port de Dunkerque était désert; je gagnai Calais, afin de m'embarquer sur-le-champ; mais on me demanda un prix qui excédait la somme que je possédais. On me fit espérer qu'à Ostende le transport serait meilleur marché, vu la concurrence; je m'y rendis, et n'y trouvai pas les capitaines plus traitables qu'à Calais. A force de désappointements, j'étais tombé dans cette disposition aventureuse où l'on se jette volontiers dans les bras du premier venu, et je ne sais trop pourquoi je m'attendais à rencontrer quelque bon enfant qui me prendrait gratis à son bord, ou du moins ferait un rabais considérable en faveur de ma bonne mine, et de l'intérêt qu'inspire toujours un jeune homme. Tandis que j'étais à me promener, préoccupé de cette idée, je fus accosté par un individu dont l'abord bienveillant me fit croire que ma chimère allait se réaliser. Les premières paroles qu'il m'adressa furent des questions: il avait compris que j'étais étranger; il m'apprit qu'il était courtier de navires, et quand je lui eus fait connaître le but de mon séjour à Ostende, il me fit des offres de service. «Votre physionomie me plaît, me dit-il; j'aime les figures ouvertes; il y a dans vos traits un air de franchise et de jovialité que j'estime: tenez, je veux vous le prouver, en vous faisant obtenir votre passage presque pour rien.» Je lui en témoignai ma reconnaissance. «Point de remercîment, mon ami; quand votre affaire sera faite, à la bonne heure; ce sera bientôt, j'espère; en attendant, vous devez vous ennuyer ici?» Je répondis qu'en effet je ne m'amusais pas beaucoup. «Si vous voulez venir avec moi à Blakemberg, nous y souperons ensemble chez de braves gens qui sont fous des Français. Le courtier me fit tant de politesse, il me conviait de si bonne grâce qu'il y aurait eu de la malhonnêteté à me faire prier; j'acceptai donc: il me conduisit dans une maison où des dames fort aimables nous accueillirent avec tout l'abandon de cette hospitalité antique, qui ne se bornait pas au festin. A minuit, probablement, je dis probablement, car nous ne comptions plus les heures, j'avais la tête lourde, mes jambes ne pouvaient plus me porter; il y avait autour de moi un mouvement de rotation générale, et les choses tournèrent de telle sorte, que, sans m'être aperçu que l'on m'eût déshabillé, il me sembla être en chemise sur le même édredon qu'une des nymphes blakembergeoises: peut-être était-ce vrai; tout ce que je sais, c'est que je m'endormis. A mon réveil, je sentis une vive impression de froid... Au lieu de vastes rideaux verts qui m'avaient apparu comme dans un songe, mes yeux appesantis entrevoyaient une forêt de mâts, et j'entendais ce cri de vigilance qui ne retentit que dans les ports de mer; je voulus me lever sur mon séant, ma main s'appuya sur un tas de cordages auxquels j'étais adossé. Rêvais-je maintenant, ou bien avais-je rêvé la veille? je me tâtai, je me secouai, et quand je fus debout, il me fut démontré que je ne rêvais pas, et, qui pis est, que je n'étais pas du petit nombre de ces êtres privilégiés à qui la fortune vient en dormant. J'étais à demi vêtu, et, à part deux écus de six livres, que je trouvai dans une des poches de ma culotte, il ne me restait pas une pièce de monnaie. Alors il me devint trop clair que, suivant le désir du courtier, mon affaire avait été bientôt faite. J'étais transporté de fureur; mais à qui m'en prendre: il ne m'aurait pas même été possible d'indiquer l'endroit où l'on m'avait dépouillé de la sorte; j'en pris mon parti, et je retournai à l'auberge, où quelques hardes que j'avais encore pouvaient combler le déficit de ma toilette. Je n'eus pas besoin de mettre mon hôte au fait de ma mésaventure. «Ah! ah! me dit-il, d'aussi loin qu'il put m'apercevoir, en voilà encore un. Savez-vous, jeune homme, que vous en êtes quitte à bon compte? vous revenez avec tous vos membres, c'est bien heureux quand on va dans des guêpiers pareils: vous savez à présent ce qu'est un musicos; il y avait au moins de belles syrènes! tous les flibustiers, voyez-vous, ne sont pas sur la mer, ni les requins dedans; je gage qu'il ne vous reste pas une plaquette.» Je tirai fièrement mes deux écus pour les montrer à l'aubergiste. «Ce sera, reprit-il, pour solder votre dépense.» Aussitôt il me présenta ma note; je le payai et pris congé de lui, sans cependant quitter la ville.
Décidément, mon voyage d'Amérique était remis aux calendes grecques, et le vieux continent était mon lot; j'allais être réduit à croupir sur les plus bas degrés d'une civilisation infime, et mon avenir m'inquiétait d'autant plus, que je n'avais aucune ressource pour le présent. Chez mon père, jamais le pain ne m'aurait manqué: aussi regrettais-je le toit paternel; le four, me disais-je, aurait toujours chauffé pour moi comme pour tous les autres. Après ces regrets, je repassai dans mon esprit toute cette foule de réflexions morales qu'on a cru fortifier en les ramenant à des formes superstitieuses: Une mauvaise action ne porte pas bonheur; le bien mal acquis ne profite pas. Pour la première fois je reconnaissais, d'après mon expérience, un fonds de vérité dans ces sentences prophétiques, qui sont des prédictions perpétuelles plus sûres que les admirables centuries de Michel Nostradamus. J'étais dans une veine de repentir, que ma situation rend très concevable. Je calculais les suites de ma fugue et des circonstances aggravantes, mais ces dispositions ne furent qu'éphémères; il était écrit que je ne serais pas lancé de sitôt dans une bonne voie. La marine était une carrière qui m'était ouverte, je me résolus d'y prendre du service; au risque de me rompre le cou trente fois par jour, à grimper pour onze francs par mois dans les haubans d'un navire. J'étais prêt à m'enrôler comme novice, lorsqu'un son de trompette attira tout à coup mon attention: ce n'était pas de la cavalerie, c'était paillasse et son maître, qui, devant une barraque tapissée des enseignes d'une ménagerie ambulante, appelaient un public qui ne siffle jamais à assister à leurs grossiers lazzis; j'arrivai pour voir commencer la parade, et tandis qu'un auditoire assez nombreux manifestait sa gaîté par de gros éclats de rire, il me vint le pressentiment que le maître de paillasse pourrait m'accorder quelqu'emploi. Paillasse me paraissait un bon garçon, je voulus m'en faire un protecteur, et comme je savais qu'une prévenance en vaut une autre, quand il descendit de ses tréteaux pour dire suivez le monde, pensant bien qu'il était altéré, je consacrai mon dernier escalin à lui offrir de prendre sa moitié d'une pinte de genièvre. Paillasse, sensible à cette politesse, me promit aussitôt de parler pour moi, et dès que notre pinte fut finie, il me présenta au directeur. Celui-ci était le célèbre Cotte-Comus; il s'intitulait le premier physicien de l'univers, et pour parcourir la province, il avait mis ses talents en commun avec le naturaliste Garnier, le savant précepteur du général Jacquot, que tout Paris a vu dans la cour des Fontaines avant et depuis la restauration. Ces messieurs s'étaient adjoint une troupe d'acrobates. Comus, dès que je parus devant lui, me demanda ce que je savais faire. Rien, lui répondis-je.—«En ce cas, me dit-il, on t'instruira; il y en a de plus bêtes, et puis, d'ailleurs, tu ne m'as pas l'air maladroit; nous verrons si tu as des dispositions pour la banque; alors je t'engagerai pour deux ans; les premiers six mois tu seras bien nourri, bien vêtu; au bout de ce temps tu auras un sixième de la manche (la quête), et l'année d'ensuite, si tu es intelligent, je te donnerai ta part comme aux autres; en attendant mon ami, je saurai t'occuper.»
Me voilà introduit, je vais partager le grabat de l'obligeant paillasse. Au point du jour, nous sommes éveillés par la voix majestueuse du patron, qui me conduit dans un espèce de bouge: «Toi, me dit-il, en me montrant des lampions et des girandoles de bois, voilà ta besogne, tu vas m'approprier tout ça, et le mettre en état comme il faut, entends-tu? après tu nettoieras les cages des animaux, et tu balaieras la salle.» J'allais faire un métier qui ne me plaisait guère: le suif me dégoûtait, et je n'étais pas trop à mon aise avec les singes, qui, effarouchés par un visage qu'ils ne connaissaient pas, faisaient des efforts incroyables pour m'arracher les yeux. Quoi qu'il en soit, je me conformai à la nécessité. Ma tâche remplie, je parus devant le directeur, qui me déclara que j'étais son affaire, en ajoutant que si je continuais à montrer du zèle, il ferait quelque chose de moi. Je m'étais levé matin, j'avais une faim dévorante, il était dix heures, je ne voyais pas qu'il fût question de déjeûner, et pourtant il était convenu qu'on me donnerait le logement et la table; je tombais de besoin, quand on m'apporta enfin un morceau de pain bis, si dur, que, ne pouvant l'achever, bien que j'eusse des dents excellentes et un rude appétit, j'en jetai la plus grande partie aux animaux. Le soir, il me fallut illuminer; et comme, faute d'habitude, je ne déployais pas dans ces fonctions toute la célérité convenable, le directeur, qui était brutal, m'administra une petite correction qui se renouvela le lendemain et jours suivants. Un mois ne s'était pas écoulé, que j'étais dans un état déplorable; mes habits tachés de graisse et déchirés par les singes, étaient en lambeaux; la vermine me dévorait; la diète forcée m'avait maigri au point qu'on ne m'aurait pas reconnu; c'est alors que se ranimèrent encore avec plus d'amertume les regrets de la maison paternelle, où l'on était bien nourri, bien couché, bien vêtu, et où l'on n'avait pas à faire des ménages de singe.
J'étais dans ces dispositions, lorsqu'un matin Comus vint me déclarer qu'après avoir bien réfléchi à ce qui me convenait, il s'était convaincu que je ferais un habile sauteur. Il me remit en conséquence dans les mains du sieur Balmate, dit le petit diable, qui eut ordre de me dresser. Mon maître faillit me casser les reins à la première souplesse qu'il voulut me faire faire; je prenais deux ou trois leçons par jour. En moins de trois semaines, j'étais parvenu à exécuter dans la perfection le saut de carpe, le saut de singe, le saut de poltron, le saut d'ivrogne, etc. Mon professeur, enchanté de mes progrès, prenait plaisir à les accélérer encore... cent fois je crus que, pour développer mes moyens, il allait me disloquer les membres. Enfin nous en vînmes aux difficultés de l'art, c'était toujours de plus fort en plus fort. Au premier essai du grand écart, je manquai de me pourfendre, au saut de la chaise, je me rompis le nez. Brisé, moulu, dégoûté d'une si périlleuse gymnastique, je pris le parti d'annoncer à M. Comus, que décidément je ne me souciais pas d'être sauteur. Ah! tu ne t'en soucies pas, me dit-il, et sans rien m'objecter il me repassa force coups de cravaches; dès ce moment Balmate ne s'occupa plus de moi, et je retournai à mes lampions.
M. Comus m'avait abandonné, ce devait bientôt être au tour de Garnier de s'occuper de me donner un état; un jour qu'il m'avait rossé plus que de coutume (car c'était un exercice dont il partageait le plaisir avec M. Comus), Garnier, me toisant de la tête aux pieds, et contemplant avec une satisfaction trop marquée le délabrement, de mon pourpoint, qui montrait les chairs: «Je suis content de toi, me dit-il, te voilà précisément au point où je te voulais; à présent, si tu es docile, il ne tiendra qu'à toi d'être heureux; à dater d'aujourd'hui, tu vas laisser croître tes ongles; tes cheveux sont déjà d'une bonne longueur, tu es presque nu, une décoction de feuilles de noyer fera le reste.» J'ignorais où Garnier allait en venir, lorsqu'il appela mon ami Paillasse, à qui il commanda de lui apporter la peau de tigre et la massue: Paillasse revint avec les objets demandés. «A présent, reprit Garnier, nous allons faire une répétition. Tu es un jeune sauvage de la mer du Sud, et, qui plus est, un antropophage; tu manges de la chair crue, la vue du sang te met en fureur, et quand tu as soif, tu t'introduis dans la bouche des cailloux que tu broies; tu ne pousses que des sons brusques et aigus, tu ouvres de grands yeux, tes mouvements sont saccadés, tu ne vas que par sauts et par bonds; enfin, prends exemple sur l'homme des bois qui est ici dans la cage nº 1.» Pendant cette instruction, une jatte pleine de petits cailloux parfaitement arrondis était à mes pieds, et tout près de là un coq qui s'ennuyait d'avoir les pattes liées; Garnier le prit et me le présenta en me disant: «Mords là dedans.» Je ne voulus pas mordre; il insista avec des menaces; je m'insurgeai et fis aussitôt la demande de mon congé; pour toute réponse, on m'administra une douzaine de soufflets; Garnier n'y allait pas de main morte. Irrité de ce traitement, je saisis un pieu, et j'aurais infailliblement assommé monsieur le naturaliste, si toute la troupe, étant venue fondre sur moi, ne m'eût jeté à la porte au milieu d'une grêle de coups de pieds et de coups de poings.
Depuis quelques jours, je m'étais rencontré dans le même cabaret avec un bateleur et sa femme, qui faisaient voir les marionnettes en plein vent. Nous avions fait connaissance, et j'étais certain de leur avoir inspiré de l'intérêt. Le mari me plaignait beaucoup d'être condamné, disait-il, au supplice des bêtes. Parfois il me comparait plaisamment à Daniel dans la fosse aux lions. On voit qu'il était érudit et fait pour quelque chose de mieux que pour le drame de polichinel; aussi devait-il, plus tard, exploiter une direction dramatique en province: peut-être l'exploite-t-il encore; je tairai son nom. Le futur directeur était très spirituel, madame ne s'en apercevait pas; mais il était fort laid, et elle le voyait bien; madame était en outre une de ces brunes piquantes, à longs cils, dont le cœur est inflammable au plus haut degré, dût-il ne s'y allumer qu'un feu de paille. J'étais jeune, madame l'était aussi; elle n'avait pas seize ans, monsieur en avait trente-cinq. Dès que je me vis sans place, j'allai trouver les deux époux; j'avais dans l'idée qu'ils me donneraient un conseil utile: ils me donnèrent à dîner, et me félicitèrent d'avoir osé m'affranchir du joug despotique de Garnier, qu'ils appelaient le cornac. «Puisque tu es devenu ton maître, me dit le mari, il faut venir avec nous, tu nous seconderas; au moins, quand nous serons trois il n'y aura plus d'entre-actes, tu me tendras les acteurs pendant qu'Élisa fera la manche; le public, tenu en haleine, ne filera pas, et la recette en sera plus abondante. Qu'en dis-tu, Élisa?» Élisa répondit à son mari qu'il ferait à cet égard tout ce qu'il voudrait, qu'au surplus elle était de son avis, et en même temps elle laissa tomber sur moi un regard qui me prouva qu'elle n'était pas fâchée de la proposition, et que nous nous entendrions à merveille. J'acceptai avec reconnaissance le nouvel emploi qui m'était offert, et, à la prochaine représentation, je fus installé à mon poste. La condition était infiniment meilleure qu'auprès de Garnier. Élisa, qui, malgré ma maigreur, avait découvert que je n'étais pas si mal bâti que mal habillé, me faisait en secret mille agaceries auxquelles je répondais, au bout de trois jours, elle m'avoua que j'étais sa passion, et je ne fus pas ingrat: nous étions heureux, nous ne nous quittions plus. Au logis, nous ne faisions que rire, jouer, plaisanter: le mari d'Élisa prenait tout cela pour des enfantillages. Pendant le travail, nous nous trouvions côte à côte sous une étroite cabane formée de quatre lambeaux de toile, décorée du titre pompeux de Théâtre des Variétés amusantes. Élisa était à la droite de son mari, et moi j'étais à la droite d'Élisa, que je remplaçais lorsqu'elle n'était plus là pour surveiller les entrées et les sorties. Un dimanche, le spectacle était en pleine activité, il y avait foule autour de l'échoppe, Polichinel avait battu tout le monde; notre bourgeois n'ayant plus que faire d'un de ses personnages (c'était le sergent du guet), veut qu'on le mette au rancard, et demande le commissaire; nous n'entendons pas: le commissaire! le commissaire! répète-t-il avec impatience, et à la troisième fois il se retourne et nous aperçoit l'un et l'autre dans une douce étreinte. Élisa, surprise, cherche une excuse, mais le mari, sans l'écouter, crie encore: le commissaire! et lui plonge dans l'œil le crochet qui sert à suspendre le sergent. Au même instant le sang coule, la représentation est interrompue, une bataille s'engage entre les deux époux, l'échoppe est renversée, et nous restons à découvert au milieu d'un cercle nombreux de spectateurs auxquels cette scène arrache une salve prolongée de rires et d'applaudissements.
