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Mémoires du duc de Rovigo, pour servir à l'histoire de l'empereur Napoléon, Tome 3

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CHAPITRE XII.

Les Turcs refusent notre médiation.—Le général Guilleminot.—L'empereur Alexandre va inspecter son armée.—Invitation de l'impératrice.—Questions de cette princesse sur le goût de Napoléon pour le spectacle.—Surprise de Copenhague.—Indignation que cet attentat cause en Russie.

L'empereur Alexandre venait de recevoir des nouvelles de Turquie. Les
Turcs refusaient de faire la paix. Ceci a besoin d'être expliqué.

Il avait été convenu à Tilsit que la France interposerait ses bons offices pour amener la conclusion de la paix entre la Russie et la Porte. En exécution de cet article du traité, l'empereur Napoléon avait fait envoyer à l'armée turque le général Guilleminot, pour aplanir les différends, après en avoir fait écrire au général Sébastiani, son ambassadeur à Constantinople.

Les Turcs voulurent bien traiter; mais, lorsqu'ils virent qu'il était question de céder aux Russes la Valachie et la Moldavie, et que nous les laissions dans cette position, leur indignation se manifesta; les bonnes gens avaient assez de bon sens pour voir que nous nous étions arrangés à leurs dépens. Ils disaient avec raison: «Que nous serait-il arrivé de pis, si, au lieu d'être vainqueurs, les Français avaient été battus?» Ils avaient raison, et peut-être ne devions-nous pas les abandonner, au risque de faire une campagne de plus.

Ils déclarèrent donc qu'à moins qu'on ne leur restituât les provinces qu'ils avaient perdues, ils ne traiteraient pas, et renonceraient à l'intervention de la France. Ils allèrent même jusqu'à demander la restitution d'un vaisseau de guerre qu'ils venaient de perdre dans l'Archipel, à la suite d'un combat entre leur escadre et l'escadre russe, lequel vaisseau était déjà emmené par celle-ci.

Les Russes auraient volontiers fait la paix avec les Turcs; ils en avaient besoin, mais pas au point de signer des conditions ridicules: j'oserai même ajouter que, si l'on avait insisté un peu, ils n'auraient pas couru de nouveaux risques pour conserver les deux provinces en question.

Les choses en étaient là lorsque l'empereur Alexandre m'envoya chercher pour me les expliquer, et me demander si je pouvais prendre sur moi d'écrire au général Guilleminot, pour qu'il s'employât à faire entendre raison aux Turcs, tant sur la paix que sur l'armistice préalablement nécessaire pour la négocier. Je le fis en termes précis, quoique cela fût tout-à-fait en dehors de mes instructions. Ce qui m'y décida, c'est que je ne voulais pas laisser à l'empereur de Russie le moindre doute sur la sincérité des sentimens dont j'étais quelquefois chargé de lui renouveler l'assurance. Je lui remis moi-même ma lettre ouverte, et il la fit parvenir au général Guilleminot; elle ne produisit aucun effet. Le général Guilleminot fut obligé de quitter les Turcs sans en avoir rien pu obtenir, et la guerre continua.

L'empereur Alexandre s'occupait beaucoup de la réorganisation de son armée aux frontières de Pologne. Il avait, après les malheurs de Friedland, demandé de grands efforts à la nation russe, en hommes, chevaux et denrées; tout cela venait d'arriver aux lieux où était son armée. Il partit de Saint-Pétersbourg, pour aller diriger lui-même l'emploi de tous ces moyens; et, quoique la saison fût mauvaise, il fit le trajet avec une incroyable rapidité.

Je restai à Pétersbourg pendant son absence, et je fus aussi surpris que flatté d'être invité une fois à dîner chez l'impératrice régnante. Sa soeur, la princesse Amélie de Bade, y était, ainsi que le comte de Romanzoff, ministre des relations extérieures, et M. le comte Kotchoubey, ministre de l'intérieur.

Je cite ces détails, parce qu'à ce dîner sa majesté l'impératrice mit la conversation presque continuellement sur la France et sur Paris. Il était difficile de parler de quelque chose qu'elle ne connût pas. Notre littérature lui était extrêmement familière; elle me faisait l'honneur de me parler de nos spectacles; elle aimait nos productions tragiques, et connaissait le mérite de tous nos bons acteurs. Elle me dit: «L'empereur aime-t-il le spectacle?—Beaucoup, madame, et préférablement la tragédie.—Quelles sont celles qu'il préfère?—Madame, il aime beaucoup tous les ouvrages de Racine et de Corneille.—Je le conçois sans peine; mais encore y a-t-il du choix dans ces chefs-d'oeuvre-là?—Je l'ai vu aller souvent voir jouer Mithridate.—Ne fait-il jamais jouer Mérope?—Pardonnez-moi, madame.»

Je crus d'abord qu'il y avait dans cette question une intention maligne, et que l'impératrice voulait faire allusion à Polyphonte; mais je ne me déconcertai pas: peut-être, au reste, était-ce une conséquence de ce que je m'étais imaginé sur la manière dont on pensait généralement à notre égard en Russie.

L'empereur Alexandre revint de Pologne fort content de son armée; ses pertes étaient réparées, et il avait préparé le mouvement de la portion de cette même armée, qu'il voulait porter en Finlande pour attaquer cette province, et forcer enfin la Suède à faire la paix.

Nous étions à la fin d'octobre, lorsque les premières colonnes des troupes destinées à agir contre les Suédois arrivèrent à Pétersbourg pour y passer la Neva; l'empereur les passait en revue corps par corps. Il m'a quelquefois permis de l'accompagner à ces sortes de revues, et j'étais étonné de voir des troupes en aussi bon état après une aussi longue route.

À cette même époque, les Anglais venaient de s'emparer de Copenhague et de la flotte danoise. Il n'y avait qu'un cri en Russie contre cette agression; le ministre de Danemarck à Saint-Pétersbourg se donnait beaucoup de mouvement pour obtenir des secours de la part des Russes, qui ne pouvaient rien dans ce moment-là.

L'empereur Napoléon m'écrivit de Paris à ce sujet, et me disait que cet événement le contrariait fort, mais qu'il était le résultat de la politique équivoque du Danemarck, qui, dans la campagne précédente, avait retiré toutes ses troupes des îles pour les réunir en Holstein, où elles s'étaient encore trouvées lors de l'apparition des Anglais, et n'avaient pu porter du secours à la capitale. Cette disposition avait été prise par le gouvernement danois, sans doute par un effet de la même influence qui agissait contre nous-mêmes en Espagne; et, dans le cas où un malheur nous serait arrivé, ils auraient été prêts à prendre le parti qui aurait été le plus conforme à leurs intérêts.

Néanmoins la Russie sentit cette perte du Danemarck, dont la flotte était un bon tiers de la garantie de neutralité de la Baltique. L'empereur Alexandre fit déclarer par son ministre, à l'ambassadeur d'Angleterre, qu'il prendrait fait et cause en faveur du Danemarck, et qu'il ne resterait pas indifférent à l'agression dont cette puissance avait été la victime.

Le mois d'octobre se passa sans rien offrir de remarquable; les liens entre la Russie et la France se resserraient. L'empereur Alexandre lui-même luttait contre l'opinion la plus générale, qui ne nous était pas favorable; et, en ce qui dépendait de la France, je m'efforçai de lui rendre facile ce que je lui voyais faire pour ramener tout le monde à sa manière de penser. Rien n'était égal à l'irrévérence avec laquelle la jeunesse russe osait s'expliquer sur le compte de son souverain. Quelquefois je me suis trouvé obligé d'en reprendre plusieurs et de relever leurs inconvenantes réflexions. Pendant quelque temps, je conçus de l'inquiétude sur la suite que ces licences pourraient avoir dans un pays où les révolutions de palais n'avaient été que trop communes. Je me mis dès-lors à observer, sous ce rapport, les plus audacieux parleurs, qui ne tendaient à rien moins qu'à porter toute cette jeunesse à la plus criminelle des entreprises. J'étudiai toutes les conjurations qui ont eu lieu en Russie depuis un siècle. La dernière était si récente, que tous les contes absurdes qui se débitaient sur elle étaient encore le sujet des conversations de plusieurs méchantes coteries de société, dont Pétersbourg a, comme plusieurs grandes villes, le malheur d'être affligé.

Lorsque des circonstances politiques qui surviennent, sortent de la sphère de leurs petites idées, il part de ces coteries un déluge de mauvais quolibets, de faux avis, et de tout ce qui peut égarer le jugement des bons citoyens, accoutumés à suivre l'exemple de l'obéissance. Tous ces énergumènes ne sont pas redoutables pour un gouvernement fort; mais ils s'attachent à toutes ses actions, comme la rouille s'attache aux métaux, et les corrode. On est tout étonné d'apercevoir, au bout d'un certain laps de temps, le mal qu'on a éprouvé de ces chenilles qu'on a négligé d'écraser lorsque le temps pour le faire était favorable.

J'eus le courage d'écouter tout ce que l'on voulut me dire sur la mort de l'empereur Paul. Les divers récits de cette scène tragique me faisaient connaître beaucoup de détails personnels sur des hommes de marque, et il serait heureux que des ambassadeurs eussent beaucoup de renseignemens comme ceux que je pus mettre sur mes tablettes.

Voici ce que j'ai appris sur cet événement, car mon auteur était un grand personnage russe, ami de l'empereur Paul; c'est sa propre narration que je rapporte. Je pourrais le nommer, parce que je le crois mort depuis; mais l'autorité de son nom ne donnerait pas plus de force à la vérité pour les Russes contemporains qui liront ces Mémoires.

CHAPITRE XIII.

Conspiration contre l'empereur Paul.—Le comte P…—Le général B…—Le grand-duc.—Assassinat de l'empereur Paul.—On répand qu'il est mort de maladie.—Position critique de l'empereur Alexandre.—Le maréchal Soult intercepte une ébauche de conspiration.—Ses ramifications.

L'empereur Paul était monté fort tard sur le trône; il avait eu à supporter les hauteurs de tous les favoris de sa mère, et de plus il avait été souvent en butte aux intrigues des courtisans, qui, pour faire valoir leur zèle, lui avaient plus d'une fois supposé des projets de rébellion et de vengeance pour le meurtre de son père Pierre III. Ces désagrémens avaient empoisonné sa jeunesse, et avaient jeté dans son esprit des dispositions de méfiance, qui étaient toujours accompagnées d'aigreur envers tout ce qu'il soupçonnait avoir eu quelque part aux persécutions qu'il avait éprouvées.

Lorsqu'il fut empereur, il ne se défia pas des ressentimens du grand-duc Paul, et s'occupa un peu trop à faire justice de ceux dont il avait eu à se plaindre. Il se fit par là beaucoup d'ennemis; la plupart étaient puissans de richesse et d'honneurs, auxquels les hommes renoncent difficilement: les soupçons et la terreur régnèrent bientôt autour de lui; au lieu de ramener les esprits par la douceur, il les exaspéra par de la sévérité. Il crut, en vain, se faire des amis par des libéralités qu'il porta jusqu'à la profusion la plus irréfléchie; il était dans le même jour, bon jusqu'à la faiblesse, sévère jusqu'à l'inhumanité, et quelquefois injuste jusqu'à la cruauté, autant qu'irrésolu et variable jusqu'à la démence; à tel point qu'il rendit des ukases ridicules pour interdire l'usage des chapeaux ronds et des pantalons, et pour défendre de porter les cheveux coupés à la française: on était puni du knout lorsque l'on était trouvé en contravention avec de pareilles lois!!

Cette manière de gouverner ne pouvait pas donner de sécurité pour l'avenir à tous ceux qui croyaient avoir quelque chose à redouter de la versatilité de son caractère et de sa violence: ce parti était nombreux, et songea dès-lors à sa sûreté. En Russie, comme dans tous les autres pays, c'est un très petit nombre d'individus riches, et le plus souvent mal famés, qui s'emparent du domaine de l'opinion publique, qu'ils dirigent pour ou contre le souverain, selon qu'il leur plaît ou ne leur plaît pas; leur aréopage le juge sans appel, et, une fois qu'ils ont prononcé, ils ne s'occupent plus que de l'exécution de leur arrêt: ce fut le cas de l'empereur Paul.

Ses sujets le condamnèrent sous les prétextes les plus frivoles, et les passions, qui ne calculent pas, l'accusèrent de tout ce qu'il y avait de plus déraisonnable et à la fois de plus criminel. Les plus ardens à le précipiter du trône furent bientôt d'accord; mais de grandes difficultés traversaient l'exécution de ce dessein: c'est à Moscou qu'il se trama, parce que, dans cette ville éloignée de la cour, on peut s'envelopper de tout le mystère qu'exige une pareille entreprise.

