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Mémoires de Vidocq, chef de la police de Sureté jusqu'en 1827, tome I

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De la colonisation des Forçats.

«Voyez, disent les partisans de la colonisation, voyez l'aspect florissant de la Nouvelle-Galles; il y a seulement quarante ans que les Anglais ont commencé à y envoyer leurs condamnés, et déjà le pays compte cinq villes; les arts de luxe y sont cultivés, l'imprimerie établie. A Sydney-Cove, chef-lieu de colonie, on imprime trois journaux; il s'y est fermé des sociétés philosophiques et d'agriculture; on a fondé une chapelle catholique et deux chapelles de méthodistes. Quoique la plupart des planteurs et des magistrats subalternes soient des condamnés émancipés ou ayant subi leur peine, tous se conduisent bien et deviennent d'excellents citoyens. Des femmes, la honte et le rebut de leur sexe dans la métropole, des femmes déjà mères, mais couvrant d'opprobre tout ce qui tenait à elles, sont aujourd'hui, sous de nouveaux liens, des modèles d'ordre et de chasteté. Il se présente à l'appui de ce système une autre considération qui n'est pas sans importance. Le travail des condamnés qu'on emploie en Angleterre, venant en concurrence avec celui d'un nombre égal d'artisans libres, a pour fâcheux résultat de laisser ceux-ci inoccupés, et par conséquent de surcharger la taxe des pauvres; au lieu d'être productif, leur travail est donc nuisible. A la Nouvelle-Galles, au contraire, loin de rivaliser avec l'artisan anglais, le déporté est le consommateur du travail de celui-ci, puisque l'on n'y consomme que des produits anglais. L'importation s'en élève à trois cent cinquante mille livres sterlings, et l'exportation des productions indigènes est évaluée au tiers de cette somme; voilà les avantages de la colonisation. Qui s'oppose à ce que la France les partage en suivant le même système?»

Tout cela sans doute est magnifique, mais les faits sont-ils bien constants? Peut-on en induire que ce système soit applicable à la France? Sur la première question, je répondrai qu'en Angleterre on n'est guères plus d'accord que chez nous sur les avantages de la colonisation des condamnés en général et sur les résultats des établissements de la Nouvelle-Galles en particulier. Indépendamment de toute autre considération, ils offrent cependant au commerce britannique des stations précieuses entre l'Inde, la Chine, les îles de la Sonde et tout l'archipel oriental. Tant d'avantages, qui peut-être auraient pu s'obtenir sans l'emploi de la colonisation, ne paraissent pas néanmoins compenser les dépenses énormes qu'elle a entraînées dans le principe, et qui se continuent encore au détriment de la métropole, le gouvernement ayant, depuis quelques années, à sa charge un nombre variable de huit à dix mille déportés qu'on ne saurait occuper utilement. Cette circonstance explique parfaitement du reste la proposition soumise à la Chambre des communes, de diriger sur la Nouvelle-Galles ou sur les établissements qui en dépendent, des émigrants irlandais; la taxe des pauvres en diminuerait d'autant, et les émigrants planteurs emploieraient les déportés qui, par des défrichements et des constructions, auraient préparé leurs habitations.

En attendant que le gouvernement prenne un parti, ces déportés inoccupés doivent mener une vie très comfortable selon eux, puisque dans une enquête récente on a constaté que plusieurs individus s'étaient fait condamner à dessein pour un délit emportant la peine de la déportation. L'humanité n'aurait sans doute qu'à s'applaudir de ce résultat, si cette mansuétude adoucissait les mœurs des déportés, mais on comprend que l'oisiveté ne fait qu'aggraver leurs mauvaises dispositions; on en a la preuve dans les récidives de ceux qui reviennent en Angleterre à l'expiration de leur peine. Leur amendement n'est guères plus sensible à la colonie, car on n'ignore pas que des trois chapelles élevées à Sidney-Cove, ils en ont brûlé deux dans l'intention prouvée de se soustraire à l'obligation d'assister au service divin.

Les femmes enfin, que l'on nous représente comme purifiées par le changement d'hémisphère, les femmes donnent pour la plupart l'exemple d'un libertinage jusqu'à certain point provoqué par l'énorme disproportion numérique des deux sexes; elle est telle que, pour quatorze hommes, on compte à peine une femme. Le mariage avec un condamné gracié ou libéré, procurant l'émancipation immédiate, la première chose que cherchent les femmes déportées à leur arrivée au dépôt de Paramatta, c'est à se faire épouser par un homme qui remplisse cette condition. Elles prennent souvent ainsi un vieillard, un misérable, qu'elles quittent au bout de quelques jours, pour se rendre à Sydney, où elles peuvent se livrer impunément à tous les excès. Il en résulte qu'entourées d'exemples corrupteurs, les filles qui naissent de ce commerce se livrent dès l'âge le plus tendre à la prostitution.

De ces faits accidentellement révélés par les enquêtes sur l'état du pays, par les discussions parlementaires, il résulte que la colonisation est loin de réagir, comme on l'a cru trop légèrement, sur le moral des condamnés; elle est d'ailleurs aujourd'hui reconnue à peu près impraticable pour la France. La première, la principale objection, c'est le manque absolu d'un endroit propre à la déportation; car former un établissement à Sainte-Marie de Madagascar, la seule des possessions françaises qui pût convenir pour cet objet, ce serait envoyer à une mort à peu près certaine, non-seulement les condamnés, mais encore les administrateurs et les surveillants. Le petit nombre de ceux que le climat n'aurait pas moissonnés ne manquerait pas de se servir des embarcations stationnaires pour écumer la mer, comme cela s'est fait plusieurs fois à la Nouvelle-Galles, et au lieu d'un établissement pénitentiaire, on se trouverait avoir fondé le berceau de nouveaux flibustiers. D'un autre côté, il est impossible de songer à diriger les condamnés sur aucune de nos colonies, pas même sur la Guyanne, dont les vastes savannes ne suffiraient pas pour assurer un isolement indispensable; les évasions se seraient bientôt multipliées, et les colons pourraient rappeler la leçon donnée, dit-on, par Franklin, au gouvernement anglais, qui, à cette époque, déportait encore ses condamnés aux États-Unis. On assure qu'immédiatement après l'arrivée d'un transport de ce genre à Boston, il envoya au ministre Walpole quatre caisses de serpents à sonnettes, en le priant de les faire mettre en liberté dans le parc de Windsor, «afin, disait-il, que l'espèce s'en propageât et devînt aussi avantageuse à l'Angleterre que les condamnés l'avaient été à l'Amérique septentrionale.»

Aujourd'hui même, les évasions sont beaucoup plus communes à la Nouvelle-Galles, qu'on ne devrait le croire. On en trouve la preuve dans ce passage d'une Relation publiée à Londres par un déporté libéré, qui, sans s'embarrasser de compromettre la réputation de l'établissement, s'était fait bientôt arrêter pour de nouveaux méfaits.

«Lorsque le terme de mon exil fut venu, et que je me déterminai à quitter la colonie, je m'embarquai comme domestique, au service d'un gentleman et d'une lady, anciens déportés, qui avaient amassé de quoi défrayer leur retour en Angleterre, et s'y établir. On croirait que je devais avoir l'ame satisfaite et tranquille. Point du tout; jamais je ne me suis vu plus chagrin, plus tourmenté que du moment où je m'embarquai sur ce bâtiment. Voici pourquoi: j'avais clandestinement amené avec moi six condamnés de mes camarades, et je les avais cachés à fond de cale. C'étaient des hommes pour lesquels j'avais une estime particulière; et il est du devoir d'un déporté qui quitte cette terre d'exil, de n'y jamais laisser un ami, s'il a le moyen de l'en faire sortir. Ce qui troublait sans cesse mon repos, c'est qu'il fallait pourvoir aux besoins de ces hommes: pour cela, je devais recommencer le métier de voleur, de manière que, d'un moment à l'autre, je pouvais me faire découvrir et eux aussi. Tous les soirs il me fallait visiter les provisions de chacun, pour leur apporter le fruit de mes larcins.

»Il y avait un grand nombre de passagers à bord, et je les faisais tous contribuer successivement, afin que cela se fît moins sentir, et que le manège pût durer plus long-temps. Malgré cette précaution, j'entendais dire souvent aux uns et aux autres, que leurs vivres allaient vite, sans qu'ils en pussent découvrir la cause. Ce qui m'embarrassait le plus, c'était la viande crue, que mes camarades étaient obligés de dévorer telle quelle; encore que pouvais-je pas toujours m'en procurer, surtout lorsqu'il faisait clair de lune; alors il me fallait dérober double ration de pain. Enfin, mon maître m'ayant chargé de faire la cuisine pour lui et pour sa femme, cette occasion fut, comme de juste, mise à profit: si j'accommodais un potage ou un ragoût, il s'en renversait toujours une moitié, qui prenait le chemin de la cale. Tout ce que je pouvais du reste attraper y passait également; car je fréquentais, à titre de confrère, le cuisinier du bâtiment, sur lequel je levais d'utiles contributions.

»Il y avait à bord de notre navire un tonnelier de mes amis, qui, après avoir fini son temps, retournait comme moi en Angleterre. Je l'avais mis dans ma confidence, et il me servait merveilleusement dans les vols que je faisais au cuisinier; il le tirait, par exemple à l'écart, et l'occupait pendant que j'enlevais quelque portion de tout ce qui me tombait sous la main. Outre ce tonnelier, il y avait à bord un matelot qui était également dans le secret; et l'on va voir que c'était un confident de trop?

»Un dimanche, il y avait un mois que nous étions en mer, le tonnelier et le matelot causaient ensemble sur le gaillard d'avant. Voilà qu'ils se prennent de querelle pour une bagatelle. Je travaillais en ce moment à dévisser une caisse, pour en retirer quelques provisions, quand ce matelot, qui avait brusquement quitté le tonnelier, passa près de moi. Trompé par l'obscurité, car il commençait à faire nuit, et me prenant pour un autre, il me frappe sur l'épaule, et me crie: Où est le capitaine?..... J'ai à lui parler!.... Mais, me reconnaissant, il s'éloigna rapidement, et courut à la chambre du capitaine, où il se précipita en criant à tue-tête: «Au meurtre!.... à l'assassin!.... Nous sommes tous perdus!..... Le bâtiment va être pris; il y a dix hommes de cachés dans la cale, et tel et tel (en me nommant ainsi que le tonnelier) sont du complot;.... ils veulent s'emparer du bâtiment, et nous tuer tous!...»

«Aussitôt le capitaine appelle son second, monte avec lui sur le pont, et ordonne que tout le monde s'y rende. Lorsqu'on fut réuni, le matelot nous désigna de nouveau, le tonnelier et moi, comme chefs du complot, en soutenant qu'il y avait dix hommes cachés dans la cale. On y descendit avec des lumières, on retourna tout sans rien découvrir, tant mes hommes étaient bien cachés. Enfin, le capitaine n'en voulant pas démordre, s'avisa de faire emplir la cale de fumée. Force fut alors aux pauvres diables de sortir sous peine d'être asphyxiés. En arrivant sur le pont, ils faisaient la plus triste figure; depuis leur départ de Sydney Cove, ils n'avaient été ni rasés ni lavés, et leurs vêtements tombaient en lambeaux. Ce qui rendait ce spectacle encore plus lugubre, c'est que la nuit était sombre et que le pont n'était éclairé que par une lanterne.

«Le capitaine commença par faire mettre les menottes aux nouveaux venus; puis, après les avoir interrogés et s'être assuré qu'ils n'étaient que six, il les fit coucher à plat ventre sur le pont. Restait le second acte de la pièce, il consista à nous traiter, le tonnelier et moi, de la même manière. Quand nous fûmes tous réunis, on jeta sur nous une grande voile, qui nous enveloppa comme un filet. C'est ainsi que nous passâmes la nuit. Le lendemain, au petit jour, on nous descendit l'un après l'autre, au moyen d'une corde passée autour de la ceinture, à fond de cale, dans une espèce de cachot si noir que nous ne nous voyions pas les uns les autres. Nous y couchions sur la planche nue. Pour toute nourriture, on donnait par jour à chacun une pinte d'eau et une livre de biscuit. Nous recevions cette distribution sans la voir; le matelot chargé de le faire nous avertissait par un cri d'avancer la main, et quand nous tenions la pitance, nous la partagions à tâtons entre nous.

»On nous garda dans cette situation pendant quarante mortels jours, c'est-à-dire jusqu'à ce que le bâtiment fût arrivé au Cap de Bonne-Espérance, où il devait relâcher. Le capitaine se rendit chez le gouverneur pour lui annoncer qu'il avait à son bord des condamnés évadés, et lui demanda s'il ne pourrait pas les débarquer et les écrouer dans la prison commune; mais celui-ci répondit qu'il n'avait que faire des gens de cette espèce, et qu'il ne voulait pas qu'on les débarquât. Toutefois, le capitaine se consola bientôt de cette contrariété, en apprenant qu'il y avait dans le port un bâtiment irlandais, chargé de condamnés pour Botany-Bey; il s'aboucha avec le capitaine de ce bâtiment, et le détermina sans peine à emmener avec lui mes pauvres camarades. En conséquence, on vint les retirer du cachot, et depuis je ne les ai revus ni les uns ni les autres.»

Les obstacles que j'ai signalés sont tellement graves, que je ne parlerai pas de l'événement d'une guerre maritime venant compliquer encore la situation, en interceptant toute relation en tout transport. Dans l'intérêt de la science, on a vu des puissances belligérantes livrer passage à des naturalistes, à des mathématiciens, mais il est permis de douter que, dans l'intérêt de la morale, on accordât la même faveur à des forçats, qui pourraient, après tout, n'être que des soldats travestis.

Admettons cependant, pour un instant, qu'on ait levé tous les obstacles, que la déportation soit possible: sera-t-elle indistinctement perpétuelle pour tous les condamnés? ou suivra-t-on dans son application la gradation observée pour la durée des travaux forcés? Dans la première hypothèse, vous détruisez toute proportion entre les peines et les délits, puisque l'homme qui, d'après le Code, n'aurait encouru que les travaux à temps, ne reverra pas plus son pays que celui qu'aurait atteint une condamnation à perpétuité. En Angleterre, où le minimum de la durée de la déportation (sept ans) s'applique pour un vol de vingt-quatre sous comme pour violences graves exercées contre un magistrat, cette disproportion existe, mais elle pallie souvent encore les rigueurs d'une législation qui punit de mort des délits passibles chez nous d'une simple réclusion. Aussi, dans les assises anglaises, rien n'est-il plus ordinaire que d'entendre un individu condamné à la déportation, dire, au prononcé du jugement: Mylords, je vous remercie.

Si la déportation n'est pas perpétuelle, vous retombez dans l'inconvénient que signalent chaque année les conseils généraux, en réclamant contre l'amalgame des forçats libérés avec la population. Nos déportés libérés rentreront dans la société à peu près avec les mêmes vices qu'ils eussent contractés au bagne. Tout même porte à croire qu'ils seront plus incorrigibles que les déportés anglais, qu'un esprit national de voyages et de colonisation attache assez fréquemment au sol sur lequel on les a transplantés.

La colonisation reconnue à peu près impossible, il ne reste plus, pour améliorer le moral des condamnés, qu'à introduire dans les bagnes des réformes indiquées par l'expérience. La première consisterait à classer les forçats d'après leurs dispositions; il faudrait, pour cela, consulter non-seulement leur conduite présente, mais encore leur correspondance et leurs antécédents; chose dont ne s'occupe nullement l'administration des bagnes, qui borne sa sollicitude à prévenir les évasions. Les hommes disposés à s'amender devraient obtenir ces petites faveurs réservées aujourd'hui aux voleurs audacieux, aux condamnés à perpétuité, qu'on ménage pour leur ôter l'envie de se sauver. C'est là en effet un moyen de les retenir, puisque rien ne peut désormais aggraver leur peine. Il serait enfin utile d'abréger les peines, en raison de l'amélioration des détenus, car tel homme qu'un séjour de six mois au bagne eût corrigé, n'en sort, au bout de cinq ans, qu'entièrement corrompu.

Une autre précaution prise contre les forçats qui ont un grand nombre d'années à faire, c'est de les mettre en couple avec ceux qui n'ont à subir qu'une condamnation de peu de durée. On croit leur donner ainsi des surveillants qui, peu aguerris aux coups de bâtons, et craignant de faire prolonger leur détention par des soupçons de complicité, dévoileront toute tentative d'évasion. Il en résulte que le novice, accouplé avec un scélérat consommé, se pervertit rapidement. Les jours de repos, lorsqu'on n'enchaîne les forçats au banc que le soir, il suit forcément son compagnon dans la société d'autres bandits, où il achève de se corrompre par l'exemple de ce que l'égarement des passions peut produire de plus monstrueux. On m'a compris... Mais n'est-il pas honteux de voir publiquement organiser une prostitution qui, même au milieu de la corruption des grandes villes, s'entoure encore des ombres du mystère: comment ne songe-t-on pas à prévenir en partie ces excès, en isolant les jeunes gens réservés ordinairement à figurer dans ces saturnales.

Il serait également urgent de prévenir l'abus des liqueurs fortes, qui entretiennent chez les condamnés une excitation contraire au calme dans lequel il importe de les maintenir, si l'on veut que la réflexion amène le repentir. Ce n'est pas à dire qu'on doive les en sevrer entièrement, comme cela se pratique en certains cas aux États-Unis: cette diète absolue ne pourrait s'appliquer sans inconvénient aux hommes astreints à des travaux pénibles; il faut même veiller à ce que les distributions autorisées par les règlements soient consommées par les condamnés qui les reçoivent. En même temps que l'on protégerait ainsi la santé de ces malheureux, on préviendrait de graves désordres. Les jours de repos, il arrive souvent qu'un condamné, voulant faire la débauche, engage ses rations pour quinze jours; avec les avances en nature qu'il obtient, il s'enivre, fait du tapage, reçoit la bastonnade, et se trouve réduit ensuite à l'eau et à la soupe aux gourganes, lorsqu'il aurait besoin de spiritueux pour se soutenir. Il est, à la vérité, d'autres moyens de subvenir à ces orgies: on vole dans les ateliers, dans les magasins, dans les chantiers. Ceux-ci enlèvent le cuivre du doublage des vaisseaux, pour faire des pièces de six liards, qu'on vend au rabais aux paysans; ceux-là prennent le fer qui sert à confectionner ces petits ouvrages qu'on vend aux étrangers; d'autres détournent des pièces de bois qui, coupées par morceaux, passent au foyer des argousins, qu'on désarme au moyen de ces prévenances. On m'assure qu'aujourd'hui, cette partie du service a subi de notables améliorations; je désire qu'il en soit ainsi: tout ce que je puis dire, c'est qu'à l'époque où j'étais à Brest, il était de notoriété publique que jamais aucun argousin n'achetait de bois à brûler.

C'est aussi dans les ateliers de serrurerie que les condamnés s'instruisent mutuellement dans la fabrication des fausses clefs, et des autres instruments nécessaires pour forcer les portes, tels que cadets, pinces, monseigneurs, rossignols, etc. L'inconvénient est peut-être inévitable dans un port, où il faut nécessairement fournir à l'armement des navires; mais pourquoi conserver de semblables ateliers dans les maisons de détention de l'intérieur? J'ajouterai que le travail des condamnés, de quelque nature qu'il soit, est loin de produire autant que celui des ouvriers libres: mais c'est de tous les abus celui qu'on doit avoir moins d'espoir de déraciner. Le bâton peut sans doute contraindre le condamné à agir, parce qu'il existe une différence marquée entre l'action et le repos; mais aucun châtiment ne peut éveiller chez le condamné cette ardeur instinctive qui seule accélère le travail et le dirige vers la perfection. Le gouvernement doit juger au surplus, lui-même, bien insignifiant le produit des journées des forçats, puisqu'il ne l'a jamais fait figurer comme recette au budget. La dépense générale des chiourmes, classée dans les divers chapitres, s'élève à la somme totale de deux millions sept cent dix-huit mille neuf cent francs. Voici le détail de quelques allocations.

Habillement des forçats220,500 f.
      Id. des forçats libérés23,012  
Entretien de la chaussure72,900  
Façon et entretien des fers11,250  
Frais de capture7,000  
Service des chaînes130,000  

Viennent ensuite le traitement des employés, la solde, l'habillement, les rations des garde-chiourme, etc.

Pour rendre ces dépenses tout-à-fait utiles, pour entrer dans la voie des améliorations réclamées depuis si long-temps, et qui ne s'effectuent que bien lentement, on ne saurait trop recommander aux surveillants une modération dont ils ne devraient jamais s'écarter, même en infligeant les punitions les plus sévères. J'ai vu des garde-chiourme jeter des condamnés dans le désespoir, en les maltraitant au gré de leurs caprices, et comme pour se faire un jeu de leurs souffrances. «Comment te nommes-tu?... disait un de ces misérables aux nouveaux venus; je parie que tu te nommes la Poussière..... Eh! bien, moi, je me nomme le Vent;.... je fais voler la poussière.» Et il tombait sur eux à coups de nerf de bœuf. Plusieurs garde-chiourme ont été assassinés pour avoir ainsi provoqué des idées de vengeance dont rien ne distrait le forçat. Dans la suite de ces Mémoires, j'aurai occasion de revenir sur ce sujet, à propos de cette surveillance qui constitue une nouvelle peine pour les hommes libérés.

