Mémoires du duc de Rovigo, pour servir à l'histoire de l'empereur Napoléon, Tome 1
CHAPITRE X.
Prise par les Anglais d'un convoi expédié pour Saint-Jean-d'Acre.—Siége de Saint-Jean-d'Acre.—Retraite.—Le général Bonaparte à l'hôpital des pestiférés de Jaffa.—Débarquement de l'armée turque.—Bataille d'Aboukir.
Le général Bonaparte, dont la prévoyance embrassait toutes les difficultés, avait fait partir d'Alexandrie un convoi de bâtimens sur lesquels il avait fait embarquer la grosse artillerie, ainsi que des outils du génie; il était escorté par deux vieilles frégates qui étaient parties de Toulon comme bâtimens de transport, et avaient été réarmées à Alexandrie depuis la défaite de notre escadre. Tout ce qui devait être employé au siége de Saint-Jean-d'Acre était sur ce convoi, ainsi que beaucoup de fusils. Cette petite flotte, d'une valeur inappréciable dans cette circonstance, fit route le long des côtes d'Égypte et de Syrie. Elle était prévenue qu'il y avait deux vaisseaux anglais dans ces parages; mais comme les bâtimens qui la composaient tiraient peu d'eau, ils pouvaient serrer la côte de très près et s'y mettre à l'abri toutes les fois qu'ils n'auraient pas trouvé les troupes françaises maîtresses d'un des petits ports de cette côte, dans lequel ils devaient entrer.
La fatalité voulut que tout ce convoi fût commandé par un officier d'une intelligence au-dessous du médiocre, et qu'arrivé à la pointe du Mont-Carmel, il n'osa pas, ou du moins il négligea de faire reconnaître le port de Caïpha, dont il n'était qu'à trois lieues, craignant de le trouver occupé par les Turcs, tandis que nous y étions déjà. Il hésita, et dans cette perplexité il préféra, en restant au large, s'exposer à être pris par les Anglais que par les Turcs, que son imagination lui faisait voir partout. Il tomba effectivement au pouvoir des Anglais avec tout son convoi, et cette faute, qu'on ne sait comment qualifier, eut une influence immense sur l'avenir.
Il n'y avait pas à reculer, et il fallut faire le siége de la place avec les moyens qu'offrait l'artillerie de l'armée.
On en fit la circonvallation, on ouvrit la tranchée, et à force de zèle on parvint à faire brèche; on livra jusqu'à dix assauts à cette misérable bicoque, dans laquelle on pénétra plusieurs fois, mais d'où l'on fut toujours repoussé avec de grandes pertes; les Turcs, si terribles quand ils sont derrière des murs, se défendaient d'autant mieux, qu'ils voyaient bien que nos moyens d'attaque n'étaient pas en proportion avec ceux de leur défense; et de plus ils étaient dirigés par un officier d'artillerie français que les Anglais avaient débarqué dans la place pour présider à sa défense.
Cette résistance inattendue, et le temps que l'on avait dépensé à cette opération, avaient un peu altéré la haute opinion que les peuples s'étaient formée de ce qu'ils allaient voir.
Leurs communications avec nous se refroidirent d'abord; peu à peu les vivres devinrent rares, et les désordres arrivèrent à la suite des besoins.
Les Druzes et les Mutualis étaient retournés chez eux, et enfin, l'audacieuse insolence des Arabes vagabonds s'étant accrue, il fallut détacher des corps entiers pour couvrir une plus grande surface de pays, et y chercher des vivres pour l'armée. Ces corps furent vivement attaqués et harcelés par des essaims de population; le général Bonaparte fut obligé de marcher lui-même pour dégager Kléber au Mont-Thabor, et le général Junot à Nazareth, en sorte que les détachemens n'obtenant pas ce que l'on s'était proposé en les faisant marcher, on les fit rentrer.
La disette ne tarda pas à se faire sentir, et, pour comble de malheur, la peste se mit dans l'armée.
Dans une situation aussi grave, il ne restait au général Bonaparte aucune chance de mener son opération à bonne fin: il ne pouvait, au contraire, que perdre son armée, s'il ne se hâtait pas de la ramener en Égypte.
Une autre considération le détermina encore à abandonner son premier projet; nous approchions de la saison pendant laquelle les débarquemens sont faciles en Égypte, où la côte, partout très basse, oblige les vaisseaux de mouiller fort loin, et comme dans cette position ils ne peuvent tenir contre la violence des vents de l'arrière-saison, il n'y a qu'en été qu'ils peuvent rester à ce mouillage. Pendant son séjour en Syrie, le général Bonaparte avait appris qu'une expédition se préparait dans les ports de l'Archipel: il était donc très prudent de se trouver en Égypte au moment de son arrivée.
On se mit en marche pour y revenir après avoir fait embarquer tous les malades, ainsi que les blessés, qui arrivèrent sans accident à Damiette.
L'hôpital n'était pas évacué en entier par une foule de soldats, que le nom, plus encore que la gravité de la maladie tenait dans les angoisses. Le général Bonaparte résolut de les rendre à leur énergie naturelle. Il alla les visiter, leur reprocha de se laisser abattre, de céder à de chimériques terreurs; et, pour les convaincre par une preuve péremptoire, il fit découvrir le bubon tout sanglant de l'un d'entre eux, et le pressa lui-même avec la main. Cet acte d'héroïsme rappela la confiance parmi les malades; ils ne se crurent plus désespérés. Chacun recueillit ce qui lui restait de forces, et se disposa à quitter un lieu d'où, un instant auparavant, il n'espérait plus sortir. Un grenadier, chez qui le mal avait fait plus de ravages, avait peine à se détacher de son grabat. Le général l'aperçut, et lui adressa quelques paroles propres à le stimuler. «Vous avez raison, mon général, reprit le brave, vos grenadiers ne sont pas faits pour mourir à l'hôpital.» Touché du courage que montraient ces malheureux, épuisés par leur anxiété autant que par la maladie, le général Bonaparte ne voulut pas les quitter qu'il ne les vît tous placés sur les chameaux et les transports dont l'armée disposait. Ces moyens furent insuffisans: il requit les chevaux des officiers, livra les siens; et, observant qu'un de ceux-ci manquait, il fit chercher le palefrenier, qui le gardait pour son maître, et hésitait à le livrer. Le général, impatienté de cet excès de zèle, laissa échapper un geste menaçant; l'écurie entière fut employée au service des malades. C'est cependant cet acte si magnanime que la perversité humaine s'est plue à travestir. Je suis honteux de revenir sur cette atroce calomnie; mais celui dont la simple assertion a suffi pour l'accréditer, n'a pu la détruire par son désaveu. Il faut bien se résoudre à montrer combien elle est absurde. Je ne veux pas me prévaloir de la pénurie de médicamens où l'immoralité d'un pharmacien plongea l'armée, ni de l'indignation à laquelle s'abandonna le général Bonaparte, lorsqu'il apprit que ce malheureux, au lieu d'employer ses chameaux au transport des préparations pharmaceutiques, les avait chargés de comestibles sur lesquels il espérait bénéficier. C'est un fait connu de l'armée entière, que la nécessité où l'on fut réduit de se servir de racines pour suppléer l'opium. Mais, quand cette substance eût été aussi abondante qu'elle l'était peu, quand le général Bonaparte eût eu dessein de recourir à l'expédient qu'on lui attribue, où trouver un homme assez déterminé, assez altéré de crimes, pour aller desserrer la mâchoire de cinquante malheureux prêts à rendre l'âme, afin de les gorger d'une préparation mortelle? Le voisinage d'un pestiféré faisait pâlir le plus intrépide; le coeur le plus ardent n'osait secourir son ami dès qu'il était atteint, et l'on veut que ce que les passions les plus nobles n'osaient tenter, une fureur brutale l'ait exécuté; qu'il y ait eu un être assez sauvage, assez forcené, pour se résoudre à périr lui-même, afin de goûter la satisfaction de donner la mort à cinquante moribonds qu'il ne connaît pas, dont il n'a pas à se plaindre! La supposition est absurde, digne seulement de ceux qui la reproduisent, malgré le désaveu de son auteur.
Je reviens aux pestiférés. Ils suivirent les traces de l'armée, tinrent la même route, et campèrent constamment à quelque distance de ses bivouacs. Le général Bonaparte faisait dresser chaque soir sa tente auprès d'eux, et ne passait pas un jour sans les visiter et les voir défiler au moment du départ. Ces soins généreux furent couronnés du plus heureux succès. La marche, la transpiration, et surtout l'espérance à laquelle le général les avait rendus, dissipèrent complétement la maladie. Tous arrivèrent au Caire parfaitement rétablis.
L'armée était exténuée; la traversée, les fatigues de la campagne, avaient épuisé ses forces; elle rentra en Égypte dans un dénûment complet: mais les besoins avaient été prévus, une nourriture abondante, le repos, des vêtemens commodes, lui eurent bientôt fait oublier jusqu'au souvenir de ce qu'elle avait souffert.
Le général Bonaparte, de retour au Caire, chercha à s'assurer de l'état où était la France. Il avait eu, au moment de se mettre en route pour la Syrie, de fâcheux aperçus sur sa situation militaire et politique. MM. Hamelin et Livron, qui arrivaient des côtes d'Italie avec un chargement de vin et de vinaigre, avaient traversé l'Archipel, et avaient vu la flotte russe qui pressait Corfou; ils avaient même relâché à Raguse, où ils avaient été obligés de changer de bâtiment. Le capitaine avec lequel ils avaient d'abord traité refusait d'aller jusqu'en Égypte, de crainte que son navire ne fût confisqué, attendu qu'il était dalmate, et que l'Autriche était de nouveau en guerre avec la France. Ils avaient fait connaître au général la marche de Suwarow, lui avaient appris qu'en effet Bruix avait pénétré dans la Méditerranée, mais que l'armée d'Italie n'avait pu lui fournir les troupes qu'il désirait prendre à bord avant de faire route pour l'Égypte; il avait gagné Cadix, s'était fait suivre par la flotte espagnole, et l'avait conduite à Brest, où le Directoire, peu rassuré par les protestations de Charles IV, la retenait en otage.
Ce triste état de choses, qui lui fut confirmé par les journaux que les Anglais jetaient à la côte, affecta vivement le général en chef. Nous avions perdu l'Italie; Corfou avait succombé; nous étions battus sur le Rhin comme sur l'Adige; la fortune nous avait trahis sur tous les points. Pour comble de maux, les revers avaient engendré la discorde. Les Conseils attaquaient le Directoire, le Directoire poursuivait les Conseils; la France, déchirée par les factions, était sur le point de devenir la proie de l'étranger.
Ce fut dans cet état d'obscurité que l'horizon politique se présenta à son esprit, dans les premiers jours de sa rentrée au Caire. Son esprit était livré à toutes sortes de conjectures, lorsque, vingt-deux jours après son retour de Syrie, on signala à Alexandrie l'apparition de la flotte turque, escortant un nombreux convoi de bâtimens de transport, lesquels étaient aussi accompagnés par les deux mêmes vaisseaux anglais qui, sous les ordres de sir Sidney Smith, avaient aidé à la défense de Saint-Jean-d'Acre.
Le général Bonaparte ne fut point surpris de cette nouvelle: il avait prévu l'événement, et n'avait laissé les troupes au Caire que le temps nécessaire pour se ravitailler en revenant de Syrie; puis il les avait rapprochées de la côte. Il avait poussé la prévoyance jusqu'à prévenir le général Desaix de ce qu'il croyait devoir infailliblement arriver, et lui avait donné ordre de tenir sa division prête à marcher.
Aussitôt qu'il eut avis de l'apparition de la flotte turque devant Alexandrie, il avait envoyé au général Desaix un deuxième ordre pour que, sans perdre un moment, il fît descendre sa division jusque dans une position qu'il lui indiquait entre le Caire et Alexandrie. Il partit lui-même du Caire en toute hâte, pour venir se mettre à la tête des troupes qu'il venait de faire sortir de leurs cantonnemens, et se diriger sur la côte.
Pendant que le général Bonaparte faisait ces dispositions, et qu'il descendait lui-même du Caire, les troupes que portait la flotte turque avaient mis pied à terre, et s'étaient emparées du fort d'Aboukir, ainsi que d'une redoute placée en arrière de ce village, laquelle aurait dû être achevée depuis six mois, et qu'au contraire on avait tellement négligée, que l'on pouvait y entrer à cheval par les brèches et les éboulemens de terre qui se trouvaient sur toutes ses faces.
Les Turcs avaient presque détruit les faibles garnisons qui occupaient ces deux points militaires, lorsque le général Marmont, qui commandait à Alexandrie, vint à leur secours. Ce général, voyant les deux postes au pouvoir des Turcs, retourna s'enfermer dans Alexandrie, où l'armée turque aurait probablement été le bloquer, sans l'arrivée du général Bonaparte avec son armée. Il gronda fort en voyant le fort et la redoute pris; mais, au fond, il ne blâma pas la rentrée de Marmont dans Alexandrie: il aurait été bien autrement en colère, s'il avait trouvé cette place importante compromise par l'emploi qui aurait été fait de la garnison à disputer un peu de désert à l'armée turque.
Le général Bonaparte arriva le soir avec ses guides et les dernières troupes de l'armée, et fit attaquer les Turcs le lendemain. Dans cette bataille comme dans les précédentes, l'attaque, le combat et la déroute furent l'affaire d'un instant et le résultat d'un seul mouvement de la part de nos troupes. Toute l'armée turque se jeta à la nage pour regagner ses vaisseaux, laissant sur le rivage tout ce qu'elle y avait débarqué.
Les marins anglais eurent l'inhumanité de tirer sur ces troupeaux de malheureux, qui, avec leurs larges vêtemens, essayaient de traverser à la nage les deux lieues de mer qui les séparaient de leurs vaisseaux, où presque pas un seul n'arriva.
Pendant que cela se passait sur le bord de la mer, un pacha, avec une troupe d'environ trois mille hommes, quittait le champ de bataille pour se jeter dans le fort d'Aboukir: la soif, qui ne tarda pas à s'y faire sentir, les obligea, au bout de huit jours, à se rendre à discrétion au général Menou, qui avait été laissé sur le terrain pour terminer les opérations concernant l'armée turque qui venait d'être détruite.
Ces trois mille prisonniers étaient des hommes superbes; on les employa aux travaux d'Alexandrie et de Damiette (c'est-à-dire de Lesbé), plus sur la rive droite du Nil, entre Damiette et la mer, en face de l'emplacement où était la Damiette qui fut prise par les croisés, et de laquelle nous ne vîmes point de traces.
Le général Desaix était encore au-dessus du Caire avec sa division, lorsqu'il reçut la lettre par laquelle le général Bonaparte lui faisait part de l'issue heureuse de la bataille; et comme le général Desaix lui avait marqué chaque soir le lieu où il couchait, le général Bonaparte avait pu juger que, s'il avait eu besoin de sa division, elle n'aurait pas été à sa portée; en sorte que, dans sa lettre, il grondait un peu le général Desaix.
Un courrier arabe, expédié du champ de bataille le soir même de l'action, nous joignit la nuit dans un bivouac, près de Bénézeh, fort au-dessus du Caire (au moins vingt-cinq lieues), ce qui donnait encore plus de fondement aux reproches adressés par le général Bonaparte.
Le général Desaix n'était pas, de son côté, sans excuse. L'ordre de mettre sa division en marche lui était parvenu lorsqu'elle était disloquée, et en partie répandue en colonnes mobiles qui parcouraient la province pour la rentrée de l'impôt; il avait fallu rassembler tous ces détachemens avant de se mettre en marche, ou bien s'exposer à n'amener qu'une partie de ses troupes, si la concentration de ces détachemens avait été abandonnée à l'arbitraire de leurs commandans respectifs. Le général Bonaparte ne voulait pas se contenter de toutes ces bonnes raisons, et il gronda encore plus fort, sans que cela altérât en rien la haute estime et l'amitié qu'il a constamment témoignées au général Desaix.
CHAPITRE XI.
Perte de plusieurs officiers distingués.—Ouvertures de Sidney Smith.—Nouvelles désastreuses de France.—Le général Bonaparte se dispose à quitter l'Égypte:—son départ.
Après la bataille d'Aboukir, l'armée devait compter sur quelques mois de repos. Elle fut effectivement renvoyée dans les cantonnemens qu'elle occupait auparavant, et le général Bonaparte, avant de remonter au Caire, alla visiter Alexandrie, qu'il n'avait pas encore revue depuis son arrivée en Égypte.
Il avait fait de grandes pertes en officiers d'un rare mérite; le général Caffarelli-Dufalga, qui commandait le génie, était mort au siége de Saint-Jean-d'Acre, à la suite d'une amputation d'un bras; il avait déjà perdu une jambe à l'armée de Sambre-et-Meuse. Le général Dommartin, qui commandait l'artillerie de l'armée, venait d'être tué en descendant du Caire à Rosette, par le Nil; et enfin, il venait de perdre à Aboukir le colonel du génie Crétin, qui avait fortifié Alexandrie, et qu'il destinait à remplacer le général Caffarelli. Mais le choix des officiers qui faisaient partie de cette armée avait été tellement soigné, que ces pertes pouvaient encore facilement se réparer.
La flotte turque avait levé l'ancre pour s'en retourner à
Constantinople, et il ne restait devant Alexandrie que les deux
vaisseaux anglais le Tigre et le Thésée, commandés par sir Sidney
Smith.
Le dernier de ces deux vaisseaux avait sur son pont quatre-vingts bombes, reste de celles qu'il faisait lancer sur nous à Saint-Jean-d'Acre, lorsque, par une cause que l'on n'a pas connue, ces quatre-vingts bombes prirent feu, et éclatèrent toutes à la fois pendant que le vaisseau était à la voile; il y eut vingt hommes de tués à bord, et le pont du vaisseau fut tellement maltraité, que l'on fut obligé de l'envoyer à Chypre pour le réparer, en sorte qu'il ne restait plus devant Alexandrie que le Tigre, monté par sir Sidney Smith. Celui-ci, voyant le mauvais succès qu'avait eu l'expédition turque, cherchait un stratagème pour faire sortir l'armée française d'Égypte. Il commença par ouvrir le premier des communications avec le général commandant à Alexandrie, en lui renvoyant quelques prisonniers français, qu'il avait mis à son bord après les avoir effectivement sauvés du damas des Turcs. Il était sans doute bien aise qu'on le sût; on lui adressa les remercîmens que méritait son procédé généreux. Comme on avait été en aigreur avec lui pendant toute la campagne de Syrie, on n'était pas fâché de rencontrer l'occasion de revenir à de meilleurs termes. Il avait, au reste, donné l'exemple du retour à la modération.
Cette première communication fut suivie d'une seconde; il envoya à Alexandrie son propre secrétaire, sous le prétexte de remettre au général Bonaparte des lettres à son adresse, qui avaient été trouvées à bord d'un bâtiment récemment capturé. À ces lettres, il avait joint une liasse de journaux d'assez fraîche date, dans lesquels on rendait compte des désastres éprouvés en Italie, par nos armées sous le commandement du général Schérer.
Sidney Smith, en portant ces détails à la connaissance du général Bonaparte, espérait faire naître en lui le désir de transporter son armée au secours de l'Italie, et voulait peut-être se faire une page d'histoire, en ouvrant des négociations sur cette base; mais il avait affaire à quelqu'un qui ne pouvait pas manquer d'apercevoir le piége, de quelque couleur qu'on eût pris soin de l'envelopper.
Néanmoins l'idée ne fut point rejetée, par cela même qu'elle était déraisonnable, et que l'on pouvait toujours trouver un prétexte pour l'abandonner. On fit si bien, que le secrétaire du commodore resta persuadé qu'il pourrait reparler de cette proposition, et qu'il donna dans le piége, tandis qu'il était venu lui-même pour en tendre un autre. Il revint plusieurs fois à Alexandrie pendant le séjour qu'y fit le général Bonaparte; et, lorsqu'on lui eut arraché tous les détails qu'il importait de connaître sur le nouvel état de guerre survenu en Europe, le général Bonaparte le congédia, prétextant des affaires qui exigeaient sa présence au Caire, et le besoin d'aller visiter la Haute-Égypte, ajournant ainsi à son retour les propositions du commodore. Il repartit pour le Caire, en faisant parler très haut de son voyage dans la Haute-Égypte, où il dirigea même quelques personnes dont il avait déclaré vouloir se faire précéder.
Avant de quitter Alexandrie, où il venait d'acquérir le complément des détails de l'état de l'Europe, il remarquait une coïncidence parfaite avec ceux que lui avaient apportés MM. Hamelin et Livron. Il ne pouvait plus douter de ce qui allait arriver, soit en France ou en Égypte, si elle n'était pas secourue.
Les obstacles qu'il n'avait pu vaincre en Syrie ne lui avaient laissé aucune illusion sur ce qu'il pourrait entreprendre avec sa petite armée, et il avait ajourné jusqu'à l'arrivée de nouveaux renforts l'exécution de la seconde partie de son projet, qui était d'étendre sa puissance en Palestine, de marcher à Byzance et de commencer la révolution d'Orient.
Les détails qu'il venait d'apprendre sur l'état de l'Europe ne lui laissaient plus entrevoir la possibilité d'être secouru.
L'Italie étant entièrement perdue, ce n'était plus que de Toulon qu'on aurait pu lui expédier des renforts, en supposant que le Directoire eût voulu lui en envoyer, ce qui était au moins douteux. Dans tous les cas, il était devenu plus facile aux Anglais de les arrêter.
Par les journaux, il voyait la France en proie aux troubles civils et au moment de succomber. Les feuilles publiques n'étaient pleines que de projets révolutionnaires, tels que la loi sur les otages, l'emprunt forcé, etc., etc.; en un mot, la désorganisation paraissait tout menacer.
Ces nouvelles avaient six semaines de date quand il les lisait; et, comme en révolution on ne s'arrête pas, il calculait les progrès que le mal avait dû faire jusqu'au moment où il en prenait connaissance. Son coeur était bourrelé en lisant les désastres inconcevables de l'armée d'Italie, en apprenant que les Russes traversaient les Alpes pour venir en France, où ils eussent pénétré sans la bataille de Zurich, qui fut livrée depuis.
Il voyait son ouvrage détruit dans la dissolution de la république cisalpine. Les troupes françaises, qui jadis couvraient la surface de l'Italie, étaient renfermées dans le territoire de Gênes; la Vendée, en se rallumant avec plus de fureur que jamais, et faisant ses excursions jusqu'aux portes de Paris, avait amené de sanglantes représailles, et la terreur commençait à se réorganiser dans l'intérieur.
La fortune publique était menacée d'être anéantie par des mesures désastreuses conseillées et exécutées par cette foule de vampires qui, sous le masque de l'intérêt national, ont un besoin continuel de désordres pour dévorer à leur aise les fortunes particulières avec les revenus publics. Le Directoire était dans l'atmosphère de tous ces hommes, véritable fléau pour un État qui a le malheur d'en être affligé.
À la vue de ce triste tableau, sa pensée se reporta sur lui-même, et il trouva dans son coeur ce sentiment patriotique qui porte l'homme supérieur au dévoûment. Il s'étonna que, parmi tant de généraux célèbres qu'il avait laissés en France, il n'y en eût pas un dont on lût le nom ailleurs qu'à côté d'un malheur public.
Il pensa qu'autant les membres du Directoire avaient pu désirer de l'éloigner lorsque sa présence ne leur rappelait que des services glorieux dont le souvenir les importunait, autant ils devaient désirer son retour, quand les désastres qui les avaient assaillis depuis son absence les avaient forcés de le reconnaître peut-être comme le seul homme qui pût prévenir la ruine de la France, et rallier à sa gloire tous les partis qui divisaient la république, prête à se dissoudre.
