Mémoires du duc de Rovigo, pour servir à l'histoire de l'empereur Napoléon, Tome 2
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Title: Mémoires du duc de Rovigo, pour servir à l'histoire de l'empereur Napoléon, Tome 2
Author: duc de Rovigo Anne-Jean-Marie-René Savary
Release date: March 24, 2007 [eBook #20895]
Language: French
Credits: Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier and the Online Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)
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MÉMOIRES DU DUC DE ROVIGO, POUR SERVIR À L'HISTOIRE DE L'EMPEREUR NAPOLÉON.
TOME DEUXIÈME.
PARIS,
A. BOSSANGE, RUE CASSETTE, N° 22.
MAME ET DELAUNAY-VALLÉE, RUE GUÉNÉGAUD, N° 25.
1828.
CHAPITRE PREMIER.
Camp de Boulogne.—Discipliné.—Travaux des troupes.—M. de la
Bouillerie.
Pendant que la marine déployait cette activité, l'armée achevait, de se compléter. Les régimens, composés aux deux tiers de conscrits, quittèrent leurs garnisons et allèrent former des camps d'instruction qui s'étendaient d'Utrecht à l'embouchure de la Somme. Celui d'Utrecht était commandé par le général Marmont, qui avait été remplacé à l'inspection générale de l'artillerie par le général Songis. Il s'étendait jusqu'à Flessingue, et avait le n° 2, parce que le corps du Hanovre, qui était alors commandé par le général Bernadotte, avait pris le n° 1.
Le 3e aux ordres du général Davout, avait son centre à Ostende, et s'étendait jusqu'à Dunkerque inclusivement.
Le général Soult commandait le 4e qui était établi à Boulogne, et s'étendait depuis Gravelines jusqu'à la gauche de Boulogne.
Le 5e, commandé par le général Ney, comprenait Montreuil et Étaples. Il prit plus tard le n° 6, parce qu'on forma un nouveau corps à Boulogne, auquel on donna le n° 5. Il fut placé sous le commandement du général Lannes, qui revenait du Portugal, où il était ambassadeur.
Une réserve composée de douze bataillons de grenadiers réunis se rassembla à Arras, sous les ordres du général Junot, qui quitta le gouvernement de Paris pour prendre le commandement de cette division.
Tous les régimens de dragons qui étaient en France furent réunis en divisions de quatre régimens chacune. Elles furent cantonnées depuis l'embouchure de l'Escaut jusque sur les bords de l'Oise et ceux de l'Aisne.
Les chasseurs et hussards furent réunis à Saint-Omer et Ardres.
Les troupes ainsi réparties, on les occupa, on les disciplina à la manière des Romains. Chaque heure avait son emploi; le soldat ne quittait le fusil que pour prendre la pioche, et la pioche que pour reprendre le fusil.
Les ponts et chaussées avaient d'immenses travaux à faire. Les troupes les exécutèrent tous. Elles creusèrent le port de Boulogne, elles construisirent une jetée, jetèrent un pont de hallage, établirent une écluse de chasse; enfin elles ouvrirent un bassin pour recevoir les bâtimens de la flottille. Elles firent plus: le port de Vimereux était tout entier à créer; le sol où il devait s'ouvrir était élevé de quinze pieds au-dessus des plus hautes eaux. Elles mirent la main à l'oeuvre, et en moins d'un an, elles avaient creusé, revêtu en maçonnerie un bassin capable de contenir deux cents bâtimens de la flottille. Il avait son écluse de chasse pour le nettoyer, son canal et ses jetées pour sortir.
À Ambleteuse, il fallut reprendre en entier les travaux qui avaient été ébauchés sous Louis XVI. Le lit de la rivière était tellement obstrué, que les eaux n'avaient pu s'écouler, et avaient couvert plusieurs milliers d'acres de terre en pleine culture. Cette submersion avait non seulement réduit une foule de familles à la misère, elle était encore devenue la source de miasmes dangereux qui obligeaient les habitans des villages voisins de s'éloigner tous les ans à l'époque de la canicule.
On leur rendit d'abord l'écoulement qu'elles avaient perdu; on reprit, on acheva les travaux qui avaient déjà été ébauchés; on construisit une écluse de chasse. La rivière, en rentrant dans son lit, restitua à la culture les terres qu'elle avait submergées, et au pays la salubrité qu'elle en avait bannie.
Cela fait, on passa au port d'Ambleteuse. On le creusa, on construisit sa jetée, on éleva son chenal. Tout fut promptement achevé. Les soldats qui exécutaient ces diverses constructions s'y portaient avec ardeur. Ils étaient payés: le travail avait répandu de l'aisance parmi eux, ils ne le quittaient que lorsqu'ils y étaient contraints par la marée; ils prenaient alors les armes, et se rendaient à la manoeuvre.
Il en était de même à Boulogne; la troupe passait du travail à l'exercice, de l'exercice au travail. La pioche, le fusil ne sortaient pas de ses mains. Aussi vit-on s'élever comme par enchantement tous les établissemens maritimes d'un grand port. On forma des magasins, on assembla des munitions, on réunit des matériaux de toutes espèces. Jamais tête humaine n'embrassa conception aussi vaste, et surtout n'en fit marcher simultanément les différentes parties avec autant d'activité, d'ensemble et de précision.
On creusait les ports, on construisait les bâtimens, on fondait l'artillerie, on filait les cordages, on taillait les voiles, on confectionnait le biscuit et on instruisait l'armée tout à la fois. Ces divers soins, semblaient dépasser les forces humaines, et cependant le premier consul trouvait encore le temps de s'occuper des affaires de France et d'Italie. Ce qu'il déploya d'activité ne peut se comprendre quand on n'en a pas été témoin. Il avait fait louer près de Boulogne le petit château appelé le Pont-de-Brique, qui se trouve sur la route de Paris. Il y arrivait d'ordinaire au moment où les corps s'y attendaient le moins, montait aussitôt à cheval, parcourait les camps, et était déjà rentré à Saint-Cloud, qu'on le croyait encore au milieu des troupes.
J'ai fait plusieurs de ces voyages dans ses voitures. Il partait ordinairement le soir, déjeunait à la maison de poste de Chantilly, soupait à Abbeville, et arrivait le lendemain de très bonne heure au Pont-de-Brique. Un instant après, il était à cheval, et n'en descendait le plus souvent qu'à la nuit. Il ne rentrait pas qu'il n'eût vu le dernier soldat, le dernier atelier. Il descendait dans les bassins, et s'assurait lui-même de la profondeur à laquelle on était parvenu depuis son dernier voyage.
Il ramenait ordinairement pour dîner avec lui, à sept ou huit heures du soir, l'amiral Bruix, le général Soult, l'ingénieur Sganzin, qui dirigeait les travaux des ponts et chaussées, le général Faultrier, qui commandait le matériel de l'artillerie, enfin l'ordonnateur chargé des vivres; de sorte qu'avant de se coucher, il savait l'état de ses affaires mieux que s'il avait lu des volumes de rapports.
Les constructions n'étaient pas moins actives dans l'intérieur que sur la côte. Les chaloupes étaient confectionnées, abandonnées au courant des rivières, et affluaient à Bayonne, à Bordeaux, à Rochefort, à Nantes, dans tous les ports de Bretagne. Elles étaient gréées, armées, montées même par des détachemens avec lesquels elles gagnaient l'embouchure des rivières qui coulent de Honfleur à Flessingue. Quand elles y étaient parvenues, on les mettait en état de prendre la mer, on les formait en escadrilles, et on les faisait successivement sortir de leurs abris, dès qu'on jugeait pouvoir le faire avec sécurité. On choisissait pour cela les petits temps, qui leur permettaient de longer, de raser la côte, et pour mieux assurer leur marche, on plaçait l'artillerie légère de l'armée sur les caps ou promontoires au pied desquels il se trouvait assez d'eau pour permettre aux croisières anglaises de les intercepter. Cette précaution ne fut pas inutile sur divers points de la Bretagne.
Le bonheur, l'habileté menèrent à bien cette grande entreprise; nos escadrilles parvinrent à leur destination sans avoir éprouvé d'autres pertes que celles qu'entraînent les accidens ordinaires de la navigation. Tout avait réussi au gré du premier consul. Chacun alors rivalisait de zèle et de dévouement.
L'armée commençait à être bonne manoeuvrière, et jouissait d'un état de santé parfait. Elle était divisée en douze corps, y compris les troupes qui étaient sur la côte, et celles qu'on avait réparties sur d'autres points de la frontière. C'était la première fois qu'on essayait de cette organisation. Le premier consul l'avait adoptée, parce qu'il aimait la célérité, et qu'outre les avantages militaires qu'elle lui présentait, elle avait celui de simplifier la comptabilité. En conséquence, il avait ordonné au ministre du trésor, qui était alors M. de Barbé-Marbois, de lui organiser un service de trésorerie pour chaque corps.
Le ministre lui présenta ses idées; mais le premier consul eût été obligé de travailler avec le payeur de chaque corps d'armée, il rejeta le projet; il chargea l'intendant-général de l'armée, M. Pétiet, de faire connaître à M. Marbois qu'il ne voulait avoir à faire qu'à une seule personne, qui aurait sous ses ordres tous les payeurs. Il demanda en conséquence que le ministre lui donnât celui des employés de la trésorerie qui était le plus capable.
M. Pétiet lui proposa M. de la Bouillerie, qui avait été payeur-général de l'armée du Rhin sous le général Moreau, avec lequel il était étroitement lié. Le premier consul ne le connaissait point, mais il se rappela qu'un administrateur de ce nom avait été autrefois à la tête des finances de la Corse[1], où il avait laissé une excellente réputation. Il accepta sur ce souvenir, et chargea l'intendant-général de prévenir le ministre du choix qu'il avait fait.
M. de la Bouillerie, qui jouissait déjà d'une fortune indépendante et qui de plus était lié avec le général Moreau, dont il connaissait mieux que personne les sentimens secrets, s'excusa sous différens prétextes. Pétiet eut recours à l'intervention du général, et M. de la Bouillerie accepta.
Le ministre du trésor, qui voyait cette nomination de mauvais oeil, s'excusa de ne l'avoir pas proposée. Il ne l'avait pas fait, parce que d'après sa reddition de comptes, M. de la Bouillerie était redevable au trésor d'une somme de quatre cent mille francs qu'il représentait par un bon du général Moreau. «Sur quel fonds, demanda le premier consul, cette somme a-t-elle été payée?—Sur les fonds mis à la disposition du général en chef, répondit le ministre.—Dans ce cas, répliqua le premier consul, M. de la Bouillerie est en règle, et vous devez accepter le bon. Parbleu, ajouta-t-il, vous me demanderiez donc compte aussi de toutes les sommes que j'ai fait donner à l'armée d'Italie aux officiers dont j'étais content? Cela n'est ni juste ni raisonnable.»
M. de la Bouillerie, en acceptant la charge de payeur-général, avait mis pour condition qu'on ne lui demanderait pas de cautionnement. Il ne s'informa pas, du reste, quel serait son traitement, et fut même trois années sans en toucher. Le premier consul, devenu empereur, l'apprit et répara cet oubli d'une manière assez large pour que M. de la Bouillerie fût plus que satisfait.
Le premier consul avait en lui une pleine confiance et le lui témoignait. Plus tard, il le chargea de l'administration de toutes ses finances personnelles, ainsi que de celles du domaine extraordinaire, et je l'ai vu déplorer amèrement, en 1815, d'avoir à lui reprocher des torts.
CHAPITRE II.
Sensation que produit en Angleterre le projet de descente.—Le général Moreau.—Son opposition au gouvernement du premier consul.—Bruits sinistres.—Avis important d'un chef vendéen.—Le premier consul m'envoie en mission secrète dans la Vendée.
Pendant que les dispositions préliminaires de la grande opération du premier consul s'exécutaient avec un succès qu'il n'avait lui-même osé espérer, la critique commençait à s'attacher à son entreprise, et elle faisait même des progrès dans une ville comme Paris, où rien n'est perdu; aussi y regardait-on le plus généralement la descente projetée en Angleterre comme impossible à effectuer. On l'envisageait comme une extravagance, en comparant les chaloupes canonnières qui étaient sur le chantier, depuis le Gros-Caillou jusqu'au Corps-Législatif, à des vaisseaux de guerre; on brodait là-dessus à qui mieux mieux, et l'on déraisonnait de même, ainsi que cela arrive toujours, quand on veut juger de ce que l'on ne connaît pas: il était plus aisé de critiquer le premier consul que de le comprendre. Néanmoins lorsqu'on vit qu'en dépit de toutes les contrariétés imaginables, il poursuivait l'exécution de son projet, et que la réunion de toutes ses différentes flottilles, depuis Bayonne jusqu'à Flessingue, s'était opérée malgré ce qu'avaient pu faire les croiseurs anglais pour s'y opposer, on commença à réfléchir et à convenir assez généralement que le dernier succès ne dépendait plus que d'un coup de la fortune; et on ne peut trop préjuger de ce qui serait résulté, si des événemens qui survinrent n'avaient détourné l'armée de cette opération, après qu'ils eurent amené un changement dans la forme du gouvernement.
Pendant qu'en France on censurait le projet du premier consul, en Angleterre, où l'on est plus froid, on prit la menace au sérieux, parce que l'on y avait mesuré toute l'étendue du danger, au lieu de s'amuser à faire des quolibets.
Le ministère anglais ne pouvait plus méconnaître que, depuis la paix d'Amiens, les désordres qu'il avait annoncés devoir arriver en France, non seulement n'avaient point eu lieu, bien plus, les choses avaient tourné en sens tellement opposé, que celui dont il avait regardé la ruine comme certaine était parvenu à former un faisceau qui déjà menaçait l'existence de l'Angleterre. Le ministère abandonna habilement les illusions auxquelles on l'avait d'abord entraîné, en lui faisant faire la paix, puis en la lui faisant rompre. Il avait sans doute observé que la merveilleuse restauration de toutes choses en France, et en si peu de temps, n'était que l'oeuvre d'un puissant génie qui concevait, ordonnait et exécutait avec la rapidité de la pensée; que le premier consul était le législateur, le magistrat et le maître absolu d'un pays, et d'une armée dont il était à la fois le général et le premier soldat; que c'était conséquemment vers cet homme qu'il fallait diriger le coup qui devait préserver l'Angleterre de sa ruine, et qu'il suffisait de la réussite de ce seul coup, pour rejeter la France dans l'abîme de maux dont il l'avait tirée, et achever de la mettre au point où n'avaient pu la conduire les puissances du continent qui lui avaient fait la guerre.
La réussite d'un pareil projet amenait des conséquences trop positives pour faire hésiter sur le choix des moyens propres à l'assurer: aussi ce fut dans les passions humaines que l'on vint les chercher.
C'est de la conspiration de Georges Cadoudal que je veux parler, et de la singulière part que les amis du général Moreau auraient désiré qu'il y prît; car, pour lui personnellement, loin de vouloir la servir, il s'y est tellement opposé, qu'il l'a en quelque sorte fait manquer.
Depuis la paix de Lunéville, le général Moreau vivait presque ignoré, et loin du gouvernement; un goût pour la retraite, une indifférence peut-être affectée pour des honneurs qui ne pouvaient pas le faire sortir du second rang, et une aversion réelle pour toute espèce d'occupations lui avaient fait adopter ce genre de vie.
Les personnes qui l'ont connu peuvent convenir, sans altérer en rien ses bonnes qualités, que le général Moreau était l'homme le moins propre à un travail assidu; qu'il avait une instruction fort négligée, qui le rendait incapable de gouverner, et que cependant ce mépris qu'il affectait pour les honneurs n'était chez lui qu'un genre de distinction qu'il avait pris, et auquel il n'aurait pas fallu qu'un courtisan se trompât. On pouvait dire à Moreau comme à Diogène: Je vois ton orgueil à travers les trous de ton manteau. À une grande fermeté dans le danger il joignait dans la vie privée une faiblesse de caractère qui le rendait l'homme le plus accessible et le plus facile à persuader.
Comme il travaillait peu, il avait le jugement lent, la prévoyance courte, et avait besoin d'être aidé dans ses déterminations; de là ses complaisances pour des gens qui avaient fini par prendre de l'empire sur lui, et qui, sous le voile de l'amitié, l'ont perdu en voulant le faire servir à leur propre ambition. Dans les commencemens de son retour de l'armée à Paris, le général Moreau, excité par ses prétendus amis, avait essayé d'entretenir le premier consul de politique, d'organisation et d'administration; l'essai qu'il fit de son influence ne lui réussit pas, et ayant vu à qui il avait affaire, il n'y revint plus: aussi, hormis quelques fous, tous les généraux et officiers de son armée suivirent la ligne droite de l'obéissance respectueuse due au chef du gouvernement.
Moreau avait fini par aller jouir dans ses terres d'une aisance qu'il avait acquise en servant son pays. D'autres généraux de cette armée, qui avaient rassemblé des capitaux, vivaient de même dans des châteaux qu'ils avaient achetés, et essayaient de s'accoutumer à la vie agronomique.
Quelques-uns en furent dégoûtés de bonne heure, et n'ayant pu obtenir d'être employés lors de la première formation de l'armée des côtes, ils s'étaient faits frondeurs; d'autres vivaient dans le repos, parce qu'ils avaient témoigné le désir d'y rester: mais les uns et les autres prenaient l'air d'hommes maltraités; cela leur donnait une position peu coûteuse et favorable à leur projet de rester éloignés. De loin l'oeil de l'observateur confondait tout ce monde-là avec le général Moreau, et en faisait un parti d'opposition qui avait même reçu une sorte de lustre par tous les verbiages qui se débitaient sur l'impossibilité du succès de l'entreprise de Boulogne.
On avait eu la sottise de conseiller à Moreau de ne pas compromettre sa gloire en allant s'enfourner dans cette équipée, et il avait eu la faiblesse d'écouter ce conseil.
Depuis la rupture du traité d'Amiens, c'est-à-dire depuis plus d'un an, nous avions remarqué qu'il n'avait pas paru aux Tuileries, pas même dans les occasions où il était non seulement de la décence, mais du devoir d'un citoyen comme d'un guerrier de s'y montrer et de venir offrir ses services.
Le général Moreau ne pouvait pas être considéré comme un simple particulier, ainsi qu'il affectait de le paraître, et quand des villes et des provinces entières s'étaient imposé dans une noble indignation les sacrifices qu'exigeait l'agression la plus inouïe qu'on eût encore vue, et que ces provinces envoyaient de tous les points des députés porter leurs offrandes et leurs voeux au chef du gouvernement, le devoir du général Moreau était-il de rester spectateur indifférent des nouveaux dangers de sa patrie? Était-il un nouvel Achille qu'Agamemnon devait faire solliciter de reprendre les armes? et si enfin il avait été disposé à obtempérer aux ordres qu'on aurait pu être dans le cas de lui donner, ne devait-il pas, d'après la conduite qu'il avait tenue, en faire parvenir l'assurance, si toutefois il n'avait pas cru devoir l'offrir lui-même? C'est là le conseil que ses amis auraient dû lui donner.
Mais il se renferma dans le silence, et nous ne tarderons pas à savoir pourquoi il ne pouvait plus le rompre.
Il avait prêté l'oreille à des conseils qui flattaient sa paresse, et ce fut sans doute le travers d'esprit dans lequel il n'était que trop connu que ce général était tombé, qui donna aux agens de l'Angleterre, désignés vulgairement par le nom de Vendéens, l'idée de tenter un rapprochement que des antécédens fâcheux paraissaient avoir rendu impossible entre le général Moreau et le général Pichegru.
Fouché, qui n'était plus ministre, faisait fréquenter Moreau par des hommes de sa province et en même temps de son parti; il épiait ses sentimens pour les influencer et s'en servir au besoin: mais je crois qu'il était étranger au projet d'un rapprochement entre les Vendéens et Moreau, parce que le caractère de celui-ci ne lui offrait pas assez de garantie pour lui, en cas de succès de la part de ce parti: mais je crois aussi qu'il aurait poussé lui-même, s'il avait entrevu la possibilité de ranimer la république tout en abattant le premier consul; ce qui à cette époque n'était pas impossible. Peut-être aussi M. Fouché n'avait-il pour but que de faire naître des circonstances graves, afin de provoquer la nécessité de rétablir un ministère que l'on avait supprimé, et qu'il regardait comme son apanage.
L'éloignement de Moreau pour les Vendéens était la conséquence de ses opinions; peut-être aussi, dans cette circonstance, la crainte de la révision de sa conduite envers son camarade Pichegru en 1797[2] l'a-t-elle empêché de se rendre aux instances de celui-ci. Républicain de bonne foi, il ferma l'oreille à toute proposition incompatible avec l'existence et la restauration de la république; l'ayant particulièrement connu, je suis convaincu qu'il n'a pas donné connaissance au gouvernement des propositions qui lui furent faites, parce qu'il s'était persuadé que le projet de Pichegru était tellement insensé, qu'il n'aurait rien eu à faire pour le combattre le lendemain du jour où ce général aurait abattu le premier consul. Il ne lui paraissait pas possible qu'un autre que lui, Moreau, fût revêtu de la puissance consulaire. Il laissa donc agir Pichegru, persuadé que c'était pour lui, Moreau, qu'il travaillait, et c'est ce qui a fait dire à Pichegru en parlant de Moreau: «Il paraît que ce b…-là a aussi de l'ambition[3].»
Depuis que j'ai été revêtu de l'autorité ministérielle, j'ai eu les moyens de m'assurer que le premier consul n'avait dû la vie, à cette époque, qu'à la diversité de projets de deux intrigues qui voulaient également le frapper, mais avec un but différent: ce fut pendant leur désunion que l'on en eut connaissance, et que l'on parvint à découvrir tout ce qui se tramait; il y avait déjà quelque temps que l'on était entouré de menées sourdes, qui, sans offrir la certitude de l'existence d'un complot tout organisé, avertissaient cependant qu'il se passait quelque chose qu'il devenait chaque jour plus important d'approfondir.
Mille bruits sinistres se croisaient comme si l'on eût voulu préparer les esprits à un événement; on parlait de la possibilité d'arrêter la marche politique du premier consul; on écrivait même de Londres qu'il serait assassiné, et qu'on le savait de bonne part. La certitude de ces avis, sans être incontestable, était cependant propre à donner de l'inquiétude, et par conséquent à mériter l'attention du gouvernement.
Il n'y avait plus, comme je l'ai dit, de ministre de la police; c'était un conseiller d'état qui dirigeait les recherches de tout ce qui était relatif à la surveillance générale, et qui travaillait avec le grand-juge.
À cette époque, je reçus une lettre d'un ancien chef vendéen que j'avais obligé, et qui ne voulait plus que vivre en repos dans ses terres: il me prévenait qu'il venait d'être visité par une troupe de trente à quarante hommes armés, qui étaient venus l'entretenir des folies auxquelles il avait franchement renoncé depuis le 18 brumaire, et que, autant pour observer la parole qu'il avait donnée à cette époque-là, que pour se prémunir contre les suites qui pourraient en résulter, il commençait par m'informer de cet événement, et m'ajoutait que, pour être à l'abri, il se rendrait à Paris aussitôt que les vendanges seraient faites.
Je remis cette lettre au premier consul, qui, au cachet de vérité qu'elle portait, jugea que j'obtiendrais peut-être des détails sur ce qui commençait à l'occuper, et que, dans tous les cas, il était bon de connaître les dispositions politiques de la Vendée, dans des circonstances qui pouvaient s'aggraver par suite des événemens qui se préparaient.
Je partis donc incognito, et j'allai retrouver mon chef vendéen, qui me donna de nouveaux détails; et sur ma proposition réitérée, nous partîmes tous deux, après m'être préalablement déguisé, pour aller à la recherche de la bande dont il avait parlé dans sa lettre.
Le troisième jour, nous vîmes des hommes de son parti, qui s'en étaient séparés la veille, et de qui nous eûmes tous les détails qui m'étaient nécessaires pour fixer mes idées sur ses projets.
