Mémoires de Vidocq, chef de la police de Sureté jusqu'en 1827, tome II
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Title: Mémoires de Vidocq, chef de la police de Sureté jusqu'en 1827, tome II
Author: Eugène François Vidocq
Release date: November 19, 2011 [eBook #38058]
Language: French
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MÉMOIRES
DE
VIDOCQ,
CHEF DE LA POLICE DE SURETÉ,
JUSQU'EN 1827,
AUJOURD'HUI PROPRIÉTAIRE ET FABRICANT DE PAPIER, A SAINT-MANDÉ.
Que l'on m'approuve ou non, j'ai la conscience d'avoir fait mon devoir; d'ailleurs, lorsqu'il s'agit d'atteindre des scélérats qui sont en guerre ouverte avec la société, tous les moyens sont bons, sauf la provocation.
MÉMOIRES, tome II
TOME SECOND.
PARIS,
TENON, LIBRAIRE-ÉDITEUR,
RUE HAUTEFEUILLE, Nº 30.
1828.
MÉMOIRES
DE
VIDOCQ.
CHAPITRE XV.
Un recéleur.—Dénonciation.—Premiers rapports avec la police.—Départ de Lyon.—La méprise.
D'après les dangers que je courais en restant avec Roman et sa troupe, on peut se faire une idée de la joie que je ressentis de les avoir quittés. Il était évident que le gouvernement, une fois solidement assis, prendrait les mesures les plus efficaces pour la sûreté de l'intérieur. Les débris de ces bandes qui, sous le nom de Chevaliers du Soleil ou de Compagnie de Jésus, devaient leur formation à l'espoir d'une réaction politique, ajournée indéfiniment, ne pouvaient manquer d'être anéantis, aussitôt qu'on le voudrait. Le seul prétexte honnête de leur brigandage, le royalisme, n'existait plus, et quoique les Hiver, les Leprêtre, les Boulanger, les Bastide, les Jausion, et autres fils de famille, se fissent encore une gloire d'attaquer les courriers, parce qu'ils y trouvaient leur profit, il commençait à n'être plus du bon ton de prouver que l'on pensait bien en s'appropriant par un coup de main l'argent de l'état. Tous ces incroyables, à qui il avait semblé piquant d'entraver, le pistolet au poing, la circulation des dépêches et la concentration du produit des impôts, rentraient dans leurs foyers, ceux qui en avaient, ou tâchaient de se faire publier ailleurs, loin du théâtre de leurs exploits. En définitive, l'ordre se rétablissait, et l'on touchait au terme où des brigands, quelque fût leur couleur ou leur motif, ne jouiraient plus de la moindre considération. J'aurais eu le désir, dans de telles circonstances, de m'enrôler dans une bande de voleurs, que, abstraction faite de l'infamie que je ne redoutais plus, je m'en fusse bien gardé, par la certitude d'arriver promptement à l'échafaud. Mais une autre pensée m'animait, je voulais fuir, à quelque prix que ce fût, les occasions et les voies du crime; je voulais rester libre. J'ignorais comment ce vœu se réaliserait; n'importe, mon parti était pris: j'avais fait, comme on dit, une croix sur le bagne. Pressé que j'étais de m'en éloigner de plus en plus, je me dirigeai sur Lyon, évitant les grandes routes jusqu'aux environs d'Orange; là, je trouvai des rouliers provençaux, dont le chargement m'eut bientôt révélé qu'ils allaient suivre le même chemin que moi. Je liai conversation avec eux, et comme ils me paraissaient d'assez bonnes gens, je n'hésitai pas à leur dire que j'étais déserteur, et qu'ils me rendraient un très grand service, si, pour m'aider à mettre en défaut la vigilance des gendarmes, ils consentaient à m'impatroniser parmi eux. Cette proposition ne leur causa aucune espèce de surprise: il semblait qu'ils se fussent attendus que je réclamerais l'abri de leur inviolabilité. A cette époque, et surtout dans le midi, il n'était pas rare de rencontrer des braves, qui, pour fuir leurs drapeaux, s'en remettaient ainsi prudemment à la garde de Dieu. Il était donc tout naturel que l'on fut disposé à m'en croire sur parole. Les rouliers me firent bon accueil; quelque argent que je laissai voir à dessein acheva de les intéresser à mon sort. Il fut convenu que je passerais pour le fils du maître des voitures qui composaient le convoi. En conséquence, on m'affubla d'une blouse; et comme j'étais censé faire mon premier voyage, on me décora de rubans et de bouquets, joyeux insignes qui, dans chaque auberge, me valurent les félicitations de tout le monde.
Nouveau Jean de Paris, je m'acquittai assez bien de mon rôle; mais les largesses nécessaires pour le soutenir convenablement portèrent à ma bourse de si rudes atteintes, qu'en arrivant à la Guillotière, où je me séparai de mes gens, il me restait en tout vingt-huit sous. Avec de si minces ressources, il n'y avait pas à songer aux hôtels de la place des Terreaux. Après avoir erré quelque temps dans les rues sales et noires de la seconde ville de France, je remarquai, rue des Quatre-Chapeaux, une espèce de taverne, où je pensais que l'on pourrait me servir un souper proportionné à l'état de mes finances. Je ne m'étais pas trompé: le souper fut médiocre, et trop tôt terminé. Rester sur son appétit est déjà un désagrément; ne savoir où trouver un gîte en est un autre. Quand j'eus essuyé mon couteau, qui pourtant n'était pas trop gras, je m'attristai par l'idée que j'allais être réduit à passer la nuit à la belle étoile, lorsqu'à une table, voisine de la mienne, j'entendis parler cet allemand corrompu, qui est usité dans quelques cantons des Pays-Bas, et que je comprenais parfaitement. Les interlocuteurs étaient un homme et une femme déjà sur le retour; je les reconnus pour des Juifs. Instruit qu'à Lyon, comme dans beaucoup d'autres villes, les gens de cette caste tiennent des maisons garnies, où l'on admet volontiers les voyageurs en contrebande, je leur demandai s'ils ne pourraient pas m'indiquer une auberge. Je ne pouvais mieux m'adresser: le Juif et sa femme étaient des logeurs. Ils offrirent de devenir mes hôtes, et je les accompagnai chez eux, rue Thomassin. Six lits garnissaient le local dans lequel on m'installa; aucun d'eux n'était occupé, et pourtant il était dix heures; je crus que je n'aurais pas de camarades de chambrée, et je m'endormis dans cette persuasion.
A mon réveil, des mots d'une langue qui m'était familière, viennent jusqu'à moi.
—«Voilà six plombes et une mèche qui crossent, dit une voix qui ne m'était pas inconnue;......... tu pionces encore. (Voilà six heures et demie qui sonnent; tu dors encore.)
—»Je crois bien;.... nous avons voulu maquiller à la sargue chez un orphelin, mais le pautre était chaud; j'ai vu le moment où il faudrait jouer du vingt-deux;... et alors il y aurait eu du raisinet. (Nous avons voulu voler cette nuit chez un orfèvre, mais le bourgeois était sur ses gardes; j'ai vu le moment où il faudrait jouer du poignard; et alors il y aurait eu du sang!)
—»Ah! ah! tu as peur d'aller à l'abbaye de Monte-à-regret...... Mais en goupinant comme çà, on n'affure pas d'auber. (Ah! ah! tu as peur d'aller à la guillotine.... Mais en travaillant de la sorte, on n'attrape pas d'argent.)
—»J'aimerais mieux faire suer le chêne sur le grand trimard, que d'écorner les boucards:.... on a toujours les lièges sur le dos. (J'aimerais mieux assassiner sur la grande route que de forcer des boutiques;... on a toujours les gendarmes sur le dos.)
—»Enfin, vous n'avez rien grinchi... Il y avait pourtant de belles foufières, des coucous, des brides d'Orient. Le guinal n'aura rien à mettre au fourgat. (Enfin, vous n'avez rien pris.... Il y avait pourtant de belles tabatières, des montres, des chaînes d'or. Le Juif n'aura rien à recéler.)
—»Non. Le carouble s'est esquinté dans la serrante; le rifflard a battu morasse, et il a fallu se donner de l'air. (Non. La fausse clef s'est cassée dans la serrure; le bourgeois a crié au secours, et il a fallu se sauver.)
—»Hé! les autres, dit un troisième interlocuteur, ne balancez donc pas tant le chiffon rouge; il y a là un chêne qui peut prêter loche. (Ne remuez pas tant la langue; il y a là un homme qui peut prêter l'oreille.)»
L'avis était tardif: cependant on se tut. J'entr'ouvris les yeux pour voir la figure de mes compagnons de chambrée, mais mon lit étant le plus bas de tous, je ne pus rien apercevoir. Je restais immobile pour faire croire à mon sommeil, lorsqu'un des causeurs s'étant levé, je reconnus un évadé du bagne de Toulon, Neveu, parti quelques jours avant moi. Son camarade saute du lit,... c'est Cadet-Paul, autre évadé;....... un troisième, un quatrième individu se mettent sur leur séant, ce sont aussi des forçats.
Il y avait de quoi se croire encore à la salle nº 3. Enfin, je quitte à mon tour le grabat; à peine ai-je mis le pied sur le carreau, qu'un cri général s'élève: «C'est Vidocq!!!» On s'empresse; on me félicite. L'un des voleurs du garde-meuble, Charles Deschamps, qui s'était sauvé peu de jours après moi, me dit que tout le bagne était dans l'admiration de mon audace et de mes succès. Neuf heures sonnent: on m'emmène déjeûner aux Brotaux, où je trouve les frères Quinet, Bonnefoi, Robineau, Métral, Lemat, tous fameux dans le midi. On m'accable de prévenances, on me procure de l'argent, des habits, et jusqu'à une maîtresse.
J'étais là, comme on voit, dans la même position qu'à Nantes. Je ne me souciais pas plus qu'en Bretagne, d'exercer le métier de mes amis, mais je devais recevoir de ma mère un secours pécuniaire, et il fallait vivre en attendant. J'imaginai que je parviendrais à me faire nourrir quelque temps sans travailler. Je me proposais rigoureusement de n'être qu'en subsistance parmi les voleurs; mais l'homme propose, et Dieu dispose. Les évadés, mécontens de ce que, tantôt sous un prétexte, tantôt sous un autre, j'évitais de concourir aux vols qu'ils commettaient chaque jour, me firent dénoncer sous main pour se débarrasser d'un témoin importun, et qui pouvait devenir dangereux. Ils présumaient bien que je parviendrais à m'échapper, mais ils comptaient qu'une fois reconnu par la police, et n'ayant plus d'autre refuge que leur bande, je me déciderais à prendre parti avec eux. Dans cette circonstance, comme dans toutes celles du même genre où je me suis trouvé, si l'on tenait tant à m'embaucher, c'est que l'on avait une haute opinion de mon intelligence, de mon adresse, et surtout de ma force, qualité précieuse dans une profession où le profit est trop souvent rapproché du péril.
Arrêté, passage Saint-Côme, chez Adèle Buffin, je fus conduit à la prison de Roanne. Dès les premiers mots de mon interrogatoire, je reconnus que j'avais été vendu. Dans la fureur où me jeta cette découverte, je pris un parti violent, qui fut en quelque sorte mon début dans une carrière tout-à-fait nouvelle pour moi. J'écrivis à M. Dubois, commissaire général de police, pour lui demander à l'entretenir en particulier. Le même soir, on me conduisit dans son cabinet. Après lui avoir expliqué ma position, je lui proposai de le mettre sur les traces des frères Quinet, alors poursuivis pour avoir assassiné la femme d'un mâçon de la rue Belle-Cordière. J'offris en outre de donner les moyens de se saisir de tous les individus logés tant chez le Juif que chez Caffin, menuisier, rue Écorche-Bœuf. Je ne mettais à ce service d'autre prix que la liberté de quitter Lyon. M. Dubois devait avoir été plus d'une fois dupe de pareilles propositions; je vis qu'il hésitait à s'en rapporter à moi. «Vous doutez de ma bonne foi, lui dis-je, la suspecteriez-vous encore, si m'étant échappé dans le trajet pour retourner à la prison, je revenais me constituer votre prisonnier?—Non, me répondit-il.—Eh bien! vous me reverrez bientôt, pourvu que vous consentiez à ne faire à mes surveillants aucune recommandation particulière.» Il accéda à ma demande: l'on m'emmena. Arrivé au coin de la rue de la Lanterne, je renverse les deux estaffiers qui me tenaient sous les bras, et je regagne à toutes jambes l'Hôtel-de-Ville, où je retrouve M. Dubois. Cette prompte apparition le surprit beaucoup; mais, certain dès lors qu'il pouvait compter sur moi, il permit que je me retirasse en liberté.
Le lendemain, je vis le Juif, qu'on nommait Vidal; il m'annonça que nos amis étaient allés loger à la Croix-Rousse, dans une maison qu'il m'indiqua. Je m'y rendis. On connaissait mon évasion, mais, comme on était loin de soupçonner mes relations avec le commissaire général de police, et qu'on ne supposait pas que j'eusse deviné d'où partait le coup qui m'avait frappé, on me fit un accueil fort amical. Dans la conversation, je recueillis sur les frères Quinet des détails que je transmis la même nuit à M. Dubois, qui, bien convaincu de ma sincérité, me mit en rapport avec M. Garnier, secrétaire général de police, aujourd'hui commissaire à Paris. Je donnai à ce fonctionnaire tous les renseignements nécessaires, et je dois dire qu'il opéra de son côté avec beaucoup de tact et d'activité.
Deux jours avant qu'on effectuât, d'après mes indications, une descente chez Vidal, je me fis arrêter de nouveau. On me reconduisit dans la prison de Roanne, où arrivèrent le lendemain Vidal lui-même, Caffin, Neveu, Cadet-Paul, Deschamps, et plusieurs autres qu'on avait pris du même coup de filet; je restai d'abord sans communication avec eux, parce que j'avais jugé convenable de me faire mettre au secret. Quand j'en sortis, au bout de quelques jours, pour être réuni aux autres prisonniers, je feignis une grande surprise de trouver là tout mon monde. Personne ne paraissait avoir la moindre idée du rôle que j'avais joué dans les arrestations. Neveu, seul, me regardait avec une espèce de défiance; je lui en demandai la cause; il m'avoua qu'à la manière dont on l'avait fouillé et interrogé, il ne pouvait s'empêcher de croire que j'étais le dénonciateur. Je jouai l'indignation, et, dans la crainte que cette opinion ne prît de la consistance, je réunis les prisonniers, je leur fis part des soupçons de Neveu, en leur demandant s'ils me croyaient capable de vendre mes camarades; tous répondirent négativement, et Neveu se vit contraint de me faire des excuses. Il était bien important pour moi que ces soupçons se dissipassent ainsi, car j'étais réservé à une mort certaine s'ils se fussent confirmés. On avait vu à Roanne plusieurs exemples de cette justice distributive que les détenus exerçaient entre eux. Un nommé Moissel, soupçonné d'avoir fait des révélations, relativement à un vol de vases sacrés, avait été assommé dans les cours, sans qu'on pût jamais découvrir avec certitude quel était l'assassin. Plus récemment, un autre individu, accusé d'une indiscrétion du même genre, avait été trouvé un matin pendu avec un lien de paille aux barreaux d'une fenêtre; les recherches n'avaient pas eu plus de succès.
Sur ces entrefaites, M. Dubois me manda à son cabinet, où, pour écarter tout soupçon, on me conduisit avec d'autres détenus, comme s'il se fût agi d'un interrogatoire. J'entrai le premier: le commissaire général me dit qu'il venait d'arriver à Lyon plusieurs voleurs de Paris, fort adroits, et d'autant plus dangereux, que, munis de papiers en règle, ils pouvaient attendre en toute sécurité l'occasion de faire quelque coup, pour disparaître aussitôt après: c'étaient Jallier dit Boubanec, Bouthey dit Cadet, Garard, Buchard, Mollin dit le Chapellier, Marquis dit Main-d'Or, et quelques autres moins fameux. Ces noms, sous lesquels ils me furent désignés, m'étaient alors tout-à-fait inconnus; je le déclarai à M. Dubois, en ajoutant qu'il était possible qu'ils fussent faux. Il voulait me faire relâcher immédiatement, pour qu'en voyant ces individus dans quelque lieu public, je pusse m'assurer s'ils ne m'avaient jamais passé sous les yeux; mais je lui fis observer qu'une mise en liberté aussi brusque ne manquerait pas de me compromettre vis-à-vis des détenus, dans le cas où le bien du service exigerait qu'on m'écrouât de nouveau. La réflexion parut juste, et il fut convenu qu'on aviserait au moyen de me faire sortir le lendemain, sans inconvénient.
Neveu, qui se trouvait parmi les détenus extraits en même temps que moi pour subir l'interrogatoire, me succéda dans le cabinet du commissaire général. Après quelques instants, je l'en vis sortir fort échauffé: je lui demandai ce qui lui était advenu.
«—Croirais-tu, me dit-il, que le curieux m'a demandé si je voulais macaroner des pègres de la grande vergne, qui viennent d'arriver ici?..... S'il n'y a que moi pour les enflaquer, ils pourront bien décarer de belle. (Croirais-tu que le commissaire m'a demandé si je voulais faire découvrir des voleurs qui viennent d'arriver de Paris? S'il n'y a que moi pour les faire arrêter, ils sont bien sûrs de se sauver.)
»—Je ne te croyais pas si Job, repris-je, songeant rapidement au moyen de tirer parti de cette circonstance... J'ai promis de reconobrer tous les grinchisseurs, et de les faire arquepincer. (Je ne te croyais pas si niais... Moi, j'ai promis de reconnaître tous les voleurs, et de les faire arrêter.)
»—Comment! tu te ferais cuisinier;...... d'ailleurs tu ne les conobres pas. (Comment! tu te ferais mouchard;.... d'ailleurs tu ne les connais pas.)
»—Qu'importe?.... on me laissera fourmiller dans la vergne, et je trouverai bien moyen de me cavaler, tandis que tu seras encore avec le chat. (Qu'importe? on me laissera courir la ville, et je trouverai bien moyen de m'évader, tandis que toi tu resteras avec le geôlier.)»
Neveu fut frappé de cette idée; il témoignait un vif regret d'avoir repoussé les offres du commissaire général; et comme je ne pouvais me passer de lui pour aller à la découverte, je le pressai fortement de revenir sur sa première décision; il y consentit, et M. Dubois, que j'avais prévenu, nous fit conduire tous deux un soir, à la porte du grand théâtre, puis aux Célestins, où Neveu me signala tous nos hommes. Nous nous retirâmes ensuite, escortés par les agents de police, qui nous serraient de fort près. Pour le succès de mon plan et pour ne pas me rendre suspect, il fallait pourtant faire une tentative, qui confirmât au moins l'espoir que j'avais donné à mon compagnon; je lui fis part de mon projet en passant rue Mercière, nous entrâmes brusquement dans un passage, dont je tirai la porte sur nous, et pendant que les agents couraient à l'autre issue, nous sortîmes tranquillement par où nous étions entrés. Lorsqu'ils revinrent, tout honteux de leur gaucherie, nous étions déjà loin.
Deux jours après, Neveu, dont on n'avait plus besoin, et qui ne pouvait plus me soupçonner, fut arrêté de nouveau. Pour moi, connaissant alors les voleurs qu'on voulait découvrir, je les signalai aux agents de police, dans l'église de Saint-Nizier, où ils s'étaient réunis un dimanche, dans l'espoir de faire quelque coup à la sortie du salut. Ne pouvant plus être utile à l'autorité, je quittai ensuite Lyon pour me rendre à Paris, où, grâce à M. Dubois, j'étais sûr d'arriver sans être inquiété.
Je partis en diligence par la route de la Bourgogne; on ne voyageait alors que de jour. A Lucy-le-Bois, où j'avais couché comme tous les voyageurs, on m'oublia au moment du départ, et lorsque je m'éveillai, la voiture était partie depuis plus de deux heures; j'espérais la rejoindre à la faveur des inégalités de la route, qui est très montueuse dans ces cantons; mais, en approchant Saint-Brice, je pus me convaincre qu'elle avait trop d'avance sur moi pour qu'il me fût possible de la rattraper; je ralentis alors le pas. Un individu qui cheminait dans la même direction, me voyant tout en nage, me regarda avec attention, et me demanda si je venais de Lucy-le-Bois; je lui dis qu'effectivement j'en venais, et la conversation en resta là. Cet homme s'arrêta à Saint-Brice, tandis que je poussais jusqu'à Auxerre. Excédé de fatigue, j'entrai dans une auberge, où, après avoir dîné, je m'empressai de demander un lit.
Je dormais depuis quelques heures, lorsque je fus réveillé par un grand bruit qui se faisait à ma porte. On frappait à coups redoublés; je me lève demi habillé; j'ouvre, et mes yeux encore troublés par le sommeil entrevoient des écharpes tricolores, des culottes jaunes et des parements rouges. C'est le commissaire de police flanqué d'un maréchal-des-logis et de deux gendarmes; à cet aspect, je ne suis pas maître d'une première émotion: «Voyez comme il pâlit, dit-on à mes côtés...... Il n'y a pas de doute, c'est lui;» Je lève les yeux, je reconnais l'homme qui m'avait parlé à Saint-Brice, mais rien ne m'expliquait encore le motif de cette subite invasion.
—«Procédons méthodiquement, dit le commissaire........: cinq pieds cinq pouces,..... c'est bien ça,...... cheveux blonds,... sourcils et barbe idem,... front ordinaire,....... yeux gris,.... nez fort,..... bouche moyenne,.... menton rond,.... visage plein,... teint coloré,... assez forte corpulence.»
—C'est lui, s'écrient le maréchal-des-logis, les deux gendarmes et l'homme de Saint-Brice.
—«Oui, c'est bien lui, dit à son tour le commissaire... Redingotte bleue,.... culotte de casimir gris,... gilet blanc,... cravatte noire.» C'était à peu près mon costume.
—«Eh bien! ne l'avais-je pas dit, observe avec une satisfaction marquée l'officieux guide des sbires.... c'est un des voleurs!»