La situation de l'Égypte lui permettait d'ailleurs de s'en absenter; il l'avait mise sur un pied de défense redoutable, usant, pour remplir les vides que la guerre et les maladies avaient faits dans les cadres, de toutes les ressources que lui offraient les circonstances. Non seulement il avait fait former des corps de mamelouks, de Cophtes et de Grecs qui se trouvaient en Égypte et s'enrôlaient volontiers sous nos drapeaux, où ils firent honorablement leur devoir, mais encore il fit acheter des nègres de Darfour, que l'on disciplina à l'européenne.
Il avait fait armer et équiper ces diverses troupes avec les armes et équipages de ceux qui avaient succombé dans les hôpitaux ou sur les champs de bataille.
De plus, le système de l'administration et des finances était organisé de manière à assurer les besoins de l'armée: il ne manquait à la colonie que ce que la France seule pouvait lui fournir, et il n'y avait que le général Bonaparte qui pût l'obtenir du gouvernement.
Persuadé que l'intérêt de la France et de l'Égypte exigeait également son départ, que le différer plus long-temps était compromettre également le salut de l'une et de l'autre, que c'était en France qu'il fallait aller défendre l'Égypte, il se détermina à partir, s'en remettant aux événemens du soin de sa justification: telles sont les explications qu'il donna à une personne qui était dans son intime confidence à cette époque.
Tout marchait. Un homme qui n'eût même été doué que du sens commun ordinaire, suffisait pour continuer de donner le mouvement à cette machine, qui n'avait besoin que de ne pas être dérangée.
La bataille d'Aboukir venait d'assurer le repos de l'Égypte, au moins jusqu'à la saison suivante; car, en Égypte, il n'y a que la belle saison qui rende les débarquemens possibles.
Sans se laisser intimider par l'immensité des dangers qui commençaient à sa sortie d'Alexandrie, et qui croissaient à chaque pas qu'il faisait vers les travaux qu'il allait entreprendre, il s'abandonna à sa fortune, qui devait le sauver, si le destin ennemi n'avait pas résolu la perte de la France.
Sidney Smith était persuadé que, si le général Bonaparte ne partait pas par suite d'une capitulation qui comprendrait en même temps son armée, et à laquelle capitulation il se flattait de l'amener, il partirait au moins seul; et dès-lors il forma le projet de le prendre. Malheureusement pour lui, les prisonniers qu'il avait rendus quelque temps auparavant avaient fait connaître qu'il manquait d'eau, parce qu'il n'avait pas eu le temps d'en faire avant de partir de Saint-Jean-d'Acre, pour escorter l'armée turque qui venait de périr à Aboukir.
Il jugea, sans doute, qu'il aurait le temps d'aller à Chypre refaire sa provision d'eau, et de retourner devant Alexandrie avant que le général Bonaparte fût de retour de la Haute-Égypte. En conséquence, il partit pour Chypre, levant ainsi la croisière, qui déjà, avant son départ, n'était plus composée que de son vaisseau.
À peine fut-il hors de vue, que l'on expédia un courrier au général Bonaparte, qui se tenait tout prêt. Il avait communiqué le secret de son départ à l'amiral Gantheaume, et lui avait recommandé de tenir prêtes les deux seules frégates qui restaient de toute l'escadre, lesquelles ne s'étaient pas trouvées au combat naval à Aboukir, parce qu'elles avaient escorté les vaisseaux de transport et étaient entrées avec eux dans Alexandrie.
Le général Bonaparte, en faisant prévenir Gantheaume de son départ du Caire, lui donna aussi l'ordre de sortir lui-même d'Alexandrie avec ces deux frégates, et lui fixa le jour et l'heure où il devait envoyer ses chaloupes dans la petite anse du Marabou, où il s'embarquerait.
Lorsque Sidney Smith eut quitté les parages d'Alexandrie, Gantheaume mit à la voile sous le prétexte d'aller croiser, et il vint se placer en face de la petite anse du Marabou, à une lieue à l'ouest d'Alexandrie. La sortie de ces deux frégates ne pouvait donner lieu à aucune conjecture, puisqu'à Alexandrie on croyait le général Bonaparte au Caire ou dans la Haute-Égypte.
Le général Bonaparte, qui avait fixé le jour et l'heure où Gantheaume devait détacher ses chaloupes, arriva presque en même temps sur la plage, où Menou avait été mandé. Il entretint longuement ce général des vues qui le déterminaient à braver les croisières anglaises. Il lui remit les dépêches qui investissaient le général Kléber du commandement, et se jeta dans l'embarcation qui l'attendait; sa suite et son escorte en firent autant; les chaloupes s'éloignèrent, et le général Bonaparte fut bientôt à bord du navire qui devait porter en France César et sa fortune.
Les chevaux de l'escorte avaient été abandonnés sur le rivage, et tout sommeillait encore dans Alexandrie, lorsque les postes avancés de la place virent arriver au galop une déroute de chevaux qui, par un instinct naturel, revenaient à Alexandrie par le désert: le poste prit les armes, en voyant des chevaux tout sellés et bridés, qu'il reconnut pour appartenir au régiment des guides; il crut qu'il était arrivé malheur à quelque détachement en poursuivant les Arabes. Avec ces chevaux venaient aussi ceux des généraux qui s'étaient embarqués avec le général Bonaparte, en sorte que l'inquiétude fut très grande à Alexandrie. On en fit sortir en toute hâte la cavalerie, pour aller à la découverte dans la direction d'où venaient les chevaux, et l'on se livrait encore à toutes sortes de sinistres conjectures, lorsque cette cavalerie rentra dans la place avec le piqueur turc qui revenait lui-même à Alexandrie, et ramenait le cheval du général Bonaparte.
Parmi les papiers qu'il avait confiés à Menou, le général Bonaparte avait laissé une lettre pour le général Kléber, à qui il faisait part de son projet en lui remettant le commandement de l'armée, et une pour le général Desaix, qui était à Siout, dans la Haute-Égypte, et à qui il faisait les mêmes communications, en ajoutant qu'il ne lui avait pas donné le commandement de l'armée, parce qu'il espérait le voir en Italie ou en France au mois de septembre suivant: nous étions alors en juin ou juillet.
Il avait ajouté à ce paquet une proclamation dans laquelle il faisait connaître à l'armée les causes qui l'avaient déterminé à la quitter pour venir au secours de la mère-patrie; il lui recommandait la constance, et lui disait qu'il regarderait comme mal employés tous les jours de sa vie où il ne ferait pas quelque chose pour elle.
Il serait difficile de peindre la stupeur dans laquelle furent jetés tous les esprits, lorsque le bruit de ce départ fut répandu. On hésita pendant quelques jours à se prononcer, puis on éclata en mauvais propos. L'opinion la plus générale ne fut point favorable à cette détermination du général Bonaparte, dont un petit nombre de bons esprits comprirent seuls les motifs: les hommes médiocres déraisonnèrent à qui mieux mieux pendant huit jours, après lesquels les opinions se replacèrent peu à peu.
CHAPITRE XII.
Disposition des esprits après le départ du général Bonaparte.—Kléber.—Négociations avec le visir.—Belle conduite du général Verdier.—J'accompagne le général Desaix à bord du Tigre.—Armistice.
On se tourna bientôt vers le nouveau général en chef, et chacun chercha à devenir l'objet de ses préférences.
Depuis l'arrivée des troupes françaises en Égypte, les ennemis de la France n'avaient négligé aucun moyen pour faire sortir la Porte de sa léthargie, et cette puissance venait de faire marcher en Syrie une nombreuse armée dont elle avait donné le commandement au grand-visir.
L'approche de cette armée par la Caramanie n'avait pas peu contribué à faire renoncer le général Bonaparte à poursuivre le siége de Saint-Jean-d'Acre et à le déterminer à rentrer en Égypte.
Cette armée était déjà en Syrie avant l'apparition de la flotte turque à Aboukir, et le général Bonaparte, voulant se donner le temps d'aller combattre les troupes débarquées par celle-ci, avait ouvert des négociations avec le visir qui commandait l'armée de Syrie, pensant bien que le premier effet d'une ouverture de sa part vis-à-vis des Turcs serait de suspendre leur marche, d'autant qu'ils n'étaient pas impatiens de venir le combattre, et qu'il les savait mécontens des instigations dont ils étaient entourés et tourmentés en tout sens, pour les pousser sur les champs de bataille: ces braves gens avaient un bon sens naturel qui leur disait que la France et la Porte en se battant ne travaillaient que pour leurs ennemis.
Le visir répondit au général Bonaparte, et il y eut plusieurs échanges de courriers; mais le secret de cette négociation ne transpira point: on savait qu'elle se suivait, et cela avait fait naître dans les esprits une espérance que l'on se plaisait à y entretenir. Le général Bonaparte restait le maître de son issue, et s'était ménagé les moyens de l'approprier à ses projets.
L'état dans lequel il avait placé cette négociation faisait partie des instructions qu'il avait données au général Kléber en lui en laissant la direction[20], ainsi que tous les documens qui s'y rattachaient. Kléber n'envisagea bientôt cette négociation que comme un moyen de sortir d'un pays contre lequel tout le monde était butté, surtout depuis que le départ du général Bonaparte avait rompu le frein qui retenait tous les mauvais discours.
Le nouveau général en chef ne tarda pas à se montrer peu disposé à suivre le système de son prédécesseur; on s'en apercevait à la manière peu convenable dont on parlait chez lui, où on censurait les opérations du général Bonaparte, ainsi que ses habitudes personnelles; non seulement il n'imposait pas silence dans ces sortes d'occasions, mais il était aisé de voir que cela ne lui déplaisait pas.
En peu de jours, on vit s'élever entre les officiers qui avaient servi aux armées du Nord et de Sambre-et-Meuse, et ceux qui avaient servi à l'armée d'Italie le même schisme qui s'était fait remarquer entre les officiers du général Jourdan et ceux du général Kléber à l'armée de Sambre-et-Meuse.
Les officiers qui avaient servi à cette armée, et qui avaient fait éclater leur mécontentement lors de l'arrivée au Caire, furent les premiers dont le général Kléber s'entoura; il devint en peu de temps l'idole de tout ce qui désirait l'évacuation de l'Égypte, et ceux-ci ne lui tinrent pas un autre langage; cela gagna tous les rangs de l'armée, en sorte que Kléber, après s'être entouré de cette atmosphère, ne put recueillir que ce qu'il avait lui-même semé.
On ne s'occupa bientôt plus qu'à trouver de l'impossibilité à l'exécution de tout ce qui devait assurer le séjour de l'armée en Égypte; ce qui se rattachait à cet intérêt ne devint plus le sujet d'une constante application, comme cela l'avait été sous le général Bonaparte; les esprits ne furent bientôt tournés que vers la France, et chacun faisait en secret ses petits projets pour le retour; en un mot, les imaginations avaient abandonné l'Égypte.
Kléber était un homme de bien, et incontestablement un général brave et habile, mais d'une bonté et d'une faiblesse de caractère qui contrastaient singulièrement avec sa haute stature, qui avait quelque chose d'imposant. Sa première éducation paraissait l'avoir destiné à embrasser l'état d'architecte, que le goût des armes lui avait fait abandonner pour entrer dans un des régimens autrichiens des Pays-Bas.
Il se trouvait chez lui en Alsace, lorsque la révolution éclata, et quoiqu'il fût diamétralement opposé au système d'égalité, il quitta le service d'Autriche pour s'engager avec elle. Il venait d'être nommé adjudant-major d'un des bataillons de volontaires du Haut-Rhin, lorsque ce corps fut appelé à Mayence, et y fut enfermé avec la garnison qui soutint le premier siége de cette ville. Il s'y fit remarquer, passa dans la Vendée comme officier-général après la capitulation de Mayence; puis revint servir à l'armée de Sambre-et-Meuse, d'où le Directoire l'avait éloigné à cause de ses oppositions constantes contre le général Jourdan qui la commandait en chef. Il était dans cette situation, quand le général Bonaparte le fit employer dans son armée.
Son caractère naturel était frondeur, et il disait lui-même qu'il n'aimait la subordination qu'en sous-ordre. Son esprit, quoique agréable, n'était pas d'une portée très étendue; et l'opinion la moins défavorable que l'on pût s'en former après sa conduite en Égypte, c'est qu'il n'avait pu être atteint par la conviction des résultats qui, tôt ou tard, devaient être la conséquence de l'occupation de ce pays.
À tous ces inconvéniens se joignait celui d'une ignorance totale dans la conduite des affaires de cabinet, en sorte qu'il ne pouvait manquer d'être à la merci de tout le monde, et particulièrement de ceux qui voulaient faire de lui un moyen de retourner en France.
On n'eut donc pas de peine à lui faire donner suite aux négociations déjà ouvertes avec le visir, et à ne les lui faire envisager que sous le point de vue de ramener en France une armée qui y paraissait utile à des esprits encore peu familiarisés avec l'expérience du parti que l'on peut tirer de notre patrie sous un gouvernement habile et actif. Ce prétexte fut le passe-port que l'on donnait à l'opinion qui était propagée dans l'armée par ceux qui auraient dû l'en garantir, et l'on ne mit plus de secret dans ce projet.
On commença par donner plus d'importance aux communications ouvertes avec le grand-visir, en substituant un officier de l'armée[21] aux Tartares qui jusqu'alors y avaient été employés, et il semblait que l'on avait eu envie de faire marcher la négociation plus vite en y associant les Anglais.
Le prétexte que l'on donna à cette initiative fut que, n'importe ce que seraient les stipulations que l'on parviendrait à conclure avec les Turcs, on se trouverait n'avoir rien fait, si les Anglais, comme maîtres de la mer, n'y étaient pas partie contractante. En conséquence, on envoya le chef de bataillon Morand à Sidney Smith, au lieu de l'adresser au visir. Cet officier ne parvint à le joindre qu'au camp de ce dernier, près de Nazareth en Syrie.
Sir Sidney Smith fut flatté du message, qui, en lui étant adressé, le plaçait près de l'armée turque dans une position supérieure à celle dans laquelle devait naturellement être un commandant de vaisseau commodore d'une croisière, et n'ayant pas d'autre commission de son gouvernement: aussi s'empressa-t-il d'accepter le rôle de médiateur qui lui était offert par les Turcs, et que Kléber ne repoussa pas. Il démêla tout de suite l'issue qu'il pourrait donner à la négociation, en remarquant la différence qu'il y avait entre l'abandon de confiance du général Kléber, et le soin avec lequel le général Bonaparte l'avait écarté. Ainsi, dès cette première démarche, dans laquelle il fut question de l'évacuation de l'Égypte, le général Kléber se trouva-t-il plus engagé qu'il ne l'aurait peut-être voulu, parce que Sidney Smith lui fit une réponse si positive, qu'il n'y avait presque plus qu'à entrer en discussion sur les bases de l'évacuation, le principe en paraissant arrêté.
Le chef de bataillon Morand revint avec cette réponse près du général Kléber, qui était au Caire. Il paraissait s'être aperçu lui-même des dangers d'une influence par laquelle il s'était laissé dominer; et soit qu'il eût le dessein d'en prévenir les conséquences, en y apportant un contre-poids, ou bien d'attacher le nom des sommités de l'armée à ses projets, il avait fait venir au Caire le général Desaix, qui était encore dans la Haute-Égypte, parce que son nom seul faisait autorité dans l'armée. Il venait d'y arriver, lorsque l'on reçut l'avis de l'apparition d'une nouvelle flotte turque à l'embouchure de la branche du Nil qui se jette dans la mer à Damiette.
Le général Kléber vit au moment que cette flotte devait opérer conjointement avec l'armée du visir, et que celui-ci allait s'avancer vers l'Égypte: c'est pourquoi il envoya de suite le général Desaix à Damiette, pour s'opposer aux entreprises de la flotte turque; mais lorsqu'il y arriva, tout était fini de la manière la plus brillante.
Le général Verdier commandait à Damiette, et il tenait un camp de quelques bataillons sur la rive droite du Nil, entre cette ville et Lesbé.
Les Turcs, aidés par les deux vaisseaux de Sidney Smith, mirent à terre quelques milliers d'hommes qu'ils débarquèrent sur la plage qui conduit à Lesbé, et les Anglais les protégeaient avec deux pièces de canon qu'ils avaient débarquées de leurs vaisseaux, pour les établir sur les ruines d'une vieille tour qui paraissait avoir fait partie de l'ancienne Damiette, et de laquelle ils pouvaient balayer tout le chemin par lequel nos troupes devaient arriver.
Le général Verdier ne donna pas le temps aux chaloupes d'aller se charger de monde pour un second voyage; et, quoique ses troupes fussent à une bonne demi-lieue de distance du point où les Turcs avaient débarqué, il ne mit pas plus de deux heures pour les assembler, les faire arriver, et jeter les Turcs dans la mer, précisément dans le moment où les chaloupes turques venaient de s'éloigner. Tous ceux qui craignirent de se jeter à l'eau furent pris, et pas un homme de tout ce débarquement ne regagna les vaisseaux.
Le général Verdier avait conduit son attaque de manière à rejeter les Turcs sur la tour où se trouvaient les canons anglais, qui ne purent pas lui faire de mal. Jamais succès ne fut plus complet ni plus promptement décidé.
Le général Desaix n'eut qu'à féliciter le général Verdier, et il ne resta à Damiette que le temps nécessaire pour visiter le lac Menzalé. La flotte turque ayant disparu pendant ce temps, il revint au Caire, où il arriva peu de jours après que le chef de bataillon Morand y était arrivé, de retour de Syrie.
Sidney Smith avait déjà tant avancé les choses de ce premier pas, que, d'après la réponse qu'avait apportée Morand, il n'y avait plus qu'à discuter les conditions de l'évacuation, comme si l'événement qui aurait pu faire résoudre à ce parti était déjà arrivé.
C'était le moment pour Kléber de convoquer le conseil des pères de l'armée; mais il ne le fit pas, et se décida à ouvrir immédiatement des négociations avec le visir. Il envoya de nouveau auprès de lui, où se trouvait Sidney Smith. La réponse fut plus prompte et plus positive encore que ne l'avait été la première; et Sidney Smith, voulant se rendre l'arbitre de la négociation, couvrit ses officieux services d'un voile de loyauté que la circonstance lui permettait d'employer.
Il prétexta une possibilité de mauvaise foi ou de perfidie de la part des Turcs, qu'au fond d'ailleurs il craignait peut-être, et proposa le bord de son vaisseau pour y établir le siége de la négociation qu'il brûlait de voir commencer, et il prévenait le général Kléber qu'il allait se rendre devant Damiette, où il attendrait sa réponse.
Kléber répondit de suite qu'il acceptait, et il envoya immédiatement le général Desaix et M. Poussielgue, intendant des finances de l'armée, avec des commissions de plénipotentiaires, à Damiette.
J'accompagnais le général Desaix, et ce fut moi, ainsi que M. Peyruse, qu'il envoya à bord du Tigre, qui était mouillé dans la rade de Damiette, pour convenir du jour et de l'heure où l'embarquement du général Desaix et de M. Poussielgue pourrait avoir lieu.
Comme j'étais parti tard, je ne pus revenir que le lendemain. Je passai la nuit à bord du vaisseau de Sidney Smith, et je fus comblé de politesses. J'étais jeune alors, car j'avais à peine vingt-quatre ans; mais j'étais naturellement observateur, et je voyais bien que Sidney Smith avait déjà des avantages sur nous, et que nous allions lui donner les as dans la partie qu'il jouait contre nous.
Je ne pouvais pas comprendre que nous nous prêtassions à tout ce qui ne pouvait que nous nuire; car nous avions déjà pris le second rôle avant de commencer; et, au lieu d'élever des difficultés, nous les aplanissions. Il fallait bien que l'on se fût persuadé que le général Bonaparte ne parviendrait pas jusqu'en France, ou que le Directoire lui ferait quelque mauvais parti, pour s'être déterminé à se conduire ainsi depuis qu'il était parti d'Égypte.
Je vins rendre compte au général Desaix de ce que j'avais vu et de ce qui avait été convenu entre Sidney Smith et moi, et l'embarquement eut lieu le lendemain au bogase de Damiette, où les chaloupes anglaises vinrent recevoir le général Desaix, ainsi que M. Poussielgue, qui avait avec lui le secrétaire qui était déjà venu avec moi à bord du vaisseau de Sidney Smith. J'accompagnai encore le général Desaix, et nous fûmes bientôt à bord du Tigre.
Pendant que Sidney Smith pressait le général Kléber d'entrer en négociation, il poussait l'armée turque pour la faire entrer en opération, et elle venait de lever son camp de Nazareth pour venir, par Gazah, cerner le petit fort d'El-Arich, qui, placé à peu près au milieu du désert qui sépare l'Afrique de l'Asie, est la clef de l'Égypte de ce côté-là.
Le général Kléber venait de recevoir cet avis, et, craignant quelque malheur pour El-Arich et pour lui-même, il envoya un de ses aides-de-camp, qui vint, jusqu'à bord du Tigre, apporter ces détails au général Desaix, et lui ordonner de demander pour première condition une suspension d'armes, qui n'était pas venue à l'idée du général en chef: il ne voulait cependant évacuer l'Égypte que pour sauver son armée.
La demande de la suspension d'armes fut faite, mais Sidney Smith répondit qu'il ne pouvait qu'interposer ses bons offices près du visir, à qui il allait écrire sur-le-champ, ce qu'il fit; et ce ne fut que quelques jours après que nous apprîmes l'enlèvement du fort d'El-Arich par surprise, et le malheur de sa garnison, que l'on avait amusée de l'idée de retourner en France, en parlementant avec elle.
Le commandant, peu sur ses gardes, laissa visiter son fort, sous des prétextes d'urbanité; la porte une fois ouverte, la soldatesque turque s'y était précipitée et était tombée sur la garnison, qui, confiante dans ses chefs, n'avait pas mieux qu'eux aperçu le piége que l'on avait tendu à leur bonne foi.
Le fort fut enlevé, et les malheureux soldats de la garnison presque tous décapités sous les yeux d'un misérable traître[22] à sa patrie, qui, sous l'habit anglais, s'est rendu leur agent pour exécuter cette sanglante perfidie; car nous avons su après que le même courrier que Sidney Smith avait expédié pour demander la suspension d'armes, avait porté à deux émigrés français, qui étaient placés par lui près de l'armée turque, l'ordre de presser, coûte que coûte, la prise d'El-Arich, afin que cela fût fini avant d'accorder la suspension d'armes, qui eut effectivement lieu quand cela fut achevé, en sorte que l'Égypte se trouva déjà ouverte de ce côté.
Le général Kléber reçut à la fois les deux nouvelles de la prise du fort et de la conclusion de l'armistice.
Cela donna lieu de commencer à suspecter la sincérité dont Sidney Smith faisait étalage, et qui paraissait avoir séduit le général Kléber.
Nous ne pouvions nous empêcher de remarquer que, du bogase de Damiette, nous aurions pu être dans la même nuit en face de Gazah, où était encore le visir, et arriver aussitôt que le petit bâtiment qu'il expédia pour porter ses dépêches, et, en traitant nous-mêmes de la suspension d'armes, sauver El-Arich.
Au lieu de cela, Sidney Smith, sous des prétextes que des officiers de terre n'ont guère moyen de contester à ceux de mer, nous mena d'abord à Chypre, puis à Tyr, puis à Saint-Jean-d'Acre, et enfin, après trente jours, il nous débarqua dans la maison du consul d'Angleterre, au port de Jaffa, et partit, de sa personne, pour aller rejoindre le visir à son camp, qui venait d'être porté de Gazah à El-Arich. Avant de partir, il avait donné ordre à son vaisseau d'aller faire de l'eau sur la côte de Caramanie, en sorte que nous nous trouvâmes tout-à-fait à la merci des Turcs.
