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Mémoires du duc de Rovigo, pour servir à l'histoire de l'empereur Napoléon, Tome 2

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CHAPITRE XV.

Nouveaux envoyés de l'empereur d'Autriche.—Défaite de Trafalgar.—Mission au quartier-général russe.—L'empereur Alexandre.—Longue conférence avec ce souverain.—Ses vues et ses projets.—M. de Nowosilsow.—Retour au camp français.—Nouvelle mission près de l'empereur de Russie.—Le prince Dolgorouki est envoyé près de l'empereur Napoléon.

Depuis l'occupation de Vienne, et l'affaire de Hollabrunn, l'empereur était fort sollicité par tout ce qui l'entourait de faire la paix; il y était assez disposé: mais les Russes étaient en présence, il fallait d'abord se mesurer.

Il lui arriva le lendemain deux envoyés de la part de l'empereur d'Autriche, parmi lesquels était M. de Stadion; je ne me rappelle pas le nom de l'autre, je crois que c'était encore le général Giulay. L'empereur les reçut, leur parla sans doute de ses intentions; mais comme ces messieurs ne venaient encore traiter que pour l'Autriche, annonçant que l'empereur de Russie enverrait incessamment lui-même quelqu'un pour ce qui le concernait, l'empereur Napoléon qui voulait absolument que cette puissance fût comprise dans le traité, comme il l'avait fait connaître précédemment, les renvoya.

M. de Talleyrand avait reçu ordre de venir à Vienne, dont le général
Clarke avait été nommé gouverneur.

L'empereur lui adressa MM. les députés autrichiens, et donna à leur sujet quelques instructions particulières au général Clarke, après quoi, il continua ses opérations militaires.

Il y avait déjà plusieurs jours qu'il était à Brunn, lorsqu'il fit rapprocher le corps de Bernadotte; il avait, pour sentir l'approche d'un événement, un tact qui le rendait le maître de le faire tourner comme il lui convenait.

Il me fit appeler à la pointe du jour; il venait de passer la nuit sur ses cartes, ses bougies étaient brûlées jusqu'aux flambeaux: il tenait à la main une lettre; il fut quelques momens sans me parler, puis tout à coup il me dit: Allez-vous-en à Olmutz; vous remettrez cette lettre à l'empereur de Russie, et vous lui direz qu'ayant appris qu'il était arrivé à son armée, je vous ai envoyé le saluer de ma part. Il ajouta: S'il vous questionne, vous savez ce qu'on doit répondre en pareille circonstance[30].

Je quittai l'empereur pour gagner nos avant-postes, à Wichau, où je pris un trompette, pour me rendre à ceux des Russes, sur la route d'Olmutz; ils n'étaient qu'à environ une lieue des nôtres.

Je trouvai que nous étions bien avancés à Wichau, et hors de notre ligne naturelle; mais les officiers qui y étaient, devaient le voir et se tenir sur leurs gardes. Je continuai ma route.

Je fus retenu au premier poste de cosaques, jusqu'à ce que l'on eût fait prévenir le prince Bagration, qui commandait l'avant-garde russe, lequel envoya pour me recevoir, le prince Trichetskoï, par qui je fus conduit près de lui. De l'avant-garde, on me mena à Olmutz, chez le général en chef Kutusow; ce petit voyage se fit la nuit, à travers toute l'armée russe, que je vis se rassembler, et prendre les armes à la pointe du jour.

J'arrivai chez le général Kutusow à huit heures du matin; il logeait au faubourg d'Olmutz; on ployait tout chez lui. Je vis bien qu'il se disposait à suivre le mouvement de son armée. Il me demanda la dépêche dont j'étais porteur pour l'empereur Alexandre, en me faisant observer qu'il était couché dans la forteresse, et qu'on ne pouvait pas m'en ouvrir les portes. Je lui répondis que j'avais ordre de la remettre en main propre, que je n'étais pas pressé, et que j'attendrais l'heure la plus commode pour l'empereur; que, s'il devait en être autrement, je le priais de me faire reconduire à nos avant-postes, et que l'empereur Napoléon enverrait ensuite sa lettre par la voie d'un trompette. Le général Kutusow n'insista pas, et partit, me laissant avec un officier de son état-major.

Je vis là une foule de jeunes russes attachés aux différentes branches ministérielles de leur pays, qui parlaient à tort et à travers de l'ambition de la France[31], et qui, dans leurs projets de la réduire à l'état de ne pouvoir plus nuire, faisaient tous le calcul de Perrette et du pot au lait.

J'étais dans une position à devoir souffrir toutes ces balivernes, et n'y répondis pas. Il était dix heures du matin, lorsqu'un mouvement eut lieu dans la rue. Je demandai ce que c'était; on me répondit: L'empereur lui-même. Il s'arrêta devant la maison dans laquelle j'étais, mit pied à terre, et entra; je n'eus que le temps de jeter mon manteau, et de tirer de mon portefeuille ma dépêche, avant qu'il fût dans la pièce où l'on me tenait.

D'un geste il fit sortir tout le monde, et nous restâmes seuls. Je ne pus me défendre d'un sentiment de crainte et de timidité en me trouvant en face de ce souverain; il imposait par son air de grandeur et de noblesse. La nature avait beaucoup fait pour lui, et il aurait été difficile de trouver un modèle aussi parfait et aussi gracieux; il avait alors vingt-six ans. J'éprouvai du regret de le voir engagé personnellement dans d'aussi mauvaises affaires que l'étaient alors celles de l'Autriche; mais aussi je compris toutes les facilités qu'avait eues l'intrigue pour obtenir des succès sur un esprit qui ne pouvait pas encore avoir assez d'expérience pour saisir toutes les difficultés qui existaient pour conduire à bonne fin tout ce qui était à l'horizon politique de l'Europe dans l'hiver de cette année 1805. Je lui remis ma lettre, en lui disant que «l'empereur, mon maître, ayant appris son arrivée à son armée, m'avait chargé de lui porter cette dépêche, et de venir le saluer de sa part.» L'empereur Alexandre avait déjà l'ouïe un peu dure du côté gauche: il approchait l'oreille droite pour entendre ce qu'on lui disait.

Il parlait par phrases entrecoupées; il articulait assez fortement ses finales, de sorte que son discours n'était jamais long. Au reste, il parlait la langue française dans toute sa pureté, sans accent étranger, et employait toujours ses belles expressions académiques. Comme il n'y avait point d'affectation dans son langage, on jugeait aisément que c'était un des résultats d'une éducation soignée.

L'empereur, prenant la lettre, me dit: «Je suis sensible à la démarche de votre maître; c'est à regret que je suis armé contre lui, et je saisirai avec beaucoup de plaisir l'occasion de le lui témoigner. Depuis long-temps, il est l'objet de mon admiration.»

Puis, changeant de sujet, il me dit: «Je vais prendre connaissance du contenu de sa lettre, et vous en remettrai la réponse.»

Il passa dans une autre pièce, et me laissa seul dans celle où j'étais. Il revint après une demi-heure, et tenant sa réponse l'adresse en dessous, il commença ainsi:

«Monsieur, vous direz à votre maître que les sentimens exprimés dans sa lettre m'ont fait beaucoup de plaisir; je ferai tout ce qui dépendra de moi pour lui en donner le retour. Je ne suis point disposé à être son ennemi ni celui de la France. Il doit se rappeler que du temps de feu l'empereur Paul, n'étant encore que grand-duc, lorsque les affaires de la France éprouvaient de la contrariété et ne rencontraient que des entraves dans la plupart des cabinets de l'Europe, je suis intervenu, et ai beaucoup contribué, en faisant prononcer la Russie, à entraîner par son exemple toutes les autres puissances de l'Europe à reconnaître l'ordre de choses qui était établi chez vous. Si aujourd'hui je suis dans d'autres sentimens, c'est que la France a adopté d'autres principes, dont les principales puissances de l'Europe ont conçu de l'inquiétude pour leur tranquillité. Je suis appelé par elles pour concourir à établir un ordre de choses convenable et rassurant pour toutes. C'est pour atteindre ce but que je suis sorti de chez moi. Vous avez été admirablement servi par la fortune, il faut l'avouer; mais en allié fidèle, je ne me séparerai pas du roi des Romains (il désignait l'empereur d'Allemagne), dans un moment où son avenir repose sur moi. Il est dans une mauvaise situation, mais pas encore sans remède. Je commande à de braves gens, et si votre maître m'y force, je leur commanderai de faire leur devoir.»

Réponse. «Sire, j'ai bien retenu ce que Votre Majesté vient de me faire l'honneur de me dire. Je prends la liberté de lui faire observer que je n'ai près d'elle aucun caractère, ni n'ai d'autre mission que de lui apporter une lettre; mais Votre Majesté me parle d'événemens et de circonstances qui me sont connus; j'ai traversé la révolution de mon pays, et si elle daigne me préciser ce qu'elle vient de me faire l'honneur de me dire, je pourrai la satisfaire sur beaucoup de points. Je crois être sûr que l'empereur est plus que disposé à la paix; la démarche qu'il fait en ce moment pourrait en être une preuve, indépendamment de tout ce que je dirais à l'appui.»

L'empereur. «Vous avez raison; mais il faudrait que les propositions qui l'ont précédée fussent conformes aux sentimens qui ont dicté cette démarche. Elle fait le plus grand honneur à sa modération; mais est-ce vouloir la paix que de proposer des conditions aussi désastreuses pour un État que celles qui sont offertes au roi des Romains? Je vois que vous ne les connaissez pas.»

Réponse. «Non, sire; mais j'en ai ouï parler.»

L'empereur. «Eh bien! si vous les connaissez, vous devez convenir qu'elles ne sont pas acceptables.»

Réponse. «Sire, le respect m'impose ici un devoir que j'observe; mais puisque Votre Majesté veut bien m'écouter, j'aurai l'honneur de lui faire remarquer que l'empereur ne demande rien qui soit au-delà des prétentions qu'il peut appuyer, et qui sont le résultat d'une résolution qu'ont amenée des événemens qu'il n'avait pas provoqués. Il se croyait dans une paix profonde, surtout avec l'Autriche; il était entièrement absorbé par le travail que lui donnait son expédition d'Angleterre: il est tout à coup détourné de cette occupation, obligé d'abandonner les dépenses énormes qu'il a faites, et d'en ordonner de nouvelles pour soutenir une guerre que l'on commence sans déclaration préalable, au point que, sans un accident survenu à une de nos flottes, il eût été possible que notre armée se fût trouvée en Angleterre, lorsque les Autrichiens auraient paru sur le Rhin. La fortune couronne les efforts de l'empereur, et le met en possession de toutes les ressources de la monarchie autrichienne. Son armée n'a encore éprouvé que des pertes insignifiantes. Dans cette situation, qu'a-t-il à craindre des suites de la guerre? Si elle se prolonge, elle ne peut qu'augmenter sa puissance. En admettant qu'il perde une bataille, elle n'aurait pas de conséquence bien fâcheuse pour lui. C'est aujourd'hui Vienne qui est sa capitale: son armée n'a plus rien de commun avec la frontière de France. Mais si l'Autriche éprouve une défaite, sire, quelles peuvent en être les suites? Sur quoi établira-t-on les négociations? Si donc, dans cette situation, l'empereur fait le premier des ouvertures de paix, on ne peut en soupçonner la sincérité. Il a cru devoir faire le premier pas, pour ménager la dignité de sa partie adverse; mais il veut une paix durable avec de bonnes garanties.»

L'empereur. «C'est précisément pour obtenir une paix durable qu'il faut proposer des conditions raisonnables, qui ne blessent point. Sans cela, elle ne peut être durable.»

Réponse. «Oui, sire; mais il ne faut point faire la guerre à ses dépens. Que Votre Majesté considère ce que l'empereur perd par son départ de Boulogne; quelle circonstance il manque pour la fin de la guerre d'Angleterre; le temps inutilement employé, et enfin, sire, la flotte qu'il vient de perdre, par une suite de tout cela. Que dirait la nation, si elle ne voyait pas des compensations de l'inutilité de tous les sacrifices qui lui ont été imposés pour une opération dont le succès était lié à son existence? Ensuite quelle garantie de plus lui donnera-t-on, pour la durée de cette paix, qu'on ne lui avait donnée pour la durée de la précédente, qui cependant a été rompue d'une manière jusqu'à présent sans exemple?

«Il me semble que, quelle que soit la paix que l'empereur fasse avec l'Autriche, il n'y a que les alliés qui y gagneront, et que, quant à lui, il en sortira toujours avec des pertes réelles: le seul avantage qu'il puisse en retirer, c'est la diminution de la puissance de son ennemi.»

L'empereur. «C'est précisément cette disposition à diminuer la puissance de ses voisins et à augmenter la sienne qui inspire de la crainte à tout le monde, et lui suscite continuellement des guerres. Vous êtes déjà une nation si forte par vous-mêmes, par votre réunion sous les mêmes lois, par l'uniformité de vos habitudes et de votre langage, que vous inspirez naturellement de l'effroi. Qu'avez-vous besoin de vous agrandir continuellement?»

Réponse. «Je ne comprends pas ce que Votre Majesté veut me dire par nos agrandissemens continuels, et hormis Gênes, je ne sache pas que nous ayons acquis un arpent de terre au-delà de ce qui a été concédé et reconnu par nos traités de paix, que nous avons été obligés de sceller deux fois de notre sang. Si c'est là-dessus que l'on veut revenir, c'est un compte à ouvrir de nouveau, quoique cette première querelle de la révolution, dans laquelle nous n'étions pas agresseurs, ait été jugée dans tant de champs de bataille; nous ne craindrons pas de nous y présenter de nouveau. Je ne vois que Gênes que nous ayons acquis depuis le traité de Lunéville.»

L'empereur. «Gênes d'abord, et ensuite l'Italie, à laquelle vous avez donné une forme de gouvernement qui la met sous vos lois.»

Réponse. «Je puis répondre à cela, sire, que nous avons pris Gênes malgré nous.»

L'empereur. «Qui vous y obligeait?»

Réponse. «Sa position, et sa situation morale et physique. Votre Majesté serait dans l'erreur, si elle supposait qu'il y a eu un calcul d'intérêt ou d'ambition dans cette réunion.

«Gênes, depuis long-temps, n'avait plus que ses palais de marbre; depuis plus long-temps encore, cette petite république ne vivait que des capitaux acquis dans un commerce autrefois considérable, mais presque anéanti depuis par la faiblesse d'un gouvernement qui ne pouvait plus protéger sa navigation, même contre les Barbaresques; elle en était, sous ce rapport, au même point que Venise.

«Avant notre entrée en Italie, Gênes n'avait plus que son nom et son antique réputation; son port devenait nul pour elle par le blocus des Anglais, que nous avions exclus de sa fréquentation. Son territoire était presque aussi nul, comparativement au besoin de sa population, et comme nos douanes bordaient sa frontière, les Génois étaient de tous côtés entourés de difficultés.

«Ajoutez à cela que la bonté de son port et l'étendue de sa fortification, qui peut contenir une armée, lui attiraient une garnison étrangère, que lui envoyait la puissance principale, dès que la guerre commençait en Italie.

«Placée ainsi entre tous les inconvéniens de sa position, et n'ayant aucun des avantages de la protection d'une grande puissance, elle devait, ou compléter sa ruine, ou se jeter dans les bras d'un protecteur. Je demande à Votre Majesté qui elle pouvait choisir pour éviter les inconvéniens que je viens de citer?

«Nous avons pris Gênes avec son actif et son passif; ce dernier était supérieur à l'autre. Il en est résulté conséquemment une charge pour le trésor public.

«Si la réunion de Gênes avait été un calcul d'ambition, on n'eût pas tant tardé à le faire, parce qu'on s'aperçoit toujours de ce qui nous est le plus avantageux. Alors, dans nos différentes transactions avec l'Autriche, nous étions en position d'y placer cette stipulation, à laquelle elle n'aurait pas pu nous faire renoncer.

«Quant à l'Italie, j'ai un argument plus fort encore. Elle est tout entière notre conquête; nous l'avons arrosée de notre sang; deux fois elle a retrouvé sa liberté et son existence politique par nos efforts. Si elle a commencé par une forme républicaine, c'était pour être en harmonie avec sa puissance conservatrice. Les deux changemens qui ont eu lieu depuis sont une conséquence de l'intérêt qui l'associa à nos destinées. Elle a les mêmes lois, les mêmes usages et les mêmes réglemens administratifs que la France. Nous nous sommes réciproquement communiqué ce que nous avons cru devoir adopter de nos habitudes, et si, en dernier lieu, elle a su se placer sous la protection d'un gouvernement monarchique, comme venait de le faire la France, ne devait-elle pas choisir un monarque puissant, de l'appui duquel un État nouveau a toujours besoin? Dans ce cas, elle n'avait à opter qu'entre l'Autriche et la France.

«Nous venions de nous battre dix ans pour la conquérir, l'agrandir, l'arracher partie par partie aux Autrichiens, la constituer; eussions-nous souffert un choix qui aurait détruit notre ouvrage? Si l'Autriche n'a pas renoncé à l'Italie, nous nous battrons encore pour celle-ci, et si elle y a renoncé de bonne foi, peu lui importe comment l'Italie se gouverne.

«Quant à elle, pouvait-elle, ayant besoin d'un protecteur, ne pas remettre avec confiance ses destinées dans la main de son fondateur et de son régénérateur, intéressé plus que personne au sort des contrées qui sont le berceau de sa gloire?

«L'empereur, en m'envoyant près de Votre Majesté, était bien loin de se douter que la guerre prenait sa source dans ces questions; et si elles en sont le motif, non seulement je n'entrevois pas la possibilité de faire la paix, j'entrevois au contraire une guerre universelle.»

L'empereur. «Ceci n'est pas mon intention, et si celle de votre maître est telle que chacun puisse y trouver sa sincérité, il joindra à ses immenses travaux la plus grande de toutes les gloires, celle d'avoir mis fin à tant de calamités en faisant le sacrifice des avantages auxquels il pouvait prétendre; et je suis persuadé qu'il ne sera pas insensible à la reconnaissance qu'on lui portera pour avoir fait, par sa modération, ce qu'il aurait pu arracher par la force.»

Réponse. «Je lui rapporterai exactement ce que Votre Majesté me fait l'honneur de me dire; mais je la prie de considérer que c'est pour la troisième fois que nous en traitons avec l'Autriche; que dans la deuxième transaction, où nous pouvions beaucoup, nous n'avons imposé pour condition que la ratification de la première. Si cette fois nous nous en tenons encore là, qui nous dit que, dans une circonstance que l'on croira favorable, on ne reviendra pas encore sur cette question?»

L'empereur. «C'est donc pourquoi il faut adopter des idées raisonnables et renoncer à une domination inquiétante pour tous vos voisins.»

Réponse. «Alors c'est la révision de tout ce qui a été fait depuis dix ans; or, si l'on nous demande cela dans la situation où nous sommes, nous pouvons augurer de ce qu'on nous aurait imposé, si nous avions été vaincus; nous devons par conséquent profiter aussi des faveurs de la fortune et former des demandes proportionnées à celles qu'on nous aurait faites.

«Ce n'est pas nous qui avons suscité ni commencé la guerre: elle nous a été heureuse, nous ne devons pas en supporter les frais, et je suis bien persuadé que l'empereur n'y souscrira pas.

L'empereur. «Tant pis, parce que, malgré le cas particulier que je fais de son talent, et le désir que j'ai de pouvoir bientôt me rapprocher de lui, il m'obligera d'ordonner à mes troupes de faire leur devoir.

Réponse. «Cela pourra être fâcheux; mais nous ne serons pas venus de si loin pour éviter l'occasion de leur donner une nouvelle preuve de notre estime. Nous nous flattons qu'elle ne diminuera rien de la bonne opinion qu'elles ont emportée de nous. Si cela doit être, je prie Votre Majesté de considérer que je ne suis point venu près d'elle comme un observateur, et combien elle me ferait de tort, si, usant de sa puissance, elle me retenait et me privait ainsi de l'occasion de remplir mon devoir, si les armées doivent se mesurer.»

L'empereur. «Non, non; je vous donne ma parole que vous ne serez pas retenu, et que vous serez reconduit chez vous ce soir même.»

La conversation finissait; l'empereur me remettant sa réponse à la lettre que je lui avais apportée, tenant toujours l'adresse en dessous, il me dit: «Voici ma réponse; l'adresse ne porte pas le caractère qu'il a pris depuis. Je n'attache point d'importance à ces bagatelles; mais cela est une règle d'étiquette, et je la changerai avec bien du plaisir aussitôt qu'il m'en aura fourni l'occasion.

Je lus l'adresse, qui portait ces mots: «Au chef du gouvernement français.»

Je lui répondis: «Votre Majesté a raison; cela ne peut être qu'une règle d'étiquette, et l'empereur aussi ne la jugera pas différemment. Comme général en chef de l'armée d'Italie, il commandait déjà à plus d'un roi; content et heureux du suffrage des Français, ce n'est que pour eux qu'il trouve de la satisfaction à être reconnu. Néanmoins je lui rendrai compte des dernières paroles de Votre Majesté.»

Il me donna congé: je fus conduit plus tard par la route de Brunn à quatre ou cinq lieues de là, dans un bourg d'où l'empereur de Russie venait de partir, mais où toute sa chancellerie était encore. On m'y garda le reste de la journée; pendant ce temps, je vis passer les gardes russes, qui arrivaient de Saint-Pétersbourg à l'armée. C'était une troupe magnifique, composée d'hommes énormes, et qui ne paraissaient pas trop fatigués d'un aussi long voyage.

Vers le soir, M. de Nowosilsow, attaché aux relations extérieures de Russie, vint me faire connaître que l'empereur de Russie était parti pour l'armée, et qu'il avait donné ordre au prince Adam Czartorinski, son ministre des relations extérieures, de me faire reconduire à nos avant-postes; que, d'après ce que j'avais dit à l'empereur, il avait jugé à propos de me faire accompagner par lui (M. de Nowosilsow), afin de connaître les intentions de notre empereur; que, dans tous les cas, il fallait que lui, M. de Nowosilsow, s'abouchât avec M. de Haugwitz, ministre du roi de Prusse, qui devait être à Brunn, ou sur le point d'y arriver, et que la mission de M. de Haugwitz près de l'empereur exigeait préalablement que lui, M. de Nowosilsow, eût une conférence avec ce ministre prussien.

Cette étrange communication ne pouvait m'entrer dans l'esprit. Il aurait fallu que je me prêtasse à des facilités de rapports entre les ministres de Prusse et de Russie; je ne pus m'empêcher d'en rire, et je répondis à M. de Nowosilsow que, si son cabinet voulait l'envoyer en mission près du nôtre, il y avait des formes et des usages pour cela; qu'il les connaissait bien; que quant à moi, si on m'obligeait à l'emmener, je lui déclarais que je le déposerais au premier poste de nos troupes, où il resterait jusqu'à ce que j'eusse pu instruire l'empereur de son arrivée, et qu'il eût reçu l'autorisation de pousser jusqu'au quartier-général.

Comme cela faisait manquer à M. de Nowosilsow le but qu'il se proposait, il abandonna l'idée de m'accompagner plus loin que Vichau, où l'armée russe entière s'était postée, après en avoir chassé notre avant-garde et lui avoir fait quelques centaines de prisonniers.

On me mena à Vichau, chez l'empereur de Russie, qui était dans le même appartement où j'avais laissé notre général d'avant-garde l'avant-veille; il ne me reçut point, et me fit conduire à nos avant-postes.

Je les trouvai à moins d'une portée de canon de ceux des Russes, et quoiqu'il fût nuit, l'on me permit de repasser dans notre armée. Mon trompette sonna; cela était contre l'usage, néanmoins on vint me reconnaître et me recevoir; je renvoyai l'escorte russe, et me fis conduire près de l'empereur. Il avait été toute la journée à cheval sur le terrain où s'était passée cette affaire d'avant-garde, et il était encore dans la maison de poste de Posoritz à six cents toises de ses dernières vedettes, lorsque je le rejoignis.