Le signalement s'accordait parfaitement avec le mien. Pourtant je n'avais rien volé; mais dans ma situation, je ne devais pas moins en concevoir des inquiétudes. Peut-être n'était-ce qu'une méprise; peut-être aussi..... l'assistance s'agitait, transportée de joie. «Paix donc, s'écria le commissaire, puis tournant le feuillet, il continua. On le reconnaîtra facilement à son accent italien très prononcé.... Il a de plus le pouce de la main droite fortement endommagé par un coup de feu.» Je parlai devant eux; je montrai ma main droite, elle était en fort bon état. Tous les assistants se regardèrent; l'homme de Saint-Brice, surtout, parut singulièrement déconcerté; pour moi, je me sentais débarrassé d'un poids énorme. Le commissaire, que je questionnai à mon tour, m'apprit que la nuit précédente un vol considérable avait été commis à Saint-Brice. Un des individus soupçonnés d'y avoir participé portait des vêtements semblables aux miens, et il y avait identité de signalement. C'était à ce concours de circonstances, à cet étrange jeu du hasard qu'était due la désagréable visite que je venais de recevoir. On me fit des excuses que j'accueillis de bonne grâce, fort heureux d'en être quitte à si bon marché; toutefois, dans la crainte de quelque nouvelle catastrophe, je montai le soir même dans une patache qui me transporta à Paris, d'où je filai aussitôt sur Arras.
CHAPITRE XVI.
Séjour à Arras.—Travestissements.—Le faux Autrichien.—Départ.—Séjour à Rouen.—Arrestation.
Plusieurs raisons que l'on devine ne permettaient pas que je me rendisse directement à la maison paternelle: je descendis chez une de mes tantes, qui m'apprit la mort de mon père. Cette triste nouvelle me fut bientôt confirmée par ma mère, qui me reçut avec une tendresse bien faite pour contraster avec les traitements affreux que j'avais éprouvés dans les deux années qui venaient de s'écouler. Elle ne desirait rien tant que de me conserver près d'elle; mais il fallait que je restasse constamment caché; je m'y résignai: pendant trois mois, je ne quittai pas la maison. Au bout de ce temps, la captivité commençant à me peser, je m'avisai de sortir, tantôt sous un déguisement, tantôt sous un autre. Je pensais n'avoir pas été reconnu, lorsque tout à coup le bruit se répandit que j'étais dans la ville; toute la police se mit en quête pour m'arrêter; à chaque instant on faisait des visites chez ma mère, mais toujours sans découvrir ma cachette: ce n'est pas qu'elle ne fût assez vaste, puisqu'elle avait dix pieds de long sur six de large; mais je l'avais si adroitement dissimulée, qu'une personne qui plus tard acheta la maison, l'habita près de quatre ans sans soupçonner l'existence de cette pièce; et probablement elle l'ignorerait encore, si je ne la lui eusse pas révélée.
Fort de cette retraite, hors de laquelle je croyais qu'il serait difficile de me surprendre, je repris bientôt le cours de mes excursions. Un jour de mardi gras, je poussai même l'imprudence jusqu'à paraître au bal Saint-Jacques, au milieu de plus de deux cents personnes. J'étais en costume de marquis; une femme avec laquelle j'avais eu des liaisons m'ayant reconnu, fit part de sa découverte à une autre femme, qui croyait avoir eu à se plaindre de moi, de sorte qu'en moins d'un quart d'heure tout le monde su sous quels habits Vidocq était caché. Le bruit en vint aux oreilles de deux sergents de ville, Delrue et Carpentier, qui faisaient un service de police au bal. Le premier, s'approchant de moi, me dit à voix basse qu'il désirait me parler en particulier. Une esclandre eût été fort dangereuse; je sortis. Arrivé dans la cour, Delrue me demanda mon nom. Je ne fus pas embarrassé pour lui en donner un autre que le mien, en lui proposant avec politesse de me démasquer s'il l'exigeait. «Je ne l'exige pas, me dit-il; cependant je ne serais pas fâché de vous voir.—En ce cas, répondis-je, ayez la complaisance de dénouer les cordons de mon masque, qui se sont mêlés....» Plein de confiance, Delrue passe derrière moi; au même instant, je le renverse par un brusque mouvement d'arrière corps; un coup de poing envoie rouler son acolyte à terre. Sans attendre qu'ils se relèvent, je fuis à toutes jambes dans la direction des remparts, comptant les escalader et gagner la campagne; mais à peine ai-je fait quelques pas, que, sans m'en douter, je me trouve engagé dans un cul-de-sac, qui avait cessé d'être une rue depuis que j'avais quitté Arras.
Pendant que je me fourvoyais de la sorte, un bruit de souliers ferrés m'annonça que les deux sergents s'étaient mis à ma poursuite; bientôt je les vis arriver sur moi sabre en main. J'étais sans armes.... Je saisis la grosse clef de la maison, comme si c'eût été un pistolet; et, faisant mine de les coucher en joue, je les force à me livrer passage; «Passe tin quemin, François, me dit Carpentier d'une voix altérée;... n'va mie faire de bêtises». Je ne me le fis pas dire deux fois: en quelques minutes je fus dans mon réduit.
L'aventure s'ébruita, malgré les efforts que firent, pour la tenir secrète, les deux sergents qu'elle couvrit de ridicule. Ce qu'il y eut de fâcheux pour moi, c'est que les autorités redoublèrent de surveillance, à tel point qu'il me devint tout-à-fait impossible de sortir. Je restai ainsi claquemuré pendant deux mois, qui me semblèrent deux siècles. Ne pouvant plus alors y tenir, je me décidai à quitter Arras: on me fit une pacotille de dentelles, et, par une belle nuit, je m'éloignai, muni d'un passeport qu'un nommé Blondel, l'un de mes amis, m'avait prêté; le signalement ne pouvait pas m'aller, mais faute de mieux, il fallait bien que je m'en accommodasse; au surplus, on ne me fit en route aucune objection.
Je vins à Paris, où, tout en m'occupant du placement de mes marchandises, je faisais indirectement quelques démarches, afin de voir s'il ne serait pas possible d'obtenir la révision de mon procès. J'appris qu'il fallait, au préalable, se constituer prisonnier; mais je ne pus jamais me résoudre à me mettre de nouveau en contact avec des scélérats que j'appréciais trop bien. Ce n'était pas la restreinte qui me faisait horreur; j'aurais volontiers consenti à être enfermé seul entre quatre murs; ce qui le prouve, c'est que je demandai alors au ministère à finir mon temps à Arras, dans la prison des fous; mais la supplique resta sans réponse.
Cependant mes dentelles étaient vendues, mais avec trop peu de bénéfice pour que je pusse songer à me faire de ce commerce un moyen d'existence. Un commis voyageur, qui logeait rue Saint-Martin, dans le même hôtel que moi, et auquel je touchai quelques mots de ma position, me proposa de me faire entrer chez une marchande de nouveautés qui courait les foires. La place me fut effectivement donnée, mais je ne l'occupai que dix mois: quelques désagréments de service me forcèrent à la quitter pour revenir encore une fois à Arras.
Je ne tardai pas à reprendre le cours de mes excursions semi-nocturnes. Dans la maison d'une jeune personne à laquelle je rendais quelques soins, venait très fréquemment la fille d'un gendarme. Je songeai à tirer parti de cette circonstance, pour être informé à l'avance de tout ce qui se tramerait contre moi. La fille du gendarme ne me connaissait pas; mais comme dans Arras, j'étais le sujet presque habituel des entretiens, il n'était pas extraordinaire qu'elle parlât de moi, et souvent, en des termes fort singuliers. «Oh! me dit-elle un jour, on finira par l'attraper, ce coquin-là; il y a d'abord notre lieutenant (M. Dumortier, aujourd'hui commissaire de police à Abbeville)qui lui en veut trop pour ne pas venir à bout de le pincer; je gage qu'il donnerait de bien bon cœur un jour de sa paie pour le tenir.—Si j'étais à la place de votre lieutenant, et que j'eusse bien envie de prendre Vidocq, repartis-je, il me semble qu'il ne m'échapperait pas.
—»A vous, comme aux autres;... il est toujours armé jusqu'aux dents. Vous savez bien qu'on dit qu'il a tiré deux coups de pistolets à M. Delrue et à M. Carpentier...... Et puis ce n'est pas tout, est-ce qu'il ne se change pas à volonté en botte de foin.
—»En botte de foin? m'écriai-je, tout surpris de la nouvelle faculté qu'on m'accordait... en botte de foin?...... mais comment?
—»Oui, monsieur... Mon père le poursuivait un jour; au moment de lui mettre la main sur le collet, il ne saisit qu'une botte de foin...... Il n'y a pas à dire, toute la brigade a vu la botte de foin, qui a été brûlée dans la cour du quartier.»
Je ne revenais pas de cette histoire. On m'expliqua depuis que les agents de l'autorité, ne pouvant venir à bout de se saisir de moi, l'avaient répandue et accréditée en désespoir de cause, parmi les superstitieux Artésiens. C'est par le même motif, qu'ils insinuaient obligeamment que j'étais la doublure de certain loup-garou, dont les apparitions très problématiques glaçaient d'effroi les fortes têtes du pays. Heureusement ces terreurs n'étaient pas partagées par quelques jolies femmes à qui j'inspirais de l'intérêt, et si le démon de la jalousie ne se fût tout-à-coup emparé de l'une d'entre elles, les autorités ne se seraient peut-être pas de long-temps occupées de moi. Dans son dépit, elle fut indiscrète, et la police, qui ne savait trop ce que j'étais devenu, acquit encore une fois la certitude que j'habitais Arras.
Un soir que, sans défiance et seulement armé d'un bâton, je revenais de la rue d'Amiens, en traversant le pont situé au bout de la rue des Goguets, je fus assailli par sept à huit individus. C'étaient des sergents de ville déguisés; ils me saisirent par mes vêtements; et déjà ils se croyaient assurés de leur capture, lorsque, me débarrassant par une vigoureuse secousse, je franchis le parapet et me jetai dans la rivière. On était en décembre; les eaux étaient hautes, le courant très rapide; aucun des agents n'eut la fantaisie de me suivre; ils supposaient d'ailleurs qu'en allant m'attendre sur le bord, je ne leur échapperais pas; mais un égoût que je remontai me fournit l'occasion de déconcerter leur prévoyance, et ils m'attendaient encore, que déjà j'étais installé dans la maison de ma mère.
Chaque jour je courais de nouveaux dangers, et chaque jour la nécessité la plus pressante me suggérait de nouveaux expédients de salut. Cependant, à la longue, suivant ma coutume, je me lassai d'une liberté que le besoin de me cacher rendait illusoire. Des religieuses de la rue de...... m'avaient quelque temps hébergé. Je résolus de renoncer à leur hospitalité, et je rêvai en même temps au moyen de me montrer en public sans inconvénient. Quelques milliers de prisonniers autrichiens étaient alors entassés dans la citadelle d'Arras, d'où ils sortaient pour travailler chez les bourgeois, ou dans les campagnes environnantes; il me vint à l'idée que la présence de ces étrangers pourrait m'être utile. Comme je parlais allemand, je liai conversation avec l'un d'entre eux, et je réussis à lui inspirer assez de confiance pour qu'il me confessât qu'il était dans l'intention de s'évader..... Ce projet était favorable à mes vues; ce prisonnier était embarrassé de ses vêtements de Kaiserlik; je lui offris les miens en échange, et, moyennant quelque argent que je lui donnai, il se trouva trop heureux de me céder ses papiers. Dès ce moment, je fus Autrichien aux yeux des Autrichiens eux-mêmes, qui, appartenant à différents corps, ne se connaissaient pas entre eux.
Sous ce nouveau travestissement, je me liai avec une jeune veuve qui avait un établissement de mercerie dans la rue de.....; elle me trouvait de l'intelligence; elle voulut que je m'installasse chez elle; et bientôt nous courûmes ensemble les foires et les marchés. Il était évident que je ne pouvais la seconder qu'en me faisant comprendre des acheteurs. Je me forgeai un baragouin semi-tudesque, semi-français, que l'on entendait à merveille, et qui me devint si familier, qu'insensiblement j'oubliai presque que je savais une autre langue. Du reste, l'illusion était si complète, qu'après quatre mois de cohabitation, la veuve ne soupçonnait pas le moins du monde que le soi-disant Kaiserlik était un de ses amis d'enfance. Cependant elle me traitait si bien, qu'il me devint impossible de la tromper plus long-temps: un jour je me risquai à lui dire enfin qui j'étais, et jamais femme, je crois, ne fut plus étonnée. Mais, loin de me nuire dans son esprit, la confidence ne fit en quelque sorte que rendre notre liaison plus intime, tant les femmes sont éprises parfois de ce qui s'offre à elles sous les apparences du mystère ou de l'aventureux! et puis n'éprouvent-elles pas toujours du charme à connaître un mauvais sujet? Qui, mieux que moi, a pu se convaincre que souvent elles sont la providence des forçats évadés et des condamnés fugitifs?
Onze mois s'écoulèrent sans que rien vînt troubler ma sécurité. L'habitude qu'on avait pris de me voir dans la ville, mes fréquentes rencontres avec des agents de police, qui n'avaient même pas fait attention à moi, tout semblait annoncer la continuation de ce bien-être, lorsqu'un jour que nous venions de nous mettre à table dans l'arrière-boutique, trois figures de gendarmes se montrent, à travers une porte vitrée; j'allais servir le potage; la cuillère me tombe des mains. Mais, revenant bientôt de la stupéfaction où m'avait jeté cette incursion inattendue, je m'élance vers la porte, je mets le verrou, puis sautant par une croisée, je monte au grenier d'où, gagnant par les toits la maison voisine, je descends précipitamment l'escalier qui doit me conduire dans la rue. Arrivé à la porte, elle est gardée par deux gendarmes....... Heureusement ce sont des nouveaux venus qui ne connaissent aucune de mes physionomies. «Montez donc, leur dis-je, le brigadier tient l'homme, mais il se débat..... Montez, vous donnerez un coup de main;.... moi je vais chercher la garde.» Les deux gendarmes se hâtent de monter et je disparais.
Il était évident qu'on m'avait vendu à la police; mon amie d'enfance était incapable d'une pareille noirceur, mais elle avait sans doute commis quelque indiscrétion. Maintenant qu'on avait l'éveil sur moi, devais-je rester à Arras? il eût fallu me condamner à ne plus sortir de ma cachette. Je ne pus me résigner à une vie si misérable, et je pris la résolution d'abandonner définitivement la ville. La mercière voulut à toute force me suivre: elle avait des moyens de transport; ses marchandises furent promptement emballées. Nous partîmes ensemble; et comme cela se pratique presque toujours en pareil cas, la police fut informée la dernière de la disparition d'une femme dont il ne lui était pas permis d'ignorer les démarches. D'après une vieille idée, on présuma que nous gagnerions la Belgique, comme si la Belgique eût encore été un pays de refuge; et tandis qu'on se mettait à notre poursuite dans la direction de l'ancienne frontière, nous nous avancions tranquillement vers la Normandie par des chemins de traverse, que ma compagne avait appris à connaître dans ses explorations mercantiles.
C'était à Rouen que nous avions projeté de fixer notre séjour. Arrivé dans cette ville, j'avais sur moi le passe-port de Blondel, que je m'étais procuré à Arras; le signalement qu'il me donnait était si différent du mien, qu'il était indispensable de me mettre un peu mieux en règle.
Pour y parvenir, il fallait tromper une police devenue d'autant plus vigilante et ombrageuse, que les communications des émigrés en Angleterre se faisaient par le littoral de la Normandie. Voici comment je m'y pris. Je me rendis à l'Hôtel-de-Ville, où je fis viser mon passe-port pour le Hâvre. Un visa s'obtient d'ordinaire assez facilement; il suffit que le passe-port ne soit pas périmé; le mien ne l'était pas. La formalité remplie, je sors; deux minutes après, je rentre dans le bureau, je m'informe si l'on n'a pas trouvé un porte-feuille...... personne ne peut m'en donner des nouvelles; alors je suis désespéré; des affaires pressantes m'appellent au Hâvre; je dois partir le soir même et je n'ai plus de passe-port.
—«N'est-ce que cela? me dit un employé... Avec le registre des visa, on va vous donner un passe-port par duplicata.» C'était ce que je voulais; le nom de Blondel me fut conservé, mais du moins, cette fois, il s'appliquait à mon signalement. Pour compléter l'effet de ma ruse, non-seulement je partis pour le Hâvre, ainsi que je l'avais annoncé, mais encore je fis réclamer par les petites affiches le portefeuille, qui n'était sorti de mes mains que pour passer dans celles de ma compagne.
Au moyen de ce petit tour d'adresse, ma réhabilitation était complète. Muni d'excellents papiers, il ne me restait plus qu'à faire une fin honnête; j'y songeai sérieusement. En conséquence, je pris, rue Martainville, un magasin de mercerie et de bonneterie, où nous faisions de si bonnes affaires, que ma mère, à qui j'avais fait sous main tenir de mes nouvelles, se décida à venir nous joindre. Pendant un an, je fus réellement heureux; mon commerce prenait de la consistance, mes relations s'étendaient, le crédit se fondait, et plus d'une maison de banque de Rouen se rappelle peut-être encore le temps où la signature de Blondel était en faveur sur la place; enfin, après tant d'orages, je me croyais arrivé au port, quand un incident que je n'avais pu prévoir fit commencer pour moi une nouvelle série de vicissitudes..... La mercière avec laquelle je vivais, cette femme qui m'avait donné les plus fortes preuves de dévoûment et d'amour, ne s'avisa-t-elle pas de brûler d'autres feux que ceux que j'avais allumés dans son cœur. J'aurais voulu pouvoir me dissimuler cette infidélité, mais le délit était flagrant; il ne restait pas même à la coupable la ressource de ces dénégations bien soutenues, à l'abri desquelles un mari commode peut se figurer qu'il ignore.
Autrefois, je n'eusse pas subi un tel affront sans me livrer à toute la fougue de ma colère:.... comme l'on change avec le temps! Témoin de mon malheur, je signifiai froidement l'arrêt d'une séparation que je résolus aussitôt: prières, supplications, promesses d'une meilleure conduite, rien ne put me fléchir: je fus inexorable..... J'aurais pu pardonner sans doute, ne fût-ce que par reconnaissance; mais qui me répondait que celle qui avait été ma bienfaitrice romprait avec mon rival? et ne devais-je pas craindre que dans un moment d'épanchement, elle ne me compromît par quelque confidence? Nous fîmes donc par moitié le partage de nos marchandises; mon associée me quitta; depuis, je n'ai plus entendu parler d'elle.
Dégoûté du séjour de Rouen par cette aventure, qui avait fait du bruit, je repris le métier de marchand forain; mes tournées comprenaient les arrondissements de Mantes, Saint-Germain et Versailles, où je me formai en peu de temps une excellente clientelle; mes bénéfices devinrent assez considérables pour que je pusse louer à Versailles, rue de la Fontaine, un magasin avec un pied-à-terre, que ma mère habitait pendant mes voyages. Ma conduite était alors exempte de tous reproches; j'étais généralement estimé dans le cercle que je parcourais; enfin, je croyais avoir lassé cette fatalité qui me rejetait sans cesse dans les voies du déshonneur, dont tous mes efforts tendaient à m'éloigner, quand, dénoncé par un camarade d'enfance, qui se vengeait ainsi de quelques démêlés que nous avions eus ensemble, je fus arrêté à mon retour de la foire de Mantes. Quoique je soutinsse opiniâtrement que je n'étais pas Vidocq, mais Blondel, comme l'indiquait mon passeport, on me transféra à Saint-Denis, d'où je devais être dirigé sur Douai. Aux soins extraordinaires qu'on prit pour empêcher mon évasion, je vis que j'étais recommandé; un coup d'œil que je jetai sur la feuille de la gendarmerie me révéla même une précaution d'un genre tout particulier: voici comment j'y étais désigné.
SURVEILLANCE SPÉCIALE.
«Vidocq (Eugène-François), condamné à mort par contumace. Cet homme est excessivement entreprenant et dangereux.»
Ainsi, pour tenir en haleine la vigilance de mes gardiens, on me représentait comme un grand criminel. Je partis de Saint-Denis, en charrette, garrotté de manière à ne pouvoir faire un mouvement, et jusqu'à Louvres l'escorte ne cessa d'avoir les yeux sur moi; ces dispositions annonçaient des rigueurs qu'il m'importait de prévenir; je retrouvai toute cette énergie à laquelle j'avais déjà dû tant de fois la liberté.
On nous avait déposés dans le clocher de Louvres, transformé en prison; je fis apporter deux matelas, une couverture et des draps, qui, coupés et tressés, devaient nous servir à descendre dans le cimetière; un barreau fut scié avec les couteaux de trois déserteurs enfermés avec nous; et à deux heures du matin, je me risquai le premier. Parvenu à l'extrémité de la corde, je m'aperçus qu'il s'en fallait de près de quinze pieds qu'elle n'atteignît le sol: il n'y avait pas à hésiter; je me laissai tomber. Mais, comme dans ma chute sous les remparts de Lille, je me foulai le pied gauche, et il me devint presque impossible de marcher; j'essayais néanmoins de franchir les murs du cimetière, lorsque j'entendis tourner doucement la clef dans la serrure. C'était le geôlier et son chien, qui n'avaient pas meilleur nez l'un que l'autre: d'abord le geôlier passa sous la corde sans la voir, et le mâtin près d'une fosse où je m'étais tapis, sans me sentir. Leur ronde faite, ils se retirèrent; je pensais que mes compagnons suivraient mon exemple; mais personne ne venant, j'escaladai l'enceinte; me voilà dans la campagne. La douleur de mon pied devient de plus en plus aiguë.... Cependant je brave la souffrance; le courage me rend des forces, et je m'éloigne assez rapidement. J'avais à peu près parcouru un quart de lieue; tout à coup j'entends sonner le tocsin; on était alors à la mi-mai. Aux premières lueurs du jour, je vois quelques paysans armés sortir de leurs habitations pour se répandre dans la plaine; probablement ils ignoraient de quoi il s'agissait; mais ma jambe écloppée était un indice qui devait me rendre suspect; j'étais un visage inconnu; il était évident que les premiers qui me rencontreraient voudraient, à tout événement, s'assurer de ma personne.... Valide, j'eusse déconcerté toutes les poursuites; il n'y avait plus qu'à me laisser empoigner, et je n'avais pas fait deux cents pas, que, rejoint par les gendarmes, qui parcouraient la campagne, je fus appréhendé au corps, et ramené dans le maudit clocher.