Cette bande avait à sa tête deux hommes nouvellement débarqués à la côte; elle courait le pays pour annoncer un changement prochain dans les affaires, et avertir que l'on eût à se tenir prêt pour ce moment. Effectivement, je voyais les paysans se nombrer par petits cantons, comme pour se préparer à une insurrection; il y en avait même qui me disaient dans leur jargon: «Comment est-ce que je ferons? je n'avons plus de fusils, les bleus les ont pris.» On sait que c'était sous ce nom que les Vendéens désignaient les républicains.
J'eus lieu de reconnaître, dans ce voyage, que ce malheureux pays était encore susceptible de se laisser de nouveau mettre en feu, de même que j'eus la conviction que beaucoup de chefs vendéens auxquels nous supposions une grande puissance morale dans ces contrées, y étaient tout-à-fait tombés dans la déconsidération à cause de leurs rapports avec le gouvernement. L'on me répéta qu'aucun d'eux ne serait en état de remuer le pays, mais qu'il était probable que, cette fois-ci, ce serait George lui-même qui viendrait; et on alla jusqu'à me dire que l'on ne croyait pas qu'il s'exposerait à venir par la Bretagne, où tout le monde était vendu (voulant dire qu'on le trahirait); mais que probablement il viendrait par la Normandie. Je voyais évidemment, à l'espérance qu'ils en avaient, qu'il était le seul homme qui pût leur inspirer encore quelque confiance et les porter à un mouvement.
Nous revînmes ce monsieur et moi à son château, d'où je partis le lendemain pour Paris.
CHAPITRE III.
Mise en jugement de plusieurs chefs vendéens.—Querel.—Le jeune
Troche.—Mission à la falaise de Biville.
Ces détails surprirent beaucoup le premier consul, qui commençait à être inquiet de n'avoir pas reçu de nouvelles de moi depuis que j'étais parti de Paris; il me dit des choses obligeantes sur ma hardiesse et ma résolution à courir des chances aussi dangereuses, et certes il m'en a tenu compte.
Il se détermina alors à employer des moyens sévères pour faire jaillir la vérité des ténèbres. Il avait un tact inconcevable pour juger quand il était sur un volcan, et pour mettre le doigt précisément là où il pouvait découvrir quelque chose.
Depuis qu'il gouvernait, les jugemens par conseil de guerre avaient été fort rares; il avait même eu le projet de les supprimer, hors les cas de discipline militaire.
Il y avait cependant dans les prisons plusieurs individus que la police y retenait, comme prévenus d'espionnage ou machinations politiques, et l'on n'avait pas voulu les faire juger, parce que le premier consul disait que le temps amènerait l'époque où on pourrait ne plus attacher d'importance à ces intrigues-là, et qu'alors on les mettrait en liberté.
Dans cette occasion-ci, il se fit apporter la liste de tous ces individus, avec la date de leur arrestation, et des notes sur leurs différens antécédens.
Il y avait parmi eux un nommé Picot, et un autre nommé Le Bourgeois, qui avaient été arrêtés depuis plus d'un an à Pont-Audemer en Normandie, comme venant d'Angleterre; ils avaient été signalés à leur départ de Londres par un agent que la police y entretenait[4], et qui avait su d'eux-mêmes le sinistre projet qui les faisait passer en France, où ils ne se rendaient que pour attenter à la vie du premier consul. On s'était jusqu'alors contenté de les tenir en prison. Le premier consul les désigna avec trois autres pour être mis en jugement; ils furent livrés à une commission. Les deux premiers montrèrent une obstination qu'on n'attendait pas; ils refusèrent de répondre, et furent condamnés, fusillés, sans laisser échapper un seul aveu. Ils semblèrent même vouloir défier l'autorité, et périrent en lui annonçant qu'elle n'attendrait pas la guerre. Cette bravade diminua l'impression pénible que fait toujours une exécution. On ne fut pas plus avancé. Le premier consul néanmoins fit surseoir à la mise en jugement qu'il avait ordonnée.
Le gouvernement, obligé de recourir aux informations sur un projet dont il pressentait l'existence, avait excité le zèle de tous les fonctionnaires. Ceux-ci s'étaient mis en recherche, et le préfet du Bas-Rhin, M. Shée, oncle du duc de Feltre, signala une intrigue qui se présentait sous des couleurs assez fâcheuses. Il s'était assuré que le résident anglais près la cour de Wirtemberg entretenait une correspondance étendue sur la rive droite du Rhin, qu'il était sans cesse en voyage, et visitait fréquemment une troupe d'émigrés qui venait de se jeter dans le pays de Baden et aux environs d'Offenbourg. Il les encourageait, leur donnait des secours, et leur annonçait un changement prochain en France. Enfin il avait pour auxiliaire la baronne de Reich, qui habitait Offenbourg, et figurait depuis long-temps dans toutes les trames contre-révolutionnaires. On savait de quoi le résident était capable. On résolut de pénétrer les vues, les projets qu'il nourrissait. On lui dépêcha un émissaire fin, délié, qui l'enivra d'espérances, lui surprit le secret des liaisons qu'il entretenait à l'intérieur, et le fascina au point que le diplomate lui proposa de l'associer à ses desseins. L'émissaire accepta. Il pesa, discuta les chances que présentait l'entreprise, plaida le faux pour savoir le vrai, obtint tous les renseignemens qu'il voulait avoir, et se mit en route pour Paris, muni de fortes sommes qu'il avait eu l'adresse de soutirer au crédule diplomate. Les projets qu'il signalait étaient trop misérables pour qu'on s'y arrêtât. Sa mission n'apprenait rien. On fut obligé de chercher d'autres sources d'informations.
Le premier consul revint aux poursuites qu'il avait arrêtées. Il se fit représenter la liste. Elle commençait par un nommé Querel. «Quel est cet homme?» demanda-t-il. On lui répondit que c'était un Bas-Breton qui avait servi sous les ordres de George dans la Vendée. Arrivé à Paris depuis environ deux mois, il avait été arrêté sur la dénonciation d'un créancier qu'il n'avait pu satisfaire, et qui, pour se venger, l'avait signalé au gouvernement. «Eh bien! reprit le premier Consul, je me trompe fort, ou celui-là sait quelque chose.» Il était impossible que Querel, avec des antécédens comme les siens, ne fût pas condamné. Il le fut en effet: mais la sentence éveilla les réflexions, car le lendemain, lorsqu'on se présenta pour le conduire au supplice, il déclara qu'il avait des révélations à faire au premier consul qui intéressaient sa vie. On sursit à l'exécution. L'officier qui commandait le piquet vint prévenir l'aide-de-camp de service des dispositions où se trouvait Querel. L'aide-de-camp les transmit à son tour au premier consul, qui l'envoya recevoir la déclaration. Elle fut détaillée, précise, dissipa les nuages qui voilaient encore l'assassinat qu'on méditait. En effet, Querel déclara qu'il était à Paris depuis six mois, qu'il était venu d'Angleterre avec George Cadoudal et six autres personnes qu'il nomma. Ils avaient été joints depuis par quatorze autres personnes également venues d'Angleterre, débarquées sur un cutter de la marine royale anglaise. Ils avaient tous été déposés au pied de la falaise de Biville, près de Dieppe; ils avaient été reçus par un homme d'Eu ou de Tréport, qui les avait conduits à quelque distance de la côte, dans une ferme dont il ne savait pas le nom. Ils étaient ensuite venus de ferme en ferme à Paris, où ils étaient entrés isolément, et où ils ne se voyaient que quand George les faisait appeler. Ainsi George était à Paris depuis six mois; ce qui n'avait jusque-là paru que du verbiage insignifiant acquérait par cette révélation une importance toute particulière.
Depuis le rétablissement de la tranquillité intérieure, la police avait fait le relevé de tous les individus qui avaient pris part aux discordes civiles, ou s'étaient fait remarquer dans les contrées où les vols de diligences et autres actes semblables avaient eu lieu; ces états étaient divisés en plusieurs classes, 1° les excitateurs, 2° les acteurs, 3° les complices, 4° enfin ceux qui avaient favorisé l'évasion de quelqu'un de ces individus.
Le tableau d'Eu et de Tréport désignait un horloger, nommé Troche, comme un ancien émissaire du parti. À la vérité, il avait vieilli, mais son fils était en état de le remplacer. On ordonna à la gendarmerie de l'arrêter sans bruit et de l'amener à Paris. On avait deviné juste. Ce jeune homme, âgé de dix-huit ou dix-neuf ans y fut reconnu par Querel, et comme il avait autant de finesse que d'ingénuité, il se douta bien, en voyant ce dernier, de ce qu'on avait à lui demander. Il ne chercha pas à nier un fait qui était trop palpable pour être contesté; d'ailleurs son rôle avait été si simple, qu'il ne voulut pas s'exposer à devenir plus coupable par une dénégation qui, dans tous les cas, ne lui aurait servi personnellement à rien. Il raconta tout ce qu'il avait fait, tout ce qu'il avait vu ou appris; qu'il avait conduit MM. de Polignac à Biville, où ils avaient passé la journée dans la maison d'un matelot; qu'il était allé les reprendre à la nuit pour les mener à la ferme qui formait la première station pour se rendre à Paris. Les détails fixèrent l'opinion qu'on devait se former de cette entreprise.
Troche avait déclaré que trois débarquemens avaient déjà eu lieu, et qu'il devait s'en faire un quatrième le lendemain soir du jour où il parlait. On donna sur-le-champ avis de cette circonstance au premier consul. Il me fit appeler dans son cabinet, où je le trouvai qui mesurait au compas les distances des différens points de la côte de Normandie à Paris.
Il m'expliqua de quoi il était question, et me fit partir de suite pour aller m'emparer de ce nouveau débarquement; il me chargea ensuite de revenir par la route qu'avaient suivie ces petites bandes, et de reconnaître moi-même ces divers foyers de troubles.
Je partis à sept heures du soir, suivi d'une grosse guimbarde des écuries du premier consul, qui était pleine de gendarmes d'élite.
J'avais amené le jeune Troche avec moi, parce que le transport n'eût pas pris terre, s'il ne l'eût aperçu sur le rivage. Chemin faisant, il me conta son aventure avec une véritable ingénuité. Il venait seulement de s'apercevoir qu'on l'avait employé à des intrigues qui pouvaient le conduire à l'échafaud; il mettait autant de zèle à aller tendre un piége à ceux qui arrivaient qu'il avait pu en mettre à servir ceux qui avaient passé.
J'avais des pouvoirs du ministre de la guerre pour tous les cas qui pourraient survenir; je ne craignais aucune entrave. J'arrivai à Dieppe le lendemain à la nuit close, c'est-à-dire vingt-quatre heures après mon départ de Paris.
Je demandai de suite les signaux de la côte. Ils n'apprenaient rien, si ce n'est qu'un cutter ennemi continuait à se tenir en croisière près de Tréport; j'en fis part à Troche, qui me dit que c'était celui qui portait le débarquement et le même qui avait amené les trois autres. Il se tenait dans cette position afin de pouvoir, dans une seule bordée, arriver au pied de la falaise où il avait coutume de débarquer; au surplus, il promettait, quand il l'aurait vu au jour, de me donner des indications plus positives. La mer était assez forte et peu propre à favoriser l'échouage d'une chaloupe sur une côte semée de récifs. Néanmoins je ne m'arrêtai pas à Dieppe. Je me déguisai et partis à cheval pour me rendre à Biville, où j'emmenai le jeune Troche, ainsi que mes gendarmes, qui étaient aussi déguisés. Tous étaient des hommes d'un courage éprouvé. On pouvait avec eux courir sans inquiétude tous les hasards. Je fis mettre pied à terre à quelque distance de Biville. J'envoyai les chevaux à l'auberge, et attendis, pour pousser plus avant, que ma petite troupe, qui avait ordre de ne pas se montrer, m'eût rejoint. Elle ne tarda pas; nous nous remîmes en route sous la conduite de Troche, qui nous mena à une maison où entraient habituellement les émissaires que les paquebots anglais jetaient sur la côte. C'était là qu'ils se réchauffaient, se délassaient, se disposaient à gagner la première station, qui, placée à plusieurs lieues dans les terres, était hors du cercle de la surveillance habituelle des autorités. Située à l'extrémité du village qui regarde la mer, la maison offrait à ceux qui la fréquentaient l'avantage de pouvoir entrer et sortir sans que personne les aperçût.
Je me plaçai avec mon monde dans le jardin de cette chaumière; je cherchais à recueillir le bruit qui pouvait déceler des pas d'hommes, lorsque j'aperçus, à travers une petite fenêtre, une large table chargée de vin, de grandes tartines toutes coupées, ainsi qu'un gros pain de beurre. J'appelai Troche et lui fis remarquer ces apprêts. «C'est la collation, me dit-il, que l'on donne ordinairement à ceux qui arrivent de la côte; s'ils ne sont pas venus, ils ne tarderont pas, car la marée va baisser. S'ils ne profitent pas du moment pour débarquer, ils ne pourront prendre terre aujourd'hui, parce que les récifs empêchent les chaloupes d'aborder.» Le temps pressait; je me déterminai à entrer dans la maison, sans trop savoir ce que contenait la seconde pièce dont je voyais la porte.
J'avais avec moi un gendarme d'un sang-froid à toute épreuve. Je lui ordonnai de me suivre, de se jeter sur cette porte et de ne pas la laisser ouvrir que tous ses camarades ne fussent entrés. J'étais décidé à fermer aussitôt la première, bien persuadé, quoi que renfermât la chaumière, qu'avec des hommes aussi déterminés, j'en viendrais à bout. Mes dispositions prises, je fis entrer Troche, que je ne quittais pas des yeux, afin de m'assurer si quelque regard, quelque signe ne nous trahissait pas. La précaution était inutile; la femme du matelot ne douta pas un moment que nous ne fussions des débarqués, et demanda à Troche combien il en amenait; Troche répondit qu'il ne venait pas de la côte, qu'il y allait: «C'est bien, lui dit-elle, vous y trouverez le petit Pageot de Pauly, qui est parti, il y a une heure, après vous avoir long-temps attendu.» Je fus curieux de savoir quel était ce petit Pageot: c'était un compère de Troche qui venait quelquefois à la falaise, mais dont les fonctions se bornaient ordinairement à conduire les débarqués à la seconde station, et à porter leurs paquets.
La bonne femme ignorait également ce qui était arrivé à Troche et qui j'étais. Je me hâtai de quitter sa maison pour aller à la côte où le débarquement devait s'effectuer pendant que j'étais chez elle. De Biville à la côte il n'y a que pour quelques minutes de chemin. La terre était couverte de neige, le vent nous donnait au visage; nous marchions avec précaution, lorsque nous entendîmes parler à quelques pas en avant de nous. Troche crut reconnaître la voix de Pageot; mais, comme la nuit était noire et que la conversation se tenait dans un chemin creux, il était impossible de juger du nombre des interlocuteurs. J'embusquai mes gendarmes derrière l'avenue par laquelle ils arrivaient, et me plaçai de ma personne à l'endroit où ils devaient déboucher pour gagner la maison du matelot. Ils n'étaient que deux. Je donnai néanmoins le signal. Mes hommes sortirent d'embuscade et les saisirent. Cette brusque apparition effraya les villageois: ils se crurent morts; mais Pageot aperçut Troche, il se rassura et nous apprit qu'il revenait de la côte, que la chaloupe n'avait pu aborder, parce que la lame était trop grosse, qu'elle les avait prévenus qu'elle prendrait terre le lendemain. Il y avait déjà deux ou trois jours qu'elle essayait chaque soir d'aborder, mais la mer avait constamment été mauvaise. Le pied de la falaise étant couvert de récifs, une embarcation ne pouvait approcher que pendant la marée haute, et lorsque les eaux sont tranquilles.
Je passai le reste de la nuit dans la maison du matelot, et j'allai au jour reconnaître, avec Troche, le cutter ennemi, qu'il connut pour être celui auquel j'avais affaire. Ce bâtiment gagnait le large dès que l'aurore commençait à poindre; mais il revenait louvoyer dès que le jour tombait, et se plaçait en face d'une tour de signaux de côte, que baignait un large et profond ravin, à l'extrémité duquel était fixée une corde, connue dans le canton sous le nom de corde des contrebandiers.
Cette corde, de la grosseur d'un câble de vaisseau marchand, était appliquée perpendiculairement le long de la falaise, qui, en cet endroit, a plus de deux cent cinquante pieds d'élévation à pic. Elle était amarrée à de gros pieux fichés profondément dans la terre, et disposés de six pieds en six pieds. Celui qui montait le dernier la repliait et l'accrochait à un piquet destiné à cet usage, afin de la dérober aux patrouilles qui pouvaient circuler le long de la côte. Ce moyen d'introduire de la contrebande devait être bien ancien, car cette corde me parut être un établissement tout-à-fait organisé. Elle avait ses surveillans qui étaient chargés de l'entretenir, et les contrebandiers payaient fort exactement la rétribution qui leur était imposée pour la passe.
Jamais péril ne m'avait paru aussi imminent que celui que courait un homme gravissant ainsi la falaise, un fardeau sur les épaules. Il suffisait qu'un pieu d'amarrage manquât pour qu'il ne fût plus question de la contrebande ni du contrebandier. C'était par là que George et ses compagnons étaient venus en France, et assurément on était loin de penser à un passage qui s'effectuait à moins de cent pas d'une tour de signaux, habitée par les guêteurs, qui à la vérité se retiraient la nuit. Je fis de pénibles réflexions en voyant les mille dangers qu'on ne craignait pas d'affronter, pour vendre quelques denrées prohibées, et surtout pour venir commettre un crime qui, en résultat, ne devait changer la position d'aucun de ceux qui s'en chargeaient. Cela me donna la curiosité d'approfondir jusqu'à quel point ces gens savaient ce qu'on leur faisait faire, et je fus bientôt convaincu qu'ils se doutaient bien qu'ils faisaient mal, mais aucun n'avait eu la pensée de faire la moindre question là-dessus. Cette corde était un revenu pour les plus nécessiteux: comme elle leur rapportait beaucoup, ils l'entretenaient avec soin, mais pas un d'eux n'avait cherché à pénétrer ce qu'on ne lui avait pas dit. Ils respectaient tous les secrets des autres, pour que l'on respectât celui qui les faisait vivre, et ils furent plus affectés de la suppression de cette corde que d'avoir servi à introduire George en France; du reste, tous croyaient fermement n'avoir favorisé que des contrebandiers. Aussi n'essaya-t-on pas de les punir d'une complicité qu'ils ne soupçonnaient pas.
Je retournai le soir à la côte, et me plaçai moi-même à l'issue du débouché, mais la mer fut constamment grosse. Je passai six ou sept nuits à attendre un débarquement qui ne put s'effectuer.
J'étais depuis vingt-huit jours dans cette position, lorsque je reçus ordre de retourner à Paris.
CHAPITRE IV.
Activité de la police.—Mesures diverses.—Moreau.—Personnage mystérieux.—Conjectures à ce sujet.—Famille royale.—L'attention se porte sur le duc d'Enghien.—Envoi d'un émissaire sur les bords du Rhin.
Pendant que j'étais à Dieppe, la police avait continué les recherches qu'elle faisait à Paris. Elle avait non seulement acquis la connaissance individuelle de tous les émissaires qui avaient suivi George, mais elle était parvenue à les arrêter tous, depuis le chef jusqu'au plus simple individu de l'expédition.
Les arrestations avaient rompu le silence dont on s'était enveloppé en les commençant; les journaux qui en avaient parlé étaient parvenus en Angleterre, d'où l'on avait promptement envoyé prévenir le cutter qui croisait devant Dieppe, où, heureusement pour les passagers, le mauvais temps l'avait empêché de les mettre à terre.
Le cutter gagna les côtes du Morbihan où nous allons le retrouver tout à l'heure. Je restai quelques jours aux environs de Dieppe, et rentrai à Paris. Je fus surpris en arrivant de voir l'activité que l'on avait déployée pour s'assurer de George et des siens. La cavalerie de la garde, celle de la garnison, fournissait des grandes-gardes qui étaient postées sur les boulevards extérieurs, et tenaient des vedettes autour du mur d'enceinte de la capitale. Continuellement en mouvement de l'une vers l'autre, celles-ci formaient des patrouilles permanentes qui avaient ordre d'arrêter tout ce qui cherchait à escalader les murs pour gagner la campagne.
Une mesure correspondante avait été prise aux barrières. On visitait avec la dernière sévérité tout ce qui en sortait.
On ne s'en était pas tenu là: on avait rendu une loi qui prescrivait à chaque citoyen de déclarer les personnes qui étaient logées chez lui, et qui prononçait la peine de mort contre quiconque donnerait asile aux complices de George. De semblables mesures devaient amener des révélations; elles en amenèrent en effet.
On connut bientôt tous les individus qui avaient appartenu à cette association. On en dressa une liste avec leur signalement, et on la placarda dans Paris, ainsi que dans toute la France, où l'on ne pouvait plus voyager, même avec des passe-ports, sans être examiné de la tête aux pieds. Ce fut par les révélations de quelques individus arrêtés, qu'on découvrit que le général Moreau n'était pas étranger à l'entreprise.
La présence de George, celle de diverses personnes, que l'élévation de leur naissance devait éloigner d'un tel homme, ne permettaient plus de douter de l'existence d'une conspiration, ni du but qu'elle se proposait. Elle semblait assez grave pour ne pas repousser l'idée que les conjurés n'avaient rien négligé pour s'associer le général Moreau. Cela parut d'autant moins invraisemblable, que la conduite que ce général affectait de tenir fortifiait les soupçons qui s'élevaient déjà sur sa fidélité à ses anciens principes politiques.
Le domestique de George déclara qu'un soir il était sorti en fiacre avec son maître, qui avait avec lui un petit général boiteux dont il ne savait pas le nom, ainsi qu'un autre personnage qui lui était également inconnu. Il ajouta qu'arrivés au boulevard de la Madeleine, le petit général était descendu, et avait été chercher le général Moreau chez lui, rue d'Anjou; qu'alors son maître, avec l'autre personnage, avaient mis pied à terre, et que tous deux s'étaient promenés avec le général Moreau, pendant que lui et le petit général boiteux se tenaient dans le fiacre. Quand ils remontèrent en fiacre, il entendit dire au personnage qui accompagnait son maître, en parlant du général Moreau: «Il paraît que ce b…-là a aussi de l'ambition.»
Le grand-juge fit en conseil un rapport officiel sur cette circonstance, et l'arrestation du général Moreau fut ordonnée. Elle eut lieu sur le pont de Charenton; Moreau fut arrêté comme il revenait de son château de Gros-Bois, et conduit au Temple; on s'assura également de son secrétaire: mais Fouché, qui probablement avait ses raisons pour qu'on ne scrutât pas trop sévèrement la conduite de Frénière (c'est le nom du secrétaire), mit tout en mouvement pour lui faire rendre la liberté; il feignit le zèle, affecta le respect des formes et dit au premier consul que, «quand on avait une bonne affaire, il ne fallait pas la gâter par de l'arbitraire et de l'injustice; qu'on avait arrêté Frénière, qui n'était pas accusé, que personne ne chargeait. Il faut, lui dit-il, vous montrer équitable et relâcher cet homme.»
Le premier consul donna dans le piége; malgré les instances de la police, qui demandait à retenir huit jours Frénière, il le fit mettre en liberté. Il y était à peine, qu'il fut vivement compromis par les dépositions de tous ceux que George avait mis en contact avec les entourages du général Moreau. On chercha à le reprendre, mais trop tard, il était déjà en sûreté. Cette circonstance fit naître des soupçons sur M. Fouché; mais comme il était déjà connu pour être d'un caractère fort léger, on ne s'y arrêta pas.
Fouché suivait avec une sollicitude toute particulière les recherches que dirigeait M. Réal, et quand il avait surpris quelque nouvel incident, il courait le raconter aux Tuileries. Le premier consul qu'amusait quelquefois son esprit, lui disait: «Vous faites donc toujours de la police?» «J'ai conservé, répondait Fouché, quelques amis qui me tiennent au courant.» La conversation s'engageait ainsi sur l'entreprise de George, dont les ramifications ne laissaient pas que d'occuper le premier consul, qui aimait à en parler de confiance. Fouché s'emparait de tout ce qui lui échappait pour aller puiser de nouvelles informations.
