Mémoires de Vidocq, chef de la police de Sureté jusqu'en 1827, tome I
Trois évasions.—Les Chauffeurs.—Le suicide.—L'interrogatoire.—Vidocq est accusé d'assassinat.—On le renvoie de la plainte.—Nouvelle évasion.—Départ pour Ostende.—Les contrebandiers.—Vidocq est repris.
Je commençai alors à soupçonner que toute cette affaire pourrait mal tourner pour moi; mais une rétractation qu'il m'était impossible d'appuyer d'aucunes preuves devait m'être plus dangereuse que le silence, il était d'ailleurs trop tard pour songer à le rompre. Toutes ces idées m'agitèrent si vivement, que j'en fis une maladie pendant laquelle Francine me prodigua toute sorte de soins. A peine fus-je convalescent, que ne pouvant supporter plus long-temps l'état d'incertitude où j'étais sur l'issue de mon affaire, je résolus de m'évader, et de m'évader par la porte, bien que cela dût paraître assez difficile. Quelques observations particulières me déterminèrent à choisir cette voie de préférence à toute autre. Le guichetier de la Tour St.-Pierre était un forçat du bagne de Brest, condamné à perpétuité. Lors de la révision des condamnations, d'après le Code de 1791, il avait obtenu une commutation en six années de réclusion dans les prisons de Lille, où il se rendit utile au concierge. Celui-ci, persuadé qu'un homme qui avait passé quatre ans au bagne, était un aigle en fait de surveillance, puisqu'il devait connaître à peu près tous les moyens d'évasion, le promut aux fonctions de guichetier, qu'il croyait ne pas pouvoir mieux confier. C'était cependant sur l'ineptie de ce prodige de finesse que je comptais pour réussir dans mon projet, et il me paraissait d'autant plus facile à tromper, qu'il était plus confiant dans sa perspicacité. Je comptais, en un mot, passer devant lui sous l'uniforme d'un officier supérieur chargé de visiter deux fois par semaine la Tour Saint-Pierre, qui servait aussi de prison militaire.
Francine, que je voyais presque tous les jours, me fit faire les habits nécessaires, qu'elle m'apporta dans son manchon. Je les essayai aussitôt, ils m'allaient à merveille; quelques détenus qui me virent sous ce costume assurèrent qu'il était impossible de ne pas s'y méprendre. Je me trouvais, il est vrai, de la même taille que l'officier dont j'allais jouer le rôle, et le grime me vieillissait de vingt-cinq ans. Au bout de quelques jours, il vient faire sa ronde ordinaire. Pendant qu'un de mes amis l'occupe, sous prétexte d'examiner les aliments, je me travestis à la hâte, et me présente à la porte: le guichetier me tire son bonnet, m'ouvre, et me voilà dans la rue. Je cours chez une amie de Francine, où je devais me rendre dans le cas où je parviendrais à m'évader, et bientôt elle-même vient m'y joindre.
J'étais là fort en sûreté si j'eusse pu me résoudre à m'y tenir caché, mais comment subir un esclavage presque aussi dur que celui de la Tour Saint-Pierre. Depuis trois mois que j'étais enfermé entre quatre murailles, il me tardait de dépenser une activité si long-temps comprimée. J'annonçai l'intention de sortir, et comme chez moi une volonté de fer était toujours l'auxiliaire des fantaisies les plus bizarres, je sortis. Une première excursion me réussit. Le lendemain, au moment où je traversais la rue Écrémoise, un sergent de ville nommé Louis, qui avait eu l'occasion de me voir pendant ma détention, vint à ma rencontre, et me demanda si j'étais libre. Il passait pour une mauvaise pratique; d'un geste il pouvait d'ailleurs réunir vingt personnes.... Je lui dis que j'étais disposé à le suivre, en le priant de me laisser dire adieu à ma maîtresse, qui se trouvait dans une maison rue de l'Hôpital; il y consent, et nous trouvons en effet Francine, qui reste fort surprise de me voir en pareille compagnie: je lui dis qu'ayant réfléchi que mon évasion pourrait me nuire dans l'esprit des juges, je me décidais à retourner à la Tour Saint-Pierre pour y attendre l'issue du procès.
Francine ne comprenait pas d'abord que je lui eusse fait dépenser trois cents francs pour retourner au bout de quatre mois en prison. Un signe la mit au fait, et je trouvai même le moyen de lui dire de me mettre des cendres dans ma poche, pendant que nous prenions un verre de rhum, Louis et moi; puis nous nous mîmes en route pour la prison. Arrivé avec mon guide dans une rue déserte, je l'aveugle avec une poignée de cendres, et regagne mon asile à toutes jambes.
Louis ayant fait sa déclaration, on mit à mes trousses la gendarmerie et les agents de police, y compris un commissaire nommé Jacquard, qui répondit de me prendre dans le cas où je n'aurais pas quitté la ville. Je n'ignorais aucune de ces dispositions, et, au lieu de mettre un peu de circonspection dans mes démarches, j'affectais les plus ridicules bravades. On eût dit que je devais profiter de la prime promise pour mon arrestation. J'étais cependant vigoureusement pourchassé; on va s'en faire une idée.
Jacquard apprend un jour que je devais dîner rue Notre-Dame, dans une maison à parties: il accourt aussitôt avec quatre agents, les laisse au rez-de-chaussée, et monte dans la pièce où je me disposais à me mettre à table avec deux femmes. Un fourrier de recrutement, qui devait former partie carrée n'était point encore arrivé. Je reconnais le commissaire, qui, ne m'ayant jamais vu, ne peut avoir le même avantage; mon travestissement eût d'ailleurs mis en défaut tous les signalements du monde. Sans me troubler nullement, je l'approche, et du ton le plus naturel, je le prie de passer dans un cabinet dont la porte vitrée donnait sur la salle du banquet: «C'est Vidocq que vous cherchez, lui dis-je alors.... Si vous voulez attendre dix minutes, je vous le ferai voir.... Voilà son couvert, il ne peut guère tarder.... Quand il entrera je vous ferai signe; mais, si vous êtes seul, je doute que vous réussissiez à le prendre, car il est armé et décidé à se défendre.—J'ai mes gens sur l'escalier, répondit-il, et s'il s'échappe...—Gardez-vous bien de les y laisser, repris-je avec un empressement affecté..., si Vidocq les aperçoit, il se méfiera de quelque embuscade, et alors adieu l'oiseau.—Mais où les mettre?—Eh! mon Dieu, dans ce cabinet.... Surtout, pas de bruit, car tout manquerait..., et j'ai plus d'intérêt que vous à ce qu'il soit à l'ombre...» Voilà mon commissaire claquemuré avec ses agents dans le cabinet. La porte fort solide est fermée à double tour. Alors, bien certain de fuir à temps, je crie à mes prisonniers: «Vous cherchiez Vidocq.... eh bien! c'est Vidocq qui vous met en cage.... Au revoir.» Et me voilà parti comme un trait, laissant la troupe crier au secours, et faire des efforts inouïs pour sortir du malencontreux cabinet.
Deux escapades du même genre me réussirent encore, mais je finis par être arrêté et reconduit à la Tour St.-Pierre, où, pour plus de sûreté, l'on me mit au cachot avec un nommé Calendrin, qu'on punissait ainsi de deux tentatives d'évasion. Calendrin, qui m'avait connu pendant mon premier séjour en prison, me fit aussitôt part d'une nouvelle tentative qui devait s'effectuer au moyen d'un trou pratiqué dans le mur du cachot des galériens, avec lesquels nous pouvions communiquer. La troisième nuit de ma nouvelle détention, on se mit effectivement en devoir de partir: huit des condamnés, qui passèrent d'abord, furent assez heureux pour n'être pas aperçus du factionnaire, placé à très peu de distance.
Nous restions encore sept. On tira à la courte paille, comme c'est l'usage en pareille occasion, pour savoir qui passerait le premier des sept; le sort m'ayant favorisé, je me déshabillai pour me glisser plus facilement dans l'ouverture, qui était fort étroite; mais, au grand désappointement de tout le monde, j'y restai engagé, de manière à ne pouvoir ni avancer ni reculer. C'est vainement que mes compagnons voulurent m'en arracher à force de bras; j'étais pris comme dans un étau, et la douleur de cette position devint tellement vive, que n'espérant plus de secours de l'intérieur, j'appelai le factionnaire pour lui demander du secours; il approcha avec les précautions d'un homme qui craint une surprise, et me croisa la baïonnette sur la poitrine, en me défendant de faire le moindre mouvement. A ses cris, le poste prit les armes, les guichetiers accoururent avec des torches, et je fus extrait de mon trou, non sans y laisser maints lambeaux de chair. Tout meurtri que j'étais, on me transféra immédiatement à la prison du Petit Hôtel, où je fus mis au cachot, les fers aux pieds et aux mains.
Dix jours après, j'en sortis à force de prières et de promesses de renoncer à toute tentative d'évasion; on me remit avec les autres détenus. Jusqu'alors j'avais vécu avec des hommes qui étaient loin d'être irréprochables, avec des escrocs, des voleurs, des faussaires, mais je me trouvai là confondu avec des scélérats consommés: de ce nombre était un de mes compatriotes, nommé Desfosseux, d'une intelligence singulière, d'une force prodigieuse, et qui, condamné aux travaux forcés dès l'âge de dix-huit ans, s'était évadé trois fois du bagne, où il devait retourner avec la première chaîne. Il fallait l'entendre raconter ses hauts faits aux détenus, et dire froidement que la guillotine pourrait bien faire un jour de sa viande, de la chair à saucisses. Malgré le secret effroi que m'inspira d'abord cet homme, j'aimais à le questionner sur l'étrange profession qu'il avait embrassée, et ce qui m'engageait à frayer plus particulièrement avec lui, c'est que j'espérais toujours qu'il me procurerait des moyens d'évasion. Par le même motif, je m'étais lié avec plusieurs individus arrêtés comme faisant partie d'une bande de quarante à cinquante chauffeurs, qui couraient les campagnes voisines, sous les ordres du fameux Sallambier: c'étaient les nommés Chopine dit Nantais, Louis (de Douai), Duhamel dit le Lillois, Auguste Poissard dit le Provençal, Caron le jeune, Caron le Bossu, et Bruxellois dit l'Intrépide, surnom qu'il mérita depuis par un trait de courage tel qu'on n'en voit pas souvent, dans les bulletins.
Au moment de s'introduire dans une ferme avec six de ses camarades, il passe la main gauche dans une ouverture faite au volet, pour détacher la clavette, mais lorsqu'il veut se retirer, il sent son poignet pris dans un nœud coulant... Eveillés par quelque bruit, les habitants de la ferme lui avaient tendu ce piége: trop faibles, toutefois, pour faire une sortie contre une bande que la renommée grossissait de beaucoup, ils n'eussent pas osé sortir. Cependant l'expédition ayant été retardée, on allait se trouver surpris par le jour...... Bruxellois voit ses camarades, interdits, se regarder entre eux avec hésitation; il lui vient dans l'idée que, pour éviter les révélations, ils vont lui brûler la cervelle.... De la main droite, il saisit un couteau à gaîne, à deux fins, qu'il portait toujours, se coupe le poignet à l'articulation, et s'enfuit avec ses camarades, sans être arrêté par la douleur. Cette scène extraordinaire, dont on a placé le théâtre dans mille endroits différents, s'est réellement passée aux environs de Lille; elle est bien connue dans les département du Nord, où beaucoup de gens se rappellent encore d'avoir vu exécuter, manchot, celui qui en fut le héros.
Présenté par un praticien aussi distingué que mon compatriote Desfosseux, je fus reçu à bras ouverts dans ce cercle de bandits, où du matin au soir on ne faisait que comploter de nouveaux moyens d'évasion. Dans cette circonstance, comme dans beaucoup d'autres, je pus remarquer que, chez les détenus, la soif de la liberté devenant une idée fixe, peut enfanter des combinaisons incroyables pour l'homme qui les discute dans une parfaite tranquillité d'esprit. La liberté!..., tout se rapporte à cette pensée; elle poursuit le détenu pendant ces journées que l'oisiveté rend si longues, pendant ces soirées d'hiver qu'il doit passer dans une obscurité complète, livré aux tourments de son impatience. Entrez dans quelque prison que ce soit, vous entendrez des éclats d'une joie bruyante, vous vous croirez dans un lieu de plaisir......; approchez.....; ces bouches grimacent, mais les yeux ne rient pas, ils restent fixes, hagards: cette gaîté de convention est toute factice dans ses élans désordonnés, comme ceux du chacal qui bondit dans sa cage pour en briser les barreaux.
Sachant cependant à quels hommes ils avaient affaire, nos gardiens nous surveillaient avec un soin qui déjouait tous nos plans: l'occasion qui seule assurait le succès vint enfin s'offrir, et je la saisis avant que mes compagnons, tout fins qu'ils étaient, y eussent même pensé. On nous avait conduits à l'interrogatoire au nombre d'environ dix-huit. Nous nous trouvions dans l'antichambre du juge d'instruction, gardés par des soldats de ligne et par deux gendarmes, dont l'un avait déposé près de moi son chapeau et son manteau, pour entrer au parquet; son camarade l'y suivit bientôt, appelé par un coup de sonnette. Aussitôt je mets le chapeau sur ma tête, je m'enveloppe du manteau, et prenant un détenu sous le bras, comme si je le conduisais satisfaire un besoin, je me présente à la porte; le caporal de garde me l'ouvre, et nous voilà dehors. Mais que devenir sans argent, et sans papiers? Mon camarade gagne la campagne; pour moi, au risque d'être encore pris, je retourne chez Francine, qui, dans la joie de me revoir, se décide à vendre ses meubles, pour fuir avec moi en Belgique. Cette résolution s'exécuta. Nous allions partir, lorsqu'un incident des plus inattendus, et que mon inconcevable insouciance explique seule, vint tout bouleverser.
La veille du départ, je rencontre, à la brune, une femme de Bruxelles, nommée Élisa, avec laquelle j'avais eu des rapports intimes. Elle me saute en quelque sorte au cou, m'emmène souper avec elle, en triomphant d'une faible résistance, et me garde jusqu'au lendemain matin. Je fis accroire à Francine, qui me cherchait de tous côtés, que, poursuivi par des agents de police, j'avais été forcé de me jeter dans une maison d'où je n'avais pu sortir qu'au point du jour. Elle en fut d'abord convaincue; mais le hasard lui ayant fait découvrir que j'avais passé la nuit chez une femme, sa jalousie sans bornes éclata en reproches sanglants contre mon ingratitude; dans l'excès de sa fureur, elle jura qu'elle allait me faire arrêter. Me faire mettre en prison, c'était assurément le mode le plus sûr de s'assurer contre mes infidélités; mais Francine étant femme à le faire comme elle le disait, je crus prudent de laisser s'évaporer sa colère, sauf à reparaître au bout de quelques temps, pour partir avec elle, comme nous en étions convenus. Ayant cependant besoin de mes effets, et ne voulant pas les lui demander, dans la crainte d'une nouvelle explosion, je me rends seul à l'appartement que nous occupions, et dont elle avait la clef. Je force un volet; je prends ce qui m'était nécessaire, et je disparais.
Cinq jours se passent: vêtu en paysan, je quitte l'asile que je m'étais choisi dans un faubourg; j'entre en ville, et me présente chez une couturière, amie intime de Francine, dont je comptais employer la médiation pour nous réconcilier. Cette femme me reçoit d'un air tellement mêlé d'embarras, que, craignant de la gêner en l'exposant à se compromettre, je la prie seulement d'aller chercher ma maîtresse. —Oui!.... me dit-elle, d'un air tout-à-fait extraordinaire, et sans lever les yeux sur moi. Elle sort. Resté seul, je réfléchissais à ce singulier accueil....
On frappe; j'ouvre, croyant recevoir Francine dans mes bras,.... c'est une nuée de gendarmes et d'agents de police qui fondent sur moi, me saisissent, me garrottent, et me conduisent devant le magistrat de sûreté, qui débute par me demander où j'avais logé depuis cinq jours. Ma réponse fut courte; je n'eusse jamais compromis les personnes qui m'avaient reçu. Le magistrat me fit observer que mon obstination à ne vouloir donner aucune explication pourrait me devenir funeste, qu'il y allait de ma tête, etc., etc. Je n'en fis que rire, croyant voir dans cette phrase une manœuvre pour arracher des aveux à un prévenu en l'intimidant. Je persistai donc à me taire; et l'on me ramena au Petit Hôtel.
A peine ai-je mis le pied dans le préau, que tous les regards se fixent sur moi. On s'appelle, on se parle à l'oreille; je crois que mon travestissement cause tout ce mouvement, et je n'y fais pas plus d'attention. On me fait monter dans un cabanon, où je reste seul, sur la paille, les fers aux pieds. Au bout de deux heures, paraît le concierge, qui, feignant de me plaindre et de prendre intérêt à moi, m'insinue que mon refus de déclarer où j'avais passé les cinq derniers jours pourrait me nuire dans l'esprit des juges. Je reste inébranlable. Deux heures se passent encore: le concierge reparaît avec un guichetier, qui m'ôte les fers, et me fait descendre au greffe, où je suis attendu par deux juges. Nouvel interrogatoire, même réponse. On me déshabille de la tête aux pieds; on m'applique surabondamment sur l'épaule droite une claque à tuer un bœuf, pour faire paraître la marque, dans le cas où j'aurais été antérieurement flétri; mes vêtements sont saisis, décrits dans le procès-verbal déposé au greffe; et je remonte dans mon cabanon, couvert d'une chemise de toile à voiles et d'un surtout mi-partie gris et noir, en lambeaux, qui pouvait avoir usé deux générations de détenus.