La triste issue de cette tentative ne me découragea pas. A Bapaume, on nous avait mis à la citadelle, dans une ancienne salle de police, placée sous la surveillance d'un poste de conscrits du 30e de ligne; une seule sentinelle nous gardait; elle était au bas de la fenêtre, et assez rapprochée des prisonniers pour qu'ils pussent entrer en conversation avec elle; c'est ce que je fis. Le soldat à qui je m'adressai me parut d'assez bonne composition; j'imaginai qu'il me serait aisé de le corrompre.... Je lui offris cinquante francs pour nous laisser évader pendant sa faction. Il refusa d'abord, mais, au ton de sa voix et à certain clignotement de ses yeux, je crus m'apercevoir qu'il était impatient de tenir la somme; seulement il n'osait pas. Afin de l'enhardir, j'augmentai la dose, je lui montrai trois louis, et il me répondit qu'il était prêt à nous seconder; en même temps, il m'apprit que son tour reviendrait de minuit à deux heures. Nos conventions faites, je mis la main à l'œuvre; la muraille fut percée de manière à nous livrer passage; nous n'attendions plus que le moment opportun pour sortir. Enfin, minuit sonne, le soldat vient m'annoncer qu'il est là; je lui donne les trois louis, et j'active les dispositions nécessaires. Quand tout est prêt, j'appelle: Est-il temps? dis-je à la sentinelle. «—Oui, dépêchez-vous, me répond-t-elle,» après avoir un instant hésité. Je trouve singulier qu'elle ne m'ait pas répondu de suite; je crois entrevoir quelque chose de louche dans cette conduite; je prête l'oreille, il me semble entendre marcher; à la clarté de la lune, j'aperçois aussi l'ombre de plusieurs hommes sur les glacis; plus de doute, nous sommes trahis. Cependant, il peut se faire que j'aie trop précipité mon jugement; pour m'en assurer, je prends de la paille, je fais à la hâte un mannequin, que j'habille; je le présente à l'issue que nous avions pratiquée; au même instant, un coup de sabre à pourfendre une enclume m'apprend que je l'ai échappé belle, et me confirme de plus en plus dans cette opinion, qu'il ne faut pas toujours se fier aux conscrits. Soudain la prison est envahie par les gendarmes; on dresse un procès-verbal, on nous interroge, on veut tout savoir; je déclare que j'ai donné trois louis; le conscrit nie; je persiste dans ma déclaration; on le fouille, et l'argent se retrouve dans ses souliers; on le met au cachot.
Quant à nous, on nous fit de terribles menaces, mais comme on ne pouvait pas nous punir, on se contenta de doubler nos gardes.... Il n'y avait plus moyen de s'échapper, à moins d'une de ces occasions que j'épiais sans cesse; elle se présenta plus tôt que je ne l'aurais espéré. Le lendemain était le jour de notre départ; nous étions descendus dans la cour de la caserne; il y régnait une grande confusion, causée par la présence simultanée d'un nouveau transport de condamnés et d'un détachement de conscrits des Ardennes, qui se rendaient au camp de Boulogne. Les adjudants disputaient le terrain aux gendarmes pour former les pelotons et faire l'appel. Pendant que chacun comptait ses hommes, je me glisse furtivement dans la civière d'une voiture de bagage qui se disposait à sortir de la cour.... Je traversai ainsi la ville, immobile, et me faisant petit autant que je le pouvais, afin de n'être pas découvert. Une fois hors des remparts, il ne me restait plus qu'à m'esquiver; je saisis le moment où le charretier, toujours altéré, comme les gens de son espèce, était entré dans un bouchon pour se rafraîchir; et tandis que ses chevaux l'attendaient sur la route, j'allégeai sa voiture d'un poids dont il ne la supposait pas chargée. J'allai aussitôt me cacher dans un champ de colza; et quand la nuit fut venue, je m'orientai.
CHAPITRE XVII.
Le camp de Boulogne.—La rencontre.—Les recruteurs sous l'ancien régime.—M. Belle-Rose.
Je me dirigeai à travers la Picardie sur Boulogne. A cette époque, Napoléon avait renoncé à son projet d'une descente en Angleterre; il était allé faire la guerre à l'Autriche avec sa grande armée; mais il avait encore laissé sur les bords de la Manche de nombreux bataillons. Il y avait dans les deux camps, celui de gauche et celui de droite, des dépôts de presque tous les corps et des soldats de tous les pays de l'Europe, des Italiens, des Allemands, des Piémontais, des Hollandais, des Suisses, et jusqu'à des Irlandais.
Les uniformes étaient très variés; leur diversité pouvait être favorable pour me cacher..... Cependant je crus que ce serait mal me déguiser que d'emprunter l'habit militaire. Je songeai un instant à me faire soldat en réalité. Mais, pour entrer dans un régiment, il eût fallu avoir des papiers; et je n'en avais pas. Je renonçai donc à mon projet. Cependant le séjour à Boulogne était dangereux, tant que je n'aurais pas trouvé à me fourrer quelque part.
Un jour que j'étais plus embarrassé de ma personne et plus inquiet que de coutume, je rencontrai sur la place de la haute ville un sergent de l'artillerie de marine, que j'avais eu l'occasion de voir à Paris; comme moi, il était Artésien; mais, embarqué presque enfant sur un vaisseau de l'état, il avait passé la plus grande partie de sa vie aux colonies; depuis, il n'était pas revenu au pays, et il ne savait rien de ma mésaventure. Seulement il me regardait comme un bon vivant; et quelques affaires de cabaret, dans lesquelles je l'avais soutenu avec énergie, lui avaient donné une haute opinion de ma bravoure.
«Te voilà, me dit-il, Roger-Bontemps; et que fais-tu donc à Boulogne?—Ce que j'y fais? Pays, je cherche à m'employer à la suite de l'armée.—Ah! tu cours après un emploi; sais-tu que c'est diablement difficile de se placer aujourd'hui; tiens, si tu veux suivre un conseil.... Mais, écoute, ce n'est pas ici que l'on peut s'expliquer à son aise; entrons chez Galand.» Nous nous dirigeâmes vers une espèce de rogomiste, dont le modeste établissement était situé à l'un des angles de la place. «Ah! bonjour, Parisien, dit le sergent au cantinier.—Bonjour, père Dufailli, que peut-on vous offrir? une potée; du doux ou du rude?—Vingt-cinq dieu! papa Galand, nous prenez-vous pour des rafalés? C'est la fine rémoulade qu'il nous faut, et du vin à trente, entendez-vous?» Puis il s'adressa à moi: «N'est-il pas vrai, mon vieux, que les amis des amis sont toujours des amis. Tope là», ajouta-t-il en me frappant dans la main; et il m'entraîna dans un cabinet où M. Galand recevait les pratiques de prédilection.
J'avais grand appétit, et je ne vis pas sans une bien vive satisfaction les apprêts d'un repas dont j'allais prendre ma part. Une femme de vingt-cinq à trente ans, de la taille, de la figure et de l'humeur de ces filles qui peuvent faire le bonheur de tout un corps-de-garde, vint nous mettre le couvert: c'était une petite Liégeoise bien vive, bien enjouée, baragouinant son patois, et débitant à tout propos de grosses polissonneries, qui provoquaient le rire du sergent, charmé qu'elle eût autant d'esprit. «C'est la belle-sœur de notre hôte, me dit-il; j'espère qu'elle en a des bossoirs; c'est gras comme une pelotte, rond comme une bouée; aussi est-ce un plaisir.» En même temps Dufailli, arrondissant la forme de ses mains, lui faisait des agaceries de matelot, tantôt l'attirant sur ses genoux (car il était assis), tantôt appliquant sur sa joue luisante un de ces baisers retentissants, qui révèlent un amour sans discrétion.
J'avoue que je ne voyais pas sans peine ce manége, qui ralentissait le service, lorsque mademoiselle Jeannette (c'était le nom de la belle-sœur de M. Galand) s'étant brusquement échappée des bras de mon Amphitryon, revint avec une moitié de dinde fortement assaisonnée de moutarde, et deux bouteilles qu'elle plaça devant nous.
«A la bonne heure! s'écria le sergent; voilà de quoi chiquer les vivres et pomper les huiles, et je vais m'en acquitter du bon coin. Après çà, nous verrons, car, dans la cassine, tout est à notre discrétion; je n'ai qu'à faire signe. N'est-il pas vrai, mademoiselle Jeannette? Oui, mon camarade, continua-t-il, je suis le patron de céans.»
Je le félicitai sur tant de bonheur; et nous commençâmes l'un et l'autre à manger et à boire largement. Il y avait long-temps que je ne m'étais trouvé à pareille fête; je me lestai d'importance. Force bouteilles furent vidées; nous allions, je crois, déboucher la septième, lorsque le sergent sortit, probablement pour satisfaire un besoin, et rentra presque aussitôt, ramenant avec lui deux nouveaux convives; c'étaient un fourrier et un sergent-major. «Vingt-cinq dieu! j'aime la société, s'écria Dufailli; aussi, Pays, viens-je de faire deux recrues: je m'y entends à recruter; demandez plutôt à ces Messieurs.
»Oh, c'est vrai, répartit le fourrier, à lui le coq, le papa Dufailli, pour inventer des emblèmes et embêter le conscrit: quand j'y pense, fallait-il que je fusse loff pour donner dans un godan pareil!—Ah! tu t'en souviens encore?—Oui, oui, notre ancien, je m'en souviens, et le major aussi, puisque vous avez eu le toupet de l'engager en qualité de notaire du régiment.
—»Eh bien! n'a-t-il pas fait son chemin? et, mille noms d'une pipe! ne vaut-il pas mieux être le premier comptable d'une compagnie de canonniers, que de gratter le papier dans une étude? Qu'en dis-tu, fourrier?—Je suis de votre avis; pourtant...—Pourtant, pourtant, tu me diras peut-être, toi, que tu étais plus heureux, quand, dès le patron minet, il te fallait empoigner l'arrosoir, et te morfondre à jeter du ratafia de grenouilles sur tes tulipes. Nous allions nous embarquer à Brest sur l'Invincible; tu ne voulais partir que comme jardinier fleuriste du bord: allons t'ai-je dit, va pour jardinier fleuriste; le capitaine aime les fleurs, chacun son goût, mais aussi chacun son métier; j'ai fait le mien. Il me semble que je te vois encore: étais-tu emprunté, lorsqu'au lieu de t'employer à cultiver des plantes marines, comme tu t'y attendais, on t'envoya faire la manœuvre de haubans sur du trente-six, et lorsqu'il te fallut mettre le feu au mortier sur la bombarde! c'était là le bouquet! Mais ne parlons plus de çà, et buvons un coup. Allons, Pays, verse donc à boire aux camarades.»
Je me mis en train d'emplir les verres. «Tu vois, me dit le sergent, qu'ils ne m'en veulent plus: aussi à nous trois maintenant ne faisons-nous plus qu'une paire d'amis. Ce n'est pas l'embarras, je les ai fait joliment donner dans le panneau; mais tout çà n'est rien; nous autres recruteurs de la marine, nous ne sommes que de la Saint-Jean auprès des recruteurs d'autre fois; vous êtes encore des blancs-becs, et vous n'avez pas connu Belle-Rose; c'est celui-là qui avait le truque. Tel que vous me voyez, je n'étais pas trop niolle, et cependant il m'emmaillota le mieux du monde. Je crois que je vous ai déjà conté çà, mais, à tout hasard, je vais le répéter pour le Pays.
»Dans l'ancien régime, voyez-vous, nous avions des colonies, l'île de France, Bourbon, la Martinique, la Guadeloupe, le Sénégal, la Guyane, la Louisiane, Saint-Domingue, etc. A présent, çà fait brosse; nous n'avons plus que l'île d'Oléron; c'est un peu plus que rien, ou, comme dit cet autre, c'est un pied à terre, en attendant le reste. La descente aurait pu nous rendre tout çà. Mais bah! la descente, il n'y faut plus songer, c'est une affaire faite: la flottille pourrira dans le port et puis on fera du feu avec la défroque. Mais je m'aperçois que je cours une bordée et que je vais à la dérive; en avant donc Belle-Rose! car je crois que c'est de Belle-Rose que je vous parlais.
»Comme je vous le disais c'était un gaillard qui avait le fil; et puis dans ce temps là, les jeunes gens n'étaient pas si allurés qu'aujourd'hui.
»J'avais quitté Arras à quatorze ans, et j'étais depuis six mois à Paris en apprentissage chez un armurier, quand un matin le patron me chargea de porter au colonel des carabiniers, qui demeurait à la Place Royale, une paire de pistolets qu'il lui avait remis en état. Je m'acquittai assez lestement de la commission; malheureusement ces maudits pistolets devaient faire rentrer dix-huit francs à la boutique; le colonel me compta l'argent et me donna la pièce. Jusque là c'était à merveille; mais ne voilà-t-il pas, qu'en traversant la rue du Pélican, j'entends frapper à un carreau. Je m'imagine que c'est quelqu'un de connaissance, je lève le nez, qu'est-ce que je vois? une madame de Pompadour qui, ses appas à l'air, se carrait derrière une vitre plus claire que les autres; et qui, par un signe de la tête, accompagné d'un aimable sourire, m'engageait à monter. On eût dit d'une miniature mouvante dans son cadre. Une gorge magnifique, une peau blanche comme de la neige, une poitrine large, et par-dessus le marché une figure ravissante, il n'en fallait pas tant pour me mettre en feu; j'enfile l'allée, je monte l'escalier quatre à quatre, on m'introduit près de la princesse: c'était une divinité!—Approche, mon miston, me dit-elle, en me frappant légèrement sur la joue, tu vas me faire ton petit cadeau, n'est-ce pas?
»Je fouille alors en tremblant dans ma poche, et j'en tire la pièce que le colonel m'avait donnée.—Dis-donc petit, continua-t-elle, je crois, ma foi de Dieu, que t'es Picard. Eh bien! je suis ta payse: oh! tu paieras bien un verre de vin à ta payse!
»La demande était faite de si bonne grâce! je n'eus pas la force de refuser; les dix-huit francs du colonel furent entamés. Un verre de vin en amène un autre, et puis deux, et puis trois et puis quatre, si bien que je m'enivrai de boisson et de volupté. Enfin la nuit arriva, et, je ne sais comment cela se fit, mais je m'éveillai dans la rue, sur un banc de pierre, à la porte de l'hôtel des Fermes...
»Ma surprise fut grande, en regardant autour de moi; elle fut plus grande encore quand je vis le fond de ma bourse:..... les oiseaux étaient dénichés......
»Quel moyen de rentrer chez mon bourgeois? Où aller coucher? Je pris le parti de me promener en attendant le jour; je n'avais point d'autre but que de tuer le temps, ou plutôt de m'étourdir sur les suites d'une première faute. Je tournai machinalement mes pas du côté du marché des Innocents. Fiez-vous donc aux payses! me disais-je en moi-même; me voilà dans de beaux draps! encore s'il me restait quelque argent...
»J'avoue que, dans ce moment, il me passa de drôles d'idées par la tête..... J'avais vu souvent afficher sur les murs de Paris: Portefeuille perdu, avec mille, deux mille et trois mille francs de récompense à qui le rapporterait. Est-ce que je ne m'imaginai pas que j'allais trouver un de ces portefeuilles; et dévisageant les pavés un à un, marchant comme un homme qui cherche quelque chose; j'étais très sérieusement préoccupé de la possibilité d'une si bonne aubaine, lorsque je fus tiré de ma rêverie par un coup de poing qui m'arriva dans le dos.—Eh bien! Cadet, que fais-tu donc par ici si matin?—Ah! c'est toi, Fanfan, et par quel hasard dans ce quartier à cette heure?
»Fanfan était un apprenti pâtissier, dont j'avais fait la connaissance aux Porcherons; en un instant, il m'eut appris que depuis six semaines il avait déserté le four, qu'il avait une maîtresse qui fournissait aux appointements, et que, pour le quart d'heure, il se trouvait sans asile, parce qu'il avait pris fantaisie au monsieur de sa particulière de coucher avec elle. Au surplus, ajouta-t-il, je m'en bats l'œil; si je passe la nuit à la Souricière, le matin je reviens au gîte, et je me rattrappe dans la journée. Fanfan le pâtissier me paraissait un garçon dégourdi; je supposais qu'il pourrait m'indiquer quelque expédient pour me tirer d'affaire; je lui peignis mon embarras.
—»Ce n'est que çà, me dit-il; viens me rejoindre à midi au cabaret de la barrière des Sergents; je te donnerai peut-être un bon conseil: dans tous les cas, nous déjeunerons ensemble.»
»Je fus exact au rendez-vous. Fanfan ne se fit pas attendre; il était arrivé avant moi: aussitôt que j'entrai, on me conduisit dans un cabinet où je le trouvai en face d'une cloyère d'huîtres, attablé entre deux femelles, dont l'une, en m'apercevant, partit d'un grand éclat de rire.—Et qu'a-t-elle donc celle-là, s'écria Fanfan?—Eh! Dieu me pardonne, c'est le pays!—C'est la payse! dis-je à mon tour, un peu confus.—Oui, mon minet, c'est la payse. Je voulus me plaindre du méchant tour qu'elle m'avait joué la veille; mais, en embrassant Fanfan, qu'elle appelait son lapin, elle se prit à rire encore plus fort, et je vis que ce qu'il y avait de mieux à faire, était de prendre mon parti en brave.
»—Eh bien! me dit Fanfan, en me versant un verre de vin blanc, et m'alongeant une douzaine d'huîtres, tu vois qu'il ne faut jamais désespérer de la Providence; les pieds de cochon sont sur le gril: aimes-tu les pieds de cochon? Je n'avais pas eu le temps de répondre à sa question, que déjà ils étaient servis. L'appétit avec lequel je dévorais était tellement affirmatif, que Fanfan n'eut plus besoin de m'interroger sur mon goût. Bientôt le Chablis m'eut mis en gaité; j'oubliai les désagréments que pourrait me causer le mécontentement de mon bourgeois, et comme la compagne de ma payse m'avait donné dans l'œil, je me lançai à lui faire ma déclaration. Foi de Dufailli! elle était gentille à croquer; elle me rendit la main.
—»Tu m'aimes donc bien, me dit Fanchette, c'était le nom de la perronnelle.—Si je vous aime!—Eh bien! si tu veux, nous nous marierons ensemble.—C'est çà, dit Fanfan, mariez-vous; pour commencer, nous allons faire la noce. Je te marie, Cadet, entends-tu? Allons, embrasses-vous; et en même-temps, il nous empoigna tous deux par la tête pour rapprocher nos deux visages.—Pauvre chéri, s'écria Fanchette, en me donnant un second baiser, sans l'aide de mon ami; sois tranquille, je te mettrai au pas.
»J'étais aux anges; je passai une journée délicieuse. Le soir, j'allai coucher avec Fanchette; et, sans vanité, elle s'y prit si bien qu'elle eût tout lieu d'être satisfaite de moi.
»Mon éducation fut bientôt faite. Fanchette était toute fière d'avoir rencontré un élève qui profitait si bien de ses leçons; aussi me récompensait-elle généreusement.
»A cette époque, les notables venaient de s'assembler. Les notables étaient de bons pigeons; Fanchette les plumait, et nous les mangions en commun. Chaque jour c'étaient des bombances à n'en plus finir. Nous ont-ils fait faire des gueuletons, ces notables, nous en ont-ils fait faire! Sans compter que j'avais toujours le gousset garni!
»Fanchette et moi nous ne nous refusions rien: mais que les instants du bonheur sont courts!... Oh! oui, très-courts!
»Un mois de cette bonne vie s'était à peine écoulé, que Fanchette et ma payse furent arrêtées et conduites à la Force. Qu'avaient-elles fait? je n'en sais rien; mais comme les mauvaises langues parlaient du saut d'une montre à répétition, moi, qui ne me souciais pas de faire connaissance avec M. le lieutenant général de police, je jugeai prudent de ne pas m'en informer.
»Cette arrestation était un coup que nous n'avions pas prévu; Fanfan et moi, nous en fûmes attérés. Fanchette était si bonne enfant! Et puis, maintenant que devenir, plus de ressources, me disais-je; la marmite est renversée; adieu les huîtres, adieu le Chablis, adieu les petits soins. N'aurait-il pas mieux valu rester à mon étau? De son côté, Fanfan se reprochait d'avoir renoncé à ses brioches.
»Nous nous avancions ainsi tristement sur le quai de la Ferraille, lorsque nous fûmes tout à coup réveillés par le bruit d'une musique militaire, deux clarinettes, une grosse caisse et des cimballes. La foule s'était rassemblée autour de cet orchestre porté sur une charrette, au-dessus de laquelle flottaient un drapeau et des panaches de toutes les couleurs. Je crois qu'on jouait l'air, Où peut-on être mieux qu'au sein de sa famille? Quand les musiciens eurent fini, les tambours battirent un banc; un monsieur galonné sur toutes les coutures se leva et prit la parole, en montrant au public une grande pancarte sur laquelle était représenté un soldat en uniforme.—Par l'autorisation de Sa Majesté, dit-il, je viens ici pour expliquer aux sujets du roi de France les avantages qu'il leur fait en les admettant dans ses colonies. Jeunes gens qui m'entourez, vous n'êtes pas sans avoir entendu parler du pays de Cocagne; c'est dans l'Inde qu'il faut aller pour le trouver ce fortuné pays; c'est là que l'on a de tout à gogo.
»Souhaitez-vous de l'or, des perles, des diamants? les chemins en sont pavés; il n'y a qu'à se baisser pour en prendre, et encore ne vous baissez vous pas, les Sauvages les ramassent pour vous.
