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Mémoires de Vidocq, chef de la police de Sureté jusqu'en 1827, tome II

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Je suis admis dans l'artillerie de marine.—Je deviens caporal.—Sept prisonniers de guerre.—Sociétés secrètes de l'armée, les olympiens.—Duels singuliers.—Rencontre d'un forçat.—Le comte de L***, mouchard politique.—Il disparaît.—L'incendiaire.—On me promet de l'avancement.—Je suis trahi.—Encore une fois la prison.—Licenciement de l'armée de la Lune.—Le soldat gracié.—Un de mes compagnon est passé par les armes.—Le bandit piémontais.—Le sorcier du camp.—Quatre assassins mis en liberté.—Je m'évade.

Dès le soir même je retournai à Boulogne, où j'appris que, d'après un ordre du général en chef, tous les individus qui, dans chaque corps, étaient signalés comme mauvais sujets, devaient être immédiatement arrêtés et embarqués à bord des bâtiments armés en course. C'était une espèce de presse qu'on allait exercer pour purger l'armée, et mettre un terme à sa démoralisation, qui commençait à devenir alarmante. Ainsi, désormais il n'y avait plus moyen de m'isoler qu'en quittant la Revanche, sur laquelle, pour réparer les pertes du dernier combat, l'armateur ne manquerait pas d'envoyer quelques-uns de ces hommes dont le général jugeait à propos de se défaire. Puisque Canivet et ses affidés ne devaient plus reparaître dans les camps, je crus qu'il n'y avait plus aucun inconvénient à me faire soldat. Muni des papiers de Lebel, je m'enrôlai dans une compagnie de canonniers de marine, qui faisait alors le service de la côte; et comme Lebel avait autrefois été caporal dans cette arme, j'obtins ce grade à la première vacance, c'est-à-dire quinze jours après mon admission. Une conduite régulière et la parfaite intelligence des manœuvres, que je connaissais comme un artilleur de la vieille roche, me valurent promptement la bienveillance de mes chefs. Une circonstance qui aurait dû me la faire perdre acheva de me concilier leur estime.

J'étais de garde au fort de l'Eure: c'était pendant les grandes marées, il faisait un temps affreux; des montagnes d'eau balayaient la plate-forme avec une telle violence, que les pièces de trente-six n'étaient plus immobiles dans leurs embrasures; à chaque renouvellement de la lame, on eût dit que le fort entier allait être emporté. Tant que la Manche ne serait pas plus calme, il était plus qu'évident qu'aucun navire ne se montrerait: la nuit venue, je supprimai donc les sentinelles, permettant ainsi aux soldats du poste que je commandais de goûter les douceurs du lit de camp jusqu'au lendemain. Je veillais pour eux, ou plutôt je ne dormais pas, parce que je n'avais pas besoin de sommeil, lorsque sur les trois heures du matin, quelques mots que je reconnais pour de l'anglais, frappent mon oreille, en même temps que l'on heurte à la porte placée au bas de l'escalier qui conduit à la batterie. Je crus que nous étions surpris: aussitôt j'éveille tout le monde; je fais charger les armes, et déjà je m'apprête à vendre chèrement ma vie, quand, à travers la porte, j'entends la voix et les gémissements d'une femme qui implore notre assistance. Bientôt je distingue clairement ces paroles françaises: «Ouvrez, nous sommes des naufragés.»—J'hésite un moment; cependant, après avoir pris mes précautions, pour immoler le premier qui se présenterait avec des intentions hostiles, j'ouvre, et je vois entrer une femme, un enfant et cinq matelots, qui étaient plus morts que vifs. Mon premier soin fut de les faire réchauffer; ils étaient mouillés jusqu'aux os, et transis de froid. Mes canonniers et moi, nous leur prêtâmes des chemises et des vêtements, et dès qu'ils se furent un peu remis, ils me racontèrent l'accident qui nous procurait l'honneur de leur visite. Partis de la Havane sur un trois-mâts, et à la veille de terminer une heureuse traversée, ils étaient venus se briser contre le môle de pierre qui nous renfermait, et n'avaient échappé à la mort qu'en se précipitant des hunes sur la batterie. Dix-neuf de leurs compagnons de voyage, parmi lesquels le capitaine, avaient été engloutis dans les flots.

La mer nous tint encore bloqués huit jours, sans que l'on osât envoyer une chaloupe pour nous relever. Au bout de ce temps, je fus ramené à terre avec mes naufragés, que je conduisis moi-même chez le chef militaire de la marine, qui me félicita comme si je les eusse fait prisonniers. Si c'était là une brillante capture, c'était bien le cas de dire qu'elle ne m'avait coûté qu'une peur. Quoi qu'il en soit, dans la compagnie, elle fit concevoir la plus haute opinion de moi.

Je continuai à remplir mes devoirs avec une exactitude exemplaire; trois mois s'écoulèrent, et je ne méritais que des éloges; je me proposais d'en mériter toujours; mais une carrière aventureuse ne cesse pas de l'être tout d'un coup. Une fatale propension à laquelle j'obéissais malgré moi, et souvent à mon insu, me rapprochait constamment des personnes ou des objets qui devaient le plus s'opposer à ce que je maîtrisasse ma destinée: ce fut à cette singulière propension, que, sans être agrégé aux sociétés secrètes de l'armée, je dus d'être initié à leurs mystères.

C'est à Boulogne que ces sociétés prirent naissance. La première de toutes, quoi qu'en ait pu dire M. Nodier, dans son Histoire des Philadelphes[2], fut celle des olympiens, dont le fondateur apparent fut un nommé Crombet de Namur; elle ne se composa d'abord que d'aspirants et d'enseignes de la marine, mais elle ne tarda pas à prendre de l'accroissement, et l'on y admit des militaires de toutes les armes, principalement de l'artillerie.

Crombet, qui était fort jeune, (il n'était qu'aspirant de première classe), se démit de son titre de chef des olympiens, et rentra dans les rangs des frères, qui élurent un vénérable, et se constituèrent avec des formes maçonniques. La société n'avait pas encore de but politique, ou du moins si elle en avait un, il n'était connu que des membres influents. Le but avoué était l'avancement mutuel: l'olympien qui s'élevait devait concourir de tout son pouvoir à l'élévation des olympiens qui étaient dans des grades inférieurs. Pour être reçu, si l'on appartenait à la marine, il fallait être au moins aspirant de seconde classe, et au plus capitaine de vaisseau; si l'on servait dans les troupes de terre, la limite allait du colonel à l'adjudant-sous-officier inclusivement. Je n'ai pas entendu dire que dans leurs réunions, les olympiens aient jamais agité des questions qui eussent trait à la conduite du gouvernement, mais on y proclamait l'égalité, la fraternité, et l'on y prononçait des discours qui contrastaient beaucoup avec les doctrines impériales.

A Boulogne, les olympiens se rassemblaient habituellement chez une madame Hervieux, qui tenait une espèce de café borgne peu fréquenté. C'était là qu'ils tenaient leurs séances, et qu'ils faisaient leurs réceptions, dans une salle qui leur était consacrée.

Il y avait à l'Ecole militaire, ainsi qu'à l'École polytechnique, des loges qui étaient affiliées aux olympiens. En général, l'initiation se réduisait à des mots de passe, à des signes et à des attouchements que l'on enseignait aux récipiendaires; mais les véritables adeptes savaient et voulaient autre chose. Le symbole de la société expliquait assez les intentions de ces derniers; un bras armé d'un poignard sortait de la nue; au-dessous l'on voyait un buste renversé: c'était celui de César. Ce symbole, dont le sens se révèle de lui-même, était empreint sur le sceau des diplômes. Ce sceau avait été modelé en relief par un canonnier nommé Beaugrand ou Belgrand, employé à la direction de l'artillerie; on en avait ensuite obtenu le creux en cuivre au moyen de la fonte rectifiée par la ciselure.

Pour être reçu olympien, il fallait avoir fait preuve de courage, de talent et de discrétion. Les militaires d'un mérite distingué étaient ceux que l'on cherchait à enrôler de préférence. On faisait en sorte, autant que possible, d'attirer dans la société les fils des patriotes qui avaient protesté contre l'érection du trône impérial, ou qui avaient été persécutés. Sous l'empire, il suffisait d'appartenir à une famille de mécontents, pour se trouver dans la catégorie des admissibles.

Les chefs véritables de cette association étaient dans l'ombre, et ne communiquaient pas leurs projets. Ils complotaient le renversement du despotisme, mais ils ne mettaient personne dans leur confidence. Il fallait que les hommes au moyen desquels ils espéraient que ce résultat s'accomplirait, fussent des conjurés à leur insu. Personne ne devait leur proposer de conspirer, mais ils devaient en trouver la force et la volonté dans leur propre situation. C'est en vertu de cette combinaison que les olympiens finirent par se recruter jusque dans les derniers rangs des armées tant de terre que de mer.

Un sous-officier ou un soldat marquait-il, par son instruction, par l'énergie de son caractère, par sa fermeté, par son esprit d'indépendance, les olympiens l'attiraient à eux, et bientôt il entrait dans cette confraternité, où l'on s'engageait, sous la foi du serment, à se donner les uns aux autres aide et protection. L'appui réciproque que l'on se promettait semblait être le seul lien de la société; mais au fond il y avait une préméditation cachée. On savait, d'après une longue expérience, que sur cent individus admis, à peine dix obtiendraient un avancement proportionné à leur mérite: ainsi, sur cent individus, il était probable qu'avant peu d'années on compterait quatre-vingt-dix ennemis de l'ordre de choses dans lequel il leur avait été impossible de se caser. C'était le comble de l'adresse d'avoir classé de la sorte, sous une dénomination commune, des hommes entre lesquels on était certain qu'il y aurait plus tard l'affinité du mécontentement, des hommes qui seraient irrités, et qui, fatigués de l'injustice, ne manqueraient pas de saisir avec empressement l'occasion de se venger. Ainsi se trouvait fomentée une ligue qui, pour s'ignorer elle-même, n'en avait pas une existence moins réelle. Les éléments d'une conspiration étaient rapprochés: ils se perfectionnaient, se développaient de plus en plus; mais il ne devait point y avoir de conspirateurs tant que cette conspiration n'éclaterait pas; on attendait le moment propice.

Les olympiens précédèrent de plusieurs années les philadelphes, avec lesquels ils se confondirent plus tard. L'origine de leur société est un peu antérieure à l'époque du sacre de Napoléon. On assure qu'ils se réunirent pour la première fois à l'occasion de la disgrâce de l'amiral Truguet, destitué parce qu'il avait voté contre le consulat à vie. Après la condamnation de Moreau, la société, constituée sur des bases plus larges, compta un grand nombre de Bretons et de Francs-Comtois. Parmi ces derniers, était Oudet, qui puisa chez les olympiens la première idée de la philadelphie.

Les olympiens existèrent près de deux années sans que le gouvernement parût s'en inquiéter. Enfin, en 1806, M. Devilliers, commissaire-général de police à Boulogne, écrivit à Fouché pour lui dénoncer leurs rassemblements; il ne les signalait pas comme dangereux, mais il croyait de son devoir de les faire surveiller, et il n'avait près de lui aucun agent à qui il pût confier une pareille tâche; il priait, en conséquence, le ministre d'envoyer à Boulogne un de ces mouchards exercés que la police politique a toujours sous la main. Le ministre répondit au commissaire-général, qu'il le remerciait beaucoup de son zèle pour le service de l'Empereur, mais que depuis long-temps on avait l'œil sur les olympiens, ainsi que sur plusieurs autres sociétés du même genre; que le gouvernement était assez fort pour ne pas les craindre dans le cas où elles conspireraient; que, d'ailleurs, il ne pouvait plus y avoir que des trames d'idéologues, dont l'Empereur ne se souciait nullement, et que, selon toute apparence, les olympiens étaient des rêveurs, et leur réunion une de ces puérilités maçonniques inventées pour amuser des niais.

Cette sécurité de Fouché n'était pas réelle, car à peine eut-il reçu l'avis qui lui avait été transmis par M. Devilliers, qu'il manda dans son cabinet le jeune comte de L...., qui était initié aux secrets de presque toutes les sociétés de l'Europe. «L'on m'écrit de Boulogne, lui dit-il, qu'il vient de se former dans l'armée une espèce de société secrète sous le titre d'olympiens: on ne me fait pas connaître le but de l'association; mais on m'annonce qu'elle a des ramifications très étendues..... Peut-être se rattache-t-elle aux conciliabules qui se tiennent chez Bernadotte ou chez la Staël. Je sais bien ce qui se passe ici: Garat, qui me croit son ami, et qui a la bonhommie de supposer que je suis encore patriote, ni plus ni moins qu'en 93, me raconte tout. Il y a des jacobins qui imaginent que je regrette la république, et que je pourrais travailler à la rétablir: ce sont des sots que j'exile ou que je place, suivant que cela me convient.... Truguet, Rousselin, Ginguené ne font pas un pas, ne disent pas un mot que je n'en sois aussitôt averti... Ce sont des gens peu redoutables, comme toute la clique de Moreau; ils bavardent beaucoup et agissent peu. Cependant, depuis quelque temps, ils semblent vouloir se faire un parti dans l'armée; il m'importe de savoir ce qu'ils veulent; les olympiens sont peut-être une de leurs créations. Il serait bien utile que vous vous fissiez recevoir olympien; vous me révèleriez les mystères de ces messieurs, et alors je verrais quelles mesures il faut prendre.»

Le comte de L*** répondit à Fouché que la mission qu'il lui proposait était délicate; que les olympiens ne faisaient probablement aucune réception sans avoir pris auparavant des informations sur le compte du récipiendaire; qu'en outre, on ne pouvait pas être admis, si l'on n'appartenait pas à l'armée. Fouché réfléchit un instant sur ces obstacles, puis, prenant la parole: «J'ai, dit-il, découvert un moyen de vous faire initier promptement. Vous vous rendrez à Gênes: là vous trouverez un détachement de conscrits liguriens qui doivent incessamment être dirigés sur Boulogne, pour y être incorporés dans le huitième régiment d'artillerie à pied. Parmi eux est un comte Boccardi, que sa famille a vainement cherché à faire remplacer.... Vous offrez de partir à la place du noble Génois; et, pour lever à cet égard toute espèce de difficultés, je vous fais remettre un certificat constatant que vous avez, sous le nom de Bertrand, satisfait aux lois sur la conscription. Au moyen de cette pièce, vous êtes agréé, et vous partez avec le détachement. Arrivé à Boulogne, vous aurez affaire à un colonel[3] fanatique de maçonnerie, d'illuminisme, d'hermétisme, etc. Vous vous ferez reconnaître, et comme vous êtes dans les hauts grades, il ne manquera pas de vous protéger. Vous pourrez alors lui faire, au sujet de votre origine, toutes les ouvertures que vous jugerez à propos. Ces confidences auront d'abord pour effet d'atténuer l'espèce de défaveur qui s'attache toujours à la qualité de remplaçant; elles vous attireront ensuite la considération des autres chefs. Mais il est indispensable que l'on croie qu'il y a eu pour vous nécessité de vous faire soldat: Sous votre véritable nom, vous étiez en butte à des persécutions de la part de l'Empereur: c'est pour échapper à la proscription que vous vous êtes caché dans un régiment. Voilà votre histoire: elle circulera dans les camps, et l'on ne doutera pas que vous ne soyez une victime et un ennemi du système impérial.... Je n'ai pas besoin d'entrer dans de plus longs détails.... Le reste s'effectuera tout seul.... Au surplus, je m'en remets entièrement à votre sagacité.»

Muni de ces instructions, le comte de L*** partit pour l'Italie, et bientôt après il revint en France avec les conscrits liguriens. Le colonel Aubry l'accueillit comme un frère que l'on revoit après une longue absence. Il le dispensa des manœuvres et de l'exercice, assembla la loge du régiment pour le recevoir et le fêter, lui fit mille politesses, l'autorisa à se mettre en bourgeois, et le traita, en un mot, avec la plus grande distinction.

En peu de jours, toute l'armée sut que M. Bertrand était un personnage: on ne pouvait pas lui donner les épaulettes; on le nomma sergent, et les officiers, oubliant pour lui seul qu'il était sur les degrés inférieurs de la hiérarchie militaire, n'hésitèrent pas à l'admettre dans leur intimité. M. Bertrand était devenu véritablement l'oracle du corps; il avait de l'esprit, une instruction très variée, et l'on était disposé à le trouver plus instruit et plus spirituel encore qu'il ne l'était. Quoi qu'il en fut, il ne tarda pas à se lier avec plusieurs olympiens, qui tinrent à singulier honneur de le présenter à leurs frères. M. Bertrand fut initié, et dès qu'il eut réussi à se mettre en communication avec les sommités de l'Olympe, il adressa des rapports au ministre de la police.

Ce que je viens de raconter de la société des olympiens et de M. Bertrand, je le tiens de M. Bertrand lui-même, et pour légitimer la vérité de mon récit, il ne sera peut-être pas superflu de dire par quelles circonstances il fut amené à me faire confidence de la mission dont il était chargé et à me révéler des particularités dont il est fait mention ici pour la première fois.

Rien de plus fréquent à Boulogne que le duel, dont la funeste manie avait gagné jusqu'aux paisibles Néerlandais de la flotille sous les ordres de l'amiral Werhwel. Il y avait surtout, non loin du camp de gauche, au pied d'une colline, un petit bois dans le voisinage duquel on ne passait jamais, quelle que fut l'heure du jour, sans voir sur la lisière une douzaine d'individus engagés dans ce qu'on appelle une affaire d'honneur. C'est dans cet endroit qu'une amazone célèbre, la demoiselle Div... tomba sous le fer d'un ancien amant, le colonel Camb...., qui ne l'ayant pas reconnue sous des habits d'homme, avait accepté d'elle une provocation à un combat singulier. La demoiselle Div.., qu'il avait abandonnée pour une autre, avait voulu périr de sa main.

Un jour que, de l'extrémité du plateau que peuplait la longue file des baraques du camp de gauche, j'abaissais mon regard sur le théâtre de cette scène sanglante, j'aperçus à quelque distance du petit bois deux hommes dont l'un marchait sur l'autre, qui battait en retraite à travers la plaine; à leurs pantalons blancs, je reconnus les champions pour Hollandais; je m'arrêtai un instant à les considérer. Bientôt l'assaillant rétrograda à son tour; enfin se faisant mutuellement peur, ils rétrogradèrent en même temps, en agitant leurs sabres, puis l'un d'eux venant à s'enhardir, lança son briquet à son adversaire, et le poursuivit jusqu'à la berge d'un fossé, que cet adversaire ne put franchir. Alors chacun d'eux renonçant à se servir de son sabre, même comme projectile, un combat à coups de poing s'engagea entre ces hommes qui vidèrent ainsi leur querelle. Je m'amusais de ce duel grotesque, quand je vis tout près d'une ferme où nous allions quelquefois manger du codiau (espèce de bouillie blanche faite avec de la farine et des œufs), deux individus qui, débarrassés de leurs habits, se préparaient à mettre l'épée à la main, en présence de leurs témoins, qui étaient d'un côté un maréchal-des-logis du dixième régiment de dragons, et de l'autre, un fourrier de l'artillerie. Bientôt les fers se croisèrent; le plus petit des combattants était un sergent des canonniers, il rompait avec une intrépidité sans égale; enfin après avoir parcouru de la sorte une cinquantaine de pas, je crus qu'il allait être percé de part en part, lorsque tout à coup il disparut comme si la terre se fût entr'ouverte sous lui; aussitôt un grand éclat de rire se fit entendre. Après ce premier mouvement d'une gaieté bruyante, les assistants se rapprochèrent, je les vis se baisser. Poussé par un sentiment de curiosité, je me dirigeai vers eux, et j'arrivai fort à propos pour les aider à retirer d'un trou pratiqué pour l'écoulement d'une auge à pourceaux, le pauvre diable dont la disparition subite m'avait frappé d'étonnement. Il était presque asphyxié, et tout couvert de fange des pieds à la tête; le grand air lui rendit assez vite l'usage de ses sens, mais il n'osait respirer, il craignait d'ouvrir la bouche et les yeux, tant le liquide dans lequel il avait été plongé était infect. Dans cette fâcheuse situation, les premières paroles qu'il entendit furent des plaisanteries: je me sentis révolté de ce manque de générosité, et cédant à ma trop juste indignation, je lançai à l'antagoniste de la victime ce coup-d'œil provocateur qui, de soldat à soldat, n'a pas besoin d'être interprété. «Il suffit, me dit-il, je t'attends de pied ferme.» A peine suis-je en garde, que sur ce bras qui oppose un fleuret à celui que j'ai ramassé, je remarque un tatouage qu'il me semble reconnaître: c'était la figure d'une ancre, dont la branche était entourée des replis d'un serpent. «Je vois la queue, m'écriai-je, gare à la tête»; et en donnant cet avertissement, je me fendis sur mon homme que j'atteignis au têton droit. «Je suis blessé, dit-il alors, est-ce au premier sang?—Oui, au premier sang, lui répondis-je.» et sans plus attendre, je me mis en devoir de déchirer ma chemise, pour panser sa blessure. Il fallut lui découvrir la poitrine; j'avais deviné la place de la tête du serpent, qui venait comme lui mordre l'extrémité du sein; c'était là que j'avais visé.