Cette esclandre me mit de nouveau sur le pavé; je ne savais plus où donner de la tête. Si encore j'avais eu une mise décente, j'aurais pu obtenir du service dans quelque bonne maison; mais j'avais une mine si pitoyable que personne n'aurait voulu de moi. Dans ma position, je n'avais qu'un parti à prendre, c'était de revenir à Arras; mais comment vivre jusque-là? J'étais en proie à ces perplexités, lorsque passa près de moi un homme qu'à sa tournure je pris pour un marchand colporteur; j'engageai avec lui la conversation, et il m'apprit qu'il allait à Lille, qu'il débitait des poudres, des opiats, des élixirs, coupait les cors aux pieds, enlevait les durillons, et se permettait quelquefois d'arracher les dents. «C'est un bon métier, ajouta-t-il, mais je me fais vieux, et j'aurais besoin de quelqu'un pour porter la balle, c'est un luron comme vous qu'il me faudrait: bon pied, bon œil, si vous voulez, nous ferons route ensemble.—Je le veux bien», lui dis-je, et sans qu'il y eût entre nous de plus amples conventions, nous poursuivîmes notre chemin. Après huit heures de marche, la nuit s'avançait, et nous voyions à peine à nous conduire, quand nous fîmes halte devant une misérable auberge de village. «C'est ici, dit le médecin nomade, en frappant à la porte.—Qui est là? cria une voix rauque.—Le père Godard, avec son pître, répondit mon guide»; et la porte s'ouvrant aussitôt, nous nous trouvâmes au milieu d'une vingtaine de colporteurs, étameurs, saltimbanques, marchands de parapluies, bateleurs, etc., qui fêtèrent mon nouveau patron et lui firent mettre un couvert. Je croyais qu'on ne me ferait pas moins d'honneur qu'à lui, et déjà je me disposais à m'attabler, quand l'hôte, me frappant familièrement sur l'épaule, me demanda si je n'étais pas le pître du père Godard.—«Qu'appelez-vous le pître, m'écriai-je avec étonnement.—Le paillasse donc.» J'avoue, que malgré les souvenirs très récents de la ménagerie et du théâtre des Variétés amusantes, je me sentis humilié d'une qualification pareille; mais j'avais un appétit d'enfer, et comme je pensais que la conclusion de l'interrogatoire serait le souper, et qu'après tout, mes attributions près du père Godard n'avaient pas été bien définies, je consentis à passer pour son pître. Dès que j'eus répondu, l'hôte me conduisit effectivement dans une pièce voisine, espèce de grange, où une douzaine de confrères fumaient, buvaient et jouaient aux cartes. Il annonça qu'on allait me servir. Bientôt après, une grosse fille m'apporta une gamelle de bois sur laquelle je me jetai avec avidité. Une côte de brebis y nageait dans l'eau de vaisselle, avec des navets filandreux: j'eus fait disparaître le tout en un clin d'œil. Ce repas terminé, je m'étendis avec les autres pîtres sur quelques bottes de paille que nous partagions avec un chameau, deux ours démuselés et une meute de chiens savants. Le voisinage de tels camarades de lit n'était rien moins que rassurant; cependant il fallut s'en accommoder; tout ce qu'il en advint, c'est que je ne dormis pas: les autres ronflèrent comme des bienheureux.
J'étais défrayé par le père Godard; quelque mauvais que fussent les gîtes et l'ordinaire, comme chaque pas me rapprochait d'Arras, il m'importait de ne pas me séparer de lui. Enfin nous arrivâmes à Lille; nous y fîmes notre entrée un jour de marché. Le père Godard, pour ne pas perdre le temps, alla droit à la grande place, et m'ordonna de disposer sa table, sa cassette, ses fioles, ses paquets, puis il me proposa de faire la parade. J'avais bien déjeuné, la proposition me révolta: passe pour avoir porté le bagage comme un dromadaire depuis Ostende jusqu'à Lille, mais faire la parade! à dix lieues d'Arras! j'envoyai promener le père Godard, et pris aussitôt mon essor vers ma ville natale, dont je ne tardai pas à revoir le clocher. Parvenu aux pieds des remparts, avant la fermeture des portes, je tressaillis à l'idée de la réception qu'on allait me faire; un instant je fus tenté de battre en retraite, mais je n'en pouvais plus de fatigue et de faim; le repos et la réfection m'étaient indispensables: je ne balance plus, je cours au domicile paternel. Ma mère était seule dans la boutique; j'entre, je tombe à ses genoux, et en pleurant je demande mon pardon. La pauvre femme, qui me reconnaissait à peine, tant j'étais changé, fut attendrie: elle n'eut pas la force de me repousser, elle parut même avoir tout oublié, et me réintégra dans mon ancienne chambre, après avoir pourvu à tous mes besoins. Il fallait néanmoins que mon père fût prévenu de ce retour; elle ne se sentait pas le courage d'affronter les premiers éclats de sa colère: un ecclésiastique de ses amis, l'aumônier du régiment d'Anjou, en garnison à Arras, se chargea de porter des paroles de paix, et mon père, après avoir jeté feu et flammes, consentit à me recevoir en grâce. Je tremblais qu'il ne fût inexorable; quand j'appris qu'il s'était laissé fléchir, je sautai de joie; ce fut l'aumônier qui me donna cette nouvelle, en l'accompagnant d'une morale sans doute fort touchante, dont je ne retins pas un mot; seulement, je me souviens qu'il me cita la parabole de l'Enfant prodigue: c'était à peu près mon histoire.
Mes aventures avaient fait du bruit dans la ville, chacun voulait en entendre le récit de ma bouche; mais personne, à l'exception d'une actrice de la troupe qui résidait à Arras, ne s'y intéressait d'avantage que deux modistes de la rue des Trois Visages; je leur faisais de fréquentes visites. Toutefois, la comédienne eut bientôt le privilége exclusif de mes assiduités; il s'ensuivit une intrigue, dans laquelle, sous les traits d'une jeune fille, je renouvelai auprès d'elle quelques scènes du roman de Faublas. Un voyage impromptu à Lille avec ma conquête, son mari et une fort jolie femme de chambre, qui me faisait passer pour sa sœur, prouva à mon père que j'avais bien vite oublié les tribulations de ma première campagne. Mon absence ne fut pas de longue durée: trois semaines s'étaient à peine écoulées que, faute d'argent, la comédienne renonça à me traîner parmi ses bagages. Je revins tranquillement à Arras, et mon père fut confondu de l'aplomb avec lequel je lui demandai son consentement pour entrer au service. Ce qu'il avait de mieux à faire, c'était de l'accorder; il le comprit, et le lendemain j'avais sur le corps l'uniforme du régiment de Bourbon. Ma taille, ma bonne mine, mon adresse dans le maniement des armes, me valurent l'avantage d'être immédiatement placé dans une compagnie de chasseurs. Quelques vieux soldats s'en étant formalisés, j'en envoyai deux à l'hôpital, où j'allai bientôt les rejoindre, blessé par l'un de leurs camarades. Ce début me fit remarquer: on prenait un malin plaisir à me susciter des affaires, si bien qu'au bout de six mois, Sans Gêne, c'était le surnom que l'on m'avait donné, avait tué deux hommes et mis quinze fois l'épée à la main. Du reste, je jouissais de tout le bonheur que comporte la vie de garnison; mes gardes étaient toujours montées aux dépens de quelques bons marchands dont les filles se cotisaient pour me procurer des loisirs. Ma mère ajoutait à ces libéralités, mon père me faisait une haute-paie, et je trouvai encore le moyen de m'endetter; aussi je faisais réellement figure, et ne sentais presque pas le poids de la discipline. Une seule fois, je fus condamné à quinze jours de prison, parce que j'avais manqué à trois appels. Je subissais ma peine dans un cachot creusé sous un des bastions, lorsqu'un de mes amis et compatriotes y fut enfermé avec moi. Soldat dans le même régiment, il était accusé d'avoir commis plusieurs vols, et il en avait fait l'aveu. A peine fûmes-nous ensemble, qu'il me raconta le motif de sa détention. Nul doute, le régiment allait l'abandonner; cette idée, jointe à la crainte de déshonorer sa famille, le jetait dans le désespoir. Je le pris en pitié, et ne voyant aucun remède à une situation si déplorable, je lui conseillai de se dérober au supplice, ou par une évasion ou par un suicide; il consentit d'abord à tenter l'une avant d'essayer de l'autre; et, avec un jeune homme du dehors, qui venait me visiter, je me hâtai de tout disposer pour sa fuite. A minuit, deux barreaux de fer sont brisés; nous conduisons le prisonnier sur le rempart, et là je lui dis: «Allons! il faut sauter ou être pendu.» Il calcule la hauteur, il hésite, et finit par déclarer qu'il courra les chances du jugement plutôt que de se casser les jambes. Il se dispose à regagner son cachot; mais au moment où il s'y attend le moins, nous le précipitons; il pousse un cri, je lui recommande de se taire, et je rentre dans mon souterrain, où, sur ma paille, je goûtai le repos que procure la conscience d'une bonne action. Le lendemain on s'aperçut que mon compagnon avait disparu, on m'interrogea, et j'en fus quitte pour répondre que je n'avais rien vu. Plusieurs années après, j'ai rencontré ce malheureux, il me regardait comme son libérateur. Depuis sa chute il était boiteux, mais il était devenu honnête homme.
Je ne pouvais rester éternellement à Arras: la guerre venait d'être déclarée à l'Autriche, je partis avec le régiment, et bientôt après j'assistai à cette déroute de Marquain, qui se termina à Lille par le massacre du brave et infortuné général Dillon. Après cet événement, nous fûmes dirigés sur le camp de Maulde, et ensuite sur celui de la Lune, où, avec l'armée infernale, sous les ordres de Kellerman, je pris part à l'engagement du 20 octobre, contre les Prussiens. Le lendemain je passai caporal de grenadiers: il s'agissait d'arroser mes galons, et je m'en acquittais avec éclat à la cantine, lorsque, je ne sais plus à quel propos, j'eus une querelle avec le sergent-major de la compagnie d'où je sortais: une partie d'honneur que je proposai fut acceptée; mais une fois sur le terrain, mon adversaire prétendit que la différence de grade ne lui permettait pas de se mesurer avec moi; je voulus l'y contraindre en recourant aux voies de fait; il alla se plaindre, et le soir même on me mit à la garde du camp avec mon témoin. Deux jours après on nous avertit qu'il était question de nous traduire devant un conseil de guerre; il était urgent de déserter, c'est ce que nous fîmes. Mon camarade en veste, en bonnet de police, et dans l'attitude d'un soldat en punition, marchait devant moi, qui avais conservé mon bonnet à poil, mon sac et mon fusil, à l'extrémité duquel était en évidence un large paquet cacheté de cire rouge, et portant pour suscription: Au citoyen commandant de place à Vitry-le-Français: c'était là notre passeport; il nous fit arriver sans encombre à Vitry, où un Juif nous procura des habits bourgeois. A cette époque, les murs de chaque ville étaient couverts de placards, dans lesquels on conviait tous les Français à voler à la défense de la patrie. Dans de telles conjonctures, on enrôle les premiers venus: un maréchal-des-logis du 11e de chasseurs reçut notre engagement; on nous délivra des feuilles de route, et nous partîmes aussitôt pour Philippeville, où était le dépôt.
Mon compagnon et moi, nous avions fort peu d'argent; heureusement, une bonne aubaine nous attendait à Châlons. Dans la même auberge que nous, logeait un soldat de Beaujolais; il nous invita à boire: c'était un franc Picard, je lui parlai le patois du pays, et insensiblement le verre à la main, il s'établit entre nous une si grande confiance, qu'il nous montra un portefeuille rempli d'assignats qu'il prétendait avoir trouvé aux environs de Château-L'abbaye. «Camarades, nous dit-il, je ne sais pas lire, mais si vous voulez m'indiquer ce que ces papiers valent, je vous en donnerai votre part.» Le Picard ne pouvait pas mieux s'adresser: sous le rapport du volume, il eut le plus gros lot; mais il ne soupçonnait pas que nous nous étions adjugé les neuf dixièmes de la somme. Cette petite subvention ne nous fut pas inutile pendant le cours de notre voyage, qui s'acheva le plus gaîment du monde. Parvenus à notre destination, il nous resta de quoi graisser généreusement la marmite. En peu de temps nous fûmes assez forts sur l'équitation pour être dirigés sur les escadrons de guerre; nous y étions arrivés depuis deux jours, lorsqu'eut lieu la bataille de Jemmapes: ce n'était pas la première fois que je voyais le feu; je n'eus pas peur, et je crois même que ma conduite m'avait concilié la bienveillance de mes chefs, quand mon capitaine vint m'annoncer que, signalé comme déserteur, j'allais être inévitablement arrêté. Le danger était imminent; dès le soir même je sellai mon cheval pour passer aux Autrichiens; en quelques minutes j'eus atteint leurs avant-postes; je demandai du service, et l'on m'incorpora dans les cuirassiers de Kinski. Ce que je redoutais le plus, c'était d'être obligé de me sabrer le lendemain avec les Français; je me hâtai d'échapper à cette nécessité. Une feinte indisposition me valut d'être évacué sur Louvain, où, après quelques jours d'hôpital, j'offris aux officiers de la garnison de leur donner des leçons d'escrime. Ils furent enchantés de la proposition; aussitôt l'on me fournit des masques, des gants, des fleurets; et un assaut, dans lequel je pelotai deux ou trois prétendus maîtres allemands, suffit pour donner une haute opinion de mon habileté. Bientôt j'eus de nombreux élèves, et je fis une ample moisson de florins.