Les inconvénients et les abus que je viens de signaler existaient pour la plupart au bagne de Brest lorsque j'y fus conduit; raison de plus pour abréger le séjour que je devais y faire. En pareil cas, la première chose à faire, c'est de s'assurer de la discrétion de son camarade de couple. Le mien était un vigneron des environs de Dijon, de trente-six ans environ, condamné à vingt-quatre ans pour récidive de vol avec effraction: espèce d'idiot, que la misère et les mauvais traitements avaient achevé d'abrutir. Courbé sous le bâton, il semblait n'avoir conservé d'intelligence que ce qu'il en fallait pour répondre avec la prestesse d'un singe ou d'un chien, au sifflet des argousins. Un pareil sujet ne pouvait me convenir, puisque, pour exécuter mon projet, il me fallait un homme assez résolu pour ne pas reculer devant la perspective des coups de bâton, qu'on ne manque jamais d'administrer aux forçats soupçonnés d'avoir favorisé, ou même connu l'évasion d'un condamné. Pour me débarrasser du Bourguignon, je feignis une indisposition: on le mit au couple avec un autre pour aller à la fatigue, et lorsque je fus rétabli, on m'appareilla avec un pauvre diable condamné à huit ans pour avoir volé des poules dans un presbytère.

Celui-ci conservait du moins quelque énergie. La première fois que nous nous trouvâmes seuls sur le banc, il me dit: «Écoute, camarade, tu ne m'as pas l'air de vouloir manger long-temps du pain de la nation... Sois franc avec moi,... tu n'y perdras rien....» J'avouai que j'avais l'intention de m'évader à la première occasion. «Eh bien! me dit-il, si j'ai un conseil à te donner, c'est de walser avant que ces rhinocéros d'argousins ne connaissent ta coloquinte (figure); mais ce n'est pas tout que de vouloir;... as-tu des philippes (écus)?» Je répondis que j'avais quelque argent dans mon étui; alors il me dit qu'il se procurerait facilement des habits près d'un condamné à la double chaîne, mais que pour détourner les soupçons, il fallait que j'achetasse un ménage, comme un homme qui se propose de faire paisiblement son temps. Ce ménage consiste en deux gamelles de bois, un petit tonneau pour le vin, des patarasses, (espèce de bourrelet, pour empêcher le froissement des fers), enfin un serpentin, petit matelas rembourré d'étoupes de calfat. On était au jeudi, sixième jour de mon entrée au bagne; le samedi soir, j'eus des habits de matelot, que je revêtis immédiatement sous ma casaque de forçat. En soldant le vendeur, je m'aperçus qu'il avait aux poignets les cicatrices circulaires de profondes cautérisations; j'appris que, condamné aux galères à perpétuité, en 1774, il avait subi à Rennes la question par le feu, sans avouer le vol dont il était accusé. Lors de la promulgation du Code de 1791, il avait obtenu une commutation en vingt-quatre ans de travaux forcés.

Le lendemain, la section dans laquelle je me trouvais partit au coup de canon pour le travail de la pompe, qui ne s'interrompt jamais. Au guichet de la salle, on visita comme à l'ordinaire nos manicles et nos vêtements. Connaissant cet usage, j'avais collé sur mes habits de matelot, à l'endroit de la poitrine, une vessie peinte en couleur de chair. Comme je laissais à dessein ma casaque et ma chemise ouvertes, aucun garde ne songea à pousser plus loin l'examen, et je sortis sans encombre. Arrivé au bassin, je passai avec mon camarade derrière un tas de planches, comme pour satisfaire un besoin; ma manicle avait été coupée la veille; la soudure qui cachait les traces de la scie céda au premier effort. Débarrassé des fers, je me dépouillai à la hâte de la casaque et du pantalon de forçat. Sous ma casquette de cuir, je mis une perruque apportée de Bicêtre, puis après avoir donné à mon camarade, la récompense légère que je lui avais promise, je disparus en me glissant derrière des piles de bois équarris.

CHAPITRE X.

La chasse aux forçats.—Un maire de village.—La voix du sang.—L'hôpital.—Sœur Françoise.—Faublas II.—La mère des voleurs.

Je passai sans obstacle à la grille; je me trouvais dans Brest que je ne connaissais pas du tout, et la crainte que mon hésitation sur le chemin que je devais prendre, ne me fît remarquer, augmentait encore mes inquiétudes; après mille tours et détours, j'arrivai enfin à la seule porte qu'eût la ville; il y avait là toujours, à poste fixe, un ancien garde-chiourme, nommé Lachique, qui vous devinait un forçat au geste, à la tournure, à la physionomie; et ce qui rendait ses observations plus faciles, c'est qu'un homme qui a passé quelque temps au bagne tire toujours involontairement la jambe par laquelle il a traîné le fer. Il fallait cependant passer devant ce redoutable personnage, qui fumait gravement, en fixant un œil d'aigle sur tout ce qui entrait ou sortait. J'avais été prévenu; je payai d'effronterie: arrivé devant Lachique, je déposai à ses pieds une cruche de lait de beurre, que j'avais achetée pour rendre mon déguisement plus complet. Chargeant alors ma pipe, je lui demandai du feu. Il s'empressa de m'en donner avec toute la courtoisie dont il était susceptible, et après que nous nous fûmes réciproquement lâchés quelques bouffées de tabac dans la figure, je le quittai pour prendre la route qui se présentait devant moi.

Je la suivais depuis trois quarts d'heure, quand j'entendis les trois coups de canon qu'on tire pour annoncer l'évasion d'un forçat, afin d'avertir les paysans des environs qu'il y a une gratification de cent francs à gagner, pour celui qui saisira le fugitif. Je vis en effet beaucoup de gens armés de fusils ou de faux, courir la campagne, battant soigneusement le buisson, et jusqu'aux moindres touffes de genet. Quelques laboureurs paraissaient même devoir emporter des armes par précaution, car j'en vis plusieurs quitter leur attelage avec un fusil qu'ils tiraient d'un sillon. Un de ces derniers passa tout près de moi dans un chemin de traverse que j'avais pris en entendant les coups de canon, mais il n'eut garde de me reconnaître; j'étais d'abord vêtu fort proprement, et de plus mon chapeau, que la chaleur permettait de porter sous le bras, laissait voir des cheveux en queue, qui ne pouvaient appartenir à un forçat.

Je continuai à m'enfoncer dans l'intérieur des terres, évitant les villages et les habitations isolées. A la brune, je rencontrai deux femmes, auxquelles je demandai sur quelle route je me trouvais; elles me répondirent dans un patois dont je ne compris pas un mot; mais leur ayant montré de l'argent, en faisant signe que je désirais manger, elles me conduisirent à l'entrée d'un petit village, dans un cabaret tenu par..... le garde-champêtre, que je vis sous le manteau de la cheminée, revêtu des insignes de sa dignité. Je fus un instant démonté, mais, me remettant bientôt, je lui dis que je voulais parler au maire.—«C'est moi», dit un vieux paysan en bonnet de laine et en sabots, assis à une petite table, et mangeant de la galette de sarrasin. Nouveau désappointement pour moi, qui comptais bien m'esquiver dans le trajet du cabaret à la mairie. Il fallait cependant se tirer de là, de manière ou d'autre. Je dis au fonctionnaire en sabots, qu'ayant pris la traverse en partant de Morlaix pour Brest, je m'étais égaré; je lui demandai en même temps à quelle distance je me trouvais de cette dernière ville, en témoignant le désir d'y aller coucher le soir même.—«Vous êtes à cinq lieues de pays de Brest, me dit-il: il est impossible que vous y arriviez ce soir: si vous voulez coucher ici, je vous donnerai place dans ma grange, et demain vous partirez avec le garde-champêtre, qui va conduire un forçat évadé, que nous avons arrêté hier.»

Ces derniers mots renouvelèrent toutes mes terreurs; car à la manière dont ils étaient prononcés, je vis que le maire n'avait pas pris mon histoire au pied de la lettre. J'acceptai néanmoins son offre obligeante; mais après souper, au moment de gagner la grange, portant les mains à mes poches, je m'écriai avec toutes les démonstrations d'un homme désespéré: «Ah, mon Dieu! j'ai oublié à Morlaix mon portefeuilles où sont mes papiers, et huit doubles louis!... Il faut que je reparte tout de suite,.... oui tout de suite; mais comment retrouver la route?.... Si le garde-champêtre, qui doit connaître le pays, voulait m'accompagner?.... nous serions bien revenus demain pour partir à temps avec votre forçat.» Cette proposition écartait tous les soupçons, puisque un homme qui veut se sauver ne prend pas ordinairement la compagnie que je sollicitais; d'un autre côté, le garde-champêtre, entrevoyant une récompense, avait mis ses guêtres à mon premier mot. Nous partîmes donc, et au point du jour nous étions à Morlaix. Mon compagnon, que j'avais eu soin d'abreuver largement en route, était déjà bien conditionné; je l'achevai avec du rhum, au premier bouchon que nous rencontrâmes en ville. Il y resta à m'attendre à table, ou plutôt sous la table, et il aura pu m'attendre long-temps.

A la première personne que je rencontre, je demande le chemin de Vannes; on me l'indique tant bien que mal, et je pars, comme dit le proverbe hollandais, avec la peur chaussée aux talons. Deux jours se passent sans encombre: le troisième, à quelques lieues de Guemené, au détour de la route, je tombe sur deux gendarmes qui revenaient de la correspondance. L'aspect inattendu des culottes jaunes et des chapeaux bordés me trouble, je fais un mouvement pour fuir; mes deux hommes me crient d'arrêter, en faisant le geste très significatif de prendre leur carabine au crochet; ils arrivent à moi, je n'ai point de papiers à leur montrer, mais j'improvise une réponse au hasard: «Je me nomme Duval, né à l'Orient, déserteur de la frégate la Cocarde, actuellement en rade à Saint-Malo.» Il est inutile de dire que j'avais appris cette particularité pendant mon séjour au bagne, où il arrivait chaque jour des nouvelles de tous les ports. «Comment! s'écrie le brigadier, vous seriez Auguste,... le fils du père Duval, qui demeure à l'Orient, sur la place, à côté de là Boule d'or?» Je n'eus garde de dire le contraire: ce qui pouvait m'arriver de pis, c'était d'être reconnu pour un forçat évadé. «Parbleu! reprend le brigadier, je suis bien fâché de vous avoir arrêté;... mais maintenant il n'y a plus de remède,.... il faut que je vous fasse conduire à l'Orient ou à Saint-Malo.» Je le priai instamment de ne pas me diriger sur la première de ces deux villes, ne me souciant pas d'être confronté avec ma nouvelle famille, dans le cas où l'on voudrait constater l'identité du personnage. Le maréchal-des-logis donna cependant l'ordre de m'y transférer, et j'arrivai le surlendemain à l'Orient, où l'on m'écroua à Pontaniau, maison de détention destinée aux marins, et située près du nouveau bagne, qu'on venait de peupler avec des forçats pris à Brest.

Interrogé le lendemain par le commissaire des classes, je déclarai de nouveau que j'étais Auguste Duval, et que j'avais quitté mon bord sans permission, pour venir voir mes parents. On me reconduisit alors dans la prison, où se trouvait, entre autres marins, un jeune homme de l'Orient, accusé de voies de fait contre un lieutenant de vaisseau. Après avoir causé quelque temps avec moi, il me dit un matin: «Mon pays, si vous vouliez payer à déjeûner, je vous dirais quelque chose qui ne vous ferait pas de peine.» Son air mystérieux, l'affectation avec laquelle il appuya sur le mot pays, m'inquiétèrent, et ne me permirent pas de reculer, le déjeûner fut servi, et au dessert il me parla en ces termes:

«Vous fiez-vous à moi.—Oui!—Eh bien, je vais vous tirer d'affaire...... Je ne sais pas qui vous êtes, mais à coup sûr vous n'êtes pas le fils Duval, car il est mort y a deux ans à Saint-Pierre-Martinique. (Je fis un mouvement). Oui, il est mort il y a deux ans, mais personne n'en sait rien ici, tant il y a d'ordre dans nos hôpitaux des colonies. Maintenant, je puis vous donner sur sa famille assez de renseignements pour que vous vous fassiez passer pour lui, même aux yeux des parents; cela sera d'autant plus facile, qu'il était parti fort jeune de la maison paternelle. Pour plus de sûreté, vous pouvez d'ailleurs feindre un affaiblissement d'esprit, causé par les fatigues de la mer et par les maladies. Il y a autre chose: avant de s'embarquer, Auguste Duval s'était fait tatouer sur le bras gauche un dessin, comme en ont la plupart des marins et des soldats; je connais parfaitement ce dessin: c'était un autel surmonté d'une guirlande. Si vous voulez vous faire mettre au cachot avec moi pour quinze jours, je vous ferai les mêmes marques, de manière à ce que tout le monde s'y méprenne.»

Mon convive paraissait franc et ouvert: j'expliquerai l'intérêt qu'il prenait à mon affaire par ce désir de faire pièce à la justice, dont sont animés tous les détenus; pour eux, la dépister, entraver sa marche, ou l'induire en erreur, c'est un plaisir de vengeance qu'ils achettent volontiers au prix de quelques semaines de cachot: il s'agissait ici de s'y faire mettre, l'expédient fut bientôt trouvé. Sous les fenêtres de la salle où nous déjeûnions se trouvait un factionnaire: nous commençâmes à lui jeter des boulettes de mie de pain, et comme il nous menaçait du concierge, nous le mîmes au défi de se plaindre. Sur ces entrefaites, on vint le relever; le caporal, qui faisait l'important, entra au greffe, et un instant après le concierge vint nous prendre, sans même nous dire de quoi il s'agissait. Nous nous en aperçûmes, en entrant dans une espèce de cul de basse-fosse, fort humide mais assez clair. A peine y étions-nous enfermés, que mon camarade commença l'opération, qui réussit parfaitement. Elle consiste tout simplement à piquer le bras avec plusieurs aiguilles réunies en faisceau, et trempées dans l'encre de la Chine et le carmin. Au bout de douze jours, les piqûres étaient cicatrisées au point qu'il était impossible de reconnaître depuis combien de temps elles étaient faites. Mon compagnon profita de plus de cette retraite, pour me donner de nouveaux détails sur la famille Duval, qu'il connaissait d'enfance, et à laquelle il était même, je crois, allié; c'est au point qu'il m'enseigna jusqu'à un tic de mon Sosie.

Ces renseignements me furent d'un grand secours, lorsque, le seizième jour de notre détention au cachot, on vint m'en extraire pour me présenter à mon père, que le commissaire des classes avait fait prévenir. Mon camarade m'avait dépeint ce personnage de manière à ne pas s'y méprendre; en l'apercevant, je lui saute au cou: il me reconnaît; sa femme, qui arrive un instant après, me reconnaît; une cousine et un oncle me reconnaissent; me voilà bien Auguste Duval, il n'était plus possible d'en douter, et le commissaire des classes en demeura convaincu lui-même. Mais cela ne suffisait pas pour me faire mettre en liberté: comme déserteur de la Cocarde, je devais être conduit à Saint-Malo, où elle avait laissé des hommes à l'hôpital, puis traduit devant un conseil maritime. A vrai dire, tout cela ne m'effrayait guères, certain que j'étais de m'évader dans le trajet. Je partis enfin baigné des larmes de mes parents, et lesté de quelques louis de plus, que j'ajoutai à ceux que je portais dans un étui caché, comme je l'ai déjà indiqué.

Jusqu'à Quimper, où je devais être livré à la correspondance, il ne se présenta aucune occasion de fausser compagnie aux gendarmes qui me conduisaient, ainsi que plusieurs autres individus, voleurs, contrebandiers ou déserteurs. On nous avait déposés dans la prison de la ville; en entrant dans la chambre où je devais passer la nuit, je vis sur le pied d'un grabat une casaque rouge, marquée dans le dos de ces initiales, GAL., que je ne connaissais que trop bien. Là dormait, enveloppé d'une mauvaise couverture, un homme qu'à son bonnet vert garni d'une plaque de fer-blanc numérotée, je reconnus pour un forçat. Allait-il me reconnaître? me signaler? j'étais dans les transes mortelles, quand l'individu, éveillé par le bruit des serrures et des verrous, s'étant mis sur son séant, je vis un jeune homme, nommé Goupy, arrivé à Brest en même temps que moi. Il était condamné aux travaux forcés à perpétuité pour vol de nuit avec effraction, dans les environs de Bernai, en Normandie; son père faisait le service d'argousin au bagne de Brest, où, dans son temps, il n'était probablement pas venu pour changer d'air. Ne voulant pas l'avoir continuellement sous ses yeux, il avait obtenu qu'on le transférât au bagne de Rochefort; il était en route pour cette destination. Je lui contai mon affaire; il me promit le secret, et le garda d'autant plus fidèlement qu'il n'y avait trop rien à gagner à me trahir.

Cependant la correspondance ne marchait pas, et quinze jours s'étaient écoulés déjà depuis mon arrivée à Quimper, sans qu'il fût question de partir. Cette prolongation de séjour me donna l'idée de percer un mur pour m'évader; mais, ayant reconnu l'impossibilité de réussir, je pris un parti qui devait m'assurer la confiance du concierge, et me fournir peut-être l'occasion d'exécuter mon projet en lui inspirant une fausse sécurité. Après lui avoir dit que j'avais entendu les détenus comploter quelque chose, je lui indiquai l'endroit de la prison où l'on devait avoir travaillé. Il fit les recherches les plus minutieuses, et trouva naturellement mon trou, ce qui me valut toute sa bienveillance. Je ne m'en trouvais toutefois guère plus avancé, car la surveillance générale se faisait avec une exactitude qui mettait en défaut toutes mes combinaisons. J'imaginai alors de me faire mettre à l'hôpital, où j'espérais être plus heureux dans l'exécution de mes projets. Pour me donner une fièvre de cheval, il me suffit d'avaler pendant deux jours du jus de tabac; les médecins me donnèrent aussitôt mon billet. En arrivant dans la maison, je reçus en échange de mes habits une coiffe et une capote grise, et je fus mis avec les consignés.

Il entrait dans mes vues de rester quelque temps à l'hôpital, afin d'en connaître les issues; mais l'indisposition que m'avait causée le jus de tabac ne devait pas durer au-delà de trois ou quatre jours; il fallait trouver une recette pour improviser une autre maladie; car, ne connaissant encore personne dans les salles, il m'était impossible de me procurer de nouveau du jus de tabac. A Bicêtre, j'avais été initié aux moyens de se faire venir ces plaies et ces ulcères au moyen desquels tant de mendiants excitent la pitié publique et prélèvent des aumônes qu'il est impossible de plus mal placer. De tous ces expédients, j'adoptai celui qui consistait à se faire enfler la tête comme un boisseau, d'abord parce-que les médecins devraient infailliblement s'y méprendre, ensuite parce qu'il n'était nullement douloureux, et qu'on pouvait en faire disparaître les traces du jour au lendemain. Ma tête devint tout à coup d'une grosseur prodigieuse; grande rumeur parmi les médecins de l'établissement, qui, n'étant pas, à ce qu'il paraît, très ferrés, ne savaient trop qu'en penser; je crois cependant leur avoir entendu parler d'Eléphantiasis, ou bien encore d'hydropisie du cerveau. Quoi qu'il en soit, cette belle consultation se termina par la prescription si commune à l'hôpital, de me mettre à la diète la plus sévère.

Avec de l'argent, je me fusse assez peu inquiété de l'ordonnance; mais mon étui ne contenait que quelques pièces d'or, et je craignais, en les changeant, de donner l'éveil. Je me décidai pourtant à en toucher quelque chose à un forçat libéré qui faisait le service d'infirmier; cet homme, qui eût tout fait pour de l'argent, me procura bientôt ce que je désirais. Sur l'envie que je lui témoignai de sortir pour quelques heures en ville, il me dit qu'en me déguisant, cela ne serait pas impossible, les murs n'ayant pas plus de huit pieds d'élévation. C'était, me dit-il, le chemin qu'il prenait, ainsi que ses camarades, quand il avait à faire quelque partie. Nous tombâmes d'accord qu'il me fournirait des habits, et qu'il m'accompagnerait dans mon excursion nocturne, qui devait se borner à aller souper chez des filles. Mais les seuls vêtements qu'il eût pu se procurer dans l'intérieur de l'hôpital, étant beaucoup trop petits, il fallut surseoir à l'exécution de ce projet.