Elle ne pouvait réussir sans la participation du gouverneur militaire de Saint-Pétersbourg, qui est tout à la fois le chef des citoyens, le général de la garnison et le gardien de l'empereur. Il exerce une surveillance qui lui eût infailliblement fait découvrir les petites menées par lesquelles il était nécessaire de commencer cette entreprise. Les conjurés prirent donc la résolution d'associer le gouverneur militaire à leurs projets: ce gouverneur était le comte de P… L'empereur Paul avait une extrême confiance en lui, et ne l'avait fait gouverneur de cette capitale que parce qu'il le regardait comme le plus attaché à sa personne et le plus incorruptible: ce comte P… était un homme profondément astucieux, et, à ce qu'il paraît, d'une duplicité de caractère semblable à celle des personnages principaux que l'on voit figurer dans les révolutions d'Orient. Un conjuré, dont je dois taire le nom, se chargea de sonder P…, sans lui rien dire du projet arrêté, mais de connaître directement de lui-même sa manière de penser sur l'empereur, et sur tout ce qui était le sujet du mécontentement général. P… s'ouvrit, et la confiance s'établit entre lui et le conjuré, qui ne manqua pas de lui répéter souvent que l'extrême confiance dont il jouissait en ce moment ne tarderait pas à être suivie d'un exil en Sibérie, aussitôt qu'un envieux, dont les hommes en place ne manquent jamais, serait parvenu à entretenir l'empereur un instant; que cela ne dépendait que d'une maîtresse, et qu'enfin, avec un homme du caractère de l'empereur, rien n'était stable. M. de P… sentit toute la force de ce raisonnement, et vit bien qu'il était le précurseur de quelque chose: lorsqu'on lui eut déroulé le projet, il s'engagea dans l'entreprise, et en connut tous les conjurés, dont il devint dès-lors le chef, parce que la réussite dépendait de lui. Il demanda quelques jours pour y réfléchir; il comprit bien que, si le coup manquait, il devenait lui seul plus coupable que les autres, dont les dépositions l'auraient accablé, et que, s'il réussissait, il devait craindre le ressentiment du grand-duc qui allait monter sur le trône, ainsi que celui de la veuve, qui ne mettrait pas de bornes à ses vengeances; qu'enfin si le projet venait à s'éventer avant son exécution, il avait à mettre les apparences de son infidélité à l'abri des reproches que l'empereur Paul lui aurait adressés: il songea à parer à tous ces incidens.

Son emploi lui donnait beaucoup d'accès dans l'intérieur de l'empereur, et il n'était pas sans savoir que Paul faisait éprouver à son fils plusieurs désagrémens semblables à ceux dont il avait lui-même eu tant à se plaindre étant grand-duc. P…, au lieu de calmer l'empereur, l'excita, et lui parla en termes ambigus de ce qu'il voyait et entendait dire, laissant entrevoir à l'empereur qu'il fallait bien que les plus audacieux comptassent sur l'impunité qu'on leur avait sans doute promise pour oser parler de la sorte.

De pareilles réflexions ne manquèrent pas d'atteindre leur but; elles mettaient dans l'esprit de l'empereur une méfiance sombre qui le porta jusqu'à suspecter ses propres enfans, et à les entourer de surveillans: c'était ce que P… voulait. Le grand-duc, poursuivi par les soupçons de son père, fut réduit à se rapprocher de P…, qui, d'un mot, pouvait attirer sur lui un accès de fureur de Paul, accès dont les suites étaient imprévoyables.

Le gouverneur militaire, ainsi placé entre le père et le fils, jouait à coup sûr; il gagna la confiance du grand-duc en l'entretenant du malheur auquel lui, P…, serait exposé s'il venait à recevoir l'ordre de le faire arrêter; qu'il n'osait pas répondre que cela n'arrivât pas d'un instant à l'autre; qu'il ne pouvait deviner quel était celui qui montait la tête de l'empereur contre ses enfans, mais qu'il était exaspéré au dernier point. Il était difficile qu'une pareille duplicité n'en imposât pas à une âme neuve comme celle du grand-duc, qui commençait à trembler sur le sort qui lui était réservé.

Lorsque M. de P… l'eut amené au point d'anxiété où il voulait le voir, avant de lui rien communiquer, il se décida à l'en entretenir, en commençant par lui faire un tableau effrayant de l'état dans lequel les profusions de son père avaient mis les finances de l'empire, ainsi que l'état d'humiliation sous laquelle on vivait, avec la perspective de se voir chaque jour arraché à sa famille, mutilé, et jeté en exil pour le reste de sa vie; ajoutant que la fureur avec laquelle on procédait à ces sortes d'exécutions menaçait tout le monde, depuis le plus grand jusqu'au plus petit; qu'enfin lui-même y était exposé; qu'il venait lui donner une preuve de son dévouement à sa personne en le prévenant de prendre ses précautions, parce qu'il serait peut-être une des premières victimes. Un pareil discours était bien fait pour achever de troubler une âme déjà alarmée.

Le grand-duc demandait le remède à opposer à cet orage, qu'il voulait détourner; P… répliquait de manière à augmenter les inquiétudes que ses artifices avaient jetées dans l'esprit du prince, et s'engagea, pour dernière preuve de fidélité, à lui donner avis des ordres qu'il pourrait recevoir contre lui, en lui faisant observer que, s'il prenait un parti sans l'en prévenir (comme de s'enfuir), il l'exposait à tous les ressentimens de l'empereur, qui ne lui pardonnerait pas cette infidélité; qu'en conséquence il le sommait, avant tout, de lui donner sa parole d'honneur de se conformer à ce qu'il lui proposerait dès qu'il aurait reçu l'ordre en question, si toutefois il arrivait. Le grand-duc donna la parole (assure-t-on), et crut ainsi avoir un protecteur dans le gouverneur militaire; tandis qu'au contraire le gouverneur rendait ce prince l'instrument de sa perfidie.

Les choses en étaient à ce point lorsque P… fait parvenir, avec adresse, à l'empereur, par une voie détournée, quelques avis sur les dangers dont il est menacé; ce moyen lui réussit encore. L'empereur l'envoya chercher, et, lui ayant communiqué l'avis qu'il venait de recevoir, lui témoigna son étonnement de ce qu'il n'avait pas su cela, et ne lui en avait pas parlé. P… répondit qu'il n'ignorait rien du projet, et qu'il prenait des mesures pour le prévenir; il en récita quelques détails à l'empereur, qui parut tranquille en voyant que son gouverneur militaire s'était occupé de la sûreté de sa personne. Il fut tout-à-fait rassuré lorsque M. de P… lui eut dit qu'il attendait la liste des conjurés, qu'on devait lui donner le même jour; mais qu'il n'avait encore osé faire arrêter personne, parce qu'il lui était revenu, et qu'il était forcé de l'avouer à Sa Majesté, que ses enfans n'étaient pas étrangers à cette entreprise; qu'il ne pouvait pas l'assurer, mais qu'enfin, si ses soupçons se vérifiaient et étaient fondés, il lui demandait quelle conduite il devait tenir dans cette circonstance, tant pour empêcher le grand-duc d'être averti que pour lui ôter les moyens d'échapper.

L'empereur, enchanté de tant de zèle, lui ordonna, dans ce cas-là, de ne point balancer à l'arrêter. P… répondit que, bien que son dévouement fût sans bornes, comme il pourrait se faire que ce ne fût pas lui-même qui exécutât cet ordre, et qu'il pourrait arriver un malheur si le grand-duc résistait, il voulait avoir un mandat signé de l'empereur pour que le grand-duc n'eût rien à répliquer, et qu'il obéît.

L'empereur Paul trouva la mesure sage, et signa de suite le mandat, que P… emporta; il alla avec cette pièce chez le grand-duc, et, la lui montrant, lui dit que, quoi qu'il eût pu faire, l'arrêt fatal était prononcé; qu'il n'y avait plus à feindre; qu'il fallait prendre un parti; que lui, gouverneur militaire pourrait bien différer de quelques jours l'exécution de l'ordre qu'il voyait, mais qu'enfin il ne pourrait pas l'éluder, et que, dès ce moment, il était obligé de le faire observer; qu'il l'en prévenait[21]. Il avait un intérêt immense à ce que le grand-duc ne vît personne à qui il aurait pu s'ouvrir, et qui lui aurait donné le sage conseil d'aller trouver son père.

Lorsque P… le vit bien abattu, il alla promptement rassembler les principaux chefs des conjurés, avec lesquels il convint de tout, du jour, de l'heure et des officiers de leur connaissance qu'il ferait en sorte de faire tomber de garde cette nuit-là au château; enfin, il leur donna le mot d'ordre; et, après qu'il eut arrêté toutes les dispositions, il revint trouver le grand-duc, et lui dit qu'il n'y avait plus à balancer; que toute la ville et la garnison se prononceraient pour lui s'il voulait se décider pour le salut de tout le monde et pour le sien; qu'il n'était point question d'une scène sanglante, mais que l'on était décidé à ôter le pouvoir à son père pour l'en revêtir, s'il était décidé à faire grâce aux auteurs de cette révolution et à ne pas les poursuivre; qu'autrement lui, P…, ne répondait de rien, parce qu'une fois qu'il aurait exécuté l'ordre de son père de l'arrêter, si, comme il n'en faisait aucun doute, l'empereur Paul était victime d'une conjuration, il n'y avait rien de moins sûr qu'on appelât le grand-duc à lui succéder, à moins qu'on ne fût tout-à-fait rassuré sur les poursuites qu'il pourrait être disposé à exercer contre ceux qui l'auraient mis sur le trône.

Un argument aussi perfidement imaginé était trop fort pour un coeur neuf comme celui auquel on s'adressait, après avoir pris les précautions de lui fermer toutes les portes de salut. Dans cette situation, le grand-duc s'appuya encore sur celui qui le perdait, et promit tout ce qu'on voulût pourvu qu'on ne fît point de mal à son père. Cet assentiment une fois obtenu, P… eut encore un autre soin: ce fut de prévoir le cas où le coup manquerait, ou bien celui où il serait éventé. On verra comment il s'y prit pour se ménager une retraite; il va d'abord retrouver les conjurés, et fixe l'exécution à la nuit même; ils se réunissent dans la maison de l'un d'eux; ils partent la nuit, vêtus de leurs uniformes et armés de leurs épées, au nombre de treize ou quatorze en tout. P… avait fait mettre de garde des officiers à lui pour toute main; avec le mot d'ordre les conjurés passent partout dans les vestibules et les appartemens du palais: c'était au château Saint-Michel.

Ils arrivent, de pièce en pièce, jusqu'à celle qui précède la chambre à coucher de l'empereur: il y avait, pour toute garde, un cosaque qui était couché sur un matelas. Il se lève en sursaut, et jette un cri perçant en prononçant le mot trahison! il tombe aussitôt percé de coups. Les conjurés se jettent à la porte de la chambre à coucher, une lumière à la main: sept d'entre eux restent à la première porte de l'appartement, les sept autres entrent dans la chambre et vont droit au lit; ils n'y trouvent personne, et se croient déjà perdus, persuadés que l'empereur n'avait pas passé la nuit chez lui. Le courage en abandonne quelques uns qui voulaient fuir, mais les autres les retinrent, lorsque l'un d'eux, B…, observe que le lit de l'empereur est encore chaud. L'empereur Paul, au cri du cosaque, s'était jeté à bas de son lit, et, soit qu'il eût perdu la tête, ou qu'il fût mal éveillé, au lieu de se couler par la porte qui, de la tête de son lit, ouvrait sur un petit passage qui menait chez l'impératrice, et alors il était sauvé, il se blottit derrière un paravent à glace, sans avoir eu le temps de mettre aucun vêtement. Les conjurés délibéraient sur ce qu'ils allaient faire, lorsque B…, plus froid dans le crime, se met à chercher par toute la chambre, et découvre l'empereur: il appelle ses complices, en lançant des épithètes ironiques à la malheureuse victime, et, la prenant par le bras, il l'amène au milieu de la chambre; là commencent des injures et des reproches que tous lui adressent, après quoi ils lui proposent d'abdiquer: il s'y refuse; le moment était décisif.

Les conjurés qui étaient restés à la première porte venaient presser les autres d'en finir, disant qu'ils entendaient du bruit; enfin, l'un d'entre eux, qui s'en vantait encore à table, lorsqu'il commandait l'armée en 1807, dit aux autres: «Messieurs, le vin est versé, il faut le boire.» En même temps il assène un coup sur la tête du monarque infortuné; dès-lors les monstres le prennent à la gorge, le mutilent par tout le corps, et terminent par l'étrangler avec sa propre écharpe: ils lui avaient donné un coup à la partie supérieure de l'oeil, qui avait fait une plaie[22].

Ce meurtre commis, ils le remirent dans son lit, et le couvrirent. Ils emportèrent le cadavre du cosaque, et s'en allèrent chacun chez soi, comme s'ils n'avaient rien fait. Ils rencontrèrent P…, qui s'avançait, avec un bataillon des gardes, pour venir au secours de l'empereur si le coup avait manqué; mais voyant qu'il avait réussi, ce fut au secours des conjurés qu'il venait: il avait enfin pour troisième but de mettre le grand-duc à l'abri d'une entreprise de leur part.