Il ne concevait pas qu'on eût permis mon retour à cette heure-là; je lui remis la lettre de l'empereur de Russie, et lui rendis compte mot pour mot de tout ce qu'il m'avait dit.

J'y ajoutai (comme ma propre observation) que toute la jeunesse russe de la plus grande qualité était là, qu'elle ne respirait que bataille; que je regardais l'action comme inévitable, à moins qu'il ne trouvât à concilier les affaires, conformément au désir qu'on manifestait (je faisais allusion à l'empereur de Russie).

Il rêva quelque temps; puis rapprocha ce que lui avait dit à Ulm le maréchal Mack de ce que je lui rapportais[32]. Tout cela déroulait devant lui l'existence de bien singuliers projets; il s'étonnait toujours de n'en avoir rien appris auparavant par son ministre des relations extérieures.

Il me prit à part, et me dit: «Prenez un trompette, et faites en sorte de retourner chez l'empereur de Russie; vous lui direz que je lui propose une entrevue demain, à l'heure qui lui conviendra, entre les deux armées, et que, bien entendu, il y aura, pendant ce temps-là, une suspension d'armes de vingt-quatre heures.»

Je partis, après avoir donné quelques autres détails à l'empereur; à la suite desquels il fit commencer le mouvement rétrograde qu'il avait préparé, pour aller prendre la position qu'il avait reconnue et adoptée comme définitive quelques jours auparavant.

Depuis mon premier départ pour le quartier-général de l'empereur de Russie, il avait ordonné la réunion de l'armée, et il attendait dans la journée du lendemain tout ce qu'il avait de troupes sur la rive gauche du Danube, même le corps de Bernadotte, qu'il avait rappelé d'Iglau, où il n'avait laissé que le général bavarois Wrede avec les troupes de cette nation.

Je rentrai aux avant-postes russes environ deux heures après que j'en étais sorti; comme on me reconnut (on n'avait pas même relevé les vedettes), on me reçut, et on me conduisit chez le général commandant l'avant-garde sur ce point, qui ne crut pas devoir se permettre de me faire conduire ailleurs que chez le prince Bagration, son chef immédiat. Je fus donc promené la nuit, à cheval, de bivouac en bivouac, chez le prince Bagration, que nous trouvâmes enfin, et qui ne voulut pas m'envoyer à l'empereur de Russie sans la permission du général en chef. La nuit s'écoulait; il n'y avait pas trop de temps pour préparer l'entrevue qui devait avoir lieu le lendemain. Je me déterminai à écrire, du lieu où j'étais, un billet ainsi conçu:

«Au prince Czartorinski.

«Prince,

«À peine étais-je sorti des avant-postes russes, que j'y suis rentré, porteur d'une communication verbale pour Sa Majesté l'empereur de Russie; elle est de nature à être suivie d'explications que je ne crois pas devoir écrire, et je ne pense pas que Votre Excellence puisse prendre sur elle d'y répondre, ni de m'empêcher de parvenir jusqu'à l'empereur. Du moins, je prends acte de la communication que j'ai l'honneur de lui faire, afin que, dans aucun cas, on ne puisse m'imputer les événemens qui pourraient être la suite d'un refus de m'entendre.

«Je suis, etc.»

Ce billet fut porté à Vichau au prince Czartorinski, par un officier de l'état-major du prince Bagration, qui rapporta l'ordre de me faire conduire chez le général de cavalerie Wittgenstein, dont le quartier était sur la grande route très près de Posoritz. J'y arrivai comme le jour commençait, et je n'y attendis pas plus d'une heure.

L'empereur de Russie vint lui-même. Il se portait en avant, et pendant que j'étais chez le général Wittgenstein, on vint lui rendre compte que nous nous retirions. Tous les jeunes gens qui étaient là croyaient réellement que nous avions peur, et que nous cherchions à leur échapper. L'empereur entra, et me demanda de quelle mission j'étais chargé.

«Sire, répondis-je, j'ai rapporté fidèlement à l'empereur tout ce que Votre Majesté m'a fait l'honneur de me dire hier. Il m'a chargé de venir de nouveau près de Votre Majesté, et de lui faire connaître le désir qu'il a de la voir. En conséquence, il lui propose une entrevue aujourd'hui entre les deux armées. L'empereur se conformera aux désirs de Votre Majesté pour l'heure, le lieu et le nombre de personnes dont chacun des souverains devra être accompagné. Seulement il y met une condition préalable: c'est qu'il sera tacitement convenu d'un armistice de vingt-quatre heures à cette occasion.

«Votre Majesté jugera elle-même de la sincérité des intentions de l'empereur, et elle pourra se persuader qu'il n'a aucune raison de craindre un événement que peut-être des hommes irréfléchis voudraient hâter, sans s'inquiéter des conséquences qui pourraient en résulter.»

L'empereur. «J'accepterais avec plaisir cette occasion de le voir, si j'étais persuadé que ses intentions fussent telles que vous me les annoncez. D'ailleurs, le temps est trop court pour se voir aujourd'hui. Je voudrais, avant de me rendre à cette entrevue, voir le roi des Romains, qui se trouve assez loin d'ici, et, en deuxième lieu, il est inutile que je me mette en rapport avec lui, si je ne dois pas en revenir satisfait.»

Réponse. «Mais en quelles mains plus sûres Votre Majesté peut-elle mettre ses intérêts que dans les siennes propres? Il me semble qu'elle réglera mieux tout ce qui la concerne que ne le feraient des tiers; au moins il ne lui restera aucune arrière-pensée.»

L'empereur. «J'ai particulièrement un grand désir de le voir et de terminer tous les différends qui nous séparent.»

Puis changeant de conversation, il me dit: «Je vais vous faire accompagner par un homme qui possède ma confiance entière. Je lui donnerai une mission pour votre maître; faites en sorte qu'il le voie: la réponse qu'il rapportera me décidera, et vous vous ferez particulièrement beaucoup d'honneur à arranger tout ceci.»

Réponse. «Puisque Votre Majesté l'ordonne, j'emmènerai qui elle voudra; mais le succès de ce qu'elle désire dépendra beaucoup du caractère particulier de la personne qu'elle enverra.»

L'empereur. «C'est le prince Dolgorouki, mon premier aide-de-camp. C'est celui dans lequel j'ai le plus de confiance, le seul auquel je puisse donner cette mission.»

Il le fit appeler: je me retirai pendant qu'il lui donna ses ordres.

L'empereur sortit, en nous donnant congé à tous deux: nous partîmes pour les avant-postes français, qui étaient si près, que les vedettes se voyaient et pouvaient se parler entre elles.

Je laissai le prince Dolgorouki à notre grand'garde, et je courus rendre compte à l'empereur de ce que j'avais fait.

Il était à se promener dans les bivouacs de l'infanterie, au milieu de laquelle il avait couché sur la paille.

Son désir de faire la paix était porté au point que, sans me donner le temps d'achever, il monta à cheval, et courut lui-même à la grand'garde; son piquet eut de la peine à le suivre. Il mit pied à terre, fit retirer tout le monde, et se promena seul sur la grande route avec le prince Dolgorouki.

La conversation s'anima bientôt et devint assez vive; il paraît que le prince Dolgorouki avait manqué de tact dans la manière de rendre ce dont il était chargé, car l'empereur lui répondit avec sécheresse: «Si c'est là ce que vous aviez à me dire, allez rapporter à l'empereur Alexandre que je ne croyais pas à ces dispositions lorsque je demandais à le voir; je ne lui aurais montré que mon armée, et je m'en serais rapporté à son équité pour les conditions; il le veut, nous nous battrons, je m'en lave les mains.»

CHAPITRE XVI.

Le carabinier.—On se prépare à livrer bataille.—Dispositions.—Attaque générale.—Bataille d'Austerlitz.—Les Russes sont culbutés sur tous les points.—Sollicitude de l'empereur pour les blessés.

Napoléon congédia le prince Dolgorouki; je restai en arrière pour dire adieu à celui-ci, et lui demander s'il avait besoin de quelque chose pour regagner les avant-postes russes; je le fis accompagner par l'officier de notre grand'garde jusqu'à la communication avec les vedettes russes.

Il me dit en nous séparant: «On veut la guerre chez vous, nous la ferons en braves gens.» Je lui répondis que je craignais qu'il n'eût à se reprocher d'avoir changé des dispositions que je savais excellentes; que cela serait malheureux, parce que non seulement l'armée russe serait battue, mais détruite, et qu'il aurait dû faire attention que c'était son maître qui la commandait en personne. Il répliqua: «Je n'ai dit que ce qu'il m'a ordonné de dire…; après cela il faut bien parler.—Alors, lui dis-je, nous ne tarderons pas à avoir de la tablature;» et je le quittai.

L'empereur me faisait déjà rappeler pour lui répéter à satiété tout ce que je lui avais dit; il s'en allait disant: «Mais il faut que ces gens-là soient fous de me demander d'évacuer l'Italie, lorsqu'ils sont dans l'impossibilité de m'arracher Vienne. Quels projets avaient-ils donc, et qu'auraient-ils fait de la France, si j'avais été battu? Par ma foi, il en arrivera ce qu'il plaira à Dieu, mais avant quarante-huit heures je la leur aurai donné bonne.»

Tout en parlant ainsi, il revint à pied jusqu'au premier poste d'infanterie de son armée; c'étaient des carabiniers du dix-septième léger. L'empereur était irrité, et il témoignait sa mauvaise humeur en frappant de sa cravache les mottes de terre qui étaient sur la route. La sentinelle, vieux soldat, l'écoutait, et s'étant mis à l'aise, il bourrait sa pipe, ayant son fusil entre ses jambes. Napoléon, en passant près de lui, dit en le regardant: «Ces b…-là croient qu'il n'y a plus qu'à nous avaler!» Le vieux soldat se mit aussitôt de la conversation: «Oh! oh! répliqua-t-il, ça n'ira pas comme ça, nous nous mettrons en travers.»

Ce bon mot fit rire l'empereur, et reprenant un air serein, il monta à cheval, et rejoignit le quartier-général.

Il ne s'occupa plus que des dispositions préparatoires de la bataille, qu'il ne voulut plus différer. Bernadotte venait de le joindre avec deux divisions d'infanterie; Soult en avait trois; le maréchal Lannes en avait deux; les grenadiers réunis, une forte; la garde à pied, une. Le maréchal Davout en avait une à portée; l'empereur avait, outre sa cavalerie légère, trois divisions de dragons, deux de cuirassiers, les deux régimens de carabiniers avec la garde à cheval.

Il fit apporter sur le terrain en abondance toute espèce de subsistances et de munitions de guerre, tirées des magasins de Brunn.

Nous étions au dernier jour de novembre 1805; le lendemain, 1er décembre, il plaça lui-même toutes les divisions de son armée; il connaissait son terrain aussi bien que les environs de Paris.

Le maréchal Davout[33] était à l'extrême droite, en échelons, sur la communication de Brunn à Vienne, par Nicolsbourg. Sa division de droite était commandée par le général Friant; c'était celle-là qui agissait avec nous.

Le maréchal Davout était séparé du corps du maréchal Soult par des étangs qui présentaient de longs défilés étroits, et d'une difficile communication.

Le maréchal Soult avait aussi la droite de la partie de l'armée qui était opposée à l'armée russe.

Sa division de droite était celle du général Legrand, qui joignait juste les étangs qui le séparaient du général Friant. À la gauche du général Legrand, était la division Saint-Hilaire, et à la gauche de celui-ci, celle du général Vandamme.

En deuxième ligne, derrière le maréchal Soult, était d'abord la division des grenadiers réunis, et à leur gauche les deux divisions du maréchal Bernadotte.

À gauche du maréchal Soult, sur une configuration de terrain un peu plus avancé, était le corps du maréchal Lannes, ayant sa première division (celle du général Caffarelli) à la droite du chemin d'Olmutz à Brunn, et sa deuxième division (celle du général Suchet) appuyée par sa droite au même chemin, et de sa gauche au centon.

L'infanterie de la garde était la réserve naturelle du maréchal Lannes. Comme le terrain à notre gauche paraissait offrir un grand développement, on jugea convenable de ne pas en éloigner la cavalerie; on mit d'abord la cavalerie légère à la droite du maréchal Lannes; elle n'y incommodait nullement le corps du maréchal Soult, qui se trouvait sur un vaste plateau, un peu en arrière et à droite.

Derrière la cavalerie légère, on plaça les dragons.

Les cuirassiers restèrent encore ce jour-là près du corps du maréchal
Soult avec la garde à cheval.

L'empereur passa sa journée entière à cheval, à voir lui-même son armée régiment par régiment. Il parla à la troupe; il vit tous les parcs, toutes les batteries légères; donna les instructions à tous les officiers et canonniers. Il alla ensuite visiter les ambulances et les moyens de transport pour les blessés.

Il revint dîner à son bivouac, et y fit appeler tous ses maréchaux: il les entretint de tout ce qu'ils devaient faire le lendemain, et de tout ce qu'il était possible que les ennemis entreprissent.

On aurait pu écrire un volume de tout ce qui sortit de son esprit dans ces vingt-quatre heures.

On avait vu dans toute l'après-midi l'armée russe arriver et prendre des positions très rapprochées de notre droite.

L'empereur était prêt dans les deux hypothèses, ou de recevoir l'attaque de l'ennemi, ou de l'attaquer lui-même.

Le soir, c'était le 1er décembre, il s'engagea à notre extrême droite un tiraillement qui se prolongea assez tard pour donner de l'inquiétude à l'empereur. Il avait déjà envoyé plusieurs fois savoir d'où il provenait; il me fit appeler et m'ordonna d'aller jusqu'à la communication entre la division du général Legrand et celle du général Friant, et de ne pas revenir sans connaître ce que faisaient les Russes, ajoutant que ce tiraillement devait couvrir quelque mouvement.

Je n'eus pas bien loin à aller; car, à peine arrivé à la droite de la division Legrand, je vis son avant-garde qui était repoussée d'un village placé au pied de la position des Russes, qui avaient voulu s'en emparer pour déboucher de là sur notre droite; la nature du terrain favorisait leur mouvement, qui était déjà commencé lorsque j'arrivai.

Il faisait un beau clair de lune; cependant ils ne continuèrent pas ce mouvement à cause de la nuit qui s'obscurcit bientôt: ils se contentèrent de s'amonceler sur ce point, de manière à se déployer rapidement à la pointe du jour.

Je revins à toutes jambes rapporter ce que j'avais vu; je trouvai l'empereur couché sur la paille et dormant profondément sous une baraque que les soldats lui avaient faite, si bien que je fus obligé de le secouer pour le réveiller. Je lui fis mon rapport; il me fit répéter, envoya chercher le maréchal Soult, et monta à cheval pour aller visiter lui-même toute sa ligne et voir le mouvement des Russes sur sa droite; il en approcha aussi près que possible. En revenant à travers les lignes du bivouac, il fut reconnu par les soldats, qui allumèrent spontanément des torches de paille: cela se communiqua d'un bout de l'armée à l'autre: dans un instant, il y eut une illumination générale, et des cris de vive l'empereur qui s'élevaient jusqu'aux nues.

L'empereur rentra très-tard, et quoiqu'il continuât à prendre du repos, il ne fut pas sans inquiétude sur ce que pourrait devenir le mouvement de sa droite pour le lendemain.

Il était éveillé et debout à la pointe du jour, pour faire prendre en silence les armes à toute l'armée.

Il y avait un brouillard très-épais, qui enveloppait tous nos bivouacs au point de ne pouvoir distinguer à dix pas. Il nous fut favorable, et nous donna le temps de nous disposer; cette armée avait été si bien dressée au camp de Boulogne, que l'on pouvait compter sur le bon état dans lequel chaque soldat tenait son armement et son équipage.

À mesure que le jour arrivait, le brouillard paraissait se disposer à remonter. Le silence jusqu'à l'extrémité de l'horizon était absolu; on n'eût jamais pensé qu'il y avait autant de monde et de foudres enveloppés dans ce petit espace.

L'empereur me renvoya encore à l'extrême droite pour observer le mouvement des Russes: ils commençaient à déboucher sur le général Legrand, comme j'arrivais près de lui; mais le brouillard empêchait de bien juger le mouvement.

Je revins en rendre compte. Il était à peu près sept heures du matin; le brouillard était déjà assez remonté pour que je n'eusse plus besoin de suivre la ligne des troupes pour ne pas m'égarer (on était à deux cents toises des Russes).

L'empereur voyait toute son armée, l'infanterie et la cavalerie formées en colonnes par divisions.

Tous les maréchaux étaient près de lui et le tourmentaient pour commencer: il résista à leurs instances jusqu'à ce que l'attaque des Russes se fût plus prononcée à sa droite; il avait fait dire au maréchal Davout d'appuyer le général Legrand, qui bientôt après fut attaqué et eut toute sa division engagée. Lorsque l'empereur jugea à la vivacité du feu que l'attaque était sérieuse, il fit partir tous les maréchaux et leur ordonna de commencer.

Cet ébranlement de toute l'armée à la fois eut quelque chose d'imposant; on entendait les commandemens des officiers particuliers. Elle marcha comme à la manoeuvre jusqu'au pied de la position des Russes, en s'arrêtant parfois pour rectifier ses distances et ses directions. Le général Saint-Hilaire attaqua de front la position russe qu'on appelle dans le pays montagne du Pratzer. Il y soutint un feu de mousqueterie épouvantable, qui aurait ébranlé un autre que lui. Ce feu dura deux heures, il n'eut pas un bataillon qui ne fût déployé et engagé.

Le général Vandamme, qui avait eu un peu plus d'espace à parcourir pour joindre l'ennemi au feu, arriva sur la colonne, la culbuta, et fut maître de sa position et de son artillerie en un instant.

L'empereur fit de suite marcher une des divisions du maréchal Bernadotte derrière la division Vandamme, et une portion des grenadiers réunis derrière celle de Saint-Hilaire. Il envoya ordre au maréchal Lannes d'attaquer promptement et vivement la droite des ennemis, afin qu'elle ne vînt point au secours de leur gauche, qui se trouvait totalement engagée par le mouvement de l'empereur.

La portion de l'armée ennemie qui avait commencé son mouvement sur le général Legrand, voulut rétrograder et remonter le Pratzer; le général Legrand la suivit de si près, appuyé de la division Priant (du maréchal Davout), qu'elle fut forcée de combattre comme elle se trouvait placée, sans oser reculer ni avancer.

Le général Vandamme, dirigé par le maréchal Soult, et appuyé d'une division de Bernadotte, fit un changement de direction par le flanc droit pour attaquer, en les débordant, toutes les troupes qui étaient devant la division Saint-Hilaire.

Ce mouvement réussit pleinement, et les deux divisions, réunies sur le Pratzer même par ce mouvement, n'eurent plus besoin des secours de la division Bernadotte; elles firent un deuxième changement de direction par leur flanc droit, et descendirent du Pratzer pour attaquer en queue toutes les troupes qui étaient opposées au général Legrand. Ces troupes quittèrent, pour attaquer les Russes, la position d'où ceux-ci étaient descendus pendant la nuit précédente pour attaquer le général Legrand; elles avaient ainsi parcouru le demi-cercle complet.

L'empereur fit appuyer le mouvement par les grenadiers réunis et la division de la garde à pied; il eut un plein succès et décida la bataille.

Le général Vandamme, en commençant son premier changement de direction à droite, eut un échec. Le 4e régiment de ligne perdit une de ses aigles dans une charge de cavalerie exécutée sur lui par la garde russe; mais les chasseurs de la garde et les grenadiers de service près de l'empereur chargèrent si à propos, que cet accident n'eut pas de suites.

C'est après le deuxième changement de direction à droite de la même division Vandamme, alors en communication avec Saint-Hilaire, que l'empereur ordonna à celle des divisions de Bernadotte qui suivait le mouvement d'aller droit devant elle, et de ne plus suivre la direction de Vandamme. Cette division le fit; elle combattit l'infanterie de la garde russe, l'enfonça et la mena battant une bonne lieue; mais elle revint à sa position, on ne put savoir pourquoi. L'empereur, qui avait suivi le mouvement de la division Vandamme, fut fort étonné, en revenant le soir, de trouver cette division de Bernadotte sur la place d'où il l'avait lancée lui-même le matin. On va voir s'il avait lieu d'être mécontent du mouvement rétrograde de cette division.

La gauche de notre armée, sous les ordres du maréchal Lannes, et où était toute notre cavalerie, aux ordres du maréchal Murat, avait enfoncé et mis en fuite toute la droite de l'armée russe, qui, à la nuit tombante, prit la route d'Austerlitz pour se rallier aux débris de l'autre portion de cette armée que le maréchal Soult avait combattue. Si la division du maréchal Bernadotte eût continué à marcher encore une demi-heure, au lieu de revenir à sa première position, elle se serait trouvée à cheval sur la route d'Austerlitz à Hollitsch, où la droite de l'armée russe faisait sa retraite. En empêchant ce mouvement, elle complétait sa destruction.

Toute la journée fut une suite de manoeuvres dont pas une ne manqua, et qui coupèrent l'armée russe, surprise dans un mouvement de flanc, en autant de tronçons qu'on lui présenta de têtes de colonnes pour l'attaquer.

Tout ce qui était descendu du Pratzer pour attaquer les généraux Legrand et Friant fut pris sur place, par le résultat des mouvemens des divisions Saint-Hilaire et Vandamme[34].

En résumé, il nous resta, avec le champ de bataille, cent pièces de canons et quarante-trois mille prisonniers de guerre, sans compter les blessés et les tués qui restèrent sur le terrain; il était difficile de voir une journée plus victorieuse et plus décisive.

L'empereur revint le soir tout le long de la ligne où les différens régimens de l'armée avaient combattu. Il était déjà nuit; il avait recommandé le silence à tout ce qui l'accompagnait, afin d'entendre les cris des blessés; il allait tout de suite de leur côté, mettait lui-même pied à terre, et leur faisait boire un verre d'eau-de-vie de la cantine qui le suivait toujours. Je fus avec lui toute cette nuit, pendant laquelle il resta fort tard sur le champ de bataille; l'escadron de son escorte l'y passa tout entière à ramasser des capotes russes sur les morts, pour en couvrir les blessés. Il fit lui-même allumer un grand feu auprès de chacun d'eux, envoya chercher partout un commissaire des guerres, et ne se retira point qu'il ne fût arrivé; et, lui ayant laissé un piquet de sa propre escorte, il lui enjoignit de ne pas quitter ces blessés qu'ils ne fussent tous à l'hôpital.

Ces braves gens le comblaient de bénédictions qui trouvaient bien mieux le chemin de son coeur que toutes les adulations des courtisans. C'est ainsi qu'il s'attachait le coeur de ses soldats, qui savaient que, quand ils étaient mal, ce n'était pas sa faute: aussi ne s'épargnaient-ils pas à son service.

La nuit était si noire, que nous avions été obligés de passer par Brunn, de sorte que le maréchal Davout reçut l'ordre tard, et ne put ce jour-là que réunir son corps et s'approcher à portée de reconnaître l'ennemi.

CHAPITRE XVII.

L'empereur d'Autriche demande une entrevue.—Motifs de Napoléon pour l'accepter.—Entrevue.—Mission dont je suis chargé près de l'empereur d'Autriche.—Ce souverain m'envoie au quartier-général de l'empereur de Russie.—Convention avec l'empereur Alexandre.—Opération du maréchal Davout après la bataille d'Austerlitz.

Nous étions au 3 décembre, lendemain de la bataille; il était déjà assez tard, lorsque le prince Jean de Lichtenstein arriva au château d'Austerlitz, chargé d'une commission de son maître pour l'empereur. Il fut assez long-temps avec lui, et s'en retourna; nous sûmes le soir qu'il était venu témoigner le désir d'une entrevue, que l'empereur avait acceptée.

