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Mémoires du duc de Rovigo, pour servir à l'histoire de l'empereur Napoléon, Tome 2

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CHAPITRE COMPLÉMENTAIRE SUR LA CATASTROPHE DU DUC D'ENGHIEN.

La catastrophe du duc d'Enghien était encore inexpliquée; il n'y avait de certain que la fin déplorable de ce prince, lorsqu'en 1823 j'ai publié l'extrait de mes Mémoires, où j'en ai expliqué les causes. J'ai eu deux buts en faisant cette publication: le premier a été sans doute de repousser les insinuations perfides qu'on avait si généreusement faites sur moi, quand, prisonnier à Malte, on me croyait perdu sans retour. Le second a été de défendre la mémoire de l'empereur auquel j'avais dévoué ma vie tout entière, car j'accepte ce reproche dont on m'honore. Mon seul désir était donc de faire connaître la vérité; mais tout à coup ce qui n'était qu'un point d'histoire à éclaircir est devenu une question personnelle. J'ai vu paraître des adversaires auxquels je n'avais même pas pensé. Le général Hullin, tout aussi inoffensif d'abord avec moi que je l'étais avec lui; le général Hullin, à qui j'avais cependant donné connaissance de ma publication avant qu'elle ne fût faite, s'est présenté le premier.

Deux autres ont suivi de près: l'un, voulant sans doute repousser par anticipation la part de blâme que l'examen approfondi de l'affaire ne pouvait manquer de verser sur lui, s'est hâté de publier une lettre, où, parmi des injures auxquelles je n'ai pas dû m'abaisser à répondre, il y a des assertions fausses, qu'il est bon de ne pas laisser sans réplique.

L'autre a seulement écrit qu'il n écrirait pas; il déclare avoir remis une lettre au roi. À bien dire même, je n'ai appris qu'il me faisait l'honneur de s'occuper de moi que par une lettre[55] que je reçus, et qui me prescrivait de ne point me présenter dans un lieu dont l'entrée ne m'avait jamais été interdite aux jours de notre gloire et de nos dangers.

Sans doute, j'ai dû respecter la volonté du souverain et m'y soumettre; sans doute, sa désapprobation a pu m'être pénible, mais je n'ai dû la regarder que comme une opinion arrachée à sa religion surprise. D'ailleurs, ce n'était pas devant lui que cette cause devait être plaidée, et les jugemens d'un roi ne sont pas sans appel, quand il s'agit de la réputation et de l'honneur d'un citoyen.

C'est l'opinion publique, éclairée par des débats publics, qui juge en dernier ressort. J'eusse pu y avoir recours sur-le-champ; quelques amis m'ont même reproché de ne l'avoir pas fait: j'ai cru plus convenable de différer, et ce n'est pas sans motif que j'ai pris cette détermination.

Comme toutes les publications politiques, la mienne avait eu ses inconvéniens et ses avantages. Elle avait appelé l'attention sur des faits que quelques personnes avaient grand intérêt à plonger dans l'oubli; elle avait compromis quelques positions personnelles, et inquiété des sécurités qu'on croyait bien assurées; elle eut le grand tort de troubler quelques salons de Paris. Mais, en revanche, elle a fait révéler des faits importans; elle a fait surgir des documens irrécusables, qui avaient échappé jusqu'alors à la recherche de ceux qui auraient bien voulu les détruire; elle a suscité une polémique dont l'histoire ne peut manquer de profiter, et dont il est impossible que la vérité ne jaillisse pas. J'ai donc dû attendre, afin de profiter aussi de toutes ces nouvelles lumières.

Convenait-il d'ailleurs, au point où en étaient venues les choses, de répondre par une brochure à des pamphlets, ou d'opposer un mémoire justificatif à des assertions vagues ou mensongères? Je ne sais si ce genre de lutte eût pu convenir à mes adversaires, mais à coup sûr il ne m'a pas paru digne de moi. Je devais à mon honneur de faire une réponse plus noble et plus complète; je le devais aussi à mes enfans, auxquels j'ai à transmettre un nom dont l'illustration est appuyée sur des titres qui ne peuvent être contestés. J'ai pris alors la résolution de publier mes Mémoires: c'est ma vie tout entière que je livre à un examen public.

Que mes adversaires descendent avec moi dans la carrière, qu'ils relèvent ce gant d'espèce nouvelle; c'est une belle occasion pour eux de rendre hommage à la mémoire de celui qui les combla de bienfaits, et d'expliquer des événemens bien autrement graves, et d'une importance historique bien autrement élevée que celle de la question qui a éveillé leurs inquiétudes ou contrarié leurs vues.

Un jour viendra où l'opinion jugera sans ménagement et sans partialité tous ceux qui ont joué un rôle dans le grand drame de l'empire. Ce jour-là, la nature aura mis un terme aux influences personnelles; les petites haines ou les traditions de salons seront tombées dans l'oubli; on jugera sur les pièces: je livre les miennes.

Je désire, mais je doute, que mes adversaires en fassent autant.

Parmi les ouvrages qui ont paru depuis 1823, je dois citer particulièrement:

1° Discussion des actes de la commission militaire instituée pour juger le duc d'Enghien;

2° Un Mémoire justificatif publié par le duc de Vicence;

3° Quelques lettres que M. le duc de Dalberg, ministre de la cour de Bade auprès du gouvernement français en l'an XII (1804), a publiées;

4° Une note importante de M. le baron de Massias, alors ministre français près de la cour de Bade;

5° Les procès-verbaux dressés lors de l'exhumation du duc d'Enghien en 1816;

6° Enfin une déposition du sieur Anfort, brigadier de gendarmerie à la résidence de Vincennes, recueillie et publiée séparément en 1822 par un écrivain qui signe Bourgeois de Paris.

Tels sont les documens qui doivent servir à la solution d'une question qu'on voudrait en vain rendre personnelle, et qui appartient tout entière à l'histoire.

Pour obtenir la clarté qu'il convient de mettre dans cet examen, je discuterai successivement:

1° Les causes qui firent arriver le duc d'Enghien devant la commission militaire;

2° Quelle fut la conduite du général Hullin, comme président de la commission;

3° Quelle fut la mienne comme commandant des troupes.

§ Ier.

Des causes qui firent arriver le duc d'Enghien devant la commission militaire.

Je ne répéterai pas ici ce que j'ai consigné dans les premiers chapitres de ce volume sur les circonstances du procès de George, qui induisirent à penser que le personnage mystérieux désigné par certains agens subalternes impliqués dans cette affaire était le duc d'Enghien. Mon écrit donne à cet égard toutes les explications désirables. Je n'ai rien à ajouter.

Mais ce que je n'ai pas dit, et que je dois rappeler ici, pour l'intelligence d'autres circonstances importantes à scruter, c'est qu'à cette époque M. le duc Dalberg était le ministre de l'électeur de Bade près la république française. Alors M. le duc était modeste baron, quoiqu'issu d'une famille princière germanique. (Il était neveu du dernier électeur de Mayence, qui n'était pas encore primat d'Allemagne.) M. le baron Dalberg avait donc pour supérieur relatif, à Paris, en 1804, comme feudataire de l'empire germanique, l'ambassadeur du chef de cet empire. Ses rapports intimes et ses démarches devaient naturellement se combiner avec cet ambassadeur, à moins d'admettre, contre toute vraisemblance, que les instructions de la cour de Bade prescrivaient à M. le baron Dalberg d'abandonner les intérêts de la politique générale allemande pour favoriser les extensions de la république française.

Et cependant M. Dalberg atteste dans sa lettre apologétique, que «M. de Talleyrand, durant son ministère, n'avait cessé de modérer les passions violentes de Bonaparte.»

M. Dalberg avait donc des communications particulières avec M. de Talleyrand? Ce n'était certainement pas dans celles de ministre à ministre qu'il était initié par ce personnage dans le secret des efforts qu'il faisait ou ne faisait pas auprès du premier consul pour calmer la violence de ses passions.

À la vérité, M. Dalberg ne fait remonter ses confidences qu'à la guerre de 1806; mais je vais bientôt en fixer la véritable époque.

Auparavant, je demanderai comment il a pu arriver que, d'après ses antécédens, M. Dalberg soit sorti d'un pays où sa naissance lui assurait la première considération, pour venir en France s'associer à un système républicain contre lequel l'Europe entière était cabrée? comment il s'est fait qu'il ait renoncé à l'honneur insigne d'être proclamé à chaque cérémonie du couronnement des empereurs d'Allemagne, où l'empereur lui-même demandait à haute voix, au milieu de la noblesse allemande assemblée dans l'église de Francfort: «Y a-t-il un Dalberg ici?»

L'on conçoit que le premier consul, devenu empereur, ait eu de grands services de guerre à récompenser, et il n'y a rien d'extraordinaire dans la fortune politique des hommes qui étonnaient le monde par leurs travaux et leurs actions.

Il en était de même dans l'administration civile, où de grands talens et des efforts soutenus par un zèle patriotique avaient fait succéder un code de lois à l'anarchie qui avait désolé la société, un système de finances au gaspillage de la république, et qui avaient ramené l'ordre et l'économie dans toutes les branches du gouvernement.

Tous ces hommes supérieurs devaient être l'objet d'une bienveillance particulière, et leur élévation n'a eu que des motifs honorables.

Mais M. Dalberg, en venant s'associer à notre fortune, n'avait ni couru la chance de nos combats, ni partagé les travaux de notre administration. Quels étaient donc les services patens qu'il pouvait nous avoir rendus, pour entrer tout d'un coup au service de France comme duc Dalberg, au lieu de baron qu'il était en Allemagne, et avoir été, en quelques mois, doté d'une somme de quatre millions, nommé conseiller d'État, sénateur? Aucun. Il faut donc croire que des services officieux déjà rendus, mais ignorés du vulgaire, ont attiré sur M. Dalberg autant de faveurs réunies…

L'empereur Napoléon n'était pas ingrat assurément, mais il ne récompensait pas d'avance. Pourquoi donc M. Dalberg n'explique-t-il pas lui-même ses services privés? Je pourrais suppléer à sa modestie, il le sait bien; il m'a fait assez de confidences… Son zèle pour faire réussir le mariage du petit-fils de son électeur avec mademoiselle Stéphanie de Beauharnais; le choix qui fut fait du cardinal Fesch pour succéder au primat d'Allemagne, préférablement à un prince ecclésiastique allemand; les bons offices et les rapports particuliers de M. Dalberg, lorsqu'il faisait partie du corps diplomatique à Varsovie en 1806; l'empressement de M. de Talleyrand à l'appeler à Tilsit pour qu'il s'y mêlât parmi les diplomates étrangers, où cependant l'empereur Napoléon jugea convenable de me donner l'ordre de l'empêcher d'arriver, lorsque j'étais gouverneur de la vieille Prusse, à Koenisberg; son rôle officieux à Erfurth; même l'anecdote qui le força de passer au service de la France, tout cela m'est connu. Mais ce n'est pas ici le lieu de rompre le silence prudent que M. le duc Dalberg croit devoir garder sur ces diverses circonstances. Les explications de tous ces faits, et d'autres non moins caractéristiques, trouveront peut-être leur place dans le cours de ces Mémoires. Ce que j'en dis ici me suffit pour faire comprendre que M. Dalberg n'a jamais pensé qu'à côté d'une correspondance officielle, commandée par ses fonctions ostensibles, il ne lui fût pas permis d'entretenir des communications officieuses.

Examinons maintenant la conduite de M. Dalberg, ministre représentant le vieil et respectable prince-électeur de Bade à l'époque de la catastrophe du duc d'Enghien, et voyons s'il n'aura pas été à la fois l'homme officiel de son souverain et l'homme officieux d'un ministre de France.

L'affaire de George occupait alors le gouvernement français. Notre diplomatie était à la recherche dans toutes les directions. M. Dalberg en avait sans doute donné avis officiel à son souverain, puisqu'il avoue dans sa lettre à M. de Talleyrand, du 13 novembre 1823, «qu'il avait reçu l'ordre de s'informer s'il existait une plainte contre les émigrés qui habitaient l'électorat, et si leur séjour avait des inconvéniens.»

L'éloignement prétendu dans lequel M. Dalberg se serait tenu du ministère français l'aurait-il rendu dupe de l'assertion de M. de Talleyrand, et aurait-il réellement cru qu'il pouvait transmettre à sa cour, comme sincère, cette réponse du ministre des relations extérieures de la république: «Qu'il ne pensait pas que le gouvernement de Bade dût être plus sévère que le gouvernement français; qu'il ne connaissait aucune plainte à cet égard, et qu'il fallait laisser les émigrés tranquilles?» Ou bien M. Dalberg n'aurait-il transmis cette réponse que pour l'acquit de ses devoirs officiels, en opposition avec d'autres notions positives? On conçoit que M. Dalberg ne fera pas sa profession de foi sur ce point. Il faut donc chercher la vérité par des rapprochemens qui puissent y conduire.

La réponse de M. de Talleyrand était à peine envoyée à la cour de Bade par M. Dalberg, que le territoire de son prince fut violé. Avant cette violation, un conseil privé[56] avait été assemblé le 10 mars, composé des trois consuls, du grand-juge, du ministre des relations extérieures et de M. Fouché. C'est dans ce conseil qu'un rapport avait été lu sur les ramifications de l'entreprise de George avec l'extérieur. Ces ramifications s'établissaient sur les rapports du sieur Méhée. On inférait de ces rapports que ce ne pouvait être que le duc d'Enghien qui devait venir se mettre à la tête du mouvement, après que le coup aurait été porté. On faisait coïncider cette opinion avec les déclarations des subordonnés de George, et ce rapport se terminait par la proposition d'enlever le duc d'Enghien, et d'en finir.

Un diplomate comme M. Dalberg n'avait pu ignorer la réunion de ce conseil. De son aveu même, il connaissait, le 12 mars, le départ du général Caulaincourt, que l'on soupçonnait, dit-il, d'être chargé de faire arrêter Dumouriez sur le territoire de Bade.

J'étais à Rouen ce jour-là, et j'y connus, par les voies ordinaires, ce départ et celui du général Ordener.

M. Dalberg était la sentinelle avancée de sa cour. Il n'avait eu jusque-là pour garant de la tranquillité des émigrés, auxquels son prince accordait un asile, que le droit des gens et les assurances du ministre des relations extérieures. Si le gouvernement français agissait, au vu et su de M. Dalberg, en violation de ce droit et en opposition avec ces assurances, il était du devoir rigoureux du ministre de Bade, qui n'ignorait pas que le duc d'Enghien habitait Ettenheim, et que d'autres émigrés l'environnaient, de se mettre de suite en communication avec sa cour. Les dépositions des agens de George compromettaient plus spécialement l'émigration; il n'y avait pas un seul individu à Paris qui l'ignorât, car l'instruction de ce procès se faisait publiquement au Temple.

Ainsi, en apprenant la tenue du conseil, qui avait eu lieu le 10, et le départ de M. Caulaincourt, qui avait eu lieu le 11, M. Dalberg, s'il ne s'était volontairement laissé abuser par le ministre des relations extérieures, devait se hâter d'envoyer des courriers à son souverain, pour le sortir de la fausse sécurité dans laquelle il l'avait plongé quelques jours auparavant, en lui transmettant la réponse de ce ministre. Dès ce moment, il ne pouvait plus être douteux pour lui que le territoire de l'électorat ne fût violé; dès ce moment aussi, M. Dalberg pouvait apprécier à leur juste valeur les assurances du ministre des relations extérieures.

Il ne faut à une estafette que quarante heures pour aller de Paris à Carlsruhe; j'en ai moi-même fait l'expérience maintes fois. Un courrier expédié par M. Dalberg, même le 12, serait donc arrivé à Carlsruhe ou plutôt à Ettenheim, où M. Dalberg aurait pu le diriger, en l'adressant au grand-bailli du lieu, dans la journée du 14, et assez tôt pour qu'un avis eût pu être donné au prince, qui ne fut arrêté que le 15; et cependant il est resté inactif! En appréciant cette inaction, ne peut-on pas, sans injustice, reconnaître qu'il n'agissait pas en harmonie avec ses devoirs officiels?

Mais que faut-il penser lorsqu'on voit que c'est le 20 mars seulement, jour de l'arrivée du duc d'Enghien à Paris, que M. Dalberg écrit à sa cour pour lui annoncer le départ et l'objet du voyage de M. Caulaincourt; que ce n'est que le 21, après que tout Paris sait que le prince a péri à six heures du matin de ce même jour, qu'il écrit de nouveau à sa cour pour lui apprendre que le duc d'Enghien est arrivé escorté de cinquante gendarmes, et que «tout le monde se demande ce que l'on veut en faire?»

Le courrier partait alors de Paris à quatre heures du soir, et à cette heure-là du 21 mars, M. Dalberg écrit qu'on se fait cette question à l'occasion du duc d'Enghien!

Enfin ce n'est que le 22 mars, lorsque le Moniteur publie la sentence de mort, que par une apostille à une lettre du même jour, M. le ministre de Bade mande à sa cour que le malheureux prince a péri.

Toutes ces circonstances sont aujourd'hui révélées par la correspondance même de M. Dalberg. Il lui fallut la publication du Moniteur pour le forcer à parler de la catastrophe. Jusque-là ses devoirs officiels n'étaient pas en défaut; ils pouvaient, d'après ses combinaisons, le céder à ses devoirs officieux… Mais poursuivons.

Le duc d'Enghien a été arrêté à Ettenheim le 15 mars, à cinq heures du matin. Cette nouvelle a dû parvenir de suite à Carlsruhe. La lettre du 11, dont M. de Caulaincourt était porteur, écrite par M. de Talleyrand au ministre des affaires étrangères de Bade, avait été remise le 15. Cela se démontre par le décret publié par l'électeur de Bade le 16, où il est question des arrestations de la veille.

Il est impossible qu'un événement de cette importance n'ait pas fait écrire le même jour, ou le 16 au plus tard, par la cour de Carlsruhe à son ministre à Paris, afin de réclamer contre cette violation de territoire, ou tout au moins pour attester la paisible et inoffensive manière de vivre du duc d'Enghien, et pour s'interposer en sa faveur. Le courageux M. de Massias, ministre français auprès de l'électeur de Bade, écrivit lui-même au ministre des relations extérieures, et il n'a pu le faire que sur les communications qui lui furent faites le même jour par le ministre badois. M. de Massias ne craignit pas d'attester que, durant son séjour dans l'électorat, la conduite du duc d'Enghien avait été mesurée et innocente.

Les dépêches de M. de Massias au ministre des relations extérieures et celles du ministre de Bade à M. Dalberg durent donc arriver à Paris au plus tard le 18, ou si l'on veut le 19 mars, mais toujours avant l'arrivée du duc d'Enghien, qui n'eut lieu que le 20, à six heures du soir, à Vincennes.

M. Dalberg avoue même, dans sa lettre de ce jour, 20 mars, «que, le jeudi 15, il sut positivement l'ordre que portait M. de Caulaincourt;» c'est-à-dire qu'il était informé que M. de Talleyrand avait écrit à sa cour que le général Ordener était chargé d'arrêter le duc d'Enghien et le général Dumouriez.

Mais pourquoi donc M. Dalberg, en apprenant l'objet de cette expédition, ne se hâta-t-il pas de se rendre auprès du ministre des relations extérieures? pourquoi ne pas réunir de suite le corps diplomatique, afin d'intercéder en faveur du duc d'Enghien? Ces démarches de M. Dalberg n'auraient certainement pas manqué leur but, si, comme il l'atteste complaisamment dans sa lettre du 13 novembre 1823, le ministre des relations extérieures avait pensé que les émigrés devaient être laissés tranquilles dans l'électorat, ou si, comme l'affirmait M. Dalberg dans sa lettre du 22 mars 1804 à sa cour, «M. de Talleyrand lui-même avait paru ignorer jusqu'au dernier moment la résolution prise.»

Malgré sa puissance, le premier consul, que tout prouve d'ailleurs n'avoir jamais eu de ressentimens particuliers contre le duc d'Enghien, si ce n'est celui qui lui était inspiré par les rapports sur lesquels il avait ordonné l'arrestation de ce prince, aurait suspendu sa mise en jugement; les démarches de M. Dalberg et des autres membres du corps diplomatique auprès du ministre des relations extérieures, si celui-ci avait été aussi bien disposé que le prétend M. Dalberg, auraient d'autant mieux obtenu ce résultat, que cette démarche et ces explications auraient porté le ministre à communiquer au premier consul la lettre du baron de Massias, qu'il lui cacha cependant, ainsi que j'aurai bientôt à le dire, et tout aurait fini par s'expliquer en faveur du duc d'Enghien.

Au lieu de cette conduite, M. Dalberg reste impassible jusqu'après la catastrophe. Ce n'est que le 22 mars qu'il écrit à sa cour: «Je ne puis, dans la position infiniment difficile et délicate où je me trouve, faire autre chose que d'exposer simplement aux ministres des cours avec lesquelles nous sommes plus particulièrement en relation, les circonstances telles qu'elles se sont passées.»

On conçoit que le 22, lorsque le prince avait cessé d'exister, M.
Dalberg tînt ce langage; mais, le 15, devait-il penser ainsi?

Et qu'avait-il besoin d'ordre exprès, lorsque le 20 mars, et conséquemment avant la mise en jugement du duc d'Enghien, M. Dalberg écrivait qu'il était informé des arrestations qui avaient eu lieu à Ettenheim? L'honneur du respectable électeur de Bade, le territoire de son électorat violé, le droit des gens méconnu, un prince de la maison de Bourbon arrêté dans un moment de crise, n'étaient-ils pas des motifs suffisans pour donner une impulsion généreuse à M. Dalberg, s'il avait été tout entier à son devoir de ministre de la cour de Bade? Un homme monarchique, comme aurait dû l'être M. Dalberg, aurait-il, dans cette grave circonstance, fait fléchir ses principes devant les niaises considérations consignées dans sa dépêche du 20 mars?

Les conjectures qu'on est forcé de tirer de la conduite de M. Dalberg doivent d'autant plus se multiplier, qu'au 20 mars, il devait savoir à quoi s'en tenir sur le ministre qui avait médité les arrestations d'Ettenheim, au moment où il donnait des assurances que les émigrés résidant dans l'électorat ne seraient point inquiétés.

Il semble même qu'en écrivant en ce moment à sa cour, M. Dalberg aurait porté officiellement un jugement peu favorable sur la conduite de ce ministre.

En effet, on lit dans une lettre que M. le baron de Berstett, ministre des affaires étrangères à Carlsruhe, a adressée à M. Dalberg, le 12 novembre 1823, pour lui permettre de publier quelques numéros de sa correspondance diplomatique, que ce dernier doit trouver dans le n° 27 du 27 mars 1804 la preuve «qu'à l'époque fatale, lui, M. Dalberg, n'avait pas encore à se réjouir de la confiance du ministre des affaires étrangères à Paris.»

Je n'ai pas à m'occuper des causes qui, depuis, ont valu à M. Dalberg la confiance du ministre des relations extérieures; mais je fais remarquer que M. Dalberg s'est bien gardé de publier cette lettre, n° 27. On devine facilement la raison de cette réticence. Le jugement officiel porté alors par M. Dalberg sur le ministre des relations extérieures aurait formé un contraste trop choquant avec le jugement officieux que renferme sa lettre du 13 novembre 1823, où il dit «qu'il est connu que, pendant son ministère, M. de Talleyrand n'avait cessé de modérer les passions violentes de Bonaparte.»

Mais ce que M. Dalberg n'a pas voulu dire, parce que depuis, sans doute, il a obtenu la confiance de M. de Talleyrand, se devine aisément d'après la lettre de M. le baron de Berstett.