Le jour avait à peine éclairé le lendemain de cette sanglante catastrophe, que toute la ville en était informée; on fit répandre le bruit que l'empereur était mort d'une attaque d'apoplexie, et l'on disposa tout ce qui était d'usage dans cette circonstance, tant pour lui succéder, ce qui était dans l'ordre naturel, que pour lui rendre les derniers devoirs.

On plaça le corps sur un lit de parade, selon la coutume; et, pour que le sang qui, dans la strangulation, s'était porté avec abondance à la plaie qu'il avait au-dessus de l'oeil, ne fît point faire de réflexions aux spectateurs, qui commençaient à méditer sur cet événement extraordinaire, on eut soin de lui mettre du blanc sur le visage, de manière à réparer l'altération qui était la suite des mauvais traitemens qu'on lui avait fait éprouver. Personne ne fut dupe: les gens qui l'avaient lavé, habillé, pour le mettre sur le lit de parade, et ceux qui l'avaient trouvé, le matin en entrant dans sa chambre, donnèrent tous les détails que l'on voulut apprendre. De plus, le sang du cosaque avait rougi le parquet, et l'on est toujours bien mieux informé de ce qui se passe au fond du palais des rois, lorsque cela blesse la morale publique, que l'on ne sait ce qui concerne l'intérieur d'un particulier.

Après cette exposition publique, l'empereur Paul fut inhumé avec toute la pompe due à son rang.

La vérité ne tarda pas à se découvrir: le grand-duc Alexandre voulut la savoir tout entière, et l'impératrice veuve n'entendait à aucun ménagement. Si justice n'a pas été faite sur-le-champ, de tout ce qui avait eu part à ce crime, c'est probablement par crainte des troubles que le crédit des conjurés eût probablement excités dans l'empire: néanmoins les meurtriers, atteints par l'indignation publique, furent exilés; presque tous moururent dans leurs terres, loin de la capitale.

En écoutant ce récit de la bouche de ceux qui n'avaient pas perdu le souvenir des bontés de l'empereur Paul, je fus effrayé de la facilité avec laquelle les conjurés s'étaient accordés et avaient exécuté un tel projet, sans qu'une seule circonstance fût venue le traverser, ni que le remords fût entré dans l'âme d'aucun d'entre eux: je frémis en pensant que le sort d'un monarque, celui de tout un État, était à la merci d'un simple officier qui, le plus souvent, se trouve, par l'effet du hasard, placé au poste principal, et sur la fidélité duquel reposent tous les intérêts de la société.

Plus j'y réfléchissais, plus je croyais voir dans tout ce que j'entendais et dans ce que j'apercevais, les premiers élémens d'une conspiration de la même nature. Ce qui contribua à me le persuader, fut l'arrivée subite, à Saint-Pétersbourg, d'un aide-de-camp du maréchal Soult (M. de Saint-Chamans), que ce maréchal m'envoya en courrier, des bords de la Vistule, où était encore son corps d'armée. Le maréchal Soult avait saisi une correspondance toute fraîche, dans laquelle, parmi beaucoup de lettres pleines, de phrases énigmatiques, il y en avait qui, d'un bout à l'autre, ne traitaient que d'une matière semblable. Je me rappelle que, dans une de ces lettres entre autres, il y avait ces expressions: «Est-ce que vous n'avez donc plus chez vous des P…, des Pl…, des N…, des B…, ni des V…?[23]» Ces lettres étaient écrites de la Prusse à des Russes. Quoiqu'elles me parussent plutôt être la production de quelque imagination exaltée, que la conséquence d'un commencement d'entreprise criminelle, je trouvai le cas trop grave pour me charger de la responsabilité, en prenant sur moi de ne pas les communiquer à l'empereur Alexandre, d'autant plus que je devais supposer qu'il aurait probablement quelques informations d'autre part; et d'ailleurs je devais saisir cette occasion de lui prouver ma reconnaissance des bontés qu'il avait pour moi.

Je m'y pris donc du mieux qu'il me fut possible pour les lui faire parvenir, en l'informant de l'arrivée de M. de Saint-Chamans; il voulut bien ne voir, dans cette communication, que les sentimens qui me l'avaient dictée, et m'en témoigner de la satisfaction. Je me permis de l'engager à ne pas trop se fier sur les apparences extérieures, en lui faisant observer que c'était déjà être bien gardé que de faire croire que l'on se gardait, parce que, d'ordinaire, les assassins sont des lâches. Je le trouvai là-dessus tout-à-fait indifférent, et il me dit même: «Je ne crois pas qu'ils l'osent», faisant allusion à ceux qui en auraient eu la pensée; «j'ai confiance dans l'attachement de mes sujets; mais si, enfin, ils veulent le faire, qu'ils le fassent, mais je ne leur céderai en rien: d'ailleurs, il ne faut pas croire tout ce que l'on dit; dans ce pays-ci on parle beaucoup, mais on n'est pas méchant.»

Je me trouvai soulagé d'un grand poids, lorsque je vis entre ses mains tout ce que m'avait envoyé le maréchal Soult. Sans être plus satisfait de la mauvaise disposition d'esprit dont j'étais moi-même le juge, je n'osais m'en plaindre, parce que réellement l'empereur Alexandre y faisait tout ce qu'il pouvait: l'opinion d'une ville comme Saint-Pétersbourg ne pouvait pas se retourner facilement, et il fallait de la patience pour obtenir ce que l'on désirait; la violence eût tout gâté.

Dans les premiers jours de novembre, j'eus occasion de lui faire remettre plusieurs pièces imprimées contenant les expressions les plus injurieuses pour lui: c'étaient des productions toutes fraîches, de la même espèce que celles qui avaient été débitées de Paris si long-temps contre l'empereur Napoléon: il fit si bien qu'il en découvrit le colporteur, et sut, par là, comment ces monstruosités avaient été apportées dans ses États. Il fut moins sensible à l'outrage qu'on dirigeait contre lui, qu'il n'était indigné de reconnaître que c'était un Russe attaché à sa maison qui l'avait répandu; il le fit venir, lui lava la tête d'importance, mais ne le punit pas.

CHAPITRE XIV.

L'empereur Alexandre se constitue en état d'hostilité avec l'Angleterre.—Nomination du duc de Vicence à l'ambassade de Pétersbourg.—le duc de Serra-Capriola.—Le comte de Meerfeld.—L'opinion est peu favorable à mon successeur.—Moyens que j'emploie pour la lui ramener.—Le comte de Mestre.—Audience de congé.—Témoignage d'intérêt de l'empereur Alexandre.

C'est aussi dans les premiers jours de novembre que je reçus un courrier de l'empereur, qui m'annonçait son départ pour l'Italie; le même courrier m'apportait les instructions du ministre des relations extérieures, pour réclamer l'exécution d'un des articles du traité secret fait à Tilsit. M. Louis de Périgord en était porteur; il avait aussi une lettre de l'empereur Napoléon pour l'empereur Alexandre; il m'arriva à Saint-Pétersbourg, dans la matinée d'un jour où je dînais chez l'empereur Alexandre; et comme dans la soirée ce souverain avait l'habitude de m'entretenir à part, c'était ce moment-là que je prenais pour ébaucher les affaires dont j'étais chargé. Dans cette occasion, je lui parlai de l'arrivée de M. Louis de Périgord, qui était porteur d'une lettre pour lui, que je lui remis, en lui demandant la permission de le lui présenter le lendemain à la parade; il me l'accorda, et reçut la lettre, qui était étrangère à un sujet qui faisait l'objet de la mienne.

L'empereur Alexandre me demanda si j'avais reçu quelque chose, et de quoi on me parlait. «Sire, dis-je, on me charge de témoigner à votre majesté le désir de la voir joindre sa puissance à la nôtre, pour nous faire écouter de l'Angleterre, qui paraît n'avoir pas accepté, ou avoir répondu d'une manière évasive aux ouvertures qui lui ont été faites depuis le retour de l'empereur à Paris.—Fort bien, répondit-il, votre maître ne m'en dit pas un mot; mais il suffit; je le lui ai promis, je lui tiendrai parole; voyez Romanzoff, et venez me parler de cela demain.»

Je n'y manquai pas; j'étais bien aise que l'empereur eût la nuit pour penser au parti que j'allais lui proposer, parce que cela me donnait aussi le temps de me préparer à répondre aux objections, et, dans ce cas surtout, il devait naturellement y en avoir. Le lendemain, après avoir reçu M. Louis de Périgord, l'empereur me parla le premier d'affaires, et commença par me dire qu'il avait été convenu que l'on se réunirait pour faire en commun une sommation à l'Angleterre, et lui offrir la médiation de la Russie pour négocier la paix et qu'il lui semblait que c'était la démarche préalable à faire.

Je répondis que cette démarche avait été faite; qu'il savait bien que l'Angleterre avait décliné sa médiation; que, quant à la sommation, elle était inutile de notre part, puisque depuis long-temps nous étions en état d'hostilités; que, pour lui, il pouvait, si cela était dans ses intentions, commencer par une sommation; mais que je ne croyais pas qu'elle avançât les choses parce que, si l'Angleterre avait été disposée à traiter, elle n'aurait pas refusé d'une manière si positive sa médiation; il réfléchit un moment, et, reprenant la parole, il me dit: «Je comprends cela, et puisqu'on le désire chez vous, je suis bien aise de montrer de l'empressement à remplir mes engagemens; dès aujourd'hui, je donnerai des ordres à Romanzoff», et il ajouta: «Je vous assure que cela ne sera pas long.»

Effectivement, le surlendemain, on me remit la note que le gouvernement russe se proposait de faire remettre à l'ambassadeur d'Angleterre; je n'avais aucune observation à y faire, et elle fut envoyée le lendemain à l'hôtel de l'ambassadeur, qui en accusa réception, en demandant ses passe-ports.

Il y avait alors, tant dans la rivière de Saint-Pétersbourg que dans le port de Cronstadt, plusieurs centaines de navires marchands anglais, tous chargés en retour pour l'Angleterre; et quoique le principal but de la France fût de frapper le commerce anglais, en faisant déclarer la guerre à cette puissance par la Russie, qui n'avait aucun moyen maritime pour la rendre de quelque efficacité, je n'eus pas l'air de m'apercevoir de tout le loisir qu'on leur donnait pour s'éloigner, d'autant plus qu'on y mettait de la décence; j'y mis de mon côté de la modération, parce que cette mesure du gouvernement russe n'était pas populaire à Pétersbourg, et que, si j'avais exigé que l'on employât de la rigueur, je courais le risque de rompre la corde de l'arc, qui ne pouvait se tendre qu'avec de la patience; l'on m'a su gré d'en avoir agi ainsi.

L'ambassadeur d'Angleterre partit par la Suède pour retourner à Londres[24]. La campagne contre les Suédois en Finlande était ouverte, et n'offrait aucun détail bien intéressant.

J'envoyai à l'empereur Napoléon tout ce qui m'avait été remis par le ministre russe sur la question dont je viens de parler, et mon courrier ne l'ayant pas trouvé à Paris, courut sur ses traces, et ne le joignit qu'à Venise.

Vers la fin de novembre, je reçus l'avis officiel de mon remplacement à Saint-Pétersbourg par M. de Caulaincourt, qui y était nommé ambassadeur. Je m'occupais de chercher à lui louer un hôtel, afin qu'il fût établi d'une manière convenable tout en arrivant, et j'avais réussi lorsque l'empereur Alexandre, en me faisant demander le bail que j'en avais passé, me fit entrer en possession d'un magnifique hôtel qu'il avait fait acheter sur le grand quai de la Neva; il le donnait à la France en retour de celui que l'empereur Napoléon avait donné à la Russie au moment de l'arrivée de son ambassadeur à Paris. Nous gagnâmes à ce marché, parce que l'hôtel que nous reçûmes à Saint-Pétersbourg était bien plus complet que celui que nous avions donné à Paris.

L'empereur Alexandre eut la bonté de me dire des choses personnelles extrêmement flatteuses sur la contrariété que lui causait mon rappel, et je puis dire que, si j'éprouvais quelque satisfaction à quitter sa cour, ce fut parce que je le trouvais personnellement trop entraînant. Comblé de ses bontés comme je l'avais été, il était à craindre pour moi, que dans des circonstances où il aurait fallu se retrancher dans l'austérité du caractère diplomatique, la reconnaissance et l'attachement que j'éprouvais pour lui m'en eussent empêché. Je me serais alors trouvé dans une position gênante, ou obligé de trahir mon devoir pour suivre une inclination bien naturelle: lui-même ne m'aurait pas estimé, et les affaires dont on m'aurait chargé n'eussent pas été faites.

Je ne dois pas taire ici que l'opinion la plus générale de la société était tout-à-fait défavorable à M. de Caulaincourt, et je m'aperçus bientôt que cette mauvaise disposition apporterait des difficultés à la marche qu'il aurait à tenir, pour la conduite des affaires que j'allais lui remettre en bon chemin. En cherchant la cause de cette disposition, je fus forcé d'en reconnaître la source dans la part qu'on lui supposait avoir eue dans l'affaire du duc d'Enghien: j'étais déjà devenu assez fort en Russie, par le retour de l'opinion en ma faveur pour l'employer à servir mon successeur, auquel j'étais attaché par des liens d'amitié étrangers à notre situation politique réciproque; je balançai d'autant moins à le faire, qu'en rendant service à un camarade, je servais à la fois mon pays, en lui aplanissant des difficultés qui, tôt ou tard, auraient nui à ses intérêts.