Sur ces entrefaites, vint à passer devant mon lit une des sœurs de la maison, que j'avais déjà plusieurs fois remarquée dans des intentions assez mondaines: ce n'est pas que sœur Françoise fût une de ces religieuses petites-maîtresses, comme on en voyait dans l'opéra des Visitandines, avant que les nonnettes eussent été transformées en pensionnaires, et que la guimpe eût été remplacée par le tablier vert. Sœur Françoise avouait trente-quatre ans. Elle était brune, haute en couleur, et ses robustes appas faisaient plus d'une passion malheureuse, tant parmi les carabins que parmi les infirmiers. En voyant cette séduisante créature, qui pouvait peser entre un et deux quintaux, l'idée me vint de lui emprunter, pour un instant, son harnais claustral; j'en parlai à mon infirmier comme d'une idée folle; mais il prit la chose au sérieux, et promit de me procurer, pour la nuit suivante, une partie de la garde-robe de sœur Françoise. Vers deux heures du matin, je le vis en effet arriver avec un paquet contenant robe, guimpe, bas, etc., qu'il avait enlevé de la cellule de la sœur, pendant qu'elle était à matines. Tous mes camarades de salle, au nombre de neuf, étaient profondément endormis; je passai néanmoins sur le carré, pour faire ma toilette. Ce qui me donna le plus de mal, ce fut la coiffure; je n'avais aucune idée de la manière de la disposer, et pourtant l'apparence du désordre dans ces vêtements, toujours arrangés avec une symétrie minutieuse, m'eût inévitablement trahi.

Enfin la toilette de sœur Vidocq est achevée; nous traversons les cours, les jardins, et nous arrivons à l'endroit où le mur était le plus facile à escalader. Je remets alors à l'infirmier cinquante francs, qui étaient à peu près tout ce qui me restait: il me prête la main, et me voilà dans une ruelle déserte, d'où je gagne la campagne, guidé par ses indications assez vagues. Quoique assez embarrassé dans mes jupons, je marchais encore assez vite pour avoir fait deux grandes lieues au lever du soleil. Un paysan que je rencontrai, venant vendre des légumes à Quimper, et que je questionnai sur la route que je suivais, me fit entendre que j'avançais sur Brest. Ce n'était pas là mon compte; je fis comprendre à cet homme que je voulais aller à Rennes, et il m'indiqua un chemin de traverse qui devait joindre la grande route de cette ville; je m'y enfonçai aussitôt, tremblant à chaque instant de rencontrer quelques militaires de l'armée d'Angleterre, qui était cantonnée dans les villages depuis Nantes jusqu'à Brest. Vers dix heures du matin, arrivant dans une petite commune, je m'informai s'il ne s'y trouvait pas de soldats, en témoignant la crainte, bien réelle, qu'il ne voulussent me houspiller; ce qui devait me faire découvrir. La personne à laquelle je demandai ces renseignements était un sacristain bavard et fort communicatif, qui me força d'entrer, pour me rafraîchir, au presbytère, dont je voyais à deux pas les murs blanchis et les contrevents verts.

Le curé, homme âgé, dont la figure respirait cette bonhommie, si rare chez ces ecclésiastiques qui viennent dans les villes afficher leurs prétentions et cacher leur immoralité, le curé me reçut avec bonté: «Ma chère sœur, me dit-il, j'allais célébrer la messe; dès qu'elle sera dite, vous déjeûnerez avec nous.» Il fallut donc aller à l'église, et ce ne fut pas un petit embarras pour moi que de faire les signes et les génuflexions prescrits à une religieuse: heureusement la vieille servante du curé se trouvait à mes côtés; je me tirai passablement d'affaire en l'imitant de tout point. La messe finie, on se mit à table, et les questions commencèrent. Je dis à ces braves gens que je me rendais à Rennes pour accomplir une pénitence. Le curé n'insista pas; mais le sacristain, me pressant un peu vivement, afin de savoir pourquoi j'étais ainsi punie, je lui répondis: «Hélas! c'est pour avoir été curieuse!....» Mon homme se le tint pour dit, et quitta ce chapitre. Ma position était cependant assez difficile; je n'osais pas manger, dans la crainte de déceler un appétit viril; d'un autre côté, je disais plus souvent M. le Curé, que mon cher frère, de telle sorte que ces distractions eussent pu tout découvrir, si je n'eusse abrégé le déjeûner. Je trouvai cependant moyen de me faire indiquer les endroits de cantonnement; et, muni des bénédictions du curé, qui me promit de ne pas m'oublier dans ses prières, je me remis en chemin, déjà familiarisé avec mon nouveau costume.

Sur la route je rencontrai peu de monde; les guerres de la révolution avaient dépeuplé ce malheureux pays, et je traversais des villages où il ne restait pas debout une maison. A la nuit, arrivant dans un hameau composé de quelques habitations, je frappai à la porte d'une chaumière. Une femme âgée vint ouvrir, et m'introduisit dans une pièce assez grande, mais qui, pour la malpropreté, l'eût disputé aux plus sales taudis de la Galice ou des Asturies. La famille se composait du père, de la mère, d'un jeune garçon, et de deux filles, de quinze à dix-sept ans. Lorsque j'entrai, on faisait des espèces de crêpes avec de la farine de sarrasin; tout le monde était groupé autour de la poêle, et ces figures, éclairées à la Rembrandt par les seules lueurs du foyer, formaient un tableau qu'un peintre eût admiré; pour moi, qui n'avais guères le temps de faire attention aux effets de lumière, je témoignai le désir de prendre quelque chose. Avec tous les égards qu'inspirait mon costume, on me servit les premières crêpes, que je dévorai, sans même m'apercevoir qu'elles étaient brûlantes à m'enlever le palais. Depuis, je me suis assis à des tables somptueuses; on m'a prodigué les vins les plus exquis, les mets les plus délicats et les plus recherchés; rien de tout cela ne m'a fait oublier les crêpes du paysan bas-breton.

Le souper terminé, la prière se fit en commun. Le père et la mère allumèrent ensuite leurs pipes. Abattu par les agitations et les fatigues de la journée, je témoignai le désir de me retirer. «Nous n'avons point de lit à vous donner, dit le maître de la maison, qui, ayant été marin, parlait assez bien français: vous coucherez avec mes deux filles.....» Je lui fis observer qu'allant en pénitence, je devais coucher sur la paille; j'ajoutai que je me contenterais d'un coin de l'étable. «Oh! reprit-il, en couchant avec Jeanne et Madelon, vous ne romprez pas votre vœu, car leur lit n'est composé que de paille..... Vous ne pouvez pas d'ailleurs avoir place dans l'étable... Il s'y trouve déjà un chaudronnier et deux semestriers qui ont demandé à y passer la nuit.» Je n'avais plus rien à dire: trop heureux d'éviter la rencontre des soldats, je gagnai le boudoir de ces demoiselles. C'était un bouge rempli de pommes à cidre, de fromages et de lard fumé; dans un coin, juchaient une douzaine de poules, et plus bas on avait parqué huit lapins. L'ameublement se composait d'une cruche ébréchée, d'une escabelle vermoulue et d'un fragment de miroir; le lit, comme tous ceux de ce pays, était tout simplement un coffre en forme de bière, à demi pipes, en attendant l'heure du coucher. Très rempli de paille, et n'ayant guère plus de trois pieds de largeur.

Ici nouvel embarras pour moi; les deux jeunes filles se déshabillaient fort librement devant moi, qui avais de bonnes raisons pour montrer beaucoup de retenue. Indépendamment des circonstances qu'on devine, j'avais sous mes habits de femme une chemise d'homme qui devait décéler mon sexe et mon incognito. Pour ne pas me livrer, je détachai lentement quelques épingles, et lorsque je vis les deux sœurs couchées, je renversai, comme par mégarde, la lampe de fer qui nous éclairait; je pus alors me débarrasser sans crainte de mes vêtements féminins. En entrant dans les draps de toile à voiles, je me couchai de manière à éviter toute fâcheuse découverte. Cette nuit fut cruelle: car, sans être jolie, mademoiselle Jeanne, qui ne pouvait faire un mouvement sans me toucher, jouissait d'une fraîcheur et d'un embonpoint trop séduisants pour un homme condamné depuis si long-temps aux rigueurs d'un célibat absolu. Ceux qui ont pu se trouver dans une position analogue croiront sans peine que je ne dormis pas un seul instant.

J'étais donc immobile, les yeux ouverts comme un lièvre au gîte, quand, long-temps avant que le jour ne dût paraître, j'entendis frapper à la porte à coups de crosses de fusil. Ma première idée, comme celle de tout homme qui se trouve dans un mauvais cas, fut qu'on avait découvert mes traces, et qu'on venait m'arrêter; je ne savais plus où me fourrer. Pendant que les coups redoublaient, je me rappelai enfin les soldats couchés dans l'étable, et mes alarmes se dissipèrent. «Qui est là, dit le maître de la maison, s'éveillant en sursaut?—Vos soldats d'hier.—Eh! bien, que voulez-vous?—Du feu, pour allumer nos pipes avant de partir.» Notre hôte se leva alors, chercha du feu dans les cendres, et ouvrit aux soldats. L'un des deux, regardant sa montre à la clarté de la lampe, dit: «Il est quatre heures et demie..... Allons, partons, l'étape est bonne..... En route, mauvaise troupe.» Ils s'éloignèrent en effet; l'hôte souffla la lampe et se recoucha. Pour moi, ne voulant pas plus m'habiller devant mes compagnes, que m'y déshabiller, je me levai aussitôt, et, rallumant la lampe, j'endossai de nouveau ma robe de bure; puis je me mis à genoux dans un coin, feignant de prier Dieu en attendant le réveil de la famille. Il ne se fit pas long-temps attendre. A cinq heures, la mère cria de son lit: «Jeanne,..... debout.... Il faut faire la soupe pour la sœur, qui veut partir de bonne heure.» Jeanne se lève; la soupe au lait de beurre est faite, mangée de bon appétit, et je quitte les bonnes gens qui m'avaient si bien accueilli.

Après avoir marché toute cette journée avec ardeur, je me trouvai le soir dans un village des environs de Vannes, où je reconnus que j'avais été trompé par des indications fausses ou mal comprises. Je couchai dans ce village, et le lendemain je traversai Vannes de très grand matin. Mon intention était toujours de gagner Rennes, d'où j'espérais arriver facilement à Paris; mais, en sortant de Vannes, je fis une rencontre qui me décida à changer d'avis. Sur la même route, cheminait lentement une femme suivie d'un jeune enfant, et portant sur son dos une boîte de reliques, qu'elle montrait dans les villages, en chantant des complaintes, et vendant des bagues de saint Hubert ou des chapelets bénits. Cette femme me dit qu'elle allait à Nantes par la traverse. J'avais tant d'intérêt à éviter la grande route, que je n'hésitai point à suivre ce nouveau guide, Nantes me présentant d'ailleurs encore plus de ressources que Rennes, comme on le verra tout à l'heure.

Au bout de huit jours de marche, nous arrivâmes à Nantes, où je quittai la femme aux reliques, qui logea dans un faubourg. Pour moi, je me fis indiquer l'île Feydeau. Étant à Bicêtre, j'avais appris d'un nommé Grenier, dit le Nantais, qu'il se trouvait dans ce quartier une espèce d'auberge où les voleurs se rassemblaient sans crainte d'y être inquiétés; je savais qu'en se recommandant de quelques noms connus, on y était admis sans difficulté, mais je ne connaissais que très vaguement l'adresse, et il n'y avait guères moyen de la demander. Je m'avisai d'un expédient qui me réussit; j'entrai successivement chez plusieurs logeurs en demandant M. Grenier. A la quatrième maison où je m'adressai, l'hôtesse, quittant deux personnes avec lesquelles elle était en affaire, me fit passer dans un petit cabinet et me dit: «Vous avez-vu Grenier?.... Est-il toujours malade (en prison)?—Non, repris-je, il est bien portant (libre). Et voyant que j'étais bien chez la mère des voleurs, je lui dis sans hésiter qui j'étais, et dans quelle position je me trouvais. Sans répondre, elle me prit par le bras, ouvrit une porte pratiquée dans la boiserie, et me fit entrer dans une salle basse, où huit hommes et deux femmes jouaient aux cartes, en buvant de l'eau-de-vie et des liqueurs. «Tenez», dit ma conductrice en me présentant à la compagnie, fort étonnée de l'apparition d'une religieuse; «tenez, voilà la sœur qui vient vous convertir». En même temps, j'arrachai ma guimpe, et trois des assistants, que j'avais vus au bagne, me reconnurent: c'étaient les nommés Berry, Bidaut-Mauger, et le jeune Goupy, que j'avais rencontré à Quimper; les autres étaient des évadés du bagne de Rochefort. On s'amusa beaucoup de mon travestissement: lorsque le souper nous eut mis en gaieté, une des femmes qui se trouvaient là, voulut s'en revêtir, et ses propos, ses attitudes contrastaient si étrangement avec ce costume que tout le monde en rit aux larmes jusqu'au moment où l'on alla se coucher.

A mon réveil, je trouvai sur mon lit des habits neufs, du linge, tout ce qu'il fallait enfin pour compléter ma toilette. D'où provenaient ces effets? C'est ce dont je n'avais guères le loisir de m'inquiéter. Le peu d'argent que je n'avais pas dépensé à l'hôpital de Quimper, où tout se payait fort cher, avait été employé dans le voyage; sans vêtements, sans ressources, sans connaissances, il me fallait au moins le temps d'écrire à ma mère pour en obtenir des secours. J'acceptai donc tout ce qu'on m'offrit. Mais une circonstance toute particulière abrégea singulièrement mon séjour dans l'île Feydeau. Au bout de huit jours, mes commensaux me voyant parfaitement remis de mes fatigues, me dirent un soir que le lendemain il y avait un coup à faire dans une maison, place Graslin, et qu'ils comptaient sur moi pour les accompagner: j'aurais même le poste d'honneur, devant travailler dans l'intérieur avec Mauger.

Ce n'était pas là mon compte. Je voulais bien utiliser la circonstance pour me tirer d'affaire, et gagner Paris, où, rapproché de ma famille, les ressources ne me manqueraient pas; mais il n'entrait nullement dans mes combinaisons de m'enrôler dans une bande de voleurs: car, bien qu'ayant hanté les escrocs et vécu d'industrie, j'éprouvais une répugnance invincible à entrer dans cette carrière de crimes dont une expérience précoce commençait à me révéler les périls. Un refus devait, d'un autre côté, me rendre suspect à mes nouveaux compagnons, qui, dans cette retraite inaccessible aux regards, pouvaient m'expédier à bas bruit, et m'envoyer tenir compagnie aux saumons et aux éperlans de la Loire: il ne me restait donc qu'un parti à prendre, c'était de partir au plus vite, et je m'y décidai.

Après avoir troqué mes habits neufs contre une casaque de paysan, avec laquelle on me donna dix-huit francs de retour, je quittai Nantes, portant au bout d'un bâton un panier de provisions, ce qui me donnait tout à fait l'air d'un homme des environs. Il est inutile de faire observer que je pris la traverse, où, soit dit en passant, les gendarmes seraient bien plus utiles que sur les grandes routes, où se montrent rarement les gens qui peuvent avoir quelque chose à démêler avec la justice. Cette observation se rattache, du reste, à un système de police municipale dont on pourrait tirer, je crois, d'immenses avantages. Borné à la sûreté proprement dite, il permettrait de suivre de commune en commune la trace des malfaiteurs, tandis qu'une fois sortis du rayon des grandes villes, ils bravent toutes les recherches de l'administration. A diverses époques, et toujours à l'occasion de quelques grandes calamités, quand les chauffeurs parcouraient le Nord, quand la disette pesait sur le Calvados et sur l'Eure, quand l'Oise voyait chaque nuit éclater des incendies, on fit des applications partielles de ce système, et les résultats en démontrèrent l'efficacité.

CHAPITRE XI.

Le marché de Cholet.—Arrivée à Paris.—Histoire du capitaine Villedieu.

En quittant Nantes, je marchai pendant un jour et deux nuits sans m'arrêter dans aucun village, mes provisions m'en dispensèrent; j'allais au hasard, quoique toujours décidé à gagner Paris ou les bords de la mer, espérant être reçu à bord de quelque navire, lorsque j'arrivai aux premières habitations d'une ville qui me parut avoir été récemment le théâtre d'un combat. La plupart des maisons n'étaient plus qu'un tas de décombres noircis par le feu; toutes celles qui entouraient la place avaient été complètement détruites. Il ne restait debout que la tour de l'église, où l'horloge sonnait encore les heures pour des habitants qui n'existaient plus. Cette scène de désolation présentait en même temps les accidents les plus bizarres. Sur le seul pan de mur qui restât d'une auberge, on lisait encore ces mots: Bon logis, à pied et à cheval; là, des soldats abreuvaient leurs chevaux dans le bénitier d'une chapelle; plus loin, leurs camarades y dansaient au son de l'orgue, avec des femmes du pays, que l'abandon et la misère forçaient à se prostituer aux bleus pour un pain de munition. Aux traces de cette guerre d'extermination, on eût pu se croire au milieu des savanes de l'Amérique ou des oasis du désert alors que des peuplades barbares s'égorgeaient avec une rage aveugle. Il n'y avait pourtant eu là, des deux côtés, que des Français, mais tous les fanatismes s'y étaient donné rendez-vous. J'étais dans la Vendée, à Cholet.

Le maître d'un misérable cabaret couvert en genêts, dans lequel je m'étais arrêté, me suggéra un rôle, en me demandant si je venais à Cholet pour le marché du lendemain. Je répondis affirmativement, fort étonné d'abord, qu'on se réunît au milieu de ces ruines, ensuite que les cultivateurs des environs eussent encore quelque chose à vendre; mais l'hôte me fit observer qu'on n'amenait guères à ce marché que des bestiaux de cantons assez éloignés; d'un autre côté, quoiqu'on n'eût encore rien fait pour réparer les désastres de la guerre, la pacification avait été presque terminée par le général Hoche, et si l'on voyait encore des soldats républicains dans le pays, c'était surtout pour contenir les chouans, qui pouvaient devenir redoutables.

Je me trouvai au marché de grand matin, et, songeant à tirer parti de la circonstance, je m'approchai d'un marchand de bœufs, dont la figure me revenait, en le priant de m'entendre un instant. Il me regarda d'abord avec quelque méfiance, me prenant peut-être pour quelque espion, mais je m'empressai de le rassurer en lui disant qu'il s'agissait d'une affaire purement personnelle. Nous entrâmes alors sous un hangard où l'on vendait de l'eau-de-vie; je lui racontai succinctement, qu'ayant déserté de la 36e demi-brigade pour voir mes parents, qui habitaient Paris, je désirais vivement trouver une place qui me permît de me rendre à ma destination sans crainte d'être arrêté. Ce brave homme me répondit qu'il n'avait pas de place à me donner, mais que si je voulais toucher (conduire) un troupeau de bœufs jusqu'à Sceaux, il pourrait m'y emmener avec lui. Jamais proposition ne fut acceptée avec plus d'empressement. J'entrai immédiatement en fonctions, voulant rendre à mon nouveau patron les petits services qui dépendaient de moi.

Dans l'après-midi, il m'envoya porter une lettre chez une personne de la ville, qui me demanda si mon maître ne m'avait pas chargé de rien recevoir: je répondis négativement: «C'est égal,» me dit cette personne, qui était, je crois, un notaire;.... «vous lui remettrez toujours ce sac de trois cents francs.» Je livrai fidèlement la somme au marchand de bœufs, auquel mon exactitude parut inspirer quelque confiance. On partit le lendemain. Au bout de trois jours de route, mon patron me fit appeler: «Louis, me dit-il, sais-tu écrire?—Oui, monsieur.—Compter?...—Oui, monsieur.—Tenir un registre?—Oui, monsieur.—Eh bien! comme j'ai besoin de me détourner de la route pour aller voir des bœufs maigres à Sainte-Gauburge, tu conduiras les bœufs à Paris avec Jacques et Saturnin; tu seras maître-garçon.» Il me donna ensuite ses instructions, et partit.

En raison de l'avancement que je venais d'obtenir, je cessai de voyager à pied, ce qui améliora sensiblement ma position: car les toucheurs de bœufs fantassins sont toujours ou étouffés par la poussière qu'élèvent les bestiaux, ou enfoncés jusqu'aux genoux dans la boue, que leur passage augmente encore. J'étais d'ailleurs mieux payé, mieux nourri, mais je n'abusai pas de ces avantages, comme je le voyais faire à la plupart des maîtres-garçons qui suivaient la même route. Tandis que le fourrage des bestiaux se transformait pour eux en poulardes et en gigots de moutons, ou qu'ils s'en faisaient tenir compte par les aubergistes, les pauvres animaux dépérissaient à vue d'œil.