Tout cela commençait à me donner à réfléchir. Il était évident que la couturière m'avait dénoncé; mais dans quel intérêt? Cette femme n'avait aucun grief contre moi; malgré ses emportements, Francine y eût regardé à deux fois avant de me dénoncer; et si je m'étais retiré pendant quelques jours, c'était réellement moins par crainte que pour éviter de l'irriter par ma présence. Pourquoi d'ailleurs ces interrogatoires réitérés, ces phrases mystérieuses du concierge, ce dépôt de vêtements?... Je me perdais dans un dédale de conjectures. En attendant, j'étais au secret le plus rigoureux, et j'y restai vingt-cinq mortels jours. On me fit alors subir l'interrogatoire suivant, qui me mit sur la voie:
—Comment vous appelez-vous?
—Eugène-François Vidocq.
—Quelle est votre profession?
—Militaire.
—Connaissez-vous la fille Francine Longuet?
—Oui; c'est ma maîtresse.
—Savez-vous où elle est en ce moment?
—Elle doit être chez une de ses amies, depuis qu'elle a vendu ses meubles.
—Comment se nomme cette amie?
—Madame Bourgeois.
—Où demeure-t-elle?
—Rue Saint-André, maison du boulanger.
—Depuis combien de temps aviez-vous quitté la fille Longuet quand vous avez été arrêté?
—Depuis cinq jours.
—Pourquoi l'aviez-vous quittée?
—Pour éviter sa colère; elle savait que j'avais passé la nuit avec une autre femme, et, dans un accès de jalousie, elle me menaçait de me faire arrêter.
—Avec quelle femme avez-vous passé cette nuit?
—Avec une ancienne maîtresse.
—Comment se nomme-t-elle?
—Élisa... je ne lui ai jamais connu d'autre nom.
—Où demeure-t-elle?
—A Bruxelles, où elle est, je crois, retournée.
—Où sont les effets que vous aviez chez la fille Longuet?
—Dans un lieu que j'indiquerai, si besoin est.
—Comment avez-vous pu les reprendre, étant brouillé avec elle, et ne voulant pas la voir.
—A la suite de notre querelle, dans le café où elle m'avait retrouvé, elle me menaçait à chaque instant de crier à la garde pour me faire arrêter. Connaissant sa mauvaise tête, je m'enfuis par des rues détournées, et gagnai la maison; elle n'était pas encore rentrée; c'est sur quoi je comptais; mais ayant besoin de quelques-uns de mes effets, je forçai un volet pour entrer dans l'appartement, où je pris ce qui m'était nécessaire. Vous me demandiez tout à l'heure où étaient ces effets: je vais vous le dire maintenant: ils sont rue Saint-Sauveur, chez un nommé Duboc, qui en déposera.
—Vous ne dites pas la vérité.... Avant de quitter Francine chez elle, vous avez eu ensemble une querelle très vive.... On assure que vous avez exercé sur elle des voies de fait?...
—C'est faux.... Je n'ai point vu Francine chez elle après la querelle; par conséquent, je ne l'ai pas maltraitée.... Elle peut le dire!!!
—Reconnaissez-vous ce couteau?
—Oui: c'est celui avec lequel je mangeais ordinairement.
—Vous voyez que la lame et le manche sont couverts de sang?... Cet aspect ne vous cause aucune impression?... Vous vous troublez!...
—Oui, repris-je, avec agitation, mais qu'est-il donc arrivé à Francine?... Dites-le moi, et je vous donnerai tous les éclaircissements possibles.
—Ne vous est-il rien arrivé de particulier, lorsque vous êtes venu enlever vos effets?
—Absolument rien, que je me rappelle au moins.
—Vous persistez dans vos déclarations?
—Oui.
—Vous en imposez à la justice.... Pour vous laisser le temps de réfléchir sur votre position et aux suites de votre obstination, je suspends votre interrogatoire; je le reprendrai demain.... Gendarmes, veillez avec soin sur cet homme.... Allez!
Il se faisait tard quand je rentrai dans mon cabanon; on m'apporta ma ration; mais l'agitation où m'avait jeté cet interrogatoire ne me permit pas de manger; il me fut aussi impossible de dormir, et je passai la nuit sans fermer l'œil. Un crime avait été commis; mais sur qui?... Par qui?... Pourquoi me l'imputait-on?... Je me faisais ces questions pour la millième fois, sans pouvoir y trouver de solution raisonnable, quand on vint me chercher le lendemain afin de continuer mon interrogatoire. Après les questions d'usage, une porte s'ouvrit, et deux gendarmes entrèrent, soutenant une femme.... C'était Francine.... Francine, pâle, défigurée, à peine reconnaissable. En me voyant, elle s'évanouit. Je voulus m'approcher d'elle, les gendarmes me retinrent. On l'emporta. Je restai seul avec le juge d'instruction, qui me demanda si la présence de cette malheureuse ne me décidait pas à tout avouer. Je protestai de mon innocence, en assurant que j'ignorais jusqu'à la maladie de Francine. On me reconduisit en prison; mais le secret fut levé, et je pus enfin espérer que j'allais connaître, dans tous ses détails, l'événement dont je me trouvais si singulièrement victime. Je questionnai le concierge; il resta muet. J'écrivis à Francine; on me prévint que les lettres que je lui adresserais seraient arrêtées au greffe. On m'annonça en même temps qu'elle était consignée à la porte. J'étais sur des charbons ardents: je m'avisai enfin de mander un avocat, qui, après avoir pris connaissance des pièces de la procédure, m'apprit que j'étais prévenu d'assassinat sur la personne de Francine.... Le jour même où je l'avais quittée, on l'avait trouvée expirante, frappée de cinq coups de couteau, et baignée dans le sang. Mon départ précipité; l'enlèvement furtif de mes effets, qu'on savait que j'avais transportés d'un endroit dans un autre, comme pour les dérober aux recherches de la justice; l'effraction du volet de l'appartement; les traces d'escalade, portant l'empreinte de mes pas; tout tendait à me faire considérer comme le coupable; mon travestissement déposait encore contre moi. On pensait que je n'étais venu déguisé que pour m'assurer qu'elle était morte sans m'accuser. Une particularité qui eût tourné à mon avantage, dans toute autre circonstance, aggravait encore les charges qui s'élevaient contre moi: dès que les médecins lui avaient permis de parler, Francine avait déclaré qu'elle s'était frappée elle-même, dans le désespoir de se voir abandonnée par un homme auquel elle avait tout sacrifié. Mais son attachement pour moi rendait son témoignage suspect; et l'on était convaincu qu'elle ne tenait ce langage que pour me sauver.
Mon avocat avait cessé de parler depuis un quart d'heure;..... je l'écoutais encore comme un homme agité par le cauchemar. A vingt ans, je me trouvais sous le poids de la double accusation de faux et d'assassinat, sans avoir trempé dans aucun de ces deux crimes!!!...... J'agitai même dans mon esprit, si je ne me pendrais pas aux barreaux du cabanon, avec un lien de paille........................................ J'en faillis devenir fou. Je finis cependant par me remettre assez bien, pour réunir tous les faits nécessaires à ma justification. Dans les interrogatoires postérieurs à celui que j'ai rapporté, on avait beaucoup insisté sur le sang dont le commissionnaire que j'avais pris pour transporter mes effets assurait avoir vu mes mains couvertes; ce sang venait d'une blessure que je m'étais faite en cassant le carreau pour ouvrir le volet, et je pouvais produire deux témoins à l'appui de cette assertion. Mon avocat, auquel je fis part de tous mes moyens de défense, m'assura que, réunis à la déclaration de Francine, qui seule n'eût été d'aucun poids, ils assuraient mon renvoi de la plainte, ce qui arriva effectivement peu de jours après. Francine, bien que très faible encore, vint aussitôt me voir, et me confirma tous les détails que m'avait révélé l'interrogatoire.
Je me trouvais ainsi débarrassé d'un poids énorme, sans être toutefois entièrement tiré d'inquiétude; mes évasions réitérées avaient retardé l'instruction de l'affaire de faux dans laquelle je me trouvais impliqué, et rien n'en indiquait le terme, Grouard ayant à son tour brûlé la politesse au concierge. L'issue de l'accusation dont je venais de triompher m'avait cependant fait concevoir quelque espoir, et je ne songeais nullement à m'évader, lorsque vint s'en offrir une occasion que je saisis pour ainsi dire instinctivement. Dans la chambre où l'on m'avait placé, se trouvaient des détenus de passage; en venant en chercher deux un matin, pour les livrer à la correspondance, le concierge oublie de fermer la porte; je m'en aperçois: descendre au rez-de-chaussée, tout examiner, est l'affaire d'un instant. Le jour ne faisait que paraître, et les détenus étant tous endormis, je n'avais rencontré personne sur l'escalier, personne à la porte non plus; je la franchis, mais le concierge, qui boit l'absinthe dans un cabaret situé en face de la prison, m'aperçoit, et s'élance à ma poursuite, en criant à tue-tête: Arrête! arrête! Il avait beau crier, les rues étaient encore désertes, et l'espoir de la liberté me donnait des ailes. En quelques minutes, je fus hors de la vue du concierge, et bientôt j'arrivai dans une maison du quartier Saint-Sauveur, où j'étais bien sûr qu'on ne songerait pas à venir me relancer. Il fallait d'un autre côté quitter au plus vite Lille, où j'étais trop connu pour pouvoir rester plus long-temps en sûreté.
A la tombée de la nuit, on fut à la découverte, et j'appris que les portes étaient fermées. On ne sortait que par le guichet, où se trouvaient à poste fixe des agents de police et des gendarmes déguisés, pour observer tout ce qui se présentait. Ne pouvant sortir par la porte, je me décidai à me sauver en descendant des remparts, et, connaissant parfaitement la place, je me rendis à dix heures du soir sur le bastion Notre-Dame, que je croyais l'endroit le plus favorable à l'exécution de mon projet. Après avoir attaché à un arbre, la corde que j'avais fait acheter tout exprès, je me laissai glisser; bientôt le poids de mon corps m'entraînant plus vite que je ne l'avais calculé, le froissement de la corde devint si brûlant pour mes mains, que je fus obligé de la lâcher à quinze pieds du sol. En tombant, je me foulai si fortement le pied droit, que lorsqu'il fut question de sortir des fossés, je crus que je n'y parviendrais jamais. Des efforts inouïs m'en tirèrent enfin, mais arrivé sur le revêtement, il me fut impossible d'aller plus loin.
J'étais là, jurant fort éloquemment contre les fossés, contre la corde, contre la foulure, ce qui ne me tirait pas du tout d'embarras, lorsque vint à passer près de moi un homme avec une de ces brouettes si communes dans la Flandre. Un écu de six francs, le seul que je possédasse, et que je lui offris, le détermina à me charger sur sa brouette et à me conduire au village voisin. Arrivé chez lui, il me déposa sur son lit, et s'empressa de me frictionner le pied avec de l'eau-de-vie et du savon; sa femme le secondait de son mieux, en regardant toutefois avec quelque étonnement mes vêtements souillés de la fange des fossés. On ne me demandait aucune explication, mais je voyais bien qu'il en faudrait donner, et ce fut pour m'y préparer, que, feignant d'avoir grand besoin de repos, je priai mes hôtes de me laisser un instant. Deux heures après, je les appelai comme un homme qui s'éveille, et je leur dis en peu de mots, qu'en montant des tabacs de contrebande par le rempart, j'avais fait une chute; mes camarades, poursuivis par les douaniers, avaient été forcés de m'abandonner dans le fossé; j'ajoutai que je remettais mon sort entre leurs mains. Ces braves gens, qui détestaient les douaniers aussi cordialement qu'aucun habitant de quelque frontière que ce soit, m'assurèrent qu'ils ne me trahiraient pas pour tout au monde. Pour les sonder, je demandai s'il n'y aurait pas moyen de me faire transporter chez mon père, qui demeurait de l'autre côté; ils répondirent que ce serait m'exposer, qu'il valait beaucoup mieux attendre que quelques jours m'eussent un peu remis. J'y consentis; pour écarter tous les soupçons, il fut même convenu que je passerais pour un parent en visite. Personne ne fit au surplus la moindre observation.
Tranquille de ce côté, je commençai à réfléchir à mes affaires, et au parti que j'avais à prendre. Il fallait évidemment quitter le pays et passer en Hollande. Cependant, pour exécuter ce projet, l'argent était indispensable, et outre ma montre, que j'avais offerte à mon hôte, je me voyais à la tête de quatre livres dix sous. Je pouvais bien recourir à Francine, mais on ne devait pas manquer de la faire épier de près: lui adresser le moindre message, c'était vouloir se perdre. Il fallait au moins attendre que l'ardeur des premières recherches fût appaisée. J'attendis. Quinze jours se passèrent, au bout desquels je me décidai enfin à écrire un mot à Francine; j'en chargeai mon hôte, en lui disant que cette femme, servant d'intermédiaire aux contrebandiers, il était bon de ne la voir qu'avec mystère. Il remplit parfaitement sa mission, et revint le soir avec cent vingt francs en or. Le lendemain, je pris congé de mes hôtes, dont les prétentions furent excessivement modestes; six jours après j'arrivai à Ostende.
Mon intention, comme à mon premier voyage dans cette ville, était de passer en Amérique ou dans l'Inde, mais je n'y trouvai que des caboteurs danois ou hambourgeois, qui refusèrent de me prendre sans papiers. Cependant le peu d'argent que j'avais emporté de Lille s'épuisait à vue d'œil, et j'allais me retrouver encore dans une de ces positions avec lesquelles on se familiarise plus ou moins, mais qui n'en restent pas moins fort désagréables. L'argent ne donne certainement ni le génie, ni les talents, ni l'intelligence, mais la tranquillité d'esprit, l'aplomb qu'il procure permettent de suppléer à toutes ces qualités, tandis que, faute de ce même aplomb, elles se neutralisent chez beaucoup d'individus. Il en résulte que dans le moment où l'on aurait le plus besoin de toutes les ressources de son esprit pour se procurer de l'argent, on se trouve privé de ces ressources par le fait même du manque d'argent. J'étais évidemment placé dans la dernière de ces catégories; cependant il fallait dîner: opération souvent beaucoup plus difficile que ne l'imaginent ces heureux du siècle qui croient qu'il ne faut pour cela que de l'appétit.
On m'avait fréquemment parlé de la vie aventureuse et lucrative des contrebandiers de la côte; des détenus me l'avaient même vantée avec enthousiasme, car cet état s'exerce quelquefois par passion, même de la part d'individus que leur fortune et leur position devraient détourner d'une carrière aussi périlleuse. Pour moi, j'avoue que je n'étais nullement séduit par la perspective de passer des nuits entières au bord des falaises, au milieu des rochers, exposé à tous les vents connus, et de plus aux coups de fusil des douaniers.
Ce fut donc avec une véritable répugnance que je me dirigeai vers la maison d'un nommé Peters, qu'on m'avait désigné comme faisant la fraude, et pouvant m'embaucher. Une mouette clouée sur la porte, les ailes étendues, comme ces chats-huants et ces tiercelets, qu'on voit à l'entrée de beaucoup de chaumières, me fit aisément reconnaître son domicile. Je trouvai le patron dans une espèce de cave, qu'aux cables, aux voiles, aux avirons, aux hamacs et aux tonneaux qui l'encombraient, on eût pris pour l'entrepont d'un navire. Du milieu de l'épaisse atmosphère de fumée qui l'environnait, il me regarda d'abord, avec une méfiance qui me parut de mauvais augure; mes pressentiments se réalisèrent bientôt, car à peine lui eus-je fait mes offres de service, qu'il tomba sur moi à grands coups de bâton. J'aurais pu certainement résister avec avantage, mais l'étonnement m'avait en quelque sorte ôté l'idée de me défendre. Je voyais d'ailleurs dans la cour une demi-douzaine de matelots et un énorme chien de Terre-Neuve, qui eussent pu me faire un mauvais parti. Jeté dans la rue, je cherchais à m'expliquer cette singulière réception quand il me vint dans l'idée, que Peters pouvait m'avoir pris pour un espion, et traité comme tel.
Cette réflexion me décida à retourner chez un marchand de genièvre, auquel j'avais inspiré assez de confiance pour qu'il m'indiquât cette ressource; il commença par rire un peu de ma mésaventure, et finit par me communiquer un mot de passe, qui devait me donner un libre accès auprès de Peters. Muni de ces instructions, je m'acheminai de nouveau vers le redoutable domicile, après avoir toutefois rempli mes poches de grosses pierres, qui, en cas de nouvelle algarade, pouvaient servir à protéger ma retraite. Ces munitions restèrent heureusement inutiles. A ces mots: Gare aux requins (douaniers), je fus reçu d'une manière presque amicale; car mon agilité, ma force, me rendaient un sujet précieux dans cette profession, où l'on est souvent obligés de transporter précipitamment d'un point à un autre les plus lourds fardeaux. Un Bordelais, qui faisait partie de la troupe, se chargea de me former, et de m'enseigner les ruses du métier; mais je devais être appelé à exercer avant que mon éducation fût bien avancée.
Je couchais chez Peters avec douze ou quinze contrebandiers hollandais, danois, suédois, portugais ou russes; il n'y avait point là d'Anglais, et nous n'étions que deux Français. Le surlendemain de mon installation, au moment où chacun gagnait son grabat ou son hamac, Peters entra tout à coup dans notre chambre à coucher, qui n'était autre chose qu'une cave contiguë à la sienne, et tellement remplie de barriques et de ballots, que nous avions peine à trouver place, pour suspendre les hamacs. Peters avait quitté son costume ordinaire, qui était celui d'un ouvrier calfat ou voilier. Avec un bonnet de crin et une chemise de laine rouge, rattachée sur la poitrine par une épingle en argent, qui servait en même temps à déboucher la lumière des armes à feu, il portait une paire de ces grosses bottes de pêcheurs, qui montent jusqu'au haut de la cuisse, ou se baissent à volonté au-dessous du genou.