L'on se gênait peu à Saint-Pétersbourg pour parler de M. de Caulaincourt sous ce rapport, et je n'eus pas de peine à rencontrer l'occasion d'entreprendre sa justification; je le fis encore pour l'empereur Alexandre lui-même, qui ne m'en avait cependant pas parlé, mais qui ne pouvait ignorer tout ce qui se disait autour de lui à ce sujet, et je voulais que l'accueil qu'il allait faire à l'ambassadeur de France fût dégagé de toute espèce de mauvaise impression ou arrière-pensée fâcheuse.

Il y avait à Saint-Pétersbourg des petits cercles de conversations, desquels s'écoulait, dans le reste de la société, tout ce que l'on voulait y répandre. Ce moyen me parut le plus favorable à l'exécution de mon projet: je choisis celui de M. de Laval[25], qui habite sur le quai Anglais; je croyais, ce jour-là, y trouver plusieurs Russes, ainsi que le duc de Serra-Capriola, ambassadeur de Naples, et M. le comte de Mestre, ambassadeur du roi de Sardaigne; mais je n'y rencontrai que ce dernier, de sorte que la conversation s'engagea, entre nous trois seulement, sur les affaires du temps. En leur demandant leur amitié pour mon successeur, je les vis à peu près muets; j'y étais préparé, et j'ouvris l'explication que je désirais; elle est présente à ma mémoire. À cette époque, j'ignorais la circonstance de la méprise qui avait rendu le duc d'Enghien victime de son malheureux sort, puisque ce n'est qu'en 1812 que je l'ai appris; mais je connaissais tout ce que les pamphlets avaient répandu sur cette catastrophe, et ils n'avaient pas ménagé M. de Caulaincourt, non plus que moi. Il me fut donc facile de réfuter ce qu'ils lui imputaient d'une scène à laquelle il n'avait pas assisté, puisqu'il est vrai qu'il n'arriva à Paris que le lendemain de son dénoûment; je le pouvais, et le fis avec d'autant plus de force que moi, qui avais été à Vincennes, comme je l'ai dit dans le cours de ces Mémoires, je ne l'y avais pas vu, et que je pouvais en cela redresser l'injustice de ses accusateurs. Je ne savais que ce qu'il m'avait dit lui-même de sa mission à Strasbourg, et cette communication de sa part faisait toute la force de mon argument; mais j'étais loin de vouloir étendre au-delà l'intérêt que mon amitié lui portait. Je lui en ai depuis parlé à lui-même, et j'ai fait un appel à son honneur de me dire si, dans cette circonstance, je pouvais avoir un autre but que d'échanger avec lui la mauvaise couverture dont on l'enveloppait, en arrivant, contre les avantages de position que je m'étais donnés. Je n'ai laissé ignorer aucun de ces détails à M. de Caulaincourt à son arrivée, et pendant les douze jours que j'ai passés avec lui à Saint-Pétersbourg. S'il est vrai que, depuis mon départ, on lui ait rapporté qu'on m'avait entendu dire, dans une société de trente personnes, que lui, M. de Caulaincourt, était étranger à cette affaire, et qu'elle ne regardait que moi[26], il avait les mêmes moyens de me défendre; cela lui était plus facile que lorsque j'ai entrepris la même chose pour lui, et je devais espérer le retour de mon procédé. Je lui en ai donné une double preuve au mois d'avril 1813, en arrêtant le jeune Ordener, qui, blessé de l'outrage fait à la cendre de son père, voulait faire publier plusieurs pièces qu'il trouva dans les papiers de sa succession. Je demande ce que cette publication aurait produit le lendemain du jour où l'on venait de voir, dans les journaux, cette justification, qui souleva l'opinion contre lui, lorsqu'on lut la lettre qu'il écrivit à l'empereur Alexandre sur ce sujet, étant près de lui le ministre de l'empereur Napoléon.

M. de Caulaincourt arriva à Saint-Pétersbourg vers le 10 ou le 15 décembre 1807. Je lui remis l'ouvrage que j'avais créé, et passai près de lui tout le temps nécessaire pour lui donner les explications dont il avait besoin; après quoi, je demandai mes audiences de congé. Celle que me donna l'empereur fut presque amicale; sa fête se célébrait le 25 décembre; je voulus y assister; et c'est en m'invitant à dîner pour le lendemain, qu'il m'emmena dans son cabinet pour me fournir l'occasion de lui témoigner ma reconnaissance de tant de bontés. Il m'entretint assez long-temps des matières politiques que j'avais traitées avec lui, et me dit encore un mot du regret qu'il voulait bien avoir de mon départ, et, enfin, en m'embrassant, il me donna congé. À tous ses bons procédés, il joignit des témoignages de sa générosité: outre les diamans d'usage, qui consistaient dans une tabatière de grand prix, il me fit remettre un collier d'améthystes, qui était le plus bel ouvrage qu'il y eût chez le joaillier de la couronne; il était accompagné de tous les accessoires de cette parure; il y ajouta deux fourrures, l'une de martre zibeline, qui fit l'admiration des dames de Paris, et l'autre d'oursin noir, d'une égale rareté. Je partis de Russie comblé, et de plus j'étais persuadé d'y avoir fait succéder une estime générale aux fâcheuses préventions que j'avais trouvées établies contre moi en y arrivant.

Je pris mon chemin par Wilna, Varsovie et la Silésie. L'empereur Alexandre avait donné ordre que l'on me fît accompagner par deux feldjägers (courriers de cabinet) jusqu'à Varsovie, de sorte que je n'éprouvai pas la moindre difficulté aux postes. En passant en Silésie, je rencontrai la tête des colonnes des prisonniers russes, qui retournaient de France dans leur pays. L'empereur les avait fait armer et habiller en uniforme russe. Cette galanterie avait été appréciée en Russie, où elle était connue avant mon départ. Ce fut le 16 janvier 1808 que j'arrivai à Paris, où j'eus encore le plaisir de m'entendre donner des marques de satisfaction par l'empereur; j'y attachai d'autant plus de prix que ce n'était pas trop son habitude, sans que pour cela il en estimât moins.

Pendant plusieurs jours, il me questionna sur tout ce que j'avais remarqué en Russie, et me demandait souvent si j'étais parti convaincu qu'il pouvait faire quelque chose de solide dans ce pays-là; je répondais affirmativement, car c'était mon opinion, et j'ai souvent regretté d'avoir vu gâter des affaires qu'il était possible de toujours tenir en bon train. Il n'y avait sorte de chose que l'empereur n'eût préférée à l'idée d'aller recommencer la guerre au-delà de la Vistule; il avait soigné cette ambassade de Russie de tout ce qui pouvait contribuer aux succès qu'il en attendait; rien n'avait été épargné en dépense, ni en détails de tout genre de tout ce qui compose la représentation. Tout cela avait été porté jusqu'à la somptuosité.

L'on verra, par la suite de ces Mémoires, comment la confiance que l'empereur avait placée dans cette alliance, a été petit à petit altérée, au point d'avoir été suivie de la catastrophe qui a englouti l'espérance et l'avenir de tant de familles dignes de l'estime publique.

CHAPITRE XV.

Expédition de Portugal.—Junot.—Composition de son armée.—Entrée à Lisbonne.—Prévoyance du régent.—Nos troupes s'approchent d'Espagne.—Considérations politiques.—Talleyrand.—Part véritable de ce diplomate à l'entreprise sur la Péninsule.—Tentative inconcevable de Fouché.

L'empereur avait passé la saison des chasses d'automne à Fontainebleau, où il avait donné la première audience à l'ambassadeur de Russie, qui était le général comte de Tolstoï, frère du grand-maréchal de la cour de l'empereur Alexandre. Je vais rendre compte de ce qui s'est passé pendant le séjour que fit la cour dans cette résidence.

Depuis le refus qu'avait fait l'Angleterre d'accepter la médiation de la Russie pour négocier la paix avec la France, l'empereur avait sommé le Portugal de prendre un parti, le menaçant de faire marcher contre lui les troupes françaises, s'il persistait dans son alliance avec l'Angleterre. Le prince régent de Portugal hésitait et répondait d'une manière évasive aux sollicitations pressantes qu'on lui faisait faire à la fois, à Lisbonne et par la voie de son ambassadeur à Paris, le comte de Lima.

Il est à remarquer que le prince régent avait été un des premiers souverains qui eussent recherché l'alliance de la France, et que cependant, dès le temps du consulat, on avait été obligé de le faire attaquer par les troupes françaises et espagnoles combinées, pour l'obliger à entrer avec nous dans l'alliance contre l'Angleterre. C'était cet ouvrage que l'on voulait recommencer: l'ambassadeur de ce pays en France jugeant de ce qui allait arriver, crut qu'il pourrait conjurer l'orage en allant lui-même à Lisbonne faire ouvrir les yeux à son gouvernement sur les dangers d'invasion dont le Portugal était menacé; il partit de Fontainebleau, et comme courrier près de son souverain; mais il était trop tard, toute transaction était devenue impossible; le prince n'eut d'autre parti à prendre que de s'embarquer sur sa flotte pour le Brésil, abandonnant ainsi ses États d'Europe à ce que la fortune en déciderait. Il partit effectivement avant l'arrivée du corps de troupes qui s'approchait de sa frontière. Ce corps était commandé par le général Junot, qui avait été gouverneur de Paris pendant la longue absence de l'empereur. Les troupes qui le composaient avaient été formées du troisième bataillon, et des escadrons de dépôt de plusieurs des régimens qui étaient à la grande armée.

Il pénétra sur le territoire portugais, prit possession des places fortes, sans rencontrer d'autre résistance que celle que lui opposaient les torrens, les précipices, qu'il eut à franchir. Il parvint enfin à vaincre tous ces obstacles, et, à force de constance, il triompha de la faim et de la fatigue, et entra dans Lisbonne sans que le gouvernement essayât de s'opposer à sa marche. Loin de la, le prince régent prit soin de lui aplanir les difficultés. Il prévint ses vassaux que la défense était inutile; qu'il allait s'absenter pour laisser écouler l'orage; qu'il reviendrait quand la tempête serait passée, et venait, en attendant, d'organiser un gouvernement chargé surtout de procurer de bons logemens aux troupes françaises, de pourvoir à leurs besoins, et d'empêcher qu'il ne leur fût fait aucune insulte[27]. On ne pouvait faire les choses de meilleure grâce, ni être plus prévenant. Il n'avait oublié qu'une chose, c'était de parler de l'imprudence qui attirait l'orage sur ses États: il n'avait cependant pu imaginer que le traité qui devait soulever toutes les forces de la Péninsule, ne nous avait pas échappé, et que, quoique l'Espagne seule eût éclaté, nous savions à quoi nous en tenir sur les projets du Portugal.

Pendant que l'empereur prenait ce parti vis-à-vis du Portugal, il fit rapprocher des frontières d'Espagne, du côté de la Catalogne et de la Navarre, deux corps d'armée, dont les troupes étaient encore bien moins organisées que celles du corps du général Junot: ce n'étaient pour la plupart que des bataillons de marche. On appelait ainsi des bataillons que l'on formait des détachemens de plusieurs régimens différens, qui avaient un long trajet à faire pour se rendre à la même armée. Les meilleurs étaient composés d'hommes appartenant à trois régimens différens; mais il y en avait dont les compagnies avaient des soldats de plusieurs corps, et même des officiers tirés d'autres corps que ces mêmes soldats; il fallait bien certainement que l'empereur crût n'avoir pas de grandes opérations à faire exécuter pour s'être décidé à employer des troupes dans cet état d'organisation; enfin la meilleure portion était la conscription des provinces méridionales, qui avait été appelée en 1806, lorsque l'on entra en Pologne, après que la Prusse eut refusé de traiter et se fut jetée dans les bras des Russes, lorsque nous étions à Berlin. L'empereur avait ordonné que cette portion de conscription restât en France, et il l'avait fait organiser en plusieurs corps réguliers, que l'on nomma légions: ces légions furent rassemblées à Grenoble, Dijon, Toulouse, et, je crois, Bordeaux: cette disposition fut prise après la bataille d'Eylau, et c'est d'Osterode que l'empereur ordonna d'en former des corps de réserve, dont il donna le commandement à des sénateurs qui avaient été militaires.

La proclamation de l'Espagne avait paru quelques mois auparavant; l'armée d'observation de l'Autriche était dans les environs de Prague. Ces corps de réserve auraient été grossir l'armée d'Italie, si l'Autriche avait entrepris quelques hostilités, ou bien ces mêmes corps auraient formé une armée pour s'opposer aux Espagnols, si la proclamation de leur gouvernement avait été suivie de quelques opérations offensives de sa part: ni l'un ni l'autre cas n'était arrivé, et l'empereur trouva les légions disponibles à son retour de Tilsit. C'est ici que commencèrent les affaires d'Espagne, que je crois nécessaire de faire précéder de quelques détails.