Je me conduisis plus loyalement: aussi, en nous retrouvant à Verneuil, mon maître, qui nous avait devancés, me fit-il des compliments sur l'état du troupeau. Arrivés à Sceaux, mes bêtes valaient vingt francs de plus par tête que toutes les autres, et j'avais dépensé quatre-vingt-dix francs de moins que mes confrères pour mes frais de route. Mon maître, enchanté, me donna une gratification de quarante francs, et me cita parmi tous les herbagers, comme l'Aristide des toucheurs de bœufs; je fus en quelque sorte mis à l'ordre du jour du marché de Sceaux; en revanche, mes collègues m'auraient assommé de bon cœur. Un d'eux, gars bas-normand, connu pour sa force et son adresse, tenta même de me dégoûter du métier, en se chargeant de la vindicte publique: mais que pouvait un rustre épais contre l'élève du grand Goupy!........ Le Bas-Normand succomba dans un des plus mémorables combats à coups de poings, dont les habitués du Marché aux vaches grasses eussent gardé le souvenir.

Ce triomphe fut d'autant plus glorieux, que j'avais mis beaucoup de modération dans ma conduite, et que je n'avais consenti à me battre que lorsqu'il n'était plus possible de faire autrement. Mon maître, de plus en plus satisfait de moi, voulut absolument me garder à l'année comme maître-garçon, en me promettant un petit intérêt dans son commerce. Je n'avais pas reçu de nouvelles de ma mère; je trouvais là les ressources que je venais chercher à Paris; enfin, mon nouveau costume me déguisait si bien, que je ne craignais nullement d'être découvert dans les excursions fréquentes que je fis à Paris. Je passai en effet auprès de plusieurs personnes de ma connaissance, qui ne firent même pas attention à moi. Un soir, cependant, quand je traversais la rue Dauphine, pour regagner la barrière d'Enfer, je me sentis frapper sur l'épaule: ma première pensée fut de fuir, sans me retourner, attendu que celui qui vous arrête ainsi compte sur ce mouvement pour vous saisir; mais un embarras de voiture barrait le passage: j'attendis l'événement, et, d'un coup d'œil, je reconnus que j'avais eu la panique.

Celui qui m'avait fait si grand'peur n'était autre que Villedieu, ce capitaine du 13e chasseurs bis, avec lequel j'avais été intimement lié à Lille. Quoique surpris de me voir avec un chapeau couvert de toile cirée, une blouse et des guêtres de cuir, il me fit beaucoup d'amitiés, et m'invita à souper, en me disant qu'il avait à me raconter des choses bien extraordinaires. Pour lui, il n'était pas en uniforme; mais cette circonstance ne m'étonna pas, les officiers prenant ordinairement des habits bourgeois quand ils séjournent à Paris. Ce qui me frappa, ce fut son air inquiet, et son extrême pâleur. Comme il témoignait l'intention de souper hors barrières, nous prîmes un fiacre qui nous conduisit jusqu'à Sceaux.

Arrivés au Grand Cerf, nous demandâmes un cabinet. A peine fûmes-nous servis que Villedieu, fermant la porte à double tour, et mettant la clef dans sa poche, me dit, les larmes aux yeux, et d'un air égaré: «Mon ami, je suis un homme perdu!..... perdu!..... On me cherche..... Il faut que tu me procures des habits semblables aux tiens..... Et si tu veux,.... j'ai de l'argent,... beaucoup d'argent, nous partirons ensemble pour la Suisse. Je connais ton adresse, pour les évasions; il n'y a que toi qui puisse me tirer de là.»

Ce début n'avait rien de trop rassurant pour moi. Déjà assez embarrassé de ma personne, je ne me souciais pas du tout de mettre contre moi une nouvelle chance d'arrestation, en me réunissant à un homme qui, poursuivi avec activité, devait me faire découvrir. Ce raisonnement, que je fis in petto, me décida à jouer serré avec Villedieu. Je ne savais d'ailleurs nullement de quoi il s'agissait. A Lille, je l'avais vu faire plus de dépenses que n'en comportait sa solde; mais un officier jeune et bien tourné a tant de moyens de se procurer de l'argent, que personne n'y faisait attention. Je fus donc fort surpris de l'entendre me raconter ce qu'on va lire.

«Je ne te parlerai pas des circonstances de ma vie qui ont précédé notre connaissance; il te suffira de savoir qu'aussi brave et aussi intelligent qu'un autre, poussé de plus par d'assez puissants protecteurs, je me trouvais, à trente-quatre ans, capitaine de chasseurs, quand je te rencontrai à Lille, au Café de la Montagne. Là, je me liai avec un individu dont les formes honnêtes me prévinrent en sa faveur; insensiblement ces relations devinrent plus intimes, si bien que je fus reçu dans son intérieur. Il y avait beaucoup d'aisance dans la maison; on y était pour moi aux petits soins; et si M. Lemaire était bon convive, madame Lemaire était charmante. Bijoutier, voyageant avec les objets de son commerce, il faisait de fréquentes absences de six ou huit jours; je n'en voyais pas moins son épouse, et tu devines déjà que je fus bientôt son amant. Lemaire ne s'aperçut de rien, ou ferma les yeux. Ce qu'il y a de certain, c'est que je menais la vie la plus agréable, quand, un matin, je trouvai Joséphine en pleurs. Son mari venait, me dit-elle, d'être arrêté, à Courtrai, avec son commis, pour avoir vendu des objets non contrôlés, et comme il était probable qu'on viendrait visiter son domicile, il fallait tout enlever au plus vite. Les effets les plus précieux furent en effet emballés dans une malle, et transportés à mon logement. Alors Joséphine me pria de me rendre à Courtrai, où l'influence de mon grade pourrait être utile à son mari. Je n'hésitai pas un instant. J'étais si vivement épris de cette femme, qu'il semblait que j'eusse renoncé à l'usage de mes facultés pour ne penser que ce qu'elle pensait, ne vouloir que ce qu'elle voulait.

»La permission du colonel obtenue, j'envoyai chercher des chevaux, une chaise de poste, et je partis avec l'exprès qui avait apporté la nouvelle de l'arrestation de Lemaire. La figure de cet homme ne me revenait pas du tout; ce qui m'avait d'abord indisposé contre lui, c'était de l'entendre tutoyer Joséphine, et la traiter avec beaucoup d'abandon. A peine monté dans la voiture, il s'installa dans un coin, s'y mit à son aise, et dormit jusqu'à Menin, où je fis arrêter pour prendre quelque chose. Paraissant s'éveiller en sursaut, il me dit familièrement:—Capitaine, je ne voudrais pas descendre.... Faites-moi le plaisir de m'apporter un verre d'eau-de-vie...—Assez surpris de ce ton, je lui envoyai ce qu'il demandait par une fille de service, qui revint aussitôt me dire que mon compagnon de voyage n'avait pas répondu; que, sans doute, il dormait. Force me fut de retourner à la voiture, où je vis mon homme, immobile dans son coin, la figure couverte d'un mouchoir.—Dormez-vous, lui dis-je à voix basse?—Non, répondit-il;..... et je n'ai guères d'envie; mais pourquoi diable m'envoyez-vous une domestique, quand je vous dis que je ne me soucie pas de montrer ma face à ces gens-là.—Je lui apportai le verre d'eau-de-vie, qu'il avala d'un trait; nous partîmes ensuite. Comme il ne paraissait plus disposé à dormir, je le questionnai légèrement sur les motifs qui l'engageaient à garder l'incognito, et sur l'affaire que j'allais traiter à Courtrai, sans en connaître les détails. Il me dit, très succinctement, que Lemaire était prévenu de faire partie d'une bande de chauffeurs, et il ajouta qu'il n'en avait rien dit à Joséphine, dans la crainte de l'affliger davantage. Cependant nous approchions de Courtrai; à quatre cents pas de la ville, mon compagnon crie au postillon d'arrêter un moment; il met une perruque, cachée dans la forme de son chapeau, se colle une large emplâtre sur l'œil gauche, tire de son gilet une paire de pistolets doubles, change les amorces, les replace au même endroit, ouvre la portière, saute à terre et disparaît.

»Toutes ces évolutions, dont je ne connaissais pas le but, ne laissaient pas que de me donner quelques inquiétudes. L'arrestation de Lemaire n'était-elle qu'un prétexte? M'attirait-on dans un piége? Voulait-on me faire jouer un rôle dans quelque intrigue, dans quelque mauvaise affaire? je ne pouvais me résoudre à le croire. Cependant j'étais fort incertain sur ce que j'avais à faire, et je me promenais à grands pas dans une chambre de l'Hôtel du Damier, où mon mystérieux compagnon m'avait conseillé de descendre, quand la porte s'ouvrant tout-à-coup, me laissa voir..... Joséphine! A son aspect, tous mes soupçons s'évanouirent. Cette brusque apparition, ce voyage précipité, fait sans moi, à quelques heures de distance, tandis qu'il eût été si simple de profiter de la chaise, eussent dû cependant les redoubler. Mais j'étais amoureux, et quand Joséphine m'eut dit qu'elle n'avait pu supporter l'idée de l'absence, je trouvai la raison excellente et sans réplique. Il était quatre heures après midi. Joséphine s'habille, sort, et ne rentre qu'à dix heures, accompagnée d'un homme habillé en cultivateur du pays de Liége; mais dont la tenue et l'expression de physionomie ne répondaient nullement à ce costume.

»On servit quelques rafraîchissements; les domestiques sortirent. Aussitôt Joséphine, se jetant à mon cou, me supplia de nouveau de sauver son mari, en me répétant qu'il ne dépendait que de moi de lui rendre ce service. Je promis tout ce qu'on voulut. Le prétendu paysan, qui avait jusque là gardé le silence, prit la parole, en fort bons termes, et m'exposa ce qu'il y avait à faire. Lemaire, me dit-il, arrivait à Courtrai, avec plusieurs voyageurs qu'il avait rencontrés sur la route sans les connaître, quand ils avaient été entourés par un détachement de gendarmerie, qui les sommait, au nom de la loi, d'arrêter. Les étrangers s'étaient mis en défense, des coups de pistolets avaient été échangés, et Lemaire, resté seul avec son commis, sur le champ de bataille, avait été saisi, sans qu'il fît aucun effort pour se sauver, persuadé qu'il n'était pas coupable, et qu'il n'avait rien à craindre. Il s'élevait cependant contre lui des charges assez fortes: il n'avait pas pu rendre un compte exact des affaires qui l'amenaient dans le canton, attendu, me dit le faux paysan, qu'il faisait en ce moment la contrebande; puis on avait trouvé dans un buisson deux paires de pistolets, qu'on assurait y a voir été jetés par lui et par son commis, au moment où on les avait arrêtés; enfin une femme assurait l'avoir vu, la semaine précédente, sur la route de Gand, avec les voyageurs qu'il prétendait n'avoir rencontrés que le matin de l'engagement avec les gendarmes.

»Dans ces circonstances, ajouta mon interlocuteur, il faut trouver moyen de prouver:

»1º Que Lemaire n'a quitté Lille que depuis trois jours, et qu'il y résidait depuis un mois;

»2º Qu'il n'a jamais porté de pistolets;

»3º Qu'avant de partir, il a touché de quelqu'un soixante louis.

»Cette confidence eût dû m'ouvrir les yeux sur la nature des démarches qu'on exigeait de moi; mais, enivré par les carresses de Joséphine, je repoussai des pensers importuns, en m'efforçant de m'étourdir sur un funeste avenir. Nous partîmes tous trois, la même nuit, pour Lille. En arrivant, je courus toute la journée pour faire les dispositions nécessaires; le soir j'eus tous mes témoins[2]. Leurs dépositions ne furent pas plus tôt parvenues à Courtrai, que Lemaire et son commis recouvrèrent leur liberté. On juge de leur joie. Elle me parut si excessive, que je ne pus m'empêcher de faire la réflexion qu'il fallait que le cas fût bien critique, pour que leur libération excitât de pareils transports. Le lendemain de son arrivée, dînant chez Lemaire, je trouvai dans ma serviette un rouleau de cent louis. J'eus la faiblesse de les accepter; dès lors je fus un homme perdu.

»Jouant gros jeu, traitant mes camarades, faisant de la dépense, j'eus bientôt dissipé cette somme. Lemaire me faisant chaque jour de nouvelles offres de services, j'en profitai pour lui faire divers emprunts, qui se montèrent à deux mille francs, sans que j'en fusse plus riche, ou du moins plus raisonnable. Quinze cents francs empruntés à un Juif, sur une traite en blanc de mille écus, et vingt-cinq louis, que m'avait avancés le quartier-maître, disparurent avec la même rapidité. Je dissipai enfin jusqu'à une somme de cinq cents francs, que mon lieutenant m'avait prié de lui garder jusqu'à l'arrivée de son marchand de chevaux, auquel il la devait. Cette dernière somme fut jouée et perdue dans une soirée, au Café de la Montagne, contre un nommé Carré, qui avait déjà ruiné la moitié du régiment.

»La nuit qui suivit fut affreuse: tour-à-tour agité par la honte d'avoir abusé d'un dépôt qui formait toute la fortune du lieutenant, par la rage de me trouver dupe, et par le désir effréné de jouer encore, je fus vingt fois tenté de me faire sauter la cervelle. Lorsque les trompettes sonnèrent le réveil, je n'avais pas encore fermé l'œil: j'étais de semaine, je descendis pour passer l'inspection des écuries; la première personne que j'y rencontrai fut le lieutenant, qui me prévint que son marchand de chevaux étant arrivé, il allait envoyer chercher ses cinq cents francs par son domestique. Mon trouble était si grand, que je répondis sans savoir ce que je disais; l'obscurité de l'écurie l'empêcha seule de s'en apercevoir. Il n'y avait plus un instant à perdre si je voulais éviter d'être à jamais perdu de réputation auprès de mes chefs et de mes camarades.

»Dans cette position terrible, il ne m'était pas même venu dans la pensée de m'adresser à Lemaire, tant je croyais avoir abusé déjà de son amitié; je n'avais cependant plus d'autre ressource; enfin, je me décidai à l'informer par un billet de l'embarras de ma situation. Il accourut aussitôt, et, déposant sur ma table deux tabatières d'or, trois montres et douze couverts armoiriés, il me dit qu'il n'avait pas d'argent pour le moment, mais que je m'en procurerais facilement en mettant au mont-de-piété ces valeurs, qu'il laissait à ma disposition. Après m'être confondu en remercîments, j'envoyai engager le tout par mon domestique, qui me rapporta douze cents francs. Je remboursai d'abord le lieutenant; puis, conduit par ma mauvaise étoile, je volai au Café de la Montagne, où Carré, après s'être long-temps fait prier pour donner une revanche, fit passer de ma bourse dans la sienne les sept cents francs qui me restaient.

»Tout étourdi de ce dernier coup, j'errai quelque temps au hasard dans les rues de Lille, roulant dans ma tête mille projets funestes. C'est dans cette disposition que j'arrivai, sans m'en apercevoir, à la porte de Lemaire; j'entrai machinalement, on allait se mettre à table. Joséphine, frappée de mon extrême pâleur, me questionna avec intérêt sur mes affaires et sur ma santé; j'étais dans un de ces moments d'abattement où la conscience de sa faiblesse rend expansif l'homme le plus réservé. J'avouai toutes mes profusions, en ajoutant qu'avant deux mois, j'aurais à payer plus de quatre mille francs, dont je ne possédais pas le premier sou.

»A ces mots, Lemaire me regarde fixement, et, avec un regard que je n'oublierai de ma vie, fût-elle encore bien longue:—Capitaine, me dit-il, je ne vous laisserai pas dans l'embarras;..... mais une confidence en vaut une autre........ On n'a rien à cacher à un homme qui vous a sauvé de...... et, avec un rire atroce, il se passa la main gauche autour du cou..... Je frémis;... je regardai Joséphine: elle était calme!... Ce moment fut affreux... Sans paraître remarquer mon trouble, Lemaire continuait son épouvantable confidence: j'appris qu'il faisait partie de la bande de Sallambier; que lorsque les gendarmes l'avaient arrêté près de Courtrai, ils venaient de commettre un vol, à main armée, dans une maison de campagne des environs de Gand. Les domestiques ayant voulu se défendre, on en avait tué trois, et deux malheureuses servantes avaient été pendues dans un cellier. Les objets que j'avais engagés provenaient du vol qui avait suivi ces assassinats!..... Après m'avoir expliqué comment il avait été arrêté près de Courtrai, en soutenant la retraite, Lemaire ajouta que désormais il ne tiendrait qu'à moi de réparer mes pertes et de remonter mes affaires, en prenant seulement part à deux ou trois expéditions.

»J'étais anéanti. Jusqu'alors la conduite de Lemaire, les circonstances de son arrestation, le genre de service que je lui avais rendu, me paraissaient bien suspects, mais j'éloignais soigneusement de ma pensée tout ce qui eût pu convertir mes soupçons en certitude. Comme agité par un affreux cauchemar, j'attendais le réveil,.... et le réveil fut plus affreux encore!

»Eh bien! dit Joséphine, en prenant un air pénétré,.... vous ne répondez pas.... Ah! je le vois,... nous avons perdu votre amitié..., j'en mourrai!.... Elle fondait en pleurs; ma tête s'égara; oubliant la présence de Lemaire, je me précipite à ses genoux comme un insensé, en m'écriant: Moi, vous quitter..... non, jamais! jamais! Les sanglots me coupèrent la voix: je vis une larme dans les yeux de Joséphine, mais elle reprit aussitôt sa fermeté. Pour Lemaire, il nous offrit de la fleur d'orange aussi tranquillement qu'un cavalier présente une glace à sa danseuse au milieu d'un bal.

»Me voilà donc enrôlé dans cette bande, l'effroi des départements du Nord, de la Lys et de l'Escaut. En moins de quinze jours, je fus présenté à Sallambier, dans qui je reconnus le paysan liégeois; à Duhamel, à Chopine, à Calandrin et aux principaux chauffeurs. Le premier coup de main auquel je pris part eut lieu aux environs de Douai. La maîtresse de Duhamel, qui faisait partie de l'expédition, nous introduisit dans un château, où elle avait servi comme femme de chambre. Les chiens ayant été empoisonnés par un élagueur d'arbres employé dans la maison, nous n'attendîmes même pas pour exécuter notre projet, que les maîtres fussent couchés. Aucune serrure ne résistait à Calandrin. Nous arrivâmes dans le plus grand silence, à la porte du salon; la famille, composée du père, de la mère, d'une grand'tante, de deux jeunes personnes et d'un parent en visite, faisait la bouillotte. On n'entendait que ces mots, répétés d'une voix monotone: Passe, tiens, je fais Charlemagne, quand Sallambier, tournant brusquement le bouton de la porte, parût, suivi de dix hommes barbouillés de noir, le pistolet ou le poignard à la main. A cet aspect, les cartes tombèrent des mains à tout le monde; les demoiselles voulurent crier; d'un geste, Sallambier leur imposa silence. Pendant qu'un des nôtres, montant avec l'agilité d'un singe sur la tablette de la cheminée, coupait au plafond les deux cordons de sonnette; les femmes s'évanouirent: on n'y fit pas attention. Le maître de la maison, quoique fort troublé, conservait seul quelque présence d'esprit. Après avoir vingt fois ouvert la bouche sans trouver une parole, il parvint enfin à demander ce que nous voulions: de l'argent, répondit Sallambier, dont la voix me parut toute changée; et, prenant le flambeau de la table de jeu, il fit signe au propriétaire de le suivre dans une pièce voisine, où nous savions qu'étaient déposés l'argent et les bijoux: c'était exactement don Juan précédant la statue du commandeur.

»Nous restâmes sans lumière, immobiles à nos postes, n'entendant que les soupirs étouffés des femmes, le bruit de l'argent, et ces mots, encore! encore! que Sallambier répétait de temps en temps d'un ton sépulcral. Au bout de vingt minutes, il reparut avec un mouchoir rouge, noué par les coins et rempli de pièces de monnaie; les bijoux étaient dans ses poches. Pour ne rien négliger, on prit à la vieille tante et à la mère leurs boucles d'oreilles, ainsi que sa montre au parent qui choisissait si bien son temps pour faire ses visites. On partit enfin, après avoir soigneusement enfermé toute la société, sans que les domestiques, déjà couchés depuis long-temps, se fussent même doutés de l'invasion du château.

»Je pris part encore à plusieurs autres coups de main qui présentèrent plus de difficultés que celui que je viens de te raconter. Nous éprouvions de la résistance, ou bien les propriétaires avaient enfoui leur argent, et pour le leur faire livrer, on leur faisait endurer les traitemens les plus barbares. Dans le principe, on s'était borné à leur brûler la plante des pieds avec des pelles rougies au feu; mais, adoptant des modes plus expéditifs, on en vint à arracher les ongles aux entêtés, et à les gonfler comme des ballons avec un soufflet. Quelques-uns de ces malheureux, n'ayant réellement pas l'argent qu'on leur supposait, périssaient au milieu des tortures. Voilà, mon ami, dans quelle carrière était entré un officier bien né, que douze ans de bons services, quelques actions d'éclat, et le témoignage de ses camarades, entouraient d'une estime qu'il cessait de mériter depuis long-temps, et qu'il allait bientôt perdre sans retour.»

