Mémoires du duc de Rovigo, pour servir à l'histoire de l'empereur Napoléon, Tome 3
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Title: Mémoires du duc de Rovigo, pour servir à l'histoire de l'empereur Napoléon, Tome 3
Author: duc de Rovigo Anne-Jean-Marie-René Savary
Release date: April 10, 2007 [eBook #21023]
Language: French
Credits: Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier and the Online Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)
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MÉMOIRES DU DUC DE ROVIGO, POUR SERVIR À L'HISTOIRE DE L'EMPEREUR NAPOLÉON.
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TOME TROISIÈME.
* * * * *
PARIS,
A. BOSSANGE, RUE CASSETTE, N° 22.
MAME ET DELAUNAY-VALLÉE, RUE GUÉNÉGAUD, N° 25.
1828.
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CHAPITRE PREMIER.
L'Autriche menace de reprendre les armes.—Dispositions pour la contenir.—Mesures administratives.—Organisation de la Prusse.—L'empereur échelonne ses troupes sur la Vistule.—Prétentions de l'Angleterre.—Blocus continental.
Pendant que nous achevions de disperser les forces qui nous étaient opposées, l'empereur s'occupait d'asseoir sa position. Nous longions la Bohême pour courir aux Russes; l'Autriche en prit occasion d'affecter des craintes pour sa neutralité; et, comme si nous n'eussions pas eu assez de l'hiver et des Moscovites, elle feignit de redouter que nous ne franchissions les gorges de ses montagnes que pour la chercher. L'empereur ne pouvait se méprendre au prétexte: l'irruption de la Bavière lui avait appris le cas qu'il devait faire de la foi des cabinets. Il appela une nouvelle conscription, la fit rapidement arriver sur le Rhin, admit sous ses drapeaux les troupes de l'électeur de Hesse, qui venaient d'être licenciées. Il les envoya, partie en France, partie en Hollande et à Naples; il les éloigna, en un mot, des lieux où on eût pu les ameuter contre nous. Il ne se borna pas à ces mesures; il fit armer les places, occuper les débouchés qui couvrent l'Italie; il réunit des troupes considérables à Vérone, à Brescia, sur l'Izonso; le roi de Bavière en assembla sur l'Inn. Nous fûmes bientôt en mesure sur tous les points.
Un autre objet non moins important était de régulariser l'action de la conquête. L'empereur y pourvut avec la supériorité de vues qui lui était propre; il donna une nouvelle organisation aux vastes possessions que le sort des armes lui avait livrées; il divisa la Prusse en quatre départemens, auxquels il assigna pour chefs-lieux, Berlin, Custrin, Stettin et Magdebourg. Il fixa les limites de chacun, conserva les subdivisions, les institutions qui pouvaient faciliter la marche des affaires; il ne déplaça aucun fonctionnaire, laissa chacun gérer son emploi, juger, administrer, et se borna à exiger qu'ils ne tournassent pas contre lui la portion d'autorité dont il leur continuait l'exercice[1]. Un administrateur général des finances et des domaines, un receveur général des contributions, furent chargés de surveiller, de diriger l'action de cette vaste machine, et de prendre les mesures que les circonstances exigeraient. Chaque département reçut aussi un commissaire impérial, qui assistait aux délibérations des chambres de guerre et des domaines, et chaque province un intendant, qui remplissait les fonctions de préfet. Des receveurs particuliers furent institués pour veiller aux recettes, constater les versemens.
Les mouvemens, les passions qui agitaient la Prusse, exigeaient des moyens de répression capables de réprimer le pillage et la malveillance. Des brigades de gendarmerie furent détachées; le gouverneur général devait en déterminer l'emplacement et la force, mais elles ne pouvaient se recruter que parmi les propriétaires du pays. Les commandans particuliers conservèrent, en outre, auprès d'eux, des piquets de troupes françaises.
Berlin, comme centre du mouvement, méritait une attention particulière. L'empereur unit sa magistrature aux élections: deux mille bourgeois se réunirent, et choisirent soixante magistrats, pour les gouverner. Ils formèrent également une garde nationale de seize cents hommes pour faire la police de leur ville.
Les revenus, qui s'étendirent bientôt à la Hesse, au Hanovre, au duché de Brunswick, au Mecklembourg et aux villes anséatiques, prévinrent le gaspillage, assurèrent des rentrées abondantes, et pourvurent aux besoins de l'armée, sans fouler le peuple.
L'empereur était encore occupé à organiser la Prusse, lorsque les députés du palatinat de Posen vinrent lui présenter les voeux de leurs concitoyens, et le solliciter de proclamer l'indépendance de leur patrie. Il les accueillit avec une bienveillance particulière, mais refusa de faire la reconnaissance qu'ils demandaient. «La France, leur dit-il, n'a jamais reconnu les différens partages de la Pologne; je ne puis néanmoins proclamer votre indépendance que lorsque vous serez décidés à défendre vos droits, comme nation, les armes à la main, par toutes sortes de sacrifices, celui même de la vie. On vous a reproché d'avoir, dans vos continuelles dissensions civiles, perdu de vue les vrais intérêts et le salut de votre patrie. Instruits par vos malheurs, réunissez-vous, et prouvez au monde qu'un même esprit anime toute la nation polonaise.»
Je cite cette réponse parce qu'elle fait voir combien sont dénués de sens les reproches que l'on a faits à l'empereur de n'avoir pas proclamé l'indépendance de la Pologne au début de la campagne de 1812. L'indépendance est une force; rien ne peut l'empêcher de la reconnaître lorsqu'elle existe, tandis que la proclamer lorsqu'elle n'existe pas, c'est prendre pour un intérêt étranger un engagement dont on ne peut mesurer les suites. L'empereur répéta, en 1812, ce qu'il avait dit en 1807, et ne pouvait, sans compromettre la France, faire plus qu'il n'a fait.
Je reviens aux affaires de Prusse. Avec quelque instance que Frédéric-Guillaume eût sollicité un armistice, l'empereur n'avait mis qu'une médiocre confiance en ses protestations. C'était moins d'ailleurs ce prince que l'Angleterre qu'il voulait atteindre, et il savait que celle-ci, toujours ardente à provoquer la guerre, était insensible aux malheurs de ses alliés. Il prit ses mesures en conséquence; il disposa ses corps de manière à prendre immédiatement possession des places dont il exigeait l'abandon, et à marcher aux alliés suivant que l'armistice serait ou ne serait pas ratifié. Ses ordres avaient été donnés dans cette double hypothèse; rien n'était précis comme les instructions qu'il avait fait expédier au grand-duc de Berg.
«L'empereur, mandait à ce prince le major-général, me charge de vous faire connaître qu'il vient de recevoir des dépêches du maréchal Davout, datées de Sampolno, le 20, à deux heures du matin. Il résulte de ces dépêches que les Russes sont arrivés, le 13, à Varsovie, et que, le 18, ils avaient une avant-garde d'infanterie et de cavalerie le long de la rivière de Bsura, c'est-à-dire à plus de dix lieues de Varsovie, sur Jochazew et Lowicz. Par l'ordre que j'ai envoyé à … le 18, je lui ai prescrit, dans le cas où il ne serait pas entré à Thorn, de longer la rive gauche de la Vistule, en s'étendant sur la droite. Le maréchal Augereau a eu l'ordre de suivre les mouvemens du maréchal Lannes à une journée en arrière. Sur ces entrefaites, l'armistice est venu. Le maréchal Duroc est arrivé, le 20, à Grandentz pour rejoindre le quartier-général du roi de Prusse; et, dans le cas où le roi de Prusse aurait ratifié la suspension, l'empereur avait décidé que le maréchal Lannes, avec son corps d'armée, occuperait Thorn; que le maréchal Augereau occuperait Grandentz et Dantzick, et qu'enfin le maréchal Davout occuperait Varsovie, mais dans le nouvel état de choses, S. M. pense que le maréchal Davout seul ne suffirait pas pour occuper Varsovie, même pendant le temps de l'armistice. L'intention de l'empereur, monseigneur, est donc que vous vous rendiez à Varsovie avec la brigade du général Milhaud, qui a été augmentée du 1er régiment de hussards; avec la brigade du général Lasalle, partie aujourd'hui de Berlin; avec les divisions Klein, Beaumont et Nansouty: ils sont avec le maréchal Davout depuis plusieurs jours; enfin, avec le corps d'armée de M. le maréchal Davout tout entier et celui de M. le maréchal Lannes, ce qui fera plus de cinquante mille hommes. Si la suspension d'armes est ratifiée, la cavalerie légère bordera la rivière de Bug, et le reste de vos troupes à cheval sera cantonné à plusieurs jours de Varsovie, de manière à pouvoir vivre facilement; et ces troupes s'étendraient davantage à mesure que les Russes s'éloigneraient, et que les dispositions de la suspension d'armes se trouveraient exécutées. Le corps du maréchal Augereau occuperait Thorn, Grandentz et Dantzick, tenant ses principales forces à Thorn. Voilà, monseigneur, les dispositions pour le cas d'armistice.
«Si, dans la supposition contraire, la suspension d'armes n'est pas ratifiée par le roi de Prusse, le maréchal Augereau maintiendra sa brigade de cavalerie sur l'extrémité de la gauche, près de Grandentz, bordant la Vistule, et il filera avec toute son infanterie, en suivant, à une marche en arrière, le maréchal Lannes, à la rive gauche de la Vistule, par Bresec et Koweld; de manière que, si vous pouviez penser que l'ennemi voulût risquer une bataille avant d'évacuer Varsovie, le maréchal Augereau puisse vous joindre, hormis sa cavalerie, qui resterait toujours détachée le long de la Vistule pour observer la gauche. Vous aurez bien soin, monseigneur, si l'ennemi passait la Vistule à Varsovie, que le corps du maréchal Augereau se trouvât toujours assez élevé le long de ce fleuve pour défendre le passage entre Varsovie et Thorn, et maintenir la jonction du corps d'armée qui se réunira à Posen avec celui de Varsovie. Ainsi donc vous recevrez cette lettre le 24; vous expédierez de suite les ordres ci-joints aux maréchaux Lannes et Augereau, et vous vous porterez de votre personne à Sampolno, de manière à pouvoir arriver à Varsovie, avant le 30 du mois, avec votre réserve de cavalerie et avec les corps des maréchaux Davout et Lannes, si la suspension d'armes est ratifiée, et vous laisserez le corps du maréchal Augereau à Thorn pour occuper Grandentz et Dantzick; et si la suspension d'armes n'est pas ratifiée, vous arriverez à Varsovie avec votre réserve de cavalerie, les corps des maréchaux Davout, Lannes et Augereau, et vous aurez sur le champ de bataille quatre-vingt mille hommes.
«Le 24 de ce mois, la tête du corps du maréchal Ney arrivera à Posen, où son corps d'armée sera réuni le 26, fort d'environ douze mille hommes, par les corps qu'il a été obligé de laisser, tant pour la garnison de Magdebourg que pour l'escorte de prisonniers.
«Le 25, le corps entier du maréchal Soult sera réuni à Francfort-sur-l'Oder. Enfin le prince Jérôme reçoit l'ordre de partir le 24 du blocus de Glogau, avec le corps bavarois, fort d'environ quatorze à quinze mille hommes, et sera rendu le 28 de ce mois à Kalitsch.
«Je viens d'ordonner à la division de dragons du général Becker, qui est avec le maréchal Lannes, de vous joindre à Sampolno; le 25e de dragons, qui est parti aujourd'hui de Berlin, a reçu l'ordre de rejoindre la division Becker.»
L'empereur, comme on vient de le voir, avait échelonné les troupes avec une admirable prévoyance. Il était prêt; que la guerre fût suspendue ou se continuât, il était également en mesure. Mais ces dispositions n'atteignaient l'Angleterre que par ricochet: c'était cette puissance qu'il s'agissait de toucher au vif. La victoire avait agrandi notre influence; nous disposions d'une étendue de côtes immense; nous étions maîtres de l'embouchure de la plupart des grands fleuves. L'empereur résolut de la frapper avec les armes dont elle faisait usage. Elle avait mis notre littoral en interdit; elle avait proclamé un blocus que ses flottes étaient hors d'état de réaliser: il s'empara de cette conception vigoureuse, et résolut de lui fermer le continent. La mesure était sévère; mais l'Angleterre méconnaissait tous les droits: il fallait mettre un terme à ses violences, la contraindre d'abjurer ses injustes prétentions. La marche de la civilisation a depuis long-temps assigné des bornes à la guerre: restreinte aux gouvernemens, l'action de ce fléau ne s'étend plus aux individus; les propriétés ne changent plus de mains, les magasins sont respectés, les personnes restent libres; les combattans, ceux qui portent les armes, sont, de toute la population vaincue, les seuls individus exposés à perdre leur liberté. Ces principes sont consacrés par une foule de traités reconnus par tous les peuples. Cependant les Anglais affichèrent tout à coup des prétentions qu'ils n'avaient jamais élevées avant que la prise de Toulon et la guerre de l'Ouest n'eussent anéanti notre marine. Ériger en maximes que les propriétés particulières qui se trouvaient à bord des bâtimens de commerce sous pavillon ennemi devaient être saisies et les passagers faits prisonniers, c'était nous ramener aux siècles de barbarie où paysans et soldats étaient réduits en esclavage, où personne n'échappait au vainqueur qu'en lui payant rançon. Le ministre des relations extérieures, chargé de développer la matière, flétrit justement les odieuses prétentions de l'Angleterre et les considérations dont elle les appuyait. Ses rapports firent sur nous une impression dont je conserve encore le souvenir, le dernier surtout; il est ainsi conçu:
«Trois siècles de civilisation ont donné à l'Europe un droit des gens que, selon l'expression d'un écrivain illustre, la nature humaine ne saurait assez reconnaître.
«Ce droit est fondé sur le principe que les nations doivent se faire dans la paix le plus de bien, et dans la guerre le moins de mal qu'il est possible.
«D'après la maxime que la guerre n'est point une relation d'homme à homme, mais d'État à État, dans laquelle les particuliers ne sont ennemis qu'accidentellement, non point comme hommes, non pas même comme membres ou sujets de l'État, mais uniquement comme ses défenseurs, le droit des gens ne permet pas que le droit de la guerre, et le droit de conquête qui en dérive, s'étendent aux citoyens paisibles sans armes, aux habitations et aux propriétés privées, aux marchandises du commerce, aux magasins qui les renferment, aux chariots qui les transportent, aux bâtimens non armés qui les voiturent sur les rivières ou sur les mers; en un mot, à la puissance et aux biens des particuliers.
«Ce droit, né de la civilisation, en a favorisé les progrès. C'est à lui que l'Europe est redevable du maintien et de l'accroissement de ses prospérités, au milieu des guerres fréquentes qui l'ont divisée.
«L'Angleterre seule a repris l'usage des temps barbares. La France a tout fait pour adoucir du moins un mal qu'elle n'avait pu empêcher. L'Angleterre, au contraire, a tout fait pour l'aggraver. Non contente d'attaquer les navires du commerce, et de traiter comme prisonniers de guerre les équipages de ces navires désarmés, elle a réputé ennemi quiconque appartenait à l'État ennemi, et elle a aussi fait prisonniers de guerre les facteurs du commerce et les négocians qui voyageaient pour les affaires de leur négoce.
«Restée long-temps en arrière des nations du continent qui l'ont précédée dans la route de la civilisation, et en ayant reçu d'elles tous les bienfaits, elle a conçu le projet insensé de les posséder seule et de les leur ôter. C'est dans cette vue que, sous le nom de droit de blocus, elle a inventé et mis en pratique la théorie la plus monstrueuse.
«D'après la raison et l'usage de tous les peuples policés, le droit de blocus n'est applicable qu'aux places fortes. L'Angleterre a prétendu l'étendre aux places du commerce non fortifiées, aux navires, à l'embouchure des rivières.
«Une place n'est bloquée que quand elle est tellement investie, qu'on ne puisse tenter d'en approcher, sans s'exposer à un danger imminent. L'Angleterre a déclaré bloqués des lieux devant lesquels elle n'avait pas un bâtiment de guerre. Elle a fait plus: elle a osé déclarer en état de blocus des côtes immenses; et tout un vaste empire.
«Tirant ensuite d'un droit chimérique et d'un fait supposé la conséquence qu'elle pouvait justement faire sa proie, et la faisait en effet, de tout ce qui allait aux lieux mis en interdit par une simple déclaration de l'amirauté britannique, et de tout ce qui en provenait, elle a effrayé les navigateurs neutres, et les a éloignés des ports que leur intérêt et que la loi des nations les invitaient à fréquenter.
«Le droit de défense naturelle permet d'opposer à son ennemi les armes dont il se sert, et de faire réagir contre lui ses propres fureurs et sa folie.
«Puisque l'Angleterre a osé déclarer la France entière en état de blocus, que la France déclare à son tour que les îles britanniques sont bloquées! Puisque l'Angleterre répute ennemi tout Français, que tout Anglais ou sujet de l'Angleterre trouvé dans les pays occupés par les armées françaises soit fait prisonnier de guerre! Puisque l'Angleterre attente aux propriétés privées des négocians paisibles, que les propriétés de tout Anglais ou sujet de l'Angleterre, de quelque nature qu'elles soient, soient confisquées; que tout commerce de marchandises anglaises soit déclaré illicite, et que tout produit de manufactures des colonies anglaises trouvé dans les lieux occupés par les troupes françaises soit confisqué!
«Puisque l'Angleterre veut interrompre toute navigation et tout commerce maritime, qu'aucun navire venant des îles ou des colonies britanniques ne soit reçu ni dans les ports de France, ni dans ceux des pays occupés par l'armée française; et que tout navire qui tenterait de se rendre de ces ports en Angleterre soit saisi et confisqué!
«… Aussitôt que l'Angleterre admettra le droit des gens que suivent universellement les peuples policés; aussitôt qu'elle reconnaîtra que le droit de guerre est un et le même sur mer que sur terre, que ce droit et celui de conquête ne peuvent s'étendre ni aux propriétés privées, ni aux individus non armés et paisibles, et que le droit de blocus doit être restreint aux places fortes réellement investies, Votre Majesté fera cesser ces mesures rigoureuses, mais non pas injustes, car la justice entre les nations n'est que l'exacte réciprocité.»
L'empereur adopta les considérations et les mesures que lui proposait son ministre. Il interdit tout commerce, toute correspondance avec l'Angleterre; il déclara ce pays en état de blocus[2], l'isola tout-à-fait du continent, et le plaça dans une situation dont il ne tarda pas à sentir les fâcheuses conséquences.
CHAPITRE II.
L'armée entre en Pologne.—Chute du grand-maréchal.—Fatigues et privations des troupes.—L'armée prend ses cantonnemens.—Le quartier-général revient à Varsovie.
Ces mesures prises, l'empereur se mit en route pour la Pologne. Il savait que l'armée russe continuait sa marche; il lui importait, pour le succès de ses opérations ultérieures, de ne pas lui laisser le temps de franchir la Vistule; autrement nous aurions été obligés de prendre nos quartiers d'hiver dans une mauvaise position, entre l'Oder et la Vistule, ou bien de repasser l'Oder pour hiverner en Prusse. Dans ce cas, nous aurions découvert la Silésie, où nous avions des opérations à suivre; nous aurions vu, en outre, l'armée prussienne se recruter de tous les Polonais, qui, au lieu de cela, se rangèrent sous nos drapeaux.
D'après ces considérations, l'empereur se détermina à mettre l'armée en campagne au mois de décembre; elle marcha à la fois sur Varsovie, Thorn et Dirschau; elle ne rencontra ni obstacle, ni troupes russes, si ce n'est quelques centaines de cosaques, à quinze ou vingt lieues en deçà de Varsovie, auxquels elle ne fit point attention. Elle arriva sur les bords du fleuve, dont on rétablit les ponts de bateaux avec les moyens du pays.
Celui de Varsovie venait d'être brûlé; il était sur pilotis, on le reconstruisit en bateaux; celui de Thorn, également sur pilotis, n'était que légèrement endommagé; celui de Dirschau, qui était en bateaux, fut rétabli de même.
Nous avions trouvé dans les arsenaux de Berlin tous les moyens de la monarchie prussienne; réunis à ceux que nous avions, ils nous mettaient à même d'aplanir en un instant des difficultés qui paraissaient insurmontables. Par exemple, ces trois ponts furent rétablis si vite, que les troupes ne furent pas retardées une heure: elles eurent à traverser des boues affreuses entre l'Oder et la Vistule.
L'empereur fit ce trajet en voiture; celle qui était devant la sienne versa, la nuit, dans un mauvais passage. Le maréchal Duroc, qui s'y trouvait, eut la clavicule droite cassée; on fut obligé de le laisser sur la place, et de l'envoyer chercher du premier village que l'on rencontra.
L'empereur arriva le lendemain à Varsovie; son entrée dans cette ville mit la Pologne en délire; il ne put y rester. L'armée russe s'approchait, il n'y avait pas un instant à perdre; il fit passer la majeure partie de l'armée par Varsovie pour la porter sur le Bug.
Le reste s'avança par Thorn, et vint par sa droite se mettre en communication avec ce qui avait passé à Varsovie; tout ce qui avait traversé la Vistule plus bas que Thorn marcha sur Marienbourg et Elbing.
Dantzick, dès ce moment, n'eut plus de communication avec sa métropole (Koenigsberg) que par la langue de sable qui sépare le Frisch-Haff de la mer.
La droite de l'armée, qui avait passé à Varsovie, eut bientôt rencontré les Russes; ils se retirèrent par des plaines de terre noire et légère qui étaient transformées en étangs de boue: il fallait quadrupler les attelages de l'artillerie pour la faire avancer; aussi en avaient-ils laissé une bonne partie en chemin.
L'empereur faisait manoeuvrer les corps qui avaient paru à Thorn, pour venir couper la route de Preuss-Eylau à Varsovie, de manière à faire abandonner ce chemin aux Russes; mais malheureusement ils trouvaient aussi de la boue, et ne marchaient qu'à très petites journées pour ne pas abandonner leur artillerie.
Le besoin de subsistances se fit bientôt sentir; on trouvait de quoi se chauffer et nourrir les chevaux, mais aucun chariot de vivres n'était encore entré même à Varsovie, et d'ailleurs il n'aurait pu arriver où était l'armée; il n'y avait donc que la gaîté du caractère du soldat qui pouvait lui donner la force de supporter toutes ces privations et toutes ces fatigues. L'empereur se montrait beaucoup au milieu d'eux dans ces momens de souffrance; il était toujours à cheval, et ne s'épargnait ni à la boue, ni à la fatigue, ni aux dangers: aussi les soldats l'accueillaient-ils toujours avec plaisir. Il causait avec eux; souvent ils lui disaient les choses les plus singulières; un jour qu'il faisait un temps affreux, l'un d'eux lui dit: «Il faut que vous ayez un fameux coup dans la tête, pour nous mener sans pain par des chemins comme ça.» L'empereur répondit: «Encore quatre jours de patience, et je ne vous demande plus rien; alors vous serez cantonnés.» Et les soldats de répondre: «Allons, quatre jours encore; eh bien! ce n'est pas trop, mais souvenez-vous-en, parce que nous nous cantonnerons tout seuls après.» Il aimait les soldats qui prenaient la liberté de lui parler, et riait toujours avec eux; il était persuadé que ceux-là étaient les plus braves.
