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Mémoires de Vidocq, chef de la police de Sureté jusqu'en 1827, tome II

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M. Henry surnommé l'Ange malin.—MM. Bertaux et Parisot.—Un mot sur la Police.—Ma première capture.—Bouhin et Terrier sont arrêtés d'après mes indications.

Les noms de M. le baron Pasquier et de M. Henry ne s'effaceront jamais de mon souvenir. Ces deux hommes généreux furent mes libérateurs! combien je leur dois d'actions de grâces! ils m'ont rendu plus que la vie; pour eux je la sacrifierais mille fois, et je pense que l'on me croira quand on saura que souvent je l'exposai pour obtenir d'eux une parole, un regard de satisfaction.

Je respire, je circule librement, je ne redoute plus rien: devenu agent secret, j'ai maintenant des devoirs tracés, et c'est le respectable M. Henry qui se charge de m'en instruire: car c'est sur lui que repose presque toute la sûreté de la capitale. Prévenir les crimes, découvrir les malfaiteurs, et les livrer à l'autorité, c'est à ces points principaux que l'on doit rapporter les fonctions qui m'étaient confiées. La tâche était difficile à remplir. M. Henry prit le soin de guider mes premiers pas; il m'aplanit les difficultés, et si par la suite j'ai acquis quelque célébrité dans la police, je l'ai due à ses conseils, ainsi qu'aux leçons qu'il m'a données... Doué d'un caractère froid et réfléchi, M. Henry possédait au plus haut degré ce tact d'observation qui fait démêler la culpabilité sous les apparences les plus innocentes; il avait une mémoire prodigieuse, et une étonnante pénétration: rien ne lui échappait; ajoutez à cela qu'il était excellent physionomiste. Les voleurs ne l'appelaient que l'Ange malin, et à tous égards il méritait ce surnom; car chez lui l'aménité était la compagne de la ruse. Rarement un grand criminel, interrogé par lui, sortait de son cabinet sans avoir avoué son crime, ou donné à son insu quelques indices, qui laissaient l'espoir de le convaincre. Chez M. Henry, il y avait une sorte d'instinct qui le conduisait à la découverte de la vérité; ce n'était pas de l'acquis, et quiconque aurait voulu prendre sa manière pour arriver au même résultat, se serait fourvoyé; car sa manière n'en était pas une; elle changeait avec les circonstances: personne plus que lui n'était attaché à son état: il couchait comme on dit dans l'ouvrage, et était à toute heure à la disposition du public. On n'était pas obligé alors de ne venir dans les bureaux qu'à midi, et de faire souvent antichambre pendant des quarts de journées, ainsi que cela se pratique aujourd'hui. Passionné pour le travail, il n'était rebuté par aucune espèce de fatigue; aussi après trente-cinq ans de service, est-il sorti de l'administration accablé d'infirmités. J'ai vu quelquefois ce chef passer deux ou trois nuits par semaine, et la plupart du temps pour méditer sur les instructions qu'il allait me donner, et pour parvenir à la prompte répression des crimes de tous genres. Les maladies, et il en a eu de très graves, n'interrompaient presque pas ses labeurs: c'était dans son cabinet qu'il se faisait traiter; enfin c'était un homme comme il y en a peu: peut-être même comme il n'y en a point. Son nom seul faisait trembler les voleurs, et quand ils étaient amenés devant lui, tant audacieux fussent-ils, presque toujours ils se troublaient, ils se coupaient dans leurs réponses; car tous étaient persuadés qu'il lisait dans leur intérieur.

Une remarque que j'ai souvent eu l'occasion de faire, c'est que les hommes capables sont toujours les mieux secondés; serait-ce en vertu de ce vieux proverbe, qui se ressemble s'assemble? Je n'en sais rien; mais ce que je n'ai pas oublié, c'est que M. Henry avait des collaborateurs dignes de lui: de ce nombre était M. Bertaux, interrogateur d'un grand mérite: il avait un talent particulier pour saisir une affaire, quelle qu'elle fût: ses trophées sont dans les dossiers de la préfecture. Près de lui, j'aime à mentionner le chef des prisons, M. Parisot, qui suppléait M. Henry avec une grande habileté. Enfin, MM. Henry, Bertaux et Parisot formaient un véritable triumvirat qui conspirait sans cesse contre le brigandage: l'extirper de Paris, et procurer aux habitants de cette immense cité une sécurité à toute épreuve, tel était leur but, telle était leur unique pensée, et les effets répondaient pleinement à leur attente. Il est vrai qu'à cette époque, il existait entre les chefs de la police une franchise, un accord, une cordialité qui ont disparu depuis cinq à six ans. Aujourd'hui, chefs ou employés, tous sont dans la défiance les uns des autres; tous se craignent réciproquement; c'est un état d'hostilités continuelles; chacun dans son confrère redoute un dénonciateur, il n'y a plus de convergence, plus d'harmonie entre les divers rouages de l'administration: et d'où cela vient-il? de ce qu'il n'y a plus d'attributions distinctes et parfaitement définies; de ce que personne, à commencer par les sommités, ne se trouve à sa place. D'ordinaire à son avénement, le préfet lui-même était étranger à la police; et c'est dans l'emploi le plus éminent qu'il vient y faire son apprentissage: il traîne à sa suite une multitude de protégés, dont le moindre défaut est de n'avoir aucune capacité spéciale; mais qui, faute de mieux, savent le flatter et empêcher la vérité d'arriver jusqu'à lui. C'est ainsi que tantôt sous une direction, tantôt sous une autre, j'ai vu s'organiser, ou plutôt se désorganiser la police: chaque mutation de préfet y introduisait des novices, et faisait éliminer quelques sujets expérimentés. Je dirai plus tard quelles sont les conséquences de ces changements, qui ne sont commandés que par le besoin de donner des appointements aux créatures du dernier venu. En attendant je vais reprendre le fil de ma narration.

Dès que je fus installé en qualité d'agent secret, je me mis à battre le pavé, afin de me reconnaître, et de me mettre à même de travailler utilement. Ces courses, dans lesquelles je fis un grand nombre d'observations, me prirent une vingtaine de jours, pendant lesquels je ne fis que me préparer à agir: j'étudiais le terrain. Un matin je fus mandé par le chef de la division: il s'agissait de découvrir un nommé Watrin, prévenu d'avoir fabriqué et mis en circulation de la fausse-monnaie et des billets de banque. Watrin avait déjà été arrêté par les inspecteurs de police; mais suivant leur usage, ils n'avaient pas su le garder. M. Henry me donna toutes les indications qu'il jugeait propres à me mettre sur ses traces; malheureusement ces indications n'étaient que de simples données sur ses anciennes habitudes; tous les endroits qu'il avait fréquentés m'étaient signalés; mais il n'était pas vraisemblable qu'il y vînt de sitôt, puisque dans sa position, la prudence lui prescrivait de fuir tous les lieux où il était connu. Il ne me restait donc que l'espoir de parvenir jusqu'à lui par quelque voie détournée; lorsque j'appris que dans une maison garnie où il avait logé, sur le boulevart du Mont-Parnasse, il avait laissé des effets. On présumait que tôt ou tard il se présenterait pour les réclamer, ou tout au moins qu'il les ferait réclamer par une autre personne: c'était aussi mon avis. En conséquence, je dirigeai sur ce point toutes mes recherches, et après avoir pris connaissance du manoir, je m'embusquai nuit et jour à proximité, afin de surveiller les allant et les venant. Cette surveillance durait déjà depuis près d'une semaine; enfin las de ne rien apercevoir, j'imaginai de mettre dans mes intérêts le maître de la maison, et de louer chez lui un appartement ou je m'établis avec Annette, ma présence ne pouvait paraître suspecte. J'occupais ce poste depuis une quinzaine, quand un soir, vers les onze heures, je fus averti que Watrin venait de se présenter, accompagné d'un autre individu. Légèrement indisposé, je m'étais couché plus tôt que de coutume: je me lève précipitamment, je descends l'escalier quatre à quatre; mais quelque diligence que je fisse, je ne pus atteindre que le camarade de Watrin. Je n'avais pas le droit de l'arrêter; mais je pressentais qu'en l'intimidant, je pourrais obtenir de lui quelques renseignements; je le saisis, je le menace, bientôt il me déclare en tremblant qu'il est cordonnier, et que Watrin demeure avec lui, rue des Mauvais-Garçons-St.-Germain, nº 4; il ne m'en fallait pas davantage. Je n'avais passé qu'une mauvaise redingotte sur ma chemise: sans prendre d'autres vêtements, je cours à l'adresse qui m'était donnée, et j'arrive devant la maison au moment où quelqu'un va sortir, persuadé que c'est Watrin, je veux le saisir, il m'échappe, je m'élance après lui dans l'escalier; mais au moment de l'atteindre, un coup de pied qu'il m'envoie dans la poitrine me précipite de vingt marches; je m'élance de nouveau, et d'une telle vitesse, que pour se dérober à la poursuite, il est obligé de s'introduire chez lui par une croisée du carré: alors heurtant à sa porte, je le somme d'ouvrir, il s'y refuse. Annette m'avait suivi, je lui ordonne d'aller chercher la garde, et tandis qu'elle se dispose à m'obéir, je simule le bruit d'un homme qui descend. Watrin trompé par cette feinte, veut s'assurer si effectivement je m'éloigne, il met la tête à la croisée: c'était là ce que je demandais, aussitôt je le prends aux cheveux; il m'empoigne de la même manière, et une lutte s'engage. Cramponné au mur de refend qui nous sépare, il m'oppose une résistance opiniâtre; cependant je sens qu'il faiblit; je rassemble toutes mes forces pour une dernière secousse; déjà il n'a plus que les pieds dans sa chambre, encore un effort et il est à moi; je le tire avec vigueur, et il tombe dans le corridor. Lui arracher le tranchet dont il était armé; l'attacher, et l'entraîner dehors fut l'affaire d'un instant: accompagné seulement d'Annette, je le conduisis à la préfecture, où je reçus d'abord les félicitations de M. Henry, et ensuite celles du préfet de police, qui m'accorda une récompense pécuniaire. Watrin était un homme d'une adresse rare, il exerçait une profession grossière, et pourtant il s'était adonné à des contre-façons qui exigent une grande délicatesse de main. Condamné à mort il obtint un sursis à l'heure même où il devait être conduit au supplice; l'échafaud était dressé, on le démonta, les amateurs en furent pour un déplacement inutile: tout Paris s'en souvient. Le bruit s'était répandu qu'il allait faire des révélations, mais comme il n'avait rien à dire, quelques jours après la sentence reçut son exécution.

Watrin était ma première capture: elle était importante; le succès de ce début éveilla la jalousie des officiers de paix et des agents sous leurs ordres; les uns et les autres se déchaînèrent contre moi; mais ce fut vainement. Ils ne me pardonnaient pas d'être plus adroit qu'eux: les chefs m'en savaient au contraire beaucoup de gré. Je redoublai de zèle pour mériter de plus en plus la confiance de ces derniers.

Vers cette époque, un grand nombre de pièces de cinq francs fausses avaient été jetées dans la circulation du commerce. On m'en montra plusieurs; en les examinant, il me sembla reconnaître le faire de mon dénonciateur Bouhin et de son ami le docteur Terrier. Je résolus de m'assurer de la vérité: en conséquence je me mis à épier les démarches de ces deux individus, mais comme je ne pouvais les suivre de trop près, attendu qu'ils me connaissaient, et que je leur aurais inspiré de la défiance, il m'était difficile d'obtenir les lumières dont j'avais besoin. Toutefois, à force de persévérance, je parvins à acquérir la certitude que je ne m'étais pas trompé, et les deux faux-monnoyeurs furent arrêtés au moment de la fabrication: quelque temps après ils furent condamnés à mort et exécutés. On a répété dans le public, d'après un bruit accrédité par les inspecteurs de police, que le médecin Terrier avait été entraîné par moi, et que je lui avais en quelque sorte mis à la main les instruments de son crime. Que le lecteur se rappelle la réponse qu'il me fit lorsque, chez Bouhin, j'essayai de le déterminer à renoncer à sa coupable industrie, et il jugera si Terrier était homme à se laisser entraîner.

CHAPITRE XXV.

Je revois Saint-Germain.—Il me propose l'assassinat de deux vieillards.—Les voleurs de réverbères.—Le petit-fils de Cartouche.—Discours sur les agens provocateurs.—Grandes perplexités.—Annette me seconde encore.—Tentative de vol chez un banquier de la rue Hauteville.—Je suis tué.—Arrestation de Saint-Germain et de Boudin, son complice.—Portraits de ces deux assassins.

Dans une capitale aussi populeuse que Paris, les mauvais lieux sont d'ordinaire en assez grand nombre; c'est là que tous les hommes tarés se donnent rendez-vous: afin de les rencontrer et de les surveiller, je fréquentais assiduement les endroits mal famés, m'y présentant tantôt sous un nom, tantôt sous un autre, et changeant très souvent de costume comme une personne qui a besoin de se dérober à l'œil de la police. Tous les voleurs que je voyais habituellement auraient juré que j'étais un des leurs. Persuadés que j'étais fugitif, ils se seraient mis en quatre pour me cacher, car non-seulement ils avaient en moi pleine et entière confiance, mais encore ils m'affectionnaient; aussi m'instruisaient-ils de leurs projets, et s'ils ne me proposaient pas de m'y associer, c'est qu'ils craignaient de me compromettre, attendu ma position de forçat évadé. Tous n'avaient pourtant pas cette délicatesse, on va le voir.

Il y avait quelques mois que je me livrais à mes investigations secrètes, lorsque le hasard me fit rencontrer ce Saint-Germain dont les visites m'avaient consterné tant de fois. Il était avec un nommé Boudin, que j'avais vu restaurateur, rue des Prouvaires, et que je connaissais comme on connaît un hôte chez qui l'on va de temps à autre prendre sa réfection en payant. Boudin n'eût pas de peine à me remettre, il m'aborda même avec une espèce de familiarité, à laquelle j'affectais de ne pas répondre: «Vous ai-je donc fait quelque chose, me dit-il, pour que vous ayiez l'air de ne pas vouloir me parler?—Non; mais j'ai appris que vous avez été mouchard.—Ce n'est que ça, eh bien! oui, je l'ai été mouchard; mais lorsque vous en saurez la raison, je suis sûr que vous ne m'en voudrez pas.

—»Certainement, me dit Saint-Germain, tu ne lui en voudras pas: Boudin est un bon garçon, et je réponds de lui comme de moi. Dans la vie il y a souvent des passes qu'on ne peut pas prévoir; si Boudin a accepté la place dont tu parles, ce n'a été que pour sauver son frère; au surplus, tu dois savoir que s'il avait de mauvais principes, je ne serais pas son ami.» Je trouvai la garantie de Saint-Germain excellente, et je ne fis plus aucune difficulté de parler à Boudin.

Il était bien naturel que Saint-Germain me racontât ce qu'il était devenu depuis sa dernière disparition, qui m'avait fait tant de plaisir. Après m'avoir complimenté sur mon évasion, il m'apprit que depuis que j'avais été arrêté, il avait recouvré son emploi, mais qu'il n'avait pas tardé à le perdre de nouveau, et qu'il se trouvait encore une fois réduit aux expédients. Je le priai de me donner des nouvelles de Blondi et de Duluc.—«Mon ami, dit-il, les deux qui ont escarpé le roulier avec moi, on les a fauchés à Beauvais.» Quand il m'annonça que ces deux scélérats avaient enfin porté la peine de leurs crimes, je n'éprouvai qu'un seul regret, c'est que la tête de leur complice ne fût pas tombée sur le même échafaud.

Après que nous eûmes vidé ensemble plusieurs bouteilles de vin, nous nous séparâmes. En me quittant, Saint-Germain ayant remarqué que j'étais assez mesquinement vêtu, me demanda ce que je faisais, et comme je lui dis que je ne faisais rien, il me promit de songer à moi, si jamais il se présentait une bonne occasion. Je lui fis observer que, sortant rarement dans la crainte d'être arrêté, il pourrait bien se faire que nous ne nous rencontrassions pas de sitôt;—«Tu me verras quand tu voudras, me dit-il, j'exige même que tu viennes me voir?» Quand je le lui eûs promis, il me remit son adresse, sans s'informer de la mienne.

Saint-Germain n'était plus un être aussi redoutable pour moi, je me croyais même intéressé à ne le plus perdre de vue; car si je devais m'attacher à surveiller les malfaiteurs, personne plus que lui n'était signalé à mon attention. Je concevais enfin l'espoir de purger la société d'un pareil monstre. En attendant, je faisais la guerre à toute la tourbe de coquins qui infestaient la capitale. Il y eut un moment où les vols de tous genres se multiplièrent d'une manière effrayante: on n'entendait parler que de rampes enlevées, de devantures forcées, de plombs dérobés; plus de vingt réverbères furent pris successivement, rue Fontaine-au-Roi, sans que l'on pût atteindre les voleurs qui étaient venus les décrocher. Pendant un mois consécutif, des inspecteurs avaient été aux aguets afin de les surprendre, et la première nuit qu'ils suspendirent leur surveillance, les réverbères disparurent encore: c'était comme un défi porté à la police. Je l'acceptai pour mon compte, et, au grand désappointement de tous les Argus du quai du Nord, en peu de temps je parvins à livrer à la justice ces effrontés voleurs, qui furent tous envoyés aux galères. L'un d'entre eux se nommait Cartouche: j'ignore s'il avait subi l'influence du nom, ou s'il exerçait un talent de famille: peut-être était-il un descendant du célèbre Cartouche? Je laisse aux généalogistes le soin de décider la question.