Les empereurs d'Autriche et de Russie étaient dans une position délicate par la direction de retraite que les événemens de la journée du 2 les avaient forcés de faire prendre à leur armée. Ils n'avaient de point de passage sur leur marche que le pont de Göding à Hollitsch. Le corps du maréchal Davout se trouvait plus près de ce point que les débris des armées russe et autrichienne qui devaient s'y retirer, et les alliés croyaient le maréchal Davout beaucoup plus fort qu'il n'était réellement, en sorte qu'il ne leur restait de moyen de salut que l'entrevue qu'ils demandaient.

D'un autre côté, Davout ignorait encore les résultats de la journée du 2, et par conséquent l'état réel dans lequel les ennemis se trouvaient; néanmoins il faisait ses dispositions d'attaque, et essaya même de forcer les défilés qui le séparaient de Göding.

L'empereur Napoléon, qui était le seul qui connût l'état des choses, n'était pas sans inquiétude sur le résultat de l'attaque dont il avait chargé Davout, parce qu'il voyait bien qu'il était inférieur en force aux ennemis. Il ne regarda plus la retraite de ceux-ci comme impossible; dès-lors il considéra que les Prussiens étaient pressés d'entrer en lice, et qu'ils avaient une armée réunie à un corps russe à Breslau; en outre il avait su, par les dépêches interceptées de M. de Stadion, que l'archiduc Charles était arrivé sur le Danube, tandis que l'armée d'Italie, commandée par Masséna, était encore fort loin au-delà des Alpes-Juliennes: il n'était donc pas impossible que toutes ces armées réunies ne combinassent un mouvement, qui l'aurait obligé à courir de nouvelles chances qui pouvaient compromettre les succès d'Austerlitz. Dans cette situation, il accepta ce que la fortune lui présentait. Les alliés lui proposèrent une entrevue pour gagner du temps; dans le fait, l'empereur faisait un meilleur marché.

On peut ajouter qu'il n'y a nul doute que, si les empereurs de Russie et d'Autriche eussent reçu les dépêches de M. de Stadion, ils n'auraient pas demandé l'entrevue.

Le prince Jean revint le lendemain dans la matinée prendre les ordres de l'empereur, qui s'en rapporta à tout ce qu'il réglerait. Le 4, à neuf heures du matin, nous partîmes tous avec l'empereur et la garde à cheval, pour aller par la grande route d'Hollitsch à un moulin qui était devant les avant-postes de Bernadotte, à environ trois lieues d'Austerlitz: nous y arrivâmes les premiers; l'empereur fit faire des feux, et attendit. La garde à cheval se tint en bataille à deux cents pas en arrière.

L'on ne tarda pas à annoncer l'empereur d'Autriche, qui arriva en calèche, accompagné des princes Jean Lichtenstein, Maurice Lichtenstein, de Wurtemberg, de Schwartzemberg, et des généraux Kienmayer, Bubna et Stutterheim, ainsi que de deux officiers supérieurs de hulans. Il y avait avec l'empereur d'Autriche une escorte de cavalerie hongroise qui resta, ainsi que l'avait fait la nôtre, à environ deux cents pas du lieu où l'on se voyait.

L'empereur Napoléon, qui était à pied, alla à la rencontre de l'empereur d'Autriche, depuis le lieu où était le feu jusqu'à la calèche, et l'embrassa en l'abordant. Le prince Jean Lichtenstein descendit de la même voiture, et suivit l'empereur d'Autriche auprès du feu de l'empereur; il y resta pendant toute l'entrevue, comme le maréchal Berthier resta auprès de l'empereur. Toutes les autres personnes de la suite des deux souverains étaient ensemble près d'un même feu, qui n'était séparé de celui des empereurs que par le grand chemin. J'étais à ce feu; notre conversation ne roula que sur les événemens de la bataille, nous nous étudiâmes à ne rien dire qui pût choquer pour ces messieurs.

Je ne sais pas ce qui se dit au feu des empereurs, nous étions aussi curieux de l'apprendre que les Autrichiens qui étaient au même feu que nous; nous ne pûmes le pénétrer ni les uns ni les autres. Toutefois il nous parut qu'on y était d'une belle humeur; on y riait, ce qui nous parut à tous d'un bon augure. Effectivement, au bout d'une ou deux heures, les deux souverains se séparèrent en s'embrassant. Chacun de nous courut à son devoir, et j'entendis, en m'approchant, que l'empereur Napoléon disait à celui d'Autriche: «J'y consens, mais Votre Majesté me promet de ne plus me faire la guerre.—Non, je vous le jure, répondit l'empereur d'Autriche; et je tiendrai ma parole.»

Je ne sais à quelle occasion cela se disait; mais je l'ai entendu, et je le répète, parce que l'empereur me l'a souvent raconté depuis.

Le jour finissait, lorsque les deux empereurs se séparèrent et reprirent chacun le chemin de leurs armées respectives; nous suivîmes l'empereur, qui s'en allait au petit pas de son cheval, pensant à ce qu'il venait de dire et à ce qu'il voulait faire.

Il m'appela, et, sans me parler des antécédens, il me dit: «Courez après l'empereur d'Autriche; dites-lui que je vous ai chargé d'aller attendre à son quartier-général l'adhésion de l'empereur de Russie, en ce qui le concerne, à tout ce qui vient d'être conclu entre nous. Lorsque vous aurez cette adhésion, vous vous rendrez au corps d'armée du maréchal Davout, et vous arrêterez son mouvement en lui disant ce qui s'est passé.»

Ceci est trop important pour n'être pas bien circonstancié.

Je courus après l'empereur d'Autriche, et dès que je lui eus fait connaître ma mission, il me permit de l'accompagner à son quartier-général, qui était placé à peu de distance de là, dans un domaine à lui. Nous ne tardâmes pas à y arriver, et quoiqu'il ne fît pas encore très-nuit, je n'aperçus presque point de troupes, ce qui m'étonna beaucoup.

L'empereur soupa, et donna des ordres pour que je ne manquasse de rien; j'entendais parler dans la maison d'une affaire qui avait eu lieu le matin (ce ne pouvait être qu'avec le maréchal Davout). On avait été un moment inquiet de l'issue qu'elle pouvait avoir; mais on ajoutait qu'aussitôt que le général français (Davout) avait reçu la lettre de l'empereur Alexandre, il avait cessé l'attaque.

Tout cela était une énigme pour moi; et l'empereur Napoléon n'en savait pas davantage. Lorsqu'il était venu à l'entrevue qu'on lui avait demandée, il se doutait bien que le maréchal Davout attaquerait, mais comme l'on passait encore par Brunn pour communiquer avec lui, on ne pouvait pas en avoir de nouvelles si tôt.

Après le souper, l'empereur d'Autriche fit appeler le général Stutterheim, et lui donna ses ordres; puis me faisant introduire, il me dit d'accompagner ce général, qu'il envoyait à l'empereur de Russie; que je connaîtrais bien mieux la réponse qu'il ferait aux propositions dont il chargeait le général de Stutterheim de lui donner connaissance, et que de là je serais plus à portée de passer dans le corps d'armée du maréchal Davout, qui était très rapproché.

Je pris congé, et partis avec le général Stutterheim; nous allâmes à Göding, où tout était dans l'émoi et la confusion; les troupes russes pliaient bagage. Nous trouvâmes des sapeurs russes qui déjà détruisaient le pont; leurs troupes étaient encore sur la rive droite, le général Stutterheim fut obligé de les renvoyer. De Göding à Hollitsch il n'y a qu'une demi-lieue au plus: l'empereur de Russie y était arrivé la veille au soir, et quoiqu'il ne fût que quatre ou cinq heures du matin, il était déjà debout. Il était logé au château et avait avec lui le prince Czartorinski.

Il reçut d'abord le général Stutterheim, qui l'informa de tout ce qu'il avait vu, et s'acquitta de la mission qu'il avait reçue de l'empereur d'Autriche.

Je me rappelle que j'éprouvais un mouvement de méfiance en attendant au château d'Hollitsch le moment de voir l'empereur Alexandre. Je ne pouvais comprendre pourquoi l'empereur de Russie n'avait pas été à l'entrevue avec l'empereur d'Autriche; je me rappelais qu'il n'avait pas accepté celle que l'empereur lui avait proposée avant la bataille, prétextant, entre autres choses, que l'empereur d'Autriche était trop éloigné pour communiquer avec lui avant de se rendre à cette entrevue. Là ils étaient ensemble, lorsque l'empereur d'Autriche était venu voir l'empereur Napoléon; il avait de plus besoin de connaître ce qui aurait été conclu entre eux: s'il m'avait dit vrai, il désirait ardemment aplanir les difficultés, terminer tous les différends, et avec tout cela il n'était pas venu à l'entrevue. Il y avait laissé aller l'empereur d'Autriche tout seul.

J'en cherchai la cause et ne tardai pas long-temps à la trouver; je vais la dire tout à l'heure.

Le général de Stutterheim sortit du cabinet de l'empereur Alexandre; je fus introduit; il était à peine jour, et nous conversâmes à la bougie.

Alexandre parla le premier, et me dit: «Je suis bien aise de vous revoir dans une occasion aussi glorieuse pour vous: cette journée ne gâtera rien à toutes celles de la carrière militaire de votre maître. C'est la première bataille où je me trouve, et j'avoue que la rapidité de ses manoeuvres n'a jamais laissé le temps de secourir aucun des points qu'il a successivement attaqués; partout vous étiez deux fois autant de monde que nous.»

Réponse. «Sire, Votre Majesté a été mal informée; car, en totalité, votre armée avait une supériorité numérique d'au moins vingt-cinq mille hommes sur la nôtre: en outre, nous avons trois divisions d'infanterie qui n'ont pas pris part à la bataille, nous n'en avons employé bien vivement que six d'infanterie. À la vérité, nous avons beaucoup manoeuvré; la même division a combattu successivement dans différentes directions: c'est ce qui nous a multipliés pendant toute la journée. C'est l'art de la guerre: l'empereur, qui est à sa quarantième bataille, ne manque jamais à cela. Il pourrait encore, avec les troupes qui n'ont pas été engagées, faire une armée aussi forte que celle qui a donné avant-hier, et marcher contre l'archiduc Charles, si tout n'était pas terminé: du moins cela dépend de Votre Majesté.»

Alexandre. «De quoi s'agit-il?»

Réponse. «Sire, de savoir si Votre Majesté accepte les propositions qui la concernent, dans ce qui a été convenu hier entre l'empereur d'Autriche et l'empereur Napoléon.»

Alexandre. «Oui, je l'accepte; c'est pour le roi des Romains que je suis venu; il me dégage, il est content de ce qui lui est promis, je dois l'être aussi, puisque je ne formais point de voeux pour moi.»

Réponse. «L'empereur m'a chargé d'ajouter qu'il désirait que l'armée de Votre Majesté sortît des États autrichiens dans le plus bref délai, et par la route militaire la plus courte, en faisant chaque jour le chemin ordinaire que fait une troupe en marche.»

Alexandre. «Mais votre maître exige donc que je m'en aille bien vite; il est bien pressant.»

Réponse. «Non, sire; il ne demande pas que vous retourniez plus vite que vous n'êtes venu; mais comment prendre une autre règle pour se fixer, que d'admettre la route militaire et la distance d'étape, pour la marche de chaque jour? On ne le stipulerait même pas, que ce serait l'unité de mesure que l'on prendrait: il n'est donc pas déraisonnable d'en convenir d'avance.»

Alexandre. «Eh bien! soit, j'y consens; mais quelle garantie exige votre maître? et quelle garantie ai-je moi-même que, pendant que vous êtes ici, vos troupes ne font pas quelques mouvemens contre moi? suis-je en sûreté?»

Réponse. «L'empereur a prévu cette objection.»

Alexandre. «Eh bien! quelle garantie exige-t-il de moi?»

Réponse. «Il m'a chargé de demander à Votre Majesté sa parole, et m'a ordonné, aussitôt que je l'aurais reçue, de passer dans le corps d'armée du maréchal Davout pour suspendre son mouvement.»

Alexandre, avec un air de haute satisfaction. «Je vous la donne, et vais de suite me préparer à exécuter ce qui a été convenu.»

Il m'adressa un mot de compliment, en me disant: «Si quelque jour des circonstances plus heureuses vous mènent à Saint-Pétersbourg, j'espère vous en rendre le séjour agréable.»

J'étais bien loin de croire que cela arriverait aussitôt; Alexandre m'a bien tenu parole, comme on le verra.

Je le quittai, et revins avec M. Stutterheim repasser la Marche à Göding; nous fûmes obligés d'attendre que l'armée russe, qui se présentait à l'autre rive, eût repassé. Je mis pied à terre avec M. Stutterheim pour la compter; il ne passa pas plus de vingt-six mille hommes de toutes armes, sans canons ni caissons, beaucoup sans armes, le plus grand nombre sans havresacs[35], un très-grand nombre blessés, mais marchant courageusement à leur rang.

Après que l'armée russe eut défilé, on me laissa passer, et on détruisit le pont[36].

Aussitôt que nous fûmes de l'autre côté, nous rencontrâmes le général autrichien Meerfeld, qui nous fit conduire, quoique le jour commençât à peine, aux avant-postes du maréchal Davout.

Je ne fus pas peu surpris de le trouver aussi près, et l'on va voir ce qui s'était passé au corps de ce maréchal; ces détails sont de la plus exacte vérité. L'empereur d'Autriche avait raison de me dire qu'il n'était pas éloigné.

Je rendis d'abord au maréchal Davout tout ce qui le concernait, et j'arrivai à propos, car il allait commencer l'attaque. À la vérité, il n'avait plus de Russes devant lui, puisque je les avais vus repasser la Marche, il y avait deux heures, c'est-à-dire qu'ils la repassèrent le 5 depuis deux heures du matin jusqu'à quatre. Je viens aux opérations du maréchal Davout depuis la bataille.

Les deux divisions d'infanterie Gudin et Friant étaient réunies, ainsi qu'une division de dragons et de cavalerie légère; le maréchal lui-même, à la tête de tout cela, s'était approché de Göding dans la journée du 3, et le 4 il attaqua vivement le corps autrichien, qui, plus faible que lui, allait être obligé de lui abandonner le pont sur la Marche à Göding, dont il n'était plus qu'à une très-petite demi-lieue, ayant devant lui un défilé qui faisait toute la force des Autrichiens, et où ils avaient mis leur artillerie[37]. Néanmoins le maréchal allait forcer ce passage, lorsqu'on lui envoya un parlementaire pour avoir une suspension d'armes: il refusa et continua son attaque; un deuxième parlementaire arriva accompagné d'un officier russe, c'était pour faire la même demande; mais cette fois le général Meerfeld envoyait au maréchal Davout un billet que venait de lui écrire l'empereur Alexandre, sans doute d'après une convention faite entre ce souverain et le général Meerfeld. Ce billet était ainsi conçu:

«J'autorise le général Meerfeld à faire connaître au général français que les deux empereurs d'Allemagne et de France sont en ce moment en conférence, qu'il y a un armistice dans cette partie, et qu'il est en conséquence inutile de sacrifier plus de braves gens.»

«Le 4 décembre.

Signé ALEXANDRE.

Ce billet, qui est écrit au crayon, que j'ai lu entre les mains du maréchal Davout, est déposé à la secrétairerie d'État en France.

Le maréchal Davout, qui n'avait pas reçu d'avis du major-général, attribua ce retard au détour que l'on était obligé de faire par Brunn pour venir à lui: il crut devoir déférer à l'assurance positive de l'empereur Alexandre[38]; en conséquence, il suspendit son mouvement, et je le trouvai à la place où il était le 5 au matin, tandis que la veille, le maréchal Davout pouvait, en une demi-heure, être maître de Göding et du pont de la Marche, lorsque l'armée russe était encore à plus de deux ou trois lieues sur le chemin d'Austerlitz, en face de Bernadotte. C'est un moment où l'empereur d'Autriche se séparait de celui de Russie pour venir à l'entrevue, que le maréchal Davout menaça davantage de forcer Göding, la seule retraite des Russes; l'armée russe n'aurait jamais pu arriver à temps, et d'ailleurs les troupes de Bernadotte, en la voyant partir, l'eussent suivie. C'est dans cette position que l'empereur Alexandre crut devoir écrire ce billet, auquel le maréchal Davout, par respect pour le caractère du monarque, crut, de son côté, devoir ajouter foi, éloignant de lui l'idée d'un piége.

Mais en supposant que le maréchal Davout eût douté de la véracité du billet, malgré la présence de l'officier russe, qui paraissait n'avoir été joint au parlementaire que pour lui donner plus de force, et qu'il eût encore marché une demi-heure, je demande à tout militaire ce que serait devenue l'armée russe avec l'empereur de Russie, et ce qui serait arrivé, si, dans la journée du 3, au lieu d'avoir été engagée mal à propos sur la route d'Olmutz, notre cavalerie eût été de suite poussée sur Hollitsch. On aurait attaqué l'armée russe le 3 après midi; on l'aurait poussée sur le maréchal Davout; c'eût été une deuxième représentation d'Ulm, parce qu'alors il n'y aurait pas eu de parlementaire, ni de propositions d'entrevue: cela eût été rejeté comme ridicule.

Quand je revins l'apporter cela à l'empereur à Austerlitz, je repassai à l'avant-garde des Autrichiens, restés sur la rive gauche de la Marche. Le prince Maurice Lichtenstein s'y trouvait, M. Stutterheim était toujours avec moi; j'en touchai un mot à ces messieurs; le colonel du régiment des chevau-légers d'Aurelly était présent. Ils se mirent à sourire: je compris ce que cela signifiait. Je n'étais plus dupe, et il m'était suffisamment démontré pourquoi l'empereur de Russie n'était pas venu à l'entrevue, comme aussi pourquoi celui d'Autriche y était venu. Ils s'étaient partagé les deux rôles qui devaient les tirer d'embarras, et ils étaient loin de se douter qu'ils servaient à souhait l'empereur Napoléon.

CHAPITRE XVIII.

L'empereur s'établit à Brunn.—Gratifications aux blessés.—Départ pour Schoenbrunn.—Traité avec M. de Haugwitz.—Le roi de Prusse ne veut pas le reconnaître.—L'Autriche signe.—Partage des territoires.—Entrée des Russes à Naples.—Fâcheuses nouvelles venues de Paris.—Paix signée.—La jeune fille de Vienne.—La comtesse ***.—Départ de Vienne.—Arrivée à Munich.—Mariage du vice-roi avec la princesse Auguste de Bavière.—Départ pour Paris.

Lorsque j'entrai chez l'empereur, le maréchal Murat était dans son cabinet; il le bourra d'importance pour lui avoir fait perdre, par suite d'un faux rapport, quatre heures d'un temps précieux qu'il avait été obligé d'employer à ramener le mouvement commencé sur la route d'Olmutz; cet incident était le seul qui le contrariât, il était content de tout le reste.

Le prince Jean Lichtenstein revint le soir avec le général Bubna, et l'empereur alla s'établir à Brunn, où il leur fit dire de le suivre.

Il n'y resta que quelques jours, pendant lesquels il répartit son armée en cantonnemens, fit constater les pertes qu'elle avait éprouvées, envoya des aides-de-camp visiter les hôpitaux, et remettre de sa part un napoléon à chaque soldat blessé; il envoya une gratification de 3,000 fr. à chaque officier-général blessé, et successivement 2,000, 1,500, 1,000 et 500 fr. aux officiers des différens grades au-dessous qui se trouvaient dans le même cas. On juge aisément si ce secours leur était nécessaire, et s'ils bénirent la main qui le leur envoyait.

L'empereur donna plusieurs ordres relatifs à l'administration, et après avoir entretenu plusieurs fois le prince Lichtenstein, il partit pour Schoenbrunn, afin de pousser les conférences qui avaient lieu à Vienne pour la paix, et aussi pour voir où il en était avec la Prusse. Depuis plusieurs jours, M. de Haugwitz était près de M. de Talleyrand, mais ne lui disait rien; il devait s'entendre avec les envoyés des autres puissances, dont nous venions de déranger les calculs.

L'empereur traversa Vienne à la nuit, et alla droit à Schoenbrunn; ce fut le lendemain qu'il reçut M. de Haugwitz. Il ne lui fit d'abord aucun reproche, mais il lui laissa clairement voir qu'il n'était pas dupe des intentions dans lesquelles on l'avait envoyé près de lui. Il lui parla du passage de l'armée russe à Varsovie et de son arrivée à Breslau, où elle était encore[39]. Enfin, il lui demanda ce que signifiait cet autre corps russe qui était en Hanovre, communiquant par la Prusse avec la grande-armée.

L'empereur commençait à s'échauffer et à parler haut; nous l'entendions de la pièce voisine. Il disait: «Monsieur, est-ce une conduite franche, que celle de votre maître avec moi? Il serait plus honorable pour lui de m'avoir loyalement fait la guerre, quoique vous n'ayez aucun motif pour cela; vous eussiez au moins servi vos alliés, parce que j'y aurais regardé à deux fois avant de livrer bataille. Vous voulez être les alliés de tout le monde, cela n'est pas possible; il faut opter entre eux et moi. Si vous voulez aller vers ces messieurs, je ne m'y oppose pas; mais si vous restez avec moi, je veux de la sincérité, ou je me sépare de vous. Je préfère des ennemis francs à de faux amis. Si vos pouvoirs ne sont pas assez étendus pour traiter toutes ces questions-là, mettez-vous en règle: moi, je vais marcher sur mes ennemis, partout où ils se trouvent.»

Ce discours fut tenu avec beaucoup de chaleur; l'empereur traitait M. de Haugwitz du haut de la position où l'avait placé la victoire. Il ne doutait pas un instant que l'Autriche ne fît la paix; il voyait les Russes partis, l'armée française pouvait, en quelques marches, tourner toute la monarchie prussienne: il n'était donc pas à penser que les Prussiens choisiraient ce moment pour faire la guerre. Aussi traita-t-il M. de Haugwitz avec sévérité.

Le cabinet de Berlin n'avait pas pu prévoir la position dans laquelle se trouvait alors son ministre: aussi M. de Haugwitz n'avait-il reçu que la mission de déclarer l'alliance de son pays avec les Russes; mais voyant l'état des affaires de ceux-ci, et les termes précis de l'empereur, il prit sur lui de conclure un arrangement qu'il se flattait de faire agréer par le roi à son retour à Berlin. L'empereur, de son coté, sachant bien tout ce que cet arrangement avait d'éventuel, y avait fait insérer tout ce qui pouvait convenir à la politique des deux pays, espérant, comme M. de Haugwitz, qu'il serait ratifié d'autant mieux, qu'il était dans l'intérêt de la Prusse. En conséquence, le traité qui fut conclu donnait à la Prusse le Hanovre en échange des margraviats.

Pendant que M. de Haugwitz signait ce traité à Vienne avec l'empereur, M. de Hardenberg, qui était à Berlin, et qui ignorait les événemens d'Austerlitz, à plus forte raison la mission qu'avait prise sur lui M. de Haugwitz, en signait un autre à Berlin avec l'ambassadeur d'Angleterre.

Il envoya le colonel Pfuhl à Vienne porter à M. de Haugwitz la nouvelle de ce traité. En se rendant à Vienne, celui-ci rencontra en Silésie M. de Haugwitz, qui se rendait à Berlin avec le traité conclu à Vienne, qu'il portait à la ratification du roi. Il emmena le colonel Pfuhl avec lui, pensant bien que, si le traité n'était pas ratifié, le roi de Prusse serait toujours à temps d'envoyer à Napoléon les nouvelles stipulations.

En arrivant à Berlin, les espérances de M. de Haugwitz furent déçues: le roi de Prusse lui témoigna hautement son mécontentement de ce qu'il avait fait.

