Mémoires du duc de Rovigo, pour servir à l'histoire de l'empereur Napoléon, Tome 1
CHAPITRE XXI.
Paix de Lunéville.—État de l'Europe.—Négociations avec l'Angleterre.
La paix de Lunéville avait contrarié au dernier point les projets de M. Pitt, qui était alors premier ministre d'Angleterre. Il avait déclaré hautement qu'il fallait faire la guerre à la France jusqu'à extinction, et il venait de voir échapper le seul allié qui lui restât. Il entrevit donc qu'à moins de renouer une coalition générale, il fallait se résoudre à voir aussi l'Angleterre conclure sa paix avec la république française.
L'empereur Paul régnait en Russie; il avait manifesté l'intention de se rapprocher de la France, et le premier consul avait été au-devant de ces heureuses dispositions qui furent bientôt suivies d'un traité de paix.
La Prusse était inébranlable dans le système de neutralité qu'elle observait depuis la paix de Bâle.
L'Autriche venait, à la suite d'une lutte malheureuse, de déposer les armes.
L'Espagne était encore engourdie dans ses vieilles habitudes, et tout à la dévotion de la France.
L'Italie entière était au premier consul.
La Hollande était liée à la France par sa politique et sa révolution.
Les autres petites puissances d'Allemagne n'avaient pas encore l'importance militaire qu'elles ont acquise dans la suite.
Dans cet état de choses, M. Pitt se trouvait seul pour soutenir la guerre; aussi quitta-t-il le ministère, lorsqu'il eut reconnu, pour l'Angleterre, la nécessité de faire la paix.
Mais en s'éloignant des affaires, il se fit donner pour successeur M. Addington, dont tous les sentimens lui appartenaient. Les noms étaient changés; mais les vues, les maximes restaient les mêmes. On cédait à la nécessité; on souscrivait une trève avec la résolution bien réfléchie de ne la laisser durer que le temps nécessaire pour renouer une coalition générale contre la France que l'on redoutait, que l'on peignait comme d'autant plus dangereuse pour la sécurité commune, qu'elle avait remis le soin de défendre les intérêts que la révolution avait créés aux mains du premier consul. Le ministère des affaires étrangères de France était, à cette époque, rempli par M. de Talleyrand, homme de beaucoup d'esprit sans nul doute, mais qui, dans cette circonstance, fut tout-à-fait dupe de ses antagonistes, et resta au-dessous de sa réputation d'habileté. J'ai souvent entendu le premier consul témoigner son étonnement de n'avoir rien appris par son ministre lors de la rupture du traité d'Amiens, et de la coalition qui ne tarda pas à en être la suite, surtout lorsqu'il eut reconnu que cette coalition ne s'était point formée sans une multitude de démarches particulières dont son ministère aurait dû être informé.
Je reviens aux ouvertures du nouveau ministère anglais. Celui auquel il succédait avait donné ordre de poursuivre et de capturer les bateaux pêcheurs. Cette mesure, qui n'avait d'autre but que d'accroître gratuitement les maux de la guerre, était contraire à tous les usages.
M. Otto prévint le cabinet anglais que sa présence était désormais inutile, qu'il ne lui restait qu'à quitter un pays où l'on abjurait toutes les dispositions à la paix, où les lois, les usages de la guerre étaient violés et méconnus. La mesure dont il se plaignait fut aussitôt révoquée. Lord Hawkesbury le prévint en même temps que le roi était prêt à renouer les négociations qui avaient été rompues, que son souverain était disposé à envoyer un ministre plénipotentiaire à Paris.
Le premier consul, dont les dispositions étaient toujours les mêmes, accueillit vivement l'ouverture; mais, convaincu qu'une négociation d'apparat n'était pas la voie la plus expéditive pour résoudre une question difficile qu'avaient encore compliquée huit années de guerre, il proposa ou de suspendre de suite les hostilités, ou même d'arrêter sur-le-champ les articles préliminaires de la pacification. Le ministère anglais accepta le dernier de ces deux moyens, mais il essaya de mettre en avant toutes les prétentions qu'il avait affichées. Les événemens qui venaient d'avoir lieu dans le nord de l'Europe, le passage de la flotte anglaise au Sund, la mort inattendue de Paul Ier, lui donnaient de la confiance; il proposa des conditions inadmissibles. Le premier consul les repoussa en prévenant le cabinet britannique, qu'il désirait la paix, mais qu'il ne la signerait néanmoins qu'autant qu'elle serait honorable, et basée sur un juste équilibre dans les différentes parties du monde; qu'il ne pouvait laisser aux mains de l'Angleterre, des pays et des établissemens d'un poids aussi considérable dans la balance de l'Europe que ceux qu'elle voulait retenir. Il reconnaissait toutefois que les grands événemens survenus en Europe et les changemens arrivés dans les limites des grands États du continent pouvaient autoriser une partie des demandes du gouvernement britannique; mais comment ce gouvernement pouvait-il demander pour ultimatum de conserver Malte, Ceylan, tous les États conquis sur Tipoo-Saëb, la Trinité, la Martinique, etc., etc.?
Les armées française et espagnole avaient envahi le Portugal; réduite à toute extrémité, la cour offrait de souscrire les conditions les plus dures. Le premier consul, qui ne cherchait dans les avantages remportés sur elle que des moyens de compensation capables de balancer les restitutions que l'Angleterre ferait aux alliés de la France, proposa au cabinet britannique, tout en acceptant ses arrangemens pour les grandes Indes, le status ante bellum pour le Portugal d'une part, et pour la Méditerranée et l'Amérique de l'autre. Lord Hawkesbury s'y refusa; il consentit à se dessaisir de la Trinité, mais il persistait à retenir Malte, la Martinique, Ceylan, Tabago, Demerary, Berbice, Essequibo.
Ces prétentions s'accordaient peu avec les protestations pacifiques que ne cessaient de faire les ministres anglais; on releva la contradiction. Ils répondirent; l'aigreur s'en mêla, et il était à craindre que ces récriminations ne fissent évanouir les espérances que l'on conservait encore.
Le premier consul voulut prévenir ce fâcheux résultat; il résolut de fixer de nouveau les termes de la question, et précisa les conditions qu'il était prêt à signer: la note de M. Otto était ainsi conçue:
«Le soussigné a communiqué à son gouvernement la note de lord Hawkesbury, en date du 20 juillet. Il est chargé de faire la réponse suivante:
«Le gouvernement français ne veut rien oublier de ce qui peut mener à la paix générale, parce qu'elle est à la fois dans l'intérêt de l'humanité et dans celui des alliés.
«C'est au roi d'Angleterre à calculer si elle est également dans l'intérêt de sa politique, de son commerce et de sa nation; et si cela est, une île éloignée de plus ou de moins ne peut être une raison suffisante pour prolonger les malheurs du monde.
«Le soussigné a fait connaître, par la dernière note, combien le premier consul avait été affligé de la marche rétrograde qu'avait prise la négociation; mais lord Hawkesbury contestant ce fait dans sa note du 20 juillet, le soussigné va récapituler l'état de la question avec la franchise et la précision que méritent des affaires de cette importance.
«La question se divise en trois points:
«La Méditerranée,
«Les Indes,
«L'Amérique.
«L'Égypte sera restituée à la Porte; la république des Sept-Îles est reconnue; tous les ports de l'Adriatique et de la Méditerranée qui seraient occupés par les troupes françaises, seront restitués au roi de Naples et au Pape.
«Mahon sera rendu à l'Espagne.
«Malte sera restitué à l'ordre; et si le roi d'Angleterre juge conforme à ses intérêts, comme puissance prépondérante sur les mers, d'en raser les fortifications, cette clause sera admise.
«Aux Indes, l'Angleterre gardera Ceylan, et par là deviendra maîtresse inexpugnable de ces immenses et riches contrées.
«Les autres établissemens seront restitués aux alliés, y compris le cap de Bonne-Espérance.
«En Amérique, tout sera restitué aux anciens possesseurs. Le roi d'Angleterre est déjà si puissant dans cette partie du monde, que, vouloir davantage, c'est, maître absolu de l'Inde, le vouloir être encore de l'Amérique.
«Le Portugal sera conservé dans toute son intégrité.
«Voilà les conditions que le gouvernement français est prêt à signer.
«Les avantages que retire le gouvernement britannique sont immenses: en prétendre de plus grands, ce n'est pas vouloir une paix juste et réciproquement honorable.
«La Martinique n'ayant pas été conquise par les armes anglaises, mais déposée par les habitans dans les mains des Anglais, jusqu'à ce que la France eût un gouvernement, ne peut pas être censée possession anglaise: jamais la France n'y renoncera.
«Il ne reste plus actuellement au cabinet britannique qu'à faire connaître le parti qu'il veut prendre; et si ces conditions ne peuvent le contenter, il sera du moins prouvé à la face du monde que le premier consul n'a rien négligé, et s'est montré disposé à faire toute espèce de sacrifices pour rétablir la paix, et épargner à l'humanité les larmes et le sang, résultats inévitables d'une nouvelle campagne.
«4 thermidor an IX.»
La réponse de lord Hawkesbury ne fut pas aussi généreuse qu'elle aurait dû l'être. Néanmoins ce ministre annonça que son souverain était décidé à ne retenir de ses conquêtes que ce qui était indispensable pour garantir ses anciennes possessions. Quant à Malte, le roi Georges était prêt à entrer dans des explications ultérieures relativement à cette île, et désirait sérieusement concerter les moyens de faire pour Malte un arrangement qui la rendît indépendante de la Grande-Bretagne et de la France.
La seule difficulté qui embarrassât la première partie de la négociation était levée. On passa à la deuxième. On fit remarquer à lord Hawkesbury que la sûreté des anciennes possessions anglaises en Amérique était loin d'exiger l'extension dont il cherchait à les appuyer, qu'elles avaient leur point central à la Jamaïque. Cette colonie étendue, opulente, forte déjà par sa position, avait été rendue inexpugnable par les travaux dont on l'avait couverte. Vouloir encore conserver les nouvelles acquisitions que l'Angleterre avait faites en Amérique, c'était vouloir s'assurer dans les Indes occidentales la domination absolue qu'elle exerçait déjà dans les Indes orientales.
Lord Hawkesbury parut en convenir et offrit de restituer la Martinique, mais avec l'alternative de conserver les Indes occidentales, les îles de la Trinité et de Tabago, et, dans ce cas, déclarer Demerary, Essequibo, Berbice, ports francs, ou de retenir Sainte-Lucie, Tabago, Demerary, Essequibo, Berbice.
Cette alternative était embarrassante.
Si le premier consul abandonnait la Trinité, il causait à l'Espagne une perte considérable; s'il cédait Berbice, Essequibo, Demerary, il faisait tomber sur la Hollande tout le poids des sacrifices exigés pour la paix; d'une autre part, il livrait à l'Angleterre tout le commerce du continent américain, et portait à l'Espagne un coup plus sensible que celui qui résulterait de l'abandon de la Trinité. Le premier consul eût volontiers cédé Tabago pour épargner ses alliés, il offrit même d'y joindre Curaçao. L'Angleterre persistait; il ne voulait pas, suivant son expression, mettre la paix du monde en balance avec la possession d'une île qui n'avait plus l'importance politique qu'elle avait eue, et souscrivit au sacrifice.
Il ne restait plus qu'à s'entendre définitivement sur Malte; lord Hawkesbury éludait, chicanait sur les termes; mais enfin il fut convenu que l'île serait remise à l'ordre de Saint-Jean de Jérusalem[36], et que l'évacuation aurait lieu dans le délai fixé pour les mesures de ce genre en Europe. Les préliminaires de paix furent ratifiés par les deux gouvernemens.
CHAPITRE XXII.
Enlèvement de M. Clément de Ris.—Le premier consul m'envoie à Tours à ce sujet.—Indices divers.—M. Clément de Ris est rendu à sa famille.—Nouvelles d'Égypte.—Préparatifs pour une nouvelle expédition.—Le premier consul m'envoie à Brest pour en presser le départ.—Le général Sahuguet.—Machine infernale.
L'administration commençait à respirer. Il n'y avait plus de sacrifices à imposer à la nation, plus de dépenses extraordinaires à demander aux finances. On ne parlait que de réformes, d'économies: de toutes parts, on entrevoyait un heureux avenir. Une aventure étrange vint tout à coup rembrunir ce tableau. On était au mois de septembre: un membre du sénat, M. Clément de Ris, fut enlevé dans une propriété qu'il habitait aux environs de Tours. Une troupe d'hommes masqués s'étaient présentés chez lui, l'avaient jeté sur un cheval et entraîné dans l'intérieur de la forêt voisine.
Madame Clément de Ris était accourue, tout en pleurs, à Tours, demander du secours au préfet: celui-ci avait rendu compte du fait, et comme l'enlèvement menaçait la tranquillité du pays, et qu'il pouvait être le prélude d'une insurrection, le premier consul me chargea de me rendre sur les lieux.
J'arrivai rapidement à Tours: on était encore plongé dans la stupeur; on n'avait fait aucune recherche au sujet de M. Clément de Ris. Au bout de quelques jours, son épouse reçut un avis par lequel on la prévenait que, si elle voulait déposer 50,000 francs dans une auberge de Blois ou d'Amboise qu'on lui désignait, elle reverrait son mari. Cette respectable dame n'hésita pas: elle s'adressa secrètement à ses amis, fouilla dans toutes les bourses, et réunit enfin la somme qu'on exigeait. Je lui avais fait donner l'avis de ne porter que de l'argent blanc. Elle se mit en route avec ses sacs, et se rendit à l'auberge désignée; mais à la vue de la masse de numéraire qu'elle sortait de sa voiture, un homme s'approcha et lui dit vivement: «Il n'y a rien à faire aujourd'hui, retournez; on vous écrira», et il disparut.
Elle revint à Tours, le désespoir dans le coeur: elle croyait son mari assassiné. Je n'en jugeai pas ainsi; j'avais appris qu'un médecin de campagne, en faisant la tournée de ses malades, avait rencontré le groupe qui avait enlevé M. Clément de Ris. Saisi lui-même par les ravisseurs, qui craignaient qu'il ne donnât l'éveil, il avait fait route avec le prisonnier, avait été conduit à un gîte où il avait été détenu jusqu'à la nuit, et renvoyé avec les précautions nécessaires pour qu'il ne pût retrouver la trace.
Je l'envoyai chercher. Il me précisa le lieu où il avait rencontré M. Clément de Ris; mais les ravisseurs lui ayant aussitôt bandé les yeux, il ne put indiquer la direction qu'il avait suivie. Tout ce qu'il put dire, c'est qu'il avait entendu sonner huit heures, à sa gauche, à l'horloge du bourg de Montrésor. Ils étaient arrivés peu de temps après à la station où ils avaient mis pied à terre. On l'avait conduit dans une maison où l'on n'entrait qu'après avoir monté trois marches; on lui avait débandé les yeux, et on l'avait conduit dans une chambre située à main gauche en entrant, où on lui avait servi du pâté, du jambon et des artichauts. Après le souper, une lettre lui avait été remise pour madame Clément de Ris; on lui avait de nouveau bandé les yeux, on l'avait fait remonter à cheval et mené, à travers mille détours, dans les environs de Montrésor, où il avait été rendu à lui-même. La lettre dont parlait le médecin était celle qui était parvenue à madame Clément de Ris.
Je n'avais pour guider mes recherches que les dépositions de cette dame, dont la tête était troublée par la terreur du danger que courait son mari, et les indications de mon docteur, qui me parut très adroit.
Sa déposition coïncidait avec un fait dont je n'ai pas parlé. On avait trouvé un chapeau dans les environs de Montrésor, et ce chapeau avait été reconnu pour être celui de M. Clément de Ris. J'interrogeai le médecin à ce sujet: il répondit qu'en effet M. Clément avait perdu son chapeau peu de temps avant d'arriver à la station. Le champ des recherches se trouvait ainsi circonscrit: c'étaient les environs de Montrésor qu'il fallait explorer, sans sortir du rayon dans lequel on pouvait entendre l'horloge. J'avais réuni la brigade de gendarmerie de Loches et de Chinon; je lui fis distribuer des copies de la déposition du médecin, et la chargeai de fouiller toutes les maisons isolées dont la campagne est couverte, sur une superficie de deux lieues à peu près.
Un maréchal-des-logis vint bientôt me rendre compte qu'il était sur la voie. Il avait découvert une maison à laquelle s'adaptaient toutes les circonstances de la déposition du docteur; il était entré en montant trois marches, il avait pris à gauche, pénétré dans une chambre, et remarqué, à côté des marches de l'escalier, de vieilles feuilles d'artichauts qui paraissaient même y être depuis quelque temps, car elles étaient fanées et à demi couvertes d'immondices; enfin, on lui avait servi les débris d'un jambon, et il n'y avait que dix jours que M. Clément de Ris avait disparu. Ce maréchal-des-logis était venu à toutes jambes me rendre compte de ces faits.
Mais déjà il était arrivé au préfet des agens du ministre de la police, M. Fouché. Ces hommes, anciens Vendéens, s'étaient mis tout d'abord en communication avec les ravisseurs de M. Clément de Ris, et leur avaient reproché d'avoir compromis ceux des leurs qui ne voulaient que vivre tranquilles. Ils s'appuyèrent de la déposition que venait de faire le maréchal-des-logis de gendarmerie, et leur firent voir que leur proie allait leur échapper, que par conséquent ils étaient perdus.
L'effroi prit les ravisseurs; ils coururent à la maison où était déposé M. Clément de Ris, le retirèrent de son souterrain, le conduisirent, les yeux bandés, à quelque distance, dans une forêt; puis, simulant une escarmouche avec leurs confrères qui arrivaient de Paris, ils tirèrent quelques coups de pistolet aux oreilles de M. Clément de Ris, et se perdirent dans le bois. Ceux qui se présentaient comme les vengeurs de M. Clément coururent à lui et lui annoncèrent qu'il était libre: le prisonnier, ivre de joie, arrache son bandeau, les embrasse, et rentre à Tours au moment où l'on désespérait de le voir.
Cet enlèvement compromettait la sûreté publique; le premier consul fut inexorable pour ceux qui l'avaient commis: il voulut que justice fût faite[37]. Les informations établirent que la maison signalée par le maréchal-des-logis était bien celle où avait été déposé M. Clément. Je l'envoyai reconnaître, d'après le rapport que le prisonnier en avait fait. Le trou où il avait été détenu était caché sous un amas de fagots, dans un hangar, près de la grange: s'il eût été plus grand, il eût probablement aussi reçu le petit médecin.
M. Clément de Ris était resté dix jours enseveli dans ce trou, qu'il n'y avait plus qu'à combler pour l'enterrer vivant; ce qui, peut-être, n'eût pas manqué d'arriver, si madame Clément de Ris avait payé la somme qu'on voulait avoir.
Le premier consul, tout en s'efforçant de ramener le règne des lois, n'oubliait pas l'Égypte. Il avait renvoyé, dès le mois de septembre, l'aide-de-camp qui était venu lui apporter la convention d'El-Arich; et, comme il avait appris les conséquences qu'avait entraînées l'inexécution du traité, il avait prévenu le général Kléber, par le retour de cet officier, de l'époque à laquelle il ferait partir les secours qu'on se proposait de lui envoyer[38]. Il ne pouvait en expédier que de Brest; nous n'avions de vaisseaux de guerre que dans ce port.
L'administration directoriale avait même poussé si loin la négligence, qu'elle avait laissé désarmer la plus grande partie de l'escadre que l'amiral Bruix avait armée: dix vaisseaux seulement étaient en état de prendre la mer.
La flotte espagnole était encore à Brest, et se serait trouvée dans le même état que la nôtre, si le gouvernement de Charles IV ne s'était pas chargé lui-même de pourvoir aux plus petits détails de son entretien: aussi était-elle encore dans un état respectable, quand la nôtre était réduite à la nullité.
Le premier consul méditait, dès le mois de septembre, le projet de secourir l'Égypte; il avait donné ordre de disposer à prendre la mer les six meilleurs vaisseaux de la flotte de Brest, auxquels devaient se joindre les quatre meilleures frégates que l'on pourrait trouver; il les avait fait choisir et équiper avec une attention particulière, mais il n'avait communiqué à personne la destination qu'il leur réservait; il attendait les longues nuits d'hiver pour les faire appareiller.
Cependant 2,000 hommes d'infanterie, 200 de cavalerie, 200 artilleurs, se réunissaient à Brest; l'arsenal de la marine préparait un matériel considérable en armes, poudre, objets d'armement, plomb coulé, balles, boulets, fer, cuivre, etc. On avait répandu le bruit d'une expédition sur Saint-Domingue; chacun croyait que ces préparatifs étaient destinés pour la colonie sur laquelle le convoi devait lui-même se diriger.
Le premier consul me chargea de me rendre à Brest. Je devais veiller à l'exécution des ordres qu'il avait donnés, et remettre le plus jeune de ses frères, Jérôme Bonaparte, à l'amiral Gantheaume, qui commandait l'escadre: c'est de cette époque que date l'entrée de Jérôme dans la marine.
J'avais ordre de ne quitter Brest que lorsque l'amiral aurait appareillé. Il fut long-temps à sortir: les vents, la présence des Anglais, qui croisaient sur Ouessant et communiquaient chaque jour avec la terre, le retinrent deux mois dans ce port. Ces insulaires tenaient encore le réseau de ce vaste système d'espionnage qu'ils avaient tendu à l'époque de la guerre civile sur ces contrées; il était impossible, à moins de s'envelopper du plus profond mystère, de leur dérober le plus léger appareillage.
Le départ de Gantheaume eut enfin lieu au déclin d'un jour, pendant lequel le vent semblait vouloir jeter la ville de Brest dans la rade, et avait forcé la croisière anglaise de s'éloigner. Il n'y avait que ce moment pour sortir avec certitude de ne pas être aperçu ni suivi, parce que le calme ne pouvait manquer de ramener les Anglais: aussi le mit-on à profit; le vent était très bon, mais nos vaisseaux sortirent par une tempête affreuse, qui leur fit éprouver à tous des avaries qu'ils réparèrent à la mer.
L'amiral Gantheaume avait prévu une dispersion, et avait eu soin de donner à chaque capitaine une instruction secrète qu'il ne devait ouvrir qu'à la mer, et par laquelle il leur indiquait pour premier point de ralliement le cap Finistère, de là le cap Saint-Vincent, puis la pointe sud de l'île de Sardaigne, et enfin la côte d'Alexandrie, en Égypte.
Le général Sahuguet était encore à terre, lorsque les vaisseaux de Gantheaume levaient leurs ancres pour appareiller. Le préfet maritime de Brest, M. Caffarelli, frère de celui qui était mort en Syrie, le pressait de s'embarquer, lui faisant observer que l'escadre ne l'attendrait pas. Le général Sahuguet résistait, et demandait pour les besoins de sa troupe une somme assez considérable, que le préfet maritime n'avait pas le pouvoir de lui donner, et que de plus il savait lui être inutile, puisqu'il avait le secret de la destination de cette escadre, que le général Sahuguet ignorait. La discussion s'échauffait, et le général Sahuguet poursuivait avec chaleur les intérêts de son expédition de Saint-Domingue, où il croyait fermement qu'il allait.