Chaque jour je faisais de nouvelles découvertes; on ne voyait entrer dans les prisons que des gens qui y étaient envoyés d'après mes indications, et pourtant aucun d'eux n'avait même la pensée de m'accuser de l'avoir fait écrouer. Je m'arrangeai si bien, qu'au dedans comme au dehors, rien ne transpirait; les voleurs de ma connaissance me tenaient pour le meilleur de leurs camarades, les autres s'estimaient heureux de pouvoir m'initier à leurs secrets, soit pour le plaisir de s'entretenir avec moi, soit aussi parfois pour me consulter. C'était notamment hors barrière que je rencontrais tout ce monde. Un jour que je parcourais les boulevarts extérieurs, je fus accosté par Saint-Germain, Boudin était encore avec lui. Ils m'invitèrent à dîner; j'acceptai, et au dessert, ils me firent l'honneur de me proposer d'être le troisième dans un assassinat. Il s'agissait d'expédier deux vieillards qui demeuraient ensemble dans la maison que Boudin avait habitée rue des Prouvaires. Tout en frémissant de la confidence que me firent ces scélérats, je bénis le pouvoir invisible qui les avait poussés vers moi: j'hésitai d'abord à entrer dans le complot, mais à la fin je feignis de me rendre à leurs vives et pressantes sollicitations, et il fut convenu qu'on attendrait le moment favorable pour mettre à exécution cet abominable projet. Cette résolution prise, je dis au revoir à Saint-Germain ainsi qu'à son compagnon; et, décidé à prévenir le crime, je me hâtai de faire un rapport à M. Henry, qui me manda aussitôt, afin d'obtenir de plus amples détails au sujet de la révélation que je venais de lui faire. Son intention était de s'assurer si j'avais été réellement sollicité, ou si, par un dévouement mal entendu, je n'aurais pas eu recours à des provocations. Je lui protestai que je n'avais pris aucune espèce d'initiative, et comme il crut reconnaître la vérité de cette déclaration, il m'annonça qu'il était satisfait; ce qui ne l'empêcha pas de me faire sur les agents provocateurs un discours dont je fus pénétré jusqu'au fond de l'ame. Que ne l'ont-ils entendu comme moi ces misérables qui, depuis la restauration, ont fait tant de victimes, l'ère renaissante de la légitimité n'aurait pas, dans quelques circonstances, rappelé les jours sanglants d'une autre époque? «Retenez bien, me dit M. Henry, en terminant, que le plus grand fléau dans les sociétés est l'homme qui provoque. Quand il n'y a point de provocateurs, ce sont les forts qui commettent les crimes, parce que ce ne sont que les forts qui les conçoivent. Des êtres faibles peuvent être entraînés, excités; pour les précipiter dans l'abîme, il suffit souvent de chercher un mobile dans leurs passions ou dans leur amour-propre: mais celui qui tente ce moyen de les faire succomber est un monstre! C'est lui qui est le coupable, et c'est lui que le glaive devrait frapper. En police, ajouta-t-il, il vaut mieux ne pas faire d'affaire que d'en créer.»

Quoique la leçon ne me fût pas nécessaire, je remerciai M. Henry, qui me recommanda de m'attacher aux pas des deux assassins et de ne rien négliger pour les empêcher d'arriver à l'exécution. «La police, me dit-il encore, est instituée autant pour réprimer les malfaiteurs que pour les empêcher de faire le mal, et il vaut toujours mieux avant qu'après.» Conformément aux instructions que m'avait donné M. Henry, je ne laissai pas passer un jour sans voir Saint-Germain et son ami Boudin. Comme le coup qu'ils avaient projeté devait leur procurer assez d'argent, j'en conclus qu'il ne leur semblerait pas extraordinaire que je montrasse un peu d'impatience. «Eh bien! à quand la fameuse affaire? leur disais-je chaque fois que nous étions ensemble?—A quand? me répondait Saint-Germain, la poire n'est pas mûre: lorsqu'il sera temps, ajoutait-il, en me désignant Boudin, voilà l'ami qui nous avertira.» Déjà plusieurs réunions avaient eu lieu, et rien ne se décidait; j'adressai encore la question d'usage. «Ah! cette fois, me répondit Saint-Germain, c'est pour demain, nous t'attendons pour délibérer.»

Le rendez-vous fut donné hors de Paris; je n'eus garde d'y manquer; Saint-Germain ne fut pas moins exact. «Écoute, me dit-il, nous avons réfléchi à l'affaire, elle ne peut s'exécuter quant à présent, mais nous en avons une autre à te proposer, et je te préviens d'avance qu'il faut y mettre de la franchise et répondre oui ou non. Avant de nous occuper de l'objet qui nous amène ici, je te dois une confidence qui nous a été faite hier: le nommé Carré, qui t'a connu à la Force, prétend que tu n'en es sorti qu'à la condition de servir la police, et que tu es un agent secret.»

A ces mots d'agent secret, je me sentis comme suffoqué; mais bientôt je me fus remis, et il faut bien que rien n'ait paru extérieurement, puisque Saint-Germain qui m'observait attendit que je lui donnasse une explication. Cette présence d'esprit qui ne m'abandonne jamais me la fit trouver sur-le-champ. «Je ne suis pas surpris, lui dis-je, que l'on m'ait représenté comme un agent secret, je sais la source d'un pareil conte. Tu n'ignores pas que je devais être transféré à Bicêtre; chemin faisant, je me suis évadé, et je suis resté à Paris, faute de pouvoir aller ailleurs. Il faut vivre où l'on a ses ressources. Malheureusement je suis obligé de me cacher; c'est en me déguisant que j'échappe aux recherches, mais il est toujours quelques individus qui me reconnaissent, ceux, par exemple, avec lesquels j'ai vécu dans une certaine intimité. Parmi ces derniers, ne peut-il pas s'en trouver qui, soit dessein de me nuire, soit motif d'intérêt, jugent à propos de me faire arrêter? Eh bien! pour leur en ôter l'envie, toutes les fois que je les ai crus capables de me dénoncer, je leur ai dit que j'étais attaché à la police.

—»Voilà qui est bien, reprit Saint-Germain, je te crois; et pour te donner une preuve de la confiance que j'ai en toi, je vais te faire connaître ce que nous devons faire ce soir. Au coin de la rue d'Enghien et de la rue Hauteville, il demeure un banquier dont la maison donne sur un assez vaste jardin, qui peut favoriser notre expédition et notre fuite. Aujourd'hui le banquier est absent, et la caisse, dans laquelle il y a beaucoup d'or et d'argent, ainsi que des billets de banque, n'est gardée que par deux personnes; nous sommes déterminés à nous en emparer dès ce soir même. Jusqu'à présent, nous ne sommes que trois pour exécuter le coup, il faut que tu sois le quatrième. Nous avons compté sur toi; si tu refuses, tu nous confirmeras dans l'opinion que tu es un mouchard.»

Comme j'ignorais l'arrière-pensée de Saint-Germain, j'acceptai avec empressement: Boudin et lui parurent contents de moi. Bientôt je vis arriver le troisième, que je ne connaissais pas, c'était un cocher de cabriolet, nommé Debenne: il était père de famille, et s'était laissé entraîner par ces misérables. L'on se mit à causer de choses et d'autres; quant à moi j'avais déjà prémédité comment je m'y prendrais pour les faire arrêter sur le fait, mais quel ne fut pas mon étonnement, lorsqu'au moment de payer l'écot, j'entendis Saint-Germain nous adresser la parole en ces termes: «Mes amis, quand il s'agit de jouer sa tête, on doit y regarder de près; c'est aujourd'hui que nous allons faire cette partie que je ne veux pas perdre; pour que la chance soit de notre côté, voici ce que j'ai décidé, et je suis sûr que vous applaudirez tous à la mesure: c'est vers minuit que nous devons nous introduire tous quatre dans la maison en question; Boudin et moi nous nous chargeons de l'intérieur; quant à vous deux, vous resterez dans le jardin, prêts à nous seconder en cas de surprise. Cette opération, si elle réussit, comme je le pense, doit nous donner de quoi vivre tranquilles pendant quelque temps; mais il importe pour notre sûreté réciproque que nous ne nous quittions plus jusqu'à l'heure de l'exécution.»

Cette finale, que je feignis de ne pas avoir bien entendue, fut répétée. Pour cette fois, me disais-je, je ne sais pas trop comment je me tirerai d'affaire: quel moyen employer? Saint-Germain était un homme d'une témérité rare, avide d'argent, et toujours prêt à verser beaucoup de sang pour s'en procurer. Il n'était pas encore dix heures du matin, l'intervalle jusqu'à minuit était assez long; j'espérais que pendant le temps qui nous restait à attendre, il se présenterait une occasion de me dérober adroitement et d'avertir la police. Quoi qu'il dût en arriver, j'adhérai à la proposition de Saint-Germain, et ne fis pas la moindre objection contre une précaution, qui était bien la meilleure garantie que l'on pût avoir de la discrétion de chacun. Quand il vit que nous étions de son avis, Saint-Germain, qui, par ses qualités énergiques et sa conception, était véritablement le chef du complot, nous adressa des paroles de satisfaction. «Je suis bien aise, nous dit-il, de vous trouver dans ces sentiments; de mon côté, je ferai tout ce qui dépendra de moi pour mériter d'être long-temps votre ami.»

Il était convenu que nous irions tous ensemble chez lui, à l'entrée de la rue Saint-Antoine: un fiacre nous conduisit jusqu'à sa porte. Arrivés là, nous montâmes dans sa chambre, où il devait nous tenir en charte privée jusqu'à l'instant du départ. Confiné entre quatre murailles, face à face avec ces brigands, je ne savais à quel saint me vouer: inventer un prétexte pour sortir était impossible, Saint-Germain m'eût deviné de suite, et au moindre soupçon, il était capable de me faire sauter la cervelle. Que devenir? je pris mon parti, et me résignai à l'événement, quel qu'il fût; il n'y avait rien de mieux à faire que d'aider de bonne grâce aux apprêts du crime: ils commencèrent aussitôt. Des pistolets sont apportés sur la table pour être déchargés et rechargés: on les examine; Saint-Germain en remarque une paire qui lui semble hors d'état de faire le service: il la met de côté. «Pendant que vous allez démonter les batteries, nous dit-il, je vais aller changer ces pieds de cochon.» Et il se dispose à sortir.—«Un moment, lui fis-je observer, d'après notre convention personne ne doit quitter ce lieu sans être accompagné.—C'est vrai, me répond-il, j'aime que l'on soit fidèle à ses engagements; aussi, viens avec moi.—Mais ces messieurs?—Nous les enfermerons à double tour.» Ce qui fut dit fut fait: j'accompagne Saint-Germain; nous achetons des balles, de la poudre et des pierres; les mauvais pistolets sont échangés contre d'autres, et nous rentrons. Alors on achève des préparatifs qui me font frémir: le calme de Boudin, aiguisant sur un grès deux couteaux de table, était horrible à voir.

Cependant le temps s'écoulait, il était une heure, et aucun expédient de salut ne s'était présenté. Je bâille, je m'étends, je simule l'ennui, et, passant dans une pièce voisine de celle où nous étions, je vais me jeter sur un lit comme pour me reposer: après quelques minutes, je parais encore plus fatigué de cette inaction, et je m'aperçois que les autres ne le sont pas moins que moi. «Si nous buvions, me dit Saint-Germain.—Admirable idée, m'écriai-je en sautant d'aise, j'ai justement chez moi un panier d'excellent vin de Bourgogne; si vous voulez nous allons l'envoyer chercher.» Tout le monde fut d'avis qu'il ne pourrait arriver plus à point, et Saint-Germain dépêcha son portier vers Annette, à qui il était recommandé de venir avec la provision. On tomba d'accord de ne rien dire devant elle, et tandis que l'on se promet de faire honneur à ma largesse, je me jette une seconde fois sur le lit, et je trace au crayon ces lignes: «Sortie d'ici, déguise-toi, et ne nous quitte plus, Saint-Germain, Boudin, ni moi; prends garde surtout d'être remarquée: aie bien soin de ramasser tout ce que je laisserai tomber, et de le porter là bas.» Quoique très courte, l'instruction était suffisante: Annette en avait déjà reçu de semblables, j'étais sûr qu'elle en comprendrait tout le sens.

Annette ne tarda pas à paraître avec le panier de vin. Son aspect fit renaître la gaieté; chacun la complimenta; quant à moi, pour lui faire fête, j'attendis qu'elle se disposât à repartir, et alors en l'embrassant je lui glissai le billet.

Nous fîmes un dîner copieux, après lequel j'ouvris l'avis d'aller seul avec Saint-Germain reconnaître les lieux, et en examiner de jour la disposition, afin de parer à tout en cas d'accident. Cette prudence était naturelle, Saint-Germain ne s'en étonna pas; seulement j'avais proposé de prendre un fiacre, et il jugea plus convenable d'aller à pied. Parvenu à l'endroit qu'il me désigna comme le plus favorable à l'escalade, je le remarquai assez bien pour l'indiquer de manière à ce qu'on ne s'y méprit pas. La reconnaissance effectuée, Saint-Germain me dit qu'il nous fallait du crêpe noir pour nous couvrir la figure: nous nous dirigeons vers le Palais-Royal, afin d'en acheter, et tandis qu'il entre dans une boutique, je prétexte un besoin, et vais m'enfermer dans un cabinet d'aisance, où j'eus le temps d'écrire tous les renseignements qui pouvaient mettre la police à même de prévenir le crime.

Saint-Germain, qui n'avait pas cessé de me garder à vue autant que possible, me conduisit ensuite dans un estaminet, où nous bûmes quelques bouteilles de bière. Sur le point de rentrer au repaire, j'aperçois Annette qui épiait mon retour: tout autre que moi ne l'aurait pas reconnue sous son déguisement. Certain qu'elle m'a vu, près de franchir le seuil, je laisse tomber le papier et m'abandonne à mon sort.

Il m'est impossible de rendre toutes les terreurs auxquelles je fus en proie, en attendant le moment de l'expédition. Malgré les avertissements que j'avais donnés, je craignais que les mesures ne fussent tardives, et alors le crime était consommé: pouvais-je seul entreprendre d'arrêter Saint-Germain et ses complices? je l'eusse tenté sans succès; et puis, qui me répondait que, l'attentat commis, je ne serais pas jugé et puni comme l'un des fauteurs? Il m'était revenu que dans maintes circonstances, la police avait abandonné ses agents; et que dans d'autres elle n'avait pu empêcher les tribunaux de les confondre avec les coupables. J'étais dans ces transes cruelles, lorsque Saint-Germain me chargea d'accompagner Debenne, dont le cabriolet destiné à recevoir les sacs d'or et d'argent, devait stationner au coin de la rue. Nous descendons; en sortant je revois encore Annette, qui me fait signe qu'elle s'est acquittée de mon message. Au même instant Debenne me demande où sera le rendez-vous; je ne sais quel bon génie me suggéra alors la pensée de sauver ce malheureux; j'avais observé qu'il n'était pas foncièrement méchant, et il me semblait plutôt poussé vers l'abîme par le besoin et par des conseils perfides, que par la funeste propension au crime. Je lui assignai donc son poste à un autre endroit que celui qui m'avait été indiqué, et je rejoignis Saint-Germain et Boudin, à l'angle du boulevart Saint-Denis. Il n'était encore que dix heures et demie; je leur dis que le cabriolet ne serait prêt que dans une heure, que j'avais donné la consigne à Debenne, qu'il se placerait au coin de la rue du Faubourg-Poissonnière, et qu'il accourrait à un signal convenu; je leur fis entendre que trop près du lieu où nous devions agir, la présence d'un cabriolet pouvant éveiller des soupçons, j'avais jugé plus convenable de le tenir à distance: et ils approuvèrent cette précaution.

Onze heures sonnent: nous buvons la goutte dans le Faubourg-Saint-Denis, et nous nous dirigeons vers l'habitation du banquier. Boudin et son complice marchaient la pipe à la bouche; leur tranquillité m'effrayait. Enfin, nous sommes au pied du poteau qui doit servir d'échelle. Saint-Germain me demande mes pistolets; à ce moment je crus qu'il m'avait deviné, et qu'il voulait m'arracher la vie: je les lui remets; je m'étais trompé: il ouvre le bassinet, change l'amorce, et me les rend. Après avoir fait une opération semblable aux siens et à ceux de Boudin, il donne l'exemple de grimper au poteau, et tous deux, sans discontinuer de fumer, s'élancent dans le jardin. Il faut les suivre; parvenu, en tremblant, au sommet du mur, toutes mes appréhensions se renouvellent: la police a-t-elle eu le temps de dresser son embuscade? Saint-Germain ne l'aurait-il pas devancée? Telles étaient les questions que je m'adressais à moi-même, tels étaient mes doutes; enfin, dans cette terrible incertitude, je prends une résolution, celle d'empêcher le crime, dussé-je succomber dans une lutte inégale, lorsque Saint-Germain, me voyant encore à cheval sur le chaperon, et s'impatientant de ma lenteur, me crie: «Allons donc, descends.» A peine il achevait ces mots, qu'il est tout à coup assailli par un grand nombre d'hommes, Boudin et lui font une vigoureuse résistance. On fait feu de part et d'autre, les balles sifflent, et, après un combat de quelques minutes, on s'empare des deux assassins. Plusieurs agents furent blessés dans cette action; Saint-Germain et son accolyte le furent aussi. Simple spectateur de l'engagement, je ne devais avoir éprouvé aucun accident fâcheux; cependant pour soutenir mon rôle jusqu'au bout, je tombai sur le champ de bataille comme si j'eusse été mortellement frappé: l'instant d'après on m'enveloppa dans une couverture, et je fus ainsi transporté dans une chambre où étaient Boudin et Saint-Germain: ce dernier parut vivement touché de ma mort; il répandit des larmes, et il fallut employer la force pour l'empêcher de se précipiter sur ce qu'il croyait n'être plus qu'un cadavre.