À force d'opiniâtreté et de patience, on parvint enfin à joindre l'armée russe à l'entrée de la forêt, au-delà de la petite ville de Pultusk, où elle s'était formée pour couvrir la route qui mène par Macloff à Preuss-Eylau, ainsi que celle qui mène par Ostrolenka vers Grodno.
L'empereur la fit attaquer sur-le-champ. On avait de part et d'autre très peu de canons, de sorte que la mousqueterie fut vive; et comme à chaque heure il nous arrivait quelque nouveau corps qui parvenait à se tirer de la boue, nous eûmes, vers trois heures après midi, une supériorité numérique si forte, que l'on attaqua de front la ligne russe, qui fut rompue et dispersée dans les bois. On la poursuivit pendant plusieurs jours. La partie de cette armée qui avait pris la route de Preuss-Eylau tomba sur une suite d'échelons de corps de troupes qui lui firent éprouver des pertes considérables, et lui prirent environ cinquante ou soixante pièces de canon, avec sept ou huit mille hommes prisonniers.
L'empereur tint parole aux troupes: il trouva qu'il y aurait eu de l'inhumanité à leur en demander davantage; il fit prendre des cantonnemens à l'armée.
Elle fut placée à cheval sur la Vistule, l'infanterie le plus resserrée possible; la grosse cavalerie sur la rive gauche. La cavalerie légère eut un mauvais hiver à passer, parce qu'elle resta dans le pays qu'avaient abandonné les deux armées, et où elle fut sans cesse harcelée par les cosaques.
L'armée russe se retira jusque derrière la Pregel, occupant Koenigsberg comme point central.
L'empereur vint s'établir à Varsovie; c'était le 1er janvier 1807: il comptait y rester jusqu'au retour de la belle saison, et employer ce temps à tâcher de faire la paix.
Il envoya ordre à M. de Talleyrand de venir le joindre à Varsovie, et de faire connaître aux ministres accrédités près de lui par les puissances étrangères, qu'il désirait qu'ils y vinssent aussi. Cette mesure eut plusieurs bons effets: d'abord ces divers agens étaient plus promptement et plus exactement informés de tout ce qu'il y avait à leur communiquer, et ensuite ils n'étaient pas dupes de tous les mauvais contes qui se débitent dans une grande ville comme Paris. L'Autriche envoya, de Vienne, au quartier impérial, à la place de M. de Metternich, qui resta à Paris, le général Vincent. Je n'ai pas su si cette disposition avait été la conséquence d'un désir manifesté par la France, ou une mesure du gouvernement autrichien.
Tant de monde réuni à Varsovie en avait fait de nouveau une capitale. Il y avait une exactitude dans tous les services de la maison civile de l'empereur, qui faisait que le luxe et les agrémens de la manière de vivre de France le suivaient partout, sans que cela fît ni étalage, ni efforts: on était accoutumé à emballer et déballer avec une promptitude incroyable; j'ai vu la même argenterie qui servait à Paris, servir à l'armée, et retourner à Paris sans être endommagée le moins du monde.
Le séjour de Varsovie eut pour nous quelque chose d'enchanteur; au spectacle près, c'était la même vie qu'à Paris: il y avait deux fois par semaine concert chez l'empereur, à la suite desquels il tenait un cercle de cour où se formaient beaucoup de parties de société. Un grand nombre de dames de la première qualité s'y faisaient admirer par l'éclat de leur beauté et par une amabilité remarquable. On peut dire avec raison que les dames polonaises inspireraient de la jalousie à tout ce qu'il y a de femmes gracieuses dans les autres pays les plus civilisés; elles joignent, pour la plupart, à l'usage du grand monde, un fonds d'instruction qui ne se trouve pas communément, même chez les Françaises, et qui est fort au-dessus de celui qu'on remarque dans les villes où l'habitude de se réunir est la suite d'un besoin. Il nous a paru que les Polonaises, obligées de passer la belle moitié de l'année dans leurs terres, s'y adonnaient à la lecture ainsi qu'à la culture des talens, et que c'était ainsi que, dans les capitales, où elles vont passer l'hiver, elles paraissent supérieures à toutes leurs rivales.
L'empereur, comme les officiers, paya tribut à leur beauté. Il ne put résister aux charmes de l'une d'entre elles; il l'aima tendrement, et fut payé d'un noble retour. Elle reçut l'hommage d'une conquête qui comblait tous les désirs et la fierté de son coeur, et c'est la nommer que dire qu'aucun danger n'effraya sa tendresse, lorsqu'au temps des revers, il ne lui restait plus qu'elle pour amie.
C'était ainsi que se passait le temps à Varsovie. Les devoirs n'y étaient cependant pas négligés. L'empereur travaillait à ravitailler son armée et à se créer des approvisionnemens: la gelée était venue sécher les chemins, les convois pouvaient voyager; mais le désordre de nos administrations était à son comble, et au milieu d'un pays bien pourvu nous étions au moment d'éprouver les plus insupportables privations.
À cette occasion, l'empereur prit un peu d'humeur contre l'intendant général. Il n'y avait cependant pas trop de sa faute, il ne pouvait qu'écrire et requérir; mais comme chaque général, dans les cantonnemens occupés par les troupes sous ses ordres, agissait en maître absolu, il défendait aux employés civils d'exécuter les réquisitoires de l'intendant.
L'empereur fut obligé de soigner lui-même ce service, et de donner des ordres sévères pour faire cesser les abus d'autorité, qui n'auraient pas manqué de nous devenir funestes; en même temps, pour obvier à tout ce qu'ils pourraient entraîner à l'avenir, il fit faire les approvisionnemens de l'armée par la régence polonaise, qui écrivit directement à tous ses agens dans les provinces: on leur donna ordre de dresser procès-verbal de la moindre difficulté que leur feraient éprouver les officiers-généraux ou autres employés militaires qui tenteraient de les empêcher d'obéir aux réquisitoires qu'ils étaient chargés d'exécuter pour l'approvisionnement de l'armée.
L'ordre s'établit alors, et nous vîmes arriver l'abondance à Varsovie. Toutes les distributions furent assurées, et les magasins regorgèrent bientôt. Il ne restait plus qu'à établir le service des hôpitaux, à assurer à nos malades les moyens de soulager leurs souffrances et de réparer leurs forces; l'empereur s'appliqua avec un soin particulier à pourvoir à tout ce qu'exigeait leur fâcheuse position. On peut juger de sa sollicitude à cet égard par les instructions suivantes qu'il avait déjà adressées de Posen à l'intendant général.
Posen, le 12 décembre.
«1° Il sera confectionné sans le moindre délai, à Berlin, six mille matelas; on emploiera à cet effet les cent vingt mille livres de laine qui se trouvent en magasin, et les seize mille aunes de toile d'emballage ou de coutil qui sont tant à Berlin qu'à Spandau. À mesure que deux cents matelas seront faits, ils seront envoyés à Posen, et ainsi de tous successivement.
«2° Douze mille tentes seront sur-le-champ employées pour confectionner neuf mille paires de draps, et douze mille autres tentes seront également employées pour la confection de quarante mille chemises, et pour celle de quarante mille pantalons, affectés au service des hôpitaux. À mesure que cinq mille de chacun de ces objets seront confectionnés, on les enverra par la voie la plus prompte à Posen, pour être affectés au service des hôpitaux dans la Pologne.
«3° Il sera passé à Posen un marché pour la confection de mille paillasses. M. l'intendant général fera requérir dans la Basse-Silésie deux mille couvertures et deux mille matelas; il fera également requérir à Stettin deux mille couvertures et deux mille matelas. Il sera requis dans le département de Custrin, et plus particulièrement à Landsberg et Francfort, quatre mille couvertures.
«4° Le prix des objets requis ainsi qu'il est ordonné ci-dessus, sera fixé par l'intendant général, et la valeur en sera déduite sur la contribution imposée à chaque département. À mesure qu'il y aura mille couvertures de fournies de celles requises dans le département de Custrin, elles seront dirigées sur Posen. On fera en sorte qu'il y en ait mille de livrées avant le 18 décembre; il faut, à cet effet, prendre de préférence celles qui sont déjà faites.
«5° Il sera attaché à chaque hôpital, en Pologne, un prêtre catholique comme chapelain; il sera nommé par l'intendant général. Ce prêtre sera aussi chargé de la surveillance des infirmiers, et il lui sera alloué à cet effet une somme de 100 francs par mois, qui lui sera payée le 30 de chaque mois.
«Les infirmiers seront payés tous les jours par les soins du chapelain, à raison de 20 sous par jour, et indépendamment d'une ration de vivres qui leur sera distribuée. Le directeur de l'hôpital paiera les infirmiers en présence du chapelain, sur les fonds mis à sa disposition, ainsi qu'il sera dit ci-après.
«6° L'intendant général, sur les fonds mis à sa disposition par le ministre de la guerre, prendra des mesures pour que chaque directeur d'hôpital ait toujours en caisse, et par avance, un fonds égal à 12 francs pour chaque malade que l'hôpital doit contenir par son organisation. Ce fonds servira à payer la solde des infirmiers, à subvenir à l'achat des menus besoins, comme oeufs, lait, etc. La viande, le pain et le vin seront fournis par l'administration; en conséquence, il est expressément défendu, et sous la responsabilité de chacun, de faire aucune réquisition aux municipalités pour les petits alimens ou menus besoins. Tous les huit jours, le commissaire des guerres chargé de la surveillance de l'hôpital fera connaître à l'intendant général la dépense faite sur le fonds de 12 francs par malade que peut contenir l'hôpital, et qui aura été payée par l'économe pour le paiement des infirmiers et pour l'achat des petits alimens, ainsi que pour le blanchissage, afin que l'intendant général fasse de nouveaux fonds pour remplacer ce qui aura été dépensé au fur et à mesure.
«Les commissaires des guerres chargés de la surveillance des hôpitaux en sont responsables.
«7° Cet ordre étant commun à tous les hôpitaux de l'armée, à l'exception du chapelain dans les hôpitaux hors de la Pologne, S. M. ordonne que vingt-quatre heures après que les présentes dispositions seront connues à qui de droit, toutes les pharmacies soient approvisionnées pour deux mois, et pour le nombre de malades que les hôpitaux doivent contenir, en payant comptant les médicamens aux apothicaires du lieu qui les fourniront, et sur les fonds que l'intendant général mettra à cet effet à la disposition des directeurs d'hôpitaux. S. M. ordonne que tout ce qui peut être dû jusqu'à ce jour aux différens apothicaires qui, sur les lieux, ont fourni nos hôpitaux, sera payé sans délai par les soins de l'intendant général, et ce qui peut être dû, à Posen, aux apothicaires leur sera payé aujourd'hui.
«L'intendant général prendra les mesures nécessaires, et le ministre de la guerre mettra à sa disposition les fonds dont il aura besoin.
«8° L'inventaire général des achats de médicamens dont les pharmacies des hôpitaux doivent être approvisionnées pour deux mois, sera envoyé au bureau général des hôpitaux de l'armée; mais lesdits médicamens seront payés avant la livrée desdits inventaires, et le seront sur les lieux d'après l'ordonnance du commissaire des guerres chargé de la police de l'hôpital, sur le crédit que lui aura ouvert l'intendant général. Les intendans de province ou de département sont autorisés à faire acquitter d'urgence ces ordonnances, sauf aux receveurs de province ou de département à porter les ordonnances acquittées en paiement.
«9° Lorsqu'un médicament ne se trouvera pas dans la pharmacie de l'hôpital, d'après l'approvisionnement fait en conséquence des dispositions ci-dessus, le directeur d'hôpital sera, dans ce cas seul, autorisé à acheter ce médicament où il le trouvera, sur le fonds des petits alimens, c'est-à-dire sur celui de 12 francs; et dans les huit jours au plus tard, toute dépense faite sur ce fonds par l'économe sera visée par le commissaire des guerres chargé de la police de l'hôpital.
«10° Il sera pris des mesures pour qu'il soit fabriqué du bon pain affecté au service des hôpitaux, et fait avec de la farine de froment; M. l'intendant général fera, autant qu'il pourra, distribuer du vin de Stettin, qui est le meilleur qu'on puisse se procurer.»
Indépendamment de ces minutieux détails que j'ai pris plaisir à citer, parce qu'ils prouvent toute la sollicitude de l'empereur pour les blessés, d'autres soins l'occupaient encore: il passait une partie de la nuit avec M. de Talleyrand; il songeait sérieusement à faire la paix, et à ce qu'il pouvait être obligé d'entreprendre pour en finir, si on ne parvenait pas à nouer une négociation.
Cette pensée, ainsi que les détails de son armée, ne l'occupaient cependant pas exclusivement. Pendant ses absences, le conseil des ministres se tenait à Paris sous la présidence de l'archichancelier; mais il ne s'y rapportait que des affaires d'un intérêt général. Les rapports y étaient faits comme à l'empereur, et accompagnés d'un projet de décret; mais lorsqu'il s'agissait de quelque chose de délicat qui touchait la politique ou se rattachait à quelque projet d'un intérêt particulier, les ministres lui en écrivaient confidentiellement, et presque toujours il décidait sans l'intermédiaire de personne.
Quant au grand travail de tout le personnel de l'administration des affaires locales des départemens ou des communes, il passait par la secrétairerie d'État; ce qui donnait à M. Maret un crédit et une influence considérable au-dehors.
Ce travail des ministres était apporté de Paris à l'armée par un auditeur au conseil d'État, qui, en arrivant au quartier-général, descendait chez le secrétaire d'État pour lui remettre tous les portefeuilles dont sa voiture était remplie. Celui-ci les lisait tous, et prenait ensuite les ordres de l'empereur pour le travail. Cette habitude eut un mauvais résultat en ce qu'elle mécontenta plusieurs ministres. Cela se conçoit aisément, parce que tout le travail administratif passant d'abord entre les mains du secrétaire d'État, il était naturel que ce fût lui qui, en le portant à la signature, donnât à l'empereur des détails que le ministre avait omis pour abréger le travail: c'est là précisément ce qui est devenu funeste, parce que le succès d'une proposition d'un ministre quelconque dépendait de M. Maret.
Par exemple, dans les nominations aux places de finance, de tribunaux et de l'administration de l'intérieur, il était devenu impossible de faire passer l'homme que le ministre ne voulait pas admettre. Après une révolution comme la nôtre, il n'y a guère d'hommes (dans la catégorie de ceux propres aux emplois) qui n'aient eu quelque part à des faits que l'opinion n'a pas toujours approuvés, et c'était là que l'on trouvait facilement une cause d'exclusion, lorsqu'on voyait sur un travail de proposition le nom de l'homme qui déplaisait. Comme le ministre qui le proposait n'avait pas prévu un refus, et qu'il fallait bien pourvoir à l'emploi vacant dans son département, M. Maret proposait de suite un autre sujet; l'empereur en était satisfait, et appelait cela du zèle à lui aplanir les difficultés. On se gardait bien de lui dire que les ministres étaient fort mécontens de voir à chaque instant leurs propositions ou tronquées ou rejetées; cela faisait rejaillir sur eux une sorte de déconsidération: on les appelait méchamment les premiers commis du secrétaire d'État. Personne ne s'abusait: on faisait croire à l'empereur que l'on disait à Paris «que l'on ne comprenait rien à son activité; qu'il n'était pas possible de lui en imposer, même sur les moindres choses; qu'il lisait tout.» Basse adulation qui eut des conséquences fâcheuses. Il se forma autour de la secrétairerie d'État une clientelle composée de tous les postulans qui étaient en instance auprès des autres ministères; avec eux arrivèrent les coteries de femmes et d'hommes qui protégeaient telle personne au préjudice de telle autre, et avec celles-ci les intrigues, qui sont toujours aux aguets du vent qui souffle, et qui trouvèrent le moyen de s'introduire dans la secrétairerie d'État: en sorte que ce n'était pas assez d'être agréé par le ministre dans le département duquel on était placé, il fallait encore être agréable au secrétaire d'État et à ses amis, d'abord pour être nommé, puis ensuite pour être conservé, et être à l'abri de toute atteinte et des suites de mauvais rapports.
Cette manière de travailler commença à Varsovie; elle était trop commode à l'empereur, auquel on ne parlait pas des plaintes qu'elle excitait, et trop avantageuse à quelqu'un qui recherchait le pouvoir, pour qu'elle changeât jamais. Les ministres, malgré leur répugnance, durent s'y soumettre, mais n'en furent pas plus satisfaits[3].
Je n'ai cité ceci que parce que j'ai vu, quelques années après, combien de mal nous en avons éprouvé: j'ai été le premier à oser en faire la remarque à l'empereur, et à lui dire que les nombreux ennemis que tout cela nous faisait se réunissaient à ceux que nous n'avions pas cessé d'avoir, et qu'un jour pourrait venir où le tort qu'ils nous feraient serait irréparable.
CHAPITRE III.
Les Russes essaient de nous surprendre dans nos quartiers d'hiver.—Mouvement de Mohrungen.—L'empereur me confie le commandement du 5e corps.—Bataille d'Eylau.—Bernadotte.—Affaire d'Ostrolenka.
Le mois de janvier s'écoulait assez paisiblement; l'armée se reposait; la tête de l'empereur n'était guère occupée de ce qui se passait à Paris, mais bien de ce qui pouvait arriver autour de lui.
L'Autriche venait de rassembler un corps d'observation de quarante mille hommes en Bohême; il pouvait devenir offensif le lendemain d'un revers, surtout depuis que les souverains avaient adopté de ne plus déclarer la guerre que par les hostilités, sans avertir ni faire connaître de motifs.
L'empereur était très-préoccupé de ce qui pourrait résulter dans un cas de succès comme dans un cas de malheur, et allait se déterminer à tenter une nouvelle ouverture, lorsqu'une entreprise de l'armée russe vint l'obliger de remettre la sienne en mouvement, le 31 janvier, par une gelée à fendre les pierres. Voici comment cela arriva:
Le corps du maréchal Bernadotte était à notre extrême gauche; son quartier-général était à Mohrungen. Il avait ordre d'étendre sa gauche le plus possible, mais de manière à ne donner aucune inquiétude à l'ennemi, avec lequel on voulait passer l'hiver en repos. Dans cette position, il couvrait les opérations que l'on se disposait à ouvrir devant Dantzick, et pour lesquelles on rassemblait un corps dont je parlerai plus bas. On avait envoyé le général Victor pour en prendre le commandement; mais il fut enlevé en chemin par un parti prussien sorti de Colberg, et qui ne craignit pas de pousser jusqu'aux environs de Varsovie.
Le maréchal Lefebvre fut envoyé pour remplacer le général Victor. La rigueur de la saison ne permettait pas d'ouvrir la terre devant Dantzick. La garnison n'entreprenait rien; ainsi le complétement du corps qui devait agir contre cette place ne devenait pas pressant: on se contenta d'observer.
À la droite du maréchal Bernadotte était le maréchal Ney, qui avait, comme tout le monde, l'ordre de se tenir en repos. Tout à coup il lui prend fantaisie, sans ordre, de porter son corps d'armée en avant. On lui imputa des intentions d'intérêt personnel; on eut tort: on ne met pas une armée en marche pour cela. À la vérité, le maréchal Ney marcha sans en avoir reçu l'ordre, et découvrit, par son mouvement, la droite du maréchal Bernadotte; mais aussi il rencontra en pleine route l'armée russe qui venait à l'improviste fondre sur Bernadotte par son centre; mouvement qui, sans cela, serait resté ignoré. Ney donna de suite l'alarme à toute l'armée, jusqu'à Varsovie.
On fut bientôt revenu de l'opinion que l'ennemi ne voulait que repousser des maraudeurs. On se convainquit qu'il était en pleine opération, dans l'espérance de nous surprendre dans nos cantonnemens, de pouvoir nous jeter au-delà de la Vistule, et, selon les circonstances, achever l'hivernage sur ses bords, ou passer ce fleuve sur le pont de Dantzick.
Il n'y avait pas un moment à perdre; l'ennemi avait déjà l'initiative sur nous, lorsque l'empereur envoya ordre à ses différens corps d'armée de se centraliser, et de le rejoindre sur la route de Varsovie à Koenigsberg. Il ordonna à Bernadotte de refuser sa gauche, et de se retirer lui-même, s'il y était obligé, de manière à refuser toute la gauche de l'armée, et de laisser l'ennemi s'enfoncer sur la Basse-Vistule; c'est ce qu'exécuta ce maréchal. Il revint jusqu'à une petite ville qu'on appelle Strasbourg. L'ennemi, en s'avançant sur notre gauche, nous donnait autant d'avance par notre droite, qui marchait toujours, que lui-même en prenait du côté opposé.
L'armée russe, indépendamment de sa masse principale, qui partait de Koenigsberg, avait un corps de vingt-deux mille hommes en observation sur le Bug, et menaçant Varsovie.
Les choses en étaient là lorsque l'empereur quitta cette ville en même temps que les troupes. Il s'arrêta à Pultusk, où le maréchal Lannes était resté malade, ayant été obligé de quitter le commandement du cinquième corps, qui avait passé par cette ville pour aller s'opposer à ce corps russe, qui était sur le Haut-Bug. Il alla voir ce maréchal, et le trouva en si mauvais état, qu'il le fit transporter à Varsovie.
L'empereur passa ce jour-là à dix lieues plus loin que Pultusk; le soir, étant couché, il me fit appeler et me demanda si je me sentais en état d'aller commander le cinquième corps en place du maréchal Lannes. J'acceptai; et, pendant que le prince de Neufchâtel écrivait les ordres dont j'avais besoin, l'empereur me donna ses instructions: elles étaient d'observer le corps russe de si près, qu'il ne pût ni faire un mouvement sur lui pendant qu'il allait attaquer la grande armée russe, ni surtout marcher à Varsovie, que je devais couvrir à tout prix; et enfin, si ce corps russe n'était pas tellement fort que je pusse le culbuter, de le faire, mais à coup sûr; me recommandant de ne pas me laisser séduire par un espoir de succès.
Je quittai l'empereur, et passai chez le major-général, qui me remit une lettre de commandement, avec les instructions qui devaient me diriger. Les deux pièces étaient ainsi conçues:
Au général Savary.
Praznitz, le 31 janvier.
«Je vous préviens, général, que la santé de M. le maréchal Lannes ne lui permettant pas de commander son corps d'armée, S. M. vous donne une marque éclatante de la confiance qu'elle porte à vos talens militaires, en vous nommant commandant en chef du 5e corps.
«Vous partirez sur-le-champ pour vous rendre au quartier-général, à Brock, où le plus ancien général de division de ce corps d'armée vous fera recevoir. Vous ferez mettre votre nomination à l'ordre du corps d'armée; vous jouirez des honneurs, appointemens et traitemens attachés au grade de général en chef.»
Ordres et instructions pour le général Savary.
«Le 5e corps de la grande armée, que vous commandez, général, occupe en ce moment Brock; le corps russe commandé par le général Essen occupe Nur. Si les forces de ce général ne sont pas trop considérables, vous devez l'attaquer, et le culbuter dans sa position de Nur; mais, pour peu que les renseignemens que l'on aurait portassent à penser que le corps du général Essen, au lieu de s'être affaibli, se serait augmenté, vous vous bornerez à occuper Brock et Ostrolenka avec votre cavalerie.