J'étais tout fier de mes succès, lorsqu'à la suite d'un démêlé un peu trop vif avec un brigadier de service, je fus condamné à recevoir vingt coups de schlag, qui, selon la coutume, me furent distribués à la parade. Cette exécution me transporta de fureur; je refusai de donner leçon; on m'ordonna de continuer en me laissant l'option entre l'enseignement et une correction nouvelle, je choisis l'enseignement; mais la schlag me restait sur le cœur, et je résolus de tout braver pour m'en affranchir. Informé qu'un lieutenant se rendait au corps d'armée du général Schroeder, je le suppliai de m'emmener comme domestique; il y consentit dans l'espoir que je ferais de lui un Saint-Georges; il s'était trompé: aux approches du Quesnois, je lui brûlai la politesse, et me dirigeai sur Landrecies, où je me présentai comme un Belge qui abandonnait les drapeaux de l'Autriche. On me proposa d'entrer dans la cavalerie: la crainte d'être reconnu et fusillé si jamais je me trouvais de brigade avec mon ancien régiment, me fit donner la préférence au 14e léger (anciens chasseurs des barrières). L'armée de Sambre-et-Meuse marchait alors sur Aix-la-Chapelle; la compagnie à laquelle j'appartenais reçoit l'ordre de suivre le mouvement. Nous partons: en entrant à Rocroi j'aperçois des chasseurs du 11e; je me croyais perdu, quand mon ancien capitaine, avec qui je ne pus éviter d'avoir une entrevue, se hâta de me rassurer. Ce brave homme, qui me portait de l'intérêt depuis qu'il m'avait vu tailler des croupières aux hussards de Saxe-Teschen, m'annonça qu'une amnistie me mettant désormais à l'abri de toute poursuite, il me verrait avec plaisir revenir sous ses ordres. Je lui témoignai que je n'en serais pas fâché non plus; il prit sur lui d'arranger l'affaire, et je ne tardai pas à être réintégré dans le 11e. Mes anciens camarades m'accueillirent avec plaisir, je ne fus pas moins satisfait de me retrouver avec eux, et rien ne manquait à mon bonheur, lorsque l'amour, qui y était aussi pour quelque chose, s'avisa de me jouer un de ses tours. On ne sera pas surpris qu'à dix-sept ans j'eusse captivé la gouvernante d'un vieux garçon. Manon était le nom de cette fille; elle avait au moins le double de mon âge; mais elle m'aimait beaucoup, et pour me le prouver, elle était capable des plus grands sacrifices, rien ne lui coûtait; j'étais à son gré le plus beau des chasseurs, parce que j'étais le sien, et elle voulait encore que j'en fusse le plus pimpant; déjà elle m'avait mis la montre au côté, et j'étais tout fier de me parer de quelques précieux bijoux, gages du sentiment que je lui inspirais, lorsque j'appris que, sur la dénonciation de son maître, Manon allait être traduite pour vol domestique. Manon confessait son crime, mais en même temps, pour être bien certaine qu'après sa condamnation, je ne passerais pas dans les bras d'une autre, elle me désignait comme son complice; elle alla même jusqu'à dire que je l'avais sollicitée: il y avait de la vraisemblance; je fus impliqué dans l'accusation, et j'aurais été assez embarrassé de me tirer de ce mauvais pas, si le hasard ne m'eût fait retrouver quelques lettres desquelles résultait la preuve de mon innocence. Manon confondue se rétracta. J'avais été enfermé dans la maison d'arrêt de Stenay, je fus élargi et renvoyé blanc comme neige. Mon capitaine, qui ne m'avait jamais cru coupable, fut très content de me revoir, mais les chasseurs ne me pardonnèrent pas d'avoir été soupçonné: en butte à des allusions et à des propos, je n'eus pas moins de dix duels en six jours. A la fin, blessé grièvement, je fus transporté à l'hôpital, où je restai plus d'un mois avant de me rétablir. A ma sortie, mes chefs, convaincus que les querelles ne manqueraient pas de se renouveler si je ne m'éloignais pour quelque temps, m'accordèrent un congé de six semaines: j'allai le passer à Arras, où je fus fort étonné de trouver mon père dans un emploi public; en sa qualité d'ancien boulanger, il venait d'être préposé à la surveillance des ateliers du munitionnaire; il devait s'opposer à l'enlèvement du pain; dans un moment de disette, de telles fonctions, bien qu'il les remplît gratis, étaient fort scabreuses, et sans doute elles l'eussent conduit à la guillotine, sans la protection du citoyen Souham[1], commandant du 2e bataillon de la Corrèze, dans lequel je fus mis provisoirement en subsistance.
Mon congé expiré, je rejoignis à Givet, d'où le régiment partit bientôt pour entrer dans le comté de Namur. On nous cantonna dans les villages des bords de la Meuse, et comme les Autrichiens étaient en vue, il n'y avait pas de jour où l'on n'échangeât quelques coups de carabine avec eux. A la suite d'un engagement plus sérieux, nous fûmes repoussés jusque sous le canon de Givet, et, dans la retraite, je reçus à la jambe un coup de feu qui me força d'entrer à l'hôpital, puis de rester au dépôt; j'y étais encore lorsque vint à passer la légion germanique, composée en grande partie de déserteurs, de maîtres d'armes, etc. Un des principaux chefs, qui était Artésien, me proposa d'entrer dans ce corps, en m'offrant le grade de maréchal-des-logis. «Une fois admis, me dit-il, je réponds de vous, vous serez à l'abri de toutes les poursuites.» La certitude de ne pas être recherché, jointe au souvenir des désagréments que m'avait attirés mon intimité avec mademoiselle Manon, me décida: j'acceptai, et le lendemain j'étais avec la légion sur la route de Flandres. Nul doute qu'en continuant de servir dans ce corps, où l'avancement était rapide, je ne fusse devenu officier; mais ma blessure se rouvrit, avec des accidents tellement graves, qu'il me fallut demander un nouveau congé; je l'obtins, et six jours après je me retrouvai encore une fois aux portes d'Arras.
CHAPITRE II.
Joseph Lebon.—L'orchestre de la guillotine et la lecture du bulletin.—Le perroquet aristocrate.—La citoyenne Lebon.—Allocution aux sans-culottes.—La marchande de pommes.—Nouvelles amours.—Je suis incarcéré.—Le concierge Beaupré.—La vérification du potage.—M. de Béthune.—J'obtiens ma liberté.—La sœur de mon libérateur.—Je suis fait officier.—Le Lutin de Saint-Sylvestre Capelle.—L'armée révolutionnaire.—La reprise d'une barque.—Ma fiancée.—Un travestissement.—La fausse grossesse.—Je me marie.—Je suis content sans être battu.—Encore un séjour aux Baudets.—Ma délivrance.
En entrant dans la ville, je fus frappé de l'air de consternation empreint sur tous les visages; quelques personnes que je questionnai me regardèrent avec méfiance, et je les vis s'éloigner sans me répondre. Que se passait-il donc d'extraordinaire? A travers la foule qui s'agitait dans les rues sombres et tortueuses, j'arrivai bientôt sur la place du Marché aux Poissons. Là, le premier objet qui frappa mes regards fut la guillotine élevant ses madriers rouges au-dessus d'une multitude silencieuse; un vieillard, que l'on achevait de lier à la fatale planche, était la victime...; tout-à-coup j'entends le bruit des fanfares. Sur une estrade qui dominait l'orchestre, était assis un homme jeune encore, vêtu d'une carmagnole à raies noires et bleues; ce personnage, dont la pose annonçait des habitudes plus monacales que militaires, s'appuyait nonchalamment sur un sabre de cavalerie, dont l'énorme garde représentait un bonnet de liberté; une rangée de pistolets garnissait sa ceinture, et son chapeau, relevé à l'espagnole, était surmonté d'un panache tricolore: je reconnus Joseph Lebon. Dans ce moment, cette figure ignoble s'anima d'un sourire affreux; il cessa de battre la mesure avec son pied gauche, les fanfares s'interrompirent: il fit un signe, et le vieillard fut placé sous le couteau. Une espèce de greffier demi ivre parut alors à côté du vengeur du peuple, et lut d'une voix rauque un bulletin de l'armée de Rhin-et-Moselle. A chaque paragraphe, l'orchestre reprenait un accord, et, la lecture terminée, la tête du malheureux tomba au cri de vive la République! répété par quelques-uns des acolytes du féroce Lebon. Je ne saurais rendre l'impression que fit sur moi cette scène horrible; j'arrivai chez mon père, presque aussi défait que celui dont j'avais vu si cruellement prolonger l'agonie: là, je sus que c'était un M. de Mongon, ancien commandant de la citadelle, condamné comme aristocrate. Peu de jours auparavant, on avait exécuté sur la même place M. de Vieux-Pont, dont tout le crime était de posséder un perroquet dans le jargon duquel on avait cru reconnaître le cri de vive le roi. Le nouveau Vert-Vert avait failli partager le sort de son maître, et l'on racontait qu'il n'avait obtenu sa grâce qu'à la sollicitation de la citoyenne Lebon, qui avait pris l'engagement de le convertir. La citoyenne Lebon était une ci-devant religieuse de l'abbaye du Vivier. Sous ce rapport, comme sous beaucoup d'autres, elle était la digne épouse de l'ex-curé de Neuville: aussi exerçait-elle une grande influence sur les membres de la commission d'Arras, où siégeaient, soit comme juges, soit comme jurés, son beau-frère et trois de ses oncles. L'ex-béguine n'était pas moins avide d'or que de sang. Un soir, en plein spectacle, elle osa faire cette allocution au parterre: «Ah ça! sans-culottes, on dirait que ce n'est pas pour vous que l'on guillotine! que diable il faut dénoncer les ennemis de la patrie!... connaissez-vous quelque noble, quelque riche, quelque marchand aristocrate? dénoncez-le, et vous aurez ses écus.» La scélératesse de ce monstre ne pouvait être égalée que par celle de son mari, qui s'abandonnait à tous les excès. Souvent, à la suite d'orgies, on le voyait courir la ville, tenant des propos obscènes aux jeunes personnes, brandissant un sabre au-dessus de sa tête, et tirant des coups de pistolet aux oreilles des femmes et des enfants.
Une ancienne marchande de pommes, coiffée d'un bonnet rouge, les manches retroussées jusqu'à l'épaule, et tenant à la main un long bâton de coudrier, l'accompagnait ordinairement dans ses promenades, et il n'était pas rare de le rencontrer bras dessus bras dessous avec elle. Cette femme, surnommée la Mère Duchesne, par allusion au fameux Père Duchesne, figura la déesse de la Liberté, dans plus d'une solennité démocratique. Elle assistait régulièrement aux séances de la Commission, dont elle préparait les arrêts par ses apostrophes et ses dénonciations. Elle fit ainsi guillotiner tous les habitants d'une rue, qui demeura déserte.
Je me suis souvent demandé comment il se peut qu'au milieu de circonstances aussi déplorables, le goût des amusements et des plaisirs ne perde rien de son intensité. Le fait est qu'Arras continuait de m'offrir les mêmes distractions qu'auparavant; les demoiselles y étaient tout aussi faciles, et il fut aisé de m'en convaincre, puisqu'en peu de jours, je m'élevai graduellement dans mes amours de la jeune et jolie Constance, unique progéniture du caporal Latulipe, cantinier de la citadelle, aux quatre filles d'un notaire qui avait son étude au coin de la rue des Capucins. Heureux si je m'en fusse tenu là, mais je m'avisai d'adresser mes hommages à une beauté de la rue de Justice, et il m'arriva de rencontrer un rival sur mon chemin. Celui-ci, ancien musicien de régiment, était un de ces hommes qui, sans se vanter de succès qu'ils n'ont pas obtenus, donnent cependant à entendre qu'on ne leur a rien refusé. Je lui reprochai une jactance de ce genre, il se fâcha, je le provoquai, il souffla dans la manche, et déjà j'avais oublié mes griefs, lorsqu'il me revint qu'il tenait sur mon compte des propos faits pour m'offenser. J'allai aussitôt lui en demander raison; mais ce fut inutilement, et il ne consentit à venir sur le terrain, qu'après avoir reçu de moi, en présence de témoins, la dernière des humiliations. Le rendez-vous fut donné pour la matinée du lendemain. Je fus exact; mais à peine arrivé, je me vis entouré par une troupe de gendarmes et d'agents de la municipalité, qui me sommèrent de leur rendre mon sabre et de les suivre. J'obéis, et bientôt se fermèrent sur moi les portes des Baudets, dont la destination était changée depuis que les terroristes avaient mis la population d'Arras en coupe réglée. Le concierge Beaupré, la tête couverte d'un bonnet rouge, et suivi de deux énormes chiens noirs qui ne le quittaient pas, me conduisit dans un vaste galetas, où il tenait sous sa garde l'élite des habitants de la contrée. Là, privés de toute communication avec le dehors, à peine leur était-il permis d'en recevoir des aliments, et encore ne leur parvenaient-ils que retournés en tous sens par Beaupré, qui poussait la précaution jusqu'à plonger ses mains horriblement sales dans le potage, afin de s'assurer s'il ne s'y trouvait pas quelque arme ou quelque clé. Murmurait-t-on, il répondait à celui qui se plaignait: «Te voilà bien difficile, pour le temps que tu as à vivre... Qui sait si tu n'es pas pour la fournée de demain? Attends donc! comment te nommes-tu?—Un tel.—Ma foi oui, c'est pour demain!» Et les prédictions de Beaupré manquaient d'autant moins à se réaliser, que lui-même désignait les individus à Joseph Lebon, qui, après son dîner, le consultait en lui disant: «Qui laverons-nous demain?»
Parmi les gentilshommes enfermés avec nous, se trouvait le comte de Béthune. Un matin, on vint le chercher pour le conduire au tribunal. Avant de l'amener dans le préau, Beaupré lui dit brusquement: «Citoyen Béthune, puisque tu vas là-bas, ce que tu laisses ici sera pour moi, n'est-ce pas?—Volontiers, Monsieur Beaupré» répondit avec tranquillité ce vieillard.—«Il n'y a plus de monsieur», reprit en ricanant le misérable geôlier; «Nous sommes tous citoyens;» et de la porte il lui criait encore: «Adieu, citoyen Béthune!» M. de Béthune fut cependant acquitté. On le ramena à la prison comme suspect. Son retour nous remplit de joie; nous le croyions sauvé, mais sur le soir on l'appela de nouveau. Joseph Lebon, en l'absence de qui la sentence d'absolution avait été rendue, arrivait de la campagne; furieux de ce qu'on lui dérobait le sang d'un aussi brave homme, il avait ordonné aux membres de la commission de se réunir immédiatement, et M. de Béthune, condamné séance tenante, fut exécuté aux flambeaux.
Cet événement, que Beaupré nous annonça avec une joie féroce, me donna des inquiétudes assez sérieuses. Tous les jours on envoyait à la mort des hommes qui ne connaissaient pas plus que moi le motif de leur arrestation, et dont la fortune ou la position sociale ne les désignaient pas davantage aux passions politiques; d'un autre côté, je savais que Beaupré, très scrupuleux sur le nombre, se souciait peu de la qualité, et que souvent, n'apercevant pas de suite les individus qui lui étaient désignés, pour que le service ne souffrît aucun retard, il envoyait les premiers venus. D'un instant à l'autre je pouvais donc me trouver sous la main de Beaupré, et l'on conçoit que cette expectative n'avait rien de bien rassurant.
Il y avait déjà seize jours que j'étais détenu, quand on nous annonça la visite de Joseph Lebon; sa femme l'accompagnait, et il traînait à sa suite les principaux terroristes du pays, parmi lesquels je reconnus l'ancien perruquier de mon père, et un cureur de puits nommé Delmotte, dit Lantillette. Je les priai de dire un mot en ma faveur au représentant; ils me le promirent, et j'augurai d'autant mieux de la démarche, qu'ils étaient tous deux fort en crédit. Cependant Joseph Lebon parcourait les salles, interrogeant les détenus d'un air farouche, et affectant de leur adresser d'effrayantes interpellations. Arrivé à moi, il me regarda fixement, et me dit d'un ton moitié dur, moitié goguenard: «Ah! ah! c'est toi, François!... tu t'avises donc d'être aristocrate; tu dis du mal des sans-culottes.... tu regrettes ton ancien régiment de Bourbon.... prends-y garde, car je pourrais bien t'envoyer commander à cuire (guillotiner). Au surplus, envoie-moi ta mère?» Je lui fis observer qu'étant au secret, je ne pouvais la voir. Beaupré, dit-il alors au geôlier, «tu feras entrer la mère Vidocq,» et il sortit me laissant plein d'espoir, car il m'avait évidemment traité avec une aménité toute particulière. Deux heures après, je vis venir ma mère; elle m'apprit ce que j'ignorais encore, que mon dénonciateur était le musicien que j'avais appelé en duel. La dénonciation était entre les mains d'un jacobin forcené, le terroriste Chevalier, qui, par amitié pour mon rival, m'aurait certainement fait un mauvais parti, si sa sœur, sur les instances de ma mère, n'eût obtenu de lui qu'il sollicitât mon élargissement.
Sorti de prison, je fus conduit en grande pompe à la société patriotique, où l'on me fit jurer fidélité à la république, haine aux tyrans. Je jurai tout ce qu'on voulut: de quels sacrifices n'est-on pas capable pour conserver sa liberté!