On a débité avec affectation dans le monde que M. de Talleyrand avait été d'un avis opposé à cette entreprise: il a pu convenir à quelques esprits de parti de chercher à établir cette opinion, mais elle est contraire à la vérité: non seulement il n'y était point opposé, mais encore il la conseilla, et fut celui qui en posa les préliminaires; et c'est dans le but de la terminer qu'il pressa tant la conclusion de la paix à Tilsit, disant à l'empereur que son affaire la plus importante était celle du Midi, d'où tôt ou tard un prince belliqueux pourrait tenter d'ébranler son ouvrage, lui faisant remarquer qu'il avait suffi d'une proclamation pour mettre tout le pays en alarme, et que, s'il y avait eu une seconde bataille d'Eylau, ce qui pouvait arriver au centre des provinces russes, où il aurait bien fallu aller si l'on n'avait pas fait la paix, il était possible que les Espagnols et les Autrichiens arrivassent à Paris avant qu'il pût en être informé; que, d'un autre côté, s'il faisait la paix avec l'Angleterre sans avoir réglé à sa convenance les affaires d'Espagne, il y fallait renoncer pour jamais, parce qu'il retrouverait l'Europe contre lui aussitôt qu'il voudrait en entreprendre l'exécution, au lieu que, si on était assez heureux pour réussir, on traiterait avec l'Angleterre sur cette base, en faisant, d'un autre côté, les sacrifices auxquels on pourrait être obligé de souscrire. M. de Talleyrand est le premier qui ait songé à l'opération d'Espagne; il avait préparé les ressorts qu'il fallait mettre en jeu pour la faire consommer: il est bien vrai qu'il voulut la faire d'une autre manière, et peut-être l'eût-il menée à meilleure fin.

Le hasard a voulu que, dans la circonstance où l'on aurait eu le plus besoin de toutes les ressources de son esprit, de son habileté et de ses talens, qui étaient dans tout le lustre que leur donnaient les succès des armes de l'empereur, il se retirât des affaires. Par son absence, on fut privé de tous ces moyens d'intrigues dont l'Espagne fourmillait, et que M. de Talleyrand avait fait mouvoir à son gré pendant plus de dix ans; en sorte que l'on attaqua la politique maladroitement en heurtant des intérêts que l'on aurait pu se rendre favorables, si on ne les avait pas d'abord effarouchés.

On a dit aussi que c'était par suite de son opposition à cette affaire qu'il avait quitté le ministère: c'est une autre erreur, encore plus lourde que la première; l'empereur lui en a voulu long-temps d'avoir quitté la direction des affaires dans cette circonstance, pour une question de vanité. Au retour de Tilsit, il avait fait Berthier vice-connétable, ce qui le créait grand-dignitaire; il le remplaça, au ministère de la guerre par le général Clarke, dont les talens administratifs s'étaient développés en Prusse et à Vienne.

M. de Talleyrand voulait être grand-dignitaire; il souffrait de voir l'archichancelier et Berthier au-dessus de lui. Il commença à dire qu'il était fatigué; que sa santé ne lui permettait plus de suivre un quartier-général; qu'il désirait de tout son coeur servir l'empereur, mais qu'il avait besoin de repos: il fit parvenir cela par le moyen des femmes qui avaient accès chez l'impératrice, et, enfin, l'empereur devina le reste.

Il était trop content de M. de Talleyrand pour lui refuser ce qu'il paraissait désirer si vivement; il le fit donc vice-grand-électeur, et, ainsi que Berthier l'avait été, il fut remplacé au ministère par M. de Champagny. L'empereur fut très fâché de ce changement, surtout dans la circonstance qui approchait, et M. de Talleyrand ne tarda pas à s'en repentir lui-même, parce que, une fois hors du ministère, il fut en butte à une foule d'intrigues et de mauvais propos. On lui prêta toutes sortes d'indiscrétions sur des faits antérieurs à sa retraite des affaires et sur les projets à venir de l'empereur. L'empereur lui-même disait-il quelque chose, on en raisonnait dans tous les sens, et on en faisait des critiques méchantes que l'on attribuait à M. de Talleyrand. N'ayant plus de conférences particulières, dans lesquelles il aurait pu détruire les menées de ses ennemis, ces absurdités, quelque ridicules qu'elles fussent, n'en laissaient pas moins une impression fâcheuse dans l'esprit de l'empereur.

Il devint bientôt le point de mire de tout ce qui voulait faire fortune et participer aux honneurs attachés à la place qu'il venait de quitter. On chercha à le rendre odieux à l'empereur; on imagina mille contes, productions de gens qui ne peuvent soutenir la concurrence de ceux dont ils sont forcés de reconnaître la supériorité; guidés par leurs intérêts particuliers, et poussés par les passions de ceux dont ils se sont entourés, ils aiment mieux perdre un État entier en étouffant la lumière autour du monarque, que de voir pâlir leur étoile en laissant accès aux hommes qui véritablement peuvent le servir. L'empereur résista long-temps; il continua à voir avec bonté M. de Talleyrand; mais comme tout cède à l'importunité qui ne se rebute point, Talleyrand tomba bientôt dans une sorte de disgrâce. Il n'abandonna pas néanmoins l'entreprise qu'il avait suggérée à l'empereur; au contraire, il la suivit avec constance, et profitant, avec son adresse ordinaire, d'une inspiration de colère qui était échappée à Charles IV, il alla jusqu'à vouloir intervertir l'ordre de succession au trône d'Espagne. Chargé, conjointement avec le grand-maréchal, de suivre les négociations que le prince de la Paix avait ouvertes au sujet du Portugal, il ne se borna pas à demander que Charles IV livrât le commerce de ses colonies aux Français, il voulait encore qu'il nous abandonnât celles de ses provinces qui touchent nos frontières, et qu'il reçût en échange les dépouilles du souverain qui s'était enfui à la vue de nos drapeaux. Voici, au reste, une pièce qui fixe l'état où il avait placé la question; c'est le compte-rendu de la dernière conférence qui eut lieu à ce sujet entre lui et Izquierdo.

Paris, 24 mars 1808.

Au prince de la Paix.

«L'état des affaires ne permet pas d'écrire tous les détails des entretiens qu'après mon retour de Madrid j'ai eus ici par ordre de l'empereur, avec le général Duroc, grand-maréchal du palais impérial, et avec le vice-grand-électeur de l'empire, le prince de Bénévent.

«Je réduis mon discours à l'explication des moyens qui sont proposés pour régler et même pour terminer à l'amiable les affaires qui pendent entre l'Espagne et la France, car on m'a chargé de les faire connaître à mon gouvernement, en recommandant la réponse le plus tôt possible.

«Il est notoire que plusieurs corps de troupes françaises se trouvent à présent en Espagne: on ignore quel en sera le résultat. Quelques arrangemens entre les gouvernemens des deux nations pourront empêcher de mauvais effets et même produire un traité définitif et solennel sur les bases qui suivent.

«1re base. Les Français pourront faire leur commerce dans les colonies espagnoles aussi librement que s'ils étaient Espagnols, et les Espagnols, dans les colonies françaises, comme s'ils étaient Français: les uns et les autres paieront les droits de douanes, comme s'ils étaient natifs du territoire. Cette prérogative leur appartiendra exclusivement, de manière que la France ne l'accordera qu'aux Espagnols, et l'Espagne, non plus, qu'aux Français.

«2me base. Le Portugal se trouve aujourd'hui sous le pouvoir de la France: la nation française a besoin d'une route militaire pour le passage continuel des troupes qui doivent y aller, avec l'objet de conserver les garnisons et de défendre le pays contre les incursions des Anglais. Il est vraisemblable que cette affaire produira beaucoup de dépenses, de chagrins, d'obstacles, et même de fréquentes occasions de désordres; tout serait parfaitement arrangé, si l'Espagne possédait entièrement tout le Portugal: elle indemniserait la France, en lui cédant l'équivalent sur le territoire des provinces contiguës à l'empire français.

«3me base. Régler définitivement la succession au trône d'Espagne[28].

«4me base. Faire un traité offensif et défensif d'alliance, en stipulant le nombre de troupes que chaque nation doit donner à son alliée dans le cas de guerre.

«Voilà les bases sur lesquelles on pourra faire un traité définitif capable de terminer heureusement la crise actuelle où les deux États se trouvent aujourd'hui; mais, dans les affaires d'une telle nature, je ne dois qu'obéir. Quand on parle de l'existence de l'État, de son honneur, de son estime et de son gouvernement, les décisions doivent avoir leur origine seulement dans le conseil du souverain; néanmoins, mon amour ardent pour la patrie m'a inspiré de faire au prince de Bénévent les observations qui suivent:

«1°. Accorder aux Français une liberté de commerce égale à celle des Espagnols, c'est diviser les Amériques mêmes entre les nations française et espagnole; et l'accorder exclusivement, c'est s'éloigner de plus en plus de la paix, perdre toutes nos relations commerciales, et celles des Français, avec l'Amérique, jusqu'à la signature de la paix avec l'Angleterre, excepté seulement le cas où l'arrogance de cette puissance serait châtiée. J'ai dit aussi que si mon souverain accédait à cet article, il fallait y ajouter, que les marchands français qui voudraient fixer leur domicile n'auraient pas les droits de citoyens, mais seulement de demeurans, d'après les lois expresses qui ont servi de base pour le domicile des étrangers jusqu'ici.

«2°. En parlant de l'affaire du Portugal, j'ai fait une réminiscence du traité du 27 octobre dernier. J'ai cherché à faire connaître le sacrifice du roi d'Étrurie, que le Portugal tout entier ne vaut rien pour l'Espagne, s'il est séparé de ses colonies; que les habitans des provinces contiguës aux Pyrénées ne souffriraient pas la perte de leurs lois, exemptions, priviléges et langue, moins encore le changement de souverain. J'ai ajouté aussi qu'il me serait absolument impossible de signer la cession de la Navarre, parce que, si je le faisais, je serais sans doute l'objet de l'exécration de tous mes compatriotes, à cause de ma naissance en Navarre. À la fin, je n'ai pas hésité à dire que, si l'intention définitive est de séparer du royaume d'Espagne lesdites provinces contiguës aux Pyrénées, on pourrait créer un autre royaume, nommé d'Ibérie, pour l'indemnité du roi d'Étrurie, sur les bases de conserver aux habitans du pays leurs lois, exemptions, usages et langue, et d'appartenir toujours à un prince de la famille royale des Bourbons d'Espagne, et, qu'en autre cas, la séparation pourrait avoir lieu sous le titre de vice-royauté, avec la condition d'être possédées toujours par un prince Infant d'Espagne.

«3°. En parlant de la succession au trône d'Espagne, j'ai dit tout ce que le roi notre seigneur m'avait fait l'honneur de m'ordonner, ainsi que tout ce qui a été nécessaire pour démentir les calomnies inventées par les méchans hommes d'Espagne, et racontées ici comme vérités, jusqu'au point d'avoir perverti l'opinion publique.

«Relativement à l'alliance offensive et défensive, j'ai demandé au prince de Bénévent si l'on projetait de réduire l'Espagne à l'état de la confédération du Rhin, en lui imposant l'obligation de fournir des troupes, ce qui serait réellement l'assujettir au paiement d'un tribut de guerre, par honnêteté sous le nom d'alliance; car si l'Espagne est en paix avec la France, jamais elle n'aura besoin des secours français pour la défense du territoire espagnol, ainsi qu'on peut le voir dans les îles Canariennes, les provinces de Buénos-Ayres et le port du Férol. Quant à l'Afrique, elle est comptée pour rien.

«Sur l'affaire du mariage, le prince et moi sommes restés d'accord; il n'y a pas eu de difficultés. Mais on m'a dit que dans le traité qui doit avoir lieu, sur lesdites bases, on ne parlerait plus de mariage, pour lequel il y aura convention séparée.

«Il n'y a pas aussi de difficultés sur le titre d'Empereur des
Amériques
que notre roi doit prendre.

«On m'a dit qu'il fallait répondre, sur l'acceptation des bases, tout de suite, sans aucun délai, pour éviter les mauvais effets qui pourraient en résulter.

«On m'a dit aussi qu'il fallait omettre tout acte ou mouvement d'hostilité capable d'éloigner l'arrangement amiable qui peut encore avoir lieu.

«J'ai été interrogé s'il était vrai que le roi notre seigneur projetait d'aller en Andalousie; j'ai répondu que je n'en savais rien, et j'ai dit la vérité. Croyez-vous (m'a-t-on dit alors) que Charles IV ait déjà fait ce voyage? Je crois que non, ai-je répondu, parce que le roi, la reine et le prince de la Paix restent tranquilles sur la bonne foi de l'empereur.