M. Caffarelli avait inutilement employé tout ce qui était en lui pour le décider à partir; mais le général était inébranlable, et déclarait qu'il ne s'embarquerait pas sans son argent. Je fus obligé d'intervenir dans la discussion, et nous convînmes, M. Caffarelli et moi, de dire enfin la vérité au général Sahuguet, qui eut un petit moment de dépit, et qui partit sans mot dire.
Gantheaume était en mer depuis quarante heures; il n'était survenu aucun incident fâcheux; la flotte anglaise ne paraissait pas; je retournai à Paris par Lorient et Nantes. Ce fut pendant que j'étais à Brest qu'eut lieu l'attentat du 3 nivose. À mon arrivée à Paris, on était encore tout ému de l'explosion de la machine infernale; je pus recueillir jusqu'aux moindres détails de cette tentative criminelle. On donnait ce jour-là à l'Opéra une première représentation de l'Oratorio d'Hayden. Le premier consul devait y assister; les conjurés prirent leurs mesures en conséquence.
On avait déjà démoli à cette époque beaucoup de maisons sur le Carrousel. Néanmoins l'angle de la rue Saint-Nicaise se trouvait encore en face de la grande porte de l'hôtel de Longueville, en sorte qu'il fallait, en venant des Tuileries au théâtre, tourner à gauche, puis à droite, filer dans la rue Saint-Nicaise, passer dans celle de Malte, et cela coup sur coup; ce qui obligeait les cochers à ralentir le trot de leurs chevaux pour les faire tourner successivement en sens opposé. C'était sur les délais que nécessiteraient ces détours que les conspirateurs avaient assis leurs espérances de succès.
Le premier consul sortit des Tuileries à l'heure ordinaire du spectacle. Il avait avec lui le général Lannes, et, je crois, son aide-de-camp Lebrun, avec un piquet de grenadiers pour escorte. Il arriva en deux traits à l'angle où était placée la charrette qui portait la machine infernale; son cocher, homme hardi et très adroit, qui avait été avec lui en Égypte, eut l'heureuse pensée de tourner dans la rue de Malte, au lieu de suivre directement la rue Saint-Nicaise. La voiture du premier consul se trouva ainsi hors de portée. Dans cet instant, l'explosion eut lieu; elle tua ou mutila une quarantaine de personnes, fit une foule de victimes, mais manqua celle qu'elle devait atteindre: seulement les glaces de la voiture se brisèrent, et le cheval du dernier cavalier de l'escorte fut blessé. Le premier consul arriva sans accident à l'Opéra, où le bruit de cet événement se répandit presque aussitôt.
La police, surprise, alla aux enquêtes; mais, pendant qu'elle cherchait, les partis se livraient à des conjectures qui laissaient entrevoir le dessein arrêté de ne laisser échapper aucune occasion de se nuire les uns aux autres.
Les nobles soutenaient que les jacobins seuls étaient capables d'un tel attentat, qu'ils étaient les seuls qui en voulussent au premier consul, et que, si le ministre de la police ne trouvait aucune trace de cette infâme machination, c'est que c'étaient ses anciens complices qui l'avaient ourdie. Ils vantaient à l'appui la reconnaissance qu'ils devaient au magistrat protecteur qui avait mis fin à leur exil, et les avait réintégrés dans leurs biens. Loin d'attenter à ses jours, ils étaient prêts à verser leur sang pour lui; enfin ils parlaient tant de leur zèle, de leur dévoûment, circonvinrent si bien madame Bonaparte, auprès de laquelle ils avaient un accès facile, que le premier consul commençait à ne pas trouver leurs accusations invraisemblables. Une foule de ceux qui l'approchaient contribuèrent encore à accréditer cette opinion. Ils avaient les jacobins en horreur, et ne manquaient pas d'envenimer les rapports qu'on faisait contre eux. Beaucoup d'autres en voulaient personnellement à Fouché, et ne négligeaient rien de ce qui pouvait lui nuire. Clarke surtout se déchaîna contre lui avec une violence inexplicable pour tous ceux qui ne connaissaient pas la vieille haine qu'il lui portait. Le premier consul, de son côté, n'était pas fort content de son ministre. Un complot, qui menaçait également sa vie, avait été tramé peu de temps auparavant, et non seulement la police ne le lui avait point signalé, mais il lui était démontré que, sans l'avis que lui donna un homme d'un coeur généreux, il eût été assassiné à l'Opéra.
Les meurtriers furent saisis dans le corridor, où ils s'étaient postés pour l'attendre à la sortie de sa loge, qui, dans ce temps-là, était au premier rang en face, entre les deux colonnes qui étaient à gauche, en regardant le théâtre. Il y arrivait par la même entrée que le public. Cette tentative donna l'idée d'ouvrir une entrée particulière qui exista jusqu'à la démolition du théâtre.
Ces deux affaires n'étaient pas les seuls griefs qu'eût le premier consul contre l'administration de la police: il se plaignait des désordres de l'Ouest, et souffrait impatiemment le brigandage auquel la Bretagne était en proie. Jamais l'audace n'avait été plus loin. On ne se contentait pas de voler les recettes dans les diligences, on allait les saisir à main armée dans les caisses des percepteurs. Les messageries et les courriers ne pouvaient passer d'un lieu dans un autre sans être attaqués et dévalisés. Les choses en étaient venues au point qu'on avait été obligé de mettre, sur l'impériale des diligences, des détachemens d'infanterie, et même cette précaution ne les sauva pas toujours. Les hommes sans aveu, que cette ignoble industrie avait rassemblés, étaient le fléau des pays qu'ils parcouraient. Paris, qui aime à distribuer le ridicule, ne voyait dans les mesures destinées à prévenir ces excès que leur côté plaisant, et donnait le nom d'armées impériales aux détachemens dont les voitures étaient chargées.
L'envie, qui ne néglige jamais rien, s'emparait des choses les plus insignifiantes pour nuire à M. Fouché. On allait répétant toutes les vieilles histoires de police, vraies ou fausses, qui avaient eu lieu sous l'administration paisible de M. Lenoir, et le ministre passait de la tête aux pieds par les comparaisons les plus désavantageuses. Sa position était très délicate; on s'attendait chaque jour à le voir renvoyer. Le premier consul écoutait tout, mais ne se décidait pas. Il eut l'air de se laisser persuader qu'en effet cette entreprise était l'oeuvre du parti jacobin, que tout le monde en accusait. D'un autre côté, beaucoup de gens respectables, qui appartenaient par principes à la révolution et tenaient au gouvernement consulaire, proposaient de saisir l'occasion pour sévir contre les têtes remuantes que le désordre ne lasse pas. Cette mesure leur présentait un double avantage: elle débarrassait la société d'élémens de discordes interminables et amenait les révélations du parti, si toutefois les coupables se trouvaient dans ses rangs. M. Fouché ne pensait pas qu'ils y fussent; mais il n'osa combattre le projet, et aida à dresser la liste des individus qui s'étaient signalés par leurs excès. On les arrêta, on les conduisit à Rochefort, où ils furent embarqués pour Cayenne, sans qu'aucun d'eux trouvât le moindre appui près de ceux de ses camarades de révolution qui s'étaient arrangés avec le premier consul.
On avait rejeté sur ces malheureux tout l'odieux de l'affaire du 3 nivose; ils traversèrent la France chargés de l'indignation publique. Je les vis arriver à Nantes. Cette ville était encore exaspérée des scènes révolutionnaires qui l'avaient inondée de sang. Elle les eût mis en pièces, si on n'eût fait prendre les armes à la troupe. Encore peu s'en fallut-il, malgré cet appui, qu'ils ne fussent jetés à la rivière.
Le parti des nobles triomphait. Il avait repoussé jusqu'au soupçon de l'attentat, et débitait gravement que des gentilshommes étaient incapables d'une aussi noire conception.
Les recherches continuaient cependant. Le premier consul aiguillonnait le préfet de police, dont le zèle était encore excité par l'inertie dont on accusait son chef.
Le cheval qui était attelé à la machine infernale avait été tué sur la place, mais n'avait pas été défiguré. À côté du cadavre étaient épars quelques débris de la charrette. Le préfet fit tout recueillir, et manda les divers marchands de chevaux de Paris. L'un d'eux reconnut celui qui avait péri pour l'avoir vendu et livré dans une maison dont il désigna la rue et le numéro. On suivit l'indication, et le mystère fut découvert. La portière déclara les locataires. On apprit successivement qu'un ancien chef de Vendéens, Saint-Régent, avait travaillé, pendant six semaines avec plusieurs des siens, à la confection de la machine infernale qu'ils avaient placée dans le tonneau d'un porteur d'eau, où elle avait fait explosion.
Les choses compliquées, quelque bien disposées qu'elles soient, échouent toujours dans l'exécution. Le conducteur fit partir trop tard la détente qui devait enflammer l'artifice. La voiture du premier consul avait déjà tourné le coin de la rue de Malte, quand l'explosion eut lieu.
Cette découverte, quoiqu'il fût trop tard pour atteindre les coupables, eut du moins l'avantage de faire connaître le parti auquel ils appartenaient.
CHAPITRE XXIII.
Retour inattendu de l'escadre de l'amiral Gantheaume à Toulon.—Le premier consul ordonne une seconde expédition.—Je suis envoyé à Rochefort.—Misérable état de la Vendée.—Instructions du premier consul.—Le roi d'Étrurie.—Madame de Montesson.
Lorsque j'arrivai, le premier consul était à la Malmaison. Je me rendis auprès de lui. Il me témoigna la satisfaction que lui causait la sortie de Gantheaume. C'était la partie la plus difficile de la mission. Il croyait que l'escadre avait tout fait, puisqu'elle avait triomphé de l'obstacle qui l'arrêtait; il ne tarda pas à revenir de cette opinion.
Dispersée tout en sortant de Brest, l'escadre s'était ralliée au cap Finistère. De là elle avait doublé le détroit de Gibraltar, et avait passé, sans coup férir, jusqu'au cap Bon. Elle touchait au terme de son voyage, lorsque tout à coup elle vira de bord, et rentra à Toulon au moment où on la croyait dans les eaux d'Alexandrie.
Vivement contrarié de cet étrange retour, dont il ne pouvait s'expliquer la cause, le premier consul envoya son aide-de-camp Lacuée à Toulon, avec ordre de faire sortir de nouveau l'escadre, et de lui rendre compte des motifs qui avaient décidé l'amiral à la ramener.
Je fus curieux de les connaître; j'appris qu'ils tenaient tous aux fausses notions que l'on s'était faites de l'état où était l'armée d'Orient, et des forces que les Anglais entretenaient sur la côte d'Afrique. Les officiers de la flotte s'étaient imaginé qu'une fois entrés à Alexandrie, ils ne pourraient plus en sortir; ils craignaient d'être faits prisonniers, et se prévalant de l'avarie que s'étaient faite des vaisseaux dans un abordage, ils ramenèrent l'escadre à Toulon. Ils firent ainsi un trajet triple de celui qui leur restait à franchir pour arriver à leur destination, et coururent vingt fois le danger de donner dans les escadres anglaises, pour éviter la chance de les rencontrer sur une plage dont nous tenions tous les points. Pour surcroît de regret, on sut, dans la suite, qu'ils seraient entrés dans les passes sans coup férir; aucune croisière ne les observait alors. Tous les vaisseaux anglais s'étaient rendus dans l'Archipel, pour stimuler les Turcs et leur faire faire de nouveaux efforts. L'amiral Gantheaume ne pouvait l'ignorer, puisqu'il avait rencontré et pris dans son retour un vaisseau de guerre anglais, qui lui avait fait connaître cet état de choses. Les motifs qu'alléguait Gantheaume étaient misérables. Néanmoins il s'obstina à ne pas reprendre la mer. Il fut impossible de vaincre sa résistance; quel que fût le mécontentement du premier consul, il fallut se résigner et aviser à une nouvelle combinaison pour porter des secours en Égypte.
L'expédition avait réussi à appareiller malgré les vents et les Anglais. Un nouveau convoi pouvait avoir le même résultat. Le premier consul ordonna les préparatifs d'une seconde expédition dans le port d'où la première était sortie. Il fit armer six vaisseaux, et les confia au vice-amiral Latouche-Tréville, qui fut chargé d'exécuter ce que Gantheaume n'avait pas fait. En même temps, il m'envoya rassembler et organiser à Rochefort tout ce qui devait être embarqué sur une autre expédition qu'il y formait. Je me rendis d'abord à Lorient[39], où je devais faire mettre à la mer deux vaisseaux neufs, ainsi qu'une frégate, qui se trouvaient dans ce port. Je communiquai mes instructions au préfet maritime, qui était alors le vice-amiral Decrès, depuis ministre de la marine et duc. Il fit appareiller sur-le-champ, et envoya ces bâtimens mouiller à l'île d'Aix, à l'embouchure de la Charente, d'où ils avaient ordre de se réunir à l'escadre que l'on armait à Rochefort.
Je revins à Nantes et traversai la Vendée pour me rendre à Rochefort. Ces malheureuses contrées étaient encore fumantes des incendies qu'elles avaient essuyés. Je n'y vis pas un homme, pas une maison; des femmes, des enfans, des décombres, voilà tout ce que je trouvai dans un trajet de quinze lieues, à travers la partie la plus riche de ces provinces, peu auparavant si florissantes! Elles n'avaient pas une habitation debout. Les champs restaient en friche, les villages étaient, en quelque sorte, ensevelis sous les ronces et les herbes dont leurs ruines étaient recouvertes; les chemins étaient totalement défoncés. De quelque côté que je portasse mes regards, je n'apercevais qu'un vaste tableau de dévastation, qui portait à l'âme. Le jour tombait; je ne pouvais m'engager la nuit dans des routes aussi mauvaises, je me réfugiai dans une chaumière où l'on avait établi une station de poste. J'y trouvai des prêtres qui revenaient de la Louisiane, où ils avaient été chercher un asile, lorsque la persécution les eut chassés de leur pays. Je fus frappé des soins que leur rendaient les paysans. Ma voiture, mon argent, mon habit, s'éclipsèrent devant leur soutane; souper, appartement, tout fut pour eux. Ils voulurent bien partager leur repas avec moi; mais je fus obligé d'attendre le jour sur une chaise au coin du feu.
Enfin, après beaucoup de peine, j'atteignis Rochefort. L'amiral Bruix y était déjà arrivé, ainsi que les deux vaisseaux de Lorient; mais il s'en fallait bien que ceux qu'on armait dans le port fussent prêts à prendre la mer.
Le premier consul m'envoyait chaque semaine plusieurs courriers extraordinaires, que je devais lui renvoyer dans le jour avec la réponse à chacune des questions qu'il m'adressait, parce qu'il venait d'apprendre qu'une armée anglaise s'embarquait pour aller attaquer l'Égypte; il me pressait, et pressait l'amiral de ne négliger aucun moyen de hâter l'expédition. Ses lettres, qui formaient quelquefois des cahiers, exprimaient toute la sollicitude que lui inspirait la colonie. Il n'omettait aucun des objets dont elle avait besoin; l'artillerie comme les petites armes, les médicamens comme les projectiles, il indiquait, prescrivait tout: chariots, harnais, pièces de rechange, outils pour tous les genres de professions, étuis de mathématiques, crayons, trousses de chirurgie, instrumens de chimie, enfin il n'y avait pas jusqu'aux menus objets qu'emploient l'ingénieur, le chimiste, le mécanicien dont il ne se fût occupé. Beaucoup d'entre eux ne se trouvaient ni à Rochefort ni à La Rochelle: j'allai moi-même les chercher à Bordeaux. À force de travail, l'amiral Bruix était parvenu, de son côté, à armer trois vaisseaux et trois frégates. Il les fit appareiller pour l'île d'Aix, où ils se réunirent à ceux qui étaient venus de Lorient.
Cette escadre se trouvait ainsi chargée non seulement d'un renfort important, mais encore de tout ce dont la colonie pouvait manquer pour ses établissemens. Le premier consul m'avait fait adresser les détachemens de toutes armes qui devaient être embarqués, et m'avait prescrit de répartir les hommes et les objets de chaque espèce, de manière que chaque bâtiment eût un nombre égal d'hommes, d'armes, de munitions et de matériel. Ainsi j'avais huit bâtimens; je devais diviser en autant de parties les corps, les poudres, les munitions, les projectiles, etc., et les distribuer par huitième sur chaque bord. De cette manière, chaque vaisseau portait un peu de tout. En en perdant un, on ne perdait qu'une portion de chaque chose au lieu d'une chose entière qui aurait pu être celle dont la colonie ou l'armée avait le plus besoin.
Cette distribution était inusitée. L'administration de la marine la repoussa vivement. Je rendis compte de cette opposition au premier consul, qui trancha impérativement la question; il me répondit de tenir la main à l'exécution de ses ordres, et me chargea de faire comprendre à l'amiral l'avantage de la division qu'il avait prescrite. Elle nous donnait l'assurance de faire arriver en Égypte une partie de tous les objets dont se composait l'armement, et nous garantissait des conséquences qu'eût pu avoir pour la colonie la perte d'un vaisseau chargé des produits qui lui manquaient.
Je dus envoyer un état détaillé de ce que chaque bâtiment emportait de soldats de chaque corps, d'objets de chaque espèce. Le premier consul le trouva bien et le renvoya tel qu'il l'avait reçu. Tout était prêt; on se disposait à partir, lorsqu'il m'expédia l'ordre de prendre une corvette qui fût bonne voilière, et de la charger de bois de construction pour l'artillerie, de roues, de bois de charronnage, d'affûts montés ou disposés, que j'étais autorisé à puiser dans l'arsenal de La Rochelle. Je fus chercher une corvette rapide comme il la fallait; je la chargeai à comble, je la réunis à l'escadre, et rendis compte de l'état des choses au premier consul. Sa réponse ne se fit pas attendre: c'était l'expédition des ordres qu'il avait donnés à Bruix de se rendre immédiatement dans la Méditerranée, où il devait rallier sous son commandement l'escadre de Gantheaume, et faire le plus de diligence possible pour gagner Alexandrie.
C'était assurément un tour de force d'être parvenu, avec les faibles moyens que possédait la marine lorsque le premier consul avait pris les rênes de l'État, à armer onze vaisseaux et sept ou huit frégates dont se composaient les deux escadres. Si ces bâtimens fussent arrivés en Égypte, comme il a été constaté depuis qu'ils pouvaient le faire, la colonie était sauvée. Ils lui portaient au-delà de huit mille hommes de troupes, plus de cinquante mille pièces d'armes, et une foule d'autres objets qui eussent concouru à sa défense. Malheureusement les difficultés qu'on avait eues à les armer avaient donné à la saison favorable aux appareillages le temps de s'écouler. Les calmes, les vents contraires, survinrent. On fut obligé d'ajourner l'expédition à l'équinoxe d'automne; mais alors il n'était plus temps, tout était perdu en Égypte, comme nous le verrons bientôt.
Pendant que le premier consul pressait l'envoi des secours qu'il destinait à l'armée d'Orient, il ne négligeait rien de ce qui pouvait donner de l'inquiétude aux Anglais. Le Portugal était une de leurs factoreries; il résolut de les en chasser. Il avait deux buts dans cette entreprise, d'occuper un pays avec lequel nous étions encore en guerre, et de pousser les Anglais à envoyer au secours de leur allié les forces qu'ils destinaient à opérer en Égypte.
L'Espagne entra dans ses vues; elle réunit une armée en Estramadure et accorda passage par la Biscaye et la Castille aux corps de troupes françaises qui devaient la joindre et la soutenir.
La réunion eut lieu à Badajoz. Le roi d'Espagne vint lui-même prendre le commandement des forces combinées. Le célèbre Godoy, dont il sera parlé dans la suite de ces Mémoires, commandait en second.
Nos troupes étaient sous les ordres du général Leclerc, beau-frère du premier consul; elles ne dépassaient pas dix à douze mille hommes de toutes armes.
Lucien Bonaparte, qui, peu de temps auparavant, avait quitté le ministère de l'intérieur, venait d'être nommé ambassadeur en Espagne, et suivait aussi le roi à l'armée.
Trop faible pour résister aux forces qui marchaient à lui, le gouvernement portugais ne songea qu'à conjurer l'orage. Son allié l'abandonnait à lui-même; il souscrivit la paix qu'on lui dicta, et envoya un ambassadeur au premier consul. Ce fut le premier que cette puissance accrédita en France depuis la révolution.
Cette petite expédition valut à don Godoy, que le traité de Bâle avait déjà fait prince de la Paix, une extension de faveurs et de crédit dont l'histoire de ses pareils n'avait pas encore présenté d'exemple. Il ramena son roi à Madrid, devint l'homme nécessaire au-dedans comme au-dehors, et ne tarda pas à être l'objet de l'animadversion des Espagnols.
Ce fut à la suite de cette paix que, pour exécuter un des articles du traité de Lunéville, le premier consul plaça sur le trône de Toscane le fils de l'infant de Parme, qui avait épousé la fille du roi d'Espagne. Ce prince fut reconnu sous le titre de roi d'Étrurie, et vint remercier le premier consul de son élévation. Reçu par le général Bessière, qui était allé à sa rencontre jusqu'à Bayonne, il traversa la France sous le nom de comte de Livourne, qu'il garda pendant son séjour à Paris.
Les vieux républicains ne virent pas sans déplaisir cette visite inattendue. Les nobles, au contraire, applaudissaient de toutes leurs forces, et faisaient remarquer la différence qu'il y avait entre le premier consul, qui venait de faire un roi, et le Directoire, qui improvisait partout des républiques.
Le malheureux prince était peu propre à recommander les institutions qu'ils chérissaient. Tout en lui accordant un excellent coeur, la nature lui avait départi peu de moyens, et l'éducation monacale qu'il avait reçue avait achevé de fausser son esprit. Il passa à la Malmaison presque tout le temps qu'il fut à Paris. Madame Bonaparte emmenait la reine dans ses appartemens, et comme le premier consul ne sortait de son cabinet que pour se mettre à table, les aides-de-camp étaient obligés de tenir compagnie au roi et de chercher à l'amuser, car il était incapable de s'occuper. Et en vérité il fallait de la patience pour écouter les enfantillages qui remplissaient sa tête. On avait sa mesure, on fit venir les jeux qu'on met d'ordinaire dans les mains des enfans: il n'éprouva plus d'ennui. Nous souffrions de sa nullité: nous voyions avec peine un beau et grand jeune homme, destiné à commander à des hommes, qui tremblait à la vue d'un cheval, passait son temps à jouer à la cachette ou à nous sauter sur les épaules, et dont toute l'instruction se bornait à savoir des prières, à dire son Benedicite et ses Grâces. C'était pourtant à de telles mains qu'allaient être confiées les destinées d'une nation!
Lorsqu'il partit pour se rendre dans ses États, «Rome peut être tranquille, nous dit le premier consul après l'audience de départ, celui-là ne passera pas le Rubicon.»