Quoi qu'il en soit, on peut, d'après cela, apprécier à sa juste valeur la récente apologie de la conduite du ministre des relations extérieures, par M. Dalberg, sur la catastrophe du duc d'Enghien. On conçoit aussi que le jugement le plus favorable qu'on puisse porter sur M. Dalberg lui-même, c'est qu'il avait été informé de tout, et qu'on avait cependant mis sa conscience à couvert, en lui disant que le duc d'Enghien serait détenu comme otage, parce que l'on avait bien senti que M. Dalberg devait rendre compte à sa cour, et que, se trouvant placé entre la crainte de la compromettre, ou de se compromettre lui même vis-à-vis de la France, sur laquelle il pouvait déjà fonder ses projets à venir, il laisserait aller les choses, persuadé que sa cour se disculperait facilement d'un événement qu'elle n'avait pu empêcher, faute d'avoir été prévenue.

Mais si M. Dalberg ne fut que la dupe de ceux qui ourdirent cette trame; si son amour-propre diplomatique le porta, déjà à cette époque, à déguiser à sa cour une partie de sa mystification, au lieu de lui avouer sa funeste méprise, l'odieux de cet attentat n'en reste pas moins à ceux qui méditèrent et qui organisèrent son accomplissement.

Quels furent ces machinateurs? Je crois les avoir suffisamment indiqués, et avoir même assez prouvé mes assertions par des circonstances et des rapprochemens qui portent à la fois le cachet de la vérité et de l'authenticité. M. de Talleyrand s'en est remis, pour sa justification, à sa lettre au roi, dont le contenu reste ignoré, aux attestations que M. Dalberg et lui se sont réciproquement données dans leur propre cause, et qu'ils feignent de prendre pour l'opinion publique, et enfin au mémoire du général Hullin, qui ne dit pas un mot des circonstances personnelles de M. de Talleyrand; car je pourrais avouer toute la part de la catastrophe du duc d'Enghien que m'attribue cet écrit, ou plutôt celle dont le général Hullin restera chargé lui-même, que le rôle assigné à M. de Talleyrand n'en serait pas changé.

Mon accusation reste donc tout entière contre lui. Le silence calculé dans lequel il s'est renfermé, ni ses menées secrètes ne l'ont pas détruite.

Lorsque je l'ai porté cette accusation, quels avaient été mes antécédens avec M. de Talleyrand? Il convient d'en dire ici deux mots.

À l'époque où je fus élevé au ministère, M. de Talleyrand était dans une situation déplorable, tant sous les rapports pécuniaires que sous ceux politiques: beaucoup de gens le fuyaient, croyant par là faire leur cour au pouvoir. Je ne fus pas du nombre.

C'est moi qui lui fis payer le loyer de son château de Valençay, où étaient les princes d'Espagne. Cela n'était que juste, sans doute; mais enfin, par des motifs que je ne juge pas, M. de Talleyrand en sollicitait le paiement en vain, et cela aurait continué pendant long-temps sans mon intervention et mes instances, qui lui firent allouer et payer le loyer de ce château 75,000 fr. par an.

C'est moi qui osai entretenir l'empereur des menaces de poursuites de quelques-uns des créanciers de M. de Talleyrand, et qui le portai à acquérir l'hôtel de Valentinois, tout meublé, appartenant à celui-ci, pour la somme de 2,100,000 fr.; c'est à moi qu'il dut, en outre, qu'on ne lui fit pas rapporter les meubles dont il avait déjà disposé pour garnir une partie de son hôtel d'aujourd'hui.

C'est encore moi qui, pendant quatre ans, ai journellement suspendu les effets des tracasseries qui auraient fini par l'atteindre, et j'ai poussé l'obligeance jusqu'à me mettre à la traverse de l'objet du retour inopiné, de Berne à Paris, d'une personne de sa famille; ce qui, dans ce moment-là, l'aurait mis dans la position la plus désagréable.

Telle fut ma persévérance auprès de l'empereur, que cette affaire avait fortement indisposé contre M. de Talleyrand, qu'en 1812, lorsqu'il partit pour la campagne de Russie, il avait voulu l'emmener avec lui.

Si, de la conduite de M. de Talleyrand envers celui qui fut son bienfaiteur, je passe à celle qu'il a tenue à mon égard, il demeure constant qu'en retour de mes bons offices, je lui dois d'avoir été porté sur la plus fatale des deux listes de proscription.

On ne saurait se méprendre sur le but secret de ce témoignage de sa reconnaissance. Mon crime était de pouvoir assigner son rôle dans l'affaire du duc d'Enghien. Ceci explique les efforts de M. de Talleyrand pour obtenir mon extradition de Malte en 1815, et je n'ai trouvé de la sécurité, pendant tout le cours de ma détention, qu'après qu'il eut quitté le portefeuille des relations extérieures. En 1815, on m'aurait livré à une commission militaire à Toulon ou à Marseille, j'en ai eu la preuve sous les yeux; là, on m'aurait jugé et exécuté, après quoi il aurait sans doute protesté à ma famille de ses efforts pour me sauver. M. de Talleyrand a pour maxime qu'un homme qui peut parler cesse seulement d'être à craindre lorsqu'il n'est plus.

On doit donc être peu surpris des efforts que je fais à mon tour pour laisser à M. de Talleyrand la part qui lui revient à juste titre dans une catastrophe à laquelle je n'en ai pris aucune qui puisse m'être justement reprochée.

Ce qui a excité mes efforts et mes démarches, c'est encore ma profonde conviction que l'empereur Napoléon n'avait pas agi de sa propre impulsion, en ordonnant l'arrestation du duc d'Enghien. Mon opinion s'est trouvée pleinement confirmée par les ouvrages écrits à Sainte-Hélène. Leur autorité est d'autant plus irrécusable, que leurs auteurs travaillaient à l'insu l'un de l'autre, et qu'ils ont été unanimes sur ce point.

L'empereur Napoléon, dont ils ont rapporté le langage, même les notes autographes, était également sans motifs pour accuser ou absoudre une personne plutôt qu'une autre. Il savait qu'il écrivait alors pour la sévère histoire, et il voulait la respecter. Il s'est d'ailleurs exprimé de manière à ne pas repousser la part de cet événement qu'on pouvait raisonnablement lui attribuer.

Il faut donc l'en croire, lorsqu'il a écrit lui-même que «la mort du duc d'Enghien doit être attribuée à ceux qui s'efforçaient, par des rapports et des conjectures, à le présenter comme chef de conspiration;» et lorsque, dans l'intimité avec ses fidèles serviteurs à Sainte-Hélène, il ajoutait, indépendamment de ce que j'ai cité dans mon premier écrit, «qu'il avait été poussé inopinément; qu'on avait, pour ainsi dire, surpris ses idées, précipité ses mesures, enchaîné ses résultats. J'étais seul un jour, racontait-il, je me vois encore à demi assis sur la table où j'avais dîné, achevant de prendre mon café; on accourt m'apprendre une trame nouvelle; on me démontre avec chaleur qu'il est temps de mettre un terme à de si horribles attentats; qu'il est temps enfin de donner une leçon à ceux qui se sont fait une habitude journalière de conspirer contre ma vie; qu'on n'en finira qu'en se lavant dans le sang de l'un d'entre eux; que le duc d'Enghien devait être cette victime, puisqu'il pouvait être pris sur le fait, faisant partie de la conspiration actuelle. Je ne savais pas même précisément qui était le duc d'Enghien: la révolution m'avait pris bien jeune; je n'allais point à la cour; j'ignorais où il se trouvait. On me satisfit sur tous les points. Mais s'il en est ainsi, m'écriai-je, il faut s'en saisir et donner des ordres en conséquence. Tout avait été prévu d'avance, les pièces se trouvèrent prêtes, il n'y eut qu'à signer, et le sort du prince se trouva décidé.»

La véracité de M. O'Méara ne saurait être non plus suspectée, lorsqu'il affirme dans son ouvrage, d'accord sur ce point avec les autres écrits de Sainte-Hélène, «qu'ayant demandé à Napoléon s'il était vrai que M. de Talleyrand eût gardé une lettre écrite par le duc d'Enghien, et qu'il ne l'eût remise que deux jours après, l'empereur a répondu: À son arrivée à Strasbourg, le prince m'écrivit une lettre; cette lettre fut remise à T… qui la garda jusqu'après l'exécution.»

Mais quels pouvaient donc être ceux qui, par des rapports et des conjectures, présentaient le duc d'Enghien comme chef d'une conspiration? Qui alors était dans une position à porter le premier consul à se compromettre en répandant le sang d'un Bourbon? qui enfin pouvait avoir tout prévu, et avoir d'avance préparé les pièces qui furent instantanément présentées à la signature du premier consul, et qui décidèrent du sort du prince?

Le ministre des relations extérieures, sous le Directoire, va nous dire lui-même quel intérêt il avait à ce que le premier consul se compromît; les fonctions et les faits personnels de ce même ministre, sous le premier consul, vont nous dire si c'est lui qui avait préparé les rapports et les pièces qui décidèrent la fatale mesure.

Dans un écrit publié en l'an V, par le citoyen Talleyrand, et adressé à ses concitoyens, il s'exprime en ces termes, page 3:

«Je serais indigne d'avoir servi la belle cause de la liberté, si j'osais regarder comme un sacrifice ce que je fis alors (1789), pour son triomphe. Mais que du moins il soit permis de s'étonner qu'après avoir mérité à de si justes titres les plus implacables haines de la part du ci-devant clergé, de la ci-devant noblesse, j'attire sur moi ces mêmes haines de la part de ceux qui se disent si ardens ennemis de la noblesse et du clergé, en répétant leurs fureurs contre moi[57].»

L'homme dont les antécédens autorisent un pareil langage, ne pouvait, sans crainte, voir la république française près d'expirer en l'an XII, dans la personne du premier consul, si celui-ci n'était pas mis auparavant dans l'impossibilité de devenir un Monck… Le citoyen Talleyrand pouvait bien, dans sa prévision, ne pas repousser l'idée qu'il deviendrait un jour prince de Bénévent sous une nouvelle dynastie; mais il devait frémir, d'après l'avantage dont il se glorifiait, d'avoir mérité les haines implacables du clergé qu'il avait renié, et de la noblesse qu'il avait trahie, à la seule pensée de leur retour sous la bannière des Bourbons.

M. de Talleyrand a malheureusement prouvé, dans le cours de sa vie politique, que l'intérêt est le mobile des actions de certains hommes. Cela explique celui qu'il avait alors à être l'un de ceux qui s'efforçaient, «par des rapports et des conjectures, à présenter le duc d'Enghien comme chef de conspiration, à surprendre les idées du premier consul, à conseiller d'en finir en se lavant dans le sang d'un Bourbon.»

Ses terreurs, à la seule idée de la possibilité du retour des Bourbons, devaient être d'autant plus grandes, que le premier consul n'avait pas encore manifesté le projet de monter sur le trône, lorsque l'entreprise de George éclata. On prétend même qu'il avait, au contraire, formellement refusé le titre de roi de France qu'on lui offrait aux négociations d'Amiens, en compensation des sacrifices de territoire conquis qu'on voulait lui imposer.

Les actes de l'administration du ministre des relations extérieures et sa conduite viennent puissamment ajouter à cette vérité démontrée.

Le ministre des relations extérieures pouvait seul répondre aux questions que le premier consul déclare avoir faites sur le duc d'Enghien, dont il ignorait jusqu'au nom, lorsque ce prince lui fut désigné comme chef d'une conspiration. Seul, il correspondait avec les cabinets étrangers et avec nos ministres auprès des souverains de l'Europe; seul, il était donc chargé de surveiller l'émigration. On en trouve la preuve dans la note diplomatique qu'il a adressée le 11 mars à M. le baron d'Edelsheim, ministre d'état à Carlsruhe, de laquelle M. de Caulaincourt fut porteur. Dans cette note, qui annonce officiellement l'ordre donné pour l'arrestation du duc d'Enghien, M. de Talleyrand convient qu'il lui en avait précédemment envoyé une autre, dont le contenu tendait à requérir l'arrestation du comité d'émigrés français siégeant à Offembourg.

Les fonctions de M. de Talleyrand expliquent comment l'arrestation du duc d'Enghien fut décidée et ordonnée sur son rapport, dans le conseil privé qui précéda le départ du général Ordener.

Ce ne pouvait être aucun des trois consuls. C'était évidemment hors de leurs attributions. M. Fouché, qui y fut admis, était sans fonctions alors, et il n'y avait été appelé que comme un renfort, et parce qu'on le considérait comme fortement intéressé à l'adoption de la mesure proposée. Il est juste de dire cependant qu'elle rencontra une vive résistance de la part du consul Cambacérès[58]. Il voulait du moins qu'au lieu d'enlever de vive force le duc d'Enghien, ainsi que le rapport en faisait la proposition, on attendît, pour s'en emparer, le moment où il aurait posé le pied sur le territoire français; c'est à cette occasion qu'il lui fut demandé: Depuis quand il était devenu si avare du sang d'un Bourbon.

Je tiens ce renseignement de M. le duc de Cambacérès, qui m'a également assuré l'avoir consigné dans ses Mémoires.

Quoi qu'il en soit, on peut se demander s'il est vrai que lorsque M. de Talleyrand provoquait l'arrestation du duc d'Enghien, avant que celle de Pichegru eût expliqué la funeste méprise sur le véritable chef de la conspiration, il partageait l'erreur commune, ou plutôt si elle avait jamais existé pour lui. Sa correspondance antérieure avec le ministre français à Bade lui avait donné des renseignemens si positifs sur la façon de vivre du duc d'Enghien, qu'il ne lui était pas permis de croire que le prince fût le personnage mystérieux que signalait l'instruction du procès de George.

Si telle eût été la croyance de M. de Talleyrand, pourquoi ne pas mettre dans la balance, devant le conseil privé du 10 mars, les rapports antérieurs de M. de Massias? Pourquoi accuser le duc d'Enghien avec autant de rigueur? Dans le doute, s'abstenir de proposer un enlèvement de vive force était un devoir rigoureux.

On m'a assuré que M. de Talleyrand a présenté au roi une attestation de madame la princesse de Rohan, de laquelle il résulte que le duc d'Enghien avait été prévenu de s'éloigner quelques jours avant son enlèvement. Il a prétendu en même temps qu'il lui avait fait porter cet avis par un courrier qui, selon lui, s'est cassé la jambe à Saverne. Cela n'est qu'une fable, car un pareil fait peut toujours se prouver, et on ne le prouve pas. Il n'est pas probable qu'il eût osé envoyer un courrier pour cet objet, et, si telle avait été son intention, il avait tant de personnes de sa famille qui se seraient trouvées heureuses d'une pareille mission, que le messager serait aujourd'hui nommé.

Mais on sait à quoi s'en tenir sur l'attestation donnée par madame de Rohan. M. de Talleyrand ne l'a obtenue à Paris qu'après la restauration, grâces aux plus vives instances de madame Aimée de Coigny, ancienne duchesse de Fleury, auprès de madame de Rohan-Rochefort.

La vérité est que M. de Talleyrand n'a rien envoyé. L'avis qui fut donné au duc d'Enghien, et que madame de Rohan-Rochefort a attesté sans spécification d'auteur, venait d'une autre source. C'est le roi de Suède, alors à Carlsruhe, et l'électeur lui-même, qui firent avertir le prince qu'il pouvait courir des dangers, et qu'il devait s'éloigner. Un témoin que M. de Talleyrand ne récusera pas sans doute, M. le duc Dalberg, en convient dans sa lettre du 13 novembre 1823. Cet avis était la conséquence de la note diplomatique envoyée par M. de Talleyrand à Carlsruhe, antérieurement au 10 mars, par laquelle il demandait l'arrestation du comité d'émigrés français à Offembourg. Le duc d'Enghien tarda, et sa sécurité lui devint fatale. L'ensemble de la conduite de M. Talleyrand repousse d'ailleurs toute idée qu'il ait jamais voulu sauver le duc d'Enghien par un semblable avis; et certes, si le prince eût reçu de Paris un avis qui vînt confirmer celui qui lui était donné par le roi de Suède, il n'y a nul doute qu'il ne se fût empressé de quitter Ettenheim.

Écoutons l'intègre M. de Massias, dans la note qu'il a cru devoir publier sur l'affaire de ce prince:

«Quelques jours après la catastrophe, je reçus une lettre du ministre des affaires étrangères, qui me donnait l'ordre d'aller à Aix-la-Chapelle, où je trouverais l'empereur Napoléon auquel j'avais à rendre compte de ma conduite. En arrivant, j'allai trouver le général Lannes, avec qui j'avais fait la guerre d'Espagne et d'Italie, à l'amitié duquel je devais une place et toutes mes espérances. Il m'apprit que j'étais accusé d'avoir épousé la proche parente d'une intrigante dangereuse, et d'avoir fait la conspiration du duc d'Enghien.

«Sorti de chez lui, j'allai chez le ministre des affaires étrangères, auquel je rappelai ce dont l'avait instruit ma correspondance, savoir: la vie simple, paisible, innocente du prince, et la non-parenté de ma femme avec la baronne de Reich, fait dont il est assuré par un certificat bien en règle que je lui avais envoyé. Il me dit que le tout s'arrangerait.

«Le jour de mon audience étant fixé, je fus introduit avec lui dans le cabinet de l'empereur.

«Il commença par me demander des nouvelles du grand-duc et de sa famille; et, sans autre transition, après qu'il eut entendu ma réponse:—Comment, M. de Massias, me dit-il, vous que j'ai traité avec bonté, avez-vous pu entrer dans de misérables intrigues des ennemis de la France?

«Je connaissais son adresse et son habileté; je sentis que, si j'entrais, sans autres motifs, dans ma justification, il profiterait de certaines circonstances pour en tirer des inductions sur lesquelles je n'aurais pas le moyen de donner des explications catégoriques. Je pris le parti de faire l'étonné, et comme si je ne comprenais pas ce qu'il voulait dire.

«En vérité, s'écria-t-il avec un geste, et faisant un pas en arrière, on dirait qu'il ne sait ce dont je veux lui parler?» Même étonnement, même signe d'ignorance de ma part.

«Comment, ajouta-t-il vivement, mais sans colère, n'avez-vous pas épousé une proche parente d'une misérable intrigante, la baronne de Reich?—Sire, lui dis-je, monsieur que voilà, en lui montrant le ministre, a indignement trompé la religion de Votre Majesté; il a su de moi que ma femme n'était point parente de la baronne de Reich, et je lui en avais antérieurement envoyé le certificat bien en règle. À ces mots, l'empereur recula en souriant, marcha à droite et à gauche dans son cabinet, toujours en nous regardant; puis se rapprochant de moi, il me dit d'un ton radouci: Vous avez cependant souffert des rassemblemens d'émigrés à Offembourg?—J'ai rendu compte fidèlement de tout ce qui se passait dans ma légation. Comment me serais-je avisé de persécuter quelques malheureux, tandis qu'avec votre autorisation ils passaient le Rhin par centaines et par milliers? Je ne faisais qu'entrer dans l'esprit de votre gouvernement.—Vous auriez pourtant dû empêcher les trames que le duc d'Enghien ourdissait à Ettenheim?—Sire, je suis trop avancé en âge pour apprendre à mentir; on a encore trompé sur ce point la religion de Votre Majesté.—Croyez-vous donc, dit-il en s'animant, que, si la conspiration de George et de Pichegru avait réussi, il n'aurait pas passé le Rhin, et ne serait pas venu en poste à Paris? Je baissai la tête et me tus. Prenant alors un air dégagé, il me parla de Carlsruhe, de quelques objets peu intéressans, et me congédia[59].

M. de Talleyrand trompait donc l'empereur, en ne lui rendant pas un compte exact de la teneur de la correspondance de M. de Massias; il trompait M. de Massias lui-même, car il le desservait auprès de l'empereur; il trompait l'électeur de Bade, en lui faisant donner par M. Dalberg, qu'il trompait en même temps sans doute, l'assurance qu'il fallait laisser tranquilles les émigrés qui habitaient l'électorat, tandis qu'il rédigeait sa note diplomatique du 11 mars, qui ne devait être remise au ministre d'État de Bade, qu'après l'arrestation du duc d'Enghien!

M. de Massias continue: «Dès que je sus que le prince était enlevé et transféré dans la citadelle de Strasbourg, j'écrivis sans perdre de temps au ministre des affaires étrangères, pour lui dire combien, durant son séjour dans l'électorat, séjour dont mes dépêches l'avaient antérieurement avisé, la conduite de ce prince avait été mesurée et innocente. Ma lettre doit être aux archives; c'est la seule dans laquelle j'aie jamais cité du latin. Pour donner plus de poids à ma pensée et plus de créance à mon assertion, j'avais emprunté ces mots de Tacite: Nec beneficio, nec insuria cognitus; ce qui, au reste, expliquait parfaitement bien ma position envers l'auguste personnage que l'intérêt de la vérité me portait seul à défendre.»

Mais cette lettre, qui ne peut être que du 15 mars, dut arriver à Paris le 18 au plus tard, et ce ne fut que ce même jour que le prince quitta la citadelle de Strasbourg.

Que M. de Talleyrand nous dise quels efforts il a tentés, dans l'intervalle du 18 au 20, pour faire valoir le témoignage éclairé d'un homme de bien, qui devait dissiper, ou du moins affaiblir les craintes que l'on avait inspirées au premier consul.

Les renseignemens de M. de Massias étaient positifs. S'ils eussent été appréciés dans le seul but de découvrir la vérité, ils ne pouvaient, en aucune manière, cadrer avec le portrait du personnage que l'on supposait être le chef de la conspiration. Trois jours d'avance devaient suffire à M. de Talleyrand pour essayer de détromper le premier consul, et prévenir un grand malheur. Comment a-t-il usé d'un délai aussi précieux? Qu'a-t-il dit? qu'a-t-il tenté pour faire valoir cette lettre de M. de Massias, pour obtenir qu'elle fût jointe au procès comme pièce à décharge? car la sentence atteste que les pièces à charge et à décharge étaient au nombre d'une, et l'on devine bien que ce n'était pas la lettre de M. de Massias.

C'est à M. de Talleyrand de répondre.

Cette lettre[60] et d'autres documens relatifs à cette catastrophe ont disparu des archives du ministère des relations extérieures, que M. de Talleyrand a successivement occupé sous la république, le directoire, le consulat, l'empire et la royauté.

Poursuivons.

Le 29 ventôse (20 mars), jour du jugement, j'ai vu M. de Talleyrand le matin à la Malmaison. Par un singulier rapprochement de circonstances, ce fut peu après que l'on donna des ordres pour la translation du prince à Vincennes. L'après-dînée, il est venu chez le gouverneur de Paris. Son devoir a pu l'appeler auprès du premier consul; mais lui, ministre et rapporteur du conseil privé qui avait décidé l'arrestation du duc d'Enghien, que venait-il faire auprès du général chargé de nommer les juges du prince, et de leur prescrire de l'appeler devant leur tribunal? Si la lettre du premier consul dont j'ai été porteur pour le gouverneur de Paris disait tout, comme il faut le croire, quel but avait l'étrange visite de M. de Talleyrand? Venait-il ajouter ses propres commentaires à cette lettre? venait-il transmettre de dernières instructions, de derniers ordres du premier consul?… Il est à remarquer que l'arrêté du gouvernement du même jour, qui ordonnait que le duc d'Enghien serait traduit devant une commission militaire, autorisait bien le gouverneur de Paris à nommer cette commission, mais que sa réunion sur-le-champ, portée par l'ordre du gouverneur, qui en désignait les membres, n'est pas dans l'arrêté.

N'en doutons pas, M. de Talleyrand peut s'écrier aussi justement que le comte Hullin: «Que je suis malheureux!» Il a tout fait pour amener la catastrophe, et rien pour la prévenir ou l'empêcher. Après l'événement, c'est encore lui qui a eu le malheur d'être chargé d'annoncer aux puissances étrangères la mort du duc d'Enghien, en la justifiant. S'il agissait contre son gré, on peut dire de lui qu'il a bu le calice de l'amertume jusqu'à la lie. Mais que penser du sort de la victime?