Il était difficile qu'en se plaçant ainsi entre le chef de l'état et celui qui dirigeait les recherches, il ne trouvât pas à faire ses affaires personnelles; et peu lui importait aux dépens de qui il les ferait. Mais en flattant le pouvoir, il n'oubliait pas ses frères et amis du bon temps, et répandait que «le premier consul ne voulait plus de patriotes, qu'il faisait rentrer tous les émigrés à dessein de s'en servir;» et autres propos de cette espèce, qui trouvent toujours à se placer dans une ville où rien n'est perdu.
Cette tentative contre la vie du premier consul produisit une impression profonde sur l'opinion publique. On était révolté à la seule idée d'un projet dont les moindres conséquences eussent été de replonger la France dans l'abîme de malheurs auxquels elle était à peine échappée. On était indigné des moyens d'exécution qui avaient été adoptés, parce qu'en France on n'aime pas les assassinats. Chaque département, chaque ville un peu considérable, la Vendée même envoya une députation particulière au premier consul pour le féliciter de la découverte d'une trame aussi odieuse. Ces députations ne trouvaient pas d'expressions assez fortes pour rendre l'indignation qui les animait, et le dévouement qu'elles portaient à un homme dont la conservation intéressait la France entière. On invoquait la vengeance des lois; on suppliait le premier consul de fermer l'oreille à la clémence dans l'intérêt de l'avenir. Ce cri était unanime dans toute la république. Chaque fonctionnaire, éloigné ou présent; chaque officier, de quelque grade qu'il fût, et particulièrement tout ce qui aspirait à la faveur, ne rêvait qu'au moyen de saisir cette circonstance, pour signaler son dévouement à la personne du premier consul.
Je l'ai vu souvent fatigué de tout ce qu'on lui disait à cet égard; néanmoins il fut vivement touché des marques d'attachement qui lui furent données de tous les points de la France, ainsi que cela avait déjà eu lieu lors de la machine infernale. Il était au temps de sa plus grande puissance sur la nation. L'armée réunie dans les camps frémissait de rage à la seule pensée qu'on avait voulu ôter la vie à celui qu'elle regardait comme son génie tutélaire. Si le lendemain du rapport du grand-juge, le général Moreau eût été envoyé devant un conseil de guerre, c'eût été fait de lui.
On proposa de l'y traduire; mais le premier consul repoussa cette idée, parce qu'il jugeait froidement de l'état des choses. Il eut raison; car, dans le fait, il ne s'agissait pas d'un délit militaire, et d'ailleurs la présence de Moreau était nécessaire pour la suite de l'instruction du procès. Cette instruction se faisait au Temple même, et presque publiquement, car on y entrait sans difficulté. Le juge-instructeur s'y était lui-même établi, tant les confrontations étaient nombreuses. Indépendamment de cela, la police continuait ses recherches. On ne voyait dans George qu'un chef d'exécution: l'on se demandait pour qui, au nom de qui, il aurait agi le lendemain du jour où il aurait abattu le premier consul. L'on était naturellement amené à conclure qu'un personnage plus important était caché quelque part, où il attendait que le coup fût porté avant de se faire reconnaître. On jetait les yeux partout, on interrogeait les gens de George, ceux de la maison où il avait demeuré, et on ne trouvait rien. Enfin, deux de ses domestiques, interrogés séparément, déclarèrent que tous les dix ou douze jours il venait chez leur maître un monsieur dont ils ne savaient pas le nom, qui pouvait être âgé de 34 à 35 ans, qui avait le front chauve, les cheveux blonds, la taille médiocre et une corpulence ordinaire. Ils rapportèrent qu'il était toujours très-bien mis, soit en linge, soit en habits; qu'il fallait que ce fût un grand personnage, car leur maître allait toujours le recevoir à la porte; quand il était dans l'appartement, tout le monde, MM. de Polignac et de Rivière, comme les autres, se levaient et ne s'asseyaient plus qu'il ne se fût retiré, et que toutes les fois qu'il venait voir George, ils passaient ensemble dans un cabinet où ils restaient seuls jusqu'au moment où il se retirait, et qu'alors George le reconduisait jusqu'à la porte.
Cette déclaration, que l'on fit répéter et circonstancier avec soin, augmenta encore l'anxiété. On chercha quel pouvait être ce personnage, objet des respects de George et de ses complices; les déposans ne pouvaient le dire. Ils ne l'avaient jamais vu avant qu'il vînt voir leur maître. On ne savait que conjecturer; on poussa d'autant plus vivement les recherches, on s'enquit si on ne frottait pas quelques vieux appartemens à lambris dorés dans les hôtels du Marais ou du faubourg Saint-Germain, qui presque tous étaient depuis long-temps inhabités; mais on n'apprit rien. Il résultait des différentes dépositions faites par les premiers individus qui avaient été arrêtés, que tous avaient été embarqués en Angleterre sur un cutter de la marine royale qui les avait débarqués sur nos côtes; en outre, les sommes considérables dont ils étaient porteurs au moment de leur arrestation, George surtout, démontraient que cette entreprise était celle d'un gouvernement qui n'avait rien négligé pour la faire réussir. On resta convaincu, malgré la révélation de quelques subordonnés de George, qui donnaient des détails sur des poignards qu'ils portaient sur eux au moment de leur arrestation, que cette entreprise n'était que l'oeuvre du ministère anglais qui voulait, à tout prix, abattre le premier consul. On pensait qu'effrayé de la sagesse avec laquelle il avait tout réparé, tout calmé, il voulait le faire périr, mais que, pour éloigner l'odieux d'un pareil attentat, il avait imaginé de le faire exécuter par les malheureux débris d'un parti qu'il n'avait cessé de nourrir de fausses espérances. Il abusa de leur infortune en les trompant à l'aide de rapports que lui fournissaient les agens qu'il entretenait en France; il viola l'hospitalité en faisant tenter en leur nom un crime qui devait tarir l'intérêt qu'inspirait leur malheur.
Heureusement pour eux, cette conception exigeait des moyens qu'ils n'avaient plus; car rarement l'infortune rencontre autre chose que de l'abandon et de la perfidie[5].
CHAPITRE V.
La question de l'enlèvement du duc d'Enghien s'agite en conseil.—Opposition du consul Cambacérès.—L'ordre de l'enlèvement est donné.—Le duc d'Enghien est amené à Paris.—Je reçois le commandement des troupes envoyées à Vincennes.—Séance de la commission militaire.
On commençait à être assez généralement d'accord sur la vraie source de cette entreprise, et l'on était fort impatient d'arriver à la découverte du personnage mystérieux, qui n'était encore qu'un sujet de conjectures, et dont la connaissance devait fixer toutes les opinions. Chacun cherchait, se creusait la tête, sans pouvoir fixer ses idées; grands et petits, chacun montrait son dévouement. Le premier consul était peut-être de tous, celui qui s'abandonnait le moins à son imagination: Il ne cessait de répéter que ce n'était pas à lui à découvrir la trame qui le menaçait. C'est, je crois, de ce moment que datent les combinaisons de quelques hommes décidés à exploiter cette circonstance à leur profit. De toutes les conjectures qu'on lui soumit, celle qui parut le frapper le plus est la suivante. Elle était tout à la fois vraisemblable et perfide. On lui dit que le parti de la révolution pouvait, tout aussi bien que la maison de Bourbon, profiter du coup que méditait George. Celle-ci n'avait sûrement pas manqué de prendre ses mesures pour contenir les jacobins, elle avait infailliblement envoyé sur les lieux quelqu'un de ses membres pour rallier tout le monde, aussitôt que le coup aurait été porté; le membre, ajoutait-on, ne serait-il pas le personnage mystérieux qui s'était montré chez George, et non chez Moreau, peu traitable alors, dès qu'on attaquait le républicanisme?
Ce raisonnement n'était pas dépourvu de justesse. On fit l'appel de tous les princes de la maison de Bourbon.
Le signalement donné par les gens de George ne se rapportait ni à l'âge du comte d'Artois, ni au physique du duc de Berri. Les hommes de George, qui le connaissaient personnellement, disaient d'ailleurs que ce n'était pas lui.
Le duc d'Angoulême était à Mittau avec le roi. On savait le duc de Bourbon à Londres. On en vint naturellement au duc d'Enghien, qui résidait à Ettenheim, sur la rive droite du Rhin. La proximité de la résidence, la résolution de son caractère n'avaient pas échappé à ceux qui appelèrent l'attention sur lui. On le nomma aux gens de George, mais ils ne le connaissaient pas. Leur déclaration ne fit qu'irriter la curiosité. On avait perdu la trace du duc d'Enghien depuis le traité de Lunéville; on n'avait même eu aucun motif de s'occuper de lui. On ne savait s'il avait continué de résider à Ettenheim.
Le ministre des relations extérieures, par qui arrivaient à cette époque toutes les informations du dehors, n'avait pas lui-même sur ce prince de renseignemens plus positifs que ceux qu'avait fournis Méhée. Le premier consul ne cacha pas l'étonnement qu'une telle ignorance lui causait, et ordonna d'envoyer sur les lieux s'informer de ce qu'avait fait M. le duc d'Enghien depuis six mois.
M. Réal, chargé de cette opération, alla lui-même, pour éviter toute équivoque, expliquer au premier inspecteur de gendarmerie les intentions du premier consul. L'inspecteur fit choix d'un officier de ses bureaux, auquel il donna des instructions conformes à celles qu'il venait de recevoir. Le malheureux officier se coiffe de l'idée que le duc d'Enghien est le personnage que l'on cherche, et se croit chargé de constater ce qu'il ne devait qu'approfondir. Il avait pris sa mission à contre-sens; il jugea de travers.
Il est néanmoins juste de convenir que cet officier put apprendre à Ettenheim ou ailleurs que le duc d'Enghien venait presque toutes les semaines au spectacle à Strasbourg, fait qui m'a été attesté par une personne qui était au service de ce prince à l'époque de son enlèvement[6]. On sera parti de là pour conclure qu'il était attiré à Strasbourg par quelque chose de plus important qu'un spectacle, et que d'ailleurs, s'il s'exposait à tant de dangers pour une satisfaction de cette espèce, les périls ne l'arrêteraient pas lorsqu'il s'agirait d'un intérêt plus grand. On a même assuré que sous le Directoire il était venu jusqu'à Paris, et que ce fut Bernadotte, alors ministre de la guerre, qui le fit avertir de se sauver. Le ministre des relations extérieures devait savoir à quoi s'en tenir sur tout cela; quant au premier consul, il était en Égypte à cette époque.
L'officier arrivé de Paris à Ettenheim observe, questionne, apprend que le duc d'Enghien vivait plus que modestement. Depuis que des émigrés étaient revenus dans ses environs, le prince en recevait plusieurs; il les invitait à dîner, peut-être même leur donnait-il quelque argent: il n'y avait rien là qui pût porter ombrage. Il aimait la chasse, avait une liaison de coeur avec une dame française qui partageait son exil, et faisait fréquemment des absences qui duraient plusieurs jours. On le conçoit quand on sait ce que c'est que la passion de la chasse, et qu'on connaît les montagnes de la forêt Noire.
L'observateur envisagea la chose sous un autre aspect; il ne crut ni à la chasse ni aux affections du prince, et accourut à Paris avec un rapport dans lequel il déclarait que le duc d'Enghien menait une vie mystérieuse, qu'il voyait souvent des émigrés, qu'il les défrayait, qu'il faisait souvent des absences de huit, dix et douze jours, sans que l'on sût où il allait.
Le rapport dont je viens de parler ne pouvait manquer de produire son effet. Lorsque le premier inspecteur de la gendarmerie le reçut, il le porta lui-même au premier consul, au lieu de le remettre à M. Réal, que cela regardait particulièrement. L'on témoigna même de la surprise à celui-ci de ce qu'il ne savait pas un mot de la manière de vivre du duc d'Enghien; le premier consul, qui témoignait cet étonnement, ne se rappelait sans doute plus l'ordre qu'il avait donné à M. Réal pour le premier inspecteur de la gendarmerie, et ne considérait pas que le rapport que celui-ci venait de lui faire était la conséquence de l'ordre qui lui avait été transmis par M. Réal.
On avait fait, entre autres, ce calcul-ci au premier consul: il faut soixante heures pour venir d'Ettenheim à Paris, en passant le Rhin au bac de Rhinan, et soixante pour retourner; cela fait cinq jours, et au moins cinq jours pour rester à Paris à tout observer et diriger, voilà l'emploi des absences du duc d'Enghien et l'intervalle des visites mystérieuses faites chez George qui sont expliquées. Cette coïncidence fut funeste au duc d'Enghien.
M. Réal avait répondu à la question de surprise sur l'ignorance où était la police, qu'elle attendait le rapport de la gendarmerie. «Eh bien! dit le premier consul, c'est précisément elle qui m'apprend cela ainsi que le préfet de Strasbourg. Au reste, j'ai donné l'ordre qu'on enlevât le duc d'Enghien avec tous ses papiers; ceci passe la plaisanterie; venir d'Ettenheim à Paris pour y organiser un assassinat, et se croire bien en sûreté parce que l'on est derrière le Rhin! je serais trop simple de le souffrir.»
Toutefois le premier consul ne s'était pas décidé seul à l'enlèvement du duc d'Enghien; il avait assemblé un conseil composé des trois consuls, du ministre des relations extérieures, du grand-juge, et de M. Fouché, qui n'était plus que sénateur, mais qui se donnait beaucoup de mouvement pour remonter au ministère.
Dans ce conseil, le grand-juge fit l'exposé de l'état de situation de la conspiration quant à l'intérieur; le ministre des relations étrangères lut ensuite un grand rapport sur les ramifications des conjurés à l'extérieur, dans lequel étaient détaillées toutes les folies de Drack, extraites du rapport de Méhée, et appuyées de quelques correspondances officieuses concernant les émigrés qui habitaient l'électorat de Baden; ce rapport finissait par la proposition d'enlever M. le duc d'Enghien de vive force et d'en finir.
M. le duc Cambacérès, de qui je tiens ces détails, et que je n'ai pas dû nommer de son vivant, m'a ajouté qu'il avait fait une violente objection à la proposition de l'enlèvement de vive force, observant que, puisque le duc d'Enghien venait quelquefois sur le territoire, ainsi qu'on le disait, il était plus simple de lui tendre un piége et de lui appliquer la loi sur les émigrés, à quoi on lui avait répondu: «Parbleu! vous nous la donnez belle; après que les journaux ont été remplis des détails de cette affaire, vous croyez qu'il donnera dans un piége;» et il persista dans les conclusions de son rapport[7].
On se mit à parler long-temps sur cette matière après cette discussion; le premier consul demanda les voix qui s'étaient réunies à l'opinion du ministre des relations, et, quittant le conseil, il passa dans son cabinet, où il dicta à son secrétaire les ordres nécessaires pour l'enlèvement de M. le duc d'Enghien. Le ministre de la guerre ordonna en conséquence au colonel des grenadiers à cheval de se rendre à Neufbrissac, et après s'y être abouché avec la gendarmerie, qui avait été mise à sa disposition, de prendre un détachement de la cavalerie de la garnison, de passer le Rhin au bac de Rhinan, de se porter rapidement à Ettenheim, à la demeure du duc d'Enghien, de le constituer prisonnier, et de l'envoyer à Paris avec tous ses papiers, espérant que l'on y trouverait des renseignemens utiles sur les relations qu'il devait avoir eues avec cette conspiration[8].
Cet ordre fut ponctuellement exécuté, et, pour prévenir les représentations que ne manquerait pas de faire l'électeur de Baden, on lui signifia qu'il eût à éloigner sur-le-champ cette troupe d'émigrés qui avait reparu sur les bords du Rhin[9].
Le duc d'Enghien fut arrêté le 15 mars et conduit le même jour à la citadelle de Strasbourg, où il resta jusqu'au 18, qu'il partit pour Paris sous l'escorte de la gendarmerie. Il y arriva le 20 mars, vers onze heures du matin; sa voiture, après avoir été retenue à la barrière jusqu'à quatre heures du soir, fut conduite par les boulevards extérieurs à Vincennes, où ce prince fut constitué prisonnier[10].
Je venais d'arriver à Paris depuis deux ou trois jours, de retour de ma mission de Dieppe qui avait duré deux mois, et je me trouvais de service à la Malmaison, quand le duc d'Enghien arriva à Paris. J'avais observé que, contre son habitude ordinaire, le ministre des relations extérieures était venu ce jour-là chez le premier consul vers midi; j'en fis la remarque, parce que c'était ordinairement le soir très-tard que ses visites avaient lieu. Vers cinq heures du soir du même jour, je fus appelé dans le cabinet du premier consul, et je reçus de lui une lettre cachetée, avec l'ordre de la porter au gouverneur de Paris, alors le général Murat. En arrivant chez celui-ci, je me croisai sous la porte avec le ministre des relations extérieures qui en sortait. Le général Murat, qui était indisposé au point de ne pouvoir marcher, me dit que cela suffisait, et qu'il allait m'envoyer les ordres qui me concernaient.
Je ne savais pas à quoi ces ordres pouvaient avoir trait, et j'étais loin d'être au fait de ce qui touchait le duc d'Enghien, dont le nom avait à peine été prononcé à l'arrivée d'une dépêche télégraphique au moment de son départ de Strasbourg; je croyais retourner à la Malmaison, lorsque je reçus l'ordre de prendre sous mon commandement une brigade d'infanterie qui devait être réunie le même soir à la barrière Saint-Antoine, et d'être rendu avec elle à Vincennes à la nuit.
La gendarmerie d'élite, dont j'étais colonel, et qui alors ne faisait pas partie de la garde, mais qui appartenait à la garnison de Paris, avait reçu du gouvernement l'ordre d'envoyer son infanterie et un fort détachement de sa cavalerie, pour tenir garnison à Vincennes. À cette époque, ce château était un bâtiment abandonné et dans le dernier état de vétusté. Le double de cet ordre m'avait été envoyé, et, pour que ma légion fût en état de s'y conformer, je courus moi-même à sa caserne pour faire consigner tout le monde, car il était précisément l'heure à laquelle les officiers, ainsi que les gendarmes, sortaient pour leur distraction, et ne devaient plus rentrer qu'à l'heure de l'appel après la retraite.
Je me rendis ensuite à Vincennes, où j'entrais pour la première fois; il faisait nuit, je ne voyais pas de place pour établir la gendarmerie qui arrivait, ainsi que la brigade qui devait la suivre. Néanmoins je fis entrer la première par la porte du château, et la postai dans la cour, avec défense de laisser communiquer avec le dehors sous quelque prétexte que ce fût: je portai ensuite l'infanterie de la garnison sur l'esplanade, du côté du parc.
Les casernes de Paris sont situées dans des quartiers éloignés les uns des autres; quelques uns des corps qui reçurent l'ordre de marcher dans cette circonstance, eurent à traverser la ville dans des points opposés et très-distans de la barrière du Trône. Cet éloignement fut cause qu'ils n'arrivèrent à Vincennes qu'après trois heures du matin, parce qu'il était déjà tard quand les ordres de leur départ étaient parvenus à leurs casernes.
Ce fut pendant que j'étais occupé du soin de placer toutes ces troupes, qu'arrivèrent le président de la commission militaire, ainsi que les juges qui devaient la composer. Je venais d'apprendre, depuis que j'étais à Vincennes, que le duc d'Enghien y était arrivé à cinq heures de l'après-midi, escorté par la gendarmerie de Strasbourg que je vis encore au château. Sans cela, j'aurais cru fermement qu'il avait été trouvé dans une cachette de Paris, ainsi que les compagnons de George, et j'étais fort curieux de savoir ce qu'il allait dire.
Le duc d'Enghien fut interrogé par le capitaine-rapporteur, avant que la commission se réunît en séance. Cet interrogatoire dut avoir lieu sur les matériaux qui avaient été transmis à la commission, c'est-à-dire sur le rapport de l'officier qui avait été observer le prince à Ettenheim. J'avais cru que j'en avais été porteur dans la lettre que le premier consul m'avait remise pour Murat; mais je m'étais trompé, comme on le verra à la fin de ce volume d'après ce que dit le général Hullin lui-même.
La commission militaire, qu'aucune exagération de principes n'avait fait choisir pour remplir ces fonctions, n'était composée que des colonels des régimens de la garnison de Paris, et elle était présidée par leur chef naturel, le commandant de la place.
Cette commission ne savait pas un mot de la révélation des gens de George, qui avaient amené la circonstance où l'on se trouvait. Elle partageait individuellement l'indignation générale contre le projet d'assassinat du premier consul, et contre tous ceux qui y avaient pris part; elle n'ignorait pas l'opinion à laquelle on était le plus généralement arrêté, qui était que George ne travaillait que sous la direction d'un prince qui devait se faire connaître après que le coup serait porté. La position de résidence du duc d'Enghien, les voyages qu'on disait qu'il avait faits jusqu'à Paris, où on assurait même qu'il était venu récemment, portaient à penser qu'il devait être le directeur de George, et conséquemment la disposition des esprits était loin de lui être favorable.
La commission s'assembla dans une des grandes pièces de la partie habitée du château, c'est-à-dire le bâtiment au-dessus de la porte d'entrée du côté du parc.
Elle ne fut point mystérieuse, comme l'ont prétendu ceux qui ont écrit sur ce point d'histoire; elle fut publique pour tout ce qui pouvait venir à cette heure-là, et il fallait bien qu'il y eût du monde, puisqu'ayant été retenu au dehors par le soin de placer mes troupes, ce qui m'inquiétait assez en voyant la gravité de la circonstance où je me trouvais, je ne pus arriver qu'un des derniers dans la salle où siégeait la commission. J'eus même assez de peine à parvenir jusque derrière le président, où je voulais d'abord me placer pour mieux voir, et ensuite parce que, transi de froid par la nuit que j'avais passée au milieu des troupes, je voulais me chauffer à un grand feu qui était allumé à une cheminée devant laquelle était placé le fauteuil du général Hullin. Voilà comment je me trouvai, pendant quelques instans seulement, assis derrière lui durant la séance de la commission.
Quand j'y parvins, la lecture de l'interrogatoire était déjà faite, la discussion déjà entamée et fort échauffée. Le duc d'Enghien avait même déjà répondu vivement, de manière à laisser voir qu'il ne se doutait nullement du danger de sa position.
«Monsieur, lui dit le président, vous ne me paraissez pas connaître votre situation ou bien vous ne voulez pas répondre aux questions que je vous adresse. Vous vous renfermez dans votre naissance, que vous prenez soin de nous rappeler; vous feriez mieux d'adopter un autre système de défense. Je ne veux pas abuser de votre position, mais remarquez que je vous fais des questions positives, et qu'au lieu d'y répondre, vous me parlez d'autre chose. Prenez-y garde, ceci pourrait devenir sérieux. Comment pourrez-vous espérer de nous persuader que vous ignoriez, aussi complètement que vous le dites, ce qui se passait en France, lorsque non seulement le pays que vous habitiez, mais le monde entier en est instruit? Et comment pouviez-vous me persuader qu'avec votre naissance vous étiez indifférent à des événemens dont toutes les conséquences devaient être pour vous? Il y a trop d'invraisemblance à cela pour que je ne vous en fasse pas l'observation: je vous engage à y réfléchir, afin d'avoir d'autres moyens de défense.»
J'ai écrit ces paroles du président le lendemain même, et c'est par ménagement que je n'en ai pas parlé dans l'écrit que j'ai publié à la fin d'octobre 1823.
Le duc d'Enghien, après un moment de silence, répondit d'un ton grave: «Monsieur, je vous comprends très-bien, mon intention n'était pas d'y rester indifférent; j'avais demandé à l'Angleterre du service dans ses armées, et elle m'avait fait répondre qu'elle ne pouvait m'en donner, mais que j'eusse à rester sur le Rhin, où incessamment j'aurais un rôle à jouer; et j'attendais. Monsieur, je n'ai plus rien à vous dire[11].»