En voyant que j'examinais alternativement ce signe et les traits de son visage, mon adversaire ne laissait pas de concevoir de l'inquiétude; je m'empressai de le rassurer, par ces paroles: que je lui dis à l'oreille: «Je sais qui tu es; mais ne crains rien, je suis discret.»—Je te connais aussi, me répondit-il, en me serrant la main, et je me tairai.» Celui qui me promettait ainsi son silence, était un forçat évadé du bagne de Toulon. Il m'indiqua son nom d'emprunt, et m'apprit qu'il était maréchal-des-logis-chef au 10e de dragons, où il éclipsait par son luxe tous les officiers du régiment.

Tandis qu'avait lieu cette reconnaissance, l'individu dont j'avais pris la défense, en véritable redresseur de torts, essayait de laver, dans un ruisseau, le plus gros de la souillure dont il était couvert; il revint promptement auprès de nous: tout le monde était plus calme; il ne fut plus question du différend, et l'envie de rire avait fait place à un désir sincère de réconciliation.

Le maréchal-des-logis-chef, que je n'avais blessé que très légèrement, proposa de signer la paix au Canon d'or, où il y avait toujours d'excellentes matelottes, et des canards plumés d'avance. Il nous y paya un déjeûner de prince, qui se prolongea jusqu'au souper, dont sa partie adverse fit les frais.

La journée complète on se sépara. Le maréchal-des-logis-chef me fit promettre de le revoir, et le sergent ne fut pas content que je ne l'eusse accompagné chez lui.

Ce sergent était M. Bertrand; il occupait dans la haute ville, un logement d'officier supérieur; dès que nous y fûmes seuls, il me témoigna sa reconnaissance avec toute la chaleur dont est capable, après boire, un poltron que l'on a sauvé d'un grand danger: il me fit des offres de service de toute espèce, et comme je n'en acceptais aucune, «Vous croyez peut-être, me dit-il, que je ne puis rien; il n'est point de petit protecteur, mon camarade; si je ne suis que sous-officier, c'est que je ne veux pas être autre chose; je n'ai point d'ambition, et tous les olympiens sont comme moi; ils font peu de cas d'une misérable distinction de grade.»—Je lui demandai ce qu'étaient les olympiens.—«Ce sont, me répondit-il, des gens qui adorent la liberté et préconisent l'égalité: voudriez-vous être olympien? pour peu que cela vous tente, je me charge de vous faire recevoir.»

Je remerciai M. Bertrand, et j'ajoutai que je ne voyais pas trop la nécessité de m'enrôler dans une société sur laquelle devait tôt ou tard se porter l'attention de la police.—«Vous avez raison, reprit-il, en me marquant un véritable intérêt, ne vous faites pas recevoir, car tout cela finira mal.» Et alors il commença à me donner sur les olympiens les détails que j'ai consignés dans ces mémoires; puis comme il était encore sous l'influence confidentielle et singulièrement expansive du Champagne, dont nous nous étions abreuvés: il me révéla sous le sceau du secret, la mission qu'il était venu remplir à Boulogne.

Après cette première entrevue, je continuai de voir M. Bertrand, qui resta encore quelque temps à son poste d'observateur. Enfin, l'époque arriva où, suffisamment instruit, il demanda et obtint un congé d'un mois: il allait, disait-il, recueillir une succession considérable; mais le mois expiré, M. Bertrand ne revint pas; le bruit se répandit qu'il avait emporté une somme de douze mille francs que lui avait confiée le colonel Aubry, à qui il devait ramener un équipage et des chevaux: une autre somme destinée à des emplètes pour le compte du régiment, était passée de la même manière dans l'actif de M. Bertrand. On sut qu'à Paris, il était descendu rue Notre-Dame-des-Victoires, à l'hôtel de Milan, où il avait exploité à outrance un crédit imaginaire.

Toutes ces particularités constituaient une mystification, dont les dupes n'osèrent pas même se plaindre sérieusement. Seulement il fut constaté que M. Bertrand avait disparu: on le jugea, et comme déserteur il fut condamné à cinq ans de travaux publics. Peu de temps après, arriva l'ordre d'arrêter les principaux d'entre les olympiens, et de dissoudre leur société. Mais cet ordre ne put être exécuté qu'en partie: les chefs, avertis que le gouvernement allait sévir contre eux, et les jeter dans les cachots de Vincennes, ou de toute autre prison d'état, préférèrent la mort à une si misérable existence. Cinq suicides eurent lieu le même jour. Un sergent-major du vingt-cinquième de ligne et deux sergents d'un autre corps, se firent sauter la cervelle. Un capitaine qui, la veille, avait reçu son brevet de chef de bataillon, se coupa la gorge avec un rasoir... Il était logé au Lion d'argent; l'aubergiste, M. Boutrois, étonné de ce que, suivant sa coutume, il ne descendait pas pour déjeuner avec les autres officiers, frappe à la porte de sa chambre: le capitaine était alors placé au-dessus d'une cuvette qu'il avait disposée pour recevoir son sang; il remet précipitamment sa cravatte, ouvre, essaie de parler, et tombe mort. Un officier de marine qui montait une prame chargée de poudre, y mit le feu, ce qui entraîna l'explosion de la prame voisine. La terre trembla à plusieurs lieues à la ronde; toutes les vitres de la basse ville furent brisées; les façades de plusieurs maisons sur le port s'écroulèrent; des débris de gréement, des mâtures brisées, des lambeaux de cadavres furent jetés à plus de dix-huit cents toises. Les équipages des deux bâtiments périrent..... Un seul homme fut sauvé, comme par miracle: c'était un matelot qui était dans les hunes; le mât avec lequel il fut emporté jusque dans la nue, retomba perpendiculairement dans la vase du bassin, qui était à sec, et s'y planta à une profondeur de plus de six pieds. On trouva le matelot vivant; mais dès ce moment il eut perdu l'ouïe et la parole, qu'il ne recouvra jamais.

A Boulogne, on fut surpris de la coïncidence de ces événements. Des médecins prétendirent que cette simultanéité de suicides avait été déterminée par une disposition résultant d'un état particulier de l'atmosphère. Ils invoquaient à l'appui de leur opinion une observation faite à Vienne en Autriche, où, l'été précédent, grand nombre de jeunes filles, entraînées comme par une sorte de frénésie s'étaient précipitées le même jour.

Quelques personnes croyaient expliquer ce qu'il y avait d'extraordinaire dans cette circonstance, en disant que rarement un suicide, quand il est ébruité, n'est pas accompagné de deux ou trois autres. En résumé, le public sut d'autant moins à quoi s'en tenir, que la police, qui craignait de laisser apercevoir tout ce qui pouvait caractériser l'opposition au régime impérial, faisait, à dessein, circuler les bruits les plus étranges; les précautions furent si bien prises qu'à cette occasion le nom d'olympien ne fut pas même prononcé une seule fois dans les camps; cependant la cause de tant d'aventures tragiques était dans les dénonciations de M. Bertrand. Sans doute il fut récompensé, j'ignore de quelle manière; mais ce qui me paraît probable, c'est que la haute police, satisfaite de ses services, dut continuer de l'employer, puisque, quelques années plus tard, on le rencontra en Espagne, dans le régiment d'Isembourg, où devenu lieutenant, il n'était pas regardé comme un moins bon gentilhomme que les Montmorenci, les Saint-Simon, et autres rejetons de quelques-unes des plus illustres maisons de France qui avaient été placés dans ce corps.

Peu de temps après la disparition de M. Bertrand, la compagnie dont je faisais partie fut détachée à Saint-Léonard, petit village à une lieue de Boulogne. Là notre tâche se bornait à la garde d'une poudrière, dans laquelle avait été emmagasinée une grande quantité de munitions de guerre. Le service n'était pas pénible, mais le poste était réputé dangereux: plusieurs factionnaires y avaient été assassinés, et l'on croyait que les Anglais avaient résolu de faire sauter ce dépôt. Quelques tentatives du même genre, qui avaient eu lieu dans les dunes sur divers points, ne laissaient aucun doute à cet égard. Nous avions donc des raisons assez fortes pour déployer une continuelle vigilance.

Une nuit que c'était mon tour de garde, nous sommes subitement réveillés par un coup de fusil: aussitôt tout le poste est sur pied; je m'empresse, suivant l'usage, d'aller relever la sentinelle: c'était un conscrit dont la bravoure ne m'inspirait pas une grande confiance; je l'interroge; et, d'après ses réponses, je conclus qu'il s'est effrayé sans motif. Je visite les dehors de la poudrière, qui était une vieille église; je fais fouiller les approches: on n'aperçoit rien, aucun vestige de pas d'homme. Persuadé alors que c'était une fausse alerte, je réprimande le conscrit, et le menace de la salle de police. Cependant, de retour au corps de garde, je lui fais de nouvelles questions; et le ton affirmatif avec lequel il proteste qu'il a vu quelqu'un, les détails qu'il me donne, commencent à me faire croire qu'il ne s'est point laissé aller à une vaine terreur; il me vient des pressentiments; je sors, et me dirige une seconde fois vers la poudrière, dont je trouve la porte entre-baillée; je la pousse, et, de l'entrée, mes regards sont frappés des faibles reflets d'une lumière qui se projette entre deux hautes rangées de caisses à cartouche. J'enfile précipitamment cette espèce de corridor; parvenu à l'extrémité, je vois...... une lampe allumée sous une des caisses qui débordait les autres; la flamme touche au sapin, et déjà se répand une odeur de résine. Il n'y a pas un instant à perdre; sans hésiter, je renverse la lampe, je retourne la caisse, et avec mon urine j'éteins les restes de l'incendie. L'obscurité la plus complète me garantissait que j'avais coupé court à l'embrasement. Mais je ne fus pas sans inquiétude tant que l'odeur ne se fut pas entièrement dissipée. J'attendis ce moment pour me retirer. Quel était l'incendiaire? je l'ignorais, seulement il s'élevait de fortes présomptions dans mon esprit; je soupçonnai le garde-magasin, et afin de connaître la vérité, je me rendis sur-le-champ à son domicile. Sa femme y était seule; elle me dit que, retenu à Boulogne pour des affaires, il y avait couché, et qu'il rentrerait le lendemain matin. Je demandai les clefs de la poudrière; il les avait emportées. L'enlèvement des clefs acheva de me convaincre qu'il était coupable. Toutefois, avant de faire mon rapport, je revins à dix heures pour m'assurer s'il était de retour; il n'avait pas encore reparu.

Un inventaire auquel on procéda dans la même journée, prouva que le garde devait avoir le plus grand intérêt à anéantir le dépôt qui lui était confié: c'était l'unique moyen de couvrir les vols considérables qu'il avait commis. Quarante jours se passèrent sans qu'on sût ce que cet homme était devenu. Des moissonneurs trouvèrent son cadavre dans un champ de blé; un pistolet était près de lui.

C'était ma présence d'esprit qui avait prévenu l'explosion de la poudrière: j'en fus récompensé par de l'avancement; je devins sergent, et le général en chef, qui voulut me voir, promit de me recommander à la bienveillance du ministre. Comme je me croyais le pied à l'étrier, et que je désirais faire mon chemin, je m'appliquais surtout à faire perdre à Lebel toutes les mauvaises habitudes de Vidocq, et si la nécessité d'assister aux distributions de vivres, ne m'avait de temps à autre appelé à Boulogne, j'aurais été un sujet accompli; mais à chaque fois que je venais en ville, je devais une visite au maréchal-des-logis-chef des dragons, contre lequel j'avais pris le parti de M. Bertrand, non qu'il l'exigeât; mais je sentais la nécessité de le ménager: alors c'était un jour entier consacré à la ribotte, et malgré moi je dérogeais à mes projets de réforme.

A l'aide de la supposition d'un oncle sénateur, dont la succession, disait-il, lui était assurée, mon ancien collègue du bagne menait une vie fort agréable; le crédit dont il jouissait en sa qualité de fils de famille était en quelque sorte illimité. Point de richard boulonnais qui ne tînt à honneur d'attirer chez lui un personnage d'une si haute distinction. Les papas les plus ambitieux ne souhaitaient rien tant que de l'avoir pour gendre, et parmi les demoiselles, c'était à qui réussirait à fixer son choix; aussi avait-il le privilége de puiser à volonté dans la bourse des uns, et de tout obtenir de la complaisance des autres. Il avait un train de colonel, des chiens, des chevaux, des domestiques: il affectait le ton et les manières d'un grand seigneur, et possédait au suprême degré l'art de jeter de la poudre aux yeux et de se faire valoir. C'était au point que les officiers eux-mêmes, qui d'ordinaire sont si bêtement jaloux des prérogatives de l'épaulette, trouvaient très naturel qu'il les éclipsât. Ailleurs qu'à Boulogne, cet aventurier eût tardé d'autant moins à être reconnu pour un chevalier d'industrie, qu'il n'avait, pour ainsi dire, reçu aucune éducation; mais, dans une cité où la bourgeoisie, de création toute récente, n'avait pu encore adopter de la bonne compagnie que le costume, il lui était facile d'en imposer.

Fessard était le véritable nom du maréchal-des-logis-chef, que l'on ne connaissait dans le bagne que sous celui d'Hippolyte; il était, je crois, de la Basse-Normandie: avec tous les dehors de la franchise, une physionomie ouverte et l'air évaporé d'un jeune étourdi, il avait ce caractère cauteleux que la médisance attribue aux habitants de Domfront; c'était, en un mot, un garçon retors, et pourvu de toutes les rubriques propres à inspirer de la confiance. Un pouce de terre dans son pays lui aurait fourni l'occasion de mille procès, et serait devenu son point de départ pour arriver à la fortune en ruinant le voisin; mais Hippolyte ne possédait rien au monde; et, ne pouvant se faire plaideur, il s'était fait escroc, puis faussaire, puis..... on va voir; je n'anticiperai pas sur les événements.

Chaque fois que je venais en ville, Hippolyte me payait à dîner. Un jour, entre la poire et le fromage, il me dit: «Sais-tu que je t'admire; vivre en ermite à la campagne, se mettre à la portion congrue, et n'avoir pour tout potage que vingt-deux sous par jour; je ne conçois pas que l'on puisse se condamner à des privations pareilles; quant à moi, j'aimerais mieux mourir. Mais tu fais tes chopins (coups) à la sourdine, et tu n'es pas sans avoir quelque ressource.» Je lui répondis que ma solde me suffisait, que d'ailleurs j'étais nourri, habillé, et que je ne manquais de rien. «A la bonne heure, reprit-il; cependant il y a ici des grinchisseurs, et tu as sans doute entendu parler de l'armée de la Lune; il faut te faire affilier; si tu veux, je t'assignerai un arrondissement: tu exploiteras les environs de Saint-Léonard.»

J'étais instruit que l'armée de la Lune était une association de malfaiteurs, dont les chefs s'étaient jusque là dérobés aux investigations de la police. Ces brigands, qui avaient organisé l'assassinat et le vol dans un rayon de plus de dix lieues, appartenaient à tous les régiments. La nuit, ils rôdaient dans les camps ou s'embusquaient sur les routes, faisant de fausses rondes et de fausses patrouilles, et arrêtant quiconque présentait l'espoir du plus léger butin. Afin de n'éprouver aucun obstacle dans la circulation, ils avaient à leur disposition des uniformes de tous les grades. Au besoin, ils étaient capitaines, colonels, généraux, et ils faisaient à propos usage des mots d'ordre et de ralliement, dont quelques affidés, employés probablement à l'état-major, avaient soin de leur communiquer la série par quinzaine.

D'après ce que je savais, la proposition d'Hippolyte était bien faite pour m'effrayer: ou il était un des chefs de l'armée de la Lune, ou il était un des agents secrets envoyés par la police pour préparer le licenciement de cette armée, peut-être était-il l'un et l'autre..... Ma situation vis-à-vis de lui était embarrassante.... Le fil de ma destinée allait se nouer encore..... Je ne pouvais plus, comme à Lyon, me tirer d'affaire en dénonçant le provocateur. A quoi m'eût servi la dénonciation dans le cas où Hippolyte aurait été un agent? Je me bornai donc à rejeter sa proposition, en lui déclarant avec fermeté que j'étais résolu à rester honnête homme. «Tu ne vois pas que je plaisante, me dit-il, et tu prends la chose au sérieux: je voulais seulement te sonder. Je suis charmé, mon camarade, de te trouver dans de tels sentiments, C'est tout comme moi, ajouta-t-il; je suis rentré dans le bon chemin; le Diable à présent ne m'en ferait pas sortir.» Puis, la conversation changeant d'objet, il ne fut plus question de l'armée de la Lune.

Huit jours après l'entrevue pendant laquelle Hippolyte m'avait fait une ouverture si promptement rétractée, mon capitaine, en passant l'inspection des armes, me condamna à vingt-quatre heures de salle de police, pour une tache qu'il prétendait avoir aperçu dans mon fourniment. Cette maudite tache, j'eus beau me crever les yeux pour la découvrir, je ne pus jamais en venir à bout. Quoiqu'il en soit, je me rendis à la garde du camp sans me plaindre: vingt-quatre heures, c'est sitôt écoulé! C'était le lendemain à midi que devait expirer ma peine.... A cinq heures du matin, j'entends le trot des chevaux, et bientôt après le dialogue suivant s'établit: «Qui vive?—France.—Quel régiment?—Corps impérial de la gendarmerie.» A ce mot de gendarmerie, j'éprouvai un frémissement involontaire. Tout à coup la porte s'ouvre, et l'on appelle Vidocq. Jamais ce nom, tombé à l'improviste au milieu d'une troupe de scélérats, ne les a plus consternés que je ne le fus en ce moment. «Allons, suis-nous,» me cria le brigadier; et, pour être sûr que je ne m'échapperai pas, il prend la précaution de m'attacher. On me conduisit aussitôt à la prison, où je me fis donner un lit à la pistole. J'y trouvai nombreuse et bonne compagnie. «Ne le disais-je pas? s'écrie, en me voyant entrer, un soldat de l'artillerie, qu'à son accent je reconnais pour Piémontais; tout le camp va arriver ici... En voilà encore un d'enflaqué; je parie ma tête à couper que c'est ce gueux de maréchal-des-logis-chef de dragons qui lui a joué le tour. On ne lui cassera pas la gueule à ce brigand là!—Et va donc le chercher, ton maréchal-des-logis-chef, interrompit un second prisonnier, qui me parut aussi être du nombre des nouveaux venus; s'il a marché toujours, il est bien loin à présent, depuis la semaine dernière qu'il a levé le pied. Tout de même, avouez, camarades, que c'est un fin matois. En moins de trois mois, quarante mille francs de dettes dans la ville. C'est-il ça du bonheur! Et les enfants qu'il a faits.... Pour ceux-là je ne voudrais pas être obligé de les reconnaître.... Six demoiselles enceintes, des premières bourgeoises!!! Elles croyaient tenir le bon Dieu par les pieds.... les voilà bien loties!....—Oh! oui, dit un porte-clefs qui s'occupait de préparer mon coucher; il a fait bien du dégât, ce monsieur; aussi gare à lui, s'il se laisse mettre le grappin dessus: on l'a porté déserteur. On le rattrappera.—Prends garde de le perdre, répartis-je; on le rattrappera comme on a rattrappé M. Bertrand.—Et quand on le rattrapperait, reprit le Piémontais; ça m'empêcherait-il d'aller me faire guillotiner à Turin? D'ailleurs, je le répète! je parierais bien ma tête à couper..... Eh que veut-il donc le boudsarone avec sa tête à couper? s'écria un quatrième interlocuteur; nous sommes enfoncés; il n'y a plus à y revenir. Eh bien! n'importe par qui!» Ce dernier avait raison. D'ailleurs, il était tout-à-fait superflu de s'égarer dans le champ des conjectures, et il fallait être aveugle pour ne pas reconnaître dans Hippolyte l'auteur de notre arrestation. Quant à moi, je ne pouvais pas m'y tromper, puisqu'à Boulogne il était le seul qui sût que je fusse un évadé du bagne.

Plusieurs militaires de différentes armes vinrent contre leur gré compléter une chambrée, dans laquelle étaient réunis les principaux chefs de l'armée de la Lune. Rarement la prison d'une petite ville présente un plus curieux assemblage de délinquants: le prévôt, c'est-à-dire l'ancien de la salle, nommé Lelièvre, était un pauvre diable de soldat qui, condamné à mort depuis trois ans, avait sans cesse en perspective la possibilité de l'expiration du sursis en vertu duquel il vivait encore. L'empereur, à la clémence de qui il avait été recommandé, lui avait fait grâce; mais comme ce pardon n'avait point été constaté, et que l'avis officiel indispensable pour qu'il reçût son effet n'avait pas été transmis au grand-juge, Lelièvre continuait à être retenu prisonnier; tout ce que l'on avait osé en faveur de ce malheureux, c'était de suspendre l'exécution jusqu'au moment où se présenterait une occasion d'appeler une seconde fois sur lui l'attention de l'empereur. Dans cet état, où son sort était fort incertain, Lelièvre flottait entre l'espoir de la liberté, et la crainte de la mort: il s'endormait avec l'un et s'éveillait avec l'autre. Tous les soirs il se croyait à la veille de sortir, et tous les matins il s'attendait à être fusillé; tantôt gai jusqu'à la folie, tantôt sombre et rêveur, il n'avait jamais un instant de calme parfait. Faisait-il sa partie à la drogue ou au mariage, tout à coup il s'interrompait au milieu de son jeu, jetait les cartes, se frappait le front avec les poings, faisait cinq ou six sauts, en se démenant comme un possédé, puis finissait par se jeter sur son grabat, où, couché sur le ventre, il restait des heures entières dans l'abattement. L'hôpital était la maison de plaisance de Lelièvre, et s'il s'ennuyait par trop, il allait y chercher les consolations de sœur Alexandrine, qui avait toutes les dévotions du cœur, et sympathisait avec toutes les infortunes. Cette fille si compatissante s'intéressait vivement au prisonnier, et il le méritait, car Lelièvre n'était point un criminel, mais une victime, et l'arrêt porté contre lui était l'effet injuste de cette conviction trop souvent imposée aux Conseils de guerre, que, dût périr l'innocent, quand il y a urgence de réprimer certains désordres, la conscience et l'humanité des juges doivent se taire devant la nécessité de faire un exemple. Lelièvre était du très petit nombre de ces hommes qui, bronzés contre le vice, peuvent sans danger pour leur moralité rester en contact avec ce qu'il y a de plus impur. Il s'acquittait des fonctions de prévôt avec autant d'équité que s'il eût été revêtu d'une magistrature réelle; jamais il ne rançonnait un arrivant; se bornant à lui expliquer la règle de ses devoirs de détenu, il tâchait de lui rendre plus supportables les premiers instants de sa captivité, et faisait en quelque sorte plutôt les honneurs de la prison, qu'il n'en exerçait l'autorité.