«Vous consulterez le général Gazan et le général Campana, qui, étant depuis long-temps en présence de l'ennemi, connaissent ses mouvemens.
«Que l'on reste en observation, qu'on attaque l'ennemi, ou qu'on n'ait point de succès, le principal but du corps d'armée que vous commandez est de couvrir la rive droite de la Narew, depuis la rivière de l'Omulew (c'est-à-dire la petite rivière qui se jette près d'Ostrolenka) jusqu'à Siérock; de garder la position de Siérock et la rive droite du Bug, depuis Siérock jusqu'à la partie autrichienne.
«Il serait très utile, général, de faire construire un petit pont au confluent de la Narew dans le Bug, c'est-à-dire au-dessus du confluent. C'est un travail peu considérable, et ce pont sur le Bug rendrait beaucoup plus faciles les subsistances à tirer de Varsovie.
«Vous ordonnerez que l'on travaille avec activité à la tête de pont de Pultusk; car, en cas d'événement, la plus grande partie de votre corps d'armée devrait se retirer sur Pultusk ou sur Ostrolenka; un régiment et quelques pièces d'artillerie se retireraient aussi sur le Bug pour garder la rive gauche de cette rivière. Vous sentez bien que ce que je vous dis là est hypothétique, mais vous prouve la nécessité de travailler à la tête de pont.
«Envoyez dans la Gallicie pour savoir si les nouvelles que l'on donne, et qui font connaître que le général Essen se retire, sont vraies.
«Je dois vous faire observer qu'il faudra mettre quelque infanterie à Ostrolenka avec quelques pièces de canon, sans quoi votre cavalerie serait trop inquiétée. Jamais cette infanterie ne peut être compromise, puisqu'en passant le pont elle se trouve couverte.»
Je me mis aussitôt en route, et allai prendre le commandement de ce 5e corps, à Brock, en avant de Pultusk, au-delà de la Narew.
Je n'y fus pas très bien reçu, parce que tous les généraux de division qui y étaient employés étaient mes aînés en grade; il fallut donc, par de bons procédés, leur rendre supportable ce qui leur paraissait une injustice.
Ce corps était composé de deux divisions d'infanterie, une aux ordres du général Suchet, l'autre commandée par le général Gazan; de trois régimens de cavalerie légère et d'une division de dragons, aux ordres du général Becker: il devait être appuyé par le corps des grenadiers réunis, commandés par le général Oudinot, qui en achevait la formation à Varsovie, et avait reçu ordre de venir se placer à Pultusk.
J'avais pris le commandement du 5e corps le 2 février; le 5, je reçus ordre de quitter ma position de Brock, et de venir me placer à Ostrolenka pour me mettre en communication avec l'empereur, qui avait rencontré l'avant-garde ennemie à Hoff, et se disposait à lui livrer bataille.
Les troupes étaient bien souffrantes; elles étaient sans cesse à la maraude pour trouver quelques pommes de terre. Je fis, par cette raison, mon mouvement sur Ostrolenka par Pultusk, en remontant la Narew, au lieu de le faire par un mouvement de flanc gauche, qui m'aurait fait perdre un nombre considérable d'hommes isolés et de maraudeurs.
Je vis bientôt que j'avais mal fait; la faute tenait à ce que je connaissais mal la topographie du pays. Si mon commandement avait daté de quelques jours de plus, je n'aurais pas exposé la division Becker à une défaite dont l'habileté de son général la préserva. Néanmoins je ne me laissai pas décourager; je bouillonnais d'impatience d'en venir aux mains à la première occasion que la fortune m'offrirait. Heureusement pour moi, l'empereur était occupé d'autres choses; il ne vit que le résultat de mon mouvement, qui, en définitive, s'était fait sans accident, sans quoi j'aurais eu la tête lavée de main de maître, pour m'y être pris comme je l'avais fait.
En approchant de l'armée ennemie, l'empereur resserrait les corps de la sienne; il leur avait envoyé à chacun, par un officier différent, l'ordre d'être rendus à Preuss-Eylau dans la journée du 8, de manière à pouvoir livrer bataille le 9; il avait ajouté cette phrase afin que chacun amenât tout ce dont il prévoyait avoir besoin.
Le malheur voulut que celui de ces officiers qui allait au corps du maréchal Bernadotte fût un jeune homme sans expérience, qui, sans prendre aucun renseignement en chemin, se dirigea sur le lieu qu'on lui avait indiqué; il alla, de cette manière, se faire prendre par les cosaques, sans avoir détruit sa dépêche, qui fut portée au général en chef de l'armée russe. Ce petit accident, qui n'aurait eu que peu d'importance dans toute autre circonstance, eut, comme on le verra, des conséquences désastreuses dans celle-ci.
En voyant le contenu de l'ordre, le général Benningsen abandonna ses projets, et ne songea qu'à réunir son armée; elle était déjà rassemblée. Il prit immédiatement le chemin de Koenigsberg, et se trouva, le 7 février, en mesure d'attaquer l'armée française, qui ne devait être réunie que dans la journée du 8, de manière à pouvoir opérer le 9.
L'empereur arriva la veille à Eylau avec le 7e corps, commandé par le maréchal Augereau, la garde et le corps du maréchal Davout, à peu de distance. Il fut en effet attaqué par toute l'armée russe le 8, à sept heures du matin, par une neige très épaisse. Le 7e corps, serré en colonne, fit une résistance extrêmement vigoureuse; mais la supériorité du feu des ennemis parvint à éteindre le sien en décomposant les régimens qui formaient ce corps. Le maréchal Davout arriva, et donna vivement. Les ennemis marchaient toujours; déjà ils étaient près de Preuss-Eylau, lorsque l'empereur fit donner la garde, dont l'artillerie l'arrêta. Le combat de canon s'engagea, et devint terrible. Le maréchal Soult et le maréchal Ney arrivèrent sur ces entrefaites. L'action continua; des charges de cavalerie, conformément aux instructions qu'ils avaient reçues, souvent répétées, empêchaient les progrès des Russes, mais ne mettaient pas l'empereur en état d'entreprendre quelque chose de décisif; on attendait le maréchal Bernadotte, qui avait quatre divisions d'infanterie et deux de cavalerie. On ignorait l'aventure arrivée à l'officier qui lui avait porté des ordres; on était impatient; on envoyait à sa rencontre dans toutes les directions: ce fut en vain. On fut obligé de gagner la nuit comme l'on put, et on s'estima heureux d'avoir pu coucher sur le champ de bataille après tout ce que l'on avait perdu.
Ce combat d'Eylau n'avait été donné par les Russes que pour faire respecter leur retraite, qu'ils effectuèrent ensuite sur Koenigsberg, sans coup férir. On les suivit, pour l'honneur des armes, avec de la cavalerie; mais, pendant ce temps, on évacuait de Preuss-Eylau les blessés avec tout le matériel inutile.
On accusa le général Bernadotte de n'être pas arrivé sur le champ de bataille, encore bien que l'ordre ne lui fût pas parvenu. Ceci paraît singulier; mais le fait est qu'il était en communication avec la division de cuirassiers du général d'Hautpoult, lorsque celui-ci reçut l'ordre de se réunir à l'empereur pour livrer bataille. Il a même dit qu'il avait averti Bernadotte de son départ, et de ce qu'on allait faire. Quoi qu'il en soit, d'Hautpoult arriva, fut tué, en sorte qu'on ne put donner suite à cette affaire. D'ailleurs comment Bernadotte n'avait-il pas marché d'après la communication que lui avait faite le général d'Hautpoult? Il avait trop d'expérience de la guerre et de ses événemens pour ne pas voir que, s'il n'avait pas reçu d'ordre direct, c'est que quelque méprise ou quelque accident avait empêché qu'il ne lui parvînt. Il attendit; enfin, il marcha lui-même avec son corps, autant pour s'informer de ce qui se passait que pour mettre sa responsabilité à couvert; mais il était trop tard. Arrivé près d'Osterode, il apprit le mouvement rétrograde de l'armée, qui venait se placer derrière la Passarge.
L'empereur eut l'air d'attribuer à la prise de l'officier une négligence sur laquelle son opinion était arrêtée, il se souvint d'Iéna; mais le mal était fait, il ne lui en parla qu'en termes de douceur.
Après cette mauvaise journée d'Eylau, nous nous trouvâmes heureux de passer le reste de l'hiver derrière la Passarge, tandis que, sans la prise de l'officier porteur de la dépêche de l'empereur au maréchal Bernadotte, l'armée russe aurait continué son mouvement offensif sur la Basse-Vistule; et l'empereur l'eût forcée de combattre acculée, ou au Frisch-Haff, ou à la Vistule. Que l'on juge maintenant de la différence qu'il y aurait eu dans les résultats: l'armée russe ne pouvait pas manquer d'être détruite, la paix se serait faite sur-le-champ; au lieu de cela, le succès de nos armes devint douteux, et la fierté empêcha réciproquement de se rien proposer.
La position militaire de l'empereur était moins bonne qu'en partant de Varsovie, tandis qu'elle aurait dû être infiniment meilleure; elle eut des inconvéniens de toute espèce, dont un autre que lui ne se serait jamais tiré. Avant d'en tracer le tableau, je vais achever de parler de la bataille d'Eylau, que les Russes prétendent avoir gagnée, et que nous voulons n'avoir pas perdue.
Bernadotte ayant déclaré qu'il n'avait pas reçu l'ordre de marcher, et Berthier soutenant le lui avoir envoyé, on alla aux recherches sur le registre des expéditions, et l'on trouva que l'officier qui avait été porteur de cet ordre était un jeune élève de l'école de Fontainebleau, qui rejoignait un régiment du corps du maréchal Bernadotte; on avait mal à propos profité de son départ pour la transmission d'un ordre aussi important. L'empereur en leva les épaules de pitié, et ne dit pas un mot de reproche à Berthier. Bernadotte fut en partie justifié, quoiqu'il n'eût fait aucun cas de l'avis que lui avait donné d'Hautpoult en quittant sa position pour rejoindre la grande armée.
Si l'on appelle gagner une batailler, rester maître du champ de bataille et suivre la retraite de son ennemi, il n'y a pas de doute que nous n'ayons gagné celle d'Eylau; elle l'eût été bien mieux, et d'une manière incontestable si l'armée russe, au lieu de se retirer sur Koenigsberg, eût encore suivi son premier plan de se porter sur la Vistule, et eût été forcée de l'abandonner par suite de la bataille. Au lieu de cela, elle a suivi tranquillement son plan de retraite, elle ne peut donc avoir perdu la bataille; il est bien vrai qu'elle n'a tiré aucun avantage de sa supériorité, et que, si elle avait été commandée par un homme comme l'empereur, c'en était fait de l'armée française; cela est d'autant plus extraordinaire de la part du général russe, qu'il connaissait le plan d'opérations de l'empereur, et qu'il n'a attaqué que parce qu'il était convaincu qu'il surprendrait l'armée française dans son mouvement de réunion, et que, de plus, il était assuré que Bernadotte, avec quatre divisions d'infanterie et deux de cavalerie, ne s'y trouverait pas. Ces considérations obscurcissent le succès des Russes, surtout si l'on remarque que leur armée, dont le but avait été de nous jeter derrière la Vistule, fut obligée d'aller passer le reste de l'hiver derrière Koenigsberg, et de laisser l'armée française se replacer dans la position qu'elle occupait auparavant derrière la Passarge; elle couvrait ainsi le blocus de Dantzick, dont le siége fut commencé au mois de mars, et mené jusqu'à la fin sans que les Russes entreprissent de le faire lever (cette place ne capitula que le 12 de mai). En cela, au moins, l'armée russe a manqué le but pour lequel elle s'était mise en mouvement.
D'un autre côté, si l'on appelle perdre la bataille, la perte considérable qu'a éprouvée l'armée française, dont les corps combattaient l'un après l'autre, à mesure qu'ils arrivaient sur le champ de bataille, contre toute l'armée russe, on peut dire, sous ce point de vue, que les Français ont perdu la bataille; car cette perte fut telle qu'il devenait impossible à notre armée de rien entreprendre d'offensif le lendemain, et qu'elle aurait été complétement battue, si les Russes, au lieu de se retirer, l'eussent attaquée de nouveau, parce que Bernadotte ne pouvait arriver que le surlendemain.
Si l'on prétendait que, parce que le plan qu'avait l'empereur d'acculer l'armée ennemie au Frisch-Haff, ou à la Vistule, pour la combattre avec tous ses moyens réunis, a totalement manqué, il a perdu la bataille, ce serait une erreur: ce plan ne manqua pas par suite de la bataille, mais bien parce que, d'une part, les Russes se retirèrent, et que, de l'autre, le corps de Bernadotte n'avait pas rejoint.
L'empereur aurait eu toute son armée réunie, que si l'armée russe, ayant été informée de son projet, eût pris le parti de la retraite avant que notre droite l'eût débordée, au lieu de poursuivre son premier mouvement sur la Vistule, le plan de l'empereur aurait encore échoué, et à plus forte raison avec toutes les circonstances qui survinrent.
Le fait est que les deux armées ont manqué chacune leur but; qu'elles se sont trouvées après la bataille dans la même position qu'avant de s'ébranler, et que leurs pertes ont été réciproquement sans résultats; mais cet événement donna au moral et à l'opinion une secousse qui ne fut point favorable à l'empereur, et sans son extrême habileté, il eût eu des conséquences bien fâcheuses, que j'expliquerai plus loin. Je vais auparavant terminer le récit des événemens militaires qui firent suite à ceux d'Eylau.
L'empereur m'écrivit ce qui venait d'arriver en me mandant que, si je ne pouvais rien entreprendre sur les ennemis, je vinsse me mettre en communication avec la grande armée, dans la position qu'elle prenait derrière la Passarge. La dépêche ne m'en disait pas autant que l'officier qui en était porteur m'en racontait.
Après avoir réfléchi à ma situation, je me décidai à sortir de ma position et à marcher aux ennemis: je fis porter ma cavalerie légère en avant, et la fortune lui fit prendre un officier russe en dépêche, qui était expédié en retour par le général en chef du corps d'observation sur le Haut-Bug[4], au général en chef Benningsen, commandant la grande armée russe. Par le contenu des lettres dont il était porteur, je vis que le général Benningsen avait fait sonner haut son succès d'Eylau; qu'il n'avait pas parlé de sa retraite, et avait donné ordre aux généraux Essen et Muller, commandant le corps du Haut-Bug, de marcher franchement sur moi et de m'attaquer; cet officier m'apprit qu'il avait laissé ces deux généraux faisant leurs préparatifs pour exécuter cet ordre.
J'étais à Sniadow, en avant d'Ostrolenka, lorsque cette circonstance m'arriva, et j'y fus informé qu'un corps russe de quatre à cinq mille hommes avait été envoyé pour me tourner par ma gauche, et avait déjà passé la Narew, qui était gelée partout, à Tikolshin. Je ne crus pas prudent de sortir de ma position d'Ostrolenka, d'autant plus que j'avais encore un ou deux jours à marcher avant de joindre les Russes, et que, pendant ce temps, ce corps de quatre à cinq mille hommes pouvait être arrivé par la rive droite de la Narew et m'y faire beaucoup de mal; d'ailleurs, les Russes venaient eux-mêmes m'attaquer, il était inutile que je leur diminuasse le trajet en perdant de mes avantages. Je revins donc le lendemain reprendre ma première position, et portai un corps de troupes sur la rive droite de la Narew à la rencontre de celui que les Russes y avaient envoyé.
Je ne tardai pas à être resserré par l'armée russe; le 15 février, je l'étais à un point extrême, et je devais m'attendre à un événement; j'adoptai pour dispositions de garder Ostrolenka en défensive, et de prendre vivement l'offensive sur le corps qui venait par la rive droite. Pour cela, je fis repasser mes troupes sur la rive droite derrière Ostrolenka, ne laissant que trois brigades d'infanterie placées hors de l'insulte du canon, dans les dunes de sable qui entourent cette ville; je plaçai mon artillerie de manière à flanquer, de la rive droite, les ailes des brigades d'infanterie dont je viens de parler; ma cavalerie me fut inutile, et je la laissai en repos.
Je fis attaquer, le 16, de grand matin, le corps russe qui descendait la rive droite de la Narew; il fut mené vivement par le général Gazan, qui le rencontra en marche pour venir l'attaquer lui-même; il le refoula sur une chaussée étroite entre deux bois, sans qu'il pût jamais s'arrêter pour se déployer; et comme le général Gazan avait eu la précaution de le faire prolonger par des colonnes d'infanterie qui passaient des deux côtés de la route dans les deux bois, il le mena battant plus de deux lieues, le fusillant à mi-portée de mousqueterie. Cette attaque eut un succès si prompt, qu'il surpassa mon espérance.
J'entendais une bien vive canonnade à Ostrolenka; j'y envoyai le général Reille, qui était chef d'état-major du corps d'armée; il y arriva bien à propos pour me suppléer: les Russes débouchaient par les trois routes qui arrivent à cette petite ville; ils la canonnaient avec à peu près cinquante bouches à feu, et les officiers qui commandaient les troupes demandaient des ordres.
Je voyais bien que l'on n'était pas très disposé à faire quelque chose pour ma propre gloire; mais je ne fus pas dupe, et j'étais déterminé à me faire obéir.
J'envoyai ordre au général Reille de tenir Ostrolenka jusqu'à mon arrivée, ajoutant que je partais pour m'y rendre; je laissai Gazan poursuivre son succès, en le prévenant de ne pas aller trop loin, parce que je ne pouvais pas le faire échelonner, ayant besoin de mes troupes à Ostrolenka où je courais.
J'y arrivai comme le général Reille venait de soutenir le choc de l'attaque des trois colonnes russes, qui vinrent, sans tirer un coup de fusil, sous la protection du feu de leur artillerie, pour forcer la ville.
Le général Reille les attendit bravement jusqu'à portée de pistolet; alors, comme ils ne pouvaient plus être protégés par leurs canons, il fit habilement débusquer ses troupes et les accueillit par toute la mitraille et la mousqueterie qu'il avait de prêtes à leur envoyer: il les arrêta sur place, et son feu continuant avec la même vivacité, il les fit rebrousser chemin.
Les deux colonnes qui venaient par les deux ailes pour forcer la ville par le bord de la Narew, furent repoussées par le canon de la rive droite. Le premier moment de fureur des Russes une fois passé, je fis à la hâte repasser toute l'infanterie et la cavalerie sur la rive gauche; je me déployai en avant de la ville, et après m'être formé, et couvert de mon artillerie, je marchai droit aux ennemis et les menai battant jusqu'à la nuit; je leur tuai beaucoup de monde, surtout à l'attaque du général Gazan; je leur pris sept pièces de canon et trois drapeaux. Ils me laissèrent environ mille blessés sur le terrain, mais je ne fis pas un grand nombre de prisonniers; parce que je ne pus pas les poursuivre, le général Oudinot ayant reçu l'ordre de partir avec son corps pour rejoindre l'empereur.
Je perdis dans cette action le général Campana, qui fut tué; le général Boussard fut grièvement blessé, ainsi que presque tous les colonels des régimens que j'avais engagés.
Je fus satisfait, parce que le but de l'empereur était bien rempli: les Russes s'en allèrent reprendre la position qu'ils avaient quittée pour venir m'attaquer. La tranquillité de Varsovie fut assurée et la communication avec l'empereur couverte. L'empereur lui-même fut satisfait, il me fit l'honneur de me l'écrire et de m'envoyer le grand-cordon de la Légion-d'Honneur avec le brevet d'une pension viagère de 20,000 francs: il y avait un certain nombre de ces pensions sur la Légion-d'Honneur; le général d'Hautpoult, qui venait de mourir, en avait laissé une vacante. Mais comme chaque chose doit porter son correctif avec soi, Berthier m'adressa une longue dépêche[5] qu'il sema de conseils, d'assertions propres à tempérer la satisfaction que le succès et les félicitations de l'empereur m'avaient causée. Ces conseils, sa longue expérience l'autorisait sans doute à les donner, et je les reçus avec reconnaissance; mais sa constance à reproduire une évaluation dont je lui avais fait connaître l'inexactitude m'étonna. Je le lui témoignai, il persista; de mon côté, je restai bien convaincu que j'avais devant moi les forces que j'aurais à combattre.
CHAPITRE IV.
L'empereur à Osterode.—État de l'opinion.—Fouché.—Agitation du cabinet de Madrid.—Mesures diverses de l'empereur—Le divan arme contre les Russes.—Mission du général Gardanne.
Je me mis en mesure d'exécuter les ordres que m'avait transmis le major-général; je me portai à Pultusk et me mis en communication avec Osterode, où l'empereur s'était établi. J'étais à peine arrivé dans la première de ces deux places, qu'il envoya le maréchal Masséna pour prendre le commandement du cinquième corps, m'enjoignant de le rejoindre le plus tôt possible.
Je le fis en passant par Varsovie, où M. de Talleyrand était encore avec le corps diplomatique, que l'on s'applaudissait beaucoup de n'avoir pas laissé à Paris dans une semblable circonstance; les contes qui se débitaient auraient gâté l'opinion et le jugement de tous ses membres.
M. de Talleyrand servait l'empereur on ne pouvait pas mieux; il avait à ménager l'Autriche, à laquelle l'événement d'Eylau donnait la tentation d'en venir aux mains, d'autant plus qu'il venait d'y avoir à Vienne des altercations entre notre ambassadeur et quelques personnages importans, et que ces différends se seraient volontiers mis sur le compte de la politique pour justifier une aigreur que l'on voulait exciter, afin de la faire suivre d'une rupture. Heureusement, notre ambassadeur tint ferme et fut prudent, et, par cette conduite, il aida M. de Talleyrand à maintenir l'harmonie. D'un autre côté, il avait à donner de la confiance à la régence polonaise, qui était fort effrayée, précisément au moment où l'empereur lui demandait des efforts en tous genres.
L'administration de l'armée avait été transférée à Thorn; je trouvai l'empereur à Osterode, à peu de choses près comme au bivouac; travaillant, mangeant, donnant audience et couchant dans la même chambre: il résistait à tout ce qui l'entourait, ainsi qu'au grand-duc de Berg et au maréchal Berthier, qui le sollicitaient de repasser la Vistule; lui seul tenait tête. Il venait de recevoir de Paris la nouvelle de l'arrivée du bulletin de la bataille d'Eylau dans cette capitale; les esprits en étaient retournés: ce n'étaient que lamentations partout; les fonds publics avaient éprouvé une baisse notable. Il comprit bien qu'il arriverait pis encore, si, à la suite de cela, il repassait la Vistule: sa position morale était horrible; il luttait contre tous; il tint tête à l'orage, eut du courage pour tout le monde, et son inflexible opiniâtreté fit rentrer la raison dans les têtes d'où elle était sortie.
Il écrivit d'une manière sévère au ministre de la police sur la baisse des fonds, lui faisant observer qu'il ne pouvait qu'y avoir inertie de sa part, puisqu'il n'y avait pas lieu à un pareil discrédit, ou bien qu'il avait laissé le champ libre à la malveillance, habile à saisir tout ce qui peut nuire à l'autorité souveraine.