À présent, ai-je eu tort de vouloir disculper l'empereur aux dépens de M. de Talleyrand, c'est-à-dire d'exposer avec bonne foi une vérité dont j'avais la conviction profonde? Je sais que l'empereur Napoléon, dans son testament, semble prendre sur lui toute la responsabilité de la catastrophe, mais je le connaissais assez pour apprécier autrement que beaucoup d'autres la valeur de ses propres déclarations. Même dans ses derniers jours, l'empereur Napoléon était bien moins occupé de la perte de la vie que du soin de conserver intact, dans l'opinion, tout le prestige attaché à la puissance; et je suis sûr que, jusqu'au bord de la tombe, il aurait fort mal reçu les imprudens qui seraient venus lui prouver que quelques événemens de son règne auraient eu lieu sans son ordre. «Le duc d'Enghien est mort, parce que je l'ai voulu.» Voilà le langage de l'empereur à la postérité. Ce qui veut dire: «Moi, gouvernant, personne n'eût osé concevoir la pensée de disposer de la liberté ou des jours de qui que ce fût. On a pu abuser ma conviction, mais non pas entreprendre un moment sur mon pouvoir.»

Pénétré de ces idées, auxquelles tous les faits que j'ai rapportés, ainsi que des paroles de l'empereur lui-même, donnent beaucoup de force, je propose cette objection aux personnes qui persistent à vouloir que l'empereur ait ordonné le meurtre du duc d'Enghien, comme le sultan envoie le cordon à un visir.

L'empereur Napoléon a regretté cette mort, mais le mal était fait; il ne devait en rejeter le blâme sur personne. Son caractère inflexible, le sentiment si puissant de sa dignité et de son devoir, comme gouvernant, ne lui permettaient pas de se soustraire à la responsabilité de ce qui avait été fait, encore moins de se couvrir du manteau de personne.

Si les choses eussent été conduites à Vincennes par le président de la commission militaire, de manière à ce que M. Réal eût encore trouvé le prince existant; si l'examen eût constaté qu'il n'était point le personnage mystérieux qui avait paru chez George, et que l'on cherchait, je demande à tous ceux qui ont connu le premier consul, si leur conviction est qu'il aurait fait périr le duc d'Enghien? Je demande aussi à tout le monde ce que serait devenu M. de Talleyrand, si, après sa terrible proposition d'enlever le prince de vive force et de s'en défaire, il eût vu le chef de l'État lâcher la proie qu'on lui avait fait saisir comme un moyen d'assurer ses jours contre les entreprises de ses irréconciliables ennemis?

Un dernier trait manque au récit de la vérité, comme aux dernières observations que l'ensemble des faits vient de me suggérer: le soir même de la mort du duc d'Enghien, M. de Talleyrand donna un bal auquel tout le corps diplomatique fut invité!!!… Rien de plus triste que ce bal, qui était une insulte à la morale publique. Quelques personnes eurent le courage de refuser de paraître à cette fête, et de ce nombre sont la princesse Dolgorowsky et M. de Moustier, aujourd'hui ambassadeur de Sa Majesté, qui me l'a attesté.

Tel fut le rôle de M. de Talleyrand dans la catastrophe du duc d'Enghien. Qu'il dise maintenant si un échange de quelques phrases obligeantes avec M. Dalberg, et le silence qu'il a gardé, doivent suffire pour détruire l'accusation grave qui pèse sur lui-même dans l'opinion publique, pour la part qu'il a prise à ce funeste événement.

§ II.

Quelle fut la conduite du général Hullin.

Ce n'est pas sans doute la partie de ma tâche la moins pénible, quoiqu'elle soit facile, que celle de faire retomber sur le général Hullin l'accusation qu'il n'a pas craint de diriger contre moi, dans l'unique but de complaire à un autre. Sa vieillesse, ses cheveux blancs, la triste cécité qui l'afflige, l'habit qu'il porte, ma répugnance constante pour des révélations qui pourraient compromettre, m'avaient imposé la réserve que j'ai gardée sur le compte du général Hullin. J'ignorais alors qu'en 1815, profitant de l'espèce de proscription qui me retenait loin de mon pays, il avait présenté au gouvernement un mémoire, dans lequel, pour obtenir la faveur de rester en France, il crut devoir rejeter sur moi les conséquences du jugement rendu contre le duc d'Enghien. L'hypocrite vieillard se garda bien de m'avouer cette démarche au moment de ma publication en 1823.

Une conduite aussi déloyale et la persévérance du comte Hullin à soutenir aujourd'hui ses premières assertions, m'autorisent contre lui à de sévères représailles au nom de la vérité. Mon honneur m'en fait un devoir.

À l'en croire, il aurait reçu à sept heures du soir, le 20 mars, l'ordre verbal du gouverneur de Paris de se rendre à Vincennes pour y présider une commission militaire, dont il lui aurait laissé ignorer l'objet; il n'en aurait été informé qu'à Vincennes même, en recevant l'arrêté du gouvernement, et l'ordre du général en chef Murat, portant la nomination des membres de la commission, et l'injonction de procéder sur-le-champ et sans désemparer.

M. le général Hullin, ainsi que le capitaine-rapporteur, et même le greffier, auraient été sans notions en matière de jugement, ce qui devait expliquer les vices de la sentence.

La commission aurait obtempéré à la demande du prince, d'avoir une entrevue avec le premier consul; mais un général (c'est-à-dire moi) aurait représenté que la demande était inopportune, et le général Hullin y aurait renoncé. D'ailleurs il ne trouvait rien dans la loi qui l'y autorisât.

Les pièces jointes au procès se seraient composées de lettres interceptées, et d'autres documens propres à faire impression sur l'esprit des juges.

Lié par ses sermens, il ne se serait pas déclaré incompétent, il n'aurait pas donné de défenseur à l'accusé, parce que le prince n'avait ni décliné la compétence du tribunal, ni demandé un défenseur, et aucun des membres de la commission ne lui avait rappelé ce devoir.

Il est bien vrai qu'il avait été fait plusieurs rédactions du jugement, entre autres celle qui porte qu'il sera exécuté de suite, et qui a été publiée par le jurisconsulte qui nous a révélé l'existence des pièces du procès; mais, après avoir été signée, cette minute n'aurait pas paru régulière; il en aurait été fait une nouvelle qui aurait constitué le véritable jugement; l'autre minute devait être anéantie sur-le-champ, mais il aurait oublié de le faire. Le général atteste que c'est là la vérité!…

Dans tous les cas, la première comme la seconde minute n'étant pas régulières, le capitaine-rapporteur et l'officier qui a permis l'exécution n'ont pu y voir, sans prévarication, un véritable jugement, et le faire exécuter.

L'ordre d'exécution ne pouvait être donné que par le général en chef gouverneur de Paris; il ignore si celui qui a si cruellement précipité cette exécution funeste avait des ordres. Quant à lui, à peine le jugement aurait été rendu, qu'il se serait mis à écrire au premier consul pour lui faire part du désir témoigné par le prince d'avoir une entrevue avec lui, et aussi pour le conjurer de remettre une peine que la rigueur de la position de la commission ne lui avait pas permis d'éluder. Mais au même instant un homme (c'est encore moi) l'en aurait empêché en reprenant la plume, et en lui disant: «Cela me regarde;» ce qui aurait fait croire à M. Hullin que cet homme allait écrire lui-même au premier consul.

Enfin il attendait avec confiance le moment de se retirer, lorsqu'il entendit une terrible explosion…

Tel est en résumé le roman auquel on n'a pas craint de faire apposer le nom du général Hullin.

Et d'abord je ferai remarquer l'invraisemblance que le général Hullin n'eût reçu qu'un avis verbal du gouverneur de Paris, pour lui apprendre sa nomination de président de la commission, lorsque les autres membres en auraient été informés par écrit. Le général Hullin dut l'être également par une lettre; mais comme il importait au gouverneur de lui donner des instructions particulières, il dut le mander chez lui… Le général Murat comprenait trop bien l'importance qu'il devait attacher à un jugement qui avait à décider du sort d'un personnage tel que le duc d'Enghien, pour que la nomination du général Hullin, comme président de la commission, fût un choix fait au hasard, ni qu'il l'eût laissé partir sans lui révéler l'objet de sa mission. Sa nomination explique au contraire qu'on lui avait appris sans réserve ce qui avait été un mystère pour tout Paris. Est-il bien présumable que, puisque l'on s'était décidé à traduire le prince devant une commission militaire, on n'eût pas pris d'avance tous les moyens de s'assurer des dispositions de celui qu'on appelait à la présider, lors surtout qu'on était sans aucune preuve contre le prévenu, et qu'on était réduit à ne produire à l'appui de l'accusation que la pièce unique, l'arrêté du 29 ventôse?… Mais un fait qui n'a été connu que depuis la publication de mon premier écrit, et que j'ignorais moi-même, donne un démenti sur ce point au général Hullin. La voiture du duc d'Enghien arriva vers midi à la barrière de Bondi; elle y fut arrêtée jusqu'à près de quatre heures, et ce n'est qu'alors qu'elle reçut l'ordre de prendre la route de Vincennes par les boulevards extérieurs. À cette époque, les barrières de la capitale étaient gardées de la manière la plus sévère. Or, qui a pu donner cet ordre, si ce n'est le gouverneur de Paris, et par qui a-t-il pu le transmettre, si ce n'est par le commandant de la place?… Que le général Hullin réponde.

Il n'ignorait pas plus, en sortant de chez le général Murat, l'arrestation, l'arrivée du duc d'Enghien et son prochain jugement, qu'il ne pouvait ignorer l'ordre que le gouverneur de Paris avait donné par son entremise aux troupes de la garnison, y compris la gendarmerie d'élite, de se rendre à Vincennes. De tous les colonels de ces troupes, j'étais le seul qui ne fût pas membre de la commission militaire, et je fus chargé de les commander, parce que ce commandement me revenait de droit. Voilà tout le secret de l'ordre qui me conduisit à Vincennes. Je n'étais pas alors un homme assez important pour qu'on me fît des confidences.

Mais ce commandement me laissait entièrement étranger aux préliminaires, à l'instruction, à l'interrogatoire, au jugement et à la condamnation du prévenu. Le général Hullin était le seul que l'on reconnaissait pour chef; il était le mien en sa qualité de président, car partout où il y a une autorité qui délibère, et un corps de troupes pour protéger la délibération, la force armée est essentiellement passive. Malheur au pays où il en est autrement!

Telle était notre position respective, que le général Hullin était tout et que je n'étais rien; le commandant même de Vincennes, M. Harel, était sous ses ordres, et nous verrons bientôt que le général Hullin l'a très-bien compris… C'était donc à lui de commander; nous devions exécuter ses ordres, sous peine d'être punis pour rébellion, si, militaires, nous avions désobéi à notre chef: toute la responsabilité reposait donc sur le général Hullin. Suivons-le dans l'accomplissement de ses devoirs.

Toutefois je ne scruterai pas ici les actes de sa procédure, si ce n'est dans les parties qui se rattachent à ma cause. Un éloquent jurisconsulte les a assez foudroyés; je laisse M. le général Hullin en présence de l'accusateur qui l'a traduit devant le tribunal du siècle et de la postérité. Mon but n'est pas d'aggraver le supplice moral d'un ennemi que l'intrigue m'a fait; je ne veux que repousser les imputations calomnieuses dirigées contre moi.

Je ferai d'abord remarquer que l'officier qui fut nommé capitaine-rapporteur a procédé à l'interrogatoire du prince, et qu'il a commencé cette opération à douze heures dans la nuit du 29 ventôse (20 mars). Cela se prouve par le procès-verbal même[61]. Le protocole, l'ensemble et la rédaction de cet acte n'indiquent nullement l'inexpérience de cet officier, alléguée par le général Hullin. Je ferai remarquer également que ce général, quoiqu'ayant servi avec distinction, n'a pas toujours habité les camps, et que le commandant d'une place comme Paris ne peut être réputé aussi étranger aux lois militaires sur la tenue des conseils de guerre, qu'il a bien voulu le faire croire. Ses collègues étaient des colonels qui ne pouvaient y être eux-mêmes étrangers, et qui n'étaient pas sans instruction. L'un d'eux avait été légiste à Besançon avant d'embrasser la carrière des armes.

Après l'interrogatoire, le prince fut conduit dans la salle où était réunie la commission; mais déjà il était plus de deux heures. On le conçoit, puisque ce n'est qu'à minuit qu'on a commencé à procéder à l'interrogatoire, qui remplit six pages d'impression. Cette circonstance doit être remarquée; elle servira à repousser une des nombreuses et importantes allégations mensongères du général Hullin.

Quant à moi, occupé à placer les troupes qui arrivaient successivement des diverses casernes de Paris à Vincennes, ce qui retarda très avant dans la nuit leur réunion totale, je ne me rendis à la salle où la commission militaire siégeait, et qui était remplie d'officiers et sous-officiers des troupes réunies, qu'au moment où le prince se défendait avec chaleur de l'imputation d'être chef d'une conspiration contre le premier consul. Pendant le peu de temps que dura la séance après mon arrivée, je puis affirmer avec vérité qu'il ne fut nullement question, ni de la demande du prince d'avoir une entrevue avec le premier consul, ni de la proposition d'un membre de déférer à cette demande, et par conséquent que je n'ai pas pu suspendre l'effet des intentions de la commission militaire par mes paroles. Il est bien vrai que le capitaine-rapporteur, officier plein de loyauté, avait lui-même conseillé au prince, en lui faisant subir son interrogatoire, de demander à voir le premier consul; mais je n'étais présent ni à la lecture de cet interrogatoire, ni aux nouvelles questions que le président avait adressées au prince au début de la séance.

Je demanderai à M. le comte Hullin, qui ne m'accuse que pour se laver du reproche de n'avoir pas rempli un devoir sacré, où est la mention de la proposition faite par un membre de la commission, et celle de mon interruption, ou si l'on veut, ma prétendue observation sur l'inopportunité de la demande? où se trouve la délibération qui l'aurait suivie? Comment ne pas parler également, sur le protocole de la séance, de la résolution du tribunal d'accéder, après les débats, au désir du prince?

Je dirai plus, j'admettrai pour un moment que j'eusse hasardé une aussi étrange réflexion; étais-je une autorité, un pouvoir au-dessus du général Hullin, mon supérieur comme militaire et comme président de la commission? présentais-je des instructions ou un ordre du premier consul, par exemple, pour imposer ainsi à un tribunal qui devait être impassible comme la loi?

Pendant que le général Hullin était en exil à Bruxelles, tel n'était pas son langage. Qu'il interroge ses souvenirs; qu'il se rappelle ce qu'il répondait à ceux qui lui faisaient des observations sur cette affaire. «Il n'avait agi, disait-il, que d'après les instructions les plus sévères. Le cas même où le duc d'Enghien réclamerait un entretien avec le premier consul était prévu, et il lui était défendu de faire parvenir cette demande au gouvernement.»

Voilà la vérité; et parmi les motifs qui ont déterminé à appeler le général Hullin chez le gouverneur de Paris, celui-là doit avoir été un des premiers. Il était capital, pour les provocateurs de la perte du duc d'Enghien, de lui fermer toute communication avec le premier consul.

On a répandu dans le public que le général Murat avait fait déposer chez un notaire à Paris des pièces qui attestent que ses instructions au général Hullin, et toute sa conduite dans cette affaire, avaient été le résultat d'insinuations perfides. J'ignore si le dépôt a réellement existé. On doit s'étonner que ces pièces n'aient pas été publiées en 1823, à l'époque où chacun s'est empressé d'apporter son tribut pour expliquer cette page de notre histoire. Serait-ce parce qu'elles repoussent la fable de mon adversaire?… Si elles paraissaient aujourd'hui, et qu'il en fût autrement, il faudrait plus que douter de leur authenticité.

D'après le jurisconsulte que j'ai déjà cité, le duc d'Enghien a été condamné en violation de toutes les formes et de tous les principes. On n'a eu qu'un seul document pour toute pièce à charge et à décharge; c'est l'arrêté des consuls du 29 ventôse. La minute du jugement rédigé à Vincennes, en séance à huis-clos de la commission, le porte textuellement. Il y est dit:

«Lecture faite des pièces tant à charge qu'à décharge au nombre d'UNE.»

Cela fait justice de la version mensongère du général Hullin: «qu'il y avait plusieurs pièces jointes au dossier, des lettres interceptées, une correspondance de M. Shee, alors préfet du Bas-Rhin, et surtout un long rapport du conseiller d'État Réal.»

En hasardant ce langage, M. le comte Hullin avait donc oublié qu'il avait déclaré lui-même n'avoir reçu que deux pièces contre le prévenu, l'arrêté des consuls et la liste des juges que le gouverneur de Paris lui avait envoyés à dix heures du soir à Vincennes?

On conçoit dans quel intérêt la version du général Hullin sur ce point a été inventée: il fallait jeter de l'incertitude sur la conduite du duc d'Enghien, en citant vaguement des lettres interceptées, un rapport du conseiller d'État Réal, qui n'en a jamais fait sur cette affaire. Par ce moyen, on espérait sans doute rendre moins odieuse la condescendance de celui qui avait condamné le prince; on espérait peut-être, en annonçant avec ce vague des pièces qui ne furent jamais produites, qu'un jour, si on était interpellé de dire pourquoi on n'avait pas produit, comme pièce à décharge, la correspondance de M. de Massias, on pourrait prétendre qu'elle faisait partie du dossier.

Suivons les autres vices de la procédure qu'il m'importe de faire remarquer pour réfuter le général Hullin.

On n'a pas donné de défenseur au prince, on l'a abandonné à lui-même, à son inexpérience, à son imprudente vivacité, alors qu'un arrêt de mort était suspendu sur sa tête. Mais le général Hullin était-il donc si peu familiarisé avec la tenue d'un conseil de guerre, et l'usage si constant de donner un défenseur à l'accusé, qu'il eût besoin que le prince en demandât un lui-même; que, dans sa position, il connût assez peu les lois pour proposer l'incompétence de la commission militaire? Cet oubli de la part du général Hullin, la rigueur et l'illégalité de la sentence ne sont guère d'accord avec son désir prétendu de favoriser la réclamation du prince auprès du premier consul. On ne se montre pas si froidement déterminé, pour écouter tout à coup un conseil de l'humanité. Non, la commission militaire qui a pu condamner juridiquement, et sans hésiter, le duc d'Enghien, n'a pas voulu le sauver, ou ne l'a pas osé: si elle l'eût voulu, elle le pouvait. Jamais juge bien disposé ne se trouva dans une position plus favorable au salut d'un accusé. Il n'existait au procès ni pièces, ni preuves, ni témoins contre le prince, et il persistait à nier avec force les accusations portées contre lui. Ses rapports avec l'Angleterre, dans le rang où il était né; ses correspondances avec son aïeul, le prince de Condé, ne pouvaient être prises pour l'aveu d'une conjuration. Quel juge ignore, d'ailleurs, que l'aveu d'un accusé ne suffit pas pour le condamner, lorsqu'il n'y a pas un corps de délit constant, et des témoignages qui garantissent à la justice que celui qu'on accuse ne s'égare pas, dans le désespoir de sa situation, jusqu'à faire l'aveu d'un crime qu'il n'a pas commis? Que si la commission n'osait pas absoudre un innocent, ou du moins un accusé non convaincu du crime qu'on lui imputait, après avoir rempli ce qu'elle regardait comme un impérieux devoir, rien ne l'empêchait, non pas de demander grâce, elle ne l'eût pas osé peut-être, mais de faire parvenir au premier consul la juste prière du prince.

Mais puisque le président de la commission militaire avait des dispositions si heureuses pour le duc d'Enghien, comment n'a-t-il pas pris tous les moyens nécessaires pour empêcher que son erreur ne fût irréparable, au lieu d'ordonner:

«Que le jugement serait EXÉCUTÉ DE SUITE, à la diligence du capitaine-rapporteur, après en avoir donné connaissance au condamné, en présence des détachemens des différens corps de la garnison?»

M. le comte Hullin a compris, par anticipation, les réflexions qui naissent de cet acte, et il a cru les combattre, en affirmant que ce jugement n'était pas le véritable original de la sentence prononcée par la commission militaire; que c'était celui publié par le Moniteur du 22 mars 1804, parce qu'on avait essayé plusieurs rédactions.

Quelque absurde que soit cette fable, il convient d'expliquer ici les motifs qui la repoussent et en montrent la fausseté.

C'est à minuit que le capitaine-rapporteur a commencé l'interrogatoire du duc d'Enghien, et il n'a pu l'avoir terminé qu'à deux heures du matin. Cette vérité est d'ailleurs attestée par la minute, où l'on a indiqué que la séance a commencé à deux heures du matin. Elle s'est prolongée par la lecture de la pièce unique qui composait le dossier, par le nouvel interrogatoire que le président a fait subir au prince, et par les débats qui ont été longs et animés, jusqu'à quatre heures. C'est en effet à cette heure-là que le président a fait évacuer la salle, et que les membres de la commission sont entrés en délibération à huis-clos. Cette délibération n'a pu durer moins d'une demi-heure, après quoi il a fallu procéder à la rédaction du jugement. Or, cette rédaction, qui est de deux pages d'écriture, n'a pu être faite dans moins d'une demi-heure, c'est-à-dire jusqu'à cinq heures du matin. Mais si tout ce qui vient d'être énuméré a exigé l'emploi de trois heures, qui se sont écoulées depuis le moment où la commission est entrée en séance, jusqu'à la signature du jugement, il est physiquement impossible que celui publié par le Moniteur, qui est de sept pages d'impression in-8°, ait pu être également rédigé à Vincennes. Un écrivain, qui n'aurait qu'à copier, ne le transcrirait pas dans moins de trois heures; à plus forte raison, lorsque la contexture de cet écrit, les nombreuses questions qui y sont posées, les non moins nombreux considérans qui y sont développés, et la citation minutieuse des lois, ont nécessité que le rédacteur fît un brouillon avant la mise au net qui figure au dossier. Or, si l'on ajoute le temps indispensable pour cette rédaction et cette transcription, à l'heure où la commission est entrée en séance à huis-clos, on arrivera à celle de dix heures du matin, et il est notoire que c'est vers les six heures du matin que le prince périt!

Le premier jugement présente des blancs pour y mettre plus tard la date et l'article de la loi qu'on avait entendu appliquer. On le conçoit, il était rédigé à Vincennes, et le Bulletin des lois ne se trouvait pas dans ce donjon. Qu'on compare à ce jugement celui publié par le Moniteur. Dans les sept pages d'impression qui le composent, on trouvera la citation minutieuse de nombreuses lois, de nombreux articles; on y expose de nombreux documens qui auraient été lus dans la séance, le signalement du prince y est entièrement détaillé, jusqu'à sa taille d'un mètre sept cent cinq millimètres. Est-ce bien à Vincennes, au milieu de la nuit, du trouble et de l'émotion de chacun des membres de la commission, peut-être même de celle du général Hullin, malgré ses instructions secrètes, qu'une pareille rédaction, qui a exigé une plume très exercée, a pu être faite? Mais si la bibliothèque dans laquelle on a puisé pour une semblable rédaction avait été transportée à Vincennes, pourquoi la mention de ces mêmes lois, de ces mêmes arrêts, etc., qu'on lit dans le second jugement, ne se trouve-t-elle pas dans le premier? Le brouillon que l'on fait d'un acte contient tout ce qui doit se trouver dans sa mise au net.

Mais une dernière circonstance va achever de démontrer l'audacieuse imposture du général Hullin sur ce point. Le jugement inséré dans le Moniteur, porte qu'après les débats: «le rapporteur, le greffier, ainsi que les citoyens assistant dans l'auditoire, se sont retirés sur l'invitation du président.»

En effet, il est de rigueur que le capitaine-rapporteur n'assiste pas à la délibération d'un conseil de guerre après la clôture des débats, puisque l'accusé, dont il est l'accusateur, n'y est pas lui-même présent.