Il assembla un conseil; jamais position n'avait été plus délicate. Il y aurait eu de la déraison à faire la guerre, dans l'état où étaient les armées victorieuses, comme je viens de l'indiquer plus haut, et il ne pouvait pas abandonner ses alliés, avec lesquels il venait de contracter. La discussion s'échauffa, et on ne voulait pas accepter le Hanovre sans la ratification de l'Angleterre: on crut avoir trouvé un moyen terme en l'acceptant, et le faisant occuper comme dépôt jusqu'à la paix. Voilà ce qui se passait à Berlin avant que l'empereur eût quitté Vienne pour retourner à Paris.

Les Russes étant partis, et n'ayant point de rapports avec nous, les Autrichiens restèrent seuls chargés de leurs propres intérêts; ils firent une paix analogue à la mauvaise situation de leurs affaires. Ils perdirent les anciens États vénitiens, qui furent réunis au royaume d'Italie. Ils durent céder à la Bavière le Tyrol et le pays de Salzbourg, avec quelques autres pays en Souabe, entre autres les biens de l'ordre Teutonique, Guntzbourg, etc.

La maison d'Autriche perdit en outre le Brisgaw, qu'avait eu le grand-duc de Toscane dans des transactions antérieures; mais comme l'empereur Napoléon affectionnait particulièrement ce prince, il lui fit céder par la Bavière le pays de Wurtzbourg.

Il y eut également des compensations de territoire entre la Bavière, le Wurtemberg et le pays de Baden, qui acquirent tous une étendue de puissance égale à la moitié de celle qu'ils avaient auparavant.

L'empereur fit reconnaître, par le même traité de paix, les électeurs de Bavière et de Wurtemberg comme rois, et le margrave de Baden comme grand-duc.

Malgré la répugnance de l'Autriche, il fallut signer ce traité de paix désastreux.

L'empereur n'avait plus rien à faire à Vienne; il avait espéré traiter avec les Russes: pour cela, il avait écrit de Brunn, après la bataille, à l'empereur de Russie. Ce fut le général Junot[40] qu'il envoya porter sa lettre; mais quand Junot arriva à l'armée russe, l'empereur Alexandre était parti pour Saint-Pétersbourg; le général ne jugea pas qu'il dût courir après lui, et revint rapporter sa lettre à l'empereur, qui était déjà de retour à Vienne. Il y a lieu de croire que, s'il avait osé aller jusqu'à Saint-Pétersbourg, la paix se serait faite cette année. Peut-être que l'Angleterre l'eût faite aussi, ne voyant plus de moyen de nous susciter la guerre; on peut au moins, le penser, et alors que de maux on eût évités! Le destin en avait ordonné autrement. L'empereur reçut, avant de partir de Vienne, la nouvelle de l'entrée des Russes à Naples, conjointement avec quelques Anglais.

Il fit sur-le-champ des dispositions pour y faire marcher des troupes. Il avait une ancienne haine contre la reine de Naples; il avait eu maintes fois l'occasion de se plaindre d'elle, et en recevant cette nouvelle, il nous dit: «Ah! pour celle-là, cela ne m'étonne pas; mais aussi, gare si j'entre à Naples: elle n'y mettra plus les pieds.»

Il envoya de l'état-major de la grande armée de quoi composer celui de l'armée qui allait se réunir aux frontières de Naples, et donna ordre au prince Joseph, son frère[41], qu'il avait laissé à Paris, d'aller se mettre à la tête de cette armée. Il reçut aussi à Vienne une nouvelle fâcheuse de Paris, laquelle était sans doute exagérée; mais, quand bien même elle l'eût été, c'était toujours quelque chose de fort mauvais.

Le bulletin de la bataille d'Austerlitz, qui avait été lu dans toute l'Allemagne avec une extrême avidité, semblait devoir produire le même effet en France. Effectivement il y excita l'enthousiasme; cependant il s'était manifesté à Paris une grande inquiétude sur le sort de la banque, et dans très-peu de temps la peur se communiqua si rapidement, que l'on se porta en foule au change des billets; elle ne put satisfaire tout ce qui se présentait à la fois. On crut qu'elle éprouvait des embarras d'argent, et la foule devint encore plus grande. L'agiotage s'en mêla; on vendit les billets comme les autres effets publics, et ils perdirent jusqu'à 70 francs pour 1,000.

Les fonds publics se ressentirent un peu de cet état de choses, qui donna de l'inquiétude à l'empereur. À cela se joignit un autre incident dont je vais rendre compte.

Un officieux de Paris écrivit à quelqu'un qui avait la facilité de voir souvent l'empereur, et lui dénonça une fraude du trésor public, qui avait déjà souscrit pour 80,000,000 de rescriptions des receveurs-généraux, à prélever sur les revenus de 1806; or, nous étions au mois de décembre 1805.

On en conclut que l'empereur dépensait les revenus de l'État par anticipation; cela contribua encore à faire baisser les effets publics. Toutes ces nouvelles lui donnaient de l'humeur et lui faisaient désirer ardemment de terminer à Vienne, pour aller voir à Paris la cause de ce désordre.

Il pressa tant pour la paix, qui ne tenait plus qu'à quelques difficultés de contributions, qu'enfin elle fut signée; il la ratifia le même soir, et partit le lendemain.

Avant de quitter Vienne, il se passa une anecdote que je dois raconter ici.

On a beaucoup parlé d'un goût décidé de l'empereur pour les femmes: il n'était pas dominant chez lui. Il les aimait, mais savait les respecter, et j'ai été témoin de la délicatesse de ses rapports avec elles, lorsque ses longues absences le mettaient dans le cas où étaient tous les officiers de son armée.

Pendant le séjour qu'il fit à Vienne, entre la bataille d'Austerlitz et la signature de la paix, il eut occasion de remarquer une jeune personne qui lui plut. Le hasard fit qu'elle-même s'était monté la tête pour l'empereur, et qu'elle accepta la proposition qui lui fut faite, d'aller un soir au château de Schoenbrunn. Elle ne parlait qu'allemand et italien; mais l'empereur parlait lui-même cette dernière langue, la connaissance marcha rapidement. Il fut fort étonné d'apprendre de cette jeune personne qu'elle appartenait à des parens respectables, et qu'en venant le voir, elle était dominée par une admiration qui avait fait naître dans son coeur un sentiment qu'elle n'avait jamais connu ni éprouvé pour qui que ce fût. Le fait, quoique rare, fut reconnu exact; l'empereur respecta l'innocence de cette jeune demoiselle, la fit reconduire chez elle, fit prendre soin de son établissement et la dota.

Il aimait beaucoup la conversation d'une femme spirituelle; il la préférait à tous les genres de délassemens. Peu de jours après l'aventure que je viens de citer, arriva celle-ci:

Un agent français, qui habitait Vienne, avait eu occasion d'y distinguer une certaine comtesse à laquelle, disait-on, un ambassadeur d'Angleterre (lord Paget) avait adressé des hommages. Il était difficile de rencontrer une femme plus séduisante que cette comtesse, qui, du reste, portait l'amour de son pays jusqu'à l'exaltation. L'agent se mit dans la tête de la décider à aller voir l'empereur, en lui faisant insinuer que la proposition lui en était faite par l'ordre de ce souverain lui-même, qui cependant n'y pensait pas.

Un officier de la cavalerie de police de la ville de Vienne, qui connaissait cette comtesse, fut chargé de lui parler. Celle-ci écouta la proposition qui lui était faite un matin pour avoir son exécution le soir; elle ne se décida pas d'abord, et demanda la journée pour réfléchir, ajoutant qu'elle voulait être assurée si c'était bien par l'ordre de l'empereur qu'on était venu lui faire cette ouverture.

Le soir, la voiture étant prête au lieu du rendez-vous où l'officier viennois devait prendre la comtesse pour la remettre à quelqu'un qui devait l'accompagner à Schoenbrunn, il alla la voir; elle lui dit qu'elle n'avait pu se décider pour ce jour-là, mais qu'elle engageait sa parole de ne pas y manquer le lendemain, et que, dans l'après-midi, il pouvait venir chercher sa réponse, quelle avait pris son parti.

La voiture fut recommandée pour le lendemain à la même heure. L'officier viennois, qui craignait un autre caprice, ne manqua pas le lendemain de se rendre chez la belle. Il la trouva toute résolue, elle avait mis ordre à ses affaires comme pour faire un long voyage, et elle lui dit d'un air décidé en le tutoyant: «Tu peux venir me chercher ce soir, j'irai le voir, tu peux y compter. Hier j'avais des affaires à régler, maintenant je suis prête. Si tu es bon Autrichien, je le verrai; tu sais combien il a fait de mal à notre pays! Eh bien! ce soir, je le vengerai; ne manque pas de venir me chercher.»

Une pareille confidence effraya l'officier, qui ne voulut pas en courir la responsabilité; il vint de suite en faire part: on le récompensa. On n'envoya point la voiture au lieu du rendez-vous, et la comtesse évita l'occasion d'acquérir une célébrité qui aurait sans doute flétri sa réputation de femme gracieuse.

Cette aventure eut lieu la veille du jour où l'empereur partit de
Schoenbrunn pour Paris.

Les Autrichiens, pour premier paiement des contributions, furent obligés de nous céder le montant des subsides qu'ils devaient recevoir d'Angleterre; ils les attendaient justement dans le moment, ils donnèrent ordre à Hambourg que, quand ils arriveraient, on les passât à l'ordre du ministre de France. C'était alors M. Bourienne, que l'empereur avait consenti à réemployer: il reçut les subsides anglais destinés à l'Autriche, et les envoya à Paris.

Quelques jours avant de partir de Vienne, l'archiduc Charles avait demandé à l'empereur une entrevue. Je ne sais pourquoi l'archiduc ne vint pas à Schoenbrunn, mais l'entrevue eut lieu à un rendez-vous de chasse appelé la Vénerie, sur la route de Vienne à Bukersdorf. L'empereur y était allé comme pour chasser; l'archiduc y vint avec deux officiers seulement; ils s'entretinrent long-temps seuls dans une chambre du pavillon de chasse. Nous revînmes assez tard à Schoenbrunn. L'empereur faisait un cas particulier de l'archiduc Charles; il l'estimait beaucoup et lui était attaché.

L'empereur partit de Vienne; pour arriver à Munich, il passa par Scharding et Passau, où il rencontra le général Lauriston, qui revenait de Cadix; il l'envoya comme gouverneur à Venise. Il arriva à Munich pendant la nuit, quelques jours avant le nouvel an de 1806. L'impératrice y était arrivée par son ordre depuis quinze jours; elle était auparavant à Strasbourg[42].

La princesse Caroline y était aussi. Il y eut à la cour de Bavière, comme on le peut croire, une belle joie; non seulement le pays avait été sauvé, mais presque doublé, et les troupes bavaroises n'avaient pas été engagées, c'est-à-dire qu'elles n'avaient éprouvé que de légères pertes: aussi nous témoigna-t-on un grand plaisir de nous voir, et nous y fit-on toute espèce de bon accueil.

C'est à Munich que nous commençâmes à apercevoir ce dont nous n'avions encore entendu parler que vaguement.

On envoya par le Tyrol un courrier qui porta l'ordre au vice-roi d'Italie de venir de suite à Munich; effectivement cinq jours après il arriva. On ne dissimula plus alors son mariage avec la princesse Auguste de Bavière, née de la première femme du roi de Bavière, lorsqu'il n'était encore que prince des Deux-Ponts. L'on aimait beaucoup le vice-roi, et l'on témoigna le plus sensible plaisir de le voir unir sa destinée à celle d'une princesse qui était aussi bonne et aussi belle que l'était la princesse Auguste.

La cérémonie religieuse fut faite par le prince primat d'Allemagne, ancien électeur de Mayence.

Le mariage fut célébré à Munich; il y eut à cette occasion les fêtes d'usage; elles durèrent une semaine entière, après quoi l'empereur revint à Paris. Le vice-roi passa encore quelque temps à Munich, puis s'en retourna à Milan.

CHAPITRE XIX.

Nouvelle armée réunie à Strasbourg.—Mariage du prince héréditaire de Bade avec mademoiselle de Beauharnais.—Arrivée de l'empereur à Paris.—Causes du discrédit public.—M. Mollien remplace M. de Barbé-Marbois.—Compagnie des vivres.—Destitution d'agens du trésor.—Séquestre sur les biens des membres de la compagnie des vivres.—Leur emprisonnement.—M. Ouvrard.—Service des vivres mis en régie.—Résultat déplorable de cette administration.

L'empereur s'arrêta un jour à Augsbourg, un autre à Stuttgard, et vint passer deux ou trois jours à la cour de Bade. Il voyagea depuis Munich dans la même voiture que l'impératrice. Nous apprîmes à Carlsruhe que le mariage du prince héréditaire de Bade avec mademoiselle de Beauharnais avait été arrêté. Dès avant l'ouverture de la campagne, l'on avait parlé d'un projet de mariage de ce prince avec la princesse Auguste de Bavière. L'empereur, pour savoir la vérité, avait envoyé à Bade, pendant la saison des eaux, M. Thiars, pour être informé d'une manière précise de ce projet, et pour le traverser; ses ordres furent exécutés avec beaucoup d'exactitude et d'esprit.

Tout étant réglé avec la cour de Bade, l'empereur vint à Strasbourg, où il trouva une nouvelle armée; ceci a besoin d'être expliqué.

Lorsqu'il se vit attaqué à l'improviste par une aussi forte partie, et que la Prusse avait avec lui un langage équivoque, il craignit que la guerre ne traînât en longueur. Il appela une conscription qui se rassembla à Strasbourg et à Mayence; elle était déjà habillée et équipée, et offrait des troupes de belle apparence. Outre cela, les gardes nationales des départemens frontières avaient été réunies. Ces corps, joints à la conscription, formaient une très-belle armée.

Cette conscription était la seconde qu'on levait depuis la rupture du traité d'Amiens; elle était, ainsi qu'avait été la première, composée d'hommes superbes.

L'empereur ne resta que peu de jours à Strasbourg; il arriva à Paris vers cinq heures du soir, à la fin du mois de janvier.

Il envoya quérir tout en arrivant l'archichancelier et le ministre des finances, dans la sagesse desquels il avait beaucoup de confiance: il voulait être éclairé sur les causes du discrédit des effets publics; il n'ajoutait aucune foi à tous les rapports que lui avait envoyés la police, qui lui disait que c'était le faubourg Saint-Germain qui avait fait circuler de mauvais bruits, et qui avait mis en doute les succès de l'armée.

L'empereur força le ministre de s'expliquer, et de désigner les coupables, qu'il devait connaître; M. Fouché, pour se tirer d'affaire, fit une liste de quinze personnes du faubourg Saint-Germain, qu'il présenta à l'empereur comme attisant l'esprit de la société. La conséquence naturelle fut de les exiler. Ce sont les premiers qui l'aient été, et ils le doivent au ministre de la police; l'ordre en fut envoyé de Munich.

Le fait du discrédit public était réel; l'empereur voulut en connaître les causes que je vais détailler: il commença par envoyer chercher le ministre du trésor public, M. de Barbé-Marbois. Ce ministre avait peu de choses à alléguer pour sa défense; sa probité le mettait à l'abri du soupçon, mais il avait été tellement la dupe de quelques mauvaises spéculations, que l'empereur ne voulut plus lui laisser la direction de l'emploi des fonds publics: il le remplaça par M. Mollien, qui était directeur de la caisse d'amortissement.

L'émission des 80,000,000 d'effets de receveurs-généraux avait effectivement eu lieu; c'était une opération entreprise pour favoriser des spéculations particulières.

La compagnie des vivres, qui avait le marché pour la fourniture du pain aux troupes de terre et de mer dans tout l'empire, ainsi que l'approvisionnement des grains, était composée de riches capitalistes, habiles dans cette sorte de commerce; ils y étaient nés, et l'avaient fait toute leur vie.

Leurs affaires étaient immenses; ils rendirent de grands services à l'État dans des temps de disette.

Pour leurs paiemens, ils avaient affaire à deux et trois ministères, celui de la guerre, celui de la marine et celui de l'intérieur, de sorte que, s'ils parvenaient à être soldés exactement, ce ne pouvait être qu'après beaucoup de lenteurs.

Pendant le séjour de la flotte espagnole à Brest, le gouvernement de Charles IV traita avec cette compagnie pour la fourniture complète des rations de vivres aux troupes et aux équipages qui étaient à bord de ses vaisseaux. Cela mit ces entrepreneurs dans le cas d'envoyer l'un d'eux à Madrid, pour régler avec le gouvernement espagnol ce qui était dû à leur compagnie; ce fut M. Ouvrard qui fut chargé de l'opération. À Madrid, il eut nécessairement affaire avec le prince de la Paix, qui gouvernait toutes les branches d'administration de ce pays.

Le prince de la Paix, non seulement régla les comptes de cette compagnie, mais lui proposa de se charger pour l'Espagne du service qu'elle faisait en France, c'est-à-dire des approvisionnemens de blé, ainsi que de la fourniture des vivres aux armées de terre et de mer. La compagnie accepta, moyennant que le gouvernement espagnol se chargerait d'obtenir du gouvernement français la sortie des grains dont elle aurait infailliblement besoin pour faire son service. Cette demande fut négociée officiellement et obtenue. Quant aux paiemens, le prince de la Paix déclara à M. Ouvrard qu'il ne pouvait lui donner que des valeurs en inscriptions sur le Mexique, qu'il fallait qu'il se chargeât de les négocier et d'aller les faire toucher sur les lieux. M. Ouvrard non seulement accepta les valeurs qui pourraient être dues à sa compagnie pour paiement de ses fournitures, mais, de plus, se chargea de faire venir en Europe le montant de tout ce que le gouvernement espagnol pourrait avoir de valeurs à faire escompter par année au Mexique. C'était assurément le plus grand service que l'on pût rendre au gouvernement espagnol; aussi l'accepta-t-il d'autant plus volontiers, que M. Ouvrard, par son opération, faisait hausser le cours de ces valeurs. L'opération était immense, et tout-à-fait étrangère à la compagnie des vivres.

Dans son projet, M. Ouvrard faisait aborder des navires américains à la Vera-Cruz, pour y transporter ce que les colonies espagnoles étaient dans l'usage de recevoir chaque année de leur métropole. Ces mêmes navires faisaient escompter les valeurs aux caisses du roi, et revenaient en Amérique.

Le montant en était employé en denrées, ou même était envoyé en espèces à Londres, d'où il était expédié de la même manière à Amsterdam et Paris.

Jamais on n'avait vu d'entreprise menée de si loin avec autant de hardiesse et d'habileté. M. Ouvrard avait une chaîne de correspondans et d'agens depuis Madrid, Paris, Amsterdam et Londres jusqu'à Philadelphie, Vera-Cruz et Mexico. Rien ne s'opposait plus à la réussite de cette vaste opération, lorsque l'affaire de M. de Barbé-Marbois vint la faire échouer.

Pendant que M. Ouvrard s'occupait de régler tout ce qui assurait le succès de cette seconde entreprise, ses co-associés se mettaient en mesure de faire face aux besoins du service qu'ils avaient à faire en Espagne. La première chose dont ils eurent besoin fut des capitaux; les leurs étaient employés à faire le service des vivres en France, il fallut en créer de nouveaux pour celui d'Espagne.

La seconde opération de M. Ouvrard devait en procurer d'énormes, mais encore fallait-il le temps d'atteindre l'Amérique et d'en revenir; son opération devait, toutes compensations de commerce faites et frais déduits, rapporter un bénéfice net de plus de 20,000,000 de francs par année. Il était encore en Espagne pour cet objet, lorsque ses co-associés imaginèrent, pour se créer des capitaux, d'intéresser dans leur affaire le secrétaire-général de M. de Barbé-Marbois; ils la lui exposèrent et agirent si bien, qu'il leur donna tout l'appui qu'ils sollicitaient. Il leur fit signer par son ministre 80,000,000 d'effets sur l'exercice de 1806.

Malheureusement, dans un pays dont le gouvernement est en mouvement continuel, les opérations du trésor et les mouvemens d'argent sont le sujet constant de toutes les observations. Aussitôt qu'une opération sort de l'ordre accoutumé, les conjectures commencent, et la méfiance les suit.

Malgré les précautions qu'avait prises le secrétaire-général, l'affaire transpira, parce que l'on avait mis en négociation une partie de ces 80,000,000 de papiers pour en faire les capitaux dont on avait besoin. On prit l'alarme, chacun voulut être remboursé; la banque ne put faire face aux demandes, et le désordre fut à son comble. L'empereur, qui avait son carnet de distribution, avait d'abord attribué à quelque erreur la différence qu'il présentait. Il avait fait faire des recherches, s'était assuré que l'émission était véritable, et avait vu avec effroi la cruelle situation où il se fût trouvé si la fortune lui eût été contraire. Battu au fond de la Moravie, privé par une imprudence inconcevable des ressources sur lesquelles il devait compter, il eût été hors d'état de réparer ses pertes, et sa ruine était consommée dès cette époque.

La méprise était trop grave. Le ministre persistait cependant à la défendre; l'empereur lui retira, comme je l'ai dit, le portefeuille, et destitua tous les agens du trésor public qui, ayant eu part à cette affaire, avaient contribué à tromper la religion de leur chef.

Il fit rentrer au trésor celles des traites qui étaient encore dans les mains des fournisseurs, et comme il y en avait déjà une bonne partie en circulation, on mit le séquestre sur leurs biens; on suspendit les paiemens qu'ils poursuivaient dans les différens ministères; enfin on apposa le séquestre sur leurs approvisionnemens. Ces mesures jetèrent l'alarme parmi les bailleurs de fonds. Ils vinrent reprendre leurs capitaux, le discrédit augmenta, et la compagnie fut obligée de se constituer en faillite.

Les fournisseurs ne purent faire face aux réclamations du gouvernement; on les incarcéra, et on n'en eut pas beaucoup davantage. Quelques-uns se saignèrent; mais la plupart souffrirent sans vouloir payer.

M. Ouvrard arriva d'Espagne sur ces entrefaites. L'empereur le fit questionner sur son entreprise; il le manda: M. Ouvrard la lui expliqua et en fut durement traité. Ainsi constituée en faillite, la compagnie ne put donner suite à son opération. Il était fâcheux qu'elle n'eût pu la mener à fin sans enlacer le trésor dans ses piéges; car l'entreprise en elle-même était dans l'intérêt public. Nous gagnions à voir cesser le dépérissement où était l'Espagne faute d'argent, et non seulement la France n'y perdait rien, mais les immenses bénéfices quelle devait produire étaient acquis par des capitalistes français, indépendamment de tous ceux qu'auraient faits une foule de gens d'affaires, qui auraient pris part au mouvement que cette singulière entreprise aurait occasionné. Mais conçue sur une surprise comme elle l'était, elle fut fatale à l'État qu'elle pouvait conduire à sa perte, et auquel elle coûta du temps, des négociations et des sommes considérables. Encore ne parvint-il qu'avec peine à réaliser les valeurs qu'il avait été obligé de prendre pour couvrir les traites qui avaient été mises en circulation.

La compagnie des vivres une fois culbutée, il fallut lui substituer un autre mode d'approvisionnement; on proposa à l'empereur de mettre le service en régie, en gardant tous les employés de la compagnie avec ses établissemens. C'était lestement décider une question qui se débattra encore long-temps. Ainsi on démontra à l'empereur qu'en mettant un conseiller d'État avec des auditeurs à la tête de la régie, cette administration allait marcher toute seule, et que de plus on ferait de grands bénéfices. On tomba dans une lourde erreur. Le conseiller d'État qui succéda à la compagnie des vivres fut M. Maret, frère du ministre: c'était un homme fort probe, extrêmement zélé; mais nous allons voir le résultat de son administration.

Tant que durèrent les approvisionnemens de la compagnie, cela marcha naturellement bien; il y eut même quelques broutilles d'économie sur les cuissons, le chauffage et les consommations; on crut avoir fait des miracles.