Le départ du roi d'Étrurie donna lieu à une inconvenance qui faillit avoir des résultats fâcheux pour celle qui se l'était permise. Madame de Montesson, qui avait épousé de la main gauche le duc d'Orléans, grand-père de celui d'aujourd'hui, dont elle n'avait cependant jamais porté le nom, s'était sans doute imaginé que la révolution, en détruisant les titres, avait sanctionné les liaisons qu'elle avait eues avec un prince du sang; elle s'avisa tout à coup qu'elle était la seule parente que le comte de Livourne eût à Paris, et que, comme telle, elle devait lui faire les honneurs des débris de la bonne compagnie. Il fallait assurément avoir accepté la révolution dans toutes ses conséquences, pour concevoir la pensée de réunir ce que la capitale renfermait d'émigrés rentrés, d'hommes qui s'étaient élevés par leurs actions, chez une ancienne maîtresse du duc d'Orléans, afin d'y saluer l'infant de Parme, gendre du roi d'Espagne. Madame de Montesson osa davantage: elle invita la famille du premier consul, ainsi que les personnes qui y étaient attachées. Nous y allâmes sans le prévenir, mais nous fûmes vertement réprimandés le lendemain: il s'éleva avec force sur l'inconvenance d'une telle invitation; et s'il ne sévit pas contre celle qui se l'était permise, c'est, je crois, parce que madame Bonaparte prit les intérêts de madame de Montesson, et qu'il avait encore besoin de ménager tout le monde.
CHAPITRE XXIV.
Assassinat du général Kléber.—Regrets du premier consul.—Le général Menou prend le commandement en chef.—Arrivée de l'armée anglaise commandée par Abercrombie.—Bataille d'Alexandrie.—Capitulation du général Belliard au Caire.—Capitulation de Menou.—Retour de l'armée d'Égypte.
J'ai laissé le général Kléber en Égypte, ayant réparé ses fautes, mais après avoir perdu, pour cela, un monde considérable; de plus, ayant appris la révolution du 18 brumaire, et ne songeant plus à revenir en France sans l'autorisation du premier consul.
Après avoir rejeté le grand-visir en Syrie, et après avoir repris le Caire, où le quartier-général s'était établi de nouveau, Kléber s'occupait à reconstruire tout ce qui avait été détruit pendant l'occupation momentanée de cette ville par les Turcs. Il était un matin à se promener sur la terrasse de son jardin avec un architecte qu'il entretenait de projets d'embellissemens à ajouter à sa demeure, lorsqu'il vit sortir de dessous un massif de figuiers un malheureux fellah (paysan), presque nu, qui lui remit à genoux un papier ployé; l'architecte regardait de l'autre côté de la terrasse, pendant que Kléber déployait le papier: ce fut alors que le misérable lui enfonça dans le coeur un poignard qu'il tenait caché sous sa robe, redoublant les coups jusqu'à ce que Kléber fût tombé.
L'architecte Protain accourut avec sa toise sur l'assassin: mais, en ayant été blessé lui-même, il ne put le saisir; ses cris amenèrent du monde, mais trop tard, Kléber expirait. On trouva ce fellah caché dans le jardin, où on l'arrêta. Il fut interrogé, jugé, et condamné à mort; il subit le supplice du poing coupé et de l'empalement avec le même sang-froid qu'il avait exécuté son crime.
Ce fellah n'était âgé que de dix-huit ou vingt ans au plus. Il était de Damas, et déclara qu'il en était parti sur l'ordre du grand-visir, qui lui avait donné la commission de venir en Égypte tuer le grand sultan des Français; que ce n'était que pour cela qu'il avait quitté ses parens. Il avait fait presque tout le voyage à pied, et n'avait reçu du visir que l'argent rigoureusement nécessaire aux besoins de ce voyage.
En arrivant au Caire, il avait été faire ses dévotions à la grande mosquée, et ce n'était que la veille du jour de l'exécuter, qu'il avait confié son projet à l'un des schérifs de cette mosquée.
Le premier consul avait été informé, dès l'hiver de 1799 à 1800, de la mort de Kléber. J'étais en service près de lui, lorsque le courrier, qui venait de Toulon avec d'énormes paquets parfumés, me les apporta, aux Tuileries, à dix heures du soir. Tout dormait, et je ne voulus pas réveiller le premier consul pour lire, quelques heures plus tôt, des paquets qui venaient d'Égypte; j'attendis, pour les lui remettre, l'heure à laquelle Bourrienne entrait chez lui: il me fit rester pour ouvrir les paquets, qui contenaient le récit de tout ce qui était survenu en Égypte depuis le départ de l'armée turque.
La perte de Kléber eut une grande influence sur l'avenir de la colonie. Le premier consul avait déjà oublié ses torts vis-à-vis de lui, et témoigna beaucoup de regrets de le perdre d'une manière aussi malheureuse.
Il regardait sa mort comme un événement funeste et malencontreux pour ses projets à venir. Il disait tout haut ce qu'il pensait de Kléber sous ce rapport. Il aurait voulu avoir quelqu'un capable de le remplacer, il l'aurait fait partir sur-le-champ; mais l'espèce d'hommes propres à un commandement de cette importance était rare, et, à cette occasion, il témoigna encore des regrets de la perte du général Desaix. Il réfléchit long-temps au choix qu'il pourrait faire; il m'a même fait l'honneur de m'en parler un jour, qu'il paraissait s'être arrêté sur le général Richepanse[40]; mais il ne le nomma pas, espérant davantage de l'effet que produirait l'arrivée de ses escadres, qu'il croyait encore pouvoir faire partir.
Après la mort de Kléber, on rendit à ce général des honneurs magnifiques, et on lui éleva un monument. Malheureusement le commandement de l'armée revenait, par droit d'ancienneté, au général Menou, homme fort respectable sans nul doute, mais moins militaire que qui que ce soit au monde; du reste, ne s'en faisant pas accroire, et avouant qu'il ne s'était jamais occupé de le devenir. En outre, un mariage qu'il avait contracté, malgré son âge, avec une femme turque, lui avait donné du ridicule, et l'avait rendu l'objet des plaisanteries des officiers de l'armée, qui ne s'en gênaient même pas devant les Turcs, naturellement graves, et pour lesquels la raillerie est un inconvénient capital, quand elle s'attache à celui qui commande. Indépendamment de ce que le général Menou ne comptait point de gloire dans ses services, il avait à commander une armée gâtée sous ce rapport, et tout-à-fait intraitable sous celui de beaucoup d'exigences: ce fut donc dans cet état de déconsidération militaire que l'armée anglaise le trouva à la tête de celle qu'elle venait combattre en Égypte. Cette armée, commandée par Abercrombie, après avoir été plusieurs mois à se réunir et à s'organiser au fond de la Méditerranée, dans le golfe de Satalie, arriva enfin à la vue d'Alexandrie, où nos escadres auraient pu entrer pendant deux mois consécutifs, sans y rencontrer une seule voile en croisière. Elle jeta l'ancre dans la rade d'Aboukir, entre Alexandrie et l'embouchure du Nil, et elle prit terre sur la même plage où les Turcs avaient débarqué quinze ou dix-huit mois auparavant. C'est ici que commencèrent une suite de fautes que, dans l'intérêt de l'histoire, il faut détailler.
Quoique, en quittant l'Égypte, le premier consul y eût laissé pour instruction de tenir l'armée rapprochée de la côte dans la saison favorable aux débarquemens, on n'en avait rien fait: elle se trouvait encore divisée et répandue sur la surface du pays, pour la plus grande commodité des troupes et celle de leurs généraux, sans que rien eût été préparé pour leur concentration. Il arriva de là que l'armée anglaise, en débarquant, ne trouva, pour lui disputer la plage, qu'un faible corps de la garnison d'Alexandrie, commandé par le général Friant, gouverneur de cette place. Friant se rappelait tout ce qui avait été dit sur celui de ses prédécesseurs qui s'était trouvé dans la même position lors du débarquement des Turcs: soit pour cette raison, soit pour d'autres motifs, il attaqua l'armée anglaise, en fut fort maltraité, et obligé de se retirer après avoir éprouvé inutilement une perte que la position de l'armée rendait importante.
Le général Menou, auquel on avait rendu compte de l'apparition de l'armée anglaise, était enfin parti du Caire après avoir mis plusieurs jours à s'arrêter à un plan d'opérations. Il avait fait marcher en avant le général Lanusse avec une partie de la division qu'avait le général Desaix. Cette division, arrivée après l'échec éprouvé par Friant, attaqua à son tour, et aussi désavantageusement, l'armée anglaise, qui la maltraita de même, et l'obligea de se retirer avec une perte plus considérable encore.
Ces affligeans résultats d'attaques partielles de la part de troupes auxquelles l'intérêt de leur position imposait la loi de n'agir que réunies, n'étaient que la conséquence des mauvaises dispositions du général Menou, qui avait imaginé de porter une partie de ses forces sur la lisière du désert, et de retenir l'autre au Caire, lorsqu'il eût dû tout pousser sur la côte.
Il arriva enfin lui-même avec le reste de l'armée, fit ses dispositions d'attaque, et livra, sous les murs d'Alexandrie, le 30 ventose, la bataille qui porte ce nom, et dont la perte décida du sort de l'Égypte.
Notre armée aurait été plus forte que l'armée anglaise, sans toutes les pertes que Kléber, d'une part, et ces deux attaques décousues, de l'autre, lui avaient fait éprouver: elle avait une supériorité incontestable en cavalerie et en artillerie. Elle était devenue inférieure en infanterie; mais ce qui surtout fut nuisible au dernier point, c'est que la plupart des généraux marquans de cette armée excitaient la jalousie ou la défiance du général Menou. Il avait de la peine à se résoudre à appeler au secours de son inexpérience les lumières de ceux qu'il avait longuement offensés. Il fut cependant obligé d'en venir là. Il fit demander un plan d'attaque au général Lanusse, qui le concerta avec le général Reynier. Les dispositions arrêtées furent aussitôt converties en ordre du jour, et tout se prépara pour l'action; mais Lanusse fut atteint dès les premiers coups. La tentative sur laquelle reposait le noeud de l'action échoua: il ne fut pas possible d'y remédier.
Les corps firent, comme à leur ordinaire, beaucoup de traits de bravoure dont on ne sut point tirer parti. Le général en chef de l'armée anglaise fut tué, et néanmoins notre armée se retira le soir dans les lignes d'Alexandrie, laissant le champ de bataille aux Anglais. Ceux-ci s'approchèrent bientôt de la place, qui, à la vérité, était inattaquable pour les moyens qu'ils avaient apportés avec eux; mais ils conduisirent le reste de leur campagne de la manière la plus habile.
Le général Menou avait renfermé l'armée dans Alexandrie. Il ne pouvait plus communiquer avec l'Égypte que par la route que suit le canal de Rahmanié, les Anglais étant maîtres de la mer ainsi que de la presqu'île d'Aboukir.
Leurs ingénieurs firent la reconnaissance des rives du canal du grand Alexandre. Ils virent bientôt que cette construction avait été exécutée au moyen de grands travaux à travers le lac Maréotis, qui se trouve sur la droite du canal en allant d'Alexandrie au Nil, et n'est séparé du lac d'Aboukir, et par conséquent de la mer, que par ce même canal, dont les bords servaient de digues à ces deux lacs. Ils reconnurent de même que le lac d'Aboukir était plus élevé que le lac Maréotis, dont les eaux étaient évaporées par le soleil, et couvraient le sol de cristallisations salines.
Les ingénieurs anglais, après avoir déterminé le point le plus bas du lac Maréotis, ouvrirent à ce point les deux digues qui formaient les bords du canal, lesquelles existaient depuis sa construction; et après avoir fait repasser toutes leurs troupes en deçà de la coupure, ils introduisirent les eaux du lac d'Aboukir dans l'ancien lac Maréotis, qui, en peu de jours, s'en remplit jusqu'à la tour des Arabes, à huit lieues à l'ouest d'Alexandrie.
Par cette opération, Alexandrie fut entourée d'un côté par la mer, et de l'autre côté par ce nouveau lac Maréotis: au moyen d'un petit corps de troupes que les Anglais avaient posté pour empêcher le rétablissement de la coupure du canal, et intercepter les communications, ils tinrent l'armée du général Menou bloquée dans Alexandrie, où il y avait heureusement d'immenses magasins.
Les eaux avaient envahi le lac Maréotis au point que, si le général Menou avait eu la pensée de reprendre le chemin du Caire, il n'aurait pu y parvenir qu'en faisant le tour de cette inondation et en passant par la tour des Arabes. Or, il aurait eu vingt-six lieues à faire dans le désert avant d'arriver à de l'eau potable, et il n'avait point de chameaux de convoi pour emporter de quoi faire ces vingt-six lieues, tandis qu'avant l'introduction des eaux salées dans ce lac, il n'avait que cinq ou six lieues à faire pour trouver de l'eau douce.
Dans cette position, il ne pouvait donc que s'amuser à manger ses magasins. Les Anglais, après avoir pris toutes ces mesures, avaient fait transporter leurs munitions de toute espèce à l'embouchure de la branche du Nil qui se jette dans la mer à Rosette; ils firent ensuite marcher leur armée sur le Caire, en remontant le Nil, où ils arrivèrent sans coup férir, et trouvèrent le général Belliard, que le général Menou y avait laissé avec un petit nombre de troupes pour garder cette ville, ses hôpitaux, ses magasins et toute l'administration de l'armée, c'est-à-dire qu'à proprement parler, le général Belliard n'était entouré que d'embarras, et n'avait point de soldats. Les choses se trouvaient dans une position inverse de celle où elles auraient dû être.
Menou, avec toute l'armée, était bloqué dans Alexandrie par une petite troupe anglaise qui gardait la coupure du canal, et Belliard était dans une ville ouverte avec tout le matériel de l'armée, et une très petite troupe pour se défendre contre toute l'armée anglaise. Dans cette position, il ne pouvait songer qu'à capituler, et c'est aussi ce qu'il fit.
On a beaucoup dit qu'il aurait dû remonter dans la Haute-Égypte. Cela n'était pas impossible; mais qu'y eût-il fait? Quels magasins, quelles ressources y eût-il rencontrés? Avec quoi eût-il alimenté la guerre? Pouvait-il avec la poignée d'hommes qu'il commandait faire à la fois tête aux Cipayes qui venaient de l'Inde, et aux troupes que l'Europe et l'Asie avaient déjà jetées sur lui? À quoi bon d'ailleurs courir de nouvelles chances, plus périlleuses que les premières? Pour attendre des secours? Mais comment la métropole lui eût-elle fait parvenir, au milieu des déserts du Saïd, les secours qu'elle n'avait pu lui fournir au centre du Delta? Y avait-il plus de facilité de pénétrer dans la mer Rouge que de débarquer sur les bords de la Méditerranée; de prendre terre à Cosséir, que d'atteindre Alexandrie, Bourlos ou Damiette? La fortune avait prononcé; prolonger la lutte était verser du sang à pure perte. La critique se rencontre plus souvent, parce qu'elle est plus facile, surtout quand on l'exerce loin des dangers.
Belliard capitula, et obtint d'être transporté en France avec son monde.
L'armée anglaise ramena sur les bords de la mer toute cette grande ambulance, et arriva tout à propos pour recevoir à composition le général Menou, qui était à peu près à son dernier morceau de pain, et qui ne voulut pas attendre qu'il fût sans ressource, afin d'avoir une meilleure capitulation.
D'un autre côté, les Anglais, dont la flotte était au mouillage dans la rade d'Aboukir, étaient impatiens de pouvoir la mettre dans le port d'Alexandrie: ils eussent tout accordé pour en finir plus vite.
Ainsi se termina cette éclatante entreprise, qu'un puissant génie avait formée pour la régénération de l'Orient. Il en avait plus soigné les moindres détails, que ses successeurs n'en soignèrent les intérêts principaux, où ils ensevelirent leur gloire. Depuis son départ, tout ce qui fut fait en Égypte portait le caractère de la médiocrité, et avait préparé le premier consul au dénoûment qui devait en être la conséquence. Avec le retour de l'armée d'Orient s'évanouirent les espérances qui étaient attachées à l'occupation de cette colonie.
Malte avait été pris, par capitulation, la saison précédente. Il ne restait plus de moyens de rétablir les affaires d'une expédition qui avait paru devoir changer la face du monde.
Le premier consul avait reçu officiellement l'avis de ces événemens dans l'été de 1801. Il devenait, par conséquent, inutile de faire partir les escadres de Toulon et de Rochefort. L'on débarqua, au contraire, tout ce qu'elles avaient à bord, et on fit, dans le premier de ces deux ports, les dispositions nécessaires pour y recevoir l'armée d'Égypte, que les Anglais y ramenèrent sur les mêmes vaisseaux qui y avaient transporté la leur.
Quoique le premier consul eût lieu d'être fort mécontent de ce qui avait été fait, et particulièrement de la conduite qu'avaient tenue plusieurs officiers-généraux de cette armée, il ne laissa échapper aucun mouvement d'humeur contre qui que ce fût, et ne fit rechercher la conduite de personne. Tous les individus de cette armée eurent toujours une préférence marquée dans les distributions des grâces et dans la nomination aux emplois avantageux, hormis cependant quelques officiers qui avaient fait partie de l'armée d'Italie, et qui s'étaient fait remarquer par leurs mauvais sentimens et leur ingratitude; encore n'en tira-t-il d'autre vengeance que de les oublier.
CHAPITRE XXV.
Améliorations intérieures.—Lettre de Macdonald.—Préliminaires de paix.
J'ai anticipé sur le cours des événemens, pour ne pas interrompre la narration des affaires d'Égypte; je reviens à ce qui se passait en France pendant que le sort des armes décidait de cette colonie. Le premier consul se livrait à tous les soins que réclamait la réparation des maux causés par les discordes civiles et par l'anarchie révolutionnaire. Il créait des commissions, faisait réviser les comptes de ceux qui avaient eu des rapports avec les différentes branches de l'administration; et, pour la première fois, le trésor eut des reprises à exercer, au lieu d'être, selon l'usage, constitué débiteur de fournitures incomplètes ou même imaginaires. Le crédit national se ressentit de cette sévérité. Le conseil d'État renfermait, à cette époque, un grand nombre d'hommes à talens et d'un patriotisme incorruptible; la plupart étaient en état de prendre le timon des grandes branches de l'administration et de les bien diriger. Jamais les rouages d'un gouvernement n'avaient mieux obéi à l'impulsion qui leur était donnée; il semblait que chacun eût mesuré l'abîme où les fautes du dernier gouvernement avaient failli précipiter l'État, et se tenait en garde contre de nouveaux écarts. La régularité avait succédé au désordre; la comptabilité était claire, l'administration rapide; tout était à jour: la situation du présent faisait bien augurer de l'avenir.
On jugera de la disposition où l'on était alors par la pièce qui suit:
ARMÉE DES GRISONS.
RÉPUBLIQUE FRANÇAISE.
LIBERTÉ. ÉGALITÉ.
Au quartier-général de Trente, le 3 pluviose an IX de la république.
Macdonald, général en chef de l'armée des Grisons, au général Reynier.
«En cheminant à travers les montagnes et les déserts de neiges et de glaces des plus hautes Alpes, j'ai reçu avec bien de la joie, mon cher Reynier, la lettre que vous m'avez fait l'amitié de m'écrire le 12 brumaire. Je n'ai jamais manqué de m'informer de vos nouvelles toutes les fois qu'un bâtiment arrivait d'Égypte, mais j'éprouve un plus sensible plaisir d'en recevoir directement.
«Vous voilà donc devenu momie vivante, séparé de votre famille et de vos amis. S'il est une consolation pour eux et pour vous, c'est le courage et la grandeur du nom français, que vous avez porté et fait respecter chez ces peuples barbares; aussi commandez-vous l'admiration du monde en attendant les récompenses nationales.
«Peu de temps après votre embarquement, la guerre s'est de nouveau rallumée, et nous avons été jusqu'à Naples, chasser un roi imbécile et faible de son trône sur lequel il n'a pas osé remonter, ni rentrer dans sa capitale, malgré les vicissitudes de l'inconstante fortune: nous avons éprouvé depuis les caprices de cette dame, vaincus partout par la faiblesse de l'ancien, tyrannique et trop orgueilleux Directoire.
«Enfin Bonaparte paraît, renverse ce gouvernement présomptueux, en saisit les rênes, et d'une main ferme dirige le char de la révolution au point où les gens honnêtes le désiraient depuis long-temps. Cet homme extraordinaire n'est point effrayé du fardeau qui pèse sur lui; il recrée les armées, rappelle les proscrits, ouvre les prisons où l'innocence gémissait, abolit les lois révolutionnaires, rétablit la confiance, protége l'industrie, vivifie le commerce; et la république, triomphante par ses armes, redoutée de ses ennemis, et respectée de l'Europe, s'élève aujourd'hui au premier rang, que la Providence lui a éternellement marqué.
«Je ne connais, mon cher Reynier, ni l'adulation ni la flatterie; austère dans mes principes, je blâme et condamne le mal avec la même franchise que je loue le bien: sans être l'apôtre de Bonaparte, je me borne à rendre hommage à la vérité. Nos affaires militaires et guerrières vont à merveille, et il faut enfin espérer que l'Empereur, mieux éclairé sur ses intérêts, se débarrassera de l'odieuse influence des flibustiers d'Angleterre, et conclura une paix aussi durable que vivement désirée.
«Tandis que nous envahissons les États héréditaires, M. de Cobentzel traite lentement à Lunéville, et donne l'assurance formelle d'une paix prochaine. Puisse-t-elle arriver, mon cher Reynier, et vous ramener dans votre famille; vos amis vous désirent, et je vous prie de me ranger du nombre des premiers.
«Votre général en chef a reçu sa confirmation; si l'on juge les hommes par leurs actes ostensibles, le général Menou obtiendra l'assentiment général; il faut être sur les lieux, comme vous, pour apprécier son vrai mérite.
«Lacroix et … sont toujours avec moi; le premier se propose de vous donner directement des nouvelles détaillées; j'ai autour de moi peu de personnes de votre connaissance.
«Adieu, mon cher Reynier, j'ai beaucoup regretté la perte de ce pauvre
Kléber, enthousiaste, comme vous, de votre expédition.
«On assure que douze à quinze mille Anglais sont allés vous rendre visite, vous leur ferez probablement la même réception qu'ils ont reçue de nous en 94.
«Je vous embrasse, ainsi que Millet,
«Signé MACDONALD.»
Les préliminaires de la paix ayant été ratifiés à Paris, le premier consul envoya un de ses aides-de-camp, le général Lauriston, les porter à Londres, où ils furent échangés. Le canon des Invalides annonça bientôt cet événement; la satisfaction fut générale, et alla jusqu'à l'ivresse. Les puissances contractantes, la France, l'Espagne et la Hollande d'une part, et l'Angleterre de l'autre, s'étaient engagées à envoyer des plénipotentiaires à Amiens. Nous touchions à une paix générale; les relations extérieures de France travaillaient avec ardeur à l'obtenir.
CHAPITRE XXVI.
Congrès de Ratisbonne.—Lord Cornwallis.—Négociations d'Amiens.—Communications au sujet des affaires d'Italie.