Ces formalités remplies, je fus replacé au dépôt, où mes camarades témoignèrent une grande joie de me revoir. D'après ce qui s'était passé, c'eût été manquer à la reconnaissance, de ne pas regarder Chevalier comme mon libérateur; j'allai le remercier, et j'exprimai à sa sœur combien j'étais touché de l'intérêt qu'elle avait bien voulu prendre à un pauvre prisonnier. Cette femme, qui était la plus passionnée des brunes, mais dont les grands yeux noirs ne compensaient pas la laideur, crut que j'étais amoureux parce que j'étais poli; elle prit au pied de la lettre quelques compliments que je lui fis, et dès la première entrevue elle se méprit sur mes sentiments, au point de jeter sur moi son dévolu. Il fut question de nous unir; on sonda à cet égard mes parents, qui répondirent qu'à dix-huit ans on était bien jeune pour le mariage, et l'affaire traîna en longueur. Sur ces entrefaites, on organisa à Arras les bataillons de la réquisition: connu pour un excellent instructeur, je fus appelé à concourir avec sept autres sous-officiers à instruire le 2e bataillon du Pas-de-Calais; de ce nombre était un caporal de grenadiers du régiment de Languedoc, nommé César, aujourd'hui garde champêtre à Colombe ou à Puteaux, près Paris; il fut nommé adjudant-major. Pour moi, je fus promu au grade de sous-lieutenant en arrivant à Saint-Silvestre-Capelle, près Bailleul, où l'on nous cantonna. César avait été maître-d'armes dans son régiment; on se rappelle mes prouesses avec les prévôts des cuirassiers de Kinski. Nous décidâmes qu'outre la théorie, nous enseignerions l'escrime aux officiers du bataillon, qui furent enchantés de l'arrangement. Nos leçons nous produisaient quelque argent, mais cet argent était loin de suffire aux besoins, ou, si l'on aime mieux, aux fantaisies de praticiens de notre force. C'était surtout la partie des vivres qui nous faisait faute. Ce qui doublait nos regrets et notre appétit, c'est que le maire, chez qui nous étions logés, mon collègue de salle et moi, tenait une table excellente. Nous avions beau chercher les moyens de nous faufiler dans la maison, une vieille servante-maîtresse Sixca se jetait toujours à travers nos prévenances, et déjouait nos plans gastronomiques: nous étions désespérés et affamés.
Enfin César trouva le secret de rompre le charme qui nous éloignait invinciblement de l'ordinaire de l'officier municipal: à son instigation, le tambour-major vint un matin faire battre la diane sous les fenêtres de la mairie; on juge du vacarme. On présume bien que la vieille Mégère ne manqua pas d'invoquer notre intervention pour faire cesser ce tintamarre. César lui promit d'un air doucereux de faire tout son possible pour qu'un pareil bruit ne se renouvelât pas; puis il courut recommander au tambour-major de reprendre de plus belle, et le lendemain, c'était un vacarme à réveiller les morts d'un cimetière voisin; enfin, pour ne pas faire les choses à demi, il envoya le tambour-maître exercer ses élèves sur les derrières de la maison: un élève de l'abbé Sicard n'y eût pas tenu. La vieille se rendit; elle nous invita assez gracieusement, le perfide César et moi, mais cela ne suffisait pas. Les tambours continuaient leur concert, qui ne finit que lorsque leur respectable chef eut été admis comme nous au banquet municipal. Dès lors on n'entendit plus de tambours à Saint-Silvestre-Capelle, que lorsqu'il y passait des détachements, et tout le monde vécut en paix, excepté moi, que la vieille commençait à menacer de ses redoutables faveurs. Cette passion malheureuse amena une scène que l'on doit se rappeler encore dans le pays, où elle fit beaucoup de bruit.
C'était la fête du village: on chante, on danse, on boit surtout, et pour ma part, je me conditionne si proprement, qu'on est obligé de me porter dans mon lit. Le lendemain je m'éveille avant le jour. Comme à la suite de toutes les orgies, j'avais la tête lourde, la bouche pâteuse et l'estomac irrité. Je veux boire, et tout en me levant sur mon séant, je sens une main froide comme la corde d'un puits se porter à mon cou: la tête encore affaiblie par les excès de la veille, je jette un cri de Diable. Le maire, qui couchait dans une chambre voisine, accourt avec son frère et un vieux domestique, tous deux armés de bâtons. César n'était pas rentré; déjà la réflexion m'avait démontré que le visiteur nocturne ne pouvait être autre que Sixca: feignant toutefois d'être effrayé, je dis à l'assistance que quelque farfadet s'était placé à mes côtés, et venait de se glisser au fond du lit. On applique alors au fantôme quelques coups de bâton, et Sixca, voyant qu'il y allait pour elle d'être assommée, s'écrie: «Eh! Messieurs, ne frappez pas, c'est moi, c'est Sixca.... en rêvant je suis venue me coucher à côté de l'officier.» En même temps, elle montra sa tête, et elle fit bien, car, quoiqu'ils eussent reconnu sa voix, les superstitieux Flamands allaient recommencer la bastonnade. Comme je viens de le dire, cette aventure, qui rend presque vraisemblables certaines scènes de Mon Oncle Thomas et des Barons de Felsheim, fit du bruit dans le cantonnement; elle se répandit même jusqu'à Cassel, et m'y valut plusieurs bonnes fortunes; j'eus entre autres une fort belle limonadière, à laquelle je n'accorderais pas cette mention, si, la première, elle ne m'eût appris qu'au comptoir de certains cafés, un joli garçon peut recevoir la monnaie d'une pièce qu'il n'a pas donnée.
Nous étions cantonnés depuis trois mois, lorsque la division reçut l'ordre de se porter sur Stinward. Les Autrichiens avaient fait une démonstration pour se porter sur Poperingue, et le deuxième bataillon du Pas-de-Calais fut placé en première ligne. La nuit qui suivit notre arrivée, l'ennemi surprit nos avant-postes, et pénétra dans le village de la Belle, que nous occupions; nous nous formâmes précipitamment en bataille. Dans cette manœuvre de nuit, nos jeunes réquisitionnaires déployèrent cette intelligence et cette activité qu'on chercherait vainement ailleurs que chez les Français. Vers six heures du matin, un escadron des hussards de Wurmser déboucha par la gauche, et nous chargea en tirailleurs, sans pouvoir nous entamer. Une colonne d'infanterie, qui les suivait, nous aborda en même temps à la baïonette; et mais ce ne fut qu'après un engagement des plus vifs, que l'infériorité du nombre nous força de nous replier sur Stinward, où se trouvait le quartier-général.
En y arrivant, je reçus les félicitations du général Vandamme et un billet d'hôpital pour Saint-Omer; car j'avais été atteint de deux coups de sabre en me débattant contre un hussard autrichien, qui se tuait de me crier: Ergib dich! Ergib dich!... (Rends-toi! Rends-toi!..).
Mes blessures n'étaient pas toutefois bien graves, puisqu'au bout de deux mois je fus en état de rejoindre le bataillon, qui se trouvait à Hazebrouck. C'est là que je vis cet étrange corps qu'on nommait l'armée révolutionnaire.
Les hommes à piques et à bonnet rouge qui la composaient promenaient partout avec eux la guillotine. La Convention n'avait pas, disait-on, trouvé de meilleur moyen de s'assurer de la fidélité des officiers des quatorze armées qu'elle avait sur pied, que de mettre sous leurs yeux l'instrument du supplice qu'elle réservait aux traîtres; tout ce que je puis dire, c'est que cet appareil lugubre faisait mourir de peur la population des contrées qu'il parcourait; il ne flattait pas davantage les militaires, et nous avions de fréquentes querelles avec les Sans-culottes, qu'on appelait les Gardes du Corps de la guillotine. Je souffletai pour ma part un de leurs chefs, qui s'avisait de trouver mauvais que j'eusse des épaulettes en or, quand le règlement prescrivait de n'en porter qu'en laine. Cette belle équipée m'eût joué certainement un mauvais tour, et j'aurais payé cher mon infraction à la loi somptuaire, si l'on ne m'eût donné le moyen de gagner Cassel; j'y fus rejoint par le corps, qu'on licencia alors comme tous les bataillons de la réquisition; les officiers redevinrent simples soldats, et ce fut en cette qualité que je fus dirigé sur le 28e bataillon de volontaires, qui faisait partie de l'armée destinée à chasser les Autrichiens de Valenciennes et de Condé.
Le bataillon était cantonné à Fresnes. Dans une ferme où j'étais logé, arriva un jour la famille entière d'un patron de barque, composée du mari, de la femme et de deux enfants, dont une fille de dix-huit ans, qu'on eût remarquée partout. Les Autrichiens leur avaient enlevé un bateau chargé d'avoine, qui composait toute leur fortune, et ces pauvres gens, réduits aux vêtements qui les couvraient, n'avaient eu d'autre ressource que de venir se réfugier chez mon hôte, leur parent. Cette circonstance, leur fâcheuse position, et peut-être aussi la beauté de la jeune fille, qu'on nommait Delphine, me touchèrent.
En allant à la découverte, j'avais vu le bateau, que l'ennemi ne déchargeait qu'au fur et à mesure des distributions. Je proposai à douze de mes camarades d'enlever aux Autrichiens leur capture, ils acceptèrent; le colonel donna son consentement, et, par une nuit pluvieuse, nous nous approchâmes du bateau sans être aperçus du factionnaire, qu'on envoya tenir compagnie aux poissons de l'Escaut, muni de cinq coups de baïonnette. La femme du patron, qui avait absolument voulu nous suivre, courut aussitôt à un sac de florins qu'elle avait caché dans l'avoine, et me pria de m'en charger. On détacha ensuite le bateau, pour le laisser dériver jusqu'à un endroit où nous avions un poste retranché: mais, au moment où il prenait le fil de l'eau, nous fûmes surpris par le werdaw d'un factionnaire que nous n'avions pas aperçu au milieu des roseaux où il était embusqué. Au bruit du coup de fusil, dont il accompagna une seconde interpellation, le poste voisin prit les armes: en un instant, la rive se couvrit de soldats qui firent pleuvoir une grêle de balles sur le bateau; il fallut bien alors l'abandonner. Nous nous jetâmes mes camarades et moi dans une espèce de chaloupe qui nous avait amenés à bord; la femme prit le même parti. Mais le patron, oublié dans le tumulte, ou retenu par un reste d'espoir, tomba au pouvoir des Autrichiens, qui ne lui épargnèrent ni les gourmades, ni les coups de crosse. Cette tentative nous avait d'ailleurs coûté trois hommes, et j'avais eu moi-même deux doigts cassés d'un coup de feu. Delphine me prodigua les soins les plus empressés. Sa mère étant partie sur ces entrefaites pour Gand, où elle savait que son mari avait été envoyé comme prisonnier de guerre, nous nous rendîmes de notre côté à Lille: j'y passai ma convalescence. Comme Delphine avait une partie de l'argent retrouvé dans l'avoine, nous menions assez joyeuse vie. Il fut question de nous marier, et l'affaire était si bien engagée, que je me mis en route un matin pour Arras, d'où je devais rapporter les pièces nécessaires et le consentement de mes parents. Delphine avait obtenu déjà celui des siens, qui se trouvaient toujours à Gand. A une lieue de Lille, je m'aperçois que j'ai oublié mon billet d'hôpital, qu'il m'était indispensable de produire à la municipalité d'Arras; je reviens sur mes pas. Arrivé à l'hôtel, je monte à la chambre que nous occupions, je frappe, personne ne répond; il était cependant impossible que Delphine fût sortie d'aussi grand matin, il était à peine six heures; je frappe encore; Delphine vient enfin ouvrir, étendant ses bras et se frottant les yeux comme quelqu'un qui s'éveille en sursaut. Pour l'éprouver, je lui propose de m'accompagner à Arras afin que je puisse la présenter à mes parents; elle accepte d'un air tranquille. Mes soupçons commencent à se dissiper; quelque chose me disait cependant qu'elle me trompait. Je m'aperçois enfin qu'elle jetait souvent les yeux vers certain cabinet de garde-robe: je feins de vouloir l'ouvrir, ma chaste fiancée s'y oppose en me donnant un de ces prétextes que les femmes ont toujours à leur disposition; mais j'insiste, et je finis par ouvrir le cabinet, où je trouve caché sous un tas de linge sale un médecin qui m'avait donné des soins pendant ma convalescence. Il était vieux, laid et malpropre: le premier sentiment fut à l'humiliation d'avoir un pareil rival; peut-être eussé-je été plus furieux de trouver un beau fils: je laisse le cas à la décision des nombreux amateurs qui se sont trouvés à pareille fête; pour moi je voulais commencer par assommer mon Esculape à bonnes fortunes, mais ce qui m'arrivait assez rarement, la réflexion me retint. Nous étions dans une place de guerre, on pouvait me chicaner sur mon permis de séjour, me faire quelque mauvais parti; Delphine, après tout, n'était pas ma femme, je n'avais sur elle aucun droit; je pris toutefois celui de la mettre à la porte à grands coups de pied dans le derrière, après quoi je lui jetai par la fenêtre ses nippes et quelque monnaie pour se rendre à Gand. Je m'allouai ainsi le reste de l'argent, que je croyais avoir légitimement acquis, puisque j'avais dirigé la superbe expédition qui l'avait repris sur les Autrichiens. J'oubliais de dire que je laissai le docteur effectuer paisiblement sa retraite.
Débarrassé de ma perfide, je continuai à rester à Lille, bien que le temps de ma permission fût expiré; mais on se cache presque aussi facilement dans cette ville qu'à Paris, et mon séjour n'eût pas été troublé sans une aventure galante dont j'épargnerai les détails au lecteur; il lui suffira de savoir, qu'arrêté sous des habits de femme, au moment où je fuyais la colère d'un mari jaloux, je fus conduit à la place, où je refusai d'abord obstinément de m'expliquer; en parlant, je devais, en effet, ou perdre la personne qui avait des bontés pour moi, ou me faire connaître comme déserteur. Quelques heures de prison me firent cependant changer de résolution: un officier supérieur que j'avais fait appeler pour recevoir ma déclaration, et auquel j'expliquai franchement ma position, parut y prendre quelque intérêt: le général commandant la division voulut entendre de ma propre bouche ce récit, qui faillit vingt fois le faire pouffer de rire; il donna ensuite l'ordre de me mettre en liberté, et me fit délivrer une feuille de route pour rejoindre le 28e bataillon dans le Brabant; mais, au lieu de suivre cette destination, je tirai vers Arras, bien décidé que j'étais à ne rentrer au service qu'à la dernière extrémité.
Ma première visite fut pour le patriote Chevalier; son influence sur Joseph Lebon me faisait espérer d'obtenir, par son entremise, une prolongation de congé; on me l'accorda effectivement, et je me trouvai de nouveau introduit dans la famille de mon protecteur. Sa sœur, dont on connaît déjà les bonnes intentions à mon égard, redoubla ses agaceries; d'un autre côté, l'habitude de la voir me familiarisait insensiblement avec sa laideur; bref, les choses en vinrent au point que je ne dus pas être étonné de l'entendre me déclarer un jour qu'elle était enceinte; elle ne parlait pas de mariage, elle n'en prononçait même pas le mot; mais je ne voyais que trop qu'il en fallait venir là, sous peine de m'exposer à la vengeance du frère, qui n'eût pas manqué de me dénoncer comme suspect, comme aristocrate, et surtout comme déserteur. Mes parents, frappés de toutes ces considérations, et concevant l'espoir de me conserver près d'eux, donnèrent leur consentement au mariage, que la famille Chevalier pressait très vivement; il se conclut enfin, et je me trouvai marié à dix-huit ans. Je me croyais même presque père de famille, mais quelques jours s'étaient à peine écoulés, que ma femme m'avoua que sa grossesse simulée n'avait eu pour but que de m'amener au conjungo. On conçoit toute la satisfaction que dut me causer une pareille confidence; les mêmes motifs qui m'avaient décidé à contracter me forçaient cependant à me taire, et je pris mon parti tout en enrageant. Notre union commençait d'ailleurs sous d'assez fâcheux auspices. Une boutique de mercerie, que ma femme avait levée, tournait fort mal; j'en crus voir la cause dans les fréquentes absences de ma femme, qui était toute la journée chez son frère; je fis des observations, et pour y répondre, on me fit donner l'ordre de rejoindre à Tournai. J'aurais pu me plaindre de ce mode expéditif de se débarrasser d'un mari incommode, mais j'étais de mon côté tellement fatigué du joug de Chevalier, que je repris avec une espèce de joie l'uniforme que j'avais eu tant de plaisir à quitter.
A Tournai, un ancien officier du régiment de Bourbon, alors adjudant-général, m'attacha à ses bureaux comme chargé de détails d'administration, et particulièrement en ce qui concernait l'habillement. Bientôt les affaires de la division nécessitent l'envoi d'un homme de confiance à Arras; je pars en poste, et j'arrive dans cette ville à onze heures du soir. Comme chargé d'ordres, je me fais ouvrir les portes, et par un mouvement que je ne saurais trop expliquer, je cours chez ma femme; je frappe long-temps sans que personne vienne répondre; un voisin m'ouvre enfin la porte de l'allée, et je monte rapidement à la chambre de ma femme; en approchant, j'entends le bruit d'un sabre qui tombe, puis on ouvre la fenêtre, et un homme saute dans la rue. Il est inutile de dire qu'on avait reconnu ma voix: je redescends aussitôt les escaliers en toute hâte, et je rejoins bientôt mon Lovelace, dans lequel je reconnais un adjudant-major du 17e chasseurs à cheval, en semestre à Arras. Il était à demi nu; je le ramène au domicile conjugal; il achève sa toilette, et nous ne nous quittons qu'avec l'engagement de nous battre le lendemain.