CHAPITRE XIII.
Le général Desaix et M. Poussielgue au camp du visir.—Le général Desaix m'envoie vers le général Kléber.—Adhésion du général Kléber au traité.—Opposition du général Davout.—Traité d'El-Arich.—On reçoit la nouvelle des événemens du 18 brumaire.—Arrivée de M. Victor de Latour-Maubourg.—Départ du général Desaix pour la France.—Nous sommes faits prisonniers et conduits à Livourne.—Notre arrivée en France.
Pendant les trente jours que nous avions passés à bord du Tigre, le général Desaix et M. Poussielgue avaient eu plusieurs conférences avec Sidney Smith, et elles n'avaient rien laissé de rassurant dans leur esprit.
Le général Desaix pouvait être excusable de s'être trompé en matière de négociations diplomatiques, parce qu'il n'avait jamais été employé à de semblables missions; mais il n'en était pas de même de son collaborateur, qui avait été agent diplomatique de la république à Gênes: et telle était cependant l'aveugle confiance avec laquelle on s'était jeté dans cette position, que l'on n'avait même pas demandé à Sidney Smith les pouvoirs qu'il aurait dû avoir de son gouvernement et des Turcs, pour lesquels il voulait stipuler.
Il s'y prit si adroitement, qu'on ne lui en fit même pas la question. Cette négligence de la part des plénipotentiaires français était trop grave pour que Sidney Smith ait pu l'omettre; il est même probable qu'il s'était attendu à tout le contraire, et que, dès les premières communications qui eurent lieu entre le général Kléber et le visir, il avait demandé à Londres des instructions et des pouvoirs pour le cas qu'il prévoyait bientôt arriver; mais qu'étant arrivé plus promptement qu'il ne l'avait espéré, il n'avait pu recevoir encore de réponse de Londres.
Le surlendemain du jour où Sidney Smith avait laissé le général Desaix et M. Poussielgue à Jaffa, il y arriva le secrétaire de Sidney Smith, qu'il y envoyait accompagné de plusieurs officiers turcs, avec un sauf-conduit pour conduire les plénipotentiaires au camp du visir. En conséquence, on partit de suite pour Gazah, et le lendemain on coucha à Ramley, à l'entrée du désert, et enfin on arriva au camp d'El-Arich le lendemain de bonne heure. Le visir avait fait dresser de fort belles tentes dans un lieu séparé du camp, on y avait placé une garde spécialement affectée à la sûreté des plénipotentiaires, auxquels ces tentes étaient destinées.
Il les envoya complimenter aussitôt leur arrivée, et, pour marque de sa très haute estime, il leur envoya une cruche d'eau de Gazah et environ une douzaine de pommes de calville blanches: assurément, il fallait être dans un désert pour faire de cela un présent digne d'être offert.
La tente de Sidney Smith était placée à côté des nôtres, et il avait avec lui quelques soldats anglais tirés de la garnison de son vaisseau. Après s'être reposé quelques jours, on ouvrit la première conférence avec les plénipotentiaires du visir, et peu s'en fallut qu'elle ne fût aussi la dernière, car le général Desaix en sortit furieux.
On n'avait pas pu parvenir à leur faire comprendre ce que c'était qu'une suspension d'armes, ni une capitulation, ni un traité: les Turcs ne voyaient que deux fins à la guerre, la mort ou l'esclavage, et ils ne voulaient pas admettre d'autres stipulations.
M. Poussielgue, plus calme que le général Desaix, n'était pas moins étonné que lui de ce qu'il venait d'entendre, et l'un et l'autre reprochèrent durement à Sidney Smith de ne pas leur avoir fait connaître ces dispositions de la part des Turcs, mais de les avoir, au contraire, assurés de leur intention d'accéder à une évacuation pure et simple. Le général Desaix éclatait en reproches graves; et, déclarant à Sidney Smith son refus de continuer à négocier, il le somma, d'après ce qui avait été convenu, de le rembarquer sur-le-champ.
Sidney Smith ne s'effraya pas de ce tapage; il connaissait mieux les Turcs d'Europe que nos plénipotentiaires. Il n'aurait assurément pas permis qu'il leur arrivât le moindre mal; mais il ne pouvait pas être fâché de se trouver indispensablement nécessaire pour sortir du mauvais pas où l'on se trouvait engagé. Il rassura les plénipotentiaires, en se chargeant de tout; et dans le fait il se donna tant de mouvement dans la nuit de ce même jour, que le lendemain il rapprocha les parties et fit recommencer les conférences, auxquelles il ne manqua plus d'assister. Son incroyable activité fit, en quelques jours, discuter, arrêter et dresser les conditions de ce fameux traité d'El-Arich, dans les formes prescrites par le général Kléber, et qui détruisait l'ouvrage du général Bonaparte. Sidney Smith en pressait la signature, parce qu'il avait déjà connaissance de l'arrivée du général Bonaparte en France, ainsi qu'on va le voir.
Mais le général Desaix, avant de le signer, en éprouva un sentiment d'horreur, et en fit retarder la signature de quelques jours. Le soir, il m'appela dans sa tente, et me dit: «Ce que le général Kléber a voulu, est fait; allez, de ma part, lui dire qu'avant d'y mettre mon nom, je veux qu'il lise ce qu'il nous a fait faire, mais que, dans aucun cas, je ne le signerai sans un ordre de lui, que je vous prie de me rapporter.»
Je retournai, en effet, en Égypte avec une escorte de Tartares, qui me fit traverser l'armée du visir, et vins trouver le général Kléber à Salahié, où il avait réuni l'armée depuis qu'il avait appris la prise d'El-Arich et l'arrivée de l'armée turque sur ce point. Quand j'entrai chez lui, il venait de tenir un conseil de guerre, dont la discussion avait roulé sur l'impossibilité de conserver l'Égypte, et dans lequel Kléber n'avait pas dédaigné de se munir d'une garantie qui soulageait sa responsabilité, en faisant signer à tous les généraux une déclaration par laquelle, d'après l'exposé qui leur avait été fait, ils reconnaissaient l'impossibilité de défendre l'Égypte avec les moyens qui restaient à l'armée. Il y avait bien eu de la division parmi les opinans à ce conseil; mais comme, en dernier résultat, on était bien aise de revoir la France, on signa en masse, parce que de cette manière le reproche ne pouvait s'adresser à personne.
J'annonçai au général Kléber, qu'au moment de mon départ, on venait d'apprendre au camp d'El-Arich l'arrivée du général Bonaparte en France, et lui remis une liasse de journaux qui déjà en parlaient.
Je lui répétai deux fois ce dont le général Desaix m'avait chargé particulièrement pour lui.
Le général Kléber réunit de nouveau le conseil de guerre pour lui donner connaissance du contenu des dépêches que je lui avais apportées, et me fit repartir le même soir comme parlementaire, avec une réponse pour le général Desaix, et l'ordre que celui-ci m'avait dit de lui apporter pour signer ce traité. Le général Kléber m'avait aussi recommandé de réclamer la femme d'un sergent de la garnison d'El-Arich, qu'il savait être devenue la propriété d'un pacha, ne voulant pas, disait-il, laisser un seul individu de l'armée derrière lui.
Avant de partir, le général Davout, qui avait été un des opposans dans le conseil de guerre, me prit à part et me chargea de dire au général Desaix ce qui s'était passé; que l'on n'avait signé que par condescendance pour le général Kléber, qui avait su imposer, mais que, si le général Desaix voulait ne point signer le traité d'évacuation, tous les généraux de l'armée seraient pour lui.
Je connaissais déjà le général Davout depuis trop d'années pour douter de la vérité de ce qu'il me disait; mais je lui observai que la communication me paraissait trop grave pour que je m'en chargeasse autrement que par lettre, ajoutant que, s'il avait assez de confiance en moi pour transmettre un rapport verbal, il pouvait m'en remettre un écrit; que, dans tous les cas, je ferais sa commission, mais que je m'attendais à l'observation que ne manquerait pas de me faire le général Desaix, qui paraîtrait justement surpris de ne pas voir cela écrit de sa main, et que, d'après ce que nous avions sous les yeux, il ne s'exposerait à rien.
Je partis de suite pour El-Arich. En arrivant près des avant-postes turcs, on me donna une escorte qui me conduisit jusqu'à la tente du visir, laquelle était encore entourée des cadavres des malheureux qui avaient été suppliciés dans la journée.
Je trouvai Sidney Smith chez le visir, et je saisis cette occasion pour faire la réclamation de la femme dont j'ai parlé plus haut. Ce fut alors que j'appris du visir qu'il l'avait donnée au pacha de Jérusalem, mais il me dit qu'il allait la redemander, et nous la renverrait sur-le-champ. J'allai de là avec Sidney Smith à la tente du général Desaix, où le traité fut signé le soir même de mon arrivée.
J'avais fait la commission du général Davout, et le général Desaix m'avait répondu ces mots: «Comment! Davout vous a chargé de me dire cela, et je vois son nom au bas de la délibération que tous ont signée et que vous m'apportez! je serais un sot de compter sur ces gens-là. Ma foi, le sort en est jeté, j'en ai eu assez de chagrin, mais il n'y a pas de ma faute.»
Le lendemain ou surlendemain, on prit réciproquement congé les uns des autres. Au moment de partir pour retourner en Égypte par le désert, on apporta au général Desaix une lettre de Jérusalem: elle était de cette pauvre femme, qui remerciait de l'intérêt qu'on lui avait témoigné, mais qui déclarait que son intention n'était pas d'en profiter, qu'elle se trouvait bien, et qu'elle y restait; elle ajoutait des voeux pour nous, et nous souhaitait un bon voyage[23].
Sidney Smith, bien satisfait, nous quitta pour aller dans tout l'Archipel procurer aux Turcs les bâtimens nécessaires au transport de l'armée. Il devait les amener à Alexandrie, où il n'en existait presque plus de ceux par lesquels nous étions venus en Égypte, tous ayant été successivement démolis pour les besoins de l'armée. Sidney Smith, qui, sans pouvoirs, avait aussi habilement servi son pays en abusant de notre crédule facilité, devait s'attendre à voir son ouvrage approuvé par son gouvernement. Le contraire cependant arriva.
D'après les conditions du traité, l'armée turque s'avança pour occuper Catiëh, entre El-Arich et Salahié, Salahié et Damiette, et on lui livra ces places, même avant d'avoir vu arriver un seul des bâtimens de transport, qui, d'après le même traité, auraient dû être déjà rendus dans Alexandrie; de sorte que nous abandonnions nos avantages sans recevoir de compensation.
Le général Desaix éprouvait tant d'humeur de voir cela, qu'aussitôt son arrivée à l'armée il demanda à profiter de la permission qu'il avait de retourner en France, et le général Kléber ne crut pas pouvoir s'y refuser; et sur sa demande, il lui accorda la permission de partir sur le bâtiment qui avait amené MM. de Livron et Hamelin, que ces messieurs avaient chargé en marchandises de retour, et qui était le plus prêt à prendre la mer.
Le général Desaix demanda aussi un autre petit bâtiment qui était également prêt, et la permission d'emmener le général Davout, qui ne pouvait plus rester en Égypte avec le général Kléber. Celui-ci, quoiqu'il n'eût pas lieu de se louer de lui, venait de le nommer général de division; mais Davout, soit par aigreur, soit par une noble fierté, avait refusé, ne voulant pas, disait-il, mettre la date de son avancement à une aussi honteuse époque. Le général Kléber, qui ne pouvait qu'être irrité de ce refus, n'en tira pas d'autre satisfaction que celle de le laisser partir. Il revint de Salahié au Caire avec le général Desaix, qui n'y resta que peu de jours avant de se rendre à Alexandrie.
Kléber ramenait l'armée; et, lorsqu'il arriva au Caire, on venait d'y apprendre sommairement les événemens du 18 brumaire. Un brick de guerre, qui était parti de Toulon, venait de mouiller dans la rade de Damiette, et avait envoyé sa chaloupe jusqu'à la ville, pour y débarquer le général Galbau et son fils, que le général Bonaparte envoyait en Égypte.
Trouvant Damiette évacuée depuis le matin par nos troupes, la chaloupe remonta le fleuve jusqu'à ce qu'elle eût pu mettre le général Galbau près des premiers postes de l'armée, puis elle retourna joindre son bâtiment qu'elle ne trouva plus. Celui-ci, qui n'avait pas vu revenir sa chaloupe, avait envoyé une autre embarcation pour savoir ce qu'elle était devenue; et cette embarcation ayant trouvé les Turcs maîtres de Damiette, où ils étaient venus s'établir dans l'intervalle du passage de la première chaloupe, ne douta plus qu'elle ne fût perdue, ou qu'elle n'eût pris le parti de remonter le Nil, jusqu'à ce qu'elle eût trouvé nos troupes.
La peur s'empara du commandant du brick, en entendant le rapport de celui de sa deuxième embarcation; il leva l'ancre, partit pour la France, et parvint à entrer à Toulon, en sorte que la chaloupe, ne le trouvant plus sur la rade, avait été obligée de faire route pour Alexandrie, où elle était arrivée.
Ce fut par le général Galbau que l'on eut les premiers avis de l'événement qui avait mis le pouvoir entre les mains du général Bonaparte; cette nouvelle ne rassurait pas ceux qui pensaient n'avoir eu affaire qu'avec le Directoire.
Le général Galbau n'était pas encore arrivé au Caire, lorsque le général
Desaix alla faire ses adieux au général Kléber, avant de partir pour
Alexandrie.
Ils parurent sincères, et le général Kléber fut persuadé qu'arrivé en France, le général Desaix ne lui rendrait aucun mauvais office près du général Bonaparte; il se félicitait même de pouvoir compter sur lui dans une circonstance aussi douloureuse pour son avenir[24].
Je partis avec le général Desaix, qui voyagea par le Nil jusqu'à Rosette, où il alla voir le général Menou, qui jetait feu et flammes contre l'évacuation de l'Égypte. Nos barques sortirent du Nil pour se rendre par mer à Alexandrie, et nous nous y rendîmes par terre, parce que le général Desaix voulait voir le fort d'Aboukir et toute cette partie de la côte.
Nous couchâmes la nuit à un méchant caravansérail où nous fûmes rongés de toute la vermine qu'y déposent les caravanes à leur passage, et nous commencions à charger nos chameaux le lendemain pour nous rendre à Alexandrie, lorsque, d'une hauteur de sable, nous vîmes au large en mer un bâtiment à voiles latines, qui paraissait en tout gros comme le poing; il s'efforçait de gagner le rivage où nous étions, et à la blancheur de ses voiles autant que par la position où il se trouvait, nous jugeâmes qu'il ne pouvait pas être égyptien. Notre curiosité s'excita, et au risque d'éprouver ensuite de la chaleur pour achever notre marche, nous nous décidâmes à l'attendre. Au bout de deux heures, il put être hélé: il nous apprit qu'il venait de Toulon, et qu'il avait à bord un colonel qui allait rejoindre l'armée, et des dépêches pour le général en chef.
Effectivement il débarqua M. Victor de Latour-Maubourg, qui nous donna les détails du 18 brumaire, et qui partit de suite par le chemin d'où nous venions pour aller au Caire rejoindre le général Kléber; nous continuâmes notre route pour Alexandrie.
Lorsque nous avions quitté le général Kléber, il était à mille lieues de se douter de la déplorable issue que, peu de jours après, allaient avoir les négociations auxquelles il s'était aussi aveuglément confié; mais il ne tarda guère à être cruellement désabusé. La première chose que nous apprit le général Lanusse, qui commandait à Alexandrie, et dont il avait rendu compte au général Kléber la veille, nous dévoila ce qui allait probablement arriver; pour l'expliquer, il faut reprendre les choses de plus haut.
Le vaisseau le Thésée, après avoir été se réparer à Chypre, était revenu prendre sa croisière devant Alexandrie, où les événemens qui se passaient avaient rendu plus fréquentes les communications que le cours ordinaire des affaires de service obligeait d'avoir quelquefois avec lui. Le capitaine du vaisseau venait de faire prévenir le général Lanusse que Sidney Smith lui avait envoyé des sauf-conduit turcs tout signés, pour les remettre aux bâtimens qui partiraient d'Égypte par suite du traité d'El-Arich, et qu'il s'empresserait de délivrer ceux qu'on lui demanderait.
L'officier que le général Lanusse avait envoyé pour remercier le capitaine du Thésée s'était trouvé à bord de ce vaisseau précisément dans le moment où arrivait devant Alexandrie une corvette expédiée d'Angleterre, pour Sidney Smith. Cette corvette s'appelait le Bouldogne, et avait ordre de faire la plus grande diligence: son capitaine apportait à Sidney Smith des instructions et des pouvoirs pour traiter de l'évacuation de l'Égypte; mais soit que le gouvernement anglais se fût abusé sur la position de cette armée, ou qu'il s'en fût laissé imposer sur les succès des troupes coalisées qui combattaient les nôtres en Italie, il ne permettait pas d'accorder d'autres conditions à l'armée française que celle d'être prisonnière de guerre.
Le capitaine, avant de courir après Sidney Smith, dans l'Archipel, faisait préalablement communication de son message au capitaine du Thésée, qui en fit prévenir le général Lanusse par le retour de son officier. Il ne restait donc plus, pour profiter du traité d'El-Arich, que le temps qui allait s'écouler jusqu'à ce que Sidney Smith, après avoir été joint par le Bouldogne, eût pu révoquer les premiers ordres qu'il avait donnés au Thésée, et lui en eût donné de contraires, comme il était présumable que cela allait arriver.
Le général Desaix, qui ne se possédait pas de rage en voyant tout ce qui s'offrait à l'horizon, était dans une grande impatience de mettre à profit le temps qui restait encore, d'autant que tout ce qu'il avait vu n'avait pas trop éloigné de son esprit la pensée que Kléber, après s'être jeté à la merci des Anglais, ne se défendrait pas, et passerait par où ils voudraient; et pour rien dans le monde il n'aurait voulu stipuler une reddition de l'armée.
Il m'envoya le lendemain à bord du Thésée, avec la mission de faire mon possible pour aplanir les difficultés que l'on pourrait mettre à son départ, à cause peut-être des marchandises dont était chargé le vaisseau sur lequel il voulait effectuer son retour (c'était celui de M. Hamelin); dans ce cas, il était décidé à en prendre un autre.
Je trouvai dans le capitaine du Thésée un fort brave homme et très accommodant, qui voulut bien suivre l'exécution des premiers ordres que lui avait donnés Sidney Smith, abstraction faite de la communication non officielle que lui avait faite le capitaine du Bouldogne; en conséquence, il me remit un sauf-conduit pour le général Desaix et tous ceux qui partaient avec lui. Il porta même l'obligeance jusqu'à me donner un employé de son vaisseau, qu'il revêtit du caractère de sauvegarde, et qu'il fit embarquer sur notre bâtiment, avec ordre de nous convoyer jusqu'en France.
J'ai soupçonné depuis qu'il y avait mis de la malice, et que, pour éloigner le général Desaix, il aurait fait bien davantage.
Je revins à Alexandrie, où le général Desaix attendait mon retour avec anxiété; il parut fort satisfait d'apprendre que la mer lui était ouverte, et sa navigation assurée.
Il n'abusa pas de cette faveur de la fortune, car il partit le lendemain. Je laisse là ce qui est relatif au général Desaix, pour revenir au général Kléber.
La corvette le Bouldogne avait rejoint Sidney Smith, et celui-ci était revenu devant Alexandrie, d'où il venait d'écrire au général Kléber pour lui témoigner le désespoir auquel il était livré depuis qu'il était obligé de lui apprendre les conditions que son gouvernement mettait à la ratification du traité d'El-Arich.
Il avoua, ce qui ne pouvait plus être douteux, qu'il avait agi sans pouvoirs, à la vérité, mais avec la persuasion qu'il serait approuvé de son gouvernement, et qu'il avait la douleur de reconnaître qu'il s'était trompé. Il suppliait le général Kléber de ne pas concevoir une mauvaise opinion de lui, par suite de ce qui survenait, lui protestant qu'il n'y avait nullement participé, ce qui était croyable. La conclusion de tout cela fut qu'il fallait livrer la bataille aux Turcs le plus tôt possible, et finir par où on aurait dû commencer.
La bataille eut lieu sur les ruines d'Héliopolis, près du Caire; les Turcs y furent vaincus et dispersés, mais ayant gagné le bord du désert, ils marchèrent en débordant la droite de notre armée, et se jetèrent dans le Caire en assez grand nombre.
Kléber redevint alors ce qu'il n'aurait pas dû cesser d'être, autant pour le salut de son armée que pour sa propre gloire. En peu de jours, il rejeta toutes ces hordes, dix fois plus nombreuses que lui, au-delà des déserts d'Asie, réoccupa tout ce qu'il avait imprudemment évacué, et revint ensuite mettre le siége devant le Caire, où un pacha s'était établi avec une trentaine de mille hommes.
Il fallut alors commencer une guerre de maison à maison qui coûta bien cher, et encore fut-on obligé de faire un pont d'or au pacha pour le déterminer à sortir de la ville, et à retourner en Asie avec ses troupes.
On ne pouvait sans doute pas acheter trop cher la fin d'une consommation d'hommes que la position de l'armée rendait plus funeste chaque jour.
La sottise de ses ennemis obligea ainsi le général Kléber à rester en possession de l'Égypte, en quelque sorte malgré lui. Il reconnut franchement son tort, et vit que son projet d'évacuation lui avait coûté plus de monde que le général Bonaparte n'en avait perdu pour s'établir en Égypte, et que lui-même n'en aurait perdu pour s'y maintenir, s'il avait suivi une marche différente.
Depuis ce moment, il changea tout-à-fait de conduite; il ne s'abusait plus sur l'opinion qu'il parviendrait à inculquer au gouvernement, ni sur le jugement qui serait porté sur ce qu'il aurait pu faire, et sur ce qu'il avait fait et qu'il n'aurait pas dû faire: aussi s'efforça-t-il de réparer les fautes dans lesquelles il était tombé, s'en remettant au temps et à la grandeur d'âme du général Bonaparte, pour effacer les dernières traces de cette fâcheuse période de sa carrière.
Pendant que le général Kléber reprenait l'Égypte, le général Desaix traversait la Méditerranée; il était au moment d'entrer dans Toulon, lorsqu'il fut pris par une frégate anglaise qui le conduisit à Livourne, où était le vaisseau de l'amiral Keith. Celui-ci, qui avait des instructions conformes à celles qui avaient été envoyées à Sidney Smith par le Bouldogne, fit le général Desaix prisonnier, et confisqua le bâtiment.
Le général Desaix, qui s'était embarqué sur la foi d'un traité, avec un sauf-conduit, et escorté d'un commissaire anglais, réclama d'être ramené en Égypte, si on ne voulait pas le laisser aller en France. Malgré la légitimité de cette réclamation, ce ne fut qu'au bout de trente jours qu'on lui déclara qu'il pouvait retourner en France sur le même bâtiment, que l'on avait préalablement déchargé de toutes ses marchandises.
CHAPITRE XIV.
Navigation du général Bonaparte.—Arrivée à Ajaccio.—Les frégates se
trouvent en vue de la croisière anglaise.—Débarquement à
Fréjus.—Sensation que fait à Lyon l'arrivée du général
Bonaparte.—Arrivée à Paris.—Situation des affaires.