Saint-Germain était un homme de cinq pieds huit pouces, dont les muscles étaient vigoureusement tracés; il avait une tête énorme, et de petits yeux, un peu couverts, comme ceux des oiseaux de nuit; son visage, profondément sillonné par la petite vérole, était fort laid, et pourtant il ne laissait pas que d'être agréable, parce qu'on y découvrait de l'esprit et de la vivacité: en détaillant ses traits, on lui trouvait quelque chose de la hyène ou du loup, surtout si l'on faisait attention à la largeur de ses mâchoires, dont les saillies étaient des plus prononcées. Tout ce qui était de l'instinct des animaux de proie prédominait dans cette organisation; il aimait la chasse avec fureur, et la vue du sang le réjouissait; ses autres passions étaient le jeu, les femmes et la bonne chair. Comme il avait le ton et les manières de la bonne compagnie, qu'il s'exprimait avec facilité, et était presque toujours vêtu avec élégance, on pouvait dire qu'il était un brigand bien élevé; quand il y était intéressé, personne n'avait plus d'aménité et de liant que lui: dans toute autre circonstance, il était dur et brutal. A quarante-cinq ans, il avait vraisemblablement commis plus d'un meurtre; et il n'en était pas moins joyeux compagnon lorsqu'il se trouvait avec des gens de son espèce. Son camarade Boudin était d'une bien plus petite stature: il avait à peine cinq pieds deux pouces; il était gros et maigre; avec un teint livide, il avait l'œil noir et vif, quoique très enfoncé. L'habitude de manier le couteau de cuisine, et de couper des viandes, l'avait rendu féroce. Il avait les jambes arquées: c'est une difformité que j'ai observée chez plusieurs assassins de profession, et chez quelques autres individus réputés méchants.

Je ne me souviens pas qu'aucun événement de ma vie m'ait procuré plus de joie que la capture de ces deux scélérats: je m'applaudissais d'avoir délivré la société de deux monstres, en même temps que je m'estimais heureux d'avoir dérobé au sort qui leur était réservé, le cocher Debenne, qu'ils eussent entraîné avec eux. Cependant tout ce que j'éprouvais de contentement n'était que relatif à ma situation, et je n'en gémissais pas moins de cette fatalité qui me plaçait sans cesse dans l'alternative de monter sur l'échafaud ou d'y faire monter les autres.

La qualité d'agent secret préservait, il est vrai, ma liberté, je ne courais plus les mêmes dangers auxquels un forçat évadé est exposé, je n'avais plus les mêmes craintes; mais tant que je n'étais pas gracié, cette liberté dont je jouissais n'était qu'un état précaire, puisqu'à la volonté de mes chefs, elle pouvait m'être ravie d'un instant à l'autre. D'un autre côté, je n'ignorais pas quel mépris s'attache au ministère que je remplissais. Pour ne pas me dégoûter de mes fonctions et des devoirs qui m'étaient prescrits, j'eus besoin de les raisonner, et dans ce mépris qui planait sur moi, je ne vis plus que l'effet d'un préjugé. Ne me dévouais-je pas chaque jour dans l'intérêt de la société? C'était le parti des honnêtes gens que je prenais contre les artisans du mal, et l'on me méprisait!... J'allais chercher le crime dans l'ombre, je déjouais des trames homicides, et l'on me méprisait!... Harcelant les brigands jusque sur le théâtre de leurs forfaits, je leur arrachais le poignard dont ils s'étaient armés, je bravais leur vengeance, et l'on me méprisait!... Dans un rôle différent, mais plus près du glaive de Thémis, il y avait de l'honneur à provoquer sans périls la vindicte des lois, et l'on me méprisait!... Ma raison l'emporta, et j'osai affronter l'ingratitude, l'iniquité de l'opinion.

CHAPITRE XXVI.

Je hante les mauvais lieux.—Les inspecteurs me trahissent.—Découverte d'un receleur.—Je l'arrête.—Stratagème employé pour le convaincre.—Il est condamné.

Les voleurs, un instant effrayés par quelques arrestations que j'avais fait effectuer coup sur coup, ne tardèrent pas à reparaître plus nombreux et plus audacieux peut-être qu'auparavant. Parmi eux étaient plusieurs forçats évadés, qui ayant perfectionné dans les bagnes un savoir-faire très dangereux, étaient venus l'exercer dans Paris, où leur présence répandait la terreur. La police résolut de mettre un terme aux expéditions de ces bandits. Je fus en conséquence chargé de les pourchasser, et je reçus l'ordre de me concerter à l'avance avec les officiers de paix et de sûreté, toutes les fois que je serais à portée de leur faire opérer une capture: on voit quelle était ma tâche, je me mis à parcourir tous les mauvais lieux de l'intérieur et des environs. En peu de jours je parvins à connaître tous les repaires où je pourrais rencontrer les malfaiteurs: la barrière de la Courtille, celles du Combat et de Ménilmontant étaient les endroits où ils se rassemblaient de préférence. C'était là leur quartier-général, ils y étaient constamment en force, et malheur à l'agent qui serait venu les y trouver, n'importe pour quel motif: ils l'auraient infailliblement assommé; les gendarmes n'osaient même plus s'y montrer, tant cette réunion de mauvais sujets était imposante. Moins timide, je n'hésitai pas à me risquer au milieu de cette tourbe de misérables, je les fréquentais, je fraternisais avec eux, et j'eus bientôt l'avantage d'être regardé par eux comme un des leurs. C'est en buvant dans la compagnie de ces messieurs, que j'apprenais les crimes qu'ils avaient commis ou ceux qu'ils préméditaient; je les circonvenais avec tant d'adresse, qu'ils ne faisaient pas difficulté de me découvrir leur demeure ou celle des femmes avec lesquelles ils vivaient en concubinage. Je puis dire que je leur inspirais une confiance sans bornes, et si quelqu'un d'entre eux, plus avisé que ses confrères, se fût permis d'exprimer sur mon compte le moindre soupçon, je ne doute pas qu'ils ne l'en eussent puni à l'instant même. Aussi obtins-je d'eux tous les renseignements dont j'avais besoin, de telle sorte que quand je donnais le signal d'une arrestation, il était presque certain que les individus seraient pris ou en flagrant délit ou nantis d'objets volés qui légitimeraient leur condamnation.

Mes explorations intra muros n'étaient pas moins fructueuses: je hantais successivement tous les tripots des environs du Palais-Royal, l'hôtel d'Angleterre, les boulevarts du Temple, les rues de la Vannerie, de la Mortellerie, de la Planche-Mibray, le marché Saint-Jacques, la Petite-Chaise, les rues de la Juiverie, de la Calandre; le Châtelet, la place Maubert et toute la Cité. Il ne se passait pas de jour que je ne fisse les plus importantes découvertes; point de crimes commis ou à commettre dont toutes les circonstances ne me fussent révélées; j'étais partout, je savais tout, et l'autorité, quand je l'appelais à intervenir, n'était jamais trompée par mes indications. M. Henry s'étonnait de mon activité et de mon omniprésence: il m'en félicita, tandis que plusieurs officiers de paix et des agents subalternes ne rougirent pas de s'en plaindre. Les inspecteurs, peu habitués à passer plusieurs nuits par semaine, trouvaient trop pénible le service en quelque sorte permanent, que je leur occasionnais; ils murmuraient. Quelques-uns même furent assez indiscrets, ou assez lâches, pour trahir l'incognito à la faveur duquel je manœuvrais si utilement. Cette conduite leur attira des réprimandes sévères, mais ils n'en furent ni plus circonspects, ni plus dévoués.

Il n'était guères possible de vivre presque constamment parmi les malfaiteurs, sans qu'ils me proposassent de m'associer à leurs coups; je ne refusais jamais, mais à l'approche de l'exécution, j'inventais toujours un prétexte pour ne pas aller au rendez-vous. Les voleurs sont en général des êtres si stupides, qu'il n'y avait pas d'excuse absurde que je ne pusse leur faire admettre: j'affirmerai même que souvent, pour les tromper, il n'a pas fallu me mettre en frais de ruse. Une fois arrêtés, ils n'en voyaient pas plus clair; au surplus, en les supposant moins bêtes, les mesures avaient été prises de telle façon qu'il ne pouvait pas leur venir à la pensée de me suspecter. J'en ai vu s'échapper au moment de l'arrestation et accourir à l'endroit où ils savaient me rencontrer, pour me donner la fâcheuse nouvelle de la prise de leurs camarades.

Rien de plus aisé quand on est bien avec les voleurs, que d'arriver à connaître les recéleurs; je parvins à en découvrir plusieurs, et les indices que je donnai pour les convaincre furent si positifs, qu'ils ne manquèrent pas de suivre leur clientelle dans les bagnes. On ne lira peut-être pas sans intérêt, le récit des moyens que j'employai pour délivrer la capitale de l'un de ces hommes dangereux.

Depuis plusieurs années, on était à sa piste, et l'on n'avait pas encore réussi à le prendre en flagrant délit. De fréquentes perquisitions faites à son domicile n'avaient produit aucun résultat, pas la moindre marchandise qui pût fournir une preuve contre lui: pourtant on était assuré qu'il achetait aux voleurs, et plusieurs d'entre eux, qui étaient loin de me croire attaché à la police, me l'avaient indiqué comme un homme solide, à qui l'on pouvait se confier. Les renseignements sur son compte ne manquaient pas; mais il fallait le saisir nanti d'objets volés. M. Henry avait tout mis en œuvre pour parvenir à ce but: soit maladresse de la part des agents, soit adresse de la part du recéleur, on avait toujours échoué. On voulut savoir si je serais plus heureux; je tentai l'entreprise, et voici ce que je fis: posté à quelque distance de la demeure du recéleur, je le guettai sortir. Il se montre enfin, dès qu'il est dehors, je le suis quelques pas dans la rue, et l'accoste tout à coup en l'appelant d'un autre nom que le sien; il affirme que je me trompe, je soutiens le contraire; il persiste à dire que je suis dans l'erreur, je lui déclare à mon tour que je le reconnais parfaitement pour un individu qui, depuis long-temps, est l'objet des recherches de la police de Paris et des départements. «Mais vous vous méprenez, me dit-il, je m'appelle un tel, et je demeure à tel endroit.—Je n'en crois rien.—Ah! pour le coup, c'est trop fort, voulez-vous que je vous le prouve?» Et je consens à ce qu'il demande, sous la condition qu'il m'accompagnera au poste le plus voisin. «Volontiers, me dit-il.» Aussitôt nous nous acheminons ensemble vers un corps-de-garde, nous entrons; je l'invite à m'exhiber ses papiers: il n'en a pas. Je demande alors qu'on le fouille, et l'on trouve sur lui trois montres et vingt-cinq doubles napoléons, que je mets en dépôt en attendant qu'il soit conduit chez le commissaire. Un mouchoir enveloppait ces objets, je m'en empare; et après m'être déguisé en commissionnaire, je cours à la maison du recéleur: sa femme y était avec quelques autres personnes; elle ne me connaissait pas, je lui dis que je désire lui parler en particulier: et quand je suis seul avec elle, je tire de ma poche le mouchoir, et le lui présente comme un signe de reconnaissance. Elle ignore encore quel est le motif de ma visite, et pourtant ses traits se décomposent; elle se trouble: «Je ne vous apporte pas une trop bonne nouvelle, lui dis-je: votre mari vient d'être arrêté, on le retient au poste où l'on a saisi tout ce qu'il avait sur lui, et, d'après quelques mots échappés aux mouchards, il craint d'avoir été vendu; c'est pourquoi il vous prie de déménager de suite ce que vous savez bien, si vous le souhaitez je vous donnerai un coup de main; mais je vous préviens qu'il n'y a pas de temps à perdre.»

L'avis était pressant; la vue du mouchoir et la description des objets auxquels il avait servi d'enveloppe, ne laissait aucun doute sur la vérité du message. La femme du recéleur donna à plein collier dans le piége que je lui tendais. Elle me chargea d'aller chercher trois fiacres, et de revenir aussitôt. Je sortis pour m'acquitter de la commission; mais, chemin faisant, je donnai à l'un de mes affidés l'ordre de ne pas perdre de vue les voitures, et de les faire arrêter dès qu'il en recevrait le signal. Les fiacres sont à la porte; je remonte au logis, et déjà le déménagement se prépare: la maison est encombrée d'objets de tous genres, pendules, candelabres, vases étrusques, draps, casimirs, toile, mousseline, etc. Toutes ces marchandises étaient extraites d'un cabinet dont l'entrée était masquée par une grande armoire si bien adaptée, qu'il aurait été impossible de s'apercevoir de la fraude. J'aidai au chargement, et quand il fut terminé, l'armoire ayant été remise en place, la femme du recéleur me pria de la suivre; je fis ce qu'elle désirait, et dès qu'elle fut dans l'un des fiacres, prête à se mettre en route, je levai une des glaces, et soudain nous fumes entourés. Les deux époux, traduits devant la cour d'assises, succombèrent sous le poids d'une accusation à l'appui de laquelle il existait une masse formidable de témoignages matériels irrécusables.

Peut-être blâmera-t-on le stratagème auquel j'ai recouru, afin de débarrasser Paris d'un recéleur qui était un véritable fléau pour cette capitale. Que l'on approuve ou non, j'ai la conscience d'avoir fait mon devoir; d'ailleurs, lorsqu'il s'agit d'atteindre des scélérats qui sont en guerre ouverte avec la société, tous les moyens sont bons, sauf la provocation.

CHAPITRE XXVII.

La bande de Gueuvive.—Une fille me met sur les traces du chef.—Je dîne avec les voleurs.—L'un d'eux me donne à coucher.—Je passe pour un forçat évadé.—J'entre dans un complot contre moi-même.—Je m'attends à ma porte.—Un vol, rue Cassette.—Grande surprise.—Gueuvive et quatre des siens sont arrêtés.—La fille Cornevin me désigne les autres.—Une fournée de dix-huit.

A peu près vers le temps où je fis succomber le recéleur, une espèce de bande s'était formée dans le faubourg Saint-Germain, qu'elle exploitait de préférence aux autres quartiers de Paris. Elle se composait d'individus qui paraissaient dans la dépendance d'un chef, nommé Gueuvive, dit Constantin, dit Antin, par abréviation; car parmi les voleurs, de même que parmi les souteneurs de filles, les claqueurs et les escrocs, c'est un usage de ne se faire appeler que par la dernière syllabe du prénom.

Gueuvive, ou Antin, était un ancien maître d'armes, qui, après avoir fait le métier de spadassin, aux gages des courtisanes du plus bas étage, accomplissait dans l'état de voleur, les vicissitudes de la vie de mauvais sujet. Il était, assurait-on, capable de tout, et bien qu'on ne pût pas prouver qu'il eût commis des meurtres, on ne doutait pas qu'au besoin il hésitât à verser le sang. Sa maîtresse avait été assassinée dans les Champs-Élysées, et on l'avait fortement soupçonné d'être l'auteur de ce crime. Quoi qu'il en soit, Gueuvive était un homme très entreprenant, d'une audace à toute épreuve, et d'une effronterie extraordinaire; du moins ses camarades le tenaient pour tel, et il jouissait parmi eux d'une sorte de célébrité.

Depuis long-temps la police avait l'œil fixé sur Gueuvive et sur ses complices; mais elle n'avait pu les atteindre, et chaque jour quelque nouvel attentat contre la propriété, annonçait qu'ils n'étaient pas oisifs. Enfin, on résolut bien sérieusement de mettre un terme aux méfaits de ces brigands, je reçus en conséquence l'ordre de me porter à leur recherche, et de tâcher de les prendre, comme on dit, la main dans le sac. On insistait principalement sur ce dernier point, qui était de la plus haute importance. Je m'affublai donc d'un costume convenable, et le soir même je me mis en campagne dans le faubourg Saint-Germain, dont je parcourus les mauvais lieux. A minuit, j'entre chez un nommé Boucher, rue Neuve-Guillemain, je prends un petit verre avec des filles publiques, et tandis que je suis dans leur compagnie, j'entends, à une table voisine de la mienne, résonner le nom de Constantin; j'imagine d'abord qu'il est présent, je questionne adroitement une fille. «Il n'est pas là, me dit-elle, mais il y vient tous les jours avec ses amis.» Au ton dont elle me parla, je crus m'apercevoir qu'elle était très au fait des habitudes de ces messieurs; je l'engageai à souper avec moi, dans l'espoir de la faire jaser; elle accepta, et lorsqu'elle fut passablement animée par l'effet des liqueurs fermentées, elle s'expliqua d'autant plus ouvertement, que mon costume, mes gestes et surtout mon langage la confirmaient dans l'idée que j'étais un ami (voleur). Nous passâmes une partie de la nuit ensemble, et je ne me retirai que lorsqu'elle m'eut instruit des endroits que fréquentait Gueuvive.

Le lendemain, à midi, je me rendis chez Boucher. J'y retrouvai ma particulière de la veille; à peine suis-je entré, elle me reconnaît. «Te voilà, me dit-elle, si tu veux parler à Gueuvive, il est ici;» et elle m'indiqua un individu de 28 à 30 ans, vêtu assez proprement, quoiqu'en veste; il avait environ cinq pieds six pouces, une assez jolie figure, des cheveux noirs, de beaux favoris, de belles dents; c'était bien ainsi qu'on me l'avait dépeint. Sans hésiter, je l'accoste, en le priant de me donner une pipe de tabac; il m'examine, me demande si j'ai été militaire; je lui réponds que j'ai servi dans les hussards, et bientôt, le verre à la main, nous entamons une conversation sur les armées.

Tout en buvant, le temps se passe, on parle de dîner, Gueuvive me dit qu'il a arrangé une partie, et que si je veux en être, je lui ferais plaisir. Ce n'était pas le cas de refuser, je me rends sans plus de façon à son invitation, et nous allons à la barrière du Maine, où l'attendaient quatre de ses amis. En arrivant, nous nous mîmes à table; aucun des convives ne me connaissait; j'étais pour eux un visage nouveau; aussi fut-on assez circonspect. Néanmoins, quelques mots d'argot, lâchés par intervalles, ne tardèrent pas à m'apprendre que tous les membres de cette aimable compagnie étaient des ouvriers (voleurs).

Ils voulurent savoir ce que je faisais; je leur bâtis un conte à ma manière, et d'après ce que je leur dis, ils crurent non-seulement que je venais de la province, mais encore que j'étais un voleur qui cherchait à s'accrocher à quelque chose. Je ne m'expliquai pas positivement à cet égard, mais affectant certaines manières qui trahissent la profession, je leur laissai entrevoir que j'étais assez embarrassé de ma personne.

Le vin ne fut pas épargné, il délia toutes les langues, si bien qu'avant la fin du repas, je sus la demeure de Gueuvive, celle de Joubert, son digne acolyte, ainsi que les noms de plusieurs de leurs camarades. Au moment de nous séparer, je fis entendre que je ne savais trop où aller coucher; Joubert offrit de m'emmener chez lui, et il me conduisit rue Saint-Jacques, nº 99, où il occupait une chambre au second étage sur le derrière; là, je partageai avec lui le lit de sa maîtresse, la fille Cornevin.