Et cependant la minute de ce second jugement qui est au dossier, au dépôt des conseils de guerre, est écrite en entier de la main du capitaine-rapporteur. Où l'a-t-il donc pu écrire, puisque, d'après la fable du général Hullin, elle aurait été rédigée dans la séance à huis-clos de la commission, et que le jugement atteste que le rapporteur s'est retiré, si ce n'est à Paris, lorsque les moteurs de ce fatal événement, alarmés de la rumeur qu'il causait, des mécontentemens du premier consul, et de l'irrégularité de tout ce qui avait été rédigé à Vincennes, ont voulu le rendre moins grave pour eux?

Répondez, général Hullin!

La vérité que tout démontre, c'est que la minute du jugement au dossier, portant qu'il sera exécuté de suite, est celle qui fut rédigée dans la séance à huis-clos, celle qui fut remise par le général Hullin au capitaine-rapporteur, pour qu'il fît procéder à son exécution. Elle est signée de tous les membres de la commission, même du capitaine-rapporteur, qui dut la revêtir de sa signature pour qu'elle eût force exécutoire. Concevrait-on qu'un pareil acte, revêtu de toutes les signatures des membres du tribunal, n'eût été qu'un brouillon? Fable ridicule!

Mais ce qu'on ne concevra pas plus, c'est que si, au lieu de cette minute, le général Hullin avait remis au capitaine-rapporteur celle insérée dans le Moniteur, cet estimable officier eût, au mépris de la teneur du jugement, et contre l'usage constant, même des commissions spéciales (ce que n'était pas celle-ci), fait exécuter le prince sous les yeux, en quelque sorte, des juges qui ne l'auraient pas condamné à cette exécution instantanée. Non, cette allégation se repousse par son atroce absurdité. L'accusation contre le capitaine-rapporteur est d'autant plus mensongère, qu'il avait été plein d'égards pour le prince, et lui avait donné des marques d'intérêt. C'est lui qui lui avait suggéré, ainsi que je l'ai déjà dit, l'idée d'exprimer au bas de son interrogatoire le désir de voir le premier consul, et qui a même dicté au prince les phrases qui se trouvent écrites de sa main dans cette pièce du procès.

Le général Hullin entendait-il que la sentence qu'il venait de prononcer ne fût exécutée que sur l'autorisation du gouverneur de Paris, lorsqu'après avoir remis le fatal arrêt au capitaine-rapporteur, il donnait l'ordre au commandant de Vincennes, Harel, qui seul des officiers présens connaissait les détours des souterrains du donjon, de conduire le condamné dans les fossés du château, où son exécution ne pouvait compromettre la sûreté des passans? Ce fait est attesté par la déposition du sieur Anfort, recueillie en 1806, et publiée en 1822, par un homme qui paraît n'avoir été mu que par le désir de découvrir la vérité. Voici l'extrait de cette déposition:

«Les questions épuisées, on appelle le duc d'Enghien dans une salle voisine. Ces messieurs annoncent qu'ils vont aller aux opinions; et, après un certain intervalle, le commandant Harel est appelé derechef. On lui annonce la condamnation du prisonnier; il reçoit l'ordre de le faire descendre, quand il en sera temps, dans les fossés du château. Un espace de temps s'écoule encore, après lequel l'ordre définitif est donné au commandant par le président du conseil. D'une voix faible et mal assurée, Harel invite le prisonnier à le suivre: un flambeau à la main, il s'avance sous l'escalier étroit et tortueux[62].»

Que devient maintenant, devant tous ces faits accablans, la fable de la lettre que M. le général Hullin se serait mis en devoir d'écrire au premier consul, aussitôt que le jugement aurait été rendu, «pour le conjurer de remettre une peine que la rigueur de la position de la commission ne lui avait pas permis d'éluder?»

Que deviendra également cette assertion: «qu'à cet instant un homme, qui s'était constamment tenu dans la salle du conseil, lui dit en prenant la plume: Maintenant cela me regarde?»

Quoi! M. le général Hullin avait mis tant de hâte à faire exécuter le jugement, que lui-même avait donné l'ordre au commandant Harel de conduire le prince dans les fossés du château, au lieu de laisser ce triste soin au capitaine-rapporteur, et cependant il se serait mis en devoir d'écrire pour demander la grâce du condamné!

Le capitaine-rapporteur représente le procureur-général devant les autres tribunaux criminels; or, comme l'appel n'était ni proposé, ni permis au duc d'Enghien, puisque le jugement devait être exécuté de suite, le général Hullin l'avait livré dans le même état où se trouve un condamné, lorsque, après avoir épuisé tout recours, il est remis au procureur-général chargé d'assurer l'exécution de la loi. La mort immédiate est la conséquence aussi prompte qu'inévitable de ce dernier acte du procès.

Il me reste peu de chose à dire, sans doute, pour démontrer cette calomnie; car il a déjà été prouvé, par les pièces mêmes du procès (c'est d'ailleurs un usage constant en pareil cas), que la salle dans laquelle siégeait la commission militaire à Vincennes fut évacuée après les débats, et transformée aussitôt en salle du conseil, où les membres délibérèrent à huis-clos, et où on n'a pas osé prétendre, jusqu'à présent du moins, que j'étais resté pendant la délibération. À quel titre aurais-je élevé cette prétention? En quelle qualité les membres, qui avaient à délibérer entre eux, m'y auraient-ils souffert? Il ne faut pas perdre de vue qu'à l'exception du général Hullin, aucun des colonels qui faisaient partie de la commission n'avait été averti de sa nomination autrement que par une lettre individuelle écrite par le gouverneur de Paris. Par une conséquence naturelle, aucun d'eux n'avait pu être circonvenu. Les fauteurs de la catastrophe s'en étaient reposés sur les instructions particulières données au général Hullin, et à la docilité qu'il avait sans doute promis d'apporter dans l'accomplissement de ce qui lui avait été prescrit.

De quel droit me serais-je également permis d'arracher la plume des mains de ce président, écrivant pour l'accomplissement d'une délibération de la commission? Et le général Hullin lui-même se serait-il assez peu respecté pour céder ainsi à la menace d'un subordonné, et renoncer à l'exercice du consolant mandat de demander la grâce d'un infortuné qu'on aurait condamné à regret? Aurait-il obtempéré à un ordre dont sa position et ses fonctions ne lui auraient pas permis d'admettre l'existence entre mes mains, et que, par suite, il aurait dû se faire représenter à l'instant même? Mais que dis-je? n'ai-je pas déjà démontré l'absurdité que le comte Hullin eût voulu intercéder pour le prince, en même temps qu'il l'envoyait froidement à une mort certaine? Et dès lors, comment aurait-il été troublé dans son intercession? ou comment, moi, sans qualité pour suspendre l'exécution ordonnée par lui, aurais-je prétendu devoir demander grâce en son lieu et place?

Que justice soit donc faite, sous ce nouveau rapport, de l'imposture du général Hullin.

Je le laisserai désormais avec l'émotion qu'il assure avoir éprouvée en entendant la terrible explosion; c'était sans doute celle du commencement des remords dont il se dit agité depuis plus de vingt ans, pour avoir cédé aux instigations de ceux qui avaient d'avance résolu la mort du malheureux prince.

§ III.

Quelle fut ma conduite comme commandant des troupes.

À peine âgé alors de vingt-huit ans, j'étais officier-général et aide-de-camp. Cette position, qui me valait l'honneur de remplir des missions périlleuses sur les champs de bataille, ne m'initiait pas dans les secrets de l'État. Je n'avais pas à correspondre avec les puissances étrangères; je n'étais pas chargé de surveiller l'émigration par des relations avec les ministres ou les ambassadeurs; je n'avais ni rang dans le conseil, ni autorité pour faire des rapports ou donner mon avis sur aucun des objets qui pouvaient s'y traiter, et moins encore avais-je le pouvoir de prendre l'initiative, ou de faire adopter une mesure en quoi que ce fût.

Et d'ailleurs, qu'importait à ma position personnelle la circonstance dont il s'agit? Avais-je des inquiétudes à calmer pour l'avenir, ou des garanties à donner contre le passé? Je ne connaissais de la révolution que les guerres qu'elle nous avait suscitées, que les batailles qu'il avait fallu livrer, et que la gloire que nos armes y avaient acquise. La fortune et mon épée m'avaient servi à souhait; j'étais heureux de mon sort, mon ambition était satisfaite, et assurément rien ne pouvait alors me faire présumer que j'arriverais un jour aux grands emplois que j'ai occupés depuis. Je ne pouvais songer qu'à remplir avec honneur et avec zèle les devoirs de ma position, et l'on sait que le premier consul ne nous laissait guère le temps de nous reposer, et à plus forte raison celui de nous mêler de choses étrangères à nos fonctions.

C'est au retour d'une longue mission, que, me trouvant de service à la Malmaison, je fus chargé d'aller porter une lettre cachetée au gouverneur de Paris, le général Murat. On conçoit aisément que le contenu ne m'en fut pas révélé; le premier consul n'avait pas l'habitude d'entrer dans de semblables explications avec les porteurs de ses messages; et qu'importait-il d'ailleurs que j'en connusse le contenu? Quoi qu'il arrivât, je ne pouvais jamais être appelé qu'à obéir à mes supérieurs en grade, et jamais à délibérer. Je partis donc le 20 mars, à cinq heures du soir, de la Malmaison pour me rendre chez le général Murat.

Rien de plus simple que ma position, et la ligne de mes devoirs était si clairement tracée, que je n'avais même pas à réfléchir sur la conduite que j'avais à tenir.

Qu'eût fait tout autre à ma place?

Colonel du corps de la gendarmerie d'élite, qui alors ne comptait pas dans la garde, mais qui faisait partie de la garnison de Paris, c'est à ce seul titre que je reçus dans la soirée l'ordre du général Murat de me rendre à Vincennes, et d'y prendre le commandement des troupes qui allaient s'y réunir. Devais-je ne pas obéir?

Rendu au lieu désigné, et chargé d'y veiller à la sûreté d'une commission militaire que l'autorité compétente venait d'y convoquer, pouvais-je ne pas accomplir ma mission?

Responsable, en quelque sorte, de la conduite des troupes confiées à ma direction, ne devais-je pas les disposer et les surveiller durant l'opération, objet de leur réunion?

Était-ce à moi, dont l'obéissance était le premier devoir, qu'il appartenait de scruter l'objet de la réunion de la commission militaire, et la légalité des actes en vertu desquels elle avait à procéder?

C'est aux militaires particulièrement que je ne crains pas d'adresser avec confiance ces diverses questions, et celles qui les suivront.

La discipline militaire, la responsabilité qui pesait sur moi dans cette grave circonstance, où déjà l'arrestation du général Moreau causait quelque fermentation parmi les troupes, me commandaient donc la plus active surveillance.

Les casernes de Paris sont situées dans des quartiers éloignés les uns des autres. Certains des corps qui reçurent l'ordre de marcher dans cette circonstance eurent à traverser la ville, en partant des points opposés, très éloignés de la barrière du Trône. Cet éloignement fut cause que quelques-uns de ces corps n'arrivèrent à Vincennes qu'à près de trois heures du matin, ayant reçu tard dans la soirée l'ordre de départ.

Ce ne fut donc qu'après la réunion totale des troupes, et après que j'eus disposé leur placement sur l'esplanade qui est devant le château de Vincennes, que je pus céder au désir que j'avais de voir le prince, et de connaître les circonstances, que j'ignorais absolument, sur lesquelles reposait sa mise en jugement.

J'ai dit que la froideur de la nuit que j'avais passée au milieu des troupes me fit approcher d'une cheminée devant laquelle était placé le fauteuil du président. C'est ainsi que je me trouvai, pendant quelques instans seulement, assis derrière le général Hullin, durant la séance de la commission. C'est de là que j'entendis ce que j'ai rapporté de la courte partie des débats dont je fus le témoin. Il y avait à peine un quart d'heure que j'y étais, lorsqu'on ordonna de faire retirer le prince, et l'évacuation de la salle, qui dès ce moment fut métamorphosée en chambre du conseil. C'est alors qu'étant sans mandat ni qualité pour assister ni participer à la discussion intérieure de la commission, je fus rejoindre mes troupes et attendre le résultat de sa délibération.

J'ai déjà fait ressortir le double mensonge que présente la version du général Hullin relativement à l'influence que j'aurais exercée sur la commission pendant sa séance, et celle que j'aurais exercée sur lui-même, pour l'empêcher de transmettre le voeu du prince, d'avoir une entrevue avec le premier consul. J'ajouterai ici deux observations qui ne sont pas moins décisives.

La commission a délibéré à huis-clos, et par conséquent hors de ma présence. Ainsi, pour que j'eusse été dans le cas de répondre à son président, afin de le détourner d'écrire au premier consul: «Cela me regarde maintenant,» il aurait fallu, ou que la lecture du jugement eût été faite publiquement, et que je l'eusse entendue, c'est-à-dire en séance redevenue publique, ou que la commission eût, avant sa délibération, reconnu en moi une autorité supérieure par laquelle des instructions formelles et préalables lui auraient prescrit de me faire appeler dans la chambre du conseil, après la signature du jugement, et de le soumettre à mon veto. Sans l'une ou l'autre de ces circonstances, il eût été impossible que je me fusse trouvé en situation de prétendre qu'alors «cela me regardait

Or, le véritable jugement rendu à Vincennes, celui qui a été exécuté, ne porte pas qu'on ait rouvert la séance publique, ce qui en effet n'a pas eu lieu. Le général Hullin n'avait pas cru devoir recourir à ce simulacre… Au contraire il y est déclaré qu'on a fait, clos et jugé sans désemparer, pour être exécuté de suite, moyennant la seule lecture de la sentence, par le capitaine-rapporteur, en présence des différens détachemens de troupes de la garnison.

Il m'aurait donc été impossible de connaître la teneur du jugement par sa lecture en séance publique, puisqu'elle n'avait pas eu lieu, et par conséquent de répondre au général Hullin, en lui enlevant la plume des mains: Cela me regarde maintenant.

Quant aux instructions qui auraient été données à la commission de me déférer la sentence après l'avoir rendue pour la faire exécuter, même alors qu'elle n'aurait pas ordonné l'exécution instantanée (car il aurait fallu tout cela pour que la version du général eût quelque vraisemblance), par quelle voie, dans quel document auraient-elles été données ces instructions, et par qui l'auraient-elles été? Aucune mention n'en est faite dans la pièce unique du procès, l'arrêté du 29 ventôse; il en est de même dans l'ordre du gouverneur de Paris, portant nomination des membres de la commission; enfin, il n'en est nullement question dans aucune des deux rédactions du jugement.

La commission, ou, si l'on veut, son président, ne m'avait donc pas soumis la sentence qui venait d'être rendue, et dès-lors je ne pouvais me permettre de prétendre, et moins encore de souscrire à ce que la volonté arbitraire de son subordonné enchaînât sa volonté légale. Car, allons plus loin, admettons un instant que la version tardive du général Hullin soit vraie; admettons que, subordonné que j'étais, j'aie voulu non seulement désobéir à mon supérieur, ce qui eût été manquer à la discipline, mais encore lui forcer la main, ce qui eût été presque une rébellion, comment le général Hullin se justifierait-il de ne m'avoir pas fait arrêter sur-le-champ, ou au moins comment n'aurait-il pas porté plainte contre moi? L'a-t-il fait? Bien plus, à qui a-t-il jamais fait part de son ressentiment à ce sujet? Assurément, ce n'est ni à l'empereur ni à moi. Ce ne serait donc qu'après la restauration que le général Hullin se serait souvenu d'un fait aussi grave; la mémoire lui serait revenue comme les regrets, tout juste lorsqu'on les aurait éveillés par des inquiétudes pour son avenir.

Il croyait, dit-il, que j'avais des ordres; mais alors il aurait dû m'en demander préalablement l'exhibition, et certes il en parlerait aujourd'hui. Lui, mes adversaires, ou les ennemis de l'empereur ne garderaient pas le silence à ce sujet. Mais cette question est de celles auxquelles le bon sens seul peut répondre. Quelles instructions aurais-je pu recevoir dans la situation où j'étais placé?

Enfin, pour dernier grief, quelques personnes m'ont blâmé d'avoir voulu chercher à justifier le premier consul aux dépens du ministre des relations extérieures; je pourrais à plus juste titre reprocher à mes adversaires d'avoir constamment cherché à se justifier aux dépens de l'empereur. Au surplus, à cette imputation ou à tout autre de même nature, je n'ai qu'un mot à répondre, c'est que je n'ai jamais cru que la chute de Napoléon et sa mort m'aient dégagé de la reconnaissance que je lui dois; c'est sur ce sentiment que j'ai basé ma conduite, et j'ai cru en cela ne remplir qu'un devoir.

En résumé, et pour ne plus parler de cette affaire, tout se réduit à quelques questions très simples, auxquelles le public peut aujourd'hui répondre.

Par qui l'arrestation du prince a-t-elle été suggérée?

Par qui a-t-il été jugé?

Par qui a-t-il été condamné?

Par qui l'acte a-t-il été signé?

Les documens qui suivent, et surtout la correspondance de M. le duc
Dalberg, aideront le lecteur à résoudre ces questions.

DOCUMENS, ET CORRESPONDANCE DE M. LE DUC DALBERG.

§ 1er

Lettre du premier consul au ministre de la guerre[63].

Paris, le 19 ventôse an XII (10 mars 1804)

Vous voudrez bien, citoyen général, donner ordre au général Ordener, que je mets à cet effet à votre disposition, de se rendre dans la nuit en poste à Strasbourg. Il voyagera sous un autre nom que le sien; il verra le général de la division.

Le but de sa mission est de se porter sur Ettenheim, de cerner la ville, d'y enlever le duc d'Enghien, Dumouriez, un colonel anglais et tout autre individu qui serait à leur suite. Le général de la division, le maréchal-des-logis de gendarmerie qui a été reconnaître Ettenheim, ainsi que le commissaire de police, lui donneront tous les renseignemens nécessaires.

Vous ordonnerez au général Ordener de faire partir de Schelestadt trois cents hommes du 26e de dragons, qui se rendront à Rheinau, où ils arriveront à huit heures du soir.

Le commandant de la division enverra quinze pontonniers à Rheinau, qui arriveront également à huit heures du soir, et qui, à cet effet, partiront en poste ou sur les chevaux de l'artillerie légère. Indépendamment du bac, il se sera déjà assuré qu'il y ait là quatre ou cinq grands bateaux, de manière à pouvoir faire passer d'un seul voyage trois cents chevaux.

Les troupes prendront du pain pour quatre jours et se muniront de cartouches. Le général de la division y joindra un capitaine ou un officier, et un lieutenant de gendarmerie, et trois ou quatre (trentaines) brigades de gendarmerie.

Dès que le général Ordener aura passé le Rhin, il se dirigera droit à Ettenheim, marchera droit à la maison du duc et à celle de Dumouriez; après cette expédition terminée, il fera son retour sur Strasbourg.

En passant à Lunéville, le général Ordener donnera ordre que l'officier des carabiniers qui a commandé le dépôt à Ettenheim se rende à Strasbourg en poste, pour y attendre ses ordres.

Le général Ordener, arrivé à Strasbourg, fera partir bien secrètement deux agens, soit civils, soit militaires, et s'entendra avec eux pour qu'ils viennent à sa rencontre.

Vous donnerez ordre pour que, le même jour et à la même heure, deux cents hommes du 26e de dragons, sous les ordres du général Caulaincourt (auquel vous donnerez des ordres en conséquence), se rendent à Offembourg, pour y cerner la ville et arrêter la baronne de Reich, si elle n'a pas été prise à Strasbourg, et autres agens du gouvernement anglais, dont le préfet et le citoyen Méhée, actuellement à Strasbourg, lui donneront les renseignemens.

D'Offembourg, le général Caulaincourt dirigera des patrouilles sur
Ettenheim, jusqu'à ce qu'il ait appris que le général Ordener a réussi.
Ils se prêteront des secours mutuels.

Dans le même temps, le général de la division fera passer trois cents hommes de cavalerie à Kelh, avec quatre pièces d'artillerie légère, et enverra un poste de cavalerie légère à Wilstadt, point intermédiaire entre les deux routes.

Les deux généraux auront soin que la plus grande discipline règne, que les troupes n'exigent rien des habitans; vous leur ferez donner à cet effet douze mille francs.

S'il arrivait qu'il ne pussent pas remplir leur mission, et qu'ils eussent l'espoir, en séjournant trois ou quatre jours et en faisant des patrouilles, de réussir, ils sont autorisés à le faire.

Ils feront connaître aux baillis des deux villes, que, s'ils continuent de donner asile aux ennemis de la France, ils s'attireront de grands malheurs.

Vous ordonnerez que le commandant de Neuf-Brissac fasse passer cent hommes sur la rive droite avec deux pièces de canon.

Les postes de Kelh, ainsi que ceux de la rive droite, seront évacués dès l'instant que les deux détachemens auront fait leur retour.

Le général Caulaincourt aura avec lui une trentaine de gendarmes; du reste, le général Caulaincourt, le général Ordener et le général de la division tiendront un conseil, et feront les changemens qu'ils croiront convenables aux présentes dispositions.

S'il arrivait qu'il n'y eût plus à Ettenheim, ni Dumouriez, ni le duc d'Enghien, on rendrait compte par un courrier extraordinaire de l'état des choses.

Vous ordonnerez de faire arrêter le maître de poste de Kelh et autres individus qui pourraient donner des renseignemens sur cela.

Signé, BONAPARTE.

§ II.

Ordre du ministre de la guerre au général Ordener[64].

Paris, le 20 ventôse an XII (mars 1804).

En conséquence des dispositions du gouvernement qui met le général Ordener à celle du ministre de la guerre, il lui est ordonné de partir de Paris en poste aussitôt après la réception du présent ordre, pour se rendre le plus rapidement possible, et sans s'arrêter un instant, à Strasbourg. Il voyagera sous un autre nom que le sien. Arrivé à Strasbourg, il verra le général de la division. Le but de la mission est de se porter sur Ettenheim, de cerner la ville, d'y enlever le duc d'Enghien, Dumouriez, un colonel anglais, et tout autre individu qui serait à leur suite. Le général commandant la 5e division, le maréchal-des-logis qui a été reconnaître Ettenheim, ainsi que le commissaire de police, lui donneront tous les renseignemens nécessaires.

Le général Ordener donnera ordre de faire partir de Schelestadt trois cents hommes du 26e de dragons, qui se rendront à Rheinau, où ils arriveront à huit heures du soir. Le commandant de la 5e division enverra quinze pontonniers à Rheinau, qui y arriveront également à huit heures du soir, et qui, à cet effet, partiront en poste sur les chevaux d'artillerie légère. Indépendamment du bac, il se sera assuré qu'il y ait là quatre ou cinq grands bateaux, de manière à pouvoir passer d'un seul voyage trois cents chevaux. Les troupes prendront du pain pour quatre jours, et se muniront d'une quantité de cartouches suffisante. Le général de la division y joindra un capitaine, un lieutenant de gendarmerie et une trentaine de gendarmes. Dès que le général Ordener aura passé le Rhin, il se dirigera droit à Ettenheim, marchera droit à la maison du duc d'Enghien et à celle de Dumouriez. Après cette expédition terminée, il fera son retour sur Strasbourg. En passant à Lunéville, le général Ordener donnera ordre que l'officier de carabiniers qui aura commandé le dépôt à Ettenheim se rende à Strasbourg en poste pour y attendre ses ordres. Le général Ordener, arrivé à Strasbourg, fera partir bien secrètement deux agens, soit civils, soit militaires, et s'entendra avec eux pour qu'ils viennent à sa rencontre. Le général Ordener est prévenu que le général Caulaincourt doit partir avec lui pour agir de son côté. Le général Ordener aura soin que la plus grande discipline règne, que les troupes n'exigent rien des habitans. S'il arrivait que le général Ordener ne pût pas remplir sa mission, et qu'il eût l'espoir, en séjournant trois ou quatre jours, et en faisant faire des patrouilles, de réussir, il est autorisé à le faire. Il fera connaître au bailli de la ville que, s'il continue à donner asile aux ennemis de la France, il s'attirera de grands malheurs. Il donnera l'ordre au commandant de Neuf-Brissac de faire passer cent hommes sur la rive droite du Rhin avec deux pièces de canon. Les postes de Kelh, ainsi que ceux de la rive droite, seront évacués aussitôt que les deux détachemens auront fait leur retour.