Mais arriva la fin des approvisionnemens: comment les remplacer? Il fallut de l'argent. M. Maret, comme agent du gouvernement, ne put pas avoir de crédit, il n'était pas saisissable; il fallut donc recourir à l'empereur, qui, avant de donner de l'argent, voulut savoir en quelles mains il tomberait. On ne se servait plus que d'auditeurs; on en avait pourvu les administrations. Voilà donc les auditeurs partis pour tous les grands marchés de grains. En les voyant arriver sur le marché, tout le monde les devinait; on savait bien que ces messieurs n'étaient pas marchands de blé, et que c'était pour le gouvernement qu'ils achetaient; alors on les faisait payer en conséquence.

Tel de ces messieurs, qui n'avait étudié qu'en droit public, ne savait pas ce que c'était qu'un moulin ni du blé, et cependant on crut que ces jeunes gens soigneraient mieux les intérêts de l'administration, et économiseraient mieux l'argent du gouvernement, dont leur intérêt particulier était tout-à-fait détaché, que les agens de la compagnie des vivres ne soignaient des affaires qui étaient uniquement les leurs, et économisaient un argent qui leur appartenait.

L'empereur ne tarda pas à soupçonner qu'on lui avait fait faire une faute, surtout lorsque le résultat de l'administration de la régie fut qu'à la fin de l'année, il lui en avait coûté jusqu'à 10,000,000 de plus que ne dépensait la compagnie, quoiqu'il eût été obligé de fournir les fonds d'avance à la régie. Lors de la disette de 1811, cette régie manqua de nous devenir funeste, et l'on fut obligé d'avoir recours à l'habileté de quelques anciens membres de la compagnie; aussi l'empereur allait-il la renvoyer et recréer la compagnie des vivres, lorsqu'il fut obligé de porter ses soins ailleurs.

Tels sont à peu près tous les changemens notables qui eurent lieu dans l'administration.

CHAPITRE XX.

Occupation du royaume de Naples.—Distribution de faveurs.—Mariage du prince de Bade.—Joseph roi de Naples.—Louis roi de Hollande.—Le général Sébastiani envoyé à Constantinople.—Mort de Pitt; Fox lui succède.—Ouvertures faites à l'Angleterre.—Arrivée de lord Lauderdale à Paris.—Mouvemens des autres ministres étrangers.—Nouvelles discussions avec la Prusse.—Lucchesini.—Situation respective de la Prusse et de la France.—Le grand-duc de Berg.—Armemens de la Prusse.—M. de Talleyrand poursuit les négociations avec l'Angleterre.

M. Chaptal[43] avait été, long-temps avant la campagne, remplacé au ministère de l'intérieur par M. de Champagny, qui était notre ambassadeur à Vienne. Après la paix de Lunéville, M. de Talleyrand ne tarda pas à arriver de Vienne.

Peu après le retour de l'empereur, on apprit l'occupation du royaume de Naples par nos troupes. Le reste de l'hiver se passa en fêtes et en plaisirs.

L'empereur donna au maréchal Murat l'investiture du grand duché de Berg, que la Bavière cédait à la France moyennant d'autres pays. Il donna à M. de Talleyrand la principauté de Bénévent dans le royaume de Naples, et au maréchal Bernadotte celle de Ponte-Corvo dans le même pays; ce qui surprit un peu: on ne croyait pas qu'il fût disposé à commencer la distribution des faveurs par ce maréchal.

Le prince de Bade vint à Paris contracter son mariage, qui fut célébré dans la chapelle des Tuileries. Le prince héréditaire de Bavière était aussi à Paris depuis le 10 février. Il y eut à cette occasion des fêtes magnifiques données dans l'intérieur du château des Tuileries. Les dames de la cour y exécutèrent des danses de caractère; elles étaient pour la plupart fort jeunes et fort belles, de sorte que les fêtes avaient, indépendamment de leur éclat, toute l'élégance et la grâce d'un spectacle enchanté. Ce même hiver, l'empereur se décida à poser la couronne de Naples sur la tête de son frère Joseph. Une députation de douze sénateurs alla lui en porter l'investiture; il s'était rendu à la tête de l'armée qui avait marché contre ce pays et venait de l'occuper. L'empereur se détermina aussi à faire changer en Hollande la forme du gouvernement électif contre la forme monarchique, et le choix des notables du pays (qui, je crois, étaient à nous) se porta sur le prince Louis, frère de l'empereur, à qui on offrit la couronne.

Il est exactement vrai que le prince Louis ne s'en souciait pas le moins du monde; on fut obligé de faire violence à ses goûts de retraite, pour la lui faire accepter.

Ainsi la bataille d'Austerlitz avait mis trois rois de plus en Europe et avait renversé la dynastie de Naples.

Vers le printemps de 1806, la position politique extérieure était encore en expectative: les Russes n'avaient rien fait dire; l'Autriche avait mal exécuté les conditions stipulées à Vienne, comme on le verra plus bas; la position vis-à-vis de l'Angleterre était toujours la même. L'empereur prévit dès-lors tout ce qu'il aurait incessamment à faire, et il songea à prendre une position forte à Constantinople. Il y envoya, comme son ambassadeur, le général Sébastiani, qui venait d'arriver à Paris, à peine guéri d'une blessure grave qu'il avait reçue à la glorieuse journée d'Austerlitz, à la tête d'une brigade de dragons.

Ce général joignait à son caractère public une instruction particulière de l'empereur pour des cas que ce prince prévoyait déjà devoir arriver. Sébastiani ne tarda pas à justifier le choix que l'empereur avait fait de lui.

Au mois d'avril suivant, tous les personnages illustres qui avaient passé une partie de l'hiver à Paris s'en retournèrent chez eux.

Le roi de Hollande alla également prendre possession de ses États. Plus solitaire qu'il ne l'avait été jusqu'alors, l'empereur ne vivait presque plus que dans son cabinet. Il songeait sérieusement aux moyens de faire sa paix avec l'Angleterre. M. de Talleyrand ne négligeait rien pour y parvenir; c'était un des hommes qui le désiraient le plus; il crut avoir trouvé une circonstance favorable à ce projet.

La mort de M. Pitt avait fait arriver M. Fox au ministère. L'empereur le connaissait personnellement; il avait puisé une grande estime pour lui dans les longs et fréquens entretiens qu'ils avaient eus ensemble, lorsque ce grand homme d'État était venu sur le continent.

Un de ses parens, lord Yarmouth, se trouvait à Paris au mois de mai 1806; il aimait le monde et les plaisirs. Au milieu des divertissemens, il rencontra une personne dont se servit M. de Talleyrand pour savoir s'il serait disposé à se charger d'ouvertures pacifiques entre les deux gouvernemens. Après quelques explications, il consentit à se charger de la négociation, et reçut un passe-port pour Londres. Sa démarche, non seulement n'y déplut pas, mais elle y fut accueillie. On le renvoya avec une sorte d'office pour commencer une négociation qui devait avoir plusieurs antécédens avant de prendre une forme régulière. Bientôt les conférences s'ouvrirent; l'empereur jugea à propos d'y faire assister M. de Champagny et le général Clarke[44].

Le ministère anglais envoya à Paris, comme son chargé d'affaires pour cet objet, lord Lauderdale, et dès-lors il fut reconnu que l'on traitait ouvertement avec l'Angleterre. Il n'y a nul doute que l'opposition à la paix ne serait pas venue de l'empereur. Il la voulait d'autant plus sincèrement, qu'elle aurait fixé irrévocablement sa position envers les puissances du continent. Tout ce qui l'entourait la désirait aussi; son ministère l'aurait achetée par beaucoup de sacrifices: cependant elle n'eut pas lieu. Lorsque les différens ministres étrangers qui étaient à Paris surent que la France et l'Angleterre traitaient directement et seules de leurs intérêts réciproques, ils firent tout au monde pour être informés dans les moindres détails de ce qui se passait dans les conférences.

Quelque heureux qu'eussent été pour nous les résultats de la campagne de 1805, ils n'avaient pas fait perdre l'espérance aux alliés naturels des Anglais. Les ministres de ces puissances à Paris eurent donc assez facilement les moyens de connaître de ces conférences ce qui pouvait intéresser leurs cours. Quelques-uns d'entre eux affectaient de paraître bien informés, pour tâcher d'apprendre quelque chose de plus, plaidant le faux pour savoir le vrai.

On employait tout: femmes, intrigues, rien n'était négligé.

Les ministres des puissances dont les Anglais avaient envahi les colonies étaient bien aises de savoir aussi ce qui serait stipulé pour elles. C'est par toutes ces menées que l'on apprenait par-ci par-là ce qu'on devait tantôt craindre et tantôt espérer de l'issue des négociations.

La Prusse était dans une situation toute particulière. Honteuse d'accepter la dépouille d'un prince avec lequel elle venait de s'unir contre nous, mais impatiente de s'emparer du Hanovre, elle avait imaginé de recevoir ce pays en dépôt jusqu'à ce que l'acquiescement de l'Angleterre lui permît de l'agréger définitivement à ses domaines. Elle voulait, sur tous les autres points, rester sur le pied où elle se trouvait avec la France jusqu'à la paix. Napoléon repoussa des stipulations qui annulaient le traité conclu à Vienne. On négocia de nouveau, et le cabinet de Berlin, qui n'avait pas voulu le Hanovre avec un territoire assez étendu que devait lui céder la Bavière, l'accepta sans compensation. Il s'en irrita, cria au manque de foi; mais les ratifications avaient été échangées, il ne lui restait qu'à subir les conséquences de l'aveuglement qui lui avait fait repousser l'oeuvre d'Haugwitz, lorsqu'un nouvel incident vint ajouter à l'irritation des esprits. Murat, qui venait d'être fait grand-duc de Berg, se disposait à prendre possession des trois Abbayes[45]; les Prussiens voulaient les conserver; on contesta, on récrimina, et enfin on se présenta de part et d'autre pour les occuper. On échangea même quelques coups de fusil, à la suite desquels Blucher se retira.

Le grand-duc, de son côté, se laissa égarer par l'ambition; il rêvait déjà l'agrandissement de la puissance qu'il venait d'acquérir, et ne se contentait pas d'un lot qui aurait comblé les voeux d'un prince né de roi.

On ne peut deviner ce qui l'avait ébloui, mais la paix lui paraissait odieuse. Il ne négligeait aucune des nombreuses occasions que sa nouvelle dignité lui procurait pour porter l'empereur à la guerre. Il lui inspira de la méfiance pour M. de Talleyrand et pour tout ce qui lui parlait de paix. Il alla plus loin; il fit donner l'alarme au ministre de Prusse sur la perte prochaine du Hanovre, en même temps qu'il entretenait l'empereur des inquiétudes de la Prusse, qui n'attendait que l'assurance d'être appuyée pour éclater. Un autre malheur aussi fut que la grande-duchesse de Berg, douée de grâce, de beauté et de tout ce qui attache à une jeune princesse, aimait le pouvoir. Elle savait le faire trouver enchanteur à ceux qui devaient en supporter les caprices. Mais comme elle ne pouvait l'exercer sous la puissance d'un mari, elle souriait à tous les projets qui, tout en rapportant de la gloire à celui-ci, lui assuraient à elle-même le doux plaisir de régner sans partage, et de voir chacun courir au-devant de ses volontés. Elle poussa donc le grand-duc au lieu de le retenir, et bientôt nous vîmes une troupe de jeunes adorateurs impatiens de voler sur de nouveaux champs de bataille.

Malgré cela, les conférences suivaient leur marche ordinaire, et l'empereur croyait toucher à la paix, quand, à son grand déplaisir, il se vit forcé d'y renoncer.

Le ministre de Prusse à Paris (c'était M. de Lucchesini, le même qui avait été plénipotentiaire au célèbre congrès de Sistow, sous Frédéric-le-Grand) avait quitté Paris le 16 février, et y était revenu le 3 mai. Il avait été frappé de terreur par les résultats de la campagne d'Austerlitz, ne pouvant se dissimuler que le changement subit de la politique de sa cour, et sa conduite équivoque dans les derniers momens de la campagne de 1805, avaient fait changer les sentimens de la France pour son pays. Il était fort en peine de savoir ce qui allait résulter, pour la Prusse, des conférences entre lord Lauderdale et les ministres de France. Allant aux écoutes de tous les côtés, et n'ouvrant la bouche que pour s'informer du sort du Hanovre, il était en observation continuelle autour du grand-duc de Berg, et n'y voyait rien de propre à le rassurer: aussi entretenait-il son cabinet dans de continuelles alarmes.

Une autre circonstance contribuait à accroître les inquiétudes de M. de Haugwitz, qui était venu négocier à Paris le traité du 15 février; il avait été remplacé, comme ministre extraordinaire, par M. de Knobelsdorf. L'empereur faisait un cas particulier de ce diplomate, et lui témoignait beaucoup d'égards: cette préférence blessa M. de Lucchesini, et ne contribua pas peu à le rendre inquiet et ombrageux.

Il était difficile que le roi de Prusse ne conçût pas d'inquiétudes de tout ce qu'on ne manquait pas de lui écrire de France sur les dispositions de l'empereur à l'égard de la Prusse. D'autre part, on l'encourageait en Allemagne: on lui disait que le rôle de libérateur de la Germanie lui était réservé; on lui citait sans cesse l'exemple du grand Frédéric; on ne parlait autour de lui que de la bataille de Rosbach.

Dans cette situation d'esprit, il commença à prendre des précautions; peu à peu, ces précautions devinrent des mesures menaçantes. Comme l'arrivée de chaque courrier de Paris augmentait les alarmes, on eut recours à un armement, surtout lorsqu'on vit à Berlin, par les communications du roi d'Angleterre au parlement, qu'on lui avait offert la restitution du Hanovre. Au lieu de ne voir dans cette proposition qu'un acheminement à la paix, qui aurait été suivie d'une indemnité pour elle, la Prusse se crut jouée. Sa mauvaise étoile l'entraîna. Elle arma, et elle s'en imposa à elle-même sur les suites de ses armemens.

Je reviens aux conférences. M. de Talleyrand les poussait avec activité: rien ne lui eût coûté pour faire conclure la paix avec l'Angleterre. Il disait, à qui voulait l'entendre, que, sans elle, tout était problème pour l'empereur; qu'il n'y aurait qu'une suite de batailles heureuses qui le consoliderait, et que cela se réduisait à une série dont le premier terme était A, et dont le dernier pouvait être Y ou zéro. Il entrait en fureur quand il s'apercevait des petites intrigues des ambitieux qui amenaient la guerre, en parlant des armemens de la Prusse, qu'eux-mêmes provoquaient tous les jours par leur jactance et leurs menaces. On faisait alors circuler avec affectation des lettres, vraies ou fausses, de Berlin, qui étaient remplies d'invectives contre les Français; on y disait que la cavalerie prussienne allait aiguiser ses sabres sous les fenêtres de l'ambassadeur de France. La jeunesse de Berlin avait, en effet, jeté des pierres dans ses fenêtres; il n'y avait pas d'outrages, d'allusion offensante qu'on ne lui prodiguât.

CHAPITRE XXI.

Mort de Fox.—Les conférences sont rompues.—Lord Lauderdale est rappelé.—Ultimatum du cabinet de Berlin.—L'empereur quitte Paris.—Dispositions de guerre.—Le maréchal Lannes culbute le prince Louis de Prusse.—L'empereur porte son quartier-général à Auma.—Son arrivée à Iéna.

L'empereur eût néanmoins tout oublié pour faire une paix générale, lorsqu'un événement survint, qui l'obligea d'abandonner cet espoir.

Le ministre anglais, M. Fox, était malade depuis assez long-temps; sa maladie prit tout à coup un caractère plus inquiétant, et bientôt il fut en danger.

Nous ne comptions guère que sur lui pour terminer nos éternels différends avec l'Angleterre, et à chaque avis que l'on recevait sur l'état de sa santé, on pressait les négociations le plus que l'on pouvait, parce que l'on espérait que la paix une fois conclue, on trouverait quelques moyens de la faire durer, même dans le cas où M. Fox viendrait à succomber.

Le sort en avait décidé autrement; le ministre anglais mourut, et son successeur rappela lord Lauderdale; les conférences furent donc rompues. Nous accusâmes tacitement lord Lauderdale de n'avoir pas mis autant de zèle que nous à aplanir les difficultés qui s'opposaient à la conclusion de la paix, et nous crûmes même qu'ayant jugé l'état de M. Fox incurable, il s'était plus occupé des sentimens de son successeur que de ceux de celui qui n'avait plus que quelques jours à vivre[46].

Voilà donc, d'une part, la guerre qui continue avec l'Angleterre, et de l'autre une rupture qui va éclater avec la Prusse. On ne peut s'empêcher ici d'appeler le blâme sur ceux qui ont apporté tant d'obstacles à une réconciliation si facile.

L'aigreur de la Prusse avait pris sa source dans sa crainte de perdre le Hanovre. La rupture des conférences de Paris devait la rassurer; il ne restait donc plus que des satisfactions à donner sur des tracasseries particulières, des manques d'égards, et d'autres bagatelles qui se seraient arrangées avec des tabatières.

L'empereur y était tout disposé; la chose arrangée, il lui était encore possible de ramener son armée à Boulogne. Sa flottille était intacte. À la vérité, sa flotte de guerre avait été détruite; mais il aurait trouvé moyen d'y suppléer.

Il comptait si bien sur la paix, qu'il s'occupait sérieusement de tenir à l'armée la parole qu'il lui avait donnée dans sa proclamation de Vienne, avant de la quitter; il y disait qu'il voulait la réunir, tout entière à Paris, avant de la ramener à Boulogne, afin de lui faire goûter tout le bonheur qu'on éprouve à avoir bien servi sa patrie; il lui répétait que son plus grand plaisir serait de voir chacun de ceux qui la composaient réunis autour du palais, et de se rappeler chaque jour le courage et l'attachement dont ils lui avaient donné tant de preuves.

Il fit, dans beaucoup de branches d'administration, réserver une quantité de petites places, et successivement de plus considérables, afin de pouvoir satisfaire aux demandes que les soldats lui faisaient à chaque revue pour quelque membre de leur famille, comme leur père, leurs frères ou autres parens. Pendant tout le temps que j'ai servi l'empereur, je ne l'ai jamais vu refuser une demande à un soldat, surtout lorsqu'il sollicitait pour un autre. Le plus sûr moyen de perdre sa bienveillance était de maltraiter ou de repousser un militaire de grade subalterne. Il avait déjà entretenu plusieurs personnes de son projet de réunir l'armée d'Austerlitz, lorsque le génie du mal vint l'en empêcher.

Le grand-duc de Berg et plusieurs autres étaient enchantés que les conférences avec l'Angleterre fussent rompues, et la moindre conséquence qu'ils en tiraient, c'est qu'il fallait bien vite tomber sur la Prusse, et l'accabler pendant qu'elle n'était occupée que des marches et des contremarches qu'elle faisait faire à ses troupes. L'ultimatum du cabinet de Berlin vint au secours de son impatience. Cette pièce, par le ton et les termes dans lesquels elle était conçue, était plutôt un défi choquant qu'une exposition de griefs; aussi donna-t-elle de l'humeur au cabinet des Tuileries.

D'un autre côté, le maréchal Berthier écrivait de Munich, où il avait son quartier-général, de se hâter; qu'il commençait à craindre que les Prussiens n'ouvrissent les hostilités, sans faire de communications (cela avait eu lieu en 1805), et qu'on ne pouvait trop se presser. L'empereur quitta Paris le 21 septembre 1806; il n'y était de retour que depuis le 26 janvier de la même année. L'impératrice l'accompagna jusqu'à Mayence. La garde impériale était à peine en marche; elle était revenue à Paris après la campagne d'Austerlitz. Il ne s'arrêta à Metz que pour visiter l'arsenal, voir l'école d'artillerie, et reconnaître en quel état était la place. Il alla rapidement de Metz à Mayence, où il séjourna deux ou trois jours. Divers courriers qu'il y reçut lui firent hâter ses dispositions; on donna ordre à Metz de mettre les troupes en poste, à mesure qu'elles arriveraient. On envoya également ordre à Strasbourg de faire embarquer sur le Rhin tout ce qui devait partir tant de cette place que des villes situées sur le bord du fleuve. Un officier fut expédié au roi de Hollande, pour que, sans différer, l'armée hollandaise entrât sur le territoire de Munster et s'approchât du Weser.

Après avoir reçu la visite des princes de Bade, de Darmstadt et de Nassau, et avoir arrêté le plan définitif de la tête de pont du Rhin, il se rendit à Aschaffembourg. Il dîna chez le prince primat, et continua sa route par Wurtzbourg, où il arriva le soir même du jour de son départ de Mayence. Le grand-duc lui fit une très-belle réception; il séjourna chez ce prince pour lequel il avait beaucoup d'estime, et y attendit des nouvelles de l'ennemi.

C'est à Wurtzbourg qu'il détermina la base de ses opérations, et qu'il résolut de prendre pour premier point de départ la ville de Bamberg[47].

Les corps d'armée occupaient les pays de Bayreuth, les bords du Mein, et s'approchaient jusqu'aux frontières des petites principautés de Saxe; les uns et les autres s'étaient réunis à leurs quartiers-généraux, depuis que l'armée prussienne était venue se placer à Erfurt et Weimar.

Elle eut le tort très-grand de rester dans cette position jusqu'au moment où notre réunion fut opérée, et notre mouvement déterminé. Comme elle avait été réunie avant nous, il lui aurait été possible d'agir sur un ou plusieurs de nos corps d'armée avant leur rassemblement. Une entreprise de cette espèce eût du moins justifié l'inconcevable prétention de pouvoir à elle seule faire tête à nos colonnes. Ou bien si, voulant être prudens, les Prussiens eussent jeté une bonne garnison bien commandée dans Erfurt, et fussent venus de suite avec toutes leurs forces nous disputer les passages de l'Oder, et ensuite celui de l'Elbe, la fortune eût pu leur présenter quelque chance favorable dans la série des mouvemens et des manoeuvres que nous aurions été obligés de faire par suite des leurs. Mais non, ils restèrent paisiblement dans leur position, et nous laissèrent déboucher par Saalfeld, où le maréchal Lannes culbuta le corps du prince Louis de Prusse, qui fut tué dans cette action. L'empereur marcha de sa personne par la vallée du Mein, ayant avec lui le corps de Bernadotte, celui de Ney, et flanqué à sa droite par les corps des maréchaux Soult et Davout, qui, partant de Bayreuth, s'avançaient sur Hoff. Pendant ce temps, l'empereur déboucha enfin de Cronach, passa la Saale à Saalbourg, et arriva à Schleitz, où l'on rencontra un petit corps prussien, que l'on poursuivit dans la direction de Géra.

Ce mouvement devait avoir fait prendre un parti à l'armée prussienne. Elle était rassemblée, une opération offensive lui était facile; la prudence lui conseillait de se resserrer.

L'empereur resta un jour derrière la Saale; il y fut rejoint par la garde à pied, et pendant ce temps-là, les corps de droite, aux ordres de Soult et de Davout, suivis de toute la cavalerie, aux ordres du grand-duc de Berg, prenaient de l'avance sur les bords de l'Elster.

Le lendemain de ce séjour, l'empereur porta son quartier-général à Auma, où il reçut par le maréchal Lannes avis de la marche des ennemis, qui avaient pris le parti de quitter leur position d'Erfurt pour se rapprocher de la Saale.

Il envoya sur-le-champ ordre au maréchal Bernadotte et au maréchal Davout de se porter sur Naumbourg, au maréchal Soult de marcher sur Géra, et il manda au maréchal Lannes de se tenir en communication avec lui. Ces dispositions faites, l'empereur partit de suite pour Géra, précédé de toute la cavalerie, et suivi de la garde à pied et du corps du maréchal Ney.