L'entretien fut long: avant de nous endormir Joubert m'accablait de questions. Il tenait absolument à connaître quels étaient mes moyens d'existence, il s'enquérait si j'avais des papiers sa curiosité était inépuisable: pour la satisfaire, j'éludais ou je mentais, mais en cherchant toujours à lui faire concevoir que j'étais un confrère. Enfin il me dit, comme s'il m'avait deviné: «Ne battez plus, vous êtes un grinche. (Ne dissimulez plus, vous êtes un voleur.)» Je parus ne pas comprendre ces paroles, il me les expliqua en français; et ayant l'air de prendre la mouche, je lui répondis qu'il se trompait, que s'il prétendait me plaisanter de la sorte, je serais obligé de me retirer. Joubert se tut, et il ne fut plus question de rien jusqu'au lendemain dix heures, que Gueuvive vint nous réveiller.

Il fut convenu que nous irions déjeûner à la Glacière. Nous partîmes. Chemin faisant, Gueuvive me prit à part, et me dit: «Écoute, je vois que tu es un bon garçon, je veux te rendre service; ne sois pas si dissimulé, dis-moi qui tu es et d'où tu sors?» Quelques demi-confidences lui ayant donné à penser que je pourrais bien être un échappé du bagne de Toulon, il me recommanda d'être discret avec ses camarades: «Ce sont, ajouta-t-il, les meilleurs enfants du monde, mais un peu bavards.

—»Oh! je suis sur mes gardes, lui répliquai-je; et puis je ne crois pas moisir à Paris, il y a trop de mouchards pour que j'y sois en sûreté.

—»C'est vrai, me dit-il, mais si tu n'es pas connu de Vidocq, tu n'as rien à craindre, surtout avec moi, qui flaire ces gredins-là comme les corbeaux sentent la poudre.

—»Quant à moi, repris-je, je ne suis pas si malin. Cependant si j'étais en présence de Vidocq, d'après la description qu'on m'en a faite, ses traits sont si bien gravés dans ma tête, qu'il me semble que je le reconnaîtrais tout de suite.

—»Tais-toi donc, on voit bien que tu ne connais pas le pélerin! Figure-toi qu'il se change à volonté: le matin, par exemple, il sera habillé comme te voilà; à midi, ce n'est plus ça; le soir c'est encore autre chose. Pas plus tard qu'hier, ne l'ai-je pas rencontré en général?... mais je n'ai pas été dupe du déguisement; d'ailleurs, il a beau faire, lui comme les autres, je les devine au premier coup d'œil, et si tous mes amis étaient comme moi, il y a long-temps qu'il aurait sauté le pas.

—»Bah! lui fis-je observer, tous les Parisiens en disent autant, et il est toujours là.

—»Tu as raison, me dit-il; mais, pour te prouver que je ne suis pas comme ces badauds, si tu veux m'accompagner, dès ce soir nous irons l'attendre à sa porte, et nous lui ferons son affaire.»

J'étais bien aise de savoir s'il savait effectivement ma demeure; je lui promis de le seconder, et, vers la brune, il fut convenu que chacun de nous mettrait dans son mouchoir dix pièces de deux sous en cuivre, afin d'en administrer quelques bons coups à ce gueux de Vidocq, lorsqu'il entrerait chez lui ou en sortirait.

Les mouchoirs sont préparés, et nous nous mettons en route; Constantin était déjà un peu dans le train, il nous conduisit rue Neuve-Saint-François, tout juste devant la maison nº 14, où je demeurais en effet. Je ne concevais pas comment il s'était procuré mon adresse; j'avoue que cette circonstance m'inquiéta, et que dès lors il me sembla bien étrange qu'il ne me connût pas physiquement. Nous fîmes plusieurs heures de faction, et Vidocq, comme on le pense bien, ne parut pas. Constantin était on ne peut plus contrarié de ce contretemps. «Il nous échappe aujourd'hui, me dit-il, mais, je te jure que je le rencontrerai, et il me paiera cher la garde qu'il nous a fait monter.»

A minuit nous nous retirâmes, en remettant la partie au lendemain. Il était assez piquant de me voir mettre en réquisition pour coopérer à un guet-apens dirigé contre moi. Constantin me sut beaucoup de gré de ma bonne volonté: dès ce moment, il n'eut plus de secret pour moi; il projetait de commettre un vol rue Cassette, il me proposa d'en être; je lui promis d'y participer, mais en même temps je lui déclarai que je ne pouvais ni ne voulais sortir la nuit sans papiers. «Eh bien! me dit-il, tu nous attendras à la chambre.»

Enfin le vol eut lieu, et comme l'obscurité était grande, Constantin et ses compagnons, qui voulaient voir clair en marchant, eurent la hardiesse de décrocher un réverbère, que l'un d'eux portait devant le cortége. En rentrant, ils plantèrent ce fanal au milieu de la chambre, et se mirent à faire la revue du butin. Ils étaient au comble de la joie, en contemplant les résultats de leur expédition; mais à peine cinquante minutes s'étaient écoulées depuis leur retour, qu'on frappe à la porte; les voleurs étonnés se regardent les uns les autres sans répondre. C'était une surprise que je leur avais ménagé. On frappe encore; Constantin alors, commandant par un signe le silence, dit à voix basse: «C'est la police, j'en suis sûr.» Soudain, je me lève et me glisse sous un lit: les coups redoublent, on est forcé d'ouvrir.

Au même instant, un essaim d'inspecteurs envahit la chambre, on arrête Constantin et quatre autres voleurs; on fait une perquisition générale: on visite le lit dans lequel est la maîtresse de Joubert, on sonde même le dessous de la couchette avec une canne, et l'on ne me trouve pas. Je m'y attendais.

Le commissaire de police dresse un procès-verbal; on inventorie les marchandises volées, et on les emballe pour la préfecture avec les cinq voleurs.

L'opération terminée, je sortis de ma cachette; j'étais alors avec la fille Cornevin, qui, ne pouvant assez s'étonner de mon bonheur auquel elle ne comprenait rien, m'engagea à rester chez elle: «Y songez-vous? lui répondis-je? la police n'aurait qu'à revenir!» et je la quittai, en lui promettant de la rejoindre à l'Estrapade.

J'allai chez moi prendre du repos, et à l'heure indiquée, je fus exact au rendez-vous. La fille Cornevin m'y attendait. C'était sur elle que je comptais pour obtenir la liste complète de tous les amis de Joubert et de Constantin: comme j'étais bon enfant avec elle, elle me mit promptement en rapport avec eux, et en moins de quinze jours, grace à un auxiliaire que je lançais dans la troupe, je réussis à les faire arrêter les mains pleines; ils étaient au nombre de dix-huit: ainsi que Constantin, ils furent tous condamnés aux galères.

Au moment du départ de la chaîne, Constantin, m'ayant aperçu, devint furieux; il voulut se répandre en invectives contre moi; mais, sans m'offenser de ses grossières apostrophes, je m'approchai de lui et lui dis avec sang-froid, qu'il était bien surprenant qu'un homme tel que lui, qui connaissait Vidocq, et jouissait de la précieuse faculté de sentir un mouchard d'aussi loin que les corbeaux sentent la poudre, se fût laissé dindonner de la sorte.

Attéré, confondu, par cette foudroyante réplique, Constantin baissa les yeux et se tut.

CHAPITRE XXVIII.

Les agens de police pris parmi les forçats libérés, les voleurs, les filles publiques et les souteneurs.—Le vol toléré.—Mollesse des inspecteurs.—Coalition des mouchards.—Ils me dénoncent.—Destruction de trois classes de voleurs.—Formation d'une bande de nouvelle espèce.—Les frères Delzève.—Comment découverts.—Arrestation de Delzève jeune.—Les étrennes d'un préfet de police.—Je m'affranchis du joug des officiers de paix et des inspecteurs.—On en veut à mes jours.—Quelques anecdotes.

Je n'étais pas le seul agent secret de la police de sûreté: un Juif nommé Gaffré m'était adjoint. Il avait été employé avant moi, mais comme ses principes n'étaient pas les miens, nous ne fûmes pas long-temps d'accord. Je m'aperçus qu'il avait une mauvaise conduite, j'en avertis le chef de division, qui, ayant reconnu la vérité de mon rapport, l'expulsa et lui donna l'ordre de quitter Paris. Quelques individus sans autre aptitude au métier que cette espèce de rouerie que l'on acquiert dans les prisons, étaient également attachés à la police de sûreté, mais ils n'avaient point de traitement fixe, et n'étaient rétribués que par capture. Ces derniers étaient des condamnés libérés. Il y avait aussi des voleurs en exercice, dont on tolérait la présence à Paris, à la condition de faire arrêter les malfaiteurs qu'ils parviendraient à découvrir: souvent, quand ils ne pouvaient mieux faire, il leur arrivait de livrer leurs camarades. Après les voleurs tolérés, venaient en troisième ou en quatrième ligne, toute cette multitude de méchants garnements qui vivaient avec des filles publiques mal famées. Cette caste ignoble donnait par fois des renseignements fort utiles pour arrêter les filous et les escrocs; d'ordinaire, ils étaient prêts à fournir toute espèce d'indications pour obtenir la liberté de leurs maîtresses, lorsqu'elles étaient détenues. On tirait encore parti des femmes qui vivaient avec ces voleurs connus et incorrigibles qu'on envoyait de temps en temps faire un tour à Bicêtre: c'était là le rebut de l'espèce humaine, et pourtant il avait été jusqu'alors indispensable de s'en servir; car une expérience malheureusement trop longue avait démontré que l'on ne pouvait compter ni sur le zèle ni sur l'intelligence des inspecteurs. L'intention de l'administration n'était pas d'employer à la recherche des voleurs des hommes non soudoyés, mais elle était bien aise de profiter de la bonne volonté de ceux qui, par un intérêt quelconque, ne se dévouaient à la police que sous la réserve qu'ils resteraient derrière le rideau, et jouiraient de certaines immunités. M. Henry avait compris depuis long-temps combien il était dangereux de faire usage de ces couteaux à deux tranchants; depuis long-temps il avait songé à s'en délivrer, et c'était dans cette vue qu'il m'avait enrôlé dans la police, qu'il voulait purger de tous les hommes dont le penchant au vol était bien avéré. Il est des cures que les médecins n'opèrent qu'en faisant usage du poison: il peut se faire que la lèpre sociale ne puisse se guérir que par des moyens analogues; mais ici le poison avait été administré à trop forte dose; ce qui le prouve, c'est que presque tous les agents secrets de cette époque ont été arrêtés par moi en flagrant délit, et que la plupart sont encore dans les bagnes.

Lorsque j'entrai à la police, tous ces agents secrets des deux sexes durent naturellement se liguer contre moi: prévoyant que leur règne allait finir, ils firent tout ce qui dépendait d'eux pour le prolonger. Je passais pour inflexible et impartial; je ne voulais pas ce qu'ils appelaient prendre des deux mains, il était juste qu'ils se déclarassent mes ennemis. Ils n'épargnèrent pas les attaques pour me faire succomber: inutiles efforts! je résistai à la tempête, comme ces vieux chênes dont la tête se courbe à peine, malgré la violence de l'ouragan.

Chaque jour j'étais dénoncé, mais la voix de mes calomniateurs était impuissante. M. Henry, qui avait l'oreille du préfet, lui répondait de mes actions, et il fut décidé que toute dénonciation dirigée contre moi me serait immédiatement communiquée, et qu'il me serait permis de la réfuter par écrit. Cette marque de confiance me fit plaisir, et sans me rendre ni plus dévoué ni plus attaché à mes devoirs, elle me prouva du moins que mes chefs savaient me rendre justice, et rien au monde n'aurait été capable de me faire déroger au plan de conduite que je m'étais tracé.

En toutes choses, pour réussir, il faut un peu d'enthousiasme. Je n'espérais pas rendre honorable la qualité d'agent secret; mais je me flattais d'en remplir les fonctions avec honneur. Je voulais que l'on me jugeât intègre, incorruptible, intrépide, infatigable; j'aspirais aussi à paraître en toute occasion capable et intelligent: le succès de mes opérations contribua à donner de moi cette opinion. Bientôt M. Henry ne fit plus rien sans me consulter; nous passions ensemble les nuits à combiner des moyens de répression, qui devinrent si efficaces, qu'en peu de temps le nombre des plaintes en vol fut considérablement diminué: c'est que le nombre des voleurs de tout genre s'était réduit en proportion. Je puis même dire qu'il y eut un moment où les voleurs d'argenterie dans l'intérieur des maisons, ceux qui dévalisent les voitures et chaises de poste, ainsi que les filous faisant la montre et la bourse, ne donnaient plus signe de vie. Plus tard, il devait s'en former une génération nouvelle, mais pour la dextérité il était impossible qu'elle égalât jamais les Bombance, les Marquis, les Boucault, les Compère, les Bouthey, les Pranger, les Dorlé, les La Rose, les Gavard, les Martin, et autres rusés coquins, que j'ai réduits à l'inaction. Je n'étais pas décidé à laisser à leurs successeurs le loisir d'acquérir une si rare habileté.

Depuis environ six mois, je marchais seul, sans autres auxiliaires que quelques femmes publiques, qui s'étaient dévouées, lorsqu'une circonstance imprévue vint me faire sortir de la dépendance des officiers de paix, qui jusqu'alors avaient su adroitement faire rejaillir sur eux le mérite de mes découvertes. Cette circonstance eut l'avantage pour moi de mettre en évidence la mollesse et l'ineptie des inspecteurs, qui s'étaient plaint avec tant d'amertume de ce que je leur donnais trop d'occupations. Pour arriver au fait, je vais reprendre la narration de plus haut.

En 1810, des vols d'un genre nouveau et d'une hardiesse inconcevable vinrent tout à coup donner l'éveil à la police sur l'existence d'une bande de malfaiteurs d'une nouvelle espèce.

La presque totalité des vols avait été commise à l'aide d'escalade et d'effraction; des appartements situés au premier et même au deuxième étage avaient été dévalisés par ces voleurs extraordinaires, qui jusqu'alors ne s'étaient attaqués qu'aux maisons riches: il était même aisé de remarquer que ces coquins s'y prenaient de manière à indiquer qu'ils avaient une parfaite connaissance des localités.

Tous mes efforts pour découvrir ces adroits voleurs étaient restés sans succès, lorsqu'un vol dont l'exécution semblait présenter d'insurmontables obstacles fut commis rue Saint-Claude, près celle de Bourbon-Villeneuve, dans un appartement au deuxième au-dessus de l'entresol, dans la maison même où demeurait le commissaire de police du quartier. La corde de la lanterne suspendue à la porte de ce fonctionnaire avait servi d'échelle.

Une musette (petit sac de toile dans lequel on donne l'avoine aux chevaux stationnaires) avait été laissée sur le lieu du crime; ce qui fit présumer que les voleurs pouvaient être des cochers de fiacre, ou tout au moins que des fiacres avaient aidé à l'expédition.

M. Henry m'engagea à prendre des renseignements sur les cochers, et je parvins à savoir que la musette avait appartenue à un nommé Husson, conduisant le fiacre nº 712; je fis mon rapport, Husson fut arrêté, et par lui on eut des notions sur deux frères nommés Delzève, dont l'aîné ne tarda pas non plus à être sous la main de la police: ce dernier, interrogé par M. Henry, fut amené à faire quelques révélations importantes, qui firent arrêter le nommé Métral, employé en qualité de frotteur dans la maison de l'impératrice Joséphine. Ce dernier était signalé comme le recéleur de la bande, composée presqu'en entier de Savoyards, nés dans le département du Léman. La continuation de mes recherches me conduisit à m'assurer de la personne des frères Pissard, de Grenier, de Lebrun, de Piessard, de Mabou, dit l'Apothicaire, de Serassé, de Durand, enfin de vingt-deux, qui plus tard furent tous condamnés aux fers.

Ces voleurs étaient pour la plupart commissionnaires, frotteurs ou cochers, c'est-à-dire qu'ils appartenaient à une classe d'individus dans laquelle la probité était une tradition, et qui de temps immémorial était réputée honnête parmi les Parisiens; tous dans leur quartier étaient regardés comme des hommes éprouvés, incapables de convoiter même le bien d'autrui, et cette considération qu'on leur accordait les rendait d'autant plus redoutables que les personnes qui les employaient, soit à scier le bois, soit à tout autre ouvrage, étaient sans défiance à leur égard, et les laissaient s'introduire partout. Quand on sut qu'ils étaient impliqués dans une affaire criminelle, à peine osait-on croire qu'ils fussent coupables; moi-même je balançai quelque temps à le supposer. Cependant, il fallut se rendre à l'évidence des faits, et la vieille renommée des Savoyards, dans une capitale ou elle était restée intacte durant des siècles, s'évanouit sans retour.

Dans le courant de 1812, j'avais livré à la justice les principaux membres de la bande. Cependant Delzève jeune n'avait pas encore été atteint, et continuait de se dérober aux investigations de la police, lorsque, le 31 décembre, M. Henry me dit: «Je crois que si nous nous y prenions bien, nous viendrions à bout d'arrêter l'Écrevisse (surnom de Delzève); voici le jour de l'an, il ne peut manquer d'aller voir la blanchisseuse qui lui a si souvent donné asile, ainsi qu'à son frère: j'ai le pressentiment qu'il y viendra, soit ce soir, soit dans la nuit, soit enfin demain dans la matinée.»

Je fus de l'avis de M. Henry, et il m'ordonna en conséquence d'aller, avec trois inspecteurs, me placer en surveillance à proximité du domicile de la blanchisseuse, qui restait rue des Grésillons, faubourg Saint-Honoré, à la Petite-Pologne.

Je reçus cet ordre avec cette satisfaction qui m'a constamment présagé la réussite. Accompagné des trois inspecteurs, je me rends à sept heures du soir au lieu indiqué. Il faisait un froid excessif; la terre était couverte de neige, l'hiver n'avait pas encore été si rigoureux.