«Hop! hop! cria-t-il de la porte, en frappant la terre de la crosse de sa carabine, branle-bas!!! branle-bas!... nous dormirons un autre jour.... On a signalé l'Écureuil pour la marée du soir.... Faut voir ce qu'il a dans le ventre...., de la mousseline ou du tabac.... Hop! hop!... Arrivez mes marsouins!...»
En un clin d'œil tout le monde fut debout. On ouvrit une caisse d'armes; chacun se munit d'une carabine ou d'un tromblon, de deux pistolets et d'un coutelas ou d'une hache d'abordage, et nous partîmes, après avoir bu quelques verres d'eau-de-vie et de rack: les gourdes avaient été remplies. En ce moment, la troupe n'était guères composée que de vingt personnes; mais nous étions rejoints ou attendus d'un endroit à l'autre par des individus isolés, de manière que, arrivés au bord de la mer, nous nous trouvions au nombre de quarante-sept, non compris deux femmes et quelques paysans des villages voisins, venus avec des chevaux de somme qu'on avait cachés dans le creux d'un rocher.
Il était nuit close: le vent tournait à chaque instant, et la mer brisait avec tant de force, que je ne comprenais pas qu'aucun bâtiment pût s'approcher sans être jeté à la côte. Ce qui me confirmait dans cette idée, c'est qu'à la lueur des étoiles, je voyais un petit bâtiment courir des bordées, comme s'il eût craint de laisser arriver. On m'expliqua depuis que cette manœuvre n'avait pour but que de s'assurer que toutes les dispositions pour le débarquement étaient terminées, et qu'il ne présentait aucun danger. En effet, Peters ayant allumé une lanterne à réflecteur dont il avait chargé l'un de nous, et qu'il éteignit aussitôt, l'Écureuil éleva à sa hune un fanal qui ne fit que briller et disparaître, comme un ver-luisant dans les nuits d'été. Nous le vîmes ensuite arriver vent arrière, et s'arrêter à une portée de fusil de l'endroit où nous nous trouvions. Notre troupe se partagea alors en trois pelotons, dont deux furent placés cinq cents pas en avant, pour maintenir les douaniers, s'il leur prenait fantaisie de se présenter. Les hommes de ces pelotons furent ensuite espacés sur le terrain, ayant attachée au bras gauche, une ficelle qui correspondait de l'un à l'autre. En cas d'alerte, on se prévenait par une légère secousse; et chacun ayant l'ordre de répondre à ce signal par un coup de fusil, il s'établissait sur toute la ligne une fusillade qui ne laissait pas d'inquiéter les douaniers. Le troisième peloton, dont je faisais partie, resta au bord de la mer, pour protéger le débarcadaire, et donner un coup demain au chargement.
Tout étant ainsi disposé, le chien de Terre-Neuve, dont j'ai déjà parlé, et qui se trouvait de la compagnie, s'élança au commandement au milieu des vagues écumeuses, et nagea vigoureusement dans la direction de l'Écureuil; un instant après, nous le vîmes reparaître, tenant à la gueule un bout de câble. Peters s'en saisit vivement, et commença à le tirer à lui, en nous faisant signe de l'aider. J'obéis machinalement à cet ordre. Au bout de quelques brasses, je m'aperçus qu'à l'extrémité du câble, étaient attachés, en forme de chapelet, douze petits tonneaux, qui nous arrivèrent en flottant. Je compris alors que le bâtiment se dispensait ainsi d'approcher plus près de terre, au risque de se perdre sur les brisants.
En un instant, les tonneaux, enduits d'une matière qui les rendait imperméables, furent détachés et chargés sur des chevaux qu'on évacua aussitôt sur l'intérieur des terres. Un second envoi se fit avec le même succès; mais au moment où nous recevions le troisième, quelques coups de feu nous annoncèrent que nos postes étaient attaqués: «Voilà le commencement du bal, dit tranquillement Peters. Il faut voir qui dansera....» et, reprenant sa carabine, il joignit les postes qui s'étaient déjà réunis. La fusillade devint très vive; elle nous coûta deux hommes tués, quelques autres furent légèrement blessés. Au feu des douaniers, on voyait aisément qu'ils nous étaient supérieurs en nombre; mais, effrayés, craignant une embuscade, ils n'osèrent pas nous aborder, et nous effectuâmes notre retraite, sans qu'ils fissent la moindre tentative pour la troubler. Dès le commencement du combat, l'Écureuil avait levé l'ancre et gagné le large, dans la crainte que le feu n'attirât dans ces parages la croisière du gouvernement. On me dit qu'il achèverait probablement de débarquer sa cargaison sur un autre point de la côte, où les expéditeurs avaient de nombreux correspondants.
De retour chez Peters, où l'on n'arriva qu'à l'aube du jour, je me jetai dans mon hamac, et n'en sortis qu'au bout de quarante-huit heures; les fatigues de la nuit, l'humidité qui avait constamment pénétré mes habits, en même temps que l'exercice me mettait tout en sueur, l'inquiétude de ma nouvelle position, tout se réunissait pour m'abattre. La fièvre me saisit. Lorsqu'elle fut passée, je déclarai à Peters que je trouvais décidément le métier trop pénible, et qu'il me ferait plaisir de me donner mon congé. Il prit la chose beaucoup plus tranquillement que je ne m'y attendais et me fit même compter une centaine de francs. J'ai su depuis qu'il m'avait fait suivre pendant quelques jours, pour s'assurer si je prenais la route de Lille, où je lui avais annoncé que je retournais.
Je pris effectivement le chemin de cette ville, tourmenté par un désir puéril de revoir Francine, et de la ramener avec moi en Hollande, où je formais le projet d'un petit établissement. Mais mon imprudence fut bientôt punie: deux gendarmes, qui étaient à boire dans un cabaret, m'aperçurent traversant la rue; il leur vient à l'idée de courir après moi pour me demander mes papiers. Ils me joignent au détour d'une rue; le trouble que me cause leur apparition les décide à m'arrêter sur ma physionomie. On me met dans la prison de la brigade. Je cherchais déjà des moyens d'évasion, lorsque j'entends dire aux gendarmes: «Voilà la correspondance de Lille....... A qui à marcher?.....» Deux hommes de la brigade de Lille arrivent eh effet devant la prison, et demandent s'il y a du gibier. «Oui, répondent ceux qui m'avaient arrêté..... Nous avons là un nommé Léger (j'avais pris ce nom), que nous avons trouvé sans papiers.» On ouvre la porte, et le brigadier de Lille, qui m'avait vu souvent au Petit Hôtel, s'écrie: «Eh! parbleu! c'est Vidocq!» Il en fallut bien convenir. Je partis: et quelques heures après, j'entrai dans Lille entre mes deux gardes-du-corps.
CHAPITRE VI.
Les clefs d'étain.—Les Saltimbanques.—Vidocq hussard.—Il est repris.—Le siége du cachot.—Jugement.—Condamnation.
Je retrouvai au Petit Hôtel la plupart des détenus qu'avant mon évasion j'avais vu mettre en liberté. Quelques-uns n'avaient fait, pour ainsi dire, qu'une courte absence. Ils se trouvaient arrêtés sous la prévention de nouveaux crimes ou de nouveaux délits. De ce nombre était Calandrin, dont j'ai parlé plus haut: élargi le 11, il avait été repris le 14, comme prévenu de vol avec effraction et de complicité avec les chauffeurs, dont le nom seul inspirait alors un effroi général. Sur la réputation que m'avaient value mes diverses évasions, ces gens-là me recherchèrent comme un homme sur lequel on pouvait compter. De mon côté, je ne pouvais guères m'éloigner d'eux. Accusés de crimes capitaux, ils avaient un intérêt puissant à garder le secret sur nos tentatives, tandis que le malheureux, prévenu d'un simple délit, pouvait nous dénoncer, dans la crainte de se trouver compromis dans notre évasion: telle est la logique des prisons. Cette évasion n'était toutefois rien moins que facile; on en jugera par la description de nos cachots: sept pieds carrés, des murs épais d'une toise, revêtus de madriers croisés et boulonnés en fer; une croisée de deux pieds sur trois, fermée de trois grilles placées l'une à la suite de l'autre; la porte doublée en fer battu. Avec de telles précautions, un geôlier pouvait se croire sûr de ses pensionnaires: on mit pourtant sa surveillance en défaut.
J'étais dans un des cachots du second avec un nommé Duhamel. Moyennant six francs, un détenu, qui faisait le service de guichetier, nous fournit deux scies à refendre, un ciseau à froid et deux tire-fonds. Nous avions des cuillers d'étain; le concierge ignorait probablement l'usage qu'en pouvaient faire des prisonniers; je connaissais la clef des cachots, elle était la même pour tous ceux du même étage; j'en exécutai le modèle avec une grosse carotte, puis je fabriquai un moule avec de la mie de pain et des pommes de terre. Il fallait du feu, nous en obtînmes en fabriquant un lampion avec un morceau de lard et des lambeaux de bonnet de coton. Enfin la clef fut coulée en étain; mais elle n'allait pas encore, et ce ne fut qu'après plusieurs essais et de nombreuses retouches, qu'elle fut en état de servir. Maîtres ainsi des portes, il nous fallait encore pratiquer un trou dans le mur contigu aux greniers de l'Hôtel-de-ville. Un nommé Sallambier, qui occupait le dernier des cachots de l'étage, trouva moyen de pratiquer ce trou, en coupant un des madriers. Tout était disposé pour l'évasion; elle devait avoir lieu le soir, lorsque le concierge vint m'annoncer que mon temps de cachot étant expiré j'allais être remis avec les autres prisonniers.
Jamais faveur ne fut peut-être reçue avec moins d'enthousiasme que celle-là. Je voyais tous mes préparatifs perdus, et je pouvais attendre encore long-temps une circonstance aussi favorable. Il me fallut cependant en prendre mon parti, et suivre le concierge, qui me faisait donner au Diable avec ses félicitations. Ce contretemps m'affectait même à un tel point, que tous les détenus s'en aperçurent. Un d'eux étant parvenu à m'arracher le secret de ma consternation, me fit des observations fort justes sur le danger que je courais en fuyant avec des hommes tels que Sallambier et Duhamel, qui ne resteraient peut-être pas vingt-quatre heures sans commettre un assassinat. Il m'engagea en même temps à les laisser partir et à attendre qu'une autre occasion se présentât. Je suivis ce conseil, et m'en trouvai bien, je poussai même la précaution jusqu'à faire dire à Duhamel et à Sallambier, qu'on les soupçonnait, qu'ils n'avaient pas un moment à perdre pour se sauver. Ils prirent l'avis au pied de la lettre, et deux heures après ils étaient allés rejoindre une bande de quarante-sept chauffeurs, dont vingt-huit furent exécutés le mois suivant à Bruges.
L'évasion de Duhamel et de Sallambier fit grand bruit dans la prison et même dans la ville. On en trouvait les circonstances tout-à-fait extraordinaires; mais ce que le concierge y voyait de plus surprenant, c'est que je n'eusse pas été de la partie. Il fallut cependant réparer le dégât: des ouvriers arrivèrent, et l'on posa au bas de l'escalier de la tour un factionnaire, avec ordre de ne laisser passer qui que ce fût. L'idée me vint de violer adroitement la consigne, et de sortir par cette même brêche qui avait dû servir à ma fuite.
Francine, qui venait me voir tous les jours, m'apporte trois aunes de ruban tricolore, que je l'envoie chercher tout exprès. D'un morceau, je me fais une ceinture, je garnis mon chapeau du reste, et je passe, ainsi affublé, devant le factionnaire, qui, me prenant pour un officier municipal, me présente les armes. Je monte rapidement les escaliers; arrivé à l'ouverture, je la trouve gardée par deux factionnaires placés, l'un dans le grenier de l'Hôtel-de-ville, l'autre dans le corridor de la prison. Je dis à ce dernier qu'il est impossible qu'un homme ait pu passer par cette ouverture; il me soutient le contraire; et, comme si je lui eusse donné le mot, son camarade ajoute que j'y passerais tout habillé. Je témoigne le désir d'essayer; je me glisse dans l'ouverture, et me voilà dans le grenier. Feignant de m'être blessé au passage, je dis à mes deux homme que, puisque je suis de ce côté, je vais descendre tout de suite à mon cabinet. «En ce cas, répond celui qui se trouvait dans le grenier, attendez que je vous ouvre la porte.» Il tourne en effet la clef dans la serrure; en deux sauts je franchis les escaliers de l'Hôtel-de-ville, et je suis dans la rue, encore décoré de mes rubans tricolores, qui m'eussent fait arrêter de nouveau, si le jour n'eût pas été sur son déclin.
J'étais à peine dehors, que le geôlier, qui ne me perdait jamais de vue, demanda: «Où est Vidocq?» On lui répondit que j'étais à faire un tour de cour; il voulut s'en assurer par lui-même, mais ce fut en vain qu'il me chercha, en m'appelant à grands cris dans tous les coins de la maison; je n'avais garde de répondre: une perquisition officielle n'eut pas plus de succès, aucun détenu ne m'avait vu sortir. On put s'assurer bientôt que je ne me trouvais plus en prison, mais comment étais-je parti? Voilà ce que tout le monde ignorait, jusqu'à Francine, qui assurait le plus ingénument du monde ne savoir où j'étais passé, car elle m'avait apporté le ruban sans connaître l'usage que j'en voulais faire. Elle fut cependant consignée; mais cette mesure ne fit rien découvrir, les soldats qui m'avaient laissé passer s'étant bien gardés de se vanter de leur prouesse.
Pendant qu'on poursuivait ainsi les prétendus auteurs de mon évasion, je sortais de la ville, et je gagnais Courtrai, où l'escamoteur Olivier et le saltimbanque Devoye m'enrôlèrent dans leur troupe pour jouer la pantomime; je vis là plusieurs détenus évadés, dont le costume de caractère, qu'ils ne quittaient jamais, par la raison toute simple qu'ils n'en avaient pas d'autres, servait merveilleusement à dérouter la police. De Courtrai nous revînmes à Gand, d'où l'on partit bientôt pour la foire d'Enghien. Nous étions dans cette dernière ville depuis cinq jours, et la recette, dont j'avais ma part, donnait fort bien, lorsqu'un soir, au moment d'entrer en scène, je fus arrêté par des agents de police: j'avais été dénoncé par le Paillasse, furieux de me voir passer chef d'emploi. On me ramena encore une fois à Lille, où j'appris avec un vif chagrin que la pauvre Francine avait été condamnée à six mois de détention, comme coupable d'avoir favorisé mon évasion. Le guichetier Baptiste, dont tout le crime était de m'avoir pris pour un officier supérieur, et de m'avoir respectueusement laissé sortir en cette qualité de la Tour Saint-Pierre, le malencontreux Baptiste était également incarcéré pour le même délit. Une charge terrible élevée contre lui, c'est que les prisonniers, enchantés de trouver l'occasion de se venger, assuraient qu'une somme de cent écus lui avait fait prendre un jeune homme de dix-neuf ans pour un vieux militaire menacé de la cinquantaine.
Pour moi, l'on me transféra dans la prison du département à Douai, où je fus écroué comme un homme dangereux; c'est dire qu'on me mit immédiatement au cachot, les fers aux pieds et aux mains. Je retrouvai là mon compatriote Desfosseux, et un jeune homme nommé Doyennette, condamné à seize ans de fers, pour complicité dans un vol avec effraction commis avec son père, sa mère et deux de ses frères, âgés de moins de quinze ans. Ils étaient depuis quatre mois dans le cachot où l'on venait de m'installer moi-même, couchés sur la paille, rongés de vermine, et ne vivant que de pain de fèves et d'eau. Je commençai donc par faire venir des provisions, qui furent dévorées en un instant. Nous causâmes ensuite de nos affaires, et mes commensaux m'annoncèrent que depuis une quinzaine de jours ils pratiquaient sous le pavé du cachot un trou qui devait aboutir au niveau de la Scarpe, qui baigne les murs de la prison. Je regardai d'abord l'entreprise comme fort difficile: il fallait percer un mur de cinq pieds d'épaisseur, sans éveiller les soupçons du concierge, dont les visites fréquentes ne nous eussent pas permis de laisser voir le moindre gravois provenant de nos travaux.
Nous éludâmes ce premier obstacle en jetant par la fenêtre grillée qui donnait sur la Scarpe, chaque poignée de terre ou de ciment que nous retirions de notre mine. Desfosseux avait d'ailleurs trouvé le moyen de dériver nos fers, et nous en travaillions avec bien moins de fatigue et de difficulté. L'un de nous était toujours dans le trou, qui se trouvait déjà assez grand pour recevoir un homme. Nous croyions enfin être au terme de nos travaux et de notre captivité, lorsqu'en sondant, nous reconnûmes que les fondations, que nous croyions faites en pierres ordinaires, étaient composées d'assises de grès de la plus grande dimension. Cette circonstance nous força à agrandir notre galerie souterraine, et pendant une semaine nous y travaillâmes sans relâche. Afin de dissimuler l'absence de celui d'entre nous qui se trouvait à la besogne quand on faisait la ronde, nous avions soin de remplir de paille sa veste et sa chemise, et de placer ce mannequin dans l'attitude d'un homme endormi.
Après cinquante-cinq jours et autant de nuits d'un travail opiniâtre, nous touchions enfin au but; il ne s'agissait plus que de déplacer une pierre, et nous étions au bord de la rivière. Une nuit, nous nous décidâmes à tenter l'événement: tout paraissait nous favoriser; le concierge avait fait sa tournée de meilleure heure qu'à l'ordinaire, et un brouillard épais nous donnait la certitude que le factionnaire du pont ne nous apercevrait pas. La pierre ébranlée cède à nos efforts réunis, elle tombe dans le souterrain; mais l'eau s'y précipite en même temps, comme chassée par l'écluse d'un moulin. Nous avions mal calculé nos distances, et notre trou se trouvant à quelques pieds au-dessous du niveau de la rivière, il fut en quelques minutes inondé. Nous voulûmes d'abord plonger dans l'ouverture, mais la rapidité du courant ne nous le permit pas; nous fûmes même contraints d'appeler du secours, sous peine de rester dans l'eau toute la nuit. A nos cris, le concierge, les guichetiers, accourent et restent frappés d'étonnement, en se voyant dans l'eau jusqu'à mi-jambe. Bientôt tout se découvre, le mal se répare, et nous sommes enfermés chacun dans un cachot donnant sur le même corridor.