Un autre caractère s'attirait le respect et l'affection des prisonniers, Christiern, que nous nommions le Danois, ne parlait pas français, il ne comprenait que par signes, mais son intelligence semblait deviner la pensée; il était triste, méditatif, bienveillant; dans ses traits, il y avait un mélange de noblesse, de candeur et de mélancolie, qui séduisait et touchait en même temps. Il portait l'habit de matelot, mais les boucles flottantes et artistement arrangées de sa longue chevelure noire, l'éclatante blancheur de son linge, la délicatesse de son teint et de ses manières, la beauté de ses mains, tout annonçait en lui un homme d'une condition plus relevée. Quoique le sourire fût souvent sur ses lèvres, Christiern paraissait en proie à un profond chagrin, mais il le renfermait en lui, et personne ne savait même pour quelle cause il était détenu. Un jour cependant on l'appelle; il était occupé à tracer sur la vître avec un silex le dessin d'une marine, c'était là sa seule distraction; quelquefois c'était le portrait d'une femme dont il aimait à reproduire la ressemblance. Nous le vîmes sortir; bientôt après on le ramena, et à peine le guichet se fut-il refermé sur lui, que tirant d'un petit sac de cuir un livre de prières, il y lut avec ferveur. Le soir il s'endormit comme de coutume jusqu'au lendemain, que le son du tambour nous avertit qu'un détachement pénétrait dans la cour de la prison; alors il s'habilla précipitamment, donna sa montre et son argent à Lelièvre, qui était son camarade de lit; puis, ayant baisé à plusieurs reprises un petit Christ, qu'il portait habituellement sur la poitrine, il serra la main à chacun de nous. Le concierge, qui avait assisté à cette scène, était vivement ému. Lorsque Christiern fut parti: «On va le fusiller, nous dit-il, toute la troupe est assemblée: ainsi dans un quart d'heure tous ses maux seront finis. Voyez un peu ce que c'est quand on n'est pas heureux. Ce matelot, que vous avez pris pour un Danois, est né natif de Dunkerque; son véritable nom est Vandermot; il servait sur la corvette l'Hirondelle, quand il fut fait prisonnier par les Anglais; jeté à bord des pontons, comme tant d'autres, il était fatigué de respirer un air infect, et de crever de faim, lorsqu'on lui offrit de le tirer de ce tombeau s'il consentait à s'embarquer sur un bâtiment de la compagnie des Indes. Vandermot accepta, au retour le bâtiment fut capturé par un corsaire. Vandermot fut conduit ici avec le reste de l'équipage. Il devait être transféré à Valenciennes; mais, au moment du départ, un interprète l'interroge, et l'on s'aperçoit à ses réponses qu'il n'est pas familiarisé avec la langue anglaise: aussitôt, des soupçons s'élèvent, il déclare qu'il est sujet du roi de Danemarck, mais comme il ne peut fournir aucune preuve à l'appui de cette déclaration, on décide qu'il restera sous ma garde jusqu'à ce que le fait soit éclairci. Quelques mois s'écoulent: on ne songeait plus vraisemblablement à Vandermot: une femme, accompagnée de deux enfants se présente à la geôle; elle demande Christiern;—mon mari! s'écrie-t-elle, en le voyant.—Mes enfants, ma femme! et il se précipite dans leurs bras.—Que vous êtes imprudent? dis-je tout bas à l'oreille de Christiern. Si je n'étais pas seul!—le lui promis d'être discret, il n'était plus temps: dans la joie de recevoir de ses nouvelles, sa femme, à qui il avait écrit, et qui le croyait mort, avait montré sa lettre à ses voisins, et déjà parmi eux des officieux l'avaient dénoncé: les misérables! ce sont eux aujourd'hui qui l'envoient à la mort. Pour quelques vieux pierriers dont était armé le navire qu'il montait, un navire qui a amené sans combattre, on le traite comme s'il avait porté les armes contre sa patrie. Convenez que les lois sont injustes.—Oh! oui, les lois sont injustes», répétèrent plusieurs des assistants, que je vis se grouper autour d'un lit pour jouer aux cartes, et boire du chenic. «A la ronde, mon père en aura, dit l'un d'eux en faisant passer le verre.—Allons donc! dit un second, qui remarquait l'air de consternation de Lelièvre, dont il secoua le bras, ne va-t-il pas se désoler celui-là? aujourd'hui son tour, demain le nôtre.»

Ce colloque, atrocement prolongé, dégénéra en horribles plaisanteries; enfin le son du tambour et des fifres, que l'écho de la rive répétait sur plusieurs points, nous indiqua que les détachements des divers corps se mettaient en marche pour regagner le camp. Un morne silence régna dans la prison pendant quelques minutes; nous pensions tous que Christiern avait subi son sort; mais au moment où, les yeux couverts du fatal bandeau, il venait de s'agenouiller, un aide-de-camp était accouru, et avait révoqué le signal donné à la mousqueterie. Le patient avait revu la lumière; il allait être rendu à sa femme et à ses enfants, et c'était au maréchal Brune, qui avait accédé à leurs prières, qu'il était redevable du bienfait de la vie. Christiern, ramené sous les verroux, ne se possédait pas de joie; on lui avait donné l'assurance qu'il recouvrerait promptement sa liberté. L'empereur était supplié de lui accorder sa grâce, et la demande, faite au nom du maréchal lui-même, était si généreusement motivée, qu'il était impossible de douter du succès.

Le retour de Christiern était un événement dont nous ne manquâmes pas de le féliciter: on but à la santé du revenant, et l'arrivée de six nouveaux prisonniers, qui payèrent leur bienvenue avec une grande libéralité, fut un sujet de plus de réjouissance. Ces derniers, que j'avais connus la plupart pour avoir fait partie de l'équipage de Paulet, venaient subir une détention de quelques jours, punition qui leur avait été infligée parce que, laissés à bord d'une prise, ils avaient, au mépris des lois de la guerre, dépouillé un capitaine anglais. Comme ils n'avaient pas été contraints à restituer, ils apportaient avec eux des guinées, qu'ils dépensaient rondement. Nous étions tous satisfaits: le geôlier, qui recueillait jusqu'aux moindres gouttes de cette pluie d'or, était si content de ses hôtes nouveaux, qu'il se relâchait à plaisir de sa surveillance. Cependant, il y avait dans notre salle trois individus condamnés à la peine capitale, Lelièvre, Christiern, et le Piémontais Orsino, ancien chef de barbets, qui, ayant rencontré, près d'Alexandrie un détachement de conscrits dirigés sur la France, s'était glissé dans leurs rangs, où il avait pris la place et le nom d'un déserteur de bonne volonté. Orsino, depuis qu'il était sous les drapeaux, avait tenu une conduite irréprochable; mais il s'était perdu par une indiscrétion: sa tête avait été mise à prix dans son pays, et c'était à Turin qu'elle devait tomber. Cinq autres prisonniers étaient sous le poids des plus graves accusations. C'étaient d'abord quatre marins de la garde, deux Corses et deux Provençaux, à qui l'on imputait l'assassinat d'une paysanne dont ils avaient volé la croix d'or et les boucles d'argent. Le cinquième avait, ainsi qu'eux, fait partie de l'armée de la Lune; on lui attribuait d'étranges facultés: au dire des soldats, il avait la puissance de se rendre invisible; il se métamorphosait aussi comme il lui plaisait, et avait en outre le don de l'omniprésence; enfin c'était un sorcier, et tout cela parce qu'il était bossu ad libitum, facétieux, caustique, grand conteur, et qu'ayant escamoté sur les places, il exécutait assez adroitement quelques tours de gibecière. Avec de tels pensionnaires, peu de geôliers n'eussent pas pris des précautions extraordinaires; le nôtre ne nous considérait que comme d'excellentes pratiques, il fraternisait avec nous. Puisque, moyennant salaire, il pourvoyait à tous nos besoins, il ne pouvait pas se figurer que nous voulussions le quitter, et jusqu'à un certain point il avait raison; car Lelièvre et Christiern n'avaient pas la moindre envie de s'évader; Orsino était résigné; les marins de la garde ne se doutaient pas même que l'on pût leur faire un mauvais parti, le sorcier comptait sur l'insuffisance des preuves, et les corsaires, toujours en goguette, n'engendraient pas de mélancolie. J'étais le seul à nourrir des projets; mais, justement pour ne pas me laisser pénétrer, j'affectais d'être sans souci, si bien qu'il semblait que la prison fût mon élément, et que chacun était induit à présumer que je m'y trouvais comme le poisson dans l'eau. Je ne m'y grisai pourtant qu'une seule fois, ce fut en l'honneur du retour de Christiern. La nuit tout le monde ronflait, sur les deux heures du matin, j'éprouve une soif ardente, j'avais le feu dans le corps; je me lève et à demi éveillé je me dirige vers la croisée: je veux boire; infernale méprise! Je m'aperçois qu'au lieu de puiser au bidon, c'est dans le baquet que j'ai plongé mon gogueneau; je suis empoisonné. Au jour, je n'étais pas encore parvenu à réprimer les plus épouvantables contractions d'estomac: un porte-clefs entre pour annoncer que l'on va faire la corvée; c'est une occasion de prendre le grand air, et cela contribuera peut-être à me remettre le cœur; je m'offre à la place d'un corsaire, dont je revêts les habits; et, en traversant la cour, je rencontre un sous-officier de ma connaissance, qui arrivait la capote sur le bras. Il m'annonça qu'ayant fait du bruit au spectacle, et condamné à un mois de prison, il venait de lui-même se faire écrouer. «En ce cas, lui dis-je, tu vas commencer tes fonctions dès à présent; voici le baquet.» Le sous-officier était accommodant; il ne se fit pas tirer l'oreille; et, pendant qu'il faisait la corvée, je passai roide devant la sentinelle, qui ne fit pas attention à moi.

Sorti du château, je pris aussitôt mon essor vers la campagne, et ne m'arrêtai qu'au pont de Brique, dans un petit ravin, où je réfléchis un instant aux moyens de déjouer les poursuites; j'eus d'abord la fantaisie de me rendre à Calais, mais ma mauvaise étoile m'inspira de revenir à Arras. Dès le soir même, j'allai coucher dans une espèce de ferme qui était un relais de maréyeurs. L'un d'eux, qui était parti de Boulogne trois heures après moi, m'apprit que toute la ville était plongée dans la tristesse par l'exécution de Christiern. «On ne parle que de ça, me dit-il; on s'attendait que l'Empereur lui ferait grâce, mais le télégraphe a répondu qu'il fallait le fusiller.... Il l'avait déjà échappé belle; aujourd'hui on lui a fait son affaire. C'était une pitié de l'entendre demander pardon! pardon! en essayant de se relever, après la première décharge; et les cris des chiens qui se trouvaient derrière, et qui avaient attrapé des balles! il y avait de quoi arracher l'ame, mais ils ne l'ont pas moins achevé à bout portant; c'est-il ça une destinée!»

Quoique la nouvelle que me donnait le maréyeur m'affligeât, je ne pus pas m'empêcher de penser que la mort de Christiern faisait diversion à mon évasion, et comme rien de ce qu'il me disait ne m'indiquait qu'on se fût aperçu que je manquais à l'appel, j'en conçus une très grande sécurité. J'arrivai à Béthune sans accident; je voulus aller y loger chez une ancienne connaissance de régiment. Je fus fort bien accueilli, mais, quelque prudent que l'on soit, il y a toujours des imprévisions. J'avais préféré à l'auberge l'hospitalité d'un ami: j'étais venu me brûler à la chandelle, car l'ami s'était marié récemment, et le frère de sa femme était du nombre de ces réfractaires dont le cœur, insensible à la gloire, ne palpitait que pour la paix. Il s'ensuivait tout naturellement que le domicile que j'avais choisi, et même celui de tous les parents du jeune homme, étaient fréquemment visités par messieurs les gendarmes. Ces derniers envahirent la demeure de mon ami long-temps avant le jour; sans respecter mon sommeil, ils me sommèrent d'exhiber mes papiers. A défaut de passeport que je pusse leur montrer, j'essayai de leur donner quelques explications; c'était peine perdue. Le brigadier, qui depuis un instant me considérait avec une attention toute particulière, s'écria tout à coup: «Je ne me trompe pas, c'est bien lui, j'ai vu ce drôle à Arras: c'est Vidocq!» Il fallut me lever, et un quart d'heure après j'étais installé dans la prison de Béthune.

Peut-être qu'avant d'aller plus loin le lecteur ne sera pas fâché d'apprendre ce que devinrent les camarades de captivité que j'avais laissés à Boulogne; je puis dès à présent satisfaire leur curiosité, du moins à l'égard de quelques-uns. On a vu que Christiern avait été fusillé; c'était un excellent sujet. Lelièvre, qui était également un brave homme, continua d'espérer et de craindre jusqu'en 1811, que le typhus mit un terme à cette alternative. Les quatre matelots de la garde étaient des assassins: par une belle nuit ils furent mis en liberté, et envoyés en Prusse, où deux d'entre eux reçurent la croix d'honneur sous les murs de Dantzick; quant au sorcier, il fut aussi relaxé sans jugement. En 1814, il se nommait Collinet, et était devenu quartier-maître d'un régiment westphalien, dont il avait imaginé de sauver la caisse à son profit. Cet aventurier, pressé de placer son argent, se dirigeait à tire d'ailes sur la Bourgogne, lorsqu'aux environs de Fontainebleau, il tomba au milieu d'un pulk de cosaques, à qui il fut obligé de rendre ses comptes; ce fut son dernier jour, ils le tuèrent à coups de lances.

Mon séjour à Béthune ne fut pas long: dès le lendemain de mon arrestation, on me mit en route pour Douai, où je fus conduit sous bonne escorte.

CHAPITRE XXI.

On me ramène à Douai.—Recours en grâce.—Ma femme se marie.—Le plongeon dans la Scarpe.—Je voyage en officier.—La lecture des dépêches.—Séjour à Paris.—Un nouveau nom.—La femme qui me convient.—Je suis marchand forain.—Le commissaire de Melun.—Exécution d'Herbaux.—Je dénonce un voleur; il me dénonce.—La chaîne à Auxerre.—Je m'établis dans la capitale.—Deux échappés du bagne.—Encore ma femme.—Un recel.

A peine avais-je mis le pied dans le préau que le procureur-général Rauson, que mes évasions réitérées avaient irrité contre moi, parut à la grille, en s'écriant: «Eh bien! Vidocq est arrivé?»Lui a-t-on mis les fers?—Eh! monsieur, lui dis-je, que vous ai-je donc fait pour me vouloir tant de mal? Parce que je me suis évadé plusieurs fois? est-ce donc un si grand crime? Ai-je abusé de cette liberté qui a tant de prix à mes yeux? Lorsqu'on m'a repris, n'étais-je pas toujours occupé de me créer des moyens honnêtes d'existence? Oh! je suis moins coupable que malheureux! Ayez pitié de moi, ayez pitié de ma pauvre mère; s'il faut que je retourne an bagne, elle en mourra!»

Ces paroles et l'accent de vérité avec lequel je les prononçai, firent quelque impression sur M. Rauson: il revint le soir, me questionna longuement sur la manière dont j'avais vécu depuis ma sortie de Toulon, et comme à l'appui de ce que je disais, je lui offrais des preuves irrécusables, il commença à me témoigner quelque bienveillance. «Que ne formez-vous, me dit-il, une demande en grâce, ou tout au moins en commutation de peine? Je vous recommanderai au grand-juge.» Je remerciai le magistrat de ce qu'il voulait bien faire pour moi; et, le même jour, un avocat de Douai, M. Thomas, qui me portait un véritable intérêt, vint me faire signer une supplique qu'il avait eu la bonté de rédiger.

J'étais dans l'attente de la réponse, lorsqu'un matin on me fit appeler au greffe: je croyais que c'était la décision du ministre qu'on allait me transmettre. Impatient de la connaître, je suivis le porte-clefs avec la prestesse d'un homme qui court au-devant d'une bonne nouvelle. Je comptais voir le procureur-général, c'est ma femme qui s'offre à mes regards; deux inconnus l'accompagnent. Je cherche à deviner quel peut être l'objet de cette visite, lorsque, du ton le plus dégagé, madame Vidocq me dit: «Je viens vous faire signifier le jugement qui prononce notre divorce: comme je vais me remarier, il m'a fallu remplir cette formalité. Au surplus, voici l'huissier qui va vous donner lecture de l'acte.»

Sauf ma mise en liberté, on ne pouvait rien m'annoncer de plus agréable que la dissolution de ce mariage; j'étais à jamais débarrassé d'un être que je détestais. Je ne sais plus si je fus le maître de contenir ma joie, mais à coup sûr ma physionomie dut l'exprimer, et si, comme j'ai de fortes raisons de le croire, mon successeur était présent, il put se retirer convaincu que je ne lui enviais nullement le trésor qu'il allait posséder.

Ma détention à Douai se prolongeait horriblement. J'étais à l'ombre depuis cinq grands mois, et rien n'arrivait de Paris. M. le procureur-général m'avait témoigné beaucoup d'intérêt, mais l'infortune rend défiant, et je commençai à craindre qu'il m'eût leurré d'un vain espoir, afin de me détourner de m'enfuir jusqu'au moment du départ de la chaîne: frappé de cette idée, je revins avec ardeur à mes projets d'évasion.

Le concierge, le nommé Wettu, me regardant d'avance comme amnistié, avait pour moi quelques égards; nous dînions même fréquemment tête-à-tête dans une petite chambre, dont l'unique croisée donnait sur la Scarpe. Il me sembla qu'au moyen de cette ouverture, qu'on avait négligé de griller, sur la fin d'un repas, un jour ou l'autre, il me serait facile de lui brûler la politesse; seulement il était essentiel de m'assurer d'un déguisement, à la faveur duquel, une fois sorti, je pourrais me dérober aux recherches. Je mis quelques amis dans ma confidence, et ils tinrent à ma disposition une petite tenue d'officier d'artillerie légère, dont je me promettais bien de faire usage à la première occasion. Un dimanche soir, j'étais à table avec le concierge et l'huissier Hurtrel; le Beaune avait mis ces messieurs en gaîté; j'en avais fait venir force bouteilles. «Savez-vous, mon gaillard, me dit Hurtrel, qu'il n'aurait pas fait bon vous mettre ici, il y a sept ans. Une fenêtre sans barreaux! Peste! je ne m'y serais pas fié.—Allons donc, papa Hurtrel, il faudrait être de liège, lui répliquai-je, pour se risquer à faire le plongeon de si haut; la Scarpe est bien profonde pour quelqu'un qui ne sait pas nager.—C'est vrai, observa le concierge»; et la conversation en resta là; mais mon parti était pris. Bientôt il survint du monde, le concierge se mit à jouer, et au moment où il était le plus occupé de sa partie, je me précipitai dans la rivière.

Au bruit de ma chute, toute la société courut à la fenêtre, tandis que Wettu appelait à grands cris la garde et les porte-clefs pour se mettre à ma poursuite. Heureusement le crépuscule permettait à peine de distinguer les objets; mon chapeau, que j'avais d'ailleurs jeté à dessein sur la rive, fit croire que j'étais immédiatement sorti de la rivière, pendant que je continuai à nager dans la direction de la porte d'eau, sous laquelle je passai avec d'autant plus de peine, que j'étais transi de froid, et que mes forces commençaient à s'épuiser. Une fois hors la ville, je gagnai la terre; mes vêtements, trempés d'eau, pesaient plus de cent livres; je n'en pris pas moins ma course, et ne m'arrêtai qu'au village de Blangy, situé à deux lieues d'Arras. Il était quatre heures du matin; un boulanger qui chauffait son four, fit sécher mes habits, et me fournit quelques aliments. Dès que je fus restauré, je me remis en route, et me dirigeai vers Duisans, où restait la veuve d'un ancien capitaine de mes amis. C'était chez elle qu'un exprès devait m'apporter l'uniforme que l'on s'était procuré pour moi à Douai. Je ne l'eus pas plutôt reçu, que je me rendis à Hersin, où je ne me cachai que peu de jours chez un de mes cousins. Des avis, qui me parvinrent fort à propos, m'engagèrent à déguerpir: je sus que la police, convaincue que j'étais dans le pays, allait ordonner une battue; elle était même sur la voie de ma retraite; résolu à lui échapper, je ne l'attendis pas.