Nous nous postons aux aguets: après plusieurs heures, les inspecteurs transis, et ne pouvant plus résister, me proposent de quitter la station; j'étais moi-même à moitié gelé, n'ayant pour me garantir qu'un vêtement fort léger de commissionnaire; je fis d'abord quelques observations, et quoiqu'il m'eût été fort agréable de me retirer, il fut convenu que nous resterions jusqu'à minuit. A peine cette heure fixée pour notre départ a-t-elle sonné, ils me somment de tenir ma promesse, et nous voilà abandonnant un poste qu'il nous était prescrit de garder jusqu'au jour.

Nous nous dirigeons vers le Palais-Royal, un café est encore ouvert; nous entrons pour nous réchauffer, et après avoir pris un bol de vin chaud, nous nous séparons, chacun dans l'intention de gagner notre logis. Tout en m'acheminant vers le mien, je réfléchis à ce que je viens de faire: «eh quoi! me disais-je, oublier si vite les instructions qui m'ont été données! tromper de la sorte la confiance du chef, c'est une lâcheté impardonnable! Ma conduite me semblait non-seulement répréhensible, mais encore je pensais qu'elle méritait la punition la plus sévère. J'étais au désespoir d'avoir suivi l'impulsion des inspecteurs: décidé à réparer ma faute, je prends le parti de retourner seul au poste qui m'était assigné, bien résolu à y passer la nuit, dussé-je mourir sur la place. Je reviens donc à la Pologne, et me blottis dans un coin pour ne pas être aperçu par Delzève, dans le cas où il lui prendrait fantaisie de venir.

Il y avait une heure et demie que j'étais dans cette position; mon sang se congelait; je sentais faiblir mon courage, tout à coup il me vient une idée lumineuse: non loin de là est un dépôt de fumier et d'autres immondices, dont la vapeur révèle un état de fermentation: ce dépôt est ce que l'on nomme la voierie; j'y cours, et après avoir creusé dans un endroit une fosse assez profonde pour y descendre jusqu'à hauteur de la ceinture, je m'enfonce dans le trou, où une douce chaleur rétablit la circulation dans mes veines.

A cinq heures du matin, je n'avais pas quitté ma retraite, où, sauf l'odeur, j'étais assez bien. Enfin la porte de la maison qui m'était signalée s'ouvre pour donner passage à une femme qui ne la referme pas. Aussitôt, sans faire de bruit, je m'échappe de la voierie, et peu d'instants après j'entre dans la cour; j'examine, mais je ne vois de lumière nulle part.

Je savais que les associés de Delzève avaient une manière de s'appeler en sifflant; leur coup de sifflet qui était celui des cochers, m'était connu; je l'imite, et à la deuxième fois j'entends crier: «Qui appelle?

—»C'est le Chauffeur (cocher de qui Delzève avait appris à conduire) qui siffle l'Écrevisse.

—»Est-ce toi, me crie encore la même voix (c'était Delzève).

—»Oui, c'est le Chauffeur qui te demande, descends.

—»J'y vais, attends-moi une minute.

—»Il fait trop froid, lui répliquai-je; je vais t'attendre chez le rogomiste du coin, dépêche-toi, entends-tu?»

Le rogomiste avait déjà ouvert: on sait qu'un premier jour de l'an, ils ont des pratiques matinales. Quoi qu'il eu fût, je n'étais pas tenté de boire. Afin de tromper Delzève par une feinte, j'ouvre la porté de l'allée, et l'ayant laissée bruyamment retomber sans sortir, je vais me cacher sous un escalier dans la cour. Bientôt après Delzève descend, je l'aperçois: marchant alors droit à lui, je le saisis au collet, et lui mettant le pistolet sur la poitrine, je lui notifie qu'il est «mon prisonnier. Suis-moi, lui dis-je, et songe bien qu'au moindre geste je te casse un membre: au surplus, je ne suis pas seul.»

Muet de stupéfaction, Delzève ne répond mot et me suit machinalement; je lui ordonne de me remettre ses bretelles, il obéit: dès ce moment je fus maître de lui, il ne pouvait plus me résister ni fuir.

Je me hâtai de l'emmener. L'horloge frappait six heures comme nous entrions dans la rue du Rocher, un fiacre vint à passer, je lui fis signe d'arrêter; l'état où le cocher me voyait dut lui inspirer quelque crainte pour la propreté de sa voiture; mais j'offris de lui payer double course; et, séduit par l'appât du gain, il consentit à nous recevoir. Nous voici donc roulant sur le pavé de Paris. Pour être plus en sûreté, je garrotte mon compagnon, qui, ayant repris ses sens, pouvait avoir le désir de s'insurger: j'aurais pu, comptant sur ma force, ne pas employer ce moyen, mais comme je me proposais de le confesser, je ne voulais pas me brouiller avec lui, et des voies de fait, lors même qu'il les aurait provoquées par une rébellion, auraient eu infailliblement ce résultat.

Delzève réduit à l'impossibilité de s'évader, je tâchai de lui faire entendre raison; afin de l'amadouer, je lui offre de se rafraîchir, il accepte; le cocher nous procure du vin, et sans avoir de but fixe, nous continuons de nous promener en buvant.

Il était encore de bonne heure: persuadé qu'il y aurait quelque avantage pour moi à prolonger le tête-à-tête, je propose à Delzève de l'emmener déjeuner dans un endroit où nous trouverons des cabinets particuliers. Il était alors tout-à-fait apaisé et paraissait sans rancune; il ne repousse pas l'invitation, et je le conduis au Cadran bleu. Mais avant d'y arriver, il m'avait déjà donné de précieux renseignements sur bon nombre de ses affidés, encore libres dans Paris, et j'étais convaincu qu'à table, il se déboutonnerait complétement. Je lui fis entendre que le seul moyen de se rendre intéressant aux yeux de la justice, était de faire des révélations; et afin de fortifier sa résignation, je lui décochai quelques arguments d'une certaine philosophie que j'ai toujours employée avec succès pour la consolation des prévenus; enfin, il était parfaitement disposé quand la voiture s'arrêta à la porte du restaurateur. Je le fis aussitôt monter devant moi, et au moment de faire ma carte, je lui dis que, désirant pouvoir manger avec tranquillité, je le priais de me permettre de l'attacher à ma manière. Je consentais à lui laisser dans toute sa plénitude le jeu des bras et de la fourchette, à table on ne saurait désirer d'autre liberté. Il ne s'offensa point de la précaution, et voici ce que je fis: avec les deux serviettes, je lui liai chaque jambe aux pieds de sa chaise, à trois ou quatre pouces du parquet, ce qui l'empêchait de tenter de se mettre debout, sans risquer de se briser la tête.

Il déjeûna avec beaucoup d'appétit, et me promit de répéter en présence de M. Henry tout ce qu'il m'avait confessé. A midi, nous prîmes le café; Delzève était en pointe de vin, et nous repartîmes en fiacre, tout-à-fait réconciliés et bons amis: dix minutes après, nous étions à la préfecture. M. Henry était alors entouré de ses officiers de paix, qui lui faisaient leur cour du jour de l'an. J'entre et lui adresse ce salut: «J'ai l'honneur de vous souhaiter la bonne et heureuse année, accompagné du fameux Delzève.»

»Voilà ce qu'on appelle des étrennes, me dit M. Henry, en apercevant le prisonnier.» Puis s'adressant aux officiers de paix et de sûreté: «Il serait à désirer, messieurs, que chacun de vous en eût de semblables à offrir à M. le préfet.» Immédiatement après, il me remit l'ordre de conduire Delzève au dépôt, et me dit avec bonté: «Vidocq, allez vous reposer, je suis content de vous.»

L'arrestation de Delzève me valut d'éclatants témoignages de satisfaction; mais en même-temps elle ne fit qu'augmenter la haine que me vouaient les officiers de paix, et leurs agents. Un seul, M. Thibaut, ne cessa pas de me rendre justice.

Faisant chorus avec les voleurs, et les malveillants, tous les employés qui n'étaient pas heureux en police, jetaient feu et flamme contre moi: à les entendre, c'était un scandale, une abomination, d'utiliser mon zèle pour purger la société des malfaiteurs qui troublent son repos. J'avais été un voleur célèbre, il n'y avait sorte de crimes que je n'eusse commis: tels étaient les bruits qu'ils se plaisaient à accréditer. Peut-être en croyaient-ils une partie; les voleurs du moins étaient persuadés que j'avais, comme eux, exercé le métier; en le disant ils étaient de bonne foi. Avant de tomber dans mes filets, il fallait bien qu'ils pussent supposer que j'étais un des leurs; une fois pris, ils me regardaient comme un faux-frère; mais je n'en étais pas moins, à leurs yeux, un grinche de la haute pègre (voleur du grand genre); seulement je volais avec impunité, parce que la police avait besoin de moi: c'était là le conte que l'on faisait dans les prisons. Les officiers de paix et les agents en sous-ordre n'étaient pas fâchés de le répandre comme une vérité, et puis peut-être, en devenant l'écho des misérables qui avaient à se plaindre de moi, ne présumaient-ils pas mentir autant qu'ils le faisaient; car, en ne se donnant pas la peine de vérifier mes antécédents, jusqu'à un certain point, ils étaient excusables de penser que j'avais été voleur, puisque de temps immémorial, tous les agents secrets avaient exercé cette noble profession. Ils savaient qu'ainsi avaient commencé les Goupil, les Compère, les Florentin, les Lévesque, les Coco-Lacour, les Bourdarie, les Cadet Herriez, les Henri Lami, les César-Vioque, les Bouthey, les Gafré, les Manigant, enfin tous ceux qui m'avaient précédé ou qui m'étaient adjoints; ils avaient vu la plupart de ces agents tomber en récidive, et comme je leur semblais, avec raison, beaucoup plus rusé, beaucoup plus actif, beaucoup plus entreprenant qu'eux, ils en conclurent que j'étais le plus adroit des mouchards, c'est que si j'avais été le plus adroit des voleurs. Cette erreur de raisonnement, je la leur pardonne; il n'en est pas de même de cette assertion, intentionnellement calomnieuse, que je volais tous les jours.

M. Henry, frappé de l'absurdité d'une pareille imputation, leur répondit par cette observation: «S'il est vrai, leur dit-il, que Vidocq commet journellement des vols, c'est une raison de plus pour vous accuser d'incapacité: il est seul, vous êtes nombreux, vous êtes instruits qu'il vole, comment se fait-il que vous ne le preniez pas sur le fait? seul il est parvenu à saisir en flagrant délit plusieurs de vos collègues, et vous ne pouvez, à vous tous, lui rendre la pareille!!!»

Les inspecteurs auraient été fort embarrassés de répondre, ils se turent; mais comme il était trop évident que l'inimitié qu'ils me portaient irait toujours croissant, le préfet de police prit le parti de me rendre indépendant. Dès ce moment, je fus libre d'agir comme je le jugerais convenable au bien du service, je ne reçus plus d'ordre direct que de M. Henry, et ne fus astreint à rendre compte de mes opérations qu'à lui seul.

J'eusse redoublé de zèle, s'il eût été possible. M. Henry ne craignait pas que mon dévouement se ralentit; mais comme déjà il se trouvait des gens qui en voulaient à mes jours, il me donna un auxiliaire qui fut chargé de me suivre à distance, et de veiller sur moi, afin de prévenir les coups qu'on aurait eu l'intention de me porter dans l'ombre. L'isolement dans lequel on m'avait placé favorisa singulièrement mes succès; j'arrêtai une multitude de voleurs qui auraient encore long-temps échappé aux recherches, si je n'eusse pas été affranchi de la tutelle des officiers de paix et du cortége des inspecteurs; mais plus souvent en action, je finis aussi par être plus connu. Les voleurs jurèrent de se défaire de moi: maintes fois je faillis tomber sous leurs coups; ma force physique, et, j'ose dire, mon courage, me firent sortir victorieux des guets-apens les mieux combinés. Plusieurs tentatives, dans lesquelles les assaillants furent toujours maltraités, leur apprirent que j'étais décidé à vendre chèrement ma vie.

CHAPITRE XXIX.

Je cherche deux grinches fameux.—La maîtresse de piano ou encore une mère des voleurs.—Une métamorphose, ce n'est pas la dernière.—Quelques scènes d'hospitalité.—La fabrique de fausses clefs.—Combinaison pour un coup de filet superbe.—Perfidie d'un agent.—La mèche est éventée.—La mère Noël se vole et m'accuse de l'avoir volée.—Mon innocence reconnue.—La calomniatrice à Saint-Lazarre.

Il est bien rare qu'un forçat s'évade avec l'intention de s'amender; le plus souvent il ne se propose que de gagner la capitale, afin d'y exercer la funeste habileté qu'il a pu acquérir dans les bagnes, qui, ainsi que la plupart de nos prisons, sont des écoles où l'on se perfectionne dans l'art de s'approprier le bien d'autrui. Presque tous les grands voleurs ne sont devenus experts qu'après avoir séjourné aux galères plus ou moins de temps. Quelques-uns ont subi cinq ou six condamnations avant d'être des grinches en renom: tels étaient le fameux Victor Desbois et son camarade Mongenet, dit le Tambour, qui, dans diverses apparitions à Paris, ont commis un grand nombre de ces vols que le peuple aime à raconter comme preuve d'adresse et d'audace.

Ces deux hommes qui, depuis plusieurs années, étaient de tous les départs de la chaîne, et parvenaient toujours à s'échapper, étaient encore une fois à Paris: la police en fut informée, et je reçus l'ordre de me mettre à leur recherche. Tout faisait présumer qu'ils avaient des accointances avec d'autres condamnés, non moins dangereux. On soupçonnait une maîtresse de piano, dont le fils, le nommé Noël, dit aux bésicles, était un célèbre brigand, de donner par fois asile à ces derniers. Madame Noël était une femme bien élevée; elle était excellente musicienne, et, dans la classe moyenne des bourgeois qui l'appelaient à donner des leçons à leurs demoiselles, elle passait pour une artiste distinguée. Elle courait le cachet dans le Marais et dans le quartier Saint-Denis, où l'élégance de ses manières, la pureté de son langage, une légère recherche dans le costume, et certains airs de cette grandeur qui ne s'efface pas tout-à-fait par des revers de fortune, laissaient croire qu'elle pouvait appartenir à l'une de ces nombreuses familles auxquelles la révolution n'avait plus laissé que de la morgue et des regrets. A la voir et à l'entendre, quand on ne la connaissait pas, madame Noël était une petite femme fort intéressante; bien plus, il y avait quelque chose de touchant dans son existence; c'était un mystère, on ne savait ce qu'était devenu son mari. Quelques personnes assuraient qu'elle était tombée de bonne heure dans le veuvage; d'autres qu'elle avait été délaissée; on prétendait aussi qu'elle était une victime de la séduction. J'ignore laquelle de ces conjectures se rapprochait le plus de la vérité, mais ce que je sais bien, c'est que madame Noël était une petite brune, dont l'œil vif et le regard lutin, se conciliaient cependant avec des apparences de douceur que semblaient confirmer l'amabilité de son sourire et le son de sa voix dans laquelle il y avait beaucoup de charme. Il y avait de l'ange et du démon dans cette figure, mais plus du démon que de l'ange; car les années avaient développé les traits qui caractérisent les mauvaises pensées.

Madame Noël était obligeante et bonne, mais c'était uniquement pour les individus qui avaient eu quelque démêlé avec la justice; elle les accueillait comme la mère d'un soldat accueille les camarades de son fils. Pour être bien venu auprès d'elle il suffisait d'être du même régiment que Noël aux besicles, et alors autant par amour pour lui que par goût peut-être, elle aimait à rendre service; aussi était-elle regardée comme la mère des voleurs, c'était chez elle qu'ils descendaient; c'était elle qui pourvoyait à tous leurs besoins; elle poussait la complaisance jusqu'à leur chercher de l'ouvrage, et quand un passeport était indispensable pour leur sûreté, elle n'était pas tranquille qu'elle n'eût réussi à le leur procurer. Madame Noël avait beaucoup d'amies parmi les personnes de son sexe; c'était, d'ordinaire au nom de l'une d'elles que le passeport était pris; à peine était-il délivré, une bonne lessive d'acide muriatique oxygéné faisait disparaître l'écriture, et le signalement du monsieur, ainsi que le nom qu'il lui convenait de prendre remplaçaient le signalement féminin. Madame Noël avait même d'habitude sous sa main une raisonnable provision de ces passeports lavés, qui étaient comme des chevaux à toute selle.

Tous les galériens étaient les enfans de madame Noël, seulement elle choyait plus particulièrement ceux qui s'étaient trouvés en relation avec son fils: elle avait pour eux un dévouement sans bornes; sa maison était ouverte à tous les évadés dont elle était le rendez-vous; et il faut bien que parmi ces gens-là il y ait de la reconnaissance, puisque la police était informée qu'ils venaient souvent chez la mère Noël pour le seul plaisir de la voir: elle était la confidente de tous leurs projets, de toutes leurs aventures, de toutes leurs alarmes: enfin ils se confiaient à elle sans restriction, et ils étaient certains de sa fidélité.

La mère Noël ne m'avait jamais vu, mes traits lui étaient tout-à-fait inconnus, bien que souvent elle eût entendu prononcer mon nom. Il ne m'était donc pas difficile de me présenter à elle sans lui inspirer de craintes, mais l'amener à m'indiquer la retraite des hommes qu'il m'importait de découvrir, était le but que je me proposais, et je présumais que je n'y parviendrais pas sans beaucoup d'adresse. D'abord, je résolus de me faire passer pour un évadé; mais il était nécessaire d'emprunter le nom d'un voleur que son fils ou les camarades de son fils lui eussent peint sous des rapports avantageux. Un peu de ressemblance était en outre indispensable: je cherchai si dans le nombre des forçats de ma connaissance il n'en existait pas un qui eût été lié avec Noël aux besicles, et je n'en découvris aucun qui fût à peu près de mon âge, ou dont le signalement eût quelque analogie avec le mien. Enfin, à force de me mettre l'esprit à la torture et de solliciter ma mémoire, je me souvins d'un nommé Germain, dit Royer, dit Capitaine, qui avait été dans l'intimité de Noël, et quoiqu'il ne me ressemblât pas le moins du monde, il fut le personnage que je me proposais de représenter.