Le général Ordener, le général Caulaincourt, le général commandant la 5e division, tiendront conseil, et feront les changemens qu'ils croiront convenables aux présentes dispositions. S'il arrivait qu'il n'y eût plus à Ettenheim, ni Dumouriez, ni le duc d'Enghien, le général Ordener me rendra compte par un courrier extraordinaire de l'état des choses, et il attendra de nouveaux ordres. Le général Ordener requerra le commandant de la 5e division de faire arrêter le maître de poste de Kelh, et les autres individus qui pourraient donner des renseignemens.

Je remets au général Ordener une somme de douze mille francs pour lui et le général Caulaincourt. Vous demanderez au général commandant la 5e division militaire, que, dans le temps où vous et le général Caulaincourt ferez votre expédition, il fasse passer trois cents hommes de cavalerie à Kelh avec quatre pièces d'artillerie légère. Il enverra aussi un poste de cavalerie légère à Wilstadt, point intermédiaire entre les deux routes.

Signé, Alex. BERTHIER.

§ III.

Liberté.—Égalité.

Extrait des registres des délibérations des consuls de la république.

Paris, le 29 ventôse l'an XII de la république une et indivisible.

Le gouvernement de la république arrête ce qui suit:

ARTICLE Ier. Le ci-devant duc d'Enghien, prévenu d'avoir porté les armes contre la république, d'avoir été et d'être encore à la solde de l'Angleterre, de faire partie des complots tramés par cette dernière puissance contre la sûreté intérieure et extérieure de la république, sera traduit à une commission militaire, composée de sept membres nommés par le général gouverneur de Paris, et qui se réunira à Vincennes.

ART. II. Le grand-juge, le ministre de la guerre et le général gouverneur de Paris sont chargés de l'exécution du présent arrêté.

Le premier consul, signé, BONAPARTE.

Par le premier consul, signé, HUGUES MARET.

Pour copie conforme,

Le général en chef, gouverneur de Paris.

Signé, MURAT.

§ IV.

Nomination des membres de la commission militaire.

Au gouvernement de Paris, le 29 ventôse an XII de la république.

Le général en chef, gouverneur de Paris,

En exécution de l'arrêté du gouvernement, en date de ce jour, portant que le ci-devant duc d'Enghien sera traduit devant une commission militaire composée de sept membres, nommés par le général gouverneur de Paris, a nommé et nomme, pour former ladite commission, les sept militaires dont les noms suivent:

Le général Hullin, commandant les grenadiers à pied de la garde des consuls, président;

Le colonel Guitton, commandant le premier régiment de cuirassiers;

Le colonel Bazancourt, commandant le quatrième régiment d'infanterie légère;

Le colonel Ravier, commandant le dix-huitième régiment d'infanterie de ligne;

Le colonel Barrois, commandant le quatre-vingt-seizième de ligne;

Le colonel Rabbe, commandant le deuxième régiment de la garde municipale de Paris;

Le citoyen Dautancourt, major de la gendarmerie d'élite, qui remplira les fonctions de capitaine-rapporteur.

Cette commission se réunira sur-le-champ au château de Vincennes, pour y juger, sans désemparer, le prévenu, sur les charges énoncées dans l'arrêté du gouvernement, dont copie sera remise au président.

J. MURAT.

§ V.

Interrogatoire.

L'an XII de la république française, aujourd'hui 29 ventôse, douze heures du soir, moi, capitaine-major de la gendarmerie d'élite, me suis rendu, d'après l'ordre du général commandant le corps, chez le général en chef Murat, gouverneur de Paris, qui me donna de suite l'ordre de me rendre au château de Vincennes, près le général Hullin, commandant les grenadiers de la garde des consuls, pour en prendre et recevoir d'ultérieurs.

Rendu au château de Vincennes, le général Hullin m'a communiqué, 1° une expédition de l'arrêté du gouvernement du 29 ventôse, présent mois, portant que le ci-devant duc d'Enghien serait traduit devant une commission militaire composée de sept membres, nommés par le général gouverneur de Paris; 2° l'ordre du général en chef, gouverneur de Paris, de ce jour, portant nomination des membres de la commission militaire, en exécution de l'arrêté précité, lesquels sont les citoyens Hullin, général des grenadiers de la garde; Guitton, colonel du 1er des cuirassiers; Bazancourt, commandant le 4e régiment d'infanterie légère; Ravier, commandant le 18e d'infanterie de ligne; Barrois, commandant le 96e de ligne; et Rabbe, commandant le 2e régiment de la garde de Paris.

Et portant que le capitaine-major soussigné remplira auprès de cette commission militaire les fonctions de capitaine-rapporteur: le même ordre portant encore que cette commission se réunira sur-le-champ au château de Vincennes, pour y juger, sans désemparer, le prévenu, sur les charges énoncées dans l'arrêté du gouvernement susdaté.

Pour l'exécution de ces dispositions, et en vertu des ordres du général Hullin, président de la commission, le capitaine soussigné s'est rendu dans la chambre où se trouvait couché le duc d'Enghien, accompagné du chef d'escadron Jacquin de la légion d'élite, et des gendarmes à pied du même corps, nommés Lerva et Tharsis, et encore du citoyen Noirot, lieutenant au même corps: le capitaine-rapporteur soussigné a reçu de suite les réponses ci-après, sur chacune des interrogations qu'il lui a adressées, étant assisté du citoyen Molin, capitaine au 18e régiment, greffier choisi par le rapporteur.

—À lui demandé ses nom, prénoms, âge et lieu de naissance.

A répondu se nommer Louis-Antoine-Henri de Bourbon, duc d'Enghien, né le 2 août 1772 à Chantilly.

—À lui demandé à quelle époque il a quitté la France.

A répondu: Je ne puis pas le dire précisément; mais je pense que c'est le 16 juillet 1789. Qu'il est parti avec le prince de Condé, son grand-père, son père, le comte d'Artois et les enfans du comte d'Artois.

—À lui demandé où il a résidé depuis sa sortie de France.

A répondu: En sortant de France, j'ai passé, avec mes parens que j'ai toujours suivis, par Mons et Bruxelles; de là, nous nous sommes rendus à Turin, chez le roi de Sardaigne, où nous sommes restés à peu près seize mois. De là, toujours avec ses parens, il est allé à Worms et environs sur les bords du Rhin. Ensuite le corps de Condé s'est formé, et j'ai fait toute la guerre. J'avais, avant cela, fait la campagne de 1792 en Brabant, avec le corps de Bourbon, à l'armée du duc Albert.

—À lui demandé où il s'est retiré depuis la paix faite entre la république française et l'empereur.

A répondu: Nous avons terminé la dernière campagne aux environs de Gratz; c'est là où le corps de Condé, qui était à la solde de l'Angleterre, a été licencié, c'est-à-dire à Wendisch Facstrictz, en Styrie; qu'il est ensuite resté pour son plaisir à Gratz ou aux environs, à peu près six ou neuf mois, attendant des nouvelles de son grand-père, le prince de Condé, qui était passé en Angleterre, et qui devait l'informer du traitement que cette puissance lui ferait, lequel n'était pas encore déterminé. Dans cet intervalle, j'ai demandé au cardinal de Rohan la permission d'aller dans son pays, à Ettenheim en Brisgaw, ci-devant évêché de Strasbourg; que depuis deux ans et demi il est resté dans ce pays. Depuis la mort du cardinal, il a demandé à l'électeur de Bade, officiellement, la permission de rester dans ce pays, qui lui a été accordée, n'ayant pas voulu y rester sans son agrément.

—À lui demandé s'il n'est point passé en Angleterre, et si cette puissance lui accorde toujours un traitement.

A répondu n'y être jamais allé; que l'Angleterre lui accorde toujours un traitement, et qu'il n'a que cela pour vivre.

A demandé à ajouter que les raisons qui l'avaient déterminé à rester à Ettenheim ne subsistant plus, il se proposait de se fixer à Fribourg en Brisgaw, ville beaucoup plus agréable qu'Ettenheim, où il n'était resté qu'attendu que l'électeur lui avait accordé la permission de chasse dont il était fort amateur.

—À lui demandé s'il entretenait des correspondances avec les princes français retirés à Londres; s'il les avait vus depuis quelque temps.

A répondu: que naturellement il entretenait des correspondances avec son grand-père, depuis qu'il l'avait quitté à Vienne, où il était allé le conduire après le licenciement du corps; qu'il en entretenait également avec son père, qu'il n'avait pas vu, autant qu'il peut se le rappeler, depuis 1794 ou 1795.

—À lui demandé quel grade il occupait dans l'armée de Condé.

A répondu: Commandant de l'avant-garde avant 1796. Avant cette campagne, comme volontaire au quartier-général de son grand-père; et toujours, depuis 1796, comme commandant d'avant-garde, et observant qu'après le passage de l'armée de Condé en Russie, cette armée fut réunie en deux corps, un d'infanterie et un de dragons, dont il fut fait colonel par l'empereur, et que c'est en cette qualité qu'il revint aux armées du Rhin.

—À lui demandé s'il connaît le général Pichegru; s'il a eu des relations avec lui.

A répondu: Je ne l'ai, je crois, jamais vu; je n'ai point eu de relations avec lui. Je sais qu'il a désiré me voir. Je me loue de ne pas l'avoir connu, d'après les vils moyens dont on dit qu'il a voulu se servir, s'ils sont vrais.

—À lui demandé s'il connaît l'ex-général Dumouriez, et s'il a des relations avec lui.

A répondu: Pas davantage; je ne l'ai jamais vu.

—À lui demandé si, depuis la paix, il n'a point entretenu de correspondance dans l'intérieur de la république.

A répondu: J'ai écrit à quelques amis qui me sont encore attachés, qui ont fait la guerre avec moi, pour leurs affaires et les miennes. Ces correspondances n'étaient pas de celles dont il croit qu'on veuille parler.

De quoi a été dressé le présent, qui a été signé par le duc d'Enghien, le chef d'escadron Jacquin, le lieutenant Noirot, les deux gendarmes et le capitaine-rapporteur.

«Avant de signer le présent procès-verbal, je fais, avec instance, la demande d'avoir une audience particulière du premier consul. Mon nom, mon rang, ma façon de penser et l'horreur de ma situation me font espérer qu'il ne se refusera pas à ma demande.»

Signé, L.-A.-H. DE BOURBON.

Et plus bas:

NOIROT, lieutenant; et JACQUIN.

Pour copie conforme:

Le capitaine faisant les fonctions de rapporteur,

DAUTANCOURT.

MOLIN, capitaine-greffier.

§ VI.

Jugement sur lequel le duc d'Enghien a été exécuté.

Aujourd'hui, le 30 ventôse an XII de la république,

La commission militaire formée en exécution de l'arrêté du gouvernement, en date du 29 du courant, composée des citoyens Hullin, général commandant les grenadiers de la garde des consuls, président; Guitton, colonel du 1er régiment de cuirassiers; Bazancourt, colonel du 4e régiment d'infanterie légère; Ravier, colonel du 18e régiment de ligne; Barrois, colonel du 96e; Rabbe, colonel du 2e régiment de la garde de Paris; le citoyen Dautancourt, remplissant les fonctions de capitaine-rapporteur, assisté du citoyen Molin, capitaine au 18e régiment d'infanterie de ligne, choisi pour remplir les fonctions de greffier; tous nommés par le général en chef, gouverneur de Paris;

S'est réunie au château de Vincennes,

À l'effet de juger le ci-devant duc d'Enghien, sur les charges portées dans l'arrêté précité.

Le président a fait amener le prévenu libre et sans fers, et a ordonné au capitaine-rapporteur de donner connaissance des pièces tant à charge qu'à décharge, au nombre d'UNE.

Après lui avoir donné lecture de l'arrêté susdit, le président lui a fait les questions suivantes:

—Vos nom, prénoms, âge et lieu de naissance.

A répondu se nommer Louis-Antoine-Henri de Bourbon, duc d'Enghien, né à
Chantilly le 2 août 1772.

À lui demandé s'il a pris les armes contre la France.

A répondu qu'il avait fait toute la guerre, et qu'il persistait dans la déclaration qu'il a faite au capitaine-rapporteur, et qu'il a signée. A de plus ajouté qu'il était prêt à faire la guerre, et qu'il désirait avoir du service dans la nouvelle guerre de l'Angleterre contre la France.

—À lui demandé s'il était encore à la solde de l'Angleterre.

A répondu que oui, qu'il recevait par mois 150 guinées de cette puissance.

La commission, après avoir fait donner au prévenu lecture de ses déclarations par l'organe de son président, et lui avoir demandé s'il avait quelque chose à ajouter dans ses moyens de défense, il a répondu n'avoir rien à dire de plus, et y persister.

Le président a fait retirer l'accusé, le conseil délibérant à huis clos; le président a recueilli les voix, en commençant par le plus jeune en grade; le président ayant émis son opinion le dernier, l'unanimité des voix l'a déclaré coupable, et lui a appliqué l'art. … de la loi du …, ainsi conçu … et, en conséquence, l'a condamné à la peine de mort.

Ordonne que le présent jugement sera exécuté de suite, à la diligence du capitaine-rapporteur, après en avoir donné lecture, en présence des différens détachemens des corps de la garnison, au condamné.

Fait, clos et jugé sans désemparer, à Vincennes, les jour, mois et an que dessus, et avons signé.

Signé, P. HULLIN, BAZANCOURT, RABBE, BARROIS, DAUTANCOURT, rapporteur; GUITTON, RAVIER.

Nota. La minute ne porte pas la signature du greffier Molin.

§ VII.

Second jugement rédigé le lendemain de l'exécution.

Commission militaire spéciale,

Formée dans la première division militaire, en vertu de l'arrêté du gouvernement, en date du 29 ventôse an XII de la république une et indivisible.

JUGEMENT.

Au nom du peuple français,

Ce jourd'hui, 30 ventôse an XII de la république, la commission militaire spéciale formée dans la première division militaire, en vertu de l'arrêté du gouvernement, en date du 29 ventôse an XII, composée, d'après la loi du 19 fructidor an V, de sept membres, savoir, les citoyens:

Hullin, général de brigade, commandant les grenadiers à pied de la garde, président;

Guitton, colonel, commandant le 1er régiment de cuirassiers;

Bazancourt, commandant le 4e régiment d'infanterie légère;

Ravier, colonel du 18e régiment d'infanterie de ligne;

Barrois, colonel, commandant le 96e régiment de ligne;

Rabbe, colonel, commandant le 2e régiment de la garde municipale de
Paris;

Dautancourt, capitaine-major de la gendarmerie d'élite, faisant les fonctions de capitaine-rapporteur;

Molin, capitaine au 18e régiment d'infanterie de ligne, greffier; tous nommés par le général en chef Murat, gouverneur de Paris, et commandant la première division militaire.

Lesquels président, membres, rapporteur et greffier ne sont ni parens, ni alliés entre eux, ni du prévenu, au degré prohibé par la loi.

La commission, convoquée par l'ordre du général en chef gouverneur de Paris, s'est réunie au château de Vincennes, dans le logement du commandant de la place, à l'effet de juger le nommé Louis-Antoine-Henri de Bourbon, duc d'Enghien, né à Chantilly le 2 août 1772, taille de 1 mètre 705 millimètres, cheveux et sourcils châtain-clair, figure ovale, longue, bien faite, yeux gris tirant sur le brun, bouche moyenne, nez aquilin, menton un peu pointu, bien fait; accusé,

1° D'avoir porté les armes contre la république française;

2° D'avoir offert ses services au gouvernement anglais, ennemi du peuple français;

3° D'avoir reçu et accrédité près de lui des agens dudit gouvernement anglais, de leur avoir procuré les moyens de pratiquer des intelligences en France, et d'avoir conspiré avec eux contre la sûreté intérieure et extérieure de l'État;

4° De s'être mis à la tête d'un rassemblement d'émigrés français et autres soldés par l'Angleterre, formé sur les frontières de la France, dans les pays de Fribourg et de Baden;

5° D'avoir pratiqué des intelligences dans la place de Strasbourg, tendantes à faire soulever les départemens circonvoisins pour y opérer une diversion favorable à l'Angleterre;

6° D'être l'un des fauteurs et complices de la conspiration tramée par les Anglais contre la vie du premier consul, et devant, en cas de succès de cette opération, entrer en France.

La séance ayant été ouverte, le président a ordonné au rapporteur de donner lecture de toutes les pièces, tant celles à charge que celles à décharge.

Cette lecture terminée, le président a ordonné à la garde d'amener l'accusé, lequel a été introduit libre et sans fers devant la commission.

—Interrogé de ses nom, prénoms, âge, lieu de naissance et domicile.

A répondu se nommer Louis-Antoine-Henri de Bourbon, duc d'Enghien, âgé de trente-deux ans, né à Chantilly près Paris, ayant quitté la France depuis le 16 juillet 1789.

Après avoir fait procéder à l'interrogatoire de l'accusé, par l'organe du président, sur tout le contenu de l'accusation dirigée contre lui; ouï le rapporteur en son rapport et ses conclusions, et l'accusé dans ses moyens de défense; après que celui-ci a eu déclaré n'avoir plus rien à ajouter pour sa justification, le président a demandé aux membres s'ils avaient quelques observations à faire; sur la réponse négative, et avant d'aller aux opinions, il a ordonné à l'accusé de se retirer.

L'accusé a été reconduit à la prison par son escorte, et le rapporteur, le greffier, ainsi que les citoyens assistant dans l'auditoire, se sont retirés sur l'invitation du président.

La commission délibérant à huis clos, le président a posé les questions ainsi qu'il suit:

Louis-Antoine-Henri de Bourbon, duc d'Enghien, accusé,

1° D'avoir porté les armes contre la république française, est-il coupable?

2° D'avoir offert ses services au gouvernement anglais, ennemi du peuple français, est-il coupable?

3° D'avoir reçu et accrédité près de lui des agens dudit gouvernement anglais; de leur avoir procuré des moyens de pratiquer des intelligences en France; d'avoir conspiré avec eux contre la sûreté extérieure et intérieure de l'État, est-il coupable?

4° De s'être mis à la tête d'un rassemblement d'émigrés français et autres soldés par l'Angleterre, formé sur les frontières de la France, dans les pays de Fribourg et de Baden, est-il coupable?

5° D'avoir pratiqué des intelligences dans la place de Strasbourg, tendantes à faire soulever les départemens circonvoisins, pour y opérer une diversion favorable à l'Angleterre, est-il coupable?

6° D'être l'un des fauteurs et complices de la conspiration tramée par les Anglais contre la vie du premier consul, et devant, en cas de succès de cette conspiration, entrer en France, est-il coupable?

Les voix recueillies séparément sur chacune des questions ci-dessus, commençant par le moins ancien en grade, le président ayant émis son opinion le dernier,

La commission déclare le nommé Louis-Antoine-Henri de Bourbon, duc d'Enghien,

1° À l'unanimité, coupable d'avoir porté les armes contre la république française;

2° À l'unanimité, coupable d'avoir offert ses services au gouvernement anglais, ennemi du peuple français;

3° À l'unanimité, coupable d'avoir reçu et accrédité près de lui des agens dudit gouvernement anglais; de leur avoir procuré des moyens de pratiquer des intelligences en France, et d'avoir conspiré avec eux contre la sûreté intérieure et extérieure de l'État;

4° À l'unanimité, coupable de s'être mis à la tête d'un rassemblement d'émigrés français et autres soldés par l'Angleterre, formé sur les frontières de la France, dans les pays de Fribourg et de Baden;

5° À l'unanimité, coupable d'avoir pratiqué des intelligences dans la place de Strasbourg, tendantes à faire soulever les départemens circonvoisins, pour y opérer une diversion favorable à l'Angleterre;

6° À l'unanimité, coupable d'être l'un des fauteurs et complices de la conspiration tramée par les Anglais contre la vie du premier consul, et devant, en cas de succès de cette conspiration, entrer en France.

Sur ce, le président a posé la question relative à l'application de la peine. Les voix recueillies de nouveau dans la forme ci-dessus indiquée, la commission militaire spéciale condamne à l'unanimité, à la peine de mort, le nommé Louis-Antoine-Henri de Bourbon, duc d'Enghien, en réparation des crimes d'espionnage, de correspondance avec les ennemis de la république, d'attentat contre la sûreté intérieure et extérieure de l'État.

Ladite peine prononcée en conformité des articles 2, titre 4 du Code militaire des délits et des peines, du 21 brumaire an V; 1re et 2e section du titre 1er du Code pénal ordinaire, du 6 octobre 1791, ainsi conçu, savoir:

Art. II (du 21 brumaire an V). «Tout individu, quel que soit son état, qualité du profession, convaincu d'espionnage pour l'ennemi sera puni de mort.»

Art. Ier (du 6 octobre 1791). «Tout complot ou attentat contre la république sera puni de mort.»

Art. II (id.). «Toute conspiration et complot, tendant à troubler l'État par une guerre civile, et armant les citoyens les uns contre les autres, ou contre l'exercice de l'autorité légitime, sera puni de mort.»

Enjoint au capitaine-rapporteur de lire de suite le présent jugement, en présence de la garde assemblée sous les armes, au condamné.

Ordonne qu'il en sera envoyé, dans les délais prescrits par la loi, à la diligence du président et du rapporteur, une expédition tant au ministre de la guerre, au grand-juge ministre de la justice, et au général en chef gouverneur de Paris.

Fait, clos et jugé sans désemparer, les jour, mois et an dits, en séance publique; et les membres de la commission militaire spéciale ont signé, avec le rapporteur et le greffier, la minute du jugement.

Signé, GUITTON, BAZANCOURT, RAVIER, BARROIS, RABBE, DAUTANCOURT, capitaine-rapporteur; MOLIN, capitaine-greffier, et HULLIN, président.

Pour copie conforme,

Le président de la commission spéciale,

P. HULLIN.

P. DAUTANCOURT, capitaine-rapporteur.

MOLIN, capitaine-greffier.

§ VIII.

Lettre de M. de Talleyrand, ministre des relations extérieures, à M. le baron d'Edelsheim, ministre d'État, à Carlsruhe.

Paris, le 20 ventôse an XII (11 mars 1804).

Monsieur le baron, je vous avais envoyé une note[65] dont le contenu tendait à requérir l'arrestation du comité d'émigrés français siégeant à Offembourg, lorsque le premier consul, par l'arrestation successive des brigands envoyés en France par le gouvernement anglais, comme par la marche et le résultat des procès qui sont instruits ici, reçut connaissance de toute la part que les agens anglais à Offembourg avaient aux terribles complots tramés contre sa personne et contre la sûreté de la France. Il a appris de même que le duc d'Enghien et le général Dumouriez se trouvaient à Ettenheim, et, comme il est impossible qu'ils se trouvent en cette ville sans la permission de Son Altesse Électorale, le premier consul n'a pu voir, sans la plus profonde douleur, qu'un prince auquel il lui avait plu de faire éprouver les effets les plus signalés de son amitié avec la France, pût donner un asile à ses ennemis les plus cruels, et laissât ourdir tranquillement des conspirations aussi évidentes.

En cette occasion si extraordinaire, le premier consul a cru devoir donner à deux petits détachemens l'ordre de se rendre à Offembourg et à Ettenheim, pour y saisir les instigateurs d'un crime qui, par sa nature, met hors du droit des gens tous ceux qui manifestement y ont pris part. C'est le général Caulaincourt qui, à cet égard, est chargé des ordres du premier consul. Vous ne pouvez pas douter qu'en les exécutant, il n'observe tous les égards que Son Altesse peut désirer. Il aura l'honneur de remettre à Votre Excellence la lettre que je suis chargé de lui écrire.