Il était clair que Paris seul pouvait m'offrir un refuge: mais pour aller à Paris, il était nécessaire de revenir sur Arras, et si je passais dans cette ville, j'étais infailliblement reconnu. J'avisai donc au moyen d'éluder la difficulté: la prudence me suggéra de monter dans la carriole d'osier de mon cousin, qui avait un excellent cheval, et était le premier homme du monde pour la connaissance des chemins de traverse. Il me répondit, sur sa réputation de parfait conducteur, de me faire tourner, les remparts de ma cité natale, il ne m'en fallait pas davantage, mon travestissement devait faire le reste. Je n'étais plus Vidocq, à moins qu'on n'y regardât de trop près, aussi en arrivant au pont du Gy, vis-je sans trop d'effroi, huit chevaux de gendarmes attachés à la porte d'une auberge. J'avoue que je me fusse bien passé de la rencontre, mais elle se présentait face à face, et ce n'était qu'en l'affrontant qu'elle pouvait cesser d'être périlleuse. «Allons! dis-je à mon cousin, c'est ici qu'il faut payer de toupet; pied à terre, et vite, vite, fais-toi servir quelque chose.» Aussitôt il descend et se présente dans l'auberge avec cette allure d'un luron dégourdi, qui ne redoute pas l'œil de la brigade. «Eh bien! lui dirent les gendarmes, est-ce ton cousin Vidocq que tu conduis?—Peut-être, répondit-il en riant, regardez-y.» Un gendarme s'approcha en effet de la carriole, mais plutôt par un simple mouvement de curiosité que poussé par un soupçon. A la vue de mon uniforme, il porta respectueusement la main au chapeau. «Salut, capitaine», me dit-il, et bientôt après il monta à cheval avec ses camarades. «Bon voyage, leur cria mon cousin, en faisant claquer son fouet; si vous l'empoignez, vous nous l'écrirez.—Va ton train, reprit le maréchal-des-logis qui commandait le peloton, nous savons le gîte, et le mot d'ordre est Hersin: demain, à cette heure, il sera coffré.»

Nous continuâmes notre route fort paisiblement; cependant il me vint une crainte: des insignes militaires pouvaient m'exposer à quelques chicanes qui auraient pour moi un résultat désagréable. La guerre de Prusse était commencée, et l'on voyait peu d'officiers à l'intérieur, à moins qu'ils n'y fussent ramenés par quelque blessure. Je me décidai à porter le bras en écharpe: c'était à Iéna que j'avais été mis hors de combat, et si l'on m'interrogeait, j'étais prêt à donner sur cette journée non-seulement tous les détails que j'avais lus dans les bulletins, mais encore tous ceux que j'avais pu recueillir, en entendant une foule de récits vrais ou mensongers faits par des témoins, oculaires ou non. Au total, j'étais ferré sur ma bataille d'Iéna, et je pouvais en parler à tout venant avec connaissance de cause: personne n'en savait plus long que moi: Je m'acquittai parfaitement de mon rôle à Beaumont, où la lassitude du cheval, qui avait fait trente-cinq lieues en un jour et demi, nous obligea de faire halte. J'avais déjà pris langue dans l'auberge, lorsque je vis un maréchal-des-logis de gendarmes aller droit à un officier de dragons, et l'inviter à exhiber ses papiers. Je m'approchai à mon tour du maréchal-des-logis, et je le questionnai sur le motif de cette précaution. «Je lui ai demandé sa feuille de route, me répondit-il, parce que quand tout le monde est à l'armée, ce n'est pas en France qu'est la place d'un officier valide.—Vous avez raison mon camarade, lui dis-je, il faut que le service se fasse»; et en même temps, pour qu'il ne lui prît pas la fantaisie de s'assurer si j'étais en règle, je l'invitai à dîner avec moi. Pendant le repas, je gagnai tellement sa confiance, qu'il me pria, quand je serais à Paris, de m'occuper de lui faire obtenir son changement de résidence. Je promis tout, et il était content: car, afin de le servir, je devais user de mon crédit, qui était très grand, et de celui des autres, qui l'était encore davantage. En général, on n'est point chiche de ce qu'on n'a pas. Quoi qu'il en soit, les flacons se vuidaient avec rapidité, et mon convive, dans l'enthousiasme d'une protection qui lui venait si à propos, commençait à me tenir de ces discours sans suite, précurseurs de l'ivresse, lorsqu'un gendarme lui remit un paquet de dépêches. Il rompit les bandes d'une main incertaine, et voulut essayer de lire, mais ses yeux obscurcis ayant rendu inutile toute tentative de ce genre, il me pria de le suppléer dans ses fonctions; j'ouvre une lettre, et les premiers mots qui frappent mes regards sont ceux-ci: brigade d'Arras. Je parcours de la vue, c'était l'avis de mon passage à Beaumont; on ajoutait que je devais avoir pris la diligence du Lion d'argent. Malgré mon trouble, je lus le signalement en le dénaturant: «bon! bon! dit le très sobre et très vigilant maréchal-des-logis, la voiture ne passe que demain matin, on s'en occupera», et il voulut recommencer à boire sur de nouveaux frais, mais ses forces trompèrent son courage; on fut obligé de l'emporter dans son lit, au grand scandale de toute l'assistance, qui répétait avec indignation: «Un maréchal-de-logis! un homme gradé! se mettre dans des états pareils!»

On pense bien que je n'attendis pas le réveil de l'homme gradé; à cinq heures, je pris place dans la diligence de Beaumont, qui le même jour me conduisit sans encombre à Paris, où ma mère, qui n'avait pas cessé d'habiter Versailles, vint me rejoindre. Nous demeurâmes ensemble quelques mois dans le faubourg Saint-Denis, où nous ne voyions personne, à l'exception d'un bijoutier nommé Jacquelin, que je dus, jusqu'à un certain point, mettre dans ma confidence, parce qu'à Rouen il m'avait connu sous le nom de Blondel. Ce fut chez Jacquelin que je rencontrai une dame de B...., qui tient le premier rang dans les affections de ma vie. Madame de B..., ou Annette, car c'est ainsi que je l'appelais, était une assez jolie femme, que son mari avait abandonnée par suite de mauvaises affaires. Il s'était enfui en Hollande, et depuis long-temps il ne lui donnait plus de ses nouvelles. Annette était donc entièrement libre; elle me plut; j'aimais son esprit, son intelligence, son bon cœur; j'osai le lui dire; elle vit d'abord, sans trop de peine, mes assiduités, et bientôt nous ne pûmes plus exister l'un sans l'autre. Annette vint demeurer avec moi; et, comme je reprenais l'état de marchand de nouveautés ambulant, il fut décidé qu'elle m'accompagnerait dans mes courses. La première tournée que nous fîmes ensemble fut des plus heureuses. Seulement, à l'instant ou je quittais Melun, l'aubergiste chez lequel j'étais descendu m'avertit que le commissaire de police avait témoigné quelque regret de n'avoir pas examiné mes papiers, mais que ce qui était différé n'était pas perdu, et qu'à mon prochain passage, il se proposait de me faire une visite. L'avis me surprit; il fallait que j'eusse déjà été désigné comme suspect. Aller plus loin, c'était peut-être me compromettre: je rabattis aussitôt sur Paris, me promettant bien de ne plus faire d'excursion tant que je n'aurais pas réussi à rendre moins défavorables les chances qui se réunissaient contre moi.

Parti de très grand matin, j'arrivai de bonne heure au faubourg Saint-Marceau: à mon entrée, j'entends des colporteurs hurler cette finale: qui condamne deux particuliers très connus à être fait mourir aujourd'hui en place de Grève. J'écoute: il me semble que le nom d'Herbaux a résonné à mon oreille; Herbaux, l'auteur du faux qui a causé tous mes malheurs! J'écoute plus attentivement encore, mais avec un saisissement involontaire, et cette fois le crieur, dont je me suis approché, répète la sentence avec des variantes: Voici l'arrêt du tribunal criminel du département de la Seine, qui condamne à la peine de mort les nommes Armand Saint-Léger, ancien marin, né à Bayonne, et César Herbaux, forçat libéré, né à Lille, atteints et convaincus d'assassinat, etc.

Il n'y avait plus à en douter: le misérable qui m'avait perdu allait porter sa tête sur l'échafaud. L'avouerai-je? ce fut une impression de joie que je ressentis, et pourtant je frémissais. Tourmenté de nouveau dans mon existence, agité d'inquiétudes sans cesse renaissantes, j'eusse voulu anéantir cette population des prisons et des bagnes, qui, après m'avoir lancé dans l'abîme, pouvait m'y maintenir par ses cruelles révélations. On ne s'étonnera donc pas de l'empressement avec lequel je courus au Palais de Justice, afin de m'assurer par moi-même de la vérité: il n'était pas encore midi, et j'eus toutes les peines du monde à arriver jusqu'à la grille, auprès de laquelle je pris position, en attendant l'instant fatal.

Quatre heures sonnent enfin. Le guichet s'ouvre: un homme paraît le premier dans la charrette....; c'est Herbaux. La figure couverte d'une pâleur mortelle, il affiche une fermeté que dément l'agitation convulsive de ses traits. Il affecte de parler à son compagnon, qui déjà est hors d'état de l'entendre. Au signal du départ, Herbaux, d'un front qu'il s'efforce de rendre audacieux, promène ses regards sur la foule; ses yeux rencontrent les miens.... Il fait un mouvement; son teint s'anime... Le cortége a passé. Je restai aussi immobile que les faisceaux de bronze auxquels je m'étais attaché, et je me serais sans doute encore long-temps oublié dans cette attitude, si un inspecteur du Palais ne m'eût enjoint de me retirer. Vingt minutes après, une voiture chargée d'un panier rouge, et escortée par un gendarme, traversa au trot le Pont-au-Change, se dirigeant vers le cimetière des condamnés. Alors, le cœur serré, je m'éloignai, et regagnai le logis en faisant les plus tristes réflexions.

J'ai appris depuis que, pendant sa détention à Bicêtre, Herbaux avait exprimé le regret de m'avoir fait condamner innocent. Le crime qui avait conduit ce scélérat à l'échafaud était un assassinat commis de complicité avec Saint-Léger sur une dame de la place Dauphine. Ces deux misérables s'étaient introduits chez leur victime, sous le prétexte de lui donner des nouvelles de son fils, qu'ils avaient vu, disaient-ils, à l'armée.

Quoiqu'en définitive l'exécution d'Herbaux ne dût avoir aucune influence directe sur ma position, elle me consterna: j'étais épouvanté de m'être trouvé en contact avec des brigands, destinés au bourreau; mes souvenirs me ravalaient à mes propres yeux; je rougissais en quelque sorte en face de moi-même; j'aurais souhaité perdre la mémoire, et mener une démarcation impénétrable entre le passé et le présent, car, je ne le voyais que trop, l'avenir était dans la dépendance du passé, et j'étais d'autant plus malheureux, qu'une police à qui il n'est pas toujours donné d'agir avec discernement, ne me permettait pas de m'oublier. Je me voyais de nouveau à la veille d'être traqué comme une bête fauve. La persuasion qu'il me serait interdit de devenir honnête homme me livrait presque au désespoir: j'étais silencieux, morose, découragé. Annette s'en aperçut; elle demanda à me consoler; elle proposait de se dévouer pour moi; elle me pressait de questions; mon secret m'échappa: je n'ai jamais eu lieu de m'en repentir. L'activité, le zèle et la présence d'esprit de cette femme me devinrent très utiles. J'avais besoin d'un passeport; elle détermina Jacquelin à me prêter le sien; et, pour me mettre à même d'en faire usage, celui-ci me donna, sur sa famille et sur ses relations, les renseignements les plus complets. Muni de ces instructions, je me remis en voyage, et parcourus toute la Basse-Bourgogne. Presque partout il me fallut montrer que j'étais en règle: si l'on eût comparé l'homme avec le signalement, il eût été facile de découvrir la fraude; mais nulle part on ne me fit d'observation; et, pendant plus d'un an, à quelques alertes près qui ne valent pas la peine d'être ici mentionnées, le nom de Jacquelin me porta bonheur.

Un jour que j'avais déballé à Auxerre, en me promenant tranquillement sur le port, je rencontrai le nommé Paquay, voleur de profession, que j'avais vu à Bicêtre, où il subissait une détention de six années. Il m'eût été fort agréable de l'éviter, mais il m'accosta presque à l'improviste; et, dès les premières paroles qu'il m'adressa, je pus me convaincre qu'il ne serait pas prudent d'essayer de le méconnaître. Il était très curieux de savoir ce que je faisais; et comme j'entrevis dans sa conversation qu'il se proposait de m'associer à des vols, j'imaginai, pour me débarrasser de lui, de parler de la police d'Auxerre, que je lui représentai comme très vigilante; et par conséquent très redoutable. Je crus observer que l'avis faisait impression; je chargeai le tableau, jusqu'à ce qu'enfin, après m'avoir écouté avec une très inquiète attention, il s'écria tout à coup: «Diable! il paraît qu'il ne fait pas bon ici; le coche part dans deux heures; si tu veux, nous détalerons.—C'est cela, lui répondis-je; s'il s'agit de filer, je suis ton homme.» Puis, sur ce, je le quittai, après avoir promis de le rejoindre aussitôt que j'aurais terminé quelques préparatifs qui me restaient à faire. C'est une si pitoyable condition que celle du forçat évadé, que, s'il ne veut pas être dénoncé, ou être impliqué dans quelque attentat, il est toujours réduit à prendre l'initiative, c'est-à-dire à se faire dénonciateur. Rendu à l'auberge, j'écrivis donc la lettre suivante au lieutenant de gendarmerie, que je savais être à la piste des auteurs d'un vol récemment commis dans les bureaux de la diligence.


«MONSIEUR,

»Une personne qui ne veut pas être connue vous prévient que l'un des auteurs du vol commis dans les bureaux des messageries de votre ville, va partir, à six heures, par le coche, pour se rendre à Joigny, où l'attendent probablement ses complices. Afin de ne pas le manquer, et de l'arrêter en temps utile, il serait bon que deux gendarmes déguisés montassent avec lui dans le coche; il est important que l'on s'y prenne avec prudence, et qu'on ne perde pas de vue l'individu, car c'est un homme fort adroit.»

Cette missive était accompagnée d'un signalement si minutieusement tracé, qu'il était impossible de s'y méprendre. L'instant du départ arrivé, je me rends sur les quais en prenant des chemins détournés, et de la fenêtre d'un cabaret, où je m'étais posté, j'aperçois Paquay qui entre dans le coche: bientôt après s'embarquent les deux gendarmes, que je reconnais à certaine encolure que l'on conçoit, mais qu'on ne saurait analyser. Par intervalles, ils se passent mutuellement un papier sur lequel ils jettent les yeux; enfin leurs regards s'arrêtent sur mon homme, dont le costume, contre l'habitude des voleurs, était une mauvaise enseigne. Le coche démarre, et je le vois s'éloigner avec d'autant plus de plaisir, qu'il emporte tout à la fois Paquay, ses propositions et même ses révélations, si, comme je n'en doutais pas, il avait eu la fantaisie d'en faire.

Le surlendemain de cette aventure, tandis que j'étais en train de faire l'inventaire de mes marchandises, j'entends un bruit extraordinaire, je mets la tête à la fenêtre: c'est la chaîne, que conduisent Thiéry et ses argouzins! A cet aspect si terrible et si dangereux pour moi, je me retire brusquement, mais dans mon trouble je casse un carreau; soudain tous les regards se portent de ce côté; j'aurais voulu être aux entrailles de la terre. Ce n'est pas tout, pour mettre le comble à mon inquiétude, quelqu'un ouvre ma porte, c'est l'aubergiste du Faisan, madame Gelat. «Venez donc, M. Jacquelin, venez donc voir passer la chaîne, me crie-t-elle!..... Oh! il y a long-temps qu'on n'en a pas vu une si belle!... ils sont au moins cent cinquante, et de fameux gaillards encore!... Entendez-vous comme ils chantent?» Je remerciai mon hôtesse de son attention, et, feignant d'être occupé, je lui dis que je descendrais dans un moment. «Oh! ne vous pressez pas, me répondit-elle, vous avez le temps,... ils couchent ici dans nos écuries. Et puis, si vous souhaitez causer avec leur chef, on va lui donner la chambre à côté de la vôtre.» Le lieutenant Thiéry, mon voisin! A cette nouvelle, je ne sais pas ce qui se passa dans moi; mais je pense que si madame Gelat m'eût observé, elle aurait vu mon visage pâlir et tous mes membres s'agiter comme par une espèce de tressaillement. Le lieutenant Thiéry, mon voisin! Il pouvait me reconnaître, me signaler, un geste, un rien pouvait me trahir: aussi me donnais-je bien garde de me montrer. La nécessité d'achever mon inventaire légitimait mon manque de curiosité. Je passai une nuit affreuse. Enfin, à quatre heures du matin, le départ de l'infernal cortége me fut annoncé par le cliquetis des fers: je respirai.

Il n'a pas souffert celui qui n'a pas connu des transes pareilles à celles dans lesquelles me jeta la présence de cette troupe de bandits et de leurs gardiens. Reprendre des fers que j'avais brisés au prix de tant d'efforts, cette idée me poursuivait sans cessé: mon secret, je ne le possédais pas seul, il y avait des forçats par le monde, si je les fuyais, je les voyais prêts à me livrer: mon repos, mon existence étaient menacés partout, et toujours. Un coup d'œil, le nom d'un commissaire, l'apparition d'un gendarme, la lecture d'un arrêt, tout devait exciter et entretenir mes alarmes. Que de fois j'ai maudit les pervers qui, trompant ma jeunesse, avaient souri à l'élan désordonné de mes passions, et ce tribunal qui, par une condamnation injuste, m'avait précipité dans un gouffre dont je ne pouvais plus secouer la souillure, et ces institutions qui ferment la porte au repentir!...... J'étais hors de la société, et pourtant je ne demandais qu'à lui donner des garanties; je lui en avais donné, j'en atteste ma conduite invariable à la suite de chacune de mes évasions, mes habitudes d'ordre, et ma fidélité scrupuleuse à remplir tous mes engagements.

Maintenant il s'élevait dans mon esprit quelques craintes au sujet de ce Paquay, dont j'avais provoqué l'arrestation; en y réfléchissant, il me sembla que dans cette circonstance j'avais agi bien légèrement; j'avais le pressentiment de quelque malheur: ce pressentiment se réalisa. Paquay, conduit à Paris, puis ramené à Auxerre, pour une confrontation, apprit que j'étais encore dans la ville; il m'avait toujours soupçonné de l'avoir dénoncé, il prit sa revanche. Il raconta au geôlier tout ce qu'il savait sur mon compte. Celui-ci fit son rapport à l'autorité, mais ma réputation de probité était si bien établie dans Auxerre, où je faisais des séjours de trois mois, que, pour éviter un éclat fâcheux, un magistrat dont je tairai le nom me fit appeler et m'avertit de ce qui se passait. Je n'eus pas besoin de lui confesser la vérité, mon trouble la lui révéla tout entière; je n'eus que la force de lui dire: «Ah! monsieur! je voulais être honnête homme!» Sans me répondre, il sortit et me laissa seul; je compris son généreux silence. En un quart d'heure j'eus perdu de vue Auxerre, et, de ma retraite, j'écrivis à Annette, pour l'instruire de cette nouvelle catastrophe. Afin de détourner les soupçons, je lui recommandai de rester encore une quinzaine de jours au Faisan, et de dire à tout le monde que j'étais allé à Rouen pour y faire des emplettes, ce terme expiré, Annette devait me rejoindre à Paris; elle y arriva en effet le jour que je lui avais indiqué. Elle m'apprit que le lendemain de mon départ, des gendarmes déguisés s'étaient présentés à mon magasin pour m'arrêter, et que ne m'ayant pas trouvé, ils avaient dit qu'on ne s'en tiendrait pas là, et qu'on finirait par me découvrir.

Ainsi on allait continuer les recherches: c'était là un contre-temps qui dérangeait tous mes projets: signalé sous le nom de Jacquelin, je me vis réduit à le quitter et à renoncer encore une fois à l'industrie que je m'étais créée.

Il n'y avait plus de passeport, quelque bon qu'il fût, qui pût me mettre à l'abri dans les cantons que je parcourais d'ordinaire; et dans ceux où l'on ne m'avait jamais vu, il était vraisemblable que mon apparition insolite éveillerait des soupçons. La conjoncture devenait terriblement critique. Quel parti prendre? c'était là mon unique préoccupation, lorsque le hasard me procura la connaissance d'un marchand tailleur de la cour Saint-Martin: il désirait vendre son fonds. J'en traitai avec lui, persuadé que je ne serais nulle part plus en sûreté qu'au cœur d'une capitale, où il est si aisé de se perdre dans la foule. En effet, il s'écoula près de huit mois sans que rien vînt troubler la tranquillité dont nous jouissions, ma mère, Annette et moi. Mon établissement prospérait: chaque jour il prenait de l'accroissement. Je ne me bornais plus, comme mon prédécesseur à la confection des habits; je faisais aussi le commerce des draps, et j'étais peut-être sur le chemin de la fortune, quand tout pour un matin mes tribulations recommencèrent.