À Géra, on s'empara d'un petit convoi saxon, qui avait ordre de se rendre par Zeitz à Naumbourg; on profita de cette indication, et toute la cavalerie prit la route qu'il devait suivre.

De plus, on saisit à Géra la poste qui venait d'arriver, et l'on s'assura que l'armée prussienne était encore à Weimar. Alors l'empereur prit son parti; il envoya ordre au maréchal Lannes, ainsi qu'au maréchal Ney, de marcher sur Iéna. Il s'y transporta lui-même, et fit prendre cette direction au maréchal Soult; le reste continua son mouvement sur Naumbourg, et eut ordre de marcher à l'ennemi, que nous croyions être à Weimar. Par ce mouvement, l'empereur tournait entièrement l'armée prussienne; car, de cette manière, nous arrivions par le chemin que les Prussiens auraient dû prendre pour venir de Prusse à notre rencontre, et eux venaient forcer le passage de la Saale par un chemin qui aurait dû être le nôtre, s'ils avaient bien manoeuvré. Dans cette position, il était difficile qu'un événement de guerre n'eût pas lieu, et qu'il ne fût pas décisif.

Le 13 octobre, au déclin du soleil, l'empereur arriva à Iéna avec le maréchal Lannes et la garde à pied; il était en communication avec les maréchaux Soult et Ney, auxquels il envoya ordre de venir le joindre. Bernadotte, Davout et le grand-duc de Berg, de leur côté, étaient aussi arrivés à Naumbourg.

CHAPITRE XXII.

Situation de l'armée prussienne.—Dispositions de l'empereur.—Embarras de l'artillerie.—Conduite de l'empereur dans cette circonstance.—Bataille d'Iéna.—Napoléon visite le champ de bataille.—Sa sollicitude pour les blessés.—Il revient à Iéna.—Nouvelles du maréchal Davout.

L'empereur m'avait détaché de Géra, avec le 1er régiment de hussards, pour aller aux nouvelles vers Iéna. Il m'avait recommandé de prendre avec moi M. Eugène Montesquiou, un de ses officiers d'ordonnance, qu'il rendit porteur d'une lettre pour le roi de Prusse, et de l'accompagner jusqu'à ce que je rencontrasse les Prussiens, ce qui eut lieu dans la vallée de la Saale à une lieue au-dessus d'Iéna[48].

En entrant à Iéna, nous eûmes des nouvelles positives de l'armée prussienne: elle avait quitté Weimar en deux grands corps d'armée; l'un, le plus considérable, sous les ordres immédiats du roi de Prusse et du duc de Brunswick, avait pris la route de Weimar à Naumbourg; l'autre, sous les ordres du prince de Hohenlohe, s'était dirigé sur Iéna.

Effectivement, les premières compagnies de chasseurs qui débouchèrent en haut de la montagne qui domine Iéna, découvrirent la ligne ennemie, dont la gauche venait s'appuyer en face du point par lequel nous débouchions. L'empereur alla la reconnaître lui-même, seul et à portée de fusil. Le soleil n'était pas couché; il mit pied à terre et s'approcha jusqu'à ce qu'on lui eût tiré quelques coups de fusil. Il revint presser la marche de ses colonnes, mena lui-même les généraux à la position qu'il voulait qu'ils occupassent pendant la nuit, et leur recommanda de ne la prendre que lorsqu'ils ne pourraient plus être aperçus de la ligne ennemie.

Il coucha au bivouac au milieu de ses troupes, et il fit souper avec lui tous les généraux qui étaient là. Avant de se coucher, il descendit à pied la montagne d'Iéna, pour s'assurer qu'aucune voiture de munitions n'était restée en bas; c'est là qu'il trouva toute l'artillerie du maréchal Lannes engagée dans une ravine que l'obscurité lui avait fait prendre pour un chemin, et qui était tellement resserrée, que les fusées des essieux portaient des deux côtés sur le rocher. Dans cette position, elle ne pouvait ni avancer ni reculer, parce qu'il y avait deux cents voitures à la suite l'une de l'autre dans ce défilé. Cette artillerie était celle qui devait servir la première; celle des autres corps était derrière elle.

L'empereur entra dans une colère qui se fit remarquer par un silence froid. Il demanda beaucoup le général commandant l'artillerie de l'armée, qu'il fut fort étonné de ne pas trouver là; et, sans se répandre en reproches, il fit lui-même l'officier d'artillerie, réunit les canonniers, et après leur avoir fait prendre les outils du parc et allumer des falots, il en tint un lui-même à la main, dont il éclaira les canonniers qui travaillaient sous sa direction à élargir la ravine jusqu'à ce que les fusées des essieux ne portassent plus sur le roc. J'ai toujours présent devant les yeux ce qui se passait sur la figure de ces canonniers en voyant l'empereur éclairer lui-même, un falot à la main, les coups redoublés dont ils frappaient le rocher. Tous étaient épuisés de fatigue, et pas un ne proféra une plainte, sentant bien l'importance du service qu'ils rendaient, et ne se gênant pas pour témoigner leur surprise de ce qu'il fallait que ce fût l'empereur lui-même qui donnât cet exemple à ses officiers. L'empereur ne se retira que lorsque la première voiture fut passée, ce qui n'eut lieu que fort avant dans la nuit. Il revint ensuite à son bivouac, d'où il envoya encore quelques ordres avant de prendre du repos.

C'était la nuit du 13 au 14 octobre; nous eûmes une gelée blanche, accompagnée d'un brouillard semblable à celui que nous avions eu à Austerlitz; mais il nous fut plus favorable, en ce que toute notre armée était sur un petit plateau extrêmement resserré, ce qui avait obligé de former les troupes en grosses masses qui se touchaient presque, afin d'être plus facilement déployées le lendemain matin; ce petit plateau n'était pas à plus de deux cent cinquante toises de la position qu'occupait la gauche des Prussiens. Sans ce brouillard, nos feux leur auraient servi de direction, et leur artillerie n'eût pas manqué de nous faire beaucoup de mal, en ce que tous les coups auraient porté. La fortune nous servit à merveille, car le brouillard dura jusqu'au lendemain à huit heures du matin.

Nous prîmes les armes à la pointe du jour; la brume était si épaisse, que nous ne pûmes pas nous diriger sur la ligne ennemie. Il y avait, à côté du bois où était appuyée sa gauche, un large terrain par lequel nous pouvions passer (on l'avait reconnu la veille), et en le cherchant dans le brouillard, nous donnâmes sur le bois qui était occupé par les ennemis. Le combat s'y engagea, et fournit aux Prussiens un point de direction. On reconnut alors son chemin en obliquant un peu à gauche, et on y conduisit l'infanterie serrée en colonnes. La ligne prussienne, se voyant attaquée et entendant un grand mouvement en avant d'elle, commença à manoeuvrer pour prendre une position plus rapprochée de la masse de ses troupes. Il était neuf heures du matin; à peine avions-nous tiré quelques coups de canon, et hormis le 17e régiment d'infanterie légère, qui avait attaqué le bois, aucun n'avait encore été engagé. Le soleil avait tout-à-fait éclairci l'atmosphère; nous étions en présence des Prussiens; la canonnade commença au centre: elle était plus vive de la part des ennemis que de la nôtre.

Le maréchal Ney, qui était placé à la droite du maréchal Lannes, attaqua l'extrême gauche des Prussiens. Il enleva un village auquel elle était appuyée, en fut repoussé, le reprit de nouveau et en fut encore chassé. Vraisemblablement il y aurait perdu beaucoup de monde sans une des divisions du maréchal Soult, qui arriva par notre extrême droite, et qu'on fit marcher, malgré son extrême lassitude, de manière à déborder entièrement le point que le maréchal Ney s'entêtait à garder, quoiqu'il fût hors de notre position naturelle.

Le mouvement de la division du maréchal Soult fit évacuer le village, et si on avait eu une demi-heure de patience avant d'attaquer, on aurait épargné la vie à bien de braves gens.

L'empereur fut très mécontent de cette opiniâtreté du maréchal Ney; il lui en dit quelques mots, mais avec ménagement. Ce mouvement d'occupation du point où était appuyée l'extrême gauche des Prussiens fut secondé d'une attaque vigoureuse, exécutée sur leur centre par le maréchal Lannes, qui cherchait à les joindre à la mousqueterie. La hardiesse de sa marche fit faire à l'armée prussienne un changement de front sur son aile droite, l'aile gauche en arrière; cela nous obligea à faire le mouvement opposé, c'est-à-dire à changer de front sur notre aile gauche, l'aile droite en avant. Le combat s'engagea de nouveau sur tout le front, lorsqu'un heureux incident vint décider de la victoire. L'empereur avait laissé à Mayence le maréchal Augereau pour qu'il se formât un corps avec les régimens qui, après la paix d'Austerlitz, avaient été renvoyés en France, et qui avaient reçu ordre de se rendre en poste à Mayence. Ce maréchal avait mis tant de diligence dans sa marche, qu'il arriva à Iéna même comme nous engagions le combat. Il ne s'y arrêta pas, et il arriva sur le champ de bataille au moment où l'on attaquait la ligne prussienne dans la position dont je viens de parler. On dirigea la colonne du maréchal Augereau à travers un jeune bois de sapins, de manière qu'il déboucha derrière la droite de l'armée prussienne. Le 14e régiment de ligne avait la tête de la colonne; il attaqua de suite à la mousqueterie, sans donner le temps aux Prussiens de venir le reconnaître. Il fut vivement soutenu, et détermina un mouvement rétrograde à la droite des Prussiens, qui donna du flottement à toute leur ligne.

L'empereur avait avec lui très-peu de cavalerie. Celle qu'il avait envoyé chercher vers Naumbourg n'était pas arrivée, de sorte que sur le champ de bataille nous n'avions qu'une brigade de cavalerie légère, commandée par le général Durosnel, une autre, commandée par le général Auguste de Colbert, plus le 1er, le 9e et le 11e régiment de hussards.

On les réunit tous au centre, et au moment où on remarqua le mouvement d'oscillation dans la ligne prussienne, on les fit charger à outrance. La charge réussit, le désordre et la déroute commencèrent chez les Prussiens. Ils essayèrent de nous opposer leur cavalerie; elle contint bien un instant la nôtre, qui était plus faible, mais cela ne rallia pas leur armée, qui était à la débandade. La tête de la cavalerie du grand-duc de Berg arriva sur le terrain en ce moment, et, réunie avec celle dont je viens de parler, elle prit la route de Weimar, par laquelle se retiraient les fuyards.

L'empereur voyait, du point où il était, l'armée prussienne en fuite, et notre cavalerie la prenant par milliers. La nuit commençait à s'approcher; il fit, comme à Austerlitz, le tour de son champ de bataille. Il descendit plusieurs fois de cheval pour faire boire de l'eau-de-vie à des blessés, et je l'ai vu plusieurs fois mettre lui-même sa main dans la poitrine d'un soldat renversé, pour s'assurer si son coeur palpitait encore, lorsqu'il croyait avoir reconnu à un reste de coloris sur son visage qu'il n'était pas mort. S'il trouvait un peu plus de morts sur un terrain que sur un autre, il mettait encore pied à terre, regardait au numéro des boutons quel était le régiment auquel ils appartenaient, et il était rare qu'à la première revue où il apercevait ce régiment, il ne fît pas quelques questions sur l'ordre dans lequel il avait attaqué, ou bien l'avait été lui-même, afin de se rendre raison des pertes qu'il avait remarquées.

Je l'ai vu deux ou trois fois, en cherchant ainsi sur le champ de bataille, retrouver des hommes qui vivaient encore; il en était d'une joie qu'on ne pourrait rendre, mais la tristesse venait aussitôt s'emparer de son esprit, par la pensée qu'il devait s'en trouver ainsi beaucoup qui n'avaient pas le bonheur d'être rencontrés.

Ce soir-là, il fut assez content: l'administration avait fait son devoir; les blessés avaient été exactement relevés et soignés partout.

Il revint coucher à Iéna, où il reçut les docteurs de l'université. Il fit un cadeau de bienveillance au curé de cette ville, qui se donnait beaucoup de peine pour le soulagement des blessés et des prisonniers.

Il prit du repos à Iéna, et reçut, pendant la nuit, des nouvelles bien satisfaisantes du corps du maréchal Davout.

CHAPITRE XXIII.

L'armée prussienne prend position à Auerstaedt.—Arrivée de Davout et de Bernadotte.—Rapport d'un déserteur prussien.—Position dangereuse de Davout.—Bernadotte refuse de l'appuyer.—Bataille d'Auerstaedt.—Rapport de l'adjudant-général Romeuf.—Paroles de l'empereur aux Saxons.—Le général Pfuhl.—L'empereur renvoie les prisonniers saxons.—Il part pour Weimar.—Le roi de Prusse demande un armistice.—Capitulation d'Erfurth.—Paroles de l'empereur sur Bernadotte.—Colonne de Rosbach.

La grande armée prussienne, sous les ordres du roi, qui marchait sur Naumbourg, s'était arrêtée, et avait pris position au village de Auerstaedt, en avant de Sulz (où était son quartier-général), lorsqu'il apprit l'arrivée à Naumbourg des maréchaux Davout et Bernadotte avec une nombreuse cavalerie.

Le même jour (14 octobre) où l'empereur avait attaqué le prince de Hohenlohe en avant de Iéna, Davout et Bernadotte, suivant leurs instructions, partaient de Naumbourg par la route de Weimar, sur laquelle l'armée prussienne était à cheval.

Notre cavalerie, si ardente sur un champ de bataille, était dirigée sans intelligence, quand il était question d'avoir des nouvelles des ennemis. Dans cette occasion, entre autres, le maréchal Davout ne put être informé de la marche de l'armée prussienne que par une découverte hardie que fit un de ses aides-de-camp, le colonel Burck, aujourd'hui général et pair de France, et il n'eut d'opinion bien fixe sur les forces qui venaient à lui que par le rapport que lui fit un déserteur prussien des gardes du corps, lequel avait servi autrefois en France, dans le régiment du Roi, où il avait été sergent. Cet homme, fort intelligent, mit le maréchal Davout au fait des moindres détails concernant l'armée du roi de Prusse.

Le corps de Davout se trouvait à la tête de la colonne, il avait communiqué les renseignemens qu'il venait de recevoir, au maréchal Bernadotte, dont les troupes suivaient immédiatement les siennes.

À peine sa colonne est-elle arrivée au sommet de la montagne qu'il faut gravir, lorsqu'on a passé le pont en pierre sur la Saale, à une lieue de Naumbourg, qu'il découvre l'armée prussienne; il en fait prévenir Bernadotte, et le prie de l'appuyer. Bernadotte demande à passer devant. Davout lui dit que le hasard l'ayant mis à la tête de la colonne, il ne serait pas juste qu'il rétrogradât, et que d'ailleurs ce mouvement les exposerait tous deux à une destruction totale, s'ils étaient attaqués en l'exécutant, et il lui fait observer qu'il n'y avait pas un instant à perdre; qu'il l'en prévenait au nom du service de l'empereur; que quant à lui, il allait déboucher, et attaquer sur le moment même. Bernadotte, par des motifs qui n'ont jamais été bien connus, lui fit répondre qu'il allait chercher un passage en remontant la rivière, qu'il pouvait attaquer en toute sûreté, parce qu'il le seconderait.

Le maréchal Davout attaque avec une infériorité de un contre quatre. À peine est-il formé, qu'il est assailli par un feu d'artillerie et de mousqueterie d'autant plus vif, que les ennemis le regardaient comme perdu, et il est juste de dire que, sans son grand courage et sa constance au feu, ses troupes eussent été démoralisées; elles avaient perdu le cinquième de leur monde avant trois heures après midi. Il ne les retint sur le champ de bataille qu'en se montrant lui-même partout. Ses aides-de-camp couraient de tous côtés pour prier le maréchal Bernadotte de déboucher; cela fut inutile: en cherchant un débouché, il passa toute la journée sur les chemins, ne le trouva nulle part, et laissa écraser le maréchal Davout. Ce maréchal éprouva les mêmes obstacles pour avoir de la cavalerie: en vain ses aides-de-camp portèrent des ordres à plusieurs divisions de cavalerie, pour venir le joindre de suite, attendu que le péril était imminent; Bernadotte les retint et les empêcha d'aller prendre part à l'action. Il en fut de cette cavalerie, à laquelle il n'avait pas droit de donner des ordres, comme du corps qu'il commandait: elle ne fut utile ni à Koesen, ni à Iéna, où elle n'arriva pas à temps.

Davout dut à sa grande valeur et à l'estime qu'il avait inspirée à ses troupes la gloire de cette journée, une des plus honorables qu'un officier-général puisse compter dans sa carrière. Malgré les pertes qu'il éprouva, il prit aux ennemis soixante-dix pièces de canon, et les força à la retraite. S'il avait eu un corps de cavalerie, il aurait fait un nombre considérable de prisonniers; mais il dut s'estimer heureux de coucher sur le champ de bataille. Cette journée lui a justement valu l'admiration de toute l'armée.

L'armée prussienne qui était devant lui éprouva de grandes pertes, parmi lesquelles il faut compter celle du duc de Brunswick, qui alla mourir de ses blessures à Altona; elle apprit ce qui était arrivé au prince, et fit un mouvement par son flanc gauche pour regagner l'Oder et rallier le corps qui de Iéna se retirait sur Weimar et Erfurth.

Le maréchal Davout ne put suivre la marche de l'armée du roi de Prusse, faute de cavalerie, de sorte que le mouvement de retraite de ce monarque ne fut point inquiété.

L'adjudant-général Romeuf, qui vint apporter cette nouvelle à l'empereur à Iéna, ne lui parlait point de l'inaction de la cavalerie, ni du refus que Bernadotte avait fait de prendre part à la bataille. L'empereur le laissa aller jusqu'à la fin de sa narration, et lui demanda alors ce que ces corps avaient fait pendant l'action; Romeuf fut obligé de dire que ni l'un ni l'autre ne s'y étaient trouvés, et eut l'air d'en ignorer les motifs. L'empereur vit qu'on lui cachait quelque chose; il n'insista pas, mais il se mordit les lèvres, et il n'en fut que plus impatient de découvrir la vérité.

Toute la nuit, on avait ramené à Iéna des prisonniers, et particulièrement la presque totalité de l'infanterie saxonne avec plusieurs généraux de cette nation; l'empereur fit réunir ces généraux, ainsi que tous les officiers saxons dans une salle du bâtiment de l'université, et comme aucun d'eux ne parlait le français, il se fit suivre de M. Demoustier, employé aux relations extérieures, qui lui servit d'interprète. L'empereur leur parla ainsi:

«Messieurs les Saxons, je ne suis point votre ennemi, ni celui de votre électeur; je sais qu'il a été obligé de suivre et de servir les projets de la Prusse; néanmoins vous avez combattu, et la mauvaise fortune vous a fait perdre votre liberté. Si vous vous êtes mis franchement dans les intérêts des Prussiens, il faut suivre les mêmes destinées qu'eux; mais si vous pouvez m'assurer que votre souverain a été contraint à s'armer contre moi, et qu'il saisira cette occasion de reprendre sa politique naturelle, je ne ferai aucune attention au passé, je vivrai en loyal ami avec lui.»

Un officier-général saxon, M. Pfuhl, qui était particulièrement attaché à l'électeur de Saxe, prit la parole et répondit à l'empereur qu'il se faisait fort, en deux jours, d'aller à Dresde, porter cette proposition généreuse à son souverain, et de rapporter sa réponse, parce qu'il était persuadé que non seulement elle serait conforme à ses propres sentimens, mais que l'électeur serait pénétré de reconnaissance de la générosité de l'empereur.

Puis-je vous croire? lui dit l'empereur.—Oui, sire, répondit M. Pfuhl.—Eh bien! reprit l'empereur, partez, et dites à l'électeur que je lui renvoie ses troupes, et que je le prie de donner ordre à celles qui sont encore dans l'armée prussienne de la quitter.

On envoya par Leipzig les prisonniers saxons. Ils se mirent en route sur-le-champ.

L'empereur partit immédiatement après pour Weimar; il fit ce petit trajet en calèche ouverte. Arrivé en haut de la montagne appelée vulgairement le Colimaçon, nous vîmes arriver à nous un officier prussien, conduit par un officier de notre avant-garde. C'était un aide-de-camp du roi de Prusse, qui apportait à l'empereur une lettre du roi, par laquelle il lui proposait un armistice; l'empereur m'ordonna de dire à cet officier de le suivre à Weimar, que là il lui donnerait sa réponse.

Il fit accélérer un peu sa marche, et avant de recevoir l'officier, il prit quelques dispositions, qui me firent penser que, soit par la date de la lettre du roi, soit par d'autres avis, il avait su où se trouvait la principale armée prussienne.

Il envoya ordre au maréchal Bernadotte de marcher de suite à Halle par Mersbourg, et de forcer les deux passages de l'Elster qui étaient défendus par le corps du prince Frédéric de Wurtemberg.

Le corps du maréchal Lannes avait marché sur Erfurth. Le reste fut dirigé sur l'Elbe, partie par Mersbourg et partie par Leipzig. L'empereur resta deux jours à Weimar, pour voir à quoi les ennemis se décideraient. Pendant ce court intervalle de temps, la ville d'Erfurth, où commandait le prince d'Orange, capitula. On y fit dix-huit mille prisonniers; cet événement donna la possibilité de faire passer la ligne d'opérations de l'armée par cette place, ce qui fut un grand avantage, en ce que cela diminuait de beaucoup le trajet qu'on avait à faire pour venir de Mayence à l'armée.

Après avoir renvoyé au roi de Prusse son aide-de-camp, l'empereur reçut le général prussien Schmettau, ancien aide-de-camp du grand Frédéric, et célèbre sous d'autres rapports; il avait été blessé à la bataille, et était resté au château de Weimar, où il mourut peu de temps après.

L'empereur n'accorda point l'armistice demandé par le roi de Prusse, parce que notre armée n'était encore qu'en mouvement; si on l'eût arrêtée, nous eussions foulé nos alliés pour la faire vivre, et d'ailleurs il nous fallait prendre une position militaire.

Le roi de Prusse n'avait évidemment en vue que de préserver ses États du fléau que nous voulions écarter de ceux de nos alliés: c'est pourquoi nous marchâmes en avant.

L'empereur partit de Weimar et vint coucher à Naumbourg, où était le maréchal Davout avec son corps. Il témoigna à ce maréchal toute sa satisfaction, et il apprit la vérité tout entière, tant sur la conduite du maréchal Bernadotte que sur celle de la cavalerie à la journée du 14[49]. Il se recueillit un moment, et puis, éclatant en reproches, il ajouta: «Cela est si odieux, que si je le mets à un conseil de guerre, c'est comme si je le faisais fusiller; il vaut mieux ne lui en pas parler. Je lui crois assez d'honneur pour qu'il reconnaisse lui-même qu'il a fait une action honteuse, sur laquelle je ne lui déguiserai pas ma façon de penser.»

Nous partîmes de Naumbourg le lendemain pour venir à Mersbourg et Halle; c'est dans cette marche que nous traversâmes le champ de bataille de Rosbach. L'empereur avait tellement dans la tête les dispositions de l'armée de Frédéric, et celles de la nôtre, qu'arrivé dans Rosbach même, il me dit: «Galoppez dans cette direction (il me l'indiquait); vous devez trouver à une demi-lieue d'ici la colonne que les Prussiens ont élevée en mémoire de cet événement.»

Si la moisson n'eût pas été faite, je ne l'aurais pas trouvée, car cette colonne, placée au milieu d'une plaine immense, n'était pas beaucoup plus haute qu'une double borne semblable à celles qu'on met le long des quais et des ports pour fixer les bateaux.

Lorsque je l'eus trouvée, je mis mon mouchoir en l'air pour servir de direction à l'empereur, qui s'était écarté de son chemin pour parcourir le champ de bataille, et il vint effectivement la voir. Toutes les inscriptions étaient en partie effacées; on avait de la peine à les lire.