Telle fut la réponse du duc d'Enghien; je l'ai écrite à l'instant même: j'ai écrit celle-ci de mémoire long-temps après, mais je ne crois pas en avoir oublié une seule syllabe. Si elle n'est pas à son procès, c'est assurément parce qu'on l'aura soustraite ou bien qu'on a négligé de la recueillir. J'ai eu occasion de m'assurer moi-même que l'on avait enlevé des archives du Palais de Justice les prétendues pièces criminelles sur lesquelles on avait prononcé la condamnation de la reine de France, au point que le dossier de ce procès est réduit à quelques chiffons de papiers dérisoires; et j'ai su que, pendant les premiers jours de la restauration de 1814, les archives impériales ont été fouillées pendant plusieurs jours par des affidés de ceux qui avaient grand intérêt à faire disparaître des pièces qui, sans doute, eussent pu compromettre la sûreté de leur nouvelle position.
On a exécuté cette fouille avec tant de soin, que les archives des relations extérieures, ainsi que celles du gouvernement, n'offrent pas une trace de cet événement, qui cependant a été le sujet d'une correspondance avec les cours étrangères.
Avant son dernier aveu, le duc d'Enghien avait fait la déclaration qu'il recevait un traitement de l'Angleterre; mais il s'était exprimé de telle sorte qu'on pouvait croire qu'au lieu de sommes destinées à défrayer sa maison, c'était un argent corrupteur qu'il avait reçu. Aucun des juges ne pouvant connaître la position financière du prince, cette dernière déclaration aggrava les préventions qu'on avait déjà contre lui. On assimila cet argent à celui qu'on avait trouvé sur George, et la fatalité voulut que toutes les portes de salut se fermassent ainsi devant le prince.
Après la dernière réponse du duc d'Enghien, le président de la commission prononça la clôture de la discussion, et ordonna qu'on fît sortir de la salle tous ceux qui avaient assisté aux débats. La commission se forma en conseil pour délibérer.
Je me retirai comme les autres, et je fus, ainsi que divers officiers qui avaient assisté à la séance, rejoindre les troupes qui étaient sur l'esplanade du château.
Je ne saurais dire au juste combien de temps la commission resta à délibérer, mais ce ne fut que deux heures après l'évacuation de la salle, que le commandant de l'infanterie de ma légion, qui était postée dans la cour du château, vint m'annoncer que la commission venait de rendre un jugement, et qu'on requérait un piquet pour son exécution. Je lui recommandai, comme d'usage en pareil cas, de le placer de manière à prévenir tout accident. La position qui lui parut remplir le plus complètement ce but, fut un spacieux fossé du château.
Pendant que cet officier prenait ses dispositions, je fis mettre les troupes sous les armes, et leur annonçai le jugement que la commission venait de rendre, et qu'elles allaient assister à son exécution.
Pendant ce temps, on avait fait descendre le duc d'Enghien par l'escalier de la tour d'entrée, du côté du parc. On lui lut sa sentence, et l'exécution suivit de près. Il était alors à peu près six heures du matin.
Je pris aussitôt les ordres du président de la commission militaire, pour renvoyer les troupes à leurs casernes.
CHAPITRE VI.
Je rends compte de l'exécution au premier consul.—Son étonnement.—Sensation dans Paris.—Bruits absurdes.—Considérations.—Découverte du personnage mystérieux.—Le général Lajolais.—Arrestation du général Pichegru.
Je me rendis à la Malmaison pour rendre compte au premier consul de ce qui s'était passé à Vincennes.
Il me fit entrer aussitôt et parut m'écouter avec la plus grande surprise. Il ne concevait pas pourquoi on avait jugé avant l'arrivée de Réal, auquel il avait donné ordre de se rendre à Vincennes pour interroger le prisonnier. Il me fixait avec des yeux de lynx et disait: «Il y a là quelque chose que je ne comprends pas. Que la commission ait prononcé sur l'aveu du duc d'Enghien, cela ne me surprend pas… Mais enfin, on n'a eu cet aveu qu'en procédant au jugement qui ne devait avoir lieu qu'après que M. Réal l'aurait interrogé sur un point qu'il nous importe d'éclaircir;» puis il répétait encore: «Il y a là quelque chose qui me surpasse… Voilà un crime, et qui ne mène à rien.»
M. Réal eut ensuite avec le premier consul un entretien dont je ne fus pas témoin.
La nouvelle de ce jugement fit une grande sensation dans Paris: les uns l'approuvaient, et disaient hautement que le duc d'Enghien s'était fait le chef des corps d'émigrés, et que toutes les conspirations contre la vie du premier consul avaient été faites dans son seul intérêt; les autres désapprouvaient et demandaient en quoi cette exécution consolidait la puissance consulaire: ceux-ci la qualifiaient d'assassinat et de crime inutile, ceux-là d'acte de tyrannie sanguinaire. Chacun raisonnait et déraisonnait à plaisir; au milieu de cette manifestation de toutes les opinions, le gouvernement seul restait silencieux. Soit que cette conduite parût plus convenable à sa dignité, soit qu'au moment de s'engager dans une nouvelle guerre, il craignît de faire connaître que les germes des discordes civiles n'étaient pas détruits en France, et qu'ils présentaient encore des chances à des esprits mécontens et audacieux.
Tant que j'ai cru que ces motifs étaient ceux qui avaient décide le plan de conduite adopté par le gouvernement, j'avoue que je l'ai regardé comme mauvais, parce que la méchanceté s'en prévalait et nuisait davantage par ses interprétations que n'eussent pu le faire toutes les conséquences de la plus grande publicité. Ce n'est que long-temps après que j'ai su que le premier consul avait donné les ordres les plus sévères de garder le silence. Ses instructions avaient été transgressées; il était mécontent de ce qui avait été fait, mais il ne voulait pas sévir contre des hommes qui avaient péché par excès de zèle et qui sans doute avaient cru le servir.
La malveillance eut beau jeu à s'exercer. Elle répandit mille contes absurdes sur les circonstances de la mort du duc d'Enghien. On a été jusqu'à imaginer de parler d'une lanterne qu'on lui aurait fait attacher sur la poitrine, sans réfléchir que le 21 mars, le soleil se lève à six heures et qu'il fait jour à cinq heures. On dit aussi qu'on avait refusé au prince de lui faire venir un prêtre, sans réfléchir qu'alors les ministres du culte étaient fort rares, et qu'il est plus que probable que la cure de Vincennes était sans pasteur. Les animosités de parti ont inventé une foule de détails aussi bien circonstanciés et tout aussi plausibles que ceux dont je viens de parler, mais dont il est fort inutile de charger ces pages, parce que le temps et le bon sens en ont fait bonne et complète justice.
On a dit que madame Bonaparte s'était jetée aux genoux du premier consul pour lui demander la grâce du duc d'Enghien et qu'elle lui avait été refusée. Non-seulement ce fait est faux, mais il est hors de toute vraisemblance. Jusqu'à mon retour à la Malmaison, non seulement madame Bonaparte ignorait comme tout le monde le résultat de la commission, mais encore elle ne pouvait rien conjecturer avant que M. Réal eût constaté dans le duc d'Enghien l'identité de la personne désignée par les révélations des subordonnés de George.
Ce n'est pas que je veuille dire que madame Bonaparte n'aurait pas fait des prières en faveur d'un malheureux; certes, la bonté bien connue de son coeur l'eût portée à faire cette demande, et elle connaissait assez l'humanité du premier consul pour espérer qu'il se laisserait aller à user d'une clémence qui d'ailleurs était dans les intérêts de sa politique.
On a cherché à profiter de cette affaire pour soulever l'opinion contre le premier consul. On rivalisait d'efforts, parce qu'on pensait servir par-là les intérêts d'un parti qui combattait la révolution et qui cherchait à obscurcir sa gloire. C'est tout simple, ceux qui perdent la partie trouvent toujours une consolation à dire qu'on les a trompés.
Cependant peu de mois s'étaient écoulés qu'on pût remarquer que ceux qui s'étaient montrés les plus acharnés, se pressaient en foule dans les antichambres de l'empereur; et certes elles en ont été remplies tant que dura sa prospérité. Cette conduite de leur part donne tout au moins le droit de penser qu'ils ont reconnu plus tard que les ordres du premier consul avaient été transgressés, et que sa conduite n'avait pas été si répréhensible qu'ils l'avaient pensé d'abord. Peut-être bien aussi ont-ils espéré que l'empereur ne se souviendrait pas des injures faites au premier consul.
Si on examine de sang-froid la part que le chef du gouvernement a eue à ce tragique événement, on ne peut se refuser à admettre les remarques suivantes:
Le but de l'entreprise de George n'était pas plus douteux que son point de départ. En moins de deux années, c'était la troisième tentative contre la vie du premier consul. Cette fois ce n'était pas à commettre ce seul attentat que devaient se borner les conspirateurs: ils ne tendaient à rien moins qu'à renverser la révolution de fond en comble et à rallumer la guerre civile au moment même où la France allait avoir une guerre extérieure à soutenir.
On aiguisait les poignards contre le chef du gouvernement; on venait des pays étrangers pour le frapper au milieu d'une nation dont il défendait l'indépendance, et contre laquelle on conspirait bien autant que contre lui; à quel titre devait-on exiger qu'il respectât un droit que l'on méconnaissait envers lui? Et quand, pour attenter à ses jours, on employait les moyens, en dehors des droits des nations et de la morale, fallait-il donc qu'il se renfermât seul dans des bornes qu'on n'avait pas hésité à franchir?
Et d'ailleurs le premier consul n'était-il pas responsable envers tous les intérêts politiques, placés en quelque sorte sur sa tête? Qu'eût-on pensé de la solidité d'un gouvernement dont le chef eût manqué de fermeté dans une pareille circonstance?
Telles furent peut-être les pensées du premier consul; mais on lui en a prêté de bien différentes. Les uns ont dit qu'en frappant le duc d'Enghien, il avait eu pour but d'effrayer les princes de la maison de Bourbon, et de dissoudre d'un seul coup tous les corps d'émigrés qui menaçaient la frontière. Les autres ont dit que son seul but avait été de donner des garanties au parti jacobin. Aux premiers, je répondrai que le vainqueur de Marengo comptait sur son épée pour disperser ses ennemis; et je demanderai aux seconds si les jacobins étaient à craindre après le 18 brumaire, et si ce jour, qui a été le premier de la puissance du premier consul, n'a pas été le dernier de la leur. Ils imploraient déjà sa protection toute-puissante; quelle garantie avait-il donc besoin de leur donner!
On a dit aussi que le premier consul avait eu un intérêt personnel, direct, à se défaire d'un prince auquel il savait un caractère ferme et entreprenant. Raisonner de la sorte, c'est admettre que le premier consul n'ait pas rejeté la proposition d'un crime. Mais alors, au lieu de faire tant d'éclat à Paris, on pouvait arriver à ce but plus sûrement et sans bruit, à une partie de chasse de l'autre côté du Rhin, ou même à Ettenheim. On n'eût pas manqué d'assassins si on en eût cherché; on n'eût même paru qu'user de représailles. N'eût-ce pas été combattre avec les mêmes armes que celles qu'on n'avait pas rougi d'employer plusieurs fois contre lui!
Il ignorait l'existence du duc d'Enghien; il savait beaucoup mieux les noms des généraux qu'il avait combattus que ceux de la famille qui avait régné en France. On le lui signala comme le chef du parti de George, il consentit à son enlèvement. L'histoire jugera le reste.
À cette époque, la puissance morale du premier consul sur la nation était dans toute sa force et dans toute sa pureté. Cet événement, on ne peut le dissimuler, y porta une atteinte grave.
Est-ce de gaîté de coeur que le premier consul eût ainsi affaibli l'affection publique qu'il possédait; et, si on le suppose, pourquoi eût-il pris tant de précautions? Pourquoi ordonner à M. Réal d'aller interroger le prince, lorsqu'il le savait tué par ses ordres? car on a été jusqu'à risquer cette assertion.
En 1810, lorsque je fus élevé au ministère, j'ai prié M. Réal de m'expliquer comment on en était venu à s'attacher au duc d'Enghien, dont cependant il n'avait pas été question dans le procès de George. Il m'apprit alors que c'était la révélation des deux subordonnés de George qui avait déterminé l'enlèvement du duc d'Enghien, pour le confronter avec eux; et que ce n'était que dans le cas où il aurait été reconnu pour être le personnage mystérieux désigné dans les révélations qu'il devait être jugé.
À cette occasion, M. Réal me rappela que pendant le temps que la police s'occupait activement de faire des recherches, elle avait appris que le petit général boiteux, qui avait été chercher le général Moreau pour le conduire au boulevard de la Madeleine, était le général Lajolais. On eut quelque peine à le trouver, et ce ne fut qu'après l'avoir confronté avec le domestique de George qui le reconnut, que l'on scruta sévèrement toutes les démarches qu'il avait faites depuis son arrivée à Paris. Il lui échappa de dire dans quelle maison il était descendu en y arrivant, et, par suite de cet aveu, on sut des gens mêmes de la maison, qu'il y était arrivé avec le général Pichegru, auquel personne n'avait encore pensé.
Lajolais en convint ensuite, et déclara qu'il avait voyagé avec le général Pichegru, depuis Londres jusqu'à Paris, en passant par les environs d'Amiens et de Gisors, ce qui faisait que, bien qu'il eût été aussi débarqué à la falaise de Biville, il n'était pas connu des émigrés qui s'étaient rendus à Paris par une autre route.
Après quelques recherches, le général Pichegru fut arrêté. Il fut d'abord interrogé seul, et comme il adopta le système d'une dénégation absolue, on fut obligé de le confronter successivement avec tous ceux des subordonnés de George qui se trouvaient arrêtés. Ce ne fut qu'alors qu'il fut reconnu pour être ce personnage mystérieux qui était venu tous les quinze jours chez George, et devant lequel chacun se tenait dans une attitude respectueuse. Il fut aussi reconnu par le domestique de George, pour avoir été avec lui en fiacre au rendez-vous de la Madeleine.
Les renseignemens lumineux qu'avait fournis cette confrontation durent surprendre au dernier point M. Réal. Il s'empressa d'en faire son rapport au premier consul, qui devint rêveur, et qui exprima, par une exclamation de douleur, le regret d'avoir consenti à l'enlèvement du duc d'Enghien. Il était trop tard. Le premier consul ne pouvait qu'avoir un grand intérêt à ce que cette affaire s'éclaircît; et cependant il ordonna le secret, soit que cela lui parût dans les intérêts de sa politique, soit qu'il préférât ne pas faire connaître l'erreur dans laquelle on était tombé.
Il n'était cependant pas sans exemple dans notre histoire, que la justice elle-même se fût trompée; la religion des parlemens, dont la composition ne permettait pas de suspecter la sévère équité, a quelquefois été abusée, et des condamnations qu'on a déplorées ensuite en ont été les conséquences.
Depuis, j'ai souvent entendu l'empereur s'exprimer ainsi devant ses ministres: «Messieurs, je suis mineur, c'est à vous à vous informer avant de me remettre un rapport; mais une fois que j'ai votre signature, tant pis pour vous si un innocent est frappé;» et il m'a souvent répété ces mêmes paroles à l'occasion des rapports que j'ai été dans le cas de lui faire dans le cours de mon administration.
CHAPITRE VII.
Mort du général Pichegru.—Détails sur ce sujet.—Gendarmes d'élite.—Capitaine Wright.—Sa confrontation avec George et ses complices.
La présence de Pichegru dans la conjuration de George Cadoudal compromettait gravement Moreau, en ce qu'elle permettait de supposer qu'il s'était établi des rapports entre eux. On s'occupa dès lors de rechercher comment ces deux personnages avaient pu se rencontrer. On parvint à force d'adresse à convaincre le général Moreau qu'il avait vu Pichegru; comme il ignorait les progrès de la marche des informations, il n'aperçut aucun des piéges qu'on lui avait tendus; il convint que Pichegru était venu chez lui, et que c'était le général Lajolais qui l'y avait amené; mais que dans la crainte de se compromettre il ne l'avait plus reçu, et que cependant il l'avait encore vu ailleurs. Où lui demanda-t-on. «Mais, répondit-il, je ne me rappelle pas trop, hormis une fois au boulevard de la Madeleine, à neuf heures du soir.» Questionné sur la manière dont cette rencontre avait eu lieu, il répondit qu'il n'en savait rien, que le général Lajolais était venu le chercher, l'avait conduit au boulevard, et qu'après l'avoir quitté un moment, il était venu le rejoindre, amenant avec lui le général Pichegru.
On n'en demanda pas plus, mais on prit à part Lajolais, et après l'avoir questionné en tout sens, il fut bien constaté qu'il était parti du logement de George dans un fiacre, avec George et Pichegru dans le fond; lui Lajolais, et Picot, affidé de George, sur le devant; qu'il avait conduit le fiacre au boulevard de la Madeleine; que de là il avait été chercher Moreau chez lui, rue d'Anjou, où ce dernier l'attendait, qu'il l'avait amené à pied au boulevard; qu'ensuite il était allé au fiacre chercher Pichegru, lequel en était descendu avec George, et qu'il les avait menés à Moreau, qui se promenait en les attendant; puis lui Lajolais était retourné au fiacre dans lequel il était resté avec Picot, pendant tout le temps qu'avait durée l'entrevue. Picot confirmait cette déposition de Lajolais, et il ajoutait que lorsque son maître était revenu au fiacre avec Pichegru, il avait entendu celui-ci dire, en parlant de Moreau, comme je l'ai déjà rapporté: «Il paraît que ce b…-là a aussi de l'ambition[12].»
George ni Moreau ne voulurent pas convenir des détails de cette entrevue; George répondait à toutes les questions qu'on lui faisait: «Je ne sais pas ce que vous voulez me dire;» et Moreau disait: «Je n'ai jamais vu George.» Comme Pichegru venait de mourir, on ne put rien découvrir de plus sur les faits de cette affaire qui pouvaient concerner le général Moreau.
J'ai dit que Pichegru venait de mourir; cette mort a donné lieu à tant de bruits aussi stupides que calomnieux, qu'elle a besoin d'être expliquée. Voici ce que j'en sais.
Pichegru, après avoir été arrêté, avait été enfermé en secret dans une des pièces du rez-de-chaussée de la tour du Temple: on différa quelques jours de l'interroger pour se donner le temps de réunir les matériaux de son interrogatoire, délai qui fut fatal au duc d'Enghien.
Pichegru n'était séparé de George que par une petite pièce qui était une antichambre commune à leur demeure.
Le concierge de la maison du Temple avait la clef de leur chambre; et pour empêcher qu'ils se pussent communiquer les questions que le juge instructeur leur faisait séparément, le même juge avait fait placer une sentinelle dans cette antichambre, d'où, au moyen d'un peu de bruit, on pouvait rendre sans effet la conversation qu'ils auraient pu vouloir entretenir. L'un et l'autre étaient appelés plusieurs fois par jour pour être confrontés; c'est-à-dire toutes les fois qu'une nouvelle déposition d'accusés ou de témoins les chargeait.
George avait sans doute pris son parti sur l'issue de ce procès; mais le général Pichegru, qui avait d'autres antécédens, était vraisemblablement dans une situation différente. Chaque fois qu'il était appelé à la salle d'instruction, il voyait sa position s'aggraver, et l'abîme se creuser devant lui à chaque pas; son visage en était altéré.
Il s'était peut-être flatté que dans l'information juridique de son affaire, on ne pourrait pas obtenir assez de preuves de sa participation à un crime contre lequel l'opinion publique de la France entière était soulevée en masse; mais il dut bientôt se convaincre qu'il lui serait impossible de toucher la sensibilité des coeurs, même les plus généreux, et que de plus sa présence devant une cour criminelle, comme coopérateur du projet de George, allait reporter la conviction de sa culpabilité jusqu'à la circonstance dans laquelle Moreau l'avait dénoncé au directoire (en 1796 ou 1797), après que celui-ci l'avait fait déporter à Cayenne, et qu'ainsi il allait perdre jusqu'à l'intérêt que quelques uns de ses amis réunis lui avaient témoigné à cette époque de sa vie.
Je crois que cette affligeante considération continuellement présente à son esprit sous la voûte de sa prison, a beaucoup influé sur sa détermination de cesser de vivre.
Le général Pichegru était naturellement gai, il aimait les plaisirs de la table, mais l'horreur de sa situation l'avait changé. Il avait fait prévenir M. Réal de venir le voir, et après la conversation qu'il eut avec lui, il le pria de lui envoyer quelques livres, entre autres Sénèque.
Quelques jours après, étant aux Tuileries, vers huit heures du matin, je reçus un billet de l'officier de gendarmerie d'élite, qui ce jour-là commandait le poste de la garde du Temple. Il me prévenait que l'on venait de trouver le général Pichegru mort dans son lit le matin, et que cela occasionnait beaucoup de rumeur au Temple, où l'on attendait quelqu'un de la police que l'on venait de faire prévenir de cet événement.
Cet officier m'en donnait avis, tant à cause de la singularité du fait, que parce que j'avais établi l'usage dans le corps que je commandais, que tous les officiers employés à un service quelconque devaient me rendre compte de ce qu'ils auraient fait, vu ou appris pendant les vingt-quatre heures. Je fis remettre ce billet au premier consul; il me fit appeler, croyant que j'avais d'autres détails, et comme je n'en avais point, il m'envoya aux informations, en disant: «Voilà une belle fin pour le conquérant de la Hollande.»
J'arrivai au Temple en même temps que M. Réal, qui venait de la part du grand-juge pour connaître aussi les détails de cet événement. J'entrai avec M. Réal, ainsi que le concierge et le chirurgien de la maison, jusque dans la chambre du général Pichegru, et je le reconnus très-bien, quoique son visage fût devenu cramoisi par l'effet de l'apoplexie dont il avait été frappé.
Sa chambre était au rez-de-chaussée, la tête de son lit contre la fenêtre, de manière que la tablette lui servait à mettre sa lumière pour lire dans son lit. Il y avait au dehors une sentinelle placée sous cette fenêtre, par laquelle, au besoin, elle pouvait facilement voir ce qui se passait dans la chambre.
Le général Pichegru était couché sur le côté droit; il s'était mis au cou sa propre cravate de soie noire, qu'il avait préalablement tordue comme un petit câble; ce qui avait dû l'occuper assez pour donner à la réflexion le temps d'arriver, s'il n'avait pas bien pris la résolution de se détruire. Il paraissait s'être noué sa cravate, ainsi câblée, au cou, et l'avoir d'abord serrée autant qu'il avait pu le supporter, puis avoir pris un morceau de bois, de la longueur du doigt, qu'il avait cassé à une branche qui se trouvait encore au milieu de sa chambre (reste d'un fagot dont les débris étaient de même dans sa cheminée), après quoi il fallait qu'il l'eût passé entre son cou et sa cravate, du côté droit, et enfin qu'il l'eût tourné jusqu'au moment où sa raison s'était égarée. Sa tête était retombée sur son oreiller, et avait comprimé le petit morceau de bois, ce qui avait empêché la cravate de se détordre. Dans cette situation, l'apoplexie ne pouvait pas tarder d'arriver. Sa main était encore sous sa tête, et touchait presque à ce petit tourniquet.
Il y avait sur la table de nuit un livre ouvert et renversé, comme celui de quelqu'un dont la lecture est interrompue pour un moment. M. Réal reconnut ce livre pour être le Sénèque qu'il lui avait envoyé, et il remarqua qu'il était ouvert aux pages où Sénèque dit que celui qui veut conspirer doit, avant tout, ne pas craindre de mourir. C'était probablement là la dernière lecture du général Pichegru, qui, s'étant placé dans la situation de perdre la vie sur un échafaud, ou dans la nécessité de recourir à la clémence du premier consul, avait préféré mettre fin lui-même à son existence.
Pendant que j'étais au Temple, j'interrogeai moi-même le gendarme qui avait passé la nuit dans l'antichambre qui séparait George de Pichegru; il me dit qu'il n'avait rien entendu de toute la nuit, sinon le général Pichegru, qui avait beaucoup toussé depuis onze heures jusqu'à minuit, et que, ne pouvant pas entrer chez lui, parce que la clef de sa chambre était chez le concierge, il n'avait pas voulu réveiller toute la tour pour cette toux. Le gendarme était lui-même enfermé dans cette antichambre; et si le cas était venu où il dût donner l'alerte, c'était par la fenêtre qu'il devait avertir la sentinelle qui était à la porte de la tour; la sentinelle devait avertir le poste, et celui-ci le concierge.