Cette scène avait mis tout le quartier en rumeur. La plupart des voisins accourus aux fenêtres m'avaient vu saisir le complice; devant eux il était convenu du fait. Il ne manquait donc pas de témoins pour provoquer et obtenir le divorce, et c'était bien ce que je me proposais de faire; mais la famille de ma chaste épouse, qui tenait à lui conserver un chaperon, se mit aussitôt en campagne pour arrêter toutes mes démarches, ou du moins pour les paralyser. Le lendemain, avant d'avoir pu joindre l'adjudant-major, je fus arrêté par des sergents de ville et par des gendarmes, qui parlaient déjà de m'écrouer aux Baudets. Heureusement pour moi, j'avais pris quelqu'assurance, et je sentais fort bien que ma position n'avait rien d'inquiétant. Je demandai à être conduit devant Joseph Lebon; on ne pouvait pas s'y refuser; je parus devant le représentant du peuple, que je trouvai entouré d'une masse énorme de lettres et de papiers. C'est donc toi, me dit-il, qui viens ici sans permission...., et pour maltraiter ta femme encore!... Je vis aussitôt ce qu'il y avait à répondre; j'exhibai mes ordres, j'invoquai le témoignage de tous les voisins de ma femme et celui de l'adjudant-major lui-même, qui ne pouvait plus s'en dédire. Enfin, j'expliquai si clairement mon affaire que Joseph Lebon fut forcé de convenir que les torts n'étaient pas de mon côté. Par égard pour son ami Chevalier, il m'engagea cependant à ne pas rester plus long-temps à Arras, et comme je craignais que le vent ne tournât, comme j'en avais eu tant d'exemples, je me promis bien de déférer le plus promptement possible à cet avis. Ma mission remplie, je pris congé de tout mon monde, et le lendemain au point du jour j'étais sur la route de Tournai.
CHAPITRE III.
Séjour à Bruxelles.—Les cafés.—Les gendarmes gastronomes.—Un faussaire.—L'armée roulante.—La baronne et le garçon boulanger.—Contre-temps.—Arrivée à Paris.—Une femme galante.—Mystifications.
Je ne trouvai point à Tournai l'adjudant-général; il était parti pour Bruxelles; je me disposai aussitôt à aller le rejoindre, et le lendemain je pris la diligence pour cette destination. Du premier coup d'œil je reconnus parmi les voyageurs trois individus que j'avais connus à Lille, passant les journées entières dans les estaminets, et vivant d'une manière fort suspecte. Je les vis à mon grand étonnement revêtus d'uniformes de divers corps, et portant l'un des épaulettes de lieutenant-colonel les autres celles de capitaine et de lieutenant. Où peuvent-ils, disais-je en moi-même, avoir attrapé tout cela, puisqu'ils n'ont jamais servi; je me perdais dans mes conjectures. De leur côté, ils paraissaient d'abord un peu confus de la rencontre, mais ils se remirent bientôt, et me témoignèrent une surprise amicale de me retrouver simple soldat. Lorsque je leur eus expliqué comment le licenciement des bataillons de la réquisition m'avait fait perdre mon grade, le lieutenant-colonel me promit sa protection, que j'acceptai, quoique ne sachant trop que penser du protecteur; ce que j'y voyais de plus clair, c'est qu'il était en fonds, et qu'il payait pour tous dans les tables d'hôte, où il affichait un républicanisme ardent, tout en affectant de laisser entrevoir qu'il appartenait à quelque ancienne famille.
Je ne fus pas plus heureux à Bruxelles qu'à Tournai; l'adjudant-général, qui semblait se dérober devant moi, venait de se rendre à Liége; je pars pour cette ville, comptant bien cette fois ne pas faire une course inutile: j'arrive, mon homme s'était mis en route la veille pour Paris, où il devait comparaître à la barre de la Convention. Son absence ne devait pas être de plus de quinze jours; j'attends, personne ne paraît; un mois s'écoule, personne encore. Les espèces baissaient singulièrement chez moi; je prends le parti de regagner Bruxelles, où j'espérais trouver plus facilement les moyens de sortir d'embarras. Pour parler avec la franchise que je me pique d'apporter dans cette histoire de ma vie, je dois déclarer que je commençais à n'être pas excessivement difficile sur le choix de ces moyens; mon éducation ne devait pas m'avoir rendu homme à grands scrupules, et la détestable société de garnison que je fréquentais depuis mon enfance, eût corrompu le plus heureux naturel.
Ce fut donc sans faire grande violence à ma délicatesse, que je me vis installé, à Bruxelles, chez une femme galante de ma connaissance, qui, après avoir été entretenue par le général Van-der-Nott, était à peu près tombée dans le domaine public. Oisif comme tous ceux qui sont jetés dans cette existence précaire, je passais les journées entières et une partie des nuits au Café Turc et au Café de la Monnaie, où se réunissaient de préférence les chevaliers d'industrie et les joueurs de profession; ces gens-là faisaient de la dépense, jouaient un jeu d'enfer; et comme ils n'avaient aucune ressource connue, je ne revenais pas de leur voir mener un pareil train. Un jeune homme avec lequel je m'étais lié, et que je questionnai à ce sujet, parut frappé de mon inexpérience, et j'eus toutes les peines du monde à lui persuader que j'étais aussi neuf que je le disais. «Les hommes que vous voyez ici tous les jours, me dit-il alors, sont des escrocs; ceux qui ne font qu'une apparition sont des dupes qui ne reparaissent plus, une fois qu'ils ont perdu leur argent.» Muni de ces instructions, je fis une foule de remarques qui jusque-là m'avaient échappé; je vis des tours de passe-passe incroyables, et, ce qui prouverait qu'il y avait encore du bon chez moi, je fus souvent tenté d'avertir le malheureux qu'on dépouillait; ce qui m'arriva prouverait que les faiseurs m'avaient deviné.
Une partie s'engage un soir au Café Turc; on jouait quinze louis en cinq impériales; le gonse (la dupe) perd cent cinquante louis, demande une revanche pour le lendemain, et sort. A peine a-t-il mis le pied dehors, que le gagnant, que je vois encor tous les jours à Paris, s'approche, et me dit du ton le plus simple: Ma foi, monsieur, nous avons joué de bonheur, et vous n'avez pas mal fait de vous mettre de mon jeu... j'ai gagné dix parties... À quatre couronnes que vous avez engagées, c'est dix louis... les voilà! Je lui fis observer qu'il était dans l'erreur, que je ne m'étais pas intéressé à son jeu; il ne répondit qu'en me mettant les dix louis dans la main, après quoi il me tourna le dos. Prenez, me dit le jeune homme qui m'avait initié aux mystères du tripot, et qui se trouvait à côté de moi, prenez, et suivez-moi. Je fis machinalement ce qu'il me disait, et lorsque nous fûmes dans la rue, mon Mentor ajouta: «On s'est aperçu que vous suiviez les parties, on craint qu'il ne vous prenne fantaisie de découvrir le pot aux roses, et comme il n'y a pas moyen de vous intimider, parce qu'on sait que vous avez le bras bon et la main mauvaise, on s'est décidé à vous donner part au gâteau: ainsi, soyez tranquille sur votre existence, les deux cafés peuvent vous suffire, puisque vous en pouvez tirer, comme moi, de quatre à six couronnes par jour.» Malgré toute la complaisance qu'y mettait ma conscience, je voulus répliquer et faire des observations: «Vous êtes un enfant, me dit mon honorable ami, il ne s'agit pas ici de vol... on corrige tout bonnement la fortune..., et croyez que les choses se passent ainsi dans le salon comme dans la taverne.... Là on triche, c'est le mot reçu..., et le négociant qui, le matin dans son comptoir, se ferait un crime de vous faire tort d'une heure d'intérêt, celui-là même vous attrape fort tranquillement le soir au jeu.» Que répondre à d'aussi formidables arguments? Rien. Il ne restait qu'à garder l'argent, et c'est ce que je fis.
Ces petits dividendes, joints à une centaine d'écus que me fit passer ma mère, me mirent en état de faire quelque figure, et de témoigner ma reconnaissance à cette Émilie, dont le dévoûment ne me trouvait pas tout-à-fait insensible. Nos affaires étaient donc en assez bon train, lorsqu'un soir je fus arrêté au théâtre du Parc, par plusieurs agents de police, qui me sommèrent d'exhiber mes papiers. C'eût été pour moi chose assez dangereuse: je répondis que je n'en avais pas. On me conduisit aux Madelonettes, et le lendemain, à l'interrogatoire, je m'aperçus qu'on ne me connaissait pas, ou qu'on me prenait pour un autre. Je déclarai alors me nommer Rousseau, né à Lille, et j'ajoutai que, venu à Bruxelles pour mon plaisir, je n'avais pas cru devoir me munir de papiers. Je demandai enfin à être conduit à Lille à mes frais, par deux gendarmes; on m'accorda ce que je réclamais, et, moyennant quelques couronnes, mon escorte consentit à ce que la pauvre Emilie m'accompagnât.
Être sorti de Bruxelles, c'était fort bien, mais il était encore plus important de ne pas arriver à Lille, où je devais être inévitablement reconnu déserteur. Il fallait s'évader à tout prix, et ce fut l'avis d'Emilie, à laquelle je communiquai mon projet, que nous exécutâmes en arrivant à Tournai. Je dis aux gendarmes que devant nous quitter le lendemain en arrivant à Lille, où je devais être mis sur-le-champ en liberté, je voulais leur faire mes adieux par un bon souper. Déjà charmés de mes manières libérales et de ma gaîté, ils acceptèrent de grand cœur, et le soir, pendant que, couchés sur la table, ivres de bierre et de rhum, ils me croyaient dans le même état, je descendais avec mes draps par la fenêtre d'un second étage; Emilie me suivait, et nous nous enfoncions dans des chemins de traverse, où l'on ne devait pas même songer à venir nous chercher. Nous gagnâmes ainsi le faubourg Notre-Dame, à Lille, où je me revêtis d'une capote d'uniforme de chasseurs à cheval, en prenant la précaution de me mettre sur l'œil gauche un emplâtre de taffetas noir, qui me rendait méconnaissable. Cependant, je ne jugeai pas prudent de rester long-temps dans une ville aussi voisine du lieu de ma naissance, et nous partîmes pour Gand. Là, par un incident passablement romanesque, Émilie retrouva son père, qui la décida à revenir dans sa famille. Il est vrai qu'elle ne consentit à me quitter, qu'à la condition expresse que j'irais la rejoindre aussitôt que les affaires que je disais avoir à Bruxelles seraient terminées.
Les affaires que j'avais à Bruxelles, c'était de recommencer à exploiter le Café Turc et le Café de la Monnaie. Mais, pour me présenter dans cette ville, il me fallait des papiers qui justifiassent que j'étais bien Rousseau, né à Lille, comme je l'avais dit dans l'interrogatoire qui avait précédé mon évasion. Un capitaine de carabiniers belges au service de France, nommé Labbre, se chargea, moyennant quinze louis, de me fournir les pièces qui m'étaient nécessaires. Au bout de trois semaines, il m'apporta effectivement un extrait de naissance, un passeport et un certificat de réforme au nom de Rousseau; le tout confectionné avec une perfection que je n'ai jamais reconnu chez aucun faussaire. Muni de ces pièces, je reparus effectivement à Bruxelles, où le commandant de place, ancien camarade de Labbre, se chargea d'arranger mon affaire.
Tranquille de ce côté, je courus au Café Turc. Les premières personnes que j'aperçus dans la salle, furent les officiers de fabrique avec lesquels on se rappelle que j'avais déjà voyagé. Ils me reçurent à merveille, et devinant, au récit de mes aventures, que ma position n'était pas des plus brillantes, ils me proposèrent un grade de sous-lieutenant de chasseurs à cheval, sans doute parce qu'ils me voyaient une capotte de l'arme. Une promotion aussi avantageuse n'était pas chose à refuser: on prit mon signalement séance tenante; et comme je faisais observer au comité que Rousseau était un nom d'emprunt, le digne lieutenant-colonel me dit de prendre celui qui me conviendrait le mieux. On voit qu'il était impossible d'y mettre plus de bonne volonté. Je me décide à conserver le nom de Rousseau, sous lequel on me délivre, non pas un brevet, mais une feuille de route de sous-lieutenant du 6e chasseurs, voyageant avec son cheval, et ayant droit au logement et aux distributions.
C'est ainsi que je me trouvai incorporé dans cette armée roulante, composée d'officiers sans brevet, sans troupe, qui, munis de faux états et de fausses feuilles de route, en imposaient d'autant plus facilement aux commissaires des guerres, qu'il y avait moins d'ordre à cette époque dans les administrations militaires. Ce qu'il y a de certain, c'est que, dans une tournée que nous fîmes dans les Pays-Bas, nous touchâmes partout nos rations, sans qu'on fît la moindre observation. Cependant l'armée roulante n'était pas alors composée de moins de deux mille aventuriers, qui vivaient là comme le poisson dans l'eau. Ce qu'il y a de plus curieux, c'est qu'on se donnait un avancement aussi rapide que le permettaient les circonstances; avancement dont les résultats étaient toujours lucratifs, puisqu'il faisait élever les rations. Je passai, de cette manière, capitaine de hussards, un de nos camarades devint chef de bataillon; mais, ce qui me confondit, ce fut la promotion d'Auffray, notre lieutenant-colonel, au grade de général de brigade. Il est vrai que si l'importance du grade, et l'espèce de notabilité d'un déplacement de ce genre, rendait la fraude plus difficile à soutenir, l'audace d'une telle combinaison écartait jusqu'au soupçon.
Revenus a Bruxelles, nous nous fîmes délivrer des billets de logement, et je fus envoyé chez une riche veuve, madame la baronne d'I...... On me reçut comme on recevait, à cette époque, les Français à Bruxelles, c'est-à-dire à bras ouverts. Une fort belle chambre fut mise à mon entière disposition, et mon hôtesse, enchantée de ma réserve, me prévint de l'air le plus gracieux, que si ses heures me convenaient, mon couvert serait toujours mis. Il était impossible de résister à des offres aussi obligeantes; je me confondis en remercîments, et le même jour il me fallut paraître au dîner, dont les convives étaient trois vieilles dames, non compris la baronne, qui n'avait guère passé la cinquantaine. Tout ce monde fut enchanté des manières prévenantes du capitaine de hussards. A Paris, on l'eût trouvé un peu gauche en pareille compagnie; mais à Bruxelles, on devait le trouver parfait, pour un jeune homme dont l'entrée précoce au service avait dû nécessairement nuire à son éducation. La baronne fit sans doute quelques réflexions de ce genre, puisqu'elle en vint avec moi à de petits soins qui me donnèrent fort à penser.
Comme je m'absentais quelquefois pour aller dîner avec mon général, dont je ne pouvais pas, lui disais-je, refuser les invitations, elle voulut absolument que je le lui présentasse avec mes autres amis. D'abord je ne me souciais guères d'introduire mes associés dans la société de la baronne; elle voyait du monde, et nous pouvions rencontrer chez elle quelqu'un qui découvrît nos petites spéculations. Mais la baronne insista, et je me rendis, en témoignant le désir que le général, qui voulait garder une espèce d'incognito, fût reçu en petit comité. Il vint donc: la baronne, qui l'avait placé près d'elle, lui fit un accueil si distingué, lui parla si long-temps à demi-voix, que je fus piqué. Pour rompre le tête-à-tête, j'imaginai d'engager le général à nous chanter quelque chose en s'accompagnant sur le piano. Je savais fort bien qu'il était incapable de déchiffrer une note, mais je comptais sur les instances ordinaires de la compagnie, pour lui donner de l'occupation au moins pour quelques instants. Mon stratagème ne réussit qu'à moitié: le lieutenant-colonel, qui était de la partie, voyant qu'on pressait vivement le général, offrit obligeamment de le remplacer; je le vis en effet se mettre au piano, et chanter quelques morceaux avec assez de goût pour recueillir tous les suffrages, tandis que j'aurais voulu le voir à tous les diables.