Recevez, monsieur le baron, l'assurance de ma haute estime.

Signé, CH.-M. TALLEYRAND.

Le lendemain 12 mars (correspondant au 21 ventôse), le général Caulaincourt reçut la lettre du ministre de la guerre rapportée plus haut.

Le duc d'Enghien fut enlevé dans la nuit du 14 au 15 mars (du 23 au 24 ventôse).

L'électeur fit publier le décret suivant, daté de Carlsruhe, le 16 mars 1804[66]:

«Immédiatement après le rétablissement de l'état de paix entre l'empire d'Allemagne et la république française, S. A. S. et Électorale a donné le 14 mai 1798, dans ses anciens États, l'ordre précis et sévère de ne plus permettre aux émigrés déportés français la continuation de leur séjour sur son territoire.

«La guerre, qui s'est dans la suite rallumée, ayant donné à ces personnes différens motifs de rentrer dans ses États, S. A. S. et Électorale a saisi le premier moment favorable, le 20 juin 1799, pour ordonner leur renvoi.

«La paix ayant eu de nouveau lieu, et plusieurs individus attachés à l'armée de Condé s'avisant de se rendre dans ces environs, S. A. S. et Électorale a cru devoir donner les ordres suivans, qui sont les derniers, les plus nouveaux, et ceux qui sont suivis encore aujourd'hui.

«Il ne sera accordé à aucun individu revenant de l'armée de Condé, ainsi qu'en général à aucun émigré français, à moins qu'il n'en ait obtenu la permission avant la paix, d'autre séjour que celui qu'on permet aux voyageurs. S. A. S. et Électorale, par sa résolution expresse, n'a excepté de cette ordonnance qu'individuellement les personnes qui pourraient faire preuve d'avoir obtenu ou d'avoir à espérer sous peu leur radiation de la liste des émigrés, et qui auraient par là une raison suffisante de préférer le séjour dans le voisinage de la France à tout autre, et de ne pas être regardées comme suspectes au gouvernement français. Le séjour de ces personnes n'ayant eu jusqu'aujourd'hui aucune suite fâcheuse ou désavantageuse pour le gouvernement français, et le chargé d'affaires de la France résidant ici n'ayant jamais demandé plus de rigueur, S. A. S. et Électorale a jugé à propos, au mois de décembre 1802, à l'époque de son entrée en possession de ses nouveaux États, d'accorder aux émigrés français, ainsi qu'à tous les autres étrangers qui s'y trouvaient, à l'égard de leur séjour, la même indulgence dont ils jouissaient en quelques endroits sous le gouvernement précédent, sans cependant les assurer d'une nouvelle protection, mais toujours dans la ferme résolution de leur retirer cette indulgence dès que S. A. S. et Électorale aurait la connaissance certaine, et qu'on lui exposerait que le séjour sur les frontières du Rhin de tel ou tel individu, étant devenu suspect au gouvernement français, menaçait de troubler le repos de l'empire.

«Ce gouvernement venant de requérir l'arrestation de certains émigrés dénommés, impliqués dans le complot tramé contre la constitution, et une patrouille militaire venant de faire l'arrestation des personnes comprises dans cette classe, le moment est venu où S. A. S. et Électorale est obligée de voir que le séjour des émigrés dans ses États est préjudiciable au repos de l'empire et suspect au gouvernement français. Par conséquent, elle juge indispensable de renouveler en toute rigueur la défense faite aux émigrés français de séjourner dans ses États, tant anciens que nouveaux, et en révoquant toutes les permissions limitées ou illimitées données par le gouvernement précédent ou actuel; ordonnant en outre que tous ceux qui ne sauraient justifier sur-le-champ de leur radiation ou de leur soumission au gouvernement français soient renvoyés, et que, s'ils ne partent pas de gré dans le terme de trois fois vingt-quatre heures, ils soient conduits au-delà des frontières. Quant à ceux qui, de cette manière, croiront pouvoir se justifier à l'effet d'obtenir la permission d'un séjour qui ne porte aucun préjudice, il est ordonné d'en envoyer la liste, avec copie de leurs titres, à S. A. S. et Électorale, en attendant la résolution, s'il y a lieu, de leur permettre ou de leur refuser la continuation du séjour.

«Tous les officiers des grands bailliages, ainsi que les préposés des communes et les officiers de police, sont personnellement responsables de l'exacte exécution de cette ordonnance, et déclarés tenus de tout dommage résultant de quelque délai.»

§ IX.

Lettre de M. de Dalberg, ministre plénipotentiaire de Baden à Paris, à
M. le baron d'Edelsheim, ministre des affaires étrangères.

Paris, le 20 mars 1804.

Monsieur le baron,

Les arrestations qui viennent d'avoir Je prie le lecteur de comparer le lieu dans le pays de Baden doivent langage du préambule de cette avoir été une source des plus grands lettre avec la lettre du 11 de embarras pour la cour. Il n'y pas eu M. de Talleyrand, au premier moyen de vous prévenir de ce qui se ministre, à Baden. Il y a dans passait, tout s'étant fait avec trop toutes les deux une coïncidence de secret et de précipitation. telle, que celle-ci est à peu près la répétition de l'autre, et Les dispositions ayant compromis les cependant M. de Dalberg soutient émigrés à Ettenheim et à Offembourg, qu'à cette époque-là, il se tenait le premier consul ordonna à M. de fort éloigné du ministère Caulaincourt de partir sur-le-champ français. et de porter l'ordre de l'arrestation, telle qu'elle a été faite. Il n'eut Cette lettre-ci est celle d'un que le temps de voir sa mère. Il homme qui, n'ayant pas pu se partit dimanche 11. Lundi au soir 12, dispenser de rendre compte à sa j'appris qu'il était allé à cour, a pris son temps, pour que Strasbourg, et on se disait qu'il tout en mettant sa responsabilité s'agissait de l'arrestation de à couvert, il ne pût pas Dumouriez; on ne nomma pas encore dans compromettre la sûreté de le public le duc d'Enghien. Je l'exécution de la mesure. calculai qu'ayant dû arriver mardi 13, ma lettre à V. E. serait trop tardive Il a été informé du départ de M. pour vous prévenir, ne pouvant arriver de Caulaincourt le 12 (quoique que le 16 ou 17, et je résolus probablement il l'ait su plus tôt, d'attendre que j'eusse d'autres mais n'importe): il a calculé informations, un courrier même ne qu'il était trop tard le 12 pour pouvant plus devancer l'aide-de-camp envoyer un courrier, qui aurait du premier consul. eu cependant pour lui toutes les chances de retard de M. de Jeudi 15 enfin, je sus positivement Caulaincout, et pour réparer cette l'ordre que portait M. de négligence, il écrit le 20, après Caulaincourt. La chose avait été dite qu'il a appris que tout était fini. pour la première fois par madame Bonaparte, le matin, à une dame de Il ne pouvait y avoir que des ses amies, avec laquelle je fus lié chances heureuses en écrivant le et dont je le sus; elle y ajouta 11 et le 12, et en faisant passer combien cette affaire l'affectait et le courrier directement à augmenterait les embarras du Ettenheim; la cour de Baden gouvernement. n'aurait pu y voir que du zèle pour son service; mais le 11 et le 12 Comme ma lettre n'aurait alors été c'était sans inconvénient, tandis d'aucun effet, je résolus d'attendre que le 20 cela était inutile. que nous eussions pu recevoir des nouvelles positives. Hier au soir Mais il y a plus: après que M. de seulement on connut les détails de Dalberg s'est vu (du moins) l'expédition, et comme la violation du mystifié, et qu'il était autorisé à territoire étranger ne se laissait un éclat dans lequel il aurait été point cacher, la sensation ici est appuyé par tout le corps très-grande. diplomatique, on le voit attendre d'autres informations. Les ministres de Suède, d'Autriche, M. Qu'attendait-il pour agir? et loin Oubrill, ont été les seuls qui ont de là, il dit lui-même qu'il a prononcé leur opinion d'une manière choisi le ministre de Prusse, qui très-forte. voulait le faire.

Il me semble qu'un ministre qui n'aurait rien eu à se reprocher aurait poussé aux informations au lieu d'en suspendre le cours. Il y a dans cette conduite quelque chose d'obscur, surtout quand on remarque que, si M. de Dalberg avait éclaté comme il le devait, il aurait mis la France dans la nécessité, ou de ne pas donner de suite à l'enlèvement ou de demander le rappel de M. de Dalberg pour avoir osé éclater contre la mesure de l'enlèvement. Or, qu'a-t-on vu? rien, si ce n'est que M. de Dalberg est devenu presque subitement l'objet des faveurs du gouvernement impérial de France. Maintenant que l'on juge.

Réunis dans le cercle diplomatique de Pourquoi (peut-on dire lundi, on voulait savoir des détails à M. Dalberg) n'avez-vous pas dit à de moi; j'assurai que je n'en avais ces Messieurs que M. de Talleyrand aucun. s'était servi de vous pour donner de la sécurité à votre cour, Comme le gouvernement, ici, ne pendant qu'il préparait la parvient point à saisir tous les violation du territoire de votre prévenus, on parle de visites prince? Alors ce lundi vous deviez domiciliaires, et si elles ont lieu, être désabusé! Et quelle excuse on se portera décidément à la visite donnerez-vous pour votre inaction? des maisons des ministres. C'est à cet effet qu'on répand depuis cinq à six jours que la police croyait qu'il y avait quelqu'un de caché chez M. de Cobentzel. Les barrières sont toujours gardées; on ne sort qu'avec des passe-ports.

M. de Beust vient de me dire qu'ayant vu hier M. de Talleyrand, ce dernier lui avait dit qu'on venait de donner à tous les ministres français en Allemagne l'ordre d'exiger qu'on éloignât les émigrés des états des princes, et qu'il l'invitait à l'écrire à sa cour. M. de Saint-Genest n'en sera donc point excepté, si M. Massias a reçu le même ordre.

DALBERG.

§ X.

Lettre du même au même.

Paris, le 21 mars 1804.

On assure que le duc d'Enghien est Cette assertion est pitoyable de arrivé hier à cinq heures, escorté de la part d'un homme qui, dès le 19 cinquante gendarmes; tout le monde se (comme il le dit dans sa lettre du demande: Qu'en veut-on faire? 20), savait les arrestations d'Ettenheim.

Le gouvernement a cru un moment que le Comment! le duc d'Enghien avait duc de Berri et M. de Montpensier été fusillé le matin à six heures étaient ici; aussi depuis quinze jours devant dix-huit cents hommes de tout Paris est emprisonné. Une personne troupes qui passèrent sous vos près du premier consul m'a dit qu'on fenêtres pour rentrer à leurs avait assez de documens pour prouver quartiers; votre portière savait aux personnes arrêtées le projet sans doute l'événement; et ce d'assassinat; que le premier consul jour-là, à quatre heures du soir ferait grâce aux uns, et exécuter les (heure du départ de la poste à autres; que quant aux princes, on les cette époque), vous marquez à tiendrait en prison, et qu'on votre cour que l'on se demande ce déclarerait aux puissances qu'ils que l'on veut faire du duc répondraient d'un nouvel attentat. d'Enghien!

Depuis la découverte de cette C'est ce langage-là qui vous a été conjuration, le premier consul n'écoute insinué, qui a endormi votre plus une parole de paix ou de vigilance, et donné aux meneurs le composition avec l'Angleterre. Il est temps de couronner leurs crimes. décidé à faire une guerre à mort à cette puissance. Je suis persuadé qu'un Vous étiez le seul qui étiez changement de ministère à Londres, dont fondé à faire éclater de justes on parle, ne changera rien au système plaintes, et par conséquence aussi politique anglais. celui qu'il importait le plus d'abuser. DALBERG.

§ XI.

Lettre du même au même.

Paris, le 22 mars 1804.

Le Moniteur ci-joint, dont j'ai Comment! c'est le Moniteur qui l'honneur de vous faire passer un vous l'a appris? Quoi! ces sources exemplaire, annonce aujourd'hui la où vous puisiez des informations sentence de mort par commission contre l'ambition et les violences spéciale contre le malheureux duc du premier consul ne vous avaient d'Enghien, emmené mardi passé à Paris. rien appris avant le Moniteur du 22 mars?

La sentence a été, à ce que l'on a su Somme tout, dans cette affaire sur hier matin, exécutée au château de laquelle vous paraissez de Vincennes, la nuit du mardi au aujourd'hui vous élever avec mercredi, à deux heures du matin. autant de force, vous avez écrit deux lettres. L'exécution atroce du malheureux duc d'Enghien a produit une sensation La première, le 20, quand tout difficile à rendre. Tout Paris est était fini à Ettenheim, et la consterné, la France le sera, l'Europe seconde, le 21, quand tout l'était entière doit frémir. Nous approchons de à Paris. la crise la plus terrible; Bonaparte ne connaît plus de frein à son ambition; Et d'ailleurs cet hier matin rien ne lui est sacré, il sacrifiera était le 21 mars, jour où vous tout à ses passions. écriviez, à quatre heures du soir, à votre cour qu'on se demandait ce La noble réputation de S. A. S. E. que l'on voulait faire du duc exige que les cours connaissent qu'il d'Enghien. L'heure du départ du n'a point partagé l'enlèvement du courrier est ordinairement de malheureux prince, et je crois qu'il ne quatre à six heures du soir, vous peut se refuser d'instruire l'empereur avouez donc que vous saviez tout de Russie des circonstances de cet dès le matin. événement. La voie qui compromettrait le moins serait celle de madame la Qu'y avait-il à compromettre, margrave. puisque l'électeur était étranger à l'événement? Pourquoi employer La mort du duc d'Enghien a été déterminée par trois raisons: 1° le des voies indirectes, et ne pas au danger de le garder en France; 2° le contraire s'élever de toutes ses besoin d'imprimer la terreur dans tous forces et par tous ses moyens les esprits; 3° la crainte d'une contre cette violation de son intervention des cours. Démarche sur territoire? laquelle MM. de Lucchesini, de Cobentzel et Oubrill se concertaient, Il fallait donc faire agir le voulant faire sentir l'offense qu'on corps diplomatique avant la ferait de nouveau à tous les catastrophe, lorsque le 19 vous souverains. Je ne puis vous rendre avez connu l'enlèvement. Comment combien je suis navré de douleur, et ne l'avez-vous pas fait avec les combien mon esprit est alarmé de opinions que vous émettez sur le l'avenir. Je regrette de me voir dans caractère personnel du premier ce moment à Paris. consul?

Il y en a bien peu parmi nous qui ne partagent ce sentiment.

On parle d'une nouvelle conscription militaire, ce qui prouverait la crainte ou la volonté de la guerre continentale, que j'ai toujours crue immanquable.

DALBERG.

§ XII.

Lettre du même au même.

Paris, le 27 mars 1804.

J'ai reçu hier au soir la dépêche n° 17 que V. E. m'a fait l'honneur de m'adresser pour m'instruire de tout ce qui concerne l'arrestation faite dans nos pays. Dans une affaire d'une aussi haute importance, et qui produit si généralement la plus vive sensation, il importait sans doute de m'instruire de la vérité, et je vous offre ma reconnaissance de m'avoir fait passer sans retard ce qui pouvait l'éclairer.

Il m'aurait cependant paru désirable que S. A. S. E. employât son ministre pour remettre une réponse contre des inculpations assez injustes, et qu'un courrier, par conséquent, m'eût apporté la lettre que V. E. répond à M. de Talleyrand, en me donnant l'ordre d'exposer verbalement tout ce qui pouvait se dire dans cette occasion.

Les copies des autres informations que V. E. me fait passer suffisent, en attendant, pour me prescrire ce que j'ai à dire, et fixent l'opinion qu'il importe d'établir sur cette affaire.

J'avais déjà eu l'honneur de vous prévenir que, vu l'impossibilité de vous instruire de cette expédition (impossibilité assez prouvée par les deux lettres de M. de Talleyrand, qui Ces deux lettres doivent être lui-même parut ignorer jusqu'au dernier curieuses, mais comment avez-vous moment la résolution prise), osé dire qu'il avait paru ignorer j'attendais, pour vous en parler, que tout jusqu'au dernier moment? la chose fût éclaircie, et je ne Vous pensiez bien que cela était voulais pas, par des renseignemens qui un mensonge dont vous aviez la pouvaient être faux ou des avis preuve. précipités, influer sur les résolutions qu'il a plu à S. A. S. E. de prendre.

L'exposé historique, tracé dans Voilà le mystère expliqué: vous l'intention de constater les faits tels avez eu peur d'être trop informé, qu'ils se passèrent, remplit et par suite vous avez laissé parfaitement son but, et prouve aller les choses; de cette suffisamment que S. A. S. E. n'a été manière, le duc d'Enghien ne instruite du but de l'expédition pouvait pas échapper. militaire que trente-six heures après qu'elle avait été entreprise. Le décret du 16 de la cour de Baden, qui parle des arrestations de la veille, prouve donc qu'elle avait été avertie plus tôt que vous ne le dites.

Si d'un côté il faut rendre justice et Niaiseries que tout cela; tout se convaincre combien il importait à la avait été arrangé par les meneurs France de connaître à fond ce qui se à Paris, et il n'est jamais entré tramait contre son repos, l'illégalité dans la pensée de personne des moyens employés pour cet effet, et d'accuser l'électeur de Baden. la violence d'arrêter militairement, et Mais il n'en est pas de même de contre tous les usages et tous les celui qui devait l'avertir. droits, sur un territoire étranger, que S. A. S. E. fasse connaître au public Plus on était mystérieux à Paris combien peu elle a pu connaître des (et certes on ne l'était pas), machinations que la France même plus vous aviez mauvaise opinion ignorait malgré sa police et ses agens, du caractère privé du premier et l'instruire que ce n'est pas de son consul, ainsi que vous le dites, consentement que des troupes étrangères moins vous deviez dormir, puisque se sont portées sur les terres de vous étiez la sentinelle avancée, l'empire. sur la vigilance de laquelle tout reposait. Une seule démarche de Il importe donc d'exposer les vous aurait tout prévenu. circonstances qui accompagnèrent le séjour du duc d'Enghien, et la permission qui lui avait été tacitement accordée par droit d'hospitalité et au su de la France.

Il n'est pas moins infiniment convenable, comme S. A. S. E. en a pris la résolution, de communiquer aux membres du collège électoral tout ce qui concerne cette affaire; je serais cependant d'avis de le faire non verbalement, mais en communiquant à chacun l'exposé historique avec les copies y annexées.

Pour remplir ici les intentions de la cour, je ne puis, dans la position infiniment difficile et délicate où je me trouve, faire autre chose que d'exposer simplement aux ministres des cours avec lesquelles nous sommes plus particulièrement en relation les circonstances telles qu'elles se sont passées.

Je l'ai fait à l'égard des légations de Russie, de Suède, de Prusse et d'Autriche, et elles sont de l'avis que, comme cette affaire avait passé directement à Carlsruhe, sans qu'on m'en ait parlé, je devais ne taire aucune démarche, à moins que je n'en reçusse l'ordre positif.

Je n'en trouve point dans la dépêche de V. E. Je suis donc décidé à ne parler de rien, à moins que l'on ne me provoque. Il est facile de se convaincre qu'on ne fera pas la moindre démarche vis-à-vis de moi, et que je ne serai, par conséquent, pas à même d'en parler et d'appuyer sur tout ce que V. E. a exposé dans sa lettre.

Comme les jugemens et les opinions du public sont très-précipités dans ce pays-ci, il est naturel que beaucoup de personnes viennent me questionner pour rectifier des faits qu'impunément chacun avance selon qu'il est animé par des sentimens souvent très-opposés.

Les feuilles publiques s'efforcent de faire croire que l'arrestation, telle qu'elle s'est faite, s'est exécutée du consentement de l'électeur; je me borne, à cet égard, à dire tout simplement que j'étais autorisé à le contredire, et qu'en effet S. A. S. E. n'en avait été instruite officiellement que trente-six heures après l'enlèvement.

Agréez, etc.

DALBERG.

§ XIII.

Lettre du même au même.

Paris, le 11 avril 1804.

J'ai reçu hier au soir la dépêche n° 17 La mort de Pichegru fait ici une profonde sensation. On savait qu'il ne donnait aucune information, qu'il déclarait constamment qu'il parlerait devant le tribunal, et qu'en vain on se flatterait qu'il chargeât ou dénonçât qui que ce fût.

George montre un courage et une fermeté égale; il importait par conséquent d'enlever l'un ou l'autre de la scène. C'est une imposture qui ne prouve Il paraît que Pichegru a été choisi que votre exaltation de haine; comme victime. et voilà que peu de temps après vous étiez passé avec armes et L'histoire des empereurs romains, le et bagage dans le camp de ce chef Bas-Empire, voilà le tableau du pays, du Bas-Empire, qui vous a comblé de ce règne. d'honneurs, de richesses, et que vous avouez vous-même avoir trahi. DALBERG. Jugez-vous et respectez la cendre de celui qui eût encore sauvé la France, sans les manoeuvres que vous attribuez au destin, et auxquelles vous avez pris part.

Jouissez de votre fortune dans le repos, si l'état de votre conscience vous le permet, mais n'outragez point celui qui ne fut qu'un bienfaiteur pour vous.

§ XIV.

     À M. le baron de Berstett, ministre des affaires étrangères à
     Carlsruhe.

Herrnsheim, le 12 novembre 1823.

George montre un courage et une fermeté Je viens d'avoir connaissance du Je ne veux point rendre à M. de libelle scandaleux et des inculpations Dalberg injure pour injure; elles odieuses que M. de Rovigo publie dans ne prouvent que de la faiblesse ou publie dans sa brochure sur de la lâcheté. sur l'assassinat de monseigneur le duc d'Enghien.

Il y a vingt ans que ce grand crime a Il faut prouver par de été commis; je me trouvais alors à bons raisonnemens que l'on a Paris, en qualité de ministre envoyé de droit. Peu importe la date de cet S. A. S. l'électeur de Baden; V.E. doit événement; un crime n'atteint croire combien je suis révolté d'être jamais la prescription, et désigné, même obscurément, dans un tel d'ailleurs celui-ci appartient à écrit. l'histoire; or, celle-ci ne s'écrit que sur des matériaux et Ma correspondance avec la cour et avec des faits, mais non sur des M. le baron d'Edelsheim font foi des injures. démarches qu'on m'avait prescrites dans cette triste occurrence, et combien j'étais éloigné de faire des rapports officieux qui auraient pu compromettre la sûreté du pays et celle des personnes qui y résidaient. Mes dépêches déposent encore combien peu j'ai voulu consentir à ce que cet attentat ne frappât pas l'opinion publique, comme il devait le faire. Je n'avais de relations avec le ministère français que celles que le devoir de ma position me prescrivait.

J'ai fixé mon existence en France, Vains prétextes que vous donnez lorsque la destruction totale de nos là, on en trouvera la véritable formes politiques en Allemagne et nos cause dans le cours de ces rapports, que j'ai défendus jusqu'au mémoires, et cela d'après dernier moment, furent malheureusement vous-même. consommés; que la fille de l'empereur d'Autriche était arrivée en France, Il y avait dans les électorats de qu'une loi française interdisait à ceux Trèves et de Cologne, et en dans les départemens réunis de rester à Belgique, bien d'autres individus un service étranger. Né à Mayence, ma qui étaient dans le même cas que fortune était située dans les vous; et, en se soumettant aux départemens réunis; elle avait été lois de la nécessité, nous ne les frappée précédemment de sept années de avons pas vus devenir en un clin séquestre, et avait subi l'effet d'une d'oeil conseiller d'État, sénateur, partie des lois sur l'émigration. duc, doté de 4 millions, ni leurs épouses admises à l'intimité de celle du souverain.

Depuis long-temps, il n'y avait plus de séquestre sur vos biens, et d'ailleurs la preuve que ce n'était pas là une raison, c'est que depuis 1812 ces mêmes biens se retrouvent en Allemagne, protégés par le retour des formes que vous dites avoir défendues jusqu'à la fin.