Germain, ainsi que moi, s'était plusieurs fois échappé des bagnes, c'était là tout ce qu'il y avait de commun entre nous; il avait à peu-près mon âge, mais il était plus petit que moi: il avait les cheveux bruns, les miens étaient blonds; il était maigre, et je ne manquais pas d'embonpoint; son teint était basané, j'avais la peau très blanche et le teint fort clair; ajoutez à cela que Germain était pourvu d'un nez excessivement long, qu'il prenait une grande quantité de tabac, et qu'il avait constamment au dehors comme au dedans les narines obstruées par une roupie considérable, ce qui lui donnait une voix nazillarde.

J'avais fort à faire pour jouer le personnage de Germain. La difficulté ne m'effraya pas: mes cheveux, coupés à la manière du bagne, furent teints en noir ainsi que ma barbe, après que je l'eus laissée croître pendant huit jours; afin de me brunir le visage, je le lavai avec une décoction de brou de noix; et pour compléter l'imitation, je simulai la roupie en me garnissant le dessous du nez d'une espèce de couche de café rendue adhérente au moyen de la gomme arabique; cet agrément n'était pas superflu, car il contribuait à me donner l'accent nazillard de Germain. Mes pieds furent également arrangés avec beaucoup d'art; je me fis venir des ampoules, en me frottant d'une espèce de composition dont on m'avait communiqué la recette à Brest. Je dessinai les stigmates des fers; et quand toute cette toilette fut terminée, je pris l'accoutrement qui convient à la position. Je n'avais rien négligé pour donner de la vraisemblance à la métamorphose, ni les souliers ni la chemise marqués des terribles lettres G. A. L.: le costume était parfait, il n'y manquait que quelques centaines de ces insectes qui peuplent les solitudes de la pauvreté et qui furent je crois, avec les sauterelles et les crapauds, une des sept plaies de la vieille Egypte; je m'en procurai à prix d'argent; et dès qu'ils se furent acclimatés, ce qui est l'affaire d'une minute, je me dirigeai vers la demeure de la mère Noël, qui restait rue Ticquetone.

J'arrive, je frappe; elle ouvre, un coup-d'œil la met au fait; elle me fait entrer, je vois que je suis seul avec elle, je vais lui dire qui je suis. «Ah! mon pauvre garçon, s'écria-t-elle, on n'a pas besoin de demander d'où vous venez; je suis sûre que vous avez faim?—Ah? oui, bien faim, lui répondis-je, il y a vingt-quatre heures que je n'ai rien pris.» Aussitôt, sans attendre d'explication, elle sort et revient avec une assiette de charcuterie et une bouteille de vin qu'elle dépose devant moi. Je ne mange pas, je dévore, je m'étouffais, pour aller plus vite; tout avait disparu, qu'entre une bouchée et l'autre je n'avais pas placé un mot. La mère Noël était enchantée de mon appétit; quand la table fut rase, elle m'apporta la goutte. «Ah! maman, lui dis-je, en me jetant à son cou pour l'embrasser, vous me rendez la vie, Noël m'avait bien dit que vous étiez bonne.» Et je partis de là pour lui raconter que j'avais quitté son fils depuis dix-huit jours, et pour lui donner des nouvelles de tous les condamnés auxquels elle s'intéressait. Les détails dans lesquels j'entrais étaient si vrais et si connus, qu'il ne pouvait lui venir à l'idée que je fusse un imposteur.

«Vous n'êtes pas sans avoir entendu parler de moi, continuai-je, j'ai essuyé beaucoup de traverses, on me nomme Germain, dit Capitaine, vous devez me connaître de nom?

—«Oui, oui, mon ami, me dit-elle, je ne connais que vous, ô mon Dieu, mon fils et ses amis m'ont assez entretenu de vos malheurs: soyez le bien venu, mon cher Capitaine. Mais grand Dieu! comme vous êtes fait; vous ne pouvez pas rester dans l'état où je vous vois. Il paraît même que vous êtes incommodé par un vilain bétail qui vous tourmente: attendez, je vais vous faire changer de linge et faire en sorte de vous vêtir plus convenablement.»

J'exprimai ma reconnaissance à la mère Noël, et quand je crus pouvoir le faire sans inconvénient, je m'informai de ce qu'étaient devenus Victor Desbois et son camarade Mongenet. «Desbois et le Tambour, ah! mon cher, ne m'en parlez pas, me répondit-elle, ce coquin de Vidocq leur a causé bien de la peine: depuis qu'un nommé Joseph (Joseph Longueville, ancien inspecteur de police), dont ils ont fait deux fois la rencontre dans cette rue, leur a dit qu'ils venaient dans ce quartier, pour ne pas tomber sous sa coupe ils ont été contraints d'évacuer.

—»Quoi! ils ne sont plus dans Paris, m'écriai-je, un peu désappointé.

—»Oh! ils ne sont pas loin, reprit la mère Noël, ils n'ont pas quitté les environs de la Grande vergne, j'ai même encore l'avantage de les voir de loin à loin, j'espère bien qu'ils ne tarderont pas à me faire une petite visite. Je crois qu'ils seront bien aise de vous trouver ici.

—»Oh! je vous assure, lui dis-je, qu'ils n'en seront pas plus satisfaits que moi, et si vous pouviez leur écrire, je suis bien certain qu'ils s'empresseraient de m'appeler auprès d'eux.

—»Si je savais où ils sont, reprit madame Noël, j'irais moi-même les chercher pour vous faire plaisir; mais j'ignore leur retraite, et ce que nous avons de mieux à faire, c'est de prendre patience et de les attendre.»

En ma qualité d'arrivant, j'excitais toute la sollicitude de la mère Noël, elle ne s'occupait que de moi. «Etes-vous connu de Vidocq et de ses deux chiens, Lévesque et Compère, me demanda-t-elle?

—»Hélas! oui, répondis-je, ils m'ont déjà arrêté deux fois.

—»En ce cas, prenez garde, Vidocq est souvent déguisé; il revêt tous les costumes pour arrêter les malheureux comme vous.»

Nous causions depuis environ deux heures, lorsque madame Noël offrit de me faire prendre un bain de pieds; j'acceptai, il fut bientôt prêt. Quand je me déchaussai, elle faillit se trouver mal. «Que je vous plains, me dit-elle dans un accès de sa sensibilité maternelle, combien vous devez souffrir; mais aussi pourquoi ne pas l'avoir dit tout de suite, ne mériteriez-vous pas d'être grondé?» Et tout en m'adressant des reproches, elle se mit en devoir de me visiter les pieds; puis après avoir percé chaque ampoule, elle y passa de la laine, et m'oignit avec une pommade dont elle m'assura que l'effet serait des plus prompts. Il y avait quelque chose d'antique dans les soins de cette touchante hospitalité, seulement ce qui manquait à la poésie de l'action, c'est que je fusse quelque illustre voyageur, et la mère Noël une noble étrangère. Le pansement terminé, elle m'apporta du linge blanc, et comme elle songeait à tout, elle me remit en même temps un rasoir en me recommandant de me faire la barbe. «Je verrai ensuite, ajouta-t-elle, à vous acheter des vêtements d'ouvrier au Temple, c'est le vestiaire général des gens dans la débigne. Enfin, n'importe, le hasard vaut souvent du neuf.»

Dès que je fus approprié, la mère Noël me conduisit dans le dortoir: c'était une pièce qui servait aussi d'attelier pour la fabrication des fausses-clefs; l'entrée en était masquée par des robes pendues à un porte-manteau. «Voilà, me dit-elle, un lit dans lequel vos amis ont couché plus de quatre fois: il n'y a pas de danger que la police vous déterre ici; vous pouvez dormir sur l'une et l'autre oreille.

—»Ce n'est pas sans faute, répondis-je;» et je sollicitai d'elle la permission de prendre quelque repos: elle me laissa seul. Trois heures après je fus censé m'être éveillé; je me levai et la conversation recommença. Il fallait être ferré pour tenir tête à la mère Noël: pas une habitude des bagnes qu'elle ne connût sur le bout du doigt: elle avait retenu non-seulement les noms de tous les voleurs qu'elle avait vus; mais encore elle était instruite des moindres particularités de la vie de la plupart des autres; et elle racontait avec enthousiasme l'histoire des plus fameux, notamment celle de son fils, pour qui elle avait presque autant de vénération que d'amour.

«Ce cher fils, vous seriez donc bien contente de le revoir, lui dis-je?

—»Oh! oui bien contente.

—»Eh bien! c'est un bonheur dont je crois que vous jouirez bientôt, Noël a tout disposé pour une évasion, à présent il n'attend plus que le moment propice.»

Madame Noël était heureuse de l'espoir d'embrasser son fils; elle versait des larmes d'attendrissement. J'avoue que j'étais moi-même vivement ému; c'était au point que je mis un instant en délibération si, pour cette fois, je ne transigerais pas avec mes devoirs d'agent secret; mais en réfléchissant aux crimes que la famille Noël avait commis, en songeant surtout à l'intérêt de la société, je restai ferme et inébranlable dans ma résolution de poursuivre mon entreprise jusqu'au bout.

Dans le cours de notre conversation, la mère Noël me demanda si j'avais quelque affaire en vue (un projet de vol), et après avoir offert de m'en procurer une, dans le cas où je n'en aurais pas, elle me questionna pour savoir si j'étais habile à fabriquer les clefs; je lui répondis que j'étais aussi adroit que Fossard. «S'il en est ainsi, me dit-elle, je suis tranquille, vous serez bientôt remonté, et elle ajouta, puisque vous êtes adroit, je vais acheter chez le quincailler une clef que vous ajusterez à mon verrou de sûreté, afin de la garder sur vous de manière à pouvoir entrer et sortir quand il vous plaira.»

Je lui témoignai combien j'étais pénétré de son obligeance; et comme il se faisait tard, j'allai me coucher en songeant au moyen de me tirer de ce guépier sans courir le risque d'être assassiné, si par hasard les coquins que je cherchais y venaient avant que j'eusse pris mes mesures.

Je ne dormis pas, et me levai aussitôt que j'entendis la mère Noël allumer son feu: elle trouva que j'étais matinal, et me dit qu'elle allait me chercher ce dont j'avais besoin. Un instant après, elle m'apporta une clef non évidée, me donna des limes avec un petit étau que je fixai au pied du lit, et dès que je fus pourvu de ces outils, je me mis à l'œuvre, en présence de mon hôtesse, qui voyant que je m'y connaissais, me fit compliment sur mon travail; ce qu'elle admirait le plus, c'était la manière expéditive dont je m'y prenais; en effet, en moins de quatre heures j'eus fait une clef très ouvragée; je l'essayai, elle ouvrait presque dans la perfection, quelques coups de lime en firent un chef-d'œuvre: et comme les autres je me trouvai maître de m'introduire au logis quand bon me semblerait.

J'étais le pensionnaire de madame Noël. Après le dîner, je lui dis que j'avais envie de faire un tour à la brune, afin de m'assurer si une affaire que j'avais en vue était encore faisable, elle approuva mon idée, mais en me recommandant de bien faire attention à moi. «Ce brigand de Vidocq, observa-t-elle, est bien à craindre, et si j'étais à votre place, avant de rien entreprendre, j'aimerais mieux attendre que mes pieds fussent guéris.—Oh! je n'irai pas loin, lui répondis-je, et je ne tarderai pas à être de retour.» L'assurance que je reviendrais promptement parut la tirer d'inquiétude. «Eh! bien allez», me dit-elle, et je sortis en boîtant.

Jusque là tout s'arrangeait au gré de mes désirs; on ne pouvait être plus avant dans les bonnes graces de la mère Noël: mais en restant dans sa maison, qui me répondait que je n'y serais pas assommé? Deux ou trois forçats ne pouvaient-ils pas venir à la fois, me reconnaître et me faire un mauvais parti? Alors, adieu les combinaisons, il fallait donc sans perdre le fruit des amitiés de la mère Noël, me prémunir contre un pareil danger; il eut été trop imprudent de lui laisser soupçonner que j'avais des raisons d'éviter les regards de ses habitués, en conséquence je tâchai de l'amener à m'éconduire elle-même, c'est-à-dire à me conseiller dans mon intérêt de ne plus coucher chez elle.

J'avais remarqué que la femme Noël était très liée avec une fruitière qui habitait dans la maison; je détachai à cette femme le nommé Manceau, l'un de mes affidés que je chargeai de lui demander secrètement et avec maladresse des renseignements sur le compte de madame Noël. J'avais dicté les questions, et j'étais d'autant plus certain que la fruitière ne manquerait pas de divulguer la démarche, que j'avais prescrit à mon affidé de lui recommander la discrétion.

L'événement prouva que je ne m'étais pas trompé, mon agent n'eût pas plutôt rempli sa mission que la fruitière s'empressa d'aller rendre compte de ce qui s'était passé à la mère Noël, qui, à son tour, ne perdit pas de temps pour me faire part de la confidence. Postée en vedette sur le pas de la maison de l'officieuse voisine, d'aussi loin qu'elle m'aperçut, elle vint droit à moi, et, sans préambule, elle m'invita à la suivre; je rebroussai chemin, et quand nous fûmes sur la place des Victoires, elle s'arrêta, regarda autour d'elle, et après s'être assurée que personne ne nous avait remarqués, elle s'approcha de moi, et me raconta ce qu'elle avait appris. «Ainsi, dit-elle en finissant, vous voyez, mon pauvre Germain, qu'il ne serait pas prudent à vous de coucher à la maison, vous ferez même bien de vous abstenir d'y venir dans le jour.» La mère Noël ne se doutait guères que ce contre-temps, dont elle se montrait véritablement affligée, était mon ouvrage. Afin de détourner de plus en plus les soupçons, je feignis d'être encore plus chagrin qu'elle, je maudis, avec accompagnement de deux ou trois jurons, ce gueux de Vidocq, qui ne nous laissait point de repos; je pestai contre la nécessité où il me réduisait d'aller chercher un gîte hors de Paris, et je pris congé de la mère Noël, qui, en me souhaitant bonne chance et un prompt retour, me glissa dans la main une pièce de trente sous.

Je savais que Desbois et Montgenet étaient attendus; j'étais en outre informé qu'il y avait des allants et des venants qui hantaient le logis, que la mère Noël y fût ou qu'elle n'y fût pas; c'était même assez ordinairement pendant qu'elle donnait ses leçons en ville. Il m'importait de connaître tous ces abonnés.... Pour y parvenir, je fis déguiser quelques auxiliaires, et les appostai au coin de la rue, où, confondus avec les commissionnaires, leur présence ne pouvait être suspecte.

Ces précautions prises, pour me donner toutes les apparences de la crainte je laissai s'écouler deux jours sans aller voir la mère Noël. Ce délai expiré, je me rendis un soir chez elle, accompagné d'un jeune homme que je présentai comme le frère d'une femme avec laquelle j'avais vécu, et qui m'ayant rencontré par hasard, au moment où je me disposais à sortir de Paris, m'avait donné asile. Le jeune homme était un agent secret; j'eus soin de dire à la mère Noël qu'il avait toute ma confiance, qu'elle pouvait le considérer comme un second moi-même, et que comme il n'était pas connu des mouchards, je l'avais choisi pour en faire mon messager auprès d'elle, toutes les fois que je ne jugerais pas prudent de me montrer. «Désormais, ajoutai-je, c'est lui qui sera notre intermédiaire, il viendra tous les deux ou trois jours afin d'avoir de vos nouvelles et de celles de nos amis.

—»Ma foi, me dit la mère Noël, vous avez bien perdu, vingt minutes plus tôt vous auriez vu ici une femme qui vous connaît bien.

—»Eh qui donc?

—»La sœur de Marguerit.

—»C'est juste, elle m'a vu souvent avec son frère.

—»Aussi, quand je lui ai parlé de vous, vous a-t-elle dépeint trait pour trait; un maigriot, m'a-t-elle dit, qui a toujours du tabac plein le nez.»

Madame Noël regrettait beaucoup que je ne fusse pas arrivé avant le départ de la sœur de Marguerit, mais pas autant sans doute que je m'applaudissais d'avoir échappé à une entrevue qui aurait déjoué tous mes projets: car si cette femme connaissait Germain, elle connaissait aussi Vidocq, et il était impossible qu'elle prît l'un pour l'autre, la différence était si grande! Quoique je me fusse grimmé de manière à faire illusion, la ressemblance, si parfaite dans la description, n'était pas à l'épreuve d'un examen approfondi, et surtout des souvenirs de l'intimité. La mère Noël me donna donc un avertissement très utile, en me racontant qu'elle avait assez souvent la visite de la sœur de Marguerit. Dès lors je me promis bien que cette fille ne me verrait jamais en face, et, pour éviter de me trouver avec elle, toutes les fois que je devais venir, je me faisais précéder de mon prétendu beau-frère, qui, lorsqu'elle n'y était pas, avait ordre de me le faire savoir, en appliquant du bout du doigt un pain à cacheter sur la vitre. A ce signal, j'accourais, et mon aide-de-camp allait se mettre aux aguets dans les environs, afin de m'épargner toute surprise désagréable. Non loin de là étaient d'autres auxiliaires à qui j'avais remis la clef de la mère Noël, pour qu'ils fussent prêts à me secourir en cas de danger; car, d'un instant à l'autre, il pouvait se faire que je tombasse à l'improviste au milieu des évadés, ou que les évadés m'ayant reconnu tombassent sur moi, et alors un coup de poing lancé dans un carreau de l'une des croisées, devait indiquer que j'avais besoin de renfort pour égaliser la partie.