L'empereur, voyant dans le lointain passer la division du général Suchet, lui envoya dire de faire enlever cette colonne, parce qu'il voulait la faire transporter à Paris. Le général Suchet y employa sa compagnie de sapeurs, qui, en un instant, mit la colonne sur trois ou quatre voitures.

Toute l'armée s'approchait de l'Elbe. L'empereur venait de recevoir l'avis que le pont de Dessau avait été brûlé par le prince de Wurtemberg que le maréchal Bernadotte chassait devant lui, mais que celui de Wittemberg avait été sauvé.

Le mouvement était commencé sur Dessau; on n'eût rien gagné à le contremander pour le diriger sur Wittemberg. D'ailleurs on espérait, par le moyen de nos sapeurs, raccommoder le pont de Dessau, de sorte que l'on continua à suivre cette direction. Si le prince de Wurtemberg ne l'eût pas brûlé, on ne peut pas dire ce que serait devenue l'armée prussienne, qui, après avoir combattu à Iéna et à Auerstaedt, n'eut de passage sur l'Elbe qu'à Magdebourg. Nous avions une énorme avance sur elle; elle n'aurait pas pu éviter un deuxième engagement pour déboucher de cette place, et l'issue n'en pouvait être que funeste pour elle, à moins que le roi de Prusse n'eût suivi d'autres plans.

Arrivé à Dessau, chez le prince d'Anhalt, ancien aide-de-camp de Frédéric, l'empereur alla lui-même reconnaître le pont qui était aux deux tiers brûlé. On travaillait bien à le rétablir; mais voyant que cette besogne serait fort longue, il préféra aller passer à Wittemberg. Le lendemain, toutes les troupes prirent cette route et y arrivèrent le même soir. Ce détour lui fit perdre à peu près un jour.

CHAPITRE XXIV.

Mission secrète de Duroc près du roi de Prusse.—L'empereur arrive à Wittemberg.—Rencontre singulière de l'empereur dans une forêt.—Reddition de Spandau.—L'empereur à Potsdam.—Il visite Sans-Souci et l'appartement du grand Frédéric.—Découverte d'un mémoire de Dumouriez.—L'empereur fait son entrée à Berlin.—Un parlementaire du prince de Hohenlohe.—Capitulation de Prentzlau.

Nous ne rencontrâmes entre Dessau et Wittemberg que le maréchal Duroc, qui revenait en calèche rendre compte d'une mission dont il avait été chargé; l'empereur le fit monter à cheval, et ayant fait marcher tout le monde en avant, pour ne pas être entendu, il chemina seul avec lui.

Nous ne sûmes que long-temps après que Duroc avait été envoyé de Weimar chez le roi de Prusse; il était si discret, que nous ne nous aperçûmes qu'à son absence qu'il était parti. Il ne nous dit jamais où il avait été; mais comme des bruits de paix circulèrent dès notre arrivée à Berlin, nous jugeâmes qu'il avait été chargé de la négocier, comme on le verra par la suite.

À peine arrivé à Wittemberg, l'empereur fit le tour de la place, et fit ajouter quelques ouvrages à ceux qu'il y avait déjà; il y resta deux jours, pour donner le temps à toute l'armée de passer l'Elbe. Elle effectua cette opération avant l'armée prussienne, et se trouva ainsi avoir encore sur elle l'initiative des mouvemens ultérieurs. Il chargea le maréchal Ney du blocus de Magdebourg; ce maréchal entoura la place du mieux qu'il put, bien entendu après que les Prussiens eurent repassé l'Elbe.

L'empereur, avec le reste de l'armée, s'approcha de Berlin par la route de Potsdam, afin de disputer encore à l'ennemi le passage de la Sprée. Toute l'armée était en avant, à une ou deux marches, lorsqu'il partit de Wittemberg. Il était environ une heure après midi, le temps était à l'orage et le soleil obscurci; nous traversions le faubourg de Wittemberg, lorsque la grêle commença à tomber.

L'empereur mit pied à terre pour laisser passer l'orage, pendant lequel il entra dans la maison du capitaine ou surveillant des forêts de l'électeur dans cet arrondissement. Il s'imaginait que personne ne l'avait reconnu, et n'attribua qu'aux usages reçus l'empressement et l'étonnement dont furent saisies deux jeunes femmes qu'il trouva dans l'appartement. Elles se levèrent et restèrent debout, ainsi que les enfans qui étaient avec elles; le rouge couvrit leur visage, lorsque la plus jolie des deux s'écria à demi-voix: «Ah! mon Dieu! c'est l'empereur.»

L'empereur ne l'entendit pas, mais je comprenais un peu l'allemand. Il demanda à cette dame: «Êtes-vous mariée, Madame? Elle répondit: «Non, sire, je suis veuve.» L'empereur parut surpris, et lui demanda: «De quoi est mort votre mari?» La dame répondit: «À la guerre, au service de Votre Majesté.—Mais vous me connaissez donc?—Oui, sire, vous n'êtes pas changé; je vous ai bien reconnu, ainsi que le général Bertrand et le général Savary.—Mais où m'avez-vous connu?—Sire, en Égypte.»

L'empereur, plus surpris encore: «Comment, vous étiez en Égypte? contez-moi donc cela.»

«—Sire, je suis Suisse. J'avais épousé M. de …, médecin de l'armée; il est mort à Alexandrie de la peste. Me trouvant sans enfans, j'ai épousé en secondes noces un chef de bataillon du 2e régiment d'infanterie légère qui a été tué à la bataille d'Aboukir; il m'a laissé un fils que j'élève. Revenue en France avec l'armée, je n'ai pu obtenir aucune pension; fatiguée d'être repoussée, je suis retournée en Suisse, d'où j'ai été appelée par madame que vous voyez, pour élever ses enfans.»

L'empereur. «Étiez-vous bien mariée avec le chef de bataillon, ou bien n'était-ce qu'un arrangement que votre position vous avait forcée d'accepter?

«—Sire, mon contrat de mariage est là-haut dans ma chambre (elle court le chercher). Vous voyez que mon fils est né d'un mariage légitime.»

L'empereur, avec joie: «Par Dieu! je ne me serais pas attendu à cette rencontre.» Il ordonna à Bertrand de prendre note des noms de la mère et de l'enfant.

L'orage était déjà passé depuis une demi-heure, lorsqu'il dit: «Eh bien! Madame, pour que vous conserviez souvenir de ce jour, je vous donne une pension annuelle de 1,200 fr., réversible sur votre fils.»

Il remonta à cheval pour continuer sa marche, et il signa le même soir, avant de se coucher, le décret de cette donation.

Il passa cette nuit à une petite marche de Potsdam; le lendemain matin, nous rencontrâmes de la cavalerie saxonne qui quittait l'armée prussienne pour retourner en Saxe. Elle nous apprit que l'armée prussienne avait repassé l'Elbe et faisait le plus de diligence possible pour gagner l'Oder vers Stettin.

L'empereur envoya ordre au maréchal Soult, ainsi qu'au maréchal Bernadotte, qui étaient sur la rive droite de l'Elbe, de serrer le plus près possible les ennemis, qui étaient harassés de fatigue, et éprouvaient de grandes privations.

Le maréchal Ney resta sur la rive gauche de l'Elbe, dans le double but d'observer Magdebourg et de s'opposer à un passage de ce fleuve par l'armée prussienne, si, se trouvant trop pressée par les deux corps des maréchaux Soult et Bernadotte, elle tentait de repasser sur la rive gauche pour se jeter en Allemagne et entraîner l'armée française loin de la Prusse.

Le corps du maréchal Lannes fut dirigé sur Spandau, qui se rendit à la première sommation, de sorte que ce même corps d'armée se trouva disponible de suite, et fut porté derrière le Havel, au-delà de la Sprée.

L'empereur arriva à Potsdam et fut loger au château; il était grand jour lorsqu'il y arriva. Il alla aussitôt visiter les châteaux du grand et petit Sans-Souci; il remarqua la beauté du premier, et ne fit des réflexions que sur la nature du terrain sur lequel cette belle habitation est construite, et qui est si peu propre à la végétation, que les arbres n'y peuvent parvenir à une grande hauteur.

Le petit Sans-Souci l'intéressa beaucoup; il examina l'appartement du grand Frédéric, qui est religieusement respecté; aucun de ses meubles n'a été déplacé, et certes ce n'est pas à leur magnificence qu'ils doivent leur prix, car il n'y a guère de magasin de friperie à Paris où l'on puisse trouver un meuble plus simple et plus commun.

Sa table à écrire me parut être de la même espèce que celles que l'on voit encore chez nos vieux notaires en France. Son encrier avec ses plumes étaient toujours là.

L'empereur ouvrit plusieurs des ouvrages qu'il savait que ce grand roi lisait de préférence, et il remarquait les notes qu'il avait mises de sa propre main à la marge, lorsqu'il avait fait quelques réflexions. Il y en avait qui respiraient la mauvaise humeur. L'empereur se fit ouvrir la porte par laquelle Frédéric descendait sur la terrasse du côté du jardin, ainsi que celle par laquelle il sortait lorsqu'il allait passer des revues sur cette grande plaine de sable, qui est voisine du château du côté opposé au jardin.

L'empereur revint à Potsdam et y passa la nuit. Il fut fort content de la beauté des appartemens du roi de Prusse; il défendit que les appartemens particuliers de la reine fussent occupés par qui que ce fût. Il donna le même ordre à Berlin, au sujet d'un petit hôtel où cette princesse avait fait soigner des appartemens qu'elle aimait à habiter.

Le 20 octobre, son quartier-général était à Charlottembourg. Des curieux, en visitant l'appartement de la reine, trouvèrent, dans le tiroir d'un des meubles, un mémoire de Dumouriez, sur les moyens de détruire la puissance de la France. On l'apporta à l'empereur, qui ne put contenir un mouvement d'indignation.

Le lendemain 21 octobre, un mois après son départ de Paris, et n'ayant pas pris le plus court chemin, il fit son entrée dans Berlin. Il était à cheval, accompagné de la garde, de deux divisions de cuirassiers, de la garde à pied, et de tout le corps du maréchal Davout, auquel il avait réservé l'honneur d'entrer le premier dans la capitale de la Prusse. Il faisait un temps magnifique. Toute la population de la ville était dehors, et toutes les femmes aux fenêtres.

Il faut dire ici, à la louange de ces dames, qu'il y avait beaucoup de curiosité dans leur fait, mais aussi une profonde tristesse sur leur visage. La plupart même l'avaient mouillé de larmes; elles étaient en général fort belles. Cette sensibilité patriotique, en excitant notre intérêt, les rendit l'objet de nos respects, et inspira à chacun de nous un vif désir de les consoler.

L'empereur descendit au palais du roi et s'y établit. Les troupes furent placées sur les routes de Custrin et de Stettin. La garde fut logée dans Berlin.

L'empereur m'envoya cette nuit avec un détachement de cent dragons à la découverte[50]. Il n'avait pas autant de nouvelles des ennemis qu'il en désirait, et il avait un tact incroyable pour sentir quand un événement approchait.

Je pris ma direction sur Nauen, et fis, tout en partant, une très-grande diligence, de manière qu'avant le jour, j'étais établi en embuscade à la poste, entre Nauen et Spandau, où je me doutais que quelque détachement prussien égaré chercherait à se réfugier, parce que la reddition de cette place n'était pas encore connue. Effectivement, à la pointe du jour, je vis arriver des bagages et quantité de chevaux de main. Des fuyards de tous les régimens prussiens les accompagnaient. Je les laissai bien s'engager dans le défilé où je m'étais placé, et lorsqu'ils le furent autant que je le voulais, je les fis aborder en leur parlant; aucun ne pensa à fuir, hormis ceux de la queue, qui m'échappèrent; je fis courir après vainement.

Ma prise était bonne, mes hommes y butinèrent passablement; mais je n'eus pas de bien grandes nouvelles, parce que dans tout ce monde, qui avait quitté l'armée depuis long-temps, il n'y avait pas un homme qui eût assez d'intelligence pour me satisfaire. J'envoyai la colonne à Spandau; je ne m'étais pas trompé, ils ignoraient que cette place était prise. Environ deux heures après, un homme à cheval, marchant devant les équipages du prince d'Orange, arriva: celui-là valait mieux que les premiers. Il venait de Rattenaw, où il avait laissé le prince de Hohenlohe; toutes les troupes prussiennes étaient dans les environs, et allaient partir pour marcher par Alt-Rupin sur Prentzlau. J'envoyai de suite ce renseignement à l'empereur.

Un instant après arrivèrent les équipages du prince. Son intendant était intelligent; il me donna des détails qui me satisfirent: aussi je respectai les équipages, sauf une caisse de vin de Bordeaux, qui était une chose précieuse en Prusse.

Je marchais de Nauen sur Fehrbellin, lorsque je rencontrai un parlementaire prussien; il était envoyé par le prince de Hohenlohe, et n'avait ordre que de remettre sa dépêche et de s'en retourner. Je ne fus pas sa dupe; le prince de Hohenlohe voulait, pour hâter ou retarder sa marche, savoir au juste où nous étions. Je fis bander les yeux à ce parlementaire, et l'envoyai lui-même en poste à l'empereur à Berlin.

Je fis bien, car il nous déclara qu'il avait laissé le prince de Hohenlohe à Neu-Rupin, partant pour Prentzlau, et, sur ce rapport, l'empereur fit marcher à grandes journées les dragons et le corps du maréchal Lannes sur Prentzlau, en remontant le Havel. Ils arrivèrent au pont de Prentzlau très-peu d'heures avant la tête de la colonne prussienne qui se présenta à l'autre bord.

Des deux côtés, on était rendu de fatigue, de sorte que l'on pourparla. La troupe prussienne qui était en tête était le régiment des gendarmes de la garde du roi, qui, jugeant tout perdu, ne demandait pas mieux que de revenir à Berlin. On parla d'arrangement, et il fut en effet conclu sur-le-champ.

Le prince de Hohenlohe se rendit avec toutes les troupes qui étaient là; ce qui était assez considérable[51], et il remit au général Blücher le commandement des troupes qui étaient trop éloignées pour être comprises dans la capitulation.

Nous vîmes ramener à Berlin le régiment des gendarmes, ainsi que tous les drapeaux et étendards des troupes qui composaient le corps du prince de Hohenlohe.

Cet événement fit plaisir à l'empereur, qui pressa de nouveau les maréchaux Soult et Bernadotte de ne pas laisser un moment de relâche au général Blücher. Il me fit partir de nouveau de Berlin avec deux régimens de cavalerie légère, pour aller à la poursuite de tout ce que ce général pourrait détacher de son armée, dans le dessein de donner le change aux maréchaux qui le poursuivaient.

CHAPITRE XXV.

L'empereur m'envoie à la poursuite de Blücher.—Bernadotte et Soult le poursuivent également.—Le reste de l'armée prussienne divisée en deux parties.—Capitulation du général Husdom.—J'entre à Wismar.—Prise de vingt-quatre bâtimens suédois.—Capitulation de Blücher.—Le prince de Hatzfeld.

Je réunis ces deux régimens, le 1er de hussards et le 7e de chasseurs à cheval, à Fehrbelin, et je marchai de suite, à grandes journées, par Neu-Rupin, Rhinsberg et Strelitz; dans cette dernière ville, je trouvai le prince Charles de Mecklembourg, frère cadet de la reine de Prusse, major au régiment des gardes. Il avait quitté l'armée pour rentrer dans sa famille; je le laissai aller et me contentai de lui faire signer un revers, par lequel il s'engageait à ne point porter les armes jusqu'à la paix, ou jusqu'à son échange. Il n'y avait pas grand mérite à faire un prisonnier dans sa situation, et d'ailleurs je ne pouvais pas le mener avec moi.

Je reçus un bon accueil de la part du prince de Mecklembourg, dans la ville duquel je passai la nuit; je pris le lendemain la direction de Surbourg pour arriver à Wharen de bonne heure.

Chemin faisant, j'entendis le canon devant moi. Je fis diligence, et trouvai effectivement le maréchal Bernadotte aux prises avec le corps du général Blücher, en avant de Wharen.

Cet officier-général avait réuni les débris du corps du prince de
Hohenlohe à ce qu'il avait déjà de ceux de l'armée qui avait combattu à
Auerstaedt, contre le maréchal Davout. C'était à peu près le reste des
troupes prussiennes.

Le roi avait quitté son armée aussitôt que l'armistice qu'il avait demandé lui avait été refusé; il avait passé par Magdebourg pour se rendre à Berlin, où il avait des ordres à donner, prévoyant bien qu'il ne pourrait pas empêcher cette ville de tomber en notre pouvoir. Il s'était ensuite dirigé sur l'Oder, et de là sur Graudenz, où il fit lui-même reployer le pont de bateaux qui était sur la Vistule. C'est après avoir repassé ce fleuve qu'il apprit que son armée avait été prise à Lubeck, ainsi qu'on va le voir.

Le général Blücher manoeuvrait de manière à entraîner loin de Berlin les maréchaux Soult et Bernadotte; mais, les eût-il menés jusqu'à Mayence, il n'eût pas échappé au sort qui l'attendait. Néanmoins il parvint à se dérober à nos deux maréchaux du champ de bataille de Wharen, où ils le tenaient engagé; il leur échappa si bien, qu'ils n'arrivaient que le soir dans la position d'où il était parti le matin. Il passa par Schwerin, et gagna Lubeck; il voulut défendre le pont de cette place, mais nos troupes l'emportèrent. C'est alors que, poussé à bout, n'ayant plus de munitions, il capitula, et rendit son armée prisonnière de guerre.

Je marchais comme flanqueur de droite dans la même direction que le maréchal Bernadotte, et le lendemain du jour de son combat de Wharen, j'eus le bonheur de séparer du corps du général Blücher, le petit corps du général prussien Husdom. Instruit de la position qu'il occupait par un de ses officiers qu'il avait envoyé au général Blücher, et que je pris au passage, je me mis à sa poursuite, et je couchais si près de lui tous les soirs, qu'il ne put m'échapper; mais il me mena jusqu'aux portes de Wismar. Il avait avec lui le régiment de hussards de son nom, le régiment de dragons de Kat et deux pièces d'artillerie légère.

Mes deux régimens réunis ne me donnaient pas plus de quatre bons escadrons, lorsque j'avais mis mes flanqueurs dehors.

La fortune me servit bien. Le dernier jour de ma marche, le général Husdom avait couché au bivouac à une lieue de Wismar sur la route de Rostock; il délibéra la nuit s'il marcherait le lendemain sur Rostock, ou s'il tenterait de rejoindre le général Blücher, dont il ignorait, ainsi que moi, la mésaventure; les avis de son petit conseil furent partagés, et le lendemain, par bonheur pour moi, le régiment des dragons de Kat le quitta et prit une direction, à travers le pays, pour regagner les hauts États prussiens. J'avais couché à une très petite distance, et, par une heureuse inspiration, je fis monter à cheval deux heures avant le jour. J'étais sur le point d'arriver à l'embranchement de la route de Rostock à Wismar, lorsque mon poste avancé me ramena deux hussards prussiens qui désertaient. Ils me dirent qu'ils avaient quitté leur régiment, il y avait un quart d'heure, au moment même où il montait à cheval pour aller à Wismar. Pendant que je les interrogeais, mes domestiques, qui conduisaient mes propres chevaux de main, à la queue de la colonne, arrivèrent tout effrayés, et me dirent que les Prussiens nous tournaient; j'y courus et menai avec moi un des déserteurs, lequel reconnut le régiment de Kat et m'expliqua la séparation de ce corps d'avec son régiment. Ces troupes n'avaient nulle envie de m'attaquer; elles cherchaient au contraire à m'éviter, et furent très heureuses que je ne fusse pas arrivé une demi-heure plus tôt; je les aurais arrêtées dans leur marche. Elles trouvèrent le chemin libre et en profitèrent en prenant une allure accélérée, ce qui me fit grand plaisir; car, de bonne foi, je n'étais pas assez fort pour attaquer deux régimens. S'ils étaient venus à moi, j'aurais été obligé de subir le sort que je voulais leur imposer.

Je revins soulagé à la tête de ma colonne. J'avais avec moi un homme d'un courage et d'une présence d'esprit peu commune; il prit un détachement de quarante hommes, et avec une témérité qui tenait de l'extravagance, il se jeta dans Wismar, assembla la garnison mecklembourgeoise, lui fit fermer les portes de la ville, où il se plaça lui-même. L'avant-garde du général Husdom se présenta à la pointe du jour pour entrer; elle fut culbutée par le détachement enfermé dans la ville, qui sagement ne la poursuivit pas.

La position du général Husdom allait devenir délicate. Je lui évitai les premiers pas d'une démarche désagréable, en lui envoyant un de mes aides-de-camp avec un trompette, pour lui proposer d'entrer en arrangement; il n'avait guère d'autre parti à prendre. Il me crut plus fort que lui, je le croyais aussi plus fort que moi; mais comme je ne le laissai pas venir m'observer, il conclut son arrangement, et il me remit son régiment avec deux pièces de canon, qu'il avait de plus que moi, indépendamment d'une supériorité d'au moins deux cents hommes.

Je me trouvai très heureux d'être maître de tout cela; j'avais une telle quantité de chevaux, que je ne pus pas les emmener; je leur fis couper le jarret sous les murs de Wismar, et après avoir donné une escorte aux prisonniers que j'envoyai à Spandau, il ne me restait pas trois bons escadrons.

De Wismar, où j'appris la capitulation de Lubeck, je vins à Rostock. Il n'y avait pas de troupes ennemies. Je m'emparai de vingt-quatre bâtimens suédois qui se trouvaient dans le port; ils étaient tous chargés, et retenus par les vents contraires: nous étions en guerre, ils étaient de bonne prise. Comme je n'avais que de la cavalerie, et qu'une fois parti, les vaisseaux auraient pu m'échapper, je fis assembler les magistrats de Rostock, et, sans rien dire de mon projet, je leur fis estimer les vingt-quatre bâtimens, ce qu'ils firent, vaisseau par vaisseau; je leur ordonnai de les prendre sous leur garde, et d'en tenir compte lorsqu'on le leur demanderait, mais, avant tout, de m'en donner un reçu. Ils m'objectèrent qu'ils n'étaient pas en guerre avec la Suède, et que ce serait commettre un acte hostile contre elle.

Je leur répondis qu'ils avaient raison, mais que je ne voulais pas être dupe; qu'en conséquence ils allaient, eux magistrats, me payer la somme à laquelle ils avaient porté la valeur de ces vingt-quatre navires, ainsi que leurs cargaisons; qu'ensuite je leur signerais une déclaration par laquelle je reconnaîtrais que je m'étais emparé des vingt-quatre vaisseaux, et que je les avais forcés à me les acheter pour cette somme, dont je leur donnerais quittance. C'était le seul moyen de tirer parti de ma prise.

Les magistrats n'étaient pas trop satisfaits, mais j'étais le plus fort. Au surplus je les remis de bonne humeur en leur vendant ma flottille à moitié prix, comme on peut en juger, car ils ne payèrent le tout que 120 ou 130 mille francs. Alors ils ne trouvèrent plus de difficulté à rien. Je donnai aux deux régimens qui étaient avec moi, 60,000 francs, qu'ils ajoutèrent au petit butin de la prise du corps du général Husdom, et ils trouvèrent qu'ils avaient fait une bonne campagne. L'empereur m'abandonna les 60,000 autres. Il était encore à Berlin, lorsque j'y rentrai: il est bon de dire ce qui s'était passé dans cette capitale.