Le ministre, effrayé par la seule pensée de voir, pour la seconde fois de la campagne, l'empereur de mauvaise humeur contre lui, se procura une lettre du général Defrance à son beau-père, dans laquelle il lui racontait l'événement d'Eylau, ajoutant qu'il allait, avec sa brigade de carabiniers, reprendre les cantonnemens qu'il avait auparavant derrière la Vistule. Il envoya cette lettre à l'empereur, comme la cause du mouvement des fonds publics, parce que, disait-il, le beau-père du général Defrance l'avait fait circuler.
L'empereur gronda le général Defrance; mais le ministre avait fait un lourd mensonge: il aurait mieux fait de dire que cette baisse provenait de la frayeur dont tout le monde était atteint, chaque fois que l'on voyait les destinées de la France et de chaque famille soumises à un coup de canon. Mais il ne l'osait pas, et l'empereur, tout en grondant le général Defrance, ne fut pas dupe du verbiage de son ministre; il s'occupa moins de tout ce qui se passait à Paris que de ce qu'il avait à faire à l'armée.
Il faisait réunir les élémens du corps du maréchal Lefebvre, qui devait commencer le siége de Dantzick. Les pertes d'Eylau l'avaient obligé de supprimer le 7e corps, dont les régimens étaient réduits à un bataillon; le maréchal Augereau, qui l'avait commandé, ayant été blessé d'un coup de feu, partit pour la France; une partie de ses troupes forma le noyau du corps assiégeant.
Depuis que l'empereur avait fait la paix avec la Saxe, il avait demandé au souverain de ce pays de porter son armée à Posen; elle y était arrivée, et il la fit venir devant Dantzick au corps de siége. Il y ajouta des troupes de Baden et de quelques principautés d'Allemagne, de même que quelques corps francs qu'il avait fait former des déserteurs; enfin il eut à la fin de mars une armée de siége respectable, quoique composée de troupes de toutes les nations.
C'était lui seul qui soignait les détails infinis que cela entraînait; en même temps, il avait son armée mobile à renforcer.
Après la bataille d'Iéna et l'occupation de la Prusse, il avait offert la paix au roi de Prusse; après celle d'Eylau il aurait eu l'air de la demander: d'ailleurs, le roi de Prusse s'était mis dans la dépendance de l'empereur de Russie, dont les troupes étaient sa sauvegarde; il n'aurait rien pu faire sans le lui communiquer, et l'empereur de Russie n'était pas à l'armée, il était à Saint-Pétersbourg; une négociation aurait donc été impossible à nouer. Cependant on essaya de parlementer; on saisit des prétextes frivoles, mais on ne trouva que hauteur et fierté, quelquefois même de l'arrogance.
Tout en ne négligeant pas les moyens d'amener un rapprochement, on suivait vivement ceux de se rendre respectable.
On appela le corps du maréchal Mortier, qui était en Poméranie; il prit le n° 7; on le grossit de quelques troupes saxonnes, et il remplit complétement le vide qu'avait fait la disparition du corps d'Augereau.
Le prince Jérôme avait assez avancé les opérations en Silésie pour qu'on pût lui retirer quelque chose; on lui prit deux divisions bavaroises: il jeta les hauts cris, mais on ne l'écouta pas.
On fit venir en poste, de France, tout ce qui était dans les dépôts des différens régimens; on imprima décidément un grand mouvement à la Pologne, et on ne craignit pas de se compromettre avec elle, ni de la compromettre vis-à-vis de qui que ce fût.
L'empereur envoya ordre à son ambassadeur à Constantinople de faire déclarer la guerre aux Russes par les Turcs; c'étaient les travaux d'Hercule, cependant il fut obéi.
Il écrivit au roi d'Espagne pour réclamer l'exécution des conditions de l'alliance qu'il avait contractée avec lui, et lui demander de faire passer en France un corps de troupes dont il détermina la force, et de le mettre à sa disposition pour l'appeler sur l'Elbe au besoin, bien entendu qu'il passait dès-lors à la solde de la France. Enfin il peignit la situation de l'Europe au sénat, et demanda qu'on rappelât, par précaution, la conscription de 1807, ce qui fut fait.
Il fut partout servi à souhait, hormis de l'Espagne, qui fit des observations que je n'ai pas trop bien connues; mais elle avait fait paraître, au mois d'octobre précédent, une proclamation au peuple espagnol, tendant à le porter aux armes. Comme le gouvernement n'avait donné à ce sujet aucune explication préalable, on ne put se défendre d'inquiétude, d'autant plus que l'empereur avait déjà été trompé deux fois, et que les souverains paraissaient avoir renoncé à toute espèce de loyauté vis-à-vis de lui, ne reconnaissant de juste que ce qui pouvait être exécuté.
Cependant nos liaisons avec l'Espagne étaient si étroites et si anciennes, que l'on se défendait encore, quoique mal, d'un mauvais soupçon. On avait déjà su que l'intrigue ennemie, qui poursuivait notre politique, de cabinet en cabinet, avait trouvé quelque accès près de celui de Madrid, où le prince de la Paix, qui y était soutenu en grande partie par la pensée qu'il nous était agréable, avait dû se relâcher et céder pour ne pas faire éclater l'orage qui le menaçait. Les intrigues des favoris, des confesseurs, des chevaliers, avaient quelquefois porté le trouble dans l'intérieur de la famille du roi, qui avait été obligé de parler en maître à ses enfans, et d'envoyer dans leurs terres ou au couvent les courtisans et les confesseurs.
À la distance où était l'empereur, on n'en voyait le mal qu'avec un verre à multiplians, en sorte que, quoiqu'ayant l'air rassuré, on resta impatient de savoir à quoi on devait attribuer ce changement subit de la part de l'Espagne; elle en avait trop fait par sa proclamation pour le maintien de la sécurité, et pas assez pour faire la guerre, si tel avait été son projet.
L'empereur reçut bien toutes les excuses qu'on lui donna, d'autant qu'il était occupé ailleurs sérieusement; il ne devait donc pas fournir à ses ennemis une circonstance favorable pour se rapprocher de l'Espagne, mais il n'en resta pas moins convaincu qu'il y avait quelque chose à revoir dans ses affaires avec ce pays.
Il en insista d'autant plus sur l'entrée en France du contingent espagnol, et on le lui fournit; il le fit venir dans les villes anséatiques pour relever les Hollandais, qui vinrent remplacer le corps de Mortier dans la Poméranie; un autre corps espagnol passa en Italie.
Tous les ordres qu'il avait à donner pour le recrutement et le ravitaillement de l'armée étaient partis; tout ce qu'il avait à communiquer à ses alliés l'était aussi, et enfin les coups de levier qui devaient ébranler de tous côtés la puissance de ses ennemis étaient donnés; il avait envoyé jusqu'en Perse, pour porter cette puissance à prendre les armes. Ses ennemis personnels ont envenimé cette démarche, en lui donnant un motif d'ambition, dont le but aurait été de s'approcher de l'Inde: l'empereur n'a pas donné à son ambassadeur d'autres instructions que de suivre avec activité tout ce qui pouvait amener les Persans à établir une armée régulière, et à les rendre assez menaçans pour obliger les Russes à diviser les forces qu'ils avaient contre lui[6]. Les Anglais eux-mêmes gagnaient à cela, et sont aujourd'hui les plus intéressés à reprendre l'ouvrage de l'empereur dans cette partie.
La Perse doit devenir pour l'Inde, ce que la Pologne et la Suède ont été pour l'Europe jusqu'à leur destruction.
Si au lieu d'être resté dans un trou comme Osterode, où chacun était sous sa main et où il pouvait faire marcher tout le monde, l'empereur eût été se mettre dans une grande ville, il aurait employé trois mois pour faire ce qu'il obtint en moins d'un mois.
CHAPITRE V.
Siége de Dantzick.—Le général Kalkreuth.—L'ambassadeur du shah de Perse arrive à Finkenstein.—L'armée ennemie se remet en campagne.—Bernadotte et Soult.—Affaire de Heelsberg.—Murat s'entête à faire donner la cavalerie.—L'empereur envoie à son secours.—Je suis chargé de conduire les fusiliers de la garde à l'ennemi.—Belle conduite de cette jeunesse.
Aussitôt que le soleil eut reparu et séché la terre, l'empereur fit camper toute l'infanterie dans chaque corps d'armée; dès-lors il vint établir son quartier-général à Finkenstein, où il resta jusqu'au renouvellement des opérations qui terminèrent la campagne.
C'est de là qu'il fit commencer sérieusement le siége de Dantzick; cette place n'était pas encore bloquée par la langue de terre qui sépare le Frisch-Haff de la mer, et le gouverneur, le général Manstein, avait été relevé par le maréchal Kalkreuth. Cette ville, d'un immense développement, exigea des remuemens de terre considérables, et le siége fut long, laborieux et savant; les détails seraient trop longs à rapporter ici.
On l'attaqua avec l'artillerie prussienne que l'on tira de Stettin, de Custrin et de Breslau; on fut obligé de faire la descente du fossé dans les règles, et de faire brèche. On en était là, nous étions pressés par la belle saison, qui devait probablement remettre les armées en campagne, lorsque la garnison demanda, vers la mi-mai, à sortir avec les honneurs de la guerre, pour aller rejoindre son armée.
Tout bien considéré, l'empereur imagina qu'en faisant traîner le siége plus long-temps, il s'exposait à voir la saison trop avancée pour espérer finir la campagne cette même année, au lieu qu'en réunissant à son armée le corps de siége, et en marchant de suite, il était vraisemblable qu'il trouverait encore l'armée russe en cantonnement, où on la croyait hors d'état d'agir, puisqu'elle n'entreprenait rien pour faire lever le siége; alors il y avait lieu d'espérer que le résultat serait décisif et amenerait la paix.
Il ordonna donc qu'on accordât à M. de Kalkreuth les conditions qu'il demandait, et le maréchal Lefebvre, avec son corps d'armée, entra dans la place vers le 14 ou 15 de mai: cette ville fut d'une immense ressource pour nous; on y établit l'administration de l'armée, et on se prépara à commencer les hostilités.
La Perse venait d'envoyer un ambassadeur à l'empereur; il vint de Constantinople joindre notre quartier-général à Finkenstein. L'empereur le mena à Dantzick pour voir le spectacle d'une armée européenne; ce grave Oriental ne concevait pas pourquoi, puisque nous étions ennemis, nous ne faisions pas couper la tête à tous les habitans: il était curieux de tout, la parade l'amusait beaucoup; il demandait comment il pouvait se faire que tous les soldats marchassent ensemble, et il aimait particulièrement la musique militaire. Il demandait si l'empereur voudrait bien lui donner quelques uns des musiciens, comme s'ils avaient été des esclaves.
L'empereur ne resta à Dantzick que le temps nécessaire pour voir la place, et visiter les travaux du siége; il les approuva tous. Il donna audience de congé à l'ambassadeur de Perse, qui retourna chez lui, à Téhéran (en Perse), et l'on envoya comme notre ambassadeur en ce pays le général Gardanne, gouverneur des pages. Il faisait cette campagne comme aide-de-camp de l'empereur, et lui témoigna le désir d'aller en Perse; il emmena avec lui des officiers de toutes armes, et partit. La paix se fit pendant qu'il était encore à Constantinople.
Il y avait à peine sept à huit jours que l'empereur était rentré à Finkenstein, de retour de Dantzick, que le maréchal Ney fut attaqué le 5 juin à Guttstadt, où il avait son quartier-général: comme il était très en avant de la ligne de l'armée, il fut tourné par sa gauche, perdit son parc de munitions, et eut beaucoup de difficultés à revenir se placer derrière la Passarge; il s'y maintint cependant jusqu'à ce que toute l'armée fût rassemblée.
Au moment où les hostilités recommencèrent, l'armée était postée ainsi:
Bernadotte occupait la gauche derrière la Passarge, depuis le Frisch-Haff, ayant sa droite au pont de Spanden, où il avait fait faire une bonne tête de pont; il avait à sa droite le maréchal Soult, dont le quartier était à Mohrungen; ses troupes étaient sur la Passarge, dont il avait fait couper le pont.
L'empereur fut mécontent de la coupure de ce pont; il nous disait: «Voyez, Bernadotte a agi plus militairement, il a gardé son pont, et Soult, qui aurait dû le garder plutôt que Bernadotte, l'a coupé; par là il s'est mis dans l'impossibilité d'aller secourir Ney, que les Russes n'auraient pas attaqué peut-être, s'ils avaient su que Soult avait conservé un pont sur la Passarge, parce que le corps qui a tourné Ney se serait exposé à une destruction totale.»
À la droite de Soult était le maréchal Ney, et à la droite de ce dernier
Davout.
Le reste était en deuxième ligne.
Après l'affaire de Guttstadt, les Russes vinrent pour forcer aussi le maréchal Bernadotte dans sa tête de pont de Spanden; ils y furent repoussés, et le maréchal blessé à la tête par une balle qui lui entra derrière l'oreille. Il fut obligé de quitter l'armée, et fut relevé par le général Victor, qui venait d'être échangé contre le général Blücher, pris à Lubeck, comme on peut se le rappeler.
Les Russes firent la faute de ne pas se retirer de suite et de nous donner le temps d'arriver.
Le maréchal Soult, qui était à la gauche du maréchal Ney, vint sur Guttstadt; la droite, où était le corps du maréchal Davout, se porta également d'Osterode sur Guttstadt.
Le général Victor et le maréchal Mortier, qui étaient à la gauche et au centre, marchèrent devant eux, en passant la Passarge à Spanden.
Les grenadiers réunis, la garde, ainsi que des troupes nouvellement arrivées de France en poste, marchèrent aussi des environs de Finkenstein sur Guttstadt; la cavalerie en fit de même.
Ce mouvement s'exécuta avec une rapidité incroyable; le 8 juin, tout était concentré derrière la Passarge, que l'on passa le 9. On poussa devant soi la cavalerie légère ennemie, et on entra le même soir à Guttstadt. Le 10, de grand matin, l'on partit en descendant l'Alle, et vers le soir on accula l'arrière-garde ennemie sur le bord de cette rivière, à Heelsberg; la majeure partie de l'armée ennemie occupait la rive droite, qui est beaucoup plus élevée que la rive gauche; toute son artillerie y était portée.
Le grand-duc de Berg s'entêta à faire donner plusieurs fois sa cavalerie, qui avait fait des merveilles toute la matinée, mais qui, arrivée sous le feu de ce canon, fut assaillie de boulets qui l'obligèrent à rétrograder; elle le fit en désordre; les Russes la firent poursuivre par quelques escadrons, qui achevèrent de la mettre en déroute totale.
Heureusement pour elle, l'empereur, qui, du point où il observait, l'avait vue s'engager maladroitement, avait bien vite fait marcher la brigade des fusiliers de la garde avec douze pièces de canon pour prévenir une échauffourée; il m'en donna le commandement.
Cette brigade, nouvellement formée, n'était pas encore une troupe sûre.
Elle était composée de deux régimens de très beaux jeunes gens.
Pour arriver dans la plaine où manoeuvrait le grand-duc de Berg, j'avais un long défilé de marais et un village à traverser; je ne me mis pas en mouvement sans inquiétude, parce que c'était le seul chemin par lequel notre cavalerie pouvait se retirer, si elle avait été culbutée avant que j'eusse achevé de passer; cependant il le fallait, et je le fis au pas le plus accéléré possible, et sur le plus grand front que je pouvais montrer: bien m'en prit, car à peine étais-je formé dans la plaine, à deux cent cinquante toises de l'autre côté du défilé, ayant en avant deux bataillons déployés et mes deux ailes serrées en colonne, et à peine ma dernière pièce était-elle en batterie, que je fus enveloppé par la déroute de notre cavalerie, qui revenait sur le défilé pêle-mêle avec la cavalerie russe. Je n'eus que le temps d'ouvrir le feu de tout mon front; il arrêta la cavalerie russe et donna à la nôtre le temps de se rallier et de se reformer.
Les Russes avaient fait suivre leur cavalerie par de l'infanterie et du canon, qu'ils avaient placé dans des redoutes ébauchées, en avant de Heelsberg, du côté par où nous arrivions. Il fallut s'engager avec ceux-là. La canonnade et la fusillade furent vives, et j'aurais eu une mauvaise journée, si une des divisions du maréchal Soult, commandée par le général Saint-Hilaire, qui était à ma droite, ainsi qu'une du maréchal Lannes[7], commandée par le général Verdier, qui était à ma gauche, n'eussent pas joint leurs feux aux miens; néanmoins je fus bien maltraité: je couchai encore à deux cents toises en avant du terrain sur lequel j'avais combattu; mais j'éprouvai une perte considérable: j'eus à regretter la mort du général de brigade Roussel, et j'eus plusieurs caissons de munitions, entre autres un d'obus, qui sautèrent pendant le combat, et qui nous firent beaucoup de mal, étant formés dans un ordre serré.
Sans l'intrépidité du commandant de notre artillerie, le colonel Greiner, qui fit un feu des plus vifs et des plus meurtriers, j'aurais été enfoncé et par conséquent sabré et pris par toute la cavalerie russe qui m'entourait et qui venait déjà de maltraiter la nôtre; le danger était d'autant plus grand, que la division Saint-Hilaire était en retraite décidée.
J'eus une explication vive avec le grand-duc de Berg, qui m'envoya, dans le plus chaud de l'action, l'ordre de me porter en avant et d'attaquer; j'envoyai l'officier qui me l'apportait à tous les diables, en lui demandant s'il ne voyait pas ce que je faisais. Ce prince, qui voulait commander partout, aurait voulu que je cessasse mon feu, dans le moment le plus vif, pour me mettre en marche; il ne voulait pas voir que j'aurais été détruit avant d'arriver: il y avait un quart d'heure que mon artillerie échangeait de la mitraille avec celle des Russes, et il n'y avait que la vivacité de la mienne qui me donnât de la supériorité.
La nuit arriva bien à propos: pendant que tout sommeillait, l'empereur m'envoya chercher pour venir lui parler. Il était content du coup d'essai de cette jeune troupe; mais il me gronda pour avoir manqué au grand-duc de Berg; et en me défendant, je me hasardai à lui dire que c'était un extravagant qui nous ferait perdre un jour quelque bonne bataille; et qu'enfin il vaudrait mieux pour nous qu'il fût moins brave, et eût un peu plus de sens commun. L'empereur me fit taire en me disant que j'étais passionné, mais il n'en pensa pas moins.
Le lendemain, c'était le 11 juin, les Russes restèrent toute la journée en avant d'Heelsberg; on releva de part et d'autre ses blessés; et nous en avions autant que si nous avions eu une grande bataille. L'empereur était de fort mauvaise humeur; le maréchal Davout venait d'arriver, il le fit manoeuvrer sur notre gauche, et son seul mouvement fit évacuer aux Russes leur position en avant d'Heelsberg; ils repassèrent l'Alle, et dans la nuit du 11 au 12 ils partirent pour Friedland.
L'empereur coucha le 12 à Heelsberg, et, selon son habitude, il alla visiter la position que les ennemis avaient occupée la veille; il devint furieux lorsqu'il vit que l'on avait été assez imprudent pour venir se faire mitrailler d'un bord de la rivière à l'autre, comme cela était arrivé.
C'est à Heelsberg qu'il apprit du bourguemeister, que l'empereur de Russie était l'avant-veille en ville avec le roi de Prusse, et qu'ils en étaient partis avant l'armée. Le 13 nous partîmes de bon matin pour aller à Preuss-Eylau; l'empereur y coucha la nuit du 13 au 14. Notre cavalerie ne put fournir un rapport précis de la marche de l'armée ennemie, en sorte que ce fut encore l'empereur, qui, de son cabinet, ordonna de marcher sur trois directions où il était impossible que l'armée russe n'eût pas été chercher à passer pour gagner les bords de la Pregel et couvrir Koenigsberg; il jugeait des opérations de l'ennemi d'après ce qu'il aurait fait à sa place.
Il fit marcher le maréchal Soult avec le grand-duc de Berg sur
Koenigsberg, où ce dernier affirmait que s'était retirée l'armée ennemie;
il fit marcher le corps de Davout à la droite de celui du maréchal
Soult, et l'empereur garda avec lui le reste de l'armée.
Il avait fait marcher dès la veille, après midi, par le chemin de Friedland; c'était le général Oudinot, qui, avec les grenadiers réunis, était en tête de la colonne, sous les ordres du maréchal Lannes; la division des cuirassiers du général Nansouty était de cette colonne.
CHAPITRE VI.
L'armée russe repasse sur la rive droite.—L'empereur ne peut croire à cette imprudence.—Nos colonnes débouchent.—Belle conduite du général Dupont.—L'action devient générale.—Bataille de Friedland.—Les Russes sont culbutés.
Les grenadiers du général Oudinot étaient en face de Friedland le matin du 14, à la pointe du jour. L'armée russe était de l'autre côté de la rivière; elle apprend qu'il n'y a devant elle que cette division de grenadiers, et conçoit le projet d'aller à elle et de l'attaquer avec toute la supériorité qu'elle était en mesure de lui opposer, ne se doutant pas qu'elle serait soutenue aussi promptement. Effectivement elle passe le pont, et attaque avec furie le maréchal Lannes; il avait les divisions d'Oudinot et de Verdier. Nous étions dans la saison des grands jours, qui, sous cette latitude-là, n'ont presque pas de nuit.
L'empereur est presque aussitôt averti; il part de Preuss-Eylau, pressant la marche de la garde à pied et à cheval, ainsi que celle du maréchal Ney, du maréchal Mortier et du corps de Bernadotte, que commandait le général Victor.
Il ne tarda guère à arriver sur le champ de bataille, où il trouva le maréchal Lannes, qui venait de prendre une position à l'entrée des bois qui bordent la circonférence de la plaine autour de Friedland. Il avait soutenu, depuis la pointe du jour, avec une grande infériorité de forces, un combat qui avait déjà coûté passablement de monde.
L'empereur, en arrivant, alla lui-même reconnaître l'armée russe; il ne croyait pas qu'elle resterait de ce côté-ci de Friedland; il ne concevait pas son but, puisqu'elle était inférieure en forces à ce qu'il pouvait lui opposer: la position lui paraissait si extraordinaire, qu'il envoya en reconnaissance tous les officiers qui étaient autour de lui. Il me donna, à moi, l'ordre de m'en aller seul, le long du bois qui était à notre droite, chercher un point d'où l'on pût découvrir le pont de Friedland, et, après avoir bien observé si les Russes passaient sur notre rive ou bien s'ils repassaient sur la rive droite, de venir lui en rendre compte.
Je pus exécuter cet ordre avec facilité; je revins trouver l'empereur, et lui dire que non seulement les Russes ne se retiraient pas, mais qu'au contraire ils passaient tous sur notre rive, et que chaque demi-heure on voyait leurs masses grossir sensiblement; qu'ainsi il fallait s'attendre à ce qu'ils seraient prêts dans une bonne heure.
«Hé bien! moi, dit l'empereur, je le suis; j'ai donc une heure sur eux, et, puisqu'ils le veulent, je vais leur en donner; aussi-bien c'est aujourd'hui l'anniversaire de Marengo; c'est un jour où la fortune est pour moi.» Il avait fait former ses colonnes dans les immenses bois à la lisière desquels s'était placé le maréchal Lannes; l'artillerie seule était sur les grands chemins, et ne sortait pas non plus du bois; par bonheur pour nous, il y avait dans le bois trois belles et larges percées qui permettaient de mettre dans chacune une colonne d'infanterie et une de cavalerie ou d'artillerie.