Cette éternelle soirée finit pourtant, et chacun se retira, moi roulant dans ma tête des projets de vengeance contre le rival qui allait m'enlever, je ne dirai pas l'amour, mais les soins obligeants de la baronne. Tout préoccupé de cette idée, je me rendis à mon lever chez le général, qui fut assez surpris de me voir de si grand matin. «Sais-tu, me dit-il, sans me laisser le temps d'entamer la conversation, sais-tu, mon ami, que la baronne est....—Qui vous parle de la baronne? interrompis-je brusquement, ce n'est pas de ce qu'elle est ou de ce qu'elle n'est pas, qu'il s'agit ici.—Tant pis, reprit-il, si tu ne me parles pas d'elle, je n'ai rien à entendre.» Et, continuant ainsi quelque temps à m'intriguer, il finit par me dire que son entretien avec la baronne n'avait roulé que sur moi seul, et qu'il avait tellement avancé mes affaires qu'il la croyait toute disposée à... à m'épouser.
Je crus d'abord que la tête avait tourné à mon pauvre camarade. Une des femmes titrées les plus riches des Provinces-Unies, épouser un aventurier dont elle ne connaissait ni la famille, ni la fortune, ni les antécédents, il y avait là de quoi rendre les plus confiants incrédules. Devais-je, d'ailleurs, m'engager dans une fourberie qui devait tôt ou tard se découvrir et me perdre? N'étais-je pas, enfin, bien et dûment marié à Arras. Ces objections et plusieurs autres, que me suggérait une sorte de remords de tromper l'excellente femme qui me comblait d'amitiés, n'arrêtèrent pas un instant mon interlocuteur. Voici comment il y répondit:
«Tout ce que tu me dis là est fort beau; je suis tout-à-fait de ton avis, et pour suivre mon penchant naturel pour la vertu, il ne me manque que dix mille livres de rente. Mais je ne vois pas la raison de faire ici le scrupuleux. Que veut la baronne? un mari, et un mari qui lui convienne. N'es-tu pas ce mari-là? N'es-tu pas dans l'intention d'avoir pour elle toute sorte d'égards, et de la traiter comme quelqu'un qui nous est utile, et dont nous n'avons jamais eu à nous plaindre. Tu me parles d'inégalité de fortune; la baronne n'y tient pas. Il ne te manque donc pour être son fait, qu'une seule chose: des titres; eh bien! je t'en donne... Oui, je t'en donne!... Tu as beau me regarder avec de grands yeux, écoute-moi plutôt, et ne fais pas répéter le commandement.... Tu dois connaître quelque noble de ton pays, de ton âge.... Tu es ce noble-là, tes parens ont émigré; ils sont maintenant à Hambourg. Toi, tu es rentré en France pour faire racheter par un tiers la maison paternelle, afin de pouvoir enlever à loisir la vaisselle plate et mille double louis cachés sous le parquet du salon. Au commencement de la terreur, la présence de quelques importuns, la précipitation du départ, qu'un mandat d'amener lancé contre ton père ne permettait pas de retarder d'un instant, vous ont empêché de reprendre ce dépôt. Arrivé dans le pays, déguisé en compagnon tanneur, tu as été dénoncé par l'homme même qui devait te seconder dans ton entreprise, décrété d'accusation, poursuivi par les autorités républicaines, et tu étais à la veille de porter ta tête sur l'échafaud, quand je t'ai retrouvé sur une grande route, demi-mort d'inquiétude et de besoin. Ancien ami de ta famille, je t'ai fait obtenir un brevet d'officier de hussards, sous le nom de Rousseau, en attendant que l'occasion se présente d'aller rejoindre tes nobles parents à Hambourg.... La baronne sait déjà tout cela... Oui, tout..., excepté ton nom, que je ne lui ai pas dit par forme de discrétion, mais en effet par la raison que je ne sais pas encore celui que tu prendras. C'est une confidence que je te réserve à toi-même.
»Ainsi, c'est une affaire faite, te voilà gentilhomme, il n'y a pas à s'en dédire. Ne me parle pas de ta coquine de femme; tu divorces à Arras sous le nom de Vidocq, et tu te maries à Bruxelles sous celui de comte de B...... Maintenant, écoute-moi bien: jusqu'à présent nos affaires ont assez bien été; mais tout cela peut changer d'un moment à l'autre. Nous avons déjà trouvé quelques commissaires des guerres curieux; nous pouvons en rencontrer de moins dociles, qui nous coupent les vivres et nous envoient servir dans la petite marine à Toulon. Tu comprends..., suffit. Ce qui peut t'arriver de plus heureux, c'est de reprendre le sac et le crucifix à ressorts dans ton ancien régiment, au risque d'être fusillé comme déserteur... En te mariant, au contraire, tu t'assures une belle existence, et tu te mets en position d'être utile aux amis. Puisque nous en sommes sur ce chapitre-là, faisons nos petites conventions: ta femme a cent mille florins de rente, nous sommes trois, tu nous feras à chacun mille écus de pension, payables d'avance, et je palperai de plus une prime de trente mille francs, pour avoir fait un comte du fils d'un boulanger.»
J'étais déjà ébranlé: cette harangue, dans laquelle le Général m'avait adroitement présenté toutes les difficultés de ma position, acheva de triompher de ma résistance, qui, à vrai dire, n'était pas des plus opiniâtres. Je consens à tout; on se rend chez la baronne: le comte de B.... tombe à ses pieds. La scène se joue, et, ce qu'on aura peine à croire, je me pénètre si bien de l'esprit du rôle, que je me surprends un moment, m'y trompant moi-même; ce qui arrive, dit-on, quelquefois aux menteurs. La baronne est charmée des saillies et des mots de sentiment que la situation m'inspire. Le Général triomphe de mes succès, et tout le monde est enchanté. Il m'échappait bien par-ci par-là quelques expressions qui sentaient un peu la cantine, mais le Général avait eu soin de prévenir la baronne que les troubles politiques avaient fait singulièrement négliger mon éducation: elle s'était contentée de cette explication. Depuis, M. le maréchal Suchet ne s'est pas montré plus difficile lorsque Coignard, lui écrivant à M. le duque d'Albufera, s'excusait sur ce qu'émigré fort jeune, il ne pouvait connaître que très imparfaitement le français.
On se met à table: le dîner se passe à merveille. Au dessert, la baronne me dit à l'oreille: «Je sais, mon ami, que votre fortune est entre les mains des jacobins. Cependant vos parents qui sont à Hambourg, peuvent se trouver dans l'embarras; faites-moi le plaisir de leur adresser une traite de trois mille florins que mon banquier vous remettra demain matin.» Je commençais des remercîments, elle m'interrompit, et quitta la table pour passer au salon. Je saisis ce moment pour dire au Général ce qui venait de m'arriver. «Eh! nigaud, me dit-il, crois-tu m'apprendre quelque chose...? N'est-ce pas moi qui ai soufflé à la baronne que tes parents pouvaient avoir besoin d'argent.... Pour le moment, ces parents-là, c'est nous.... Nos fonds baissent, et hasarder quelque coup pour s'en procurer, ce serait risquer de gaîté de cœur le succès de notre grande affaire..... Je me charge de négocier la traite.... En même temps, j'ai insinué à la baronne qu'il te fallait quelque argent pour faire figure avant le mariage, et il est convenu que d'ici à la cérémonie, tu touchera cinq cents florins par mois.» Je trouvai effectivement cette somme le lendemain sur mon secrétaire, ou l'on avait déposé de plus une toilette en vermeil et quelques bijoux.
Cependant l'extrait de naissance du comte de B....., dont j'avais pris le nom, et que le Général avait voulu faire lever, comptant faire fabriquer les autres pièces, n'arrivait pas. La baronne, dont l'aveuglement doit paraître inconcevable aux personnes qui ne sont pas en position de savoir jusqu'où peut aller la crédulité des dupes et l'audace des fripons, consentit à m'épouser sous le nom de Rousseau. J'avais tous les papiers nécessaires pour en justifier. Il ne me manquait plus que le consentement de mon père, et rien n'était plus facile que de se le procurer, au moyen de Labbre que, nous avions sous la main; mais bien que la baronne eût consenti à m'épouser sous un nom qu'elle savait bien n'être pas le mien, il pouvait lui répugner d'être en quelque sorte complice d'un faux qui n'avait plus pour excuse le besoin de sauver ma tête. Pendant que nous nous concertions pour sortir d'embarras, nous apprîmes que l'effectif de l'Armée Roulante était devenu si considérable dans les pays conquis, que le gouvernement, ouvrant enfin les yeux, donnait les ordres les plus sévères pour la répression de ces abus. On mit alors bas les uniformes, croyant n'avoir plus ainsi rien à craindre; mais les recherches devinrent tellement actives, que le Général dut quitter brusquement la ville pour gagner Namur, où il croyait être moins en vue. J'expliquai ce brusque départ à la baronne en lui disant que le Général était inquiété pour m'avoir fait obtenir du service sous un nom supposé. Cet incident lui inspira les plus vives inquiétudes pour moi-même, et je ne pus la tranquilliser qu'en partant pour Breda, où elle voulut absolument m'accompagner.
Il me siérait mal de jouer la sensiblerie, et ce serait compromettre la réputation de finesse et de tact qu'on m'accorde assez généralement, que d'étaler les beaux sentiments. On doit donc me croire lorsque je déclare que tant de dévoument me toucha. La voix des remords, à laquelle on n'est jamais entièrement sourd à dix-neuf ans, se fit entendre; je vis l'abîme où j'allais entraîner l'excellente femme qui s'était montrée si généreuse à mon égard; je la vis repoussant bientôt avec horreur le déserteur, le vagabond, le bigame, le faussaire; et cette idée me détermina à lui tout avouer. Éloigné de ceux qui m'avaient engagé dans cette intrigue, et qui venaient d'être arrêtés à Namur, je m'affermis dans ma résolution; un soir, au moment où le souper se terminait, je me décidai à rompre la glace. Sans entrer dans le détail de mes aventures, je dis à la baronne que des circonstances qu'il m'était impossible de lui expliquer m'avaient contraint à paraître à Bruxelles sous les deux noms qu'elle me connaissait, et qui n'étaient pas les miens. J'ajoutai que des événements me forçaient de quitter les Pays-Bas sans pouvoir contracter une union qui eût fait mon bonheur, mais que je conserverais éternellement le souvenir des bontés qu'on y avait eues pour moi.
Je parlai long-temps et, l'émotion me gagnant je parlai avec une chaleur, une facilité à laquelle je n'ai pu songer depuis sans en être étonné moi-même: il me semblait que je craignais d'entendre la réponse de la baronne. Immobile, les joues pâles, l'œil fixe comme une somnambule, elle m'écouta sans m'interrompre; puis, me jetant un regard d'effroi, elle se leva brusquement, et courut s'enfermer dans sa chambre; je ne la revis plus. Éclairée par mon aveu, par quelques mots qui m'étaient sans doute échappés dans le trouble du moment, elle avait reconnu les périls qui la menaçaient, et, dans sa juste méfiance, peut-être me soupçonnait-elle plus coupable que je ne l'étais en effet; peut-être croyait elle s'être livrée à quelque grand criminel; peut-être y avait-il là du sang!... D'un autre côté, si cette complication de déguisements devait rendre ses appréhensions bien vives, l'aveu spontané que je venais de lui faire était aussi bien propre à calmer ses inquiétudes; cette dernière idée domina probablement chez elle, puisque le lendemain, à mon réveil, l'hôte me donna une cassette contenant quinze mille francs en or, que la baronne lui avait remise pour moi avant son départ, à une heure du matin; je l'appris avec plaisir; sa présence me pesait. Rien ne me retenant à Breda, je fis faire mes malles, et quelques heures après j'étais sur la route d'Amsterdam.
Je l'ai dit, je le répète: certaines parties de cette aventure pourront paraître peu naturelles, et l'on ne manquera pas d'en conclure que tout est faux; rien n'est cependant plus exact. Les initiales que je donne suffiront pour mettre sur la voie les personnes qui ont connu Bruxelles il y a trente ans. Il n'y a d'ailleurs dans tout cela que des situations communes, telles qu'en offre le plus mince roman. Si je suis entré dans quelques détails minutieux, ce n'est donc pas dans l'espoir d'obtenir des effets de mélodrame, mais avec l'intention de prémunir les personnes trop confiantes, contre un genre de déception employé plus fréquemment et avec plus de succès qu'on ne pense, dans toutes les classes de la société: tel est au reste le but de cet ouvrage. Qu'on le médite dans toutes ses parties, et les fonctions de procureur du roi, de juge, de gendarme et d'agent de police, se trouveront peut-être un beau matin des sinécures.
Mon séjour à Amsterdam fut très court: c'était Paris que je brûlais de voir. Après avoir touché le montant de deux traites qui faisaient partie de l'argent que m'avait laissé la baronne, je me mis en route, et le deux mars 1796 je fis mon entrée dans cette capitale, où mon nom devait faire un jour quelque bruit. Logé rue de l'Echelle, hôtel du Gaillard-Bois, je m'occupai d'abord de changer mes ducats contre de l'argent français, et de vendre une foule de petits bijoux et d'objets de luxe qui me devenaient inutiles, puisque j'avais l'intention de m'établir dans quelque ville des environs, où j'aurais embrassé un état quelconque: je ne devais pas réaliser ce projet. Un soir, un de ces messieurs qu'on trouve toujours dans les hôtels pour faire connaissance avec les voyageurs, me propose de me présenter dans une maison où l'on fait la partie. Par désœuvrement, je me laissai conduire, confiant dans mon expérience du café Turc et du café de la Monnaie; je m'aperçus bientôt que les crocs de Bruxelles n'étaient que des apprentis en comparaison des praticiens dont j'avais l'avantage de faire la partie. Aujourd'hui l'administration des jeux n'a guère pour elle que le refait, et l'immense avantage d'être toujours au jeu; les chances sont du reste à peu près égales. A l'époque dont je parle, au contraire, la police tolérant ces tripots particuliers nommés étouffoirs, on ne se contentait pas de filer la carte ou d'assembler les couleurs, comme y furent pris, il y a quelque temps, chez M. Lafitte, MM. de S.... fils, et A. de la Roch....: les habitués avaient entre eux des signaux de convention tellement combinés, qu'il fallait absolument succomber. Deux séances me débarrassèrent d'une centaine de louis, et j'en eus assez comme cela: mais il était écrit que l'argent de la baronne me fausserait bientôt compagnie. L'agent du destin fut une fort jolie femme que je rencontrai dans une table d'hôte où je mangeais quelquefois. Rosine, c'était son nom, montra d'abord un désintéressement exemplaire. Depuis un mois j'étais son amant en titre, sans qu'elle m'eût rien coûté que des dîners, des spectacles, des voitures, des chiffons, des gands, des rubans, des fleurs, etc., toutes choses qui, à Paris, ne coûtent rien,..... quand on ne les paye pas.
Toujours plus épris de Rosine, je ne la quittait pas d'un instant. Un matin, déjeûnant avec elle, je la trouve soucieuse, je la presse de questions, elle résiste, et finit par m'avouer qu'elle était tourmentée pour quelques bagatelles dues à sa marchande de modes et à son tapissier; j'offre avec empressement mes services; on refuse avec une magnanimité remarquable, et je ne peux pas même obtenir l'adresse des deux créanciers. Beaucoup d'honnêtes gens se le seraient tenu pour bien dit, mais, véritable paladin, je n'eus pas un instant de repos que Divine, la femme de chambre, ne m'eût donné les précieuses adresses. De la rue Vivienne, où demeurait Rosine, qui se faisait appeler madame de Saint-Michel, je cours chez le tapissier, rue de Cléry. J'annonce le but de ma visite; aussitôt on m'accable de prévenances, comme c'est l'usage en pareille circonstance; on me remet le mémoire, et je vois avec consternation qu'il s'élève à douze cents francs: j'étais cependant trop avancé pour reculer; je paye. Chez la modiste, même scène et même dénoûment, à cent francs près; il y avait là de quoi refroidir les plus intrépides: mais les derniers mots n'en étaient pas encore dits. Quelques jours après que j'eus soldé les créanciers, on m'amena à acheter pour deux mille francs de bijoux, et les parties de toute espèce n'en allaient pas moins leur train. Je voyais bien confusément mon argent s'en aller, mais redoutant le moment de la vérification de ma caisse, je le reculais de jour en jour. J'y procède enfin, et je trouve qu'en deux mois j'avais dissipé la modique somme de quatorze mille francs. Cette découverte me fit faire de sérieuses réflexions. Rosine s'aperçut aussitôt de ma préoccupation. Elle devina que mes finances étaient à la baisse; les femmes ont à cet égard un tact qui les trompe rarement. Sans me témoigner précisément de la froideur, elle me montra plus de réserve; et comme je lui en manifestais mon étonnement, elle me répondit avec une brusquerie marquée «que des affaires particulières lui donnaient de l'humeur». Le piège était là, mais j'avais été trop bien puni de mon intervention dans ses affaires, pour m'en mêler encore; et je me retranchai dans un air affecté, en l'engageant à prendre patience. Elle n'en devint que plus maussade. Quelques jours se passèrent en bouderie; enfin la bombe éclata.