Cette catastrophe me jeta dans des réflexions assez tristes, dont je fus bientôt tiré par la voix de Desfosseux. Il me dit en argot que rien n'était désespéré, et que son exemple devait me donner du courage. Ce Desfosseux était, il est vrai, doué d'une force de caractère que rien ne pouvait dompter: jeté demi-nu sur la paille, dans un cachot où il pouvait à peine se coucher, chargé de trente livres de fers, il chantait encore à gorge déployée, et ne songeait qu'au moyen de s'évader pour faire de nouveau quelque mauvais coup: l'occasion ne tarda pas à se présenter.
Dans la même prison que nous, se trouvaient détenus le concierge du Petit Hôtel de Lille et le guichetier Baptiste, accusés tous deux d'avoir favorisé mon évasion à prix d'argent. Le jour de leur jugement étant arrivé, le concierge fut acquitté; mais on ajourna l'arrêt de Baptiste, le tribunal ayant réclamé un complément d'instruction, dans lequel je devais être entendu. Le pauvre Baptiste vint alors me voir, et me supplia de dire la vérité. Je ne donnai d'abord que des réponses évasives, mais Desfosseux m'ayant dit que cet homme pouvait nous servir, et qu'il fallait le ménager, je lui promis de faire ce qu'il désirait. Grandes protestations de reconnoissance et offres de services. Je le pris au mot: j'exigeai qu'il m'apportât un couteau et deux grands clous, dont Desfosseux m'avait dit avoir besoin; et une heure après je les avais. En apprenant que je m'étais procuré ces objets, celui-ci fit autant de cabrioles que le lui permit l'exiguïté de son local et le poids de ses fers; Doyennette se livrait également à la joie la plus vive, et comme la gaîté est en général communicative, je me sentais tout aise sans trop savoir pourquoi.
Lorsque ses transports se furent un peu calmés, Desfosseux me dit enfin de regarder si dans la voûte de mon cachot il ne se trouvait pas cinq pierres plus blanches que les autres; sur ma réponse affirmative, il me dit de sonder les joints avec la pointe du couteau. Je reconnus alors que le ciment des joints avait été remplacé par de la mie de pain, blanchie avec des râclures, et Desfosseux m'apprit que le détenu qui occupait avant moi le cachot où je me trouvais avait ainsi tout disposé pour déranger les pierres et se sauver, lorsqu'on l'avait transféré dans une autre partie de la prison. Je passai alors le couteau à Desfosseux, et il s'occupait avec activité à s'ouvrir un passage jusqu'à mon cachot, quand nous éprouvâmes la même avanie que mon prédécesseur. Le concierge, ayant eu vent de quelque chose, nous changea de domicile, et nous plaça tous trois dans un cachot donnant sur la Scarpe; nous y étions enchaînés ensemble, de telle manière que le moindre mouvement de l'un se communiquait aussitôt aux deux autres: supplice affreux quand il se prolonge, puisqu'il en résulte une privation absolue de sommeil. Au bout de deux jours, Desfosseux nous voyant accablés, se décida à user d'un moyen qu'il n'employait que dans les grandes occasions, et qu'il avait même l'habitude de réserver pour les travaux préparatoires de l'évasion.
Comme un grand nombre de forçats, il portait toujours dans l'anus un étui rempli de scies: muni de ces outils, il se mit à la besogne, et en moins de trois heures nous vîmes tomber nos fers, que nous jetâmes par la croisée dans la rivière. Le concierge étant venu voir un instant après si nous étions tranquilles, faillit tomber à la renverse en nous trouvant sans fers. Il nous demanda ce que nous en avions fait; nous répondîmes par des plaisanteries. Bientôt arriva le commissaire des prisons, escorté d'un huissier-audiencier, nommé Hurtrel. Il nous fallut subir un nouvel interrogatoire, et Desfosseux impatienté s'écria: «Vous demandez où sont nos fers?... Eh! les vers les ont mangés, et ils mangeront ceux que vous nous remettrez!...» Le commissaire des prisons, voyant alors que nous possédions cette fameuse herbe à couper le fer, qu'aucun botaniste n'a encore découverte, nous fit déshabiller et visiter de la tête aux pieds; puis on nous chargea de nouveaux fers, qui furent également coupés la nuit suivante, car on n'avait pas trouvé le précieux étui. Cette fois-ci nous nous réservâmes le plaisir de les jeter à terre en présence du commissaire et de l'huissier Hurtrel, qui ne savaient plus qu'en penser. Le bruit se répandit même dans la ville, qu'il y avait dans la maison d'arrêt un sorcier qui brisait ses fers en les touchant. Pour couper court à tous ces contes, et surtout pour éviter d'appeler l'attention des autres prisonniers sur les moyens de se débarrasser de leurs fers, l'accusateur public donna l'ordre de nous enfermer, seulement en nous gardant avec un soin particulier, recommandation qui ne nous empêcha pas de quitter Douai plus tôt qu'il ne s'y attendait, et que nous ne nous y attendions nous-mêmes.
Deux fois par semaine, on nous laissait nous entretenir avec nos avocats dans un corridor, dont une porte donnait dans le tribunal; je trouvai le moyen de prendre l'empreinte de la serrure, Desfosseux fabriqua une clef, et un beau jour que mon avocat était occupé avec un autre client, accusé de deux assassinats, nous sortîmes tous trois sans être aperçus. Deux autres portes que nous rencontrâmes furent enfoncées en un clin d'œil, et la prison fut bientôt loin derrière nous. Cependant une inquiétude m'agitait: six francs composaient tout notre avoir, et je ne voyais pas trop le moyen d'aller loin avec ce trésor; j'en dis un mot à mes compagnons, qui se regardèrent avec un rire sinistre; j'insistai; ils m'annoncèrent que la nuit suivante ils comptaient s'introduire, à l'aide d'effraction, dans une maison de campagne des environs, dont ils connaissaient parfaitement toutes les issues.
Ce n'était pas là mon compte, plus qu'avec les Bohémiens. J'avais bien entendu profiter de l'expérience de Desfosseux pour m'évader, mais il ne m'était jamais venu dans l'idée de m'associer avec un pareil scélérat; j'évitai toutefois d'entrer dans aucune explication. Le soir nous nous trouvions près d'un village de la route de Cambrai; nous n'avions rien pris depuis le déjeûner des prisonniers, et la faim devenait importune; il s'agissait d'aller chercher des aliments au village. L'aspect de mes compagnons demi-nus pouvant éveiller les soupçons, il fut convenu que j'irais à la provision. Je me présente donc dans une auberge, d'où, après avoir pris du pain et de l'eau-de-vie, je sors par une autre porte que celle où j'étais entré, me dirigeant ainsi vers le point opposé à celui où j'avais laissé les deux hommes dont il m'importait tant de me débarrasser. Je marche toute la nuit et ne m'arrête qu'au point du jour, pour dormir quelques heures dans une meule de foin.
Quatre jours après, j'étais à Compiégne, me dirigeant toujours vers Paris, où j'espérais trouver des moyens d'existence, en attendant que ma mère me fît parvenir quelques secours. A Louvres, rencontrant un détachement de hussards noirs, je demandai au maréchal-des-logis s'il ne serait pas possible de prendre du service; il me répondit qu'on n'engageait pas; le lieutenant, auquel je m'adressai ensuite, me fit la même objection, mais, touché de mon embarras, il consentit à me prendre pour panser les chevaux de remonte qu'il venait chercher à Paris. J'acceptai avec empressement. Un bonnet de police et un vieux doliman qu'on me donna m'évitèrent toute question à la barrière, et j'allai loger à l'École militaire avec le détachement, que je suivis ensuite à Guise, où se trouvait le dépôt. En arrivant dans cette ville, on me présenta au colonel, qui, bien que me soupçonnant déserteur, me fit engager sous le nom de Lannoy, que je pris sans pouvoir en justifier par aucun papier. Caché sous ce nouvel uniforme, perdu dans les rangs d'un régiment nombreux, je me croyais tiré d'affaire, et je songeais déjà à faire mon chemin comme militaire, lorsqu'un malheureux incident vint me replonger dans l'abîme.
En rentrant un matin au quartier, je suis rencontré par un gendarme qui, de la résidence de Douai, était passé à celle de Guise. Il m'avait vu si souvent et si long-temps, qu'il me reconnaît au premier coup d'œil; il m'appelle. Nous étions au milieu de la ville: impossible de songer à fuir. Je vais droit à lui, et, payant d'effronterie, je feins d'être enchanté de le revoir. Il répond à mes avances, mais d'un air gêné qui me semble de mauvaise augure. Sur ces entrefaites vient à passer un hussard de mon escadron, qui me voyant avec ce gendarme, s'approche et me dit: «Eh bien! Lannoy, est-ce que tu te fais des affaires avec les chapeaux bordés?—Lannoy? dit le gendarme avec étonnement.—Oui, c'est un nom de guerre.—C'est ce que nous allons voir,» reprend-il en me saisissant au collet. Il faut alors le suivre en prison. On constate mon identité avec les signalements déposés à la brigade, et l'on me dirige aussitôt sur Douai, par correspondance extraordinaire.
Ce dernier coup m'abattit complétement: les nouvelles qui m'attendaient à Douai n'étaient guères propre à me relever: j'appris que Grouard, Herbaux, Stofflet et Boitel, avaient décidé par la voie du sort, qu'un seul d'entre eux prendrait sur lui l'exécution du faux, mais comme ce faux ne pouvait avoir été l'ouvrage d'une seule personne, ils avaient imaginé de m'accuser, me punissant ainsi de ce que je les avais un peu chargés dans mes derniers interrogatoires; j'appris de plus que le détenu qui pouvait déposer à ma décharge était mort. Si quelque chose eût pu me consoler, c'était de m'être séparé à temps de Desfosseux et de Doyennette, qui avaient été arrêtés quatre jours après notre évasion, encore munis d'objets volés avec effraction, dans la boutique d'un mercier de Pont-à-Marcq. Je les revis bientôt, et comme ils paraissaient étonnés de ma brusque disparition, je leur expliquai que l'arrivée d'un gendarme dans l'auberge où j'étais à acheter les provisions m'avait forcé de fuir au hasard. Encore une fois réunis, nous revînmes à des projets d'évasion, que rendait plus intéressants l'approche de nos jugements respectifs.
Un soir, nous vîmes arriver un convoi de prisonniers, dont quatre, qui avaient les fers, furent placés dans la même chambre que nous. C'étaient les frères Duhesme, riches fermiers de Bailleul, où ils avaient joui de la meilleure réputation, jusqu'à ce qu'un incident imprévu vînt dévoiler leur conduite. Ces quatre individus, doués d'une force prodigieuse, étaient à la tête d'une bande de chauffeurs, qui avait jeté l'effroi dans les environs, sans qu'on pût découvrir aucun de ceux qui la composaient. Les propos de la petite fille d'un des Duhesme éventa enfin la mine. Cette enfant, étant à causer chez une voisine, s'avisa de dire qu'elle avait eu bien peur la nuit dernière.—«Et de quoi? demanda la voisine un peu curieuse.—Oh! papa est encore venu avec des hommes noirs.—Quels hommes noirs?—Des hommes avec qui papa sort bien souvent la nuit,.... et puis ils reviennent au jour, et on compte de l'argent sur une couverture.... Ma mère éclaire avec une lanterne, et ma tante Geneviève aussi, parce que mes oncles sont avec les hommes noirs.... J'ai demandé un jour à ma mère ce que tout cela voulait dire...., elle m'a répondu: Soyez discrète, ma fille, votre père a la poule noire, qui lui apporte de l'argent, mais ce n'est que la nuit, et pour ne pas l'effaroucher, il faut avoir le visage aussi noir que ses plumes. Soyez discrète; si vous disiez un mot de ce que vous avez vu, la poule noire ne reviendrait plus.» On a déjà compris que ce n'était pas pour recevoir cette poule mystérieuse, mais pour se rendre méconnaissables, que les Duhesme se barbouillaient le visage avec du noir de fumée. La voisine, qui le pensait également, fit part de ses soupçons à son mari; celui-ci questionna à son tour la petite fille, et bien convaincu que les favoris de la poule noire n'étaient autres que des chauffeurs, il fit sa déclaration aux autorités; on prit alors si bien ses mesures, que la bande fut arrêtée, toute travestie, au moment où elle partait pour une nouvelle expédition.
Le plus jeune des Duhesme portait dans la semelle de ses souliers une lame de couteau, qu'il avait trouvé moyen d'y cacher, dans le trajet de Bailleul à Douai. Informé que je connaissais parfaitement les êtres de la prison, il me fit part de cette circonstance, en me demandant s'il ne serait pas possible d'en tirer parti pour une évasion. J'y songeais, lorsqu'un juge de paix, accompagné de gendarmes, vint faire la plus stricte perquisition dans notre chambre, et sur nos personnes. Personne d'entre nous n'en connaissant le motif, je crus toutefois prudent de cacher dans ma bouche, une petite lime qui ne me quittait jamais, mais un des gendarmes ayant vu le mouvement, s'écria: Il vient de l'avaler! Quoi? Tout le monde se regarde, et nous apprenons qu'il s'agit de retrouver un cachet qui avait servi à timbrer le faux ordre de mise en liberté de Boitel. Soupçonné, comme on vient de le voir, de m'en être emparé, je suis transféré à la prison de l'Hôtel-de-Ville, et mis au cachot, enchaîné de manière que ma main droite tenait à la jambe gauche, et la main gauche à la jambe droite. Le cachot était de plus tellement humide, qu'en vingt minutes la paille qu'on m'avait jetée était humide comme si on l'eût trempée dans l'eau.
Je restai huit jours dans cette effroyable position, et l'on ne se décida à me réintégrer dans la prison ordinaire que lorsque l'on eut la certitude qu'il était impossible que j'eusse rendu le cachet par les voies ordinaires. En apprenant cette nouvelle, je feignis, comme cela se pratique toujours en pareil cas, d'être excessivement faible, et de pouvoir supporter à peine l'éclat du grand jour. L'insalubrité du cachot rendait cette disposition toute naturelle; les gendarmes donnèrent donc complétement dans le panneau, et poussèrent la complaisance jusqu'à me couvrir les yeux d'un mouchoir; nous partons en fiacre. Chemin faisant, j'abats le mouchoir, j'ouvre la portière avec cette dextérité qui n'a point encore rencontré d'égale, et je saute dans la rue; les gendarmes veulent me suivre, mais embarrassés dans leurs sabres et dans leurs bottes fortes, ils sortent à peine de la voiture, que j'en suis déjà loin. Je quitte aussitôt la ville, et toujours décidé à m'embarquer, je gagne Dunkerque avec l'argent que venait de me faire passer ma mère. Là, je fais connaissance avec le subrécargue d'un brick suédois, qui me promit de me prendre à son bord.
En attendant le moment du départ, mon nouvel ami me proposa de l'accompagner à Saint-Omer, où il allait traiter d'une forte partie de biscuit. Sous mes habits de marin, je ne devais pas craindre d'être reconnu: j'acceptai; il ne m'était d'ailleurs guères possible de refuser un homme auquel j'allais avoir tant d'obligations. Je fis donc le voyage, mais mon caractère turbulent ne m'ayant pas permis de rester étranger à une querelle qui s'éleva dans l'auberge, je fus arrêté comme tapageur, et conduit au violon. Là on me demanda mes papiers; je n'en avais pas, et mes réponses ayant fait présumer que je pouvais être un évadé de quelque prison des environs, on me dirigea le lendemain sur la maison centrale de Douai, sans que je pusse même faire mes adieux au subrécargue, qui dut être bien étonné de l'aventure. A Douai, l'on me déposa de nouveau dans la prison de l'Hôtel-de-Ville; le concierge eut d'abord pour moi quelques égards; ses attentions ne furent pas toutefois de longue durée. A la suite d'une querelle avec les guichetiers, dans laquelle je pris une part trop active, on me jeta dans un cachot noir, pratiqué sous la tour de la ville. Nous étions là cinq détenus, dont un, déserteur, condamné à mort, ne parlait que de se suicider; je lui dis qu'il ne s'agissait pas de cela, et qu'il fallait plutôt chercher les moyens de sortir de cet épouvantable cachot, où les rats, courant comme les lapins dans une garenne, venaient manger notre pain, et nous mordaient la figure pendant notre sommeil. Avec une baïonnette escamotée à l'un des gardes nationaux soldés qui faisaient le service de la prison, nous commençâmes un trou à la muraille, dans une direction où nous entendions un cordonnier battre la semelle. En dix jours et autant de nuits, nous avions déjà six pieds de profondeur; le bruit du cordonnier semblait s'approcher. Le onzième jour, au matin, en retirant une brique, j'aperçus le jour; c'était celui d'une croisée donnant sur la rue, et éclairant une pièce contiguë à notre cachot, où le concierge mettait ses lapins.