Tout ce que l'empereur attendait était arrivé; on laissa une demi-heure au soldat pour se reposer; on s'assura, par les plus minutieuses observations, si les armes étaient en bon état, si chaque soldat était amplement pourvu de munitions. Cela fini, l'empereur, qui était sur le terrain, fit déboucher tout à la fois: ses instructions étaient données comme pour une manoeuvre d'exercice; aussi on ne s'arrêta point. Il y avait un défilé à passer pour joindre les Russes à la mousqueterie. L'empereur avait prévu l'embarras, et chaque colonne le traversa par un passage différent, de sorte qu'elles se formèrent toutes ensemble de l'autre côté. La majeure partie de la cavalerie était à notre gauche.
L'empereur pressa l'attaque: le maréchal Ney occupait la droite sur le champ de bataille; à sa gauche, en échelons, était le corps du général Victor; à la gauche de celui-ci était le maréchal Mortier, qui avait peu de monde, et à la gauche de Mortier était le maréchal Lannes.
En deuxième ligne, au centre, était la garde, et en deuxième ligne, à sa gauche, était la brigade de fusiliers, dont l'empereur me fit reprendre le commandement pour cette action. Lors du commencement de l'attaque l'armée était généralement en échelons, la droite en tête, refusant légèrement sa gauche.
Le maréchal Ney commença, et s'engagea très vivement; ses troupes s'emportèrent, et voulurent, d'un premier élan, insulter jusqu'au pont de Friedland. La division qui l'avait entrepris fut si vertement ramenée, qu'elle aurait entraîné infailliblement le reste de ce corps d'armée si la première division du corps de Victor, commandée par le général Dupont, n'eût fait, fort à propos, sans l'ordre de son maréchal, un changement de direction à droite, et n'eût chargé rudement tout ce qui poursuivait le maréchal Ney.
J'ai entendu l'empereur louer, d'une manière toute particulière, ce mouvement du général Dupont, et dire hautement qu'il avait beaucoup avancé la bataille. Le maréchal Ney arrêta ses troupes, les reforma, et attaqua de nouveau, si rapidement, que l'on s'aperçut à peine de son accident.
Le mouvement que venait de faire le général Dupont avait allumé le feu d'un bout à l'autre de la ligne, et c'est à cette bataille, comme à celle d'Eylau, que l'on vit encore déployer une artillerie effroyable; le corps de Bernadotte, entre autres, que commandait Victor, avait réuni quarante-huit pièces de canon dans la même batterie; c'est avec cela qu'il reçut l'attaque de la colonne russe qui venait à lui. Le général en chef russe vit bientôt qu'il avait fait une faute; qu'il trouvait des forces considérables où il ne croyait rencontrer qu'une division; il aurait voulu être encore de l'autre côté de la rivière; mais il ne pouvait entreprendre d'y repasser sans s'exposer à perdre son armée: le gant était jeté, il aima mieux le ramasser de bonne grâce. Nous étions déjà si près de lui qu'il n'eut que le temps de se former en beaucoup de carrés, qui se flanquaient réciproquement, et une fois dans cette position, qui le privait d'une grande partie de son feu, il attendit une destruction devenue inévitable. Ses masses étaient amoncelées en avant de Friedland; acculées à la ville elles formaient le centre d'un demi-cercle dont nous occupions presque toute la circonférence. Chaque coup de nos canons portait, et démolissait les carrés russes l'un après l'autre. Vers six heures du soir, l'empereur les fit aborder à la mousqueterie, ce fut leur coup de grâce: leurs masses furent tellement décomposées, que l'on ne remarquait plus d'ordre dans leurs dispositions, et, par suite d'un instinct naturel à l'homme, tous ceux qui faisaient partie de ces débris cherchèrent leur salut en fuyant vers le pont. Ils furent obligés d'y renoncer parce que l'artillerie de notre centre, qui tirait dans cette direction, en faisait un carnage affreux. Ils se jetèrent alors pêle-mêle dans la rivière avant de s'être assurés s'il y avait un gué: beaucoup s'y noyèrent[8], mais d'autres trouvèrent un gué en face de notre gauche; dès-lors rien ne put retenir le reste, qui s'enfuit vers ce point, sans ordre et semblable à un troupeau de moutons.
Les Russes avaient à leur droite vingt-deux escadrons de cavalerie, qui protégeaient cette retraite; nous en avions plus de quarante, par lesquels nous aurions dû les faire charger; mais, par une fatalité sans exemple, les quarante escadrons ne reçurent aucun ordre, et ne montèrent même pas à cheval; ils restèrent, pendant toute la bataille, pied à terre, sur un vaste terrain, en arrière de notre gauche. En voyant cela, j'ai regretté sincèrement le grand-duc de Berg: s'il eût été là, il n'eût pas manqué d'employer ces quarante escadrons, et certes pas un Russe n'échappait.
La nuit était close, et le feu éteint; notre armée coucha dans la position où elle avait combattu. L'empereur passa aussi cette nuit au bivouac, et, le lendemain, à la pointe du jour, il était à cheval, parcourant les lignes de ses troupes, dont les soldats dormaient encore, et étaient fort fatigués. Il défendit qu'on les éveillât pour lui rendre des honneurs, ainsi que cela était d'usage; il passa ensuite sur le champ de bataille des Russes: c'était un spectacle hideux à voir; on suivait l'ordre des carrés russes par la ligne des monceaux de leurs cadavres; on jugeait de la position de leur artillerie par les chevaux morts. On pouvait se dire avec raison qu'il fallait que les souverains eussent de bien grands intérêts à démêler en faveur de leurs peuples pour nécessiter une semblable destruction.
On prit à Friedland beaucoup d'artillerie, environ quinze ou vingt mille blessés et quatre ou cinq mille prisonniers.
CHAPITRE VII.
L'empereur reçoit la nouvelle de la prise de Koenigsberg.—Je suis nommé gouverneur de cette place.—Ressources de toute espèce.—Affluence des blessés qui rejoignent leurs corps.—Organisation et tenue des hôpitaux.—Les Russes demandent un armistice.—Entrevue de Tilsitt.
L'armée russe, qui ne consistait plus que dans quelques bataillons des régimens des gardes, prit en toute hâte le chemin du Niémen par Tilsitt[9].
Nous partîmes de suite pour la suivre, et arrivâmes le même jour 15, à Vehlau sur la Pregel. Les Russes en avaient brûlé le pont; mais il y avait un bon gué pour la cavalerie: l'infanterie se fit un pont avec le bois dont ce pays-là est couvert. L'empereur resta à Vehlau la journée du 16, pour faire défiler son armée; il y reçut le même jour la nouvelle de l'occupation de Koenigsberg, cela lui fit grand plaisir: il m'en nomma le gouverneur, ainsi que de la Vieille-Prusse, et ne me donna pas d'autres instructions que d'empêcher le pillage, de bien soigner les hôpitaux, et de lui envoyer abondamment des vivres et des munitions pour l'armée qui marchait sur Tilsitt.
J'arrivai à Koenigsberg le 17; le maréchal Soult y avait son quartier-général, et son corps d'armée était campé sous les murs de cette grande ville.
En faisant la reconnaissance des magasins, je fus bien étonné d'y trouver de quoi nourrir toute la grande-armée pendant au moins quatre mois: c'était un bien grand avantage que cette prise de Koenigsberg, si l'on avait dû continuer la guerre. La ligne d'opérations fut établie par cette ville, Braunsberg et Marienbourg ou Marienverder.
L'empereur était si prévoyant, que, dès les premiers jours de mon installation à Koenigsberg, je recevais de tous les points de la Vistule où nous avions des établissemens, des colonnes entières de soldats de tous les corps, qui, sortant des hôpitaux où ils avaient été bien guéris de leurs blessures, avaient été formés en bataillons de marche, et réunis à des conscrits venant de France, et sous la conduite d'officiers de différens corps sortis aussi des hôpitaux. À leur arrivée à Koenigsberg, ils étaient équipés complétement, et encadrés dans les corps auxquels ils appartenaient avant d'aller à l'hôpital.
Il y avait des jours où je recevais jusqu'à sept mille hommes de toutes armes: or, j'ai été trente jours à Koenigsberg, pendant lesquels j'ai reçu plus de cinquante mille hommes, que j'ai envoyés aux différens corps de l'armée. Cette affluence, et les fonctions dont j'étais revêtu, me firent porter mon attention sur une branche d'administration à laquelle j'avais donné peu d'importance jusqu'alors: je fus curieux de connaître l'organisation et la tenue des hôpitaux. Je fis des recherches, et j'acquis de nouvelles preuves que l'empereur n'était pas moins admirable dans sa sollicitude pour les blessés, que dans ses combinaisons de batailles. Le compte-rendu que lui adressa quelques mois plus tard l'intendant général, montre l'intérêt avec lequel il suivait tous les détails qui intéressaient la vie des hommes; je reproduis quelques fragmens de cette pièce remarquable, parce qu'elle fera apprécier le reproche d'indifférence pour les victimes de la guerre, si grotesquement imaginé par des écrivains qui sûrement ne l'ont jamais faite.
Première époque.
«Après le combat de Saalfeld et la bataille d'Iéna, le nombre des blessés s'élevait à plus de cinq mille; la marche rapide de l'armée par des routes difficiles n'avait pas permis aux magasins des hôpitaux de suivre le mouvement général; ainsi on n'eut d'autres moyens de secours que ceux que l'on trouva dans les caissons d'ambulance des divisions, et ceux bien insuffisans que l'on prit à l'ennemi: il fallut se procurer des ressources dans le pays même. On frappa des réquisitions d'effets et de denrées; on établit des hôpitaux sur tous les points susceptibles de recevoir des malades, les principaux furent à Saalfeld, Iéna, Erfurt, Schlitz, Weimar, Hall, Nieubourg, etc.; avant la fin d'octobre, la ligne d'évacuation fut établie sur l'armée, par Leipsick, Wittemberg, Potsdam et Berlin: elle fut ensuite prolongée jusqu'à Posen.
«Ce fut dans cette dernière ville qu'on travailla à se procurer des ressources pour la campagne de Pologne; S. M. ordonna de confectionner des chemises avec la toile de trente mille tentes qui venaient d'être prises au campement à Berlin: cette ressource était précieuse dans le moment. Quatre mille cinq cent quatre-vingt-seize matelas et six mille cinq cent trente-cinq couvertures furent livrés par les villes de Custrin, Stettin, Francfort et Glogau; cette fourniture était imputable sur la contribution de guerre, et coûta 316,225 francs 44 centimes; cependant les effets du magasin général, partis de Broberg, étaient dirigés sur Custrin. Les ordonnances des corps d'armée, et les commissaires des guerres des divisions remplaçaient à mesure, par des réquisitions, les effets qui avaient été consommés dans les différentes affaires.
«La défaite du général Blücher, et la prise de Lubeck, avaient fourni beaucoup de blessés; la fatigue avait aussi développé des maladies: des hôpitaux furent ouverts à Hambourg, Lunebourg, Lubeck, etc., et entretenus aux frais du pays. En général la plupart des dépenses des hôpitaux, jusqu'à l'arrivée de l'armée française à Varsovie, furent supportées par les villes conquises; la caisse de l'armée fournit des fonds pour la solde des officiers de santé et autres employés, ainsi que pour les achats d'alimens légers et d'autres dépenses extraordinaires dans plusieurs établissemens.
«De cette manière, dans moins de deux mois et demi, une ligne d'évacuation fut établie depuis Iéna, Hambourg et Lubeck, jusqu'à Varsovie.
«Avant le premier janvier 1807, tous les hôpitaux établis dans le Wurtemberg et la Bavière étaient évacués, et les malades en étaient tous sortis, à l'exception d'environ deux cents incurables qui furent évacués sur Strasbourg; et le seul hôpital qui fût encore en activité dans cette partie, était celui de Braunau, qui recevait les malades de la garnison.
«Pendant cette époque, la mortalité fut dans la proportion de cinquante sur mille malades, ou de vingt-un hommes pour dix mille journées.
Deuxième époque.
«Cette époque a été la plus pénible pour le service des hôpitaux: l'armée se trouvait dans un pays où les communications étaient difficiles, soit par le mauvais état des chemins, soit par le défaut de moyens de transport; cependant, après l'affaire de Pultusk, il y avait en Pologne plusieurs milliers de blessés ou de malades, et il fallait créer ou organiser des hôpitaux pour les recevoir. Les emplacemens étaient peu convenables; on n'avait ni effets, ni fournitures, ni ustensiles.
«Les employés et les officiers étaient en nombre insuffisant; plusieurs avaient été retenus dans les établissemens qui se trouvaient sur les derrières de l'armée; cependant, avant la fin du mois de janvier, il y avait vingt-un hôpitaux en activité dans la seule ville de Varsovie, et plus de dix mille malades y avaient été reçus. Le mobilier et quelques denrées provenaient de réquisitions; mais on avait passé des marchés pour la fourniture du pain, du vin et des médicamens. Les malades arrivaient dans ces établissemens sur des voitures ou des traîneaux; ceux qui étaient légèrement blessés, s'y rendaient à pied: c'est ainsi qu'on trouva moyen d'évacuer en partie les établissemens de première ligne de Nasielzk et Pultusk.
«Après la bataille d'Eylau, on eut besoin de faire de nouveaux efforts; on était éloigné des grandes villes, qui eussent pu offrir de grandes ressources. Les hôpitaux que l'on réussit à établir se trouvèrent encombrés, parce que les évacuations étaient difficiles.
«L'empereur ayant désiré que l'on constatât, par un recensement exact, le nombre de nos blessés après la bataille d'Eylau, et aux affaires qui l'avaient précédée, il fut fait le même jour une revue nominative dans tous ces hôpitaux: le résultat en est établi dans un des états ci-joints.
«On ouvrit des hôpitaux à Bromberg, Fordon, Schwedt, Nieubourg,
Dirschau, Marienverder, Marienbourg, et Elbing.
«Dans quelques uns de ces établissemens, le vin, les alimens légers étaient payés sur le fonds des hôpitaux; il en était de même pour les dépenses de propreté et de médicamens.
«Pendant cette époque, le nombre des morts fut dans la proportion de soixante-dix-neuf sur mille malades, ou de vingt-neuf sur dix mille journées.
Troisième époque.
«Dans les premiers jours de mai, les circonstances étaient beaucoup plus favorables: la prise de Dantzick le 27 mai, et postérieurement l'occupation de Koenigsberg, facilitaient l'arrivage des subsistances et le passage des évacuations. Elles se faisaient par le Frisch-Haff, sur Elbing et Dantzick, et ensuite sur Bromberg, par Marienbourg, Mewe, Marienverder, etc. L'encombrement des hôpitaux de la Pologne avait cessé en partie; on avait précédemment évacué sur Breslau environ trois mille malades; ils y trouvèrent de superbes casernes qui servirent d'hôpitaux. Le pays fournit le mobilier, les subsistances, les médicamens; on n'eut besoin que de quelques officiers de santé français pour surveiller et diriger le traitement: le plus grand nombre de ces malades sortit après guérison.
«Cependant, le nombre des malades augmenta journellement jusqu'au mois de juin 1807. Il était, le 30, de vingt-sept mille trois cent soixante-seize, et on calculait, à cette époque, que le nombre des établissemens en activité pouvait en recevoir plus de cinquante-sept mille; mais la prompte paix qui fut le résultat de la victoire de Friedland, obligea de resserrer la ligne des hôpitaux, pour évacuer le pays qui allait être rendu à l'ennemi.
«Tous les malades qui se trouvaient sur la rive droite de la Vistule durent être envoyés à Thorn et Bromberg avant le 31 juillet; il n'y eut d'exception, à cet égard, que pour les hôpitaux de Koenigsberg, Elbing, Marienverder et Marienbourg.
«Au 24 juillet, il n'y avait plus que quatre cent soixante-dix malades à Koenigsberg; jusqu'au 25 août il y eut six cent quatorze entrans, sept cent trente-quatre sortans et quarante-deux morts; ainsi, à cette dernière époque, il restait deux cent huit malades, qui furent presque tous évacués après guérison.
«Cet hôpital fut formé le 20 novembre 1807. Par suite de cette mesure d'évacuation, les hôpitaux de Thorn et de Bromberg étaient menacés d'encombrement; il fallait prévenir cet inconvénient: on passa un marché pour le transport des malades par le canal de la Netz, et on les évacua sur Custrin, Berlin, Spandau, Potsdam et Magdebourg; plus de vingt mille malades furent transportés de cette manière. Ceux qui appartenaient au 3e corps restèrent en Pologne, et ceux du 4e furent répartis dans les hôpitaux entre l'Oder et la Vistule.
«L'hôpital d'Elbing et celui de Marienbourg furent conservés. Le premier fut supprimé le 26 mars 1808, après la guérison de presque tous les malades; le dernier subsiste encore et va être évacué.
«Pendant cette époque, le nombre des morts fut dans la proportion de quatre-vingt-quinze sur mille malades, ou de trente-cinq sur dix mille journées.
Quatrième époque.
«Au mois de décembre 1807, les évacuations étaient finies; les malades ne sortaient des hôpitaux qu'après guérison, pour rejoindre leurs corps. La ligne d'établissement s'étendait depuis Elbing jusqu'à Mayence, et embrassait la Pologne, la Silésie, la Saxe, la Poméranie, la Westphalie, le Hanovre et les villes anséatiques. Chaque établissement recevait les malades des corps cantonnés aux environs, en sorte que les hommes guéris n'avaient qu'un court trajet à faire pour rejoindre leurs régimens. Dès le mois de septembre 1807, les officiers de santé français avaient remplacé les officiers de santé du pays, que le besoin du moment avait forcé de mettre en activité.
«Les hôpitaux avaient des fournitures et des effets en quantité suffisante; les comptes et les registres de l'état civil étaient tenus avec autant de soin que dans l'intérieur. Le pays faisait presque tous ces frais, comme par le passé; les officiers de santé, les employés et les servans français étaient seuls payés par la caisse des hôpitaux. Il n'y avait eu exception, à cet égard, que pour les hôpitaux de Leipsick, de Weisserfels en Saxe: on avait passé un marché à la journée, à raison de 1 fr. 50 cent. pour l'un, et de 1 fr. 60 cent. pour l'autre. Enfin, dans plusieurs établissemens, et notamment dans ceux de la Pologne, on acheta le pain blanc, les alimens légers, et quelques objets de pansement et de médicamens; cette objection avait cessé entièrement lorsqu'on avait eu connaissance de la décision de l'empereur, du 31 octobre 1807, qui laissait les dépenses quelconques des hôpitaux à la charge du pays où ils étaient établis.
«Depuis cette époque, le service dans toute l'étendue de l'armée a été à la charge des villes.
«Ce principe a éprouvé depuis une autre modification, relativement au duché de Varsovie; l'empereur, d'après une convention conclue avec la cour de Saxe, ordonna que toutes les dépenses de l'armée en Pologne seraient acquittées par la caisse française, et même remboursées à partir du 17 septembre 1807. Les paiemens devaient se faire en bons de Saxe, et le remboursement était l'objet d'une liquidation, dont l'ordonnateur en chef du 3e corps eut la direction.
«Une somme de 575,000 francs en bons de Saxe, fut mise à la disposition de cet ordonnateur pour assurer le service des hôpitaux de la Pologne; mais on ne trouvait point d'entrepreneurs pour les hôpitaux, ce qui laissait beaucoup d'inquiétudes pour l'avenir; ces incertitudes cessèrent, le ministre de l'intérieur du duché de Varsovie consentit à un accommodement, au moyen duquel la journée du soldat revint à 2 fr. 30 cent. et celle d'officier à 3 francs, payables en bons, ou susceptibles de compensation avec la valeur des magasins réunis à la Pologne. Ces prix étaient très élevés, mais le 3e corps ayant quitté la Pologne, il n'y eut pas beaucoup de malades dans les hôpitaux du duché.
«Vers le commencement du printemps de 1808, le nombre des malades augmenta beaucoup, et plusieurs points furent menacés d'encombrement: on ouvrit quelques nouveaux établissemens, et on donna de l'extension à ceux qui existaient déjà, et toute inquiétude fut bientôt dissipée à cet égard.
«Cependant, il y avait dans les hôpitaux un grand nombre de militaires, que leurs infirmités ou leurs blessures rendaient incapables de servir; ils couraient risque d'y contracter de nouvelles maladies.
«Ce fut l'objet d'un rapport à son altesse le prince vice-connétable, qui autorisa le renvoi de ces invalides en France, après leur avoir fait subir deux inspections. La première, dans l'hôpital où ils se trouvaient; la dernière, qui était définitive, dans trois villes centrales, Berlin, Hanovre, et Francfort-sur-le-Mein. Cette inspection eut pour résultat de débarrasser l'armée de quelques centaines de bouches inutiles.
«Trois cent quatre-vingt-seize militaires furent visités à Berlin, et trente-neuf à Hanovre; sur ce nombre, soixante-quatorze furent réformés définitivement, et deux cent soixante-un furent envoyés en convalescence aux dépôts de leurs corps. On n'a pas eu de renseignemens exacts sur l'inspection qui devait avoir lieu à Francfort, parce que M. le maréchal duc de Valmy l'a fait faire à Mayence, et que les résultats en ont été adressés directement au ministre de la guerre. Elle a dû être moindre que celle du Hanovre.
«La position stationnaire de l'armée fit penser qu'on pourrait profiter de la belle saison pour établir des hôpitaux près les eaux minérales. Warbrunn, en Silésie, et Rehbourg, dans le Hanovre, furent désignées par le premier médecin comme les points les plus convenables. Malheureusement les corps d'armée ne purent envoyer leurs malades aussi promptement qu'il eût été à désirer, et l'étendue de chaque établissement ne permettait pas de les traiter tous à la fois. Les malades durent être admis successivement; plus de cinq cents militaires, soldats et officiers, ont pris les eaux, et le sixième de ce nombre en a ressenti les effets salutaires. Les corps qui ont envoyé des malades aux eaux sont le 3e et le 4e, et la division de grenadiers. Les 5e et 6e ont fourni principalement des officiers. Celui du prince de Ponte-Corvo n'a envoyé qu'une trentaine d'hommes, parce que les événemens survenus en Danemarck ne lui ont pas permis d'en envoyer un plus grand nombre. Les hôpitaux d'eaux minérales ont été formés le 1er octobre.
«Au mois de juin 1808 les ambulances de tous les corps d'armée se trouvaient approvisionnés au grand complet; mais l'empereur, ayant décidé qu'il serait attaché à chaque régiment d'infanterie et de cavalerie de la grande armée, un caisson d'ambulance, muni d'objets de premiers secours, des mesures furent prises pour l'exécution de cette décision.
«Les régimens qui n'avaient pas de caissons reçurent des fonds pour en faire construire sur le modèle adopté par le ministre directeur de l'administration de la guerre, et on demanda en France le linge à pansement, la charpie et les caisses de chirurgie qui devaient servir à l'approvisionnement de ces caissons. Soixante assortimens de ce genre furent envoyés et distribués aux 1er, 5e et 6e corps, à la division des grenadiers, et à vingt-deux régimens de la réserve de cavalerie.