On voit que toutes mes mesures étaient prises. Le dénouement approchait; nous étions au mardi; une lettre des hommes que je cherchais annonça leur arrivée pour le vendredi suivant. Le vendredi devait être pour eux un jour néfaste. Dès le matin, j'allai m'établir dans un cabaret du voisinage, et afin de ne pas leur fournir une occasion de m'observer, dans la supposition où, suivant leur usage, ils passeraient et repasseraient dans la rue avant d'entrer au domicile de la mère Noël, j'y envoyai mon prétendu beau-frère, qui revint bientôt après me dire que la sœur de Marguerit n'y était pas, et que je pouvais me présenter en toute sûreté. «Tu ne me trompes pas»? observai-je à cet agent dont la voix me parut sensiblement altérée; aussitôt je le regardai de cet œil qui plonge jusqu'au fond de l'ame, et je crus remarquer dans les muscles de son visage quelques-unes de ces contractions encore mal arrêtées qui dénotent un individu qui se compose pour mentir; enfin, un je ne sais quoi semblait m'indiquer que j'avais affaire à un traître. C'était la première impression qui me frappait comme un jet de lumière: nous étions dans un cabinet particulier; sans balancer, je saisis mon homme au collet, et lui dis, en présence de ses camarades, que j'étais instruit de sa perfidie; et que si, à l'instant même, il ne me l'avouait pas, c'en était fait de lui. Épouvanté, il balbutia quelques mots d'excuse, et en tombant à mes genoux, il confessa qu'il avait tout dit à la mère Noël.

Cette indiscrétion, si je ne l'avais pas devinée, m'aurait peut-être coûté la vie: cependant je n'écoutai pas mon ressentiment personnel, ce n'était que dans l'intérêt de la société que j'étais fâché d'échouer si près du port. Le traître Manceau fut arrêté, et tout jeune qu'il était, comme il avait de vieux péchés à expier, on l'envoya à Bicêtre, et ensuite à l'île d'Oléron, où il a fini sa carrière.

On se doute bien que les évadés ne revinrent plus dans la rue Tiquetonne, mais ils n'en furent pas moins arrêtés peu de temps après.

La mère Noël ne me pardonnait pas le mauvais tour que je lui avais joué; afin de prendre sa revanche, elle imagina, tout pour un jour, de faire disparaître de chez elle la presque totalité de ses effets, et quand elle eut opéré cet enlèvement, elle sortit sans fermer sa porte, et revint en criant qu'elle était volée. Les voisins sont pris à témoins, une déclaration est faite chez le commissaire, et la mère Noël me désigne comme le voleur, attendu, assurait-elle, que j'avais eu une clef de sa chambre. L'accusation était grave: elle fut envoyée sur-le-champ à la préfecture de police, et le surlendemain j'en reçus communication. Ma justification n'était pas difficile. M. le préfet ainsi que M. Henry virent de suite l'imposture, et les perquisitions qu'ils ordonnèrent furent si bien dirigées, que les effets soustraits par la mère Noël furent tous retrouvés. On eut la preuve qu'elle m'avait calomnié, et pour lui donner le temps de s'en repentir, on l'enferma six mois à Saint-Lazare.

Telles furent l'issue et la suite d'une entreprise dans laquelle je n'avais pourtant pas manqué de prévoyance; j'ai souvent réussi avec des combinaisons moins faites pour conduire au succès.

CHAPITRE XXX.

Les officiers de paix envoyés à la poursuite d'un voleur célèbre.—Ils ne parviennent pas à le découvrir.—Grande colère de l'un d'entre eux.—Je promets de nouvelles étrennes au préfet.—Les rideaux jaunes et la bossue.—Je suis un bon bourgeois.—Un commissionnaire me fait aller.—La caisse de la préfecture de police.—Me voici charbonnier.—Les terreurs d'un marchand de vin et de madame son épouse.—Le petit Normand qui pleure.—Le danger de donner de l'eau de Cologne.—Enlèvement de mademoiselle Tonneau.—Une perquisition.—Le voleur me prend pour son compère.—Inutilité des serrures.—Le saut par la croisée.—La glissade, et les coutures rompues.

On a vu quels désagréments m'a causé l'infidélité d'un agent: je savais depuis long-temps qu'il n'est de secret bien gardé que celui qu'on ne confie pas; mais la triste expérience qu'il m'avait fallu faire me convainquit de plus en plus de la nécessité d'opérer seul toutes les fois que je le pourrais, et c'est ce que je fis, ainsi qu'on va le voir, dans une occasion très importante.

Après avoir subi plusieurs condamnations, deux évadés des îles, les nommés Goreau et Florentin, dit Chatelain, dont j'ai déjà parlé, étaient détenus à Bicêtre comme voleurs incorrigibles. Las du séjour dans ces cabanons, où l'on est comme enterré vivant, ils firent parvenir à M. Henry une lettre dans laquelle ils offraient de fournir des indices, au moyen desquels il serait possible de se saisir de plusieurs de leurs camarades qui commettaient journellement des vols dans Paris. Le nommé Fossard, condamné à perpétuité, et plusieurs fois évadé des bagnes, était celui qu'ils désignaient comme le plus adroit de tous, en même-temps qu'ils le représentaient comme le plus dangereux. «Il était, écrivaient-ils, d'une intrépidité sans égale, et il ne fallait l'aborder qu'avec des précautions, attendu que, toujours armé jusqu'aux dents, il avait formé la résolution de brûler la cervelle à l'agent de police qui serait assez hardi pour vouloir l'arrêter.»

Les chefs supérieurs de l'administration ne demandaient pas mieux que de délivrer la capitale d'un garnement pareil: leur première idée fut de m'employer à le découvrir; mais les donneurs d'avis ayant fait observer à M. Henry que j'étais trop connu de Fossard et de sa concubine pour ne pas faire manquer une opération si délicate, dans le cas où l'on m'en chargerait, il fut décidé que l'on recourrait au ministère des officiers de paix. On mit donc à leur disposition les renseignements propres à les diriger dans leurs recherches; mais, soit qu'ils ne fussent pas heureux, soit qu'ils ne se souciassent pas de rencontrer Fossard, qui était armé jusqu'aux dents, ce dernier continua ses exploits, et les nombreuses plaintes auxquelles son activité donna lieu annoncèrent que, malgré leur zèle apparent, ces messieurs, suivant leur coutume, faisaient plus de bruit que de besogne.

Il en résulta que le préfet, qui aimait que l'on fit plus de besogne que de bruit, les manda un jour, et leur adressa des reproches qui durent être assez sévères, à en juger par le mécontentement qu'en cette occasion ils ne purent s'empêcher de manifester.

On venait justement de leur laver la tête, lorsqu'il m'arriva, sur le marché Saint-Jean, de faire la rencontre de M. Yvrier, l'un d'entre eux: je le salue; il vient à moi, et, presque bouffi de colère, il m'aborde en me disant: «Ah! vous voilà, monsieur le grand faiseur, vous êtes la cause que nous venons de recevoir des réprimandes au sujet d'un nommé Fossard, forçat évadé, que l'on prétend être à Paris. A entendre M. le préfet, on croirait que dans l'administration il n'est que vous qui soyez capable de quelque chose. Si Vidocq, nous a-t-il dit, eût été envoyé à sa poursuite, nul doute qu'il ne fut depuis long-temps arrêté. Allons, voyons, M. Vidocq, tâchez un peu de le trouver, vous qui êtes si adroit, prouvez que vous avez autant de malice qu'on vous en attribue.»

M. Yvrier était un vieillard, et j'eus besoin de respecter son âge pour ne pas rétorquer avec humeur son impertinente apostrophe. Quoique je me sentisse piqué du ton d'aigreur qu'il prenait en me parlant, je ne me fâchai point, et me contentai de lui répondre que pour le moment je n'avais guère le loisir de m'occuper de Fossard; que c'était une capture que je réservais pour le premier janvier, afin de l'offrir en étrennes à M. le préfet, comme l'année d'auparavant j'avais offert le fameux Delzève.

«Allez votre train, reprit M. Yvrier, irrité de ce persiflage, la suite nous montrera qui vous êtes; un présomptueux, un faiseur d'embarras.» Et il me quitta en murmurant entre ses dents quelques autres qualifications que je ne compris pas.

Après cette scène, j'allai au bureau de M. Henry, à qui je la racontai. «Ah! ils sont courroucés, me dit-il en riant; tant mieux! c'est une preuve qu'ils reconnaissent votre habileté: ces messieurs, je le vois, ajouta M. Henry, sont comme les eunuques du sérail, parce qu'ils ne peuvent rien faire, ils ne veulent pas que les autres fassent.» Il me donna ensuite l'indication suivante:

Fossard demeure à Paris, dans une rue qui conduit de la halle au boulevard, c'est-à-dire à partir de la rue Comtesse-d'Artois jusqu'à la rue Poissonnière, en passant par la rue Montorgueil, et le Petit-Carreau; on ignore à quel étage il habite, mais on reconnaîtra les croisées de son appartement à des rideaux jaunes en soie, et à d'autres rideaux en mousseline brodée. Dans la même maison, reste une petite bossue, couturière de son état, et amie de la fille qui vit avec Fossard.

Le renseignement, ainsi qu'on le voit, n'était pas tellement précis que l'on pût aller droit au but.

Une femme bossue et des rideaux jaunes, avec accompagnement d'autres rideaux de mousseline brodée, n'étaient certes pas faciles à trouver sur un espace aussi vaste que celui que je devais explorer. Sans doute le concours de ces trois circonstances devait s'y présenter plus d'une fois. Combien de bossues, tant vieilles que jeunes, ne compte-t-on pas dans Paris; et puis des rideaux jaunes, qui pourrait les nombrer? En résumé, les données étaient assez vagues: cependant il fallait résoudre le problème. J'essayai si, à force de recherches, mon bon génie ne me ferait pas mettre le doigt sur le bon endroit.

Je ne savais pas trop par où commencer; toutefois, comme je prévoyais que dans mes courses, c'était principalement à des femmes du peuple, c'est-à-dire à des commères, filles ou non, que j'allais avoir à faire, je fus bientôt fixé sur l'espèce de déguisement qu'il me convenait de prendre. Il était évident que j'avais besoin de l'air d'un monsieur bien respectable. En conséquence, au moyen de quelques rides factices, de la queue, du crêpé à frimas, de la grande canne à pomme d'or, du chapeau à trois cornes, des boucles, de la culotte et de l'habit à l'avenant, je me métamorphosai en un de ces bons bourgeois de soixante ans, que toutes les vieilles filles trouvent bien conservé: j'avais tout-à-fait l'aspect et la mise d'un de ces richards du Marais, dont la face rougeaude et engageante accuse l'aisance, et la velléité de faire le bonheur de quelque infortunée sur le retour. J'étais bien sûr que toutes les bossues auraient voulu de moi, et puis j'avais la mine d'un si brave homme, qu'il était impossible que l'on ne se fît pas scrupule de me tromper.

Travesti de la sorte, je me mis à parcourir les rues, le nez en l'air, en prenant note de tous les rideaux de la couleur qui m'était signalée. J'étais si occupé de ce recensement, que je n'entendais et ne voyais rien autour de moi. Si j'eusse été un peu moins cossu, on m'eût pris pour un métaphysicien, ou peut-être pour un poète qui cherche un hémistiche dans la région des cheminées: vingt fois je faillis être écrasé par des cabriolets; de tous côtés j'entendais crier gare! gare! et en me retournant, je me trouvais sous la roue, ou bien encore j'embrassais un cheval: quelquefois aussi, pendant que j'essuyais l'écume dont ma manche était couverte, un coup de fouet m'arrivait à la figure, ou, quand le cocher était moins brutal, c'étaient des gentillesses de la nature de celles-ci: Ote-toi donc, vieux sourdieau; on alla même, je m'en souviens, jusqu'à m'appeler vieux lampion.

Ce n'était pas l'affaire d'un jour, que cette revue des rideaux jaunes; j'en inscrivis plus de cent cinquante sur mon carnet, j'espère qu'il y avait du choix. Maintenant, n'avais-je pas travaillé, comme on dit, pour le roi de Prusse? ne se pouvait-il pas que les rideaux derrière lesquels se cachait Fossard, eussent été envoyés chez le dégraisseur, et remplacés par des rideaux blancs, verts ou rouges? n'importe, si le hasard pouvait m'être contraire, il pouvait aussi m'être favorable. Je pris donc courage, et quoiqu'il soit très pénible pour un sexagénaire de monter et de descendre cent cinquante escaliers, c'est-à-dire de passer et de repasser devant environ sept cent cinquante étages; de devider plus de trente mille marches, ou deux fois la hauteur du Chimboraçao, comme je me sentais bonnes jambes et longue haleine, j'entrepris cette tâche, soutenu par un espoir du même genre que celui qui faisait voguer les Argonautes à la conquête de la Toison d'or. C'était ma bossue que je cherchais: dans ces ascensions, sur combien de carrés n'ai-je pas fait sentinelle pendant des heures entières, dans la persuasion que mon heureuse étoile me la montrerait? L'héroïque don Quichote n'était pas plus ardent à la poursuite de Dulcinée; je frappais chez toutes les couturières, je les examinais toutes les unes après les autres: point de bossues, toutes étaient faites à ravir; ou si, par cas fortuit, elles avaient une bosse, ce n'était point une déviation de la colonne vertébrale, mais l'une de ces exubérances qui peuvent se résoudre à la maternité, ou partout ailleurs, sans le secours de l'orthopédie.

Plusieurs jours se passèrent ainsi, sans que je rencontrasse l'ombre de mon objet; je faisais un métier d'enfer, tous les soirs j'étais échiné, et il fallait recommencer tous les matins. Encore si j'avais osé faire des questions, peut-être quelque ame charitable m'eût-elle mis sur la voie; mais je craignais de me brûler à la chandelle: enfin, fatigué de ce manége, j'avisai à un autre moyen.

J'avais remarqué que les bossues sont en général babillardes et curieuses; presque toujours ce sont elles qui font les propos du quartier, et quand elles ne les font pas, elles les enregistrent pour les besoins de la médisance: rien ne doit se passer qu'elles n'en soient averties. Partant de cette donnée, je fus induit à en conclure que, sous le prétexte de faire sa petite provision, l'inconnue qui m'avait déjà fait faire tant de pas, ne devait pas plus que les autres, négliger de venir tailler la bavette obligée près de la laitière, du boulanger, de la fruitière, de la mercière, ou de l'épicier. Je résolus en conséquence de me mettre en croisière à portée du plus grand nombre possible de ces organes du cancan; et comme il n'est pas de bossue qui, dans la convoitise d'un mari, ne s'attache à faire parade de tous les mérites de la ménagère, je me persuadai que la mienne se levant matin, je devais, pour la voir, arriver de bonne heure sur le théâtre de mes observations: j'y vins dès le point du jour.

J'employai la première séance à m'orienter: à quelle laitière une bossue devait-elle donner la préférence? nul doute, y eût-il un peu plus de chemin à faire, que ce ne fût à la plus bavarde et à la mieux achalandée. Celle du coin de la rue Thévenot me parut réunir cette double condition: il y avait autour d'elle des petits pots pour tout le monde, et au milieu d'un cercle très bien garni, elle ne cessait pas de parler et de servir; les pratiques y faisaient la queue, et vraisemblablement aussi elle faisait la queue aux pratiques; mais ce n'était pas ce qui m'inquiétait; l'important pour moi, c'est que j'avais reconnu un point de réunion, et je me promis bien de ne pas le perdre de vue.

J'en étais à ma seconde séance; aux aguets comme la veille, j'attendais avec impatience l'arrivée de quelque Ésope femelle, il ne venait que de jeunes filles, bonnes ou grisettes à la tournure dégagée, à la taille svelte, au gentil corsage, pas une d'elles qui ne fût droite comme un I; j'en étais au désespoir..... Enfin mon astre paraît à l'horizon: c'est le prototype, la Vénus des bossues, Dieu! qu'elle était jolie, et que la partie la plus sensible de son signalement était admirablement tournée; je ne me lassais pas de contempler cette saillie que les naturalistes auraient dû, je crois, prendre en considération, pour compter une race de plus dans l'espèce humaine; il me semblait voir une de ces fées du moyen âge, pour lesquelles une difformité était un charme de plus. Cet être surnaturel, ou plutôt extra-naturel, s'approcha de la laitière, et après avoir causé quelque temps, comme je m'y étais attendu, elle prit sa crême; c'était du moins ce qu'elle demandait; ensuite elle entra chez l'épicier, puis elle s'arrêta un moment vers la tripière qui lui donna du mou, probablement pour son chat; puis, ses emplettes terminées, elle enfila, dans la rue du Petit-Carreau, l'allée d'une maison dont le rez-de-chaussée était occupé par un marchand boisselier. Aussitôt mes regards se portèrent sur les croisées; mais ces rideaux jaunes après lesquels je soupirais, je ne les aperçus pas. Cependant, faisant cette réflexion, qui s'était déjà présentée à mon esprit, que des rideaux, quelle qu'en soit la nuance, n'ont pas l'inamovibilité d'une bosse de première origine, je projetai de ne pas me retirer sans avoir eu un entretien avec le petit prodige dont l'aspect m'avait tant réjoui. Je me figurais malgré mon désappointement sur l'une des circonstances capitales d'après lesquelles je devais me guider, que cet entretien me fournirait quelques lumières.

Je pris le parti de monter: parvenu à l'entresol, je m'informe à quel étage demeure une petite dame tant soit peu bossue. «C'est de la couturière que vous voulez parler, me dit-on, en me riant au nez.—Oui, c'est la couturière que je demande, une personne qui a une épaule un peu hasardée.» On rit de nouveau, et l'on m'indique le troisième sur le devant. Bien que les voisins fussent très obligeants, je fus sur le point de me fâcher de leur hilarité goguenarde: c'était une véritable impolitesse; mais ma tolérance était si grande, que je leur pardonnai volontiers de la trouver comique, et puis n'étais-je pas un bon homme? je restai dans mon rôle. On m'avait désigné la porte, je frappe, on m'ouvre: c'est la bossue, et après les excuses d'usage sur l'importunité de la visite, je la prie de vouloir bien m'accorder un instant d'audience; ajoutant que j'avais à l'entretenir d'une affaire qui m'était personnelle.

—«Mademoiselle, lui dis-je avec une espèce de solennité, après qu'elle m'eut fait prendre un siége en face d'elle, vous ignorez le motif qui m'amène près de vous, mais quand vous en serez instruite, peut-être que ma démarche vous inspirera quelque intérêt.»

La bossue imaginait que j'allais lui faire une déclaration; le rouge lui montait au visage, et son regard s'animait, bien qu'elle s'efforçât de baisser la vue. Je continuai:

—«Sans doute vous allez vous étonner qu'à mon âge on puisse être épris comme à vingt ans.