«J'ai demandé la suspension de l'entrée des troupes françaises dans les provinces intérieures de l'Espagne, jusqu'à ce que je reçusse la réponse de cette note, et cependant que les troupes françaises qui sont en Castille en sortissent. Je n'ai rien obtenu; on m'a fait espérer seulement que si les bases étaient acceptées par le roi, on ordonnerait que les troupes s'éloignassent de la province où LL. MM. se trouveraient.

«Il y a ici des lettres datées d'Espagne, qui disent que quelques troupes espagnoles marcheront vers Madrid par la route de Talavera, et que V. A. m'en a donné avis par un courrier extraordinaire. J'y ai répondu, en disant la vérité sur ce que je savais sur cet article.

«On présume que V. A. était partie pour Séville, en accompagnant le roi et la reine; je n'en sais rien, et c'est pourquoi j'ai ordonné au courrier qu'il ne s'arrêtât pas jusqu'au lieu de la résidence de V. A.

«Les troupes françaises n'arrêteront pas le courrier, du moins le grand-maréchal du palais m'a offert cette sécurité.

«Paris, 24 mars 1808. EUGÈNE IZQUIERDO.»

La révolution d'Aranjuez était faite lorsque cette dépêche arriva.

* * * * *

Il s'était passé à Paris, avant mon retour, une autre affaire qui avait donné beaucoup d'humeur à l'empereur: c'est lui-même qui me l'a apprise. Il avait été peu satisfait de M. Fouché, et celui-ci voyant la France entière dans l'ivresse, cherchait tous les moyens, de rentrer en grâce en signalant son dévouement. Ce ministre, auquel on prêtait tant de lumières et de finesse, était l'homme le plus mal informé de ce qui se passait, et l'homme qui connaissait le moins les convenances et l'usage du monde: c'était la conséquence naturelle de l'état dans lequel il était resté. Ayant appartenu à tous les partis de la révolution, et les ayant tour à tour abandonnés pour suivre le plus heureux dans le moment, il n'avait pu se défaire des habitudes que cette manière de vivre lui avait fait contracter; il était toujours dominé, lorsqu'au contraire il croyait lui-même diriger les conducteurs. En suivant cette marche il se trompait souvent; aussi l'empereur disait-il de lui: «M. Fouché veut toujours être mon guide et conduire la tête de toutes les colonnes; mais comme je ne lui dis jamais rien, il ne sait pas où il faut aller, et il s'égare toujours.»

Je ne sais où M. Fouché avait pris que l'empereur voulait, ou du moins était occupé d'un divorce. Comme il voyait que l'on ne négligeait rien pour resserrer l'alliance avec la Russie, il imagina que, sans lui, on n'aurait pas observé qu'il y avait dans la famille impériale russe une princesse charmante, digne de la plus belle couronne du monde, dont elle aurait encore rehaussé l'éclat par tous ses brillans avantages. On lui dit que l'empereur avait quelque scrupule de séparer sa destinée de celle d'une personne qu'il avait associée à son existence, et qui lui témoignait sa reconnaissance par les soins les plus vigilans dans tout ce qui pouvait l'intéresser.

M. Fouché entreprend de se placer entre les deux époux, et de faire sortir de la tête de quelques sénateurs dont les opinions étaient réglées d'ordinaire sur la sienne, l'idée de témoigner à l'impératrice qu'elle ferait une démarche utile à l'État et en même temps agréable à l'empereur, en lui proposant elle-même un divorce dont il n'osait l'entretenir: il parla à ces sénateurs comme un homme qui avait une instruction conforme au langage qu'il leur tenait, et tous approuvèrent; aucun n'eut garde de faire la moindre objection. Le ministre, qui se croit fort d'une opinion manifestée par d'autres, qu'il avait commencé par établir, pousse l'audace jusqu'à venir lui-même trouver l'impératrice, et ne craint pas de déchirer son coeur en l'entretenant de la nécessité de faire un sacrifice si douloureux pour elle; il lui parle du voeu du sénat et de la reconnaissance nationale.

La première pensée qui vint à l'impératrice fut que le ministre de la police n'était que l'interprète de l'empereur, qui n'avait pas voulu être témoin de ses larmes, et lui avait donné cette commission; mais elle ne se déconcerta pas et lui répondit: «Monsieur, je dois ici l'exemple de l'obéissance aux ordres de l'empereur; vous pouvez aller lui dire qu'aucun sacrifice ne me coûtera, lorsqu'il sera accompagné de la pensée consolante de m'être conformée à ses désirs.» Elle laissa le ministre dans le salon et rentra chez elle. Ce n'était pas là ce que M. Fouché voulait; il espérait nouer une longue conversation avec l'impératrice, et la porter à cette démarche comme d'elle-même, en faisant disparaître ce qui était relatif au sénat et à lui, au lieu que ce congé qu'il reçut lui laissa tout le caractère officiel qu'il avait pris pour son introduction.

L'empereur, qui dans la journée descendait souvent de son cabinet chez l'impératrice, la trouva ce jour-là tout en larmes, et voulut en savoir la raison; elle lui répondit: «Pouvez-vous me le demander, après ce que vous m'avez fait dire. «C'était une énigme pour lui: il se la fit expliquer, et resta stupéfait de l'audace de son ministre: il l'envoya chercher, et jamais personne, dans quelque condition qu'il soit, n'a été traité comme le fut le ministre de la police dans cette circonstance; l'empereur était indigné, et l'on ne doit attribuer qu'à la facilité avec laquelle il pardonnait les injures qui lui étaient personnelles, qu'il lui ait permis de continuer l'exercice de ses fonctions dans une place dont on pouvait si facilement abuser; mais il n'eut plus aucune confiance en lui, et le considéra comme un homme qui avait un système personnel à lui, auquel système il rapportait les affaires d'État; mais dont tout le talent était de la subtilité, et qui n'avait que de l'intrigue sans aucune suite d'idée, et particulièrement point d'attachement pour lui. S'il s'était trouvé là un homme en état d'exercer son emploi, il en aurait été pourvu à l'instant.

Cette audace du ministre de la police était seule capable de faire rompre une alliance de cette nature avec la Russie, s'il y avait eu toutefois des ouvertures de ce genre, parce qu'il donna tant de publicité à ce projet pour en paraître l'auteur, que l'empereur n'aurait eu l'air d'avoir contracté cette union que par la force d'une opinion formée par son ministre, et dès-lors il n'en aurait retiré aucun fruit.

CHAPITRE XVI.

Formation de la gendarmerie d'élite.—Composition de ce corps.—Hôpital de Sedan.—Création d'une nouvelle noblesse.—L'empereur ne haïssait pas l'opposition.

M. Fouché parvint à se faire pardonner; il employa le grand-duc de Berg, qui avait plusieurs raisons de le ménager, comme on le verra par la suite de ces Mémoires; il s'appuya aussi de quelques membres de la famille de l'empereur, qui avaient la faiblesse de croire qu'ils étaient redevables à M. Fouché de tout le bien que l'empereur leur faisait; qu'il écartait de son esprit tout ce que de prétendus méchans ne cessaient de lui rapporter sur leur intérieur, tandis que jamais personne n'en parlait à l'empereur, que lui, Fouché. Il avait une habitude de lui dire: on a débité telle mauvaise chose qui aurait pu nuire au prince un tel ou à madame une telle; on a tenu tel ou tel mauvais propos; mais j'ai empêché que cela n'allât plus loin. On ne lui avait rien dit; on ne disait ni ceci, ni cela; c'était lui qui avait inventé les mauvais propos, et qui les mettait sur le compte d'un autre; il en imposait à l'empereur en venant lui faire un faux rapport, auquel il avait soin de faire une préface piquante; il avait beau y mettre de l'esprit, son crédit était usé.

C'est dans ce temps-là qu'il a le plus abusé de la facilité qu'il avait de jeter, sur la gendarmerie d'élite, tout l'odieux de son administration et de ses actes particuliers. Il avait l'habitude, après avoir attiré sur un individu une mesure de rigueur qui était la suite d'un rapport qu'il avait fait précédemment, de dire aux personnes qui s'intéressaient à celle qu'il avait fait frapper: «Ce n'est pas ma faute; l'empereur ne me consulte plus: aussi il fait des choses en dépit du bon sens; il a sa gendarmerie qui fait sa police; moi je n'ai plus rien à faire qu'à prendre garde à moi-même, car un jour cela pourrait bien être mon tour.»

C'est par des discours aussi artificieux que ce ministre astucieux éloignait de lui tout l'odieux des mesures qu'il faisait prendre à l'empereur. Lorsque je serai à l'époque où je lui ai succédé, je rapporterai plus en détail ce qui le concerne.

C'est ici le moment de parler de cette gendarmerie d'élite, qui a été si utile au ministre de la police pour voiler ses opérations, et être accablée de l'odieuse opinion qu'il en avait donnée ou qu'il avait laissé établir sur elle.

C'est moi qui ai créé ce corps, et je l'ai commandé huit ans; j'atteste ici que jamais je n'ai reçu de l'empereur aucun ordre d'en employer les gendarmes à un service qui ne fût pas rigoureusement conforme à leur institution, et particulièrement aux dispositions des lois à l'égard de la gendarmerie. Jamais l'empereur ne les a chargés d'aucune police secrète, et j'atteste sur l'honneur, qu'avant d'être moi-même le chef de celle de l'État, je n'avais pas la première idée de ce que cela pouvait être; je me suis dit souvent qu'il aurait été heureux pour moi que la gendarmerie d'élite m'eût offert quelques ressources en ce genre; mais personne de ce corps n'y entendait rien, pas plus que moi alors. Je vais plus loin; dans les huit ans que je l'ai commandée, je n'ai pas connu un seul individu, dans ses rangs, auquel on eût osé aller proposer une commission du genre de celles qu'on les accuse d'avoir remplies, et la plupart de leurs accusateurs ou détracteurs n'auraient pas osé leur dire en face la moindre partie de ce qu'on a imprimé contre eux depuis; je n'avais pas un gendarme qui n'eût été sous-officier dans les rangs de l'armée; tous m'étaient attachés parce que je ne craignais pas de paraître pour les défendre contre la calomnie, et leur faire obtenir justice. Leur attachement était la suite de leur estime, et quelle que soit la persévérance de la basse récrimination qui les a fait dissoudre, ils n'en sont que plus recommandables à l'estime publique. Quant à moi, je regarderai toute m'a vie comme des jours heureux ceux où je pourrai être utile à quelques uns d'eux.

Il y avait encore à Paris, au moment de mon retour de Russie, quelques unes des députations que les départemens avaient envoyées pour complimenter l'empereur; celle de mon département (les Ardennes) était de ce nombre; elle vint me faire une visite, et me donna en corps un dîner comme à un compatriote qu'elle estimait. Cette circonstance mit le comble à tout ce que j'éprouvais de satisfaction à cette époque-là.

Parmi la députation du département des Ardennes, il y avait le maire de la ville de Sedan, qui, avec quelques députés de cette ville, était en instance pour obtenir d'abord un bâtiment de l'État pour un établissement de bienfaisance publique, et qui, en second lieu, sollicitait la remise, à l'hôpital militaire de cette ville, de la dotation que le maréchal de Turenne lui avait donnée sur ses biens en la fondant[29]. Cette dotation avait été engloutie dans la révolution, et les héritiers de la maison de Bouillon, ayant eu leur fortune en grande partie confisquée, entendaient que le paiement de cette dotation fût reversé sur la portion des biens dont ils avaient été dépouillés. Le ministère observait avec raison que si l'empereur commençait une fois à faire droit à une réclamation de ce genre, toutes les villes qui étaient dans le même cas que Sedan viendraient successivement réclamer, et qu'il n'y avait aucune raison pour leur refuser ce que l'on aurait accordé à celle-ci, en sorte que leur demande fut écartée.

Mes compatriotes espéraient que je pourrais vaincre les obstacles qu'ils avaient rencontrés, et me priaient de les aider. Je saisis cette occasion de leur témoigner combien j'étais attaché aux lieux où j'étais né. Je donnai procuration au maire de Sedan, M. de Neuflize, l'homme le plus considérable du pays, qui voulut bien s'en charger, de chercher près de la ville une partie de bien d'une valeur égale au revenu de la dotation du maréchal de Turenne, et à l'abri de toute espèce de révolution, de confiscation ou aliénation, libre d'hypothèque, dont on pût faire l'acquisition de suite, et que j'en ferais les fonds, en mettant pour condition que cette acquisition ne serait rien autre chose que la reconstitution de la dotation du maréchal de Turenne, telle qu'elle existait avant la révolution, aux mêmes obligations de reconnaissance envers sa mémoire, c'est-à-dire que ses armoiries seraient replacées dans l'église, et que tous les ans, au 26 de juillet, pour anniversaire de sa mort, on y célébrerait le service divin, comme cela était d'habitude avant la révolution. Il fallut un rapport du conseil d'État à l'empereur sur toutes ces propositions, qui furent sanctionnées par un décret, et c'est depuis cette époque que l'hôpital militaire de Sedan a recouvré ce qu'il avait perdu, c'est-à-dire une rente de 1,200 fr., pour le capital de laquelle j'ai donné de mes économies 40,000 fr.