J'étais dans mon magasin; un commissionnaire se présente et me dit que l'on m'attend chez un traiteur de la rue Aumaire; je présume qu'il s'agit de quelque marché à conclure, je me rends aussitôt dans l'endroit indiqué. On m'introduit dans un cabinet, et j'y trouve deux échappés du bagne de Brest: l'un d'eux était ce Blondy, qu'on a vu diriger la malheureuse évasion de Pont-à-Luzen: «Nous sommes ici depuis dix jours, me dit-il, et nous n'avons pas le sou. Hier, nous t'avons aperçu dans un magasin; nous avons appris qu'il était à toi, et ça m'a fait plaisir, je l'ai dit à l'ami..... Maintenant nous ne sommes plus si inquiets, car on te connaît, tu n'es pas homme à laisser des camarades dans l'embarras.»

L'idée de me voir à la merci de deux bandits que je savais capables de tout, même de me vendre à la police, ne fût-ce que pour me faire pièce, quitte à se perdre eux-mêmes, était accablante. Je ne laissai pas d'exprimer combien j'étais satisfait de me trouver avec eux; j'ajoutai que n'étant pas riche, je regrettais de ne pouvoir disposer en leur faveur que de cinquante francs: ils parurent se contenter de cette somme, et, en me quittant, ils m'annoncèrent qu'ils étaient dans l'intention de se rendre à Châlons-sur-Marne, où ils avaient, disaient-ils, des affaires. J'eusse été trop heureux qu'ils se fussent pour toujours éloignés de Paris, mais, en me faisant leurs adieux, ils me promettaient de revenir bientôt, et je restais effrayé de leur prochain retour. N'allaient-ils pas me considérer comme leur vache à lait, et mettre un prix à leur discrétion? Ne seraient-ils pas insatiables....? Qui me répondait que leurs exigences se borneraient à la possibilité? Je me voyais déjà le banquier de ces messieurs et de beaucoup d'autres, car il était à présumer que, suivant la coutume usitée parmi les voleurs, si je me lassais de les satisfaire, ils me repasseraient à leurs connaissances pour me rançonner sur de nouveaux frais; je ne pouvais être bien avec eux que jusqu'au premier refus; parvenu à ce terme, il était hors de doute qu'ils me joueraient quelque méchant tour. Avec de tels garnements à mes trousses, on comprendra que je n'étais pas à mon aise! Il s'en fallait que ma situation fût plaisante, elle fut encore empirée par une bien funeste rencontre.

On se souvient, ou on ne se souvient pas, que ma femme, après son divorce, avait convolé à de secondes noces: je la croyais dans le département du Pas-de-Calais, tout occupée de faire son bonheur et celui de son nouveau mari, lorsque dans la rue du Petit-Carreau, je me trouvai nez à nez avec elle; impossible de l'éviter, elle m'avait reconnue. Je lui parlai donc, et, sans lui rappeler ses torts à mon égard, comme le délabrement de sa toilette me montrait de reste qu'elle n'était pas des plus heureuses, je lui donnai quelque argent. Peut-être imagina-t-elle alors que c'était-là une générosité intéressée, cependant il n'en était rien. Il ne m'était pas même venu à la pensée que l'ex-dame Vidocq pût me dénoncer. A la vérité, en me remémoriant plus tard nos anciens demêlés, je jugeai que mon cœur m'avait tout-à-fait conseillé dans le sens de la prudence; je m'applaudis alors de ce que j'avais fait, et il me parut très convenable que cette femme, dans sa détresse, pût compter sur moi pour quelques secours; détenu ou éloigné de Paris, je n'étais plus à même de soulager sa misère. Ce devait être pour elle une considération qui devait la déterminer à garder le silence, je le crus du moins; on verra plus tard si je m'étais trompé.

L'entretien de mon ex-femme était une charge à laquelle je m'étais résigné, mais cette charge, je n'en connaissais pas tout le poids. Une quinzaine s'était écoulée depuis notre entrevue; un matin, on me fait prier de passer rue de l'Échiquier: je m'y rends, et au fond d'une cour, dans un rez-de-chaussée assez propre quoique médiocrement meublé, je revois non-seulement ma femme, mais encore, ses nièces et leur père, le terroriste Chevalier, qui venait de subir une détention de six mois, pour vol d'argenterie: un coup d'œil suffit pour me convaincre que c'était une famille qui me tombait sur les bras. Tous ces gens-là étaient dans le plus absolu dénuement; je les détestais, je les maudissais, et pourtant je n'avais rien de mieux à faire que de leur tendre la main. Je me saignai pour eux. Les réduire au désespoir, c'eût été me perdre, et plutôt que de revenir en la puissance des argouzins, j'étais résolu à faire le sacrifice de mon dernier sou.

A cette époque, il semblait que le monde entier se fût ligué contre moi; à chaque instant il me fallait dénouer les cordons de ma bourse, et pour qui? pour des êtres qui, regardant ma libéralité comme obligatoire, étaient prêts à me trahir aussitôt que je ne leur paraîtrais plus une ressource assurée. Quand je rentrai de chez ma femme, j'eus encore une preuve du malheur attaché à la condition de forçat évadé, Annette et ma mère étaient en pleurs. En mon absence, deux hommes ivres m'avaient demandé, et sur la réponse que je n'y étais pas, ils s'étaient répandus en invectives et en menaces, qui ne me laissaient aucun doute sur la perfidie de leurs intentions. Au portrait que me fit Annette de ces deux individus, il me fut aisé de reconnaître Blondy et son camarade Duluc. Je n'eus pas la peine de deviner leurs noms; d'ailleurs ils avaient donné une adresse avec injonction formelle d'y porter quarante francs, c'était plus qu'il ne fallait pour me mettre sur la voie; car, à Paris, il n'y avait qu'eux de capables de m'intimer un pareil ordre. Je fus obéissant, très obéissant; seulement, en payant ma contribution à ces deux coquins, je ne pus m'empêcher de leur faire observer qu'ils avaient agi fort inconsidérement. «Voyez le beau coup que vous avez fait, leur dis-je, on ne savait rien à la cassine et vous avez mangé le morceau! (vous avez tout dit) ma femme, qui a l'établissement en son nom, va peut-être vouloir me mettre à la porte, et alors il me faudra gratter les pavés (vivre dans la misère).—Tu viendras grinchir (voler) avec nous, me répondirent les deux brigands.»

J'essayai de leur démontrer qu'il vaut infiniment mieux devoir son existence au travail que d'avoir sans cesse à redouter l'action d'une police, qui, tôt ou tard, enveloppe les malfaiteurs dans ses filets. J'ajoutai que souvent un crime conduit à un autre; que tel croit risquer le carcan, qui court tout droit à la guillotine, et la conclusion de mon discours fut qu'ils feraient sagement de renoncer à la périlleuse carrière qu'ils avaient embrassée.

«Pas mal! s'écria Blondy, quand j'eus achevé ma mercuriale.. Pas mal! Pourrais-tu pas en attendant nous indiquer quelque cambriole à rincer (quelque chambre à dévaliser)? c'est que, vois-tu, nous sommes comme Arlequin, nous avons plus besoin d'argent que d'avis». Et ils me quittèrent en me riant au nez. Je les rappelai pour leur protester de mon dévouement, et les priai de ne plus reparaître à la maison. «Si ce n'est que çà, me dit Duluc, on s'en abstiendra.—Eh! oui, l'on s'en abstiendra, répéta Blondy, puisque çà déplaît à madame.»

Ce dernier ne s'abstint pas long-temps. Dès le surlendemain, à la tombée de la nuit, il se présenta à mon magasin, et demanda à me parler en particulier. Je le fis monter dans ma chambre. «Nous sommes seuls,» me dit-il, en faisant d'un coup d'œil la revue du local; et quand il se crut assuré qu'il n'y avait pas de témoins, il tira de sa poche onze couverts d'argent et deux montres d'or, qu'il posa sur le guéridon: «quatre cents balles (francs) tout cela... ce n'est pas cher... les bogues d'orient et la blanquelle (les montres d'or et l'argenterie). Allons, aboule du carle (compte-moi de l'argent).—Quatre cents balles, répondis-je tout troublé par une aussi brusque sommation, je ne les ai pas.—Peu m'importe. Va bloquir (vendre).—Mais si l'on veut savoir!...—Arrange-toi; il me faut du poussier (de la monnaie), ou si tu aimes mieux, je t'enverrai des chalands de la préfecture..... Tu entends ce que parler veut dire..... Du poussier, et pas tant de façon.»

Je ne l'entendais que trop bien... Je me voyais déjà dénoncé, privé de l'état que je m'étais fait, reconduit au bagne... Les quatre cents francs furent comptés.

CHAPITRE XXII.

Encore un brigand.—Ma carriole d'osier.—Arrestation des deux forçats.—Découverte épouvantable.—Saint-Germain veut m'embaucher pour un vol.—J'offre de servir la police.—Perplexités horribles.—On veut me prendre au chaud du lit.—Ma cachette.—Aventure comique.—Travestissements sur travestissements.—Chevalier m'a dénoncé.—Annette au dépôt de la Préfecture.—Je me prépare à quitter Paris.—Deux faux monnoyeurs.—On me saisit en chemise.—Je suis conduit à Bicêtre.

Me voilà recéleur! J'étais criminel malgré moi; mais enfin je l'étais, puisque je prêtais les mains au crime: on ne conçoit pas d'enfer pareil à celui dans lequel je vivais. Sans cesse j'étais agité; remords et crainte, tout venait m'assaillir à la fois; la nuit, le jour, à chaque instant, j'étais sur le qui vive. Je ne dormais plus, je n'avais plus d'appétit, le soin de mes affaires ne m'occupait plus, tout m'était odieux. Tout! non, j'avais près de moi Annette et ma mère. Mais ne me faudrait-il pas les abandonner?... Tantôt, je frémis à cette réminiscence de mes appréhensions, ma demeure se transformait en un abominable repaire, tantôt elle était envahie par la police, et la perquisition mettait au grand jour les preuves d'un méfait qui allait attirer sur moi la vindicte des lois. Harcelé par la famille Chevalier, qui me dévorait; tourmenté par Blondy, qui ne se lassait pas de me soutirer de l'argent; épouvanté de ce qu'il y avait d'horrible et d'incurable dans ma position, honteux d'être tyrannisé par les plus viles créatures que la terre eût porté, irrité de ne pouvoir briser cette chaîne morale qui me liait irrévocablement à l'opprobre du genre humain, je me sentis poussé au désespoir, et pendant huit jours je roulai dans ma tête les plus sinistres projets. Blondy, l'exécrable Blondy, était celui surtout contre qui se tournait toute ma rage. Je l'aurais étranglé de bon cœur, et pourtant je l'accueillais encore, je le ménageais. Emporté, violent comme je l'étais, tant de patience était un miracle, c'était Annette qui me la commandait. Oh! que je faisais alors des vœux bien sincères pour que, dans une des excursions fréquentes que faisait Blondy, quelque bon gendarme pût lui mettre la main sur le collet! Je me flattais que c'était là un événement très prochain, mais chaque fois qu'une absence un peu plus longue que de coutume me faisait présumer que j'étais enfin délivré de ce scélérat, il reparaissait, et avec lui revenaient tous mes soucis.

Un jour, je le vis arriver avec Duluc et un ex-employé des droits réunis, nommé Saint-Germain, que j'avais connu à Rouen, où, comme tant d'autres, il ne jouissait que provisoirement de la réputation d'honnête homme. Saint-Germain, pour qui j'étais le négociant Blondel, fut fort étonné de la rencontre; mais il suffit de deux mots de Blondy pour lui donner la clef de toute mon histoire: j'étais un fieffé coquin; la confiance prit la place de l'étonnement, et Saint-Germain, qui, à mon aspect, avait d'abord froncé le sourcil, se dérida. Blondy m'apprit qu'ils allaient partir tous trois pour les environs de Senlis, et me pria de lui prêter la carriole d'osier dont je me servais pour courir les foires. Heureux d'être débarrassé de ces garnements à ce prix, je m'empressai de leur donner une lettre pour la personne qui la remisait. On leur livra la voiture avec les harnais; ils se mirent en route, et je restai dix jours sans recevoir de leurs nouvelles: ce fut Saint-Germain qui m'en apporta. Un matin, il entra chez moi, il avait l'air effaré et paraissait excédé de fatigue. «Eh bien! me dit-il, les camarades sont arrêtés.» Arrêtés! m'écriai-je, dans le transport d'une joie que je ne pus contenir; mais, reprenant aussitôt mon sang-froid, je demandai des détails, en affectant d'être consterné. Saint-Germain me raconta fort briévement comme quoi Blondy et Duluc avaient été arrêtés, uniquement parce qu'ils voyageaient sans papiers; je ne crus rien de ce qu'il disait, et je ne doutai pas qu'ils n'eussent fait quelque coup. Ce qui me confirma dans mes soupçons, c'est qu'à la proposition que je fis de leur envoyer de l'argent, Saint-Germain répondit qu'ils n'en avaient que faire. En s'éloignant de Paris, ils possédaient cinquante francs à eux trois; certes, avec une somme aussi modique il leur aurait été bien difficile de faire des économies; comment advenait-il qu'ils ne fussent pas encore au dépourvu? la première idée qui me vint fut qu'ils avaient commis quelque vol considérable, dont ils ne se souciaient pas de me faire confidence; je découvris bientôt qu'il s'agissait d'un attentat beaucoup plus grave.

Deux jours après le retour de Saint-Germain, il me prit la fantaisie d'aller voir ma carriole, qu'il avait ramenée: je remarquai d'abord qu'on en avait changé la plaque. En visitant l'intérieur, j'aperçus sur la doublure de coutil blanc et bleu des taches rouges fraîchement lavées; puis, ayant ouvert le coffre pour prendre la clef d'écrou, je le trouvai rempli de sang, comme si l'on y eût déposé un cadavre. Tout était éclairci, la vérité s'annonçait plus épouvantable encore que mes conjectures; je n'hésitai pas: plus intéressé peut-être que les auteurs du meurtre, à en faire disparaître les traces, la nuit suivante je conduisis la voiture sur les bords de la Seine; parvenu au-dessus de Bercy, dans un lieu isolé, je mis le feu à de la paille et à du bois sec dont je l'avais bourrée, et je ne me retirai que lorsqu'elle eût été réduite en cendres.

Saint-Germain, à qui je communiquai le lendemain mes remarques, sans lui dire toutefois que j'eusse brûlé ma carriole, m'avoua enfin que le cadavre d'un roulier assassiné par Blondy, entre Louvres et Dammartin, y avait été caché jusqu'à ce qu'on eut trouvé l'occasion de le jeter dans un puits. Cet homme, l'un des plus audacieux scélérats que j'aie rencontrés, parlait de ce forfait comme s'il se fût entretenu de l'action la plus innocente: c'était le rire sur les lèvres et du ton le plus détaché, qu'il en énumérait jusqu'aux moindres circonstances. Il me faisait horreur, je l'écoutais dans une sorte de stupéfaction; quand je l'entendis me déclarer qu'il lui fallait l'empreinte des serrures d'un appartement dont je connaissais le locataire, mes terreurs furent à leur comble. Je voulus lui faire quelques observations. «Eh que ça me fait à moi? me répondit-il, en affaires comme en affaires; parce que tu le connais!... raison de plus: tu sais les êtres, tu me conduiras et nous partagerons... Allons! ajouta-t-il, il n'y a pas à tortiller, il me faut l'empreinte.» Je feignis de me rendre à son éloquence: «Des scrupuleux comme ça!... tais-toi donc! reprit Saint-Germain, tu me fais suer (l'expression dont il se servit était un peu moins congrue). Enfin, à présent c'est dit, nous sommes de moitié.«Grand Dieu! quelle association! ce n'était guères la peine de me réjouir de la mésaventure de Blondy: je tombais véritablement de fièvre en chaud mal. Blondy pouvait encore céder à certaines considérations, Saint-Germain jamais, et il était bien plus impérieux dans ses exigences. Exposé à me voir compromis d'un instant à l'autre, je me déterminai à faire une démarche auprès de M. Henry, chef de la division de sûreté à la préfecture de police: j'allai le voir; et après lui avoir dévoilé ma situation, je lui déclarai que si l'on voulait tolérer mon séjour à Paris, je donnerais des renseignements précieux sur un grand nombre de forçats évadés, dont je connaissais la retraite et les projets.

M. Henry me reçut avec assez de bienveillance, mais, après avoir réfléchi un moment à ce que je lui disais, il me répondit qu'il ne pouvait prendre aucun engagement vis-à-vis de moi. «Cela ne doit point vous empêcher de me faire des révélations, continua-t-il, on jugera alors à quel point elles sont méritoires, et peut-être...»—Ah! Monsieur, point de peut-être, ce serait risquer ma vie: vous n'ignorez pas de quoi sont capables les individus que je désire vous signaler, et si je dois être reconduit au bagne après que quelque partie d'une instruction juridique aura constaté que j'ai eu des rapports avec la police, je suis un homme mort.—«En ce cas, n'en parlons plus.» Et il me laissa partir sans même me demander mon nom.

J'avais l'ame navrée de l'insuccès de cette tentative. Saint-Germain ne pouvait manquer de revenir: il allait me sommer de lui tenir ma parole; je ne savais plus que faire: devais-je avertir la personne que nous étions convenus de dévaliser ensemble? S'il eût été possible de me dispenser d'accompagner Saint-Germain, il aurait été moins dangereux de donner un pareil avis; mais j'avais promis de l'assister, il n'y avait pas d'apparence que je pusse, sous aucun prétexte, me dégager de ma promesse; je l'attendais comme on attend un arrêt de mort. Une semaine, deux semaines, trois semaines se passèrent dans ces perplexités. Au bout de ce temps je commençai à respirer; après deux mois je fus tranquillisé tout-à-fait; je croyais que, comme ses deux camarades, il s'était fait arrêter quelque part. Annette, je m'en souviendrai toujours, fit une neuvaine, et brûla au moins une douzaine de cierges, à leur intention. «Mon Dieu! s'écriait-elle quelquefois, faites-moi la grâce qu'ils restent où ils sont!» La tourmente avait été de longue durée; les instants de calme furent bien courts, ils précédèrent la catastrophe qui devait décider de mon existence.

Le 3 mai 1809, au point du jour, je suis éveillé par quelques coups frappés à la porte de mon magasin; je descends pour voir de quoi il s'agit, et je me dispose à ouvrir, lorsque j'entends un colloque à voix basse: «C'est un homme vigoureux, disent les interlocuteurs, prenons nos précautions!» Plus de doute sur les motifs de cette visite matinale; je remonte à la hâte dans ma chambre; Annette est instruite de ce qui se passe; elle ouvre la fenêtre, et, tandis qu'elle entame la conversation avec les agents, m'esquivant en chemise par une issue qui donne sur le carré, je gagne rapidement les étages supérieurs. Au quatrième, je vois une porte entre ouverte, et m'introduis: je regarde; j'écoute: je suis seul. Dans un renfoncement au-dessous du lambris, se trouve un lit caché par un lambeau de damas cramoisi en forme de rideau: pressé par la circonstance, et certain que déjà l'escalier est gardé, je me jette sous les matelas; mais à peine m'y suis-je blotti, quelqu'un entre; on parle, je reconnais la voix, c'est celle d'un jeune homme nommé Fossé, dont le père, monteur en cuivre, était couché dans la pièce contiguë; un dialogue s'établit:

SCÈNE PREMIÈRE

Le Père, la Mère, le Fils.

Le fils. «Vous ne savez pas, papa? on cherche le tailleur;... on veut l'arrêter; toute la maison est en l'air... Entendez-vous la sonnette?... Tiens, tiens, les voilà qui sonnent chez l'horloger.

»La mère. Laisse-les sonner, te mêle pas de çà; les affaires des autres nous regardent pas: (à son mari) allons mon homme, habille-toi donc, ils n'auraient qu'à venir.

Le père.»(Bâillant; il est à présumer qu'en même temps il se frottait le front). Le diable les emporte! et qu'est-ce qu'ils veulent donc au tailleur?

Le fils.»Je ne sais pas, papa; mais ils sont joliment du monde, et des mouchards, et des gendarmes, qui mènent le commissaire avec eux.

Le père.»C'est pt'être rien du tout seulement.

La mère.»Et qu'est-ce qu'il peut avoir fait? un tailleur!

Le père.»Qu'est-ce qu'il peut avoir fait...? il peut avoir fait;... ah! j'y suis...! puisqu'il vend du drap; il aura fait des habits avec des marchandises anglaises.

La mère.»Il aura, comme on dit, employé des denrées coroniales; tu me fais rire, toi: est-ce qu'on l'arrêterait pour ça?

Le père.»Je le crois bien qu'on l'arrêterait pour ça, et le blocus continental, c'est-il pour des prunes qu'on l'a décrété?

Le fils.»Le blocus continental! qu'est-ce que ça veut dire papa...? ça va-t-il sur l'eau?

La mère.»Ah oui! dis-nous donc ce que ça veut dire, et mets-nous ça au plus juste?

Le père.»Ça veut dire, que le tailleur va pt'être bien être bloqué.