»Aimez-vous les femmes? il y en a pour tous les goûts: vous avez d'abord les négresses, qui appartiennent à tout le monde; viennent ensuite les créoles, qui sont blanches comme vous et moi, et qui aiment les blancs à la fureur, ce qui est bien naturel dans un pays où il n'y a que des noirs; et remarquez bien qu'il n'est pas une d'elles qui ne soit riche comme un Crésus, ce qui, soit dit entre nous, est fort avantageux pour le mariage.
»Avez-vous la passion du vin? c'est comme les femmes, il y en a de toutes les couleurs, du Malaga, du Bordeaux, du Champagne, etc. Par exemple, vous ne devez pas vous attendre à rencontrer souvent du Bourgogne; je ne veux pas vous tromper, il ne supporte pas la mer, mais demandez de tous les autres crus du globe, à six blancs la bouteille, vu la concurrence, on sera trop heureux de vous en abreuver. Oui, messieurs, à six blancs, et cela ne vous surprendrais quand vous saurez que, quelquefois cent, deux cents, trois cents navires tous chargés de vins, sont arrivés en même temps dans un seul port. Peignez-vous alors l'embarras des capitaines: pressés de s'en retourner, ils déposent leur cargaison à terre, en faisant annoncer que ce sera leur rendre service de venir puiser gratis à même les tonneaux.
»Ce n'est pas tout: croyez-vous que ce ne soit pas une grande douceur que d'avoir sans cesse le sucre sous sa main?
»Je ne vous parle pas du café, des limons, des grenades, des oranges, des ananas, et de mille fruits délicieux qui viennent là sans culture comme dans le Paradis terrestre, je ne dis rien non plus de ces liqueurs des Iles, dont on fait tant de cas, et qui sont si agréables, que, sauf votre respect, il semble, en les buvant, que le bon Dieu et les anges vous pissent dans la bouche.
»Si je m'adressais à des femmes ou à des enfants, je pourrais leur vanter toutes ces friandises; mais je m'explique devant des hommes.
»Fils de famille, je n'ignore pas les efforts que font ordinairement les parents pour détourner les jeunes gens de la voie qui doit les conduire à la fortune; mais soyez plus raisonnables que les papas et surtout que les mamans.
»Ne les écoutez-pas, quand ils vous diront que les Sauvages mangent les Européens à la croque-au-sel: tout cela était bon au temps de Christophe Colomb, ou de Robinson Crusoé.
»Ne les écoutez-pas, quand ils vous feront un monstre de la fièvre jaune; la fièvre jaune? eh! messieurs, si elle était aussi terrible qu'on le prétend, il n'y aurait que des hôpitaux dans le pays: et Dieu sait qu'il n'y en a pas un seul?
»Sans doute on vous fera encore peur du climat, je suis trop franc pour ne pas en convenir: le climat est très chaud, mais la nature s'est montrée si prodigue de rafraîchissements, qu'en vérité il faut y faire attention pour s'en apercevoir.
»On vous effraiera de la piqûre des maringouins, de la morsure des serpents à sonnettes. Rassurez-vous; n'avez-vous pas vos esclaves toujours prêts à chasser les uns? quant aux autres, ne font-ils pas du bruit tout exprès pour vous avertir?
»On vous fera des contes sur les naufrages. Apprenez que j'ai traversé les mers cinquante-sept fois; que j'ai vu et revu le bon homme tropique; que je me soucie d'aller d'un pôle à l'autre comme d'avaler un verre d'eau, et que sur l'Océan où il n'y a ni trains de bois, ni nourrices, je me crois plus en sûreté à bord d'un vaisseau de 74, que dans les casemates du coche d'Auxerre, ou sur la galliote qui va de Paris à Saint-Cloud. En voilà bien assez pour dissiper vos craintes. Je pourrais ajouter au tableau de ces agréments;... je pourrais vous entretenir de la chasse, de la pêche: figurez-vous des forêts où le gibier est si confiant, qu'il ne songe pas même à prendre la fuite, et si timide, qu'il suffit de crier un peu fort pour le faire tomber; imaginez des fleuves et des lacs où le poisson est si abondant, qu'il les fait déborder. Tout cela est merveilleux, tout cela est vrai.
»J'allais oublier de vous parler des chevaux: des chevaux, messieurs, on ne fait pas un pas sans en rencontrer par milliers;.... on dirait des troupeaux de moutons; seulement ils sont plus gros: êtes-vous amateurs? voulez-vous vous monter? vous prenez une corde dans votre poche; il est bon qu'elle soit un peu longue; vous avez la précaution d'y faire un nœud coulant; vous saisissez l'instant où les animaux sont à paître, alors ils ne se doutent de rien; vous vous approchez doucement, vous faites votre choix, et quand votre choix est fait, vous lancez la corde; le cheval est à vous, il ne vous reste plus qu'à l'enfourcher ou à l'emmener à la longe, si vous le jugez à propos: car notez bien qu'ici chacun est libre de ses actions.
»Oui, messieurs, je le répète, tout cela est vrai, très vrai, excessivement vrai: la preuve, c'est que le roi de France, Sa Majesté Louis XVI, qui pourrait presque m'entendre de son palais, m'autorise à vous offrir de sa part tant de bienfaits. Oserais-je vous mentir si près de lui?
»Le roi veut vous vêtir, le roi veut vous nourrir, il veut vous combler de richesses; en retour, il n'exige presque rien de vous: point de travail, bonne paie, bonne nourriture, se lever et se coucher à volonté, l'exercice une fois par mois, la parade à la Saint-Louis; pour celle-là, par exemple, je ne vous dissimule pas que vous ne pouvez pas vous en dispenser, à moins que vous n'en ayez obtenu la permission, et on ne la refuse jamais. Ces obligations remplies, tout votre temps est à vous. Que voulez-vous de plus? un bon engagement? vous l'aurez; mais dépêchez-vous, je vous en préviens; demain peut-être il ne sera plus temps; les vaisseaux sont en partance, on n'attend plus que le vent pour mettre à la voile... Accourez donc, Parisiens, accourez. Si, par hasard, vous vous ennuyez d'être bien, vous aurez des congés quand vous voudrez: une barque est toujours dans le port, prête à ramener en Europe ceux qui ont la maladie du pays; elle ne fait que ça. Que ceux qui désirent avoir d'autres détails viennent me trouver; je n'ai pas besoin de leur dire mon nom, je suis assez connu; ma demeure est à quatre pas d'ici, au premier réverbère, maison du marchand de vin. Vous demanderez M. Belle-Rose.
»Ma situation me rendit si attentif à ce discours, que je le retins mot pour mot, et quoiqu'il y ait bientôt vingt ans que je l'ai entendu, je ne pense pas en avoir omis une syllabe.
»Il ne fit pas moins d'impression sur Fanfan. Nous étions à nous consulter, lorsqu'un grand escogriffe, dont nous ne nous occupions pas le moins du monde, appliqua une calotte à Fanfan, et fit rouler son chapeau par terre.—Je t'apprendrai, lui dit-il, Malpot, à me regarder de travers. Fanfan était tout étourdi du coup; je voulus prendre sa défense; l'escogriffe leva à son tour la main sur moi; bientôt nous fûmes entourés; la rixe devenait sérieuse; le public prenait ses places; c'était à qui serait aux premières. Tout à coup un individu perce la foule; c'était M. Belle-Rose: Eh bien! qu'est-ce qu'il y a? dit-il; et en désignant Fanfan, qui pleurait, je crois que monsieur a reçu un soufflet: cela ne peut pas s'arranger; mais monsieur est brave, je lis ça dans ses yeux; cela s'arrangera. Fanfan voulut démontrer qu'il n'avait pas tort, et ensuite qu'il n'avait pas reçu de soufflet. C'est égal, mon ami, répliqua Belle-Rose; il faut absolument s'allonger.—Certainement, dit l'escogriffe, cela ne se passera pas comme ça. Monsieur m'a insulté, il m'en rendra raison; il faut qu'il y en ait un des deux qui reste sur la place.
—»Eh bien! soit, l'on vous rendra raison, répondit Belle-Rose; je réponds de ces messieurs: votre heure?—La vôtre?—Cinq heures du matin, derrière l'archevêché. J'apporterai des fleurets.
»La parole était donnée, l'escogriffe se retira, et Belle-Rose frappant sur le ventre de Fanfan, à l'endroit du gilet où l'on met l'argent, y fit résonner quelques pièces, derniers débris de notre splendeur éclipsée: Vraiment, mon enfant, je m'intéresse à vous, lui dit-il, vous allez venir avec moi; monsieur n'est pas de trop, ajouta-t-il en me frappant aussi sur le ventre, comme il avait fait à Fanfan.
»M. Belle-Rose nous conduisit dans la rue de la Juiverie, jusqu'à la porte d'un marchand de vin, où il nous fit entrer. Je n'entrerai pas avec vous, nous dit-il; un homme comme moi doit garder le décorum; je vais me débarrasser de mon uniforme, et je vous rejoins dans la minute. Demandez du cachet rouge et trois verres. M. Belle-Rose nous quitta. Du cachet rouge, répéta-t-il en se retournant, du cachet rouge.
»Nous exécutâmes ponctuellement les ordres de M. Belle-Rose, qui ne tarda pas à revenir, et que nous reçûmes chapeau bas.—Ah ça! mes enfants, nous dit-il, couvrez-vous; entre nous, pas de cérémonies; je vais m'asseoir; où est mon verre? le premier venu, je le saisis à la première capucine, (il l'avale d'un trait). J'avais diablement soif; j'ai de la poussière plein la gorge.
»Tout en parlant, M. Belle-Rose lampa un second coup; puis, s'étant essuyé le front avec son mouchoir, il se mit les deux coudes sur la table, et prit un air mystérieux qui commença à nous inquiéter.
«Ah ça! mes bons amis, c'est donc demain que nous allons en découdre. Savez-vous, dit-il à Fanfan, qui n'était rien moins que rassuré, que vous avez affaire à forte partie, une des premières lames de France: il pelotte Saint-Georges.—Il pelotte Saint-Georges! répétait Fanfan d'un ton piteux en me regardant.—Ah mon Dieu oui, il pelotte Saint-Georges; ce n'est pas tout, il est de mon devoir de vous avertir qu'il a la main extrêmement malheureuse.—Et moi donc! dit Fanfan.—Quoi! vous aussi?—Parbleu! je crois bien, puisque, quand j'étais chez mon bourgeois, il ne se passait pas de jour que je ne cassasse quelque chose, ne fût-ce qu'une assiette.—Vous n'y êtes pas, mon garçon, reprit Belle-Rose: on dit d'un homme qu'il a la main malheureuse, quand il ne peut pas se battre sans tuer son homme.
»L'explication était très claire; Fanfan tremblait de tous ses membres; la sueur coulait de son front à grosses gouttes; des nuages blancs et bleus se promenaient sur ses joues rosacées d'apprenti pâtissier, sa face s'alongeait, il avait le cœur gros, il suffoquait; enfin il laissa échapper un énorme soupir.
»Bravo! s'écria Belle-Rose, en lui prenant la main dans la sienne; j'aime les gens qui n'ont pas peur... N'est-ce pas que vous n'avez pas peur? Puis, frappant sur la table: Garçon! une bouteille, du même, entends-tu? c'est monsieur qui régale... Levez-vous donc un peu, mon ami, fendez-vous, relevez-vous, alongez le bras, pliez la saignée, effacez-vous; c'est ça. Superbe, superbe, délicieux! Et pendant ce temps, M. Belle-Rose vidait son verre. Foi de Belle-Rose, je veux faire de vous un tireur. Savez-vous que vous êtes bien pris; vous seriez très bien sous les armes, et il y en a plus de quatre parmi les maîtres qui n'avaient pas autant de dispositions que vous. Que c'est dommage que vous n'ayez pas été montré. Mais non, c'est impossible; vous avez fréquenté les salles:—Oh! je vous jure que non, répondit Fanfan.—Avouez que vous vous êtes battu.—Jamais.—Pas de modestie; à quoi sert de cacher votre jeu? est-ce que je ne vois pas bien....—Je vous proteste, m'écriai-je alors, qu'il n'a jamais tenu un fleuret de sa vie.—Puisque monsieur l'atteste, il faut bien que je m'en rapporte: mais, tenez, vous êtes deux malins; ce n'est pas aux vieux singes qu'on enseigne à faire des grimaces: confessez-moi la vérité, ne craignez-vous pas que j'aille vous trahir? ne suis-je plus votre ami? Si vous n'avez pas de confiance en moi, il vaut autant que je me retire. Adieu messieurs, continua Belle-Rose d'un air courroucé, en s'avançant vers la porte, comme pour sortir.
»Ah! monsieur Belle-Rose, ne nous abandonnez pas, s'écria Fanfan; demandez plutôt à Cadet si je vous ai menti: je suis pâtissier de mon état; est-ce de ma faute si j'ai des dispositions? j'ai tenu le rouleau, mais...—Je me doutais bien, dit Belle-Rose, que vous aviez tenu quelque chose. J'aime la sincérité; la sincérité, vous l'avez; c'est la principale des vertus pour l'état militaire; avec celle-là l'on va loin; je suis sûr que vous ferez un fameux soldat. Mais pour le moment, ce n'est pas de cela qu'il s'agit. Garçon, une bouteille de vin. Puisque vous ne vous êtes jamais battu, le diable m'emporte si j'en crois rien..... et après une minute de silence: c'est égal; mon bonheur à moi, c'est de rendre service à la jeunesse: je veux vous enseigner un coup, un seul coup. (Fanfan ouvrait de grands yeux.) Vous me promettez bien de ne le montrer à qui que ce soit.—Je le jure, dit Fanfan.—Eh bien, vous serez le premier à qui j'aurai dit mon secret. Faut-il que je vous aime! un coup auquel il n'y a pas de parade! un coup que je gardais pour moi seul. N'importe, demain il fera jour, je vous initierai.»
«Dès ce moment Fanfan parut moins consterné, il se confondit en remercîments envers M. Belle-Rose, qu'il regardait comme un sauveur; on but encore quelques rasades au milieu des protestations d'intérêt d'une part, et de reconnaissance de l'autre; enfin, comme il se faisait tard, M. Belle-Rose prit congé de nous, mais en homme qui connaît son monde. Avant de nous quitter, il eut l'attention de nous indiquer un endroit où nous pourrions aller nous reposer. Présentez-vous de ma part, nous dit-il, au Griffon, rue de la Mortellerie; recommandez-vous de moi, dormez tranquilles, et vous verrez que tout se passera bien. Fanfan ne se fit pas tirer l'oreille pour payer l'écot; au revoir, nous dit Belle-Rose, je vendrai vous réveiller.
»Nous allâmes frapper à la porte du Griffon, où l'on nous donna à coucher. Fanfan ne put fermer l'œil: peut-être était-il impatient de connaître le coup que M. Belle-Rose devait lui montrer; peut-être était-il effrayé; c'était plutôt ça.
»A la petite pointe du jour, la clef tourne dans la serrure: quelqu'un entre, c'est M. Belle-Rose. Morbleu! est-ce qu'on dort les uns sans les autres? branle-bas général partout, s'écrie-t-il. En un instant nous sommes sur pied. Quand nous fûmes prêts, il disparut un moment avec Fanfan, et bientôt après ils revinrent ensemble.—Partons, dit Belle-Rose; surtout pas de bêtises; vous n'avez rien à faire, quarte bandée, et il s'enfilera de lui-même.
»Fanfan, malgré la leçon, n'était pas à la noce: arrivé sur le terrain, il était plus mort que vif; notre adversaire et son témoin étaient déjà au poste.—C'est ici qu'on va s'aligner, dit Belle-Rose, en prenant les fleurets qu'il m'avait remis, et dont il fit sauter les boutons; puis, mesurant les lames: Il n'y en aura pas un qui en ait dans le ventre six pouces de plus que l'autre. Allons! prenez moi çà, M. Fanfan, continua-t-il, en présentant les fleurets en croix.
»Fanfan hésite; cependant, sur une seconde invitation, il saisit la monture, mais si gauchement qu'elle lui échappe. Ce n'est rien, dit Belle-Rose en ramassant le fleuret qu'il remet à la main de Fanfan, après l'avoir placé vis-à-vis de son adversaire. Allons! en garde! on va voir qui est-ce qui empoignera les zharicots.
»Un moment, s'écrie le témoin de ce dernier, j'ai une question à faire auparavant.—Monsieur, dit-il en s'adressant à Fanfan, qui pouvait à peine se soutenir, n'est ni prévôt ni maître?—Qu'est-ce que c'est? répond Fanfan du ton d'un homme qui se meurt.—D'après les lois du duel, reprit le témoin, mon devoir m'oblige à vous sommer de déclarer sur l'honneur si vous êtes prévôt ou maître? Fanfan garde le silence et adresse un regard à M. Belle-Rose, comme pour l'interroger sur ce qu'il doit dire. Parlez donc, lui dit encore le témoin.—Je suis,... je suis,... je ne suis qu'apprenti, balbutia Fanfan.—Apprenti, on dit amateur, observa Belle-Rose.—En ce cas, continua le témoin, monsieur l'amateur va se déshabiller, car c'est à sa peau que nous en voulons.—C'est juste, dit Belle-Rose, je n'y songeais pas; on se déshabillera: vite, vite, M. Fanfan, habit et chemise bas.
»Fanfan faisait une fichue mine; les manches de son pourpoint n'avaient jamais été si étroites: il se déboutonnait par en bas et se reboutonnait par en haut. Quand il fut débarrassé de son gilet, il ne put jamais venir à bout de dénouer les cordons du col de sa chemise, il fallut les couper; enfin, sauf la culotte, le voilà nu comme un ver. Belle-Rose lui redonne le fleuret: Allons! mon ami, lui dit-il, en garde!—Défends-toi, lui crie son adversaire; les fers sont croisés, la lame de Fanfan frémit et s'agite: l'autre lame est immobile; il semble que Fanfan va s'évanouir.—C'en est assez, s'écrient tout-à-coup Belle-Rose et le témoin, en se jetant sur les fleurets; c'en est assez, vous êtes deux braves; nous ne souffrirons pas que vous vous égorgiez; que la paix soit faite, embrassez-vous, et qu'il n'en soit plus question. Sacredieu! il ne faut pas tuer tout ce qui est gras.... Mais c'est un intrépide ce jeune homme. Appaisez-vous donc, M. Fanfan.
»Fanfan commença à respirer; il se remit tout-à-fait quand on lui eut prouvé qu'il avait montré du courage; son adversaire fit pour la frime quelques difficultés de consentir à un arrangement; mais à la fin il se radoucit; on s'embrassa; et il fut convenu que la réconciliation s'achèverait en déjeûnant au parvis Notre-Dame, à la buvette des chantres; c'était là qu'il y avait du bon vin!
»Quand nous arrivâmes, le couvert était mis, le déjeûner prêt: on nous attendait.
»Avant de nous attabler, M. Belle-Rose prit Fanfan et moi en particulier.—Eh bien! mes amis, nous dit-il, vous savez à présent ce que c'est qu'un duel; ce n'est pas la mer à boire; je suis content de vous, mon cher Fanfan, vous vous en êtes tiré comme un ange. Mais il faut être loyal jusqu'au bout: vous comprenez ce que parler veut dire; il ne faut pas souffrir que ce soit lui qui paie.
»A ces mots le front de Fanfan se rembrunit, car il connaissait le fond de notre bourse. Eh! mon Dieu, laissez bouillir le mouton, ajouta Belle-Rose, qui s'aperçut de son embarras, si vous n'êtes pas en argent, je réponds pour le reste; tenez, en voulez-vous de l'argent? voulez-vous trente francs? en voulez-vous soixante? entre amis, on ne se gêne pas; et là-dessus il tira de sa poche douze écus de six livres: à vous deux, dit-il, ils sont tous à la vache, cela porte bonheur.
»Fanfan balançait: Acceptez, vous rendrez quand vous pourrez. A cette condition, on ne risque rien d'emprunter. Je poussai le coude à Fanfan, comme pour lui dire: prends toujours. Il comprit le signe, et nous empochâmes les écus, touchés du bon cœur de M. Belle-Rose.
»Il allait bientôt nous en cuire. Ce que c'est quand on n'a pas d'expérience. Oh! il avait du service M. Belle-Rose!
»Le déjeuner se passa fort gaiement: on parla beaucoup de l'avarice des parents, de la ladrerie des maîtres d'apprentissage, du bonheur d'être indépendant, des immenses richesses que l'on amasse dans l'Inde: les noms du Cap, de Chandernagor, de Calcutta, de Pondichéry, de Tipoo-Saïb, furent adroitement jetés dans la conversation; on cita des exemples de fortunes colossales faites par des jeunes gens que M. Belle-Rose avait récemment engagés. Ce n'est pas pour me vanter, dit-il, mais je n'ai pas la main malheureuse; c'est moi qui ai engagé le petit Martin, eh bien! maintenant, c'est un Nabab; il roule sur l'or et sur l'argent. Je gagerais qu'il est fier; s'il me revoyait, je suis sûr qu'il ne me reconnaîtrait plus. Oh! j'ai fait diablement des ingrats dans ma vie! Que voulez-vous? c'est la destinée de l'homme!
»La séance fut longue... Au dessert, M. Belle-Rose remit sur le tapis les beaux fruits des Antilles; quand on but des vins fins: Vive le vin du Cap; c'est celui-là qui est exquis, s'écriait-il; au café, il s'extasiait sur le Martinique; on apporta du Coignac: Oh! oh! dit-il, en faisant la grimace, ça ne vaut pas le tafia, et encore moins l'excellent rhum de la Jamaïque; on lui versa du parfait-amour: Çà se laisse boire, observa Belle-Rose, mais ce n'est encore que de la petite bierre auprès des liqueurs de la célèbre madame Anfous.
»M. Belle-Rose s'était placé entre Fanfan et moi. Tout le temps du repas il eut soin de nous. C'était toujours la même chanson: videz donc vos verres, et il les remplissait sans cesse. Qui m'a bâti des poules mouillées de votre espèce? disait-il d'autres fois; allons! un peu d'émulation, voyez-moi, comme j'avale çà.