Ici Villedieu s'interrompit et laissa tomber sa tête sur sa poitrine, comme accablé par ses souvenirs; je le laissai s'y livrer un moment, mais les noms qu'il citait m'étaient trop connus pour que je ne prisse pas à son récit un vif intérêt de curiosité. Quelques verres de champagne lui rendirent de l'énergie; il continua en ces termes.

«Cependant les crimes se multipliaient dans une progression tellement effrayante, que la gendarmerie ne suffisant plus à la surveillance, on organisa des colonnes mobiles prises dans les garnisons de diverses villes. Je fus chargé d'en diriger une. Tu comprends que la mesure eut un effet tout contraire à celui qu'on en attendait, puisque, avertis par moi, les chauffeurs évitaient les endroits que je devais parcourir avec mon monde. Les choses n'en allèrent donc que plus mal. L'autorité ne savait plus quel parti prendre; elle apprit toutefois que la plupart des chauffeurs résidaient à Lille, et l'ordre fut aussitôt donné de redoubler de surveillance aux portes. Nous trouvâmes pourtant moyen de rendre vaines ces nouvelles précautions. Sallambier se procura chez ces fripiers de ville de guerre, qui habilleraient tout un régiment, quinze uniformes du 13e chasseurs; on en affubla un pareil nombre de chauffeurs, qui, m'ayant à leur tête, sortirent à la brune, comme allant en détachement pour une mission secrète.

»Quoique ce stratagème eût complétement réussi, je crus m'apercevoir que j'étais l'objet d'une surveillance particulière. Le bruit se répandit qu'il rôdait aux environs de Lille des hommes travestis en chasseurs à cheval. Le colonel paraissait se méfier de moi; un de mes camarades fut désigné pour alterner avec moi dans le service des colonnes mobiles, qu'auparavant je dirigeais seul. Au lieu de me donner l'ordre la veille, comme aux officiers de gendarmerie, on ne me le faisait connaître qu'au moment du départ. On m'accusa enfin assez directement, pour me mettre dans la nécessité de m'expliquer vis-à-vis du colonel, qui ne me dissimula pas que je passais pour avoir des rapports avec les chauffeurs. Je me défendis tant bien que mal, les choses en restèrent là; seulement, je quittai le service des colonnes mobiles, qui commencèrent à déployer une telle activité, que les chauffeurs osaient à peine sortir.

»Sallambier ne voulant pas toutefois languir si long-temps dans l'inaction, redoubla d'audace à mesure que les obstacles se multipliaient autour de nous. Dans une seule nuit, il commit trois vols dans la même commune. Mais les propriétaires de la première des maisons attaquées, s'étant débarrassés de leurs bâillons et de leurs liens, donnèrent l'alarme. On sonna le tocsin à deux lieues à la ronde, et les chauffeurs ne durent leur salut qu'à la vitesse de leurs chevaux. Les deux frères Sallambier furent surtout poursuivis avec tant d'acharnement, que ce ne fut que vers Bruges, que ceux qui leur donnaient la chasse perdirent leurs traces. Dans un gros village où ils se trouvaient, ils louèrent une voiture et deux chevaux, pour aller, dirent-ils, à quelques lieues, et revenir le soir.

»Un cocher les conduisait; arrivés au bord de la mer, Sallambier l'aîné le frappa par derrière d'un coup de couteau qui le renversa de son siége. Les deux frères le transportèrent ensuite à la mer, espérant que les vagues entraîneraient le cadavre. Maîtres de la voiture, ils poursuivaient leur route, lorsqu'au déclin du jour, ils rencontrèrent un homme du pays qui leur souhaita le bon soir. Comme ils ne répondaient pas, l'homme s'approcha en disant: Eh bien! Vandeck, tu ne me reconnais pas?... C'est moi,..... Joseph.... Sallambier dit alors qu'il a loué la voiture pour trois jours, sans conducteur. Le ton de cette réponse, l'état des chevaux, couverts de sueur, que leur maître n'eût certainement pas confiés sans conducteur, tout inspire des inquiétudes au questionneur. Sans pousser plus loin la conversation, il court au village voisin, et donne l'alarme: sept ou huit hommes montent à cheval; ils se mettent à la poursuite de la voiture, qu'ils aperçoivent bientôt, cheminant assez lentement. Ils pressent leur marche, ils l'atteignent..... Elle est vide.... Un peu désappointés, ils s'en emparent, et la mettent en fourrière dans un village, où ils se proposent de passer la nuit. A peine sont-ils à table, qu'un grand bruit se fait entendre: on amène chez le bourgmestre deux voyageurs accusés de l'assassinat d'un homme que des pêcheurs ont trouvé égorgé au bord de la mer. Ils y courent, Joseph reconnaît les individus qu'il avait vus dans la voiture, et qui l'ont quittée, parce que les chevaux refusaient de marcher. C'était en effet les deux Sallambier, que la confrontation de Joseph paraissait singulièrement déconcerter. Leur identité fut bientôt constatée. Sur le soupçon qu'ils pouvaient appartenir à quelque bande de chauffeurs, on les transféra à Lille, où ils furent reconnus en arrivant au Petit Hôtel.

»Là, Sallambier l'aîné, circonvenu par les agents de l'autorité, énonça tous ses complices, en indiquant où et comment on pourrait les arrêter. Par suite de ses avis, quarante-trois personnes des deux sexes furent arrêtées. De ce nombre étaient Lemaire et sa femme. On lança en même temps contre moi un mandat d'amener. Prévenu par un maréchal-des-logis de gendarmerie, à qui j'avais rendu quelques services, je pus me sauver, et gagner Paris, où je suis depuis dix jours. Quand je t'ai rencontré, je cherchais le domicile d'une ancienne connaissance où je prévoyais pouvoir me cacher ou me donner quelque moyen de passer à l'étranger; mais me voilà tranquille, puisque je retrouve Vidocq.»

CHAPITRE XII.

Voyage à Arras.—Le P. Lambert.—Vidocq maître d'école.—Départ pour la Hollande.—Les marchands d'âmes.—L'insurrection.—Le corsaire.—Catastrophe.

La confiance de Villedieu me flattait beaucoup, sans doute, mais, je n'en trouvais pas moins ce voisinage fort dangereux; aussi lui fis-je une histoire, quand il me questionna sur mes moyens d'existence, et particulièrement sur mon domicile. Par la même raison, je me gardai bien de me trouver au rendez-vous qu'il m'avait donné pour le lendemain; c'eût été d'ailleurs m'exposer à me perdre sans lui être utile. En le quittant, à onze heures du soir, je pris même la précaution de faire plusieurs détours avant de rentrer à l'auberge, dans la crainte d'être suivi par quelques agents. Mon maître, qui était couché, m'éveilla le lendemain avant le jour, pour me dire que nous allions partir sur-le-champ pour Nogent-le-Rotrou, d'où nous devions nous rendre dans ses propriétés, situées aux environs de cette ville.

En quatre jours le voyage se fit. Reçu dans cette famille comme un serviteur laborieux et zélé, je n'en persistai pas moins dans l'intention que j'avais conçue depuis quelque temps de retourner dans mon pays, d'où je ne recevais ni nouvelles ni argent. De retour à Paris, où nous ramenâmes des bestiaux, j'en fis part à mon maître, qui ne me donna mon congé qu'à regret. En le quittant, j'entrai dans un café de la place du Chatelet, pour y attendre un commissionnaire qui m'apportait mes effets: un journal me tomba sous la main, et le premier article qui me frappa fut le récit de l'arrestation de Villedieu. Il ne s'était laissé prendre qu'après avoir terrassé deux des agents chargés de s'assurer de sa personne: lui-même était grièvement blessé. Deux mois après, exécuté à Bruges, le dernier de dix-sept de ses complices, il regardait tomber leurs têtes avec un calme qui ne se démentit pas un seul instant.

Cette circonstance me donna lieu de me féliciter du parti que j'avais pris. En restant avec le marchand de bœufs, je devais venir au moins deux fois par mois à Paris; la police politique, dirigée contre les complots et les agents de l'étranger, y prenait un développement et une énergie qui pouvaient me devenir d'autant plus funestes, qu'on surveillait fort minutieusement tous les individus qui, appelés à chaque instant, par leurs occupations, dans les départements de l'Ouest, pouvaient servir d'intermédiaires entre les chouans et leurs amis de la capitale. Je partis donc en toute hâte. Le troisième jour, j'étais devant Arras, où j'entrai le soir, au moment où les ouvriers revenaient du travail. Je ne descendis point directement chez mon père, mais chez une de mes tantes, qui fut prévenir mes parents. Ils me croyaient mort, n'ayant pas reçu mes deux dernières lettres; je n'ai jamais pu savoir comment et par qui elles avaient été égarées ou interceptées. Après avoir longuement raconté toutes mes traverses, j'en vins à demander des nouvelles de la famille, ce qui me conduisit naturellement à m'informer de ma femme. J'appris que mon père l'avait recueillie quelque temps chez lui; mais que ses débordements étaient devenus tellement scandaleux, qu'on avait dû la chasser honteusement. Elle était, me dit-on, enceinte d'un avocat de la ville, qui fournissait à peu près à ses besoins; depuis quelque temps on n'entendait plus parler d'elle, et l'on ne s'en occupait plus.

Je ne m'en occupai pas davantage: j'avais à songer à bien autre chose. D'un moment à l'autre, on pouvait me découvrir, m'arrêter chez mes parents, que je mettrais ainsi dans l'embarras. Il était urgent de trouver un asile sur lequel la surveillance de la police s'exerçât moins activement qu'à Arras. On jeta les yeux sur un village des environs, Ambercourt, où demeurait un ex-carme, ami de mon père, qui consentit à me recevoir. A cette époque (1798), les prêtres se cachaient encore pour dire la messe, quoiqu'on ne fût guère hostile envers eux. Le père Lambert, mon hôte, célébrait donc l'office divin dans une espèce de grange; comme il ne trouvait pour le seconder qu'un vieillard presque impotent, je m'offris à remplir les fonctions de sacristain, et je m'en tirai si bien, qu'on eût dit que je n'avais fait autre chose de ma vie. Je devins également le second du père Lambert, dans les leçons qu'il donnait aux enfants du voisinage. Mes succès dans l'enseignement firent même quelque bruit dans le canton, attendu que j'avais pris un excellent moyen pour avancer rapidement les progrès de mes élèves; je commençais par tracer au crayon des lettres qu'ils recouvraient avec la plume; la gomme élastique faisait le reste. Les parents étaient enchantés; seulement il était un peu difficile à mes élèves d'opérer sans leur maître, ce dont les paysans artésiens, quoique aussi fins que qui que ce soit, en fait de transactions, avaient la bonté de ne pas s'apercevoir.

Ce genre de vie me convenait assez: affublé d'une espèce de costume de frère ignorantin, toléré par les autorités, je ne devais pas craindre d'être l'objet d'aucun soupçon; d'un autre côté, la vie animale, pour laquelle j'ai toujours eu quelque considération, était fort bonne, les parents nous envoyant à chaque instant de la bière, de la volaille ou des fruits. Je comptais enfin dans ma clientelle quelques jolies paysannes, fort dociles à mes leçons. Tout alla bien pendant quelque temps, mais on finit par se méfier de moi; on m'épia, on eut la certitude que je donnais une grande extension à mes fonctions, et l'on s'en plaignit au père Lambert. A son tour, il me parla des charges élevées contre moi; j'opposai des dénégations complètes. Les plaignants se turent, mais ils redoublèrent de surveillance; et une nuit que, poussé par un zèle classique, j'allais donner leçon dans un grenier à foin, à une écolière de seize ans, je fus saisi par quatre garçons brasseurs, conduit dans une houblonnière, dépouillé de tous mes vêtements, et fustigé jusqu'au sang avec des verges d'orties et de chardons. La douleur fut si vive, que j'en perdis connaissance; en reprenant mes sens, je me trouvai dans la rue, nu, couvert d'ampoules et de sang.

Que faire? Rentrer chez le père Lambert, c'était vouloir courir de nouveaux dangers. La nuit n'était pas avancée. Bien que dévoré par une fièvre brûlante, je pris le parti de me rendre à Mareuil, chez un de mes oncles; j'y arrivai à deux heures du matin, excédé de fatigues, et couvert seulement d'une mauvaise natte que j'avais trouvée près d'une marre. Après avoir un peu ri de ma mésaventure, on me frotta par tout le corps avec de la crême mêlée d'huile. Au bout de huit jours, je partis bien rétabli pour Arras. Il m'était cependant impossible d'y rester; la police pouvait être instruite d'un moment à l'autre de mon séjour; je me mis donc en route pour la Hollande, avec l'intention de m'y fixer; l'argent que j'emportais me permettait d'attendre qu'il se présentât quelque occasion de m'occuper utilement.

Après avoir traversé Bruxelles, où j'appris que la baronne d'I..... s'était fixée à Londres, Anvers et Breda, je m'embarquai pour Rotterdam. On m'avait donné l'adresse d'une taverne où je pourrais loger. J'y rencontrai un Français qui me fit beaucoup d'amitiés, et m'invita plusieurs fois à dîner, en me promettant de s'intéresser pour me faire trouver une bonne place. Je ne répondais à ces prévenances qu'avec méfiance, sachant que tous les moyens étaient bons au gouvernement hollandais pour recruter sa marine. Malgré toute ma réserve, mon nouvel ami parvint cependant à me griser complétement avec une liqueur particulière. Le lendemain, je m'éveillai en rade, à bord d'un brick de guerre hollandais. Il n'y avait plus à en douter: l'intempérance m'avait livré aux marchands d'âmes (Sel Ferkaff).

Étendu près d'un hauban, je réfléchissais à cette destinée singulière qui multipliait autour de moi les incidents, quand un homme de l'équipage, me poussant du pied, me dit de me lever pour aller recevoir les habits de bord. Je feignis de ne pas comprendre: le maître d'équipage vint alors me donner lui-même l'ordre en français. Sur mon observation que je n'étais pas marin, puisque je n'avais pas signé d'engagement, il saisit une corde comme pour m'en frapper; à ce geste, je sautai sur le couteau d'un matelot qui déjeûnait au pied du grand mât, et, m'adossant à une pièce de canon, je jurai d'ouvrir le ventre au premier qui avancerait. Grande rumeur parmi l'équipage. Au bruit, le capitaine parut sur le pont. C'était un homme de quarante ans, de bonne mine, dont les manières n'avaient rien de cette brusquerie si commune aux gens de mer; il écouta ma réclamation avec bienveillance, c'était tout ce qu'il pouvait faire, puisqu'il ne tenait pas à lui de changer l'organisation maritime de son gouvernement.

En Angleterre, où le service des bâtiments de guerre est plus dur, moins lucratif et surtout moins libre que celui des navires du commerce, la marine de l'État se recrutait et se recrute encore aujourd'hui au moyen de la presse. En temps de guerre, la presse se fait en mer à bord des vaisseaux marchands, auxquels on rend souvent des matelots épuisés ou malingres pour des hommes frais et vigoureux; elle se fait aussi à terre au milieu des grandes villes, mais on ne prend en général que des individus dont la tournure ou le costume annoncent qu'ils ne sont pas étrangers à la mer. En Hollande, au contraire, à l'époque dont je parle, on procédait à peu près comme en Turquie, où, dans un moment d'urgence, on prend et jette sur un vaisseau de ligne, des maçons, des palefreniers, des tailleurs ou des barbiers, gens, comme on voit fort utiles. Qu'à la sortie du port, un vaisseau soit forcé d'en venir au combat avec un semblable équipage, toutes les manœuvres sont manquées, et cette circonstance explique peut-être comment tant de frégates turques ont été prises ou coulées bas par de chétifs misticks grecs.

Nous avions donc à bord des hommes que leurs inclinations et les habitudes de toute leur vie semblaient tellement éloigner du service maritime, qu'il eût même paru ridicule de songer à les y faire entrer. Des deux cent individus pressés comme moi, il n'y en avait peut-être pas vingt qui eussent mis le pied sur un navire. La plupart avaient été enlevés de vive force ou à la faveur de l'ivresse; on avait séduit les autres en leur promettant un passage gratuit pour Batavia, où ils devaient exercer leur industrie: de ce nombre étaient deux Français, l'un teneur de livres, bourguignon; l'autre jardinier, limousin, qui devaient faire, comme on voit, d'excellents matelots. Pour nous consoler, les hommes de l'équipage nous disaient que dans la crainte des désertions, nous ne descendrions peut-être pas à terre avant six mois, ce qui s'est au surplus pratiqué quelquefois dans la marine anglaise, où le matelot peut rester des années entières sans voir la terre natale autrement que des perroquets de son vaisseau; des hommes sûrs font le service de canotiers, et l'on y a vu même employer des gens étrangers à l'équipage. Pour adoucir ce que cette consigne a de rigoureux, on laisse venir à bord quelques-unes de ces femmes de mauvaise vie qui pullulent dans les ports de mer, et qu'on y appelle, je ne sais à quel propos, les filles de la reine Caroline (Queents Caroline daugh'ers). Les marins anglais dont j'ai tenu plus tard ces détails, qu'on ne doit pas considérer comme d'une exactitude générale, ajoutaient que, pour déguiser en partie l'immoralité de la mesure, des capitaines puritains exigeaient parfois que les visiteuses prissent le nom de cousines ou de sœurs.

Pour moi, qui me destinais depuis long-temps à la marine, cette position n'eût eu rien de répugnant si je n'eusse été contraint, et si je n'eusse eu en perspective l'esclavage dont on me menaçait; ajoutez à cela les mauvais traitements du maître d'équipage, qui ne pouvait me pardonner ma première incartade. A la moindre fausse manœuvre, les coups de corde pleuvaient de manière à faire regretter le bâton des argousins du bagne. J'étais désespéré; vingt fois il me vint dans l'idée de laisser tomber des hunes une poulie de drisse sur la tête de mon persécuteur ou bien encore de le jeter à la mer quand je serais de quart la nuit. J'eusse certainement exécuté quelqu'un de ces projets, si le lieutenant, qui m'avait pris en amitié, parce que je lui enseignais l'escrime, n'eût un peu adouci ma position. Nous devions d'ailleurs être incessamment dirigés sur Helwotsluis, où était mouillé le Heindrack, de l'équipage duquel nous devions faire partie: dans le trajet, on pouvait s'évader.

Le jour du transbordement arrivé, nous embarquâmes au nombre de deux cent soixante-dix recrues sur un petit smack, manœuvré par vingt-cinq hommes et monté par vint-cinq soldats, qui devaient nous garder. Le faiblesse de ce détachement me confirma dans la résolution de tenter un coup de main pour désarmer les militaires et forcer les marins à nous conduire près d'Anvers. Cent vingt des recrues, Français ou Belges, entrèrent dans le complot. Il fut convenu que nous surprendrions les hommes de quart au moment du dîner de leurs camarades, dont on devait avoir ainsi bon marché. Ce plan s'exécuta avec d'autant plus de succès, que nos gens ne se doutaient absolument de rien. L'officier qui commandait le détachement fut saisi au moment où il allait prendre le thé; il ne fut cependant l'objet d'aucun mauvais traitement. Un jeune homme de Tournai, engagé comme subrécargue, et réduit au service de matelot, lui exposa si éloquemment les motifs de ce qu'il appelait notre révolte, qu'il lui persuada de se laisser mettre sans résistance à fond de cale avec ses soldats. Quant aux marins, ils restèrent dans les manœuvres; seulement un Dunkerquois, qui était des nôtres, prit la barre du gouvernail.

La nuit vint: je voulais qu'on mît à la cape afin d'éviter de tomber peut-être sur quelque bâtiment garde-côte, auquel nos marins pouvaient faire des signaux; le Dunkerquois s'y refusa avec une obstination qui eut dû m'inspirer de la méfiance. On continua la marche, et, au point du jour, le smack se trouva sous le canon d'un fort voisin d'Helwotsluis. Aussitôt le Dunkerquois annonça qu'il allait à terre pour voir si nous pouvions débarquer sans danger; je vis alors que nous étions vendus, mais il n'y avait pas à reculer; des signaux avaient sans doute déjà été faits; au moindre mouvement, le fort pouvait nous couler bas; il fallut attendre l'événement. Bientôt une barque, montée par une vingtaine de personnes, partit du rivage et aborda le smack; trois officiers qui s'y trouvaient montèrent sur le pont sans témoigner aucune crainte, quoiqu'il fût le théâtre d'une rixe assez vive entre nos camarades et les marins hollandais, qui voulaient tirer les soldats de la cale.