«Cinquante-six nouveaux assortimens envoyés de France sont encore arrivés à Berlin, et sont destinés aux différens régimens de l'armée du Rhin et des villes anséatiques.
«On n'a point acheté ces objets dans ces pays, parce qu'ils auraient coûté beaucoup plus; et d'ailleurs la qualité en est bien meilleure en France. Cette observation est surtout applicable au linge à pansement et aux caisses de chirurgie.
Pendant tout le cours de 1808 on a travaillé à faire blanchir et réparer les effets du magasin général, et ceux qui y ont été versés des autres établissemens de l'armée, et on a cherché à compléter l'approvisionnement de charpie et de linge dans le cas où l'armée devrait entrer en campagne. Quatre mille livres de charpie et douze mille aunes de toile blanche ont été achetées à Berlin; deux mille matelas ont été confectionnés avec des laines qui existaient en magasin; le linge hors de service a été converti en bandes et compresses. On a fait quarante caisses de linge préparé, et autant de caisses de premiers secours pour la pharmacie. Enfin on s'est procuré six mille paires de draps à une place. Cette dernière fourniture complétait un approvisionnement indispensable pour la guerre, et elle était avantageuse dans tous les cas par la modicité du prix d'achat. La paire de draps revenait à 16 francs 70 centimes, pendant qu'elle était estimée 20 francs en France, malgré la différence de qualité dans la toile.
«Tous ces objets furent emballés, et le magasin fut prêt à suivre le mouvement de l'armée.
On donna des ordres pour faire expédier sur le magasin général tous les objets appartenant à l'administration française dans les hôpitaux, à mesure que ces objets devenaient disponibles par la diminution du nombre des malades; et on calcula approximativement que ces objets, une fois réunis, formeraient environ vingt-quatre mille demi-fournitures.
«Le magasin général des médicamens était approvisionné pour assurer le service de l'armée pendant deux mois. Dans le courant de mars, l'empereur donna l'ordre d'y verser le quinquina saisi par les douanes à Hambourg. Il y en avait trois mille quatre cent vingt livres, suivant le procès-verbal de réception dressé à Berlin le 9 avril. Malgré cette précieuse ressource, on ne s'écarta point du système d'économie qu'on avait suivi jusqu'alors. Afin de ménager les ressources du pays, on fit des essais pour le remplacement du quinquina par des amers ou l'écorce du marronnier; mais les épreuves n'ayant point été assez multipliées, il n'a pas été possible d'apprécier bien au juste l'efficacité des médicamens qu'on essayait.
Les travaux du matériel n'ont pas fait négliger les autres parties du service. Les registres de l'état civil ont été tenus avec une régularité qui ne laissait rien à désirer. Les feuilles d'appel des militaires décédés dans les hôpitaux de l'armée ont été dressées afin de faciliter les moyens de satisfaire aux demandes des familles; enfin, on a suivi ponctuellement les dispositions arrêtées par le ministre directeur de l'administration de la guerre, pour la destination à donner aux effets laissés par des morts. On s'est assuré chaque mois de l'exécution précise de ces dispositions dans tout l'arrondissement de l'armée.
«Pendant cette époque, le nombre des morts a été dans la proportion de trente-cinq sur mille malades, ou de treize sur dix mille journées.»
Qu'on juge d'après ces détails, qu'on aura sans doute trouvés bien longs, si l'empereur était un homme à coeur dur qui livrait bataille pour le plaisir de la livrer, et pour qui les souffrances de ses soldats n'étaient rien. Qu'on me cite un souverain qui ait gémi davantage du prix auquel s'achète la gloire, et qui ait fait preuve d'une sollicitude plus paternelle pour les blessés? Mais il est un fait que personne ne contestera, c'est l'enthousiasme et le dévoûment que les soldats avaient alors pour sa personne; c'est, au moment où je parle, le respect religieux qu'ils ont tous gardé pour sa glorieuse mémoire. Ils disent que ce n'est pas lui qui causait leurs maux, et que c'était à lui seul qu'ils devaient les consolations et les bienfaits.
Qu'on me pardonne cette digression, je reprends le fil de mon récit.
L'armée avait réparé ses pertes; elle avait des magasins dans Koenigsberg, dans Dantzick et tout le long de la Vistule; une navigation par le Frisch-Haff de Dantzick à Koenigsberg, un canal superbe de Koenigsberg à Tilsitt; on pouvait donc transporter dans cette dernière ville une surabondance de tout.
De plus, les ennemis avaient fait construire à Koenigsberg un équipage de ponts de bateaux, qu'ils destinaient au passage de la Vistule; je trouvai cet équipage tout entier avec ses agrès à Koenigsberg; ainsi ce n'était donc pas le passage du Niémen qui nous aurait arrêtés. Avec cela plus d'armée russe, tout au plus vingt ou vingt-cinq mille Prussiens, en y comptant ce qui était rentré de la garnison de Dantzick.
En outre, l'empereur avait les corps des maréchaux Davout et Soult qui ne s'étaient pas trouvés à la bataille, et il était au 20 juin, ayant détruit l'armée ennemie.
Je demande à tout homme raisonnable si un souverain qui aurait aimé la guerre, qui l'aurait préférée à tout, qui aurait eu une ambition dangereuse pour la sûreté des autres États, si, dis-je, un souverain possédé de ce mal pouvait désirer une position meilleure? et si l'on ne doit pas rendre justice à celui qui a renoncé à tous les avantages qu'il avait, pour accepter les conditions qu'on est venu lui demander, tandis que peu de mois auparavant on avait refusé les siennes!
Il n'y a nul doute que, dans cette position, l'empereur pouvait ce qu'il aurait voulu; quels qu'eussent été ses projets, leur exécution ne l'eût pas obligé de passer plus que l'automne en Pologne.
Par exemple, s'il eût passé le Niémen (cela pouvait être fait avant le 24 juin), il est incontestable qu'il se fût trouvé sur la Dwina dans les premiers jours de juillet; il n'y avait pas de bataille à redouter; il n'y avait pas d'armée ennemie; qu'arrivé à Wilna, il eût proclamé l'indépendance de la Pologne, et il y a d'autant moins de doute qu'elle n'eût éclaté avec transport, que les Polonais vinrent même avant Tilsitt demander s'ils pouvaient commencer. Il enlevait d'abord à l'armée russe les moyens de se recruter et de se remonter; elle n'aurait pu le faire qu'avec des Russes, et par conséquent au milieu d'une infinité d'embarras, parce qu'on ne l'aurait pas laissée en paix.
L'empereur avait, pour armer les Polonais, tous les arsenaux prussiens, indépendamment de tout ce qu'il avait tiré d'ailleurs, comme de France, par exemple; qui est-ce qui aurait pu s'opposer à l'exécution de ce projet, qu'enfin il aurait bien fallu suivre si la paix ne s'était pas faite? Ce n'auraient pas été les Russes ni les Prussiens.
Était-ce l'Autriche? Il n'y avait plus que cette puissance qui fût intéressée à intervenir.
Or, nous avions une armée considérable en Italie et en Dalmatie; et avant que l'armée russe eût été ravitaillée, nous aurions eu le temps de descendre sur les Autrichiens et de terminer avec eux, pendant que l'on aurait habillé et exercé les Polonais; ce qui aurait bien été aussi vite fait que chez les Russes. On eût donc été en état de se présenter en campagne la saison suivante, si l'on y avait été obligé.
L'empereur avait ordonné qu'on réunît dans le Dauphiné et lieux environnans, la portion de conscription provenant des départemens méridionaux; elle aurait pu passer en Italie pour y grossir l'armée.
Cependant, malgré tous ces avantages, la paix s'est conclue; on est bien obligé de convenir qu'au moins il n'y a pas eu d'opposition de la part de l'empereur, et qu'il n'avait pas d'autre projet de ce côté-là.
C'est ici le moment de parler d'autres choses que des événemens de guerre, et de se rendre un compte fidèle de tout ce qui s'est passé depuis l'arrivée de l'empereur à Tilsitt, jusqu'à son départ pour Paris.
À Tilsit, il y eut un parlementage entre notre avant-garde et l'arrière-garde russe. Un officier de celle-ci fut envoyé avec une lettre à l'adresse du général en chef de l'armée française, pour proposer un armistice. On sut que l'empereur de Russie était de l'autre côté du Niémen, dans un village très peu éloigné. L'empereur ne voulait pas être trompé, comme cela était déjà arrivé; il voulait bien faire la paix; mais, si elle ne devait pas se conclure, il ne voulait point d'un armistice qui n'aurait été qu'à son désavantage. Pour éviter toutes ces observations que l'on rend moins bien dans une lettre que dans une conversation, il envoya le maréchal Duroc porter sa réponse. Je crois qu'il fut reçu par le prince Labanow[10], qui était arrivé depuis peu avec quelques milliers de basquirs, de kalmouks et de cosaques, le tout formant à peu près dix mille hommes. Cela ne produisit pas d'autre effet sur nous que de nous persuader que c'était le nec plus ultra des efforts de la puissance russe dans cette campagne, d'autant plus que c'était la première fois qu'elle avait recours à l'emploi des peuplades asiatiques.
Le prince Labanow, qui n'avait pas de pouvoir pour traiter l'objet de la mission du maréchal Duroc, en référa à l'empereur de Russie, qui était très près et commandait son armée; il proposa au maréchal Duroc de le voir. Celui-ci répondit que si l'empereur de Russie témoignait le désir d'avoir des explications sur l'objet de sa mission ou de l'entendre de lui, il ne faisait non seulement aucune difficulté de se rendre près de lui, mais qu'il saisirait avec empressement cette occasion de lui rendre ses hommages. Cette disposition du maréchal Duroc satisfit tant le prince Labanow, qu'il l'eut bientôt amené chez l'empereur de Russie.
Je crois bien que le maréchal Duroc n'avait pas commission de proposer une entrevue; mais il avait au moins l'ordre de ne pas la refuser, si on la désirait; c'est-à-dire de se borner à répondre que cela n'avait pas été prévu, lorsqu'il avait été dépêché, mais que si c'était l'intention de l'empereur Alexandre, il allait retourner en faire part à l'empereur, et lui rapporterait sa réponse. Je le crois d'autant mieux, que le maréchal Duroc est revenu à Tilsit, et est retourné une seconde fois près de l'empereur de Russie, et que c'est à la suite de cette seconde mission que l'on a préparé tout à Tilsit pour cette célèbre entrevue. Ce qui me confirme dans cette opinion, c'est que j'ai vu entre les mains de M. de Talleyrand, qui venait d'arriver à Koenigsberg, la lettre par laquelle l'empereur lui ordonnait de venir à Tilsit, et dans laquelle il y avait cette phrase: «On me demande une entrevue: je ne m'en soucie que médiocrement; cependant je l'ai acceptée; mais si la paix n'est pas faite dans quinze jours, je passe le Niémen.»
Je reçus en même temps l'ordre de disposer l'équipage de pont que j'avais trouvé dans l'arsenal, de manière à pouvoir l'expédier au premier mot. Je fis part de cette circonstance à M. de Talleyrand. «Ne vous pressez pas, me répondit ce ministre; à quoi bon pousser au-delà du Niémen? qu'aller chercher derrière ce fleuve? Il faut que l'empereur abandonne ses idées sur la Pologne; cette nation n'est propre à rien, on ne peut organiser que le désordre avec elle. Nous avons un autre compte bien autrement important à régler. Voici une occasion honorable d'en finir avec ceux-ci, il ne faut pas la laisser échapper.» Je ne compris rien d'abord au discours ni aux prévisions du diplomate; ce ne fut que plus tard, lorsque je le vis dérouler ses projets sur l'Espagne, que je me les expliquai. M. de Talleyrand partit le même soir pour Tilsit, après, toutefois, avoir envoyé un courrier à Constantinople pour prévenir le général Sébastiani de ce qui allait probablement se faire.
L'entrevue eut effectivement lieu, le lendemain ou le surlendemain du second retour du maréchal Duroc. L'empereur, qui était gracieux dans tout ce qu'il faisait, avait fait établir, au milieu de la rivière, un large radeau, sur lequel était construit un grand salon bien décoré et bien couvert, avec deux portes opposées, précédées chacune d'une petite salle d'attente; on n'aurait rien fait de mieux avec les ouvriers de Paris. La toiture était surmontée de deux girouettes, l'une à l'aigle de Russie, l'autre à l'aigle de France; les deux portes d'entrée étaient également surmontées des mêmes armes.
Le radeau fut placé au plus juste milieu du fleuve, présentant les deux portes d'entrée du salon aux deux rives opposées.
Les deux empereurs arrivèrent en même temps sur les deux rives, et s'embarquèrent au même moment; mais l'empereur Napoléon ayant un canot bien armé, monté par des marins de la garde, arriva le premier dans le salon, et alla à la porte opposée, qu'il ouvrit; il se plaça sur le bord du radeau pour recevoir l'empereur Alexandre, qui avait encore un peu de trajet à faire, n'ayant pas eu d'aussi bons rameurs que l'empereur Napoléon.
L'accueil qu'ils se firent fut amical, au moins il en eut l'air; ils restèrent assez long-temps ensemble, et se quittèrent avec le même extérieur que l'on avait remarqué lorsqu'ils s'étaient abordés.
Le lendemain, l'empereur de Russie vint s'établir à Tilsit, avec un bataillon de sa garde; on avait eu soin de faire évacuer la portion de la ville où il devait loger, ainsi que le bataillon; et quoique l'on fût très à l'étroit, on ne pensa jamais à se donner du large en s'étendant dans la partie destinée aux Russes.
Le jour de l'entrée de l'empereur Alexandre à Tilsit, toute l'armée prit les armes; la garde impériale borda la haie sur trois rangs, depuis l'embarcadaire jusqu'au logement de l'empereur, et jusqu'à celui de l'empereur de Russie; l'artillerie le salua de cent un coups de canon, au moment où il mit pied à terre à l'endroit où l'empereur Napoléon l'attendait pour le recevoir; il avait poussé la recherche jusqu'à envoyer de chez lui tout ce qui devait meubler la chambre à coucher de l'empereur Alexandre[11]; le lit était un lit de campagne de l'empereur; il l'offrit à l'empereur Alexandre, qui parut accepter ce cadeau avec plaisir.
Cette réunion, la première de ce genre et de cette importance dont l'histoire nous ait transmis le souvenir, attira à Tilsit une foule de curieux de cent lieues à la ronde; M. de Talleyrand était arrivé, et l'on commença à parler d'affaires après les complimens d'usage.
Le ministre des affaires étrangères de Russie était M. de Budberg, homme absolument incapable de négocier avec M. de Talleyrand: aussi les questions se décidaient-elles par les deux souverains.
Ces conférences impériales durèrent une quinzaine de jours; on parlait d'affaires le matin, on dînait ensemble, et pour passer le reste de la journée on faisait manoeuvrer quelques unes des troupes des corps d'armée qui étaient aux environs.
L'empereur de Russie avait plus à traiter pour la Prusse que pour lui. L'empereur Napoléon avait plusieurs intérêts; d'abord la Pologne, c'est-à-dire la partie qu'il occupait et à laquelle il avait fait prendre les armes, puis la Turquie, à laquelle il avait fait déclarer la guerre aux Russes.
La Suède avait le malheur d'être gouvernée par un prince qui avait pris conseil de la haine, et qui ne voulait pas comprendre que lorsque la France se battait avec la Russie, cela devait tourner au profit de la Suède comme de la Pologne et de la Turquie; il était en guerre contre nous, et, quoi qu'on ait tenté, on ne put faire changer la politique de ce prince, qui, dans cette occasion montra moins de sens que les Turcs.
Ces derniers avaient été malheureux dans leur guerre; après s'être réveillés lentement d'un long assoupissement, ils entrèrent en campagne, comme ils avaient coutume de le faire; mais l'Europe était changée, et leurs antagonistes, déjà redoutables pour eux dans leurs guerres précédentes, avaient plus qu'eux suivi les progrès des lumières; la Porte vit trop tard qu'il lui fallait faire des efforts extraordinaires; elle s'y détermina, et au moment de les employer, il éclata dans ce pays une révolution de sérail qui les neutralisa: le sultan fut déposé, et retenu prisonnier par un de ses propres neveux, qui s'était assuré des moyens de faire réussir sa coupable entreprise.
CHAPITRE VIII.
Révolution de sérail.—Le sultan Sélim est étranglé.—Son successeur se montre peu favorable à la France.—L'empereur ne sait que présumer de la politique turque.—Il abandonne les intérêts des Osmanlis.—Les Grecs.—Considérations générales sur les vues et la politique de l'empereur.—Méprise de la France.
L'ambassadeur de France, le général Sébastiani, surpris par cet événement, ne se déconcerta pas, et songea à précipiter l'usurpateur. Il trouva les moyens de communiquer avec le sultan déposé et captif, et déjà il avait fait mettre l'armée turque en marche sur Constantinople, dont elle n'était pas éloignée, lorsque cet usurpateur, effrayé du sort qui va l'atteindre, entre comme un furieux chez son oncle, et l'étrangle de ses propres mains. Cependant l'armée turque arriva, et il fut fait justice de cet homme dénaturé. Un autre neveu de l'infortuné sultan lui succéda.
Je n'ai su ces événemens que sommairement; mais il est vrai que ce mouvement que l'armée turque fut obligée de faire devint funeste aux provinces de cet empire qui sont situées sur la rive gauche du Danube, lesquelles passèrent de suite sous la domination russe. L'armée turque ne put pas les reconquérir.
Cette révolution de Constantinople changea réciproquement la politique de l'Europe envers cette puissance, et la sienne envers le reste de l'Europe. Il arriva malheureusement que nous traitions de la paix dans un moment où nous devions stipuler pour un sultan avec lequel nous ignorions sur quel pied et en quels termes nous allions être. Le temps était trop court pour s'assurer à la fois des intentions du nouveau sultan, et pour régler avec les Russes la position dans laquelle on voulait se placer. Cependant la Turquie ne pouvait pas y être considérée comme un objet indifférent; on ne pouvait s'expliquer pour quelle cause cette révolution de sérail s'était faite; puisque le sultan étranglé était notre allié et notre ami, on soupçonna son successeur de favoriser la faction ennemie de la France. On le crut d'autant mieux que ce sultan avait fait décapiter le prince Sutzo, comme agent du parti français; il avait effectivement rendu compte à notre ambassadeur, que la Porte, dont il était alors premier drogman, traitait de la paix avec l'Angleterre, ce qui était vrai.
À travers toutes les catastrophes orientales, on jugea que, quoi que l'on fît à Constantinople, on ne s'y établirait jamais d'une manière durable. Les Russes y entretenaient avec activité une influence qui était leur affaire principale, et depuis qu'ils étaient possesseurs de la majeure partie des côtes de la mer Noire et des embouchures des fleuves qui s'y jettent après avoir traversé les États russes, leur domination s'y faisait sentir sans qu'on pût y apporter du contre-poids. La nation grecque commençait à entrevoir le moment où elle secouerait le joug sous lequel elle gémit depuis si long-temps. Le gouvernement turc était sans ressort, et n'offrait aucun point d'appui où poser le levier dont le jeu pouvait l'affermir. On venait de perdre le seul prince avec lequel on pût stipuler d'une manière à peu près sûre.
En Europe, on considérait les Turcs moins comme une nation que comme une grande tribu à laquelle les Grecs sont devenus supérieurs, et qu'ils pourraient bien un jour rejeter en Asie, étant aidés par une forte puissance. On préféra donc s'arranger avec la Russie, indépendamment des Turcs, et au moyen de la politique, qui justifie les actions des souverains, nous nous servîmes de la circonstance de la mort du sultan pour abandonner la nation. Fîmes-nous bien? fîmes-nous mal? je ne m'en établis pas le juge; mais du moins il faut convenir que nous ne fîmes point une action loyale, d'autant plus que c'était nous qui leur avions fait faire la guerre.
Une considération qui détermina encore à abandonner les Turcs fut celle-ci: nous traitions en gardant la majeure partie de nos conquêtes; c'était la résolution prise; on ne pouvait donc pas raisonnablement exiger que les Russes rendissent les provinces turques dont ils s'étaient emparés, sans que la Porte puisse les reconquérir. Or, si déjà les Russes menaçaient de ruiner l'empire de Constantinople, que devait-il devenir après la perte de ses provinces? Pour le soutenir, il fallait évidemment soutenir la guerre avec tous les moyens de la nation, et par conséquent ne se dessaisir d'aucun des avantages dont on se trouvait pourvu, et renoncer à l'ouvrage dont on s'occupait pour commencer celui qu'il y aurait eu à faire; c'est-à-dire marcher à la destruction de l'empire russe. Ce plan fut proposé à l'empereur; mais il était occupé d'une autre idée; il voulait mettre fin à la guerre, et contracter une alliance dont il avait besoin en Europe. Il croyait pouvoir le faire avec l'empereur de Russie, pour lequel il se sentait de l'attraction.
Si l'on partait du point qui avait, jusqu'à cette époque, servi de régulateur à la politique de la France vis-à-vis des puissances orientales, il n'y a nul doute que l'on serait autorisé à dire que c'est une grande faute que d'avoir abandonné les Turcs à Tilsitt; moi-même, quoique soumis à l'empereur en tout, j'ai trouvé que nous manquions à la loyauté; mais, en examinant les choses de près et sans passion, on ne peut s'empêcher de justifier l'empereur, s'il a eu le projet de prendre dans le Levant une position meilleure, d'autant plus qu'il avait bien pénétré ce qui devait infailliblement arriver dans ces contrées, surtout lui n'étant plus sur la scène du monde, et la France sous une minorité.
Dans le cours de son administration, il avait fait faire beaucoup d'observations sur l'Orient, et il y avait été bien servi.
Pendant que toutes les nations de l'Europe avaient les regards tournés vers la révolution française, et qu'en général les idées anciennes faisaient petit à petit place aux nouvelles, avec lesquelles on était successivement obligé de transiger, les Turcs sont restés dans leur léthargie, et ont fini par se trouver à une distance très grande de celle à laquelle ils étaient déjà, à la fin de leur dernière guerre avec la Russie et l'Autriche.
La disparition de la Pologne et de la Suède a particulièrement pesé sur eux; les moyens de ces deux puissances, jadis leurs alliées, étant passés entre les mains de leurs ennemis, leur sort est devenu indubitable, et il ne faut pas être profond politique pour voir que la Turquie ne sera bientôt plus qu'une vassale de la Russie.
Toutes les nations qui ont intérêt à la conservation des Turcs, n'ont pas fait assez d'attention aux différentes routes que les Russes se sont ouvertes à travers ce pays; tout le monde a été plus ou moins accessible à la séduction du cabinet de Saint-Pétersbourg, qui fera payer fort cher les services qu'il a rendus pour la destruction de la France. Il y a travaillé avec ardeur, parce que cela assurait l'exécution de ses projets à venir, en ne la faisant dépendre que de lui; mais il n'a pas cessé de faire marcher sa politique dans le Levant, et, depuis vingt-cinq ans, il s'est distribué dans les îles de la Grèce et dans la Géorgie plus de bagues, de diamans au chiffre de l'empereur de Russie, qu'il n'y en a eu de données dans toutes les autres cours de l'Europe.