M. de Talleyrand avait hâté l'exécution des dispositions du traité de Lunéville, d'après lesquelles on devait fixer les indemnités que devaient recevoir les princes de l'Empire qui avaient éprouvé quelques pertes, tant par les concessions faites à la France que par les nouveaux arrangemens qui avaient eu lieu en Allemagne. Il avait fait presser, autant que possible, les opérations de cette assemblée, afin de constater le nouvel ordre de choses. Il lui semblait qu'on ne pouvait terminer trop tôt des difficultés de nature à entretenir l'aigreur et à empêcher la France de consolider sa nouvelle fortune.
Ces négociations duraient depuis un an, sans que les prétentions et les intrigues pussent s'accorder. La France et la Russie s'interposèrent pour y mettre fin. Le premier consul témoigna sa satisfaction à M. de La Forêt, en le nommant son ministre plénipotentiaire à Ratisbonne, où il fut à l'égal de M. de Buller, que la Russie y envoya pour le même objet.
Ces deux ministres parvinrent à terminer les travaux de Ratisbonne, qui firent acquérir au premier consul une grande influence en Allemagne, par tous les arrangemens nouveaux qui furent placés sous la protection de la France.
C'est à cette époque que commencèrent à circuler des bruits de concussions exercées sur les princes qui avaient des prétentions à émettre. Une foule d'intérêts étaient froissés. Les uns ne voulaient rien perdre, les autres prétendaient tout obtenir. Le mécontentement engendra les propos. Les premiers n'avaient échoué que parce qu'ils n'avaient pas voulu se soumettre au tribut; les seconds avaient vu accueillir une partie de leurs réclamations, mais ils ne conseillaient à personne d'avoir droit à si haut prix. Ainsi est le monde; le rang ni les distinctions ne changent pas sa nature. À force de répéter ces propos, on réussit à les faire arriver aux oreilles du premier consul, que j'ai entendu dans la suite se plaindre vivement à ce sujet. On dit même qu'en 1810 et 1811, on lui donna des preuves de ces concussions, et la liste des sommes qui avaient été perçues illégalement à cette occasion.
Quoi qu'il en soit, cette négociation de Ratisbonne fut conduite avec une rare habileté, et la marche des affaires prit une tournure favorable.
Les Anglais avaient long-temps balancé à évacuer l'Égypte: ils avaient même ouvertement soutenu la révolte des mamelouks; mais enfin ils avaient cédé aux justes représentations du sultan, et avaient fait voile pour l'Europe. Un grand nombre d'officiers avaient traversé la France pour se rendre dans leur patrie. Ils avaient été à Paris l'objet des politesses les plus recherchées; quelques uns même avaient été admis chez le premier consul. Tous avaient pu se convaincre de la turpitude des contes à l'aide desquels on égarait chez eux l'opinion publique sur l'état de la France et de son gouvernement. Les militaires n'étaient pas les seuls que la curiosité eût conduits sur les rives de la Seine. Un grand nombre de personnages recommandables par le rang qu'ils occupaient dans leur pays, ainsi que par leur caractère et leurs talens personnels, avaient partagé le même empressement.
Les notions que ces hommes de bien répandirent à Londres servirent utilement la politique du premier consul; car on commençait à craindre que les Anglais, qui avaient épuisé toutes les subtilités de leur diplomatie pour éluder la restitution de Malte, ne voulussent plus de la paix. Les plénipotentiaires chargés de la conclure devaient se réunir à Amiens; mais le ministre anglais n'arrivait pas: on n'était pas sans inquiétude sur les motifs de ce retard inattendu. Le premier consul pressa lord Hawkesbury, et lui témoigna son impatience de voir convertir les préliminaires de la pacification en un traité définitif qui pouvait seul consolider le repos du monde. Ses instances et sans doute le langage des Anglais qui avaient vu la France, triomphèrent de la répugnance du cabinet. Lord Cornwallis se rendit enfin à Paris. Il fut présenté au premier consul, qui le reçut avec une grande distinction, et lui fit donner, à l'occasion des préliminaires, la plus belle fête qu'on eût encore vue. On avait hérité de cette habitude du Directoire, qui improvisait des fêtes à tout propos, et dépensait en concerts, en illuminations, les sommes qu'il n'avait pas.
Les conférences marchaient de front avec les fêtes. La négociation se présenta d'abord sous un aspect fâcheux. Lord Cornwallis, dans une conférence qu'il eut avec Joseph Bonaparte, chargé de négocier pour la France, laissa entrevoir toutes les difficultés qu'allait faire naître la possession de Malte. Néanmoins, comme les préliminaires avaient décidé la question, qu'il ne restait plus qu'à désigner la puissance à qui le soin de garantir l'île serait remis, on vit, sans trop de défiance, transporter la négociation à Amiens. Mais à peine y fut-elle, que le ministre anglais éleva les prétentions les plus inattendues. Il demanda, puisqu'il y avait une langue française à Malte, qu'il y en eût une de sa nation. On trancha la difficulté en offrant de stipuler que les deux puissances n'en auraient aucune.
Il témoigna des inquiétudes sur le sort qui attendait l'île. Il demanda que non seulement on désignât la garantie, mais encore qu'on spécifiât la protection en établissant une garnison étrangère à Malte. On lui proposa un moyen simple de parer à tout inconvénient; c'était de rendre l'Ordre à son institution primitive, d'en faire, au lieu d'un ordre nobiliaire qu'il était devenu, par les progrès du temps, un simple ordre hospitalier tel qu'il était d'abord; de raser les fortifications dont l'île était couverte, et de la convertir en un grand lazaret, qui serait également ouvert à toutes les nations qui fréquentent la Méditerranée. Cet expédient n'allait pas aux vues de son gouvernement, il s'y refusa. Joseph Bonaparte, que son goût, ses instructions portaient à aplanir les difficultés, présenta un nouveau projet, dans lequel il offrit de mettre l'île sous la protection des grandes puissances de l'Europe. Cette proposition ne fut pas mieux accueillie que les précédentes. L'Angleterre demanda que Malte fût confié à la garde du roi de Naples. Le plénipotentiaire répondit en invoquant l'exécution littérale des préliminaires: «Ces stipulations, ajouta-t-il, sont devenues une loi primitive de laquelle il n'est permis à aucune des puissances contractantes de s'écarter. Ne pas en vouloir l'exécution c'est ne pas vouloir la paix. J'ai sacrifié à l'observance religieuse de ce principe plusieurs articles qui n'étaient en rien préjudiciables aux intérêts de la Grande-Bretagne. J'ai dû y renoncer sans hésiter, lorsqu'il m'a été démontré qu'ils n'étaient pas rigoureusement compris dans les préliminaires. Comment peut-on exiger aujourd'hui un article qui leur est en tout point opposé? Que disent les préliminaires? que Malte sera rendu à l'ordre de Saint-Jean de Jérusalem. Le roi de Naples est-il l'ordre de Saint-Jean de Jérusalem?
«L'Ordre est-il trop faible? Le projet lui donne pour garans et protecteurs les principales puissances de l'Europe.
«Les préliminaires se contentent d'une puissance. Le gouvernement français a pensé que le but des préliminaires serait encore mieux rempli par la garantie simultanée des grandes puissances; qu'elle était plus imposante et plus convenable. Cependant, comme avant tout il veut l'exécution absolue, littérale même, si on l'exige, des préliminaires, il est prêt à leur sacrifier cet article, qu'une espèce de décence politique avait dicté.»
Lord Cornwallis répondit par une contre-note, où, se prévalant du mot protection, qui se trouvait dans les préliminaires, et de la haine que les naturels portaient aux chevaliers de Saint-Jean, il insistait sur la nécessité, la convenance de remettre Malte à la garde de Ferdinand IV. Le dénûment de l'Ordre, qui était hors d'état de solder les troupes qu'exigeait la sûreté des forts, quelques paroles échappées au plénipotentiaire français dans les conférences préalables qu'ils avaient eues ensemble à Paris, lui paraissaient des motifs suffisans pour persister dans la demande qu'il avait faite. Joseph Bonaparte n'en jugea pas ainsi; il releva vivement les prétentions du ministère anglais, et demanda l'insertion, au protocole, d'une note que je joins ici:
«Le soussigné a relu avec une extrême attention toutes les pièces de la négociation, sans découvrir aucune trace de la proposition qui aurait été faite par la France, pour la remise de l'île de Malte aux troupes de Sa Majesté sicilienne.
«L'article IV des préliminaires ne peut être interprété de cette manière.
«Lorsque le soussigné eut, pour la première fois, l'honneur de voir lord Cornwallis à Paris, le 24 brumaire, il était loin de penser que leurs félicitations réciproques sur la facilité de terminer la mission qui leur était confiée, pussent être regardées comme des propositions et des plans de traités. Il n'avait pas encore alors reçu ses pouvoirs; ce ne fut que le 30 brumaire qu'ils lui furent remis, et le 14 frimaire seulement ils ont été communiqués au ministre britannique. Celui-ci, au contraire, arrivait à Paris muni des instructions de son gouvernement. Dès la première visite, il parla de Malte comme d'un article embarrassant, quoiqu'on fût convenu qu'il y aurait dans cette île une garnison composée de troupes d'une puissance tierce, jusqu'à ce que l'Ordre eût le temps d'organiser sa force armée. L'Espagne parut à lord Cornwallis inadmissible comme puissance garante, à cause de son alliance avec la France; la Russie sembla trop éloignée, et Naples trop faible.
«Le gouvernement anglais, parlant toujours d'une garantie à fournir par la puissance garante, comme d'une base convenue, observa que Naples ne pourrait pas en supporter les frais. Il est possible que le soussigné ait ajouté qu'une considération de cette espèce ne pouvait pas arrêter deux puissances comme la France et l'Angleterre. Au reste, la discussion réelle de tous ces objets fut remise au temps où la négociation serait entamée.
«Dans les conférences qui ont eu lieu à Amiens, dans les protocoles, dans le projet de traité du 14 nivose (4 janvier), le soussigné n'a jamais énoncé une seule idée qui ait pu faire penser que son gouvernement consentirait à ce que l'île de Malte fût remise aux troupes napolitaines pour être gardée par elles pendant trois ans. Il a proposé au contraire, dans le protocole du 23 nivose (13 janvier), de mettre Malte sous la protection et garantie des principales puissances de l'Europe, qui auraient fourni chacune deux cents hommes. Cette île se serait ainsi trouvée gardée par douze cents hommes de bonnes troupes, qui auraient été soldées par l'Ordre, lord Cornwallis ayant lui-même observé que les revenus de commanderie mis en réserve pourraient en donner les moyens.
«L'écrit anonyme qui a été remis au soussigné de la part de lord Cornwallis, ne porte aucun caractère d'authenticité; il paraît avoir été rédigé par des mécontens. Ce n'est pas le langage des habitans de Malte, pays qui n'est quelque chose que par l'Ordre: lorsqu'ils connaîtront les articles du traité qui les concernent, ils seront charmés du rétablissement à Malte d'un ordre dont ils deviendront partie intégrante. En admettant que les circonstances exigent une garnison provisoire et intermédiaire pour occuper Malte, depuis le moment où les forces britanniques l'évacueront jusqu'à celui où l'Ordre aura formé un corps composé de Maltais et d'étrangers, il est toujours démontré que l'on doit s'écarter le moins possible de l'article IV des préliminaires, qui veut que l'île soit rendue à l'Ordre; cet article prévoit la nécessité d'une puissance garante et protectrice; les moyens d'exécution sont abandonnés à la sagesse et à la bonne foi des deux gouvernemens. Ils doivent faire tout pour que Malte soit à l'Ordre et rien au-delà, rien de ce qui pourrait restreindre sa prérogative, rien de ce qui, au lieu d'offrir un protecteur aux chevaliers, semblerait leur donner un maître, ou diminuerait l'influence exclusive qu'ils doivent avoir à Malte. Le gouvernement français donne, par son projet, pour protecteurs à l'Ordre, l'Angleterre, l'Autriche, l'Espagne, la Prusse, la Russie; il était difficile que l'Ordre fût relevé avec plus d'éclat, et fût plus efficacement protégé. Pourquoi une garnison de deux mille Napolitains pendant trois ans? Serait-ce contre des ennemis extérieurs? La protection des six puissances nommées plus haut est sans doute suffisante. Serait-ce contre les Maltais? L'Ordre en sera aimé, si les stipulations sont remplies: ce sera la meilleure défense intérieure qu'on puisse lui donner.
«Mais en convenant de la nécessité d'une garnison, ne fût-ce que pour la sûreté et la police intérieure, faut-il donc trois ans pour former un corps de mille hommes, qui, réunis à quatre cents chevaliers et à six cents Maltais, seront plus que suffisans? Aujourd'hui que l'on a admis le projet de déléguer la protection et la garantie de l'Ordre aux grandes puissances, sera-t-il fort important, fort convenable que le roi de Naples tienne à Malte garnison pendant trois ans? Les protecteurs, les protégés, le grand-maître enfin, de quelque nation qu'il soit, aimeront-ils beaucoup à voir l'Ordre gardé par les troupes du seul prince qui ait des prétentions à faire valoir sur Malte? Ne serait-il pas plus conforme aux préliminaires, aux convenances, s'il est reconnu qu'il faille une force étrangère à Malte, de faire lever un corps de mille Suisses, dont les officiers, nommés par le landamman actuel, seraient choisis parmi ceux qui n'auraient pas porté les armes dans la guerre actuelle? Ils finiraient par se fixer à Malte, loin de toute influence étrangère; dépendans du grand-maître seul, ils seraient réellement les soldats de l'Ordre, et Malte deviendrait pour eux une seconde patrie. L'Ordre aurait donc tout à gagner en considération et en indépendance, avec une garnison composée de chevaliers, de Maltais, et d'un corps suisse tel que les autres puissances en ont à leur solde.
«Il résulte des observations ci-dessus que la France n'a jamais consenti à ce que les troupes napolitaines fussent installées à Malte; à plus forte raison, que l'île fût remise à Sa Majesté sicilienne, qui fournirait la force nécessaire pour former, conjointement avec les forces maltaises, la garnison des forts principaux pendant l'espace de trois ans. C'est ce qui a été proposé par lord Cornwallis dans la conférence du 23 nivose (13 janvier).
«Le gouvernement français, d'après la persévérance de celui d'Angleterre à prolonger pendant trois ans le séjour d'une garnison étrangère dans Malte, et à remettre cette île de la manière la plus formelle, non pas à l'Ordre, mais à Sa Majesté sicilienne, a dû penser, et a bien été fondé à dire que l'on s'écartait des préliminaires; et l'on sait que ces préliminaires sont les bases de la paix. Si ce langage a paru moins conciliant, ce n'est pas que les dispositions de la France soient changées; mais lorsque, dans une discussion, l'on a épuisé tous les argumens sans pouvoir se convaincre, il est impossible, d'après la marche naturelle du raisonnement que chacune des parties ne conclue que l'autre renonce à toute espèce d'arrangement.
«Si l'intention du gouvernement anglais est de maintenir l'ordre de Saint-Jean et l'île de Malte dans une entière indépendance (comme le soussigné aime à se le persuader), il espère que le projet suivant, dans lequel il s'est attaché à éloigner toute influence étrangère, obtiendra l'approbation de lord Cornwallis. Ce projet est sans contredit préférable, sous tous les points de vue, à ceux qui ont été présentés jusqu'ici. Le soussigné ne peut assez insister sur son adoption.
«Si cependant le projet qui établit une garnison napolitaine à Malte était irrévocablement adopté par le gouvernement britannique, le soussigné, pour hâter le moment de la pacification, consentirait à l'adopter tel qu'il se trouve rédigé à la suite de cette note.
«Lord Cornwallis verra, dans les deux versions du projet relatif à Malte, l'application du principe que le soussigné vient de développer.
«Il est encore chargé d'insister sur l'insertion au traité de l'article relatif aux Barbaresques, tel qu'il se trouve dans son projet, et sur le concours des puissances contractantes pour mettre fin aux hostilités que les Barbaresques exercent sur la Méditerranée, à la honte de l'Europe et des temps modernes.
«La seule notification qui leur serait faite à cet égard, de la volonté des puissances contractantes, donnerait la paix au commerce des États-Unis, du Portugal, du roi de Naples, et de tous les autres États de l'Italie; et si quelques nations avaient à redouter la concurrence qui deviendrait plus grande dans le commerce de la Méditerranée, ce seraient sans doute la France et l'Espagne, qui, tant par leur position que par leurs rapports particuliers avec les Barbaresques, ont dans tous les temps le plus de sécurité et d'avantages dans ce commerce. Ce sont donc elles qui feraient le plus grand sacrifice; mais dans une question qui intéresse la morale politique et la dignité des nations européennes, pourrait-on se conduire uniquement par des motifs d'intérêt personnel?
«La force est donnée aux puissances comme aux individus pour protéger le faible; il serait consolant et glorieux de voir qu'une guerre qui a produit tant de calamités, se terminât du moins par un grand acte de bienveillance envers toutes les nations commerçantes.
«Cette question se lie d'ailleurs à celle de Malte, et n'en peut être séparée; car si les parties contractantes ne prennent pas sur elles de mettre un terme aux hostilités des Barbaresques, il serait vrai de dire que l'ordre de Saint-Jean ne peut pas, sans manquer à son engagement primitif, et sans encourir la perte de tous ses biens, cesser lui-même d'être en guerre avec les Barbaresques.
«Les hommes généreux qui ont fondé les commanderies ne l'ont fait que pour protéger les chrétiens contre les pirateries des Barbaresques, et tous les publicistes de l'Europe seraient d'accord que l'ordre de Malte, renonçant à remplir ce devoir, et oubliant ainsi le but de son institution, perdrait ce droit à la possession des biens qui lui ont été concédés pour ce seul usage.»
Un nouvel incident vint compliquer la négociation, et amena une déclaration qui n'eût pas dû être perdue pour l'Angleterre. La question des nouveaux États formés en Italie avait été agitée. Le ministère anglais avait répondu par la déclaration formelle qu'il ne pouvait, entre autres, reconnaître le roi d'Étrurie. Le premier consul essaya de lui faire comprendre l'imprudence d'une telle résolution, et lui adressa, par l'intermédiaire de son négociateur, les observations qui suivent:
«En réponse à la déclaration du ministre anglais, relativement au roi d'Étrurie, contenue dans le même protocole, et aux déclarations verbales qu'il lui a faites précédemment sur les républiques d'Italie, le citoyen Joseph Bonaparte a annoncé qu'il avait fait connaître à son gouvernement la répugnance qu'aurait S. M. B. à reconnaître le roi d'Étrurie, la république italienne et la république de Gênes.
«La reconnaissance de ces puissances par S. M. B. n'étant d'aucun avantage pour la république française, le plénipotentiaire français n'y insistera pas davantage. Il désire cependant que les observations qu'il va faire soient prises en grande considération par le cabinet britannique.
«Le système politique de l'Europe est fondé sur l'existence et la reconnaissance de toutes les puissances qui partagent son vaste et beau territoire. Si S. M. B. refuse de reconnaître trois puissances qui tiennent une place aussi distinguée, elle renonce donc à prendre aucun intérêt aux peuples qui composent ces trois États. Cependant comment admettre l'hypothèse que le commerce anglais soit indifférent au commerce de Gênes, de Livourne, des bouches du Pô et de la république italienne; et si son commerce souffre des entraves de ces trois États, à qui S. M. B. aura-t-elle à s'en plaindre, la réciprocité qu'elle pourrait exercer étant nulle, puisque les États de Gênes, de Toscane et de la république italienne, ne font aucune espèce de commerce en Angleterre, mais sont des débouchés utiles et même nécessaires au commerce anglais? Et si ces trois puissances, frappées de voir qu'elles ne sont pas reconnues par les grandes puissances, font des changemens dans leur organisation, et cherchent un refuge dans leur incorporation à une grande puissance continentale, S. M. B. se refuse donc aussi le droit de s'en plaindre, et cependant elle ne le verrait pas avec indifférence. On se plaint quelquefois de l'extension continentale de la république française, et comment ne s'augmenterait-elle pas nécessairement, lorsque les grandes puissances mettent les petites puissances italiennes dans la nécessité de chercher refuge et protection dans la France seule?
«La république cisalpine, reconnue dans le traité de Campo-Formio par l'Empereur, ne put cependant jamais obtenir que son ministre fût reçu à Vienne; elle continua d'être traitée par ce prince comme si le traité de Campo-Formio n'eût pas existé. Alors, sans doute, vu que la paix générale n'était pas faite, la cour de Vienne regardait son traité comme une trève; mais aujourd'hui que la paix générale est faite, si ces puissances restent incertaines de voir leur indépendance reconnue, elles craindront de voir se renouveler la déconsidération qu'elles ont déjà éprouvée, et sentiront la nécessité de se serrer davantage au peuple français. Le même principe qui a fait que la France a évacué les trois quarts des conquêtes qu'elle avait faites, a dicté au premier consul la conduite de ne se mêler des affaires de ces petites puissances qu'autant qu'il le fallait pour y rétablir l'ordre et y fonder une organisation stable. Sa modération aurait-elle donc à combattre des mesures, nous le disons avec franchise, fausses et mal calculées des autres puissances, ou bien ne considérerait-on la paix que comme une trève? Perspective affligeante, décourageante pour l'homme de bien, mais qui aurait pour effet infaillible de produire des résultats que l'on ne saurait calculer.»
CHAPITRE XXVII.
Fox à Paris.—La consulte s'assemble à Lyon.—Elle défère la présidence au général Bonaparte.—M. de Melzi, vice-président.—Mariage de Louis Bonaparte.—Paix d'Amiens.—Expédition de Saint-Domingue.—Défaite et soumission de Toussaint-Louverture.—Enlèvement de Toussaint-Louverture.—Détails sur ce chef.—Mort du général Leclerc—Le général Rochambeau prend le commandement.—Les noirs s'insurgent de nouveau.—Cruautés commises sur eux.
Pendant qu'on travaillait à la dernière paix qui nous restait à conclure, les Anglais de marque continuaient d'affluer à Paris.
Un des plus empressés fut le célèbre Fox, membre de l'opposition dans le parlement anglais. La curiosité de voir le général Bonaparte lui avait fait devancer l'époque de la paix. Le premier consul n'éprouvait pas un moins vif désir de s'entretenir avec lui. Il le goûta beaucoup, et je les ai vus souvent passer de longues soirées en conversation tête à tête.
M. Fox parut s'être formé une idée juste du caractère du premier consul, et avoir conçu de l'affection pour lui. De retour en Angleterre, ayant eu connaissance d'une trame contre sa vie, il lui en fit donner avis, et cet avis fut utile.
Le premier consul tourna ses regards du côté de l'Italie. Ce pays était encore dans l'état où l'avait replacé la bataille de Marengo. Il avait un Directoire exécutif, des Conseils, et par conséquent un renouvellement d'élections qui ouvrait la carrière aux intrigues et par suite aux désordres. On venait de décider en France, par un vote national, que la dignité de premier consul serait à vie; on avait reconnu la nécessité de cette mesure pour prévenir les troubles que pouvaient amener quelques ambitions rivales qui s'étaient laissé apercevoir. Le premier consul chercha à mettre l'Italie en harmonie avec la France, et fit insinuer à la première d'adopter les modifications que la seconde avait subies, c'est-à-dire de substituer au gouvernement qui la régissait, un président, un sénat et un corps législatif. Il souhaitait que cette transition s'opérât d'une manière insensible, et aurait même désiré aller la diriger lui-même. Mais sa présence était indispensable en France; il ne pouvait passer les monts, et ne voulait cependant se faire représenter par personne. Il prit un terme moyen; il fit convoquer à Lyon les députés des départemens et villes d'Italie, qui devaient exprimer le voeu de leur pays. Tous accoururent avec un empressement que ne put arrêter ni le froid, ni la neige qui obstruait les montagnes.