»Ces apostrophes et bien d'autres produisirent leur effet. Fanfan et moi, nous étions ce qu'on appelle bien pansés, lui surtout.—M. Belle-Rose, c'est-il encore bien loin les colonies, Chambernagor, Sering-a-patame? c'est-il encore bien loin? répétait-il de temps à autre, et il se croyait embarqué, tant il était dans les branguesindes.—Patience! lui répondit enfin Belle-Rose, nous arriverons: en attendant, je vais vous conter une petite histoire. Un jour que j'étais en faction à la porte du gouverneur...—Un jour qu'il était gouverneur, redisait après lui Fanfan.—Taisez-vous donc, lui dit Belle-Rose, en lui mettant la main sur la bouche, c'est quand je n'étais encore que soldat, poursuivit-il. J'étais tranquillement assis devant ma guérite, me reposant sur un sopha, lorsque mon nègre, qui portait mon fusil...... Il est bon que vous sachiez que dans les colonies, chaque soldat a son esclave mâle et femelle; c'est comme qui dirait ici un domestique des deux sexes, à part que vous en faites tout ce que vous voulez, et que s'ils ne vont pas à votre fantaisie, vous avez sur eux droit de vie et de mort, c'est-à-dire que vous pouvez les tuer comme on tue une mouche. Pour la femme, ça vous regarde encore, vous vous en servez à votre idée.... j'étais donc en faction, comme je vous disais tout à l'heure; mon nègre portait mon fusil.....
»M. Belle-Rose à peine achevait de prononcer ces mots, qu'un soldat en grande tenue entra dans la salle où nous étions, et lui remit une lettre qu'il ouvrit avec précipitation: C'est du ministre de la marine, dit-il; M. de Sartine m'écrit que le service du roi m'appelle à Surinam. Eh bien! va pour Surinam. Diable, ajouta-t-il en s'adressant à Fanfan et à moi, voilà pourtant qui est embarrassant; je ne comptais pas vous quitter sitôt; mais, comme dit cet autre, qui compte sans son hôte compte deux fois; enfin, c'est égal.
»M. Belle-Rose, prenant alors son verre de la main droite, frappait à coups redoublés sur la table. Pendant que les autres convives s'esquivaient un à un, enfin une fille de service accourut. La carte, et faites venir le bourgeois. Le bourgeois arrive en effet, avec une note de la dépense.—C'est étonnant! comme cela se monte! observa Belle-Rose, cent quatre-vingt-dix livres douze sols, six deniers! Ah! pour le coup, M. Nivet, vous voulez nous écorcher tout vifs? Voilà d'abord un article que je ne vous passerai pas: quatre citrons vingt-quatre sols. Il n'y en a eu que trois; première réduction. Peste, papa Nivet, je ne suis plus surpris si vous faites vos orges. Sept demi-tasses; c'est joli; il paraît qu'il fait bon vérifier: nous n'étions que six. Je suis sûr que je vais encore découvrir quelque erreur....... Asperges, dix-huit livres; c'est trop fort.—En avril! dit M. Nivet, de la primeur!—C'est juste, continuons: petits pois, artichaux, poisson. Le poisson d'avril n'est pas plus cher que l'autre, voyons un peu les fraises... vingt-quatre livres...... il n'y a rien à dire..... Quant au vin, c'est raisonnable... A présent, c'est à l'addition que je vous attends: pose zéro, retiens un, et trois de retenus.... Le total est exact, les 12 sols sont à rabattre, puis les 6 deniers, reste 190 livres. Me trouvez-vous bon pour la somme, papa Nivet?...—Oh! oh! répondit le traiteur; hier oui, aujourd'hui non;.... crédit sur terre tant que vous voudrez, mais une fois que vous serez dans le sabot, où voulez-vous que j'aille vous chercher? à Surinam? au Diable les pratiques d'outre-mer!... Je vous préviens que c'est de l'argent qu'il me faut, et vous ne sortirez pas d'ici sans m'avoir satisfait. D'ailleurs, je vais envoyer chercher le guet, et nous verrons....
»M. Nivet sortit fort courroucé en apparence.
»Il est homme à le faire, nous dit Belle-Rose; mais il me vient une idée, aux grands maux les grands remèdes. Sans doute que vous ne vous souciez pas plus que moi d'être conduits à M. Lenoir, entre quatre chandelles. Le roi donne 100 francs par homme qui s'engage; vous êtes deux, cela fait 200 francs,... vous signez votre enrôlement, je cours toucher les fonds, je reviens et je vous délivre. Qu'en dites-vous?
»Fanfan et moi nous gardions le silence.—Quoi! vous hésitez? j'avais meilleure opinion de vous, moi qui me serais mis en quatre... et puis, en vous engageant vous ne faites pas un si mauvais marché...... Dieu! que je voudrais avoir votre âge, et savoir ce que je sais!..... Quand on est jeune il y a toujours de la ressource. Allons! continua-t-il en nous présentant du papier, voilà le moment de battre monnaie, mettez votre nom au bas de cette feuille.
»Les instances de M. Belle-Rose étaient si pressantes, et nous avions une telle appréhension du guet, que nous signâmes.—C'est heureux, s'écria-t-il. A présent, je vais payer; si vous êtes fâchés, il sera toujours temps, il n'y aura rien de fait; pourvu cependant que vous rendiez les espèces; mais nous n'en viendrons pas là..... Patience, mes bons amis, je serai promptement de retour.
»M. Belle-Rose sortit aussitôt, et bientôt après nous le vîmes revenir.—La consigne est levée, à présent, nous dit-il, libre à nous d'évacuer la place ou de rester;... mais vous n'avez pas encore vu madame Belle-Rose, je veux vous faire faire connaissance avec elle; c'est ça une femme! de l'esprit jusqu'au bout des ongles.
»M. Belle-Rose nous conduisit chez lui; son logement n'était pas des plus brillants: deux chambres sur le derrière d'une maison d'assez mince apparence, à quelque distance de l'arche Marion. Madame Belle-Rose était dans un alcove au fond de la seconde pièce, la tête exhaussée par une pile d'oreillers. Près de son lit étaient deux béquilles, et non loin de là, une table de nuit, sur laquelle étaient un crachoir, une tabatière en coquillage, un gobelet d'argent et une bouteille d'eau de vie en vuidange. Madame Belle-Rose pouvait avoir de quarante-cinq à cinquante ans; elle était dans un négligé galant, une fontange et un peignoir garnis de malines. Son visage lui faisait honneur. Au moment où nous parûmes, elle fut saisie d'une quinte de toux.—Attendez qu'elle ait fini, nous dit M. Belle-Rose. Enfin, la toux se calma. Tu peux parler, ma mignonne?—Oui mon minet, répondit-elle.—Eh bien! tu vas me faire l'amitié de dire à ces messieurs quelle fortune on fait dans les colonies.—Immense, M. Belle-Rose, immense!—Quels partis on y trouve pour le mariage.—Quels partis? superbes, M. Belle-Rose, superbes! la plus mince héritière a des millions de piastres.—Quelle vie on y fait?—Une vie de chanoine, M. Belle-Rose.
»—Vous l'entendez, dit le mari, je ne le lui fais pas dire.»
»La farce était jouée. M. Belle-Rose nous offrit de nous rafraîchir d'un coup de rhum: nous trinquâmes avec son épouse, en buvant à sa santé, et elle but à notre bon voyage.—Car je pense bien, ajouta-t-elle, que ces messieurs sont des nôtres. Cher ami, dit-elle à Fanfan, vous avez une figure comme on les aime dans ce pays-là: épaules carrées, poitrine large, jambe faite au tour, nez à la Bourbon. Puis, en s'adressant à moi:—Et vous aussi; oh! vous êtes des gaillards bien membrés.....—Et des gaillards qui ne se laisseront pas marcher sur le pied, reprit Belle-Rose; monsieur, tel que tu le vois, a fait ses preuves ce matin.—Ah! monsieur a fait ses preuves, je lui en fais mon compliment, approchez donc, mon pauvre Jésus, que je vous baise; j'ai toujours aimé les jeunes gens, c'est ma passion à moi; chacun la sienne. Tu n'es pas jaloux, Belle-Rose, n'est-ce pas?—Jaloux! et de quoi? monsieur s'est conduit comme un Bayard: aussi j'en informerai le corps; le colonel le saura; c'est de l'avancement tout de suite, caporal au moins, si on ne le fait pas officier;... Hein! quand vous aurez l'épaulette, vous redresserez-vous! Fanfan ne se sentait pas de joie. Quant à moi, sûr de n'être pas moins brave que lui, je me disais: S'il avance, je ne reculerai pas. Nous étions tous deux assez contents.
»—Je dois vous avertir d'une chose, poursuivit le recruteur: recommandés comme vous l'êtes, il est impossible que vous ne fassiez pas des jaloux; d'abord, il y a partout des envieux, dans les régiments comme ailleurs,... mais souvenez-vous que si l'on vous manque d'une syllabe, c'est à moi qu'ils auront affaire.... Une fois que j'ai pris quelqu'un sous ma protection.... enfin, suffit. Écrivez-moi.—Comment! dit Fanfan, vous ne partez donc pas avec nous?—Non, répondit Belle-Rose, à mon grand regret; le ministre a encore besoin de moi: je vous rejoindrai à Brest. Demain, à huit heures, je vous attends ici, pas plus tard; aujourd'hui je n'ai pas le loisir de rester plus long-temps avec vous; il faut que le service se fasse; à demain.
»Nous prîmes congé de madame Belle-Rose, qui voulut aussi m'embrasser. Le lendemain nous accourûmes à sept heures et demie, réveillés par les punaises qui logeaient avec nous au Griffon.—Vivent les gens qui sont exacts! s'écria Belle-Rose, en nous voyant; moi je le suis aussi. Puis, prenant le ton sévère: Si vous avez des amis et des connaissances, il vous reste la journée pour leur faire vos adieux. Actuellement, voici votre feuille de route: il vous revient trois sous par lieue et le logement, place au feu et à la chandelle. Vous pouvez brûler des étapes tant qu'il vous plaira, çà ne me regarde pas; mais n'oubliez pas surtout que si l'on vous rencontre demain soir dans Paris, c'est la maréchaussée qui vous conduira à votre destination.
»Cette menace cassa bras et jambes à Fanfan ainsi qu'à moi. Le vin était tiré, il fallait le boire: nous prîmes notre parti. De Paris à Brest, il y a un fameux ruban de queue; malgré les ampoules, nous faisions nos dix lieues par jour. Enfin nous arrivâmes; et ce ne fut pas sans avoir mille fois maudit Belle-Rose. Un mois après, nous fûmes embarqués. Dix ans après, jour pour jour, je passai caporal d'emblée, et Fanfan devint appointé; il est crevé à Saint-Domingue pendant l'expédition de Leclerc; c'est le pian des Nègres qui l'a emporté: c'était un fameux lapin. Quant à moi, j'ai encore bon pied bon œil; le coffre est solide, et s'il n'y a pas d'avarie, je me fais fort de vous enterrer tous. J'ai essuyé bien des traverses dans ma vie; j'ai été trimballé d'une colonie à l'autre; j'ai roulé ma bosse partout, je n'en ai pas amassé davantage; c'est égal, les enfants de la joie ne périront pas.... Et puis quand il n'y en a plus il y en a encore», poursuivit le sergent Dufailli, en frappant sur les poches de son uniforme râpé, et en relevant son gilet pour nous montrer une ceinture de cuir qui crevait de plénitude. «Je dis qu'il y en a du beurre à la cambuse, et du jaune, sans compter qu'avant peu les Anglais nous feront le prêt. La compagnie des Indes me doit encore un décompte; c'est quelque trois mâts qui me l'apporte.—En attendant, il fait bon avec vous, père Dufailli, dit le fourrier.—Très bon, répéta le sergent-major.»—Oui, très bon, pensai-je tout bas, en me promettant bien de cultiver une connaissance que le hasard me rendait si à propos.
CHAPITRE XIX.
Continuation de la même journée.—La Contemporaine.—Un adjudant de place.—Les filles de la mère Thomas.—Le lion d'argent.—Le capitaine Paulet et son lieutenant.—Les corsaires.—Le bombardement.—Le départ de lord Landerdale.—La comédienne travestie.—Le bourreau des crânes.—Neuvième Henri et ses demoiselles.—Je m'embarque.—Combat naval.—Le second de Paulet est tué.—Prise d'un brick de guerre.—Mon sosie; je change de nom.—Mort de Dufailli.—Le jour des rois.—Une frégate coulée.—Je veux sauver deux amants.—Une tempête.—Les femmes des pêcheurs.
Tout en faisant la scène du recruteur, le père Dufailli avait bu presque à chaque phrase. Il était d'opinion que les paroles coulent mieux quand elles sont humectées; il aurait pu tout aussi-bien les tremper avec de l'eau, mais il en avait horreur, depuis, disait-il, qu'il était tombé à la mer: c'était en 1789 que cet accident lui était arrivé. Aussi advint-il que, moitié parlant, moitié buvant, il s'enivra sans s'en apercevoir. Enfin il vint un moment où il fut saisi d'une incroyable difficulté de s'exprimer: il avait ce qu'on appelle la langue épaisse. Ce fut alors que le fourrier et le sergent-major songèrent à se retirer.
Dufailli et moi nous restâmes seuls; il s'endormit, se pencha sur la table, et se mit à ronfler, pendant qu'en digérant de sang-froid, j'étais livré à mes réflexions. Trois heures s'étaient écoulées, et il n'avait pas achevé son somme. Quand il se réveilla, il fut tout surpris de voir quelqu'un auprès de lui; il ne m'aperçut d'abord qu'à travers un épais brouillard, qui ne lui permit pas de distinguer mes traits; insensiblement cette vapeur se dissipa, et il me reconnut; c'était tout ce qu'il pouvait. Il se leva en chancelant, se fit apporter un bol de café noir, dans lequel il renversa une salière, avala ce liquide à petites gorgées et, ayant passé son demi-espadon, il se pendit à mon bras, en m'entraînant vers la porte; mon appui lui était on ne peut plus nécessaire: il était la vigne qui s'attache à l'ormeau. «Tu vas me remorquer, me dit-il, et moi je te piloterai. Vois-tu le télégraphe, Qu'est-ce qu'il dit avec ses bras en l'air? il signale que le Dufailli est vent dessus vent dedans;... le Dufailli, mille Dieu! navire de trois cents tonneaux au moins. Ne t'inquiète pas, il ne perd pas le nord Dufailli.»—En même temps, sans me quitter le bras, il retira son chapeau, et le posant sur le bout de son doigt, il le fit pirouetter, «Voilà,.... ma boussole; attention! Je retiens la corne du côté de la cocarde;... le cap sur la rue des Prêcheurs; en avant, marche!» commanda Dufailli, et nous prîmes ensemble le chemin de la basse ville, après qu'il se fût recoiffé en tapageur.
Dufailli m'avait promis un conseil, mais il n'était guères en état de me le donner. J'aurais bien désiré qu'il recouvrât sa raison; malheureusement le grand air et le mouvement avaient produit sur lui un effet tout contraire. En descendant la grande rue, il nous fallut entrer dans cette multitude de cabarets dont le séjour de l'armée l'avait peuplée; partout nous faisions une station plus ou moins longue, que j'avais soin d'abréger le plus possible; chaque bouchon, selon l'expression de Dufailli, était une relâche qu'il était indispensable de visiter, et chaque relâche augmentait la charge qu'il avait déjà tant de peine à porter.—«Je suis soul comme un gredin, me disait-il par intervalles, et pourtant je ne suis pas un gredin, car il n'y a que les gredins qui se soûlent, n'est-ce pas, mon ami?»
Vingt fois je fus tenté de l'abandonner, mais Dufailli à jeun pouvait être ma providence; je me rappelai sa ceinture pleine, et pour le perdre de vue, je comprenais trop bien qu'il avait d'autres ressources que sa paie de sergent. Parvenu en face de l'église, sur la place d'Alton, il lui prit la fantaisie de faire cirer se souliers. «A la cire française, dit-il, en posant le pied sur la sellette: c'est de l'œuf, entends-tu?—Suffit, mon officier, répondit l'artiste.» A ce moment, Dufailli perdit l'équilibre; je crus qu'il allait tomber, et m'approchai pour le soutenir. «Eh! pays, n'as-tu pas peur, parce qu'il y a du roulis? j'ai le pied marin.» En attendant, le pinceau, remué avec agilité, donnait un nouveau lustre à sa chaussure. Quand elle fut complétement barbouillée de noir:—«Et le coup de fion, dit Dufailli, c'est-il pour demain?» En même temps il offrait un sou pour salaire.—«Vous ne me faites pas riche, mon sergent.—Je crois qu'il raisonne: prends garde que je te f... ma botte...» Dufailli fait le geste; mais, dans ce mouvement, son chapeau ébranlé tombe à terre; chassé par le vent, il roule sur le pavé; le décrotteur court après et le lui rapporte.—«Il ne vaut pas deux liards, s'écrie Dufailli; n'importe, tu es un bon enfant.» Puis, fouillant dans sa poche, il en ramène une poignée de guinées: «Tiens, voilà pour boire à ma santé.—Merci, mon colonel,» dit alors le décrotteur, qui proportionnait les titres à la générosité.
«Actuellement, me dit Dufailli, qui semblait peu à peu reprendre ses esprits, il faut que je te mène dans les bons endroits.» J'étais décidé à l'accompagner partout où il irait; je venais d'être témoin de sa libéralité, et je n'ignorais pas que les ivrognes sont gens les plus reconnaissants du monde envers les personnes qui se dévouent à leur faire compagnie. Je me laissai donc piloter suivant son désir, et nous arrivâmes dans la rue des Prêcheurs. A la porte d'une maison neuve d'une construction assez élégante, était une sentinelle et plusieurs soldats de planton: «C'est là, me dit-il.—Quoi! c'est là? est-ce que vous me conduisez à l'état-major?—L'état-major, tu veux rire; je te dis que c'est là la belle blonde, Magdelaine; ou, pour mieux dire, madame quarante mille hommes, comme on l'appelle ici.—Impossible, pays, vous vous trompez.—Je n'ai pas la berlue peut-être, ne vois-je pas le factionnaire»? Dufailli s'avança aussitôt, et demande si l'on peut entrer.—«Retirez-vous, lui répond brusquement un maréchal-des-logis de dragons, vous savez bien que ce n'est pas votre jour.»—Dufailli insiste.—«Retirez-vous, vous dis-je, reprend le sous-officier, où je vous conduis à la place.» Cette menace me fit trembler.
L'obstination de Dufailli pouvait me perdre; cependant il n'eût pas été prudent de lui communiquer mes craintes; ce n'était d'ailleurs pas le lieu: je me bornai à lui faire quelques observations qu'il retorquait toujours, il ne connaissait rien.—«Je me f... de la consigne, le soleil luit pour tout le monde: liberté, égalité ou la mort», répétait-il, en se tordant pour échapper aux efforts que je faisais afin de le retenir.—«Égalité, te dis-je;» et, dans une attitude renversée, il me regardait sous le nez avec cette fixité stupide de l'homme que l'excès des liqueurs fermentées a réduit à l'état de la brute.
Je désespérais d'en venir à bout, lorsqu'à ce cri: Aux armes, suivi de cet avis: «Canonnier, sauvez-vous, voilà l'adjudant, voilà Bévignac», il se redresse tout-à-coup. Une douche qui descend de cinquante pieds, sur la tête d'un maniaque, n'a pas un effet si rapide, pour le rendre à son bon sens. Ce nom de Bévignac fit une singulière impression sur les militaires qui formaient tapisserie devant le rez-de-chaussée de l'habitation occupée par la belle blonde. Ils s'entre-regardaient les uns les autres sans oser, pour ainsi dire, respirer, tant ils étaient terrifiés. L'adjudant, qui était un grand homme sec, déjà sur le retour, se mit à les compter en gesticulant avec sa canne; jamais je n'avais vu de visage plus courroucé; sur cette face maigre et alongée, qu'accompagnaient deux ailes de pigeon sans poudre, il y avait quelque chose qui indiquait que, par habitude, M. Bévignac était en révolte ouverte contre l'indiscipline. Chez lui la colère était passée à l'état chronique; ses yeux étaient pleins de sang; une horrible contraction de sa mâchoire annonça qu'il allait parler.—«Trou dé dious! tout est tranquille! vous savez l'ordre, rien qui les officiers, trou dé dious! et chaque son tour.» Puis, nous apercevant, et avançant sur nous la canne levée:—«Eh! qu'est-ce qu'il fait ici cé sergent des biguernaux?» J'imaginai qu'il voulait nous frapper.—«Allons! c'est rien, poursuivit-il, je vois qué tu es ivre, s'adressant à Dufailli; un coup de boisson, c'est pardonnable, mais va té coucher, et qué jé té rencontré plus.—Oui mon commandant», répondit Dufailli, à l'exhortation, et nous redescendîmes la rue des Prêcheurs.
Je n'ai pas besoin de dire quelle était la profession de la belle blonde; je l'ai suffisamment indiquée. Magdelaine la Picarde était une grande fille, âgée de vingt-trois ans environ, remarquable par la fraîcheur de son teint autant que par la beauté de ses formes; elle se faisait gloire de n'appartenir à personne, et par principe de conscience, elle croyait se devoir tout entière à l'armée et à l'armée tout entière: fifre ou maréchal d'empire, tout ce qui portait l'uniforme était également bien accueilli chez elle; mais elle professait un grand mépris pour ce qu'elle appelait les péquins. Il n'y avait pas un bourgeois qui pût se vanter d'avoir eu part à ses faveurs; elle ne faisait même pas grand cas des marins, qu'elle qualifiait de culs goudronnés, et qu'elle rançonnait à plaisir, parce qu'elle ne pouvait pas se décider à les regarder comme des soldats: aussi disait-elle plaisamment qu'elle avait la marine pour entreteneur, et la ligne pour amant. Cette fille, que j'eus l'occasion de visiter plus tard, fit long-temps les délices des camps, sans que sa santé en fût altérée; on la supposait riche. Mais, soit que Magdelaine, comme j'ai pu m'en convaincre, ne fût pas intéressée, soit que, comme dit le proverbe, ce qui vient de la flûte s'en retourne au tambour, Magdelaine mourut en 1812 à l'hôpital d'Ardres, pauvre, mais fidèle à ses drapeaux; deux ans de plus, et comme une autre fille très connue dans Paris, depuis le désastre de Waterloo, elle aurait eu la douleur de se dire la veuve de la grande armée.