J'interrogeai aussi le gendarme qui avait été en sentinelle sous la fenêtre du général Pichegru depuis dix heures jusqu'à minuit, et il n'avait rien entendu.
M. Réal me dit alors: «Eh bien! quoiqu'il n'y ait rien de plus évidemment démontré que ce suicide, on aura beau faire, on dira toujours que, n'ayant pu le convaincre, on l'a étranglé.» Et c'est ce qui détermina le grand-juge à faire mettre dès ce moment un homme de garde et sans arme, dans la chambre de chacun des individus impliqués dans l'affaire de George, afin de les empêcher d'attenter à leur vie; on était donc bien loin de songer à la leur ôter par des exécutions mystérieuses. L'esprit de parti, qui accueille toujours ce qui peut nuire au pouvoir, a fait répandre dans le public que c'étaient des gendarmes qui avaient étranglé Pichegru; cette opinion s'était établie au point qu'un haut fonctionnaire qui était mon ami, m'en a parlé plusieurs années après, comme d'une vérité dont il ne doutait pas, et quoi que j'aie pu lui dire pour le convaincre du contraire, je ne suis pas sûr de l'avoir persuadé. Du reste, ce n'était pas par esprit frondeur qu'il avait adopté cette opinion: il l'avait tant entendu dire, qu'il avait fini par y croire.
Il aurait fallu être bien dépourvu de bon sens pour employer à un pareil office des subordonnés qui auraient divulgué ce crime à la première occasion de mécontentement, ou qui chaque jour auraient mis un nouveau prix à leur silence.
Il n'y avait aucune nécessité de détruire Pichegru; sa présence était même nécessaire à l'instruction du procès. D'ailleurs, étant venu en France avec George, il en était inséparable devant la justice, qui n'aurait pas manqué de le condamner, malgré le talent du plus habile défenseur[13]; mais je ne crois pas que le premier consul l'eût laissé périr: je n'en veux pour preuve que les grâces qu'il a accordées à ceux qui avaient été condamnés à mort dans cette affaire, et qui n'étaient pas recommandés à l'opinion comme l'était le conquérant de la Hollande. D'ailleurs, Pichegru condamné par une cour criminelle à la face du monde, ne pouvait plus être dangereux, et n'était digne que de pitié.
Si, dans cette circonstance, il y avait eu quelqu'un à faire disparaître par des moyens extraordinaires, c'était Moreau, qui était bien autrement considérable pour le premier consul que Pichegru, et qui, aux yeux du public, n'avait pas le tort de venir d'Angleterre.
Les trois hommes de France que l'on peut interroger sur cet événement sont, 1° le concierge du Temple, qui vit encore[14]; 2° M. Manginet, capitaine de gendarmerie à la résidence d'Évreux: il était alors commandant inamovible du Temple; 3° M. Bellenger, chef d'escadron de gendarmerie à la résidence d'Alençon: il était alors lieutenant de la légion d'élite, et se trouvait ce jour-là de garde au Temple; c'est lui qui m'a écrit le billet dont je viens de parler. On n'aurait pas pu entrer dans la tour sans qu'il en eût connaissance; si des gendarmes y étaient entrés, il les aurait non-seulement vus, mais il les aurait reconnus, parce que la légion d'élite n'était pas assez nombreuse pour que les gendarmes qui la composaient ne se connussent pas entre eux. Ils se connaissaient effectivement: c'était moi qui avais formé ce corps, composé de quatre cent quatre-vingts cavaliers et de deux cent quarante gendarmes à pied, tous choisis sur le corps entier de la gendarmerie; la plupart avaient été sous-officiers dans l'armée.
Je leur avais communiqué pour le premier consul tout le zèle dont j'étais moi-même animé, et je n'avais pas de plus grand plaisir qu'à profiter des avantages de ma position pour leur faire du bien, à eux ou à leurs proches. Leur attachement pour moi m'a aidé à supporter beaucoup de tracasseries auxquelles m'exposait un commandement objet de beaucoup de jalousies; et je dois dire à la face du monde que je n'ai pas connu un seul d'entre eux auquel on aurait proposé une mission équivoque, tandis qu'au contraire la plupart étaient susceptibles d'une confiance toute particulière. Entre plusieurs exemples que je pourrais en donner, je citerai celui-ci. Deux d'entre eux, pris, sans choix, à tour de rôle, furent chargés de conduire un trésor de Paris à Naples; le trésorier de la couronne le leur remit tout chargé dans une voiture disposée pour cet usage. Ils partirent de la cour du château des Tuileries, et arrivèrent jusqu'à Rome sans coup férir. En sortant de cette dernière ville, ils furent attaqués près de Terracine. Les deux postillons de leur voiture ayant été tués, les voleurs viennent pour piller la voiture; les deux gendarmes font usage de leurs armes avec tant de succès, qu'ils se font abandonner par ces misérables, puis, montant eux-mêmes sur les chevaux, ils amènent le trésor intact jusqu'à Naples.
Un gendarme d'élite qui aurait été susceptible d'accepter une mission équivoque pour l'honneur, aurait été éloigné de cette troupe, comme pouvant aussi trafiquer de l'honneur commun.
Les officiers de ce corps avaient été choisis avec le même soin; je n'ai jamais eu que des éloges à leur donner dans toutes les circonstances délicates où ils ont été employés, et cela quelquefois par l'empereur lui-même. Ce respectable corps a été victime de la plus vile calomnie en 1814. Il a été le premier licencié. Il est à désirer pour le roi de France qu'il puisse le remplacer par des serviteurs ayant le coeur aussi bien placé et aussi affectionnés à sa personne que ceux-là l'étaient au gouvernement qu'ils servaient.
La longue instruction du procès tirait à sa fin, lorsqu'un incident bizarre vint retarder l'ouverture du jugement.
Une foule de dépositions avaient fait retentir le nom du capitaine anglais Wright, et les journaux en avaient parlé en tous sens. Ce capitaine qui avait débarqué George et les siens à la falaise de Biville avait été depuis peu s'établir en croisière sur la côte de Quiberon; ayant eu le malheur de faire naufrage sur les côtes du Morbihan, il fut conduit, ainsi que tout son équipage, à Vannes, où il n'était bruit dans ce temps-là que de tout ce qui se passait à Paris. L'administration de ce département rendit compte du naufrage, et reçut ordre d'envoyer le capitaine Wright avec tout son équipage à Paris. Ils entrèrent dans la cour du Temple, lorsque George et les siens étaient à s'y promener; les officiers anglais et français n'eurent pas l'air de se reconnaître, mais les matelots anglais, qui n'entendaient pas malice à la chose, abordèrent franchement quelques unes de leurs connaissances dans les subalternes de George.
On mit le capitaine Wright à part, et on procéda à la confrontation du reste avec les subordonnés de George, ce qui confirma comme la vérité la plus exacte ce que l'on avait déjà obtenu. Wright persista à décliner les questions qu'on put lui faire et répondit: «Messieurs, je suis officier de marine britannique; peu m'importe le traitement que vous me réservez, je n'ai point de compte à rendre des ordres que j'ai reçus[15], je ne connais pas ces messieurs.»
Le capitaine Wright avait été jeté à la côte par un naufrage; on pouvait, au lieu de le recevoir prisonnier de guerre, lui faire intenter une poursuite criminelle par le procureur-général pour cause de complicité dans la conspiration. On respecta néanmoins son dévoûment et son caractère; il parut ainsi que ses matelots comme témoins au tribunal, mais on n'intenta rien de personnel contre lui.
Ce malheureux resta au Temple jusqu'en 1805, époque à laquelle il y mourut. On a débité tant de contes sur cette mort, que j'ai voulu aussi en connaître la cause pendant que, ministre de la police, les sources d'informations m'étaient ouvertes; et il me fut constaté que Wright s'était coupé la gorge de désespoir après avoir lu le rapport de la capitulation du général autrichien Mack à Ulm, c'est-à-dire pendant le temps que l'empereur faisait la campagne d'Austerlitz. Peut-on en effet, sans outrager le sens commun autant que la gloire, admettre que ce souverain aurait attaché assez de prix à la destruction d'un malheureux lieutenant de la marine anglaise, pour envoyer d'un de ses plus glorieux champs de bataille l'ordre de le détruire? On a encore ajouté que c'était moi qui avais eu cette commission de sa part: or je ne l'ai pas quitté un seul jour pendant toute la campagne, depuis son départ de Paris jusqu'à son retour. Du reste, l'administration civile de France est en possession de tous les registres du ministère de la police, qui doivent donner tous les éclaircissemens qu'on voudra chercher sur cet événement.
CHAPITRE VIII.
Procès de George et du général Moreau.—Débats.—Condamnation.—Clémence du premier consul.—Départ du général Moreau pour les États-Unis.
Le fameux procès de George, tant attendu, s'ouvrit enfin: le palais de justice était assiégé par une foule innombrable, où tout le monde, de toutes les opinions, allait faire ses observations. La meilleure compagnie, qui s'y faisait aussi remarquer, n'y était pas conduite seulement par la curiosité: l'esprit d'opposition entrait pour beaucoup dans l'intérêt qui amenait là la majeure partie des personnes de tous rangs qui suivaient toutes les audiences, et cette opposition n'était pas muette: les contes qui s'étaient débités sur la mort du duc d'Enghien et sur celle de Pichegru, avaient donné de l'effronterie, l'opinion se manifestait tout haut.
Les débats durèrent douze jours; ils furent constamment suivis par une foule qui remplissait toutes les avenues du palais. On avait commis la faute de faire prendre au premier consul la résolution de supprimer, pour ce cas seulement, le jury: c'était le résultat des inquiétudes, bien ou mal fondées, que l'on avait conçues de tous les propos qui se tenaient depuis la catastrophe du duc d'Enghien. Cette mesure, quoique vigoureuse, produisit un mauvais effet, et mit l'opinion, en général, encore plus en méfiance.
On attendait avec impatience le plaidoyer du général Moreau, qui enfin fut ouvert. Son avocat fut éloquent, et trouva dans l'histoire une citation heureuse, celle du président de Thou: il appuya sur l'ignominie dont s'était couvert Lombardemont, mais il passa sur l'entrevue du boulevard de la Madeleine, avec toute la rapidité que lui permettaient la dénégation de Moreau, le silence de George et la mort de Pichegru: ce fut véritablement ce qui le sauva. J'étais à cette audience; le public était tout yeux et tout oreilles.
Moreau convenait que le général Lajolais était venu le prendre chez lui, l'avait mené au boulevard de la Madeleine, avait été chercher Pichegru en fiacre, et l'avait amené là où lui, Moreau, se promenait.
Lajolais reconnaissait ces vérités, mais il ajoutait: «George était avec Pichegru; vous saviez qu'il devait s'y trouver, et il est descendu de fiacre avec Pichegru.» Picot, affidé de George, disait: «J'étais avec George lorsqu'il est sorti du fiacre avec Pichegru, et je suis resté dans le fiacre avec Lajolais, qui y était remonté jusqu'à ce qu'ils soient venus nous rejoindre.»
Il n'y avait rien de plus clairement démontré que cette vérité, mais (heureusement sans doute dans ce cas-ci) deux et deux ne font pas toujours quatre; néanmoins Moreau fut obligé d'affirmer par serment qu'il n'avait pas vu George. Tous les yeux étaient fixés sur lui, on souffrait de ce qu'il devait souffrir; mais enfin il jura qu'il n'avait pas vu George, et fit assurément très-bien; le vainqueur de Hohenlinden devait-il se mettre dans cette situation[16]?
La culpabilité des autres accusés était trop évidente pour leur laisser de l'espoir; tous furent condamnés.
Il était inutile de supprimer le jury, et j'ai vu, le jour même du serment de Moreau, un homme très-habile qui disait tout haut dans la salle du tribunal: «Si j'étais juré, sur une déposition comme celle de Lajolais et de Picot, je déclarerais Moreau coupable.»
Néanmoins on le condamna, conjointement avec la fille Izai, à deux ans de détention. On se mit à rire en entendant ce ridicule jugement.
La fille Izai était une malheureuse qui avait ajouté à ses complaisances pour un ou deux des moins considérables de la troupe de George, celle de faire pour eux toutes sortes de commissions. Un homme raisonnable peut-il se laisser persuader que dans une conjuration dont les faits sont avérés et où il y va du bouleversement d'un état, pour le succès de laquelle on croit avoir besoin du concours d'un des premiers chefs de l'armée, qui y donne son consentement, puisqu'il a vu et reçu les conjurés, mais qui, à la vérité, a mis à sa participation, des restrictions qui ont suspendu et peut-être fait échouer l'entreprise; peut-on, dis-je, croire raisonnablement que ce chef n'ait eu à cette conjuration que la part qu'a pu y prendre une fille de cabaret? Cela choque le sens commun le plus ordinaire. Ou Moreau n'était point coupable, et alors il fallait avoir le courage de le déclarer hautement et de le ramener chez lui en triomphe; ou il était coupable, et dans ce cas il l'était plus que George, parce qu'enfin George était dans la ligne de fidélité à ses principes, tandis que Moreau, après avoir dénoncé au Directoire, après le 18 fructidor, les intelligences de Pichegru avec le prince de Condé, faisait mille fois pire que Pichegru; à cette époque, il se prêtait à un assassinat et à une trahison manifeste, après avoir donné sa foi à sa patrie. Mais telle est l'aveugle passion: on l'avait méprisé à l'époque où il avait dénoncé Pichegru, et on en fit un héros à celle-ci.
On a beaucoup dit que les membres de la cour criminelle, connaissant au fond les opinions républicaines de Moreau, lui en avaient tenu compte, et qu'un frère du général Lecourbe (partisan de Moreau), qui faisait partie de la cour criminelle, aidé par M. Fouché, avait gagné beaucoup de voix à Moreau. Je n'en sais rien, mais il faut bien qu'il se soit passé quelque chose comme cela.
On lui conseilla de demander à aller en Amérique: le premier consul y obtempéra le même jour. Moreau partit du Temple la nuit, après avoir dit adieu à sa famille: il fut conduit jusqu'à Barcelone, et s'embarqua dans un port d'Espagne pour l'Amérique. J'ai vu depuis un Anglais qui avait connu le général Moreau lorsqu'il commandait l'armée du Rhin, et qui le revit en Amérique. Il m'a dit qu'il l'avait entendu s'y féliciter d'en avoir été quitte à si bon marché, et qu'il y témoignait encore son étonnement de ce que la police n'avait pas découvert plus tôt ses relations avec Pichegru, parce qu'il se croyait le sujet d'une sévère observation, et à cet égard il lui conta cette anecdote-ci.
C'est Moreau qui parle.
«Il y avait déjà quelque temps que Pichegru était à Paris, et que nous nous voyions tous les soirs.
«Lorsqu'il venait chez moi, il avait coutume de demander un de mes domestiques, qui était le seul qui le connût, et auquel j'avais donné ordre d'être toujours apprêté pour le recevoir et l'introduire dans mon cabinet, où j'allais le rejoindre, si je n'y étais pas déjà.
«Il arriva qu'une fois où mon salon était rempli par une société qui avait dîné chez moi, Pichegru vint plus tôt qu'à son ordinaire. Ne trouvant pas sur l'escalier le domestique qui avait l'habitude de l'y attendre, il monta jusqu'à l'antichambre, où n'ayant de même trouvé personne, parce que mes gens étaient à dîner, il ouvrit la porte du salon; le voyant plein de monde, il se retira aussitôt. Heureusement il ne fut remarqué que par ma femme, qui avait tourné la tête du côté de la porte au moment où elle s'était ouverte, et l'avait reconnu. Je sortis de suite pour aller le conduire moi-même à mon cabinet, où nous restâmes une partie de la soirée.
«Le lendemain, j'eus une explication vive avec ma femme, qui prétendait que je me perdais, parce que le général Pichegru ne venait sans doute à Paris que pour travailler en faveur des Bourbons, et qu'une fois qu'il n'aurait plus besoin de moi, il me ferait repentir de ce que j'avais écrit contre lui au Directoire. Elle ne cessa pendant long-temps de me parler sur ce ton-là, et j'étais dans des transes mortelles qu'elle n'allât enfin confier ses doléances à quelques-unes de ses amies; mais il paraît qu'elle s'était observée, car ce n'est pas par des indiscrétions de sa part que l'on a eu les premiers avis de cette affaire.»
Ainsi parlait le général Moreau pendant la première année de son séjour en Amérique, lorsqu'en France un parti s'efforçait de le peindre comme la victime d'une jalousie que son grand talent avait inspirée.
Le général Moreau avait en France des biens-fonds qui, étant d'une réalisation difficile, lui auraient fait éprouver de grandes pertes. Le premier consul lui acheta sa terre de Gros-Bois, près Paris, et la donna au général Berthier, ministre de la guerre. Il lui acheta aussi sa maison de la rue d'Anjou, qu'il donna à Bernadotte, comme si cette maison n'eût pas dû cesser d'être un foyer de conspiration contre lui.
Ces deux objets furent payés au général Moreau ce qu'il en demanda, et il y mit de la modération.
On a généralement cru que le premier consul avait été contrarié de la non-condamnation de Moreau. Si ce résultat du procès l'a contrarié, ce que du reste j'ignore, ce n'a sans doute été que parce qu'il lui enlevait l'occasion d'humilier Moreau en lui faisant grâce. Il n'aimait pas à se venger par des supplices. Après la condamnation de George et des siens, il fit grâce, sur la première demande, à plusieurs d'entre eux. Je crois me rappeler qu'en tout il y en eut sept d'amnistiés. Aurait-il laissé périr le conquérant de la Hollande et le vainqueur de Hohenlinden? C'est une injure que de le penser.
Laissa-t-il subir à Moreau les deux années de détention auxquelles il était condamné, et pendant lesquelles il aurait pu s'en défaire, si tel avait été le fond de sa pensée? Non, puisque la nuit même du jour où Moreau lui a demandé, par une lettre, la permission d'aller en Amérique, il lui permit de partir.
Ce fut moi que le premier consul chargea d'aller le voir au Temple, pour lui dire qu'il y consentait, et d'organiser son départ avec lui. Je lui donnai ma propre voiture, et le premier consul paya tous les frais de son voyage jusqu'à Barcelone. Le général me témoigna le désir de voir Mme Moreau; je fus la chercher moi-même, et l'amenai au Temple. Il me semble que c'étaient là des soins auxquels je n'étais pas obligé.
Ainsi finit cette longue affaire: ce fut pendant qu'elle s'instruisait que la forme du gouvernement changea encore une fois en France.
CHAPITRE IX.
Création de l'empire.—Motifs qui firent adopter cette forme de gouvernement.—Adresses de l'armée.—Le premier consul est proclamé empereur.—Institutions nouvelles.—Distributions des croix de la Légion-d'Honneur au camp de Boulogne.—Le Pape passe les monts.—Entrevue de Fontainebleau.
Cet événement a besoin d'être développé. Les entreprises si souvent réitérées contre la vie du premier consul commençaient à donner de l'inquiétude; on avait jusqu'à ce moment réussi à l'en préserver, mais on pouvait n'être pas toujours aussi heureux. Jusqu'alors on avait cru qu'il n'était menacé que par quelques jacobins exaltés, et l'on se tranquillisait, parce que les fureurs politiques devaient tôt ou tard s'apaiser; mais on avait déjà été forcé de reconnaître que ce n'étaient pas les jacobins qui avaient préparé le 3 nivôse, comme on avait voulu le persuader. Dans l'affaire de George, il n'était pas possible de douter un moment de l'intérêt qui avait armé les conspirateurs, et du parti auquel ils se rattachaient.
De toutes ces réflexions naissait la conséquence naturelle qu'une puissance quelconque voulait détruire le premier consul; qu'il était possible qu'elle y parvînt; que, si ce malheur arrivait, la France serait sans force ni direction, au milieu des élémens de discorde et de révolution dont on ne pouvait se dissimuler qu'elle était encore remplie, et que dès-lors elle pouvait subir le joug.
Les émigrés rentrés, et ils étaient en grand nombre, craignaient de voir la puissance arrachée à une main qui avait la force de les protéger. Les patriotes craignaient le retour de la maison de Bourbon, et la réaction qui semblait en devoir être la suite inévitable; tous les esprits étaient las de mouvemens, et contens du port dans lequel on était parvenu à mettre la révolution à l'abri de nouveaux orages. De tous côtés, on était effrayé à la seule pensée de voir périr le premier consul, et on s'occupa sérieusement de remédier à ce que cette forme de gouvernement présentait d'inquiétant pour nous, et d'encourageant pour nos ennemis.
On pensa d'abord à indiquer un successeur au premier consul; mais indépendamment de ce que la mesure était inconstitutionnelle, peut-être eût-elle hâté la mort de celui que l'on voulait conserver. L'ambition est impatiente: Après avoir bien cherché et feuilleté dans les histoires de toutes les révolutions, on en revint à la forme du gouvernement monarchique, qui, fixant l'ordre d'hérédité, assurait sans secousses la succession au pouvoir, et détruisait au moins cette partie des espérances de nos ennemis.
On ne parvint pas sans peine à rallier la majorité des esprits à l'adoption de cette mesure. Les vieux amis de la liberté ne signèrent cette capitulation que sur la brèche; mais enfin on adopta les idées monarchiques.
On les propagea, et elles reprirent racine avec une promptitude étonnante. Fouché, qui ne cherchait que l'occasion de revenir au pouvoir, les étendit dans le sénat et parmi les hommes de la révolution avec un zèle de néophyte[17].
Dans l'armée, le changement proposé prit tout seul; la chose se comprend aisément. Les dragons, qui étaient tous réunis par division de quatre régimens chacune, et disposés pour se rapprocher de Boulogne, donnèrent l'élan: ils envoyèrent une adresse au premier consul, dans laquelle ils lui disaient que leurs efforts ne serviraient à rien, si des méchans parvenaient à lui ôter la vie; que le meilleur moyen de déjouer leurs projets et de fixer les irrésolutions, était de mettre la couronne impériale sur sa tête et de fixer cette dignité dans sa famille. Après les dragons vinrent les cuirassiers, puis tous les corps d'infanterie, ensuite les marins; et enfin ceux des ordres civils qui désiraient le changement suivirent l'exemple de l'armée. Cela s'étendit en un instant jusqu'aux plus petites communes; le premier consul recevait des voitures pleines d'adresses semblables.
Je crois bien qu'on n'avait pas négligé de fomenter cet élan[18]; mais au moins les corps de l'État furent-ils assemblés, ces pièces leur furent-elles communiquées, et, indépendamment de leurs délibérations, soumit-on toutes ces manifestations de désir pour le retour de l'ordre monarchique à la sanction du peuple. On ouvrit, pour recevoir les votes, un registre dans chaque commune de France, depuis Anvers jusqu'à Perpignan, et de Brest au mont Cenis. Je ne suis pas sûr que le Piémont y fût compris.
C'est le dépouillement de tous ces votes, fait au sénat, qui forma la base du procès-verbal d'inauguration de la famille des Bonaparte à la dignité impériale.
Ce procès-verbal est dans les archives du sénat, qui vint en corps de Paris à Saint-Cloud l'apporter au premier consul. M. Cambacérès lut un fort beau discours, qui se terminait par le relevé du dépouillement des votes, et proclama en conséquence à haute voix Napoléon Bonaparte premier empereur des Français. Les sénateurs, placés sur la ligne en face de lui, répétèrent vive l'empereur à l'envi les uns des autres, et retournèrent, avec tous les dehors de la joie, à Paris, où on faisait déjà des épitaphes à la république[19].
Voilà donc le premier consul empereur. On le croyait parvenu au repos; l'on va voir tout ce qu'il lui restait encore de travaux à faire.
Le lendemain de son inauguration, il reçut tous les corps constitués, les autorités administratives, les corporations savantes. Chaque orateur avait épuisé sa rhétorique pour remplir son encensoir, et dès le premier jour, il n'y avait plus rien à désirer; les plus farouches républicains s'étaient urbanisés.
On fit prêter serment aux troupes; elles le firent avec des cris d'enthousiasme qu'elles élevèrent jusqu'aux nues.