Le premier consul, de son côté, ne se fit pas attendre. Les Italiens étaient l'objet de son voyage; il s'occupa d'eux exclusivement. Les débris de l'armée d'Égypte, qu'il avait réunis à Lyon, où il voulait les voir, purent seuls faire un instant diversion.
Il reçut toute la députation italienne en audience solennelle, mais par sections composées chacune de quarante députés à la fois, parce qu'il voulait les entretenir de sa sollicitude pour leur pays. Il adressa à chaque section un long discours sur les dangers des révolutions. Il peignit les fatales conséquences qu'entraînent toujours les agitations politiques, la guerre civile, les proscriptions, tous les fléaux qui les accompagnent. Il parla de la nécessité d'oublier les haines, les injures; de se mettre en harmonie avec les peuples voisins pour leur inspirer de la sécurité.
Ce langage n'était pas assurément celui d'un conquérant farouche. Il aurait fait honneur aux plus grands philosophes de l'antiquité, et fut parfaitement accueilli.
Les Italiens avaient envoyé à Lyon tout ce que leur pays offrait d'hommes recommandables dans le clergé, la noblesse, la bourgeoisie. Ils semblaient avoir mis une sorte d'orgueil national dans le choix de leurs députés. Ils s'étaient plus à étaler, à la vue de la seconde ville de France, les trésors de leur civilisation.
Le premier consul fut fort satisfait de cette assemblée, dont les principes et la composition lui plaisaient. Il revint souvent, dans la suite, sur les sentimens qui l'animaient.
Les Italiens, de leur côté, ne furent pas moins charmés du discours qu'il leur avait adressé. Ils furent surtout sensibles à la défense qu'il fit aux Français de s'immiscer dans leurs discussions.
Ils ouvrirent leurs séances après plusieurs délibérations, dans lesquelles plusieurs d'entre eux se firent remarquer par leurs talens. Ils acceptèrent le mode de gouvernement qui leur était proposé, savoir, un président, un sénat, un corps législatif et un conseil d'État. La présidence fut déférée au premier consul, qui, d'abord, n'accepta ni ne refusa.
Tout était terminé, les modifications étaient adoptées; il ne restait plus qu'à dissoudre l'assemblée. Il voulut lui-même en faire la clôture; il se rendit dans la salle où elle délibérait, et lui dit en italien qu'il prendrait toujours intérêt à la prospérité et au bonheur du peuple qu'elle représentait; mais que, ne pouvant se livrer tout entier aux soins que réclamait la patrie italienne, il était obligé de se faire suppléer par quelqu'un qui résidât sur les lieux, qu'en conséquence il nommait M. de Melzi vice-président. Il avait voulu, par ce choix, prouver la sollicitude qu'il portait à la Cisalpine, où il savait qu'on estimait M. de Melzi, dont il faisait le plus grand cas lui-même.
Cette nomination fut accueillie par les plus vifs applaudissemens. L'assemblée se sépara; les députés retournèrent chez eux, et le premier consul revint à Paris.
Il avait, peu de jours avant de se rendre à Lyon, uni son frère Louis à mademoiselle Hortense Beauharnais, et donné, à cette occasion, une nouvelle preuve de l'austérité de ses principes religieux. Il s'était marié lui-même pendant la terreur. Sa soeur Caroline avait été unie au général Murat dans l'intervalle qui s'écoula du 18 brumaire à la bataille de Marengo. À l'une comme à l'autre de ces premières époques, l'exercice du culte était proscrit. Il n'était pas encore toléré à celle dont je parle; les temples présentaient toujours le même état de profanation. Aussi le mariage de Louis fut-il célébré, suivant ce qui se pratiquait alors, dans la maison particulière du premier consul, rue de la Victoire, à la chaussée d'Antin. Un prêtre vint y donner la bénédiction nuptiale aux deux jeunes époux. Le premier consul profita de l'occasion pour faire bénir l'union de sa soeur Caroline, qui n'avait pas été mariée devant l'église, pensant sans doute que ce grand acte de la vie devait être sanctionné par la religion, après avoir été consenti devant le magistrat. Quant à lui, il s'en abstint; ce qui nous fit faire quelques réflexions.
Il ne se trouvait ainsi lié à Joséphine que par l'acte civil, lien susceptible d'être annulé, conformément aux dispositions de la loi sur le mariage. La discipline ecclésiastique n'avait donc rien à voir à son divorce, quelles qu'aient été ses prétentions en 1810.
L'hiver touchait à sa fin; les plénipotentiaires avaient enfin triomphé des répugnances du ministère anglais. Ils avaient clos leurs discussions et s'étaient rendus à Paris. Du 11 au 19 vendémiaire an X, la paix avec la Russie et celle avec la Porte, les préliminaires de Londres et la paix de Badajoz avec le Portugal, furent publiés à Paris. Le 18 brumaire suivant, la paix générale était rétablie et fut célébrée avec une grande pompe. C'était, des travaux du premier consul, celui qui causait le plus de joie, et auquel se rattachaient le plus d'espérances. Les réjouissances publiques attestèrent l'allégresse qu'il avait répandue partout[41].
L'Angleterre accrédita lord Withworth à Paris, et le premier consul choisit, pour le représenter à Londres, le général Andréossy. Nous étions, pour la première fois depuis l'origine de nos troubles, en paix avec le monde entier; la république française était universellement reconnue, et tout cela était le fruit de la modération et de l'habileté: aussi jamais chef de gouvernement n'a excité une admiration aussi générale, aussi profondément sentie, que celle qu'obtint le premier consul à cette époque.
La paix nous remit en possession du petit comptoir que nous avions dans les Indes orientales, et toutes nos colonies d'Amérique nous furent rendues.
Les Hollandais perdirent Ceylan. Quelques autres stipulations moins importantes eurent lieu.
La reprise de possession des colonies où la liberté des nègres n'avait pas anéanti le travail, n'éprouva aucune difficulté. Il n'en fut pas ainsi de Saint-Domingue, la plus riche de nos colonies avant sa révolution; elle était devenue le plus funeste présent qu'on pût faire à la France. Il fallut cependant se disposer à y faire passer des troupes, l'intérêt de la métropole le demandait, ainsi qu'une foule de familles ruinées par les désordres auxquels la colonie avait été en proie. Elles s'imaginaient qu'elles rentreraient en possession des biens qu'elles avaient perdus, comme l'on rentre dans un château que l'on a momentanément quitté; et, dans leur impatience de voir l'expédition mettre à la voile, elles se plaignaient qu'on prolongeât gratuitement l'indigence dans laquelle elles étaient tombées. Le premier consul ne se laissa pas imposer par ces clameurs. Il n'entreprenait rien à la légère. Il voulut, avant de faire appareiller, étudier Saint-Domingue, comme il avait étudié l'Égypte avant de prendre terre au Marabout.
Il s'occupa plus d'un mois à recueillir des renseignemens sur ce pays, auprès de tout ce qui avait été employé dans les Antilles comme militaires, comme administrateurs ou planteurs. La position lui importait peu; il faisait appeler à la Malmaison tout ce qui pouvait lui donner quelques lumières. Je l'ai vu garder des heures entières dans son cabinet des commis subalternes de la marine qu'on lui avait indiqués comme des hommes qui avaient des notions positives sur Saint-Domingue. C'est à cette occasion qu'il connut plus particulièrement M. de Barbé Marbois, qui avait été intendant-général de cette colonie, et était alors conseiller d'État. Il le goûta, et à la mort de M. Dufresne, il le nomma directeur, et quelques mois après ministre du trésor. Il ne changea cependant la dénomination, du moins je le crois, que pour faire entrer M. Marbois au conseil, et pouvoir travailler avec lui, sans exciter la jalousie des autres conseillers d'État qui étaient placés à la tête des diverses branches de l'administration.
Le premier consul ne négligeait rien, comme je l'ai dit, pour acquérir les lumières dont il avait besoin sur Saint-Domingue; il employait les journées à les recueillir, et passait une partie de la nuit à expédier les ordres qu'exigeait l'expédition; il avait demandé à Charles IV de lui prêter son escadre, qui était encore à Brest, pour faire un voyage à Saint-Domingue avant de rentrer dans les ports d'Espagne, et le roi l'avait mise à sa disposition.
Celles qui de Rochefort et de Toulon avaient dû faire voile pour l'Égypte, furent de nouveau mises en état d'appareiller, ainsi que tout ce qui avait été amené à Brest et à Lorient. On assembla en outre un grand nombre de transports, et on embarqua sur ces divers bâtimens, non pas une simple expédition d'occupation, mais une véritable armée. L'escadre mit à la voile pour se rallier au Cap Français, capitale de Saint-Domingue, où elle arriva sans accident.
Cette armée renfermait une foule d'hommes qui avaient témoigné le désir de faire partie de l'expédition; elle comptait aussi beaucoup de ces esprits remuans et inquiets, pour qui l'état de paix est insupportable, et qui ne se trouvent bien que là où ils ne sont pas. De tels élémens étaient plus propres à conquérir qu'à conserver, à faire un établissement durable sur une terre qui n'avait besoin que d'espérances et de consolations: aussi Saint-Domingue fut-il traité en ennemi.
Le premier consul avait renvoyé à Toussaint-Louverture ses deux fils, qui faisaient leur éducation à Paris. En même temps, il lui avait adressé une lettre dans laquelle il le félicitait de la prospérité qu'il avait maintenue dans l'île, et lui annonçait qu'il ne pouvait plus être un homme ordinaire, que le gouvernement saisirait avec empressement l'occasion de lui témoigner le cas qu'il faisait de ses services, et lui renvoyait ses enfans comme une première marque de l'estime qu'il lui portait.
Arrivée à la vue du Cap, l'escadre détacha une division sur Port-au-Prince. Toussaint était absent; Christophe commandait la place. Il hésita d'abord, chercha à gagner du temps; mais il revint bientôt à sa férocité naturelle, et livra le Port aux flammes. On débarqua, on occupa la ville; mais en se retirant, les nègres semèrent partout les ravages et l'incendie.
On se mit à leur suite, on les serra dans les mornes; les uns cédèrent, les autres persistèrent à courir la fortune de Toussaint, avec lequel ils furent défaits à la Crête à Pierrot. Hors d'état de continuer la guerre, le gouverneur traita[42]. Le général Leclerc lui accorda paix et sécurité; les troupes noires passèrent dans nos rangs, et la colonie rentra sous les lois de la métropole.
Cette transaction, qui terminait heureusement la lutte, donnait l'espoir de voir promptement fleurir la colonie. Malheureusement le général Leclerc, quoique d'une habileté véritable, ne comptait aucun succès capable d'imposer. Il ne put obtenir une obéissance prompte, entière, et l'expédition fut manquée. Ses officiers-généraux aimèrent mieux travailler pour eux-mêmes que pour la gloire de leur chef. Il n'y eut plus ni frein ni discipline. Pour comble de maux, Leclerc fut attaqué de la fièvre jaune, qui l'emporta avant qu'il eût pu justifier le choix du premier consul.
La maladie, qui avait frappé une partie des troupes, continuait ses ravages; les renforts qui arrivaient journellement des ports de France et d'Italie ne pouvaient suffire à combler les vides qu'elle faisait dans nos rangs. Des régimens entiers périrent dans la semaine qui suivit leur débarquement.
Ce malheur affecta vivement le premier consul: il manda ceux qu'il savait avoir habité Saint-Domingue, et n'apprit rien qui lui permît de prévenir le résultat qu'il commençait à prévoir. Il ne pouvait s'expliquer comment l'administration de la colonie ni celle de l'armée n'avaient pris aucune mesure pour préserver les corps d'une contagion dont les effets étaient connus. Il comprenait encore moins comment les troupes qu'il envoyait étaient à l'instant débarquées et mises en contact avec celles qui étaient attaquées de l'épidémie. L'île de la Tortue et les mornes offraient mille moyens de les garantir jusqu'à l'époque ordinaire où ce fléau disparaît.
On négligea les mesures sanitaires les plus simples; on laissa l'armée dans les lieux où la fièvre la décimait. Sa destruction attesta l'insouciance coupable de ceux qui n'étaient déjà que trop accoutumés à considérer les soldats comme des instrumens de fortune.
Cette effrayante consommation d'hommes rendit l'espérance aux noirs. Leurs troupes avaient échappé à l'action de ce fléau cruel, elles se trouvaient plus nombreuses que les blanches; ils résolurent de lever de nouveau l'étendard de l'insurrection. Le général Leclerc commandait encore; il eut vent de leurs trames, et se décida à exécuter ce qu'il aurait dû faire dès les premiers jours de la pacification. Le premier consul, tout en garantissant à l'armée noire les grades, les honneurs qu'elle avait acquis, avait appelé en France les principaux chefs; il savait que l'homme qui a bu à la coupe du pouvoir se résigne difficilement à un rôle subalterne, et avait chargé son beau-frère de faire passer les généraux noirs sur le continent. Leclerc, séduit par leurs protestations, ne le fit pas: il ne tarda pas à s'en repentir. Les mornes se remplissaient d'armes, de subsistances; les troupes étaient agitées; tout annonçait une explosion. Quand il n'aurait pas surpris sa correspondance, ces apprêts, cette inquiétude, suffisaient pour rendre Toussaint suspect. Ce nègre, qui avait appartenu à l'ancienne habitation de M. Galifet, avait, indépendamment de la finesse qui caractérise les noirs, reçu de la nature une rectitude de jugement, une force de caractère qui se trouvent rarement unies. Son esprit n'était pas sans culture. Il avait entendu les imprudentes dissertations des planteurs, et dévoré les écrits qui traitent de l'esclavage et de la liberté. La lecture de Raynal avait enflammé son imagination. Le chapitre où ce philosophe, après avoir dépeint l'humiliation des noirs, annonce qu'il se présentera quelque jour un nègre généreux qui secouera les chaînes sous lesquelles gémit sa race et la vengera des outrages dont l'accablent les blancs, ne sortit jamais de sa mémoire; il crut que ce rôle lui était destiné. Il s'appliqua à se concilier, à s'attacher les siens, et obtint bientôt sur eux un ascendant sans bornes.
Cet homme redoutable tenait dans ses mains tous les fils du mouvement qui se préparait. Leclerc résolut de le prévenir, et le fit arrêter. On a prétendu qu'il eût été plus sage de s'aider de ses lumières; que la différence du blanc au noir entre des hommes qui, dans des hémisphères différens, avaient fait leur fortune politique à l'aide des révolutions, ne pouvait être qu'une question de vanité; que peu importait la couleur du général en chef, s'il avait le talent de faire prospérer la colonie.
Ces considérations sont spécieuses. Mais si Toussaint eût été un homme à se contenter du second rang, il n'eût pas mis le général Laveaux dans la nécessité d'accepter une députation qu'il ne sollicitait pas; il n'eût pas outrageusement renvoyé le général Hédouville et levé l'étendard de l'insurrection; il n'eût pas tout risqué pour conquérir ce qu'on ne lui contestait pas. Il connaissait les conséquences d'une prise d'armes, et n'avait pas affronté une armée pleine de vigueur pour être témoin paisible de ses funérailles. Toussaint jouait son jeu en se préparant à profiter de nos malheurs, Leclerc joua le sien en le prévenant. Les preuves étaient d'ailleurs positives, et ne l'eussent-elles pas été, qui pouvait croire qu'un homme du caractère de Toussaint-Louverture vît l'occasion de proclamer la liberté des nègres sans la saisir? Il fut envoyé en France et relégué dans le château de Joux: les chagrins, l'âge, un climat trop sévère, eurent bientôt consumé ce qui lui restait de vie; il mourut quelques mois après son arrivée. On ne manqua pas de faire, sur cet événement, les contes les plus absurdes; et tandis que des Français, jeunes, vigoureux, périssaient par milliers à Saint-Domingue, on ne concevait pas qu'un vieillard, précipité du faîte du pouvoir, transporté à deux mille lieues du climat sous lequel il avait vécu, s'éteignît sans violence dans le fort où il était enfermé.
On croyait avoir assuré le repos de la colonie en éloignant Toussaint; ce fut tout le contraire, son enlèvement jeta l'alarme parmi les chefs noirs. Les troupes blanches étaient hors d'état de tenir la campagne; celles de couleur étaient fraîches, vigoureuses. La fortune se déclarait pour eux: ils levèrent le masque et se jetèrent, l'un après l'autre, dans les mornes. La fièvre jaune continuait à décimer nos rangs; l'armée presque entière avait péri, la désertion devint générale; nous ne comptâmes plus que quelques nègres parmi nous. Ils se disposaient à nous chercher; les hostilités allaient recommencer, lorsque Leclerc mourut. Il fut remplacé par le général Rochambeau, qui lui succéda par droit d'ancienneté: c'était un homme d'un courage incontestable, mais le moins propre à commander dans les circonstances où se trouvait la colonie; il eût fallu un esprit doux, conciliant, et Rochambeau n'était connu que par sa dureté.
À la tête d'une armée puissante, Leclerc avait préféré la voie des négociations à celle des armes: son successeur adopta un système opposé; il voulait, quoiqu'il n'eût que des débris, dompter par la force, et déploya une sévérité qu'il poussa jusqu'à la folie. Comme il faut être vrai quand on écrit, je dirai tout ce que j'ai su, dans la suite, de ces événemens, et de l'indignation qu'éprouva le premier consul, lorsqu'il apprit les souillures dont on avait terni ses armes.
Le nouveau général en chef, qui portait un nom consacré par l'indépendance de l'Amérique, vint s'établir au Cap, où il fut bientôt entouré de cette foule de propriétaires qu'avait exaspérés la révolution, et que rien n'arrêtait dès qu'il s'agissait de recouvrer ce qu'ils avaient perdu: tous moyens leur étaient bons. L'emportement du général en chef se prêtait à leurs vues; ils l'applaudirent, flattèrent ses passions, et ne se firent faute d'aucun des moyens qui peuvent entraîner un tempérament ardent. Le général Rochambeau ne se connut bientôt plus lui-même: il devint un instrument aveugle des atroces projets de ses adulateurs, qui avaient imaginé d'exterminer l'espèce noire tout entière. Cette affreuse conception fut adoptée. On mit la main à l'oeuvre; on déploya une barbarie qui fait honte à notre siècle, et sera en horreur à ceux qui le suivront. On enlevait partout, de toute manière, les malheureux qu'on avait proscrits; on les embarquait, sous prétexte de les déporter et la nuit on les noyait au large. On fit encore plus: lorsque la terreur que répandait une condamnation en masse eut fait prendre la fuite à cette population désolée, pour lui donner plus sûrement la chasse, on alla chercher dans l'île de Cuba des dogues d'une espèce particulière; on lâcha ces animaux dans les taillis, on traqua les noirs jusqu'au fond des mornes. Ce nouveau moyen de démasquer l'ennemi qui se blottissait sous le feuillage révolta les troupes; elles refusèrent de fusiller des malheureux que débusquaient des chiens, et de prêter l'appui de leurs armes aux meutes qui allaient fouiller les bois. Ce fut bien pis, lorsqu'elles apprirent qu'au lieu de les déporter, on noyait les malheureux qui leur tombaient dans les mains; elles se mutinèrent, et déclarèrent «qu'elles étaient venues à Saint-Domingue, non pour alimenter de sauvages exécutions, mais pour combattre; qu'elles n'étaient pas faites pour accepter comme auxiliaires les meutes dont on les faisait précéder; que, si semblable chose arrivait encore, elles feraient justice des dogues et de leurs barbares conducteurs.» On fut obligé de céder; on n'osa pas poursuivre une chasse inhumaine, contre laquelle ces braves étaient soulevés.
Voilà ce qui se passait à Saint-Domingue, pendant qu'en France on se livrait à la douce illusion de voir bientôt cette riche colonie répandre, comme autrefois, son opulence dans la métropole. Plusieurs lettres particulières, qui donnaient le détail de ces barbares exécutions, étaient parvenues en France de divers points de l'Amérique; elles avaient été communiquées au premier consul, mais le tableau qu'elles présentaient était si révoltant, que, quoiqu'elles fussent unanimes à cet égard, il refusait de croire à un tel excès de barbarie. Il s'étonnait de ne pas recevoir des rapports de ceux dont il devait en attendre, et répétait avec amertume que, si ces atroces exécutions étaient vraies, il répudiait la colonie; qu'il n'eût eu garde de la faire occuper, s'il eût pu prévoir les coupables excès auxquels l'expédition avait donné lieu.
CHAPITRE XXVIII.
Détails intérieurs.—M. de Bourrienne.—Moyens employés pour le perdre.—Tournée du premier consul dans quelques départemens.—M. de Menneval.—Discussions ecclésiastiques.—Concordat.
Depuis que le premier consul exerçait l'autorité suprême, sa vie n'était qu'un travail continuel. Il avait pour secrétaire particulier M. de Bourrienne, qui avait été l'ami de son enfance, et il lui faisait partager toutes ses fatigues. Il le mandait souvent plusieurs fois dans la nuit, et exigeait en outre qu'il fût chez lui dès les sept heures du matin. Bourrienne s'y rendait assidument avec les journaux, qu'il avait déjà parcourus. Le premier consul les relisait presque toujours lui-même, expédiait quelques affaires et se mettait à table dès que neuf heures sonnaient. Son déjeûner, qui durait six minutes, achevé, il rentrait dans son cabinet, en sortait pour dîner, y rentrait immédiatement après pour ne le quitter qu'à dix heures du soir, qui était l'heure à laquelle il se couchait.
Bourrienne avait une mémoire prodigieuse; il parlait, écrivait plusieurs langues, faisait courir sa plume aussi vite que la parole. Ces avantages n'étaient pas les seuls qu'il possédait. Il connaissait l'administration, le droit public, et avait une activité, un dévoûment, qui en faisaient un homme indispensable au premier consul. J'ai connu les divers moyens qui lui avaient valu la confiance illimitée de son chef; mais je ne saurais parler avec la même assurance des torts qui la lui ont fait perdre.
Bourrienne avait beaucoup d'ennemis; il en devait à son caractère et plus encore à sa place. Les uns étaient jaloux du crédit dont il jouissait auprès du chef du gouvernement; les autres, mécontens de ce qu'il ne l'employait pas à les servir. Plusieurs même lui imputaient le peu de succès avec lequel leurs demandes avaient été accueillies. On ne pouvait l'attaquer sous le rapport de l'habileté, de la discrétion; on épia ses habitudes, on sut qu'il se livrait à des spéculations financières. L'imputation devenait facile, on l'accusa de péculat.
C'était l'attaquer par l'endroit sensible, car le premier consul n'abhorrait rien tant que les moyens illégitimes d'acquérir de l'or. Une seule voix cependant n'eût pas suffi pour perdre un homme qu'il était habitué à aimer et à estimer; aussi en fit-on entendre plusieurs. Que les accusations fussent fondées ou non, toujours est-il certain qu'on ne négligea rien pour les faire arriver sous les yeux du premier consul.