Le souvenir de Magdelaine vit encore disséminé sur tous les points de la France, je dirais même de l'Europe, parmi les débris de nos vieilles phalanges. Elle était la Contemporaine de ce temps-là, et si je n'avais pas la certitude qu'elle n'est plus, je croirais la retrouver dans la Contemporaine de ce temps-ci. Toutefois, je ferai observer que Magdelaine, bien qu'elle eût les traits un peu hommasses, n'avait rien d'ignoble dans la figure; la nuance de ses cheveux n'était pas de ce blond fade qui frise la filasse; les reflets dorés de ses tresses étaient en parfaite harmonie avec le bleu tendre de ses yeux; son nez ne se dessinait point disgracieusement dans la courbe anguleuse de la proéminence aquiline. Il y avait du messalin dans sa bouche, mais aussi quelque chose de gracieux et de franc; et puis, Magdelaine ne faisait que son métier; elle n'écrivait pas, et ne connaissait de la police que les sergents de ville ou les gardes de nuit, à qui elle payait à boire pour son repos.
La satisfaction que j'éprouve, après plus de vingt ans, à tracer le portrait de Magdelaine, m'a fait un instant oublier Dufailli. Il est bien difficile de déraciner une idée d'un cerveau troublé par les fumées du vin. Dufailli avait fourré dans sa tête de terminer la journée chez les filles; il n'en voulut pas démordre. A peine avions-nous fait quelques pas, que, regardant derrière lui, «Il est filé, me dit-il, allons! viens ici», et, abandonnant mon bras, il monta trois marches pour heurter à une petite porte, qui, après quelques minutes, s'entr'ouvrit afin de livrer passage à un visage de vieille femme. «Qui demandez-vous?—Qui nous demandons, répondit Dufailli; et nom d'un nom! vous ne reconnaissez plus les amis?—Ah! c'est vous, papa Dufailli; il n'y a plus de place.—Il n'y a plus de place pour les amis!!! tu veux rire, la mère, c'est un plan que tu nous tires là.—Non, foi d'honnête femme; tu sais bien, vieux coquin, que je ne demanderais pas mieux; mais j'ai Thérèse, mon aînée, qui est en occupation avec le capitaine des guides-interprètes, et Pauline, la cadette, avec le général Chamberlhac; repassez dans un quart d'heure mes enfants. Vous serez bien sages, n'est-ce pas?—A qui dites-vous ça? est-ce que nous avons l'air de tapageurs?—Je ne dis pas, mes enfants; mais, voyez-vous, la maison est tranquille; jamais plus de bruit que vous n'en entendez; aussi c'est tous gens comme il faut qui viennent ici: le général en chef, le commissaire-ordonnateur, le munitionnaire général; ce ne sont pas les pratiques qui manquent, Dieu merci! j'aurais cinquante filles que je n'en serais pas embarrassée.—C'est ça une bonne mère, s'écria Dufailli. Ah çà! maman Thomas, reprit-il, en se posant sur l'œil une pièce d'or, tu n'y songes pas, de vouloir nous faire droguer pendant un quart d'heure; est-ce qu'il n'y aurait pas quelque petit coin?—Toujours farceur comme à son ordinaire, papa Dufailli; il n'y a pas mèche à lui refuser: allons! vite, vite! entrez qu'on ne vous voie pas; cachez-vous là, mes enfants, et motus.»
Madame Thomas nous avait mis en entrepôt derrière un vieux paravent, dans une salle basse, qu'il était indispensable de traverser pour sortir. Nous n'eûmes pas le temps de perdre patience: mademoiselle Pauline vint nous trouver la première; après avoir reconduit le général, elle dit quelques paroles à l'oreille de sa mère, et s'attabla avec nous autour d'un flacon de vin du Rhin.
Pauline n'avait pas encore atteint sa quinzième année, et déjà elle avait le teint plombé, le regard impudique, le langage ordurier, la voix rauque, et le dégoûtant fumet de nos courtisanes de carrefour. Cette ruine précoce m'était destinée; ce fut à moi qu'elle prodigua ses caresses. Thérèse était mieux assortie au front chauve de mon compagnon; à qui il tardait qu'elle fût libre; enfin, un mouvement rapide de bottes à la hussarde, garnies de leurs éperons, annonça que le cavalier prenait congé de sa belle. Dufailli, trop empressé, se lève brusquement de son siége, mais ses jambes se sont embarrassées dans son demi-espadon; il tombe, entraînant avec lui le paravent, la table, les bouteilles et les verres. «Excusez, mon capitaine, dit-il, en cherchant à se remettre debout; c'est la faute de la muraille.—Oh! il n'y a pas d'indiscrétion, repartit l'officier», qui, bien qu'un peu confus, se prêtait de bonne grâce à le relever, pendant que Pauline, Thérèse et leur mère, étaient saisies d'un rire inextinguible. Dufailli une fois sur ses pieds, le capitaine se retira, et comme la chute n'avait occasioné ni contusion ni blessure, rien n'empêcha de nous livrer à la gaîté. Je jetterai un voile sur le reste des événements de cette soirée: nous étions dans un des bons endroits que connaissait Dufailli, tout s'y passa comme dans un mauvais lieu. Plus d'un de mes lecteurs sait à quoi s'en tenir; qu'il me suffise de leur apprendre qu'à une heure du matin j'étais enseveli dans le plus profond sommeil, lorsque je fus subitement réveillé par un épouvantable vacarme. Sans soupçonner ce que ce pouvait être, je m'habillai en toute hâte, et bientôt les cris à la garde, à l'assassin, poussés par la mère Thomas, m'avertirent que le danger approchait de nous. J'étais sans armes; je courus aussitôt à la chambre de Dufailli, pour lui demander son briquet, dont j'étais assuré de faire un meilleur usage que lui. Il était temps, le gîte venait d'être envahi par cinq ou six matelots de la garde, qui, le sabre en main, accouraient tumultueusement pour nous remplacer. Ces messieurs ne s'étaient promis ni plus ni moins que de nous faire sauter par la fenêtre; et comme ils menaçaient, en outre, de mettre tout à feu et à sang dans la maison, madame Thomas, de sa voix aiguë, sonnait à tue tête un tocsin d'alarme qui mit tout le quartier en émoi. Quoique je ne fusse pas homme à m'effrayer facilement, j'avoue que je ne pus me défendre d'un mouvement de crainte. La scène quelle qu'elle fût, pouvait avoir pour moi un dénouement très fâcheux.
Toutefois, j'étais résolu à faire bonne contenance. Pauline voulait à toute force que je m'enfermasse avec elle. «Mets le verrou, me disait-elle, mets le verrou, je t'en supplie.» Mais le galetas dans lequel nous étions n'était pas inexpugnable; je pouvais y être bloqué; je préférai défendre les approches de la place, plutôt que de m'exposer à y être pris comme un rat dans la souricière. Malgré les efforts de Pauline pour me retenir, je tentai une sortie. Bientôt je fus aux prises avec deux des assaillants: je fonçai sur eux, le long d'un étroit corridor, et j'y allais avec tant d'impétuosité, qu'avant qu'ils se fussent reconnus, acculés, en rompant précipitamment, à la dernière marche d'une espèce d'échelle de meunier par laquelle ils étaient montés, ils firent la culbute en arrière et dégringolèrent jusqu'en bas, où ils s'arrêtèrent moulus et brisés. Alors Pauline, sa sœur, et Dufailli, pour rendre la victoire plus décisive, lancèrent sur eux tout ce qui leur tomba sous la main, des chaises, des pots de chambre, une table de nuit, un vieux dévidoir et divers autres ustensiles de ménage. A chaque projectile qui leur arrivait, mes adversaires, étendus sur le carreau, poussaient des cris de douleur et de rage. En un instant l'escalier fut encombré. Ce tapage nocturne ne pouvait manquer de donner l'éveil dans la place: des gardes de nuit, des agents de police et des patrouilles s'introduisirent dans le domicile de madame Thomas. Il y avait, je crois, plus de cinquante hommes sous les armes; il se faisait un tumulte épouvantable. Madame Thomas essayait de démontrer que sa maison était tranquille; on ne l'écoutait pas; et ces mots, dont quelques-uns étaient très significatifs: «Emmenez cette femme! allons, coquine, suis-nous...... allez chercher une civière..... empoignez-moi tout ça», nous arrivaient du rez-de-chaussée. «Rafle générale, rafle générale, et désarmez-les. Je vous apprendrai, tas dé canaille, à faire du train.» Ces paroles, prononcées avec l'accent provençal et entremêlées de quelques interjections occitaniques, qui, de même que l'ail et le piment, sont des fruits du pays, nous firent assez connaître que l'adjudant Bévignac était à la tête de l'expédition. Dufailli ne se souciait pas de tomber en son pouvoir. Quant à moi, on sait que j'avais d'excellentes raisons pour vouloir lui échapper. «A l'escalier, bloquez lé passage, à l'escalier, trou dé dious», commandait Bévignac. Mais pendant qu'il s'époumonait de la sorte, j'avais eu le temps d'attacher un drap à la croisée, et les obstacles qui nous séparaient de la force armée, n'avaient pas encore disparu, que Pauline, Thérèse, Dufailli et moi, étions déjà hors d'atteinte. Cette menace: «Ne vous inquiétez pas, je vous repêcherai», que nous entendîmes de loin, ne fit qu'exciter notre hilarité; le danger était passé.
Nous délibérâmes où nous irions achever la nuit; Thérèse et Pauline proposèrent de sortir de la ville et de faire une excursion pastorale dans la campagne, où il y a toujours des lits pour tout le monde. «Non, non, dit Dufailli, au plus près, au Lion d'argent, chez Boutrois». Il fut convenu que l'on se réfugierait dans cet hôtel. M. Boutrois, bien qu'il fût heure indue, nous ouvrit avec une cordialité enchanteresse. «Eh bien! dit-il à Dufailli, j'ai appris que vous aviez touché votre part des prises; c'est fort bien fait à vous de venir nous voir; j'ai de l'excellent Bordeaux. Ces dames souhaitent-elles quelque chose? Une chambre à deux lits, je vois çà.» En même temps M. Boutrois, armé d'un trousseau de clefs et la chandelle à la main, se mit en devoir de nous conduire à la chambre qu'il nous destinait. «Vous serez là comme chez vous. D'abord, on ne viendra pas vous troubler; quand on donne la pâtée au commandant d'armes, au chef militaire de la marine et à notre commissaire général de police, vous sentez qu'on n'oserait pas.... Par exemple, ajouta-t-il, il y a madame Boutrois qui ne plaisante pas; aussi me garderai-je bien de lui dire que vous n'êtes pas seuls; c'est une bonne femme madame Boutrois, mais les mœurs; voyez-vous, les mœurs! sur cet article elle n'entend pas raison; elle est stricte. Des femmes ici! si elle le soupçonnait seulement, elle croirait que tout est perdu: avec ça qu'elle a des filles! Eh! mon Dieu, ne faut-il pas vivre avec les vivants? Je suis philosophe moi, pourvu qu'il n'y ait pas de scandale.... Et quand il y en aurait;... chacun se divertit à sa manière, l'essentiel est que ça ne porte préjudice à personne.»
M. Boutrois nous débita encore bon nombre de maximes de cette force, après quoi il nous déclara que sa cave était bien fournie, et qu'elle était toute à notre service. «Quant à la crémaillère, ajouta-t-il, à l'heure qu'il est, elle est un peu froide, mais que votre seigneurie donne ses ordres, et en deux coups de temps tout sera prêt.» Dufailli demanda du Bordeaux et du feu, quoiqu'il fît assez chaud pour que l'on pût s'en passer.
On apporta le Bordeaux; cinq ou six grosses bûches furent jetées dans le foyer, et une ample collation s'étala devant nous; une volaille froide occupait le centre de la table, et formait la pièce de résistance d'un repas improvisé, où tout avait été calculé pour un énorme appétit. Dufailli voulait que rien ne nous manquât, et M. Boutrois, certain d'être bien payé, était de son avis. Thérèse et sa sœur dévoraient tout des yeux; pour moi, je n'étais pas non plus en trop mauvaise disposition.
Pendant que je découpais la volaille, Dufailli dégustait le Bordeaux. «Délicieux! délicieux»! répétait-il, en le savourant en gourmet; puis il se mit à boire à grand verre, et à peine avions-nous commencé à manger, qu'un sommeil invincible le cloua dans son fauteuil, où il ronfla jusqu'au dessert comme un bienheureux. Alors il se réveille: «Diable, dit-il, il vente grand frais; où suis-je donc? Est-ce qu'il gêlerait par hasard? Je suis tout je ne sais comment?—Oh! il a plus de la moitié de son pain de cuit, s'écria Pauline, qui me tenait tête ni plus ni moins qu'un sapeur de la garde.—Il est mort dans le dos le papa, dit à son tour Thérèse, en ouvrant une espèce de bonbonnière d'écaille, dans laquelle était du tabac; une prise, mon ancien, çà vous éclaircira la vue.» Dufailli accepta la prise; et si je mentionne cette circonstance, très peu importante en elle-même, c'est que j'oubliais de dire que la sœur de Pauline avait déjà dépassé la trentaine, et que de ce seul fait qu'elle reniflait du tabac comme un greffier ou comme un clerc de commissaire, on peut aisément tirer la conséquence qu'elle n'était plus de la première jeunesse.
Quoi qu'il en soit, Dufailli en faisait ses choux gras. «Je l'aime la petite, s'écria-t-il quelquefois; c'est une bonne enfant.—«Oh! tu ne m'apprends rien de neuf, lui répondait Thérèse, depuis qu'il y a une péniche dans la rade, il n'est pas un équipage que je n'aie passé en revue, et je défie qu'un matelot puisse me dire plus haut que mon nom; quand on sait se faire respecter.....—L'enfant dit vrai, reprenait Dufailli, je l'aime, moi, parce qu'elle est franche; aussi prétends-je lui faire un sort.—Ah! ah! ah! un sort, s'écria Pauline en riant; puis s'adressant à moi, et toi, m'en feras-tu un de sort?»
La conversation allait se continuer sur ce pied, lorsque nous entendîmes venir du côté du port une troupe d'hommes bottés qui faisaient grand bruit en marchant. «Vive le capitaine Paulet! criaient-ils, vive le capitaine!» Bientôt cette troupe s'arrêta devant l'hôtel. «Eh! père Boutrois, père Boutrois», appelait-on coup sur coup et en même temps. Les uns essayaient d'ébranler la porte, d'autres secouaient le marteau d'une force incroyable, ceux-ci se pendaient au cordon de la sonnette, ceux-là lançaient des pierres dans les volets.
A ce carillon, je tressaillis, j'imaginais que notre asile allait être violé de nouveau; Pauline et sa sœur n'étaient pas trop rassurées; enfin l'on descend l'escalier quatre à quatre, la porte s'ouvre, il semble que ce soit une digue qui vient de se briser. Le torrent se précipite, un mélange confus de voix articule des sons auxquels nous ne comprenons rien. «Pierre, Paul, Jenny, Elisa, toute la maison; ma femme, lève-toi. Ah! mon Dieu! ils dorment comme des souches.» On eût dit que le feu était à la maison. Bientôt nous entendîmes aller et venir les portes; c'est un mouvement, un bruit inconcevables, c'est une servante qui se plaint en termes grossiers d'une familiarité indécente, ce sont des éclats d'un rire bruyant; des bouteilles s'entre-choquent. Les plats, les assiettes, les verres remués précipitamment, le tournebroche qu'on remonte, concourent à ce charivari; l'argenterie résonne, et des jurons anglais et français, jetés pêle-mêle au milieu du vacarme, font retentir les airs. «Pays, me dit Dufailli, c'est de la joie, ou je ne m'y connais pas. Qu'ont-ils donc ces mâlins-là, qu'ont-ils donc? Est-ce qu'ils ont enlevé les gallions d'Espagne? ce n'est pas la route pourtant!»
Dufailli se creusait l'esprit pour trouver la cause de cette allégresse, sur laquelle je ne pouvais lui donner aucun éclaircissement, quand M. Boutrois, la face toute radieuse, entra pour nous demander du feu. «Vous ne savez pas, nous dit-il, la Revanche vient de rentrer dans le port. Notre Paulet a encore fait des siennes: a-t-il du bonheur!... une capture de trois millions sous le canon de Douvres.—Trois millions! s'écria Dufailli, et je n'y étais pas!—Dis donc, ma sœur, trois millions! s'écria de son côté Pauline, en bondissant comme un jeune chevreau.—Trois millions! répéta Thérèse; Dieu! que je suis contente! allons-nous en avoir!—Voilà bien les femmes, reprit Dufailli, l'intérêt avant tout; et songez donc plutôt à votre mère, dans ce moment peut-être, elle est à l'ombre.—La mère Thomas, une vieille,....» je n'ose pas répéter ici la qualification que lui donna Thérèse.—C'est joli! observa M. Boutrois, une fille! tes père et mère honorera, afin de vivre longuement.—Je n'en puis pas revenir, trois millions, disait Dufailli; contez-nous donc ça, papa Boutrois.... Notre hôte s'excusa sur ce qu'il n'en avait pas le loisir; d'ailleurs, ajouta-t-il, je ne sais pas, et je suis pressé.»
Le tintamarre se continue; je reconnais que l'on range des chaises; un instant après, le silence qui se fit m'annonça que les mâchoires étaient occupées. Il était vraisemblable que la suspension du tapage serait de quelques heures; je proposai alors à la société de se mettre dans le porte-feuille; chacun fut de mon avis, nous nous couchâmes pour la seconde fois, et comme nous touchions aux approches du jour; pour ne pas être incommodés par la lumière, et récupérer à notre aise le temps perdu, nous eûmes la précaution de tirer le rideau... Le lecteur ne trouvera pas mauvais que la cottonnade flambée qui devait prolonger pour nous la durée de cette nuit orageuse, dérobe à ses regards les actes clandestins d'une orgie dont il ne tardera pas à connaître le dénoûment.
Tout ce que je puis dire, c'est que notre réveil était moins éloigné que je ne le pensais; les marins mangent vite et boivent long-temps. Des chants à faire frémir les vitres vinrent tout à coup interrompre notre repos; quarante voix discordantes entre elles répétaient en chœur, le refrain fameux de l'hymne de Roland. «Au Diable les chanteurs! s'écria Dufailli, je faisais le plus beau rêve;... j'étais à Toulon: y es-tu allé à Toulon, pays?—Je répondis à Dufailli, que je connaissais Toulon, mais que je ne voyais pas quel rapport il pouvait y avoir entre le plus beau rêve et cette ville—J'étais forçat, reprit-il, je venais de m'évader.» Dufailli s'aperçoit que le récit de ce songe fait sur moi une impression pénible, que je n'étais pas le maître de dissimuler. «Eh! bien, qu'as-tu donc, pays? n'est-ce pas un rêve que je te raconte? je venais de m'évader; ce n'est pas un mauvais rêve, je crois, pour un forçat; mais ce n'est pas tout, je m'étais enrôlé parmi des corsaires, et j'avais de l'or gros comme moi.»
Quoique je n'aie jamais été superstitieux, j'avoue que je pris le rêve de Dufailli pour une prédiction sur mon avenir; c'était peut-être un avis du ciel pour me dicter une détermination. Cependant, disais-je en moi-même, jusqu'à présent, je ne vaux guère la peine que le ciel s'occupe de moi, et je ne vois pas non plus qu'il s'en soit trop occupé. Bientôt je fis une autre réflexion; il me passa par la tête, que le vieux sergent pourrait bien avoir voulu faire une allusion. Cette idée m'attrista; je me levai, Dufailli s'aperçut que je prenais un air plus sombre que de coutume. «Eh! qu'as-tu donc, pays? s'écria-t-il; il est triste comme un bonnet de nuit.—Est-ce que par hazard on t'aurait vendu des pois qui ne veulent pas cuire? me dit Pauline en me saisissant brusquement par le bras, comme pour me tirer de ma rêverie.—Est-il maussade, observa Thérèse.—Taisez-vous, reprit Dufailli; vous parlerez quand on vous le permettra; en attendant, dormez; dormez esclaves, répéta-t-il, et ne bougez-pas; nous allons revenir.»
Aussitôt il me fit signe de le suivre; j'obéis, et il me conduisit dans une salle basse, où était le capitaine Paulet, avec les hommes de son équipage, la plupart ivres d'enthousiasme et de vin. Des que nous parûmes, ce ne fut qu'un cri: «Voilà Dufailli! voilà Dufailli!—Honneur à l'ancien, dit Paulet; puis, offrant à mon compagnon un siége à côté de lui: Pose toi là, mon vieux: on a bien raison de dire que la providence est grande. M. Boutrois, appelait-il, M. Boutrois, du bichops, comme s'il en pleuvait; va! il n'y aura pas de misère après ce temps-ci, reprit Paulet, en pressant la main de Dufailli.» Depuis un moment Paulet ne cessait pas d'avoir les yeux sur moi. «Il me semble que je te connais, me dit-il; tu as déjà porté le hulot, mon cadet.»
Je lui répondis que j'avais été embarqué sur le corsaire le Barras, mais que quant à lui, je pensais ne l'avoir jamais vu.—«En ce cas nous ferons connaissance; je ne sais, ajouta-t-il, mais tu m'as encore l'air d'un bon chien; d'un chien à tout faire, comme on dit. Eh! les autres, n'est-ce pas qu'il a l'air d'un bon chien? j'aime des trognes comme ça. Assieds-toi à ma droite, main fieux, queu carrure! en a-t-il des épaules! Ce blondin fera encore un fameux péqueux de rougets (pêcheur d'Anglais.)» En achevant de prononcer ces mots, Paulet me coiffa de son bonnet rouge. «Il ne lui sied point mal, à cet éfant», remarqua-t-il avec un accent picard, dans lequel il y avait beaucoup de bienveillance.