—»Eh! monsieur, vous êtes encore vert, me dit l'aimable bossue, dont je ne voulais pas plus long-temps prolonger l'erreur.

—»Je me porte assez bien, repris-je, mais ce n'est pas de cela qu'il s'agit. Vous savez que dans Paris il n'est pas rare qu'un homme et une femme vivent ensemble sans être mariés.

—»Pour qui me prenez-vous? monsieur, me faire une proposition pareille?» s'écria la bossue, sans attendre que j'eusse achevé ma phrase.—La méprise me fit sourire. «Je ne viens point vous faire de proposition, repartis-je; seulement je désire que vous ayez la bonté de me donner quelques renseignements sur une jeune dame qui, m'a-t-on dit, habite dans cette maison avec un monsieur qu'elle fait passer pour son mari.—Je ne connais pas cela, répondit séchement la bossue.—Alors je lui donnai grosso modo le signalement de Fossard et de la demoiselle Tonneau, sa maîtresse.—Ah! j'y suis, me dit-elle, un homme de votre taille et de votre corpulence à peu près, ayant environ de trente à trente-deux ans, beau cavalier; la dame, une brune piquante, beaux yeux, belles dents, grande bouche, des cils superbes, une petite moustache; un nez retroussé, et avec tout cela une apparence de douceur et de modestie. C'est bien ici qu'ils ont demeuré, mais ils sont déménagés depuis peu de temps.» Je la priai de me donner leur nouvelle adresse, et sur sa réponse qu'elle ne la savait pas, je la suppliai en pleurant de m'aider à retrouver une malheureuse créature que j'aimais encore malgré sa perfidie.

La couturière était sensible aux larmes que je répandais; je la vis tout émue, je chauffai de plus en plus le pathétique. «Ah! son infidélité me causera la mort; ayez pitié d'un pauvre mari, je vous en conjure; ne me cachez pas sa retraite, je vous devrai plus que la vie.»

Les bossues sont compatissantes; de plus, un mari est à leurs yeux un si précieux trésor; tant qu'elles ne l'ont pas en leur possession, elles ne conçoivent pas que l'on puisse devenir infidèle: aussi ma couturière avait-elle l'adultère en horreur; elle me plaignit bien sincèrement, et me protesta qu'elle désirerait m'être utile. «Malheureusement, ajouta-t-elle, leur déménagement ayant été fait par des commissionnaires étrangers au quartier, j'ignore complétement où ils sont passés et ce qu'ils sont devenus, mais si vous voulez voir le propriétaire?» La bonne foi de cette femme était manifeste. J'allai voir le propriétaire; tout ce qu'il put me dire, c'est qu'on lui avait payé son terme, et qu'on n'était pas venu aux renseignements.

A part la certitude d'avoir découvert l'ancien logement de Fossard, je n'étais guères plus avancé qu'auparavant. Néanmoins je ne voulus pas abandonner la partie sans avoir épuisé tous les moyens d'enquête. D'ordinaire, d'un quartier à l'autre, les commissionnaires se connaissent; je questionnai ceux de la rue du Petit-Carreau, à qui je me représentai comme un mari trompé, et l'un d'eux me désigna l'un de ses confrères qui avait coopéré à la translation du mobilier de mon rival.

Je vis l'individu qui m'était indiqué, et je lui contai ma prétendue histoire: il m'écouta; mais c'était un malin, il avait l'intention de me faire aller. Je feignis de ne pas m'en apercevoir, et pour le récompenser de m'avoir promis qu'il me conduirait le lendemain à l'endroit où Fossard était emménagé, je lui donnai deux pièces de cinq francs, qui furent dépensées le même jour, à la Courtille, avec une fille de joie.

Cette première entrevue eut lieu le surlendemain de Noël (27 décembre). Nous devions nous revoir le 28. Pour être en mesure au 1er janvier, il n'y avait pas de temps à perdre. Je fus exact au rendez-vous; le commissionnaire, que j'avais fait suivre par des agents, n'eut garde d'y manquer. Quelques pièces de cinq francs passèrent encore de ma bourse dans la sienne; je dus aussi lui payer à déjeûner; enfin il se décida à se mettre en route, et nous arrivâmes tout près d'une jolie maison, située au coin de la rue Duphot et de celle Saint-Honoré. «C'est ici, me dit-il; nous allons voir chez le marchand de vin du bas, s'ils y sont toujours.» Il souhaitait que je le régalasse une dernière fois. Je ne me fis pas tirer l'oreille; j'entrai, nous vidâmes ensemble une bouteille de Beaune, et quand nous l'eûmes achevé, je me retirai avec la certitude d'avoir enfin trouvé le gîte de ma prétendue épouse et de son séducteur. Je n'avais plus que faire de mon guide; je le congédiai, en lui témoignant toute ma reconnaissance; et pour m'assurer que, dans l'espoir de recevoir des deux mains, il ne me trahirait pas, je recommandai aux agents de le veiller de près, et surtout de l'empêcher de revenir chez le marchand de vin. Autant que je m'en souviens, afin de lui en ôter la fantaisie, on le mit à l'ombre: dans ce temps-là, on n'y regardait pas de si près; et puis soyons plus francs: ce fut moi qui le fis coffrer; c'était une juste représaille. «Mon ami, lui dis-je, j'ai remis à la police, un billet de cinq cents francs, destiné à récompenser celui qui me ferait retrouver ma femme. C'est à vous qu'il appartient, aussi vais-je vous donner une petite lettre pour aller le toucher.» Je lui donnai en effet la petite lettre qu'il porta à M. Henri. «Conduisez monsieur à la caisse,» commanda ce dernier à un garçon de bureau; et la caisse était la chambre Sylvestre, c'est-à-dire le dépôt, où mon commissionnaire eût le temps de revenir de sa joie.

Il ne m'était pas encore bien démontré que ce fût la demeure de Fossard qui m'avait été indiquée. Cependant je rendis compte à l'autorité de ce qui s'était passé, et, à toute échéance, je fus immédiatement pourvu du mandat nécessaire pour effectuer l'arrestation. Alors le richard du Marais se changea tout-à-coup en charbonnier, et dans cette tenue, sous laquelle, ni ma mère ni les employés de la préfecture qui me voyaient le plus fréquemment, ne surent pas me deviner, je m'occupai à étudier le terrain sur lequel j'étais appelé à manœuvrer.

Les amis de Fossard, c'est-à-dire ses dénonciateurs, avaient recommandé de prévenir les agents chargés de l'arrêter, qu'il avait toujours sur lui un poignard et des pistolets dont un à deux coups était caché dans un mouchoir de batiste, qu'il tenait constamment à la main. Cet avis nécessitait des précautions; d'ailleurs, d'après le caractère connu de Fossard, on était convaincu que, pour se soustraire à une condamnation pire que la mort, un meurtre ne lui coûterait rien. Je voulus faire en sorte de ne pas être victime, et il me sembla qu'un moyen de diminuer considérablement le danger était de s'entendre à l'avance avec le marchand de vin dont Fossard était le locataire. Ce marchand de vin était un brave homme[5], mais la police a si mauvaise renommée, qu'il n'est pas toujours aisé de déterminer les honnêtes gens à lui prêter assistance. Je résolus de m'assurer de sa coopération en le liant par son propre intérêt. J'avais déjà fait quelques séances chez lui sous mes deux déguisements, et j'avais eu tout le loisir de prendre connaissance des localités, et de me mettre au courant du personnel de la boutique; j'y revins sous mes habits ordinaires, et, m'adressant au bourgeois, je lui dis que je désirais lui parler en particulier. Il entra avec moi dans un cabinet, et là je lui tins à peu-près ce discours: «Je suis chargé de vous avertir de la part de la police que vous devez être volé, le voleur qui a préparé le coup, et qui peut-être doit l'exécuter lui-même, loge dans votre maison, la femme qui vit avec lui vient quelquefois s'installer dans votre comptoir, auprès de votre épouse, et c'est en causant avec elle, qu'elle est parvenue à se procurer l'empreinte de la clef qui sert à ouvrir la porte par laquelle on doit s'introduire. Tout a été prévu: le ressort de la sonnette destinée à vous avertir, sera coupé avec des cisailles, pendant que la porte sera encore entre-baillée. Une fois dedans, on montera rapidement à votre chambre, et si l'on redoute le moins du monde votre réveil, comme vous avez affaire à un scélérat consommé, je n'ai pas besoin de vous expliquer le reste.—On nous escofiera,» dit le marchand de vin effrayé; et il appela aussitôt sa femme pour lui faire part de la nouvelle. «Eh bien! ma chère amie, fiez-vous donc au monde! cette madame Hazard, à qui l'on donnerait le bon Dieu sans confession, est-ce qu'elle ne veut pas nous faire couper le cou? Cette nuit même, on doit venir nous égorger.—Non, non, dormez tranquilles, repris-je, ce n'est pas pour cette nuit: la recette ne serait pas assez bonne; on attend que les Rois soient passés; mais si vous êtes discrets, et que vous consentiez à me seconder, nous y mettrons bon ordre.»

Madame Hazard était la demoiselle Tonneau, qui avait pris ce nom le seul sous lequel Fossard fût connu dans la maison; j'engageai le marchand de vin et sa femme, qui étaient épouvantés de ma confidence, à accueillir les locataires dont je leur avais révélé le projet, avec la même bienveillance que de coutume. Il ne faut pas demander s'ils furent tout disposés à me servir. Il fut convenu entre nous que, pour voir passer Fossard et être plus à même d'épier l'occasion de le saisir, je me cacherais dans une petite pièce au bas d'un escalier.

Le 29 décembre, de grand matin, je vins m'établir à ce poste; il faisait un froid excessif; la faction fut longue, et d'autant plus pénible que nous étions sans feu; immobile et l'œil collé contre un trou pratiqué dans le volet, il s'en fallait que je fusse à mon aise. Enfin, vers les trois heures, il sort, je le suis: c'est bien lui; jusqu'alors il m'était resté quelques doutes. Certain de l'identité, je veux sur-le-champ mettre le mandat à exécution, mais l'agent qui m'accompagne prétend avoir aperçu le terrible pistolet: afin de vérifier le fait, je précipite ma marche, je dépasse Fossard, et, revenant sur mes pas, j'ai le regret de voir que l'agent ne s'est pas trompé. Tenter l'arrestation, c'eût été s'exposer, et peut-être inutilement. Je me décidai donc à remettre la partie, et en me rappelant que quinze jours auparavant, je m'étais flatté de ne livrer Fossard que le 1er janvier, je fus presque satisfait de ce retard; jusque-là je ne devais point me relâcher de ma surveillance.

Le 31 décembre, à onze heures, au moment où toutes mes batteries étaient dressées, Fossard rentre; il est sans défiance, il monte l'escalier en fredonnant; vingt minutes après, la disparition de la lumière indique qu'il est couché: voici le moment propice. Le commissaire et des gendarmes avertis par mes soins attendaient au plus prochain corps-de-garde que je les fisse appeler: ils s'introduisent sans bruit, et aussitôt commence une délibération sur les moyens de s'emparer de Fossard, sans courir le risque d'être tué ou blessé; car on était persuadé qu'à moins d'une surprise, ce brigand se défendrait en déterminé.

Ma première pensée fut de ne pas agir avant le jour. J'étais informé que la compagne de Fossard descendait de très bonne heure pour aller chercher du lait; on se fût alors saisi de cette femme, et après lui avoir enlevé sa clef, on serait entré à l'improviste dans la chambre de son amant; mais ne pouvait-il pas arriver que, contre son habitude, celui-ci sortît le premier? cette réflexion me conduisit à imaginer un autre expédient.

La marchande de vin, pour qui, suivant ce que j'avais appris, M. Hazard était plein de prévenances, avait près d'elle un de ses neveux: c'était un enfant de dix ans, assez intelligent pour son âge, et d'autant plus précoce dans le désir de gagner de l'argent, qu'il était normand. Je lui promis une récompense, à condition que sous prétexte d'indisposition de sa tante, il irait prier madame Hazard de lui donner de l'eau de Cologne. J'exerçai le petit bonhomme à prendre le ton piteux qui convient en pareille circonstance, et quand je fus content de lui, je me mis en devoir de distribuer les rôles. Le dénouement approchait: je fis déchausser tout mon monde, et je me déchaussai moi-même, afin de ne pas être entendu en montant. Le petit bonhomme était en chemise; il sonne, on ne répond pas; il sonne encore: «Qui est là? demanda-t-on.—C'est moi, madame Hazard; c'est Louis; ma tante se trouve mal et vous prie de lui donner un peu d'eau de Cologne: elle se meurt! j'ai de la lumière.»

La porte s'ouvre; mais à peine la fille Tonneau se présente, deux gendarmes vigoureux l'entraînent en lui posant une serviette sur la bouche pour l'empêcher de crier. Au même instant, plus rapide que le lion qui se jette sur sa proie, je m'élance sur Fossard; stupéfait de l'événement, et déjà lié, garotté dans son lit, il est mon prisonnier, qu'il n'a pas eu le temps de faire un seul geste, de proférer un seul mot: son étonnement fut si grand, qu'il fut près d'une heure avant de pouvoir articuler quelques paroles. Quand on eut apporté de la lumière, et qu'il vit mon visage noirci, et mes vêtements de charbonnier, il éprouva un tel redoublement de terreur que je pense qu'il se crut au pouvoir du Diable. Revenu à lui, il songea à ses armes, ses pistolets, son poignard, qui étaient sur la table de nuit, son regard se porta de ce côté, il fit un soubresaut, mais ce fut tout: réduit à l'impuissance de nuire, il fut souple et se contenta de ronger son frein.

Perquisition fut faite au domicile de ce brigand réputé si redoutable, on y trouva une grande quantité de bijoux, des diamants et une somme de huit à dix mille francs. Pendant que l'on procédait à la recherche, Fossard ayant repris ses esprits me confia que sous le marbre du somno, il y avait encore dix billets de mille francs: prends-les, me dit-il, nous partagerons ou plutôt tu garderas pour toi ce que tu voudras. Je pris en effet les billets comme il le désirait. Nous montâmes en fiacre et bientôt nous arrivâmes au bureau de M. Henry, où les objets trouvés chez Fossard furent déposés. On les inventoria de nouveau; lorsqu'on vint au dernier article: «Il ne nous reste plus qu'à clore le procès-verbal, dit le commissaire, qui m'avait accompagné pour la régularité de l'expédition.—Un moment, m'écriai-je, voici encore dix mille francs que m'a remis le prisonnier.» Et j'exhibai la somme, au grand regret de Fossard, qui me lança un de ces coups d'œil, dont le sens est: voilà un tour que je ne te pardonnerai pas.

Fossard débuta de bonne heure dans la carrière du crime. Il appartenait à une famille honnête, et avait même reçu une assez bonne éducation. Ses parents firent tout ce qui dépendait d'eux pour l'empêcher de s'abandonner à ses inclinations vicieuses. Malgré leurs conseils, il se jeta à corps perdu dans la société des mauvais sujets. Il commença par voler des objets de peu de valeur; mais bientôt ayant pris goût à ce dangereux métier et rougissant sans doute d'être confondu avec les voleurs ordinaires, il adopta ce que ces messieurs appellent un genre distingué. Le fameux Victor Desbois et Noël aux bésicles, que l'on compte encore aujourd'hui parmi les notabilités du bagne de Brest, étaient ses associés: ils commirent ensemble les vols qui ont motivé leur condamnation à perpétuité. Noël, à qui son talent de musicien et sa qualité de professeur de piano, donnaient accès dans une foule de maisons riches, y prenait des empreintes, et Fossard se chargeait ensuite de fabriquer les clefs. C'était un art dans lequel il eût défié les Georget, et tous les serruriers mécaniciens du globe. Point d'obstacles qu'il ne vînt à bout de vaincre: les serrures les plus compliquées, les secrets les plus ingénieux et les plus difficiles à pénétrer ne lui résistaient pas long-temps.

On conçoit quel parti devait tirer d'une si pernicieuse habileté, un homme qui avait en outre tout ce qu'il faut pour s'insinuer dans la compagnie des honnêtes gens et y faire des dupes; ajoutez qu'il avait un caractère dissimulé et froid, et qu'il alliait le courage à la persévérance. Ses camarades le regardaient comme le prince des voleurs; et de fait, parmi les grinches de la haute pègre, c'est-à-dire, dans la haute aristocratie des larrons, je n'ai connu que Cognard, le prétendu Pontis, comte de Sainte-Hélène, et Jossas, dont il est parlé dans le premier volume de ces Mémoires, qui puissent lui être comparés.

Depuis que je l'ai fait réintégrer au bagne, Fossard a fait de nombreuses tentatives pour s'évader. Des forçats libérés qui l'ont vu récemment, m'ont assuré qu'il n'aspirait à la liberté que pour avoir le plaisir de se venger de moi. Il s'est, dit-on, promis de me tuer. Si l'accomplissement de ce dessein dépendait de lui, je suis bien sûr qu'il tiendrait parole, ne fût-ce que pour donner une preuve d'intrépidité. Deux faits que je vais rapporter donneront une idée de l'homme.

Un jour Fossard était en train de commettre un vol dans un appartement situé à un deuxième étage: ses camarades qui faisaient le guet à l'extérieur, eurent la maladresse de laisser monter le propriétaire, qu'ils n'avaient sans doute pas reconnu: celui-ci met la clef dans la serrure, ouvre, traverse plusieurs pièces, arrive dans un cabinet et voit le voleur en besogne: il veut le saisir; mais Fossard se mettant en défense, lui échappe; une croisée est ouverte devant lui, il s'élance, tombe dans la rue sans se faire de mal, et disparaît comme l'éclair.

Une autre fois, pendant qu'il s'évade, il est surpris sur les toits de Bicêtre; on lui tire des coups de fusil; Fossard, que rien ne saurait déconcerter, continue de marcher sans rallentir ni presser le pas, et parvenu au bord du côté de la campagne, il se laisse glisser. Il y avait de quoi se rompre le coup cent fois, il n'eut pas la moindre blessure, seulement la commotion fut si forte que tous ses vêtements éclatèrent.

CHAPITRE XXXI.

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