Le moyen qu'on employa avec le plus d'efficacité fut la correspondance qu'on établit, soit avec l'accusé lui-même, soit avec les personnes avec lesquelles on avait intérêt de le mettre en rapport; correspondance toute mystérieuse et relative aux opérations dénoncées. C'est ainsi que plus d'une fois on s'est servi, pour porter le mensonge jusqu'au chef de l'État, d'un moyen destiné à lui faire connaître la vérité. Je m'explique.
Sous le règne de Louis XV, ou même sous la régence, on organisa à la poste une surveillance qui s'exerçait non sur toutes les lettres, mais sur celles qu'on avait quelque motif de suspecter. On les ouvrait, et quand on ne jugeait pas utile de les supprimer, on en tirait des copies, puis on les rendait à leur cours naturel en évitant de les retarder. À l'aide de cette institution, un individu qui en dénonce un autre peut donner du poids à sa délation. Il lui suffit de jeter à la poste des lettres conçues de manière à confirmer l'opinion qu'il veut accréditer. Le plus honnête homme du monde peut ainsi se trouver compromis par une lettre qu'il n'a pas lue, ou même qu'il n'a pas comprise.
J'en ai fait l'expérience sur moi-même; j'ouvrais une correspondance sur un fait qui n'avait jamais eu lieu. La lettre était ouverte; on m'en transmettait copie, parce que mes fonctions d'alors le commandaient; mais quand elle me parvenait, j'avais déjà dans les mains les originaux, qui m'avaient été transmis par la voie ordinaire. Sommé de répondre aux interpellations que ces essais avaient provoqués, j'en pris occasion de faire sentir le danger qu'il y avait à adopter aveuglément des renseignemens puisés à une telle source. Aussi finit-on par donner peu d'importance à ce moyen d'information, mais il inspirait encore pleine confiance à l'époque où M. de Bourrienne fut disgracié; ses ennemis n'eurent garde de le négliger; ils le noircirent auprès de M. Barbé-Marbois, qui donna à leurs accusations tout le poids de sa probité. L'opinion de ce rigide fonctionnaire et d'autres circonstances encore déterminèrent le premier consul à se séparer de son secrétaire, dont les attributions furent en partie réunies à celles de M. Maret, qui n'avait été jusqu'alors que secrétaire général du consulat.
M. de Bourrienne fut remplacé au cabinet par M. de Menneval, homme d'honneur et de talent, qui se concilia l'affection du premier consul, et qui justifia sa faveur par un dévoûment qui ne s'est jamais démenti.
Nous étions arrivés à l'automne, lorsque le premier consul fit une tournée dans les départemens voisins de celui de la Seine. Il partit de Saint-Cloud, traversa le département de l'Eure, parcourut le champ de bataille d'Ivry, et se rendit à Évreux, à Louviers et à Rouen, où il arriva par le Pont-de-l'Arche: il visita les fabriques de cette ville, celles d'Elbeuf, et poussa jusqu'au Havre, d'où il gagna Dieppe. Ce fut sur la route qui sépare ces deux ports, qu'il reçut la dépêche qui lui annonçait la mort du général Leclerc. Elle lui annonçait aussi la prochaine arrivée de sa soeur Pauline[43], qui avait fait voile avec son fils unique sur le vaisseau de guerre où étaient déposées les dépouilles de son mari. Cette nouvelle fit sur lui une impression pénible. Il rentra à Paris plus tôt qu'il ne l'avait résolu; il revint par Neufchâtel, Beauvais et Gisors, et fut partout accueilli avec acclamations. À Beauvais entre autres, les autorités constituées vinrent fort loin à sa rencontre; elles avaient en tête une troupe de jeunes personnes fort élégantes, dont la plus belle portait un drapeau que l'une de ses compatriotes, la célèbre Jeanne Hachette, enleva dans une sortie aux troupes du duc de Bourgogne qui assiégeait la place. Louis XI, charmé de ce trait de bravoure, voulut en perpétuer le souvenir; il accorda la préséance aux femmes de Beauvais, et voulut qu'elles parussent avant les hommes dans les cérémonies publiques.
Le premier consul était rentré depuis quelques jours dans la capitale, lorsqu'il apprit que le vaisseau que montait madame Leclerc, chassé par des vents contraires qui l'avaient empêché de gagner les ports de l'Ouest, venait d'entrer à Toulon. Il fit partir de suite pour cette place le général Lauriston, qui ramena madame Pauline à Paris.
La tranquillité régnait au-dedans, la paix était rétablie au-dehors; il aborda une matière importante, difficile, qui lui prit le reste de l'automne et une partie de l'hiver suivant.
On avait contracté pendant la révolution l'habitude de dire la messe dans les maisons particulières: c'étaient des prêtres insermentés qui la célébraient. Les dévots prétendaient qu'elles étaient meilleures, plus agréables à Dieu que celles que disaient les prêtres assermentés. Beaucoup d'individus y assistaient par esprit d'opposition, quelques athées même affectaient de l'empressement à les entendre pour contrarier le gouvernement.
Il y avait peu d'ancienne maison qui n'eût sa chapelle. On disait la messe tantôt dans l'une, tantôt dans l'autre. Les affiliés étaient prévenus et se réunissaient sous divers prétextes, quelquefois même comme s'ils eussent rendu une simple visite. Bientôt on ne se contenta pas de célébrer la messe; on baptisa, on confessa, on donna la bénédiction nuptiale, on fit des sépultures; enfin on se constitua en véritable schisme. Cet état de choses datait des premiers jours de la révolution. Le premier consul n'avait pas voulu employer la rigueur pour le faire cesser; il le considérait comme le résultat des alarmes de quelques consciences timorées et non comme une conception malveillante. Il résolut cependant d'y mettre un terme, d'y remédier d'une manière efficace; il alla droit au mal, et résolut de fixer tout ce qui touche soit aux intérêts religieux, soit à la discipline ecclésiastique. Le chargé des affaires de France à Rome reçut ordre d'ébaucher la besogne; et, comme dans cette discussion, le premier consul n'avait pas seulement pour but de mettre fin aux querelles qui divisaient les prêtres, mais qu'il voulait encore se préserver d'une influence qui se faisait déjà sentir, il se réserva le soin de conduire la négociation. En conséquence, il se plaignit au pape d'un commencement de schisme qui menaçait la tranquillité des fidèles et peut-être même la religion. Il lui manifesta l'intention de prévenir ce malheur, et le pria de lui envoyer un légat avec lequel il pût en conférer.
Le pape accepta sa proposition avec empressement, et envoya à Paris le cardinal Gonsalvi, Spina, archevêque de Gênes, et Caselli, pour traiter du concordat. De son côté, le premier consul nomma son frère Joseph, M. Crettet, et l'abbé Bernier, curé de Saint-Lô d'Angers, pour en discuter les articles avec les prélats. Le concordat fut signé le 18 juillet 1801.
Par suite de cet acte, le clergé redevint en France une branche de l'administration, qui fut dirigée par M. Portalis père, que le premier consul nomma ministre des cultes. C'est dans le courant de l'année qui suivit, que le pape envoya à Paris comme son légat, le respectable cardinal Caprara, qui acheva l'oeuvre commencée par ses prédécesseurs.
La réconciliation de la France avec l'Église fut encore un triomphe pour le premier consul, auquel elle concilia tous les dévots. Elle lui valut en outre l'avantage de voir cesser toutes ces momeries d'offices divins célébrés à domicile. Les fidèles revinrent aux temples qu'il avait fait rouvrir, et les prêtres de toutes les orthodoxies ne craignirent pas d'y venir officier. Le pape soumit à la même discipline les ecclésiastiques assermentés et insermentés; il somma les évêques absens de rentrer sur-le-champ dans leurs diocèses ou d'envoyer leur démission. Quelques uns obéirent, et ceux qui résistèrent furent remplacés.
Le premier consul voulut célébrer la réconciliation de la France avec l'Église: une grande cérémonie eut lieu à Notre-Dame. À l'avénement du premier consul, cette métropole était dans l'état le plus déplorable; elle n'avait plus ni marbres, ni ornemens, tout avait été pillé ou vendu. On ne s'en était pas tenu là; en 1793, on avait coupé l'édifice, on l'avait distribué en une série de magasins qu'on avait loués au plus offrant. Le premier consul fit cesser cette odieuse profanation; il restitua la basilique, fit remettre à neuf les tables, les autels que le jacobinisme avait abattus, et assista à la cérémonie d'inauguration avec tous les membres du gouvernement.
Cette action, louable en elle-même, et tout à la fois politique et religieuse, lui valut, d'une part, un surcroît d'affection, et de l'autre une explosion de mécontentemens.
Le premier consul avait à diverses fois engagé M. de Talleyrand à reprendre la prêtrise; il lui observait que ce parti convenait à son âge, à sa naissance, et lui promettait de le faire faire cardinal, ce qui le placerait sur la même ligne que Richelieu, et donnerait du lustre à son ministère.
Quelque peu de vocation que M. de Talleyrand eût pour l'Église, il ne laissa pas de réfléchir à cette proposition; mais telle était la faiblesse de son caractère, qu'une femme, qui avait pris de l'empire sur son esprit en faisant les honneurs de sa maison, paralysa l'influence immédiate du chef de l'État. Elle fit jouer tant de ressorts pour se préserver d'une expulsion qui aurait été la conséquence immédiate du retour de M. de Talleyrand à la prélature, qu'elle parvint à se faire épouser, et figura dans la suite, non pas aux Tuileries, mais au milieu des représentans de toutes les cours de l'Europe, sous le nom de princesse de Bénévent. Dans cette occasion, le premier consul avait poussé la condescendance au point de solliciter du pape un bref de sécularisation pour M. de Talleyrand, et la permission de se marier. Il avait cédé particulièrement, dans cette circonstance, aux instances de madame Bonaparte.
CHAPITRE XXIX.
Mécontentemens de quelques généraux.—Bernadotte.—Scène chez le général
Davout.
J'ai dit plus haut que la cérémonie de Notre-Dame fit éclater des mécontentemens. Il me reste à rapporter ce qu'ils produisirent.
Des envieux, des brouillons, la plupart esprits médiocres, et qui, cependant voulaient trancher sur des matières qu'ils n'étaient pas en état d'entendre, cherchaient à agiter la multitude. Ils s'attachaient à la marche du gouvernement, critiquaient amèrement ses actes, lui imputaient des vues qu'il n'avait pas, et protestaient qu'ils mourraient plutôt que de voir périr la liberté. Ne pouvant ou ne voulant pas pénétrer quels étaient les projets du chef de l'État, ils lui attribuaient ceux qui convenaient à leurs desseins. Le premier consul était décidé à rétablir les prêtres sur le pied où ils étaient avant la révolution; on ne pouvait trop se hâter de prévenir un semblable attentat. Les armes, les moyens étaient indifférens; tout était bon, pourvu qu'on détournât l'orage. On ne s'en tint pas aux propos; on avisa aux mesures de résistance, on se constitua en état flagrant de conspiration. Ces réunions insensées, qui devenaient inquiétantes par la folie même de ceux dont elles se composaient, avaient pour chef le général Bernadotte, qui commandait, à cette époque, l'armée de l'Ouest. Quoique allié à la famille Bonaparte[44], il avait plusieurs fois assisté aux réunions où l'on discutait les moyens de se défaire du premier consul. À la vérité, il s'opposait à ce qu'on lui arrachât la vie; mais il conseillait un enlèvement à force ouverte, qui eût toujours été suivi du même résultat. Quant aux autres, tous opinaient pour la mort.
Le premier consul, dont la conservation était le besoin de l'époque, fut bientôt averti de ces réunions et du mauvais esprit qui les animait; mais il était si peu organisé pour la crainte, qu'il se borna à éloigner de Paris les mauvaises têtes dont elles se composaient. Quant à Bernadotte, il eut ordre de rejoindre son armée.
Un général qui se perdait alors dans la foule de ceux qui commandaient, était spécialement lié avec l'un des plus ardens de ceux qu'avait atteints la mesure du premier consul. D'abord soldat au service d'Espagne, il l'abandonna furtivement pour gagner la France, où venait d'éclater la révolution. Il s'attacha aux représentans qui allaient exalter, épurer les armées, et poursuivit les aristocrates avec un zèle qui ne fut pas sans utilité pour lui. Il trouvait une nouvelle occasion de servir la chose publique; il la saisit, et signala au premier consul les vues, les moyens de ces conciliabules qu'il avait souvent échauffés de ses élans de républicanisme. Il signalait, entre autres, le colonel F… et le général D…, avec lequel il était étroitement lié. Il les représentait comme exaltés au point de ne pas rejeter peut-être l'idée d'un attentat à la vie du premier consul, considération qui, disait-il, avait pu seule le déterminer à donner l'avis qu'il transmettait. Muni d'une pièce aussi précise, le chef de l'État ordonna l'arrestation des deux officiers qui lui étaient désignés. Le ministre de la police lui avait laissé ignorer l'existence de ces trames odieuses. Il ne savait si elles avaient échappé à sa surveillance, ou si Fouché avait intérêt à l'abuser. Dans le doute, il ne voulut pas recourir aux voies ordinaires, et chargea la gendarmerie d'élite, dont j'étais colonel, de s'assurer des prévenus. F… fut arrêté; mais D… échappa par les soins officieux de celui qui l'avait dénoncé.
Celui-ci n'avait pas transmis son rapport au premier consul, qu'il courut prévenir son ami que tout était découvert, qu'il prît garde à lui, croyant sans doute soulager sa conscience par cet avis officieux. D…, touché de sa sollicitude, plein de confiance dans une vieille liaison contractée au milieu des chances d'une homogénéité de fortune politique, lui demanda asile. Il n'osa refuser, et accueillit le fugitif; mais il prévint en même temps qu'il n'avait pu repousser les sollicitations de l'amitié, que D… s'était réfugié chez lui.
J'étais à la Malmaison quand l'avis y arriva. Le premier consul, que ces intrigues avaient indisposé, m'envoya de suite à Paris, avec un ordre de diriger un détachement de gendarmerie sur la maison de campagne de ce général. Le détachement se rendit au village, mais ne trouva personne. D… était en route pour ses foyers, où le premier consul ordonna de le laisser tranquille.
L'apparition des gendarmes chez le général dont le zèle pour le premier consul paraissait diriger la conduite dans cette occasion, éleva cependant une mésintelligence entre lui, qui avait provoqué cette mesure, et moi, qui avais reçu l'ordre de l'exécuter. Il se plaignit de l'insulte qui lui était faite, en appela aux officiers, écrivit au premier consul, voulut à toute force avoir satisfaction à mes dépens. Tant de tapage pour une visite de gendarmerie parut suspect. Je ne pouvais concevoir qu'un pareil désagrément auquel, après tout, chacun est exposé, excitât véritablement cette inépuisable colère dont *** paraissait animé. Je demandai à mon tour satisfaction. Je souffre, dis-je au premier consul, les propos que m'attire le commandement dont je suis revêtu, parce que le bien du service l'exige. Mais s'il doit toujours en être ainsi; si je suis sans cesse poursuivi par les clameurs de ceux contre lesquels je reçois des ordres, veuillez me le retirer, et me donner en échange un régiment de cuirassiers. «Et que vous font ces clameurs? me répliqua le premier consul; ne voyez-vous pas d'où elles partent? *** ne crie si haut que parce que c'est lui qui m'a prévenu des vues de D… et de l'asile qu'il avait choisi. Au reste, soyez tranquille, je me charge de le calmer.» Je sus, en effet, qu'il lui avait fait dire que sa manière ne menait à rien; qu'il fallait être pour ou contre; qu'il vît ce qu'il préférait. Mes pressentimens étaient vérifiés; il ne restait plus qu'un point à éclaircir. Je voulus en avoir le coeur net, et demandai, dans la suite, à D…[45], qui était retiré dans ses foyers, par qui il avait été avisé de quitter la maison où il s'était retiré. C'était encore, comme je le soupçonnais, son officieux ami qui l'avait prévenu que la gendarmerie était sur ses traces. Il eût pu faire davantage, il eût pu dire comment elle s'y trouvait.
Je n'ai rien oublié de toutes ces malheureuses circonstances, dans lesquelles je n'ai dû voir qu'une preuve de plus de la faiblesse humaine: si celui auquel elles s'appliquent lit ces Mémoires, qu'il ne croie pas que sa nouvelle position m'a imposé de ne pas le nommer: c'est à ses enfans que j'ai dû ce ménagement.
La confidence du premier consul m'avait mis au fait. Je laissai aller les propos. Tout ce grand fracas, dont on étourdissait les salons, n'avait pour but que de voiler les rapports que l'on entretenait avec le cabinet. Ce n'était pas la peine de s'en inquiéter.
Parmi les sujets assez minces dont se composaient les réunions, se trouvait un officier supérieur, que les révélations de *** signalaient comme capable de se porter aux derniers attentats. Renvoyé pour des motifs qui me sont inconnus, du régiment où il servait, sans emploi, sans fortune, il devint naturellement un des boute-feu du mouvement qui se préparait. La perte du premier consul devait lui rouvrir la carrière; il annonçait hautement l'intention de la consommer. Sa décision était connue; il fut arrêté et mis au Temple. Une fois enfermé, il pesa, examina sa conduite, et n'y trouvant que des sujets d'alarmes, il résolut de recourir à la clémence du premier consul. Il s'y détermina d'autant mieux, qu'il ne doutait pas que la perte de sa liberté ne fût le résultat de la délation de quelque faux frère qui avait fait la paix à ses dépens, ce qui était vrai.
Il offrit de faire des révélations; le général Davout fut chargé de les recueillir, et se rendit au Temple, où il reçut les confidences de ce chef d'escadron: elles étaient importantes. Le premier consul le chargea de nouveau de voir le prisonnier, de lui proposer cinq cents louis, s'il voulait accepter une mission pour Londres, où, en se donnant pour échappé du Temple, il parviendrait à surprendre les projets des Anglais et des émigrés sur les départemens de l'Ouest, ainsi que les relations qu'ils y conservaient.
Le général Davout envoya chercher le prisonnier, et le fit conduire dans la maison qu'il occupait aux Tuileries, sur l'emplacement où est aujourd'hui la terrasse qui se trouve en face de la rue Saint-Florentin.
Le hasard amena, sur ces entrefaites, le général ***, déjà désigné plus haut, chez Davout. Il reprenait ses criailleries ordinaires. Le premier consul, disait-il, voulait rétablir l'ancien régime; il avait commencé par faire rentrer les émigrés; il faisait rentrer les prêtres, et dépouillerait bientôt les acquéreurs de biens nationaux. Enfin, ajouta-t-il, pour dernier trait, il venait de faire étrangler ce pauvre chef d'escadron, prisonnier au Temple.
Le général Davout, qui ne devinait pas encore où son interlocuteur voulait en venir, imaginait tantôt qu'il cherchait à se faire interroger pour se débarrasser d'un poids qui chargeait sa conscience, tantôt qu'il cherchait s'il ne serait pas possible de le détacher du premier consul. Toutefois le général Davout le laissa s'engager, écouta toutes les folies qu'il lui débitait, et laissa échapper un mouvement de pitié qui mit fin à la philippique. Pour toute réponse, au lieu de le reconduire par la sortie ordinaire, il le fit passer par une pièce où se trouvait D…
Le général *** aperçoit bien vivant le pauvre chef d'escadron, qu'il venait de dire avoir été étranglé; son esprit en fut bouleversé; mais, se remettant bientôt, et ne se méprenant pas sur les motifs qui amenaient cet officier chez le commandant de la place, il rentra précipitamment dans le cabinet de Davout, et lui dit: «Je vois que l'on sait tout, puisque D… est là; on m'a trompé; je t'en prie, mène-moi de ce pas chez le premier consul.» Davout y consentit. Le général *** se jeta aux pieds du chef de l'État, avoua tout, et fixa par cette démarche sa position présente qui vacillait, et prépara sa position à venir. Il appartint dès-lors au premier consul, pour lequel il affecta un dévoûment exclusif. Quant au chef d'escadron, il avait peu de choses à ajouter aux révélations qui étaient déjà connues. Il accepta la proposition que lui fit Davout. Il se rendit à Londres, séjourna long-temps dans cette capitale, et ne la quitta que lorsqu'il eut des renseignemens précis sur un projet qui avait pour but d'abattre le premier consul. Il rejoignit le maréchal au camp d'Ostende, et lui dévoila le complot, qu'on essaya de mettre à exécution à quelques mois de là. Il vécut quelque temps tranquille; mais la nature l'emporta, il reprit ses premières habitudes, et devint l'objet d'une surveillance sévère. Des ordres rigoureux avaient même été donnés pour le cas où il serait aperçu rôdant autour du premier consul. Depuis on essaya plusieurs fois de le placer; mais l'âge n'avait pas mûri sa tête, il ne put se tenir nulle part. Il joua la victime en 1814, en 1815, etc., etc… L'histoire dira le reste.
À l'époque où se passèrent les faits dont je viens de parler, le premier consul venait de s'établir au palais de Saint-Cloud, qu'il avait fait réparer, pour jouir de la facilité d'une promenade qui s'y trouvait de plain-pied avec son cabinet, et être plus près de Paris que ne l'était la Malmaison; ce qui était important pour tous ceux qui avaient des communications journalières avec lui.
CHAPITRE XXX.
Discussions du Code civil.—Tribunat.—Exposition des produits de l'industrie.—Canal de l'Ourcq.
Ce fut à la fin de mars 1802 qu'une commission du conseil d'État, composée de MM. Tronchet, Portalis père, Merlin de Douai et autres, sous la présidence du second consul Cambacérès, fut chargée de présenter le projet du Code civil; le premier consul fit ouvrir les discussions sur cette grave matière par le conseil d'État. Ce corps tenait ordinairement trois séances par semaine: elles commençaient à deux heures, et finissaient à quatre ou cinq; mais cet hiver le conseil ne se sépara jamais qu'il ne fût huit heures du soir, et le premier consul ne manqua pas une seule de ses séances.
Jamais il ne s'était tenu un cours de droit public de cette importance. Le conseil d'État comptait, à cette époque, une foule d'hommes dans la maturité de l'expérience et la force de l'âge: aussi la discussion était-elle profonde, lumineuse, empreinte du cachet de la méditation.
Le premier consul s'intéressait si vivement à ces débats, que le plus souvent il retenait quelques conseillers d'État pour dîner, et reprendre ensuite la discussion. S'il rentrait seul, il restait dix minutes à table, et remontait dans son cabinet, d'où il ne sortait plus.
Quand il n'avait pas été au conseil d'État, il allait à l'Institut, où je l'ai quelquefois accompagné. Cette société s'assemblait alors au Louvre. Il se rendait à la séance par la galerie du Muséum; et, lorsqu'elle était finie, il retenait quelquefois un ou deux membres, s'asseyait sur une table comme un écolier, et entamait une conversation qui se prolongeait souvent fort avant dans la nuit. En général, quand il rencontrait quelqu'un qui lui convenait, le temps coulait sans qu'il s'en aperçût.