Je vis tout d'un coup que le capitaine ne serait pas fâché de me compter parmi les siens. Dufailli, qui n'avait pas encore perdu l'usage de la parole, m'exhorta vivement à profiter de l'occasion; c'était le bon conseil qu'il avait promis de me donner, je le suivis. Il fut convenu que je ferais la course, et que, dès le lendemain, on me présenterait à l'armateur, M. Choisnard, qui m'avancerait quelqu'argent.
Il ne faut pas demander si je fus fêté par mes nouveaux camarades; le capitaine leur avait ouvert un crédit de mille écus dans l'hôtel, et plusieurs d'entre eux avaient en ville des réserves dans lesquelles ils allèrent puiser. Je n'avais pas encore vu pareille profusion. Rien de trop cher ni de trop recherché pour des corsaires. M. Boutrois, pour les satisfaire, fut obligé de mettre à contribution la ville et les environs; peut-être même dépêcha-t-il des courriers, afin d'alimenter cette bombance, dont la durée ne devait pas se borner à un jour. Nous étions le lundi, mon compagnon n'était pas dégrisé le dimanche suivant. Quant à moi, mon estomac répondait de ma tête, elle ne reçut pas le moindre échec.
Dufailli avait oublié la promesse que nous avions faite à nos particulières; je l'en fis souvenir, et, quittant un instant la société, je me rendis auprès d'elles, présumant bien qu'elles s'impatientaient de ne pas nous voir revenir. Pauline était seule; sa sœur était allée s'informer de ce qu'était devenue sa mère: elle rentra bientôt.—«Ah! malheureuses que nous sommes, s'écria-t-elle en se jetant sur le lit, avec un mouvement de désespoir.—Eh! bien, qu'y a-t-il donc? lui dis-je.—Nous sommes perdues, me répondit-elle, le visage inondé de larmes: on en a transporté deux à l'hôpital; ils ont les reins cassés; un garde de nuit a été blessé, et le commandant de place vient de faire fermer la maison. Qu'allons-nous devenir? où trouver un asile?—Un asile, lui dis-je, on vous en trouvera toujours un; mais la mère, où est-elle?» Thérèse m'apprit que sa mère, d'abord emmenée au violon, venait d'être conduite à la prison de la ville, et qu'il était bruit qu'elle n'en serait pas quitte à bon marché.
Cette nouvelle me donna de sérieuses inquiétudes: la mère Thomas allait être interrogée, peut-être avait-elle déjà comparu au bureau de la place, ou chez le commissaire-général de police: sans doute qu'elle aurait nommé ou qu'elle nommerait Dufailli. Dufailli compromis, je l'étais aussi; il était urgent de prévenir le coup. Je redescendis en toute hâte pour me concerter avec mon sergent, sur le parti à prendre. Heureusement, il n'était pas encore hors d'état d'entendre raison: je ne lui parlai que du danger qui le menaçait; il me comprit, et, tirant de sa ceinture une vingtaine de guinées: «Voilà, me dit-il, de quoi m'assurer du silence de la mère Thomas»; puis, appelant un domestique de l'hôtel, il lui remit la somme, en lui recommandant de la faire tenir sur-le-champ à la prisonnière. «C'est le fils du concierge, me dit Dufailli; il a les pieds blancs, il passe partout, et avec çà, c'est un garçon discret.»
Le commissionnaire fut promptement de retour; il nous raconta que la mère Thomas, interrogée deux fois, n'avait nommé personne; qu'elle avait accepté avec reconnaissance la gratification, et qu'elle était bien résolue, la tête sur le billot, à ne rien dire qui pût nous porter préjudice; ainsi, il devint clair pour moi que je n'avais rien à craindre de ce côté. «Et les filles, qu'en ferons-nous, dis-je à Dufailli?—Les filles, il n'y a qu'à les emballer pour Dunkerque, je fais les frais du voyage.» Aussitôt nous montons ensemble pour signifier l'ordre de ce départ. D'abord, elles parurent étonnées; cependant, après quelques raisonnements pour leur prouver qu'il était de leur intérêt de ne pas rester plus long-temps à Boulogne; elles se décidèrent à nous faire leurs adieux. Dès le soir même elles se mirent en route. La séparation s'opéra sans efforts; Dufailli avait largement financé; et puis, il y avait de l'espoir que nous nous reverrions: deux montagnes ne se rencontrent pas... on sait le reste du proverbe. En effet, nous devions les retrouver plus tard, dans un musicos qu'achalandait la grande renommée du célèbre Jean-Bart, dont une descendante, au sein de sa patrie même, se consacrait aux plaisirs des émules de son aïeul.
La mère Thomas recouvra sa liberté, après une détention de six mois. Pauline et sa sœur, alors ramenées dans le giron maternel, par l'amour du sol natal, reprirent leur train de vie habituel. J'ignore si elles ont fait fortune; ce ne serait pas impossible. Mais faute de renseignements, je termine ici leur histoire, et je continue la mienne.
Paulet et les siens s'étaient à peine aperçus de notre absence; que déjà nous étions de retour; l'on chanta, l'on but, l'on mangea, alternativement, et tout à la fois, sans désemparer, jusqu'à minuit, confondant ainsi tous les repas dans un seul. Paulet et Fleuriot, son second, étaient les héros de la fête: au physique comme au moral, ils étaient les véritables antipodes l'un de l'autre. Le premier était un gros homme court, râblé, carré; il avait un cou de taureau, des épaules larges, une face rebondie, et dans ses traits quelque chose du lion; son regard était toujours ou terrible ou affectueux; dans le combat, il était sans pitié, partout ailleurs il était humain, compatissant. Au moment d'un abordage, c'était un démon; au sein de sa famille, près de sa femme et de ses enfants, sauf quelque reste de brusquerie, il avait la douceur d'un ange; enfin c'était un bon fermier, simple, naïf et rond comme un patriarche, impossible de reconnaître le corsaire; une fois embarqué, il changeait tout à coup de mœurs et de langage, il devenait rustre et grossier outre mesure, son commandement était celui d'un despote d'Orient, bref et sans réplique; il avait un bras et une volonté de fer, malheur à qui lui résistait. Paulet était intrépide et bon homme, sensible et brutal, personne plus que lui n'avait de la franchise et de la loyauté.
Le lieutenant de Paulet était un des êtres les plus singuliers que j'eusse rencontrés: doué d'une constitution des plus robustes, très jeune encore, il l'avait usée dans des excès de tous genres; c'était un de ces libertins qui, à force de prendre par anticipation des à-compte sur la vie, dévorent leur capital en herbe. Une tête ardente, des passions vives, une imagination exaltée, l'avaient de bonne heure poussé en avant. Il ne touchait pas à sa vingtième année et le délâbrement de sa poitrine, accompagné d'un dépérissement général, l'avaient contraint de quitter l'arme de l'artillerie dans laquelle il était entré à dix-huit ans; maintenant, ce pauvre garçon n'avait plus que le souffle, il était effrayant de maigreur; deux grands yeux, dont la noirceur faisait ressortir la pâleur mélancolique de son teint, étaient en apparence tout ce qui avait survécu dans ce cadavre, où respirait cependant une ame de feu. Fleuriot n'ignorait pas que ses jours étaient comptés. Les oracles de la faculté lui avaient annoncé son arrêt de mort, et la certitude de sa fin prochaine lui avait suggéré une étrange résolution: voici ce qu'il me conta à ce sujet. «Je servais, me dit-il, dans le cinquième d'artillerie légère, où j'étais entré comme enrôlé volontaire. Le régiment tenait garnison à Metz: les femmes, le manége, les travaux de nuit au polygone, m'avaient mis sur les dents; j'étais sec comme un parchemin. Un matin on sonne le bouteselle; nous partons; je tombe malade en route, on me donne un billet d'hôpital, et, peu de jours après, les médecins voyant que je crache le sang en abondance, déclarant que mes poumons sont hors d'état de s'accommoder plus long-temps des mouvements du cheval: en conséquence, on décide que je serai envoyé dans l'artillerie à pied; et à peine suis-je rétabli, que la mutation proposée par les docteurs est effectuée. Je quitte un calibre pour l'autre, le petit pour le gros, le six pour le douze, l'éperon pour la guêtre; je n'avais plus à panser le poulet-dinde, mais il fallait faire valser la demoiselle sur la plate-forme, embarrer, débarrer à la chèvre, rouler la brouette, piocher à l'épaulement, endosser la bricolle, et, pis que cela, me coller sur l'échine la valise de La Ramée, cette éternelle peau de veau, qui a tué à elle seule plus de conscrits que le canon de Marengo. La peau de veau me donna comme on dit, le coup de bas; il n'y avait plus moyen d'y résister. Je me présente à la réforme, je suis admis; il ne s'agissait plus que de passer l'inspection du général; c'était ce gueusard de Sarrazin; il vint à moi:—Je parie qu'il est encore poitrinaire celui-là, n'est-ce pas que tu es poitrinaire?—Phtysiaque du second degré, répond le major.—C'est ça, je m'en doutais; je le disais, ils le seront tous, épaules rapprochées, poitrine étroite, taille effilée, visage émacié. Voyons tes jambes; il y a quatre campagnes là dedans, continua le général, en me frappant sur le mollet: maintenant que veux-tu? ton congé? tu ne l'auras pas. D'ailleurs, ajouta-t-il, il n'y a de mort que celui qui s'arrête: vas ton train... à un autre... Je voulus parler... A un autre, répéta le général, et tais-toi.
»L'inspection terminée, j'allai me jeter sur le lit de camp. Pendant que j'étais étendu sur la plume de cinq pieds, réfléchissant à la dureté du général, il me vint à la pensée que peut-être je le trouverais plus traitable, si je lui étais recommandé par un de ses confrères. Mon père avait été lié avec le général Legrand; ce dernier était au camp d'Ambleteuse; je songeai à m'en faire un protecteur. Je le vis. Il me reçut comme le fils d'un ancien ami, et me donna une lettre pour Sarrazin, chez qui il me fit accompagner par un de ses aides-de-camp. La recommandation était pressante; je me croyais certain du succès. Nous arrivons ensemble au camp de gauche, nous nous informons de la demeure du général, un soldat nous l'enseigne, et nous voici à la porte d'une barraque délabrée, que rien ne signale comme la résidence du chef; point de sentinelle, point d'inscription, pas même de guérite. Je heurte avec la monture de mon sabre: Entrez, nous crie-t-on, avec l'accent et le ton de la mauvaise humeur; une ficelle que je tire soulève un loquet de bois, et le premier objet qui frappe nos regards en pénétrant dans cet asile, c'est une couverture de laine dans laquelle, couchés côte à côte sur un peu de paille, sont enveloppés le général et son nègre. Ce fut dans cette situation qu'ils nous donnèrent audience. Sarrazin prit la lettre, et, après l'avoir lue sans se déranger, il dit à l'aide-de-camp:—Le général Legrand s'intéresse à ce jeune homme, eh bien! que désire-t-il? que je le réforme? il n'y pense pas.—Puis, s'adressant à moi:—Tu en seras bien plus gras quand je t'aurai réformé! oh! tu as une belle perspective dans tes foyers: si tu es riche, mourir à petit feu par le supplice des petits soins; si tu es pauvre, ajouter à la misère de tes parents, et finir dans un hospice: je suis médecin, moi, c'est un boulet qu'il te faut, la guérison au bout; si tu ne l'attrappes pas, le sac sera ton affaire, ou bien la marche et l'exercice te remettront, c'est encore une chance. Au surplus, fais comme moi, bois du chenic, cela vaut mieux que des juleps ou du petit-lait. En même-temps il étendit le bras, saisit par le cou une énorme dame-jeanne qui était auprès de lui, et emplit une canette qu'il me présenta; j'eus beau m'en défendre, il me fallut avaler une grande partie du liquide qu'elle contenait; l'aide-de-camp ne put pas non plus se dérober à cette étrange politesse: le général but après nous, son nègre, à qui il passa la canette, acheva ce qui restait.
»Il n'y avait plus d'espoir de faire révoquer la décision de laquelle j'avais appelé; nous nous retirâmes très mécontents. L'aide-de-camp regagna Ambleteuse, et moi le fort Châtillon, où je rentrai plus mort que vif. Dès ce moment, je fus en proie à cette tristesse apathique qui absorbe toutes les facultés; alors j'obtins une exemption de service; nuit et jour je restais couché sur le ventre, indifférent à tout ce qui se passait autour de moi, et je crois que je serais encore dans cette position, si, par une nuit d'hiver, les Anglais ne se fussent avisés de vouloir incendier la flottille. Une fatigue inconcevable, quoique je ne fisse rien, m'avait conduit à un pénible sommeil. Tout à coup je suis réveillé en sursaut par une détonnation; je me lève, et, à travers les carreaux d'une petite fenêtre, j'aperçois mille feux qui se croisent dans les airs. Ici ce sont des traînées immenses comme l'arc-en-ciel; ailleurs des étoiles qui semblent bondir en rugissant: l'idée qui me vint d'abord fut celle d'un feu d'artifice. Cependant un bruit pareil à celui des torrents qui se précipitent en cascades du haut des rochers, me causa une sorte de frémissement; par intervalles, les ténèbres faisaient place à cette lumière rougeâtre, qui doit être le jour des enfers; la terre était comme embrasée. J'étais déjà agité par la fièvre, je m'imagine que mon cerveau grossit. On bat la générale; j'entends crier aux armes! et de la plante des pieds aux cheveux, la terreur me galoppe; un véritable délire s'empare de moi. Je saute sur mes bottes, j'essaie de les mettre; impossible, elles sont trop étroites; mes jambes sont engagées dans les tiges, je veux les retirer, je ne puis pas en venir à bout. Durant ces efforts, chaque seconde accroît ma peur: enfin tous les camarades sont habillés; le silence qui règne autour de moi m'avertit que je suis seul, et tandis que de toutes parts on court aux pièces, sans m'inquiéter de l'incommodité de ma chaussure, je fuis en toute hâte à travers la campagne, emportant mes vêtements sous mon bras.
»Le lendemain, je reparus au milieu de tout mon monde, que je retrouvai vivant. Honteux d'une poltronnerie dont je m'étonnais moi-même, j'avais fabriqué un conte qui, si on eût pu le croire, m'aurait fait la réputation d'un intrépide. Malheureusement on ne donna pas dans le paquet aussi facilement que je l'avais imaginé; personne ne fut la dupe de mon mensonge; c'était à qui me lancerait des sarcasmes et des brocards; je crevais dans ma peau, de dépit et de rage; dans toute autre circonstance, je me serais battu contre toute la compagnie; mais j'étais dans l'abattement, et ce ne fut que la nuit suivante que je recouvrai un peu d'énergie.
»Les Anglais avaient recommencé à bombarder la ville; ils étaient très près de terre, leurs paroles venaient jusqu'à nous, et les projectiles des mille bouches de la côte, lancés de trop haut, ne pouvaient plus que les dépasser. On envoya sur la grève des batteries mobiles, qui, pour se rapprocher d'eux le plus possible, devaient suivre le flux et reflux. J'étais premier servant d'une pièce de douze; parvenus à la dernière limite des flots, nous nous arrêtons. Au même instant, on dirige sur nous une grêle de boulets; des obus éclatent sous nos caissons, d'autres sous le ventre des chevaux. Il est évident que malgré l'obscurité, nous sommes devenus un point de mire des Anglais. Il s'agit de riposter, on ordonne de changer d'encastrement, la manœuvre s'exécute; le caporal de ma pièce, presqu'aussi troublé que je l'étais la veille, veut s'assurer si les tourillons sont passés dans l'encastrement de tir, il y pose une main; soudain il jette un cri de douleur que répètent tous les échos du rivage; ses doigts se sont aplatis sous vingt quintaux de bronze; on s'efforce de les dégager, la masse qui les comprime ne pèse plus sur eux, qu'il se sent encore retenu; il s'évanouit, quelques gouttes de chenaps me servent à le ranimer, et je m'offre à le ramener au camp; sans doute on crut que c'était un prétexte pour m'éloigner.
»Le caporal et moi nous cheminions ensemble: au moment d'entrer dans le parc, que nous devions traverser, une fusée incendiaire tombe entre deux caissons pleins de poudre; le péril est imminent; quelques secondes encore, le parc va sauter. En gagnant au large, je puis trouver un abri; mais je ne sais quel changement s'est opéré en moi, la mort n'a plus rien qui m'effraie; plus prompt que l'éclair, je m'élance sur le tube de métal, d'où s'échappent le bitume et la roche enflammés: je veux étouffer le projectile, mais, ne pouvant y parvenir, je le saisis, l'emporte au loin, et le dépose à terre, dans l'instant même où les grenades qu'il renferme éclatent et déchirent la tole avec fracas.
»Il existait un témoin de cette action: mes mains, mon visage, mes vêtements brûlés, les flancs déjà charbonnés d'un caisson, tout déposait de mon courage. J'aurais été fier sans un souvenir; je n'étais que satisfait: mes camarades ne m'accableraient plus de leurs grossières plaisanteries. Nous nous remettons en route. A peine avons-nous fait quelques pas, l'atmosphère est en feu, sept incendies sont allumés à la fois, le foyer de cette vive et terrible lumière est sur le port; les ardoises pétillent à mesure que les toits sont embrasés; on croirait entendre la fusillade; des détachements, trompés par cet effet, dont ils ignorent la cause, circulent dans tous les sens pour chercher l'ennemi. Plus près de nous, à quelque distance des chantiers de la marine, des tourbillons de fumée et de flamme s'élèvent d'un chaume, dont les ardents débris se dispersent au gré des vents; des cris plaintifs viennent jusqu'à nous, c'est la voix d'un enfant; je frémis; il n'est plus temps peut-être; je me dévoue, l'enfant est sauvé, et je le rends à sa mère, qui, s'étant écartée un moment, accourait éplorée pour le secourir.
»Mon honneur était suffisamment réparé: on n'eût plus osé me taxer de lâcheté; je revins à la batterie, où je reçus les félicitations de tout le monde. Un chef de bataillon qui nous commandait alla jusqu'à me promettre la croix, qu'il n'avait pu obtenir pour lui-même, parce que, depuis trente ans qu'il servait, il avait eu le malheur de se trouver toujours derrière le canon, et jamais en face. Je me doutais bien que je ne serais pas décoré avant lui, et grâces à ses recommandations, je ne le fus pas non plus. Quoi qu'il en soit, j'étais en train de m'illustrer, toutes les occasions étaient pour moi. Il y avait entre la France et l'Angleterre des pourparlers pour la paix. Lord Lauderdale était à Paris en qualité de plénipotentiaire, quand le télégraphe y annonça le bombardement de Boulogne; c'était le second acte de celui de Copenhague. A cette nouvelle, l'Empereur, indigné d'un redoublement d'hostilités sans motif, mande le lord, lui reproche la perfidie de son cabinet, et lui enjoint de partir sur-le-champ. Quinze heures après, Lauderdale descend ici au Canon d'Or. C'est un Anglais, le peuple exaspéré veut se venger sur lui; on s'attroupe, on s'ameute, on se presse sur son passage, et quand il paraît, sans respect pour l'uniforme des deux officiers qui sont sa sauve-garde, de toutes parts on fait pleuvoir sur lui des pierres et de la boue. Pâle, tremblant, défait, le lord s'attend à être sacrifié; mais, le sabre au poing, je me fais jour jusqu'à lui: Malheur à qui le frapperait! m'écriai-je alors. Je harangue, j'écarte la foule, et nous arrivons sur le port, où, sans être exposé à d'autres insultes, il s'embarque sur un bâtiment parlementaire. Il fut bientôt à bord de l'escadre anglaise, qui, le soir même, continuai de bombarder la ville. La nuit suivante, nous étions encore sur le sable. A une heure du matin, les Anglais, après avoir lancé quelques congrèves, suspendent leur feu: j'étais excédé de fatigue, je m'étends sur un affût, et je m'endors. J'ignore combien de temps se prolongea mon sommeil, mais quand je m'éveillai, j'étais dans l'eau jusqu'au cou, tout mon sang était glacé; mes membres engourdis, ma vue, comme ma mémoire, s'était égarée. Boulogne avait changé de place, et je prenais les feux de la flottille pour ceux de l'ennemi. C'était là le commencement d'une maladie fort longue, pendant laquelle je refusai opiniâtrement d'entrer à l'hôpital. Enfin l'époque de la convalescence arriva; mais comme j'étais trop lent à me rétablir, on me proposa de nouveau pour la réforme, et cette fois je fus congédié malgré moi, car j'étais maintenant de l'avis du général Sarrazin.
»Je ne voulais plus mourir dans mon lit, et m'appliquant le sens de ces paroles, il n'y a de mort que celui qui s'arrête, pour ne pas m'arrêter, je me jetai dans une carrière où, sans travaux trop pénibles, il y a de l'activité de toute espèce. Persuadé qu'il me restait peu de temps à vivre, je pris la résolution de bien l'employer: je me fis corsaire; que risquais-je? je ne pouvais qu'être tué, et alors je perdais peu de chose; en attendant, je ne manque de rien, émotions de tous les genres, périls, plaisirs, enfin je ne m'arrête pas.»