Le premier mot du plus âgé des officiers fut pour demander qui était le chef du complot: tout le monde restant muet, je pris la parole en français; j'exposai qu'il n'y avait point eu de complot; c'était par un mouvement unanime et spontané que nous avions cherché à nous soustraire à l'esclavage qu'on nous imposait; nous n'avions d'ailleurs nullement maltraité le commandant du smack; il pouvait en rendre témoignage comme les marins hollandais, qui savaient bien que nous leur aurions laissé le bâtiment après avoir débarqué près d'Anvers. J'ignore si ma harangue produisit quelque effet, car on ne me la laissa pas achever; seulement, pendant qu'on nous entassait à fond de cale à la place des soldats que nous y avions mis la veille, j'entendis dire au pilote, «qu'il y en avait là plus d'un qui pourrait bien danser le lendemain au bout d'une vergue.» Le smack gouverna ensuite sur Helwotsluis, où il arriva, le même jour, à quatre heures de l'après-midi. Sur la rade était mouillé le Heindrack. Le commandant du fort s'y rendit en chaloupe, et une heure après, on m'y conduisit moi-même. Je trouvai assemblé une espèce de conseil maritime qui m'interrogea sur les détails de l'insurrection et sur la part que j'y avais prise. Je soutins, comme je l'avais déjà fait devant le commandant du fort, que n'ayant signé aucun acte d'engagement, je me croyais en droit de recouvrer ma liberté par tous les moyens possibles.

On me fit alors retirer pour faire comparaître le jeune homme de Tournai, qui avait arrêté le commandant du smack; on nous considérait tous deux comme chefs de complot, et l'on sait qu'en pareille circonstance, c'est sur ces coupables que porte le châtiment; il n'y allait véritablement pour nous ni plus ni moins que d'être pendus: heureusement le jeune homme, que j'avais eu le temps de prévenir, déposa dans le même sens que moi, en soutenant avec fermeté qu'il n'y avait eu suggestion de la part de personne, l'idée nous étant venue en même temps à tous de frapper le grand coup; nous étions au reste bien sûrs de n'être pas démentis par nos camarades, qui nous témoignaient un vif intérêt, allant jusqu'à dire que si nous étions condamnés, le bâtiment à bord duquel on les placerait sauterait comme un caisson; c'est-à-dire qu'ils mettraient le feu aux poudres, quitte à faire aussi un voyage en l'air. Il y avait là des gaillards capables de le faire comme ils le disaient. Soit qu'on craignît l'effet de ces menaces et du mauvais exemple qu'elles donneraient aux marins de la flotille enrôlés d'après le même procédé, soit que le conseil reconnût que nous nous étions renfermés dans le cercle de la défense légitime, en cherchant à nous soustraire à un guet-apens, on nous promit de solliciter notre grâce de l'amiral, à condition que nous retiendrions nos camarades dans la subordination, qui ne paraissait être leur vertu favorite. Nous promîmes tout ce qu'on voulut, car rien ne rend si facile sur les conditions d'une transaction, que de sentir la corde au cou.

Ces préliminaires arrêtés, nos camarades furent transférés à bord du vaisseau, et répartis dans les entre-ponts avec l'équipage qu'ils venaient compléter; tout se fit dans le plus grand ordre; il ne s'éleva pas la moindre plainte; on n'eut pas à réprimer le plus petit désordre. Il est juste de dire qu'on ne nous maltraitait pas comme à bord du brick, où notre ancien ami le maître d'équipage ne commandait que la corde à la main. D'un autre côté, donnant des leçons d'escrime aux gardes-marines, j'étais traité avec quelques égards; on me fit même passer bombardier, avec vingt-huit florins de solde par mois. Deux mois s'écoulèrent ainsi sans que la présence continuelle des croiseurs anglais nous permît de quitter la rade. Je m'étais fait à ma nouvelle position; je ne songeais même nullement à en sortir quand nous apprîmes que les autorités françaises faisaient rechercher les nationaux qui pouvaient faire partie des équipages hollandais. L'occasion était belle pour ceux d'entre nous qui se fussent mal trouvés du service, mais personne ne se souciait d'en profiter; on ne voulait d'abord nous avoir que pour nous incorporer dans les équipages de ligne français, mutation qui ne présentait rien de bien avantageux; puis, la plupart de mes camarades avaient, je crois, comme moi, de bonnes raisons pour ne pas désirer de montrer leur figure aux agents de la métropole. Chacun se tut donc; quand on envoya demander au capitaine ses rôles d'équipage, l'examen n'eut aucun résultat, par le motif tout simple que nous étions tous portés sous de faux noms; nous crûmes l'orage passé.

Cependant les recherches continuaient: seulement, au lieu de faire des enquêtes, on apostait sur le port et dans les tavernes des agents chargés d'examiner les hommes qui venaient à terre pour leur service ou en permission. Ce fut dans une de ces excursions que l'on m'arrêta; j'en ai long-temps conservé de la reconnaissance pour le cuisinier du vaisseau, qui m'honorait de son inimitié personnelle, depuis que j'avais trouvé mauvais qu'il nous donnât du suif pour du beurre, et de la merluche gâtée pour du poisson frais. Amené chez le commandant de place, je me déclarai hollandais; la langue m'était assez familière pour soutenir cette version; je demandai, au surplus, à être conduit sous escorte à mon bord, pour me procurer les papiers qui justifieraient de ma naturalité; rien ne paraissait plus juste et plus naturel. Un sous-officier fut chargé de m'accompagner; nous partîmes dans le canot qui m'avait amené à terre. Arrivés près du vaisseau, je fis monter le premier mon homme, avec lequel j'avais causé jusque là fort amicalement; quand je le vis accroché dans les haubans, je poussai tout à coup au large en criant aux canotiers de ramer vigoureusement, et qu'il y aurait pour boire. Nous fendions l'eau pendant que mon sous-officier, resté dans les haubans, se démenait au milieu de l'équipage, qui ne le comprenait pas, ou faisait semblant de ne pas le comprendre. Arrivé à terre, je courus me cacher dans une maison de connaissance, bien résolu de quitter le vaisseau, où il me devenait difficile de reparaître sans être arrêté. Ma fuite devant confirmer tous les soupçons qui s'étaient élevés contre moi, j'en prévins toutefois le capitaine, qui m'autorisa tacitement à faire ce que je croirais utile à ma sûreté.

Un corsaire de Dunkerque, le Barras, capitaine Fromentin, était en rade. A cette époque, on visitait rarement les bâtiments de ce genre, qui avaient en quelque sorte droit d'asile; il m'eût fort convenu d'y passer: un lieutenant de prise auquel je m'adressai me présenta à Fromentin, qui m'admit sur ma réputation, comme capitaine d'armes. Quatre jours après, le Barras mit à la voile pour établir sa croisière dans le Sund; on était au commencement de l'hiver de 1799, dont les gros temps firent périr tant de navires sur les côtes de la Baltique. A peine étions-nous en haute mer, qu'il s'éleva un vent de nord tout-à-fait contraire pour notre destination; il fallut mettre à la cape; le roulis était tellement fort, que j'en fus indisposé au point de ne pouvoir rien prendre autre chose pendant trois jours, que de l'eau-de-vie mêlée d'eau; la moitié de l'équipage était dans la même position, de manière qu'un bateau pêcheur eût suffi pour nous prendre sans coup férir. Enfin le temps s'éleva, le vent tourna tout à coup au sud-ouest, et le Barras, excellent marcheur, filant ses dix nœuds à l'heure, eut bientôt guéri tout le monde. En ce moment la vigie cria: Navire à babord. Le Capitaine saisissant sa lunette, déclara que c'était un caboteur anglais, sous pavillon neutre, que le coup de vent avait séparé de quelque convoi. On arriva sur lui vent arrière, après avoir hissé pavillon français. Au second coup de canon, il amena sans attendre l'abordage; l'équipage fut mis à fond de cale, et la prise dirigée sur Bergen (Norwège), où la cargaison, composée de bois des Iles, trouva bientôt des acheteurs.

Je restai six mois à bord du Barras: mes parts de prise commençaient à me faire un assez bon pécule, quand nous entrâmes en relâche à Ostende. On a vu que cette ville m'avait toujours été funeste; ce qui m'y arriva cette fois me ferait presque croire au fatalisme. Nous étions à peine entrés dans le bassin, qu'un commissaire, des gendarmes et des agents de police, vinrent à bord pour examiner les papiers de l'équipage; j'ai su, depuis, que ce qui avait provoqué cette mesure en quelque sorte inusitée, c'était un assassinat dont on supposait que l'auteur pouvait se trouver parmi nous. Quand mon tour d'interrogatoire arriva, je déclarai me nommer Auguste Duval, né à Lorient, et j'ajoutai que mes papiers étaient restés à Roterdam, au bureau de la marine hollandaise; on ne répondit rien; je me croyais tiré d'affaire. Lorsque les cent trois hommes qui se trouvaient à bord eurent été interrogés, on nous fit appeler à huit, en nous annonçant que nous allions être conduits au bureau des classes, pour y donner des explications; ne m'en souciant pas du tout, je m'esquivai au détour de la première rue, et j'avais déjà gagné trente pas sur les gendarmés, quand une vieille femme qui lavait le devant de sa maison me jeta son balai entre les jambes; je tombai, les gendarmes arrivèrent, on me mit les menottes, sans préjudice de nombre de coups de crosse de carabine et de monture de sabre; on m'amena ainsi garrotté devant le commissaire des classes qui, après m'avoir entendu, me demanda si je n'étais pas évadé de l'hôpital de Quimper. Je me vis pris, puisqu'il y avait danger pour Duval comme pour Vidocq. Je me décidai cependant pour le premier nom, qui présentait moins de chances défavorables que le second, puisque la route d'Ostende à Lorient étant plus longue que celle d'Ostende à Arras, pouvait me laisser plus de latitude pour m'échapper.

CHAPITRE XIII.

Je revois Francine.—Ma réintégration dans la prison de Douai.—Suis-je ou ne suis-je pas Duval?—Les magistrats embarrassés.—J'avoue que je suis Vidocq.—Nouveau séjour à Bicêtre.—J'y retrouve le capitaine Labbre.—Départ pour Toulon.—Jossas, admirable voleur.—Son entrevue avec une grande dame.—Une tempête sur le Rhône.—Le marquis de St-Amand.—Le bourreau du bagne.—Les voleurs du garde-meubles.—Une famille de chauffeurs.

Huit jours s'écoulèrent pendant lesquels je revis une seule fois le commissaire de classes. On me fit ensuite partir avec un transport de prisonniers, déserteurs ou autres, qui furent dirigés sur Lille. Il était bien à craindre que l'incertitude de mon identité ne vint expirer dans une ville où j'avais séjourné si souvent: aussi, averti que nous y passerions, pris-je de telles précautions, que des gendarmes qui m'avaient déjà conduit précédemment ne me reconnurent pas; mes traits cachés sous une épaisse couche de fange et de suie étaient en outre dénaturés par l'enflure factice de mes joues, presque aussi grosses que celles de l'ange qui, dans les fresques d'églises, sonne la trompette du jugement dernier. Ce fut en cet état que j'entrai à l'Égalité, prison militaire, où je devais faire une station de quelques jours. Là, pour charmer l'ennui de la réclusion, je risquai quelques séances à la cantine: j'espérais qu'en me mêlant aux visiteurs je pourrais saisir une occasion de m'évader. La rencontre d'un matelot que j'avais connu à bord du Barras me parut d'un favorable augure à l'exécution de ce projet: je lui payai à déjeûner; le repas terminé, je revins dans ma chambre; j'y étais depuis environ trois heures, rêvant aux moyens de recouvrer ma liberté, lorsque le matelot monta pour m'inviter à prendre ma part d'un dîner que sa femme venait de lui apporter. Le matelot avait une femme; il me vint à la pensée que pour mettre en défaut la vigilance des geôliers, elle pourrait me procurer des vêtements de son sexe ou tout autre déguisement. Plein de cette idée, je descends à la cantine, et m'approche de la table: soudain un cri se fait entendre, une femme s'est évanouie: c'est celle de mon camarade... Je veux la secourir,... une exclamation m'échappe...... Ciel, c'est Francine...! effrayé de mon imprudence, j'essaie de réprimer un premier mouvement dont je n'ai pas été le maître. Surpris, étonnés, les spectateurs de cette scène, se groupent autour de moi, on m'accable de questions, et après quelques minutes de silence, je réponds par une histoire: c'est ma sœur que j'ai cru reconnaître.

Cet incident n'eut pas de suite. Le lendemain, nous partîmes au point du jour; je fus consterné en voyant que le convoi, au lieu de suivre comme de coutume la route de Lens, prenait celle de Douai. Pourquoi ce changement de direction? je l'attribuais à quelque indiscrétion de Francine; je sus bientôt qu'il résultait tout simplement de la nécessité d'évacuer sur Arras la foule de réfractaires entassés dans la prison de Cambrai.

Francine, que j'avais si injustement soupçonnée, m'attendait à la première halte... Malgré les gendarmes, elle voulut absolument me parler et m'embrasser: elle pleura beaucoup, et moi aussi. Avec quelle amertume ne se reprochait-elle pas une infidélité qui était la cause de tous mes malheurs! Son repentir était sincère; je lui pardonnai de bon cœur, et quand, sur l'injonction du brigadier, il fallut nous séparer, ne pouvant mieux faire, elle me glissa dans la main une somme de deux cents francs en or.

Enfin nous arrivons à Douai: nous voici à la porte de la prison du département, un gendarme sonne. Qui vient ouvrir? Dutilleul, ce guichetier qui, à la suite d'une de mes tentatives d'évasion m'avait pansé pendant un mois. Il ne semble pas me remarquer. Au greffe je trouve encore une figure de ma connaissance, l'huissier Hurtrel, dans un tel état d'ivresse, que je me flatte qu'il aura perdu la mémoire. Pendant trois jours on ne me parle de rien; mais le quatrième je suis mené devant le juge d'instruction, en présence d'Hurtrel et de Dutilleul: on me demande si je ne suis pas Vidocq; je soutiens que je suis Auguste Duval, que l'on peut s'en assurer en écrivant à l'Orient, qu'au surplus le motif de mon arrestation à Ostende le prouve, puisque je ne suis prévenu que de désertion d'un bâtiment de l'État. Mon aplomb paraît en imposer au juge, il hésite, Hurtrel et Dutilleul persistent à dire qu'ils ne se trompent pas. Bientôt l'accusateur public Rausson vient me voir, et prétend également me reconnaître: toutefois, comme je ne me déconcerte point, il reste quelque incertitude, et afin d'éclaircir le fait, on imagine un stratagème.

Un matin, on m'annonce qu'une personne me demande au greffe; je descends: c'est ma mère qu'on a fait venir d'Arras, on devine dans quelle intention. La pauvre femme s'élance pour m'embrasser... Je vois le piége.... sans brusquerie, je la repousse en disant au juge d'instruction présent à l'entrevue, qu'il était indigne, de donner à cette malheureuse femme l'espoir de revoir son fils, quand on était au moins incertain de pouvoir le lui présenter. Cependant ma mère, mise au fait de la position par un signe que je lui avais fait en l'éloignant, feint de m'examiner avec attention, et finit par déclarer qu'une ressemblance extraordinaire l'a trompée; puis elle se retire en maudissant ceux qui l'ont déplacée pour ne lui donner qu'une fausse joie.

Juge et guichetiers retombèrent alors dans une incertitude qu'une lettre arrivée de Lorient parut devoir faire cesser. On y parlait du dessin piqué sur le bras gauche du Duval évadé de l'hôpital de Quimper, comme d'un fait qui ne devait plus laisser aucun doute sur son identité avec l'individu détenu à Douai. Nouvelle comparution devant le juge d'instruction; Hurtrel, triomphant déjà de sa perspicacité, assistait à l'interrogatoire: aux premiers mots, je vis de quoi il s'agissait, et, relevant la manche de mon habit au-dessus du coude, je leur montrai le dessin qu'ils ne s'attendaient guères à y trouver; on constata sa ressemblance exacte avec la description envoyée de Lorient. Tout le monde tombait des nues; ce qui compliquait encore la position, c'est que les autorités de Lorient me réclamaient comme déserteur de la marine. Quinze jours s'écoulèrent ainsi, sans qu'on prît aucun parti décisif à mon égard; alors, fatigué des rigueurs exercées contre moi dans l'intention d'obtenir des aveux, j'écrivis au président du tribunal criminel pour lui déclarer que j'étais effectivement Vidocq. Ce qui m'avait déterminé à cette démarche, c'est que je comptais partir immédiatement pour Bicêtre avec un transport dans lequel on me comprit en effet. Il me fut toutefois impossible de faire en route, comme j'y comptais, la moindre tentative d'évasion, tant était rigoureuse la surveillance exercée contre nous.

Je fis ma seconde entrée à Bicêtre le 2 avril 1799. Je retrouvai là d'anciens détenus, qui, bien que condamnés aux travaux forcés, avaient obtenu qu'il fût sursis à leur translation au bagne; il en résultait pour eux une véritable commutation, la durée de la peine comptant du jour de l'arrêt définitif. Ces sortes de faveurs s'accordent quelquefois encore aujourd'hui: si elles ne portaient que sur des sujets que les circonstances de leur condamnation ou leur repentir en rendissent dignes, on pourrait y donner un consentement tacite; mais ces dérogations au droit commun proviennent en général de l'espèce de lutte qui existe entre la police des départements et la police générale, dont chacune a ses protégés. Les condamnés appartenant cependant sans exception à la police générale, elle peut faire partir qui bon lui semble de Bicêtre ou de toute autre prison pour le bagne; c'est alors qu'on peut se convaincre de la justesse de l'observation que je viens d'émettre. Tel condamné qui jusque là s'était paré de dehors hypocrites et pieux, jette le masque, et se montre le plus audacieux des forçats.

Je vis encore à Bicêtre le capitaine Labbre, qu'on se rappelle m'avoir fourni dans le temps à Bruxelles les papiers au moyen desquels j'avais trompé la baronne d'I..... Il était condamné à seize années de fers pour complicité dans un vol considérable commis à Gand, chez l'aubergiste Champon. Il devait, comme nous, faire partie de la première chaîne, dont le voyage très prochain s'annonçait fort désagréablement pour nous. Le capitaine Viez, sachant à qui il avait affaire, avait déclaré que, pour prévenir toute évasion, il nous mettrait les menottes et le double collier jusqu'à Toulon. Nos promesses parvinrent cependant à le faire renoncer à ce beau projet.

Lors du ferrement, qui présenta les mêmes circonstances que lors de mon premier départ, on me plaça en tête du premier cordon avec un des plus célèbres voleurs de Paris et de la province; c'était Jossas, plus connu sous le nom du marquis de Saint-Amand de Faral, qu'il portait habituellement. C'était un homme de trente-six ans, ayant des formes agréables, et prenant au besoin le meilleur ton. Son costume de voyage était celui d'un élégant qui sort du lit pour passer dans son boudoir. Avec un pantalon à pied en tricot gris-d'argent, il portait une veste et un bonnet garnis d'astracan, de la même couleur, le tout recouvert d'un ample manteau doublé de velours cramoisi. Sa dépense répondait à sa tenue, car, non content de se traiter splendidement à chaque halte, il nourrissait toujours trois ou quatre hommes du cordon.

L'éducation de Jossas était nulle; mais, entré fort jeune au service d'un riche colon, qu'il accompagnait dans ses voyages, il avait pris d'assez bonnes manières pour n'être déplacé dans aucun cercle. Aussi ses camarades le voyant s'introduire dans les sociétés les plus distinguées, le surnommaient-ils le passe-partout. Il s'était même tellement identifié avec ce rôle, qu'au bagne, mis à la double chaîne, confondu avec des hommes de l'aspect le plus misérable, il conservait encore de grands airs sous sa casaque de forçat. Muni d'un magnifique nécessaire, il donnait tous les matins une heure à sa toilette, et soignait particulièrement ses mains qu'il avait fort belles.

Jossas était un de ces voleurs comme il en existe heureusement aujourd'hui fort peu, qui méditaient et préparaient quelquefois une expédition pendant une année entière. Opérant principalement à l'aide de fausses clefs, il commençait par prendre l'empreinte de la serrure de la porte extérieure. La clef fabriquée, il pénétrait dans la première pièce; s'il était arrêté par une autre porte, il prenait une nouvelle empreinte, faisait fabriquer une seconde clef, et ainsi de suite, jusqu'à ce qu'il eût atteint son but. On comprend que ne pouvant s'introduire, chaque soir, qu'en l'absence des maîtres du logis, il devait perdre un temps considérable à attendre l'occasion. Il ne recourait donc à cet expédient qu'en désespoir de cause, c'est-à-dire lorsqu'il lui était impossible de s'introduire dans la maison; s'il parvenait à s'y faire admettre sous quelque prétexte, il avait bientôt pris les empreintes de toutes les serrures. Quand les clefs étaient fabriquées, il invitait les personnes à dîner chez lui, rue Chantereine, et pendant qu'elles étaient à table, des complices dévalisaient l'appartement dont il avait trouvé le moyen d'éloigner les domestiques, soit en priant les maîtres de les amener pour servir, soit en faisant emmener les femmes de chambre ou les cuisinières par des amants qu'on leur détachait. Les portiers n'y voyaient rien, parce qu'on n'enlevait ordinairement que de l'argent ou des bijoux. S'il se trouvait par hasard quelque objet plus volumineux, on l'enveloppait dans du linge sale, et on le jetait par la fenêtre à un compère qui se trouvait là tout exprès avec une voiture de blanchisseur.