La rédaction du Code civil achevée, ce grand travail fut porté avec les formalités ordinaires à la discussion du Tribunat. On avait déjà eu plusieurs occasions de s'apercevoir que ce corps deviendrait tôt ou tard un obstacle à la marche administrative du gouvernement. Quoique généralement composé d'hommes d'un mérite reconnu, il s'était mis en hostilité avec le conseil d'État. Il avait quelquefois montré une opposition qui tenait peut-être plus à l'esprit de corps et à la rivalité de talens qu'à l'intrigue et à une tendance à l'exagération.
Le premier consul avait été prévenu de cette disposition; mais elle était si peu raisonnable, qu'il refusait d'y croire. Il fit, comme je l'ai dit, faire la communication. Il ne tarda pas à se convaincre qu'il avait mieux auguré de ce corps qu'il ne méritait. La discussion fut aigre, passionnée, minutieuse. On ne put plus se promettre de faire passer le Code sans le mutiler. Le besoin de ce grand travail était vivement senti; mais, comme il était à craindre que la même opposition ne se manifestât au Corps Législatif, et ne frappât ainsi de discrédit le premier oeuvre de la législation consulaire, on retira le projet. Les élections amenèrent des hommes plus sages au Corps Législatif. Le Tribunat, qu'on avait eu la prudence de réduire de moitié, revint lui-même à un système moins hostile. Le Code fut reproduit et adopté.
Le premier consul abolit plus tard le Tribunat; et, comme il en voulait non aux membres, mais à l'institution qui n'était propre qu'à entraver sa marche, il plaça tous les tribuns, qui, pour la plupart, furent des administrateurs remarquables et tous des hommes distingués.
Je lui ai quelquefois entendu dire au sujet de ceux dont il était le plus satisfait: «Eh bien! voyez; au Tribunat, il aurait été opposé à ce qu'il fait aujourd'hui mieux qu'un autre. Voilà ce que produit l'esprit de corps. Il faut convenir, ajoutait-il à cette occasion, que les hommes ne sont en général que des enfans.»
Depuis que le premier consul gouvernait, il s'était fait dans toutes les branches administratives un travail prodigieux, et cependant les créations continuaient encore. On forma l'administration des eaux et forêts, qui arrêta le pillage des bois, et lui substitua un mode d'exploitation sage et raisonné; on établit des lycées; on doubla les moyens d'instruction gratuite, que plus tard on compléta par l'organisation d'un corps enseignant; on fit des agens-de-change; on recréa la loterie, qui anéantit une multitude de petites loteries, de banques particulières tout aussi ruineuses pour le public et stériles pour l'État; enfin, on institua les droits-réunis.
Le ministre de l'intérieur, M. Chaptal, protégeait, stimulait les manufactures et tout ce qui tenait à l'industrie avec un zèle qui ne laissait rien à désirer. C'est lui qui imagina d'établir, dans chaque département et plus tard à Paris, des muséum d'exposition où l'on apporterait, à une époque fixe, les produits de l'industrie nationale. Cette heureuse conception fut aussitôt réalisée. L'exposition eut lieu, et montra les inconcevables progrès qu'avaient faits les arts pendant un espace de temps qu'on n'avait cru fécond qu'en calamités. M. Chaptal rendit, dans cette circonstance, un service signalé à la nation; il ouvrit les yeux à une foule d'incrédules qui s'obstinaient à mettre nos fabricans au-dessous de ceux de l'étranger. La comparaison les convainquit. Ils furent obligés de s'avouer que des produits qu'ils achetaient comme de fabrique anglaise, sortaient de nos ateliers, étaient confectionnés par les ouvriers dont ils contestaient l'aptitude. Ce fut par des moyens aussi simples qu'il fit cesser les petites supercheries de quelques fabricans, qui ne rougissaient pas d'employer une estampille étrangère pour mieux écouler leurs produits. Il ne mérita pas moins bien de l'agriculture. Il fonda les prix qu'on décerne encore dans les départemens aux plus belles productions agricoles. Avec le temps et de pareilles institutions, un pays ne peut manquer d'obtenir de grandes améliorations et parvenir à la prospérité. Au reste, tous les actes de l'administration de M. Chaptal portaient le cachet d'un patriotisme éclairé, comme ceux de sa vie privée portent celui d'un homme de bien.
Il ne se passait guère de semaine que le premier consul n'allât visiter quelques établissemens. Il ne songeait qu'à embellir, améliorer, administrer; il traçait des canaux, ouvrait des routes, ou rétablissait celles de l'ancienne France qui avaient été totalement négligées pendant la révolution. Le chef de l'État avait donné l'impulsion: tout était en mouvement d'un bout de la république à l'autre. On réparait, on réédifiait, on travaillait, comme on fait après un naufrage pour remettre à flot le bâtiment qu'un pilote inhabile a échoué.
À Lyon, on rétablissait la place Bellecour; à Paris, on déblayait le Louvre, on nettoyait le Carrousel, on restaurait les monumens publics; on rendait au culte les temples échappés à la destruction, on relevait ceux qu'une fureur insensée avait fait abattre.
Les ports, les canaux, toutes les constructions marchaient de front. On ne concevait pas comment le premier consul pouvait faire face aux dépenses que tant d'entreprises exigeaient; on s'étonnait, on criait au miracle: le miracle était simple, c'était celui de l'ordre et de la probité. Je m'explique.
Avant le 18 brumaire, les receveurs-généraux retenaient les deniers publics, sous le prétexte que leurs recettes éprouvaient des lenteurs. Ainsi, privé de rentrées fixes et hors d'état de connaître jamais le juste état de ses caisses, le ministre des finances était obligé de faire le service avec des traites sur les receveurs-généraux à une date plus ou moins reculée. Ces traites passaient dans le commerce; mais, comme on ne croyait pas plus à la solidité qu'à la bonne foi du gouvernement, elles altéraient journellement la confiance que l'on aurait voulu chercher à mettre dans le crédit public. Les receveurs-généraux profitèrent de ce cruel état de choses; ils se firent banquiers, achetèrent les effets qu'ils devaient solder, et réalisèrent des bénéfices énormes. Ces scandaleux trafics avaient disparu avec le gouvernement qui les tolérait. M. Gaudin en avait fait justice en prenant la direction des finances. En voyant la hausse des fonds publics, on criait à la magie; cette magie était la probité et le retour de l'ordre; l'économie présidait à la perception de l'impôt. Aucun fonds n'était détourné, aucune valeur n'était avilie: le crédit, la confiance, s'étaient rétablis partout.
Une autre entreprise, qui était tout entière dans l'intérêt de la capitale et du commerce, signala encore cette année. On projetait depuis long-temps la construction d'un canal qui rassemblât les eaux de la rivière de l'Ourcq, et les amenât dans Paris; mais les travaux qu'il exigeait étaient immenses, on avait toujours reculé devant les difficultés que présentait l'exécution. On avait cependant essayé quelques ébauches d'après les plans de M. Girard, que le premier consul avait eu occasion d'apprécier en Égypte; mais l'opposition avait été si vive, que tout avait été abandonné, lorsqu'il prit fantaisie au chef de l'État d'aller chasser[46] dans la forêt de Bondi.
La meute qu'il suivait le mena dans les travaux du canal, qui se trouvaient en partie entravés dans cette forêt; sur-le-champ il laissa là les chiens, et nous ordonna de le suivre: il ne pensait déjà plus à la chasse. Il fit lui-même la reconnaissance des travaux déjà achevés, et comme il avait été long-temps auparavant faire celle de tout le cours de la rivière de l'Ourcq, ainsi que celle du canal projeté dans toute sa longueur, les contradictions qui en avaient fait suspendre les travaux revinrent à son esprit: sans rejoindre la chasse, il retourna de suite à Paris, et donna des ordres pour la réunion aux Tuileries, le soir même, de tous les ingénieurs des ponts-et-chaussées qui étaient pour et contre le projet. Il les mit en présence, suivit attentivement la discussion, trouva les objections faibles, les réponses péremptoires, et ordonna sur-le-champ la reprise des travaux, qui furent conduits avec célérité, mais qu'il n'eut pas la satisfaction de mener à terme.
CHAPITRE XXXI.
Suppression du ministère de la police.—Le général Rapp.—Médiation helvétique.—Intérieur des Tuileries.—Anecdote.
L'état de paix dans lequel on vivait avait peu à peu amorti la défiance. Le premier consul avait rayé de la liste des émigrés tous ceux qui avaient demandé cette grâce: il les avait même mis en possession de la partie de leurs biens qui n'avait pas été vendue et se trouvait encore sous le séquestre national. Sa facilité multiplia les démarches. Il fut obligé de prendre une mesure générale pour couper court aux réclamations qui l'assiégeaient. Il eut d'abord dessein de faire rapporter la loi sur l'émigration; mais on lui démontra que cette mesure aurait des conséquences pires que le mal auquel il voulait remédier. Un premier arrêt du conseil d'État excepta de la liste des émigrés les ecclésiastiques qui avaient subi la déportation, les enfans au-dessous de seize ans, les laboureurs, artisans, etc.; un senatus-consulte de 1802 les amnistia. Le premier consul fit ensuite dresser une liste de ceux que leurs antécédens ou leur naissance constituaient en état d'hostilité avec les lois nouvelles, et raya les autres en masse.
La suppression du ministère de la police devint la conséquence de cette détermination: il n'y avait plus besoin de surveillance là où il n'y avait plus rien à surveiller. On saisit cette occasion pour essayer de démontrer au premier consul que cette autorité ne pouvait plus subsister sans de graves inconvéniens pour la popularité comme pour la considération dont il cherchait à entourer son pouvoir. La tolérer encore, c'était fournir des prétextes à la calomnie, faire suspecter les intentions du gouvernement. Le premier consul eut l'air de se laisser persuader, et ne fut peut-être pas fâché d'essayer ce que personne n'avait osé tenter avant lui, de maintenir l'ordre avec les tribunaux et la gendarmerie. M. Fouché était furieux contre M. de Talleyrand, qu'il regardait comme l'auteur d'une mesure qui l'éloignait à la fois du conseil et le privait du ministère, qu'il regardait comme un apanage inamovible. Aussi usa-t-il de représailles; il jeta des soupçons sur la fidélité, les intentions politiques du ministre des relations extérieures, et employa mille moyens de les faire parvenir aux oreilles du premier consul, qui, malheureusement pour lui et pour M. de Talleyrand, leur donna plus d'importance qu'ils n'en méritaient. Le ministère de la police fut néanmoins supprimé, et M. Fouché entra au sénat conservateur.
M. Abrial, qui avait le portefeuille de la justice, y fut également nommé. Le premier consul réunit les deux ministères sous la dénomination de ministère du grand-juge, qu'il confia à M. Reignier, qui était conseiller d'État: il lui adjoignit M. Réal, qu'il chargea de la direction de tout ce qui se rattachait à la sûreté générale, ou qui exigeait des informations qu'un procureur-général aurait conduites le plus souvent d'une manière imparfaite. Les choses marchèrent d'abord assez bien. On était fatigué de guerre, de dissensions; chacun aspirait au repos et cherchait à réparer les pertes qu'il avait faites. Personne ne songeait à troubler une situation prospère qui n'était due qu'à la concentration du pouvoir.
Les Suisses étaient encore régis par le gouvernement que le Directoire de France leur avait imposé; mais l'exaspération que causait un pouvoir assis sur les ravages de l'étranger était au comble. De toutes parts, on courut aux armes: ce ne fut partout que trouble et confusion, et l'orage, qui se calmait chez nous, souffla avec violence en Suisse. Les partis ne tardèrent pas à en venir aux mains.
Celui qui repoussait le Directoire était si nombreux, qu'il anéantit l'autre en un instant. Les vaincus se prévalurent aussitôt d'un traité conclu avec la France, et réclamèrent l'assistance du premier consul. Sa position était délicate; il ne voulait ni laisser la guerre civile s'allumer, ni opprimer l'indépendance helvétique: il venait cependant de faire entrer en Suisse le général Ney avec un corps de troupes, et en même temps de faire arrêter Reding, instigateur de troubles. Il dépêcha en toute diligence son aide-de-camp Rapp, qui arriva comme un envoyé de la Providence au moment où l'on allait en venir aux mains. Rapp, avec une rare présence d'esprit, descend de sa voiture, se place entre les deux armées, déclarant à haute voix et en allemand qu'il était autorisé à déclarer ennemi du peuple français celui des deux partis qui commencerait le feu, et qu'il avait l'ordre de faire entrer de nouvelles troupes françaises sur le territoire suisse. Sa fermeté imposa d'autant plus, que l'un et l'autre parti avait les mêmes conséquences à redouter d'une seconde invasion. Ils se rapprochèrent, convinrent d'assembler les cantons et de remettre leurs différends à la médiation du premier consul.
Celui-ci accepta; il accueillit la députation qui vint lui exposer les voeux, les besoins d'un peuple que l'inquiétude du Directoire avait fait courir aux armes, et nomma une commission de sénateurs, au nombre desquels se trouvait Fouché, pour discuter avec elle la constitution qui convenait aux peuples des montagnes qu'elle représentait.
L'acte constitutionnel fut promptement arrêté. La députation, satisfaite, pria le premier consul de conserver le titre de médiateur qui lui avait été déféré. Le pays recouvra la tranquillité qu'il avait perdue, sans qu'elle coûtât une seule goutte de sang; et le célèbre M. de La Harpe[47], qui l'avait régi sous le nom de directeur, vint fixer sa résidence à Paris.
L'hiver qui suivit la conclusion de la paix fut remarquable par l'affluence des étrangers de distinction; ils accouraient de toutes parts en France. Cependant tel avait été le récit qu'on leur avait fait de nos discordes, qu'ils croyaient la capitale à moitié dévastée. Ils furent étrangement surpris de ne trouver aucune trace de destruction, et d'entendre dire de toutes parts que la ville était plus belle qu'avant les troubles dont on leur avait fait un si triste tableau.
Le cérémonial n'était pas réglé. Madame Bonaparte ne recevait personne; elle craignait de se voir compromise par les prétentions que pourraient élever quelques dames étrangères dans un palais qui était encore sans étiquette, ou de les blesser elles-mêmes par l'exigence que lui inspirait son rang: aussi n'y avait-il rien de plus monotone alors que le château des Tuileries. Le premier consul ne quittait pas son cabinet; madame Bonaparte était obligée, pour tuer le temps, d'aller tous les soirs au théâtre avec sa fille, qui ne la quittait pas. Après le spectacle, dont le plus souvent elle n'attendait pas la fin, elle revenait terminer sa soirée par un whist, ou, s'il n'y avait pas assez de monde, par une partie de piquet, qu'elle faisait avec le second consul, ou quelque autre personnage de cette gravité.
Les femmes des aides-de-camp du premier consul, qui étaient de l'âge de madame Louis Bonaparte, venaient lui tenir compagnie. C'étaient chaque jour les mêmes personnes, les mêmes jeux: la semaine s'écoulait de la même manière à la Malmaison qu'à Paris. Le second consul recevait les fonctionnaires ainsi que les membres de la magistrature; sa maison était la seule où l'on rencontrait une partie de la représentation du gouvernement. Les étrangers, de leur côté, remplissaient les salons, dont M. de Talleyrand seul leur faisait les honneurs.
Ce fut dans le cours de cet hiver que le premier consul fit arrêter et mettre au Temple M. T***, qui revenait d'Angleterre par la Hollande. L'arrestation fut représentée comme tyrannique. Voici cependant ce qui la détermina.
Ancien membre du parlement de Paris, M. T*** avait mené une vie fort agitée depuis qu'il avait quitté la France: il avait successivement séjourné en Angleterre, en Allemagne, et avait fini par se réfugier en Amérique. Il n'y avait pas plus trouvé le repos qu'ailleurs. Mais ses opinions étaient tout pour lui; il aima mieux souffrir que d'en faire le sacrifice. Il était dans cette pénible situation, lorsqu'il apprit les événemens qui suivirent le retour du général Bonaparte. Las de courir le monde, et pressé de revoir ses enfans, il se décide à repasser en Europe. Il rencontre, à bord du bâtiment qu'il montait, des Hollandais de Surinam, se lie avec eux, apprend que la colonie, fatiguée d'appartenir à un gouvernement qui ne peut plus la protéger, envoie négocier, c'est-à-dire inviter le ministère anglais à venir prendre possession de l'établissement. Ils ne connaissaient personne à Londres, et auraient cependant voulu que leur mission fût ignorée de la Hollande, dont ils étaient si près, et où ils avaient des relations. M. T*** les tira d'affaire; il avait d'anciennes liaisons en Angleterre; il se mit en rapport avec le gouvernement, et fit si bien, que les Hollandais obtinrent sans bruit la protection qu'ils sollicitaient.
Le ministère, à qui cette intrigue livra Surinam, en usa généreusement avec celui qui l'avait conduite, en sorte que M. T*** vit à la fois la France s'ouvrir devant lui et sa fortune se rétablir. La négociation qu'il avait faite avait amené une sorte d'intimité entre le ministère et lui. Pitt le consulta sur la confiance que méritait un ambassadeur français qui venait de lui adresser un mémoire sur les moyens de restreindre la puissance du premier consul.
M. T***, qui avait connu ce personnage avant son émigration, s'imagina, d'après cette ouverture, qu'il était resté fidèle aux principes qu'il professait alors, et en rend bon compte au ministre. Sur cette assurance, Pitt lui confie le mémoire; T*** le parcourt, retrouve ses opinions, et se persuade qu'il peut compter sur son ancien ami. Il se rend aux lieux qu'il habite; il va le voir, lui compte sa bonne et mauvaise fortune, et lui demande son appui. Il reçoit les plus belles promesses; mais il démêle, à travers la conversation, des principes politiques tout-à-fait contraires à ceux qu'il attendait. «Quoi! à moi! lui dit T***; mais j'ai lu ton mémoire; je sais ce que tu penses; Pitt me l'a confié.»
Le diplomate nia le fait, redoubla de caresses, d'offres de service. L'émigré crut à ses protestations, et se mit en route pour Paris; mais il avait été signalé à la police comme un agent anglais, qui arrivait avec des sommes considérables. Son bienveillant ami avait eu soin de divulguer la part qu'il avait prise à l'intrigue de Surinam.
Le premier consul dut le faire arrêter. Le chagrin, l'irritation que cause toujours la perfidie, mirent promptement T*** au tombeau. Il mourut avec l'amertume d'un homme qui succombe sous les trames d'un faux ami.
CHAPITRE XXXII.
Première réception de la cour consulaire.—Vive allocution du premier consul à l'ambassadeur anglais.—Calculs et espérances de l'Angleterre.
On établit enfin vers le mois de mars 1802 un peu d'étiquette, et l'épouse du chef du gouvernement eut autour d'elle des dames, des officiers civils chargés de veiller à la représentation. Les dames ne furent d'abord qu'au nombre de quatre, mesdames de Rémusat, de Thalouete, de Luçay, et madame de Lauriston, dont le premier consul faisait un cas particulier. Les quatre officiers civils du palais consulaire furent MM. de Gramayel, de Luçay, Didelot et de Rémusat.
Cette cour n'avait encore que quelques mois d'installation, lorsque les étrangers furent reçus pour la première fois. La réception eut lieu dans les appartemens de madame Bonaparte, au rez-de-chaussée, sur le jardin. Elle fut nombreuse, composée de tout ce que nos voisins avaient de plus aimables femmes, qui y parurent avec un luxe de pierreries dont notre cour naissante n'avait pas encore d'idée. Le corps diplomatique y assista tout entier. Enfin l'affluence fut telle, que les deux salons du rez-de-chaussée purent à peine suffire au concours que cette cérémonie avait attiré. Quand tout fut prêt, que chacun eut pris sa place, madame Bonaparte entra, précédée du ministre des relations extérieures, qui lui présenta les ambassadeurs étrangers. Elle fit ensuite le tour du premier salon, toujours précédée par le ministre, qui lui nommait successivement chacune des personnes qui se trouvaient sur son passage. Elle achevait de parcourir le second, lorsque la porte s'ouvrit tout à coup, et laissa voir le premier consul, qui se présentait au milieu de cette brillante assemblée. Les ambassadeurs le connaissaient déjà; mais les dames l'apercevaient pour la première fois. Elles se levèrent spontanément et avec un mouvement de curiosité très prononcé. Il fit le tour de l'appartement, suivi des ambassadeurs des diverses puissances, qui se succédaient l'un à l'autre, et nommaient les dames de leurs pays respectifs.
Ce fut dans une de ces réceptions qu'il laissa éclater plus tard l'humeur que lui donnait la conduite de l'Angleterre. Il venait de lire les dépêches de son ambassadeur à Londres, qui lui envoyait la copie d'un message que le roi avait transmis au parlement, sur de prétendus armemens qui avaient lieu dans les ports de France. Tout préoccupé de la lecture qu'il venait de faire, il ne passa pas ce jour-là dans le second salon, et fut droit aux ambassadeurs. J'étais à quelques pas de lui, lorsque, s'arrêtant devant l'ambassadeur d'Angleterre, il l'interpelle avec vivacité: «Que veut donc votre cabinet? que signifient ces bruits d'armemens dans nos ports? Peut-on abuser ainsi de la crédulité des peuples, ou ignorer à ce point ce qui nous occupe? On doit savoir, si l'on connaît le véritable état des choses, qu'il n'y a en appareillage que deux bâtimens de transport qui sont destinés pour Saint-Domingue; que cette colonie absorbe toutes nos pensées, tous nos moyens. Pourquoi donc ces plaintes? Est-on déjà las de la paix? Faut-il encore ensanglanter l'Europe? Des préparatifs de guerre! nous imposer! On pourra vaincre la France, peut-être même la détruire; mais l'intimider, jamais!»
L'ambassadeur salua respectueusement, et ne répondit pas un mot. Le premier consul s'éloigna; mais, soit que cette sortie l'eût un peu échauffé, soit toute autre cause, il n'acheva pas le tour, et rentra dans ses appartemens. Madame Bonaparte suivit; le salon fut vide en un instant. Les ambassadeurs de Russie et d'Angleterre s'étaient retirés dans l'embrasure d'une fenêtre. Ils s'entretenaient encore, qu'il n'y avait plus personne dans les appartemens. «Ma foi, disait le premier au second, vous ne pouviez vous attendre à cette sortie, ni par conséquent être préparé à y répondre; il faut vous borner à en rendre compte, et en attendant vous conduire en conséquence.»
Il le fit. Les communications devinrent froides, réservées. La résolution de l'Angleterre était prise, l'aigreur ne tarda pas à se manifester.
On échangea des notes; on demanda des explications catégoriques, et enfin des passe-ports. Le premier consul les accorda sur-le-champ. J'étais à Saint-Cloud, dans son cabinet, lorsqu'on introduisit M. Maret, qui apportait la rédaction de la réplique dont il voulait les accompagner. Il la fit lire à haute voix, et dit, à cette occasion, des choses bienveillantes sur le caractère personnel de lord Withworth, qu'il estimait beaucoup. Il était persuadé que, dans cette circonstance, il n'avait pris aucune part à la conduite de son gouvernement.