Cette découverte nous donna de nouvelles forces, et la visite du soir terminée, nous retirâmes du trou toutes les briques déjà détachées; il y en avait peut-être deux voitures, attendu l'épaisseur du mur. On les plaça derrière la porte du cachot, qui s'ouvrait en dedans, de manière à la barricader; puis on se mit à l'ouvrage avec tant d'ardeur, que le jour nous surprit, lorsque le trou, large de six pieds à l'orifice, n'en avait que deux à son extrémité. Bientôt arriva le geôlier avec les rations; trouvant de la résistance, il ouvrit le guichet et entrevit l'amas de briques; son étonnement fut extrême. Il nous somma cependant d'ouvrir: sur notre refus, la garde arriva, puis le commissaire des prisons, puis l'accusateur public, puis des officiers municipaux revêtus d'écharpes tricolores. On parlementa: pendant ce temps-là, un de nous continuait à travailler dans le trou, que l'obscurité ne permettait pas d'apercevoir. Peut-être allions-nous échapper avant qu'on n'eût forcé la porte, quand un événement imprévu vint nous enlever ce dernier espoir.
En venant donner à manger aux lapins, la femme du concierge remarqua des gravats nouvellement tombés sur le carreau. Dans une prison, rien n'est indifférent: elle examina soigneusement la muraille, et bien que les dernières briques eussent été replacées de manière à masquer le trou, elle reconnut qu'elles avaient été disjointes: elle crie, la garde arrive; d'un coup de crosse on dérange l'édifice de nos briques, et nous sommes cernés. Des deux côtés, on nous crie de déblayer la porte et de nous rendre, sans quoi l'on va tirer sur nous. Retranchés derrière les matériaux, nous répondons que le premier qui entrera sera assommé à coups de briques et de fers. Tant d'exaspération étonne les autorités; on nous laisse quelques heures pour la calmer. A midi, un officier municipal reparaît au guichet, qui n'avait pas cessé d'être gardé comme le trou, et nous offre une amnistie. Elle est acceptée; mais à peine avons-nous enlevé nos chevaux de frise, qu'on tombe sur nous à coups de crosse, à coups de plats de sabre et de trousseaux de clefs; il n'est pas jusqu'au dogue du concierge qui ne se mette de la partie. Il me saute aux reins, et dans un instant je suis couvert de morsures. On nous traîne ainsi dans la cour, où un peloton de quinze hommes nous tient couchés en joue, pendant qu'on rive nos fers. L'opération terminée, on me jette dans un cachot encore plus affreux que celui que je quittais; et ce n'est que le lendemain, que l'infirmier Dutilleul (aujourd'hui gardien à l'hospice de Saint-Mandé) vint panser les morsures et les contusions dont j'étais couvert.
J'étais à peine remis de cette secousse, lorsqu'arriva le jour de notre jugement, que mes évasions réitérées et celles de Grouard, qui s'enfuyait au moment où l'on me reprenait, faisaient différer depuis huit mois. Les débats s'ouvrent, et je me vois perdu: mes coaccusés me chargeaient avec une animosité qui s'expliquait par mes révélations tardives, bien qu'elles m'eussent été inutiles, et qu'elles n'eussent nullement aggravé leur position. Boitel déclare se rappeler que je lui ai demandé combien il donnerait pour être hors de prison; Herbaux convient d'avoir fabriqué le faux ordre, sans y avoir toutefois apposé les signatures; mais il ajoute que c'est sur mon défi qu'il l'a confectionné, et que je m'en suis aussitôt emparé, sans que lui, Herbaux, y attachât la moindre importance. Les écrivains-jurés déclaraient du reste que rien n'indiquait que j'eusse coopéré matériellement au crime; toutes les charges élevées contre moi se bornaient donc à l'allégation sans preuves que j'avais fourni ce malheureux cachet. Cependant Boitel, qui reconnaissait avoir sollicité le faux ordre, Stofflet, qui l'avait apporté au concierge, Grouard, qui avait au moins assisté à toute l'opération, sont acquittés, et l'on nous condamne, Herbaux et moi, à huit ans de fers.
Voici l'expédition de ce jugement: je la reproduis textuellement ici, en réponse aux contes que la malveillance ou la niaiserie ont fait et font circuler encore: les uns répandent que j'ai été condamné à mort, à la suite de nombreux assassinats; les autres affirment que j'ai long-temps été le chef d'une bande qui arrêtait les diligences; les plus modérés donnent comme certaine ma condamnation aux travaux forcés à perpétuité, pour vol à l'aide d'escalade et d'effraction; on est allé jusqu'à dire que plus tard j'avais provoqué des malheureux au crime, pour faire briller ma vigilance en les jetant, quand bon me semblait, aux tribunaux: comme s'il manquait de vrais coupables à poursuivre! Sans doute, des faux frères, comme il s'en trouve partout, même parmi les voleurs, m'instruisaient quelquefois des projets de leurs complices; sans doute, pour constater le crime en même temps qu'on le prévenait, il fallait souvent tolérer un commencement d'exécution; car les malfaiteurs consommés ne laissent jamais prise sur eux que par le flagrant délit: mais, je le demande, y a-t-il là rien qui ressemble à la provocation! Cette imputation partit de la police, où je comptais plus d'un envieux: cette imputation tombe devant la publicité des débats judiciaires, qui n'eussent pas manqué de révéler les infamies qu'on me reproche; elle tombe devant l'état des opérations de la brigade de sûreté que je dirigeais. Ce n'est pas quand on a fait ses preuves, qu'on recourt au charlatanisme, et la confiance des administrateurs habiles qui ont précédé M. Delavau à la préfecture, me dispensait d'aussi misérables expédients. Il est heureux, disaient un jour, en parlant de moi, à M. Anglès, des agents qui avaient échoué dans une affaire où j'avais réussi: Eh! bien, dit-il en leur tournant le dos, soyez heureux.
On ne m'a fait grâce que du parricide; je n'ai cependant jamais encouru ni subi, je le déclare, que le jugement ci-dessous rapporté; mes lettres de grâce en font foi: et lorsque j'affirme que je n'avais point coopéré à ce misérable faux, on doit m'en croire, puisqu'il ne s'agissait, en définitive, que d'une mauvaise plaisanterie de prison, qui, prouvée, donnerait lieu tout au plus aujourd'hui à l'application d'une peine correctionnelle. Mais ce n'était pas le complice douteux d'un faux ridicule qu'on frappait, c'était sur le détenu remuant, indocile, audacieux, sur le chef de tant de complots d'évasion, qu'il fallait faire un exemple: je fus sacrifié.
Jugement.
«Au nom de la République française, une et indivisible;
»Vu, par le tribunal criminel du département du Nord, l'acte d'accusation dressé le vingt-huit vendémiaire an cinquième, contre les nommés Sébastien Boitel, âgé de quarante ans environ, laboureur, demeurant à Annoulin; César Herbaux, âgé de vingt ans, ci-devant sergent-major dans les chasseurs de Vandamme, demeurant à Lille; Eugène Stofflet, âgé de vingt-trois ans, marchand-frippier, demeurant à Lille; Jean-François Grouard, âgé de dix-neuf ans et demi, conducteur en second des transports militaires, demeurant à Lille; et François Vidocq, natif d'Arras, âgé de vingt-deux ans, demeurant à Lille; prévenus de faux en écriture publique et authentique, par le directeur du jury de l'arrondissement de Cambrai, dont la teneur suit:
»Le soussigné, juge au tribunal civil du département du Nord, faisant les fonctions de directeur du jury de l'arrondissement de Cambrai, pour les empêchements du titulaire, expose qu'en vertu du jugement rendu le sept fructidor dernier par le tribunal criminel du département du Nord, cassant et annulant les actes d'accusation dressés les vingt et vingt-six germinal dernier, par le directeur du jury de l'arrondissement de Lille, à la charge des nommés César Herbaux, François Vidocq, Sébastien Boitel, Eugène Stofflet et Brice Coquelle, accusés présents, et André Bordereau, accusé contumace, tous prévenus d'être auteurs ou complices d'un crime de faux en écriture publique et authentique, à effet de procurer l'évasion dudit Sébastien Boitel de la maison d'arrêt dite la Tour Pierre, à Lille, où il était détenu, et en particulier ledit Brice Coquelle d'avoir, au moyen de ce faux, fait évader le prisonnier confié à sa garde comme concierge de ladite maison d'arrêt; tous les prévenus, avec les pièces qui les concernent, auraient été renvoyés devant le soussigné pour être soumis à un nouveau jury d'accusation; que, dans l'examen desdites pièces, il aurait aperçu que le nommé Jean-François Grouard, détenu en la maison d'arrêt dite la Tour Pierre, impliqué dans la procédure, aurait été oublié par le directeur du jury susdit, pourquoi, sur les conclusions du commissaire du pouvoir exécutif, et en vertu de l'ordonnance du vingt-quatre fructidor susdit, il aurait décerné mandat d'amener contre ledit Grouard, et, par suite, après l'avoir entendu, mandat d'arrêt, comme prévenu de complicité dudit faux; qu'aucune partie plaignante ne s'étant présentée dans les deux jours de la remise des prévenus en la maison d'arrêt de cet arrondissement, le soussigné a procédé à l'examen des pièces relatives aux causes de la détention et arrestation de tous les prévenus; qu'ayant vérifié la nature du délit dont ils sont prévenus respectivement, il avait trouvé que ces délits étaient de nature à mériter peine afflictive ou infamante, et qu'en conséquence, après avoir entendu le commissaire du pouvoir exécutif, il a rendu cejourd'hui une ordonnance par laquelle il a traduit tous lesdits prévenus devant le jury spécial d'accusation; en vertu de cette ordonnance, le soussigné a dressé le présent acte d'accusation pour, après les formalités requises par la loi, être présenté audit jury;
»Le soussigné déclare, en conséquence, qu'il résulte de l'examen des pièces, et notamment des procès-verbaux dressés par le greffier du tribunal de paix de la quatrième section de la commune de Lille, le dix-neuf nivose dernier, et les neuf et vingt-quatre prairial suivant, par le juge de paix du midi, de la commune de Douai, lesquels procès-verbaux sont annexés au présent acte,
»Que le nommé Sébastien Boitel détenu en la maison d'arrêt dite la Tour Pierre, à Lille, aurait été mis en liberté en vertu d'un prétendu arrêté du comité de législation et tribunal de cassation, daté de Paris le vingt brumaire, quatrième année de la république, signé Carnot, Lesage-Cenault et Le Coindre, au dos duquel se trouve l'attache du représentant du peuple Talot, adressé audit Brice Coquelle; que cet arrêté et l'attache susdite, dont ce dernier a fait usage pour sa défense, n'ont point été donnés par le comité de législation et par ledit représentant Talot; que de là il est constant que cet arrêté et l'attache présentent un faux en écriture publique et authentique, que le faux décèle même de la seule inspection de la pièce arguée, en ce que l'intitulé porte: Arrêté du Comité de législation, Tribunal de cassation, intitulé ridicule, qui confond dans une même autorité deux autorités différentes;
»Que le neuf prairial dernier, il a été trouvé dans un des cachots de la maison d'arrêt de Douai, un cachet de cuivre sans manche, caché sous le pied d'un lit; que ledit Vidocq avait couché dans le cachot précédemment; que ce cachet est le même que celui qui se trouve apposé sur l'acte faux, et présente identiquement la même empreinte; que, lors de la visite que ledit juge de paix du midi de Douai fit le jour précédent, du cachot où ledit Vidocq était alors, on entendit, en retournant la literie, tomber quelque chose, ayant son de cuivre, or ou argent; que Vidocq se précipita dessus, il parvint à soustraire l'effet tombé, en y substituant un morceau de lime qu'il montra; qu'il avait été vu précédemment avec le cachet par lesdits Herbaux et Stofflet, à qui il a avoué d'avoir été lieutenant du bataillon dont le cachet porte le nom;
»Que lesdits Herbaux, François Vidocq, Sébastien Boitel, Eugène Stofflet, Brice Coquelle, André Bordereau et Jean-François Grouard, sont prévenus d'être les auteurs et complices dudit faux, et d'avoir par là facilité l'évasion dudit Sébastien Boitel de la maison d'arrêt où il était détenu en vertu d'un jugement de condamnation à la détention;
»Que ledit Brice Coquelle est en outre prévenu d'avoir, au moyen de ce faux arrêté, fait évader de ladite maison d'arrêt, ledit Sébastien Boitel, confié à sa garde comme concierge de ladite maison d'arrêt; que ledit Brice Coquelle était convenu, devant le directeur du jury de Lille, d'avoir mis ledit Sébastien Boitel en liberté le trois frimaire dernier, en vertu de la pièce arguée de faux;
»Que cette pièce lui avait été remise par Stofflet, qui la lui avait apportée; qu'il l'avait reconnue devant le juge de paix pour en avoir été le porteur, que ledit Stofflet était venu à la prison cinq à six fois dans l'espace de dix jours, que c'était toujours après Herbaux qu'il demandait, et qu'il restait deux à trois heures avec lui; que Herbaux et Boitel étaient ensemble dans la même prison, et que ledit Stofflet parlait également à l'un comme à l'autre; que le prétendu arrêté lui était adressé, et qu'il n'a pu le suspecter de faux, ne connaissant pas les signatures; que ledit Stofflet était convenu qu'il était soupçonné d'avoir porté une lettre à la Tour Pierre, mais que cela était faux, qu'il a bien été différentes fois en ladite maison d'arrêt, pour parler à Herbaux, mais qu'il ne lui avait jamais porté de lettres, et que Brice Coquelle en imposait, en disant qu'il l'avait reconnu, devant le juge de paix, pour lui avoir remis un faux ordre, en vertu duquel Sébastien Boitel avait été mis en liberté;
»Que François Vidocq avait déclaré n'avoir connu Boitel qu'en prison, qu'il savait que ce dernier en était sorti en vertu d'un ordre apporté à Coquelle, qui buvait bouteille avec les frères de Coquelle, et Prévôt, autre détenu, avait été souper avec eux au cabaret de la Dordreck, et que Coquelle et Prévôt n'étaient rentrés que vers minuit; qu'il déclara au juge de paix de Douai, que le cachet trouvé sous le pied du lit ne venait pas de lui, qu'il n'avait pas servi dans le bataillon dont le cachet porte le nom, et qu'il ne savait pas si ce bataillon avait été incorporé dans un de ceux où il avait servi; que s'il a fait de la résistance, lors de la visite du cachot, ce fut à cause du morceau de lime qu'il avait, craignant qu'on ne soupçonnât qu'il voulût s'en servir pour briser ses fers;
»Que ledit Boitel était convenu d'être détenu à la Tour Pierre, en vertu d'une condamnation à une détention de six ans; qu'il se rappelait bien qu'un jour Herbaux et Vidocq lui avaient demandé combien il donnerait pour être mis en liberté; qu'il leur promit douze louis en numéraire, qu'il leur en avait donné sept, et devait leur donner le reste s'il était resté tranquille chez lui; qu'il était sorti de prison avec ses deux frères et Brice Coquelle; qu'il avait été avec eux à la Dordreck, boire du vin, jusqu'à dix heures du soir; qu'il savait bien être sorti de prison en vertu d'un ordre faux, que Vidocq et Herbaux avaient fait, mais qu'il ne savait pas qui l'avait apporté;
»Que ledit Grouard était convenu devant le soussigné, qu'il avait eu connaissance de l'élargissement dudit Boitel en vertu d'un ordre supérieur, qu'après la sortie de celui-ci il avait vu ledit ordre, qu'il l'avait soupçonné faux, et qu'il croyait avoir reconnu l'écriture d'Herbaux; que quant à lui il n'a coopéré en rien, ni à la sortie dudit Boitel, ni à la fabrication du faux;
»Que ledit Herbaux a déclaré au directeur soussigné que, se trouvant avec Vidocq et d'autres détenus, on parla de l'affaire de Boitel; que ledit Vidocq le défia de modeler l'ordre en vertu duquel Boitel pourrait être mis en liberté; qu'il accepta le défi, et prit le premier papier qui lui tomba sous la main, et fit l'ordre en question, sans y mettre de signature; qu'il le laissa sur la table; que Vidocq s'en empara; que l'ordre en vertu duquel Boitel est sorti de prison, est celui qu'il fit sans signature:
»Que quant à André Bordereau, contumace, il paraît qu'il a pu avoir connaissance du faux, en ce que, le jour de la sortie de Boitel hors de la prison, il a été remettre à Stofflet une lettre venant dudit Herbaux, et que le lendemain de l'évasion de Boitel, il a été lui faire une visite à Annoulin, où ce Boitel s'était réfugié;
»Il résulte de tous ces détails, attestés par lesdites pièces et lesdits procès-verbaux, qu'il a été commis un faux en écriture publique et authentique, et qu'en vertu de cette pièce fausse, le nommé Sébastien Boitel est parvenu à s'échapper de la maison d'arrêt dite la Tour Pierre à Lille, où il était détenu sous la garde du concierge; et que cette évasion a eu lieu le trois frimaire dernier; double délit sur lequel, selon le Code pénal, les jurés auront à prononcer s'il y a accusation contre lesdits Boitelle, Stofflet, Vidocq, Coquelle, Grouard, Herbaux et Bordereau, à raison des délits mentionnés au présent acte.
»Fait à Cambrai, le vingt-huit vendémiaire an cinquième de la république, une et indivisible.»
Signé NOLEKERICK.