Ce fut dans les deux ou trois premiers jours qui suivirent, que nous vîmes les nominations des dignitaires, des maréchaux, et de tout ce qui constitue l'entourage d'un trône, tant par rapport aux charges militaires que pour les grands officiers de la couronne.
L'empereur ne s'en faisait pas accroire sur sa position; en consacrant ce retour de principes, il n'assurait rien de plus pour lui. Il n'avait pas d'enfans, et les familles des rois ont pour l'ordinaire quelques mauvais parens.
Il s'occupa donc moins de tous ces honneurs nouveaux que de la continuation de son opération de Boulogne, à laquelle il travaillait le matin, le soir et la nuit; mais comme cette tête inconcevable trouvait temps pour tout, cela ne s'apercevait pas.
Le 14 juillet de cette même année, il donna les croix de la Légion-d'Honneur, dont il avait fondé l'institution quelques mois auparavant, mais sans l'avoir fait encore connaître. Il y eut à cette occasion une cérémonie nationale, où, depuis les enfans jusqu'aux invalides, tous les militaires furent admis; c'est à l'hôtel des invalides qu'elle eut lieu.
Napoléon annonça ensuite qu'il irait distribuer ces décorations à l'armée à Boulogne: c'était un prétexte pour la réunir et la voir, parce que son expédition était au moment de s'exécuter; il n'y manquait que peu de chose.
Il partit effectivement pour Boulogne, où l'on rassembla tous les corps d'armée qui étaient placés depuis Ostende jusqu'à Étaples, en pleine campagne, et dès-lors la décoration de la Légion-d'Honneur remplaça les armes d'honneur données précédemment, comme fusils, sabres, etc.; institution qui datait de la première guerre d'Italie.
De Boulogne, l'empereur alla une seconde fois en Belgique[20], où il y fit venir l'impératrice; c'était la première fois que l'on occupait le château de Laken, près Bruxelles, château que l'empereur avait fait réparer et remeubler à neuf. Il poussa son voyage jusqu'au Rhin, et de Mayence il envoya le général Caffarelli à Rome, pour négocier le voyage du Pape à Paris: j'en parlerai bientôt.
C'est également de Mayence qu'il envoya l'ordre de faire partir les deux escadres qui étaient préparées à Rochefort et à Toulon; le vice-amiral Missiessy commandait la première, et avait à bord le général Lagrange, le même qui depuis a été dans la gendarmerie; l'empereur lui voulait du bien depuis la guerre de l'Italie et celle d'Égypte. Le vice-amiral Villeneuve commandait la seconde; il reçut à son bord avec des troupes le général[21] Lauriston, que l'empereur renvoya de Belgique pour s'y embarquer. Ces deux escadres devaient partir au commencement de l'automne; mais, par suite de contrariétés, elles n'appareillèrent que dans l'hiver: je n'en parlerai plus qu'à leur retour. Leur départ était un commencement d'exécution de l'expédition de Boulogne. Celle de Toulon fut jointe par une escadre espagnole commandée par l'amiral Gravina. La destination apparente des unes et des autres était d'aller porter quelques secours à nos colonies, mais le temps leur était compté; elles devaient, l'année suivante, être de retour, de manière à faire parler d'elles, comme on le verra.
L'empereur revint de ce voyage à la fin d'octobre, et on s'occupa, pendant le mois de novembre, de tout ce qui était relatif aux cérémonies du sacre; le Pape était parti de Rome, pour venir lui-même oindre l'empereur.
La cour alla à Fontainebleau pour le recevoir; c'était aussi le premier voyage qu'elle faisait à ce château, que l'empereur avait reçu en ruines, et qu'il avait fait restaurer et remeubler en entier[22].
Il alla à la rencontre du Pape sur la route de Nemours. Pour éviter le cérémonial, on avait pris le prétexte d'une partie de chasse; la vénerie, avec ses équipages, était à la forêt. L'empereur arriva à cheval et en habit de chasse avec sa suite. Ce fut à la demi-lune qui est au sommet de la côte, que l'on se joignit. La voiture du Pape s'y arrêta; il sortit par la portière de gauche avec son costume blanc; il y avait de la boue, et il n'osait mettre son pied chaussé de soie blanche à terre; cependant il fallut bien qu'il en vînt là.
Napoléon mit pied à terre pour le recevoir. Ils s'embrassèrent, et la voiture de l'empereur, que l'on avait fait approcher à dessein, fut avancée de quelques pas, comme par l'inattention des conducteurs; mais des hommes étaient appostés pour tenir les deux portières ouvertes; au moment d'y monter, l'empereur prit celle de droite, et un officier de cour apposté indiqua au Pape celle de gauche, de manière que, par les deux portières, ils entrèrent ensemble dans la même voiture. L'empereur se mit naturellement à la droite, et ce premier pas décida de l'étiquette, sans négociations, pour, tout le temps que devait durer le séjour du Pape à Paris.
Après s'être reposé à Fontainebleau, on retourna à Paris; le saint Père partit le premier, et reçut en chemin les honneurs souverains; les piquets l'escortèrent jusqu'au château des Tuileries, dans lequel il habita le pavillon de Flore.
C'était une chose si extraordinaire de savoir le Pape à Paris, que chacun s'empressait de l'aller voir; il en parut touché, et reçut avec bonté les corporations religieuses qui lui furent présentées, et qui, à cette époque-là, étaient encore fort peu nombreuses.
Tous les évêques étaient à Paris; ils y avaient été appelés pour le sacre; chacun d'eux y avait amené plusieurs ecclésiastiques, de sorte qu'on en rencontrait autant qu'on aurait pu le faire à Rome.
On avait mis près du Pape les officiers du service d'honneur de l'empereur; il fut traité en tout comme il l'aurait été chez lui.
Le gouvernement, en changeant de forme, changea aussi ses habitudes intérieures; les étiquettes s'introduisirent dans tout; il devenait chaque jour plus difficile de parvenir jusqu'où l'on arrivait auparavant de prime abord. Les plus anciens serviteurs s'y soumirent avec répugnance; mais le zèle et la nécessité étouffaient leurs plaintes et leurs réclamations, il fallut qu'ils s'accoutumassent à se voir défendre la porte de l'appartement de l'empereur par ceux qui, peu de temps auparavant, étaient les objets de leur surveillance particulière. Alors on vit successivement arriver et admettre aux intimités du souverain tout ce que l'ancienne caste nobiliaire avait d'hommes marquans par leur naissance, leur fortune, et le rôle qu'ils avaient joué dans la révolution, soit contre elle, soit en sa faveur. Le but de l'empereur était d'opérer la fusion des divers partis; il y réussit, mais imparfaitement, parce que la jalousie et l'intrigue entrèrent par la même porte que l'ambition. Les anciens serviteurs eurent la maladresse de se diviser. Ils eurent l'air de penser que l'empereur leur enlevait leur héritage; les nouveaux profitèrent habilement de leur éloignement.
CHAPITRE X.
Cérémonie du sacre.—Distribution des aigles à l'armée.—Création du royaume de Lombardie.—Prétentions papales.—Mission en Belgique.—Napoléon à Milan.
Le jour fixé pour la cérémonie du sacre arriva. C'était le 2 décembre; il faisait le temps ordinaire de cette saison, c'est-à-dire qu'il était fort mauvais. Ce fut néanmoins un beau spectacle que cette réunion des députations de tous les départemens, de toutes les bonnes villes, et de tous les régimens de l'armée, jointes à tous les fonctionnaires publics de France, à tous les généraux, à la population entière de la capitale.
On avait fait peindre à neuf l'intérieur de l'église de Notre-Dame; on y avait construit des galeries et des tribunes magnifiquement décorées; un monde prodigieux les remplissait.
Le trône impérial était placé au bout de la nef, entre la principale entrée et sur une estrade très élevée.
Le trône pontifical était dans le choeur, à côté du maître-autel.
Le Pape partit des Tuileries[23], et alla par le quai à l'archevêché, d'où il se rendit dans le choeur par une entrée particulière.
L'empereur sortit avec l'impératrice par le Carrousel. Le cortége prit la rue Saint-Honoré jusqu'à celle des Lombards, puis le Pont-au-Change, le Palais de Justice, le parvis Notre-Dame, et entra à l'archevêché. Là, toute la suite avait des chambres prêtes, chacun y fit sa toilette de grande cérémonie; les uns parurent en habit de leurs charges d'honneur, les autres avec leur uniforme.
On avait pratiqué, depuis l'archevêché, une longue galerie en bois qui régnait le long de l'église en dehors, et qui venait aboutir à la grande porte d'entrée. Ce fut par cette galerie qu'arriva le cortége de l'empereur; il offrait un spectacle vraiment imposant. La troupe déjà nombreuse des courtisans ouvrait la marche; venaient ensuite les maréchaux d'empire qui portaient les honneurs, ensuite les dignitaires et les grands officiers de la couronne, puis enfin l'empereur, vêtu en habit de cérémonie. Au moment où il entra dans la métropole, il y eut un cri de vive l'empereur! qui fut poussé d'un même élan et ne fit qu'une explosion. Cette immense quantité de figures qui paraissaient sur les côtés de ce vaste édifice formait une tapisserie des plus extraordinaires.
Le cortége passa par le milieu du vaisseau, et arriva au choeur en face du maître-autel. Ce tableau n'était pas moins imposant; les galeries du pourtour du choeur étaient remplies de tout ce que la meilleure compagnie offrait de plus jolies femmes, qui la plupart le disputaient par l'éclat de leur beauté à celui des pierreries dont elles étaient couvertes.
Le saint Père vint recevoir l'empereur à un prie-dieu qui avait été disposé au milieu du choeur; il y en avait un semblable à côté pour l'impératrice; ils y firent une très courte prière, et revinrent se placer sur le trône au bout de l'église, en face du choeur; là, ils entendirent l'office qui fut célébré par le pape. On alla à l'offrande, on en revint; puis on descendit l'estrade du trône en cortége pour aller recevoir l'onction sacrée. L'empereur et l'impératrice, en arrivant au choeur, se replacèrent à leur prie-dieu, où le Pape vint faire la cérémonie.
Il présenta la couronne à l'empereur, qui la prit, la mit lui-même sur sa tête, l'ôta, la plaça sur celle de l'impératrice, et la retira pour la poser sur le coussin où elle était d'abord. On en ajusta aussitôt une autre plus petite sur la tête de l'impératrice. Toutes les dispositions avaient été faites à l'avance: ses dames l'entouraient; tout fut fini dans un instant, personne ne s'aperçut de la substitution qu'on avait faite. Le cortége se remit en marche pour regagner l'estrade. L'empereur y entendit le Te Deum; le Pape y vint lui-même à la fin de l'office, comme pour dire l'ite, missa est. On présenta l'évangile à l'empereur, qui tira son gant, et prononça son serment, la main sur le livre sacré.
Il reprit le chemin par lequel il était venu pour rentrer à l'archevêché, et remonta en voiture. La cérémonie fut très-longue; le cortége revint par la rue Saint-Martin, le boulevard, la place de la Concorde, et le pont Tournant: le jour finissait lorsqu'il arriva aux Tuileries.
La distribution des aigles eut lieu quelques jours après. Le temps était extrêmement mauvais, néanmoins le concours fut prodigieux. Au moment où les députations des régimens s'approchèrent pour recevoir les aigles, l'élan fut général, les citoyens comme les soldats se répandirent en longues acclamations.
La monarchie était de nouveau consacrée en France; mais ce n'était pas tout: la forme du gouvernement de la république cisalpine n'avait pu s'accommoder avec celle du gouvernement consulaire, on l'avait modifiée; il fallait la modifier encore, on y travailla de suite.
L'empereur avait des ministres et une foule de gens habiles qui le dispensaient de manifester deux fois le même désir: aussi tout marcha-t-il rapidement. La Lombardie fut érigée en royaume; l'empereur mit la couronne de fer sur sa tête.
Le Pape venait de faire tout ce qu'on avait demandé de lui, il crut pouvoir exiger le prix de ses complaisances: il demanda modestement qu'on lui rendît Avignon en France, Bologne et Ferrare en Italie; l'empereur fit la sourde oreille; il insista, et fut refusé net. Le saint Père ne s'en alla pas de fort bonne humeur, nous laissant à penser que, s'il s'était douté d'un refus, il aurait mis cette condition à son voyage, et n'aurait pas accordé le spirituel avant d'être assuré du temporel. Néanmoins l'empereur lui fit des dons magnifiques en meubles et ornemens pontificaux; il donna également de riches présens à tout ce qui l'avait accompagné. Ils prirent congé l'un de l'autre; l'empereur laissa le Pape à Paris, et partit pour l'Italie. Il alla par Troyes et la Bourgogne qu'il voulait visiter. Il descendit à Lyon, et se rendit de là au château de Stupinitz, près de Turin.
Environ quinze jours avant de partir de Paris, l'empereur m'avait envoyé en Belgique[24], par Lille, Mons, Bruxelles et Anvers. Dans cette dernière ville, j'avais beaucoup de choses à observer, et jamais, je crois, on n'eut de rapports aussi satisfaisans à lui adresser. Il y avait à peine deux ans que je n'avais vu Anvers, et il me semblait qu'un miracle s'y était opéré; c'était à comparer à Thèbes, qui se bâtit au son de la lyre d'Amphion. Je trouvai des vaisseaux à demi construits, des chantiers immenses, des ateliers de toute espèce, de vastes locaux, où deux ans auparavant s'élevaient les remparts et une foule de maisons qu'on avait été obligé de démolir. D'Amiens je revins prendre la droite de l'armée, qui était déjà resserrée depuis Dunkerque jusqu'à Étaples. J'avais ordre de voir tous les généraux et colonels, et de leur dire qu'en allant en Italie, l'empereur était occupé d'eux, qu'il serait bientôt de retour au milieu de leurs camps, et mettrait un terme à l'impatience qu'ils témoignaient; qu'ils ne devaient pas perdre patience, ni regarder ce qu'ils avaient fait comme inutile. Je vis également les troupes: l'empereur me l'avait particulièrement recommandé.
Je ne fus pas peu surpris de voir arriver de Turin à Boulogne, pendant que j'y étais, une longue instruction de l'empereur sur la manière de faire embarquer l'armée. Il avait divisé son immense flottille en escadrilles, divisions et subdivisions, avec un tel ordre, que même la nuit on aurait pu procéder à l'embarquement. Chaque régiment, chaque compagnie savait le numéro des bâtimens qu'ils devaient monter; il en était de même pour chaque général et officier d'état-major.
L'empereur devait avoir mis au moins un mois à cet immense et minutieux travail; ce qui prouvait que les événemens qui occupaient tout le monde ne lui avaient pas fait perdre de vue son opération.
Je le rejoignis à Stupinitz. Il était avide de nouvelles de la côte de Boulogne; celles que je lui apportais le satisfirent beaucoup. Il prolongea son séjour à Turin, et était encore dans cette ville lorsque le Pape y arriva. On logea le saint Père au château royal, en ville; l'empereur vint l'y voir, et partit le lendemain par Asti pour venir à Alexandrie: le Pape suivit la route de Casal pour rentrer à Rome.
Arrivé à Alexandrie, l'empereur visita les immenses travaux qu'il y faisait exécuter. Il passa une revue sur le champ de bataille de Marengo; il mit ce jour-là l'habit et le chapeau bordé qu'il portait le jour de la bataille; l'habit était tout piqué des vers. Le lendemain, il vint par Pavie à Milan.
Le délire était dans toutes les têtes à son entrée dans cette ville. Il y resta le temps nécessaire aux préparatifs de la cérémonie du sacre, qui eut lieu dans la cathédrale. Un détachement de la garde d'honneur de Milan avait été la veille chercher la couronne de fer des anciens rois lombards, laquelle était soigneusement conservée à Muntza; elle devint de nouveau celle du roi d'Italie.
L'empereur institua à cette occasion l'ordre de la couronne de fer.
Ce fut à Milan que l'on reçut les grands cordons des différens ordres de
Prusse, de Bavière, de Portugal et d'Espagne, en échange de ceux de la
Légion-d'Honneur, qu'on avait envoyés à ces puissances.
Après la cérémonie du sacre, l'empereur se rendit en cortége au sénat italien, où il investit le prince Eugène de la vice-royauté d'Italie.
Pendant le séjour que l'empereur fit à Milan, il ne cessa de s'occuper des embellissemens de cette ville avec le même zèle que si c'eût été Paris; tout ce qui concernait les intérêts de l'Italie et des Italiens était une de ses occupations favorites. Il s'était toujours plaint de ce qu'aucun des gouvernemens de ce pays ne s'était occupé d'achever la cathédrale de Milan, qui, comme on le sait, est le plus grand vaisseau connu après Saint-Pierre de Rome; il ordonna la reprise des travaux sur-le-champ, et créa un fonds spécial pour y faire face, défendant que sous aucun prétexte, on les interrompît. Les Milanais n'ont sans doute pas oublié que c'est à lui qu'ils sont redevables de l'achèvement de ce beau monument, qui serait probablement resté encore long-temps dans l'état d'imperfection où il était.
Dès son retour à Paris, après Marengo, il avait résolu d'éterniser la mémoire de la conquête de l'Italie, en élevant à l'hospice du grand Saint-Bernard un monument qui attestât aux siècles futurs cette glorieuse époque de l'histoire de nos armées. Il avait chargé M. Denon d'aller reconnaître les lieux et de lui soumettre différens projets. Il en avait choisi un, et l'exécution venait d'en être achevée lorsque l'empereur était à Milan. Il voulut en faire faire l'inauguration avec solennité, et y faire transporter les restes du général Desaix, entourés des lauriers au milieu desquels il était tombé. On composa une petite colonne formée de députations de divers régimens de l'armée d'Italie et d'une députation civile d'Italiens, qui devaient partir de Milan et se rendre à l'hospice du mont Saint-Bernard. Tout était disposé, lorsque M. Denon vint rendre compte à l'empereur qu'on ne trouvait pas le corps du général Desaix. L'empereur se souvint de l'ordre qu'il m'avait donné sur le champ de bataille de Marengo, et me chargea de faire tout ce qu'il serait possible pour découvrir ce qu'on en avait fait. M. Denon m'assurait avoir fait beaucoup de recherches sans succès. Je le priai de m'accompagner seulement une heure, et je le conduisis directement au couvent où j'avais fait déposer le corps du général Desaix. Le monastère avait été sécularisé; il ne restait plus qu'un seul religieux: à la première question, il comprit ce que je voulais lui dire; il entra dans une petite sacristie attenante à une chapelle, et j'y trouvai le corps du général Desaix à la même place et dans le même état où je l'avais laissé quelques années auparavant, après l'avoir fait embaumer, puis mettre dans un cercueil de plomb, celui-ci dans un autre de cuivre, et enfin le tout enveloppé d'un cercueil de bois. M. Denon fut fort heureux de cette découverte, car il craignait d'être obligé de faire la cérémonie sans les restes du général illustre qui en était l'objet.
Le général Desaix repose depuis cette époque dans l'église du mont
Saint-Bernard.
CHAPITRE XI.
Retour prématuré de l'escadre de l'amiral Missiessy.—Revue de Monte-Chiaro.—Réunion de Gênes à l'empire.—Dispositions d'embarquement.
De Milan Napoléon se rendit à Brescia, où il resta deux jours. Il y apprit une nouvelle qui le surprit autant qu'elle le contraria. C'était la rentrée à Rochefort de l'escadre de l'amiral Missiessy, qui avait été comme un trait à la Guadeloupe et qui en était revenu avec la même rapidité. Il était de deux ou trois mois en avance, et ramenait sur nos côtes la flotte anglaise qui était à sa poursuite depuis son départ. Il avait ainsi manqué le but de sa croisière; car on n'avait pas eu d'autre projet, en faisant sortir les vaisseaux que nous avions à Toulon, à Cadix et à Rochefort, que de disperser sur les mers de l'Inde les escadres anglaises, et de les éloigner des côtes que nous voulions aborder.
Le général Lagrange, qui avait été embarqué sur cette escadre, était également revenu; il arriva lui-même à Brescia, où il fut assez mal reçu.
L'empereur néanmoins ne laissa pas voir toute la contrariété que ce retour lui causait.
Il alla, de Brescia, passer la revue de toute l'armée qui était rassemblée dans la plaine de Monte-Chiaro; elle défila, l'infanterie par bataillons formés en bataille, et la cavalerie par régimens aussi formés en bataille, et néanmoins la nuit était close quand elle fut finie. L'empereur continua son voyage et se rendit à Vérone, qui à cette époque était la frontière du royaume d'Italie. Le général autrichien, baron de Vincent (depuis ambassadeur à Paris), fit demander à lui rendre ses devoirs, et le fit saluer, selon l'usage, par son artillerie. L'empereur le reçut le lendemain avec tout son corps d'officiers, et partit deux jours après pour Mantoue, puis vint passer le Pô en face de Bologne. Il entra dans cette ville, se rendit de là à Parme, à Plaisance, puis à Gênes, dont il fut prendre possession.
Le doge et le sénat de cette ville étaient venus le prier à Milan de les accepter et de les comprendre dans l'empire français. Je crois bien que l'on avait un peu aidé à cette résolution. La position de cette malheureuse république était telle que ses habitans allaient mourir de faim: les Anglais la bloquaient sévèrement par mer; les douanes françaises la resserraient par terre; elle n'avait point de territoire, et ne pouvait que difficilement se procurer de quoi exister. Ajoutez à cela que, toutes les fois qu'une querelle s'engageait en Italie, on commençait par lui envoyer une garnison qu'elle n'avait pas les moyens de refuser. Elle avait donc tous les inconvéniens qu'entraînait sa réunion à la France, sans en avoir les avantages. Elle se détermina à demander d'être agrégée à l'empire.
La France fit une médiocre acquisition. Le pays avait un passif qui surpassait de beaucoup son actif, de sorte que sa réunion entraînait une augmentation de dépenses pour le trésor impérial. Depuis long-temps Gênes n'avait plus que des palais de marbre, restes de son antique splendeur.
L'empereur avait fait venir à Gênes M. Lebrun, archi-trésorier, qu'il en nomma gouverneur, et le ministre des finances qui régla de suite ce qui concernait son département. L'empereur reprit ensuite le chemin de Paris, où il lui tardait d'arriver. Il s'arrêta à Fontainebleau quelques jours avant d'entrer dans Paris. Nous étions à la fin de juin; il ne se contenait plus d'impatience. Il partit enfin pour Boulogne avec le ministre de la marine, comme il en avait pris l'habitude, c'est-à-dire en s'échappant.
Il avait fait organiser la ligne des signaux de côtes d'une manière particulière depuis Bayonne jusqu'à Boulogne. Il vit son armée homme par homme, et la flottille bâtiment par bâtiment. Il avait placé aux avenues de son quartier-général des postes de sa garde, qui arrêtaient tous les courriers arrivant pour le ministre de la marine, et les lui amenaient, de sorte qu'il lisait les dépêches avant le ministre, auquel il les renvoyait après les avoir parcourues. Il avait pris cette précaution pour ne pas perdre un instant, et faire embarquer l'armée, dès qu'il serait assuré que l'événement qu'il attendait avait eu lieu. Il gagnait ainsi quelques heures sur le ministre de la marine, qui était établi dans Boulogne, tandis qu'il était, comme l'on sait, à son petit château de Pont-de-Brique, à une lieue de Boulogne, sur la route de Paris.
Tout cela fini, on fit approcher les parcs d'artillerie, on les embarqua, et la cavalerie ensuite.
Il ne restait plus que l'infanterie, qui était consignée dans les camps, prête à prendre les armes au premier coup de tambour. On attendait de moment en moment l'ordre d'embarquer; il n'arriva point: loin de là, on débarqua ce qui était déjà à bord. Voici pourquoi.