Quelques points étaient restés en litige depuis le traité d'Amiens; Malte, d'après les stipulations, devait être restitué à l'ordre de Saint-Jean de Jérusalem. L'Angleterre s'y refusa, parce que cette possession lui assurait la domination de la Méditerranée. La France attendait de même l'évacuation du cap de Bonne-Espérance et celle de l'Égypte, d'après les engagemens contractés par l'Angleterre. La France avait strictement exécuté les siens.
Il y avait de la dérision à arguer de nos armemens maritimes pour nous faire la guerre, lorsqu'il était notoire qu'ils ne pouvaient pas suffire à alimenter la colonie de Saint-Domingue. C'était le génie du premier consul, et la prospérité qu'il procurait à la France qui effrayaient l'Angleterre. Elle l'avait jugé, et lui avait voué dès-lors une guerre à mort. Il fallait bien que l'on fût résolu de la recommencer dans une circonstance opportune pour avoir donné pour prétexte l'état de ses armemens.
Il eût été, je crois, plus conforme à la vérité de dire que le vrai motif de cette guerre était, au contraire, le désarmement complet de la France, parce qu'il offrait des chances de succès, et que la circonstance opportune qu'on était résolu d'attendre en signant la paix, était enfin arrivée.
Je me suis confirmé dans cette opinion, lorsque plus tard je suis entré dans les affaires, et d'après les observations que j'ai eu occasion de faire dans différentes positions où j'ai été placé.
Après la bataille de Zurich, gagnée par Masséna, les Russes ne parurent plus prendre de part active aux événemens de la guerre en Allemagne ni en Italie; et les rapports qui s'établirent entre l'empereur Paul et le premier consul, ayant été suivis de la paix entre les deux pays, les Russes disparurent des champs de bataille. La Prusse gardait, depuis le traité de Bâle, la plus stricte neutralité.
L'Autriche était restée seule sur le champ de bataille; l'Angleterre, à la vérité, lui avait promis l'alliance de la guerre civile en France, mais le premier consul avait triomphé des efforts qu'elle faisait pour l'entretenir. Il avait conduit en Italie toutes les troupes républicaines que la pacification de l'Ouest rendait disponibles. L'Empereur était hors d'état de soutenir la lutte; et si l'armée du Rhin, victorieuse à Hohenlinden, eût été en des mains plus habiles, Vienne était occupée. Aussi l'Autriche s'était-elle empressée de conjurer l'orage; elle avait souscrit à la paix, parce qu'elle ne pouvait, sans s'exposer à sa ruine, prolonger la guerre. Ainsi, de tous les ennemis de la France, l'Angleterre était le seul dont les forces physiques et morales fussent encore dans toute leur vigueur. Cette situation tenait à des circonstances qu'il n'est pas inutile de développer.
Les États du continent reposent tous sur l'agriculture, et ne fleurissent qu'autant qu'elle est prospère. L'Angleterre est assise sur une autre base; elle est fondée sur le commerce, et n'a, pour alimenter sa puissance, que les ressources qu'il lui fournit. Il résulte de là qu'étendre le premier, c'est augmenter la seconde, et qu'accroître la seconde, c'est développer le premier. Tout ce qui désole les autres nations de l'Europe, tout ce qui éteint l'industrie, ce qui entrave le négoce, la guerre, les prohibitions, font la prospérité de l'Angleterre. Elle méconnaît les droits des pavillons, surprend, enlève les bâtimens qui mettent en mer, et oblige, à force de violences, les peuples du continent de s'approvisionner chez elle. Seule à la fin pour acheter, fabriquer et vendre, elle est maîtresse de tous les prix, en possession de tous les marchés. L'état de guerre, qui est ruineux pour les autres nations, fait sa prospérité: aussi ne manqua-t-elle jamais une occasion de pousser l'Europe sur les champs de bataille.
Une calamité pour l'Angleterre, et qui lui porterait un coup funeste, serait une paix raisonnable; mais comment l'y contraindre avec les passions et les convoitises des cabinets? Elle a pour elle la séduction. Ce moyen la soutiendra long-temps.
Lors de la paix de Lunéville, les agens de cette puissance, qui cherchaient partout des ennemis à la France, un tarif à la main, s'étonnaient de trouver les nations du continent rebutées d'une guerre qui n'avait été pour elles qu'une suite de désastres. Ils leur promettaient des subsides plus abondans encore que ceux qu'elles avaient eus. Ces offres furent inutiles. Le continent était las; il fallut renoncer à l'espoir de perpétuer la guerre, et souscrire à ce qu'on ne pouvait empêcher. Cette transaction n'était d'ailleurs qu'une trève qui devait compliquer la position du premier consul. Le gouvernement anglais s'était fait une fausse idée de l'état intérieur de la France. Il s'était persuadé, sur la foi de cette foule de misérables qu'il entretenait parmi nous, que la paix consommerait ce que la guerre n'avait pu faire.
Il avait admis comme principe que le pouvoir du premier consul ne parviendrait pas à se consolider; qu'il n'était pas moral, et reposait uniquement sur la force des baïonnettes. S'il souscrivait à la paix, son adversaire, hors d'état de solder cette masse de troupes, serait obligé de désarmer et s'affaiblirait d'autant. On éveillerait les ambitions particulières, on ranimerait la guerre civile, et la puissance consulaire, placée entre les ruines que la révolution avait faites, et les résistances qu'on lui ménagerait, ne pourrait rétablir ses finances. Elle serait obligée de pressurer, de mécontenter le peuple, ou de peser sur les étrangers, de recourir à des spoliations qui rameneraient la guerre.
Une autre considération: le peuple français était devenu indifférent aux contestations qui ne concernaient que le pouvoir; il était désormais impossible de le mettre en mouvement.
Tout promettait la chute du pouvoir consulaire; il ne s'agissait que de bien engager l'attaque. Or, jamais circonstances ne seraient plus favorables, puisqu'il aurait désarmé.
Les choses avaient été, depuis la paix, précisément en sens inverse de ce qu'attendait le ministère anglais. La Vendée était restée soumise; le premier consul, devenu plus populaire, avait poursuivi ses travaux. Il avait relevé ce que les orages politiques avaient abattu, développé des branches d'industrie inconnues jusque-là parmi nous. Son administration était rapide, uniforme; partout on bénissait l'heureuse étoile qui l'avait ramené. Les fonds publics étaient à la hausse; aucune ambition rivale ne s'était montrée; rien de ce qu'avait espéré l'Angleterre ne s'était réalisé, si ce n'est le désarmement, qui, à la vérité, était complet.
CHAPITRE XXXIII.
Situation de l'armée.—Le général Marmont.—Dons patriotiques.—Conscription.—Occupation du Hanovre.—Voyage de Napoléon en Belgique.—La descente en Angleterre est arrêtée.
Le premier consul s'était flatté que la paix serait durable. Il se le promettait d'autant plus, qu'on affectait de répandre que, de tous les États, la France était le seul qui fût à craindre. Enfin telle était sa bonne foi, qu'il avait fait donner des congés absolus à tous les soldats qui en demandaient; et ceux-ci avaient si largement profité de la disposition, que la plupart des régimens d'infanterie se trouvaient à peu près réduits à leurs cadres. Ils eussent même été dissous, si les officiers, qui avaient perdu l'habitude du travail, n'avaient eu besoin de leur solde pour exister.
La cavalerie, proportion gardée, était encore dans un état plus fâcheux: elle était réduite à rien, ou peu s'en faut. Des régimens de cuirassiers, le 6e, entre autres, étaient hors d'état de fournir trois escadrons de soixante-quatre hommes chacun. Le train d'artillerie, et à plus forte raison les équipages militaires, n'existait plus. On n'avait cherché partout qu'à faire des économies.
Le matériel de l'artillerie était de même fort loin de se trouver en bon état. Le général Marmont, qui avait été nommé premier inspecteur de cette arme, venait d'y introduire des idées nouvelles qui auraient exigé la refonte de toutes les pièces de campagne, ainsi qu'une reconstruction totale des caissons et des affûts. Tout avait été conduit dans les grands établissemens, où déjà on avait commencé à scier les pièces pour les jeter dans les fourneaux; aucun des élémens dont se compose une armée n'était prêt, ni même sur le point de l'être.
Or, je le demande, cet état pouvait-il exciter les alarmes de nos voisins, ou plutôt n'était-ce pas cet état qui avait ranimé l'espérance de nos ennemis, qui leur avait fait reprendre des armes qu'ils n'avaient déposées qu'à regret? N'était-ce pas évidemment une combinaison arrêtée pour prendre la France au dépourvu, et rassurer les vieilles aristocraties menacées par la consolidation du nouvel ordre social établi parmi nous, comme par le pouvoir qu'il avait concentré dans une seule main? La rupture du traité d'Amiens ne pouvait avoir d'autre cause, et le premier consul conserva long-temps de l'humeur de ce que son ministre des relations extérieures l'avait entretenu dans une fausse sécurité, ou du moins n'avait pas pénétré les trames qui s'ourdissaient autour de lui. Jamais il ne lui avait été si important d'être bien informé, et la réputation dont jouissait le ministre ne fut pas justifiée dans cette circonstance.
En France, où tout le monde était témoin de l'ardeur avec laquelle le premier consul travaillait à des choses qui ne pouvaient convenir qu'à un état de paix, on repoussa avec indignation les imputations de l'étranger, qui accusait ses projets d'agression. Il était trop notoire qu'il n'avait porté l'activité de son génie que vers l'administration, les manufactures et les développemens à donner à l'industrie. Mais ces soins exclusifs, qui le justifiaient aux yeux des peuples, avaient failli tout compromettre. Comme il ne rêvait que repos et améliorations intérieures, il avait signé, sans le lire, l'arrêté que le ministre de la guerre (c'était le général Berthier) lui avait présenté, comme celui-ci l'avait reçu de son côté, sans défiance, du général Marmont, dont il connaissait le dévoûment et la capacité; en sorte que la destruction de toute l'artillerie de campagne se poursuivait à l'insu du premier consul, lorsque des cris de guerre vinrent tout à coup retentir à ses oreilles.
On juge aisément de l'humeur que lui donna une contrariété si fâcheuse. Il envoya chercher le ministre de la guerre, manda Marmont avec une vivacité que je lui ai rarement vue. Ils arrivèrent bientôt: je les annonçai, mais ni l'un ni l'autre ne voulait entrer le premier. Il fut obligé de les appeler. «En vérité, leur dit-il, si vous n'étiez pas mes amis, je croirais que vous me trahissez. Envoyez promptement dans les arsenaux, dans les fonderies; que l'on suspende vos désastreux projets, et mettez-moi sur pied le plus d'artillerie qu'il vous sera possible.»
Il avait à se plaindre de ses deux plus anciens compagnons de gloire; mais il sentit sa colère s'apaiser à la vue de l'embarras qu'ils éprouvaient.
La marine n'était pas dans un état moins défavorable. Ce qu'elle avait encore de matelots avait été prendre possession des colonies qui nous avaient été rendues. Une bonne partie des bâtimens qu'elle avait armés y étaient encore en commission. Elle venait de faire appareiller la flottille chargée de recevoir le petit comptoir que nous avions recouvré aux Indes orientales. Ainsi, par une fatalité singulière, elle avait fait sortir des vaisseaux au moment même où il devenait dangereux de mettre en mer, sous quelque face qu'on envisageât notre position militaire; à cette époque, on n'apercevait aucun motif d'agression: aussi crut-on généralement que l'Angleterre n'avait repris les armes que parce que les progrès de notre industrie ne l'alarmaient pas moins que nos principes politiques ne l'irritaient.
Le premier consul fut vivement contrarié de cette rupture qui l'obligeait à ajourner tous ses projets d'améliorations intérieures pour se livrer de nouveau à des combinaisons de guerre. Elles exigeaient des fonds immenses; il fallut suspendre des travaux utiles pour assurer les besoins de la défense à laquelle on le condamnait.
Les difficultés qu'il avait à vaincre étaient inouïes, et faites pour arrêter un autre esprit que le sien; mais plus elles étaient grandes, plus il mettait de gloire à en triompher. Si quelquefois il éprouva de l'embarras, il ne le laissa du moins jamais apercevoir. Anvers était encore dans l'état où il l'avait reçu; les travaux projetés pour en faire un port de guerre n'étaient pas commencés; aucune construction navale n'avait été faite, les matériaux nécessaires n'étaient pas encore achetés.
Le premier consul avait alors l'excellente habitude de faire connaître à la France sa véritable position. Les premiers comptes de son administration qu'il rendit au Corps-Législatif avaient répandu partout l'espérance et la satisfaction. Il répéta ce qui lui avait si bien réussi. Il exposa aux corps constitués les diverses communications qui avaient précédé la rupture; et comme elles démontraient évidemment qu'il n'avait pu éviter la guerre, la plus injuste dont on eût encore vu d'exemple, la nation prit fait et cause, elle se serra autour de son chef, et lui prodigua tous les moyens nécessaires pour sortir victorieux d'une lutte qu'il n'avait pas provoquée.
Les grandes villes votèrent les fonds nécessaires pour établir des vaisseaux de guerre, qui furent construits, armés, et prirent chacun le nom des lieux qui en avaient fait les frais. Ces libéralités patriotiques soulagèrent le trésor public, et accrurent les moyens de réorganisation qu'il avait déjà.
Ce fut à cette époque que l'on adopta le mode de recrutement qui fut consacré sous le nom de conscription. Le premier consul en avait, quelque temps auparavant, fait discuter le projet au conseil d'État; mais la paix régnait, il ne l'avait pas fait convertir en loi. Les choses étaient changées aujourd'hui, les besoins urgens. Le décret fut rendu, et l'armée vit accourir dans ses rangs des hommes jeunes, vigoureux, accoutumés aux travaux rustiques et capables de supporter les fatigues du soldat.
Les provocations à la guerre avaient imposé la nécessité d'adopter cette mesure. D'ailleurs, la conscription n'a pas diminué la population: elle a donné au peuple le sentiment de sa dignité. Les décorations, les grades, les places accordées aux soldats ont fait de la masse du peuple un peuple nouveau. Quels qu'aient été toutefois les avantages que la nation pouvait en tirer, je dois admettre qu'on a été forcé d'abuser de ce moyen; et que, s'il eût été ménagé davantage, il eût sauvé la France d'une invasion.
On remonta la cavalerie, l'artillerie; tout se mit à la guerre. La troupe manoeuvrait, les officiers dressaient des plans. Chaque jour, le premier consul recevait des foules de projets sur les moyens d'attaquer l'Angleterre. Il les parcourait, n'en adoptait aucun; il ne jugeait pas qu'il fût temps. Enfin tout étant prêt, il résolut de porter les premiers coups. Il mit en mouvement une partie des troupes qui étaient stationnées sur le Bas-Rhin, et les dirigea vers le Hanovre, une des possessions du roi d'Angleterre. Il confia la conduite de cette expédition au général Mortier, qui était alors commandant de la première division militaire (Paris). L'armée hanovrienne se retira à notre approche, occupa successivement les diverses positions que le terrain présentait; mais elle était hors d'état de nous tenir tête: elle accepta les propositions du général Mortier, mit bas les armes et se dissipa.
Le pays fut alors paisible, et nous fournit une immense quantité de chevaux. La cavalerie s'y reforma. Les régimens qui étaient en France allaient en remonte en Hanovre, comme ils allaient auparavant en Normandie. On y trouva une artillerie qui aurait suffi à un grand État. Cette conquête nous fut, en un mot, d'un secours inappréciable pour tout ce qui était nécessaire à la recomposition du matériel de l'armée.
Depuis que le premier consul était à la tête des affaires, il n'avait pu exécuter le projet qu'il avait formé de visiter la Belgique; il se décida à tenter cette excursion l'été qui suivit la rupture avec l'Angleterre. Il profita de l'occasion pour parcourir la côte et voir les ports qu'elle renferme.
Je fus au nombre de ceux qui furent désignés pour l'accompagner. Il partit de Saint-Cloud avec madame Bonaparte, qui avait désiré être du voyage, et fut dîner à Compiègne, qu'il n'avait pas encore vu. Il visita le château. L'école des arts et métiers y était établie. Les appartemens de ce beau palais avaient été transformés en ateliers de toutes les professions. Ils renfermaient des enclumes, des soufflets, des forges, des tables de menuisiers, des établis de tailleurs, de cordonniers, et ne présentaient pas vestige de leur ancienne destination. Les glaces, les marbres, les parquets et les boiseries avaient été enlevés; il ne restait que les murs et les plafonds. La seule pièce qui ne fût pas marquée par quelque dégât était le vestibule en haut du grand escalier. Ce fut aussi la seule où l'on pût lui servir à dîner.
Le premier consul ne fut pas maître du mouvement d'humeur que lui causa l'état de dégradation où se trouvait un si bel édifice: il écrivit le même jour au ministre de l'intérieur de lui présenter un projet pour transporter ailleurs l'école, qui ne tarda pas en effet à être transférée à Châlons. Il fit travailler immédiatement aux réparations les plus urgentes, et petit à petit ce vaste amas de décombres redevint le magnifique palais que l'on voit aujourd'hui. De Compiègne il alla coucher à Amiens, dont la population le reçut avec un enthousiasme qui tenait du délire. Il passa plusieurs jours dans cette ville, dont il voulut voir tous les établissemens, toutes les fabriques, où il ne se rendait qu'accompagné de MM. Monge, Chaptal et Berthollet.
Il se remit en route; il prit par Montreuil, Étaples, Boulogne,
Ambleteuse, Vimereux, Calais et Gravelines, et arriva à Dunkerque, où il
rejoignit madame Bonaparte, qui était venue d'Amiens par Arras et
Saint-Omer.
Il avait envoyé d'avance des chevaux de selle sur les divers points qu'il parcourait, et avait fait donner ordre aux plus habiles ingénieurs, tant des ponts-et-chaussées que de la marine, qui se trouvaient dans ces stations, de se joindre à sa suite. Il parcourut la côte avec ce cortége, en épuisant de questions toutes les personnes d'art qu'il rencontrait sur son passage. Ses idées furent bientôt arrêtées sur la plupart des projets dont elles l'avaient entretenu. Il leur ordonna de le suivre à Dunkerque, où il les discuta avec elles, et acheva de les asseoir. De Dunkerque il se rendit à Lille, de Lille à Bruges, et de Bruges à Ostende, où étaient encore allés l'attendre les ingénieurs. D'Ostende il alla visiter Blankenberg, puis revint à Bruges et de là à Gand, puis à Anvers.
La reconnaissance qu'il fit faire de cette dernière ville fut complète. On mit de suite la main à l'oeuvre pour commencer ces prodigieux travaux, dont on ne peut pas se faire d'idée quand on n'a pas vu l'état où était alors Anvers. Le premier consul faisait une foule de remarques dans ces courses, et chaque jour il réunissait les personnes qui l'avaient accompagné pour les discuter avec elles. Il rassemblait ensuite ses idées, écrivait aux ministres, et se couchait rarement avant de leur avoir transmis les observations qu'il avait faites sur des objets qui avaient rapport à leurs départemens.
Il fit discuter dans un conseil de marine les ressources qu'il avait à opposer aux Anglais, et il se convainquit que celles dont il pouvait immédiatement disposer étaient tout-à-fait insuffisantes. Le conseil convint unanimement que la flotte de haut-bord n'offrait aucune chance de succès. Elle avait besoin d'être créée, exercée, et pouvait être détruite avant qu'elle fût en état de combattre. En conséquence, le seul moyen d'égaliser la partie était de tenter la descente, parce qu'une fois à terre, nous combattrions avec des élémens supérieurs à ceux que les Anglais pourraient nous opposer. Mais pour la descente il fallait une flottille. Elle n'existait pas, il est vrai; mais nous avions des matériaux, et d'ailleurs elle en exigeait moins que n'en demandaient les vaisseaux. Le ministre Decrès, qui assistait au conseil, augurait mal de ce projet, il observait que, si nous construisions une flottille, les Anglais, de leur côté, en établiraient une avec laquelle ils viendraient au-devant de nous. L'amiral Bruix répondit à cela que ce serait avoir beaucoup fait, que de les amener à ce point, car alors ils seraient obligés de désarmer leur flotte pour armer leur flottille. Leurs moyens de recrutement n'étaient pas en effet aussi étendus à cette époque qu'ils le sont devenus depuis: les matelots des pays maritimes que nous avons successivement occupés n'étaient pas encore obligés d'aller servir sur leurs flottes pour exister. L'avis de Bruix l'emporta, et la descente fut résolue.
Le premier consul s'occupa aussitôt de la construction de sa flottille; il donna aux ingénieurs des ponts-et-chaussées l'ordre de lui faire les plans ainsi que les devis des travaux qui les concernaient, et demanda à ceux de la marine les modèles des bâtimens les plus propres à la nature de l'entreprise: il leur assigna aux uns et aux autres une époque à laquelle ils devaient lui apporter le résultat de leurs méditations. Il partit ensuite pour Bruxelles, où il se rendait pour la première fois; il y entra à cheval, en cortége, et accompagné de ses gardes. Sa présence répandit une sorte de délire dans toutes les classes de la population. Le pauvre comme le riche, le soldat comme le citoyen, l'ami des lois, le partisan d'une liberté sage, chacun voulait le voir, lui témoigner par ses acclamations la reconnaissance qu'il lui portait.
Le premier consul resta plusieurs jours dans cette ville, où il reçut des fêtes de toute espèce; il se rendit ensuite à Maestricht, puis revenant par Liége, Givet, Mézières, Sedan, Reims, Soissons, il gagna Paris.
Il ne traversa pas dans ce voyage une ville qui cultivât quelque branche d'industrie sans visiter ses ateliers, ses manufactures: M. Chaptal ne lui en laissait pas échapper une; il paraissait d'ailleurs lui-même y avoir pris goût, et regretta vivement d'être obligé de détourner son attention de cette source de prospérité nationale pour la porter ailleurs.
Il n'était de retour que depuis peu de temps, lorsqu'il reçut les plans, les devis, qu'il avait demandés au génie; il les fit discuter, et arrêta définitivement la construction d'une immense quantité de chaloupes-canonnières, de bateaux plats et autres plus petites embarcations. Les grandes villes avaient voté la construction d'un vaisseau de haut-bord; celles qui étaient moins riches, moins populeuses, offrirent des chaloupes-canonnières, les autres des bateaux plats. Leurs offres furent acceptées, et pour que ces constructions allassent promptement, ne nuisissent pas à celles de haut-bord qui étaient sur les chantiers, on les plaça sur les bords des rivières navigables, où l'on assembla les charpentiers et autres ouvriers du voisinage sous la direction des ingénieurs que la marine avait envoyés pour conduire les travaux.
C'est ainsi que l'on vit les bords des rivières qui portent leurs eaux à l'Océan, se couvrir de chantiers de construction. On employait les matériaux et les hommes du pays; on laissait par conséquent sur les lieux l'argent qu'il aurait fallu en tirer pour exécuter les chaloupes qu'ils avaient votées. La Hollande fournit aussi sa flottille, qui se réunit d'abord à Flessingue; elle était composée comme la flottille française, et commandée par le vice-amiral Verhuel, marin plein de résolution et de talent, et qui l'emmena, à travers mille obstacles, de Flessingue à Ostende, d'Ostende à Dunkerque, à Calais et Ambleteuse.