Nous étions déjà revenus à bord de ce bâtiment, lorsqu'une embarcation nous amena M. Poussielgue, qui avait aussi fait voile pour la France. Nous l'avions laissé au Caire, où il s'était fait remarquer parmi ceux qui désiraient que l'armée fût ramenée en France. Nous ne pouvions concevoir quel motif l'avait porté à hâter son départ d'Égypte. Il fit route avec nous. Nous nous dirigeâmes sur la Provence, et fûmes presque aussitôt atteints par un brick ennemi; mais nous avions un laissez-passer de l'amiral Keith. Le bâtiment s'éloigna, et nous entrâmes à Toulon.
Le sentiment qu'on éprouve en revoyant sa patrie ne peut être compris par ceux qui ne l'ont jamais quittée. Nous fûmes pendant trois jours dans une sorte d'aliénation mentale; nous courions, nous ne pouvions rester en place. Le général Desaix eut toutes les peines du monde à nous retenir près de lui pour copier les dépêches qu'il adressait au général Bonaparte, sur les événemens qui avaient eu lieu. Le besoin de nous promener dans le parc du lazaret était le seul que nous éprouvassions.
Le général Desaix eut, courrier par courrier, une réponse du général Bonaparte: M. Poussielgue, au contraire, n'en reçut aucune; il en fut ainsi pendant tout le temps que dura la quarantaine.
Je reviens au général Bonaparte. J'ai raconté comment il avait exécuté son départ; je passe aux détails de sa navigation.
Il n'y avait, comme je l'ai dit, aucune croisière devant Alexandrie quand il mit à la voile. Il atteignit la Corse sans accident. Il ignorait quel était l'état des partis en France. Il avait besoin de prendre langue, sans trop savoir comment éluder la quarantaine; l'impatience de ses compatriotes vint à son secours. Le bruit s'était répandu que le général Bonaparte était à bord: la ville, les campagnes demandaient à lui porter le tribut de leurs hommages. Subjuguée par l'enthousiasme général, l'administration céda: elle se jeta dans une chaloupe, dirigea sur la Muiron, et enfreignit elle-même les lois qu'elle devait défendre; l'on ne tint aucun compte de la quarantaine. Le général Bonaparte descendit à Ajaccio, mais n'y resta que le temps nécessaire pour recueillir les renseignemens dont il avait besoin, et remit à la voile. Il courait la haute mer, lorsque Gantheaume vint lui annoncer qu'on apercevait, du haut des mâts, des voiles ennemies, et lui demanda des ordres: le général Bonaparte réfléchit un instant, et lui répondit de tout donner à la fortune jusqu'à minuit.
L'amiral continua de gouverner sur Toulon. La croisière s'éloigna pendant la nuit; le lendemain, aucun bâtiment ne se montrait plus à l'horizon. Les Anglais, qui n'avaient à observer que Toulon, où il n'y avait plus de bâtimens de guerre, et Marseille, d'où on expédiait des approvisionnemens à l'armée d'Italie, se tenaient dans le fond du golfe de Lyon; leur escadre s'y était réunie tout entière, parce qu'il ne restait que ces deux points d'atterrage aux bâtimens qui cherchaient à gagner la France. La croisière qui observait la Corse, vigilante pour les expéditions qui voulaient pénétrer dans l'île, donnait peu d'attention aux navires qui en appareillaient pour se rendre en Provence, attendu qu'ils pouvaient difficilement échapper à la flotte: ce fut par cette raison qu'elle ne chassa pas les deux frégates.
Le général Bonaparte arriva enfin aux atterrages de France, et la fortune voulut que ce fût à l'entrée de la nuit; le soleil venait de se coucher, et n'avait laissé derrière lui qu'une traînée de lumière que réfléchissait la voûte du ciel. Les frégates, hors du champ de la réverbération, se trouvaient dans un clair-obscur qui devenait plus intense à mesure qu'il s'éloignait. Du milieu de ce clair-obscur, on découvrait à l'oeil nu l'escadre anglaise; elle était forte de quinze voiles et placée devant Toulon, au centre du champ de réverbération dont je viens de parler.
À la vérité, il faisait calme, mais on portait droit sur elle[25]: sans ces derniers rayons, on n'eût rien vu, on n'eût par conséquent pas changé de route, et quand la brise de nuit se fût levée, on eût donné droit au milieu de ses vaisseaux.
Les frégates n'eurent pas plus tôt aperçu le péril qu'elles couraient, qu'elles virèrent de bord; elles échappèrent à la faveur de l'obscurité, gouvernèrent sur Nice, et atteignirent Fréjus le lendemain. On les prit d'abord pour des voiles ennemies, on tira dessus; mais on ne sut pas plus tôt qu'elles portaient le général Bonaparte, que de longs cris de joie éclatèrent de toutes parts: il serait tombé du ciel, que son apparition n'aurait pas produit plus d'étonnement et d'enthousiasme. Le peuple entra subitement en délire; personne ne voulut plus entendre parler de quarantaine. La santé, les officiers de terre et de mer, se jetèrent pêle-mêle dans les chaloupes; les frégates furent aussitôt atteintes, envahies; de tous côtés, on communiqua: ce qui s'était passé en Corse venait de se renouveler; les lois de la quarantaine avaient été violées par l'impatience publique. Le général Bonaparte n'eut plus qu'à céder à l'empressement de tout un peuple qui le saluait comme son sauveur.
La population continuait d'affluer sur le rivage: il la remercia des voeux, des offres qu'elle lui prodiguait, et se disposa à s'éloigner d'une côte où, sous prétexte de précautions sanitaires, ses ennemis pouvaient le retenir, ou du moins lui susciter des embarras fâcheux; aussi prit-il la première des cent voitures qu'on avait amenées de toutes parts, et se mit en route pour Grenoble.
Il voyagea jour et nuit. Son arrivée à Lyon mit cette ville en délire. Il était descendu à l'hôtel des Célestins. La multitude couvrit aussitôt les quais, et fit retentir l'air de ses acclamations: il fut obligé de céder à son impatience, et de se montrer à diverses reprises.
Le bruit de son arrivée s'était répandu avec la rapidité de l'éclair. La route de Lyon à Paris était couverte de gens accourus pour le voir passer; il se déroba à ces hommages, pressa sa marche, et était déjà à Paris, dans sa maison rue de la Victoire, que le gouvernement ignorait encore qu'il eût pris terre à Fréjus.
Il se rendit dans le jour même au Luxembourg. Il était vêtu d'une redingote grise, et portait un sabre de mamelouk suspendu, à la manière orientale, par un cordon de soie. Il avait été reconnu; le bruit de son arrivée se répandit d'un bout de la capitale à l'autre. La population afflua autour du palais; on se pressait, on se félicitait, on se flattait de posséder enfin l'homme qui devait mettre un terme à nos désastres.
Les affaires étaient en effet dans l'état le plus fâcheux. Masséna avait, il est vrai, arrêté les Russes à Zurich; les Anglais, débarqués dans la Frise, avaient été battus à Castricum, et se disposaient à évacuer le continent, ce qu'ils firent quelques jours après l'arrivée du général Bonaparte. La situation de la république s'était améliorée au-dehors, mais elle était toujours déplorable au-dedans. L'armée d'Italie, qui de revers en revers avait été ramenée jusque dans le pays de Gênes, ne suffisait plus pour couvrir la Provence menacée par les Autrichiens; la guerre civile, plus active qu'à aucune époque antérieure, embrasait les départemens de l'Ouest et du Midi; les lois étaient sans vigueur, et l'administration sans énergie; les partis les plus opposés par leurs opinions politiques s'étaient réunis pour renverser un pouvoir universellement déconsidéré.
Cette triste situation avait détruit toute espèce de crédit. Les fonds publics étaient tombés à dix-sept francs, et cependant le gouvernement n'avait que des bons et des mandats pour faire face aux besoins qui l'assiégeaient: on peut juger par là ce que devaient coûter la guerre et l'administration; de quelque côté qu'on jetât les yeux, on n'apercevait que des abîmes.
Les agens de l'étranger exploitaient la France en tout sens, et l'agitaient impunément du centre de la capitale, où ils ne craignaient pas de résider. Il n'y avait plus de secret; les dispositions d'État étaient connues aussitôt qu'elles étaient prises. L'État tombait en dissolution; tout était corruption et pillage.
Il était devenu impossible de gouverner, et presque inutile d'obéir. Le mal semblait irrémédiable; personne n'osait en sonder la profondeur. Les espérances et les coeurs se tournèrent vers le général Bonaparte: la France entière l'invoquait; il l'entendit, mais il fallait avoir son génie pour ne pas reculer devant l'entreprise.
L'abattement était tel, que le parti connu sous le nom de faction d'Orléans s'était ranimé, et avait de nouveau conçu le projet de porter le fils de ce prince au pouvoir; on lui avait même dépêché un émissaire en Angleterre, où il résidait. Sa réponse ne fut pas satisfaisante: il refusa de se prêter à son élévation, à moins que la branche aînée de sa famille ne fût désintéressée, ce qui n'était pas possible dans les circonstances où l'on était. Le parti était loin de s'attendre à un scrupule de cette espèce. Il ne se déconcerta pas néanmoins, et résolut d'appeler un prince de la maison d'Espagne.
Le général Bonaparte arriva sur ces entrefaites. Il ne fut plus question de ce projet[26]. L'anxiété avait disparu, l'irrésolution s'était évanouie: tous les voeux, toutes les espérances reposaient sur le vainqueur des Pyramides; mais, pour sauver la France, il fallait qu'il s'emparât du pouvoir: sans cela, mieux eût valu ne pas quitter l'Égypte.
Après avoir mûrement pesé l'état des affaires au-dedans et au-dehors, il prit son parti. Le Directoire était divisé sur les moyens de conjurer l'orage qui menaçait de l'engloutir, les Conseils l'étaient davantage encore; mais la nation n'avait rien perdu de son énergie. Elle appelait un libérateur; il ne fut pas difficile de former un parti et de trouver une base pour l'appuyer. Tout ce qui avait marqué dans la révolution, tout ce qui avait acquis des biens nationaux et s'était aliéné quelque noble, quelque émigré puissant, se ralliait naturellement au général Bonaparte: je n'en excepte que quelques républicains exaltés, quelques tribuns populaires, plus ambitieux que les conquérans; mais indépendamment que le nombre de ces têtes ardentes était bien réduit, l'opinion les avait abandonnées; depuis long-temps elles n'étaient plus à craindre.
On était d'accord sur le besoin d'un changement dans la forme du gouvernement, et dans la nécessité de ne pas perdre de temps pour l'opérer. Le général Bonaparte, convaincu qu'il n'y avait que du péril à temporiser, mit aussitôt la main à l'oeuvre, et le Directoire disparut.
La plupart des militaires[27] qui s'étaient rendus recommandables par leurs victoires se mirent à la disposition du général Bonaparte. Le directeur Sieyes entraîna les hommes les plus influens des deux Conseils, c'est-à-dire ceux qui, fatigués des excès de la révolution, sentaient la nécessité de mettre à la tête des affaires un homme assez modéré pour se concilier tous les partis, et assez énergique pour les contenir.
Beurnonville, Macdonald, Lefebvre, et Moreau lui-même, qui étaient entrés dans la conspiration, n'avaient pas seulement pour complices les généraux et les administrateurs de l'armée d'Italie qui se trouvaient alors à Paris; ils comptaient encore Chénier, Cabanis, Roederer, Talleyrand, etc.: c'était l'élite du parti philosophique réuni à l'élite de l'armée, pour accomplir le voeu national.
À l'exception de Bernadotte, qui alors ne voyait le salut de l'État que dans la république, et la république que dans le jacobinisme, tous les généraux de l'armée d'Italie se rallièrent à leur général. Berthier, Eugène Beauharnais, Duroc, Bessières, Marmont, Lannes, Lavalette, Murat, Lefebvre, Caffarelli (frère de celui qui était mort en Syrie), Merlin (fils du directeur), Bourrienne, Regnault de Saint-Jean-d'Angely, Arnault (de l'Institut), le munitionnaire Collot, firent preuve de zèle et de dévoûment; il n'y eut pas jusqu'aux vingt-deux guides récemment arrivés d'Égypte, qui ne se montrassent empressés: chacun servait le général Bonaparte à sa manière.
Augereau lui-même, qui intérieurement le détestait, se rallia à lui, quoiqu'après quelque hésitation. Peut-être fut-ce parce qu'on l'avait négligé qu'il vint offrir ses services: «Est-ce que vous ne comptez plus sur votre petit Augereau?» dit-il au général Bonaparte. Membre du Conseil des Cinq-Cents, il ne put s'empêcher de dire, lorsqu'il vit que l'assemblée proposait de mettre le général Bonaparte hors la loi: «Nous voilà dans une jolie position.—Nous en sortirons, lui répondit le général; souviens-toi d'Arcole.» Si, par ce propos, Augereau exprimait ses craintes, j'aime à penser que Bernadotte n'exprimait pas ses voeux par ceux qui lui échappaient. Rencontrant le général Bonaparte dans le moment où il allait passer en revue ses troupes rassemblées aux Champs-Élysées: «Tu vas te faire guillotiner», lui dit-il avec son accent gascon. «Nous verrons», lui répondit froidement le général Bonaparte.
Je passerai rapidement sur les journées des 18 et 19 brumaire. Les événemens dont je puis parler avec certitude sont les seuls sur lesquels je crois devoir m'appesantir. Je ne touche aux autres qu'autant que je puis donner des détails ignorés que mes relations m'ont mis plus tard à même de recueillir.
Le mouvement, comme on en était convenu, fut donné par les Anciens. M. Lebrun, depuis troisième consul, architrésorier et duc de Plaisance, fit un rapport sur la déplorable situation de la république, et la nécessité de prévenir sa ruine par un prompt remède.
Le Conseil adopte ses conclusions. Il rend un décret qui transfère le Corps-Législatif à Saint-Cloud, afin qu'il puisse délibérer hors de l'influence de la capitale. En même temps, il donne au général Bonaparte, qu'il charge de l'exécution de la mesure qu'il vient d'arrêter, le commandement de toutes les troupes qui sont à Paris et dans le rayon constitutionnel. Ce décret, sanctionné par le Conseil des Cinq-Cents, dont Lucien Bonaparte était président, fut aussitôt transmis au général Bonaparte, avec invitation de venir prêter le serment qu'exigeaient ses nouvelles fonctions. Le général ne se fit pas attendre; il monta à cheval, traversa Paris au milieu d'un groupe d'officiers-généraux que l'attente de cet événement avait rassemblés chez lui, et se rendit à la barre, entouré de cette belliqueuse escorte. Le serment prêté, il nomma pour son lieutenant le général Lefebvre, qui commandait la garde du Directoire, et distribua les autres commandemens aux divers généraux qui l'accompagnaient. Lannes fut chargé de celui du Corps-Législatif; Murat eut celui de Saint-Cloud, et Moreau celui du Luxembourg. Trois membres du Directoire donnèrent leur démission. La magistrature dont ils faisaient partie se trouva éteinte par cet incident, les deux autres directeurs n'étant pas en nombre suffisant pour délibérer.
La journée du 18 brumaire avait préparé la révolution; celle du 19 la termina. Ce ne fut pas néanmoins sans difficulté.
Les jeunes têtes du Conseil des Cinq-Cents et les vieux révolutionnaires du Conseil des Anciens avaient eu le temps de réfléchir sur ce qui se préparait. Le nouvel ordre de choses ne devait pas être favorable aux principes qu'ils professaient; ils se concertèrent sur les moyens de le prévenir. Le plus naturel était de se rattacher fortement à la constitution de l'an III. Duhesme, un des plus ardens démagogues qui fût parmi eux, proposa de jurer de nouveau, et par appel nominal, de la défendre.
Cette motion devait engager les conjurés dans de nouveaux noeuds, et ménager aux frères et amis des faubourgs de Paris le temps d'arriver au secours des frères et amis de Saint-Cloud.
La proposition passa à l'unanimité. Le temps que voulait gagner Duhesme, le général Bonaparte le perdait. Tout ce qu'il avait fait la veille tournait contre lui, s'il ne brusquait les choses; il se présenta au Conseil des Anciens, l'invita, par un discours énergique, à prendre en considération la disposition des esprits, le danger de la patrie, et à ne pas différer plus long-temps d'adopter une résolution.
Mais un membre du Conseil l'interpelle, il veut qu'il rassure les esprits, démente les projets qu'on lui attribue, et prête serment à la constitution. «La constitution, reprend Bonaparte, existe-t-elle encore?» Et faisant l'énumération de toutes les circonstances où elle avait été violée par les Conseils en décimant le Directoire, et par le Directoire en décimant les Conseils, il ajouta que vingt conspirations étaient formées pour substituer un nouvel ordre de choses à cette constitution, dont l'insuffisance était prouvée par les faits; que vingt partis le sollicitaient de se mettre à leur tête, les uns pour recommencer la révolution, les autres pour la faire rétrograder; qu'il ne voulait en servir aucun; qu'il ne connaissait qu'un intérêt, celui de conserver ce que la révolution avait fait de bien; qu'il n'ignorait pas que des amis de l'étranger parlaient de le proscrire, mais que tel qui proposait de le mettre hors la loi allait peut-être s'y trouver lui-même; que, fort de la justice de sa cause et de la pureté de ses intentions, il s'en remettait aux Conseils, à ses amis et à sa fortune.
Il se rendit au Conseil des Cinq-Cents pour y faire les mêmes communications; mais à peine parut-il dans la salle, à la porte de laquelle il avait laissé le peu de militaires qui l'accompagnaient, que les cris: à bas le tyran! hors la loi le dictateur! se font entendre. Il s'était avancé vis-à-vis l'estrade où siégeait le président, son frère Lucien. Il est entouré, menacé. Plus ardent que ses collègues, un député va jusqu'à tenter de le percer d'un poignard[28]. Un grenadier de la garde du Corps-Législatif, nommé Thomé, pare le coup avec son bras. Le peloton arrive au secours, et arrache le général des mains de ces forcenés.
Il revint bientôt après dégager Lucien Bonaparte, que ces furieux voulaient contraindre de mettre aux voix un décret de proscription contre son frère.
Le général Bonaparte était sorti de la salle, pour joindre les troupes qui étaient établies dans la cour du château, où plusieurs députés s'étaient répandus pour les détacher de la cause du chef qu'elles soutenaient.
Le moment était des plus critiques, lorsqu'il arriva au milieu d'elles; quelques minutes encore, et tout était perdu. Il résolut de mener rapidement les choses à fin, et s'adressant à un officier d'infanterie (le capitaine Ponsard, des grenadiers du Corps-Législatif), posté avec sa troupe à l'entrée de la grille du vestibule du château. «Capitaine, lui dit-il, prenez votre compagnie, et allez sur-le-champ disperser cette assemblée de factieux. Ce ne sont plus les représentans de la nation, mais des misérables qui ont causé tous ses malheurs; allez au plus vite, et sauvez mon frère.» Ponsard se mit en mouvement; mais il n'avait pas ébranlé sa troupe, qu'il revint sur ses pas. Le général Bonaparte crut qu'il hésitait. Il n'en était rien cependant. Ponsard ne voulait que savoir ce qu'il devait faire en cas de résistance. «Employez la force, répondit Bonaparte, et même vos baïonnettes.—Cela suffit, mon général», répliqua le capitaine en saluant de son épée. Puis, faisant battre la charge à ses tambours, il monte le grand escalier du château au pas redoublé, et entre dans la salle, baïonnette en avant. En un instant, la scène change, le tumulte s'apaise, la tribune est déserte. Ceux même qui quelques minutes auparavant paraissaient les plus résolus, cèdent à la peur. Ils escaladent les fenêtres, sautent dans le jardin et se dispersent dans toutes les directions.
Le général Bonaparte répugnait à employer la force, mais les circonstances commandaient; il était perdu s'il eût tardé à en faire usage, et Bernadotte se trouvait prophète. Fouché s'en était expliqué avec Regnault de Saint-Jean-d'Angely, à qui je crois avoir entendu rendre la conversation qu'il avait eue avec lui. «Que votre général, avait dit ce ministre, n'hésite pas. Il vaut mieux qu'il brusque les choses que de laisser aux jacobins le temps de se rallier. Il est perdu, s'il est décrété: je lui réponds de Paris, qu'il s'assure de Saint-Cloud.»
Ce discours très sensé était conforme au langage que ce vieux routier de révolution tenait depuis six semaines. Jugeant par l'état des choses que le Directoire ne pouvait se soutenir, il n'avait eu garde d'entraver la conspiration du général Bonaparte. Prêt à l'accepter si elle réussissait, il était prêt à la frapper si elle ne réussissait pas. Il attendait l'événement pour se décider, ainsi que Thurot, alors secrétaire général de la police, me l'avoua depuis. «Le dénoûment, me disait-il, nous a fixés; mais toutes les mesures étaient prises. Si le général Bonaparte eût échoué, lui et les siens portaient leurs têtes sur l'échafaud.»
Les mesures étaient, en effet, si bien prises, Fouché était si bien informé de ce qui se passait à Saint-Cloud, que, lorsqu'on apporta, de la part du général, l'ordre aux barrières de ne pas laisser rentrer les députés fugitifs, on se trouva devancé. Les agens de la police étaient déjà aux aguets depuis vingt minutes. Le ministre s'était empressé de donner cette preuve de dévoûment au parti vainqueur.
CHAPITRE XV.
Création du consulat.—Bonaparte est nommé premier consul.—Cambacérès.—Lebrun.—Changemens opérés dans la marche des affaires.—Composition du ministère.—Les chefs vendéens à Paris.—Pacification de la Vendée.—Georges Cadoudal.
L'opposition dispersée par ce coup de vigueur, les députés favorables à la révolution qui s'opérait, vinrent se rallier aux Anciens. L'abolition du Directoire, l'ajournement des deux Conseils, la formation d'une commission législative, composée de cinquante membres, dont vingt-cinq devaient être tirés de chaque Conseil, fut aussitôt décrétée. On avisa ensuite à l'organisation du pouvoir. On créa, sous le nom de consuls, trois magistrats chargés de l'exercer, jusqu'à ce qu'on eût rédigé une constitution nouvelle. Les trois consuls furent le général Bonaparte, les directeurs Sieyes et Roger Ducos; tous trois vinrent s'établir au Luxembourg, où l'impatience publique attendait le succès de l'entreprise pour s'exhaler en vives acclamations.
Ici commence une ère nouvelle pour le général Bonaparte; ici commence son règne. Nous avons un maître, dit Sieyes, qui ne connut bien qu'après l'avoir entendu discuter dans le conseil les questions les plus difficiles en matière de gouvernement et d'administration, l'homme que jusqu'alors il n'avait cru supérieur que dans la guerre.
La nouvelle constitution fut rédigée en six semaines; la création des trois consuls fut maintenue, mais non la nomination des mêmes individus à ces postes importans.
Le général Bonaparte fut fait premier consul. MM. Cambacérès et Lebrun furent nommés, l'un second, et l'autre troisième consul, à la place de Sieyes et de Roger Ducos, qui furent les premiers membres du sénat conservateur où ils allèrent s'anéantir.
Les deux collègues du général Bonaparte, l'un choisi parmi les magistrats les plus sages et les plus éclairés, l'autre parmi les administrateurs les plus expérimentés et les plus probes, eurent une grande part à tout ce qui fut fait de bien à cette grande époque de notre régénération. On leur doit les bons choix en préfets, en juges, en administrateurs; on leur doit, en un mot, tous ces fonctionnaires qui secondèrent si bien les efforts du premier consul pour ramener la probité dans les affaires, et l'équité dans les décisions.
Les six premiers mois de cette nouvelle administration produisirent une amélioration que l'on n'eût pas obtenue, en d'autres temps, d'un siècle d'efforts. On était las de désordres, fatigué d'anarchie; chacun favorisait, autant qu'il était en lui, un ordre de choses qui lui promettait repos et sécurité.