Les Grecs, qui sont naturellement observateurs et commerçans, n'ont pas tardé à s'apercevoir de ce qui pouvait les favoriser. La mesure qu'a prise le gouvernement français de rendre le commerce du Levant libre, servira les Grecs au gré de leurs désirs, et ils ont commencé à voir luire l'espérance depuis qu'en France et en Italie ils ont part aux mêmes faveurs de commerce que les nationaux de ce pays.
La guerre ayant introduit le commerce anglais dans la Méditerranée, et lui-même ayant été exclu des ports d'Italie, les Grecs en sont devenus les facteurs, et se sont ainsi créé une marine marchande, qui compte déjà au-delà de mille bâtimens de toute grandeur, et qui ont remplacé ceux que la France avait autrefois dans ces mers, sous le nom de bâtimens de caravane.
Les établissemens français dans les échelles du Levant ont vu leurs affaires passer successivement entre les mains des Grecs, qui sont devenus riches de la dépouille de la France. Avec l'opulence sont venus les goûts de luxe et de science, parce que l'on sait que l'ambition est inutile aux Grecs, puisque les Turcs ne les admettent dans aucun emploi; ils n'ont pas même le droit d'être armés. Mais sous le rapport des sciences et des arts, ils ont fait de grands pas pendant que les Turcs dormaient. Aujourd'hui les Grecs ont des colléges dans toutes les îles, et trois grands, entre autres, à Smyrne, Chio et Athènes, où leur populeuse jeunesse apprend, avec des succès remarquables, les langues; le latin; dont ils traduisent tous les bons auteurs; l'histoire, et particulièrement celle de leur pays; la géographie, les mathématiques, la physique et la chimie; ils ont des postes, et des professeurs excellens dans toutes les parties. Leur goût est borné par la crainte de s'attirer des impositions arbitraires de la part du gouverneur turc; en sorte que les bénéfices de leur commerce sont enfouis et dérobés aux regards observateurs.
Voilà donc une nation riche, industrieuse et savante qui, chaque jour, sent mieux le poids de sa servitude qu'avant d'avoir pu en juger par des objets de comparaison désavantageux pour elle. Dans cette situation, elle tourne ses regards vers un libérateur[12], et secondera des efforts qui doivent lui devenir aussi profitables.
Il y a vingt-cinq ans, on aurait eu de la peine à faire raccommoder une chaloupe en Grèce; aujourd'hui on y fait des vaisseaux, de la tonnellerie, de la corderie, de la voilerie; on y travaille le fer et le cuivre comme à Marseille; il y a beaucoup de fabriques, entre autres une verrerie à l'île de Chio, qui aura plus d'un imitateur; et il est à remarquer que tous les établissemens commencent en adoptant les mêmes perfections que toutes les nations étrangères ont fini par préférer après avoir traversé les âges.
Un peuple nombreux, robuste et sobre, comme le Grec, qui a tous les germes d'un retour à la civilisation, ne peut pas reculer; il y est sans cesse rappelé par les souvenirs de son histoire, et il n'est pas difficile de prévoir qu'il doit nécessairement reprendre un rang parmi les nations indépendantes[13]; il n'a besoin pour cela que de secouer le joug des Turcs. Les Grecs les méprisent, mais ils les craignent, et ils n'ont pas assez de confiance en eux-mêmes pour tenter de secouer le joug seuls.
Il faut que les Turcs s'écroulent, ou par la guerre, ou par l'intrigue, ou par vétusté; ce qui ne peut tarder. Alors les Grecs n'auront plus qu'à se reconstituer, si la puissance prépondérante le leur permet; ils auront, dans un même jour, un gouvernement d'hommes sages et éclairés, une foule de jeunes gens très instruits, une marine, une armée, enfin une industrie et des richesses, qui ne craindront plus de se montrer lorsqu'elles seront protégées.
Le résultat de cette émancipation des Grecs sera immense pour la puissance riveraine de la Méditerranée, et le commerce français achèvera d'en être chassé. On a beau vouloir s'en imposer sur cette époque, elle est marquée et réservée au règne de l'empereur Alexandre[14]: il ne voudra pas laisser à son successeur le rôle de régénérateur de la Grèce; tout lui permet de hâter cet événement, qui, comme tous ceux de cette importance, n'ont qu'un moment pour éclore, après quoi ils avortent ou rencontrent des difficultés.
Si, comme cela est probable, la catastrophe des Turcs arrive, on voudra venir à leur secours, au moins on peut le penser; mais il ne sera plus temps: les troupes russes seront aux Dardanelles avant l'arrivée des flottes qui voudront protéger les Turcs. Il n'y aura donc qu'une guerre par terre qui sera de quelque effet; mais les puissances qui pourraient la faire efficacement n'ont pas toutes le même intérêt à ce que la marine de guerre et marchande russe ne vienne point dans la Méditerranée; aussi les Anglais, qui sont prévoyans, ont pris à l'avance les îles Ioniennes, et nous les verrons aller en Égypte lorsque les Turcs s'écrouleront: c'est le seul point d'où ils pourront rester encore quelque temps les maîtres exclusifs du commerce de l'Inde, jusqu'à ce que les idées d'indépendance y soient inoculées.
C'est vraisemblablement parce que l'empereur avait envisagé les choses sous ce rapport-là à Tilsit, qu'il renonça à soutenir seul les Turcs, et il aima mieux saisir les avantages que lui avait donnés la guerre, pour profiter d'une catastrophe inévitable, que de remettre encore les armes à la main pour juger une difficulté qu'il était le maître de faire tourner à sa guise, dans ce moment-là, en s'alliant avec les Russes, et en les intéressant à son système politique[15].
L'Autriche avait une armée d'observation en Gallicie et en Bohême, c'est-à-dire sur nos derrières; son ambassadeur, M. de Vincent, était, ainsi que tout le corps diplomatique, à Varsovie, et ne pouvait pas pénétrer ce qui se faisait à Tilsit, d'où l'on avait écarté tout ce qui n'était pas partie contractante. L'Autriche y envoya directement, de Vienne, le général Stuterheim, qui y arriva pendant les conférences; il eut soin de prendre sa route de manière à éviter Koenigsberg, où bien certainement je l'aurais retenu; il était chargé des complimens d'usage en pareil cas; mais je crois que le véritable motif de sa mission était de suppléer à ce que M. de Vincent se trouvait dans l'impossibilité de faire à Varsovie.
M. de Stuterheim était parti de Vienne après que l'on y avait su la bataille de Friedland: venait-il savoir quels en seraient les résultats pour les Russes, juger de ce qu'ils pouvaient encore, et leur donner des paroles de consolation de la part de sa cour: cela n'était pas invraisemblable; comme aussi il pouvait avoir la mission inverse, c'est-à-dire en cas que les Russes fussent perdus, et la Pologne régénérée, ainsi que cela dépendait de l'empereur alors, M. de Stuterheim pouvait être chargé d'un arrangement à conclure avec la France pour ce cas-là.
Je pense bien que le ministère de l'empereur a considéré les choses sous les deux points de vue, et qu'il s'en est servi pour décider l'empereur à faire la guerre. Or, comme il ne cherchait qu'à lier une puissance à son système, et à contracter une alliance pour la France et lui, il crut l'avoir trouvée, et renonça au reste. On ne pourra pas du moins le suspecter de mauvaise foi; et il lui paraissait moins difficile de rapprocher la Russie de la France que la France de l'Autriche. Les Prussiens avaient donné une mission semblable à M. Haugwitz en 1805.
Après la bataille de Friedland, les moyens de l'empereur Napoléon étaient immenses. La Russie n'avait plus d'armée, et l'empereur pouvait, en quelques marches au-delà du Niémen, se trouver maître de la meilleure partie des moyens de recrutement de la Russie, comme du reste de la Prusse. La Pologne pouvait être régénérée, et son armée organisée avant que les armées autrichiennes pussent se mettre en opération. Tout cela ne se fit pas, parce que l'empereur Napoléon cherchait de bonne foi une alliance, et les conférences de Tilsit eurent lieu. Les deux puissances ne cherchant qu'à se rapprocher, ne songèrent qu'à s'accorder, ce qui faisait l'objet de leurs désirs, et non à ouvrir de nouvelles contestations.
La France demandait à la Russie d'entrer franchement dans sa querelle contre l'Angleterre, et de consentir à des changemens en Espagne, qui devaient d'abord être le départ de la maison régnante pour l'Amérique, et la réunion des cortès pour le changement de la dynastie, c'est-à-dire recommencer l'ouvrage de Louis XIV en sens inverse.
La Russie demandait la Finlande et les provinces turques, jusqu'au Danube, avec les arrangemens que les localités obligeraient de prendre, telles que l'émancipation des Serviens; et, si cela était possible, la séparation de la Hongrie.
La révolution de sérail, qui venait d'éclater à Constantinople contre le sultan Sélim, et le rapprochement subit de son successeur avec l'Angleterre, donna de l'inquiétude à l'empereur Napoléon, qui n'avait plus assez de temps pour refaire là sa politique. On pouvait craindre que les Anglais ne fissent faire la paix aux Turcs, et que l'armée russe de Moldavie ne vînt réparer les pertes de Friedland. Si cela était arrivé, la Russie aurait traîné en longueur, et donné à l'Autriche la possibilité d'entreprendre quelque chose avec succès; il aima donc mieux saisir ce qui se présentait que de courir de nouvelles chances; il traita sans les Turcs, et laissa les Russes continuer leurs opérations contre eux, et en retour, les Russes promirent de le laisser agir de même en Espagne.
Les Russes allèrent franchement contre les Suédois et les Turcs; mais les affaires d'Espagne ayant pris une fâcheuse tournure, l'empereur Napoléon en prévit les suites et demanda l'entrevue d'Erfurth pour affermir sa politique avec la Russie. Il en revint moins satisfait qu'il ne l'espérait; mais cependant loin de la pensée de croire à la guerre qui eut lieu en 1809. Elle fit évanouir sa confiance dans son alliance de Tilsit, et en demandant les provinces Illyriennes au mois d'octobre 1809, c'était un chemin de plus qu'il voulait s'ouvrir pour marcher au secours des Turcs, sans compliquer sa politique en passant par des pays étrangers; il était alors résolu de défendre les Turcs, trouvant que la Russie avait déjà trop acquis par la seule résistance que lui-même éprouvait en Espagne.
Il aurait cependant voulu s'unir à cette puissance; mais il vit que son ouvrage de Tilsit était à refaire en entier, puisque la seule guerre que la Russie pouvait faire aux Anglais était par le commerce, qui était protégé à peu de chose près comme auparavant: on vendait à Mayence du sucre et du café qui venait de Riga. Dès lors il ne restait que les inconvéniens du traité de Tilsit, sans aucun de ses avantages; et il se détermina à son alliance avec l'Autriche, avec la résolution de reprendre tous les avantages qu'il avait après Friedland. Depuis le mariage la Russie le voyait bien, ou du moins il ne lui était pas permis d'en douter.
Si la guerre de 1812 avait été heureuse, il n'y a pas de doute que l'Illyrie ne fût point restée détachée de l'Autriche; et c'est pourquoi l'empereur en avait fait un gouvernement séparé, afin de pouvoir la négocier plus facilement.
Maintenant que la France ne porte plus d'ombrage à la Russie, doit-on croire qu'elle se gênera davantage pour exécuter ce qu'elle n'avait pas craint d'entreprendre avant. Il y aurait de la déraison à le penser. Peut-être y mettra-t-elle un peu plus de temps; mais le résultat sera le même. Son commerce la pousse dans la Méditerranée, et il faudra malgré elle qu'elle arrive aux Dardanelles. Il n'y a pas un Grec qui n'en soit convaincu et ne l'attende. Les Russes n'ont que des armes à porter à cette population, qui tend à sortir du joug qui pèse sur elle, et les Russes le savent.
CHAPITRE IX.
L'empereur Napoléon cède aux instances de l'empereur Alexandre.—L'autocrate prend une part de la dépouille de son allié.—Le roi et la reine de Prusse à Tilsit.—Formation du royaume de Westphalie.—M. de Nowosilsow avertit l'empereur Alexandre de se rappeler le sort de son père.
L'empereur de Russie fut obligé de nous faire, de son côté, des abandons.
Le ministre français proposait d'abord de rayer la Prusse du nombre des puissances, et ce n'est assurément qu'aux instances de l'empereur de Russie qu'elle doit d'avoir été conservée; elle fit des pertes énormes, mais il n'y avait pas de compensation à donner pour leur restitution: elle fut donc obligée d'y souscrire.
L'empereur de Russie lui-même prit à la Prusse, sur les bords de la Narew, le district de Bialystock; nous devions donc, nous, ennemis, nous attendre à ne pas être taxés de spoliation en la divisant comme nous l'avons fait, parce qu'enfin, si la conquête est un droit, nous l'avions acquis.
Le roi de Prusse et même la reine de Prusse vinrent à Tilsitt[16], pour chercher à conjurer cette ruine; ils y furent reçus avec égards, beaucoup de démonstrations de respect; mais ni l'un ni l'autre n'obtinrent rien. L'empereur de Russie, leur protecteur, fut obligé de songer à lui, ne pouvant rien faire pour eux.
Il y avait bien autour de l'empereur Napoléon un petit parti qui cherchait à éloigner la paix dans des vues particulières d'ambition; M. de Talleyrand le voyait, et se hâtait tant qu'il pouvait de conclure. Un jour qu'il sortait du cabinet de l'empereur, il trouva dans le salon à côté le grand-duc de Berg, qui, pendant ces conférences, se donnait beaucoup de mouvement pour obtenir quelques portions de territoire qu'il trouvait à sa convenance; M. de Talleyrand lui dit haut devant tout le monde: «Monseigneur, vous nous avez fait faire la guerre, mais vous ne nous empêcherez pas de faire la paix». Il n'en dit pas davantage, et quitta la compagnie; la paix se signa effectivement deux ou trois jours après.
L'empereur de Russie reconnut tout ce qu'on voulait lui faire reconnaître à Austerlitz, et s'il avait accepté le rendez-vous qui lui a été proposé alors, il aurait épargné la vie de bien des braves gens, et aurait empêché le malheur d'un grand nombre de familles.
À Tilsit, la Prusse rendit tout ce qu'elle avait acquis depuis l'avènement de Frédéric II au trône, excepté la Silésie; mais elle perdit Magdebourg.
La Hesse, le duché de Brunswick, avec quelques autres territoires, formèrent le royaume de Westphalie, que l'empereur de Russie reconnut.
La portion de la Pologne qui était échue à la Prusse, dans les divers partages, fut érigée en grand-duché de Varsovie[17], et placée sous la domination de la Saxe.
L'empereur de Russie reconnut aussi la possession du Hanovre par la France; il lui rendit Corfou. En général, il fut d'accord avec l'empereur Napoléon, non seulement sur les changemens qui étaient la conséquence du traité patent, mais encore sur d'autres changemens que l'empereur méditait et dont il avait conféré avec lui; j'expliquerai du mieux qu'il me sera possible les raisons que j'ai de le croire.
Comme la Russie était encore en guerre avec la Porte, il ne fut stipulé autre chose sinon que nous emploierions nos bons offices pour déterminer la Porte à faire la paix; et je crois, sans en être bien assuré, que nous avions consenti à la cession des provinces occupées par les Russes au moment de l'ouverture des négociations, bien entendu que dans le cas où les Turcs se refuseraient à traiter, notre intervention cesserait sur-le-champ, c'est ce qui arriva; ils furent indignés d'être abandonnés dans une querelle dont ils ne s'étaient mêlés que par respect pour leur alliance avec nous; et je viens d'expliquer comment nous fûmes obligés de les abandonner, et il est juste d'ajouter que le nouveau sultan avait cherché à nous devancer en faisant la paix avec l'Angleterre, qui ensuite la lui aurait fait faire avec les Russes. Dès ce moment, il fallut renoncer plus que jamais à rien obtenir de la Turquie, et notre ambassadeur, après avoir joui à Constantinople de la plus haute estime et de la plus grande faveur, ne fut tranquille que lorsqu'il eut obtenu son rappel.
Les choses réglées à Tilsitt[18], les deux souverains se quittèrent paraissant s'estimer et s'aimer beaucoup; l'empereur Napoléon accompagna l'empereur de Russie jusque sur la rive gauche du Niémen, où la garde Russe était en bataille; c'est là qu'en s'embrassant l'empereur Napoléon détacha sa croix de la Légion-d'Honneur, et l'attacha à la boutonnière du grenadier qui était à la droite du premier rang de la garde russe, en disant: «Tu te souviendras que c'est le jour où nous sommes devenus amis, ton maître et moi.»
CHAPITRE X.
Retour de l'empereur.—Ivresse de la France.—Fêtes: Opéra de
Trajan.—Mission pour Saint-Pétersbourg.—Instructions de
l'empereur.—Mon arrivée à Pétersbourg.—Exaspération contre les
Français.—J'ai peine à trouver un logement.—L'empereur Alexandre.
Après la paix de Tilsit, l'empereur revint à Koenigsberg; il n'y resta que peu de temps, après quoi il partit pour Paris en passant par Dresde, où il s'arrêta deux jours.
La France était en délire et croyait jouir d'une paix qui serait suivie d'une longue série de bonheur. L'empereur arriva à Saint-Cloud avec la rapidité d'un trait, et deux jours plus tôt qu'on ne l'attendait; il fut content de tout ce qu'il vit, et fut convaincu que l'administration n'avait failli en rien pendant sa longue absence. Tout prospérait, finances, industrie, et en général tout ce qui touche à la félicité publique.
Il vint de tous les points de la France des députations lui présenter des hommages avec des assurances de dévouement. Il en eut pour plus de quinze jours à recevoir les uns et les autres; il aurait eu de quoi être enivré, s'il n'avait su depuis long-temps apprécier tout cela à sa juste valeur. On était d'autant plus aise de le revoir, que l'on n'ignorait pas à combien d'avantages il avait renoncé pour mettre fin à la guerre.
Paris fut tout en fête; il était entré un argent énorme provenant des contributions levées en Prusse[19]; lequel, joint à celui qui aurait dû être envoyé pour l'entretien de l'armée, et qui n'en était pas sorti, avait répandu partout une aisance inconnue jusqu'alors. Des travaux publics étaient ouverts partout; les différentes classes d'artisans avaient leurs métiers en activité; chacun d'eux gagnait honorablement sa vie et de quoi augmenter ses jouissances. Grandes routes nouvelles, canaux et établissemens publics, tout était entrepris à la fois et marchait avec un ordre admirable. Il fallait bien que l'administration fût confiée à des mains habiles et probes, pour qu'aucune partie de cette immense machine ne restât en souffrance, ou n'embarrassât l'autre.
Dans le nombre des fêtes publiques qui eurent lieu à cette occasion, il ne faut pas omettre l'opéra du triomphe de Trajan. Le ministre de la police, qui n'avait point de témoignage de son zèle à donner, par des travaux semblables à ceux des ministres de l'intérieur, des finances et autres; qui, de plus, ne pouvait en faire accroire sur la part qu'il avait eue à l'enthousiasme public résultant des heureux événemens qui avaient amené la paix, ayant au contraire lieu de craindre une nouvelle réprimande pour avoir mal fait son devoir dans deux occasions pendant la même campagne, le ministre, dis-je, eut recours à l'adulation pour désarmer une colère dont il se croyait menacé, lors même que l'empereur n'y pensait pas. C'est pour cela qu'il fit faire l'opéra de Trajan, dont il ne récompensa même pas l'auteur, duquel je tiens ces détails. Ce dernier prit le sujet de son poëme dans le trait que j'ai rapporté relativement à madame la princesse de Hatzfeld de Berlin.
Cet opéra plut beaucoup par le spectacle magnifique qui y était étalé, et par tout ce que les grâces et les talens des incomparables actrices de ce théâtre peuvent offrir de mieux dans ce genre. La musique eut le même succès; mais la louange était trop directe et ne plut point. On aurait dû mettre plus de tact dans la manière de l'adresser; aussi l'empereur ne put-il pas en supporter la représentation, et cependant il eut plusieurs fois l'occasion d'entendre dire qu'on lui imputait d'avoir donné l'ordre de faire cet opéra. C'était assez l'habitude de se retrancher derrière son autorité, quand on ne se sentait pas la force de braver la critique.
Malgré le zèle du ministre, l'empereur ne fut point dupe; il avait une adresse pour deviner tout ce qui ne lui paraissait pas naturel. Il apprit une quantité de petites intrigues qui avaient eu lieu à Paris pendant son absence, et desquelles il aurait dû être informé par son ministre, qui eut l'air de les avoir ignorées. J'en parlerai plus bas, parce que c'est sous mon administration que l'empereur apprit, d'une manière évidente, les motifs qu'on avait eus de les lui cacher. Il resta persuadé depuis lors qu'on n'avait cherché qu'à l'abuser.
Sa confiance dans M. Fouché était disparue; il ne lui disait plus rien, il le laissait faire. Je dirai tout à d'heure ce qu'il en arriva, et ce qui faillit perdre le ministre de la police pour jamais. Mais avant je veux rendre compte de ce qui se passait à Pétersbourg, parce que c'est le moment d'en parler.
Avant de quitter Koenigsberg, l'empereur me fit appeler; il venait de voir le corps du maréchal Soult. Après m'avoir gardé quelques minutes, il me dit: «Je viens de faire la paix; on me dit que j'ai eu tort, que je serai trompé; mais, ma foi, c'est assez faire la guerre, il faut donner du repos au monde. Je veux vous envoyer à Saint-Pétersbourg, en attendant que j'aie fait choix d'un ambassadeur; je vous donnerai pour l'empereur Alexandre une lettre qui sera votre lettre de créance. Vous ferez là mes affaires: souvenez-vous que je ne veux faire la guerre avec qui que ce soit; et établissez-vous sur ce principe-là. Ce serait me déplaire beaucoup que de ne pas m'éviter de nouveaux embarras. Voyez Talleyrand, il vous dira ce qu'il y a à faire pour le moment, et ce qui a été réglé entre l'empereur de Russie et moi. Je vais laisser reposer l'armée dans les pays que je dois encore occuper, et faire achever le paiement des contributions. C'est le seul cas qui pourrait ramener des difficultés; mais tenez-vous pour dit que je n'en rabattrai rien. Vous aurez à presser le départ d'un ambassadeur; faites en sorte que le choix tombe sur un homme qui ne vienne pas chez nous pour y faire ce qu'ont fait ceux que nous avons déjà eus.
«Je vous ferai envoyer le traité secret après que j'aurai reçu vos premiers rapports. Dans vos conversations, évitez soigneusement tout ce qui peut choquer. Par exemple, ne parlez jamais de guerre; ne frondez aucun usage, ne remarquez aucun ridicule: chaque peuple a ses usages, et il n'est que trop dans l'habitude des Français de rapporter tout aux leurs, et de se donner pour modèles. C'est une mauvaise marche, qui vous empêchera de réussir en vous rendant insupportable à toute la société. Enfin, si je puis resserrer mon alliance avec ce pays, et y faire quelque chose de durable, ne négligez rien pour cela. Vous avez vu comme j'ai été trompé avec les Autrichiens et les Prussiens; j'ai confiance dans l'empereur de Russie, et il n'y a rien entre les deux nations qui s'oppose à un entier rapprochement; allez y travailler.»