«La déclaration du jury d'accusation de l'arrondissement de Cambrai, du six brumaire an cinquième, écrite au bas dudit acte, et portant qu'il y a lieu à l'accusation mentionnée audit acte;
»L'ordonnance de prise de corps, rendue par le directeur du jury dudit arrondissement, le même jour, contre lesdits Sébastien Boitel, César Herbaux, Eugène Stofflet, François Grouard et François Vidocq;
»Le procès-verbal de la remise de leurs personnes en la maison de justice du département, du vingt et un brumaire dernier;
»Et la déclaration du jury spécial de jugement, en date de ce jour, portant:
»1º Que le faux mentionné en l'acte d'accusation est constant;
»2º Que César Herbaux, accusé, est convaincu d'avoir commis ce faux;
»3º Qu'il est convaincu de l'avoir commis méchamment et à dessein de nuire;
»4º Que François Vidocq est convaincu d'avoir commis ce faux;
»5º Qu'il est convaincu de l'avoir commis méchamment et à dessein de nuire;
»6º Qu'il est constant que ledit faux a été commis en écriture publique et authentique;
»7º Que Sébastien Boitel, accusé, n'est pas convaincu d'avoir par dons, promesses, provoqué le coupable ou les coupables à commettre ledit faux;
»8º Que Eugène Stofflet n'est pas convaincu d'avoir aidé et assisté le coupable ou les coupables, soit dans les faits qui ont préparé ou facilité l'exécution dudit faux, soit dans l'acte même qui l'a consommé;
»9º Que Jean-François Grouard n'est pas convaincu d'avoir aidé et assisté le coupable ou les coupables, soit dans les faits qui ont préparé ou facilité l'exécution dudit faux, soit dans l'acte même qui l'a consommé;
»En conséquence de ladite déclaration, le président a dit, conformément à l'article quatre cent vingt-quatre de la loi du trois brumaire an quatre, Code des délits et des peines, que lesdits Sébastien Boitel, Eugène Stofflet et Jean-François Grouard, sont et demeurent acquittés de l'accusation intentée contre eux, et a ordonné au gardien de la maison de justice du département, de les mettre sur-le-champ en liberté, s'ils ne sont retenus pour autre cause.
»Le Tribunal, après avoir entendu le commissaire du Pouvoir exécutif et le citoyen Després, conseil des accusés, condamne François Vidocq et César Herbaux à la peine de huit années de fers, conformément à l'article quarante-quatre de la seconde section du titre deux, de la seconde partie du Code pénal, dont il a été fait lecture, lequel est ainsi conçu:
»Si ledit crime de faux est commis en écriture authentique et publique, la peine sera de huit années de fers,
»Ordonne, conformément à l'article vingt-huit du titre premier de la première partie du Code pénal, dont il a été pareillement fait lecture, lequel est ainsi conçu: Quiconque aura été condamné à l'une des peines des fers, de la réclusion dans la maison de force, de la gêne, de la détention, avant de subir sa peine sera préalablement conduit sur la place publique de la ville où le jury d'accusation aura été convoqué; il y sera attaché à un poteau placé sur un échafaud, et il y demeurera exposé aux regards du peuple pendant six heures, s'il est condamné aux peines des fers ou de la réclusion dans la maison de force; pendant quatre heures, s'il est condamné à la peine de la gêne; pendant deux heures, s'il est condamné à la peine de la détention; au-dessus de sa tête, sur un écriteau, seront inscrits, en gros caractères, ses noms, sa profession, son domicile, la cause de sa condamnation, et le jugement rendu contre lui;
»Et à l'article quatre cent quarante-cinq de la loi du trois brumaire an quatre, Code des délits et des peines, dont il a aussi été fait lecture, lequel est ainsi conçu: Elle se fait (l'exposition) sur une des places publiques de la commune où le tribunal criminel tient ses séances,
»Que lesdits François Vidocq et César Herbaux seront exposés pendant six heures sur un échafaud, qui sera, pour cet effet, dressé sur la place publique de cette commune;
»Ordonne qu'à la diligence du commissaire du pouvoir exécutif, le présent jugement sera mis à exécution.
»Fait et prononcé à Douai, à l'audience du tribunal criminel du département du Nord, le sept nivose, cinquième année de la république française, une et indivisible, où étaient présents les citoyens Delaetre, président; Havyn, Ricquet, Réat et Legrand, juges, qui ont signé la minute du présent jugement.
»Mandons et ordonnons à tous huissiers, sur ce requis, de mettre ledit jugement à exécution, à nos procureurs-généraux, et à nos procureurs près les tribunaux de première instance, d'y tenir la main; à tous commandants et officiers de la force publique d'y prêter main-forte, lorsqu'ils en seront légalement requis.
»En foi de quoi, le présent jugement a été signé par le président de la cour et par le greffier.
»Pour expédition conforme,
»signé LEBOINE, greffier.
»En marge est écrit: Enregistré à Douai, le seize prairial an treize, folio soixante-sept, verso, case deux, reçu cinq francs; savoir: deux francs pour autant de condamnations, trois francs pour autant de décharges, et cinquante centimes pour subvention sur le tout.
Signé DEMAG.
»En marge du premier rôle est écrit: Parafé par nous, juge au tribunal de première instance de l'arrondissement de Béthune, conformément à l'article deux cent trente-sept du Code civil, et au procès-verbal de ce jour, trente prairial an treize, remplaçant le président absent, renvoi approuvé.
»Signé DELDICQUE.»
CHAPITRE VII.
Départ de Douai.—Les condamnés se révoltent dans la forêt de Compiègne.—Séjour à Bicêtre.—Mœurs de prison.—La cour des Fous.
Excédé des mauvais traitements de toute espèce dont j'étais l'objet dans la prison de Douai, harassé par une surveillance redoublée depuis ma condamnation, je me gardai bien de former un appel qui eût pu m'y retenir encore plusieurs mois. Ce qui me confirma dans cette résolution, ce fut la nouvelle que les condamnés allaient être immédiatement dirigés sur Bicêtre, et réunis à la chaîne générale, partant pour le bagne de Brest. Il est inutile de dire que je comptais me sauver en route. Quant à l'appel on m'assurait que du bagne je pourrais présenter une demande en grâce, qui produirait le même effet. Nous restâmes cependant encore plusieurs mois à Douai, ce qui me fit regretter amèrement de ne m'être pas pourvu en cassation.
L'ordre de translation arriva enfin, et ce qu'on croira peut-être difficilement de la part d'hommes qui vont aux galères, il fut reçu avec enthousiasme, tant on était fatigué des vexations du concierge Marin. Notre nouvelle position n'était cependant rien moins que satisfaisante: l'huissier Hurtrel, qui nous accompagnait, je ne sais pourquoi, avait fait fabriquer des fers d'un nouveau modèle, au moyen desquels nous avions chacun à la jambe un boulet de quinze livres, en même temps que nous étions attachés deux à deux par un large bracelet en fer. Du reste, la surveillance la plus active. Il devenait donc impossible de songer à rien tenter par adresse. Une attaque de vive force pouvait seule nous sauver; j'en fis la proposition: mes compagnons, au nombre de quatorze, l'acceptèrent, et il fut convenu que le projet s'exécuterait à notre passage dans la forêt de Compiègne. Desfosseux était du voyage; au moyen des scies qu'il portait toujours dans ses intestins, nos fers furent coupés en trois jours; l'enduit d'un mastic particulier ne permettait pas aux gardiens d'apercevoir la trace des instruments.
On entre dans la forêt. A l'endroit indiqué, le signal se donne, les fers tombent, nous sautons des voitures où nous étions entassés, pour gagner le fourré; mais les cinq gendarmes et les huit dragons qui formaient l'escorte nous chargent sabre en main. Nous nous retranchons alors derrière des arbres, armés de ces pierres qu'on amasse pour ferrer les routes, et de quelques armes dont nous nous étions emparés, à la faveur du premier moment de confusion. Les militaires hésitent un instant, mais, bien armés, bien montés, ils ont bientôt pris leur parti: à leur première décharge, deux des nôtres tombent morts sur la place, cinq sont grièvement blessés, et les autres se jettent à genoux en demandant grâce. Il fallut alors nous rendre. Desfosseux, moi, et quelques autres qui tenaient encore, nous remontions sur les charrettes, lorsque Hurtrel, qui s'était tenu à une distance respectueuse de la bagarre, s'approcha d'un malheureux qui ne se pressait sans doute pas assez, et lui passa son sabre au travers du corps. Tant de lâcheté nous indigna: les condamnés qui n'avaient pas encore repris leurs places sur les voitures ressaisirent des pierres, et sans les dragons, Hurtrel était assommé; ceux-ci nous crièrent que nous allions nous faire écraser, et la chose était tellement évidente, qu'il fallut mettre bas les armes, c'est-à-dire les pierres. Cet événement mit toutefois un terme aux vexations de Hurtrel, qui n'approchait plus de nous qu'en tremblant.
A Senlis, on nous déposa dans la prison de passage, une des plus affreuses que je connusse. Le concierge cumulant les fonctions de garde-champêtre, la maison était dirigée par sa femme; et quelle femme! Comme nous étions signalés, elle nous fouilla dans les endroits les plus secrets, voulant s'assurer par elle-même que nous ne portions rien qui pût servir à une évasion. Nous étions cependant en train de sonder les murs, lorsque nous l'entendîmes crier d'une voix enrouée: Coquins, si je vais à vous avec mon nerf de bœuf, je vous-apprendrai à faire de la musique. Nous nous le tînmes pour bien dit, et tout le monde resta coi. Le surlendemain, nous arrivâmes à Paris; on nous fit longer les boulevards extérieurs, et à quatre heures après midi, nous étions en vue de Bicêtre.
Arrivés au bout de l'avenue qui donne sur la route de Fontainebleau, les voitures prirent à droite, et franchirent une grille au-dessus de laquelle je lus machinalement cette inscription: Hospice de la vieillesse. Dam la première cour se promenaient un grand nombre de vieillards vêtus de buregrise: c'étaient les bons pauvres. Ils se pressaient sur notre passage avec cette curiosité stupide que donne une vie monotone et purement animale, car il arrive souvent que l'homme du peuple admis dans un hospice, n'ayant plus à pourvoir à sa subsistance, renonce à l'exercice de ses facultés étroites, et finit par tomber dans un idiotisme complet. En entrant dans une seconde cour, où se trouve la chapelle, je remarquai que la plupart de mes compagnons se cachaient la figure avec leurs mains ou avec leurs mouchoirs. On croira peut-être qu'ils éprouvaient quelque sentiment de honte; point: ils ne songeaient qu'à se laisser reconnaître le moins possible, afin de s'évader plus facilement si l'occasion s'en présentait.
«Nous voilà arrivés, me dit Desfosseux, qui était assis à côté de moi. Tu vois ce bâtiment carré.... c'est la prison.» On nous fit en effet descendre devant une porte gardée à l'intérieur par un factionnaire: Entrés dans le greffe, nous fûmes seulement enregistrés; on remit à prendre notre signalement au lendemain. Je m'aperçus cependant que le concierge nous regardait, Desfosseux et moi, avec une espèce de curiosité, et j'en conclus que nous avions été recommandés par l'huissier Hurtrel, qui nous devançait toujours d'un quart d'heure, depuis l'affaire de la forêt de Compiègne. Après avoir franchi plusieurs portes fort basses doublées en tôle, et le guichet des cabanons, nous fûmes introduits dans une grande cour carrée, où une soixantaine de détenus jouaient aux barres, en poussant des cris qui faisaient retentir toute la maison. A notre aspect, tout s'interrompit, et l'on nous entoura, en paraissant examiner avec surprise les fers dont nous étions chargés. C'était, au surplus, entrer à Bicêtre par la belle porte, que de s'y présenter avec un pareil harnais, car on jugeait du mérite d'un prisonnier, c'est-à-dire de son audace et de son intelligence pour les évasions, d'après les précautions prises pour s'assurer de lui. Desfosseux, qui se trouvait là en pays de connaissance, n'eut donc pas de peine à nous présenter comme les sujets les plus distingués du département du Nord; il fit de plus, en particulier, mon éloge, et je me trouvai entouré et fêté par tout ce qu'il y avait de célèbre dans la prison: les Beaumont, les Guillaume père, les Mauger, les Jossat, les Maltaise, les Cornu, les Blondy, les Trouflat, les Richard, l'un des complices de l'assassinat du courrier de Lyon, ne me quittaient plus. Dès qu'on nous eut débarrassés de nos fers de voyage, on m'entraîna à la cantine, et j'y faisais raison depuis deux heures à mille invitations, lorsqu'un grand homme en bonnet de police, qu'on me dit être l'inspecteur des salles, vint me prendre et me conduisit dans une grande pièce nommée le Fort-Mahon, où l'on nous revêtit des habits de la maison, consistant en une casaque mi-partie grise et noire. L'inspecteur m'annonça en même temps que je serais brigadier, c'est-à-dire que je présiderais à la répartition des vivres entre mes commensaux; j'eus en conséquence un assez bon lit, tandis que les autres couchèrent sur des lits de camp.
En quatre jours, je fus connu de tous les prisonniers; mais quoi qu'on eût la plus haute opinion de mon courage, Beaumont, voulant me tâter, me chercha une querelle d'Allemand. Nous nous battîmes, et comme j'avais affaire à un adepte dans cet exercice gymnastique qu'on nomme la savatte, je fus complétement vaincu. Je pris néanmoins ma revanche dans un cabanon, où Beaumont, manquant d'espace pour déployer les ressources de son art, eut à son tour le dessous. Ma première mésaventure me donna cependant l'idée de me faire initier aux secrets de cet art, et le célèbre Jean Goupil, le Saint-Georges de la savatte, qui se trouvait avec nous à Bicêtre, me compta bientôt au nombre des élèves qui devaient lui faire le plus d'honneur.
La prison de Bicêtre est un vaste bâtiment quadrangulaire, renfermant diverses constructions, et plusieurs cours, qui toutes ont un nom différent: il y a la grande cour, où se promènent les détenus, la cour des cuisines, la cour des chiens, la cour de correction, la cour des fers. Dans cette dernière, se trouve le bâtiment neuf composé de cinq étages; chaque étage forme quarante cabanons, pouvant contenir quatre détenus. Sur la plate-forme qui tient lieu de toit, rôdait jour et nuit un chien nommé Dragon, qui passait dans la prison pour être aussi vigilant qu'incorruptible; des détenus parvinrent cependant plus tard à le suborner, au moyen d'un gigot rôti, qu'il eut la coupable faiblesse d'accepter: tant il est vrai qu'il n'est point de séductions plus puissantes que celle de la gloutonnerie, puisqu'elles agissent indifféremment sur tous les êtres organisés. Pour l'ambition, pour le jeu, pour la galanterie, il est des termes fixés par la nature, mais la gourmandise ne connaît pas d'âge, et si l'appétit oppose parfois sa force d'inertie, on en est quitte pour s'émanciper par une indigestion. Cependant, les amphitryons s'étant évadés, pendant que Dragon dégustait le gigot, il fut cassé et relégué dans la cour des chiens: là, mis à la chaîne, privé de l'air libre qu'il respirait sur la plate-forme, inconsolable de sa faute, il dépérit de jour en jour, et finit par succomber aux remords, victime d'un moment de gourmandise et d'erreur.
Près du bâtiment dont je viens de parler, s'élève le bâtiment vieux, à peu près disposé de la même manière, et sous lequel on a pratiqué les cachots de sûreté, où l'on renferme les turbulents et les condamnés à mort. C'est dans un de ces cachots qu'a vécu quarante-trois ans celui des complices de Cartouche qui l'avait trahi pour obtenir cette commutation! Pour jouir un instant du soleil, il contrefit plusieurs fois le mort avec tant de perfection, que lorsqu'il eut rendu le dernier soupir, deux jours se passèrent sans qu'on lui retirât son collier de fer. Un troisième corps de bâtiment, dit de la Force, comprenait enfin diverses salles, où l'on déposait les condamnés arrivant de la province, et destinés comme nous pour la chaîne.
A cette époque, la prison de Bicêtre, qui n'est forte que par l'extrême surveillance qu'on y exerce, pouvait contenir douze cents détenus, mais ils étaient entassés les uns sur les autres, et la conduite des guichetiers ne tendait nullement à adoucir ce que cette position avait de fâcheux: l'air renfrogné, la voix rauque, le propos brutal; ils affectaient de bourrer les détenus, et ne se déridaient qu'à l'aspect d'une bouteille ou d'un écu. Ils ne réprimaient, du reste, aucun excès, aucun vice, et pourvu qu'on ne cherchât pas à s'évader, on pouvait faire dans la prison tout ce que bon semblait, sans être dérangé ni inquiété. Tandis que des hommes condamnés pour ces attentats à la pudeur qu'on ne nomme pas, tenaient ouvertement école pratique de libertinage, les voleurs exerçaient leur industrie dans l'intérieur de la prison, sans qu'aucun employé s'avisât d'y trouver à redire.
Arrivait-il de la province quelque homme bien vêtu, qui, condamné pour une première faute ne fût pas encore initié aux mœurs et aux usages des prisons; en un clin d'œil il était dépouillé de ses habits, que l'on vendait en sa présence au plus offrant et dernier enchérisseur. Avait-il des bijoux, de l'argent, on les confisquait également au profit de la société, et comme il eût été trop long de détacher les boucles d'oreilles, on les arrachait, sans que le patient osât se plaindre. Il était averti d'avance que s'il parlait, on le pendrait pendant la nuit aux barreaux des cabanons, sauf à dire ensuite qu'il s'était suicidé. Par précaution, un détenu, en se couchant, plaçait-il ses hardes sous sa tête, on attendait qu'il fût dans son premier sommeil; alors on lui attachait au pied un pavé que l'on posait sur le bord du lit de camp: au moindre mouvement le pavé tombait: éveillé par cette brusque secousse, le dormeur se mettait sur son séant, et avant qu'il se fût rendu compte de ce qu'il venait d'éprouver, son paquet, hissé au moyen d'une corde, parvenait à travers les grilles à l'étage supérieur. J'ai vu au cœur de l'hiver des pauvres diables, après avoir été dévalisés de la sorte rester en chemise sur le préau jusqu'à ce qu'on leur eût jeté quelques haillons pour couvrir leur nudité. Tant qu'ils séjournaient à Bicêtre, en s'enterrant, pour ainsi dire, dans la paille, ils pouvaient encore défier la rigueur de la saison; mais venait le départ de la chaîne, et alors, n'ayant d'autre vêtement que le sarrau et le pantalon de toile d'emballage, souvent ils succombaient au froid avant d'arriver à la première halte.