A la suite d'une discussion fort insignifiante, elle me dit du ton le plus impertinent «qu'elle n'aimait pas à être contrariée, et que ceux qui ne s'arrangeaient pas de sa manière d'être pouvaient rester chez eux.» C'était parler, et j'eus la faiblesse de ne pas vouloir entendre. De nouveaux cadeaux me rendirent pour quelques jours une tendresse sur laquelle je ne devais cependant plus m'abuser. Alors, connaissant tout le parti qu'on pouvait tirer de mon aveugle engouement, Rosine revint bientôt à la charge pour le montant d'une lettre de change de deux mille francs, qu'elle devait acquitter sous peine d'être condamnée par corps. Rosine en prison! cette idée m'était insupportable, et j'allais encore m'exécuter, lorsque le hasard me fit tomber entre les mains une lettre qui me dessilla les yeux.
Elle était de l'ami de cœur de Rosine: de Versailles, où il était confiné, cet intéressant personnage demandait «quand le niais serait à sec», afin de pouvoir reparaître sur la scène. C'était entre les mains du portier de Rosine que j'avais intercepté cette agréable missive. Je monte chez la perfide, elle était sortie; furieux et humilié tout à la fois, je ne pus me contenir. Je me trouvais dans la chambre à coucher: d'un coup de pied je renverse un guéridon couvert de porcelaine, et la glace d'une psyché vole en éclats. Divine, la femme de chambre, qui ne m'avait pas perdu de vue, se jette alors à mes genoux, et me supplie d'interrompre une expédition qui pouvait me coûter cher; je la regarde, j'hésite, et un reste de bon sens me fait concevoir qu'elle pouvait bien avoir raison. Je la presse de questions; cette pauvre fille, que j'avais toujours trouvée douce et bonne, m'explique toute la conduite de sa maîtresse. Il est d'autant plus opportun de mentionner son récit, que les mêmes faits se reproduisent journellement à Paris.
Lorsque Rosine me rencontra, elle était depuis deux mois sans personne; me croyant fort bien, d'après les dépenses qu'elle me voyait faire, elle conçut le projet de profiter de la circonstance; et son amant, celui dont j'avais surpris la lettre, avait consenti à aller habiter Versailles jusqu'à ce qu'on en eût fini avec mon argent. C'était au nom de cet amant qu'on poursuivait pour la lettre de change que j'avais généreusement acquittée; et les créances de la modiste et du marchand de meubles étaient également simulées.
Comme tout en pestant contre ma sottise, je m'étonnais de ne pas voir rentrer l'honnête personne qui m'avait si bien étrillé, Divine me dit qu'il était probable que la portière l'avait fait avertir que j'avais saisi sa lettre, et qu'elle ne reparaîtrait pas de sitôt. Cette conjecture se trouva vraie. En apprenant la catastrophe qui l'empêchait de me tirer jusqu'à la dernière plume de l'aile, Rosine était partie en fiacre pour Versailles: on sait qui elle y allait rejoindre. Les chiffons qu'elle laissait dans son appartement garni ne valaient pas les deux mois de loyer qu'elle devait au propriétaire, qui, lorsque je voulus sortir, me força de payer les porcelaines et la psyché sur laquelle j'avais passé ma première fureur.
De si rudes atteintes avaient furieusement écorné mes finances déjà trop délabrées. Quatorze cents francs!!! voilà tout ce qui me restait des ducats de la baronne. Je pris en horreur la capitale, qui m'avait été si funeste, et je résolus de regagner Lille, où, connaissant les localités, je pourrais du moins trouver des ressources que j'eusse cherchées vainement à Paris.
CHAPITRE IV.
Les Bohémiens.—Une foire Flamande.—Retour à Lille.—Encore une connaissance.—L'Œil de bœuf.—Jugement correctionnel.—La tour Saint-Pierre.—Les détenus.—Un faux.
Comme place de guerre et comme ville frontière, Lille offrait de grands avantages à tous ceux qui, comme moi, étaient à peu près certains d'y retrouver des connaissances utiles, soit parmi les militaires de la garnison, soit parmi cette classe d'hommes qui, un pied en France, un pied en Belgique, n'ont réellement de domicile dans aucun des deux pays: je comptais un peu sur tout cela pour me tirer d'affaire, et mon espoir ne fut pas trompé. Dans le 13e Chasseurs (bis), je reconnus plusieurs officiers du 10e, et entre autres un lieutenant nommé Villedieu, qu'on verra reparaître plus tard sur la scène. Tous ces gens-là ne m'avaient connu au régiment que sous un de ces noms de guerre, comme on avait l'habitude d'en prendre à cette époque, et ils ne furent nullement étonnés de me voir porter le nom de Rousseau. Je passais les journées avec eux au café ou à la salle d'armes; mais tout cela n'était pas fort lucratif, et je me voyais encore sur le point de manquer absolument d'argent. Sur ces entrefaites, un habitué du café, qu'on nommait le Rentier, à cause de sa vie régulière, et qui m'avait fait plusieurs fois des politesses dont il était fort avare avec tout le monde, me parla avec intérêt de mes affaires, et me proposa de voyager avec lui.
Voyager, c'était fort bien; mais en quelle qualité? Je n'étais plus d'âge à m'engager comme paillasse ou comme valet-de-chambre des singes et des ours, et personne ne se fût, sans doute, avisé de me le proposer: toutefois il était bon de savoir à quoi s'en tenir. Je questionnai modestement mon nouveau protecteur sur les fonctions que j'aurais à remplir près de lui. «Je suis médecin ambulant», me dit cet homme, dont les favoris épais et le teint basané lui donnaient une physionomie singulière: «Je traite les maladies secrètes, au moyen d'une recette infaillible. Je me charge aussi de la cure des animaux; et, tout récemment, j'ai guéri les chevaux d'un escadron du 13e chasseurs, que le vétérinaire du régiment avait abandonnés.» Allons! me dis-je, encore un empirique.... Mais il n'y a pas à reculer. Nous convenons de partir le lendemain, et de nous trouver à cinq heures du matin à l'ouverture de la porte de Paris.
Je fus exact au rendez-vous. Mon homme, qui s'y trouvait également, voyant ma malle, portée par un commissionnaire, me dit qu'il était inutile de la prendre, attendu que nous ne serions que trois jours partis, et que nous devions faire la route à pied. Sur cette observation, je renvoyai mes effets à l'auberge, et nous commençâmes à marcher assez vite, ayant, me dit mon guide, cinq lieues à faire avant midi. Nous arrivâmes en effet pour cette heure dans une ferme isolée, où il fut reçu à bras ouverts, et salué du nom de Caron, que je ne lui connaissais pas, l'ayant entendu toujours appeler Christian. Après quelques mots échangés, le maître de la maison passa dans sa chambre, et reparut avec deux ou trois sacs d'écus de six francs, qu'il étala sur la table: mon patron les prend, les examine les uns après les autres avec une attention qui me paraît affectée, en met à part cent cinquante, et compte pareille somme au fermier, en diverses monnaies, plus une prime de six couronnes. Je ne comprenais rien à cette opération; elle se négociait d'ailleurs dans un patois flamand que je n'entendais qu'imparfaitement. Je fus donc fort étonné quand, sortis de la ferme, où Christian avait annoncé qu'il reviendrait bientôt, il me donna trois couronnes, en me disant que je devais avoir part aux bénéfices. Je ne voyais pas trop où pouvait être le bénéfice, et je lui en fis l'observation. «C'est mon secret, me répondit-il d'un air mystérieux: tu le sauras plus tard, si je suis content de toi.» Comme je lui fis remarquer qu'il était bien assuré de ma discrétion, puisque je ne savais rien, si ce n'est qu'il changeait des écus contre d'autre monnaie, il me dit que c'était précisément là ce qu'il fallait taire, pour éviter la concurrence: je me le tins pour dit, et pris l'argent sans trop savoir comment tout cela tournerait.
Pendant quatre jours, nous fîmes de semblables excursions dans diverses fermes, et chaque soir je touchais deux ou trois couronnes. Christian, qu'on n'appelait que Caron, était fort connu dans cette partie du Brabant; mais seulement comme médecin: car, bien qu'il continuât partout ses opérations de change, on n'entamait jamais la conversation qu'en parlant de maladies d'hommes ou d'animaux. J'entrevoyais de plus qu'il avait la réputation de lever les sorts jetés sur les bestiaux. Une proposition qu'il me fit au moment d'entrer dans le village de Wervique eût dû m'initier aux secrets de sa magie. «Puis-je compter sur toi, me dit-il, en s'arrêtant tout à coup?—Sans doute, lui dis-je;.... mais encore faudrait-il savoir de quoi il s'agit?...—Écoute et regarde....»
Il prit alors, dans une espèce de gibecière, quatre paquets carrés, comme en disposent les pharmaciens, et paraissant contenir quelque spécifique; puis il me dit: «Tu vois ces quatre fermes, situées à quelque distance l'une de l'autre; tu vas t'y introduire par les derrières, en ayant soin que personne ne t'aperçoive;.... tu gagneras l'étable ou l'écurie, et tu jetteras dans la mangeoire la poudre de chaque paquet.... Surtout, prends bien garde qu'on ne te voie.... Je me charge du reste.» Je fis des objections: on pouvait me surprendre au moment où j'escaladerais la clôture, m'arrêter, me faire des questions fort embarrassantes. Je refusai net, malgré la perspective des couronnes; toute l'éloquence de Christian échoua contre ma résolution. Je lui dis même que je le quittais à l'instant, à moins qu'il ne m'apprît son état réel; et le mystère de ce change d'argent, qui me paraissait furieusement suspect. Cette déclaration parut l'embarrasser, et, comme on le verra bientôt, il songea à se tirer d'affaire, en me faisant une demi-confidence.
«Mon pays, dit-il, répondant à ma dernière question,... je n'en ai point.... Ma mère, qui fut pendue l'année dernière à Témeswar, faisait partie d'une bande de Bohémiens qui couraient les frontières de la Hongrie et du Bannat, lorsque je vins au monde, dans un village des monts Carpaths.... Je dis Bohémiens pour te faire comprendre, car ce nom n'est pas le nôtre: entre nous, on s'appelle les Romamichels, dans un argot qu'il nous est défendu d'apprendre à qui que ce soit; il nous est également interdit de voyager isolément, aussi ne nous voit-on que par troupes de quinze à vingt. Nous avons long-temps exploité la France, pour lever les sorts et les maléfices; mais le métier s'y gâte aujourd'hui. Le paysan est devenu trop fin; nous nous sommes rejetés sur la Flandre; on y est moins esprit-fort, et la diversité des monnaies nous laisse plus beau jeu pour exercer notre industrie.... Pour moi, j'étais détaché depuis trois mois à Bruxelles pour des affaires particulières; mais j'ai terminé tout; dans trois jours, je rejoins la troupe à la foire de Malines.... C'est à toi de voir si tu veux m'y accompagner?.... Tu peux nous être utile.... Mais plus d'enfantillage, au moins!!!!»
Moitié embarras de savoir où donner de la tête, moitié curiosité de pousser jusqu'au bout l'aventure, je consentis à suivre Christian, ne sachant toutefois pas trop à quoi je pouvais lui être utile. Le troisième jour, nous arrivâmes à Malines, d'où il m'avait annoncé que nous reviendrions à Bruxelles. Après avoir traversé la ville, nous nous arrêtons dans le faubourg de Louvain, devant une maison de l'aspect le plus misérable; les murailles noircies étaient sillonnées de profondes lézardes, et de nombreux bouchons de paille remplaçaient aux fenêtres les carreaux cassés. Il était minuit; j'eus le temps de faire mes observations à la clarté de la lune, car il se passa près d'une demi-heure avant qu'une des plus horribles vieilles que j'aie jamais rencontrées vînt ouvrir. On nous introduisit alors dans une vaste salle, où trente individus des deux sexes fumaient et buvaient pêle-mêle, confondus dans des attitudes sinistres ou licencieuses. Sous leurs sarreaux bleus, tatoués de broderies rouges, les hommes portaient ces vestes de velours azuré chargées de boutons d'argent qu'on voit aux muletiers andalous; les vêtements des femmes étaient tous de couleur éclatante: il y avait là des figures atroces, et cependant on était en fête. Le son monotone d'un tambour de basque, mêlé aux hurlements de deux chiens attachés aux pieds d'une table, accompagnaient des chants bizarres, qu'on eût pris pour une psalmodie funèbre. La fumée de tabac et de bois qui remplissait cet antre, permettait à peine enfin, d'apercevoir, au milieu de la pièce une femme qui, coiffée d'un turban écarlate, exécutait une danse sauvage, en prenant les postures les plus lascives.
A notre aspect, la fête s'interrompit. Les hommes vinrent prendre la main de Christian, les femmes l'embrassèrent; puis tous les yeux se tournèrent vers moi, qui me trouvais assez embarrassé de ma personne. On m'avait fait sur les Bohémiens une foule d'histoires qui ne me rassuraient nullement. Ils pouvaient prendre de l'ombrage de mes scrupules, et m'expédier, sans que l'on pût jamais deviner où j'étais passé, puisque personne ne devait me savoir dans ce repaire. Mes inquiétudes devinrent même assez vives pour frapper Christian, qui crut beaucoup me rassurer en me disant que nous nous trouvions chez la Duchesse (titre qui répond à celui de Mère pour les compagnons du devoir), et que nous étions parfaitement en sûreté. L'appétit me décida toutefois à prendre ma part du banquet. La cruche de genièvre se remplit même et se vida si fréquemment, que je sentis le besoin de gagner mon lit. Au premier mot que j'en dis à Christian, il me conduisit dans une pièce voisine, où dormaient déjà, dans la paille fraîche, quelques-uns des Bohémiens. Il ne m'appartenait pas de faire le difficile; je ne pus cependant m'empêcher de demander à mon patron, pourquoi, lui, que j'avais toujours vu prendre de bons gîtes, choisissait un aussi mauvais coucher? Il me répondit que dans toutes les villes où se trouvait une maison de Romamichels, on était tenu d'y loger, sous peine d'être considéré comme faux-frère, et puni comme tel par le conseil de la tribu. Les femmes, les enfants, partagèrent du reste eux-mêmes cette couche militaire; et le sommeil qui s'empara bientôt d'eux annonçait qu'elle leur était familière.
Au point du jour, tout le monde fut debout; il se fit une toilette générale. Sans leurs traits prononcés, sans ces cheveux noirs comme le jais, sans cette peau huileuse et cuivrée, j'aurais eu peine à reconnaître mes compagnons de la veille. Les hommes, vêtus en riches maquignons hollandais, avaient pour ceinture des sacoches de cuir, comme en portent les habitués du marché de Poissy. Les femmes, couvertes de bijoux d'or et d'argent, prenaient le costume des paysannes de la Zélande. Les enfants même, que j'avais trouvés couverts de haillons, étaient proprement habillés, et se composaient une nouvelle physionomie. Tous sortirent bientôt de la maison, et prirent des directions différentes, pour ne pas arriver ensemble sur la place du marché, où commençaient à se rendre en foule les gens des campagnes voisines. Christian voyant que je m'apprêtais à le suivre, me dit qu'il n'avait pas besoin de moi de toute la journée; que je pouvais aller où bon me semblerait, jusqu'au soir où nous devions nous revoir chez la Duchesse. Il me mit ensuite quelques couronnes dans la main, et disparut.