La mère.»Oh! mon Dieu! le pauvre homme! je suis sûre qu'ils vont l'emmener... des criminels comme ça, qui ne sont pas coupables, si ça ne dépendait que de moi... je crois que je les cacherais dans ma chemise.

Le père.»Sais-tu qui fait du volume le tailleur? c'est un fameux corps!

La mère.»C'est égal, je le cacherais tout de même. Je voudrais qu'il vienne ici. Tu te souviens de ce déserteur?...

Le père.»Chut! chut! les voilà qui montent.

Après une visite assez minutieuse de la pièce du fond, le commissaire revient dans celle où je suis.—Et dans ce lit, dit-il, en levant le lambeau de damas cramoisi, pendant que du côté des pieds, je sentais remuer un des coins du matelas, que l'on laissa retomber nonchalamment.—«Pas plus de Vidocq que sur la main. Allons! il se sera rendu invisible, reprit le commissaire, il faut y renoncer.» On n'imaginerait jamais de quel énorme poids ces paroles me soulagèrent. Enfin toute la bande des alguasils se retira; la femme du monteur en cuivre les accompagna avec force politesses, et je me trouvais seul avec le père, le fils et une petite fille, qui ne me croyaient pas si près d'eux. Je les entendis me plaindre. Mais bientôt madame Fossé accourut en montant l'escalier quatre à quatre; elle était tout essouflée; j'eus encore la vedette.

SCÈNE TROISIÈME

Le Mari, la Femme et le Fils.

La femme.»Oh! mon Dieu, mon Dieu! Combien qu'il y a de monde d'amassé dans la rue..... Allez! on en dit de belles sur le compte de M. Vidocq, j'espère qu'on en dégoise, et de toutes les couleurs. Tout de même, il faut qu'il y ait quelque chose de vrai; il n'y a jamais de feu sans fumée... Je sais bien toujours que c'était un fier faigniant que ton monsieur Vidocq: pour un maître tailleur, il avait plus souvent les bras que les jambes croisées.

Le mari.»Te voilà encore comme les autres à faire des suppositions; vois-tu comme t'es mauvaise langue;... d'ailleurs, il n'y a qu'un mot qui serve, ça nous regarde pas. Je suppose encore que ça nous regarderait; eh bien! de quoi qu'ils l'accusent, qu'est-ce qu'ils chantent? je ne suis pas curieux...

La femme.»Qu'est-ce qu'ils chantent, ça fait trembler seulement rien que d'y penser... Quand on dit d'un homme qu'il a été condamné à être fait mourir pour assassinat. Je voudrais que t'entende le petit tailleur de dessus de la place.

Le mari.»Bah! jalousie de métier.

La femme.»Et la portière du nº 27, qui dit comme ça qu'elle est bien sûre qu'elle l'a vu sortir tous les soirs avec un gros bâton, si bien déguisé qu'elle ne le reconnaissait pas.

Le mari.»La portière dit ça?

La femme.»Et qu'il allait attendre le monde dans les Champs-Elysées.

Le mari.»Faut-il que tu sois bête!

La femme.»Ah! faut-il que je sois bête! le rogomiste est p't-être bête aussi, quand il dit que c'est tous voleurs qui viennent là dedans, et qu'il a vu M. Vidocq avec des visages qui avaient mauvaise mine.

Le mari.»Eh bien! qui avaient mauvaise mine, après....

La femme.»Après, après, toujours est-il que le commissaire a dit à l'épicier que c'est rien qui vaille,... et pire que ça, puisqu'il a ajouté que c'était un grand coupable, que la justice ne pouvait venir à bout de rattraper.

Le mari.»Et tu la gobes.... t'es joliment encore de ton pays;... tu crois le commissaire, toi, tu ne vois pas que c'est un quart qu'il bat; et puis, tiens, on ne me mettra jamais dans la tête que M. Vidocq soit un malhonnête homme, il m'est avis, au contraire, que c'est un bon enfant, un homme rangé. Au surplus, qu'il soit ce qu'il voudra, ça nous regarde pas; mêlons-nous de notre ouvrage; voilà l'heure qui s'avance,... il faut valser. Allons, preste au travail!»

La séance est levée: le père, la mère, le fils et une petite fille, toute la famille Fossé part, et je reste sous clef, réfléchissant aux insinuations perfides de la police, qui, pour me priver de l'assistance des voisins, s'attachait à me représenter comme un infâme scélérat. J'ai vu souvent depuis employer cette tactique, dont le succès se fonde toujours sur d'atroces calomnies, tactique révoltante, en ce qu'elle est injuste; tactique maladroite, en ce qu'elle produit un effet tout contraire à celui qu'on en attend, puisqu'alors les personnes qui eussent prêté main-forte pour l'arrestation d'un voleur, peuvent en être empêchées par la crainte de lutter contre un homme que le sentiment de son crime et la perspective de l'échafaud doivent pousser au désespoir.

Il y avait près de deux heures que j'étais enfermé: il ne se faisait aucun bruit dans la maison, ni dans la rue; les groupes s'étaient dispersés; je commençais à me rassurer, lorsqu'une circonstance bien ridicule vint compliquer ma situation. Un besoin des plus pressants s'annonçait par des coliques d'une telle violence, que, ne voyant dans la chambre aucun vase approprié à la nécessité, je me trouvais dans le plus cruel embarras; à force de fureter dans tous les coins et recoins, j'aperçois enfin une marmite en fonte... Il était temps, je la découvre, et......... à peine ai-je terminé, que j'entends fourrer une clef dans la serrure; je replace précipitamment le couvercle, et vite je me glisse de nouveau dans ma retraite: on entre; c'est la femme Fossé avec sa fille; un instant après viennent le père et le fils.

SCÈNE DERNIÈRE

Le Père, la Mère, les Enfants et Moi.

Le père. «Eh bien! ce restant de soupe d'hier n'est pas encore réchauffé?

La mère.»Il n'est pas arrivé qu'il crie déjà: on va le mettre sur le feu, ton restant de soupe;... avec lui, on dirait que la foire est sur le pont.

Le père.»Est-ce que tu crois qu'ils n'ont pas faim, ces enfants?

La mère.»Eh mon Dieu! on ne peut pas aller plus vite que les violons;... ils attendront; ils feront comme moi: tu ferais bien mieux de souffler, que de bougonner.

Le père (soufflant).»Elle est donc gelée ta marmite?... ah je crois qu'elle chante,... entends-tu?

La mère.»Non; mais je sens..., ce n'est pas possible autrement, il y a quelqu'un.....

Le père.»C'est les choux d'hier;.... c'est pt'être bien toi...? François rit, je parie que c'est lui...?

Le fils.»Voilà comme il est papa, il inculpe tout le monde.

Le père.»C'est que vois-tu, comme on connaît les singes on les adore; je sais que tu es un cadet sujet à caution. Oh Dieu! que ça pue! ah ça? crois-tu être dans une écurie (haussant le ton)? Est-ce dans une écurie que tu crois être (s'adressant à sa femme)? Voyons, si c'est toi, dis-le moi?

La mère.»Est-il drôle, à présent? il veut toujours que ce soit moi...; c'est qu'elle ne se passe pas cette odeur.

Le père.»C'est de plus fort en plus fort.

La petite fille.»Maman, ça bout.

La mère.»Maudit couvercle! je me suis brûlée.

Tous ensemble.»O Dieu! quelle infection!

La mère.»C'est une peste: on n'y tient pas... Fossé ouvre donc la fenêtre.

Le père.»Vous le voyez, madame, c'est encore un des tours de votre fils...

Le fils.»Papa, je te jure que non.

Le père.»Tais-toi, fichu paresseux... la preuve n'est pas convaincante...? monsieur ne peut pas aller au cinquième...; il serait trop fatigué de monter un étage...; il se foulerait la rate..., tu plains donc bien tes pas...; sois tranquille, je te corrigerai.

Le fils.»Mais papa...

Le père.»Ne me raisonne pas..., tu vois ce manche à ballet..., il ne tient à rien que je te le casse sur le dos: avance ici que je te donne ta danse... avance, te dis-je? je t'apprendrai... Ah! tu me nies...

Le fils (pleurant.)»Mais, oui, puisque ce n'est pas moi.

Le père.»Tu es capable de tout:... comme dit cet autre, tous menteurs, tous voleurs.

La mère.»Pourquoi ne pas dire la vérité?

Le père.»Oh non! il aimera mieux que je lui fiche une paye..., d'aussi bien, il va l'avoir... Ah! tu veux que je te donne ta tournée? ma femme, ferme la fenêtre, à cause des voisins.

La mère.»Gare à toi! François, ça se gâte..., gare à toi!»

Nul doute, l'action va s'engager; sans hésiter, je soulève matelas, draps, couverture, et écartant brusquement le lambeau de damas, je me montre à la famille stupéfaite de mon apparition. Ou imaginerait difficilement à quel point ces braves gens furent surpris. Pendant qu'ils s'entre-regardent sans mot dire, j'entreprends de leur raconter le plus brièvement possible comme quoi je m'étais introduit chez eux; comme quoi je m'étais caché sous les matelas, comme quoi... Il est inutile de dire que l'on rit beaucoup de l'aventure de la marmite, et qu'il ne fut plus question de battre personne. Le mari et la femme s'étonnaient que je n'eusse pas été étouffé dans ma cachette; ils me plaignirent, et, avec une cordialité dont les exemples ne sont pas rares parmi les gens du peuple, ils m'offrirent des rafraîchissements, qui étaient bien nécessaires après une matinée si laborieuse.

On doit penser que je fus sur les épines, aussi long-temps que cette scène n'eut pas touché au dénouement... Je suais à grosses gouttes; dans tout autre moment, je m'en fusse amusé; mais je songeais aux suites de la découverte inévitable qui se préparait, et personne moins que moi n'était en état d'apprécier tout ce qu'il y avait de burlesque dans la situation... Me croyant perdu, j'aurais pu hâter l'instant fatal; c'eût été couper court à mes perplexités: une réflexion sur la mobilité des circonstances m'inspira de voir venir: je savais par plus d'une expérience qu'elles déconcertent quelquefois les plans les mieux conçus, comme aussi elles triomphent des cas les plus désespérés.

D'après l'accueil que me faisait la famille Fossé, il était probable que je n'aurais pas à me repentir d'avoir attendu l'événement: toutefois je n'étais pas pleinement rassuré; cette famille n'était pas heureuse; et ne pouvait-il pas se faire que cette première impression de bienveillance et de compassion, dont ne se défendent pas toujours les hommes les plus pervers, fit place à l'espoir d'obtenir quelque récompense en me livrant à la police? et puis, en supposant même que mes hôtes fussent ce qu'on appelle francs du collier, étais-je à l'abri d'une indiscrétion? Sans être doué d'une grande perspicacité, Fossé devina le secret de mes inquiétudes, qu'il réussit à dissiper par des protestations dont la sincérité ne devait pas se démentir.

Ce fut lui qui se chargea de veiller à ma sûreté; il commença par pousser des reconnaissances à la suite desquelles il m'informa que les agents de police, persuadés que je n'avais pas quitté le quartier, s'étaient établis en permanence dans la maison et dans les rues adjacentes; il m'apprit aussi qu'il était question de faire une seconde visite chez tous les locataires. De tous ces rapports, je conclus qu'il était urgent de déguerpir, car il était vraisemblable que cette fois l'on fouillerait à fond les logements.

La famille Fossé, comme la plupart des ouvriers de Paris, était dans l'usage d'aller souper chez un marchand de vin du voisinage, ou elle portait ses provisions; il fut convenu que j'attendrais ce moment pour sortir avec elle. Jusqu'à la nuit, j'avais le temps de prendre mes mesures: je m'occupai d'abord à faire parvenir de mes nouvelles à Annette: ce fut Fossé qui organisa le message. Il eût été de la dernière imprudence qu'il se mît en communication directe avec elle. Voici ce qu'il fit: il se rendit dans la rue de Grammont, où il acheta un pâté, dans lequel il glissa le billet qu'on va lire:

«Je suis en sûreté. Tiens-toi sur tes gardes: ne te fie à personne. Ne te laisse pas prendre à des promesses qu'on n'a ni l'intention ni le pouvoir de tenir. Renferme-toi dans ces quatre mots, je ne sais pas. Fais la bête, c'est le meilleur moyen de me prouver que tu as de l'esprit. Je ne peux pas te donner de rendez-vous, mais quand tu sortiras, prends toujours la rue Saint-Martin et les boulevarts. Surtout ne te retourne pas, je réponds de tout.»

Le pâté confié à un commissionnaire de la place Vendôme, et adressé à madame Vidocq, tomba, ainsi que je l'avais prévu, dans les mains des agents qui en permirent la remise, après avoir pris connaissance de la dépêche; ainsi je me trouvai avoir atteint deux buts à la fois, celui de les tromper, en leur persuadant que je n'étais plus dans le quartier, et celui de rassurer Annette, en lui faisant savoir que j'étais hors de danger. L'expédient m'avait réussi; enhardi par ce premier succès, je fus un peu plus calme pour effectuer les préparatifs de ma retraite. Quelqu'argent que j'avais pris à tout hasard sur ma table de nuit, servit à me procurer un pantalon, des bas, des souliers, une blouse ainsi qu'un bonnet de coton bleu destiné à compléter mon déguisement. Quand l'heure du souper fut venue, je sortis de la chambre avec toute la famille, portant sur ma tête, par surcroît de précautions, une énorme platée de haricots et de mouton, dont l'appétissant fumet expliquait assez quel était le but de notre excursion. Le cœur ne m'en battit pas moins en me trouvant face à face, sur le carré du second, avec un agent que je n'avais pas d'abord aperçu, caché dans une encoignure. «Soufflez votre chandelle, cria-t-il brusquement à Fossé.—Et pourquoi? répliqua celui-ci, qui n'avait pris de la lumière que pour ne pas éveiller les soupçons.—Allons! pas tant de raisons, reprit le mouchard,» et il souffla lui-même la chandelle. Je l'aurais volontiers embrassé! Dans l'allée, nous tombâmes encore sur plusieurs de ses confrères qui, plus polis que lui, se rangèrent pour nous livrer passage. Enfin nous étions dehors. Lorsque nous eûmes détourné l'angle de la place, Fossé prit le plat, et nous nous séparâmes. Afin de ne pas attirer l'attention, je marchai fort lentement jusqu'à la rue des Fontaines: une fois là, je ne m'amusais pas, comme disent les Allemands, à compter les boutons de mon habit, je pris ma course dans la direction du boulevard du Temple, et fendant l'air, j'étais arrivé à la rue de Bondy, qu'il ne m'était pas encore venu à l'idée de me demander où j'allais.

Cependant il ne suffisait pas d'avoir échappé à une première perquisition, les recherches pouvaient devenir des plus actives. Il m'importait de dérouter la police, dont les nombreux limiers ne manqueraient pas, suivant l'usage, de tout négliger pour ne s'occuper que de moi. Dans cette conjoncture très critique, je résolus d'utiliser pour mon salut les individus que je regardais comme mes dénonciateurs. C'étaient les Chevalier, que j'avais vus la veille, et qui dans la conversation que j'avais eue avec eux, avaient laissé échapper quelques-uns de ces mots qu'on ne s'explique qu'après coup: convaincu que je n'avais plus aucun ménagement à garder vis-à-vis de ces misérables, je résolus de me venger d'eux, en même temps que je les forcerais à rendre gorge autant qu'il dépendrait de moi. C'était à une condition tacite que je les avais obligés, ils avaient violé la foi des traités; contrairement à leur intérêt même, ils avaient fait le mal, je me proposais de les punir d'avoir méconnu leur intérêt.

Le chemin n'est pas trop long du boulevard à la rue de l'Echiquier; je tombai comme une bombe au domicile des Chevalier, dont la surprise en me voyant libre, confirma tous mes soupçons. Chevalier imagina d'abord un prétexte pour sortir; mais, fermant la porte à double tour, et mettant la clef dans ma poche, je sautai sur un couteau de table, et dis à mon beau-frère que s'il poussait un cri, c'était fait de lui et des siens. Cette menace ne pouvait manquer de produire son effet; j'étais au milieu d'un monde qui me connaissait, et que devait épouvanter la violence de mon désespoir. Les femmes restèrent plus mortes que vives, et Chevalier, pétrifié, immobile comme la fontaine de grès sur laquelle il s'appuyait, me demanda, d'une voix éteinte, ce que j'exigeais de lui: «Tu vas le savoir, lui répondis-je.»

Je débutai par la réclamation d'un habit complet que je lui avais fourni le mois d'auparavant, il me le rendit; je me fis donner en outre une chemise, des bottes et un chapeau; tous ces objets avaient été achetés de mes deniers, c'était une restitution qui m'était faite. Chevalier s'exécuta en rechignant; je crus lire dans ses yeux qu'il méditait quelque projet, peut-être avait-il à sa disposition un moyen de faire savoir aux voisins l'embarras dans lequel le jetait ma présence: la prudence me prescrivit d'assurer ma retraite en cas d'une perquisition nocturne. Une fenêtre donnant sur un jardin était fermée par deux barreaux de fer, j'ordonnai à Chevalier d'en enlever un, et comme, en dépit de mes instructions, il s'y prenait avec une excessive maladresse, je me mis moi-même à l'ouvrage, sans qu'il s'aperçût que le couteau qui lui avait tant inspiré d'effroi était passé de mes mains dans les siennes. L'opération terminée, je ressaisis cette arme. «Maintenant, lui dis-je, ainsi qu'aux femmes, qui étaient terrifiées, vous pouvez aller vous coucher.» Quant à moi, je n'étais guères en train de dormir; je me jetai sur une chaise, où je passai une nuit fort agitée. Toutes les vicissitudes de ma vie me revinrent successivement à l'esprit; je ne doutai pas qu'il n'y eût une malédiction sur moi;... en vain fuyais-je le crime, le crime venait me chercher, et cette fatalité, contre laquelle je me roidissais avec toute l'énergie de mon caractère, semblait prendre plaisir à bouleverser mes plans de conduite en me mettant incessamment aux prises avec l'infamie et la plus impérieuse nécessité.

Au point du jour je fis lever Chevalier, et lui demandai s'il était en fonds. Sur sa réponse, qu'il ne possédait que quelques pièces de monnaie, je lui fis l'injonction de se munir de quatre couverts d'argent qu'il devait à ma libéralité, de prendre son permis de séjour et de me suivre. Je n'avais pas précisément besoin de lui, mais il eût été dangereux de le laisser au logis, car il aurait pu donner l'éveil à la police et la diriger sur mes traces avant que j'eusse pu prendre mes dimensions. Chevalier obéit. Je redoutais moins les femmes: comme j'emmenais avec moi un otage précieux, et que d'ailleurs elles ne partageaient pas tout-à-fait les sentiments de ce dernier, je me contentai, en partant, de les enfermer à double tour, et par les rues les plus désertes de la capitale, même en plein midi, nous gagnâmes les Champs-Élysées. Il était quatre heures du matin; nous ne rencontrâmes personne. C'était moi qui portait les couverts; je me serais bien gardé de les laisser à mon compagnon, il fallait que je pusse disparaître sans inconvénient, s'il lui était arrivé de s'insurger ou de faire une esclandre. Heureusement, il fut fort docile; au surplus, j'avais sur moi le terrible couteau, et Chevalier, qui ne raisonnait pas, était persuadé qu'au moindre mouvement qu'il ferait, je le lui plongerais dans le cœur: cette terreur salutaire, qu'il éprouvait d'autant plus vivement qu'il n'était pas irréprochable, me répondait de lui.