La fille de l'empereur d'Allemagne n'est plus à Paris pour motiver votre séjour en France, et non seulement vous ne retournez pas en Allemagne, mais vous vous faites remarquer parmi ceux qui achèvent la destruction des vieilles formes germaniques, et pour travailler avec plus de sûreté vous vous êtes mis à couvert par un acte de naturalisation du roi de France; avant cela vous étiez donc redevenu Allemand par le même principe qui vous avait fait Français: pourquoi ne l'êtes-vous pas resté, si l'opinion de vos compatriotes ne vous avait pas averti de la réception qui vous attendait?

J'ai conservé les minutes de ma Le besoin d'intrigue vous a retenu correspondance officielle, mais je ne en France, et vous verrez dans le voudrais imprimer, si cela devenait cours de ces mémoires tout ce que nécessaire, que ce qui a rapport au que vous y avez fait; vous avez beau fait et soumettre à V. E. les minutes aujourd'hui plaider la cause des qu'on doit publier. Je m'adresse donc à Grecs, vous n'abuserez personne. vous, M. le baron, avec confiance, et je vous prie de parcourir la série numérotée de mes lettres de 1804. La Pour un homme d'esprit et de dignité de la cour de Bade finesse, voilà une singulière n'exigerait-elle peut-être pas qu'elle ouverture. Ainsi si la cour de exprimât par un simple article de Baden y avait obtempéré, cela journal et sans signature, qu'on aurait été à votre demande par regardait comme calomnieuses et sans intérêt pour vous, autant et plus fondement les perfides insinuations que sans doute que par considération M. de Rovigo se permet contre un pour sa propre dignité, que je ministre de la maison de Bade, maintenu n'ai pas blessée, parce que dans dans son poste après cet attentat? Je un personnage diplomatique il y a puis encore espérer de la justice et deux individus bien distincts dont des bontés de S. A. R. monseigneur le on n'a jamais confondu les deux grand duc, qu'elle voudra le faire caractères. officiellement à Paris. Or, c'est de l'individu privé dont Vous êtes, M. le baron, trop homme du il est ici question, mais après monde et trop homme d'affaires pour ne tout, que me ferait la déclaration pas sentir que je dois me servir des que vous avez demandée? preuves et des documens qui sont à ma disposition pour confondre d'aussi Changerait-elle quelque chose aux grandes infamies, et que j'ai un droit faits? acquis à éclairer ma conduite à cette funeste époque. Si votre cour les prend sur son Vous rendrez donc, j'en suis sûr, compte, cela pourra vous être bon justice à ma démarche. J'attends la à quelque chose; mais en quoi cela réponse de V. E. avec la confiance que peut-il altérer la vérité des m'inspire votre ancienne amitié pour argumens que je vous oppose? moi, et je la prie d'agréer l'assurance de ma haute considération et de mes Est-ce en désespoir de cause que sentimens dévoués. vous avez eu recours à ce moyen? Vous n'êtes point fondé à vous DALBERG. plaindre de mon attaque; vous proclamez vous-même votre trahison envers celui qui ne fut que votre bienfaiteur et celui de toute votre famille. Vous outragez sa cendre après avoir trouvé honneurs, fortune et considération sous les rameaux de sa gloire. Vous vous êtes fait le pilote des intrigues étrangères, pour détruire un trophée qui vous protégeait.

Moi, je défends la mémoire de celui-là même que vous offensez lorsqu'il n'est plus; j'acquitte le mandat de la reconnaissance, et, en le faisant, je ne m'attends même à aucune justice de la part de ceux qui cherchent à mettre l'opinion sous le joug de leur haine personnelle. Mais ce n'est pas pour eux que j'écris, d'autres me liront avec plus d'équité; le jour de la justice pourra bien tarder, mais il arrivera.

§ XV.

À M. le prince de Talleyrand, château de Herrnsheim, près Worms, le 13 novembre 1823.

Mon prince,

M. de Rovigo attend donc de bien Quoique j'aie déjà expliqué la grandes faveurs pour avoir lancé dans part que M. de Dalberg a eue à cet le monde un aussi infâme libelle. Je le événement, je crois devoir reçois ici, à cent cinquante lieues de quelques réponses aux injures que Paris. Il me désigne dans une note; contient sa correspondance. elle renferme autant de faussetés que de phrases. J'ai les minutes de ma Je n'avais aucun projet d'ambition correspondance officielle avec la cour ou de fortune, en cherchant à de Baden, elles suffiraient pour faire éclore une vérité historique confondre d'aussi absurdes et d'aussi de dessous les ténèbres dont des perfides insinuations, faites pour intrigans l'avaient couverte. plaire je ne sais à qui. Je dois attendre de vous, mon prince, la Depuis long-temps des avis déclaration qu'à l'époque de ce drame particuliers avaient fortifié mes je me tenais très-éloigné, comme je le soupçons contre M. de Dalberg, et devais, du ministère français; mes sa correspondance officielle est rapports plus particuliers avec vous, venue les justifier. Je dois donc et dont je m'honore, datent de la me féliciter d'en avoir provoqué Pologne, où nous fîmes de communs la publication. efforts avec M. le baron de Vincent, pour empêcher que la guerre de Les lecteurs jugeront si les 1807 ne dévastât une plus grande partie remarques que j'y fais sont du monde. justes, et eux seuls sont compétens pour prononcer.

Quant à l'opinion manifestée ici par M. de Dalberg sur mon compte, je ne puis pas raisonnablement m'attendre à ce qu'il me traite avec plus de déférence qu'il ne l'a fait envers son bienfaiteur.

La résistance que l'Europe opposait à Vous étiez ministre germanique? Bonaparte, lorsqu'il voulut monter sur pourquoi avez-vous contribué à le trône de France, avait ranimé les empêcher l'Allemagne d'avoir une espérances de l'émigration. chance de plus?

Le procès de Pichegru, de MM. de Vous étiez donc déjà autant Polignac et de Rivière s'instruisait à officieux qu'officiel, et il n'y Paris; j'y arrivais comme ministre avait pas deux ans que le duc envoyé de l'électeur de Baden; j'eus d'Enghien était mort. ordre de m'informer s'il existait une plainte contre les émigrés qui habitaient l'électorat, et si leur séjour avait des inconvéniens. Vous me répondîtes que vous ne pensiez pas que le gouvernement de Baden dût être plus sévère que n'était le gouvernement français, que vous ne connaissiez aucune plainte à leur égard, et qu'il fallait les laisser tranquilles. Je transmis cette réponse à l'électeur.

L'enlèvement eut lieu sur les faux Quand vous avez vu son territoire rapports de la police secrète de violé, vous n'avez pu douter qu'on Bonaparte. Ici, M. de Rovigo dit vrai. vous avait trompé; alors vous On m'a assuré que les agens de cette étiez fondé à éclater ouvertement; police commirent alors la méprise de mais loin de là, votre prince a désigner un M. de Thumery, attaché à épousé une princesse de la famille monseigneur le duc d'Enghien, comme de l'empereur Napoléon, et vous étant le général Dumouriez, venu êtes devenu l'homme de sa d'Angleterre à Ettenheim. politique!

Cette fausse information doit avoir ajouté aux alarmes du premier consul; il craignait qu'un mouvement immédiat ne s'organisât sur la frontière.

Je sais que le roi de Suède, qui se Voilà le seul avis que le duc trouvait alors à Carlsruhe, et d'Enghien a reçu, et non pas celui l'électeur, firent avertir le prince donné par un prétendu courrier de qu'il pouvait courir des dangers, et M. de Talleyrand et dont on n'a qu'il devait s'éloigner; il tarda, et parlé que depuis la restauration. fut la malheureuse victime de sa sécurité. Si, comme je l'ai déjà dit, le duc d'Enghien avait reçu un avis de Après cet événement, et lorsque la Paris, il n'aurait ni tardé ni Russie se prononça à Ratisbonne sur hésité à s'éloigner. cette violation d'un territoire étranger, on désira que l'électeur voulût se prêter à des explications officieuses: la cour de Berlin, désirant éloigner la guerre, en fit un objet de négociation à Paris. Vous devez vous rappeler, mon prince, la résistance que j'opposai à M. de Lucchesini, pour que l'électeur n'accédât à rien qui pût compromettre sa dignité morale et la haute opinion que l'on avait de sa loyauté et de ses vertus. Ma correspondance renferme ces détails. Dans les temps où nous vivons, et où on exalte de nouveau toutes les passions, on doit, mon prince, éclairer la part qu'on a prise aux affaires publiques, lorsqu'on est calomnié.

Il est connu que sous votre ministère vous n'avez cessé de modérer les passions violentes de Bonaparte; vous désiriez que les longs malheurs de l'Europe finissent avec lui et par lui; mais telle n'a pas été la volonté du destin; votre nom se rattache à un grand événement, et je me féliciterai Cette part n'est pas douteuse; toujours de la faible part que j'y ai mais avec de tels sentimens, eue. La funeste catastrophe sur comment avez-vous pu, moins d'un laquelle on a de nouveau attiré an auparavant, avoir mis votre nom l'attention, a été suffisamment connue au bas de la délibération de la avant le temps, pour pouvoir être section du conseil d'État dont attribuée à qui elle appartient, vous faisiez partie alors, et qui Bonaparte seul, mal informé par ce que condamnait le respectable M. la police avait de plus vil, et Frochot (préfet de la Seine), pour n'écoutant que sa fureur, se porta à ne pas s'être opposé avec assez de cet excès sans consulter; il fit force à l'entreprise de Mallet, le enlever le prince avec l'intention de 23 octobre 1812? le tuer! Il est déplorable de devoir de nouveau s'occuper de faits qui Il me semble que cette sentence, déshonorent autant cette pauvre signée par vous, est devenue la humanité. vôtre; il ne faut qu'attendre le jour de la justice. Ce ne sont Si vous me faites l'honneur de me pas, comme vous le dites, les répondre, mon prince, veuillez envoyer agens de police qui ont trompé votre lettre à mon hôtel, d'où elle me l'empereur, puisqu'elle ne s'est sera transmise, et agréez l'hommage pas mêlée de cette affaire. respectueux et dévoué que je vous offre. Non, Monsieur, l'empereur n'a point fait enlever ce prince avec DALBERG. l'intention de le tuer; si toutefois c'était votre opinion, vous seriez mille fois coupable de n'en avoir pas prévenu votre cour lorsqu'il en était temps encore, comme on le voit par votre correspondance elle-même.

Mais soit que vous fussiez coupable, ou que vous n'ayez été que trompé, que n'est-on pas autorisé à penser en vous voyant moins de deux ans après dans les intimités de la politique de celui que vous outragez si ingratement?

§ XVI.

Copie de la lettre de M. le baron de Berstett.

Carlsruhe, le 16 novembre 1823.

Monsieur le duc, Aussitôt après la réception de la lettre que V. E. m'a fait l'honneur de m'adresser en date du 12, je me suis occupé, conformément à ses désirs, à parcourir la série de sa correspondance officielle de 1804 avec le baron d'Edelsheim. Je n'y ai trouvé que ce que je m'attendais à y trouver relativement à l'indignation que vous a fait éprouver l'horrible assassinat du duc d'Enghien; toutes vos lettres de cette époque expriment avec énergie ce sentiment, et si vous jugez à propos, M. le duc, de faire usage de quelques-unes des minutes que vous avez conservées, je pense que le déchiffrement de votre dépêche n° 25, du 22 mars 1804, sera plus que suffisant pour confondre vos calomniateurs.

Peut-être pourriez-vous y ajouter un Il est remarquable que M. de extrait du 27 mars n° 27, pour prouver Dalberg n'ait pas publié ce qu'à l'époque fatale vous n'aviez pas numéro. C'est grand dommage, et il encore à vous réjouir de la confiance serait bien à désirer que du ministère des affaires étrangères à l'ex-ministre de Bade se décidât à Paris; si toutefois vous trouvez qu'il le faire. D'ici là on ne pourra vaille la peine de vous justifier sur s'expliquer cette réserve que par le reproche ridicule qu'on vous a fait la supposition qu'il y tient sans sur votre intimité avec lui. doute sur M. de Talleyrand un langage qu'il a des motifs J'enverrai par la poste de demain au puissans de ne pas tenir bailli de Ferrette, les copies des aujourd'hui. pièces les plus intéressantes de votre correspondance de cette époque, pour en faire usage partout où cela pourra vous être de quelque utilité, comme des pièces authentiques qu'il a trouvées dans les papiers de la légation.

J'espère que cette mesure remplira vos vues, et je serais charmé si elle pouvait contribuer à vous tranquilliser sur les effets d'une calomnie à laquelle vous ne deviez pas assurément vous attendre.

Charmé de trouver une occasion pour M. de Berstett était encore à renouveler à V. E. l'assurance de ma cette époque de 1804 un jeune haute considération, je la prie de ne homme peu versé dans les affaires, jamais douter de la sincérité de mon et du reste placé trop loin du parfait dévouement. point d'optique pour juger sainement de l'effet du tableau Signé, BERSTETT. dont on retrace une scène dans ce cas-ci.

D'ailleurs cette lettre-ci ne prouve rien, sinon que l'on peut regarder comme authentiques les lettres publiées par M. de Dalberg.

§ XVII.

Lettre de M. de Talleyrand à M. de Dalberg.

Paris, le 20 novembre 1823.

Je viens de recevoir votre lettre du 13 novembre, mon cher Duc; elle est excellente. Je l'ai lue à plusieurs Voilà qui est vite décider la personnes de différentes opinions: on question. On dit que quand Satan est d'accord. On la trouve sans fut devenu vieux, il se fit ermite réplique. J'ai été tenté de la faire pour absoudre ses confrères: reste imprimer; mais plus de réflexions m'ont à savoir si l'absolution fut conduit à penser qu'il y aurait efficace. peut-être une autre marche à suivre. Il ne faut pas mettre trop d'importance à l'attaque du duc de Rovigo. Le public Le public, dites-vous? Quel en a fait justice, et justice complète; public? C'est sans doute celui de vous verrez que tout le monde a été certains salons, car le véritable indigné de toute la bassesse que public, celui qui est à l'abri des renferment les atroces calomnies du duc intrigues et des coteries, dont, de Rovigo. Le jugement est porté; on ne par cela même, le jugement est veut plus de cette affaire. sans appel, pense qu'il y a de la bassesse à trafiquer de l'indépendance de son pays, mais qu'il n'y en a jamais à démasquer un traître, ou à déchirer le voile de l'hypocrisie.

Je n'ai, quant à moi, rien à publier,
et je ne publierai rien. J'ai écrit au Je le crois. Que pourriez-vous
roi une lettre; c'est tout ce qu'il y a dire qui ne vous accusât plus
eu et tout ce qu'il y aura de moi dans encore que ne le fait votre
cette infâme affaire. Adieu. J'espère silence? Vous vous plaignez;
vous revoir sous peu de jours. Mille êtes-vous fondé à le faire? Après
amitiés. avoir suscité tous les grands
                                        désordres de l'état, causé la
                                        dévastation de la fortune
                                        publique, vous en êtes réduit à
                                        accuser votre propre ouvrage, pour
                                        tâcher de conserver quelque crédit
                                        près de vos anciens amis; mais ce
                                        crédit-là même passera, et il ne
                                        vous restera que la prétention de
                                        fixer le ridicule et de mettre le
                                        vice en crédit.

N. B. Je demanderai au lecteur si cette lettre ne fait pas soupçonner que celle du duc de Dalberg a été concertée entre les deux correspondans. J'ai été tenté de la faire imprimer, dit M. de Talleyrand, et vite M. de Dalberg imprime. Cette manoeuvre, de faire agir un autre et de tout avancer sous son nom, sans paraître, afin de conserver ses manoeuvres indépendantes; la confiance où il paraît être qu'il a réussi à faire disparaître toutes les pièces de cette affaire, sécurité qui pourrait bien être troublée, tout cela est conforme au caractère connu de M. de Talleyrand, et tout-à-fait d'accord avec ses antécédens. Frapper dans l'ombre, et se tenir à l'écart; mettre les autres en avant, et se conserver la facilité de recueillir le fruit de leurs menées, ou de les désavouer, selon la circonstance, c'est ce que bien des gens ont appelé du talent, sans réfléchir que l'histoire pourrait bien un jour le qualifier autrement.

NOTES

[1: C'était le père de M. de la Bouillerie.]

[2: On se souvient qu'il avait envoyé au Directoire la correspondance trouvée dans les fourgons du général autrichien Klinglin, laquelle attestait que Pichegru était en communications criminelles avec le prince de Condé, et qu'il préparait les revers de sa propre armée.]

[3: Propos rapporté par les compagnons de George, lorsqu'on les interrogeait sur ce qu'ils avaient fait, vu et entendu.]

[4: Il n'y avait qu'à Londres qu'on entretenait une surveillance parmi les réfugiés de la guerre de l'Ouest.]

[5: M. de Rivière, que j'eus occasion de voir au Temple, me confirma dans l'opinion que j'énonce ici. Je lui témoignai mon étonnement de le voir lui et M. de Polignac acollés à pareille compagnie; je lui parlai de ce qu'il avait dû souffrir en entendant, aux débats, le détail des attrocités dont ces malheureux s'étaient rendus coupables. Il convint qu'en effet sa position avait été pénible, et m'apprit comment il s'était décidé à venir à Paris.

M. le comte d'Artois ne recevait depuis long-temps que les rapports les plus invraisemblables; à entendre ceux qui les lui adressaient, il semblait qu'il n'avait plus qu'à se présenter, que tout allait lui obéir. Il était difficile, en considérant la source d'où partaient ces rapports, de se défendre de l'impression qu'ils devaient naturellement produire. Cependant, me dit M. de Rivière, je ne partageais pas le moins du monde les espérances qu'on nous donnait. Je dis ma façon de penser au prince; je lui demandai la permission de venir en juger moi-même, et lui annonçai qu'il pourrait se déterminer sur mon rapport, parce que je ne me laisserais aller à aucune illusion. Son A. R. consentit à ce voyage. Je vins à Paris; je ne tardai pas à me convaincre que l'on nous trompait, et j'allais repartir lorsque je fus arrêté.]

[6: Un officier de M. le duc de Bourbon, qui était à cette époque attaché au duc d'Enghien, a contesté cette assertion. Je ne cherche pas les motifs qui l'ont fait agir; quant à moi, je n'avais d'autre intérêt en la notant, que celui de la vérité historique, qui était loin d'accuser le courage de M. le duc d'Enghien. Au reste, ce prince a bien pu faire un mystère à ses officiers de quelques démarches qu'il ne cachait pas à ses domestiques. Je persiste donc, parce que celui qui m'a rapporté le fait est digne de foi, et sûrement connu de mon réfutateur. Un Strasbourgeois m'a même assuré qu'il était notoire dans ce temps, à Strasbourg, que l'on s'y prêtait à des facilités pour laisser repasser le duc d'Enghien le soir par la citadelle et regagner le pont du Rhin.]

[7: Je sais que, depuis la mort de M. le duc Cambacérès, on se donne beaucoup de mouvement pour faire supprimer cette circonstance, qui est rapportée dans ses mémoires manuscrits; mais il n'en est pas moins vrai qu'elle y est telle que je viens de la citer, et assurément, s'il eût vécu, il n'aurait fait aucun sacrifice à celui qui est le plus intéressé à la faire disparaître.]

[8: Voyez aux documens, n° 1. Cette lettre du premier consul au ministre de la guerre est du 10 mars 1804. Voyez, n° 2, Lettre du ministre de la guerre au général Ordener.]

[9: Voir, n° 3, Lettre de M. Talleyrand à l'électeur de Baden, du 10 mars 1804.]

[10: J'ignorais cette circonstance de l'arrestation de la voiture du prince, depuis onze heures jusqu'à quatre du soir à la barrière, lorsque j'ai publié en 1823 ce que je savais de cet événement.]

[11: En quittant le Bellérophon dans la rade de Plymouth en 1815, j'ai été transporté à bord de la frégate l'Eurotas pour être conduit comme prisonnier à Malte.

Le capitaine de cette frégate était un M. de Lilycrap: pendant la traversée, il m'a raconté souvent qu'il avait été employé près de Drack sur les bords du Rhin; à cette époque, qu'il avait été envoyé par lui en tout sens dans toutes les petites cours d'Allemagne, près des émigrés à Offembourg et à Ettenheim chez M. le duc d'Enghien.

Il pestait encore de rage contre Méhée qui, disait-il, les avait si complètement joués.]

[12: Ce propos a une coïncidence avec l'espérance qu'avait le général Moreau, d'être revêtu de la puissance consulaire, et avec les refus qu'il fit de s'engager dans les principes de George. J'ai appris depuis la restauration, que, dans une autre entrevue, George lui avait dit que son projet était tout prêt, qu'il frapperait le premier consul tel jour (qu'il lui désignerait), et qu'il ne lui demandait que de partir d'avance avec le général Pichegru, pour se rendre dans les environs de Boulogne, y attendre la nouvelle de l'événement, et ne pas perdre de temps pour agir sur l'armée; ce que Moreau refusa positivement. De sorte que George fut obligé de retarder son coup par la conviction qu'il acquérait, qu'il n'aurait abattu le premier consul qu'au profit du général Moreau.

C'est alors qu'il dit: Un bleu pour un bleu, j'aime encore mieux celui qui y est que ce j… f… là.]

[13: Le monument que l'on a élevé au général Pichegru depuis 1815 est la meilleure réponse à faire à ceux qui, dans ce temps-là (1804), le regardaient comme une victime ainsi que Moreau.]

[14: Ceci a été écrit en 1815. On a cité plus haut des faits et des révélations venus à ma connaissance depuis 1823.]

[15: Le ministère anglais a prétendu qu'il était étranger au projet de George. Voici la note remise au nom de Sa Majesté Britannique, le 30 avril 1804, aux ministres des cours étrangères.

«S. M. m'a ordonné de déclarer qu'elle espère ne pas avoir besoin de repousser avec le dédain et l'indignation qu'elle mérite, la calomnie atroce et dénuée de fondement, que le gouvernement de S. M. participait à des projets d'assassinats: accusation déjà portée aussi faussement et aussi calomnieusement par la même autorité contre les membres du gouvernement de S. M. pendant la dernière guerre; accusation si incompatible avec l'honneur de S. M. et le caractère connu de la nation britannique, et si complètement dénuée de toute ombre de preuve, que l'on peut présumer avec raison qu'elle n'a été mise en avant dans le moment actuel qu'afin de détourner l'attention de l'Europe de la contemplation de l'acte sanguinaire qui a été commis récemment par l'ordre direct du premier consul de France, en violation du droit des gens et au mépris des lois les plus simples de l'honneur et de l'humanité.»

Imprimé à Paris, chez les frères Baudouin, Mémoire historique sur la catastrophe de monseigneur le duc d'Enghien, pages 267 et 268.

De qui donc Wright, officier de la marine royale anglaise, et de plus commandant un bâtiment de guerre de cette marine, pouvait-il avoir reçu des ordres pour embarquer et débarquer à notre côte George et les siens?

Y a-t-il en Angleterre une autre autorité que les offices du gouvernement qui commande à la marine?]

[16: Son défenseur, en me parlant de cette affaire pendant mon administration, m'a dit que si dans son plaidoyer il avait admis cette entrevue comme constante, il ne lui serait resté aucun moyen de sauver le général Moreau, que le moindre contact avec George perdait sans ressource.]