On connaît de Jossas une foule de vols, qui tous annoncent cet esprit de finesse d'observation et d'invention qu'il possédait au plus haut degré. Dans le monde où il se faisait passer pour un créole de la Havane, il rencontra souvent des habitants de cette ville, sans rien laisser échapper qui pût le trahir. Plusieurs fois il amena des familles honorables au point de lui faire offrir la main de jeunes personnes. S'informant toujours, au milieu des pourparlers, où était déposé l'argent de la dot, il ne manquait jamais de l'enlever et de disparaître au moment de signer le contrat. Mais de ses tours, le plus étonnant est celui dont un banquier de Lyon fut victime. Introduit dans la maison sous prétexte d'escomptes et de négociations, il parvint en peu de temps à une sorte d'intimité qui lui donna les moyens de prendra l'empreinte de toutes les serrures, à l'exception de celle de la caisse, dont l'entrée à secret rendit tous ses essais inutiles. D'un autre côté, la caisse étant scellée dans le mur et doublée de fer, il ne fallait pas songer à l'effraction; enfin le caissier ne se dessaisissait jamais de sa clef: tant d'obstacles ne rebutèrent point Jossas. S'étant lié sans affectation avec le caissier, il lui proposa une partie de campagne à Collonges. Au jour pris, on partit en cabriolet. Arrivé près de Saint-Rambert, on aperçut dans la berge une femme expirante, rendant des flots de sang par la bouche et par le nez: à ses côtés était un homme qui paraissait fort embarrassé de lui donner des secours. Jossas, jouant l'émotion, lui dit que pour arrêter l'hémorrhagie, il suffisait d'appliquer une clef sur le dos de la malade. Mais personne ne se trouvait avoir de clef, à l'exception du caissier, qui offrit d'abord celle de son appartement; elle ne suffit pas. Alors le caissier, épouvanté de voir couler le sang à flots, livra la clef de la caisse, qu'on appliqua avec beaucoup de succès entre les épaules de la malade. On a déjà deviné qu'il s'y trouvait une couche de cire à modeler, et que toute la scène était préparée d'avance. Trois jours après la caisse était vidée.

Comme je l'ai déjà dit, Jossas jouant le magnifique, dépensait l'argent avec la facilité d'un homme qui se le procure aisément. Il était de plus fort charitable, et je pourrais citer de lui plusieurs traits d'une générosité bizarre, que j'abandonne à l'examen des moralistes. Un jour entre autres il pénètre dans un appartement de la rue du Hazard, qu'on lui avait indiqué comme bon à dévaliser. D'abord la mesquinerie de l'ameublement le frappe, mais le propriétaire peut être un avare? il poursuit ses recherches, furète partout, brise tout, et ne trouve dans le secrétaire qu'une liasse de reconnaissances du Mont-de-Piété.... Il tire de sa poche cinq louis, les pose sur la cheminée, et après avoir écrit sur la glace ces mots: Indemnité pour les meubles cassés, se retire en fermant soigneusement les portes, dans la crainte que d'autres voleurs moins scrupuleux ne viennent enlever ce qu'il a respecté.

Lorsque Jossas partit avec nous de Bicêtre, c'était la troisième fois, qu'il faisait le voyage. Depuis, il s'échappa deux fois encore, fut repris, et mourut en 1805 au bagne de Rochefort.

A notre passage à Montereau, je fus témoin d'une scène qu'il est bon de faire connaître, puisqu'elle peut se renouveler. Un forçat, nommé Mauger, connaissait un jeune homme de la ville, que ses parents croyaient condamné aux fers; après avoir recommandé à son voisin de se cacher la figure avec son mouchoir, il dit confidentiellement à quelques personnes accourues sur notre route, que celui qui se cachait était le jeune homme en question. La chaîne poursuivit ensuite sa marche, mais à peine étions-nous à un quart de lieue de Montereau, qu'un homme courant après nous, remit au capitaine une somme de cinquante francs, produit d'une quête faite pour l'homme au mouchoir. Ces cinquante francs furent distribués le soir aux intéressés, sans que personne, hors eux-mêmes, sût la cause de cette libéralité.

A Sens, Jossas me donna une autre comédie: il avait fait mander un nommé Sergent, qui tenait l'auberge de l'Écu; en le voyant, cet homme donna des signes de la plus vive douleur: «Comment, s'écriait-il, les larmes aux yeux, vous ici, monsieur le marquis!... vous, le frère de mon ancien maître!..... moi qui vous croyais retourné en Allemagne..... Ah! mon Dieu! mon Dieu! quel malheur!» On devine que dans quelque expédition, Jossas se trouvant à Sens, s'était fait passer pour un émigré rentré clandestinement, et frère d'un comte chez lequel Sergent avait été cuisinier. Jossas lui expliqua comment, arrêté avec un passeport de fabrique, au moment où il tentait de repasser la frontière, il avait été condamné comme faussaire. Le brave aubergiste ne se borna pas à de stériles lamentations; il fit servir au noble galérien un excellent dîner, dont je pris ma part avec un appétit qui contrastait avec ma fâcheuse position.

A part une furieuse bastonnade, distribuée à deux condamnés qui avaient voulu s'évader à Beaune, il ne nous arriva rien d'extraordinaire jusqu'à Châlons, où l'on nous embarqua sur un grand bateau rempli de paille, assez semblable à ceux qui apportent le charbon à Paris; une toile épaisse le recouvrait. Si, pour jeter un coup d'œil sur la campagne, ou pour respirer un air plus pur, un condamné en levait un coin, les coups de bâton pleuvaient à l'instant sur son dos. Quoique exempt de ces mauvais traitements, je n'en étais pas moins fort affecté de ma position; à peine la gaieté de Jossas, qui ne se démentait jamais, parvenait-elle à me faire oublier un instant, qu'arrivé au bagne, j'allais être l'objet d'une surveillance qui rendrait toute évasion impossible. Cette idée m'assiégeait encore quand nous arrivâmes à Lyon.

En apercevant l'île Barbe, Jossas m'avait dit: «Tu vas voir du nouveau.» Je vis en effet sur le quai de Saône, une voiture élégante, qui paraissait attendre l'arrivée du bateau; dès qu'il parut, une femme mit la tête à la portière, en agitant un mouchoir blanc: «C'est elle», dit Jossas, et il répondit au signal. Le bateau ayant été amarré au quai, cette femme descendit pour se mêler à la foule des curieux; je ne pus voir sa figure que couvrait un voile noir fort épais. Elle resta là depuis quatre heures de l'après-midi jusqu'au soir; la foule étant alors dissipée, Jossas lui détacha le lieutenant Thierry, qui revint bientôt avec un saucisson, dans lequel étaient cachés cinquante louis. J'appris que Jossas ayant fait la conquête de cette femme sous le titre de marquis, l'avait instruite par une lettre de sa condamnation, qu'il expliquait sans doute à peu près comme il l'avait fait pour l'aubergiste de Sens. Ces sortes d'intrigues, aujourd'hui fort rares, étaient très communes à cette époque, par suite des désordres de la révolution et de la désorganisation sociale qui en était le résultat. Ignorant le stratagème employé pour la tromper, cette dame voilée reparut le lendemain sur le quai pour y rester jusqu'au moment de notre départ. Jossas était enchanté: non-seulement il remontait ses finances, mais il s'assurait encore un asile en cas d'évasion.

Nous approchions enfin du terme de notre navigation, lorsqu'à deux lieues du Pont-Saint-Esprit, nous fûmes surpris par un de ces orages si terribles sur le Rhône. Il était annoncé par les roulements lointains du tonnerre. Bientôt la pluie tomba par torrents; des coups de vent comme on n'en éprouve que sous les tropiques, renversaient les maisons, déracinaient les arbres et soulevaient les vagues qui menaçaient à chaque instant d'engloutir notre embarcation. Elle présentait, en ce moment, un spectacle affreux: à la rapide lueur des éclairs, on eût vu deux cents hommes enchaînés comme pour leur ôter tout moyen de salut, exprimer par des cris d'effroi les angoisses d'une mort que le poids des fers qui les réunissait rendait inévitable; sur ces physionomies sinistres, on eût lu le désir de conserver une vie disputée à l'échafaud, une vie qui devait s'écouler désormais dans la misère et l'avilissement. Quelques-uns des condamnés montraient une impassibilité absolue; plusieurs, au contraire, se livraient à une joie frénétique. Se rappelant les leçons du jeune âge, un malheureux bégayait-il quelque pieuse formule, ces derniers agitaient leurs fers en chantant des chansons licencieuses, et la prière expirait au milieu de longs hurlements.

Ce qui redoublait la consternation générale, c'était l'abattement des mariniers qui paraissaient désespérer de nous. Les gardes n'étaient guères plus rassurés; ils firent même un mouvement comme pour abandonner le bateau, que l'eau remplissait à vue d'œil. Alors la scène prit un nouvel aspect: on se précipita sur les argouzins en criant: A terre! à terre tout le monde! et l'obscurité, jointe au trouble du moment, permettant de compter sur l'impunité, les plus intrépides d'entre les forçats, se levèrent en déclarant que personne ne sortirait du bateau avant qu'il n'eût touché le rivage. Le lieutenant Thierry, le seul à peu près qui n'eût pas perdu la tête, fit bonne contenance; il protesta qu'il n'y avait aucun danger, et la preuve, c'est que lui ni les mariniers ne songeaient à quitter l'embarcation. On le crut d'autant mieux, que le temps se calmait sensiblement. Le jour parut: sur le fleuve uni comme une glace, rien n'eût rappelé les désastres de la nuit, si les eaux bourbeuses n'eussent charrié des bestiaux morts, des arbres entiers, des débris de meubles et d'habitations.

Échappés à la tempête, nous débarquâmes à Avignon, où l'on nous déposa dans le château. Là commença la vengeance des argouzins: ils n'avaient pas oublié ce qu'ils appelaient notre insurrection; ils nous en rafraîchirent d'abord la mémoire à grands coups de bâton; puis ils empêchèrent le public de donner aux condamnés des secours que le terme du voyage ne devait plus faire passer entre leurs mains. «L'aumône à ces flibustiers! disait un d'entre eux, nommé le père Lami, à des dames qui demandaient à s'approcher; c'est bien de l'argent perdu.... Au surplus, adressez-vous au chef.....» Le lieutenant Thierry, qu'on ne doit vraiment pas confondre avec les êtres brutaux et inhumains dont j'ai déjà eu l'occasion de parler, accorda la permission; mais, par un raffinement de méchanceté, les argousins donnèrent le signal du départ avant que la distribution fût terminée. Le reste de la route n'offrit rien de remarquable. Enfin, après trente-sept jours du voyage le plus pénible, la chaîne entra dans Toulon.

Les quinze voitures parvenues sur le port, et rangées devant la corderie, on fit descendre les condamnés, qu'un employé reçut, et conduisit dans la cour du bagne. Pendant le trajet, ceux qui avaient des habits de quelque valeur s'empressèrent de s'en dépouiller pour les vendre ou les donner à la foule que réunit l'arrivée d'une nouvelle chaîne. Lorsque les vêtements du bagne furent distribués, et lorsqu'on eut rivé les manicles, comme je l'avais vu faire à Brest, on nous conduisit à bord du vaisseau rasé le Hasard (aujourd'hui le Frontin), servant de bagne flottant. Après que les payots (forçats qui remplissent les fonctions d'écrivains) eurent pris nos signalements, on choisît les chevaux de retour (forçats évadés), pour les mettre à la double chaîne. Leur évasion prolongeait leur peine de trois ans.

Comme je me trouvais dans ce cas, on me fit passer à la salle nº 3, où étaient placés les condamnés les plus suspects. Dans la crainte qu'ils ne trouvassent l'occasion de s'échapper en parcourant le port, on ne les conduisait jamais à la fatigue. Toujours attachés au banc, couchés sur la planche nue, rongés par la vermine, exténués par les mauvais traitements, le défaut de nourriture et d'exercice, ils offraient un spectacle déplorable.

Ce que j'ai dit des abus de toute espèce dont le bagne de Brest était le théâtre me dispense de signaler ceux que j'ai pu observer à Toulon. C'était la même confusion des condamnés, la même brutalité chez les argousins, la même dilapidation des objets appartenants à l'état; seulement l'importance des armements présentait plus d'occasions de vol aux forçats qu'on employait dans les arsenaux ou dans les magasins. Le fer, le plomb, le cuivre, le chanvre, la poix, le goudron, l'huile, le rhum, le biscuit, le bœuf fumé, disparaissaient chaque jour, et trouvaient d'autant plus facilement des recéleurs, que les condamnés avaient des auxiliaires fort actifs dans les marins et dans les ouvriers libres du port. Les objets de gréement provenants de ces soustractions servaient à équiper une foule d'allèges et de bateaux pêcheurs, dont les patrons se les procuraient à vil prix, sauf à dire, en cas d'enquête, qu'ils les avaient achetés à quelque vente publique d'objets hors de service.

Un condamné de notre salle, qui, étant prisonnier en Angleterre, avait travaillé comme charpentier dans les chantiers de Chatam et de Plymouth, nous rapporta que le pillage y était encore plus considérable. Il nous assura que dans tous les villages des bords de la Tamise et du Medway, il y avait des gens continuellement occupés à détordre les cordages de la marine royale, pour en ôter la marque et la cordelette, qu'on y mêle pour les faire reconnaître; d'autres n'étaient employés qu'à effacer la flèche empreinte sur tous les objets de métal enlevés dans les arsenaux. Ces dilapidations, quelque considérables qu'elles fussent, ne pouvaient toutefois se comparer aux brigandages qui s'exerçaient sur la Tamise, au préjudice du commerce. Quoique l'établissement d'une police de marine ait en grande partie réprimé ces abus, je crois qu'il ne sera pas sans intérêt de donner quelques détails sur ces fraudes qui se pratiquent encore aujourd'hui dans certains ports, aux depens de qui il appartient.

Les malfaiteurs dont il est ici question se divisaient en plusieurs catégories, dont chacune avait une désignation et des attributions particulières: il y avait les Pirates de rivière, les Chevau-légers (Light horsemen), les Gendarmes (Heary horsemen), les Bateliers chasseurs (Game watermen), les Gabariers chasseurs (Game lightermen), les Hirondelles de vase (Mudlarks), les Tapageurs (Scuffle hunters); et les Recéleurs (Copemen).

Les Pirates de rivière se composaient de ce qu'il y avait de plus audacieux et de plus féroce parmi les brigands qui infestaient la Tamise. Ils opéraient surtout la nuit contre les bâtiments mal gardés, dont ils massacraient quelquefois le faible équipage pour piller plus à leur aise. Le plus souvent ils se bornaient à prendre des cordages, des rames, des perches, ou même des balles de coton. Mouillé à Castlane-Ter, le capitaine d'un brick américain, ayant entendu du bruit, monta sur le pont pour s'en rendre compte; un canot s'éloignait: c'étaient des pirates, qui, en lui souhaitant le bon soir, lui dirent qu'ils venaient d'enlever son ancre avec le câble. En s'entendant avec les Watchmen, chargés de veiller la nuit sur les cargaisons, ils pillaient encore avec plus de facilité. Quand on ne pouvait pratiquer de semblables intelligences, on coupait les câbles des alléges, et on les laissait dériver jusqu'à ce qu'ils fussent parvenus dans un endroit où l'on pût se mettre à la besogne sans crainte d'être découverts. De petits bâtiments de charbon se sont trouvés ainsi déchargés en entier dans le cours d'une nuit. Le suif de Russie, que la difficulté de remuer les barriques énormes qui le contiennent semblait devoir protéger contre ces tentatives, n'était pas plus à l'abri, puisqu'on avait l'exemple de l'enlèvement nocturne de sept de ces barriques, qui pèsent entre trente et quarante quintaux.

Les Chevau-légers pillaient également pendant la nuit, mais c'était principalement aux vaisseaux venant des Indes occidentales qu'ils s'attaquaient. Ce genre de vol prenait son origine dans un arrangement entre les contre-maîtres et les recéleurs, qui achetaient les balayures, c'est-à-dire les parcelles de sucre, les grains de café, ou le coulage des liquides, qui restent dans l'entrepont après le déchargement de la cargaison. On comprend qu'il était facile d'augmenter ces profits en crevant les sacs et en disjoignant les douves des tonneaux. C'est ce que découvrit, à son grand étonnement, un négociant Canadien, qui expédiait tous les ans une grande quantité d'huile. Trouvant toujours un déchet beaucoup plus considérable que celui qui peut résulter du coulage ordinaire, et ne pouvant obtenir, à cet égard, de ses correspondants une explication satisfaisante, il profita d'un voyage à Londres pour pénétrer le mystère. Déterminé à poursuivre ses investigations avec le soin le plus minutieux, il était sur le quai, attendant avec impatience une gabare chargée de la veille, et dont le retard lui semblait déjà fort extraordinaire. Elle parut enfin, et le négociant vit une troupe d'hommes de mauvaise mine se précipiter à bord avec autant d'ardeur que des corsaires qui monteraient à l'abordage. Il pénétra à son tour dans l'entrepont, et resta stupéfait, en voyant les barils rangés, les bondons en dessous. Lorsqu'on vint à décharger la gabarre, il se trouva répandu dans la cale assez d'huile pour en emplir neuf barils. Le propriétaire ayant fait lever quelques planches, on trouva encore de quoi emplir cinq autres; en sorte que du simple chargement d'un allége on avait distrait quatorze barils. Ce qu'on aura peine à croire, c'est que l'équipage, loin de convenir de ses torts, eut l'impudence de prétendre qu'on le privait d'un profit qui lui appartenait.

Non contents de dilapidations de ce genre, les chevau-légers, réunis aux gabarriers chasseurs, enfonçaient pendant la nuit des barriques de sucre, dont le contenu disparaissait entièrement, emporté par portions dans des sacs noirs, qu'on appelait black-straps (bandes noires). Des constables, venus à Paris en mission, et avec lesquels j'ai dû être mis en rapport, m'ont assuré qu'en une nuit, il avait été ainsi enlevé de divers vaisseaux jusqu'à vingt barriques de sucre, et jusqu'à du rhum extrait au moyen d'une pompe (gigger), et dont on remplit des vessies. Les bâtiments à bord desquels se pratiquait ce trafic étaient désignés sous le nom de game ships (vaisseaux à gibier). A cette époque, les vols de liquides et des spiritueux étaient, au surplus, fort communs, même dans la marine royale. On en trouve un exemple fort curieux dans ce qui arriva à bord de la frégate la Victoire, qui apportait en Angleterre les restes de Nelson, tué, comme on sait, au combat de Trafalgar. Pour conserver le corps, on l'avait mis dans une tonne de rhum. Lorsqu'en arrivant à Plymouth, on ouvrit la tonne, elle était à sec. Pendant la traversée, les matelots, bien certains que le sommelier ne visiterait pas cette pièce, avaient tout bu à l'aide de calumets de paille ou de giggers. Ils appelaient cela mettre l'Amiral en perce.

Les bateliers chasseurs se tenaient à bord des vaisseaux qu'on déchargeait, pour recevoir et transférer sur-le-champ à terre les objets volés. Comme ils étaient chargés de traiter avec les recéleurs, ils se réservaient des profits considérables; tous faisaient beaucoup de dépense. On en citait un qui, du fruit de son industrie, entretenait une femme très élégante, et possédait un cheval de selle.

Par hirondelles de vase, on entendait ces hommes qui rôdaient à marée basse, autour de la quille des vaisseaux, sous prétexte de chercher de vieux cordages, du fer, du charbon, mais dans le fait pour recevoir et cacher des objets qu'on leur jetait du bord.

Les tapageurs étaient des ouvriers à longs tabliers, qui, feignant de demander de l'ouvrage, se précipitaient en foule à bord des bâtiments, où ils trouvaient toujours moyen de dérober quelque chose à la faveur du tumulte.

Venaient enfin les recéleurs, qui, non contents d'acheter tout ce que leur apportaient les voleurs dont on vient de voir l'énumération, traitaient quelquefois directement avec les capitaines ou avec les contre-maîtres qu'ils savaient disposés à se laisser séduire. Ces négociations se faisaient dans un argot intelligible seulement pour les intéressés. Le sucre était du sable, le café des haricots, le piment des petits-pois, le rhum du vinaigre, le thé du houblon, de manière qu'on pouvait traiter, même en présence du cosignataire du navire sans qu'il sût qu'il s'agissait de sa cargaison.