La flotte qui était partie de Toulon, l'hiver précédent, avec celle d'Espagne, devait être jointe par celle de Missiessy; mais celui-ci avait fait voile pour l'Europe avant l'époque assignée. Les deux flottes faisaient ensemble quinze vaisseaux; elles devaient venir devant le Ferrol, sans y entrer. L'amiral Gourdon, qui y était avec six vaisseaux, avait ordre de se joindre à elles. Les vingt-un bâtimens réunis devaient ensuite faire route ensemble, prendre le Missiessy en rade à Rochefort, rallier son escadre, et marcher tous à Brest, où il y avait vingt-un vaisseaux qui avaient ordre de sortir aussitôt que les escadres seraient signalées. La jonction faite, elles eussent présenté une force de soixante vaisseaux, qui pouvaient arriver, en deux ou trois jours, devant Boulogne. Les escadres de Rochefort et de Brest sorties, on devait expédier un courrier au ministre de la marine, et de plus en prévenir en même temps par des signaux de côte, c'est-à-dire, de Rochefort à Brest, et de Brest à Boulogne.
À l'arrivée de ce courrier, ou au signal de côte, l'on aurait fait embarquer le reste de l'armée, et commencé à faire sortir la flottille, qui, toute rassemblée dans Étaples, Boulogne, Vimereux, Ambleteuse, pouvait, d'après les calculs faits, être en rade en trois marées. On aurait procédé à cette opération lorsqu'on aurait commencé à apercevoir la flotte des vaisseaux de guerre. Il n'y avait devant nous que deux ou trois frégates anglaises: qui peut prévoir ce qui serait advenu, si les ordres de l'empereur eussent été exécutés[25]?
Comment une combinaison amenée d'aussi loin, et calculée depuis aussi long-temps, a-t-elle manqué? Le voici: la flotte française et espagnole, composée de quinze vaisseaux, rencontra à cent lieues au large du Ferrol, en revenant d'Amérique comme le portaient ses instructions, la flotte anglaise de l'amiral Calder. Cette dernière n'avait que neuf vaisseaux, qui peut-être n'auraient pas été là sans la rentrée de M. de Missiessy à Rochefort; non seulement notre flotte de quinze vaisseaux ne battit pas l'amiral Calder, mais encore elle se laissa prendre deux bâtimens. Nous avions le vent: on dit que les deux vaisseaux pris étaient démâtés, et qu'il sont tombés dans la ligne anglaise; mais comment les treize restant des nôtres n'ont-ils pas laissé arriver sur cette ligne? Ils auraient au moins sauvé leurs deux vaisseaux; c'est ce que je n'ai jamais pu savoir. L'escadre, par suite de cette affaire, ne parut pas devant le Ferrol, et ne fit pas prévenir l'amiral Gourdon, comme cela était convenu; celui-ci ne sortit pas la flotte de Rochefort, non plus que celle de Brest. Voilà donc une opération ajournée par suite de fautes particulières et d'un léger accident.
L'empereur, qui arrêtait les courriers du ministre de la marine, vit le rapport de ce combat dans une dépêche venant de Bayonne; il leva les épaules de pitié en voyant la conduite de son amiral: c'était déjà l'infortuné Villeneuve, et il en fut triste tout le jour.
Que faire? Quelle punition, quelle vengeance, quel exemple pouvait compenser une faute qui frappait de nullité les efforts et les dépenses énormes qu'il avait faits depuis deux ans? Il fallut néanmoins se résigner et chercher une combinaison nouvelle pour rallier nos escadres, et éloigner celles des Anglais qui les avaient suivies. L'empereur méditait les moyens d'atteindre ce résultat, mais des événemens d'une tout autre importance vinrent faire diversion à ses projets.
CHAPITRE XII.
Irruption de l'Autriche en Bavière.—Le camp de Boulogne est levé.—Mission de Duroc en Prusse.—L'empereur de Russie se rend à Berlin.—Le duc de Wurtemberg.
Absorbé par son expédition d'Angleterre, l'empereur était loin de s'attendre à une agression de la part d'aucune puissance continentale, lorsqu'il apprit par une dépêche de Munich que l'armée autrichienne marchait sur cette capitale.
L'Autriche, on ne savait pourquoi, si ce n'était pour nous faire la guerre, avait réuni une armée considérable à Wels, sous les ordres du feld maréchal Mack; le prétexte de cette réunion était des manoeuvres et exercices militaires, mais tout à coup cette armée partit et s'approcha de la Bavière.
L'empereur ne pouvait s'expliquer ce que cela signifiait; il n'avait aucun point en litige avec l'Autriche. À la vérité, cette puissance n'avait point reconnu l'empereur, mais son ambassadeur n'avait pas quitté Paris.
Je ne suis même pas sûr qu'elle ne l'eût pas reconnu, car, lorsque l'empereur alla à Vérone, après le couronnement de Milan, le général autrichien de Vincent, qui commandait les troupes de sa nation dans les états vénitiens, vint, comme je l'ai déjà dit, faire une visite de corps à l'empereur avec tous les officiers des troupes sous ses ordres; l'artillerie autrichienne fit la salve d'usage. Cela se passait à la fin de juin; on n'avait pas l'air de se douter de ce qui devait arriver au mois de septembre de la même année. L'ambassadeur de France était à Vienne; celui de Russie était, à la vérité, parti de Paris depuis long-temps, mais nous n'entendions encore parler de la marche des troupes russes que sur les gazettes.
L'avis cependant était trop sérieux pour que l'empereur le négligeât, et il était occupé de soins trop importans pour qu'il les abandonnât légèrement. Il envoya de Boulogne même ses aides-de-camp au-devant de l'armée autrichienne, tant il avait peine à ajouter foi à une aussi incroyable agression. J'eus pour ma part l'ordre d'aller à sa rencontre. Le général Bertrand eut une mission semblable dans une autre direction. Je poussai jusqu'à l'Inn, et d'après mes instructions je vins reconnaître une route pour revenir de Donawert sur Louisbourg et les bords du Rhin, autre que la grande route ordinaire de Wurtemberg. Mais avant que ses aides-de-camp fussent de retour, l'empereur eut des nouvelles indubitables du départ de Wels de l'armée de Mack, et de l'entrée des Russes sur le territoire autrichien. C'est de cette inique agression que datent les malheurs de la France. Il ne balança plus à prendre son parti. Il y avait même déjà un peu de temps perdu, en méfiance de la véracité des avis donnés. Il fit donc débarquer tout, et réorganiser l'armée pour de longues marches. Elle partit effectivement par toutes les directions les plus courtes pour se rapprocher des bords du Rhin, où elle arriva en même temps que l'armée autrichienne arrivait sur le Danube. L'électeur de Bavière, avec sa famille et son armée, s'était retiré à Wurtzbourg.
Avant de quitter Boulogne, l'empereur avait envoyé à la hâte sur les bords du Rhin pour réunir des chevaux de trait, et organiser le plus de matériel d'artillerie que l'on pourrait. On se trouvait pris tout-à-fait au dépourvu, et il fallut toute l'activité de l'empereur pour improviser ce qui manquait à cette armée pour la campagne qu'elle était forcée d'entreprendre tout à coup.
Le général Marmont, qui était en Hollande, ne traversa que des pays dont les souverains n'ont jamais le droit de dire à un ennemi plus fort: Pourquoi passez-vous sur mon territoire? mais Bernadotte, qui était en Hanovre, avait une portion du territoire prussien à traverser, et en même temps que l'empereur lui faisait envoyer son ordre de marcher, il envoya le grand-maréchal Duroc à Berlin. On était en politique franche avec la Prusse, et en courtoisie avec sa cour; on venait, il y avait à peine deux mois, d'échanger les distinctions honorifiques des deux pays.
Ainsi attaqué sans déclaration de guerre, l'empereur faisait part au roi de Prusse de la situation critique où l'avait mis cette agression inopinée; il lui témoignait combien il était fâché de se voir contraint de faire passer ses troupes sur quelques portions du territoire prussien, avant d'en avoir traité préalablement. Il lui envoyait son grand-maréchal pour l'en prévenir, et l'assurer de tout le désir qu'il avait que cette marche ne fût regardée que comme le résultat d'une absolue nécessité.
Le maréchal Duroc fut reçu un peu moins bien qu'il ne l'avait été dans les missions antérieures dont il avait été chargé près la cour de Berlin. Le roi lui parla peu de la marche de Bernadotte; il eut l'air d'être convaincu de la validité des motifs de l'empereur, et lui témoigna beaucoup de regrets de le voir jeté de nouveau dans une guerre dont il ne doutait pas du reste, qu'il ne sortît heureusement.
Le baron de Hardenberg fut moins modéré; il présenta, le 14 octobre, une note extrêmement vive au grand-maréchal. «Son maître, disait-il, ne savait de quoi il devait le plus s'étonner des violences qu'avait commises l'armée française, ou des motifs dont on se servait pour les justifier. La Prusse, quoiqu'elle se fût déclarée neutre, avait rempli toutes les obligations qu'elle avait contractées. Peut-être même avait-elle fait à la France des sacrifices que ses devoirs condamnaient. De quelle manière cependant avait-on reconnu la loyauté, la persévérance qu'elle avait mise dans ses relations d'amitié avec la France? On alléguait les guerres de 1796 et de 1800, où les margraviats avaient été ouverts aux parties belligérantes; mais l'exception n'est pas la règle, et d'ailleurs tout, aux époques dont on s'appuyait, avait été réglé, stipulé par des conventions spéciales. On ignorait nos intentions! Mais les intentions ressortaient de la nature même des choses, les protestations des autorités royales les faisaient connaître. Des affaires de cette importance exigeaient une déclaration positive! Mais qu'a besoin de déclaration celui qui se repose sur l'inviolabilité d'un système généralement reconnu? Est-ce à lui d'en faire, lorsque celui qui médite le renversement de ce qu'il a sanctionné s'en abstient? On cite des faits inconnus; on attribue aux Autrichiens des torts dont ils ne se sont jamais rendus coupables: quel résultat doivent produire de tels moyens, si ce n'est de faire mieux ressortir la différence qu'il y a entre la conduite des cabinets de Paris et de Vienne? Le roi cependant ne s'arrête pas aux conséquences qu'ils présentent; il se borne à croire que l'empereur des Français a eu des motifs suffisans pour annuler les engagemens qui les lient, et se considère comme dégagé désormais de toute espèce d'obligation. Ainsi rétabli dans une position qui ne lui impose pas d'autres devoirs que ceux que commandent sa sûreté et la justice, le roi de Prusse restera fidèle aux principes qu'il n'a cessé de professer, et ne négligera rien pour procurer, par sa médiation, à l'Europe la paix qu'il désire à ses peuples; mais il déclare en même temps qu'arrêté partout dans ses desseins généreux, libre d'engagemens, sans garantie pour l'avenir, il va pourvoir à la sûreté de ses états, et mettre son armée en mouvement.»
Cette déclaration n'était appuyée d'aucune mesure bien directe: le grand-maréchal continua son séjour à Berlin, et y resta près d'un mois, pendant lequel il vit arriver l'empereur de Russie[26], qui se rendit dans cette capitale sous prétexte d'aller, avant de se mettre en campagne, voir sa soeur la princesse héréditaire de Saxe-Weimar. Personne ne se méprit sur le motif secret de ce voyage. On ne quitte pas une armée qui va à la rencontre des événemens, pour aller faire une visite à plus de cent lieues du pays où elle doit opérer. Il était évident qu'il cherchait à entraîner la Prusse dans la coalition.
Je ne puis dire ce qui s'est fait et dit à cette occasion, mais ce qu'il y a de certain, c'est que, pendant que le maréchal Duroc était encore à Berlin, l'armée russe, aux ordres du général Buxhowden, passa la Vistule à Varsovie, marcha par la Pologne prussienne sur Breslaw, d'où elle devait entrer en Bohême.
Mais l'empereur Napoléon avait déjà tout calculé, tout prévu. Les cartes d'Angleterre avaient disparu; il n'y avait plus que celles d'Allemagne dans son cabinet. Il nous faisait suivre la marche des troupes, et nous dit un jour ces paroles remarquables: «Si les ennemis viennent à moi, je les détruirai avant qu'ils aient repassé le Danube; s'ils m'attendent, je les prendrai entre Augsbourg et Ulm.» Il donna ses derniers ordres à la marine et à l'armée, et partit pour Paris. Dès qu'il y fut arrivé, il se rendit au sénat, lui exposa les motifs qui l'avaient obligé à changer tout d'un coup la direction de nos forces, et se mit en route le lendemain pour Strasbourg. Il arriva dans cette ville pendant que l'armée passait le Rhin à Kehl, à Lauterbourg, Spire et Manheim. Il visita les établissemens de la place, et indiqua les moyens d'utiliser une quantité de petites ressources dont il régla l'emploi.
Il passa le Rhin lui-même après avoir ordonné et vu commencer la reconstruction du fort de Kehl. Il avait fait proposer aux princes de Bade et au landgrave de Hesse-Darmstadt de s'allier à lui; les deux princes tardèrent à s'expliquer. Le dernier crut éluder la question en licenciant ses troupes, et en le faisant connaître officiellement à l'empereur, comme une preuve de sa neutralité; mais lorsque la bataille d'Austerlitz fut gagnée, il se hâta d'envoyer protester de son dévoûment. L'officier qui avait rempli la première mission fut chargé de la seconde; c'était changer de rôle à bien court intervalle.
La cour de Bade marcha plus franchement: ses troupes étaient réunies aux nôtres avant la bataille.
Pendant que l'empereur se livrait à ces divers soins, les différens corps de son armée approchaient du pied des montagnes qui sont sur la rive droite du fleuve, et entraient dans le pays de Wurtemberg. Il avait envoyé un de ses aides-de-camp près du prince souverain de ce pays pour le prévenir qu'il était obligé de traverser ses états; qu'il en était fâché, mais qu'il espérait que le passage se ferait sans désordre.
Le duc de Wurtemberg, choqué de voir déboucher nos troupes, avait réuni sa petite armée auprès de Louisbourg, sa résidence d'été, et se disposait à faire résistance, lorsque l'aide-de-camp de l'empereur se présenta. Cette marque d'égards le calma; il exigea néanmoins qu'il ne passât point de troupes par sa résidence. L'empereur arriva quelques instans après: la cour de Wurtemberg lui fit une magnifique réception; il coucha deux nuits au château de Louisbourg. Ce fut pendant ce séjour que les hostilités commencèrent sur la route de Stuttgard à Ulm, que suivait le corps du maréchal Ney. Les Autrichiens, commandés par l'archiduc Ferdinand, que dirigeait le feld-maréchal Mack, avaient leur quartier-général dans la dernière de ces deux places.
L'empereur manoeuvra sur sa gauche et resta à Louisbourg, faisant déboucher le maréchal Ney par la grande route de Stuttgard; les ennemis crurent de bonne foi que toute notre armée le suivait, et manoeuvrèrent en conséquence. L'empereur, satisfait de leur avoir donné le change, se porta avec la rapidité de l'éclair à Nordlingen, où arrivèrent en même temps le corps du maréchal Davout, qui de Manheim était venu par la vallée du Necker à Bettingen, celui du maréchal Soult, qui de Spire était venu par Heilbron, enfin celui du maréchal Lannes, qui, laissant Louisbourg sur sa gauche, avait atteint Donawert, au moment même où un bataillon autrichien se présentait sur la rive droite du Danube pour couper le pont. On rejeta ces troupes au loin, et l'on fit passer le fleuve d'abord à toute la cavalerie, puis à l'infanterie.
CHAPITRE XIII.
Combats divers.—Manoeuvres de l'empereur.—L'archiduc Ferdinand s'échappe d'Ulm.—Le maréchal Soult prend Memmingen.—Réponse de Napoléon au prince Lichtenstein envoyé en parlementaire.—Le maréchal Mack capitule.—Projets de la coalition.—L'armée autrichienne met bas les armes.—Paroles de Napoléon aux généraux autrichiens prisonniers.
L'empereur se fit éclairer jusqu'au Lech, et se mit en communication avec le général Marmont, qui débouchait par Neubourg, où il avait passé le Danube, et marchait sur Friedberg. On se mit également en communication avec l'armée bavaroise, qui quittait Ingolstadt pour se porter en avant. La cavalerie rencontra un corps autrichien à Wertingen, le défit et refoula ce qui lui était échappé sur Ulm. L'empereur porta son quartier-général à Zumnershausen, entre Augsbourg et Guntzbourg. Il fit occuper Augsbourg, et envoya le corps du maréchal Soult sur la seule ligne d'opérations qui restât par Memmingen aux ennemis, petite place dans laquelle ils avaient jeté six mille hommes, que le maréchal Soult y bloqua. Voulant se mettre aussi en communication avec le corps du maréchal Ney, qui était resté sur la rive gauche du Danube, il lui envoya l'ordre de forcer le passage du fleuve à Guntzbourg.
Il alla ensuite établir son quartier-général à Augsbourg[27], pour observer le parti qu'allait prendre l'armée autrichienne, et pour organiser dans cette ville, dont il avait été obligé de faire le centre de ses opérations, des moyens d'administration et d'hôpitaux. Il y fut joint par le corps de Marmont, et reçut des nouvelles de la marche de Bernadotte. De cette manière, il se trouvait placé au milieu de tous ses corps d'armée. D'Augsbourg, il porta son quartier-général à Zumnershausen, et fit resserrer Ulm dans toutes les directions. Personne de nous ne concevait comment l'armée autrichienne n'avait pas pris le parti de s'en aller, ou de venir offrir la bataille. Elle n'en fit rien, et attendit qu'elle n'eût plus aucun moyen de nous éviter. On peut juger cependant combien elle aurait pu saisir d'occasions de se tirer d'embarras dans l'immense mouvement que nous avions été obligés de faire pour la tourner aussi complètement qu'elle le fut. Le corps qui formait le cercle derrière elle avait parcouru, depuis Donawert, les cent quatre-vingts degrés de la dernière circonférence, pour arriver à sa position.
Ces dispositions prises, l'empereur s'approcha d'Ulm par Guntzbourg. Son armée était arrivée, par la rive droite du Danube, à la vue d'Ulm, lorsqu'il apprit qu'un fort détachement s'était échappé de la place, et se dirigeait à marches forcées vers la Bohême par la rive gauche. Il reçut en même temps avis qu'une des divisions du corps du maréchal Ney, commandée par le général Dupont, qui resserrait Ulm par la rive gauche, avait été forcée dans la position qu'elle occupait, et n'avait pu s'opposer à la sortie d'un très grand corps autrichien, qui avait pris la route de Nordlingen. Il crut un moment que toute l'armée ennemie allait prendre cette direction; il manoeuvra de suite pour faire harceler par sa cavalerie le corps autrichien. Elle repassa le Danube, et marcha avec tant de célérité, que tous les jours elle atteignait et dispersait quelques fragmens de ce corps, qui était commandé par l'archiduc Ferdinand. Exténué par une poursuite sans relâche, l'ennemi chercha à nous échapper par la ruse. Il fit des ouvertures, feignit de vouloir négocier; mais on s'aperçut qu'il ne cherchait qu'à gagner du temps. On le chargea, on le mena battant jusque dans les montagnes de la Bohême.
En même temps que l'empereur mettait sa cavalerie sur les traces de l'archiduc Ferdinand, il faisait resserrer Ulm. Il ordonna de forcer à Elchingen le passage de la rive droite à la rive gauche. Le hasard fit que, ce jour même, une deuxième colonne sortit de la place, et se dirigea sur le village. Le pont, quoique fort mauvais, n'était pas détruit. La partie du corps du maréchal Ney qui était sur la rive droite marcha à elle, la culbuta et la rejeta dans Ulm. C'était celle qui, peu de jours auparavant, avait forcé le passage du Danube pour passer de la rive gauche à Guntzbourg sur la rive droite.
Celle des six divisions qui avait été mise à la poursuite du corps de l'archiduc Ferdinand continua à descendre la rive gauche du Danube. On fit appuyer le maréchal Ney par le corps du maréchal Lannes, qui passa également le pont. Le même soir, les deux corps couchèrent sur la crête des hauteurs qui dominent Ulm sur la rive gauche, pendant que Marmont s'en approchait par la rive droite. L'empereur s'établit de sa personne à Elchingen, et alors la Bohême fut à nous.
Le lendemain, on rejeta dans la place tout ce que l'armée ennemie avait de troupes au dehors; on replia jusqu'à ses postes. Elle resta dans cette position quatre jours sans rien proposer. Pendant ce temps, le maréchal Soult prenait Memingen avec sa garnison de six mille hommes. Cette nouvelle parvint à l'empereur dans un mauvais bivouac, qui était si humide, qu'on fut obligé d'aller chercher une planche pour qu'il n'eût pas les pieds dans l'eau. Il venait de recevoir cette capitulation, lorsqu'on lui annonça le prince Maurice Lichtenstein, que le maréchal Mack envoyait parlementer. On l'amena à cheval, les yeux bandés. Lorsqu'il fut arrivé, on le présenta à l'empereur, il laissa échapper un mouvement de figure qui nous prouva bien qu'il ne le croyait pas là. Il ne déguisa point que le maréchal Mack ne se doutait pas de sa présence. Il venait traiter de l'évacuation d'Ulm. L'armée qui l'occupait demandait à retourner en Autriche. Pour être impartial, on doit convenir, sans pour cela cesser d'être patriote, que, dans le cours de la guerre, les généraux ennemis ont toujours cru abuser les nôtres, là où l'empereur ne se trouvait pas.
L'empereur ne put s'empêcher de sourire, et de lui dire: «Quelle raison ai-je de vous accorder cette demande? Dans huit jours, vous êtes à moi sans condition. Vous attendez l'armée russe qui est à peine en Bohême; et d'ailleurs si je vous laisse sortir, quelle garantie ai-je qu'on ne fera pas servir vos troupes, une fois qu'elles seront réunies aux Russes? Je me souviens de Marengo. Je laissai passer M. de Mélas, et il fallut que Moreau combattît ses troupes au bout de deux mois, malgré les promesses les plus solennelles de traiter de la paix. D'ailleurs, il n'y a pas de lois de guerre à invoquer, après une conduite comme celle de votre gouvernement envers moi. Certainement je ne vous ai pas cherchés; je ne puis d'ailleurs me fier à aucun des engagemens que prendrait avec moi votre général, parce qu'il ne dépendra pas de lui de tenir sa parole. Ah! si vous aviez dans Ulm un de vos princes, et qu'il s'engageât, je me fierais à sa parole, parce qu'il en serait responsable, et qu'il ne permettrait pas qu'on le déshonorât; mais je crois que l'archiduc est sorti.»
Le prince Maurice répliqua du mieux qu'il lui fut possible, et protesta que, sans les conditions qu'il demandait, l'armée ne sortirait pas. «Je ne vous les accorderai pas, reprit l'empereur. Voilà la capitulation de votre général qui commandait à Memingen; portez-la au maréchal Mack, et quelles que soient vos résolutions dans Ulm, je ne lui accorderai pas d'autres conditions. D'ailleurs, je ne suis pas pressé; plus il tardera, plus il rendra sa position mauvaise, et par conséquent la vôtre à tous[28]. Au surplus, j'aurai demain ici le corps qui a pris Memingen, et nous verrons.»
On reconduisit le prince de Lichtenstein à Ulm, et l'on attendit.
Le soir même, le maréchal Mack écrivit à l'empereur une lettre fort respectueuse, dans laquelle il lui disait que la consolation qui lui restait dans son infortune, c'était d'être obligé de traiter avec lui, l'assurant que tout autre ne lui eût jamais fait accepter d'aussi désastreuses conditions; que, puisque la fortune l'avait voulu ainsi, il attendait ses ordres.
L'empereur envoya Berthier à Ulm le lendemain matin avec des instructions, et resta encore à son mauvais bivouac pour être à portée de répondre aux objections, s'il y en avait de faites. Berthier revint le soir, apportant la capitulation, par laquelle l'armée entière se rendait prisonnière. Elle devait sortir avec les honneurs de la guerre, défiler devant l'armée française, mettre bas les armes, et partir pour la France. Les généraux et officiers avaient seuls la permission de retourner chez eux, à condition de ne pas servir jusqu'à parfait échange.
Les pluies n'avaient pas cessé pendant les huit jours que nous avions passés devant Ulm; elles s'arrêtèrent tout à coup, et l'armée autrichienne défila par le plus beau temps du monde.