[17: Après l'affaire de George, dans laquelle le premier consul avait été bien servi, on ne manqua pas de lui dire: «Voyez cependant, il a été six mois à Paris sans qu'on s'en doutât. Il est clair que, s'il y avait eu un ministère de la police, on n'aurait pas couru ce danger. Bien mieux, George n'aurait pas osé y venir, si Fouché avait encore été ministre.» On persuada aisément au premier consul de rétablir ce ministère; il devenait nécessaire, surtout à cause des changemens qui se préparaient et qui allaient mettre les intrigues en mouvement. Le premier consul penchait pour M. Réal. Je ne sais ce qui le porta à se décider en faveur de M. Fouché qui rentra au ministère. Celui-ci était persuadé qu'il n'en était sorti que par les oeuvres de M. de Talleyrand; il y revint donc avec la résolution de lui nuire autant qu'il le pourrait, et effectivement il ne manqua pas une occasion de le faire.]

[18: On a le droit d'observer que c'était l'armée qui avait donné le signal, et qui avait entraîné par son exemple. Mais qui est-ce qui avait fait respecter le nouvel ordre social établi en France, ainsi que les institutions qui en avaient été la conséquence? N'étaient-ce pas les efforts de l'armée? Sous quelle garantie tout cela était-il placé? N'était-ce pas sous celle de l'armée?

Pour détruire ces institutions, par où devait-on commencer, si ce n'était par leur auteur? et après lui, qui est-ce qui était le plus menacé, si ce n'était l'armée? (Témoin les événemens de 1815.) Celle-ci ayant, comme toute la France, traversé la révolution, voyait un danger pour elle-même; il n'était donc pas surprenant qu'elle cherchât la première à s'en garantir.]

[19: Avant que le premier consul mît la couronne impériale sur sa tête, il avait été nommé consul à vie à la suite d'un vote populaire, le 2 août 1802. Ses ennemis lui ont reproché l'assentiment qu'il donna au sénatus-consulte qui le perpétuait ainsi dans l'autorité, comme un acte ambitieux par lequel il a voulu préparer son avénement au trône.

En examinant sans partialité tout ce qu'ils ont pu dire à ce sujet, on y reconnaît les caractères de la passion et de l'envie. Il ne faut que se reporter à cette époque pour s'en convaincre.

Le consulat ne devait d'abord être exercé que pendant dix ans, et l'on se rappelle combien l'esprit de parti troublait la tranquillité intérieure, et à combien de discordes on aurait encore été exposé, si une main ferme n'avait pas contenu toutes les factions. Or, que serait-il arrivé lorsqu'il aurait fallu élire un successeur au premier consul? Vraisemblablement les partis se seraient agités, et comme les militaires auraient fait la loi, les votes auraient été partagés entre le premier consul et le général Moreau.

Je suppose que celui-ci eût été élu; qu'aurait-il fait? Il n'y a que des hommes sans expérience qui ne conviendront pas qu'il aurait défait tout ce que son prédécesseur avait établi; et comme il aurait dû craindre, par suite du mécontentement que cela aurait excité, qu'à l'élection suivante on réélût le général Bonaparte, il se serait empressé d'y apporter des obstacles, si même il n'avait pas fait pire, sous le prétexte qu'il conspirait contre la tranquillité de la république. L'histoire de ces sortes de gouvernemens n'est pleine que d'événemens semblables.

Après Moreau, on en aurait élu un autre, qui à son tour lui aurait fait la même chose, et ainsi de suite comme à Constantinople. Le général Bonaparte aurait été un fou de s'y exposer, et on se serait moqué de lui de n'avoir pas su se servir du pouvoir, lorsqu'il en était revêtu. Dans ces cas-là, le premier qui a la place fait fort bien de ne pas la quitter. Et d'ailleurs, comment les amis de la liberté n'ont-ils pas établi ce gouvernement pendant que l'empereur était en Égypte? Alors ils étaient maîtres du terrain, et pouvaient s'y constituer comme ils auraient voulu.]

[20: C'est à ce voyage qu'il fit venir M. de Massias. Voyez chap. complémentaire à la fin de ce volume.]

[21: Lauriston, comme aide-de-camp de l'empereur, l'accompagnait à ce voyage.]

[22: À la suite de la première visite qu'il fit faire par les architectes, que j'accompagnai ainsi que Duroc, ceux-ci furent si effrayés de la quantité de réparations qu'exigeait ce palais monumental, qu'ils convinrent unanimement qu'il en coûterait plus pour le réparer que pour le démolir.]

[23: Le moment fixé pour le départ du pape des Tuileries pour l'archevêché éprouva un moment de retard par une cause singulière. Tout le monde ignorait en France, et même aux Tuileries, qu'il était d'usage à Rome, quand le Pape sortait pour officier dans les grandes églises, comme celle de Saint-Jean-de-Latran par exemple, qu'un de ses principaux camériers partît un instant avant lui, monté sur un âne et portant une grande croix de procession. Ce fut au moment même de se mettre en marche, qu'on apprit cette coutume. Le camérier n'aurait pas voulu, pour tout l'or du monde, déroger à l'usage et prendre une plus noble monture. Il fallut donc mettre tous les piqueurs des Tuileries en recherche; on eut le bonheur de trouver un âne assez propre que l'on se hâta de couvrir de galons. Le camérier traversa avec un sang-froid imperturbable l'innombrable multitude qui bordait les quais, et qui ne pouvait s'empêcher de rire à ce spectacle bizarre qu'elle voyait pour la première fois.]

[24:

«Monsieur le général de division Savary, mon aide-de-camp,

«Vous partirez dans la journée en toute diligence pour Bruxelles. Les pièces ci-jointes vous feront connaître l'objet de votre mission. Vous irez voir le président de la cour criminelle et le procureur impérial, et, sans faire aucun nouvel éclat, ni laisser pénétrer le but de votre voyage, vous recueillerez les renseignemens convenables, qui me mettent à même d'avoir une idée précise sur cette affaire, ainsi que sur la nécessité des mesures que l'on propose.

«Vous irez aussi à mon château de Lacken, pour voir dans quelle situation sont les travaux.

«Vous irez de là à Anvers; vous y visiterez dans le plus grand détail l'arsenal, les chantiers de construction, les magasins, les chaloupes canonnières et autres bâtimens de la flottille qui se trouvent en armement. Vous reviendrez par Bruges, Ostende, Dunkerque, Calais, Ambleteuse, Vimereux et Boulogne. Vous resterez dans chacune de ces villes le temps nécessaire pour bien voir la situation de l'armée de terre et de mer, et vous mettre à même de me rendre compte de tout ce qui peut m'intéresser. Vous m'écrirez de Bruxelles sur l'affaire de …, et de chacune des autres villes sur tout ce qui a rapport à votre mission. Vous causerez avec le général Davout et les autres généraux, et toujours dans ce sens que je compte que l'armée et la flottille ne cessent pas d'être maintenues sur un pied respectable et dans la meilleure discipline. Sur ce, je prie Dieu qu'il vous ait en sa sainte garde.

«Malmaison, ce 24 ventôse an XIII.

«NAPOLÉON.» ]

[25: L'armée qui aurait passé le détroit est celle qui a combattu depuis les Russes et les Autrichiens. Si elle n'eût pas conquis l'Angleterre, comme je le crois, au moins eût-elle amené une paix bien autre que celles que nous sommes accoutumés de faire avec ce pays.]

[26: J'ai eu occasion de m'assurer depuis, que lors de la réunion des troupes russes à leur frontière pour opérer ce mouvement, la Russie avait fait demander passage à la Prusse, que non seulement la cour de Berlin le refusa, mais qu'elle mobilisa une armée pour s'opposer au passage. Ce fut sur ces entrefaites que la Prusse apprit la violation de son territoire par le corps de Bernadotte. Elle témoigna la même humeur, et ouvrit le passage aux Russes. L'empereur profita de cette mauvaise disposition contre la France, et hâta son voyage à Berlin pour entraîner la Prusse dans sa politique.

Depuis cette époque, les choses n'ont été que de mal en pis avec ce pays. Ce n'est pas le moindre inconvénient de sa position géographique. Il sera long-temps encore obligé de rester dans le disque de la puissance qui le menace le plus. Si l'armée française, au lieu d'être entièrement occupée à Boulogne, eût pu lui offrir la certitude d'être secouru à temps, jamais la Prusse n'aurait dévié d'une alliance qui lui était naturelle et nécessaire.]

[27: Ce fut à cette occasion qu'il connut l'évêque d'Augsbourg, qui était autrefois électeur de Trèves; il conçut de l'estime pour lui, et ce prince en retour s'attacha à l'empereur, qu'il considérait comme lui ayant fait donner l'évêché d'Augsbourg, sans lequel il n'aurait eu aucune indemnité de la perte de son électorat.]

[28: D'après la capitulation de Memingen, les officiers retournaient chez eux. On laissait entrevoir au prince Maurice qu'en cas de retard de la part du général Mack, on n'accorderait pas cette faveur.]

[29: On a vu plus haut que des environs d'Ingolstadt il avait été envoyé contre l'archiduc Ferdinand, pour empêcher sa réunion avec la grande armée par la Bohême.]

[30: L'empereur avait reçu la nouvelle du désastreux combat naval de Trafalgar.

L'amiral Villeneuve, après son combat contre l'amiral Calder, avait rallié l'escadre du Ferrol et était allé à Cadix avec l'escadre espagnole. L'empereur avait sans doute ordonné au ministre de la marine de lui retirer le commandement de ses flottes, car celui-ci envoya l'amiral Rosilly pour le remplacer. Il en prévint Villeneuve par un courrier; y ajouta-t-il quelques reproches, c'est ce que j'ignore: mais il fallait bien qu'il y eût quelque chose de semblable, puisque Villeneuve sortit de Cadix sans but avec les flottes française et espagnole, pour attaquer l'escadre anglaise, commandée par Nelson.

L'engagement eut lieu au cap Trafalgar. Nous avions en tout trente vaisseaux ou même trente-un. Les Anglais n'en avaient pas au-delà de trente-deux ou trente-trois, et cependant nous fûmes non seulement battus, mais détruits; en résultat, nous perdîmes dix-huit vaisseaux, le reste rentra à Cadix. À la vérité, l'amiral Nelson fut tué dans le combat, mais cela ne faisait rien à l'honneur des armes. Villeneuve fut pris et emmené en Angleterre.

L'amiral espagnol Gravina fut blessé, et mourut des suites de sa blessure. On reprocha beaucoup à l'amiral Dumanoir, qui commandait quatre vaisseaux de réserve, d'avoir amené sans combattre; on prétendit que, s'il avait attaqué, il aurait réparé les affaires; il fut traduit à un conseil de guerre, et acquitté, comme cela était habituel.]

[31: Les Français pourraient aujourd'hui parler avec plus de raison de l'ambition de la Russie.]

[32: L'empereur venait de recevoir de M. Delaforest, son ministre à Berlin, l'avis que la cour de Prusse avait pris parti pour les coalisés, et qu'elle envoyait M. de Haugwitz à son quartier-général pour le lui signifier. Le ministre arriva effectivement à Brunn peu de jours après moi; comme l'empereur avait déjà bien assez d'ennemis sur les bras, il ne voulut pas donner à la Prusse l'occasion de se compromettre encore. Il renvoya M. de Haugwitz à son ministre des relations extérieures, qui était à Vienne, et auquel il écrivit en conséquence, bien persuadé que, si la bataille qu'il se disposait à livrer était heureuse, les affaires de la Prusse s'arrangeraient facilement, et que, si au contraire il la perdait, sa position ne serait pas plus mauvaise. Cette politique se trouvait dans l'intérêt de la Prusse.]

[33: On remarquera facilement que l'auteur nomme souvent un maréchal pour indiquer son corps d'armée, et un général de division pour indiquer la division commandée par ce général.]

[34: C'est dans ce moment que l'empereur envoya du champ de bataille, son aide-de-camp Lebrun, porter la nouvelle du succès à Paris, et qu'il envoya également un officier à l'électeur de Bavière et à celui de Wurtemberg.]

[35: Jusqu'en 1806, nous avons vu l'infanterie russe mettre ses havresacs par terre, avant de commencer le feu, de manière que, quand elle était repoussée, elle perdait tous ses bagages.]

[36: Nous étions au 5 décembre à la pointe du jour; la bataille avait eu lieu le 2.]

[37: Il faut observer que les débris de l'armée russe avaient beaucoup de chemin à faire pour venir s'opposer à Davout.]

[38: Cependant l'armistice ne devait concerner les Russes qu'après que l'empereur Alexandre aurait accepté les conditions arrêtées à l'entrevue des deux empereurs, et ce n'est que dans la nuit du 4 au 5 qu'il m'a donné sa parole d'y souscrire.]

[39: Effectivement trente-six mille Russes y étaient avec le général Buxhoewden; ils auraient été joints aux Prussiens, si nous eussions perdu la bataille.]

[40: Le général Junot était ambassadeur en Portugal. L'empereur, voulant lui fournir une occasion de se distinguer, lui avait envoyé ordre de venir le joindre à l'armée; il arriva deux jours avant la bataille. Quand il aurait toisé son chemin de Lisbonne à Austerlitz, il ne serait jamais arrivé plus à propos.]

[41: Il avait, depuis un ou deux ans, fait embrasser la carrière militaire à son frère Joseph, et lui avait donné le commandement du 4e régiment de ligne au camp de Boulogne. Ce prince présidait à Paris le conseil des ministres en l'absence de l'empereur.]

[42: C'est pendant le séjour à Munich que l'on abandonna le calendrier républicain, pour reprendre le calendrier ancien.]

[43: On regarda avec raison la retraite de M. Chaptal comme un malheur: c'était l'homme de France le plus fait pour donner de l'essor à l'industrie nationale; il avait une opinion à lui, et avait le courage de la défendre; il n'entretenait l'empereur que d'idées de paix. La méchanceté fit parvenir aux oreilles de l'empereur des contes absurdes sur de prétendues spéculations de ce ministre. Il était naturel qu'ayant dans sa fortune de grands établissemens de chimie, il ne les détruisît point, par la raison qu'il était ministre.

L'empereur reconnut plus tard qu'on l'avait trompé; M. Chaptal était un des hommes dont la conversation lui plaisait le plus, et des lumières duquel il faisait le plus de cas: aussi était-il toujours un des premiers sur la liste des personnes qui avaient chez l'empereur la faveur des entrées particulières.]

[44: L'empereur traitait Clarke en enfant qui aurait pleuré, si on n'avait pas fait attention à lui. Jamais homme n'a été aussi malheureusement organisé que Clarke; courtisan par nature, on ne sait ce qu'il n'aurait pas fait pour obtenir un regard d'approbation de l'empereur.]

[45: D'Etten, d'Essen et de Werden dans le comté de la Marche.]

[46: Notre opinion était fondée sur ce que lord Yarmouth avait suivi la négociation jusqu'au mois d'août, époque à laquelle lord Lauderdale fut envoyé à Paris: on savait celui-ci tenir à la faction Grenville, et opposé à M. Fox, qui, étant malade de la maladie dont il mourut dans le milieu du mois suivant, eut peu d'influence sur le choix du négociateur, et sur la conduite des négociations.

Nous avons pensé que lord Lauderdale n'avait été envoyé que pour entraver et rompre ces négociations, parce que, dès son arrivée, il refusa de reconnaître la base sur laquelle négociait lord Yarmouth. Dès-lors on cessa de s'entendre et tout parut fini, quoique cependant il ne quittât Paris qu'après que l'empereur fut parti pour l'armée, sans doute pour accréditer l'opinion que c'était la France qui avait rompu.

Je crains d'avoir un peu trop disposé le lecteur à placer la cause de la rupture dans les jactances de la jeunesse de Paris, et les alentours du grand-duc de Berg, qui n'était pas le seul à former des projets. L'empereur n'était pas de caractère à se laisser entraîner par ces petites intrigues. Il jugea la guerre inévitable, parce qu'elle n'était que la conséquence des projets de la coalition qui ne fut jamais dissoute, qui modifia ses plans, mais n'y renonça jamais.

Sur des esprits aussi invariablement prévenus que ceux qui dirigeaient les cabinets étrangers, sur des têtes vaines et vindicatives, l'Angleterre avait trop de prise pour éviter l'occasion de renouer la partie; elle venait de faire rejeter le traité fait entre la Russie et la France par M. d'Oubril. Des relations d'amitié liaient déjà les deux cours de Prusse et de Russie; l'Angleterre avait donc une position facile à prendre. Ce qu'il y a de certain, c'est que l'empereur était loin de vouloir la guerre, qui ne pouvait que remettre l'avenir en problème, et que le roi de Prusse ne s'en souciait pas; tous deux la firent malgré eux, l'un y fut contraint et l'autre entraîné. Les femmes, les jeunes gens et les ambitieux y contribuèrent plus que ces deux souverains.]

[47: Il remplaça le maréchal Lefebvre, qui commandait le 5e corps, par le maréchal Lannes, qu'il avait ramené de Paris, et il donna le commandement de la garde à pied au maréchal Lefebvre.]

[48: Le prince de Hohenlohe, qui commandait cette armée, garda Montesquiou pendant toute la bataille. On dit même qu'il ne fit remettre au roi la lettre dont Montesquiou était porteur qu'après la bataille.]

[49: En venant de Weimar à Naumbourg, l'empereur avait passé d'abord par la position dans laquelle le roi de Prusse avait combattu, et ensuite par celle qu'avait occupée le maréchal Davout. Les deux champs de bataille étaient encore couverts de débris.]

[50: «M. le général Savary, restez toute la journée dans votre position. Portez-vous partout où vos chevaux pourront aller. Si vous pouviez aller jusqu'à Fehrbellin, il serait possible que vous y trouvassiez quelque chose. Si vous prenez des chevaux, envoyez-les à Spandau, pour monter les dragons. Surtout envoyez-moi des renseignemens; si vous en avez d'importans, vous pourrez les envoyer directement au grand-duc de Berg, qui sera à Oraniembourg.

«Sur ce, etc.

NAPOLÉON.

«À Potsdam, ce 26 octobre 1806, à 4 heures du matin.». ]

[51: Ces capitulations étaient plutôt des démissions du service militaire, car les hommes, pour la plupart, retournaient chez eux.]

[52: Duroc n'était pas dans l'habitude de se trouver sur le passage de l'empereur, chaque fois qu'il sortait ou rentrait.]

[53: Il fallait que ces gouverneurs eussent perdu la tête, car peu de jours auparavant, des détachemens de troupes égarés s'étaient présentés devant les mêmes places, dont l'entrée leur avait été refusée.]

[54: Mes instructions étaient ainsi conçues:

«Berlin, le 18 novembre, au quartier-général.

«D'après les intentions de l'empereur, vous voudrez bien, général, partir sur-le-champ pour vous rendre devant Hameln.

«Vous prendrez le commandement des troupes qui bloquent cette forteresse, et vous aurez soin de faire retrancher par de bonnes redoutes tous les postes du blocus.

«Vous ferez prendre dans la place de Binteln des obusiers et des canons pour bombarder la ville, y mettre le feu, et accélérer la reddition. Vous ferez garnir les redoutes de petites pièces de campagne, afin d'empêcher l'ennemi de faire lever le blocus, et afin de suppléer, au moyen des retranchemens et d'un bon service, au peu de troupes que vous avez sous vos ordres.

«Aussitôt votre arrivée, vous ferez passer à l'empereur l'état de l'organisation du blocus, et vous correspondrez avec moi le plus fréquemment possible.

«Vous tirerez vos vivres et tout ce dont vous aurez besoin du pays d'Hanovre.

«Le 12e régiment d'infanterie légère doit être parti aujourd'hui de Cassel pour Hameln. S'il n'était pas arrive, vous écririez au général Lagrange, à Cassel, de le faire venir sans délai, et si vous aviez réellement besoin d'un plus grand nombre de troupes, vous demanderiez également au général Lagrange quelques uns des détachemens de cavalerie qu'il a à Cassel. L'intention de S. M. est que vous suppléiez par de bonnes dispositions, de l'activité et de l'énergie, au peu de troupes que vous avez.

«S. M. vous autorise, au surplus, à accorder à la garnison une capitulation par laquelle elle sera prisonnière de guerre, les officiers sur parole et les soldats envoyés en France. Vous aurez soin que toutes les caisses des régimens et tout ce qui appartiendrait au roi de Prusse nous restent.—Faites-moi passer aussi, général, un rapport qui fasse connaître l'état de la place de Binteln.»]

[55: «Monsieur le duc,

«Le roi a vu avec un extrême mécontentement que vous ayez appelé l'attention publique sur de funestes souvenirs dont il avait commandé l'oubli à tous ses sujets.

«Sa Majesté m'ordonne en conséquence de vous faire connaître que son intention est que vous vous absteniez de vous présenter dans son palais.

«J'ai l'honneur d'être avec considération, monsieur le duc,

«Votre très humble et obéissant serviteur.

«Le président du conseil des ministres, chargé du portefeuille de la maison du roi pendant l'absence de M. le marquis de Lauriston.

«Signé comte de VILLÈLE.»]

[56: Voyez chapitre V.]

[57: Éclaircissemens donnés par le citoyen Talleyrand à ses concitoyens.—À Paris, chez Laran, libraire, Palais-Égalité, galerie de bois, n° 245, an VII.]

[58: Voyez chapitre V.]

[59: Le lendemain, ajoute M. de Massias, il fit une distribution publique et solennelle des croix de la Légion-d'Honneur, qu'il avait nouvellement instituée. D'après ses réglemens, j'y avais droit, et comme chargé d'affaires, et comme portant les épaulettes de colonel; il la distribua à tous mes collègues présens, et je fus le seul à qui il ne la donna pas. Le général Lannes, que je vis le soir, me dit que l'empereur avait été très content de mon courage et de ma probité, mais qu'il avait voulu punir mon manque de respect envers mon supérieur.

Je revins à Carlsruhe. Un ou deux mois après mon retour, on me dit qu'un chambellan de Sa Majesté demandait à me parler; c'était M. le comte de Beaumont, qui me remit une lettre du grand-maréchal du palais, Duroc, dans laquelle il était dit que l'empereur devant bientôt envoyer à Carlsruhe sa fille adoptive, la princesse Stéphanie, épouse du grand-duc de Bade, il la confiait à mes soins et à ma probité; que, pour tout ce qui la concernait, je ne devais point correspondre avec le ministre des affaires étrangères, mais directement avec lui-même.

Un an environ après l'arrivée de la princesse, l'empereur me nomma résident-consul-général à Dantzick. J'occupais à peine depuis huit jours ce nouveau poste, que je reçus ma nomination à la place d'intendant de la ville, avec de gros émolumens.

À mon retour en France, où ma santé me força de revenir en congé, il me nomma baron, avec l'autorisation de créer un majorat.]

[60: Il serait possible que cette lettre fût celle dont l'empereur Napoléon a voulu parler en répondant à M. O'Méara, quand il s'est plaint qu'on ne la lui avait remise qu'après la mort du prince… D'après des informations prises auprès des personnes attachées au cabinet de l'empereur, on n'a point eu connaissance d'une lettre du duc d'Enghien.]

[61: Pièce n° 3 au Recueil public par M. Dupin.]

[62: Extrait de l'ouvrage intitulé: Notice historique sur S. A. I. monseigneur le duc d'Enghien, par un bourgeois de Paris, pages 150 et 151, chez Blaise, libraire, rue Férou, Paris, 1822, 1 volume.]

[63: Cet ordre a été donné le jour même de la tenue du conseil privé.]

[64: L'ordre précédent, du premier consul au ministre de la guerre, est du 10 mars, à onze heures du soir. Le ministre l'aura transmis au général Ordener, au plus tôt à deux ou trois heures du matin le 11; il est probable que le général n'aura pu partir que le soir de ce même jour.]

[65: Il avait donc été question de ces émigrés avant la tenue du conseil privé du 10. Alors, comment M. de Talleyrand n'a-t-il pas fait avertir le duc d'Enghien même avant la tenue de ce conseil?]

[66: Ce décret du 16 est la conséquence de la lettre de M. de Talleyrand, en date du 11. Elle a donc été remise au moins le 15.

Probablement, M. de Massias avait écrit le même jour, et conséquemment sa lettre aura dû arriver à Paris avant le duc d'Enghien, qui n'est parti de Strasbourg que le 18 au soir.]

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