L'administration intérieure commençait à prendre une bonne direction; mais, en revanche, tout ce qui concernait la guerre était au pis. Le premier consul s'appliqua d'une manière spéciale à rendre leur lustre à nos drapeaux. Le désordre avait été tel que le ministre de la guerre ne put fournir une situation exacte de l'armée. Il ne connaissait ni sa force, ni le nombre des corps dont elle se composait, ni leur emplacement. On fut obligé d'envoyer des officiers à la recherche des régimens, des dépôts. Ils devaient constater l'effectif de ceux qu'ils découvraient, et le transmettre immédiatement au ministre.
L'artillerie était dans l'état le plus déplorable, et la marine dans une désorganisation complète, quoique du reste elle eût encore des moyens assez étendus.
Les finances étaient si délabrées, que le soir du 18 brumaire, les caisses ne renfermaient pas de quoi expédier des courriers aux armées et aux grandes villes qui devaient être informées de l'événement. Les premières dépenses furent faites avec des fonds prêtés au trésor public, à des conditions que l'urgence des circonstances n'avait pas permis de repousser.
Le corps diplomatique se bornait à un envoyé de Charles IV, qui ne résidait à Paris que parce que la flotte espagnole était retenue à Brest, et à un chargé d'affaires du prince des Deux-Ponts, devenu électeur de Bavière. Encore cet agent était-il plutôt sur le pied d'un homme privé que d'un envoyé revêtu d'un caractère public.
Il fallait un homme du génie du premier consul pour ne pas reculer devant un tel état de choses. Loin de le rebuter, cette complication de difficultés ne fit qu'enflammer son courage; il mit sa gloire à vaincre tant d'obstacles, et il réussit.
La composition de son ministère fut généralement approuvée. Il eut le rare bonheur, dans un premier choix, de tomber sur des hommes dans la maturité de l'expérience, dans l'âge où l'habitude du travail le rend plus facile, et où l'on sait se faire obéir. Tous se pénétrèrent de la nécessité de sortir de l'embarras où l'anarchie et le gaspillage avaient plongé la nation. Tous mirent leur gloire à seconder les intentions du premier consul, qui, de son côté, ne tarda pas à reconnaître qu'il pouvait s'en rapporter à eux des soins que réclamaient leurs départemens respectifs.
Sa position militaire devint le sujet de ses méditations. Il avait besoin d'hommes, d'habits, de chevaux; tout lui fut donné avec une généreuse profusion. En peu de temps, la situation des armées changea. Lorsqu'il prit le timon des affaires, la guerre civile absorbait des forces considérables; ce que le Directoire s'était bien gardé d'avouer. Il avisa de suite aux moyens de reporter sur les frontières des troupes devenues indispensables pour faire tête à l'étranger. Une pacification ne lui parut pas impossible. Les cruautés dont la Vendée avait été le théâtre dataient de l'époque des comités. Son administration était vierge de toute espèce de représailles. Les chefs des insurgés devaient être las d'une guerre sans objet: il résolut de leur faire des ouvertures qui, au pis-aller, ne compromettaient rien. Il ordonna, en conséquence, au général en chef de l'armée de l'Ouest de se mettre en communication avec eux; il le chargea de leur proposer de venir eux-mêmes à Paris juger de la sincérité des intentions qui l'animaient en les appelant dans la capitale, et leur garantit la liberté de retourner chez eux, quelle que pût être la détermination que leur suggérerait la conférence qu'il désirait avoir avec eux.
Tous se rendirent à l'invitation. Le premier consul ne leur adressa aucun reproche; il leur dit que, s'ils n'avaient pris les armes que pour leur sûreté personnelle et celle de la population de leurs contrées, ils n'avaient désormais aucun motif de prolonger la guerre; que le gouvernement n'en voulait à aucun d'eux; qu'ils avaient dès ce moment les mêmes droits à la protection des lois que ceux qu'ils avaient combattus. Que s'ils avaient, au contraire, pris les armes pour relever le joug de la féodalité, ils devaient considérer qu'ils ne formaient que la partie la plus faible de la nation; qu'il était peu probable qu'ils réussissent, en même temps qu'il était injuste à eux de prétendre dicter des lois à la majorité.
Il ajouta que les succès qu'ils avaient obtenus jusque-là étaient, en grande partie, le résultat de la guerre extérieure; que, dans peu, ils verraient eux-mêmes combien peu les alliés pouvaient leur être utiles; que, prêt à aller se mettre à la tête des troupes, il se chargeait de leur en fournir la preuve.
Ces considérations ne pouvaient manquer de faire impression sur des hommes qui, la plupart, n'avaient pris les armes que pour échapper aux vexations d'un gouvernement ombrageux. Ils demandèrent jusqu'au lendemain pour y réfléchir, et tous, hormis Georges Cadoudal, déclarèrent qu'ils se soumettraient à un gouvernement sous lequel ils pouvaient vivre en paix. Ils lui offrirent même les efforts qu'ils avaient constamment opposés aux pouvoirs anarchiques qui avaient précédé.
Ils circulèrent librement à Paris, virent leurs connaissances, et retournèrent chez eux, où ils tinrent fidèlement tout ce qu'ils avaient promis.
Georges Cadoudal se présenta, comme ses collègues, à l'audience du premier consul. Celui-ci lui parla de la gloire qu'il avait acquise, du rang qu'il avait pris parmi les notables de sa province, et lui dit qu'aux sentimens qui l'avaient élevé devaient s'unir ceux d'un patriote, qui ne voulait pas, sans doute, prolonger les malheurs des contrées qui l'avaient vu naître. Il cessa de parler. Au lieu de répondre, Georges balbutia quelques mots qui avaient plus de sens que d'esprit, tint constamment les yeux baissés, et finit par lui demander un passe-port. Le premier consul le lui fit non seulement délivrer, mais ordonna qu'il eût à vider Paris sur-le-champ, ce qu'il fit[29].
Les premiers chefs de la Vendée soumis, il ne resta plus qu'un brigandage de grands chemins qui s'exerça assez vivement pour rendre les communications dangereuses, quelquefois même impraticables. Les hommes que la guerre civile avait aguerris répugnaient à retourner au travail; ils avaient refusé de se rendre aux invitations de leurs chefs, et continuaient à courir la fortune. Les excès auxquels ils se livrèrent leur firent bientôt perdre le peu de considération qu'ils avaient acquise; ils devinrent à charge à des contrées qui ne désiraient que le repos; ils furent poursuivis, livrés aux tribunaux, qui firent une justice sévère de tous ceux qui leur furent déférés.
CHAPITRE XVI.
Formation d'un camp de réserve à Dijon.—M. Necker.—Passage du mont
Saint-Bernard.—Fort de Bard.—Arrivée du premier consul à
Milan.—Combat de Montebello.—Le général Desaix rejoint le premier
consul.
Le premier consul avait réussi à pacifier l'intérieur; il avait rétabli l'administration et rendu au fisc des provinces qui, dès le commencement des troubles civils, n'avaient pas payé d'impôt. Un résultat plus grand encore, à raison des circonstances, c'était de pouvoir disposer sur-le-champ de quatre-vingt mille soldats aguerris, que le Directoire tenait en permanence dans la Vendée, et dont l'absence n'avait pas été une des moindres causes de nos revers.
Les calculs approximatifs les plus exacts portent au-delà d'un million les hommes que cette cruelle guerre a dévorés. Tous étaient Français; et tandis que les uns étaient égorgés au nom d'un Dieu de paix, immolés jusqu'au pied de ses autels, les autres étaient offerts en holocauste à la liberté: où ces sanglantes exécutions se fussent-elles arrêtées, si le 18 brumaire ne fût venu y mettre un terme?
Heureux d'avoir mis fin à une destruction dont les suites étaient incalculables, le premier consul achemina ses troupes sur Dijon, où il venait d'ordonner la formation d'un camp.
Il avait fait un appel aux militaires que les bévues du Directoire avaient éloignés de leurs drapeaux. Chose remarquable! son nom seul les rallia tous; il n'en resta pas un en arrière qui ne fût retenu par quelque motif dont on pût contester la validité.
La cavalerie était dans un état de nullité complète: la plupart des régimens, réduits à leurs cadres, n'étaient pas montés. On requit le vingtième, puis le trentième cheval. On rassembla ces animaux de tous les points de la France. Ils furent fournis sans murmure, et livrés à jour fixe dans les dépôts. On vit, comme par enchantement, l'armée se recréer de ses propres débris, et reparaître aussi belle qu'aux jours glorieux de notre histoire. Tels furent les premiers effets de la confiance qu'inspirait le général Bonaparte; il était nécessaire à la France, la France le sentait et le lui témoignait.
Ces prodigieuses créations, opérées en si peu de temps, étonnèrent d'autant plus, qu'on en avait à peine suivi la marche: tout avait été conçu, médité dans le secret, et exécuté avec la rapidité de la pensée.
Personne n'imaginait, en France, de quels élémens se composait l'armée qui se rassemblait à Dijon: on croyait qu'elle n'existait que sur le papier, parce qu'on n'en apercevait les élémens nulle part. Les Autrichiens, maîtres de toute l'Italie, n'avaient sans doute rien négligé pour être informés de ce qui se passait en deçà des Alpes, qu'ils espéraient forcer, aussitôt qu'ils auraient pris Gênes qu'ils assiégeaient; mais ce qui se passait à Dijon leur échappait, comme il échappait à Paris. L'espionnage qu'ils entretenaient dans cette capitale ne leur avait dû transmettre que des rapports rassurans, puisqu'ils continuèrent leurs opérations devant Gênes.
Ils ne se doutaient pas que la Vendée fût pacifiée, ni qu'elle pût offrir tant de ressources au premier consul, parce que le Directoire s'était bien gardé de convenir jamais qu'il était obligé d'employer autant de troupes à la contenir.
Le premier consul ne donna pas aux ennemis le temps d'être informés des progrès qu'il avait faits, ni des projets qu'il avait conçus. Comme il ordonnait tout lui-même, il savait le jour où les troupes qu'il avait mises en mouvement arriveraient à Dijon. Il s'y rendit de sa personne sans se faire annoncer, ne s'arrêta que le temps nécessaire pour voir si ses ordres avaient été exécutés, compter son monde, examiner tout avec un esprit de détail jusqu'alors inconnu, et faire partir l'armée, dont il compléta l'organisation pendant qu'elle était en marche.
Il se dirigea, par Genève, sur le grand Saint-Bernard. Il reçut la visite de M. Necker, qui se mit aussitôt à l'entretenir de ses idées d'administration, de constitution, etc.; mais il avait bien assez à faire pour le moment, et, du reste, il goûta peu la conversation du financier. Depuis, je lui ai entendu dire qu'elle avait produit sur lui l'effet des dissertations d'un homme qui cherchait à s'associer à sa fortune, mais que, dès long-temps, son opinion était arrêtée sur ce ministre, qui lui parut au-dessous de sa célébrité. Au reste, ajoutait-il, l'éclat qu'il a jeté n'a rien d'étonnant, les connaissances pratiques en finances et en administration étaient si peu avancées à cette époque!
Le premier consul gravit le Saint-Bernard sur une belle mule qui appartenait à un riche propriétaire de la vallée; elle était conduite par un jeune et vigoureux paysan, dont il se plaisait à provoquer les confidences. «Que te faudrait-il pour être heureux? lui demanda-t-il au moment d'atteindre le sommet de la montagne. Ma fortune serait faite, répondit le modeste villageois, si la mule que vous montez était à moi.»
Le premier consul se mit à rire, et ordonna, après la campagne, lorsqu'il fut de retour à Paris, qu'on achetât la plus belle mule qu'on pourrait trouver, qu'on y joignît une maison avec quelques arpens de terre, et qu'on mît son guide en possession de cette petite fortune. Le bon paysan, qui ne pensait déjà plus à son aventure, ne connut qu'alors celui qu'il avait conduit au Saint-Bernard.
Le premier consul avait pris les précautions les plus minutieuses pour maintenir l'ordre parmi les corps, pendant une marche aussi pénible que celle qu'ils faisaient à travers les Alpes, et empêcher les hommes faibles de constitution d'abandonner leurs colonnes. Indépendamment de ce que le soldat portait avec lui, il avait fait réunir des provisions considérables au monastère qui est au sommet du grand Saint-Bernard. Chaque soldat recevait en passant, de la main des religieux, un bon morceau de pain, du fromage et un grand verre de vin. Le pain, le fromage étaient coupés, le vin se versait à mesure que les corps défilaient; jamais distribution ne se fit avec plus d'ordre. Chacun sentait le prix de la prévoyance dont il était l'objet. Personne ne quitta sa place; on n'aperçut pas un traînard.
Le premier consul témoigna sa reconnaissance aux religieux, et fit donner 100,000 fr. au monastère en souvenir du service qu'il avait reçu.
Il faudrait une plume plus exercée que la mienne, pour décrire tout ce qu'il se fit de nobles efforts pour transporter au-delà des Alpes l'artillerie et les munitions qui suivaient l'armée. Chacun semblait avoir l'Italie à conquérir pour son compte. Personne ne voulait être médiocre dans cette grande entreprise. L'ardeur fut telle, que le premier consul trouva le lendemain, au pied de la montagne, du côté de l'Italie, cinquante pièces de canon sur leurs affûts. Elles étaient accompagnées de leurs caissons, pourvues de munitions qui avaient été transportées à dos de mulets. Les pièces, les voitures, étaient attelées et prêtes à marcher.
Il s'arrêta pour témoigner sa satisfaction aux canonniers. Il les remercia du dévoûment qu'ils avaient montré, et leur alloua 1,200 francs de gratification; mais ces braves étaient animés du feu sacré, ils refusèrent. «Nous n'avons pas, lui dirent-ils, travaillé pour de l'argent, ne nous obligez pas d'en recevoir. Vous ne manquerez pas d'occasions de nous tenir compte de ce que nous avons fait.»
L'armée, descendue du Saint-Bernard, entra dans la vallée d'Ivrée, et arriva devant le fort de Bard. La route passe sous le glacis; périlleux pour les troupes, ce défilé était impraticable pour l'artillerie.
D'une autre part, le temps était trop précieux pour le perdre devant une bicoque qui n'avait qu'une faible garnison, mais qui était commandée par un officier décidé à faire son devoir. Il sentait l'importance du poste qui lui était confié, il ne voulut entendre aucune proposition. On fut obligé de faire filer l'infanterie et la cavalerie par des sentiers détournés que des chèvres eussent eu peine à suivre.
Les canonniers, de leur côté, ne trouvèrent d'autre moyen de tromper la vigilance autrichienne que d'empailler les roues de leurs pièces, ainsi que celles de leurs caissons, et les roulèrent à bras pendant la nuit, jusqu'au point où avaient été conduits leurs chevaux.
Tout cela s'exécuta dans un si grand silence, que la garnison n'entendit rien, quoique le passage s'effectuât à une portée de pistolet du chemin couvert. Chacun de ceux qui étaient employés à ce périlleux transport sentait combien étaient nécessaires le silence et la célérité; aussi tout se passa-t-il à souhait.
Les Autrichiens étaient loin de s'attendre que l'Italie serait envahie par ce côté, et n'avaient fait aucun préparatif de défense. Ivrée était sans garnison, et cette place, qui aurait pu nous arrêter long-temps, nous ouvrit ses portes dès que notre avant-garde se présenta. Ce fut notre première place d'armes.
Le premier consul, qui était dans toute la chaleur de son début, pressait vivement la marche. Il voulait tout à la fois prendre des avantages de position, ressaisir d'un seul coup l'influence qu'il avait eue, et paraître avec l'ascendant que donne l'opinion, sur ce théâtre où s'allait décider le sort de l'Italie. Il pressa son mouvement, et entra à Milan, que cette ville ignorait encore qu'il eût quitté Dijon. Les Italiens, stupéfaits, refusaient de croire à sa présence; ils se convainquirent enfin, et ne tardèrent pas à se déclarer pour nous.
La ligne des opérations des Autrichiens était coupée. On courut saisir la poste, et l'on trouva, dans les correspondances interceptées, une foule de renseignemens de la plus haute importance.
Maître des lettres qui venaient de Vienne à l'armée autrichienne, et de celles de cette armée à Vienne, le premier consul eut, dès le soir même, l'état des renforts qui étaient en marche pour l'Italie, et l'état de situation de l'armée qui faisait le siége de Gênes, avec son emplacement, celui de ses parcs et hôpitaux. Le ministre de la guerre de l'empereur d'Autriche n'aurait pu fournir un état plus complet que celui que le premier consul avait à sa disposition.
Il avait appris, en quelques heures, tout ce qu'il lui importait de savoir sur la situation matérielle et morale des Autrichiens en Italie. Une correspondance partie de Gênes vint lui révéler d'autres secrets. Il vit que cette place se défendait encore, mais qu'elle était aux abois. Un nouvel incident compléta les lumières dont il avait besoin avant de s'engager dans des entreprises ultérieures. On arrêta un courrier expédié de Vienne au baron de Mélas, qui commandait en chef l'armée autrichienne en Italie. Ses dépêches dévoilèrent ce qui restait d'obscur à l'horizon. C'était une position bien singulière que celle du général Bonaparte lisant à Milan les dépêches écrites par le gouvernement autrichien au général de son armée, et les comptes rendus par celui-ci à son gouvernement. Le premier consul méditait sur le parti qu'il avait à prendre, lorsqu'on lui amena un autre courrier expédié par M. de Mélas à Vienne. Il apprit, par ses dépêches, que Gênes était près de succomber; qu'à la vérité, elle résistait encore, mais qu'il était probable qu'elle serait rendue sous peu.
Le courrier portait en outre la situation de l'armée, il avait des ordres pour les dépôts, équipages et parcs d'artillerie qui étaient en arrière. On se hâta de profiter de cet avis donné par la fortune, et on envoya prendre possession de tout le matériel dont le voisinage nous était signalé.
Le premier consul venait de cerner le château de Milan; il avait fait deux détachemens, l'un sur Brescia, et l'autre sur la citadelle de Turin. Il marcha sur Pavie, où il porta son quartier-général. On y saisit un équipage de pont, qui, réuni aux bateaux du commerce, fournit les moyens de franchir le Pô. Il détacha des troupes sur Parme, sur Plaisance, et partit lui-même avec celles qui devaient passer le fleuve à Pavie.
Ce fut le général Lannes qui exécuta le passage avec le 6e d'infanterie légère. On se logea dans des joncs qui étaient à l'autre bord, et on construisit le pont avec cette activité que mettent les Français à exécuter ce qu'ils jugent utile à leurs succès; il ne tarda pas à être achevé. Le premier consul fit aussitôt passer l'armée sur la rive droite, et se porta lui-même sur la route de Stradella à Montebello, qu'il avait fait prendre à ses troupes.
La fortune lui fournit encore, dans cette marche, de nouveaux renseignemens sur la position de ses ennemis. On lui amena, de ses avant-postes, un parlementaire autrichien, qu'escortait un officier de l'état-major de Masséna chargé de lui transmettre la capitulation de Gênes. Cet officier lui apprit à quel point les Autrichiens s'abusaient encore sur sa marche et sur les forces qu'il commandait.
Ils avaient pris possession de Gênes avec pompe et dans les formes de la plus rigoureuse étiquette. Le général Mélas savait, à la vérité, que les Français étaient entrés en Italie par Ivrée, mais il refusait de croire qu'ils fussent nombreux: il n'avait envoyé qu'un fort détachement pour observer les bords du fleuve.
Parti de Gênes après ce corps, l'officier l'avait joint en route, et avait pu en évaluer la force, qu'il indiqua au général Bonaparte, ainsi que la distance à laquelle il l'avait laissé. Il apprit aussi au premier consul que l'armée autrichienne n'avait fait aucun détachement sur Parme ni sur Plaisance. Les troupes que l'on avait poussées dans cette direction devenaient inutiles: on les rappela; mais on marcha, sans les attendre, au-devant des Autrichiens. La rencontre eut lieu à Montebello: l'action s'engagea; elle fut brillante, et donna plus tard son nom au général Lannes, qui devint maréchal de France et duc de Montebello.
Les Autrichiens battus furent obligés de retourner sur leurs pas, et de faire donner l'alerte à M. de Mélas, qui avait eu à peine le temps de prendre possession de Gênes. On suivit ce corps pas à pas, et, depuis le combat de Montebello, on ne cessa pas d'être en présence des ennemis.
Le premier consul rentrait du champ de bataille, lorsqu'il rencontra le général Desaix. Il lui avait écrit, avant de se rendre à Dijon, de venir le joindre en Italie, s'il n'aimait mieux aller l'attendre à Paris, en sortant de quarantaine; mais elle était à peine achevée, que le général Desaix se mit en route pour l'Italie. Il gagna l'Isère, traversa Chambéri, la Tarentaise, le petit Saint-Bernard, et descendit dans la vallée que l'armée avait suivie. Il arriva enfin à la vue de Stradella, où il joignit le général Bonaparte. Le premier consul l'accueillit avec une distinction particulière: il le fit monter à cheval et le mena chez lui, où ils restèrent enfermés pendant la nuit. Le général Bonaparte était insatiable de détails sur ce qui s'était passé en Égypte depuis son départ. Le jour commençait à poindre lorsqu'ils se séparèrent. De mon côté, il me tardait de voir revenir le général Desaix. Il ne paraissait pas: la lassitude m'abattit la paupière; je dormais d'un profond sommeil lorsqu'il entra. Il me réveilla lui-même, et m'apprit, entre autres choses, que le général Bonaparte était déjà établi au Luxembourg, lorsque les lettres que le général Kléber et M. Poussielgue avaient adressées au Directoire étaient arrivées; il les avait reçues lui-même et n'avait pas été surpris, après les avoirs lues, des fautes qui avaient suivi son départ. On ne s'était pas attendu, ajouta-t-il, à son arrivée en France, et encore moins au succès qu'il avait eu; mais il ne s'abusait ni sur l'esprit qui avait dicté ces lettres, ni sur le but qu'on s'était proposé d'atteindre.
Nous nous expliquâmes alors le silence qu'il avait gardé avec M. Poussielgue. Il avait encore sur le coeur la correspondance de cet administrateur avec le Directoire.
Du reste, il ne lui garda pas toujours rancune; car plus tard le ministre des finances ayant proposé de l'employer dans les travaux du cadastre, le premier consul, devenu empereur, lui donna une place d'inspecteur dans cette administration; c'est une nouvelle preuve que personne, plus que le général Bonaparte, n'oubliait facilement les torts qu'on pouvait avoir envers lui.
Le premier consul voulut employer sur-le-champ le général Desaix; il forma un corps d'armée composé des deux divisions Boudet et Monnier, qu'il mit sous son commandement.
CHAPITRE XVII.
Mélas arrive à Alexandrie.—Le premier consul craint qu'il ne lui échappe par la route de Novi.—Bataille de Marengo;—elle est perdue jusqu'à quatre heures.—Dispositions qui rétablissent les affaires.—Mort de Desaix.—L'armée autrichienne se retire sur l'Adige.
M. de Mélas avait enfin terminé les cérémonies de l'occupation de Gênes, et ramené son armée sous la citadelle d'Alexandrie. Il était descendu par la Boquetta, et avait appris, en arrivant, la défaite du corps qu'il avait chargé de nous disputer le passage du Pô.
Une autre circonstance compliquait sa position. L'armée qui avait rendu Gênes touchait au moment de rentrer en ligne; l'époque qu'assignait la capitulation à la reprise des hostilités était venue. Il courait la chance d'être attaqué simultanément sur son front et ses derrières.