L'empereur avait été passer les deux jours d'intervalle qui avaient été stipulés entre la signature de la capitulation et son exécution, à l'abbaye d'Elchingen, où le maréchal Mack vint le voir; il le garda long-temps et le fit beaucoup causer. C'est dans cet entretien qu'il acquit la connaissance de tous les détails qui avaient précédé la résolution qu'avait prise le cabinet autrichien de lui faire la guerre. Il apprit tous les ressorts que les Russes avaient mis en jeu pour le décider, et enfin quels étaient les projets de la coalition. Il n'était question de rien moins que d'enlever à la France toutes les conquêtes de la révolution; on était résolu d'employer tous les moyens pour arriver à ce résultat. La guerre, la division, les intrigues intérieures, rien n'avait été omis; enfin, on doutait si peu du succès, qu'on n'avait pas craint d'assigner Lyon au roi de Sardaigne.
De telles révélations eussent paru les folies d'un cerveau malade, ou le rêve d'un insensé, si elles ne fussent sorties de la bouche d'un feld-maréchal que sa position avait initié à la majeure partie des dispositions d'état de son gouvernement. L'empereur ne revenait pas de ce qu'il entendait; il avait besoin de cette confidence pour soulager son esprit, et s'expliquer une foule de petites intrigues qu'il avait remarquées, sans en deviner le but. Il ne concevait pas qu'ayant eu des ministres partout, il n'eût rien su de tout cela. Il comprit alors les tentatives contre sa vie, les projets de Dracke et autres affaires de ce genre. Mais il ne concevait pas qu'un monarque fût assez dépourvu de lumières pour se prêter à de pareilles extravagances. Telle était cependant la vérité; l'empereur en fut affecté: il nous le témoignait quelquefois; mais ces projets lui semblaient si insensés, qu'il s'y arrêtait peu. Ils ne furent néanmoins qu'ajournés par nos victoires: les coalisés les réalisèrent en grande partie, dès que le succès leur en fournit les moyens.
L'empereur traita très-bien le général Mack, et s'appliqua à lui faire oublier son malheur; il le fit accompagner à Ulm par le général Mathieu Dumas, qu'il avait chargé de disposer les colonnes ennemies qui devaient partir dès le lendemain. Le jour de cette pénible cérémonie pour l'armée autrichienne était arrivé. Notre armée se rangea en bataille sur les hauteurs, dans tout l'éclat d'une toilette militaire aussi recherchée que sa position le permettait, et d'une propreté admirable.
Les tambours battaient, les musiques jouaient; la porte d'Ulm s'ouvrit; l'armée autrichienne s'avança en silence, défila lentement, et alla, corps par corps, mettre bas les armes dans un terrain que l'on avait disposé pour les recevoir.
Cette journée, si pénible pour les Autrichiens, mit en notre pouvoir 36,000 hommes; 6,000 avaient été pris dans Memingen, environ 2,000 au combat de Vertingen. Si on ajoute à cela ce qui tomba dans nos mains au combat d'Elchingen et dans la poursuite de l'archiduc, on trouvera que ce n'est pas exagérer que d'évaluer la perte totale de l'armée autrichienne à 50,000 hommes, 70 pièces de canon, et environ 3,500 chevaux, qui servirent à monter une division de dragons qui était venue de Boulogne à pied. La cérémonie dura toute la journée. L'empereur était placé sur un monticule en avant, au centre de son armée; on avait allumé un grand feu, près duquel il reçut les généraux autrichiens, au nombre de dix-sept, parmi lesquels, le maréchal Mack, général en chef; Klenau, Giulay; Jellaschich, Maurice Lichtenstein, Godesheim, Fresnel, ces deux derniers étaient officiers français, et émigrés avec le régiment des hussards de Saxe. Je ne me rappelle pas le nom des autres. Ils étaient tous fort tristes; ce fut l'empereur qui soutint la conversation; il leur dit entre autres choses: «Il est malheureux que d'aussi braves gens que vous, dont les noms sont honorablement cités partout où vous avez combattu, soient les victimes des sottises d'un cabinet qui ne rêve que des projets insensés, et qui ne rougit pas de compromettre la dignité de l'État et de la nation en trafiquant des services de ceux qui sont destinés à la défendre. C'est déjà une chose inique, que de venir, sans déclaration de guerre, me prendre à la gorge; mais c'est être coupable envers ses peuples, que d'appeler chez eux une invasion étrangère; c'est trahir l'Europe, que d'immiscer les hordes asiatiques dans nos débats. Au lieu de m'attaquer sans motif, le conseil aulique eût dû s'allier à moi pour repousser l'armée russe. C'est une chose monstrueuse pour l'histoire, que cette alliance de votre cabinet; elle ne peut être l'ouvrage des hommes d'État de votre nation; c'est, en un mot, l'alliance des chiens et des bergers avec les loups, contre les moutons. En supposant que la France eût succombé dans cette lutte, vous n'auriez pas tardé à vous apercevoir de la faute que vous auriez faite.»
Cette conversation ne fut pas perdue pour tous; cependant aucun ne répondit.
Il se passa là, devant les généraux autrichiens, une scène qui déplut beaucoup à l'empereur.
Un officier-général, qui aime à faire de l'esprit, racontait tout haut le bon mot qu'il mettait dans la bouche d'un des soldats de son corps d'armée.
Il passait devant leurs rangs, disait-il, et leur avait adressé ces paroles: «Eh bien! soldats, voilà bien des prisonniers.»—«C'est vrai, mon général,» lui répondit l'un d'entre eux, «nous n'avions jamais vu tant de j… f… à la fois.»
L'empereur, qui avait l'oreille à tout, entendit ce propos; il en fut fort mécontent, et envoya un de ses aides-de-camp dire à cet officier-général de se retirer; il nous dit à demi-voix: «Il faut se respecter bien peu pour insulter des hommes aussi malheureux.»
CHAPITRE XIV.
Marche de l'armée russe.—Entrée à Braunau.—Retour de Duroc de sa mission à Berlin.—Le général Giulay envoyé à Napoléon par l'empereur d'Autriche.—Occupation de Vienne.—Affaire de Krems.—Surprise du pont du Tabor.—Dispositions générales.—Examen que fait Napoléon du terrain où il doit livrer bataille.
L'empereur revint coucher à Elchingen, et partit le lendemain pour Augsbourg, où il logea chez l'évêque. Il y resta le temps nécessaire pour organiser une nouvelle combinaison de marches, et partit.
Il avait appris d'une manière à peu près sûre que les Russes approchaient. Des voyageurs arrivant de Lintz avaient vu entrer dans cette ville les premières troupes de cette nation; à mesure qu'elles débouchaient, elles se plaçaient sur des chariots rassemblés d'avance, et partaient en poste vers la Bavière; cette précipitation était vraisemblablement le résultat de l'avis qu'avait eu le général en chef Kutusow, que nous avions passé le Rhin. Il ne tarda pas à apprendre les événemens qui avaient eu lieu devant Ulm, et changea de projets.
D'Augsbourg, l'empereur alla à Munich; il y reçut toutes les autorités bavaroises, et leur promit de ne pas oublier leur pays dans le traité de paix.
L'électeur n'était pas encore rentré dans sa capitale, mais il n'avait omis aucun ordre pour que la réception de l'empereur fût convenable et proportionnée aux avantages que la Bavière retirait des premiers succès de la campagne. Les Bavarois firent éclater leur reconnaissance par des illuminations; et quoique la ville fût pleine de soldats français, ils ne firent entendre aucune plainte. Cependant il était impossible qu'il n'y eût pas de désordre.
Notre armée passa l'Iser sur tous les ponts, depuis celui de Munich jusqu'à Plading, et s'approcha de l'Inn.
L'empereur, avec une forte partie de l'armée, prit la route de Mülhdorf; les premières troupes russes étaient venues jusque-là, et s'en étaient retournées après qu'elles eurent appris l'aventure du maréchal Mack.
À partir de Mülhdorf, nous ne trouvâmes pas un pont qui ne fût à refaire en entier: les Russes les brûlaient d'une manière qui nous était jusqu'alors inconnue, si bien que nous fûmes obligés de faire marcher à l'avant-garde des compagnies de sapeurs avec des ingénieurs, qui eurent fort à faire.
De Mülhdorf, l'empereur se rendit à Burkhausen, puis à Braunau. On croyait qu'il y avait une garnison dans cette place; on fut fort étonné d'en trouver les portes ouvertes, les fortifications en très bon état, bien palissadées, l'artillerie sur les remparts, et des vivres plein les magasins. Le pont de l'Inn était brûlé. Deux mille hommes dans cette place nous eussent fait beaucoup de mal, en ce qu'ils nous auraient obligés de les bloquer, et de déranger toutes les directions de nos communications; ce qui eût été un grand inconvénient pour nous, parce que la saison devenait très pluvieuse.
L'empereur jugea qu'il fallait qu'on eût perdu la tête pour commettre de pareilles fautes, et fit de suite mettre la main à l'ouvrage pour raccommoder le pont. Il était toujours à cheval, quelque temps qu'il fît; il ne voyageait en voiture que quand son armée était à trois ou quatre marches en avant; c'était un calcul de sa part: le point où il se trouvait entrait toujours dans ses combinaisons, et les distances n'étaient rien pour lui; il les franchissait avec la rapidité de l'aigle.
Il ne resta à Braunau qu'une nuit, et partit par la route de Lintz; l'armée était à peu près rassemblée. Il marchait avec précaution, de manière à pouvoir manoeuvrer, et être partout de sa personne. Il alla donc à petites journées jusqu'à Lintz.
On suivait les Russes à la trace; mais le raccommodage des ponts nous prenait un temps qui leur donnait de l'avance.
Le pont de Lintz était brûlé; l'empereur ordonna de le rétablir; il fit passer de l'infanterie sur la rive gauche, et comme il animait tout par sa présence, la cavalerie ne tarda pas à pouvoir passer.
On en jeta sur les routes de la Bohême, et on fit marcher, pour l'appuyer, deux divisions d'infanterie, commandées par le maréchal Mortier. L'empereur fit ces dispositions, parce qu'il craignait que les Russes ne lui dérobassent leur retraite, en passant le Danube à l'improviste; et comme il était arrêté à chaque pas par la rupture des ponts, il imagina de faire marcher par les deux rives du fleuve, attendu que le corps qui descendait la rive gauche, ne rencontrant pas les mêmes obstacles, pouvait aisément déborder les Russes, et, par conséquent, les obliger à aller chercher un passage plus loin.
L'empereur reçut dans cette ville la visite de l'électeur de Bavière, qui, arrivé à Munich après son départ, était accouru lui rendre ses devoirs, conduisant son fils aîné avec lui; ils dînèrent l'un et l'autre avec l'empereur, et retournèrent à Munich.
Le maréchal Duroc, expédié, comme je l'ai dit plus haut, au roi de Prusse, avant le départ de Boulogne, joignit également l'empereur dans cette ville. Il ne rapportait rien de satisfaisant de sa mission; mais du moins il donnait l'assurance que la conduite du cabinet de Berlin serait subordonnée aux événemens, c'est-à-dire qu'il faudrait combattre cette puissance, si la fortune nous était défavorable. L'empereur pensa que les événemens d'Ulm lui avaient fait faire des réflexions, mais, en résultat, que nous n'avions rien de solidement établi à Berlin.
L'empereur reçut à Lintz des nouvelles de l'armée d'Italie sous les ordres du maréchal Masséna; elle avait passé l'Adige, et avait attaqué l'armée de l'archiduc Charles dans la position de Caldiero: l'affaire, quoiqu'indécise, fut fort meurtrière; cependant l'archiduc se retira, vraisemblablement parce qu'il avait connaissance de la marche de l'empereur sur Vienne.
Il vint à Lintz un parlementaire de l'empereur d'Autriche; c'était le général Giulay qui avait été compris dans la capitulation d'Ulm. Il avait vu notre armée dans cette circonstance, et en avait été rendre compte à Vienne. D'une autre part, la monarchie était gravement compromise, malgré les ressources qu'elle conservait encore; elle avait besoin de gagner du temps pour rallier l'armée de l'archiduc à l'armée russe, et elle voulait les réunir par le pont de Vienne. Si elle eût pu opérer cette jonction, elle se fût trouvée dans une situation respectable.
Le général Giulay venait, en conséquence, assurer des intentions pacifiques de son souverain, et proposer un armistice. L'empereur lui répondit qu'il ne demandait pas mieux que de faire la paix, mais qu'on pouvait traiter sans suspendre le cours des opérations. Il observa au général Giulay qu'il n'avait pas de pouvoirs de la part des Russes, qui, d'après cela, seraient en droit de ne pas reconnaître l'armistice; il l'invita à aller se mettre en règle et le congédia.
Il partit de Lintz, et prit la route de Vienne. Arrivé à Saint-Polten, il y fut retenu un ou deux jours par un accident arrivé au corps du maréchal Mortier, sur la rive gauche du Danube: une de ses deux divisions avait considérablement devancé l'autre, et s'était portée jusqu'à Krems. Avertie de cette circonstance, l'armée russe fit ses dispositions et marcha sur nous; elle attaqua la division française, à laquelle elle était incomparablement supérieure, l'enveloppa, lui fit éprouver de grandes pertes, et l'aurait infailliblement détruite, si la deuxième division ne fût venue la dégager. Les Russes nous prirent trois aigles: ce sont les premières que nous ayons perdues.
Ce petit échec donna de l'humeur à l'empereur, et le fit rester à Saint-Polten vingt-quatre heures de plus. Le général Giulay, qui avait déjà été prendre ses instructions, le rejoignit dans cette ville. Il était plus pressant que la dernière fois, car le mal empirait, mais il n'était pas plus en règle, de sorte qu'il n'eut pas une meilleure réception. L'Autriche voulait évidemment sauver Vienne et gagner du temps; il n'y avait que danger pour nous à accorder ce qu'elle demandait.
L'on partit de Saint-Polten pour Vienne: les maréchaux Lannes et Murat étaient entrés dans cette capitale. Ils exécutèrent une surprise qui a eu une si grande influence sur le reste de la campagne, que l'on ne peut la passer sous silence.
Le général Giulay n'était pas encore de retour aux avant-postes autrichiens, lorsque nos troupes entrèrent à Vienne. Le bruit d'un armistice y était répandu par les ennemis eux-mêmes: on savait que le général Giulay était encore chez l'empereur. On le voyait aller et venir continuellement depuis une quinzaine de jours. Comme il n'était pas repassé, le bruit d'armistice acquérait de la vraisemblance. Les Autrichiens, placés sur la rive gauche du Danube, avaient fait les dispositions nécessaires pour brûler le pont du Tabor, et s'étaient bornés à le couvrir par un poste de hussards.
Les maréchaux Lannes et Murat, voulant sauver ce moyen de passage si essentiel à l'armée, se rendirent eux-mêmes, accompagnés de quelques officiers, au poste autrichien, où ils répétèrent tous les propos qui couraient au sujet de l'armistice. Le commandant du poste les prit pour de simples officiers; ils se promenèrent à pied avec lui, et ils le menèrent sur le pont même, qui est d'une longueur extrême. Des officiers autrichiens des troupes qui étaient à l'autre bord, c'est-à-dire de la rive gauche, vinrent prendre part à la conversation. La colonne de grenadiers du maréchal Lannes, qu'un officier intelligent conduisait, profita du moment où ils avaient le visage tourné vers la rive gauche. Elle s'était avancée par les rues des faubourgs de Vienne qui sont dans l'île du Prater; elle empêcha les vedettes de hussards de retourner pour donner l'alerte: l'officier français leur dit que c'était un poste qu'il allait poser sur le bord du fleuve; elles le crurent, n'avertirent pas leur poste, qui vit tout d'un coup déboucher derrière lui, à l'entrée du grand pont, la tête de la colonne. Les hussards autrichiens de cette grande garde ne voyant point leur officier, qui était sur le pont avec les maréchaux Lannes et Murat, ayant d'ailleurs l'esprit plein des idées d'armistice, ne bougèrent pas. La colonne de grenadiers, prenant le pas redoublé, entra sur le pont et se hâta de gagner l'autre rive, en jetant à l'eau tous les artifices disposés pour incendier le pont.
Les officiers autrichiens s'aperçurent trop tard de la faute qu'ils avaient faite, mais il n'était plus temps; et leurs canonniers, qui étaient à leurs pièces à l'autre bord, ne concevant rien à ce qui se passait sous leurs yeux, n'osaient pas tirer, parce qu'ils voyaient leurs officiers sur le pont en conversation avec les nôtres. Ils laissèrent arriver la colonne jusqu'à eux, et virent bientôt prendre leurs canons, ainsi qu'eux-mêmes et tout ce qui était là.
Jamais surprise ne fut mieux conduite et n'eut un plus grand résultat. La réunion des armées russes avec celle que l'archiduc Charles ramenait d'Italie fut dès-lors impossible.
L'armée se dirigea de tous les points sur Vienne; elle passa le Danube, et se mit en marche par la route de Znaim pour joindre les Russes, qui avaient repassé le Danube à Stein.
Cette surprise du pont du Tabor fit grand plaisir à l'empereur. Il vint mettre son quartier-général au château de Schoenbrunn, et fit ses dispositions pour manoeuvrer avec toutes ses forces, soit sur les Russes, soit sur l'archiduc Charles, suivant que l'un ou les autres se trouveraient à portée.
L'armée du général Kutusow, qui avait repassé le Danube à Stein, marchait par Znaim pour rejoindre à Olmutz la grande armée russe, où se trouvait l'empereur Alexandre. Si, au lieu de repasser le Danube, ce général fût venu occuper Vienne, il aurait donné une autre face aux affaires. Il ne le fit pas, on le croit du moins, parce qu'il craignit que le corps du maréchal Davout, qui marchait à notre droite, ne descendît des montagnes du Tyrol, après avoir battu et dispersé le corps autrichien du général Merfeld, et ne parvînt à entrer à Vienne avant lui, ce qui aurait pu arriver; mais s'il eût pris cette résolution depuis son départ de Lintz et qu'il eût marché, rien ne l'eût arrêté.
On trouva dans les magasins et arsenaux de Vienne de l'artillerie et des munitions pour faire deux campagnes; nous n'eûmes plus besoin de rien tirer de Strasbourg ni de Metz, nous pûmes au contraire faire refluer un matériel considérable sur ces deux grands établissemens.
Vienne était devenue la capitale de l'empereur, et la source de tous ses moyens. La marche de tous les convois en devint plus rapide.
L'occupation de Vienne et la surprise du grand pont du Tabor changèrent la situation des affaires. L'archiduc Charles fut obligé de se jeter à droite et de gagner la Hongrie; pour lui allonger le chemin, on fit marcher de suite sur Presbourg, ce qui éloignait de beaucoup le point par où il aurait pu se mettre en contact avec les Russes.
L'empereur mit dans Vienne le corps du maréchal Mortier, et en dehors, observant les routes d'Italie et de Hongrie, le corps du général Marmont; ce qui faisait ensemble quatre divisions.
Le maréchal Ney était resté dans le pays de Salsbourg devant Kuffstein, qui avait une forte garnison.
Toutes ces troupes eussent été les premières employées, s'il avait été plus avantageux ou plus urgent d'agir contre l'archiduc Charles. L'empereur témoigna un peu de mécontentement de ce que le maréchal Masséna ne marchait pas de manière à pouvoir se joindre à lui, en même temps que l'archiduc aurait pu joindre les Russes; il croyait que cela lui était possible. L'empereur ne voulait jamais s'imaginer que là où il n'était pas, le zèle, quoique le même, rencontrait souvent des obstacles dans la hiérarchie de sous-ordres. Le fait est que l'arrivée du maréchal Masséna lui eût fait un extrême plaisir; mais il fut obligé de manoeuvrer de manière à pouvoir s'en passer.
Après avoir fait ses dispositions sur la rive droite, il partit pour Znaim, emmenant avec lui le reste de l'armée. Le jour même de son départ, notre avant-garde, sous les ordres des maréchaux Lannes et Murat, joignit l'arrière-garde du corps russe du général Kutusow; ce fut à Hollabrunn que la rencontre eut lieu. Depuis que les Russes avaient repassé le Danube, ils auraient dû être fort loin, mais enfin on les trouva là. La lutte fut chaude; ils s'y conduisirent en gens de valeur, et nous comme des hommes qui les cherchaient depuis long-temps. Le général Oudinot fut blessé dans cette affaire. On sut après que c'était la seule division du prince Bagration qui s'était trouvée là: elle eut beaucoup de monde de tué; nous eûmes de notre côté trois brigades employées.
Les Russes continuèrent à se retirer sur Znaim, et nous à les poursuivre avec tous nos moyens.
L'empereur avait fait marcher le corps du maréchal Davout sur Vienne, par la route de Nicolsbourg.
Depuis que nous étions dans la ligne de retraite des Russes, nous aurions pu les suivre par leurs traînards et leurs malades; leurs soldats, qui arrivaient pour la première fois en lice, avaient un air de stupidité qui ne les rendait pas redoutables aux nôtres. Il était aisé de voir combien il devait manquer de choses au mécanisme de cette armée, qui depuis a beaucoup acquis.
À Znaim, l'empereur apprit que l'armée russe avait marché par la route de Brunn, et il fit prendre ce même chemin à son armée.
Il fut joint dans cette ville par les quatre régimens de cavalerie légère du maréchal Bernadotte qui étaient commandés par le général Kellermann; ils arrivaient par la route de Budweis, et avaient laissé Bernadotte[29] et son corps à Iglau, en Bohême. L'infanterie bavaroise était allée avec lui: on lui envoya la cavalerie de la même nation pour remplacer celle de Kellermann.
Cette cavalerie bavaroise, commandée par le général Wrede, était exténuée de fatigue: on l'avait fait marcher en tout sens; mais comme on la rapprochait des événemens, l'archiduc Ferdinand, que l'on poursuivait depuis Ulm sur cette direction de la Bohême, n'était plus alors l'objet dont on s'occupait le plus attentivement.
L'empereur partit de Znaim pour Brunn. Il avait donné le commandement des grenadiers réunis au maréchal Duroc, auquel il désirait faire faire quelque chose pendant la campagne. Le général Oudinot, blessé, avait été transporté à Vienne.
En arrivant à Brunn, l'empereur trouva la citadelle évacuée, les magasins pleins de munitions, et, par une négligence qui ne peut se concevoir, de munitions de guerre confectionnées, que nous pûmes employer de suite; les fonctionnaires autrichiens nous remettaient tout cela avec une si grande fidélité, qu'on aurait cru qu'ils en avaient l'ordre.
L'empereur poussa, le même soir, toute la cavalerie sur la route d'Olmutz, et s'y porta lui-même. On rencontra l'arrière-garde ennemie à la première poste sur cette route. La cavalerie russe chargea bravement tout ce qui la poursuivait, et nous aurait menés battant, si les grenadiers à cheval de la garde, qui étaient là, n'eussent coupé en deux cette ligne russe. Les cuirassiers achevèrent de disperser l'autre partie qui talonnait nos troupes légères.
Il était nuit close quand cette échauffourée se termina. L'empereur retourna à Brunn, et vint le lendemain sur le terrain où s'était passée cette affaire, pour placer son armée, qui arrivait dans plusieurs directions. Il porta sa cavalerie d'avant-garde jusqu'à Vichau; il y alla lui-même, et en revenant, il parcourut au pas de son cheval toutes les sinuosités et ondulations du terrain situé en face de la position qu'il avait ordonné de prendre. Il s'arrêtait à chaque hauteur, faisait mesurer des distances, et nous disait souvent: Messieurs, examinez bien le terrain; vous aurez un rôle à y jouer. C'était celui où s'est livrée la bataille d'Austerlitz, et qui était occupé par les Russes, c'est-à-dire la position qu'ils avaient avant la bataille. Il passa toute la journée à cheval, vit la position de chacun des corps de son armée, et remarqua, à la gauche de la division du général Suchet, un monticule isolé, dominant tout le front de cette division. Le Centon était là comme exprès; il y fit placer, dans la même nuit, quatorze pièces de canon autrichiennes, de celles trouvées à Brunn. Comme on ne pouvait pas y mettre de caissons, on amassa derrière chacune d'elles deux cents gargousses; puis on fit couper le pied du Centon en escarpement, de manière à se garantir d'un assaut. L'empereur revint coucher à Brunn.