Il faut expliquer par des faits de ce genre la dépravation rapide d'hommes qu'il était facile de ramener à des sentiments honnêtes, mais qui, ne pouvant échapper au comble de la misère que par le comble de la perversité, ont dû chercher un adoucissement à leur sort dans l'exagération réelle ou apparente de toutes les habitudes du crime. Dans la société, on redoute l'infamie; dans une réunion de condamnés, il n'y a de honte qu'à ne pas être infâme. Les condamnés forment une nation à part: quiconque est amené parmi eux doit s'attendre à être traité en ennemi aussi long-temps qu'il ne parlera pas leur langage, qu'il ne se sera pas approprié leur façon de penser.
Les abus que je viens de signaler ne sont pas les seuls: il en existait de plus terribles encore. Un détenu était-il désigné comme un faux frère, ou comme un mouton, il était impitoyablement assommé sur place, sans qu'aucun guichetier intervînt pour le sauver. Les choses en vinrent à ce point, qu'on fut obligé d'assigner un local particulier aux individus qui, dans l'instruction de leur affaire, avaient fait quelques révélations qui pussent les compromettre, relativement à leurs complices. D'un autre côté, l'impudence des voleurs et l'immoralité des employés étaient portées si loin, qu'on préparait ouvertement dans la prison des tours de passe-passe et des escroqueries dont le dénouement avait lieu à l'extérieur. Je ne citerai qu'une de ces opérations, elle suffira pour donner la mesure de la crédulité des dupes et de l'audace des fripons. Ceux-ci se procuraient l'adresse de personnes riches habitant la province, ce qui était facile au moyen des condamnés qui en arrivaient à chaque instant: on leur écrivait alors des lettres, nommées en argot lettres de Jérusalem, et qui contenaient en substance ce qu'on va lire. Il est inutile de faire observer que les noms de lieux et de personnes changeaient en raison des circonstances.
«MONSIEUR,
»Vous serez sans doute étonné de recevoir cette lettre d'un inconnu qui vient réclamer de vous un service: mais dans la triste position où je me trouve, je suis perdu si les honnêtes gens ne viennent pas à mon secours; c'est vous dire que je m'adresse à vous, dont on m'a dit trop de bien pour que j'hésite un instant à vous confier toute mon affaire. Valet de chambre du marquis de...., j'émigrai avec lui. Pour ne pas éveiller les soupçons, nous voyagions à pied et je portais le bagage, y compris une cassette contenant seize mille francs en or et les diamants de feue madame la marquise. Nous étions sur le point de joindre l'armée de......., lorsque nous fûmes signalés et poursuivis par un détachement de volontaires. Monsieur le marquis, voyant qu'on nous serrait de près, me dit de jeter la cassette dans une mare assez profonde, près de laquelle nous nous trouvions, afin que sa présence ne nous trahît pas dans le cas où nous serions arrêtés. Je comptais revenir la chercher la nuit suivante; mais les paysans, ameutés par le tocsin que le commandant du détachement faisait sonner contre nous, se mirent avec tant d'ardeur à battre le bois où nous étions cachés, qu'il ne fallut plus songer qu'à fuir. Arrivés à l'étranger, monsieur le marquis reçut quelques avances du prince de...; mais ces ressources s'épuisèrent bientôt, et il songea à m'envoyer chercher la cassette restée dans la mare. J'étais d'autant plus sûr de la retrouver, que le lendemain du jour où je m'en étais dessaisi, nous avions dressé de mémoire le plan des localités, dans le cas où nous resterions long-temps sans pouvoir y revenir. Je partis, je rentrai en France, et j'arrivai sans accident jusqu'au village de....., voisin du bois où nous avions été poursuivis. Vous devez connaître parfaitement ce village, puisqu'il n'est guères qu'à trois quarts de lieue de votre résidence. Je me disposais à remplir ma mission, quand l'aubergiste chez lequel je logeais, jacobin enragé et acquéreur de biens nationaux, remarquant mon embarras quand il m'avait proposé de boire à la santé de la république, me fit arrêter comme suspect. Comme je n'avais point de papiers, et que j'avais le malheur de ressembler à un individu poursuivi pour arrestation de diligences, on me colporta de prison en prison pour me confronter avec mes prétendus complices. J'arrivai ainsi à Bicêtre, où je suis à l'infirmerie depuis deux mois.
»Dans cette cruelle position, me rappelant avoir entendu parler de vous par une parente de mon maître, qui avait du bien dans votre canton, je viens vous prier de me faire savoir si vous ne pourriez pas me rendre le service de lever la cassette en question, et de me faire passer une partie de l'argent qu'elle contient. Je pourrais ainsi subvenir à mes pressants besoins, et payer mon défenseur, qui me dicte la présente, et m'assure qu'avec quelques cadeaux, je me tirerai d'affaire.
»Recevez, Monsieur, etc.
»Signé N.........»
Sur cent lettres de ce genre, vingt étaient toujours répondues. On cessera de s'en étonner si l'on considère qu'elles ne s'adressaient qu'à des hommes connus par leur attachement à l'ancien ordre de choses, et que rien ne raisonne moins que l'esprit de parti. On témoignait d'ailleurs au mandataire présumé cette confiance illimitée qui ne manque jamais son effet sur l'amour-propre ou sur l'intérêt; le provincial répondait donc en annonçant qu'il consentait à se charger de retirer le dépôt. Nouvelle missive du prétendu valet de chambre, portant que, dénué de tout, il avait engagé à l'infirmier pour une somme assez modique la malle où se trouvait, dans un double fond, le plan dont il a déjà été question. L'argent arrivait alors, et l'on recevait jusqu'à des sommes de douze et quinze cents francs. Quelques individus, croyant faire preuve d'une grande sagacité, vinrent même du fond de leur province à Bicêtre, où on leur remit le plan destiné à les conduire dans ce bois mystérieux, qui, comme les forêts fantastiques des romans de chevalerie, devait fuir éternellement devant eux. Les Parisiens eux-mêmes donnèrent quelquefois dans le panneau; et l'on peut se rappeler encore l'aventure de ce marchand de drap de la rue des Prouvaires, surpris minant une arche du Pont-Neuf, sous laquelle il croyait trouver les diamants de la duchesse de Bouillon.
On comprend du reste, que de pareilles manœuvres ne pouvaient s'effectuer que du consentement, et avec la participation des employés, puisqu'eux-mêmes recevaient la correspondance des chercheurs de trésors. Mais le concierge pensait qu'indépendemment du bénéfice indirect qu'il en retirait, par l'accroissement de la dépense des prisonniers, en comestibles et en spiritueux, ceux-ci, occupés de cette manière, en songeaient moins à s'évader. D'après le même principe, il tolérait la fabrication d'une foule d'ouvrages en paille, en bois, en os, et jusqu'à celle de fausses pièces de deux sous, dont Paris se trouva un instant inondé. Il y avait encore d'autres industries, mais celles-là s'exerçaient clandestinement: on fabriquait à huis clos de faux passe-port à la plume, imités à faire illusion, des scies à couper les fers, et de faux tours en cheveux, qui servaient merveilleusement à s'évader du bagne, les forçats étant surtout reconnaissables à leur tête rasée. Ces divers objets se cachaient dans des étuis de fer-blanc, qu'on pouvait s'introduire dans les intestins.
Pour moi, toujours préoccupé de l'idée d'éviter le bagne, et de gagner un port de mer, où je pourrais m'embarquer, je combinais nuit et jour les moyens de sortir de Bicêtre: j'imaginai enfin qu'en perçant le carreau du Fort-Mahon pour gagner les aqueducs pratiqués sous la maison, nous pourrions, au moyen d'une courte mine, arriver dans la cour des fous, d'où il ne devait pas être difficile de gagner l'extérieur. Ce projet fut exécuté en dix jours et autant de nuits. Pendant tout ce temps, les détenus dont on croyait devoir se méfier ne sortaient qu'accompagnés d'un homme sûr; il fallut cependant attendre que la lune fût sur son déclin. Enfin, le 13 octobre 1797, à deux heures du matin, nous descendîmes dans l'aqueduc, au nombre de trente-quatre. Munis de plusieurs lanternes sourdes, nous eûmes bientôt ouvert le passage souterrain et pénétré dans la cour des fous. Il s'agissait de trouver une échelle, ou tout au moins quelque chose qui pût en tenir lieu, pour escalader les murs; une perche assez longue nous tomba enfin sous la main, et nous allions tirer au doigt mouillé à qui monterait le premier, quand un bruit de chaînes troubla tout à coup le silence de la nuit.
Un chien sortit d'une niche placée dans un angle de la cour: nous restâmes immobiles, retenant jusqu'à notre haleine, car le moment était décisif... Après s'être étendu en bâillant, comme s'il n'eût voulu que changer de place, l'animal remit une patte dans sa niche paraissant vouloir y rentrer; nous nous croyions sauvés. Tout à coup il tourna la tête vers l'endroit où nous étions entassés, et fixa sur nous deux yeux qui semblaient des charbons ardents. Un grognement sourd fut alors suivi d'aboiements qui firent retentir toute la maison: Desfosseux voulait d'abord essayer de lui tordre le cou, mais l'indiscret était de taille à rendre l'issue de la lutte assez douteuse. Il nous parut plus prudent de nous blottir dans une grande pièce ouverte, qui servait au traitement des aliénés, mais le chien n'en continua pas moins son concerto et ses collègues s'étant mis de la partie, le vacarme devint tel, que l'inspecteur des salles, Giroux, vit qu'il se passait quelque chose d'extraordinaire parmi ses pensionnaires. Connaissant son monde, il commença sa ronde par le Fort-Mahon, et faillit tomber à la renverse en ne trouvant plus personne. A ses cris, le concierge, les guichetiers, la garde, tout accourut. On eut bientôt découvert le chemin que nous avions pris, et l'on n'en prit pas d'autre pour arriver dans la cour des fous, où le chien ayant été déchaîné, courut droit à nous. La garde entra alors dans la pièce où nous nous trouvions, la baïonnette croisée, comme s'il se fût agi d'enlever une redoute; on nous mit les menottes, prélude ordinaire de tout ce qui se fait d'un peu important en prison, puis nous rentrâmes, non pas au Fort-Mahon, mais au cachot, sans qu'on nous fit toutefois éprouver aucun mauvais traitement.
Cette tentative, la plus hardie dont la maison eût été depuis long-temps le théâtre, avait jeté une telle confusion parmi les surveillants, qu'on fut deux jours à s'apercevoir qu'il manquait un détenu du Fort-Mahon: c'était Desfosseux. Connaissant toute son adresse, je le croyais bien loin, quand, le troisième jour au matin, je le vis entrer dans mon cachot, pâle, défait, et tout sanglant. Lorsque la porte eut été refermée sur lui, il me raconta toute son aventure.
Au moment où la garde nous avait saisis, il s'était blotti dans une espèce de cuve servant probablement aux douches ou aux bains; n'entendant plus de bruit, il était sorti de sa retraite, et la perche l'avait aidé à franchir plusieurs murs, mais il se trouvait toujours dans les cours de fous; cependant le jour allait poindre, il entendait déjà aller et venir dans les bâtiments, car on n'est nulle part aussi matineux que dans les hospices. Il fallait se soustraire aux regards des employés, qui ne pouvaient tarder à circuler dans les cours; le guichet d'une loge était entr'ouvert: il s'y glisse, et veut même, par excès de précaution, se fourrer dans un grand tas de paille; mais quel est son étonnement d'y voir accroupi un homme nu, les cheveux en désordre, la barbe hérissée, l'œil hagard et sanglant. Le fou, car c'en est un, regarde Desfosseux d'un air farouche, puis il lui fait un signe rapide, et comme celui-ci reste immobile, il s'élance comme pour le déchirer. Quelques caresses semblent l'appaiser, il prend Desfosseux par la main, et le fait asseoir à ses côtés, en attirant toute la paille sous lui, par des mouvements brusques et saccadés comme ceux du singe. A huit heures du matin, un morceau de pain noir tombe par le guichet; il le prend, l'examine quelque temps, et finit par le jeter dans le baquet aux excréments d'où il le retire un instant après pour le dévorer. Dans la journée, on rapporte du pain, mais comme le fou dormait, Desfosseux s'en empare et le dévore, au risque d'être dévoré par son terrible compagnon, qui peut trouver mauvais qu'on lui enlève sa pitance. A la brune, le fou s'éveille, et parle quelque temps avec une volubilité extraordinaire; la nuit arrive, son exaltation augmente sensiblement, et il se met à faire des gambades et des contorsions hideuses, en secouant ses chaînes avec une espèce de plaisir.
Dans cette épouvantable position, Desfosseux attendait avec impatience que le fou fût endormi, pour sortir par le guichet; vers minuit, ne l'entendant plus remuer, il s'avance, passe un bras, la tête...., on le saisit par une jambe; c'est le fou, qui, d'un bras vigoureux, le rejette sur la paille, et se place devant le guichet, où il reste jusqu'au jour, immobile comme une statue. La nuit suivante, nouvelle tentative, nouvel obstacle. Desfosseux, dont la tête commence à se détraquer, veut employer la force; une lutte terrible s'engage, et Desfosseux, frappé de coups de chaînes, couvert de morsures et de contusions, est forcé d'appeler les gardiens. Ceux-ci, le prenant d'abord pour un de leurs administrés qui se sera fourvoyé, veulent aussi le mettre en loge, mais il parvient à se faire reconnaître, et obtient enfin la faveur d'être ramené avec nous.
Nous restâmes huit jours au cachot, après quoi je fus mis à la Chaussée, ou je retrouvai une partie des détenus qui m'avaient si bien accueilli à mon arrivée. Ils faisaient grande chère, et ne se refusaient rien; car, indépendamment de l'argent provenant des lettres de Jérusalem, ils en recevaient encore des femmes qu'ils avaient connues, et qui venaient les visiter fort assidument. Devenu, comme à Douai, l'objet de la surveillance la plus active, je n'en cherchais pas moins à m'évader encore, lorsqu'enfin arriva le jour du départ de la chaîne.
CHAPITRE VIII.
Un départ de la chaîne.—Le capitaine Viez et son lieutenant Thierry.—La complainte des galériens.—La visite hors de Paris.—Humanité des argouzins.—Ils encouragent le vol.—Le pain transformé en valise.—Malheureuse tentative d'évasion.—Le bagne de Brest.—Les bénédictions.
C'était le 20 novembre 1797: toute la matinée on avait remarqué dans la prison un mouvement qui n'était pas ordinaire. Les détenus n'étaient pas sortis des cabanons: les portes s'ouvraient et se refermaient à chaque instant avec fracas; les guichetiers allaient, venaient d'un air affairé; dans la grande cour, on déchargeait des fers dont le bruit arrivait jusqu'à nous. Vers onze heures, deux hommes vêtus d'un uniforme bleu entrèrent au Fort-Mahon, où depuis huit jours, j'avais été replacé avec mes camarades d'évasion; c'était le capitaine de la chaîne et son lieutenant. «Eh bien!» dit le capitaine, en nous montrant ce sourire qui annonce une familiarité bienveillante, «y a-t-il ici des chevaux de retour (forçats évadés)?» Et tandis qu'il parlait, c'était à qui s'empresserait pour lui faire sa cour. Bonjour M. Viez, bonjour M. Thierry, s'écriait-t-on de toutes parts. Ces saluts étaient même répétés par des prisonniers qui n'avaient jamais vu ni Viez, ni Thierry, mais qui, en se donnant un air de connaissance, espéraient se les rendre favorables. Il était difficile que le capitaine, c'était Viez, ne s'enivrât pas un peu de ces hommages: cependant comme il était habitué à de pareils honneurs, il ne perdait pas la tête, et il reconnaissait parfaitement les siens. Il aperçut Desfosseux: «Ah! ah! dit-il, voilà un ferlampier (condamné habile à couper ses fers) qui a déjà voyagé avec nous. Il m'est revenu que tu as manqué d'être fauché (guillotiné) à Douai, mon garçon. Tu as bien fait de manquer, mardieu! car, vois-tu, il vaut encore mieux retourner au pré (bagne), que le taule (bourreau) ne joue au panier avec notre sorbonne (tête). Au surplus, mes enfants, que tout le monde soit calme, et l'on aura le bœuf avec du persil.» Le capitaine ne faisait que commencer son inspection, il la continua en adressant d'aussi aimables plaisanteries à toute sa marchandise, c'était de ce nom qu'il appelait les condamnés.
Le moment critique approche: nous descendons dans la cour des fers, où le médecin de la maison nous visite pour s'assurer si tout le monde est à peu près en état de supporter les fatigues de la route. Nous sommes tous déclarés bons, quoique plusieurs d'entre nous se trouvent dans un état déplorable. Chaque condamné quitte ensuite la livrée de la maison pour revêtir ses propres habits: ceux qui n'en ont point reçoivent un sarrau et un pantalon de toile, bien insuffisants pour se défendre des froids et de l'humidité. Les chapeaux, les vêtements un peu propres qu'on laisse aux condamnés, sont lacérés d'une manière particulière, afin de prévenir les évasions: on ôte, par exemple, aux chapeaux le bord, et le collet aux habits. Aucun condamné ne peut enfin conserver plus de six francs; l'excédant de cette somme est remis au capitaine, qui vous le délivre en route, au fur et à mesure qu'on en a besoin. On élude toutefois assez facilement cette mesure, en plaçant des louis dans des gros sous creusés au tour.