Il eût pu prendre son passage par Turin. Le premier consul craignit même un instant qu'il ne se dirigeât sur cette capitale, et se hâta de se porter dans la direction d'Alexandrie, afin de s'approcher du théâtre des événemens. Nous rencontrâmes à Voghera des parlementaires autrichiens dont la mission spéciale nous parut être de s'assurer si notre armée marchait véritablement à eux. Le premier consul les fit retenir assez long-temps pour qu'ils la vissent défiler. Il mit même quelque intention à leur montrer le général Desaix, qui était connu de l'un d'eux, et les renvoya.
Nous continuâmes à marcher. Tortone était encore occupé par les Autrichiens. Nous laissâmes la place à gauche, et nous allâmes passer la Scrivia à Castel-Seriolo. La division Boudet, que suivait le général Desaix, fut la seule qui, se portant sur la droite, fila par la montagne et traversa la rivière au-dessus de Tortone, pour se placer à Rivalta. Loin de s'attendre à voir M. de Mélas marcher franchement à lui, le premier consul craignait qu'il ne manoeuvrât pour éviter une action qui ne pouvait que lui être désavantageuse. Il était si préoccupé de cette idée, qu'il ordonna, dans la nuit, au général Desaix de faire un détachement sur Novi, afin de s'assurer si l'ennemi ne filait pas par cette route pour gagner les bords du Pô.
Je fus chargé de cette reconnaissance; je poussai jusqu'à Novi: aucun détachement n'avait paru. Je rentrai à Rivalta dans la nuit du 14 au 15 juin.
Le premier consul avait employé la journée du 14 à reconnaître les bords de la Bormida. Il s'était assuré qu'indépendamment du pont qu'ils avaient sur cette rivière en avant d'Alexandrie, les ennemis en possédaient un second beaucoup plus bas, c'est-à-dire sur notre flanc droit.
Il avait ordonné qu'on rejetât de l'autre côté de la rivière tout ce qui l'avait passée, et qu'à quelque prix que ce fût, on détruisît un pont qui pouvait nous être si funeste, annonçant même l'intention de s'y porter de sa personne, si les circonstances l'exigeaient. Un de ses aides-de-camp, le colonel Lauriston, fut chargé de suivre l'opération, et de ne revenir que lorsqu'elle serait accomplie.
L'action s'engagea; on se canonna toute la journée: mais l'ennemi tint ferme; on ne put l'obliger à retirer le pont. Lauriston vint rendre compte de l'état des choses. Le premier consul, exténué de fatigue, ne l'entendit pas ou comprit mal ce que son aide-de-camp lui rapportait; car Lauriston, auquel il reprocha souvent dans la suite la fausse sécurité qu'il lui avait donnée, répondit constamment que, loin d'avoir à se reprocher une faute aussi grave, il était au contraire accouru le prévenir que ses ordres n'avaient pu s'exécuter. Lauriston connaissait trop l'importance du pont pour lui annoncer, sans s'en être assuré lui-même, qu'il était détruit.
Le premier consul était resté fort tard à parcourir les lignes de son armée. Il rentrait lorsqu'il reçut le rapport de la reconnaissance que j'avais poussée jusqu'à Novi. Il m'a fait l'honneur de me dire depuis qu'il avait eu de la peine à se persuader que les Autrichiens n'eussent pas cherché à lui échapper par une route qui n'était pas observée, et qui leur offrait une retraite plus sûre, puisqu'elle les éloignait de Masséna, qui avait repris les hostilités.
Une circonstance particulière contribuait à lui faire paraître la chose plus invraisemblable. Il s'était tenu à cheval, à ses vedettes, une bonne partie de la nuit, et n'avait aperçu qu'un petit nombre de feux ennemis. Il n'avait plus douté dès-lors que les Autrichiens ne fissent un mouvement, et avait ordonné au général Desaix de se porter avant le jour à Novi avec la division Boudet[30].
Nous prîmes aussitôt les armes, et quittâmes la position de Rivalta; nous marchâmes sur Novi: mais à peine le jour commençait à poindre, que nous entendîmes une canonnade redoublée s'ouvrir au loin en arrière de notre droite. Le pays était plat; nous ne pouvions apercevoir qu'un peu de fumée. Le général Desaix, étonné, arrêta sa division et m'ordonna d'aller rapidement reconnaître Novi. Je pris cinquante chevaux que je lançai à toute bride sur la route; j'atteignis promptement le lieu où j'étais envoyé. Tout était calme et dans l'état où je l'avais laissé la veille; personne n'y avait encore paru. Je remis mon détachement au galop, et je rejoignis le général Desaix.
Je n'avais été que deux heures à exécuter ma mission. Elle pouvait influer sur les combinaisons de la journée; je courus annoncer au premier consul que tout était tranquille à Novi, que le général Desaix avait suspendu son mouvement et attendait de nouveaux ordres. La canonnade devenait à chaque instant plus vive. J'éprouvais le besoin d'arriver près du premier consul, et pris à travers les champs: le feu et la fumée me dirigeaient. Je hâtais mon cheval de toutes mes forces, lorsqu'un heureux hasard me fit rencontrer un aide-de-camp du général en chef, Bruyère, qui devint plus tard un des plus brillans généraux de cavalerie, et périt en 1813, dans la campagne de Saxe. Il portait au général Desaix l'ordre d'accourir sur le champ de bataille, où le besoin était déjà si pressant, qu'il avait, comme moi, quitté la route et pris à travers la plaine pour nous atteindre plus tôt. Je lui indiquai où se trouvait le général Desaix, et appris de lui où se trouvait le premier consul. Voici ce qui était arrivé:
Le général Bonaparte, croyant que le pont inférieur de la Bormida avait été coupé, n'avait pas changé la position de son armée, qui passa la nuit du 13 au 14, à cheval sur la chaussée de Tortone à Alexandrie, la droite en avant de Castel-Seriolo, la gauche dans la plaine de Marengo. Le général Desaix était en réserve à Rivalta, et le quartier-général à Gorrofolo.
Tortone, qui était occupé par une garnison autrichienne, avait été laissé derrière nous, et nous avait forcés de faire passer la ligne d'opération par Castel-Seriolo.
Le premier consul attendait le corps qu'il avait rappelé de Parme et de Plaisance, ainsi que celui qui avait fait le siége du fort de Bard, dont nous venions de nous emparer. Ce dernier s'avançait par Pavie, les autres arrivaient par Stradella et Montebello; mais ni les uns ni les autres ne nous avaient joints.
La position de l'armée était loin d'être rassurante: elle avait en tête un ennemi que l'on avait mis dans l'obligation de tout sacrifier pour s'ouvrir un passage. Elle était faible, dispersée; ce n'était pas trop d'un homme comme le premier consul pour faire tourner à bien des circonstances aussi fâcheuses. Tout autre, n'eût-il pas même été général médiocre, eût infailliblement perdu la bataille que nous fûmes forcés d'accepter le lendemain.
Le 14 juin, notre droite avait été assaillie à la pointe du jour par une multitude de cavalerie qui avait débouché par le pont que l'on avait dû couper la veille; l'irruption fut si vive, si rapide, qu'en un instant nous éprouvâmes une perte énorme en hommes, en chevaux et en matériel. Le désordre était entier dans cette partie de l'armée, que la bataille n'était pas engagée. Elle se rallia; mais elle se ressentit toute la journée de ce fâcheux début. Le trouble ne s'était pas arrêté aux troupes qui avaient été battues; celles qui les appuyaient avaient pris l'épouvante à la vue de ce débordement de cavalerie, et avaient été porter leur frayeur au loin. Le premier consul fut bientôt prévenu de cet échec. C'était le premier rapport de la journée. Il cacha le dépit que lui causait un malheur qui n'avait eu lieu que parce que le pont inférieur de la Bormida n'avait pas été détruit, conformément aux ordres sur lesquels il avait tant insisté la veille. Il montait à cheval pour voir ce qui se passait, lorsque toute la ligne fut attaquée par la route d'Alexandrie. M. de Mélas, décidé à se frayer passage à travers nos bataillons, avait porté son armée pendant la nuit en deçà de la Bormida, où elle avait pris position. Elle s'était établie devant nous; mais elle n'avait pas allumé de feux: nous ne nous étions pas aperçus que les lignes que nous avions en face s'étaient grossies.
Le début de leur attaque fut brillant; les Autrichiens avaient pris l'initiative des mouvemens sur tous les points à la fois; ils eurent du succès partout. Notre centre fut percé, mis en retraite; notre gauche fut plus maltraitée encore.
Le choc avait été meurtrier. Les blessés qui se retiraient formaient une colonne longue, épaisse, dont la marche rétrograde favorisait la fuite des hommes faibles, qu'une attaque aussi rude qu'inattendue avait ébranlés. La déroute commençait; il ne fallait qu'un hourra de cavalerie pour la décider. S'il avait eu lieu, c'en était fait de la journée.
Le péril devenait à chaque instant plus imminent. Le premier consul ordonna que l'on cédât le terrain, et que, tout en se ralliant, on se rapprochât des réserves qu'il rassemblait entre Gorrofolo et Marengo. Il plaça sa garde derrière ce petit village, mit lui-même pied à terre, et s'établit avec elle sur la droite du grand chemin. Ses cartes étaient déroulées; il était à les étudier quand je le joignis. Il venait d'ordonner au général qui commandait sa gauche de lui envoyer le peu de troupes intactes qui lui restaient. Il préparait déjà le mouvement qui devait décider l'action qu'il n'avait pas prévue, et qui tournait si mal. Battue comme elle était, sa gauche lui devenait inutile, puisqu'il ne pouvait pas la renforcer. Il retirait le peu de bonnes troupes qu'elle avait encore, et les portait au centre.
Dans cet état de choses, il ne pouvait rien apprendre de plus heureux que ce que je venais lui annoncer. Novi était désormais sans importance. Il était assez visible que les Autrichiens n'y avaient pas marché. Au lieu de consumer le temps à une course inutile, le général Desaix avait fait halte; il pouvait compter ses troupes au nombre de celles qui allaient décider de la journée.
«À quelle heure l'avez-vous quitté, me dit le premier consul en tirant sa montre?—À telle heure, lui répondis-je.—Eh bien, il doit être près d'ici; allez lui dire de se former là (il me désignait le lieu de la main); qu'il quitte le grand chemin pour laisser passer tous ces blessés, qui ne pourraient que l'embarrasser, et peut-être entraîneraient son monde.»
Je partis pour rejoindre le général Desaix, qui, averti par Bruyère du péril que courait l'armée, avait pris à travers champs, et n'était plus qu'à quelques centaines de pas du champ de bataille. Je lui transmis les ordres dont j'étais chargé; il les exécuta, et se rendit auprès du premier consul, qui lui expliqua comment les choses en étaient venues au point où elles étaient, et ce qu'il allait tenter dès que sa division serait en ligne.
Notre droite avait été assez promptement ralliée; notre centre, renforcé par les troupes tirées de la gauche, était redevenu respectable. À l'extrême gauche de ce centre était la division du général Desaix, marchant en tête des troupes qui allaient entrer en action; quant à la gauche, elle n'existait plus.
Ses ordres expédiés, le premier consul fit exécuter à l'armée entière un changement de front sur l'aile gauche de son centre, en portant toute l'aile de droite en avant. Il achevait de tourner par ce mouvement tout ce qui s'était abandonné à la poursuite des troupes de la gauche qui avaient été rompues. En même temps, il portait sa droite loin du pont qui lui avait été si fatal dans la matinée. Il serait difficile de dire pourquoi le général qui commandait à la gauche de l'armée autrichienne, laissa opérer ce mouvement décisif; mais, soit qu'il ne le comprît pas, soit qu'il attendît des ordres, il se borna à envoyer des corps de cavalerie pour intercepter notre retraite, ne regardant pas comme possible que nous fussions occupés d'autre chose que de l'effectuer. Placé de manière à rendre tout au moins douteux le succès de la manoeuvre du premier consul, il ne chercha pas même à l'entraver.
Les Autrichiens avaient employé à marcher le temps que le général Desaix avait mis à s'entretenir avec le premier consul. Leurs progrès avaient été si prompts, que, lorsqu'il rejoignit son corps, il les trouva qui fusillaient déjà sur ses derrières; il leur opposa des tirailleurs, et se hâta de faire ses dispositions. Ses troupes, qui comptaient neuf bataillons, étaient formées sur trois lignes, un peu en arrière du petit village de Marengo, près du grand chemin de Tortone à Alexandrie. Le premier consul avait retiré au général Desaix son artillerie pour la réunir à celle de la garde, et former au centre une batterie foudroyante.
Il était trois heures; on n'entendait plus que quelques coups de fusil; les deux armées manoeuvraient, et se disposaient à faire le dernier effort.
La division du général Desaix occupait le point le plus rapproché de l'ennemi, qui s'avançait en colonnes serrées, profondes, le long de la route d'Alexandrie à Tortone, qu'il laissait à sa gauche. Il était près de nous joindre; nous n'étions plus séparés que par une vigne que bordait le neuvième régiment d'infanterie légère, et un petit champ de blé dans lequel entraient déjà les Autrichiens. Nous n'étions pas à plus de cent pas les uns des autres; nous discernions réciproquement nos traits. La colonne autrichienne avait fait halte à la vue de la division Desaix, dont la position lui était si inopinément révélée. La direction qu'elle suivait la portait droit sur le centre de notre première ligne. Elle cherchait sans doute à en évaluer la force avant de commencer le feu. La position devenait à chaque instant plus critique. «Vous voyez l'état des choses, me dit Desaix; je ne puis différer d'attaquer sans m'exposer à l'être moi-même avec désavantage. Si je tarde, je serai battu, et je ne me soucie pas de l'être. Allez donc au plus vite prévenir le premier consul de l'embarras que j'éprouve; dites-lui que je ne puis plus attendre, que je n'ai pas de cavalerie[31], qu'il est indispensable qu'il dirige une bonne charge sur le flanc de cette colonne, pendant que je la heurterai de front.»
Je partis au galop, et joignis le premier consul, qui faisait exécuter aux troupes placées à la droite du village de Marengo, le changement de front qu'il avait prescrit sur toute la ligne. Je lui transmis le message dont j'étais chargé; il m'écouta avec attention, réfléchit un instant, et m'adressant la parole: «Vous avez bien vu la colonne?—Oui, mon général (c'est le titre qu'on lui donnait alors).—Elle a beaucoup de monde?—Oui, beaucoup, mon général.—Desaix en paraît-il inquiet?—Il ne m'a paru inquiet que des suites que pourrait avoir l'hésitation. Il m'a du reste recommandé de vous dire qu'il était inutile de lui envoyer d'autres ordres que ceux d'attaquer, si ce n'est celui de se mettre en retraite; encore ce mouvement serait-il au moins aussi dangereux que le premier.
«S'il en est ainsi, me dit le premier consul, qu'il attaque; je vais lui en faire porter l'ordre. Pour vous, allez là (il me montrait un point noir dans la plaine), vous y trouverez le général Kellermann, qui commande cette cavalerie que vous voyez; vous lui apprendrez ce que vous venez de me communiquer, et vous lui direz de charger sans compter, aussitôt que Desaix démasquera son attaque. Au surplus, restez près de lui; vous lui indiquerez le point par où Desaix doit déboucher; car Kellermann ne sait même pas qu'il soit à l'armée.»
J'obéis. Je trouvai le général Kellermann à la tête d'à peu près six cents chevaux, reste de la cavalerie avec laquelle il n'avait cessé de combattre toute la journée: je lui transmis l'ordre du premier consul. J'avais à peine achevé, qu'un feu de mousqueterie, parti de la gauche des maisons de Marengo, se fit entendre: c'était le général Desaix qui ouvrait l'attaque. Il se porta vivement, avec le 9e léger, sur la tête de la colonne autrichienne: celle-ci riposta avec mollesse; mais nous payâmes chèrement sa défaite, puisque le général fut abattu dès les premiers coups. Il était à cheval derrière le 9e régiment, une balle lui traversa le coeur; il périt au moment où il décidait la victoire.
Kellermann s'était ébranlé dès qu'il avait entendu le feu. Il s'élança sur cette redoutable colonne, la traversa de la gauche à la droite, et la coupa en plusieurs tronçons; assaillie en tête, rompue par ses flancs[32], elle se dispersa et fut poursuivie, l'épée dans les reins, jusqu'à la Bormida.
Les masses qui suivaient notre gauche n'eurent pas plus tôt aperçu ce désastre, qu'elles se mirent en retraite et tentèrent de gagner le pont qu'elles avaient en avant d'Alexandrie; mais les corps des généraux Lannes et Gardanne avaient achevé leur mouvement: elles étaient désormais sans communication; toutes furent obligées de mettre bas les armes.
Perdue jusqu'à midi, la bataille était complétement gagnée à six heures.
La colonne autrichienne dispersée, j'avais quitté la cavalerie du général Kellermann, et venais à la rencontre du général Desaix, dont je voyais déboucher les troupes, lorsque le colonel du 9e léger m'apprit qu'il n'existait plus. Je n'étais pas à cent pas du lieu où je l'avais laissé; j'y courus, et le trouvai par terre, au milieu des morts, déjà dépouillés, et dépouillé entièrement lui-même. Malgré l'obscurité, je le reconnus à sa volumineuse chevelure, de laquelle on n'avait pas encore ôté le ruban qui la liait.
Je lui étais trop attaché, depuis long-temps, pour le laisser là, où on l'aurait enterré, sans distinction, avec les cadavres qui gisaient à côté de lui.
Je pris à l'équipage d'un cheval, mort à quelques pas de là, un manteau qui était encore à la selle du cheval; j'enveloppai le corps du général Desaix dedans, et un hussard, égaré sur le champ de bataille, vint m'aider à remplir ce triste devoir envers mon général. Il consentit à le charger sur son cheval, et à le conduire par la bride jusqu'à Gorofollo, pendant que j'irais apprendre ce malheur au premier consul, qui m'ordonna de le suivre à Gorofollo, où je lui rendis compte de ce que j'avais fait: il m'approuva, et ordonna de faire porter le corps à Milan pour qu'il y fût embaumé.
Simple aide-de-camp du général Desaix à la bataille de Marengo, je n'avais vu que ce que me permettaient de voir le grade et la position que j'occupais; ce que j'ai rapporté de plus m'a été raconté par le premier consul, qui aimait à revenir sur cette journée, et m'a fait plusieurs fois l'honneur de me dire combien elle lui avait donné d'inquiétude, jusqu'au moment où Kellermann exécuta la charge qui changea la face des affaires.
Depuis la chute du gouvernement impérial, de prétendus amis de ce général ont réclamé, en son nom, l'honneur d'avoir improvisé cette charge. La prétention est trop forte et sûrement étrangère à ce général, dont la part de gloire est assez belle pour qu'il en soit satisfait. Je le crois d'autant plus, que, m'entretenant avec lui de cette bataille plusieurs années après, je lui rappelai que c'était moi qui lui avais porté les ordres du premier consul, et il ne me parut pas l'avoir oublié. Je suis loin de supposer à ses amis le projet de vouloir atténuer la gloire du général Bonaparte ni celle du général Desaix; ils savent, aussi bien que moi, qu'il est des noms consacrés que ces sortes de revendications n'atteignent plus, et qu'il serait tout aussi superflu de disputer à son auteur le mérite de la conception de la bataille, que de chercher à atténuer la brillante part que le général Kellermann a prise au succès. J'ajouterai quelques réflexions.
Du point qu'il occupait, le général Desaix ne pouvait voir le général Kellermann: il m'avait même chargé de demander au premier consul de le faire appuyer par de la cavalerie. Le général Kellermann ne pouvait non plus, du point où il était placé, apercevoir la division Desaix: il est même probable qu'il ignorait l'arrivée de ce général, qui n'avait joint l'armée que l'avant-veille. Tous deux ignoraient respectivement leur position, qui n'était connue que du premier consul: lui seul pouvait mettre de l'ensemble dans leurs mouvemens; lui seul pouvait faire coïncider leurs efforts.
La brillante charge que mena Kellermann fut décisive; mais si elle avait été faite avant l'attaque du général Desaix, il est probable qu'elle eût eu un tout autre résultat. Kellermann paraît en avoir été convaincu, puisqu'il laissa la colonne autrichienne traverser notre champ de bataille, souffrit qu'elle débordât toutes les troupes que nous avions encore en ligne, sans faire le moindre mouvement pour l'arrêter. Si Kellermann ne l'a pas chargée plus tôt, c'est que c'était un mouvement trop grave, et que le non-succès aurait été sans ressource; il fallait donc que cette charge entrât dans une combinaison générale qui n'était pas de son ressort.
Le revers que venait d'éprouver l'armée autrichienne était trop grand pour ne pas être suivi de conséquences désastreuses. Le général Mélas avait employé à combattre le temps qu'il aurait dû mettre à regagner le Pô par Turin et Plaisance. Le moment favorable était perdu, il n'y fallait plus songer.
Masséna, renforcé du petit corps que commandait le général Suchet[33], était rentré en Piémont, et pouvait se promettre des succès contre une armée battue, comme l'avait été celle de M. de Mélas. La nôtre, au contraire, était dans l'ivresse de la victoire; il lui tardait de donner le coup de grâce aux Autrichiens. Pour peu que M. de Mélas eût hésité à prendre un parti, il aurait été accablé sans retour.
Sa position était pénible, surtout après l'entrée triomphale qu'il venait de faire à Gênes. Il fallait néanmoins se résigner et tenter la voie des négociations. M. de Mélas envoya un parlementaire au quartier-général de Gorofollo. Le général Zach, son chef d'état-major, y était encore: fait prisonnier la veille, il s'était long-temps entretenu avec le premier consul; il connaissait le désir qu'il avait de rétablir la paix, les intentions où il était de ne pas abuser de la victoire, en imposant à l'armée autrichienne des conditions que l'honneur ne lui eût pas permis d'accepter.
Le général Bonaparte lui proposa d'aller rendre compte à M. de Mélas des dispositions où il était: M. Zach accepta. Il partit avec le parlementaire, joignit son général, et ne tarda pas à faire connaître que celui-ci agréait les bases qu'il lui avait transmises. Le général Berthier se rendit aussitôt à Alexandrie, et conclut, avec M. de Mélas, une convention par laquelle celui-ci s'engagea à se retirer derrière l'Adige, en défilant à travers nos rangs; il devait aussi vider les places du Piémont et nous restituer celles d'Italie jusqu'au Mincio. Cette convention ratifiée, le premier consul partit pour Milan, et laissa au général Berthier le soin de la faire exécuter. L'article qui était relatif à Gênes éprouva des difficultés. Masséna avait reçu l'ordre de prendre possession de cette ville, qu'il n'avait perdue que depuis peu de jours. Il en demanda la remise au prince de Hohenzollern, que le général Mélas y avait laissé, comme gouverneur, avec un corps de troupes assez considérable. Blessé d'une telle humiliation, celui-ci refusa. Masséna rendit compte de ce fâcheux incident; mais l'armée autrichienne avait déjà quitté Alexandrie pour se porter sur l'Adige, la chose était délicate. Cependant, comme les stipulations étaient positives, que le corps du prince de Hohenzollern faisait partie de l'armée qui devait évacuer l'Italie, et que Gênes était au nombre des places dont la remise était consentie, c'était à M. de Mélas à mettre fin à cette opposition: aussi le fit-il avec une noble loyauté. Il somma le prince d'obéir, lui déclarant que, s'il persistait dans son refus, il l'abandonnerait, lui et ses troupes, aux conséquences que son obstination devait avoir. Sommé d'une manière si péremptoire, Hohenzollern n'osa continuer de méconnaître la capitulation; il remit la place, et prit la route qu'avait suivie l'armée autrichienne.