Comme dans la conversation de la veille il m'avait dit que je n'étais pas encore tenu de loger avec la troupe, je commençai par retenir un lit dans une auberge. Puis, ne sachant comment tuer le temps, je me rendis au champ de foire: j'y avais fait à peine quatre tours, que je m'y rencontrai nez à nez avec un ancien officier des bataillons réquisitionnaires, nommé Malgaret, que j'avais connu à Bruxelles, faisant, au Café Turc, des parties assez suspectes. Après les premiers compliments, il me questionna sur les motifs de mon séjour à Malines. Je lui fis une histoire; il m'en fit une autre sur les causes de son voyage; et nous voilà contents tous deux, chacun croyant avoir trompé l'autre. Après avoir pris quelques rafraîchissements, nous revînmes sur le champ de foire, et dans tous les endroits où il y avait foule, je rencontrais quelques-uns des pensionnaires de la Duchesse. Ayant dit a mon compagnon que je ne connaissais personne à Malines, je tournai la tête pour n'être pas reconnu par eux; je ne me souciais pas trop d'ailleurs d'avouer que j'avais de pareilles connaissances, mais j'avais affaire à un compère trop rusé pour prendre le change. «Voilà, me dit-il, en m'examinant avec intention, voilà des gens qui vous regardent bien attentivement.... Les connaîtriez-vous, par hasard?...» Sans tourner la tête, je répondis que je ne les avais jamais vus, et que je ne savais pas même ce qu'ils pouvaient être. «Ce qu'ils sont, reprit mon compagnon, je vais vous le dire;... en supposant que vous l'ignoriez.... Ce sont des voleurs!—Des voleurs! repris-je.... Qu'en savez-vous?...—Ce que vous en allez savoir vous-même tout à l'heure, si vous voulez me suivre, car il y a gros à parier que nous n'irons pas bien loin sans les voir travailler.... Eh, voyez plutôt!»
Levant les yeux vers le groupe formé devant une ménagerie, j'aperçus en effet bien distinctement un des faux maquignons enlever la bourse d'un gros nourrisseur de bestiaux, que nous vîmes un instant après la chercher dans toutes ses poches de la meilleure foi du monde; le Bohémien entra ensuite dans une boutique de bijoutier, où se trouvaient déjà deux des Zélandaises de contrebande, et mon compagnon m'assura qu'il n'en sortirait qu'après avoir escamoté quelqu'un des bijoux qu'il faisait étaler devant lui. Nous quittâmes alors notre poste d'observation, pour aller dîner ensemble. Vers la fin du repas, voyant mon convive disposé à jaser, je le pressai de m'apprendre au juste quels étaient les gens qu'il m'avait signalés, l'assurant que, malgré les apparences, je ne les connaissais que très imparfaitement. Il se décida enfin à parler, et voici comment il s'expliqua:
«C'est dans la prison (Rasphuys) de Gand, où je passai six mois, il y a quelques années, à la suite d'une partie dans laquelle il se trouva des dez pipés, que j'ai connu deux hommes de la bande que je viens de retrouver à Malines; nous étions de la même chambrée. Comme je me faisais passer pour un voleur consommé, ils me racontaient sans défiance leurs tours de passe-passe et me donnaient même tous les détails possibles sur leur singulière existence. Ces gens-là viennent des campagnes de la Moldavie, où cent cinquante mille des leurs végètent, comme les Juifs en Pologne, sans pouvoir occuper d'autre office que celui de bourreau. Leur nom change avec les contrées qu'ils parcourent: ce sont les Ziguiners de l'Allemagne, les Gypsies de l'Angleterre, les Zingari de l'Italie, les Gitanos de l'Espagne, les Bohémiens de la France et de la Belgique; ils courent ainsi toute l'Europe, exerçant les métiers les plus abjects ou les plus dangereux. On les voit tondre les chiens, dire la bonne aventure, raccommoder la faïence, étamer le cuivre, faire une musique détestable à la porte des tavernes, spéculer sur les peaux de lapin, et changer les pièces de monnaie étrangère qui se trouvent détournées de leur circulation habituelle.
«Ils vendent aussi des spécifiques contre les maladies des bestiaux, et pour activer le débit, ils envoient à l'avance dans les fermes des affidés qui, sous prétexte de faire des achats, s'introduisent dans les étables, et jettent dans la mangeoire des drogues qui rendent les animaux malades. Ils se présentent alors; on les reçoit à bras ouverts: connaissant la nature du mal, ils le neutralisent aisément, et le cultivateur ne sait comment leur témoigner sa reconnaissance. Ce n'est pas tout encore: avant de quitter la ferme, ils s'informent si le patron n'aurait pas des couronnes de telle ou telle année, à telle ou telle empreinte, promettant de les acheter avec prime. Le campagnard intéressé, comme tous ceux qui ne trouvent que rarement et difficilement l'occasion de gagner de l'argent, le campagnard s'empresse d'étaler ses espèces, dont ils trouvent toujours moyen d'escamoter une partie. Ce qu'il y a d'incroyable, c'est qu'on les a vus répéter impunément plusieurs fois un pareil manége dans la même maison. Enfin, et c'est ce qu'il y a de plus scabreux dans leur affaire, ils profitent de ces circonstances et de la connaissance des localités, pour indiquer aux chauffeurs les fermes isolées où il y a de l'argent, et les moyens de s'y introduire; il est inutile de vous dire qu'ils ont ensuite part au gâteau.»
Malgaret me donna encore sur les Bohémiens beaucoup de détails, qui me déterminèrent à quitter immédiatement une aussi dangereuse société.
Il parlait encore en regardant de temps en temps dans la rue, par la fenêtre près de laquelle nous dînions; tout à coup je l'entendis s'écrier: «Parbleu voilà mon homme du Rasphuys de»Gand!!!....» Je regarde à mon tour,.... c'était Christian, marchant fort vite et d'un air très affairé. Je ne pus retenir une exclamation. Malgaret, profitant de l'espèce de trouble où m'avaient jeté ses révélations, n'eut pas de peine à me faire raconter comment je m'étais lié avec les Bohémiens. Me voyant bien déterminé à leur fausser compagnie, il me proposa de l'accompagner à Courtrai, où il avait, disait-il, à faire quelques bonnes parties. Après avoir retiré de mon auberge le peu d'effets que j'y avais apportés de chez la Duchesse, je me mis en route avec mon nouvel associé, mais nous ne trouvâmes pas à Courtrai les paroissiens que Malgaret y comptait rencontrer, et au lieu de leur argent, ce fut le nôtre qui sauta. Désespérant de les voir paraître, nous revînmes à Lille. Je possédais encore une centaine de francs; Malgaret les joua pour notre compte, et les perdit avec ce qui lui restait; j'ai su depuis qu'il s'était entendu pour me dépouiller, avec celui qui jouait contre lui.
Dans cette extrémité, j'eus recours à mes connaissances: quelques maîtres d'armes, auxquels je dis un mot de la position où je me trouvais, donnèrent à mon bénéfice un assaut qui me fournit une centaine d'écus. Muni de cette somme, qui me mettait pour quelque temps à l'abri du besoin, je recommençai à courir les lieux publics, les bals. Ce fut alors que je formai une liaison dont les circonstances et les suites ont décidé du sort de ma vie tout entière. Rien de plus simple que le commencement de cet important épisode de mon histoire. Je rencontre au bal de la Montagne une femme galante, avec laquelle je me trouve bientôt au mieux; Francine, c'était son nom, paraissait m'être fort attachée, elle me faisait à chaque instant des protestations de fidélité, ce qui ne l'empêchait pas de recevoir quelquefois en cachette un capitaine du génie.
Je les surprends un jour, soupant tête à tête chez un traiteur de la place Riourt: transporté de rage, je tombe à grands coups de poing sur le couple stupéfait. Francine, tout échevelée, prend la fuite, mais son partner reste sur la place: plainte en voies de fait; on m'arrête, on me conduit à la prison du Petit Hôtel. Pendant que mon affaire s'instruit, je reçois la visite de quantité de femmes de ma connaissance, qui se font un devoir de me porter des consolations. Francine l'apprend, sa jalousie s'éveille, elle congédie le désastreux capitaine, se désiste de la plainte qu'elle avait d'abord déposée en même temps que lui, et me fait supplier de la recevoir; j'eus la faiblesse d'y consentir. Les juges ont connaissance de ce fait, qu'on envenime, en présentant la déconfiture du capitaine comme un guet-à-pens concerté entre moi et Francine; le jour du jugement arrive, et je suis condamné à trois mois de prison.
Du Petit Hôtel on me transféra à la tour Saint-Pierre, où j'obtins une chambre particulière qu'on appelait l'Œil de Bœuf. Francine m'y tenait compagnie une partie de la journée, et le reste du temps se passait avec les autres détenus. Parmi eux se trouvaient deux anciens sergents-majors, Grouard et Herbaux, ce dernier fils d'un bottier de Lille, tous deux condamnés pour faux, et un cultivateur nommé Boitel, condamné à six années de réclusion pour vol de céréales: ce dernier, père d'une nombreuse famille, se lamentait continuellement d'être enlevé, disait-il, à l'exploitation d'un petit bien que lui seul pouvait faire valoir avantageusement. Malgré le délit dont il s'était rendu coupable, on s'intéressait à lui ou plutôt à ses enfants, et plusieurs habitants de sa commune avaient présenté en sa faveur des demandes de commutation qui étaient demeurées sans résultat; le malheureux se désespérait, répétant souvent qu'il donnerait telle où telle somme pour acheter sa liberté. Grouard et Herbaux, qui restaient à la Tour Saint-Pierre, en attendant le départ de la chaîne, imaginèrent alors d'obtenir sa grâce, au Moyen d'un mémoire qu'ils rédigèrent en commun, ou plutôt ils combinèrent de longue main le plan qui devait m'être si funeste.
Bientôt Grouard se plaignit de ne pas pouvoir travailler tranquillement, au milieu du brouhaha d'une salle qu'il partageait avec dix-huit ou vingt détenus qui chantaient, bavardaient ou se querellaient toute la journée. Boitel, qui m'avait rendu quelques petits services, me pria de prêter ma chambre aux rédacteurs, et je consentis, quoique avec répugnance, à les y laisser quatre heures par jour. Dès le lendemain on s'y installa, et le concierge s'y introduisit plusieurs fois lui-même en secret. Ces allées et venues, le mystère dont on s'entourait, eussent éveillé les soupçons d'un homme familiarisé avec les intrigues de prison; mais, étranger à toutes ces menées, occupé à me divertir à la cantine avec les amis qui venaient me visiter, je m'occupais assez peu de ce qu'on faisait, ou de ce qu'on ne faisait pas à l'Œil de Bœuf.
Au bout de huit jours, on me remercia de mon obligeance, en m'annonçant que le Mémoire était achevé, et qu'on avait l'espoir bien fondé d'obtenir la grâce du pétitionnaire, sans envoyer les pièces à Paris, attendu qu'on se ménageait de puissantes protections auprès du représentant du peuple en mission à Lille. Tout cela ne me paraissait pas fort clair, mais je n'y fis pas grande attention, en songeant que n'étant pour rien dans l'affaire, je n'avais aucune raison de m'en inquiéter; elle prenait cependant une tournure qui eût dû triompher de mon insouciance; quarante-huit heures s'étaient à peine écoulées depuis l'achèvement du Mémoire, que deux frères de Boitel, arrivés tout exprès du pays, vinrent dîner avec lui à la table du concierge. A la fin du repas, une ordonnance arrive et remet un paquet au concierge, qui l'ouvre et s'écrie: «Bonne nouvelle, ma foi!... c'est l'ordre de mise en liberté de Boitel.» A ces mots, on se lève en tumulte, on s'embrasse, on examine l'ordre, on se félicite, et Boitel, qui avait fait partir ses effets la veille, quitte immédiatement la prison sans faire ses adieux à aucun des détenus.
Le lendemain, vers dix heures du matin, l'inspecteur des prisons vient visiter sa maison; le concierge lui montre l'ordre de mise en liberté de Boitel; il ne fait qu'y jeter un coup d'œil, dit que l'ordre est faux, et s'oppose à l'élargissement du prisonnier, jusqu'à ce qu'il en ait été référé à l'autorité. Le concierge annonce alors que Boitel est sorti de la veille. L'inspecteur lui témoigne son étonnement de ce qu'il se soit laissé abuser par un ordre revêtu de signatures qui lui sont inconnues, et finit par le consigner: il part ensuite avec l'ordre, et acquiert bientôt la certitude, qu'indépendamment de la fausseté des signatures, il présente des omissions et des erreurs de formule de nature à frapper la personne la moins familière avec ces sortes de pièces.
On sut bientôt dans la prison que l'inspecteur avait consigné le concierge, pour avoir laissé sortir Boitel sur un faux ordre, et je commençais alors à soupçonner la vérité. Je voulus obliger Grouard et Herbaux à me la dire tout entière, entrevoyant confusément que cette affaire pouvait me compromettre; ils me jurèrent leurs grands dieux, qu'ils n'avaient fait rien autre chose que de rédiger le Mémoire, et qu'ils étaient eux-mêmes étonnés d'un succès si prompt. Je n'en crus pas un mot, mais n'ayant pas de preuves à opposer à ce qu'ils avançaient, il ne me restait qu'à attendre l'événement. Le lendemain je fus mandé au greffe: aux questions du juge d'instruction, je répondis que je ne savais rien touchant la confection du faux ordre, et que j'avais seulement prêté ma chambre, comme le seul endroit tranquille de la prison, pour préparer le Mémoire justificatif. J'ajoutai que tous ces détails pouvaient être attestés par le concierge, qui venait fréquemment dans cette pièce pendant le travail, paraissant s'intéresser beaucoup à Boitel. Grouard et Herbaux furent également interrogés, puis mis au secret; pour moi je conservai ma chambre. A peine y étais-je entré, que le camarade de lit de Boitel vint me trouver, et me déclara toute l'intrigue, que je ne faisais encore que soupçonner.
Grouard entendant Boitel répéter à chaque instant qu'il donnerait volontiers cent écus pour obtenir sa liberté, s'était concerté avec Herbaux sur les moyens de le faire sortir de prison, et ils n'avaient pas trouvé de moyen plus simple que de fabriquer un faux ordre. Boitel fut mis, comme on le pense bien, dans la confidence; seulement on lui dit que comme il y avait plusieurs personnes à gagner, il donnerait quatre cents francs. Ce fut alors qu'on me pria de prêter ma chambre, qui était indispensable pour confectionner le faux ordre, sans être aperçu des autres détenus; le concierge était du reste dans la confidence, à en juger par ses visites fréquentes, et par les circonstances qui avaient précédé et suivi la sortie de Boitel. L'ordre avait été apporté par un ami d'Herbaux, nommé Stofflet. Il paraissait, au surplus, que pour décider Boitel à donner les quatre cents francs, les faiseurs lui avaient persuadé qu'ils partageraient avec moi, quoique je n'eusse rendu d'autre service que de prêter ma chambre.
Instruit de toute la menée, je voulus d'abord décider celui qui me donnait ces détails, à faire sa déclaration, mais il s'y refusa obstinément, en disant qu'il ne voulait pas révéler à la justice un secret confié sous serment, et qu'il ne se souciait pas d'ailleurs de se faire assommer tôt ou tard par les détenus, pour avoir mangé le morceau (révélé). Il me dissuada même de rien découvrir au jugé d'instruction, en m'assurant que je ne courais pas le moindre danger. Cependant on venait d'arrêter Boitel dans son pays; ramené à Lille, et mis au secret, il nomma comme ayant concouru à son évasion, Grouard, Herbaux, Stofflet et Vidocq. Sur ses aveux nous fûmes interrogés à notre tour, et, fort des consultations de prison, je persistai dans mes premières déclarations, tandis que j'eusse pu me tirer à l'instant d'affaire en déposant de tout ce que m'avait appris le camarade de lit de Boitel; j'étais même tellement convaincu qu'il ne pouvait s'élever contre moi aucune charge sérieuse, que je restai atterré, lorsque, voulant sortir à l'expiration de mes trois mois, je me vis écroué comme prévenu de complicité de faux en écritures authentiques et publiques.