Nous nous promenâmes long-temps aux alentours de Chaillot; Chevalier, qui ne prévoyait pas comment tout cela finirait, marchait machinalement à mes côtés; il était anéanti et comme frappé d'idiotisme. A huit heures, je le fis monter dans un fiacre et le conduisis au passage du bois de Boulogne, où il engagea en ma présence, et sous son nom, les quatre couverts, sur lesquels on lui prêta cent francs. Je m'emparai de cette somme; et, satisfait d'avoir si à propos recouvré en masse ce qu'il m'avait extorqué en détail, je remontai avec lui dans la voiture, que je fis arrêter sur la place de la Concorde. Là, je descendis, mais après lui avoir fait cette recommandation, «Souviens-toi d'être plus circonspect que jamais; si je suis arrêté, quel que soit l'auteur de mon arrestation, prends garde à toi.» J'intimai au cocher de le mener grand train, rue de l'Échiquier, nº 23; et pour être certain qu'il ne prenait pas une autre direction, je restai un instant à l'examiner; ensuite de quoi je me rendis en cabriolet, chez un fripier de la Croix-Rouge, qui me donna des habits d'ouvrier en échange des miens. Sous ce nouveau costume, je m'acheminai vers l'esplanade des Invalides, pour m'informer s'il y aurait possibilité d'acheter un uniforme de cet établissement. Une jambe de bois, que je questionnai sans affectation, m'indiqua, rue Saint-Dominique, un brocanteur chez qui je trouverais l'équipement complet. Ce brocanteur était, à ce qu'il paraît, assez bavard de son naturel. «Je ne suis pas curieux, me dit-il (c'est le préambule ordinaire de toutes les demandes indiscrètes): vous avez tous vos membres, sans doute l'uniforme n'est pas pour vous.—Pardon, lui répondis-je; et comme il manifestait de l'étonnement, j'ajoutai que je devais jouer la comédie.—Et dans quelle pièce?—Dans l'Amour filial

Le marché conclu, j'allai aussitôt à Passy, où, chez un logeur qui était dans mes intérêts, je me hâtai d'effectuer la métamorphose. Il ne fallut pas cinq minutes pour faire de moi le plus manchot des invalides; mon bras rapproché vers le défaut de ma poitrine et tenu adhérent au torse par une sangle et par la ceinture de ma culotte, dans laquelle il était engagé, avait entièrement disparu: quelques chiffons introduits dans la partie supérieure d'une des manches, dont l'extrémité venait se rattacher sur le devant du frac, jouaient le moignon à s'y méprendre, et portaient l'illusion au plus haut degré: une pommade dont je me servis pour teindre en noir mes cheveux et mes favoris, acheva de me rendre méconnaissable. Sous ce travestissement, j'étais tellement sûr de déconcerter le savoir physiognomonique des observateurs de la rue de Jérusalem et autres, que dès le soir même j'osai me montrer dans le quartier Saint-Martin. J'appris que la police, non-seulement occupait toujours mon logement, mais encore qu'on y faisait l'inventaire des marchandises et du mobilier. Au nombre des agents que je vis allant et venant, il fut aisé de me convaincre que les recherches se poursuivaient avec un redoublement d'activité bien extraordinaire pour cette époque, où la vigilante administration n'était pas trop zélée toutes les fois qu'il ne s'agissait pas d'arrestations politiques. Effrayé d'un semblable appareil d'investigation, tout autre que moi aurait jugé prudent de s'éloigner de Paris sans délai, au moins pour quelque temps. Il eût été convenable de laisser passer l'orage; mais je ne pouvais me décider à abandonner Annette au milieu des tribulations que lui causait son attachement pour moi. Dans cette occasion, elle eut beaucoup à souffrir; enfermée au dépôt de la préfecture, elle y resta vingt-cinq jours au secret, d'où on ne la tirait que pour lui faire la menace de la faire pourrir à Saint-Lazarre, si elle s'obstinait à ne pas vouloir indiquer le lieu de ma retraite. Le poignard sur le sein, Annette n'aurait pas parlé. Qu'on juge si j'étais chagrin de la savoir dans une si déplorable situation; je ne pouvais pas la délivrer: dès qu'il dépendit de moi, je m'empressai de la secourir. Un ami à qui j'avais prêté quelques centaines de francs, me les ayant rendus, je lui fis tenir une partie de cette somme; et, plein de l'espoir que sa détention finirait bientôt, puisqu'après tout on n'avait à lui reprocher que d'avoir vécu avec un forçat évadé, je me disposais à quitter Paris, me réservant, si elle n'était pas élargie avant mon départ, de lui faire connaître plus tard sur quel point je me serais dirigé.

Je logeais rue Tiquetonne, chez un mégissier, nommé Bouhin, qui s'engagea, moyennant rétribution, à prendre pour lui, un passeport qu'il me cèderait. Son signalement et le mien étaient exactement conformes: comme moi, il était blond, avait les yeux bleus, le teint coloré, et, par un singulier hasard, sa lèvre supérieure droite était marquée d'une légère cicatrice; seulement sa taille était plus petite que la mienne; mais pour se grandir et atteindre ma hauteur, avant de se présenter sous la toise du commissaire, il devait mettre deux ou trois jeux de cartes dans ses souliers. Bouhin recourut en effet à cet expédient, et bien qu'au besoin je pusse user de l'étrange faculté de me rappetisser à volonté de quatre à cinq pouces, le passeport qu'il me vendit me dispensait de cette réduction. Pourvu de cette pièce, je m'applaudissais d'une ressemblance qui garantissait ma liberté, lorsque Bouhin (j'étais installé dans son domicile depuis huit jours), me confia un secret qui me fit trembler: cet homme fabriquait habituellement de la fausse monnaie, et pour me donner un échantillon de son savoir-faire, il coula devant moi huit pièces de cinq francs, que sa femme passa dans la même journée. On ne devine que trop tout ce qu'il y avait d'alarmant pour moi dans la confidence de Bouhin.

D'abord j'en tirai la conséquence que vraisemblablement, d'un instant à l'autre, son passeport serait une très mauvaise recommandation aux yeux de la gendarmerie; car, d'après le métier qu'il faisait, Bouhin devait tôt ou tard se trouver sous le coup d'un mandat d'amener; partant, l'argent que je lui avais donné était furieusement aventuré, et il s'en fallait qu'il y eût de l'avantage à être pris pour lui. Ce n'était pas tout: vu cet état de suspicion qui, dans les préventions du juge et du public, est toujours inséparable de la condition de forçat évadé, n'était-il pas présumable que Bouhin, traduit comme faux monnoyeur, je serais considéré comme son complice? La justice a commis tant d'erreurs! condamné une première fois quoique innocent, qui me garantissait que je ne le serais pas une seconde? Le crime, qui m'avait été à tort imputé, par cela seul qu'il me constituait faussaire, rentrait nominalement dans l'espèce de celui dont Bouhin se rendait coupable. Je me voyais succombant sous une masse de présomptions et d'apparences telles, peut-être, que mon avocat, honteux de prendre ma défense, se croirait réduit à implorer pour moi la pitié de mes juges. J'entendais prononcer mon arrêt de mort. Mes appréhensions redoublèrent, quand je sus que Bouhin avait un associé: c'était un médecin nommé Terrier, qui venait fréquemment à la maison. Cet homme avait un visage patibulaire; il me semblait qu'à la seule inspection de sa figure, toutes les polices du monde dussent se mettre à ses trousses; sans le connaître, je me serais fait l'idée qu'en le suivant il était presque impossible de ne pas remonter à la source de quelque attentat. En un mot il était une fâcheuse enseigne pour tout endroit dans lequel on le voyait entrer. Persuadé que ses visites porteraient malheur au logis, j'engageai Bouhin à renoncer à une industrie aussi chanceuse que celle qu'il exerçait; les meilleures raisons ne purent rien sur son esprit; tout ce que j'obtins à force de supplications, fut que, pour éviter de donner lieu à une perquisition qui certainement me livrerait à la police, il suspendrait et la fabrication, et l'émission des pièces aussi long-temps que je resterais chez lui, ce qui n'empêcha pas que deux jours après je le surprisse à travailler encore au grand œuvre. Cette fois je jugeai à propos de m'adresser à son collaborateur; je lui représentai sous les couleurs les plus vives les dangers auxquels ils s'exposaient. «Je vois, me répondit le médecin, que vous êtes encore un peureux comme il y en a tant. Quand on nous découvrirait, qu'est-ce qu'il en serait? il y en a bien d'autres qui ont fait le trébuchet sur la place de Grève; et puis nous n'en sommes pas là: voilà quinze ans que j'ai pris messieurs de la chambre pour mes changeurs, et personne ne s'est jamais douté de rien: ça ira tant que ça ira: au surplus, mon camarade, ajouta-il avec humeur, si j'ai un conseil à vous donner, c'est de vous mêler de vos affaires.»

A la tournure que prenait la discussion, je vis qu'il était superflu de la continuer, et que je ferais sagement de me tenir sur mes gardes: je sentis plus que jamais la nécessité de quitter Paris le plus tôt possible. On était au mardi; j'aurais voulu partir dès le lendemain; mais, averti qu'Annette serait mise en liberté à la fin de la semaine, je me proposais de différer mon départ jusqu'à sa sortie, lorsque le vendredi, sur les trois heures du matin, j'entendis frapper légèrement à la porte de la rue: la nature du coup, l'heure, la circonstance, tout me fait pressentir que l'on vient m'arrêter: sans rien dire à Bouhin, je sors sur le carré; je monte: parvenu au haut de l'escalier, je saisis la gouttière, je grimpe sur le toit, et vais me blottir derrière un tuyau de cheminée.

Mes pressentiments ne m'avaient pas trompé: en un instant la maison fut remplie d'agents de police, qui furetèrent partout. Surpris de ne pas me trouver, et avertis sans doute par mes vêtements laissés auprès de mon lit, que je m'étais enfui en chemise, ce qui ne me permettait pas d'aller bien loin, ils induisirent que je ne pouvais pas avoir pris la voie ordinaire. A défaut de cavaliers que l'on pût envoyer à ma poursuite, on manda des couvreurs, qui explorèrent toute la toiture, où je fus trouvé et saisi, sans que la nature du terrain me permît de tenter une résistance qui n'aurait abouti qu'à un saut des plus périlleux. A quelques gourmades près, que je reçus des agents, mon arrestation n'offrit rien de remarquable: conduit à la préfecture, je fus interrogé par M. Henry, qui, se rappelant parfaitement la démarche que j'avais faite quelques mois auparavant, me promit de faire tout ce qui dépendrait de lui pour adoucir ma position; on ne m'en transféra pas moins à la Force, et de là à Bicêtre, où je devais attendre le prochain départ de la chaîne.

CHAPITRE XXIII.

On me propose de m'évader.—Nouvelle démarche auprès de M. Henry.—Mon pacte avec la police.—Découvertes importantes.—Coco-Lacour.—Une bande de voleurs.—Les inspecteurs sous clef.—La marchande d'asticots et les assassins.—Une fausse évasion.

Je commençai à me dégoûter des évasions et de l'espèce de liberté qu'elles procurent: je ne me souciais pas de retourner au bagne; mais, à tout prendre, je préférais encore le séjour de Toulon à celui de Paris, s'il m'eût fallu continuer de recevoir la loi d'êtres semblables aux Chevalier, aux Blondy, aux Duluc, aux Saint-Germain. J'étais dans ces dispositions, au milieu de bon nombre de ces piliers de galères, que je n'avais que trop bien eu l'occasion de connaître, lorsque plusieurs d'entre eux me proposèrent de les aider à tenter une fugue par la cour des Bons Pauvres. Autrefois le projet m'eût souri; je ne le rejetai pas, mais j'en fis la critique en homme qui a étudié les localités, et de manière à me conserver cette prépondérance que me valaient mes succès réels, et ceux que l'on m'attribuait, je pourrais dire aussi ceux que je m'attribuais moi-même; car dès qu'on vit avec des coquins, il y a toujours avantage à passer pour le plus scélérat et le plus adroit: telle était aussi ma réputation très bien établie. Partout où l'on comptait quatre condamnés, il y en avait au moins trois qui avaient entendu parler de moi; pas de fait extraordinaire depuis qu'il existait des galériens, qu'on ne rattachât à mon nom. J'étais le général à qui l'on fait honneur de toutes les actions des soldats: on ne citait pas les places que j'avais emportées d'assaut, mais il n'y avait pas de geôlier dont je ne pusse tromper la vigilance, pas de fers que je ne vinsse à bout de rompre, pas de muraille que je ne réussisse à percer. Je n'étais pas moins renommé pour mon courage et mon habileté, et l'on avait l'opinion que j'étais capable de me dévouer en cas de besoin. A Brest, à Toulon, à Rochefort, à Anvers, partout enfin, j'étais considéré parmi les voleurs comme le plus rusé et le plus intrépide. Les plus malins briguaient mon amitié, parce qu'ils pensaient qu'il y avait encore quelque chose à apprendre avec moi, et les plus novices recueillaient mes paroles comme des instructions dont ils pourraient faire leur profit. A Bicêtre, j'avais véritablement une cour, on se pressait autour de ma personne, on m'entourait, c'étaient des prévenances, des égards, dont on se ferait difficilement une idée.... Mais maintenant toute cette gloire des prisons m'était odieuse; plus je lisais dans l'ame des malfaiteurs, plus ils se mettaient à découvert devant moi, plus je me sentais porté à plaindre la société de nourrir dans son sein une engeance pareille. Je n'éprouvai plus ce sentiment de la communauté du malheur qui m'avait autrefois inspiré; de cruelles expériences et la maturité de l'âge m'avaient révélé le besoin de me distinguer de ce peuple de brigands, dont je méprisais les secours et l'abominable langage. Décidé, quoiqu'il en pût advenir, à prendre parti contre eux dans l'intérêt des honnêtes gens, j'écrivis à M. Henry pour lui offrir de nouveau mes services, sans autre condition que de ne pas être reconduit au bagne, me résignant à finir mon temps dans quelque prison que ce fût.

Ma lettre indiquait avec tant de précision l'espèce de renseignements que je pourrais donner, que M. Henry en fut frappé; une seule considération l'arrêtait, c'était l'exemple de plusieurs individus prévenus ou condamnés, qui, après avoir pris l'engagement de guider la police dans ses recherches, ne lui avaient donné que des avis insignifiants, ou bien encore avaient fini eux-mêmes par se faire prendre en flagrant délit. A cette considération si puissante, j'opposai la cause de ma condamnation[4], la régularité de ma conduite toutes les fois que j'avais été libre, la constance de mes efforts pour me procurer une existence honnête; enfin j'exhibai ma correspondance, mes livres, ma comptabilité, et j'invoquai le témoignage de toutes les personnes avec lesquelles je m'étais trouvé en relation d'affaires, et spécialement celui de mes créanciers, qui tous avaient la plus grande confiance en moi.

Les faits que j'alléguais militaient puissament en ma faveur: M. Henry soumit ma demande au préfet de police M. Pasquier qui décida qu'elle serait accueillie. Après un séjour de deux mois à Bicêtre, je fus transféré à la Force; et, pour éviter de m'y rendre suspect, on affecta de répandre parmi les prisonniers que j'étais retenu comme impliqué dans une fort mauvaise affaire dont l'instruction allait commencer. Cette précaution, jointe à ma renommée, me mit tout-à-fait en bonne odeur. Pas de détenu qui osât révoquer en doute la gravité du cas qui m'était imputé. Puisque j'avais montré tant d'audace et de persévérance pour me soustraire à une condamnation de huit ans de fers, il fallait bien que j'eusse la conscience chargée de quelque grand crime, capable si jamais j'en étais reconnu l'auteur, de me faire monter sur l'échafaud. On disait donc tout bas et même tout haut, à la Force, en parlant de moi: «C'est un escarpe (un assassin)»; et comme dans le lieu où j'étais, un assassin inspire d'ordinaire une grande confiance, je me gardais bien de réfuter une erreur si utile à mes projets. J'étais alors loin de prévoir qu'une imposture que je laissais volontairement s'accréditer, se perpétuerait au-delà de la circonstance, et qu'un jour, en publiant mes Mémoires, il ne serait pas superflu de dire que je n'ai jamais commis d'assassinat. Depuis qu'il est question de moi dans le public, on lui a tant débité de contes absurdes sur ce qui m'était personnel! quels mensonges n'ont pas inventés pour me diffamer des agents intéressés à me représenter comme un vil scélérat! Tantôt j'avais été marqué et condamné aux travaux forcés à perpétuité; tantôt l'on ne m'avait sauvé de la guillotine qu'à condition de livrer à la police un certain nombre d'individus par mois, et aussitôt qu'il en manquait un seul, le marché devenait résiliable; c'est pourquoi, affirmait-on, à défaut de véritables délinquants, j'en amenais de ma façon. N'est-on pas allé jusqu'à m'accuser d'avoir, au café Lamblin, introduit un couvert d'argent dans la poche d'un étudiant? J'aurai plus tard l'occasion de revenir sur quelques-unes de ces calomnies dans plusieurs chapitres des volumes suivants, où je mettrai au grand jour les moyens de la police, son action, ses mystères; enfin tout ce qui m'a été dévoilé,... tout ce que j'ai su.

L'engagement que j'avais pris n'était pas aussi facile à remplir que l'on pourrait le croire. A la vérité, j'avais connu une foule de malfaiteurs, mais, incessamment décimée par les excès de tous genres, par la justice, par l'affreux régime des bagnes et des prisons, par la misère, cette hideuse génération avait passé avec une inconcevable rapidité; une génération nouvelle occupait la scène, et j'ignorais jusqu'aux noms des individus qui la composaient: je n'étais pas même au fait des notabilités. Une multitude de voleurs exploitaient alors la capitale, et il m'aurait été impossible de fournir la plus mince indication sur les principaux d'entre eux; il n'y avait que ma vieille renommée qui pût me mettre à même d'avoir des intelligences dans l'état-major de ces Bédouins de notre civilisation; elle me servit, je ne dirai pas au-delà, mais autant que je pouvais le désirer. Il n'arrivait pas un voleur à la Force qu'il ne s'empressât de rechercher ma compagnie; ne m'eût-il jamais vu, pour se donner du relief aux yeux des camarades, il tenait à amour-propre de paraître avoir été lié avec moi. Je caressais cette singulière vanité; par ce moyen, je me glissai insensiblement sur la voie des découvertes; les renseignements me vinrent en abondance, et je n'éprouvai plus d'obstacles à m'acquitter de ma mission.

Pour donner la mesure de l'influence que j'exerçais sur l'esprit des prisonniers, il me suffira de dire que je leur inoculais à volonté mes opinions, mes affections, mes ressentiments; ils ne pensaient et ne juraient que par moi: leur arrivait-il de prendre en grippe un de nos codétenus, parce qu'ils croyaient voir en lui ce qu'on appelle un mouton, je n'avais qu'à répondre de lui, il était réhabilité sur-le-champ. J'étais à la fois un protecteur puissant et un garant de la franchise quand elle était suspectée. Le premier dont je me rendis ainsi caution était un jeune homme que l'on accusait d'avoir servi la police, en qualité d'agent secret. On prétendait qu'il avait été à la solde de l'inspecteur général Veyrat, et l'on ajoutait qu'allant au rapport chez ce chef, il avait enlevé le panier à l'argenterie.... Voler chez l'inspecteur, ce n'était pas là le mal, mais aller au rapport!... Tel était pourtant le crime énorme imputé à Coco Lacour aujourd'hui mon successeur. Menacé par toute la prison, chassé, rebuté, maltraité, n'osant plus même mettre le pied dans les cours, où il aurait été infailliblement assommé, Coco vint solliciter ma protection, et pour mieux me disposer en sa faveur, il commença par me faire des confidences dont je sus tirer parti. D'abord j'employai mon crédit à lui faire faire sa paix avec les détenus, qui abandonnèrent leurs projets de vengeance; on ne pouvait lui rendre un plus signalé service. Coco, autant par reconnaissance que par désir de parler, n'eût bientôt plus rien de caché pour moi. Un jour, il venait de paraître devant le juge d'instruction: «Ma foi, dit-il à son retour, je joue de bonheur,... aucun des plaignants ne m'a reconnu: cependant, je ne me regarde pas comme sauvé; il y a par le monde un diable de portier à qui j'ai volé une montre d'argent: comme j'ai été obligé de causer long-temps avec lui, mes traits ont dû se graver dans sa mémoire; et s'il était appelé, il pourrait bien se faire qu'il y eût du déchet à la confrontation; d'ailleurs, ajouta-t-il, par état, les portiers sont physionomistes.» L'observation était juste; mais je fis observer à Coco, qu'il n'était pas présumable que l'on découvrît cet homme, et que vraisemblablement il ne se présenterait jamais de lui-même, puisque jusqu'alors il avait négligé de le faire; afin de le confirmer dans cette opinion, je lui parlai de l'insouciance ou de la paresse de certaines gens, qui n'aiment pas à se déplacer. Ce que je dis du déplacement amena Coco à nommer le quartier dans lequel habitait le propriétaire de la montre: s'il m'avait indiqué la rue et le numéro, je n'aurais eu plus rien à désirer. Je me gardai bien de demander un renseignement si complet, c'eût été me trahir; et puis la donnée pour l'investigation me semblait suffisante: je l'adressai à M. Henry, qui mit en campagne ses explorateurs. Le résultat des recherches fut tel que je l'avais prévu: on déterra le portier, et Coco, confronté avec lui, fut accablé par l'évidence. Le tribunal le condamna à deux ans de prison.

A cette époque, il existait à Paris une bande de forçats évadés, qui commettaient journellement des vols, sans qu'il y eût espoir de mettre un terme à leurs brigandages. Plusieurs d'entre eux avaient été arrêtés et absous faute de preuves: opiniâtrement retranchés dans la dénégation, ils bravaient depuis long-temps la justice, qui ne pouvait leur opposer ni le flagrant délit ni des pièces de conviction; pour les surprendre nantis il aurait fallu connaître leur domicile, et ils étaient si habiles à le cacher, qu'on n'était jamais parvenu à le découvrir. Au nombre de ces individus était un nommé France, dit Tormel, qui en arrivant à la Force, n'eut rien de plus pressé que de me faire demander dix francs pour passer à la pistole: j'étais tout aussi pressé de les lui envoyer. Dès lors il vint me rejoindre, et comme il était touché du procédé, il n'hésita pas à me donner toute sa confiance. Au moment de son arrestation, il avait soustrait deux billets de mille francs aux recherches des agents de police, il me les remit, en me priant de lui avancer de l'argent au fur et à mesure de ses besoins. «Tu ne me connais pas, me dit-il, mais les billets répondent; je te les confie, parce que je sais qu'ils sont mieux dans tes mains que dans les miennes: plus tard nous les changerons, aujourd'hui ça serait louche, il vaut mieux attendre.» Je fus de l'avis de France, et, suivant qu'il le désirait, je lui promis d'être son banquier: je ne risquais rien.