CHAPITRE XVIII.
Je suis nommé aide-de-camp du premier consul.—Il repasse en
France.—Ivresse des Dijonnaises.—Le maître de poste de
Montereau.—Fêtes de la capitale.—Carnot.—Causes de son
renvoi.—Créations de tout genre.
Le premier consul m'avait fait dire à Gorofollo, par le général Duroc, de le suivre à Milan, qu'il s'occuperait de moi. Je ne me le fis pas répéter, et partis avec lui.
Nous trouvâmes en route les divisions des généraux Chabran, Duhesme et Loison qui arrivaient de Bard, de Parme, de Plaisance; elles n'étaient plus qu'à une marche en arrière. Le consul s'arrêta, les vit, et continua sa course.
J'avais fait cette course de Gorofollo à Milan dans le même jour, monté sur un cheval autrichien, que j'avais pris la veille à la bataille; encore était-il blessé d'un large coup de sabre sur le front. Le premier consul m'aperçut, m'engagea plusieurs fois à ne pas me harasser et à venir paisiblement derrière. Je n'en fis rien; je persistai à ne pas perdre sa trace, et le suivis jusque dans la cour du château de Milan.
Le soleil était à son déclin. Le premier consul avait fait une telle diligence, que le courrier qui devait l'annoncer n'était arrivé qu'une heure avant lui. Néanmoins toute la population était déjà en mouvement: les maisons étaient drapées, les femmes de la première classe couvraient la route, emplissaient les rues et les fenêtres; elles avaient des corbeilles de fleurs qu'elles jetaient dans la voiture du premier consul à mesure qu'il s'avançait.
Il était à peine arrivé à Milan, qu'il avait déjà réuni les membres épars du gouvernement cisalpin. La victoire de Marengo avait rendu l'espérance à la population italienne: chacun reprit son poste, chacun retourna à ses fonctions, et la machine administrative fut en plein jeu au bout de quelques jours.
Ce fut au milieu de cette satisfaction générale que je fus rejoint par les équipages du général que j'avais perdu. Ils étaient arrivés sous la conduite de mon camarade Rapp, qu'une maladie assez grave avait retenu loin de nous. Nous étions l'un et l'autre occupés de l'amertume de nos regrets, et nous nous inquiétions de notre avenir, lorsque le premier consul nous fit dire qu'il nous prenait pour ses aides-de-camp. Je passai de l'anxiété à une sorte de délire: j'étais si heureux, si troublé, que je ne pus trouver d'expression pour épancher la reconnaissance que j'éprouvais.
L'armée autrichienne avait atteint les limites que lui avait assignées la capitulation de Marengo; mais la cour de Vienne n'avait pas encore ratifié l'armistice que le premier consul désirait étendre à l'armée du Rhin, afin de travailler à la paix: il manda le général Masséna, auquel il destinait le commandement de l'armée à son départ. Il n'avait pas revu ce général depuis qu'il avait mis à la voile pour l'Égypte; il lui fit un accueil gracieux, et le félicita longuement sur sa belle défense de Gênes.
La ratification de Vienne arrivée, le premier consul partit pour Paris; il prit sa route par le Piémont, le mont Cénis, et m'ordonna de l'accompagner.
Il fut bientôt à Turin, passa une heure ou deux à visiter la citadelle que l'on venait de remettre à l'armée, remonta en voiture et ne s'arrêta plus qu'à Lyon.
La route était bordée d'hommes de tous les rangs, de toutes les classes, que la reconnaissance autant que la curiosité avait attirés sur son passage. Ce n'est point exagérer que de dire qu'il voyagea de Milan à Lyon entre deux haies de citadins, de campagnards, accourus pour le voir, et au milieu de vivats continuels. La population lyonnaise était dans le délire qu'elle avait éprouvé au retour d'Égypte; elle se porta à l'hôtel des Célestins, où nous étions descendus pour déjeûner, escalada les portes, se montra si empressée, si impatiente de voir le premier consul, qu'il fut obligé, pour la satisfaire, de se présenter au balcon. Il descendit ensuite poser la première pierre de la place de Bellecour, dont il avait arrêté la restauration, et se mit en route pour Dijon, où il se proposait de voir une réserve qui s'organisait dans cette ville, d'où elle devait rejoindre l'armée.
Le délire fut encore plus grand à Dijon qu'il n'avait été à Lyon: les appartemens destinés au premier consul étaient remplis par tout ce que cette charmante ville possédait de femmes aimables. Les hommes faisaient foule; chacun voulait le voir, l'approcher; la maison était pleine de monde; elle n'avait pas un réduit où il pût être seul. Les femmes se faisaient remarquer par la vivacité d'une joie pure qui animait leurs yeux et répandait l'incarnat sur leurs visages, comme si elles eussent dépassé les bornes de la bienséance. Une des plus belles devint plus tard un des ornemens de la cour, sous le titre de duchesse de Bassano.
Le premier consul sortit pour voir les troupes; mais il ne put arriver sur le terrain qu'au milieu de ce cortége de jeunes femmes chargées de fleurs, de branches de myrte et de laurier, qu'elles jetaient devant son cheval. Elles ne redoutaient, ne craignaient rien; elles étaient si remplies du héros qu'elles avaient au milieu d'elles, que peu leur importait le danger, pourvu qu'elles lui témoignassent les sentimens qu'elles lui portaient. Leur abandon fut tel, que le premier consul ne voulut pas rentrer en ville dans la crainte que leur impatience n'amenât quelque accident fâcheux. Les voitures qui le suivaient vinrent le recevoir sur le terrain où étaient les troupes. Il fit un salut de bienveillance à cet essaim de jeunes grâces, et partit: mais l'accueil que lui avait fait Dijon resta dans sa mémoire. Dans la suite, il aimait à parler de cette ville, et revenait fréquemment sur l'empressement qu'elle lui avait montré au retour de Marengo.
Ses équipages se composaient de deux voitures. MM. Duroc et Bourrienne étaient dans celle où il voyageait. Je suivais dans l'autre avec le général Bessières. Nous arrivions à Sens le lendemain du jour où nous avions quitté Dijon, lorsqu'en descendant la montagne qui précède la ville, un des cols-de-cygne cassa. Cet accident nous fit perdre six heures. Nous arrivâmes enfin. Nous aperçûmes les peintres, qui sans doute ne nous attendaient pas si tôt, et traçaient sur le frontispice d'un arc de triomphe les mots fameux veni, vidi, vici. Nous descendîmes chez madame Bourrienne, et fîmes réparer la voiture pendant le déjeûner.
Sens avait un dépôt de prisonniers de guerre russes, qui étaient dans une situation pitoyable. Le premier consul leur fit distribuer de l'argent, et leur annonça que leur sort changerait incessamment, ce qui eut lieu en effet.
Nous partîmes de Sens à midi, et fûmes bientôt à Montereau. Tout dévoué au premier consul, le maître de poste voulut mener lui-même sa voiture. Malheureusement il avait moins d'habileté que de zèle; car, arrivé au tournant qui est en avant du pont, il versa si rudement, que tout le monde crut que la voiture allait couler jusqu'à la rivière. Cependant ni le premier consul, ni aucun de ceux qui l'accompagnaient, ne fut blessé; la voiture même ne fut pas endommagée. Le maître de poste, plus mort que vif de sa mésaventure, n'osait reparaître. Ce fut le premier consul qui le rassura et l'engagea à remonter à cheval. Ces divers accidens nous firent arriver plus tard que nous n'espérions. Ce ne fut que le 6 juillet, à minuit, que le premier consul entra aux Tuileries, où on ne l'attendait plus.
La population se porta, en effet, le lendemain de bonne heure, au faubourg Saint-Antoine, ainsi qu'elle l'avait fait la veille; mais elle apprit que le premier consul était arrivé pendant la nuit; elle accourut aussitôt aux Tuileries, dont le jardin fut rempli pendant toute la journée.
La France venait de sortir d'un état de contrainte et d'anxiété qui lui faisait sentir doublement le prix d'une victoire qu'elle n'avait osé espérer, et qui était d'autant plus belle, qu'elle réparait à elle seule tous les désastres qui l'avaient précédée.
Le premier consul n'était qu'au huitième mois de son retour d'Égypte, et déjà tout avait changé de face. Le gouvernement révolutionnaire était à jamais dissous. Les plaies qu'il avait faites étaient cicatrisées; les torches de la guerre civile étaient éteintes. La Belgique, où l'approche d'une armée anglaise avait suscité des mouvemens, était pacifiée; l'Italie, reconquise jusqu'au Mincio par une seule bataille. Il ne restait que Mantoue à prendre et les bords de l'Adige à atteindre, pour replacer la France dans l'état où elle était lorsque le général Bonaparte était parti pour l'Égypte.
Tant de bienfaits furent vivement sentis. Les premiers jours qui suivirent le retour de Marengo furent consacrés à des réjouissances qui attestaient la reconnaissance de la nation. Ce n'étaient partout que fêtes et plaisirs. Chaque corps, chaque individu était jaloux de témoigner la part qu'il prenait à la joie publique. Le premier consul s'abandonnait à ce concert de satisfaction, lorsqu'il apprit qu'un courrier, parti d'Italie, était venu annoncer la perte de la bataille de Marengo. Le courrier avait été expédié au moment où tout semblait désespéré, en sorte que le bruit d'un revers était général à Paris avant le retour du premier consul. Son arrivée dérangea beaucoup de projets. À la simple annonce de sa défaite, les faiseurs s'étaient remis à l'oeuvre, et ne parlaient de rien moins que de renverser le gouvernement et de venger l'attentat du 18 brumaire.
Quoique ministre de la guerre, Carnot s'était fait remarquer parmi les plus empressés, et n'avait pas dédaigné d'accueillir, d'accréditer même cette fâcheuse nouvelle. Le premier consul dissimula l'impression que lui fit éprouver la connaissance de ces détails; mais il ne les oublia pas. Il songea dès-lors à se séparer d'un homme qui s'associait à son gouvernement, et ne le considérait cependant lui-même que comme un ennemi public. Il destinait depuis long-temps ce portefeuille à Berthier, mais Berthier lui était nécessaire à l'armée; il attendit encore quelques mois avant de remplacer Carnot.
Le 14 juillet arriva, c'était l'anniversaire de la confédération de 1789. On le célébra au Champ-de-Mars, au milieu d'un concours prodigieux. Les terrasses étaient couvertes; la foule s'étendait au loin; tout respirait l'ivresse des premiers temps. Le premier consul se rendit à cheval à cette brillante cérémonie; il s'y présenta au moment où la garde à pied et à cheval arrivait avec les nombreux drapeaux pris à Marengo. L'apparition de ces braves, la présence de ce chef illustre qui les avait conduits excita les plus vives acclamations. Cette troupe était partie du champ de bataille le 16 juin, lendemain de l'action, et avait fait le voyage en vingt-neuf jours. Sa lassitude et le mauvais état de son équipement ajoutaient l'intérêt à sa gloire. Elle reçut partout des témoignages de l'estime générale qu'elle inspirait.
Au milieu de ces fêtes, le premier consul ne perdait pas de vue tout ce qu'il avait à faire pour mettre l'armée en campagne et approvisionner les places d'Italie. La trève expirait à la fin de juillet. Il prit ses mesures pour le cas où la paix ne se conclurait pas. Indépendamment des soins qu'il donna à l'armée et à ses accessoires, il se livra, pendant tout le temps qu'il passa à Paris, à un travail prodigieux. Il faisait tout à la fois réunir des matériaux qu'il soumettait au conseil d'État, et s'occupait à substituer un système de finances à la marche désastreuse qu'avait suivie le Directoire. En cela, il fut parfaitement secondé par le ministre de ce département, M. Gaudin, depuis duc de Gaëte, un des hommes les plus probes et les plus laborieux qu'ait possédés l'administration d'aucune époque.
Le Directoire l'avait long-temps sollicité de se mettre à la tête des finances sans pouvoir l'obtenir. Le premier consul fut plus heureux; M. Gaudin accepta le portefeuille qu'il lui offrit, parce qu'il était sûr d'être appuyé dans l'exécution de ce qui serait une fois décidé. Le premier consul l'estimait particulièrement; il fut le seul ministre qui ne fut pas déplacé depuis 1799 jusqu'en 1814.
Le premier consul créa la caisse d'amortissement, l'enregistrement et la banque; il remit de l'ordre dans toutes les branches de l'administration, et ramena la probité dans les transactions des particuliers avec le gouvernement. Ce fut à cette occasion qu'il fit examiner les comptes de tous ceux qui se présentaient comme créanciers de l'État, et qu'il prit une connaissance détaillée de toutes les friponneries, de toutes les dilapidations auxquelles la fortune publique avait été en proie sous l'administration du Directoire. Il en avait mauvaise opinion avant d'arriver au pouvoir; mais ce qu'il vit le convainquit bientôt qu'il n'avait pas soupçonné la moitié du désordre. Aussi, depuis cette époque, quelques hommes n'ont pu, malgré leurs richesses, lui inspirer ni estime ni confiance. Il avait une antipathie naturelle pour ceux qui courent à l'argent par des moyens honteux. Il disait assez souvent qu'il faisait plus de cas d'un voleur de grand chemin, qui risque au moins sa vie, que de ces sangsues qui soutirent tout sans s'exposer au plus léger péril. Quelques uns de ces faiseurs d'affaires ont cru qu'il était leur ennemi personnel, qu'il enviait leur fortune. Il n'en était rien, il n'avait pas d'aversion pour leur personne, il ne réprouvait que la manière dont ils s'étaient enrichis.
Il étudiait ses ressources avec cette aptitude qu'il mettait à tout ce qui l'occupait, et montrait une facilité de calcul, une promptitude de conception qui surprenait ceux qui travaillaient avec lui pour la première fois. Ils ne s'attendaient pas néanmoins à toutes les merveilles qu'il a exécutées depuis.
Il passa ainsi le reste de l'été de 1800, menant de front les affaires du gouvernement intérieur et celles qui pouvaient faciliter la paix, sans recourir à de nouveaux efforts. Il se flatta long-temps d'arriver à ce résultat; mais les lenteurs de l'Autriche lui paraissaient cacher quelques projets, il résolut de se mettre en mesure.
CHAPITRE XIX.
Mission pour l'Italie.—Passage du mont Cenis.—Les paysans savoyards.—Brune succède à Masséna.—L'Autriche refuse des passe-ports au général Duroc.—Cette puissance cède les trois places de Philisbourg, Ingolstadt et Ulm.—Négociations.—Préliminaires de paix.
Le premier consul me chargea de me rendre secrètement en Italie, d'aller prendre connaissance de l'état d'armement et d'approvisionnement des places qui nous avaient été rendues, ainsi que de la situation des parcs, des magasins et de la cavalerie.
Il me donna une lettre pour le ministre du trésor public, qui me remit un million en or pour le trésorier de l'armée. Cette circonstance rendit mon voyage pénible. J'emportais une somme considérable, et j'étais obligé de traverser un pays où l'on m'eût arraché la vie pour quelques pièces d'or[34]. Le passage du mont Cenis, où l'on démontait encore les voitures, m'obligea de laisser voir mes dix petits barils bien cachetés, et contenant chacun cent mille francs. Dès ce moment, je ne sentis plus rien, tant j'étais persuadé que je n'arriverais pas à bon port. Je ne sortais de ma voiture ni pour boire ni pour manger, et quand j'étais forcé de mettre pied à terre, j'avais soin de ne le faire que de nuit. Cependant je dois dire à l'honneur des paysans savoyards, qu'ils chargèrent mes barils, dont ils connaissaient bien la valeur, sans même éprouver la tentation de se les approprier. Ils eussent facilement trouvé dans le trajet qu'ils parcouraient, en montant, en descendant la montagne, mille prétextes de me voler; mais la pensée de cette action coupable ne leur vint même pas. Bien plus, ils eurent le soin de passer ma voiture la première, afin que je la trouvasse remontée de l'autre côté, et que je n'eusse plus qu'à y replacer mes barils pour partir. Ces honnêtes gens ne paraissaient m'avoir rendu qu'un service ordinaire. Leurs moeurs candides eussent dû me rassurer: néanmoins j'avoue que je me sentis soulagé d'un grand poids, quand j'eus déposé ce million dans la caisse du payeur de Turin.
J'examinai en détail les places que le premier consul m'avait chargé de visiter. Rien de ce qu'il avait ordonné n'était fait. Je ne revenais pas de ma surprise en voyant que non seulement on ne les avait pas approvisionnées, mais qu'on avait encore distrait une partie des ressources qu'elles renfermaient lorsque les Autrichiens les avaient quittées. La voix publique accusait même quelques chefs d'avoir vendu les objets confiés à leur garde. Ces désordres avaient vivement indisposé les troupes; elles conservaient encore l'âpreté de langage dont elles avaient contracté l'habitude au temps de leurs revers, et demandaient hautement à quoi leur avait servi de conquérir l'Italie, si elles étaient aussi malheureuses qu'à l'époque où elles étaient reléguées dans les rochers de Gênes, et si leurs victoires n'avaient profité qu'à des voleurs.
On m'adressa, pendant mon séjour à Milan, plusieurs rapports sur des déprédations considérables, commises par des employés de l'armée, avec prière de les transmettre au premier consul. Plusieurs étaient relatifs à des concussions exercées à Gênes depuis la réoccupation. Je compris alors que le premier consul avait en Italie des sources d'informations sur ce qu'il avait intérêt à connaître, et que, comme on le savait inexorable en matière de dilapidation, chacun s'empressait de lui signaler celle qui le froissait.
Je ne voulais pas communiquer ces rapports au général Masséna, quoique je ne doutasse pas que le souvenir de ce qu'on avait souffert sous son commandement ne les eût exagérés. D'un autre côté, je voulais avoir quelques éclaircissemens que le premier consul ne manquerait pas de me demander. Ne sachant comment m'y prendre dans un pays où je ne connaissais personne, je me décidai à m'ouvrir à un homme qui avait toute l'estime du chef de l'État, à M. Petiet, intendant de l'armée: il se prêta à ce que je lui demandais, et fit contrôler lui-même ces rapports, dont un grand nombre se trouvèrent malheureusement trop vrais.
Ma mission était achevée; je me disposais à partir pour Paris, lorsque je reçus une lettre du premier consul, qui me mandait de prendre ma route par Dijon, et de voir l'état des troupes qui s'y trouvaient sous les ordres du général Brune.
Je quittai l'Italie, assez péniblement affecté de tout ce que j'avais vu, et repassai les monts. Arrivé à Paris, je rendis au premier consul les rapports qui m'avaient été confiés, avec l'opinion de M. Petiet à l'appui. Il les lut, m'accabla de questions, et s'emporta vivement au récit des désordres qui lui étaient signalés. Il rappela de l'armée une foule d'individus: Masséna lui-même céda quelques mois après la place au général Brune.
Les ennemis du défenseur de Gênes parurent un instant l'avoir emporté; mais le premier consul avait alors tout le monde à ménager: il voulait surtout s'attacher les Italiens, qu'il aimait naturellement, et dont l'exaspération pouvait être fâcheuse, si la guerre venait de nouveau à éclater. Il disait avec raison que c'était au général Masséna à prévoir de telles conséquences et à réprimer les désordres qui les entraînaient. Une chose surtout l'avait mécontenté au dernier point: on percevait un droit illicite sur chaque sac de grains qui entrait dans Gênes. Imposer les céréales après ce que cette malheureuse population avait souffert, après la famine, les horreurs d'un long siége, c'était outrager l'humanité et réduire tout un peuple au désespoir. À la vérité, cet infâme trafic se faisait à l'insu du général en chef; mais les conséquences politiques en étaient les mêmes. La place eût été réduite aux horreurs du besoin, si les chances de la guerre eussent ramené les Autrichiens sous ses murs.
La trève conclue avec l'Autriche durait encore. Cette puissance se retranchait sur le traité qui la liait à l'Angleterre, et prétendait ne pouvoir négocier sans elle. La perte de l'Italie lui tenait au coeur; elle ne pouvait se décider à y souscrire. D'un autre côté, l'Angleterre, à qui la guerre était moins onéreuse que profitable, ne se pressait pas de la faire finir. Loin de là, elle ne négligeait rien pour soutenir la constance des alliés, à l'aide desquels elle exerçait une si vaste influence. La belle saison tirait à sa fin, et l'on n'était pas plus avancé qu'au mois de juillet. Le premier consul, déçu dans ses espérances, regrettait vivement d'avoir été trop généreux, et d'avoir laissé se retirer derrière le Mincio l'armée de M. de Mélas, qu'il pouvait faire prisonnière. Le mal était fait; il prit son parti, et ne songea plus qu'à se remettre à la tête de l'armée.
Il fit partir pour l'Italie sa garde, ses chevaux et ceux de son état-major. Il envoya en même temps au général Brune l'ordre d'annoncer son arrivée, et de se préparer à passer le Mincio. En Allemagne, l'armée du Rhin, qui, depuis Marengo, était aussi en état d'armistice, se disposa également à reprendre le cours de ses opérations; mais le faible parti que Moreau avait tiré de ses troupes avait bien affaibli l'opinion qu'on avait donnée de son talent au premier consul. Il nous répéta même plusieurs fois que, si ce général avait compris le plan d'opérations qu'il lui avait tracé, et qu'au lieu de se complaire dans sa vieille méthode, il eût passé le Rhin avec toutes ses forces sur l'extrémité de l'aile gauche des ennemis, il se serait trouvé, dès son passage, beaucoup plus rapproché des États héréditaires que ne l'était l'armée autrichienne; que l'empereur, battu à Marengo, eût appris à la fois la perte de l'Italie et la présence des Français sur l'Inn. Dans cette position, ajoutait-il, François eût infailliblement fait la paix, tandis qu'il fallait aujourd'hui courir de nouvelles chances pour l'obtenir.
Des préliminaires de paix avaient été signés à Paris entre le général autrichien Saint-Julien et le gouvernement français. Duroc fut chargé de les porter à la ratification de l'empereur. Il se rendit au quartier-général de l'armée du Rhin, d'où il demanda un sauf-conduit pour continuer sa route. Il fut refusé, en rendit compte au premier consul, et reçut, courrier sur courrier, l'ordre de revenir à Paris. Le général Moreau reçut en même temps celui de rompre la trève et de recommencer les hostilités, si on ne lui livrait pas Philisbourg, que les Autrichiens occupaient sur le Rhin, et les deux places d'Ingolstadt et d'Ulm, qui avaient des ponts sur le Danube, et pouvaient mettre l'armée en péril, si elle se portait en avant; et que, dans ce cas, le général Moreau était autorisé à conclure un nouvel armistice qui serait commun à l'armée d'Italie. Tout en cédant ces trois places, les Autrichiens offrirent de traiter sur de nouvelles bases.
Le premier consul accueillit cette proposition. M. de Cobentzel se rendit à Lunéville, où les conférences ne tardèrent pas à s'ouvrir. Joseph Bonaparte était chargé des intérêts de la France. La négociation marchait, mais l'Angleterre avait réussi à faire désavouer M. de Saint-Julien; elle se flatta d'ajourner encore l'oeuvre de la pacification. Lord Minto, qui la représentait à Vienne, demanda à intervenir dans les discussions des intérêts qui se débattaient à Lunéville. Le premier consul ne pouvait se méprendre sur l'intention qui dictait cette tardive démarche; il l'accueillit néanmoins, mais afin de déjouer l'Angleterre, qui ne cherchait qu'à lui faire perdre du temps, il exigea qu'elle se mît au préalable en état de cessation d'hostilités avec la France, comme celle-ci l'était avec l'Autriche: c'était assurément faire preuve d'un véritable désir d'arriver à une prompte pacification. Le ministère britannique, qui avait d'autres vues, refusa l'armistice, tout en persistant dans la demande qu'il avait faite d'envoyer un plénipotentiaire: cet arrangement n'était pas admissible. M. Otto, qui résidait en Angleterre en qualité de commissaire pour l'échange, et qui avait été muni des pouvoirs nécessaires pour négocier la suspension d'armes, en exposa les raisons dans la note qui suit:
«Le soussigné ayant communiqué à son gouvernement la note, en date du 29 août, que S. E. lord Grenville lui a fait remettre, est chargé de lui présenter les observations suivantes:
«Des préliminaires de paix avaient été conclus et signés entre S. M. I. et la république française. L'intervention de lord Minto, qui a demandé que sa cour fût admise dans les négociations, a empêché la ratification de S. M. I.