Ces préliminaires achevés, nous entrâmes dans la grande cour, où se trouvaient les gardes de la chaîne, plus connus sous le nom d'argousins; c'étaient, pour la plupart, des Auvergnats, porteurs d'eau, commissionnaires ou charbonniers, qui exerçaient leur profession dans l'intervalle de ces voyages. Au milieu d'eux était une grande caisse de bois, contenant les fers qui servent successivement à toutes les expéditions, du même genre. On nous fit approcher deux à deux, en ayant soin de nous appareiller par rang de taille, au moyen d'une chaîne de six pieds réunie aussitôt au cordon de vingt-six condamnés, qui, dès lors, ne pouvaient plus se mouvoir qu'en masse; chacun tenait à cette chaîne par la cravate, espèce de triangle en fer, qui s'ouvrant d'un côté par un boulon-charnière, se ferme de l'autre avec un clou rivé à froid. C'est là la partie périlleuse de l'opération: les hommes les plus mutins ou les plus violents restent alors immobiles; car, au moindre mouvement, au lieu de porter sur l'enclume, les coups leur briseraient le crâne, que frise à chaque instant le marteau. Arrive ensuite un détenu qui, armé de longs ciseaux, coupe à tous les forçats les cheveux et les favoris, en affectant de les laisser inégaux.
A cinq heures du soir, le ferrement fut terminé: les argousins se retirèrent; il ne resta dans la cour que les condamnés. Livrés à eux-mêmes, ces hommes, loin de se désespérer, s'abandonnaient à tous les écarts d'une gaîté tumultueuse. Les uns vociféraient d'horribles plaisanteries, répétées de toutes parts avec les intonnations les plus dégoûtantes; les autres s'exerçaient à provoquer par des gestes abominables le rire stupide de leurs compagnons. Ni les oreilles ni la pudeur n'étaient épargnées: tout ce que l'on pouvait voir ou entendre était ou immoral ou ineuphonique. Il est trop vrai, qu'une fois chargé de fers, le condamné se croit obligé de fouler aux pieds tout ce que respecte la société qui le repousse: il n'y a plus de frein pour lui que les obstacles matériels: sa charte est la longueur de sa chaîne, et il ne connaît de loi que le bâton auquel ses bourreaux l'ont accoutumé. Jeté parmi des êtres à qui rien n'est sacré, il se garde bien de montrer cette grave résignation qui annonce le repentir; car alors il serait en butte à mille railleries, et ses gardiens, inquiets de le trouver si sérieux, l'accuseraient de méditer quelque complot. Mieux vaut, s'il aspire à les tranquilliser sur ses intentions, paraître sans souci à toute heure. On ne se défie pas du prisonnier qui se joue avec son sort; l'expérience de la plupart des scélérats qui se sont échappés des bagnes en fournit la preuve. Ce qu'il y a de certain, c'est que parmi nous ceux qui avaient le plus grand intérêt à s'évader, étaient les moins tristes de tous; ils étaient les boute-en-train. Dès que la nuit fut venue, ils se mirent à chanter. Que l'on se figure cinquante coquins, la plupart ivres, hurlant des airs différents. Au milieu de ce vacarme, un Cheval de retour entonna d'une voix de Stentor quelques couplets de la complainte des galériens.
Tous nos compagnons n'étaient pas également heureux: dans le troisième cordon, composé des condamnés les moins turbulents, on entendait éclater des sanglots, on voyait couler des larmes amères; mais ces signes de douleur ou de repentir étaient accueillis par les huées et les injures des deux autres cordons, où je figurais en première ligne, comme un sujet dangereux par son adresse et son influence. J'y avais près de moi deux hommes, l'un, ex-maître d'école, condamné pour viol; l'autre, ex-officier de santé, condamné pour faux, qui, sans montrer ni allégresse ni abattement, causaient ensemble du ton le plus calme, le plus naturel.
«Nous allons à Brest, disait le maître d'école?»—Oui, répondait l'officier de santé, nous allons à Brest...... Je connais le pays, moi..... J'y suis passé étant sous-aide dans la 16e demi-brigade,.... Bon pays, ma foi,... je ne suis pas fâché de le revoir.
»—Y a-t-on de l'agrément, reprenait le pédagogue, qui ne me faisait pas l'effet d'être très fort?
»—De l'agrément....? disait son interlocuteur, d'un air un peu étonné....
»—Oui..., de l'agrément... Je veux demander si l'on peut se procurer quelques douceurs, si on est bien traité....., si les vivres sont à bon marché.
»—D'abord, vous serez nourri, répondait tranquillement l'interlocuteur...., et bien nourri; car au bagne de Brest, il ne faut que deux heures pour trouver une gourgane dans la soupe, tandis qu'il faut huit jours à Toulon.»
Ici la conversation fut interrompue par de grands cris, partis du second cordon; on y assommait à coup de chaînes trois condamnés, l'ex-commissaire des guerres Lemière, l'officier d'état-major Simon, et un voleur nommé le Petit Matelot, qu'on accusait, ou d'avoir trahi leurs camarades par des révélations, ou d'avoir fait manquer quelque complot de prison. Celui qui les signalait à la vengeance des forçats était un jeune homme dont la rencontre eût été une bonne fortune pour un peintre ou pour un acteur. Avec de mauvaises pantoufles vertes, une veste de chasse veuve de ses boutons, et un pantalon de nankin, qui semblait défier les intempéries de la saison, il portait pour coiffure une casquette sans visière, dont les trous laissaient passer le coin d'un vieux madras. On ne l'appelait à Bicêtre que Mademoiselle; j'appris que c'était un de ces misérables qui, livrés à Paris à une prostitution infâme, trouvent au bagne un théâtre digne de leurs dégoûtantes voluptés. Les argousins, accourus d'abord au bruit, ne se donnèrent pas le moindre mouvement pour arracher le Petit Matelot des mains des forçats; aussi mourut-il quatre jours après le départ, des coups qu'il avait reçus. Lemière et Simon eussent également péri sans mon intervention: j'avais connu le premier dans l'Armée Roulante, où il m'avait rendu quelques services. Je déclarai que c'était lui qui m'avait fourni les instruments nécessaires pour percer le carreau du Fort-Mahon, et dès lors on le laissa lui et son camarade en repos.
Nous passâmes la nuit sur la paille, dans l'église alors transformée en magasin. Les argousins faisaient des rondes fréquentes, pour s'assurer que personne ne s'occupait à jouer du violon (scier ses fers). Au jour, tout le monde fut sur pied: on fit l'appel, on visita les fers; à six heures, nous étions placés sur de longues charrettes, dos à dos, les jambes pendantes à l'extérieur, couverts de givre et transis de froid. Il n'en fallut pas moins, arrivés à Saint-Cyr, nous dépouiller entièrement, pour subir une visite qui s'étendit aux bas, aux souliers, aux chemises, à la bouche, aux oreilles, aux narines, et à d'autres endroits plus secrets encore. Ce n'étaient pas seulement des limes en étui que l'on cherchait, mais des ressorts de pendule, qui suffisaient à un prisonnier pour couper ses fers en moins de trois heures de temps. La visite dura près d'une heure; c'est vraiment un miracle que la moitié d'entre nous n'aient pas eu le nez ou les pieds gelés. A la couchée, on nous entassa dans des étables à bœufs, où nous étions tellement serrés, que le corps de l'un servait d'oreiller à celui qui venait après; s'embarrassait-on dans sa chaîne ou dans celle de son voisin, les coups de bâtons pleuvaient aussitôt sur le maladroit. Dès que nous fûmes couchés sur quelques poignées de paille qui avaient déjà servi de litière aux bestiaux, un coup de sifflet donna l'ordre du silence le plus absolu; il ne fallait même pas le rompre par la moindre plainte quand, pour relever un factionnaire placé à l'extrémité de l'étable, les argousins nous marchaient sur le corps.
Le souper se composa d'une prétendue soupe aux haricots, et de quelques morceaux de viande demi gâtée. La distribution se faisait dans des baquets de bois qui contenaient trente rations, et le cuisinier, armé d'une grande cuiller à pot, ne manquait pas de répéter à chaque condamné qui se présentait: Une, deux, trois, quatre, tends ta gamelle, voleur! Le vin fut distribué dans le baquet dont on s'était servi pour la soupe et la viande; ensuite un argousin prit un sifflet pendu à sa boutonnière, et le fit résonner à trois reprises, en disant: Attention, voleurs, et qu'on réponde par oui ou par non! Avez-vous eu le pain? Oui. La soupe? Oui. La viande? Oui. Le vin? Oui..... Alors, dormez ou faites semblant.
Cependant une table se dressait à l'entrée de l'étable: le capitaine, le lieutenant, les brigadiers argousins s'y placèrent pour prendre un repas un peu meilleur que le nôtre; car ces hommes, qui profitaient de toutes les occasions pour extorquer l'argent des condamnés, faisaient bombance, et ne se refusaient rien. L'étable offrait au surplus, dans ce moment, un des spectacles les plus hideux qu'on puisse imaginer: d'une part, cent vingt hommes parqués comme de vils animaux, roulant des yeux égarés, d'où la douleur bannissait le sommeil; de l'autre, huit individus à figure sinistre, mangeant avidement, sans perdre un instant de vue leurs carabines ou leurs bâtons. Quelques minces chandelles, attachées aux murs noircis de l'étable, faisaient une lueur rougeâtre sur cette scène de désolation, dont le silence n'était troublé que par de sourds gémissements, ou par le retentissement des fers. Non contents de frapper à tort et à travers, les argousins passaient encore sur les condamnés leurs horribles gaîtés: un homme dévoré par la soif demandait-il de l'eau? ils disaient tout haut: Que celui qui veut de l'eau lève la main. Le malheureux obéissait sans défiance, et il était aussitôt roué de coups. Ceux qui avaient quelque argent étaient nécessairement ménagés; mais c'était le petit nombre, le long séjour de la plupart des condamnés dans les prisons ayant épuisé leurs faibles ressources.
Ces abus n'étaient pas les seuls qu'on eût à signaler dans la conduite de la chaîne. Pour économiser à son profit les frais de transport, le capitaine faisait presque toujours voyager à pied un des cordons. Or, ce cordon était toujours celui des plus robustes, c'est-à-dire des plus turbulents des condamnés: malheur aux femmes qu'ils rencontraient, aux boutiques qui se trouvaient sur leur passage! les femmes étaient houspillées de la manière la plus brutale; quant aux boutiques, elles se trouvaient dévalisées en un clin d'œil, comme je le vis faire, à Morlaix, chez un épicier, qui ne conserva ni un pain de sucre ni une livre de savon. On demandera peut-être ce que faisaient les gardiens, pendant que se commettait le délit? Les gardiens faisaient les empressés, sans apporter aucun obstacle réel, bien persuadés qu'en définitive ils profiteraient du vol, puisque c'était à eux que les forçats devaient s'adresser pour vendre leur capture, où l'échanger contre des liqueurs fortes. Il en était de même pour les spoliations exercées sur les condamnés qu'on prenait au passage. A peine étaient-ils ferrés, que leurs voisins les entouraient et leur volaient le peu d'argent qu'ils pouvaient avoir.
Loin de prévenir où d'arrêter ces vols, les argousins les provoquaient souvent, comme je leur ai vu faire pour un ex-gendarme qui avait cousu quelques louis dans sa culotte de peau. Y a gras! avaient-ils dit, et en trois minutes le pauvre diable se trouva en bannière. En pareil cas, les victimes jetaient ordinairement les hauts cris en appelant à leur secours les argousins; ceux-ci ne manquaient jamais d'arriver quand tout était fini, pour tomber à grands coups de bâton.... sur celui qu'on avait volé. A Rennes, les bandits dont je parle poussèrent l'infamie jusqu'à dépouiller une sœur de charité qui était venue nous apporter du tabac et de l'argent, dans un manège où nous devions passer la nuit. Les plus criants de ces abus ont disparu, mais il en subsiste encore, qu'on trouvera bien difficiles à déraciner, si l'on considère à quels hommes est nécessairement confiée la conduite des chaînes, et sur quelle matière ils opèrent.
Notre pénible voyage dura vingt-quatre jours: arrivés à Pont-à-Lezen, nous fûmes placés au dépôt du bagne, où les condamnés font une sorte de quarantaine jusqu'à ce qu'ils se soient remis de leur fatigue, et qu'on ait reconnu qu'ils ne sont pas atteints de maladies contagieuses. Dès notre arrivée on nous fit laver deux à deux dans de grandes cuves pleines d'eau tiède: au sortir du bain on nous délivra des habits. Je reçus comme les autres une casaque rouge, deux pantalons, deux chemises de toile à voile, deux paires de souliers, et un bonnet vert: chaque pièce de ce trousseau était marquée de l'initiale GAL, et le bonnet portait de plus une plaque de fer-blanc, sur laquelle on lisait le numéro d'inscription au registre matricule. Quand on nous eut donné des vêtements, on nous riva la manicle au pied; mais sans former les couples.
Le dépôt de Pont-à-Lezen étant une sorte de lazareth, la surveillance n'y était pas très rigoureuse; on m'avait même assuré qu'il était assez facile de sortir des salles, et d'escalader ensuite les murs extérieurs. Je tenais ces indications d'un nommé Blondy, qui s'était déjà évadé du bagne de Brest: espérant les mettre à profit, j'avais tout disposé pour être prêt à saisir l'occasion. On nous donnait parfois des pains qui pesaient jusqu'à dix-huit livres; en partant de Morlaix, j'avais creusé l'un de ces pains, et j'y avais introduit une chemise, un pantalon et des mouchoirs: c'était là une valise d'un nouveau genre, on ne la visita pas. Le lieutenant Thierry ne m'avait pas désigné à une surveillance spéciale; loin de là, instruit des motifs de ma condamnation, il avait dit en parlant de moi au commissaire, qu'avec des hommes aussi tranquilles, on conduirait la chaîne comme un pensionnat de demoiselles. Je n'inspirais donc aucune défiance: j'entrepris d'exécuter mon projet. Il s'agissait d'abord de percer le mur de la salle où nous étions enfermés: un ciseau d'acier oublié sur le pied de mon lit par un sbire forçat, chargé de river les manicles, me servit à pratiquer une ouverture, tandis que Blondy s'occupait de scier mes fers. L'opération terminée, mes camarades fabriquèrent un mannequin qu'ils mirent à ma place, afin de tromper la vigilance des argousins de garde, et bientôt, affublé des effets que j'avais cachés, je me trouvai dans la cour du dépôt. Les murs qui en formaient l'enceinte n'avaient pas moins de quinze pieds d'élévation; je vis que pour les franchir, il fallait donc quelque chose qui ressemblât à une échelle: une perche m'en tint lieu, mais elle était si lourde et si longue, qu'il me fut impossible de la passer par-dessus le mur, pour descendre de l'autre côté. Après des efforts aussi vains que pénibles, je dus prendre le parti de risquer le saut; il me réussit fort mal: je me foulai si violemment les deux pieds, qu'à peine eus-je la force de me traîner dans un buisson voisin. J'espérais que, la douleur se calmant, je pourrais fuir avant le jour, mais elle devenait de plus en plus vive, et mes pieds se gonflèrent si prodigieusement, qu'il fallut renoncer à tout espoir d'évasion. Je me traînai alors de mon mieux jusqu'à la porte du dépôt, pour y rentrer de moi-même, espérant obtenir ainsi une remise sur le nombre de coups de bâton qui me revenaient de droit. Une sœur que je fis demander, et à laquelle j'avouai le cas, commença par me faire passer dans une salle où mes pieds furent pansés. Cette excellente femme, que j'avais apitoyée sur mon sort, alla solliciter pour moi le commissaire du dépôt, qui lui accorda ma grâce. Quand, au bout de trois semaines, je fus guéri complètement, on me conduisit à Brest.
Le bagne est situé dans l'enceinte du port; des faisceaux de fusils, deux pièces de canon braquées devant les portes, m'indiquèrent l'entrée des salles, où je fus introduit après avoir été examiné par tous les gardes de l'établissement. Les condamnés les plus intrépides l'ont avoué: quelqu'endurci que l'on soit, il est impossible de se défendre d'une vive émotion au premier aspect de ce lieu de misères. Chaque salle contient vingt-huit lits de camp, nommés bancs, sur lesquels couchent enchaînés six cents forçats; ces longues files d'habits rouges, ces têtes rasées, ces yeux caves, ces visages déprimés, le cliquetis continuel des fers, tout concourt à pénétrer l'ame d'un secret effroi. Mais pour le condamné, l'impression n'est que passagère; sentant qu'ici du moins il n'a plus à rougir devant personne, il s'identifie avec sa position. Pour n'être pas l'objet des railleries grossières, des joies odieuses de ses compagnons, il affecte de les partager, il les outre même, et bientôt, du ton, des gestes, cette dépravation de convention passe au cœur. C'est ainsi qu'à Anvers un ex-évêque essuya d'abord toutes les bordées de l'ignoble hilarité des forçats. Ils ne l'appelaient que Monseigneur, ils lui demandaient sa bénédiction pour des obscénités; à chaque instant ils le contraignaient à profaner son ancien caractère par des paroles impies; et à force de réitérer ses sacriléges, il parvint à s'émanciper; plus tard, il était devenu cantinier du bagne; on l'appelait toujours Monseigneur, mais on ne lui demandait plus l'absolution, il eût répondu par des blasphèmes!
C'est dans les jours de repos surtout que le récit de crimes souvent imaginaires, des rapports intimes, des complaisances infâmes, achèvent de pervertir l'homme que le châtiment d'une première faute expose à ce contact impur. Pour en neutraliser les effets, on a proposé de renoncer au système des bagnes. D'abord, tout le monde était d'accord sur ce point, mais lorsqu'il s'est agi de déterminer un autre mode de punition, les avis se sont trouvés singulièrement partagés: les uns ont proposé des prisons pénitentiaires, à l'instar de celles de la Suisse et des États-Unis; les autres, et c'est le plus grand nombre, ont réclamé la colonisation, en s'étayant des heureux résultats et de la prospérité des établissements anglais de la Nouvelle-Galles, plus connus sous le nom de Botany-Bay. Examinons si la France est appelée à jouir de ces heureux résultats et de cette prospérité.