C'était là toute ma mission; elle était pacifique; et n'avait rien qui sentît l'envoyé d'un conquérant. L'empereur partit le même soir pour Paris, et le lendemain je me mis en route pour Pétersbourg. Nous commencions l'évacuation des bords du Niémen, lorsque je traversai ce fleuve, et de l'autre côté étaient encore les milices asiatiques que le prince Labanow avait amenées pour former une réserve à l'armée du général Benningsen, qui revenait de la bataille de Friedland.
La garde russe était partie depuis quelques jours, et ce qui restait là de troupes russes, comme sauvegarde de cet empire, ne pouvait pas être opposé à un seul de nos corps d'armée.
J'arrivai à Pétersbourg le 14 juillet, vers onze heures du matin; je fus frappé d'admiration en me trouvant dans une aussi belle ville après avoir traversé un pays à l'extrémité duquel j'aurais été moins surpris de rencontrer le chaos; mais il faut être arrivé jusqu'à la porte pour s'apercevoir que l'on approche d'une grande capitale.
J'avais envoyé la veille les officiers qui étaient avec moi, afin de retenir un logement convenable, pour moi et pour tout ce qui m'accompagnait. Mais quel fut mon étonnement de les trouver encore le lendemain, cherchant eux-mêmes où s'établir: l'opinion était tellement montée contre les Français, que dans aucun hôtel garni on ne voulait me loger; j'ai été au moment d'être obligé d'avoir recours à des moyens extraordinaires, lorsque le plus heureux hasard me fit rencontrer, dans le propriétaire de l'hôtel de Londres, un homme qui était de mon département; il passa sur toutes les considérations et me logea.
Le jour même de mon arrivée à Saint-Pétersbourg, j'eus l'honneur d'être présenté à l'empereur de Russie et de lui remettre la lettre dont j'étais porteur pour lui. Il était établi dans un petit château de plaisance nommé Kamemostrow, distant d'une bonne lieue de la ville, au-delà de la Neva.
J'étais bien loin de m'attendre à un accueil aussi bienveillant que celui que j'en reçus. Cette première réception ne fut qu'une conversation de bonté de sa part; elle ne dura qu'un quart d'heure, et il la termina en me faisant l'honneur de me faire inviter à dîner pour le lendemain; c'est dans l'après-dîner de ce jour-là, qu'étant resté seul avec lui, il me prit à part et commença la première conversation d'affaires. Je dois hommage à la vérité, et convenir qu'en le quittant j'étais convaincu qu'il tiendrait toutes les conditions de son alliance avec nous; mais aussi il me parla de sa position vis-à-vis des Turcs, en termes si clairs, que je ne pouvais me méprendre sur la conclusion qu'il en tirerait.
Il me répétait souvent que l'empereur lui avait dit qu'il n'avait point d'engagemens avec le nouveau sultan, que les changemens survenus dans le monde changeaient naturellement les relations des différens États entre eux. Je vis bien que cette matière avait été le sujet de plus d'un entretien à Tilsit; mais comme l'empereur Napoléon ne m'avait pas parlé de cela, je ne pouvais qu'écouter sans répondre. Je fus persuadé dès-lors qu'il ne demanderait pas mieux que de ne pouvoir pas faire la paix avec la Porte, parce que la conséquence était naturelle dans ce cas; et je ne pus mettre hors de mon esprit qu'il y avait eu entre eux deux quelque confidence réciproque sur des projets médités depuis long-temps; parce que je ne pouvais pas me persuader que nous eussions renoncé aux Turcs, sans quelque convention de la part de la Russie de nous laisser faire ailleurs, par compensation, ce qui pourrait nous convenir. J'ai même de fortes raisons pour croire qu'à ce même Tilsit il fut question de l'Espagne.
C'était la seule affaire qui occupât sérieusement l'empereur; et comme il ne voulait plus de guerre, comment aurait-il manqué l'occasion de parler au seul monarque qui pouvait la faire d'une manière inquiétante pour nous, d'un projet qui l'aurait infailliblement rallumée, s'il avait été dans l'intention de s'y opposer. Il était bien plus naturel et raisonnable de le lui communiquer franchement, puisque le même monarque avait, de son côté, un autre projet, dont l'exécution pouvait être traversée par la France, si elle n'y avait pas préalablement donné son assentiment.
Ce qui me confirme encore dans cette opinion, c'est que, lors du commencement des affaires d'Espagne (que j'expliquerai tout à l'heure), on débitait à Saint-Pétersbourg, aussi-bien que dans les autres villes, des contes de toutes les façons sur ce qui se préparait à Madrid. L'empereur de Russie ne l'ignorait pas: il ne m'en dit que quelques mots, et l'empereur, qui m'écrivait de Paris toutes les semaines, ne m'en parlait pas du tout. Or, comme il avait à coeur de resserrer son alliance avec la Russie, qui aurait pu souffrir par le seul fait de son entreprise sur l'Espagne, il n'aurait pas manqué de me faire adresser des instructions à ce sujet, si tout n'avait été convenu d'avance à Tilsit: il ne le fit pas, parce qu'il avait bien jugé que cela ne serait pas nécessaire.
J'ai passé six mois à Saint-Pétersbourg, comblé des bontés de l'empereur Alexandre à un tel point, qu'il ne m'avait plus laissé le moyen de me renfermer dans la gravité du caractère diplomatique, si j'avais eu à traiter d'affaires importantes. Je le sentais bien; mais j'eus le bonheur de n'en avoir que d'agréables, car ces six mois furent ce qu'on appelle, dans le mariage, la lune de miel; je n'avais que de bonnes communications à faire; je n'étais, à proprement parler, que l'intermédiaire confidentiel d'un échange de courtoisie accompagnée de dons de toutes les espèces. Je n'ai point perdu le souvenir de tous ces heureux temps-là, où il nous était permis de nous livrer à l'espérance de jouir d'un bonheur acheté par beaucoup de fatigues et de dangers.
L'accueil de la société envers moi et ce qui m'accompagnait, était en raison inverse des bontés de l'empereur Alexandre. Pendant les six premières semaines de mon séjour chez lui, je n'ai pu me faire ouvrir aucune porte, et, hormis les jours où j'avais l'honneur de dîner chez l'empereur, la promenade publique était mon seul amusement; et chez l'empereur même, je voyais la première noblesse partir le soir pour quelques assemblées ou bals, et moi je revenais tristement à mon secrétaire. L'empereur de Russie voyait tout cela, il aurait voulu qu'on eût agi autrement; mais toutefois je n'ai jamais eu l'air, vis-à-vis de lui, d'en souffrir, et je n'en ai jamais parlé.
CHAPITRE XI.
Pétersbourg.—Fêtes de Petershoff.—Les princes de la maison de Bourbon se retirent soudainement.—Communications de l'empereur Alexandre à cet égard.—Réponse de l'empereur Napoléon.—Les princes peuvent venir habiter Versailles.—Mission de M. de Blacas.—Ma biographie.—Allusions de l'impératrice.
Au moment de mon arrivée à Pétersbourg, on récitait publiquement, dans les églises, des prières contre nous et particulièrement contre l'empereur Napoléon. Comme j'arrivai le premier en Russie, je recueillis tout ce qu'on y avait semé. Pendant cette rigoureuse quarantaine à laquelle je fus soumis, j'employai mon temps à visiter tout ce que cette belle ville offre de curieux: c'est en la parcourant que j'ai entendu moi-même, dans des églises, réciter les prières dont je viens de parler; il est vrai de dire que l'empereur de Russie ne se les rappelait plus, et qu'il les fit cesser aussitôt.
Pétersbourg est bâti avec tout le luxe d'Italie et la profusion de granit et de marbre que les historiens nous rapportent avoir été remarquée dans les villes anciennes dont le nom seul nous est resté. On n'y voyait pas encore de musée ni d'académie de belles-lettres; mais le germe de la civilisation se reconnaissait partout, et, avec fort peu de temps, ce pays fera peut-être trembler le monde. Ses peuples sont neufs et vigoureux; ils ne sont point énervés par la jouissance; chaque guerre qu'ils feront vers l'occident leur apportera quelque connaissance de plus. C'est, selon moi, une bien grande faute de la part des souverains qui gouvernent des pays riches et des peuples aisés, que d'ouvrir leurs barrières à ceux qui viennent pour y prendre, sans jamais y rien apporter que le fléau inséparable d'une multitude avide de jouissances qui lui étaient inconnues: les Russes en connaissent maintenant le chemin, qui les empêchera d'essayer de le reprendre?
J'ai eu occasion de voir les fêtes de Petershoff. C'est un très beau spectacle: je l'ai trouvé assez ressemblant à celui que présentent en France les fêtes de Saint-Cloud, lorsque l'empereur est dans cette résidence; mais j'ai trouvé la classe des bourgeois et artisans russes plus aisée et étalant plus de luxe dans sa mise extérieure qu'on ne le voit dans la classe correspondante en France.
Petershoff a été construit à l'imitation de Marly près Saint-Germain. La cour y a une quantité de petits pavillons isolés les uns des autres, et contenant chacun tout ce qui est nécessaire à l'établissement complet d'une maison de représentation. L'empereur Alexandre me fit donner un de ces petits pavillons pour le temps que durèrent les fêtes de Petershoff, et il eut la bonté de s'occuper de moi les jours où le public et la cour étaient tout occupés de lui.
Les fêtes ont régulièrement lieu pendant les premiers jours d'août. On y célèbre le jour de naissance ou de nom de sa majesté l'impératrice-mère. Elle donne à toute la Russie l'exemple d'une grande piété et de grandes vertus; sa protection est accordée à tous les établissemens de charité, et, en général, son nom est inséparable des actes de bienfaisance de ce pays-là.
C'est au retour de Petershoff à Pétersbourg que j'appris la nomination de M. de Champagny au ministère des relations extérieures, et celle de M. de Talleyrand à la dignité de vice-grand-électeur; on apprit aussi, par le gouverneur de Mittau, le départ des princes de la maison de Bourbon, qui étaient retirés dans cette résidence. Ils s'étaient embarqués pour la Suède: je n'en ai pas connu le motif; mais ce que je me rappelle très bien, c'est que l'empereur Alexandre m'envoya chercher tout exprès, et me dit: «Général (c'est ainsi qu'il m'appelait), je vous ai fait demander pour vous communiquer ce que je viens de recevoir de mon gouverneur à Mittau.» Il me montra la lettre, qu'il avait eu la bonté de faire traduire en français. «Vous verrez, ajouta-t-il, qu'il me rend compte du départ inopiné du comte de Lille et de sa famille; je n'en ai pas été prévenu d'une autre manière, et n'ai reçu à l'avance, ni même au moment de leur départ, aucune communication relativement à cette résolution dont je ne devine pas le motif. J'ai voulu vous en faire part pour que vous en rendiez compte chez vous, afin que l'empereur ordonne ce qu'il jugera convenable. Vous savez que, plus d'une fois, les déplacemens de cette famille ont été, en France, les précurseurs d'agitations, et je serais désespéré que l'empereur crût que j'y ai la moindre part. Ce n'est pas qu'en mon particulier je croie qu'il eût la moindre chose à redouter de ces princes: je ne connaissais pas le comte de Lille, quoiqu'il résidât à Mittau. En partant pour la Moravie, en 1805, je ne pouvais passer par cette ville sans lui faire une visite.
«Je suis persuadé, qu'à moins d'événemens bien extraordinaires que l'intelligence humaine ne peut pas prévoir, cette famille ne remontera jamais sur le trône; elle finira comme celle des Stuarts.»
Je reçus cette communication avec le respect que je devais, et conformément aux ordres d'Alexandre, j'en rendis compte à l'empereur Napoléon.
Ce départ me surprit; je ne savais à quoi l'attribuer. Je me mis à écouter ce qu'en disaient les salons, et j'appris que cette fuite précipitée était attribuée à quelques démarches de ma part. L'on ne craignait pas même de répandre, qu'on avait laissé entrevoir à la famille royale qu'elle n'était pas à l'abri d'une nouvelle entreprise semblable à celle qui avait été tentée lorsqu'elle habitait Varsovie. Tout cela étant de l'énigme pour moi, je n'en devins que plus curieux, et je saisis une des occasions de mes entretiens particuliers avec l'empereur Alexandre pour m'en expliquer. J'ai appris de lui-même, qu'effectivement il y avait eu une entreprise formée contre les jours du comte de Lille, tandis qu'il habitait Varsovie; que son opinion avait été long-temps incertaine là-dessus, mais qu'il avait fini par reconnaître que c'était l'oeuvre de quelque basse intrigue à laquelle un gouvernement comme celui de l'empereur Napoléon n'avait pu jamais avoir part. Ce ne fut qu'après mon installation au ministère, en 1810, que je pus approfondir ce que cela signifiait, et je sus effectivement que l'on n'y avait connu cette affaire que par le bruit qu'avait fait alors l'administration prussienne de Varsovie, qui avait voulu lui donner une suite sérieuse; et j'appris que les soupçons s'étaient arrêtés sur un sieur Galomboyer, chef de division aux relations extérieures de France, qui, à cette époque-là, avait effectivement paru à Varsovie; qu'il y avait eu des rapports avec des serviteurs de la maison du roi, qu'il en était parti subitement lorsque tout fut découvert, était revenu en France, et était mort peu de temps après son arrivée, sans avoir été réemployé.
Ce ne fut qu'alors que je m'expliquai combien étaient naturelles les craintes du roi, en voyant arriver à Pétersbourg un ministre de l'empereur, et qui était en même temps un homme de sa confiance.
Je donne ces détails au public, parce qu'il existe encore des contemporains de l'époque où ces faits ont eu lieu, et qui pourront juger de leur véracité.
J'étais encore occupé d'éclaircir cette affaire, lorsque je reçus la réponse que l'empereur fit à ma dépêche; elle était conçue en ces termes:
«M. le général Savary, j'ai reçu votre lettre de … Remerciez l'empereur Alexandre de la communication qu'il vous a chargé de me faire. Il est dans l'erreur s'il croit que j'attache la moindre importance à ce que peut faire le comte de Lille; s'il est las d'habiter la Russie, il peut venir à Versailles, je ferai pourvoir à tout ce qui lui sera nécessaire. Sur ce, je prie Dieu qu'il vous ait, etc., etc.»
Je suis très sûr d'avoir laissé cette lettre dans le nombre de celles que j'ai remises à mon successeur, comme document appartenant à l'ambassade: s'il l'a conservée, elle doit se retrouver dans le dossier du mois de septembre 1807, ou du mois d'octobre; mais j'atteste sur ma vie qu'elle est vraie, à de très légers changemens près dans les expressions de la dernière phrase. Je l'ai laissée dans les dossiers de ma correspondance, afin que, si mon successeur rencontrait encore quelques cas semblables, il fût dispensé d'en écrire à Paris pour connaître les intentions de l'empereur sur cette matière.
Lorsque cette lettre me parvint, cette question était déjà loin, et il n'en fut plus fait mention dans les conversations subséquentes: il y en avait une autre qui m'occupait dans ce moment-là. L'empereur Napoléon, d'après les arrangemens de Tilsit, avait érigé la Hesse, avec quelques pays qu'il y avait réunis, en royaume de Westphalie, et y avait placé le prince Jérôme, le plus jeune de ses frères. Le mariage de ce prince avec la fille du roi de Wurtemberg venait de se conclure à Paris, et l'on m'avait envoyé des lettres des nouveaux époux pour leur tante l'impératrice-mère de Russie: je ne voulais point faire une affaire ministérielle de ce message, d'autant plus que je n'avais d'autre caractère officiel que celui que la bonté de l'empereur Alexandre m'accordait; ce fut donc à lui-même que je confiai les deux lettres, en ne lui cachant pas que le peu de bienveillance[20] que je savais à l'impératrice-mère pour nous, m'avait ôté le courage de lui demander la permission de les lui remettre moi-même.
L'empereur Alexandre les reçut, en me disant qu'il s'en chargeait; il partait pour Paulwski, où résidait sa mère, et effectivement je reçus le lendemain les deux réponses aux deux missives dont il avait daigné se charger; elles étaient accompagnées d'une lettre de l'empereur Alexandre pour moi, qui aurait satisfait la vanité d'un premier-ministre. J'envoyai le tout à Paris, cherchant par tous les moyens possibles à persuader à l'empereur que l'ouvrage de Tilsit pouvait se consolider, et j'ajoutai que je ne pouvais qu'être satisfait de tout ce que je voyais.
Il y avait à Pétersbourg, comme envoyé de M. le comte de Lille, M. de Blacas; il y était arrivé peu de temps après moi. Les affaires qu'il pouvait y venir traiter ne devaient point m'occuper; elles étaient purement domestiques. Je ne fais aucun doute que si j'avais demandé son éloignement, si même j'avais laissé entrevoir que cela me faisait plaisir, j'aurais été satisfait à l'instant; mais j'étais si loin de cette pensée, qu'ayant connu une partie des objets de sa mission, sur laquelle il avait de la peine à obtenir satisfaction, j'ai contribué à faire disparaître les difficultés qu'il rencontrait; non pas que j'en aie fait l'objet d'une communication officielle, mais j'ai employé un moyen qui a également réussi.
M. de Blacas avait, entre autres choses, à solliciter des réparations d'ameublement pour l'appartement qu'occupait madame la duchesse d'Angoulême. Était-ce un motif vrai ou apparent de sa mission? au moins on le disait dans la société; le fait est que, soit crainte d'un côté de se mettre l'envoyé de la France à dos, ou, ce qui est vraisemblable, le peu de temps convenable que l'on avait pour entretenir l'empereur Alexandre de ces sollicitations, M. de Blacas restait sans rien obtenir. Lorsque je sus ce qui l'occupait dans le moment, un des premiers usages que j'aie fait de la faveur que l'on m'avait accordée a été de m'expliquer là-dessus en termes catégoriques, vis-à-vis des personnes auxquelles M. de Blacas avait affaire; ajoutant que, si je ne craignais pas de blesser l'empereur Alexandre, je prendrais des mesures pour que les réparations qu'on sollicitait fussent exécutées, et me chargerais d'y faire face, bien persuadé que je serais approuvé par l'empereur. Cela fut droit à son adresse, et M. de Blacas a sûrement ignoré ces détails.
Au milieu de l'ennui dont j'étais accablé, et de la tristesse qui était entrée dans mon esprit, j'étais allé dans un grand magasin de librairie: en y cherchant ce que je ne trouvais pas, je jetai les yeux sur quelques pamphlets imprimés en Angleterre, contre les Français, et particulièrement contre l'empereur. J'en achetai la collection la plus complète que je pus réunir; ma voiture en était pleine: je les ai lus tous d'un bout à l'autre; et, comme véridiquement parlant, c'était un tissu de mensonges parmi lesquels j'avais peine à deviner même ce que les auteurs avaient voulu dire, quoique je connusse toutes les personnes dont ils parlaient, je n'eus besoin d'aucun des secours de la philosophie pour en supporter la lecture.
C'étaient cependant ces méprisables productions qui avaient formé l'opinion sur nous, aussi bien en Russie qu'en Angleterre, et notre ministre de la police n'avait fait paraître aucune réponse à tous ces mensonges. Je trouvai ma note biographique dans un de ces ouvrages, accompagnée de mon portrait physique et moral; ni l'un ni l'autre n'était flatté: l'on me disait le fils d'un suisse de porte cochère; que je m'étais engagé, à la suite de quelque mauvaise action, pour me dérober à la justice; et qu'à travers les désordres de la révolution, j'avais fait remarquer ma perspicacité dans les scènes sanglantes dont elle a offert le tableau. Mon extrait de naissance aurait pu répondre à cette injurieuse assertion; mais enfin cette idée était logée dans toutes les têtes.
Mon portrait moral était encore pire, et à en croire ces lumineux directeurs de l'opinion de la multitude, il n'y avait guère d'exécuteur de hautes-oeuvres qui eût mieux mérité que moi les épithètes qu'ils me prodiguaient.
Quoique, au fond, je ressentisse une peine vive d'être présenté sous ces couleurs à l'opinion des étrangers, qui pouvait toujours réagir un peu sur celle de mes compatriotes, je pris le seul parti qui me convenait, ce fut de descendre dans ma conscience; elle est toujours le meilleur juge des hommes de bien, et dans cette occasion elle ne m'inspira que du mépris pour ces sortes d'accusations. Elle me conseilla bien; car il n'en est resté dans mon coeur aucun ressentiment, quoique j'aie eu plus d'une fois l'occasion de me venger.
Je pris donc le parti de rire de tout cela, et d'employer tout mon esprit à aider aux plaisanteries que l'on cherchait à m'en faire. On a tant d'avantage sur les imposteurs, lorsque l'on se sent honnête homme, que je me retirais toujours victorieux de ces sortes d'explications. Je me rappelle qu'un jour je dînais chez l'empereur de Russie; il n'y avait jamais moins de douze ou quinze personnes: l'impératrice régnante me fit l'honneur de m'adresser la parole, en me disant: «Général, de quel pays êtes-vous?—Madame, je suis de la Champagne.—Mais votre famille est-elle française?—Oui, madame, elle est aussi de la Champagne, de Sedan, qui est le pays où l'on fait les beaux draps.—Je vous croyais étranger, on m'avait dit que vous étiez Suisse.—Madame, je vois ce que votre majesté veut dire; je sais qu'on l'a écrit; j'ai lu tout cela, et je la prie de ne pas arrêter son opinion sur de pareilles productions.» L'impératrice vit que je l'avais devinée, et la conversation en resta là. Le hasard avait fait que le même jour j'avais lu ce qui me concernait dans les pamphlets dont je viens de parler. L'impératrice de Russie avait probablement voulu s'assurer s'ils avaient dit la vérité, et elle avait un jugement trop sain pour ne pas mettre la justice du côté où elle devait être.
Différentes petites circonstances de cette espèce contribuèrent à me rendre la société moins défavorable, et, peu à peu, je parvins, non sans peine, à me faire ouvrir les portes des maisons devant lesquelles, quinze jours avant, il aurait fallu que j'ouvrisse la tranchée; et comme les extrêmes se touchent dans le monde, et surtout en Russie, j'eus, par la suite, autant à faire pour me dérober aux prévenances du grand monde que j'avais eu besoin de patience pour supporter ses rigueurs.
Je ferai observer ici que c'était précisément dans ce temps que l'ambassadeur de Russie arrivait à Paris. Je m'étais employé à le recommander, ainsi que toute sa suite, à tout ce que les cercles de cette capitale présentaient de dames aimables; je n'en avais excepté aucune. Paris était enivré de plaisir lorsqu'ils y arrivèrent: on les invitait partout, et certes, alors, je n'étais pas payé de retour en Russie. J'en ai agi ainsi, parce que les premières dépêches d'un ambassadeur se ressentent toujours de l'impression qui a frappé son esprit en arrivant, laquelle dépend aussi fort souvent de l'accueil qu'il a reçu tant du souverain que de la société.
Mon but fut rempli, et j'eus lieu d'être bien dédommagé de toutes les bouderies que l'on m'avait faites, lorsqu'on ne put douter que j'avais évité un accueil pareil à la légation russe qui allait à Paris.