«La suspension d'armes, qui n'avait eu lieu sur le continent que dans l'espoir d'une prompte paix entre l'empereur et la république, devra donc cesser, et cessera, en effet, le 24 fructidor, puisque la république n'avait sacrifié qu'à cette espérance de paix immédiate, les immenses avantages que lui a donnés la victoire.
«L'intervention de l'Angleterre complique tellement la question de la paix avec l'Autriche, qu'il est impossible au gouvernement français de prolonger plus long-temps l'armistice sur le continent, à moins que S. M. B. ne le rende commun entre les trois puissances.
«Si donc le cabinet de Saint-James veut continuer de faire cause commune avec l'Autriche, et si son désir d'intervenir dans la négociation est sincère, S. M. B. n'hésitera point à adopter l'armistice proposé.
«Mais si cet armistice n'est point conclu avant le 24 fructidor, les hostilités auront été reprises avec l'Autriche, et le premier consul ne pourra plus consentir, à l'égard de cette puissance, qu'à une paix séparée et complète.
«Pour satisfaire aux explications demandées relativement à l'armistice, le soussigné est chargé à faire connaître à Son Excellence que les places qu'on voudrait assimiler à celles d'Allemagne sont Malte et les villes maritimes d'Égypte.
«S'il est vrai qu'une longue suspension d'armes entre la France et l'Angleterre pourrait paraître défavorable à S. M. B., il ne l'est pas moins qu'un armistice prolongé sur le continent est essentiellement désavantageux à la république française; de sorte qu'en même temps que l'armistice maritime serait, pour le gouvernement français, une garantie du zèle que mettrait l'Angleterre à concourir au rétablissement de la paix, l'armistice continental en serait une, pour le gouvernement britannique, de la sincérité des efforts de la France; et comme la position de l'Autriche ne lui permettrait plus alors de ne pas rechercher une prompte conclusion, les trois puissances auraient, dans leurs intérêts propres, des raisons déterminantes pour consentir, sans délai, aux sacrifices qui peuvent être réciproquement nécessaires pour opérer la prochaine conclusion d'une paix générale et solide, telle qu'elle est le voeu et l'espoir du monde entier.
«Londres, 17 fructidor an VIII.»
Ces raisonnemens étaient péremptoires, et le parti à prendre méritait réflexion. Si l'Angleterre ne consentait pas à un armistice spécial avec la France, celui que cette puissance avait conclu avec l'Autriche ne serait pas renouvelé. Le conseil aulique, n'ayant aucun moyen de soutenir la guerre, serait obligé de céder, et la paix se trouverait faite sans l'intervention de l'Angleterre.
Le gouvernement britannique aperçut le danger; mais, soit qu'il ne le sentît pas assez fortement, soit qu'il jugeât suffisant d'avoir sauvé les apparences vis-à-vis la cour de Vienne, il se borna à présenter à la suite d'une note extrêmement diffuse et contournée, un contre-projet d'armistice qui ne laissait à la France aucun des avantages qu'elle devait attendre comme compensation de ceux que retirait l'Autriche de la suspension d'armes qu'elle lui avait accordée. C'était assez faire connaître le véritable esprit dont il était animé. Néanmoins le premier consul voulut épuiser tous les moyens de conciliation. Il présenta deux modes de traiter à l'Angleterre. Si elle voulait entrer en négociation commune avec l'Autriche, il demanda qu'elle accédât à l'armistice, attendu qu'il n'y avait que cette voie pour établir quelque similitude dans les rapports respectifs des puissances contractantes, et pour donner à chacun le désir et le besoin de finir.
Si, au contraire, l'Angleterre voulait entrer en négociation séparée avec la France, le premier consul acceptait le projet d'armistice que présentait le ministère britannique.
Il fit plus: pour donner une nouvelle preuve de ses dispositions pacifiques, il prorogea de huit jours la reprise des hostilités; mais cette modération, ces ménagemens ne servirent qu'à faire naître des doutes, des allégations inconvenantes. Il les repoussa par l'organe de son plénipotentiaire, et s'en remit à la voie des armes pour résoudre une question que la diplomatie cherchait à éluder. L'office était ainsi conçu:
«Dans tout le cours de la négociation dont le soussigné a été chargé, il a eu lieu de regretter que le défaut de communications plus directes avec le ministère de Sa Majesté l'ait mis dans l'impossibilité de donner à ses ouvertures officielles les développemens nécessaires. Le résultat de ses dernières communications, auxquelles répond la note qu'il a eu l'honneur de recevoir le 20 de ce mois, rend cet inconvénient bien plus sensible encore.
«La première partie de cette note paraissant mettre en doute la sincérité des dispositions du gouvernement français d'entamer des négociations pour une paix générale, le soussigné doit entrer à ce sujet dans quelques détails qui justifient pleinement la conduite du premier consul.
«L'alternative proposée d'une paix séparée, dans le cas où Sa Majesté n'agréerait pas les conditions d'un armistice général, loin de dévoiler un défaut de sincérité, fournit, au contraire, la preuve la plus forte des dispositions conciliantes du premier consul: elle est une conséquence nécessaire de la déclaration faite par le soussigné le 4 de ce mois. En effet, il a eu l'honneur de prévenir le ministère britannique que, si cet armistice n'est pas conclu avant le 11 septembre, les hostilités auront été recommencées avec l'Autriche, et que, dans ce cas, le premier consul ne pourra plus consentir, à l'égard de cette puissance, qu'à une paix séparée et complète. Cet armistice n'a pas été conclu à l'époque indiquée: il était donc naturel de s'attendre éventuellement à une paix séparée avec l'Autriche, et, dans la même hypothèse, à une paix également séparée avec la Grande-Bretagne, à moins qu'on ne pense que ces calamités, qui accablent depuis huit années une grande partie de l'Europe, doivent se perpétuer, et n'avoir d'autre terme que la destruction morale de l'une des puissances belligérantes.
«Ce n'est donc pas le gouvernement français qui propose à Sa Majesté de séparer ses intérêts de ceux de ses alliés; mais ayant vainement tenté de les réunir dans un centre commun, et les trouvant séparés de fait par le refus de l'Angleterre de déposer, sur l'autel de la paix, quelques avantages particuliers dont la France avait déjà fait le sacrifice, le premier consul a donné une nouvelle preuve de ses dispositions en indiquant un autre moyen de conciliation, que le cours des événemens amenera tôt ou tard.
«Conformément à l'avis que le soussigné a donné le 4 de ce mois, on a notifié, en effet, la cessation de l'armistice continental à l'époque qui avait été fixée; mais le contre-projet du ministère britannique, expédié par le soussigné le 8 de ce mois, étant arrivé à Paris le 10, et Sa Majesté ayant paru convaincue que son allié ne se refuserait point à un armistice admissible, le premier consul s'est décidé de nouveau à faire retarder de huit jours la reprise des hostilités. Les ordres ont été expédiés sur-le-champ aux armées d'Allemagne et d'Italie; et dans le cas où ces ordres fussent arrivés trop tard dans cette dernière contrée, et qu'à la suite de quelques opérations militaires, les généraux français eussent eu quelques succès, il leur était ordonné de reprendre la position qu'ils occupaient le jour même du renouvellement des hostilités.
«Le simple exposé de ces faits suffira sans doute pour démontrer que le gouvernement français n'a jamais pu avoir l'intention de masquer, par des négociations simulées, une nouvelle attaque contre l'Autriche, et qu'au contraire il a apporté dans toute cette négociation la franchise, la loyauté, qui seules peuvent assurer le rétablissement de la tranquillité générale, que Sa Majesté et son ministère ont tant à coeur.
«En vain chercherait-on les preuves d'une intention contraire dans quelques expressions renfermées dans les communications officielles du gouvernement français avec les alliés de Sa Majesté, s'il s'agissait surtout d'une des dernières lettres écrites à M. le baron de Thugut, que le soussigné aurait pu communiquer lui-même, s'il en eût trouvé l'occasion: cette lettre prouverait que le gouvernement français, toujours ami de la paix, n'a paru se plaindre des intentions de la Grande-Bretagne que parce qu'il avait tout lieu de les croire contraires à un système solide de pacification.
«Le soussigné n'est entré dans ces détails que parce qu'à la veille des négociations qui pourraient être entamées, il importe aux conseils des deux puissances d'être réciproquement convaincus de la sincérité de leurs intentions, et que l'opinion qu'ils peuvent avoir de cette sincérité est le plus sûr garant du succès des négociations.
«Quant au second point de la note que le soussigné a eu l'honneur de recevoir, il doit se référer à sa lettre du 16, par laquelle il a prévenu S. E. lord Grenville qu'il était chargé de donner des explications satisfaisantes touchant les principales objections du gouvernement britannique à l'armistice proposé, en le priant instamment de faciliter des communications verbales avec le ministère. Il était donc difficile de croire que le gouvernement français s'en tiendrait, sans aucune modification, à ses premières ouvertures; car, dans ce cas, il eût été très inutile de solliciter une entrevue pour donner des explications satisfaisantes.
«En parlant des compensations requises pour faire cadrer l'armistice naval avec la trève continentale, le ministère de Sa Majesté trouve qu'il y a de l'exagération dans la balance établie par le gouvernement français. Une discussion formelle sur cet objet serait sans doute déplacée après les succès variés d'une guerre qui a produit tant d'événemens extraordinaires. Il est difficile de douter de l'influence morale de ces événemens sur les armées, sur les peuples, sur les gouvernemens eux-mêmes, et les inductions qu'on peut en tirer dans le moment actuel paraissent justifier l'opinion que le soussigné a cru devoir manifester. S'il y a de l'exagération dans cette opinion, elle est partagée par les ennemis de la république eux-mêmes, qui ont tout employé pour prolonger la trève, et qui ne se sont fait aucun scrupule de se servir même de la voie des négociations simulées pour gagner du temps.
«Les préliminaires signés par M. le comte de Saint-Julien et désavoués par sa cour en sont un exemple mémorable, et il faut bien que la continuation de l'armistice continental soit un sacrifice pour la république, puisqu'on a tant fait pour la lui arracher.
«Mais en admettant même l'existence de ce sacrifice, le ministère de Sa Majesté déclare formellement qu'on ne saurait exiger de lui un sacrifice analogue. Il n'appartient certainement pas à la France de juger jusqu'à quel point les engagemens pris par Sa Majesté envers ses alliés peuvent gêner ses dispositions à cet égard; mais le droit de la France de demander le prix du sacrifice qu'elle a fait, et qu'elle est encore prête à faire, est incontestable.
«Le premier consul a donné à l'Europe des gages réitérés de ses dispositions pacifiques; il n'a cessé de les manifester envers les cabinets intéressés dans cette lutte; et quand même sa modération relèverait les espérances des ennemis du gouvernement français, elle sera néanmoins toujours l'unique guide de ses actions.
«Malgré cette différence dans la manière de considérer plusieurs questions accessoires et préliminaires de la pacification projetée, le soussigné doit se féliciter de trouver, dans toutes les communications qu'il a eu l'honneur de recevoir jusqu'ici, les mêmes assurances des dispositions de Sa Majesté de travailler au rétablissement de la tranquillité de l'Europe; et il ne négligera aucune occasion de faire valoir ces dispositions près de son gouvernement.
«Hereford-Street, 23 septembre 1800 (1er vendémiaire an IX).»
CHAPITRE XX.
Translation des restes de Turenne.—Cérémonie aux
Invalides.—L'armistice est dénoncé.—Bataille de Hohenlinden.—Joseph
Bonaparte envoyé à Lunéville.—Le général Clarke.—Canal de
Saint-Quentin.—La paix est conclue.—Renvoi des prisonniers russes.
La nouvelle de l'occupation des trois places était arrivée à Paris le 1er vendémiaire. Les députés des départemens y étaient réunis, pour la première, fois, en corps politique. depuis le 18 brumaire: on s'était, sans doute, flatté de pouvoir leur apprendre que la paix était faite. Quoi qu'il en soit, il y avait, ce jour-là, cérémonie publique, tant à cause de l'inauguration du siècle qui commençait qu'à raison de la translation des restes du maréchal de Turenne, que le premier consul faisait placer aux Invalides à côté de ceux de Vauban.
Après la violation des sépultures de Saint-Denis, où le maréchal reposait au milieu des rois, son cercueil avait été enlevé et déposé dans le grenier de l'amphithéâtre de chirurgie, au Jardin des Plantes, où il était encore au départ du général Bonaparte pour l'Égypte. Je me rappelle l'y avoir vu à cette époque, lorsque le général Desaix visita cet établissement; on le montrait avec vénération, quoiqu'il fût confondu avec les autres squelettes qui gisaient dans le grenier. Plus tard, un citoyen respectable ayant obtenu l'autorisation de réunir dans le couvent des Grands-Augustins, qu'il avait transformé en muséum des monumens français, les mausolées échappés aux outrages de Saint-Denis, avait fait transporter dans ce lieu le corps du maréchal de Turenne. C'est là que le gouvernement le fit prendre pour le transférer aux Invalides. L'église avait été disposée pour la cérémonie. Les députés des départemens, qui avaient été invités, étaient placés quand le corps du maréchal entra. Les prêtres n'avaient pas encore reparu: il n'y eut ni célébration d'office divin ni pratique religieuse; la cérémonie fut tout en pompe et en discours.
Lucien Bonaparte, qui était ministre de l'intérieur, monta dans la chaire de l'église: il esquissa à grands traits les malheurs dont la république avait été accablée pendant la tourmente révolutionnaire; il fit une allusion touchante aux scènes de deuil dont les derniers jours du siècle qui venait de finir avaient été témoins, et mit en parallèle l'exposé succinct des améliorations qui avaient été opérées dans les premiers jours du siècle qui commençait. Il passa ensuite aux espérances que l'on devait concevoir; mais comme il ne prononçait pas le mot de paix, l'inquiétude ne se dissipait pas. Il en vint enfin à la situation extérieure de la république: un silence profond régnait. L'anecdote du voyage de Duroc, le refus de passe-ports pour se rendre à Vienne, l'ordre donné, en conséquence, au général Moreau, de dénoncer l'armistice et de reprendre de suite les hostilités, à moins qu'on ne lui remît Ulm, Ingolstadt et Philisbourg, furent écoutés avec une attention inquiète.
* * * * *
Le ministre termina en annonçant à l'assemblée qu'au moment où il quittait le château pour se rendre à la cérémonie qui les réunissait, le gouvernement avait reçu la nouvelle que les trois places exigées étaient occupées par nos troupes, et l'armistice prolongé. Un mouvement de satisfaction se manifesta aussitôt dans tout l'auditoire; on désirait la paix, on voyait que le premier consul la désirait aussi, on se flattait qu'elle finirait par se conclure. Chacun sortit satisfait.
Le refus qu'avait fait l'Autriche d'accorder des passe-ports au général Duroc, en même temps qu'elle achetait la prolongation de l'armistice à si haut prix, dénotait une irrésolution à laquelle on ne pouvait se méprendre. Il était clair que cette puissance était sous l'influence de l'Angleterre, que celle-ci dominait ses décisions; mais comme il n'était pas vraisemblable que l'Allemagne s'immolât au bon plaisir de son alliée, il fallait qu'elle s'attendît à être soutenue, ou qu'elle eût un ultimatum convenu, passé lequel elle pourrait traiter séparément. Quel que fût cet ultimatum, le premier consul, qui était prêt, ne pouvait que perdre à prolonger l'armistice. Il se décida à le rompre, comme je l'ai dit, et ordonna aux armées du Rhin et d'Italie de dénoncer la reprise des hostilités. Brune passa le Mincio, et Moreau l'Iser. La bataille de Hohenlinden eut lieu; Moreau occupa Lintz et poussa des postes jusqu'à Saint-Polten, à huit ou dix lieues de Vienne.
Le premier consul, en apprenant cette victoire, ne douta pas qu'elle ne décidât les Autrichiens à s'expliquer; et, pour ne pas perdre de temps, dès qu'il eut appris par une dépêche télégraphique que le comte de Cobentzel, qui venait en toute hâte pour reprendre les négociations, venait d'arriver à Strasbourg, il fit partir son frère Joseph pour aller discuter les intérêts de la France à Lunéville.
Joseph n'avait pas dépassé Ligny, qu'il rencontra le comte Louis de Cobentzel qui arrivait en toute hâte à Paris avec les pouvoirs nécessaires pour conclure cette paix tant désirée.
Joseph revint sur ses pas, ramenant avec lui M. de Cobentzel. Ils descendirent aux Tuileries, où le premier consul les reçut l'un et l'autre dans leur toilette de voyage. Il entretint le plénipotentiaire autrichien une partie de la nuit, et le fit repartir le lendemain avec Joseph pour Lunéville, où les conférences avaient été indiquées.
Le général Clarke[35], qui faisait déjà tout ce qu'il pouvait pour acquérir de l'importance, fut envoyé, comme gouverneur, à Lunéville. Sa mission était de donner des dîners et d'écouter. En même temps que le premier consul ouvrait des conférences, il donnait une nouvelle vie à tous les genres de travaux publics et particuliers. La confiance renaissait; on ne voyait partout qu'ateliers, que nouvelles entreprises.
L'hiver venait de commencer. Le premier consul se rendit à Saint-Quentin pour visiter les travaux du canal souterrain qui devait joindre l'Oise et l'Escaut; il avait le projet de l'achever. Il se fit suivre du directeur-général des ponts et chaussées, ainsi que de MM. Monge, Berthollet et Chaptal.
L'abandon des travaux avait entraîné des dégradations énormes: il fallait faire de nouvelles dépenses qui s'élevaient à des sommes prodigieuses, et les mémoires des gens de l'art faisaient hésiter sur le parti qu'il y avait à prendre; on ne savait s'il convenait de poursuivre les excavations déjà faites, ou si l'on devait reprendre en sous-oeuvre une galerie ouverte dans une fausse direction.
Le premier consul voulut voir les choses par lui-même, et reconnut, en effet, qu'on ne pouvait mener à bien une entreprise conçue sur un aussi mauvais plan. Il abandonna des excavations défectueuses, et fit prendre au canal la direction qu'il a aujourd'hui. La voûte sous laquelle il court est beaucoup moins longue que celle qui devait d'abord le couronner. C'est donc au premier consul que la France est redevable de ce canal, dont les départemens du nord tirent déjà un si grand profit.
À son retour de Saint-Quentin, il trouva aux Tuileries le général Bellavene, qui lui apportait le traité de paix que Joseph venait de signer avec M. de Cobentzel. Les stipulations étaient les mêmes qu'à Campo-Formio, et certainement pour les renouveler il ne fallait pas avoir gardé rancune. Les battus paient ordinairement l'amende. Il n'en fut rien dans ce cas-ci: les Autrichiens reprirent leurs limites de Campo-Formio.
Le premier consul se hâta de ratifier l'ouvrage de son frère, et la nouvelle que la paix était conclue fut transmise partout avec une grande célérité.
Quelques mois après, l'Autriche accrédita, comme son ambassadeur à
Paris, le comte Philippe de Cobentzel, frère du plénipotentiaire, et la
France envoya sous le même titre, à Vienne, M. de Champagny, devenu plus
tard duc de Cadore, mais qui était alors conseiller d'État.
La paix fut accueillie avec des transports de joie d'un bout de la France à l'autre. Elle rassura les esprits, ramena l'espérance, consolida la tranquillité rétablie dans l'Ouest. Personne ne soupçonnait alors que les cours étrangères seraient bientôt après assez mal conseillées pour se croire plus menacées par la puissance du levier moral dont s'était emparé le premier consul, qu'elles ne l'avaient été lorsque l'unique pensée du pouvoir était d'abattre, de renverser les trônes, et que le Directoire, dans la vague inquiétude qui l'agitait, n'entrevoyait de salut que dans la ruine des vieux gouvernemens.
L'opinion généralement répandue en France était que la guerre dont on venait de sortir n'avait été entreprise par les étrangers que pour prévenir la propagation des principes républicains, que le Directoire n'avait cessé de chercher à étendre depuis la paix de Campo-Formio.
La conduite plus sage qu'avait adoptée le premier consul, la modération qu'il venait de montrer dans la victoire, devaient rassurer les alliés. Tranquilles sur les agitations qu'ils redoutaient pour leurs peuples, ils devaient respecter chez les autres ce qu'on ne touchait pas chez eux.
Le premier consul partageait lui-même cette illusion. Il y croyait d'autant plus, que, sachant tout le mal qu'il aurait pu faire à l'Autriche après la bataille de Marengo, il pensait que, si on ne lui tenait pas compte de sa modération, on ne s'exposerait pas du moins à se trouver de nouveau à sa merci.
Jaloux de réconcilier la république avec ses ennemis, le premier consul cherchait à renouer des négociations partout où il ne lui paraissait pas impossible d'en ouvrir. Depuis la bataille de Zurich, la Russie n'avait plus d'armée en campagne contre nous, et cependant elle était encore en état de guerre avec la France. L'empereur Paul régnait. Le premier consul imagina de réunir tous ceux de ses soldats que le sort des armes nous avait livrés; il leur fit rendre leur uniforme national, les arma, les équipa à neuf, et les renvoya. Il remit au général russe chargé de les reconduire dans leur pays, une simple lettre, dans laquelle il disait à l'autocrate que, ne voulant pas faire la guerre à sa nation, les braves gens que la fortune avait mis dans ses mains n'avaient plus la chance d'être échangés; que, dans cet état de choses, il avait résolu de mettre un terme à leur captivité; que, plein de confiance dans le gouvernement russe, il leur avait rendu les armes qu'ils étaient dignes de porter, et leur laissait la liberté d'en faire l'usage que leur prescrirait leur souverain. Ce procédé, jusqu'alors sans exemple, produisit son effet. L'empereur Paul, qui avait déclaré la guerre à un pouvoir anarchique, n'avait plus de motifs pour la faire à un gouvernement qui proclamait le respect de l'ordre, et ne profitait de ses succès que pour assurer la paix; aussi envoya-t-il, sans perdre temps, M. de Sprengporten à Paris, pour remercier le premier consul d'un procédé si généreux, et traiter de la paix, qui fut presque aussitôt conclue. Ce fut la première de nos relations avec les étrangers qui eut un plein succès. Les deux pays s'étaient fait la guerre; mais il n'existait point entre eux de ressentiment national qui s'opposât à un entier rapprochement.
Le premier consul désarma complétement, et fit rentrer les troupes dans les garnisons, qu'elles n'avaient pas revues depuis 1792. On licencia, on renvoya chez eux tous ceux de ces braves volontaires que le danger de la patrie avait fait courir aux armes. Enfin le nombre des congés fut tel, que beaucoup de corps se trouvèrent réduits à leurs cadres; encore ceux-ci n'étaient-ils pas complets. L'armée remise sur le pied de paix, le premier consul retira à M. Carnot le portefeuille de la guerre, qu'il confia au général Berthier.