Arrêté pour vol avec effraction, chez un marchand de parapluies du passage Feydeau, France avait été interrogé plusieurs fois, et constamment il avait déclaré n'avoir point de domicile. Pourtant la police était instruite qu'il en avait un; et elle était d'autant plus intéressée à le connaître, qu'elle avait presque la certitude d'y trouver des instruments à voleurs, ainsi qu'un dépôt d'objets volés. C'eût été là une découverte de la plus haute importance, puisqu'alors on aurait eu des preuves matérielles. M. Henry me fit dire qu'il comptait sur moi pour arriver à ce résultat: je manœuvrai en conséquence, et je sus bientôt qu'au moment de son arrestation, France occupait, au coin de la rue Montmartre et de la rue Notre-Dame-des-Victoires, un appartement loué au nom d'une receleuse appelée Joséphine Bertrand.

Ces renseignements étaient positifs; mais il était difficile d'en faire usage sans me compromettre vis-à-vis de France, qui, ne s'étant ouvert qu'à moi seul, ne pourrait soupçonner que moi de l'avoir trahi: je réussis cependant, et il se doutait si peu que j'eusse abusé de son secret, qu'il me racontait toutes ses inquiétudes, à mesure que se poursuivait l'exécution du plan que j'avais concerté avec M. Henry. Du reste, la police s'était arrangée de telle sorte, qu'elle semblait n'être guidée que par le hasard: voici comment elle s'y prit.

Elle mit dans ses intérêts un des locataires de la maison qu'avait habité France; ce locataire fit remarquer au propriétaire que depuis environ trois semaines, on n'apercevait plus aucun mouvement dans l'appartement de madame Bertrand: c'était donner l'éveil et ouvrir le champ aux conjectures. On se souvint d'un individu qui allait et venait habituellement dans cet appartement; on s'étonna de ne plus le rencontrer; on parla de son absence, le mot de disparition fut prononcé; d'où la nécessité de faire intervenir le commissaire, puis l'ouverture en présence de témoins; puis la découverte d'un grand nombre d'objets volés dans le quartier, et, enfin, la saisie des instruments dont on s'était servi pour consommer les vols. Il s'agissait maintenant de savoir ce qu'était devenue Joséphine Bertrand: on alla chez les personnes qu'elle avait indiquées pour les informations lorsqu'elle était venue louer, mais on ne put rien apprendre sur le compte de cette femme; seulement on sut qu'une fille Lambert, qui lui avait succédé dans le logement de la rue Montmartre, venait d'être arrêtée; et comme cette fille était connue pour la maîtresse de France, on en a vite conclu que les deux individus devaient avoir un gîte commun. France fut en conséquence conduit sur les lieux: reconnu par tous les voisins, il prétendit qu'il y avait méprise de leur part; mais les jurés devant qui il fut amené en décidèrent autrement, et il fut condamné à huit ans de fers.

France une fois convaincu, on put aisément se porter sur les traces de ses affidés: deux des principaux étaient les nommés Fossard et Legagneur. On se fût emparé d'eux, mais la lâcheté et la maladresse des agents les firent échapper aux recherches que je dirigeais. Le premier était un homme d'autant plus dangereux, qu'il excellait dans la fabrication des fausses clefs. Depuis quinze mois, il semblait défier la police, lorsqu'un jour j'appris qu'il demeurait chez un perruquier Vieille rue du Temple, en face de l'égoût. L'arrêter hors de chez lui était chose à peu près impossible, attendu qu'il était fort habile à se déguiser, et qu'il devinait un agent de plus de deux cents pas; d'un autre côté, il valait bien mieux le saisir au milieu de l'attirail de sa profession et des produits de ses labeurs. Mais l'expédition présentait des obstacles; Fossard, quand on frappait à sa porte, ne répondait jamais, et il était probable qu'en cas de surprise, il s'était ménagé une issue et des facilités pour gagner les toits. Il me parut que le seul moyen de s'emparer de lui, c'était de profiter de son absence pour s'introduire et s'embusquer dans son logement. M. Henry fut de mon avis: on fit crocheter la porte en présence d'un commissaire, et trois agents se placèrent dans un cabinet contigu à l'alcove. Près de soixante et douze heures se passèrent sans que personne arrivât: à la fin du troisième jour, les agents, dont les provisions étaient épuisées, allaient se retirer, lorsqu'ils entendirent mettre une clef dans la serrure: c'était Fossard qui rentrait. Aussitôt deux des agents, conformément aux ordres qu'ils avaient reçus, s'élancent du cabinet et se précipitent sur lui; mais Fossard s'armant d'un couteau qu'ils avaient oublié sur la table, leur fit une si grande peur, qu'ils lui ouvrirent eux-mêmes la porte que leur camarade avait fermée; après les avoir mis à son tour sous clef, Fossard descendit tranquillement l'escalier, laissant aux trois agents tout le loisir nécessaire pour rédiger un rapport auquel il ne manquait rien, si ce n'est la circonstance du couteau, que l'on se garda bien de mentionner. On verra dans la suite de ces Mémoires comment, en 1814, je parvins à arrêter Fossard; et les particularités de cette expédition ne sont pas les moins curieuses de ce récit.

Avant d'être transféré à la conciergerie, France, qui n'avait pas cessé de croire à mon dévouement, m'avait recommandé l'un de ses amis intimes; c'était Legagneur, forçat évadé, arrêté rue de la Mortellerie, au moment où il exécutait un vol à l'aide de fausses clefs, cet homme privé de ressources par suite du départ de son camarade, songea à retirer de l'argent qu'il avait déposé chez un receleur de la rue Saint-Dominique, au Gros-Caillou. Annette, qui venait me voir très assidument à la Force, et me secondait quelquefois avec beaucoup d'adresse dans mes recherches, fut chargée de la commission; mais, soit méfiance, soit volonté de s'approprier le dépôt, le receleur accueillit fort mal la messagère, et comme elle insistait, il alla jusqu'à la menacer de la faire arrêter. Annette revint nous annoncer qu'elle avait échoué dans sa démarche. A cette nouvelle, Legagneur voulait dénoncer le receleur: cette résolution n'était que l'effet d'un premier mouvement de colère. Devenu plus calme, Legagneur jugea plus convenable d'ajourner sa vengeance, et surtout de se la rendre profitable. «Si je le dénonce, me dit-il, non-seulement il ne m'en reviendra rien, mais il peut se faire qu'on ne le trouve pas en défaut, j'aime mieux attendre à ma sortie, je saurai bien le faire chanter» (contribuer).

Legagneur n'ayant plus d'espoir en son receleur, se détermina à écrire à deux de ses complices, Marguerit et Victor Desbois, qui étaient des voleurs en renom: convaincu de cette vérité bien ancienne, que les petits présents entretiennent l'amitié, en échange des secours qu'il demandait, il leur envoya quelques empreintes de serrures qu'il avait prises pour son usage particulier. Legagneur eut encore recours à l'intermédiaire d'Annette; elle trouva les deux amis rue des Deux-Ponts, dans un misérable entresol, espèce de taudis où ils ne se rendaient jamais sans avoir pris auparavant toutes leurs précautions. Ce n'était pas là leur demeure. Annette, à qui j'avais recommandé de faire tout ce qui dépendrait d'elle pour la connaître, eut le bon esprit de ne pas les perdre de vue. Elle les suivit pendant deux jours sous des déguisements différents, et, le troisième, elle put m'affirmer qu'ils couchaient petite rue Saint-Jean, dans une maison ayant issue sur des jardins. M. Henry, à qui je ne laissai pas ignorer cette circonstance, prescrivit toutes les mesures qu'exigeaient la nature de la localité, mais ses agents ne furent ni plus braves ni plus adroits que ceux à qui Fossard avait échappé. Les deux voleurs se sauvèrent par les jardins, et ce ne fut que plus tard que l'on parvint à les arrêter rue Saint-Hyacinthe-Saint-Michel.

Legagneur ayant été à son tour conduit à la Conciergerie, fut remplacé dans ma chambre par le fils d'un marchand de vin de Versailles, le nommé Robin, qui, lié avec tous les escrocs de la capitale, me donna par forme de conversation, les renseignements les plus complets, tant sur leurs antécédents que sur leur position actuelle et leurs projets. Ce fut lui qui me signala comme forçat évadé le prisonnier Mardargent, qui n'était retenu que comme déserteur. Celui-ci avait été condamné à vingt-quatre ans de fers. Il avait vécu dans le bagne; à l'aide de mes notes et de mes souvenirs, nous fûmes promptement en pays de connaissance; il crut, et il ne se trompait pas, que je serais joyeux de retrouver d'anciens compagnons d'infortune; il m'en indiqua plusieurs parmi les détenus, et je fus assez heureux pour faire réintégrer aux galères bon nombre de ces individus, que la justice, à défaut de preuves suffisantes, aurait peut-être lancés de nouveau dans la circulation sociale. Jamais on n'avait fait de plus importantes découvertes que celles qui marquèrent mon début dans la police: à peine m'étais-je enrôlé dans cette administration, et déjà j'avais fait beaucoup pour la sûreté de la capitale et même pour celle de la France entière. Raconter tous mes succès en ce genre, ce serait abuser de la patience des lecteurs; cependant je ne crois pas devoir passer sous silence une aventure qui précéda de peu de mois ma sortie de prison.

Une après-midi, il se manifesta quelque tumulte dans la cour; il s'y livrait un furieux combat à coups de poings. A pareille heure, c'était un événement fort ordinaire, mais cette fois il y avait autant à s'en étonner que d'un duel entre Oreste et Pilade. Les deux champions, Blignon et Charpentier, dit Chante-à-l'heure, étaient connus pour vivre dans cette intimité révoltante qui n'a pas même d'excuse dans la plus rigoureuse claustration. Une rixe violente s'était engagée entre eux; on prétendait que la jalousie les avait désunis: quoi qu'il en soit, lorsque l'action eut cessé, Chante-à-l'heure, couvert de contusions, entra à la cantine pour se faire bassiner; je faisais alors ma partie de piquet. Chante-à-l'heure, irrité de sa défaite, ne se possédait plus; bientôt l'eau-de-vie du pansement qu'il buvait sans s'en apercevoir, l'animant encore, il se trouva dans cette situation d'esprit où les épanchements deviennent un besoin.

—«Mon ami, me dit-il, car tu es mon ami, toi;... vois-tu comme il m'a arrangé ce gueux de Blignon?... mais il ne le portera pas en paradis!...

—«Laisse tout cela, lui répartis-je, il est plus fort que toi,... il faut prendre ton parti. Quand tu te ferais assommer une seconde fois?

—»Oh! ce n'est pas çà que je veux dire!... Si je voulais, il ne battrait plus personne, ni moi, ni d'autres. On sait ce que l'on sait!...

—»Eh! que sais-tu? m'écriai-je, frappé du ton dont il avait prononcé ces derniers mots.

—»Oui, oui, reprit Chante-à-l'heure, toujours plus exaspéré, il a bien fait de me pousser à bout; je n'aurais qu'à jaspiner (jaser)... Il serait bientôt fauché (guillotiné).

—»Eh! tais-toi donc, lui dis-je en affectant d'être incrédule; vous êtes tous taillés sur le même patron; quand vous en voulez à quelqu'un, on dirait qu'il n'y a qu'à souffler sur sa tête pour la faire tomber.

—»Tu crois ça, s'écria Chante-à-l'heure, en frappant du poing sur la table; si je te disais qu'il a escarpé une largue (assassiné une femme)!

—»Pas si haut, Chante-à-l'heure, pas si haut, lui dis-je, en me mettant mystérieusement un doigt sur la bouche. Tu sais bien qu'à la Lorcefée (la Force) les murs ont des oreilles. Il ne s'agit de servir de belle (dénoncer à faux) un camarade.

—»Qu'appelles-tu servir de belle, répliqua-t-il, plus irrité à mesure que je feignais de vouloir l'empêcher de parler; quand je te dis qu'il ne tient qu'à moi de lui donner un redoublement de fièvre (révéler un nouveau fait à charge.)

—»Tout cela est bon, repris-je, mais pour faire mettre un homme sur la planche au pain (traduire devant la cour d'assises), il faut des preuves!

—»Des preuves, est-ce que le boulanger (le diable) en manque jamais?... Écoute.... tu connais bien la marchande d'asticots qui se tient au bas du pont Notre-Dame?

—»Une ancienne ogresse (femme qui loue des effets aux filles), la maîtresse de Chatonnet, la femme du bossu.—Tout juste!—Eh bien! il y a trois mois que Blignon et moi nous étions à bouffarder tranquillement dans un estaminet de la rue Planche-Mibray, lorsqu'elle vint nous y trouver. Il y a gras, nous dit-elle, et pas loin d'ici, rue de la Sonnerie! Puisque vous êtes de bons enfants, je veux vous l'enseigner. C'est une vieille femme qui reçoit de l'argent pour beaucoup de monde; il y a des jours qu'elle a quinze et vingt mille francs, or ou billets; comme elle rentre souvent à la sorgue (à la nuit), il faudrait lui couper le cou et la f..... à la rivière, après avoir poissé ses philippes (pris son argent). D'abord qu'elle nous a fait la proposition, nous ne voulions pas en entendre parler, parce que nous ne faisions pas l'escarpe (l'assassinat), mais cette emblêmeuse nous a tant tourmentés, en nous répétant qu'il y avait gras (beaucoup d'argent), et que d'ailleurs il n'y avait pas grand mal à étourdir (tuer) une vieille femme, que nous nous sommes laissés aller. On tomba d'accord que la marchande d'asticots nous avertirait du jour et du moment favorables. Ça me contrariait pourtant de m'enflaquer là-dedans, parce que, vois-tu, quand on n'est pas habitué à faire la chose, ça fait toujours un effet. Enfin, n'importe, tout était convenu, lorsque le lendemain, aux Quatre-Cheminées, près de Sèvres, nous avons rencontré Voivenel avec un autre grinche (voleur). Blignon leur a parlé de l'affaire, mais en témoignant qu'il avait de la répugnance pour le crime. Alors ils proposèrent de nous donner un coup de main, si toutefois nous y consentions.—Volontiers, répondit Blignon, quand il y en a pour deux, il y en a pour quatre. Voilà donc qu'est décidé, ils devaient être de mèche (de complicité) avec nous. Depuis ce jour le camarade de Voivenel était toujours sur notre dos; il n'aspirait qu'au moment. Enfin la marchande d'asticots nous fait prévenir; c'était le 30 décembre. Il faisait du brouillard. C'est pour aujourd'hui, me dit Blignon. Vous me croirez si vous le voulez, foi de grinche, j'avais envie de ne pas y aller, mais entraîné, je suivis la vieille avec les autres, et, le soir, au moment où, sa recette terminée, elle sortait de chez un M. Rousset, loueur de carosses, dans le cul de sac de la Pompe, nous l'avons expédiée. C'est l'ami de Voivenel qui l'a chourinée (frappée à coups de couteau), pendant que Blignon, après l'avoir entortillée dans son mantelet, la tenait par derrière. Il n'y a que moi qui ne m'en suis pas mêlé, mais j'ai tout vu, puisqu'ils m'avaient planté à faire le gaf (le guet), et j'en sais assez pour faire gerber à la passe (guillotiner) ce gueux de Blignon.»

Chante-à-l'heure me raconta en détail et avec une rare insensibilité toutes les circonstances de ce meurtre. J'entendis jusqu'au bout ce récit abominable, faisant à chaque instant d'incroyables efforts pour cacher mon indignation: chaque parole qu'il prononçait était de nature à faire dresser les cheveux de l'homme le moins susceptible d'émotions. Quand ce scélérat eut achevé de me retracer avec une horrible fidélité les angoisses de la victime, je l'engageai de nouveau à ne pas perdre son ami Blignon; mais, en même temps, je jetai habilement de l'huile sur le feu, que je semblais vouloir éteindre. Je me proposais d'amener Chante-à-l'heure à faire de sang froid à l'autorité l'horrible révélation à laquelle l'avait poussé la colère. Je désirais en outre pouvoir fournir à la justice les moyens de conviction qui lui étaient nécessaires pour frapper les assassins. Il y avait beaucoup à éclaircir. Peut-être Chante-à-l'heure ne m'avait-il fait qu'une fable qui lui aurait été suggérée par le vin et l'esprit de vengeance. Quoi qu'il en soit, je fis à M. Henry un rapport, dans lequel je lui exposais mes doutes, et bientôt il me fit savoir que le crime que je lui dénonçais n'était que trop réel. M. Henry m'engageait en même temps à faire en sorte de lui procurer des renseignements précis sur toutes les circonstances qui avaient précédé et suivi l'assassinat, et dès le lendemain je dressai mes batteries pour les obtenir. Il était difficile de faire arrêter les complices sans que l'on pût soupçonner d'où partait le coup; dans cette occasion comme dans beaucoup d'autres, le hasard se mit de moitié avec moi. Le jour venu, j'allai éveiller Chante-à-l'heure qui, encore malade de la veille, ne put se lever; je m'assis sur son lit, et lui parlai de l'état complet d'ivresse dans lequel je l'avais vu, ainsi que des indiscrétions qu'il avait commises: le reproche parut l'étonner; je lui répétai un ou deux mots de l'entretien que j'avais eu avec lui, sa surprise redoubla; alors il me protesta qu'il était impossible qu'il eut tenu un pareil langage, et soit qu'effectivement il eut perdu la mémoire, soit qu'il se défiât de moi, il essaya de me persuader qu'il n'avait pas le moindre souvenir de ce qui s'était passé. Qu'il mentît ou non, je saisis cette assertion avec avidité, et j'en profitai pour dire à Chante-à-l'heure qu'il ne s'était pas borné à me raconter confidentiellement toutes les circonstances de l'assassinat, mais encore qu'il les avait exposées à haute voix dans le chauffoir, en présence de plusieurs détenus qui avaient tout aussi-bien entendu que moi.—«Ah! malheureux que je suis, s'écria-t-il, en montrant la plus grande affliction: qu'ai-je fait? A présent comment me tirer de là?—Rien de plus aisé, lui répondis-je, si l'on te questionne au sujet de la scène d'hier, tu diras: ma foi, quand je suis ivre, je suis capable de tout, surtout si j'en veux à quelqu'un, je ne sais pas ce que je n'inventerais pas.»

Chante-à-l'heure prit le conseil pour argent comptant. Le même jour, un nommé Pinson qui passait pour un mouton, fut conduit de la Force à la préfecture de police: cette translation ne pouvait s'effectuer plus à propos; je m'empressai de l'annoncer à Chante-à-l'heure, en ajoutant que tous les prisonniers pensaient que Pinson n'était extrait que parce qu'il allait faire quelques révélations. A cette nouvelle, il parut consterné. «Etait-il dans le chauffoir? me demanda-t-il aussitôt; je lui dis que je n'y avais pas fait attention.» Alors il me communiqua plus franchement ses alarmes, et j'obtins de lui de nouveaux renseignements qui, transmis sur-le-champ à M. Henry, firent tomber sous la main de la police tous les complices de l'assassinat, parmi lesquels la marchande d'asticots et son mari. Les uns et les autres furent mis au secret; Blignon et Chante-à-l'heure, dans le bâtiment neuf; la marchande d'asticots, son mari, Voivenel et le quatrième assassin dans l'infirmerie, ou ils restèrent très long-temps. La procédure s'instruisit, et je ne m'en occupai plus: elle n'eut aucun résultat, parce qu'elle avait été mal commencée dès le principe: les accusés furent absous.

Mon séjour, tant à Bicêtre qu'à la Force, embrasse une durée de vingt-un mois, pendant laquelle il ne se passa pas de jours que je ne rendisse quelque important service; je crois que j'aurais été un mouton perpétuel, tant on était loin de supposer la moindre connivence entre les agents de l'autorité et moi. Les concierges et les gardiens ne se doutaient même pas de la mission qui m'était confiée. Adoré des voleurs; estimé des bandits les plus déterminés, car ces gens-là ont aussi un sentiment qu'ils appellent de l'estime, je pouvais compter en tout temps sur leur dévouement: tous se seraient fait hacher pour moi; ce qui le prouve c'est qu'à Bicêtre le nommé Mardargent, dont j'ai déjà parlé, s'est battu plusieurs fois contre des prisonniers qui avaient osé dire que je n'étais sorti de la Force que pour servir la police. Coco-Lacour et Goreau, détenus dans la même maison comme voleurs incorrigibles, ne prirent pas ma défense avec moins de générosité. Alors, peut-être, auraient-ils eu quelque raison de me taxer d'ingratitude puisque je ne les ai pas plus ménagés que les autres, mais le devoir commandait; qu'ils reçoivent aujourd'hui le tribut de ma reconnaissance, ils ont plus concouru qu'ils ne pensent aux avantages que la société a pu retirer de mes services.

M. Henry ne laissa pas ignorer au préfet de police les nombreuses découvertes qui étaient dues à ma sagacité. Ce fonctionnaire, à qui il me représenta comme un homme sur lequel l'on pouvait compter, consentit enfin à mettre un terme à ma détention. Toutes les mesures furent prises pour que l'on ne crut pas que j'eusse recouvré ma liberté. On vint me chercher à la Force, et l'on m'emmena sans négliger aucune des précautions rigoureuses: on me mit les menotes, et je montai dans la cariole d'osier, mais il était convenu que je m'évaderais en route; et en effet je m'évadai. Le même soir toute la police était à ma recherche. Cette évasion fit grand bruit, surtout à la Force, où mes amis la célébrèrent par des réjouissances: ils burent à ma santé et me souhaitèrent un bon voyage!

CHAPITRE XXIV.

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