C'est aussi au mois de janvier 1808, et pendant le mois de février suivant, que l'empereur faisait discuter au conseil d'État son projet de recréer une noblesse. Cette question causa beaucoup de débats; elle trouva des contradicteurs, et il est à remarquer que l'empereur, à qui on supposait des idées de despotisme, affectait toujours de faire prendre, dans des cas semblables, la parole à ceux des conseillers d'État qu'il savait être d'une opinion opposée à la sienne; il recommandait toujours que l'on parlât franchement, disant quelquefois, sur cette matière comme sur d'autres: «Ne ménagez pas la question pendant qu'on la discute, parce qu'une fois qu'elle aura passé, et que le décret en aura été signé, il n'y aura plus à y revenir, ni à se plaindre.»

Il n'en a jamais voulu à personne pour avoir manifesté franchement de l'opposition à ses opinions; il aimait qu'on les combattît, et il ne lui en coûtait aucun effort pour revenir à celle qui lui était démontrée être la plus raisonnable: c'était une bonne note dans son esprit, en faveur de celui qui lui avait donné quelque lumière en lui résistant.

Cette question de noblesse fut vivement discutée; il en coûtait à tous les hommes de la révolution de devenir transfuges à leur parti; mais, cependant, elle passa, soit que la raison ou l'amour-propre l'eût emporté, et, dans le mois de février, l'empereur créa seize ducs avec un grand nombre de comtes et de barons; il me fit l'honneur de me comprendre dans les seize premiers, et d'ajouter à cette faveur une riche dotation, que j'ai perdue par suite des revers qui ont causé des pertes semblables à tout ce qui vivait de ses bienfaits.

CHAPITRE XVII.

Le prince de la Paix dispose souverainement de toutes les ressources de la monarchie espagnole.—Animadversion de la nation.—Il est forcé d'avoir recours aux partis extérieurs.—La duchesse d'Orléans, M. de La Bouillerie.—Nos troupes s'emparent d'une partie de l'Espagne.—Conjuration d'Aranjuez.—Ferdinand proclamé roi d'Espagne.

Au mois de février 1808, l'empereur avait fait approcher sur l'extrême frontière d'Espagne les troupes dont j'ai parlé plus haut; le Portugal était occupé, et la politique de la Russie se dessinait de manière à donner de la sécurité. Il avait signé, à Fontainebleau, le 27 octobre 1807, un traité avec l'Espagne, en vertu duquel une partie des provinces portugaises restait en dépôt, dans nos mains, jusqu'à la paix; une autre passait sous la domination de la reine d'Étrurie, qui nous cédait, en échange, la Toscane; le reste constituait une autre souveraineté pour le prince de la Paix, qui n'avait assurément pas obtenu cette élévation au suprême pouvoir, sans quelque retour en services du genre de ceux qu'il pouvait nous rendre, comme on pourra le juger.

Cet homme, qu'une faveur extraordinaire avait mis à la tête de toutes les affaires d'Espagne, gouvernait la monarchie en maître absolu, depuis plus de dix ans; il avait établi son pouvoir en faisant nommer ses créatures aux emplois civils, militaires et ecclésiastiques, tant en Espagne que dans les Indes.

Il était devenu l'arbitre de toutes les grâces, et s'était si bien rendu maître des décisions du roi, qu'il répondait à tout ce qu'on lui demandait: voyez Emmanuel (le prince de la Paix s'appelait Emmanuel Godoi). Cette suprême autorité avait élevé contre lui une masse de haine, qui contre-balançait la faveur dont il était comblé, parce qu'il avait nécessairement commis beaucoup d'injustices pour établir sa puissance. Le prince des Asturies était déjà entré au conseil; il avait eu aussi à se plaindre des hauteurs du favori, qui ne craignait pas de le blesser, en laissant apercevoir la source d'un despotisme qui ne s'arrêtait même pas devant l'héritier de la couronne. Plus celui-ci avançait en âge, plus il portait d'ombrage au prince de la Paix, qui ne dissimulait plus son aversion pour lui. De son côté, le prince des Asturies devint son ennemi, au point de saisir toutes les occasions de travailler à sa perte; il y était encouragé par l'opinion publique, qui faisait une justice sévère de la cour, et qui, ainsi que la fierté nationale, tournait ses regards vers lui, et y rattachait ses espérances.

De tous côtés on s'élevait contre le prince de la Paix, qui voyait s'échapper un pouvoir qu'il exerçait depuis long-temps; bientôt il dut recourir aux derniers expédiens pour le ressaisir. Il avait senti, depuis long-temps, le besoin de consolider son autorité par la protection d'une puissance étrangère, et il n'avait rien négligé pour se rendre agréable à la France, qui avait accepté tout ce qui pouvait être utile à son influence en Espagne, dont ce favori disposait sous tous les rapports, et lui était ainsi devenu nécessaire à sa cour, qui le croyait plus agréable que qui que ce soit à la France. Ses ennemis saisirent encore ce moyen pour lui nuire, en disant qu'il était un traître; qu'il avait vendu l'Espagne à la France, et en avait fait une de ces vice-royautés, dans lesquelles on n'obéissait plus qu'aux ordres de l'empereur.

D'un autre côté, on attribuait à la France tout le mal dont on croyait avoir à se plaindre en Espagne, et on l'accusait d'y soutenir le prince de la Paix. Cet état de choses amenait tous les jours de l'aigreur entre les partisans du prince des Asturies et les créatures du favori, qui craignaient sa disgrâce autant que les premiers désiraient son renvoi. Les conseils du prince royal ne furent sans doute pas assez prudens, et s'échauffèrent un peu en voyant la chaleur de l'opinion publique; ils firent peut-être entrer dans son esprit le projet d'arrêter l'ambition du prince de la Paix, en l'en rendant lui-même victime. Celui-ci, voyant une catastrophe s'approcher, et toute l'Espagne prononcée, jugea qu'il était perdu, lorsque les troupes françaises avancèrent sur le territoire espagnol pour l'exécution du traité de Fontainebleau, dont il avait le secret à peu près tout seul, et qui même n'était pas signé. Mais il vit bien que l'on ne manquerait pas d'attribuer l'invasion qui en serait la suite, au désir de le protéger personnellement.

En conséquence, pour consolider le reste du pouvoir qui lui était encore nécessaire pour l'exécution de son projet, il ne vit de ressource que de décider le roi Charles IV à écrire à l'empereur, pour lui faire part des mésintelligences qui divisaient l'Espagne, et qu'il était assez malheureux pour être forcé de reconnaître une trame contre ses jours, ourdie jusque dans son propre palais, par des malheureux qui entouraient son fils; et, en même temps, qu'il lui annonçait le projet d'en faire un exemple, il lui demandait des conseils[30].

Ce dernier coup de vigueur rendit une nouvelle autorité au prince de la Paix, mais il ne lui ramena pas l'opinion publique, qui s'attacha tout entière au prince des Asturies, que l'on considéra comme sa victime.

Le prince des Asturies se vit dans une mauvaise position: on avait arrêté ses plus fidèles partisans; on informait contre eux; il avait tout à craindre des entreprises d'un homme à qui sa perte était nécessaire. Il chercha à se mettre en mesure contre la malveillance du favori; déjà il s'était adressé à l'empereur, et avait trouvé moyen de lui faire parvenir une lettre, dans laquelle il lui demandait sa protection contre des intrigans qui avaient juré sa perte, et voulaient le rendre victime de l'ambition d'un homme qui ne mettait plus de bornes aux humiliations qu'il lui faisait éprouver.

L'empereur avait répondu à la lettre du roi, mais il avait gardé le silence à l'égard du prince des Asturies. Cette circonstance arriva au retour du voyage que l'empereur avait fait en Italie, et je crois même que c'est au moment de partir pour s'y rendre, qu'il reçut les deux lettres dont je viens de parler.

Lorsque les troupes françaises entrèrent en Espagne, elles rencontrèrent, en Catalogne, M. le prince de Conti, madame la duchesse de Bourbon et madame la duchesse d'Orléans, qui y vivaient paisiblement, depuis que, pour vendre leurs biens, le Directoire les avait obligés à sortir de France, en leur faisant, à chacun, une pension de 20 ou 25,000 francs, qui leur étaient payés sur des certificats de vie, et en suivant toutes les formalités prescrites pour les plus simples particuliers, qui sont rentiers viagers de l'État; en sorte que ces princes étaient soumis à tout ce qu'il y avait de plus outrageant, quoiqu'on ne leur payât pas le dixième de ce qu'on leur avait pris, après les avoir forcés de quitter la France. Ils avaient sans doute jugé inutile de réclamer. Les choses étaient toujours restées dans cet état, lorsque l'empereur en entendit parler, pour la première fois, par le général Canclaux, qui a donné l'éveil sur la situation de ces princes: il était resté l'ami chaud du prince de Conti. Puis le ministre des finances, M. le duc de Gaëte vint l'en entretenir, et l'informer de tout ce qui était relatif à ces princes. M. le duc de Gaëte avait fait son affaire personnelle de celle-ci, et il connaissait si bien l'âme de l'empereur, qu'il avait joint, au rapport qu'il lui faisait, un projet de décret pour porter chaque pension à 60,000 francs, au lieu des 20 ou 25 du Directoire, et portant dans sa rédaction que ces pensions seraient payées aux lieux de la résidence de chacun des princes, par le soin du ministre du trésor, qui verserait, pour cela, ces sommes à une maison de banque de Paris, qui avait ordre de payer exactement, et de se pourvoir au trésor.

L'empereur signa de suite, en remerciant le ministre des finances. Ainsi disparurent les formalités auxquelles on avait assujetti ces illustres infortunés. Elles étaient telles qu'ils étaient obligés d'avoir un procureur fondé de pouvoirs à Paris, et de lui envoyer des certificats de vie signés des agens de la république, qui, sans doute, grapillaient comme de coutume, autour de l'infortune.

L'empereur avait de même fait une pension à la nourrice de feu M. le dauphin, ainsi qu'à celle de madame la duchesse d'Angoulême; c'était madame la comtesse de Ségur, la mère, qui les lui avait demandées. Mais une chose qui ne peut s'expliquer que par l'esprit de réaction, c'est que, dans le commencement de la restauration, cette pension a été supprimée, et n'a été payée de nouveau que long-temps après.

On a beaucoup dit que l'empereur était tyran et avide de spoliations; le fait suivant prouve que ces actes étaient toujours l'oeuvre du ministre proposant.

Le domaine extraordinaire était sous la direction de M. de La Bouillerie, c'est-à-dire les caisses, car M. Defermon en était l'intendant, et l'on avait réuni à ce domaine toutes les saisies provenant de l'exécution des décrets prohibitifs de Berlin et de Milan. Un jour, M. de La Bouillerie reçut, de l'intendant, l'avis qu'une saisie de deux navires venait d'être faite au Havre; qu'elle était évaluée environ 800,000 fr., dont il lui ordonnait de surveiller et de faire opérer la rentrée. Il était fort tard quand M. de La Bouillerie reçut cet avis, ainsi que les pièces qui l'accompagnaient.

Il y remarqua une extension outrée, que l'on s'était efforcé de donner au sens des décrets de Berlin et de Milan, pour atteindre ces deux navires. Il fit sur-le-champ un rapport particulier à l'empereur, chez lequel il avait le droit d'entrer à toute heure; mais comme il était déjà fort tard, et qu'il pouvait se faire que l'empereur ne pût pas lire son rapport, M. de La Bouillerie écrivit lui-même en haut de la marge:

«Il est urgent d'envoyer de suite un courrier au Havre, porter l'ordre de rendre les deux navires saisis.»

M. de La Bouillerie porta lui-même son rapport. L'empereur le fit entrer de suite; il feuilleta le rapport, qui était très long, et, sans le lire, il mit, de sa main, sous l'émargement de La Bouillerie, ces mots: Approuvé. NAPOLÉON; ordonna à M. de La Bouillerie d'expédier l'ordre, et garda le rapport, en lui disant de revenir le lendemain. Le courrier fut expédié dans la nuit, et les navires rendus. Le lendemain, La Bouillerie s'étant fait présenter, l'empereur lui dit: «j'ai lu votre rapport, et je vous remercie d'avoir empêché que l'on me fît commettre cette odieuse injustice; c'est comme cela qu'il faut me servir.»

Je reprends ma narration.

Lorsque les troupes furent arrivées sur les frontières, on les fit entrer dans Saint-Sébastien, Pampelune, Roses, Figuières et Barcelone, et dès-lors commencèrent nos premiers actes vis-à-vis des Espagnols. Cette entrée sur le territoire fut attribuée au prince de la Paix, par la partie adverse, et aux intrigues des partisans du prince des Asturies, par ceux du prince de la Paix. Cette rivalité hâta le dénoûment des événemens: le prince de la Paix avait l'air de croire que ces prises de possession, et cette marche de troupes, n'avaient lieu que pour assurer l'exécution du traité de Fontainebleau.

Le prince des Asturies, de son côté, ne voulait y voir qu'une trahison du prince de la Paix, parce que l'opinion la plus générale l'accusait de nous être vendu.