Je trouvai réuni à la salle nº 3 tout ce qu'il y avait dans le bagne de scélérats consommés. J'y vis un nommé Vidal, qui faisait horreur aux forçats eux-mêmes!...... Arrêté à quatorze ans, au milieu d'une bande d'assassins dont il partageait les crimes, son âge seul l'avait dérobé à l'échafaud. Il était condamné à vingt-quatre ans de réclusion; mais à peine fut-il entré dans la prison, qu'à la suite d'une querelle, il tua l'un de ses camarades d'un coup de couteau. Une condamnation à vingt-quatre années de travaux forcés remplaça alors la peine de la réclusion. Il était depuis quelques années au bagne, lorsqu'un forçat fut condamné à mort. Il n'y avait pas en ce moment de bourreau dans la ville; Vidal offrit avec empressement ses services: ils furent acceptés, et l'exécution eut lieu, mais on dut mettre Vidal sur le banc des garde-chiourme; autrement il était assommé à coups de chaînes. Les menaces dont il était l'objet ne l'empêchèrent pas de remplir de nouveau quelque temps après son odieux ministère. Il se chargea de plus d'administrer les bastonnades infligées aux condamnés. Enfin, en 1794, le tribunal révolutionnaire ayant été installé à Toulon, à la suite de la prise de cette ville par Dugommier, Vidal fut chargé d'exécuter ses arrêts. Il se croyait définitivement libéré; mais quand la terreur eut cessé, on le fit rentrer au bagne, où il devint l'objet d'une surveillance toute particulière.

Au même banc que Vidal, était enchaîné le Juif Deschamps, un des auteurs du vol du Garde-Meuble, dont les forçats écoutaient le récit dans un recueillement sinistre; seulement à l'énumération des diamants et des bijoux enlevés, leurs yeux s'animaient, leurs muscles se contractaient par un mouvement convulsif; et, à l'expression de leurs physionomies, on pouvait juger quel usage ils eussent fait alors de leur liberté. Cette disposition se remarquait surtout chez les hommes coupables de légers délits, qu'on humiliait en les goguenardant sur la niaiserie de s'attaquer à des objets de peu de valeur; c'est ainsi qu'après avoir évalué à vingt millions les objets enlevés au Garde-Meuble, Deschamps disait d'un air méprisant à un pauvre diable condamné pour vol de légumes: «Eh bien! est-ce là des choux!»

Du moment où ce vol fut commis, il devint le texte de commentaires, que les circonstances et l'agitation des esprits rendaient fort singuliers. Ce fut dans la séance du dimanche soir (16 septembre 1792), que le ministre de l'intérieur Roland annonça l'événement à la tribune de la Convention, en se plaignant amèrement du défaut de surveillance des employés et des militaires de garde qui avaient abandonné leurs postes, sous prétexte de la rigueur du froid. Quelques jours après, Thuriot, qui faisait partie de la commission chargée de suivre l'instruction, vint accuser à son tour l'incurie du ministre, qui répondit assez sèchement, qu'il avait autre chose à faire que de surveiller le Garde-Meuble. La discussion en resta là, mais ces débats avaient éveillé l'attention, et l'on ne parlait dans le public que d'intelligences coupable, de complots dont le produit du vol devait servir à soudoyer les agents; on alla jusqu'à dire que le gouvernement s'était volé lui-même; ce qui donna quelque consistance à ce bruit, ce fut le sursis accordé, le 18 octobre, à quelques individus condamnés pour ce fait, et dont on attendait des révélations. Néanmoins, le 22 février 1797, dans son rapport au Conseil des Anciens, sur la proposition d'accorder une gratification de 5000 fr. à une dame Corbin, qui avait facilité la découverte d'une grande partie des objets enlevés, Thiébault déclara, de la manière la plus formelle, que cet événement ne se rattachait à aucune combinaison politique, et qu'il avait été tout simplement provoqué par le défaut de surveillance des gardiens, et par le désordre qui régnait alors dans toutes les administrations.

Dans le principe, le Moniteur avait échauffé les imaginations les plus circonspectes, en parlant de quarante brigands armés qu'on aurait surpris dans les salles du Garde-Meuble; la vérité est que l'on n'avait surpris personne, et que, lorsqu'on s'aperçut de la disparition du Régent, du hochet du dauphin et d'une foule d'autres pièces, estimées dix-sept millions, il y avait quatre nuits successives que Deschamps, Bernard Salles et un Juif portugais nommé Dacosta, s'introduisaient tour-à-tour dans les salles sans autres armes que les instruments nécessaires pour détacher les pierreries enchâssées dans des pièces d'argenterie qu'ils dédaignaient d'emporter; c'est ainsi qu'ils enlevèrent avec beaucoup de précaution les magnifiques rubis qui figuraient les yeux des poissons d'ivoire.

Deschamps, à qui reste l'honneur de l'invention, s'était introduit le premier dans la galerie en escaladant une fenêtre au moyen d'un réverbère qui existe encore à l'angle de la rue Royale et de la place Louis XV. Bernard Salles et Dacosta, qui faisaient le guet, l'avaient d'abord secondé seuls; mais la troisième nuit, Benoît Naid, Philipponeau, Paumettes, Fraumont, Gay, Mouton, lieutenant dans la garde nationale, et Durand, dit le Turc, bijoutier rue Saint-Sauveur, s'étaient mis de la partie, ainsi que plusieurs grinches de la haute pègre (voleurs de distinction), qu'on avait amicalement prévenus de venir prendre part à la curée. Le quartier-général était dans un billard de la rue de Rohan; on faisait au surplus si peu mystère de l'affaire, que le lendemain du premier vol, Paumettes, dînant avec des filles dans un restaurant de la rue d'Argenteuil, leur jeta sur la table une poignée de roses et de petits brillants. La police n'en fut pas même informée. Pour découvrir les principaux auteurs du vol, il fallut que Durand, arrêté sous la prévention de fabrication de faux assignats, se décidât à faire des révélations pour obtenir sa grâce. Ce fut sur ces données qu'on parvint à retrouver le Régent; il fut saisi à Tours, cousu dans la toque d'une femme nommée Lelièvre, qui, ne pouvant passer en Angleterre à cause de la guerre, allait le vendre à Bordeaux, à un Juif ami de Dacosta. On avait d'abord tenté de s'en défaire à Paris, mais la valeur de cette pièce, estimée douze millions, devait éveiller des soupçons dangereux; on avait également renoncé au projet de la faire diviser à la scie, dans la crainte d'être trahi par le lapidaire.

La plupart des auteurs du vol furent successivement arrêtés et condamnés pour d'autres délits; de ce nombre se trouvèrent Benoît Naid, Dacosta, Bernard Salles, Fraumont et Philipponeau; ce dernier, arrêté à Londres à la fin de 1791, au moment où il faisait graver une planche d'assignats de 300 fr., avait été amené à Paris et enfermé à la Force, d'où il s'était évadé à la faveur des massacres du 2 septembre.

Avant d'être condamné pour le vol du Garde-Meuble, Deschamps avait été impliqué dans une affaire capitale, dont il s'était tiré, bien que coupable, comme il s'en vantait avec nous, en donnant des détails qui ne permettaient pas d'en douter; il s'agissait du double assassinat du joaillier Deslong et de sa servante, commis de complicité avec le brocanteur Fraumont.

Deslong faisait des affaires assez étendues dans sa partie. Outre les achats particuliers, il faisait encore le courtage en perles et en diamants, et comme il était connu pour honnête homme, on lui confiait souvent des objets de prix, soit pour les vendre ou pour en tirer parti en les démontant; il courait aussi les ventes, et c'est là qu'il avait fait la connaissance de Fraumont, qui s'y rendait fort assidument pour acheter principalement des chasubles et autres ornements provenants du pillage des églises (1793), qu'il brûlait pour extraire le métal des galons. De l'habitude de se voir et de se trouver en concurrence pour quelques opérations, naquit entre ces deux hommes une sorte de liaison qui devint bientôt intime. Deslong n'avait plus rien de caché pour Fraumont; il le consultait sur toutes ses entreprises, l'informait de la valeur de tous les dépôts qu'il recevait, et alla même jusqu'à lui confier le secret d'une cachette où il plaçait ses objets les plus précieux.

Instruit de toutes ces particularités, et ayant ses entrées libres chez Deslong, Fraumont conçut le projet de le voler pendant qu'il serait avec sa femme au spectacle, où ils allaient souvent. Il fallait également un complice pour faire le guet; il était d'ailleurs dangereux pour Fraumont, que le jour de l'expédition on le vît dans la maison, où tout le monde le connaissait. Il avait d'abord choisi un serrurier, forçat évadé, qui avait fait les fausses clefs nécessaires pour entrer chez Deslong; mais cet homme, poursuivi par la police, ayant été forcé de quitter Paris, il lui substitua Deschamps.

Au jour pris pour effectuer le vol, Deslong et sa femme étant partis au Théâtre de la République, Fraumont fut se mettre en embuscade chez un marchand de vin pour guetter le retour de la servante, qui profitait ordinairement de l'absence de ses maîtres pour aller voir son amant. Deschamps monta à l'appartement et ouvrit doucement la porte avec une des fausses clefs.... Quel fut son étonnement de voir dans le vestibule la servante, qu'il croyait sortie (sa sœur, qui lui ressemblait beaucoup, l'ayant effectivement quittée quelques instants auparavant....)! A l'aspect de Deschamps, dont la surprise rendait la figure plus effrayante encore, cette fille laisse tomber son ouvrage...... Elle va crier.... Deschamps se précipite sur elle, la renverse, la saisit à la gorge, et lui porte cinq coups d'un couteau à gaîne qu'il portait toujours dans la poche droite de son pantalon. La malheureuse tombe baignée dans son sang..... Pendant qu'elle fait entendre le râle de la mort, l'assassin furète dans tous les coins de l'appartement, mais, soit que cet incident inattendu l'eût troublé, soit qu'il entendît quelque rumeur sur les escaliers, il se borne à enlever quelques pièces d'argenterie qui se trouvent sous sa main, revient trouver son complice chez le marchand de vin où il s'était posté, et lui raconte toute l'aventure; celui-ci se montra fort affecté, non de la mort de la servante, mais du peu d'intelligence et d'aplomb de Deschamps, auquel il reprochait de n'avoir pas su découvrir la cachette qu'il lui avait si bien indiquée: ce qui mettait le comble à son mécontentement, c'est qu'il prévoyait qu'après une pareille catastrophe, Deslong se tiendrait si bien sur ses gardes, qu'il serait impossible de retrouver une semblable occasion.

Celui-ci avait en effet changé de logement à la suite de cet événement, qui lui inspirait les plus vives terreurs; le peu de monde qu'il recevait n'était introduit chez lui qu'avec de grandes précautions. Quoique Fraumont évitât de s'y présenter, il ne conçut point de soupçons contre lui: comment aurait-il eu de pareilles idées sur un homme qui, s'il eût commis le crime, n'eût pas manqué de dévaliser la cachette dont il connaissait le secret. Le rencontrant même au bout de quelques jours sur la place Vendôme, il l'engagea fortement à venir le voir, et se lia plus intimement que jamais avec lui. Fraumont revint alors à ses premiers projets; mais, désespérant de forcer la nouvelle cachette, qui, d'ailleurs, était soigneusement gardée, il se décida à changer de plan. Attiré chez Deschamps, sous prétexte de traiter d'une forte partie de diamants, Deslong fut assassiné et dépouillé d'une somme de dix-sept mille francs, tant en or qu'en assignats, dont il s'était muni sur l'invitation de Fraumont, qui lui porta le premier coup.

Deux jours s'écoulèrent: madame Deslong ne voyant pas revenir son mari, qui ne se fût pas absenté si long-temps sans l'en prévenir, et sachant qu'il était porteur de valeurs assez considérables, ne douta plus qu'il ne lui fût arrivé malheur. Elle s'adressa à la police, dont l'organisation se ressentait alors de la confusion qui régnait dans tous les services; on parvint cependant à mettre la main sur Fraumont et sur Deschamps, et les révélations du serrurier qui devait concourir au vol, et qui était arrêté de nouveau, eussent pu leur être funestes; mais on refusa à cet homme la liberté qu'on lui avait promise à titre de récompense, et l'agent de police Cadot, qui avait été son intermédiaire, ne voulant pas en avoir le démenti, le fit évader dans le trajet de la Force au Palais. Cette circonstance enlevant le seul témoin à charge qui eût pu déposer dans l'affaire, Deschamps et Fraumont furent mis en liberté.

Condamné depuis à dix-huit ans de fers, pour d'autres vols, Fraumont partit pour le bagne de Rochefort le 1er nivose an VII; il ne se tenait pourtant pas encore pour battu: au moyen de l'argent provenant de ses expéditions, il avait soudoyé quelques individus, qui devaient suivre la chaîne pour faciliter son évasion, dans le cas où il pourrait la tenter, ou même pour l'enlever s'il y avait lieu. L'usage qu'il se proposait de faire de sa liberté, c'était de venir assassiner M. Delalande, premier président du tribunal qui l'avait condamné, et le commissaire de police de la section de l'Unité, qui avait produit contre lui des charges accablantes. Tout était disposé pour l'exécution de ce projet, quand une femme publique qui en avait appris le détail de la bouche d'un des intéressés, fit des révélations spontanées: on prit des mesures en conséquence; l'escorte fut avertie; lorsque la chaîne sortit de Bicêtre, on mit à Fraumont des menottes qui ne le quittèrent qu'à son arrivée à Rochefort, où il fut spécialement recommandé; on m'a assuré qu'il était mort au bagne. Pour Deschamps, qui devait bientôt s'évader de Toulon, il fut trois ans après arrêté à la suite d'un vol commis à Auteuil, condamné à mort par le tribunal criminel de la Seine, et exécuté à Paris.

A la salle nº 3, je n'étais séparé de Deschamps que par un voleur effractionnaire, Louis Mulot, fils de ce Cornu qui porta long-temps l'effroi dans les campagnes de la Normandie, où ses crimes ne sont point encore oubliés. Déguisé en maquignon, il courait les foires, observait les marchands qui portaient avec eux de fortes sommes, et prenait la traverse pour aller les attendre dans quelque endroit écarté, où il les assassinait. Marié en troisièmes noces à une jeune et jolie fille de Bernai, il lui avait d'abord soigneusement caché sa terrible profession, mais il ne tarda pas à découvrir qu'elle était digne en tout de lui. Dès lors il l'associa à toutes ses expéditions. Courant aussi les foires comme mercière ambulante, elle s'introduisait facilement auprès des riches cultivateurs de la vallée d'Auge, et plus d'un trouva la mort dans un galant rendez-vous. Plusieurs fois soupçonnés, ils opposèrent avec succès des alibi dus aux excellents chevaux dont ils avaient toujours soin de se munir.

En 1794, la famille Cornu se composait du père, de la mère, de trois fils, de deux filles et des amants de ces dernières, qu'on avait habitués au crime dès leur plus tendre enfance, soit en les faisant servir d'espions, soit en les envoyant mettre le feu aux granges. La plus jeune des filles, Florentine, ayant d'abord témoigné quelque répugnance, on l'avait aguerrie en lui faisant porter pendant deux lieues dans son tablier la tête d'une fermière des environs d'Argentan!!!...

Plus tard, tout-à-fait affranchie (dégagée de tout scrupule), elle eut pour amant l'assassin Capelu, exécuté à Paris en 1802. Lorsque la famille se forma en bande de chauffeurs pour exploiter le pays situé entre Caen et Falaise, c'était elle qui donnait la question aux malheureux fermiers, en leur mettant sous l'aisselle une chandelle allumée, ou en leur posant de l'amadou brûlant sur l'orteil.

Vivement poursuivi par la police de Caen et surtout par celle de Rouen, qui venait d'arrêter deux des jeunes gens à Brionne, Cornu prit le parti se retirer pour quelque temps dans les environs de Paris; espérant ainsi dépister son monde. Installé avec sa famille dans une maison isolée de la route de Sèvres, il ne craignait pourtant pas de venir faire sa promenade aux Champs-Elysées, où il rencontrait presque toujours quelques voleurs de sa connaissance. «Eh! bien, père Cornu, lui disaient-ils un jour, que faites-vous maintenant?—Toujours le grand soulasse (l'assassinat), mes enfants, toujours le grand soulasse.—Il est drôle le père Cornu....; mais la passe (la peine de mort).....—Eh! on ne la craint pas quand il n'y a plus de parrains (témoins).... Si j'avais refroidi tous les garnafiers que j'ai mis en suage, je n'en aurais pas le taf aujourd'hui. (Si j'avais tué tous les fermiers auxquels j'ai chauffé les pieds, je n'en aurais pas peur aujourd'hui.)»

Dans une de ces excursions, Cornu rencontra un de ses anciens collègues, qui lui proposa de forcer un pavillon situé dans les bois de Ville-d'Avray. Le vol s'exécute, on partage le butin, mais Cornu croit s'apercevoir qu'il est dupe. Arrivé au milieu du bois, il laisse tomber sa tabatière en la présentant à son camarade; celui-ci fait un mouvement pour la ramasser; à l'instant où il se baisse, Cornu lui fait sauter la cervelle d'un coup de pistolet, le dépouille, et regagne sa maison, où il raconte l'aventure à sa famille, en riant aux éclats.

Arrêté près de Vernon, au moment de pénétrer dans une ferme, Cornu fut conduit à Rouen, traduit devant la Cour criminelle, et condamné à mort. Dans l'intervalle de son pourvoi, sa femme, restée libre, allait chaque jour lui porter des provisions et le consoler: «Écoute, lui dit-elle, un matin qu'il paraissait plus sombre qu'à l'ordinaire, écoute, Joseph, on dirait que la carline (la mort) te fait peur.... Ne va pas faire le sinvre (la bête) au moins quand tu seras sur la placarde (la place des exécutions)....... Les garçons de campagne (voleurs de grands chemins) se moqueraient joliment de toi....

»Oui, dit Cornu, tout cela serait bel et bon, s'il ne s'agissait pas de la coloquinte (tête), mais quand on a Charlot (le bourreau) d'un côté, le sanglier (le confesseur) de l'autre, et les marchands de lacets (les gendarmes) derrière, ce n'est pas déjà si réjouissant d'aller faire des abreuvoirs à mouches...

»Allons donc! Joseph, pas de ces idées là; suis qu'une femme, vois-tu; eh bien! j'irais là comme à une neuvaine, avec toi surtout, mon pauvre Joseph! Oui, je te le dis, foi de Marguerite, je voudrais y aller avec toi.

—»Bien vrai! répartit Cornu.

—»Oh oui, bien vrai, soupira Marguerite. Mais pourquoi te lèves-tu, Joseph...? Qu'as-tu donc?

—»Je n'ai rien, reprit Cornu; puis, s'approchant d'un porte-clefs qui se tenait à l'entrée du corridor: Roch, lui dit-il, faites venir le concierge, j'ai besoin de parler à l'accusateur public.

—»Comment, s'écria la femme, l'accusateur public...! Voudrais-tu manger le morceau? (faire des révélations.) Ah Joseph, quelle réputation tu vas laisser à nos enfants!»

Cornu garda le silence jusqu'à l'arrivée du magistrat; alors il dénonça sa femme, et cette malheureuse, condamnée à mort par suite de ses révélations, fut suppliciée en même temps que lui. Mulot, de qui je tiens les détails de cette scène, ne la racontait jamais sans en rire aux larmes. Toutefois, il ne pensait pas que l'on dût plaisanter avec la guillotine, et depuis long-temps il évitait toute affaire qui eût pu l'envoyer rejoindre son père, sa mère, un de ses frères et sa sœur Florentine, tous exécutés à Rouen. Quand il parlait d'eux et de la fin qu'ils avaient faite, il lui arrivait souvent de dire: Voilà ce que c'est que de jouer avec le feu; aussi l'on ne m'y prendra pas: et en effet, ses jeux étaient moins redoutables, ils se bornaient à un genre de vol dans lequel il excellait. L'aîné de ses sœurs, qu'il avait amenée à Paris, le secondait dans ses expéditions. Vêtue en blanchisseuse, la hotte au dos ou le panier au bras, elle montait dans les maisons sans portier, frappait à toutes les portes, et quand elle s'était assurée qu'un locataire était absent, elle revenait faire part de sa découverte à Mulot. Alors celui-ci, déguisé en garçon serrurier, accourait, son trousseau de rossignols à la main, et en deux tours il venait à bout de la serrure la plus compliquée. Souvent, afin de ne pas éveiller les soupçons, dans le cas où quelqu'un viendrait à passer, la sœur, le tablier devant elle, la modeste cornette sur le front, et avec l'air contrarié d'une bonne qui a perdu sa clef, assistait à l'opération. Mulot, ainsi qu'on le voit, ne manquait pas de prévoyance; il n'en fut pas moins surpris en besogne, et peu de temps après condamné aux fers.

CHAPITRE XIV.

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