À peine nous établissions-nous dans un lieu de quelque importance, que de suite on organisait des moyens de surveillance et d'informations; on croyait généralement que c'était moi qui étais chargé de cela: on était dans l'erreur. Pendant les seize ou dix-sept ans que j'ai servi l'empereur, il m'a toujours accordé assez d'estime pour ne pas me donner une seule fois une commission de ce genre; j'ai vu souvent mettre sur mon compte telles actions dont je suis incapable, dont je n'ai même eu aucune connaissance, et qui étaient l'oeuvre de certains ambitieux, de quelques jaloux, sans élévation d'âme, qui, adulateurs sous tous les régimes, flattaient l'empereur comme ils avaient flatté les commissaires de la convention, comme ils ont depuis flatté les rois; hommes toujours prêts à trahir le pouvoir dont ils ont tout obtenu, pour plaire à celui dont ils veulent tout obtenir; cherchant à se rendre utiles par tous les moyens. Ces hommes, dont je signalerai quelques actions et que gênait ma position auprès de l'empereur, lui adressaient directement, ou lui faisaient remettre par le maréchal Duroc, des rapports que j'ai eus quelquefois, et le plus souvent après avoir dénoncé leurs camarades, ils allaient leur dire à eux-mêmes que c'était moi qui l'avais fait; que l'empereur leur avait demandé leur opinion sur cette délation, et qu'ils avaient tout arrangé.

Ma qualité de commandant de la gendarmerie de la garde de l'empereur favorisait leur duplicité, et prêtait quelque apparence de vérité à leurs lâches calomnies.

En arrivant à Berlin, on s'empara de suite de la poste; on avait des manières si adroites de prendre connaissance de la correspondance, que les employés prussiens ne s'en aperçurent qu'au bout de quelque temps; il était indubitable qu'avant que l'on entendît malice aux affaires, les lettres porteraient leurs adresses et leurs dates naturelles, et qu'ainsi on connaîtrait, d'une part, les lieux où s'étaient retirés les personnages importans dont les emplois déterminaient toujours la position des troupes, et d'autre part les fonctions dont pouvaient être chargés les personnages qui étaient restés dans les lieux que nous occupions.

Les paquets à l'adresse nominative du directeur de la poste, qui contenaient les lettres réservées, étaient toujours ceux où l'on trouvait le plus de choses intéressantes; c'est ainsi que, dès les premiers jours de notre entrée à Berlin, on arrêta une lettre qui partait du bureau de cette ville pour le roi de Prusse; elle était écrite de la main et signée du nom du prince de Hatzfeld, qui était resté à Berlin. Il y rendait un compte détaillé au roi de tout ce qui s'était passé dans la capitale depuis son départ, et il y joignait une énumération de la force de nos troupes, corps par corps. Comme c'était un prince qui écrivait cette lettre, elle fut remise à l'empereur, qui ordonna la formation d'une commission militaire pour juger ce fait d'espionnage, qui pouvait devenir dangereux, en ce qu'il aurait été facile de l'employer par le moyen des bourgmestres, auxquels on aurait pu ordonner de rendre de semblables comptes, et entourer ainsi l'armée d'une surveillance, telle qu'on n'aurait pas pu y former un projet que les ennemis n'en fussent informés.

L'ordre donné, le prince de Hatzfeld fut arrêté. La commission militaire était déjà assemblée; mais l'empereur n'ayant pas envoyé la lettre originale, qui était la seule pièce de conviction, on fut obligé de la lui faire demander par la voie accoutumée du major-général.

L'empereur passait, hors de Berlin, la revue d'une des divisions du maréchal Davout. Par surcroît de bonheur, il était allé rendre visite, en revenant, au vieux prince Ferdinand, père du grand Frédéric, de sorte que le jour finissait lorsqu'il rentra chez lui.

Cet heureux incident avait donné à madame la princesse de Hatzfeld tout le loisir nécessaire pour aller aux informations, et venir trouver le maréchal Duroc, qu'elle avait connu dans les différens voyages qu'il avait faits à Berlin. Celui-ci, ignorant ce dont il s'agissait, et ayant des occupations qui l'empêchaient de quitter le château, me pria de m'informer de ce qu'il y avait contre M. de Hatzfeld, et de l'en prévenir. Dans les premiers momens de l'arrivée à Berlin, la gendarmerie faisait presque tous les services de la capitale. Je sus de suite par elle que le capitaine-rapporteur du conseil de guerre attendait une lettre du prince de Hatzfeld au roi, et que c'était un cas capital. Je courus en prévenir le maréchal Duroc, et lui fis observer qu'il n'y avait pas un moment à perdre; qu'il y allait de la vie du prince, si madame de Hatzfeld ne voyait pas l'empereur en particulier. À peine avais-je fini, que l'on cria aux armes! C'était l'empereur qui rentrait. Le maréchal Duroc, donnant son bras à madame de Hatzfeld, qui n'avait pas quitté son appartement, courut, et arriva juste à la porte du salon comme l'empereur était en haut de l'escalier. L'empereur lui dit[52]: «Est-ce qu'il y a quelque chose de nouveau, monsieur le grand-maréchal?—Oui, sire.» Et il suivit l'empereur dans son cabinet. Je restai à la porte pour qu'on n'annonçât personne avant que madame de Hatzfeld, qui était là, n'eût vu l'empereur. Duroc ne tarda pas à sortir, et fit entrer de suite madame de Hatzfeld. Elle ignorait pourquoi on avait arrêté son mari, et demandait justice à l'empereur, dans toute la candeur de son âme. Lorsqu'elle a bien détaillé tout ce qu'elle avait à dire, l'empereur lui remet la lettre de son mari; elle commence à la lire, et à mesure qu'elle lit, l'effroi s'empare d'elle; elle devient pâle, et s'interrompt pour dire: «Ah! mon Dieu! c'est bien son écriture! Ah! oui!… Que nous sommes malheureux!» Lorsqu'elle eut fini, elle regarda l'empereur avec une immobilité qui tenait de la défaillance; elle avait les yeux hagards, et n'articulait pas un mot. L'empereur lui dit: «Eh bien! madame, est-ce une calomnie, une injustice? Je vous en laisse juge.»

La princesse, plus morte que vive, allait fondre en larmes, lorsque l'empereur lui reprit la lettre et lui dit: «Madame, sans cette lettre, il n'y aurait point de preuves contre votre mari.» Elle répondit: «C'est bien vrai, sire, mais je ne puis pas le nier, elle est de lui.—Eh bien! dit l'empereur en la jetant au feu, il n'y a qu'à la brûler.»

La princesse de Hatzfeld ne savait ce qu'elle devait dire ni faire; elle parla plus par son silence que n'aurait pu le faire l'orateur le plus éloquent. Elle sortit heureuse; elle revit son mari, qui fut mis en liberté, et ne dut la vie qu'au concours d'incidens que je viens de rapporter fidèlement. Le fond du coeur de l'empereur était rempli de dispositions semblables. Il a été, ce jour-là, aussi heureux que madame de Hatzfeld.

CHAPITRE XXVI.

Le prince Paul de Wurtemberg prisonnier.—Reddition de Stettin et Custrin.—Capitulation de Magdebourg.—Nouvelle mission de Duroc près du roi de Prusse.—Négociations entre Lucchesini et Maret.—Arrivée du prince de Bénévent.—Le roi de Prusse refuse de signer la paix.—Députation du sénat.—Conduite du ministre de la police dans cette circonstance.—Capitulation de Hameln.—Mesures pour prévenir la dilapidation des magasins.—Capitulation de Nienbourg.

Dans le nombre des prisonniers prussiens se trouvait le prince Paul de Wurtemberg, second fils du roi de Wurtemberg. Il était parti de Stuttgard sans la permission de son père, pour venir en Prusse faire la campagne contre nous. Le roi l'avait fait général tout en arrivant, et c'est aussi à peu près en arrivant qu'il fut pris.

L'empereur devait être blessé de sa conduite; néanmoins il le traita avec bonté, et n'en tira d'autre vengeance que de ne pas le recevoir et de le faire reconduire par un capitaine de gendarmerie jusqu'à Stuttgard, remettant son avenir à la disposition du roi son père.

Pendant que tout cela se passait à Berlin, la cavalerie de l'armée s'approchait de l'Oder, et, par une terreur que l'on ne peut expliquer, les villes fortes de Stettin et de Custrin se rendirent à des troupes à cheval, qui de la rive gauche du fleuve les sommèrent de capituler. Elles furent bien étonnées d'être obéies, et de voir arriver de ces villes des bateaux que les gouverneurs leur envoyaient, pour venir en prendre possession.

Ces détachemens de cavalerie firent avertir les corps d'infanterie qui étaient en arrière, et qui se hâtèrent de venir occuper ces deux places[53]. Dans le même temps, Magdebourg, avec une garnison de vingt-trois mille hommes, aux ordres du général Kleist, ancien aide-de-camp de Frédéric, se rendit au maréchal Ney, qui n'avait pas un corps d'armée beaucoup plus fort.

Tout nous souriait: la Prusse était occupée, l'armée prussienne prisonnière, les places rendues; notre armée pouvait être réunie en totalité et entreprendre de nouvelles opérations.

Il ne restait plus que la Silésie, où un corps prussien tenait la campagne devant le prince Jérôme, auquel l'empereur avait donné un corps d'armée à commander. Il était, en majeure partie, composé de troupes alliées, telles que bavaroises, wurtembergeoises, etc.

Il restait aussi sur le Weser les places de Hameln, de Nienbourg, renfermant ensemble treize mille hommes de garnison. L'empereur me chargea de prendre ces deux places; j'en parlerai tout à l'heure.

Le maréchal Duroc fut renvoyé de nouveau près du roi de Prusse; il ne le trouva qu'à Osterode, au-delà de la Vistule; il lui portait un ultimatum en réponse aux propositions qu'il avait fait faire par son ministre.

M. de Lucchesini avait rejoint le roi de Prusse avant le commencement des hostilités, et c'était par son canal que la Prusse donnait suite aux ouvertures dont le maréchal Duroc avait été porteur après la bataille d'Iéna. L'empereur était seul. M. de Talleyrand, qu'il avait laissé à Mayence près de l'impératrice, avait à la vérité reçu ordre de venir à Berlin, mais il n'était pas arrivé.

Le général Clarke, qui d'Erfurth, où il avait été laissé gouverneur, devait venir prendre le gouvernement de la Prusse ainsi que de Berlin, n'était pas non plus arrivé. L'empereur fit suivre la négociation par M. Maret. Le prince de Bénévent arriva sur ces entrefaites, et fit passer une note peu propre à la mener à bonne fin. Il déclara aux plénipotentiaires prussiens que l'empereur était immuable dans sa politique, qu'il ne cherchait ni à s'agrandir ni à opprimer ses voisins, mais qu'il était décidé à ne se dessaisir de ses conquêtes que pour arriver à la paix. Le sort des armes avait mis la Prusse en son pouvoir; mais il était prêt à compenser: que l'Angleterre restituât les colonies qu'elle avait enlevées à la France et à ses alliés, que la Russie se désistât de son protectorat sur la Valachie et la Moldavie, que la Porte ottomane fût rétablie dans la plénitude de ses droits, dès-lors il serait prompt à rendre les provinces qu'il avait conquises.

Quand même le roi de Prusse l'eût voulu, il ne pouvait obliger ses alliés à souscrire à de telles conditions. Il récrimina, observa qu'il n'était pas en son pouvoir de faire rétrograder les armées russes qui couvraient ce qui lui restait de territoire; que quant à ce qu'il exigeait, qu'il amenât les cours de Saint-James, de Pétersbourg, à négocier de concert avec lui une paix générale avec l'empereur Napoléon, il ne se flattait pas de réussir; que cependant il ne repoussait pas toute espérance, et qu'en conséquence il ne rappelait pas encore son ministre du quartier-général de l'empereur et roi. Quand Duroc se présenta, il refusa de ratifier l'armistice: «Il n'est plus temps, lui dit-il; la chose ne dépend plus de moi; l'empereur de Russie m'a offert du secours, et je me suis jeté dans ses bras.» Après cette réponse, l'empereur ne fit plus donner aucune suite aux négociations, et il songea à se mettre en mesure d'aller chercher la paix là où il rencontrerait les Russes.

Il avait fait de Berlin et de Potsdam ses grandes places d'approvisionnement Tous les chevaux de la cavalerie prussienne y avaient été amenés pour remonter la nôtre. Il y fit venir aussi tous les chevaux d'artillerie, en sorte qu'au bout de moins d'un mois nous avions une armée remontée en tout point.

À Berlin, l'empereur reçut une députation du sénat; elle venait de Paris, et était envoyée pour le complimenter sur ses étonnans succès, et en même temps le remercier des étendards et drapeaux dont il avait fait don au sénat pour décorer le lieu de ses séances.

La même députation, composée de douze sénateurs, s'avisa de faire des représentations à l'empereur sur les dangers qu'il y aurait à passer l'Oder, et lui témoigna le désir de voir terminer ses conquêtes. L'empereur fut mécontent de cette observation, et répondit à la députation qu'il ferait la paix le plus tôt qu'il pourrait, mais de manière à terminer une fois pour toutes; qu'eux-mêmes savaient bien qu'il avait tout tenté dans ce but, et qu'il ne pouvait s'empêcher de leur témoigner son mécontentement de ce que, sachant que les Russes venaient se joindre aux Prussiens, ils étaient assez peu réfléchis pour donner le scandale d'une désunion entre le chef de l'État et le premier corps constitué de la nation. Il ajouta qu'avant de faire cette démarche, il aurait fallu qu'ils s'assurassent de quel côté venait l'opposition à la paix, et qu'ils lui apportassent des moyens de la faire disparaître.

Du reste, il ne les traita pas mal, et les congédia satisfaits; mais il écrivit à Paris de main de maître, sur la mission des douze sénateurs. Ils pouvaient avoir raison; mais comment aurait-on fait la paix, puisque cela ne dépendait plus du roi de Prusse, qui s'était jeté dans les bras des Russes?

On aurait dû savoir aussi que le séjour de l'empereur à Berlin n'avait été employé qu'à une négociation de paix avec la Prusse, et qu'elle n'avait été rompue que par l'arrivée des Russes.

Il commença à soupçonner le ministre de la police d'avoir mal agi dans cette occasion, parce que, ou il devait, comme sénateur, éclairer le sénat sur l'état des choses, et alors cette assemblée n'eût pas fait cette démarche; ou bien il devait, comme ministre, s'y opposer. Mais il voulut ménager le sénat, en lui laissant faire la demande. S'il avait réussi, il aurait dit que c'était lui qui l'avait porté à cette représentation: par là, il eût augmenté sa popularité et son crédit; mais à tout événement, il mit sa responsabilité ministérielle à couvert, en avertissant l'empereur de tout ce qui s'était passé, et en lui disant que, quoi qu'il eût pu faire, les sénateurs avaient persisté. De là, l'humeur de l'empereur contre eux. Le ministre néanmoins n'en fut pas mieux dans son esprit. Si la campagne eût été terminée, et sans la protection que lui accordaient le grand-duc de Berg et le maréchal Lannes, il eût probablement été congédié.

L'empereur avait fait venir d'Italie le général polonais Dombrowski, qui nous rejoignit à Potsdam: cela annonçait des intentions, néanmoins il n'avait encore rien fait dire en Pologne; ce n'est qu'après le refus définitif du roi de Prusse que, pour augmenter ses forces, il mit en mouvement le patriotisme des Polonais.

Le général Dombrowski lui fut à cet effet d'une grande utilité par sa seule présence.

L'empereur, qui était fort prévoyant, ne marchait jamais qu'accompagné de tous les moyens dont il supposait avoir un jour besoin; voilà ce qui rendait son quartier-général si populeux. On y trouvait avec l'administration d'une armée celle de tout un État.

Indépendamment de l'armée que nous avions en Prusse, l'empereur fit venir de France quelques régimens, qu'il tira de la garnison de Paris, et même de celle de Brest. Ils formèrent le noyau d'un corps dont le maréchal Mortier prit le commandement, et avec lequel il partit de Mayence pour aller occuper les villes hanséatiques. Ce corps fut augmenté ensuite par des troupes alliées. Il était déjà maître des bords de la Baltique, lorsque l'empereur se préparait à entrer en Pologne.

C'est de Berlin qu'il m'envoya prendre le commandement des troupes hollandaises qui étaient devant Hameln. Le roi de Hollande, après avoir sommé cette place, fut attaqué d'un accès de maladie à laquelle il était sujet, et obligé de retourner à Amsterdam.

L'empereur me dit de tâcher de prendre Hameln avec ces seuls moyens, me défendant même d'arrêter ni de détourner aucune troupe qui allait rejoindre la grande armée[54].

Le grand-duc de Berg me recommanda de bien ménager le pays où j'allais, me prévenant qu'il devait lui appartenir. Il comptait déjà dessus.

Je trouvai ce corps hollandais posté à deux lieues de Hameln; sa force était d'environ la moitié de la garnison de la place; la saison était horrible. J'écrivis en arrivant au gouverneur, pour lui demander une entrevue sur le glacis, le laissant le maître de régler toutes les précautions qu'il croirait devoir prendre dans cette occasion. Il me répondit de suite, et accepta pour le lendemain le rendez-vous.

Je m'y trouvai le premier; j'étais muni des capitulations de Magdebourg, Spandau, Custrin, Stettin, et de celle de Prentzlau et de Lubeck: c'étaient certainement mes meilleurs moyens d'attaque; la place avait pour un peu plus de six mois de vivres, et elle contenait un petit corps mobile aux ordres du général Le Cocq, qui, n'ayant pu rejoindre aucune armée prussienne, s'était jeté dans Hameln. Il vint au rendez-vous avec le gouverneur, qui était un vieillard, le général Schell, aussi ancien serviteur de Frédéric.

Je leur dis que, venant de prendre le commandement des opérations militaires qui allaient s'ouvrir devant la place, je devais, avant tout, les prévenir de la situation de leur pays; qu'ils la jugeraient par les pièces que je leur apportais; qu'ensuite leur détermination fixerait la mienne; qu'à présent j'étais autorisé à les laisser sortir pour aller chez eux, hormis les soldats, ainsi qu'on en avait ordonné pour les autres places; que, si ma proposition était refusée, j'attaquerais de suite, mais que le siége une fois ouvert, je n'entendrais à aucune autre capitulation.

J'avais remarqué que les officiers prussiens tenaient beaucoup à leurs bagages; car, à cette époque, ils avaient, comme du temps de Frédéric, plus de bagages qu'un colonel n'en avait dans notre armée.

Ces messieurs me prièrent de les laisser seuls pour prendre connaissance de ce que je leur apportais, et pour délibérer entre eux. Je leur donnai une chambre dans le moulin où j'étais. Au bout d'une demi-heure, ils m'annoncèrent qu'ils étaient résolus de traiter aux conditions que je leur proposais; ils n'y ajoutèrent que celle de leur faire payer un mois ou un demi-mois de leur traitement, à titre de frais de route.

Je n'avais pas le premier écu de l'argent qu'ils demandaient. Cependant je ne voulais pas manquer un aussi bon marché. Je l'accordai, et nous signâmes la capitulation, d'après laquelle la place avec ses forts devait m'être remise le surlendemain à midi.

Nous nous séparâmes; je rentrai fort content à mon quartier-général pour faire mes dispositions.

Le lendemain, il y eut une insurrection dans la garnison, et le général Schell m'écrivit qu'il craignait de ne pouvoir me remettre la place sans ajouter de nouveaux articles à ceux qui avaient été souscrits: c'était, pour les soldats, la liberté de retourner en Prusse, et pour les officiers, je crois, quelques douceurs de plus.

Je tins ferme, et ne voulus rien changer ni ajouter à la première capitulation. J'envoyai porter ma réponse par un de mes aides-de-camp, et me mis en mesure, à tout événement, d'avoir la place d'une manière quelconque. Le bonheur voulut que la garnison se livrât au pillage des magasins et à l'ivrognerie; il ne fut plus possible de la tenir en ordre, et le général Schell fut obligé de m'envoyer prier de hâter le moment de l'occupation, me prévenant que la garnison avait forcé une des portes que la faiblesse du corps de blocus n'avait pas permis d'observer, et que les soldats sortaient de la place à la débandade. Je courus bien vite, et fis hâter le pas à la colonne hollandaise, qui entra en ville quelques heures plus tôt que ne le portait le traité. On fut obligé de mettre les soldats prussiens dans une espèce de parc, près de la ville. Il fallait aller les relever morts ivres dans tous les carrefours: c'était un tableau hideux. Cependant on vint à bout de faire évacuer la place, et de mettre en route toute cette colonne de prisonniers.

Je trouvai en ville une artillerie prodigieuse, avec quinze drapeaux prussiens, et, ce qui flatta mon amour-propre, les étendards du régiment des hussards de Blücher, que le commandant de ce régiment avait déposés à Hameln pour les préserver d'une mauvaise fortune de guerre; C'était une manière nouvelle que je ne connaissais pas. Un de ces étendards, plus léger que les autres, était garni, indépendamment de sa cravate, d'une quantité de rubans sur lesquels il y avait des devises en broderie qui attestaient que plus d'une belle s'intéressait à la gloire de ce régiment; elles paraissaient y avoir réuni tous leurs tendres sentimens; et on ne les avait sans doute pas consultées lorsqu'on avait mis ce témoignage de leur intérêt sous la garde d'une place forte.

Je ne restai à Hameln que le temps nécessaire pour dresser l'inventaire de la place, des magasins surtout. Je ne voulus jamais permettre qu'on les remît en d'autres mains que celles des membres de la régence de Hanovre, qui avait formé cet approvisionnement par réquisition du gouvernement prussien. Je les leur fis remettre tels qu'ils étaient, en les prévenant de prendre garde à eux, qu'on les volerait de mille façons, mais que toutes leurs plaintes seraient comptées pour rien, lorsqu'on leur demanderait l'état de ces approvisionnemens. Les députés de la régence étaient tout étonnés que je ne leur demandasse rien pour mon compte personnel; ils n'étaient venus à Hameln que pour traiter avec moi sous ce rapport. On les avait tant accoutumés à acheter ce qui leur appartenait, et à se le voir reprendre le lendemain pour le payer encore, qu'en venant de Hanovre, ils s'étaient attendus à quelque chose de semblable. Ils avaient même apporté de l'argent avec eux. Ils furent donc satisfaits, et je fis une bonne action, car la première chose que l'empereur ordonna fut de réapprovisionner cette place pour six mois; ce que je leur laissai était au moins l'approvisionnement de quatre: ils n'eurent donc à recompléter que ce qu'avait consommé la garnison prussienne.

Les États de Hanovre ne furent pas insensibles à ce service; car, à la fin de l'été suivant, j'en reçus un grand-ordre en diamant.

J'envoyai à l'empereur la capitulation d'Hameln, les drapeaux et tout ce qui concernait la place, et je pris mes mesures pour marcher vers Nienbourg, sur le Bas-Weser, où il y avait un pont sur le fleuve. La place contenait quatre mille cinq cents hommes de garnison, et avait quatre-vingts pièces de canon.

Je me composai dans Hameln un petit train d'obusiers, avec leur approvisionnement; je n'avais que cela et l'artillerie de campagne pour aller mettre le siége devant Nienbourg. Heureusement, la veille de mon départ, il m'arriva le 12e régiment d'infanterie légère, qui avait reçu ordre de venir me rejoindre, au lieu de se rendre à Cassel, sa première destination. Je l'emmenai avec tout le corps hollandais, dont je laissai un seul régiment en garnison à Hameln.

Le premier jour de marche, je vins à Minden, et le second je m'approchai jusqu'à portée de canon de la place; il était nuit, sans quoi j'en aurais été maltraité. Malgré l'obscurité, j'envoyai parlementer, et fis remettre au gouverneur les capitulations des autres places, auxquelles je joignis celle de Hameln. C'était aussi un vieillard, le général Stracwitzch, ancien aide-de-camp de Frédéric; il remit au lendemain à parler d'affaire, et me renvoya mon parlementaire après l'avoir bien traité.

Effectivement, le lendemain il signa la même capitulation qu'avaient signée ses camarades de la guerre de sept ans, et me remit la place et sa garnison le jour suivant.

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