Le lecteur sait à présent quels hommes étaient le capitaine Paulet et son second. A peine restait-il le soufle à ce dernier, et au combat, comme partout, il était le boute-en-train. Parfois semblait-il absorbé dans de sombres pensers, il s'en arrachait par une brusque secousse, sa tête donnait l'impulsion à ses nerfs, et il devenait d'une turbulence qui ne connaissait pas de bornes: point d'extravagance, point de saillie singulière dont il ne fût capable; dans cette excitation factice, tout lui était possible, il eût tenté d'escalader le ciel. Je ne puis pas dire toutes les folies qu'il fit dans le premier banquet auquel Dufailli m'avait présenté; tantôt il proposait un divertissement, tantôt un autre; enfin le spectacle lui passa par l'esprit: «Que donne-t-on aujourd'hui? Misanthropie et Repentir. J'aime mieux les Deux Frères. Camarades! qui de vous veut pleurer? Le capitaine pleure tous les ans à sa fête. Nous autres garçons, nous n'avons pas de ces joies-là. Ce que c'est quand on est père de famille! Allez-vous quelquefois à la comédie, notre supérieur? il faut voir çà, il y aura foule. Tout beau monde, des pêcheuses de crevettes en robes de soie; c'est la noblesse du pays. O Dieu! le ciel est poignardé! des manchettes à des cochons. N'importe; il faut la comédie à ces dames; encore, si elles entendaient le français? le français! ah bien oui! allez donc vous y faire mordre; je me souviens du dernier bal; des particulières, quand on les invite à danser, qui vous répondent, je suis reteinte.—Ah çà! auras-tu bientôt fini d'écorner le pays? dit Paulet à son lieutenant, qu'aucun des corsaires n'avait interrompu.—Capitaine, reprit celui-ci, j'ai fait ma motion; personne ne dit mot, personne ne veut pleurer; au revoir, je vais pleurer tout seul.»
Fleuriot sortit aussitôt; alors le capitaine commença de nous faire son éloge: «c'est un cerveau brûlé, dit-il, mais pour la bravoure, il n'y a pas son pareil sous la calotte des cieux.» Puis il poursuivit en nous racontant comment il devait à la témérité de Fleuriot la riche capture qu'il venait de faire. Le récit était animé et piquant, malgré les cuirs dont l'assaisonnait Paulet, qui avait une habitude bien bizarre, celle de fausser la liaison en prodiguant le t toutes les fois qu'il était avec ses compagnons de bord, et l's lorsque, dans les relations civiles, ou dans les jours de fête, il se croyait obligé à plus d'urbanité: ce fut avec force t qu'il fit la description presque burlesque d'un combat dans lequel, suivant sa coutume, il avait avec la barre du cabestan assommé une douzaine d'Anglais. La soirée s'avançait; Paulet, qui n'avait pas encore revu sa femme et ses enfants, allait se retirer, lorsque revint Fleuriot; il n'était pas seul: «Capitaine, dit-il, en entrant, comment trouvez-vous le gentil matelot que je viens d'engager? j'espère que le bonnet rouge n'a jamais coiffé un plus joli visage?—C'est vrai, répondit Paulet, mais est-ce un mousse que tu m'amènes-là? il n'a pas de barbe... eh! parbleu, ajouta-t-il, en élevant la voix avec surprise, c'est une femme!» Puis continuant avec un étonnement encore plus marqué: «Je ne me trompe pas, c'est la Saint ***[1]—Oui, reprit Fleuriot, c'est Élisa, l'aimable moitié du directeur de la troupe qui fait les délices de Boulogne, elle vient avec nous se réjouir de notre bonheur.—Madame parmi des corsaires, je lui en fais mon compliment, poursuivit le capitaine, en lançant à la comédienne travestie ce regard du mépris qui n'est que trop expressif; elle va entendre de belles choses; il faut avoir le diable au corps; une femme!—Allons donc! notre chef, s'écria Fleuriot, ne dirait-on pas que des corsaires sont des cannibales; ils ne la mangeront pas. D'ailleurs, vous savez le refrain:
| Elle aime à rire, elle aime à boire, |
| Elle aime à chanter comme nous. |
Quel mal y a-t-il à ça?—Aucun, mais la saison est propice pour la course, tout mon équipage est en parfaite santé, et il n'y a pas besoin ici de madame pour qu'il se porte bien.» A ces mots, prononcés avec humeur, Élisa baissa la vue. «Chère enfant, ne rougissez pas, dit Fleuriot, le capitaine plaisante...—Non, morbleu! je ne plaisante pas, je me souviens de la Saint-Napoléon, où tout l'état-major, à commencer par le maréchal Brune, était à pied; il n'y eut pas de petite guerre ce jour-là: madame sait pourquoi, ne me forcez pas à en dire davantage.»
Élisa, que ce langage humiliait, n'était pas à se repentir d'avoir accompagné Fleuriot: dans le trouble qui l'agitait, elle essaya de justifier son apparition au Lion d'argent, avec cette douceur de ton, ces manières gracieuses, cette aménité de physionomie, que des mœurs très licencieuses semblent exclure: elle parla d'admiration, de gloire, de vaillance, d'héroïsme, et, afin de prendre Paulet par les sentiments, elle fit un appel à sa galanterie, en le qualifiant de chevalier français. La flatterie a toujours plus ou moins d'empire sur les âmes; Paulet devint presque poli, les s lui revinrent à la bouche avec autant de profusion que s'il eût été endimanché; il s'excusa du mieux qu'il put, obtint son pardon d'Élisa, et prit congé de ses convives, en leur recommandant de s'amuser: sans doute, ils ne s'ennuyèrent pas. Quant à moi, il me fut impossible de rester éveillé; je gagnai donc mon lit, où je ne vis et n'entendis rien. Le lendemain, j'étais frais et gaillard... Fleuriot me conduisit chez l'armateur, qui, sur ma bonne mine, me fit l'avance de quelques pièces de cinq francs. Sept jours après, huit d'entre nos camarades étaient entrés à l'hôpital... Le nom de la comédienne Saint *** avait disparu de l'affiche. On dit qu'afin de se mettre promptement en lieu sûr, elle avait profité de la chaise de poste d'un colonel, qui, tourmenté du besoin de jouer jusqu'aux plumets de son régiment, avait fait tout exprès le voyage de Paris.
J'attendais avec impatience le moment de nous embarquer. Les pièces de cinq francs de M. Choisnard étaient comptées, et si elles me faisaient vivre, elles ne me mettaient guère à même de faire figure; d'un autre côté, tant que j'étais à terre, j'avais à redouter quelque fâcheuse rencontre: Boulogne était infesté d'un grand nombre de mauvais garnements. Les Mansui, les Tribout, les Salé, tenaient des jeux sur le port, où ils dépouillaient les conscrits, sous la direction d'un autre bandit, le nommé Canivet, qui, à la face de l'armée et de ses chefs, osait s'intituler le bourreau des crânes. Il me semble encore voir cette légende sur son bonnet de police, où étaient figurés une tête de mort, des fleurets et des ossements en sautoir. Canivet était comme le fermier ou plutôt le suzerain de petit paquet, des dés, etc. C'était de lui que relevaient une foule de maîtres, prévôts, bâtonistes, tireurs de savattes et autres praticiens, qui lui payaient tribut pour avoir le droit d'exercer le métier d'escroc; il les surveillait sans cesse, et quand il les soupçonnait de quelqu'infidélité, d'ordinaire il les punissait par des coups d'épée. J'imaginais que dans cette lie, il était impossible qu'il n'y eût pas quelque échappé des bagnes; je craignais une reconnaissance, et mes appréhensions étaient d'autant plus fondées, que j'avais entendu dire que plusieurs forçats libérés avaient été placés, soit dans le corps des sapeurs, soit dans celui des ouvriers militaires de la marine. Depuis quelque temps, on ne parlait que de meurtres, d'assassinats, de vols, et tous ces crimes présentaient les caractères auxquels on peut reconnaître l'œuvre de scélérats exercés; peut-être dans le nombre des brigands s'en trouvait-il quelques-uns de ceux avec qui j'avais été lié à Toulon. Il m'importait de les fuir, car, mis de nouveau en contact avec eux, j'aurais eu bien de la peine à éviter d'être compromis. On sait que les voleurs sont comme les filles: quand on se propose d'échapper à leur société et à leurs vices, tous se liguent pour empêcher la conversion; tous revendiquent le camarade qui renonce au mal, et c'est pour eux une espèce de gloire de le retenir dans l'état abject dont ils ne veulent ni sortir, ni laisser sortir les autres. Je me rappelais mes dénonciateurs de Lyon, et les motifs qui les avaient portés à me faire arrêter. Comme l'expérience était récente, je fus disposé tout naturellement à en faire mon profit et à me mettre sur mes gardes: en conséquence, je me montrais dans les rues le plus rarement possible; je passais presque tout mon temps à la basse ville, chez une madame Henri, qui prenait des corsaires en pension, et leur faisait crédit sur la perspective de leurs parts de prises. Madame Henri, dans la supposition où elle aurait été mariée, était une fort jolie veuve encore très avenante, bien qu'elle approchât de ses trente-six ans; elle avait auprès d'elle deux filles charmantes, qui, sans cesser d'être sages, avaient la bonté de donner des espérances à tout beau garçon que la fortune favorisait. Quiconque dépensait son or dans la maison était le bien venu; mais celui qui dépensait le plus était toujours le plus avant dans les bonnes grâces de la mère et des filles, aussi long-temps qu'il dépensait. La main de ces demoiselles avait été promise vingt fois, vingt fois peut-être elles avaient été fiancées, et leur réputation de vertu n'en avait reçu aucun échec. Elles étaient libres dans leurs paroles; dans leur conduite elles étaient réservées, et quoiqu'elles ne se fissent pas blanches de leur innocence, personne ne pouvait se vanter de leur avoir fait faire un faux pas. Cependant, combien de héros de la mer avaient subi l'influence de leurs attraits! combien de soupirants, trompés par des agaceries sans conséquence, s'étaient flattés d'une prédilection, qui devait les conduire au bonheur! et puis, comment ne pas se méprendre sur les véritables sentiments de ces chastes personnes, dont l'amabilité constante avait toujours l'air d'une préférence? Le matador d'aujourd'hui était fêté, choyé; on lui prodiguait mille petits soins, en lui permettait certaines privautés, un baiser, par exemple, pris à la dérobée; on l'encourageait par des œillades, on lui donnait des conseils d'économie, en poussant adroitement à la consommation; on réglait l'emploi de son argent, et si les fonds baissaient, ce qui avait lieu ordinairement à son insu, ce n'était que par l'offre généreuse d'un prêt qu'il apprenait la pénurie de ses finances; jamais on ne l'éconduisait: sans témoigner ni indifférence ni tiédeur, on attendait que la nécessité et l'amour le fissent voler à de nouveaux périls. Mais à peine le navire qui emportait l'amant avait-il mis à la voile, et voguait-il vers les chances heureuses sur lesquelles étaient hypothéqués un hymen éventuel, et une somme légère que l'on avait pris l'engagement de rendre au centuple, que déjà il était remplacé par quelqu'autre fortuné mortel; si bien que dans la maison de madame Henri, les adorateurs faisaient la navette, et que ses deux demoiselles étaient comme deux citadelles qui, toujours investies, toujours près de se rendre, en apparence, ne succombaient jamais. Quand l'un levait le siége, l'autre le reprenait; il y avait de l'illusion pour tout le monde, et il n'y avait que de l'illusion. Cécile, l'une des filles de madame Henri, avait pourtant dépassé sa vingtième année; elle était enjouée, rieuse à l'excès, écoutait tout sans rougir, jusqu'à la gravelure, et ne se fâchait qu'à l'attouchement. Hortense, sa sœur, ne s'en fâchait même pas; elle était plus jeune, et son caractère était plus naïf; parfois elle disait des choses... mais il semblait que du miel et de l'eau de fleur d'orange coulaient dans les veines de ces deux enfants, tant, en toute occasion, elles étaient douces et calmes. Dans leur cœur, il n'y avait rien d'inflammable, et quoiqu'elles ne se signassent pas pour un propos leste, ou qu'elles ne s'étonnassent pas du geste un peu trop familier d'un matelot, elles n'en méritaient pas moins, assure-t-on, le surnom qu'on a donné à la bergère de Vaucouleurs, ainsi qu'à une petite ville de la Picardie.
Ce fut au foyer de cette famille si recommandable, que je vins m'asseoir pendant un mois avec une assiduité dont je m'étonnais moi-même, partageant mes heures entre le piquet, la gaudriole et la petite bière: cet état d'une inaction qui me pesait, cessa enfin. Paulet voulut reprendre le cours de ses exploits habituels: nous nous mîmes en chasse; mais les nuits n'étaient plus assez obscures, et les jours étaient devenus trop longs: toutes nos captures se réduisirent à quelques misérables bateaux de charbon, et à un sloop de peu de valeur, sur lequel nous trouvâmes je ne sais plus quel lord, qui, dans l'espoir de recouvrer de l'appétit, avait entrepris avec son cuisinier une promenade maritime. On l'envoya dépenser ses revenus et manger des truites à Verdun.
La morte-saison approchait, et nous n'avions presque pas fait de butin. Le capitaine était taciturne et triste comme un bonnet de nuit; Fleuriot se désespérait, il jurait, il tempêtait du matin au soir; du soir au matin il était dans un véritable accès de rage; tous les hommes de l'équipage, suivant une expression fort usitée parmi les gens du peuple, se mangeaient les sangs... Je crois qu'avec des dispositions semblables, nous aurions attaqué un vaisseau à trois ponts. Il était minuit: sortis d'une petite anse auprès de Dunkerque, nous nous dirigions vers les côtes d'Angleterre; tout à coup la lune, apparaissant à travers une clairière de nuages, répand sa lumière sur les flots du détroit; à peu de distance, des voiles blanchissent; c'est un brick de guerre qui sillonne la vague luisante; Paulet l'a reconnu: «Mes enfants, nous crie-t-il, il est à nous, tout le monde à plat-ventre, et je vous réponds du poste.» En un instant il nous eut conduits à l'abordage. Les Anglais se défendaient avec fureur; une lutte terrible s'engagea sur leur pont. Fleuriot, qui, selon sa coutume, y était monté le premier, tomba au nombre des morts: Paulet fut blessé; mais il se vengea, et vengea son second: il assomma tout autour de lui; jamais je n'avais vu une boucherie pareille. En moins de dix minutes, nous fûmes les maîtres du bord, et le pavillon aux trois couleurs fut hissé à la place du pavillon rouge. Douze des nôtres avaient succombé dans cette action, où de part et d'autre fut déployé un égal acharnement.
Entre ceux qui avaient péri, était un nommé Lebel, dont la ressemblance avec moi était si frappante, que journellement elle donnait lieu aux plus singulières méprises. Je me rappelai que mon Sosie avait des papiers fort en règle. Parbleu! ruminai-je en moi-même, l'occasion est belle; on ne sait pas ce qui peut arriver: Lebel va être jeté aux poissons; il n'a pas besoin de passeport, et le sien m'irait à merveille.
L'idée me paraissait excellente: je ne craignais qu'une chose, c'était que Lebel n'eût déposé son portefeuille dans les bureaux de l'armateur. Je fus au comble de la joie, en le palpant sur sa poitrine; aussitôt je m'en emparai sans être vu de personne, et quand on eut lancé à la mer les sacs de sable, dans lesquels, pour mieux les retenir à fond, on avait placé les cadavres, je me sentis soulagé d'un grand poids, en songeant que désormais j'étais débarrassé de ce Vidocq qui m'avait joué tant de mauvais tours.
Cependant, je n'étais pas encore complétement rassuré; Dufailli, qui était notre capitaine d'armes, connaissait mon nom. Cette circonstance me contrariait: pour n'avoir rien à redouter de lui, je résolus de le déterminer à me garder le secret, en lui faisant une fausse confidence. Inutile précaution: j'appelle Dufailli, je le cherche sur le brick, il n'y était pas; je vais à bord de la Revanche, je cherche, j'appelle encore, point de réponse; je descends dans la soute aux poudres, pas de Dufailli. Qu'est-il devenu? Je monte à la cambuse: auprès d'un baril de genièvre et de quelques bouteilles, j'aperçois un corps étendu: c'est lui; je le secoue, je le retourne... il est noir... il est mort.
Telle fut la fin de mon protecteur, une congestion cérébrale, une apoplexie foudroyante ou une asphyxie, causée par l'ivresse, avait terminé sa carrière. Depuis qu'il existait des sergents d'artillerie de marine, on n'en citait pas un qui eût bu avec autant de persévérance. Un seul trait le caractérisera: ce prince des ivrognes le racontait comme le plus beau de sa vie. C'était le jour des Rois, Dufailli avait attrapé la fève: pour honorer sa royauté, ses camarades le font asseoir sur une civière portée par quatre canonniers; c'était le pavois sur lequel on l'élevait. A chaque brancard pendaient des bidons d'eau-de-vie provenant de la distribution du matin; juché sur cette espèce de palanquin improvisé, Dufailli faisait une pose devant chaque baraque du camp, où il buvait et faisait boire aux acclamations d'usage. Ces stations furent si souvent réitérées, qu'à la fin la tête lui tourna; et que sa majesté éphémère, introduite dans une escouade, avala, presque sans la mâcher, une livre de lard qu'elle prit pour du fromage de Gruyère: la substance était indigeste, Dufailli, rentré dans sa baraque, se jette sur son lit; il éprouve des soulèvements de cœur, il veut réprimer ces mouvements expansifs, l'éruption a lieu, la crise passe, il s'endort, et n'est tiré de sa léthargie profonde que par le grognement d'un chien et les coups de griffes d'un chat, qui, postés à proximité du cratère, se disputaient... O dignité de l'homme, qu'étais-tu devenue? A ce hideux tableau, qui ne reconnaîtrait que nul, plus que Dufailli, n'était fait pour donner des leçons de tempérance aux enfants des Spartiates?
Je me suis arrêté un instant pour donner un dernier coup de pinceau à mon pays; il n'est plus, que Dieu lui fasse paix! Je reviens à bord du brick, où Paulet m'avait laissé avec le capitaine de prise et cinq hommes de l'équipage de la Revanche. A peine avions-nous fermé les écoutilles pour nous assurer de nos prisonniers, que nous nous rapprochâmes de la côte afin de la longer le plus possible jusqu'à Boulogne; mais quelques coups de canon, tirés par les Anglais avant l'abordage, avaient appelé dans notre direction une de leurs frégates. Elle força de voiles pour nous canonner, et bientôt elle fut si près de nous, que ses boulets nous dépassèrent; elle nous suivit ainsi jusqu'à la hauteur de Calais. Alors la mer devenant houleuse, et un vent impétueux chassant au rivage, nous crûmes qu'elle s'éloignerait, dans la crainte de se briser sur des rescifs; elle n'était déjà plus maîtresse de ses manœuvres; poussée vers la terre, elle eut à lutter à la fois contre tous les éléments déchaînés: s'échouer était pour elle l'unique moyen de salut, il ne fut pas tenté. En un clin-d'œil, la frégate fut précipitée sous les feux croisés des batteries de la côte de fer, de la jetée, du fort Rouge: de partout on faisait pleuvoir sur elle des bombes, des boulets ramés et des obus. Au milieu du bruit effroyable de mille détonations, un cri de détresse se fait entendre, et la frégate s'abîme dans les flots, sans qu'il soit possible de lui porter secours.
Une heure après, le jour parut; de loin en loin; soulevés par les vagues, flottaient quelques débris. Un homme et une femme s'étaient attachés sur un mât, ils agitaient un mouchoir; nous allions doubler le cap Grenet lorsque nous aperçûmes leurs signaux. Il me semblait que nous pouvions sauver ces malheureux; j'en fis la proposition au capitaine de prises, et sur son refus de mettre la chaloupe à notre disposition, dans l'élan d'une pitié que je n'avais pas encore ressentie, je me laissai emporter à la menace de lui faire sauter la cervelle. «Allons donc! me dit-il avec un sourire dédaigneux, et en haussant les épaules, le capitaine Paulet a plus d'humanité que toi, il les a vus, et ne bouge pas: c'est qu'il n'y a rien à faire. Ils sont là-bas, nous sommes ici, avec le gros temps, chacun pour soi; nous avons fait assez de pertes comme çà, quand il n'y aurait que Fleuriot.»
Cette réponse me rendit à mon sang-froid, et me fit comprendre que nous courions nous-mêmes un danger plus grand que je ne le supposais: en effet, les vagues s'amoncelaient; au-dessus; se jouant les guoilans et les mauves qui mêlaient leurs cris aigus au sifflement de l'aquilon; à l'horizon, de plus en plus obscurci, se projetaient de longues bandes noires et rouges; l'aspect du ciel était affreux, tout annonçait une tempête. Heureusement Paulet avait habilement calculé le temps et les distances; nous manquâmes la passe de Boulogne, mais, non loin de là, au Portel, nous trouvâmes un refuge et la sécurité du rivage. En débarquant dans cet endroit, nous vîmes couchés sur la grève les deux infortunés que j'aurais si bien voulu secourir; le reflux les avait apportés sans vie sur la terre étrangère, où nous devions leur donner la sépulture: c'étaient peut-être deux amans. Je fus touché de leur sort, mais d'autres soins m'arrachèrent à mes regrets. Toute la population du village, femmes, enfants, vieillards, était accourue sur la côte. Les familles de cent cinquante pêcheurs se livraient au désespoir, à la vue de frêles embarcations que foudroyaient six vaisseaux de ligne anglais, dont les masses solides affrontaient la mer en courroux. Chaque spectateur, avec une anxiété qu'il est plus aisé de concevoir que de décrire, ne suivait des yeux que la barque à laquelle il s'intéressait, et, selon qu'elle était submergée ou se trouvait hors de péril, c'étaient des cris, des pleurs, des lamentations, ou des transports d'une joie extravagante. Des femmes, des filles, des mères, des épouses, s'arrachaient les cheveux, déchiraient leurs vêtements, se roulaient par terre, en vomissant des imprécations et des blasphèmes; d'autres, sans croire insulter à tant de douleur, et sans songer à remercier le ciel, vers lequel l'instant d'auparavant elles levaient des mains suppliantes, dansaient, chantaient, et, le visage encore inondé de pleurs, manifestaient tous les symptômes de l'allégresse la plus vive; les vœux les plus fervents, le patronage du bienheureux saint Nicolas, l'efficacité de son intercession, tout était oublié. Peut-être, un jour plus tard, allait-on s'en souvenir, peut-être devait-il y avoir un peu de compassion pour le prochain, mais pendant la tempête l'égoisme était là... On me l'avait dit: chacun pour soi.