Le prince de la Paix lui-même joua l'homme effrayé, et peut-être l'était-il réellement de la marche de nos troupes, qui étaient, d'une part, arrivées à Burgos, et, de l'autre, entrées à Barcelone. Il déclara qu'il n'y avait d'autre parti à prendre, pour la famille royale, que de se retirer à Séville, et d'appeler la nation espagnole aux armes. Il était convenu qu'il jouerait ce rôle pour faire partir le roi et sa famille pour l'Amérique; qu'il les quitterait clandestinement à Séville, pour venir jouir des avantages que lui assurait le traité de Fontainebleau. Telle est la version que j'ai entendu faire, mais je n'ai rien vu qui m'autorise à le penser, du moins quant au dessein de venir jouir des vastes États qu'il s'était assurés. Loin de là, le prince de la Paix connaissait le décret de Milan, qui nommait Junot gouverneur du Portugal, et le chargeait de l'administrer au nom de l'empereur. Il n'était donc plus question de la principauté des Algarves, et, sans doute, ce prince ne se faisait plus illusion sur sa principauté. Il fit assembler le conseil du roi au palais d'Aranjuez, et après y avoir exposé les malheurs qui menaçaient la monarchie, il fit prévaloir son avis et arrêter le départ de la famille royale pour Séville. C'est en sortant de ce conseil que le prince des Asturies dit aux gardes-du-corps, en traversant la salle dans laquelle ils se tenaient:

«Le prince de la Paix est un traître; il veut emmener mon père, empêchez-le de partir.» Ce propos courut bientôt la ville, et la populace se porta au palais du prince de la Paix, y mit tout en pièces, et après les plus minutieuses recherches, elle le trouva caché dans un grenier: il serait infailliblement devenu victime de ses fureurs, si, pour le sauver, on ne se fût servi du nom même du prince des Asturies pour le mener en prison.

Ce signal de révolte donné, elle prit presque aussitôt des caractères qui effrayèrent le roi. On profita de ce moment pour lui demander son abdication en faveur de son fils; il la donna pour sauver sa vie, et resta dans sa résidence pendant que le prince des Asturies vint à Madrid.

Cet événement a sans doute été accompagné de beaucoup de détails qu'il serait intéressant de rapporter; mais la crainte d'être inexact m'oblige à n'en parler que sommairement.

Cette révolution fut annoncée, sur tous les points de l'Espagne, par des courriers; et la joie d'être débarrassé du prince de la Paix y excita de l'enthousiasme.

Le grand-duc de Berg était arrivé à l'armée lorsqu'il apprit cet événement; il reçut, par la même occasion, une lettre de Charles IV pour Napoléon, par laquelle le roi d'Espagne faisait part à son allié de la violence qui lui avait été faite.

«Monsieur mon frère, lui mandait-il, vous apprendrez sans doute avec peine les événemens d'Aranjuez et leurs résultats; V. M. ne verra pas sans quelque intérêt un roi qui, forcé d'abdiquer la couronne, vient se jeter dans les bras d'un monarque son allié, se remettant en tout à sa disposition, qui peut seule faire son bonheur, celui de toute sa famille et de ses fidèles sujets. Je n'ai déclaré me démettre de ma couronne en faveur de mon fils, que par la force des circonstances, et lorsque le bruit des armes et les clameurs d'une garde insurgée me faisaient assez connaître qu'il fallait choisir entre la vie et la mort, qui eût été suivie de celle de la reine. J'ai été forcé d'abdiquer; mais rassuré aujourd'hui, et plein de confiance dans la magnanimité et le génie du grand homme qui s'est toujours montré mon ami, j'ai pris la résolution de me remettre en tout ce qu'il voudra bien disposer de mon sort, de celui de la reine et de celui du prince de la Paix. J'adresse à V. M. I. et R. une protestation contre les événemens d'Aranjuez et contre mon abdication. Je m'en remets et me confie entièrement dans le coeur de V. M. Sur ce, je prie Dieu, etc.

«De V. M. I. et R., le très affectionné frère et ami,

«CHARLES.»

«Je proteste et déclare que mon décret du 19 mars, par lequel j'ai abdiqué la couronne en faveur de mon fils, est un acte auquel j'ai été forcé pour prévenir de plus grands malheurs et l'effusion du sang de mes sujets bien aimés; il doit, en conséquence, être regardé comme nul.

«CHARLES.»

Aranjuez, 21 mars 1808.

Le grand-duc de Berg envoya cette lettre à l'empereur, et le prévint qu'il marchait, avec l'armée, sur Madrid, où il entra dans les premiers jours d'avril 1808.

CHAPITRE XVIII.

Réflexions de Napoléon au sujet de la révolution d'Aranjuez.—Je pars
pour Madrid.—Instructions que me donne l'empereur.—L'infant don
Carlos.—L'épée de François Ier.—Lettre de l'empereur au grand-duc de
Berg.

L'empereur reçut ce courrier, à Saint-Cloud, un samedi soir. Le lendemain, dimanche, à la messe, il paraissait un peu préoccupé, quoique cela ne fût pas son habitude. Il avait fait partir la veille son ambassadeur, M. de Tournon, pour porter au grand-duc de Berg de nouvelles instructions.

Il m'envoya chercher, après que tout le monde fut retiré, et, me conduisant dans le parc, où nous restâmes deux heures, il me parla ainsi:

«Vous allez partir pour Madrid. On me mande de cette ville que le roi Charles IV a abdiqué et que son fils lui succède, et en même temps l'on m'apprend que cela est arrivé à la suite d'une révolution dans laquelle le prince de la Paix paraît avoir succombé, ce qui me donne à penser que l'abdication du roi n'a pas été volontaire. J'étais bien préparé à quelques changemens en Espagne; mais je crois voir, à la tournure des affaires, qu'elles prennent une marche tout autre que je ne croyais. Voyez notre ambassadeur, et dites-moi ce qu'il a fait dans tout cela. Comment n'a-t-il pas empêché une révolution que l'on ne manquera pas de m'attribuer, et dans laquelle je suis forcé d'intervenir? Avant de reconnaître le fils, je veux être instruit des sentimens du père: c'est lui qui est mon allié, c'est avec lui que j'ai des engagemens; et s'il réclame mon appui, je le lui donnerai tout entier, et le remettrai sur le trône en dépit de toutes les intrigues. Je vois maintenant qu'il avait raison d'accuser son fils d'avoir tramé contre lui: cet événement le décèle; et jamais je ne donnerai mon assentiment à une pareille action, elle déshonorerait ma politique et tournerait un jour contre moi.

«Mais si l'abdication du père est volontaire, et, pour qu'elle le soit, il faut qu'elle en porte les caractères, au lieu que celle-ci n'a que ceux de la violence, alors je verrai si je puis m'arranger avec le fils comme je m'arrangeai avec le père.

«Lorsque Charles-Quint abdiqua, il ne se contenta pas d'une déclaration écrite, il la rendit authentique par les cérémonies d'usage en pareil cas, il la renouvela plusieurs fois, et ne remit le pouvoir seulement qu'après que tout le monde fut convaincu que rien autre chose que sa volonté ne l'avait porté à ce sacrifice.

«Cette abdication avait un bien autre caractère que celle d'un souverain dont on viole le ministère, et que l'on met entre la mort et la signature de cet acte.

«Rien ne pourra me le faire reconnaître, avant qu'il ne soit revêtu de toute la légalité qui lui manque; autrement, il suffira d'une troupe de traîtres qui s'introduira, la nuit, chez moi, pour me faire abdiquer et renverser l'État.

«Si le prince des Asturies règne, j'ai besoin de connaître ce prince, de savoir s'il est capable de gouverner lui-même, et, dans ce cas, quels sont ses principes.

«S'il doit gouverner par ses ministres, je veux savoir par quelle intrigue il est dominé, et si nos affaires pourront rester à cette cour sur le pied où elles étaient à la cour du roi son père.

«Je ne le crois pas, parce que les extrêmes se touchent en révolution; et il est vraisemblable qu'un des grands moyens de popularité du nouveau roi aura été l'intention manifestée de suivre une marche opposée à celle de son père, qui, lui-même, m'avait déjà donné de l'inquiétude après Iéna.

«Sans doute les alentours du prince des Asturies seront différens, et il fera bien; cela m'importe peu. Le roi son père trouvait bien la manière dont il s'était établi, ce n'était pas à moi à le désapprouver: j'avais fini par m'en accommoder et par m'en trouver très bien.

«Je voudrais pouvoir m'établir sur le même pied avec le fils, et finir d'une manière honorable avec le père.

«Si, comme je le crains, le fils a donné dans une marche opposée, il se sera entouré de tout ce que le roi Charles IV avait éloigné de sa cour et de ses affaires; alors je dois m'attendre à avoir des embarras, parce que, les hommes se gouvernent le plus souvent par leurs passions, et que ceux-ci, ayant attribué leur disgrâce à l'influence de la France, ne laisseront échapper aucune occasion de s'en venger, si je leur en laisse le temps et les moyens.

«Lorsque j'ai fait la paix avec les Russes, je pouvais rétablir la Pologne, dont les sentimens étaient tout à moi. La confiance que j'ai eue dans l'empereur de Russie, pour maintenir la paix en Europe et me garantir, par son alliance, de nouvelles entreprises semblables à celles dont j'ai heureusement triomphé, m'a fait abandonner mon projet, à la renonciation duquel j'ai mis pour condition que l'empereur de Russie se rendrait médiateur de la paix à laquelle je désire enfin amener l'Angleterre, et qu'en cas de refus de la part de cette puissance, il s'unirait avec moi dans la guerre contre elle, malgré tout ce que la Russie a à souffrir d'une privation de commerce avec l'Angleterre!

«Il faudrait que l'on eût bien peu de sens en Espagne, si on croyait que, n'ayant retiré que ce seul avantage de tous ceux que m'offrait une guerre heureuse, je laisserais les Espagnols me préparer de nouveaux embarras en s'alliant avec l'Angleterre, et donnant par là, à cette puissance, des avantages beaucoup au-dessus de ceux que la déclaration de guerre des Russes leur fait perdre.

«Je crains tout d'une révolution dont je ne conçois ni la direction ni l'intrigue; le mieux du mieux serait d'éviter une guerre avec l'Espagne; elle serait une sorte de sacrilége (ce fut son expression); mais je ne balancerai pas à la faire à la maison de Bourbon, si le prince qui veut gouverner cet État adoptait une politique semblable.

«Je me trouverais alors dans la même position où se trouva Louis XIV, lorsque ce monarque s'occupa de la succession de Charles II: on a dit que c'était par ambition, mais non; c'est que s'il n'avait pas mis un de ses petits-fils sur le trône d'Espagne, un archiduc d'Autriche y eût été appelé; dès-lors l'Espagne devenait l'alliée naturelle de l'Angleterre, et Louis XIV, dans toutes les guerres qu'il aurait eues, soit avec l'une, ou avec l'autre de ces deux puissances, aurait eu bientôt les deux ensemble à combattre. Comment aurait-il résisté à une guerre maritime accompagnée d'attaques en Flandre, en Alsace, en Italie, en Roussillon et en Navarre.

«Voilà le motif qui lui a fait faire la guerre en faveur de son petit-fils; à la vérité il avait pour lui le testament de Charles II, qui appelait le duc d'Anjou au trône d'Espagne, et malgré la légitimité de ce titre, l'Autriche lui a fait la guerre pour mettre l'archiduc Charles sur le trône d'Espagne.

«Ici ce n'est pas le même cas: le trône est occupé, il a même des héritiers; cela rend la question plus compliquée, mais cela ne change rien à la politique ni à l'intérêt des peuples; et la France a aujourd'hui, comme elle l'avait dans ce temps-là, le même besoin de rester alliée de l'Espagne, dans la paix comme dans la guerre.

«Tant que Charles IV aurait régné, je pouvais compter sur la paix, et je n'avais que très peu de changemens à lui demander. Nous aurions bientôt été d'accord si le prince de la Paix n'avait pas succombé, parce que nous pouvions compter sur lui. Aussi vous voyez que les troupes que j'ai fait marcher ne sont que des enfans et des dépôts.

«Mais si l'Espagne veut prendre une marche opposée, je ne balancerai pas à y entrer, parce que ce pays peut, un jour, être gouverné par un prince belliqueux, qui saura diriger contre nous toutes les ressources de cette nation, et qui finira peut-être par se mettre en tête de faire rentrer le trône de France dans sa famille; voyez où on en serait en France si cela arrivait: c'est à moi à le prévoir et à en ôter les moyens à celui qui pourrait l'entreprendre.

«Je vous le répète, si le père veut remonter sur le trône, je suis prêt à le seconder; s'il persiste dans son abdication, mandez-moi ce que je puis croire des sentimens du fils, et de ses alentours, que je ne connais pas.

«Dans tous les cas, je ne reconnaîtrai pas la marche qui a été suivie pour le faire succéder à son père; il faudra que cet acte soit purifié par une sanction publique du roi Charles IV. Mais si je ne puis m'arranger avec le fils ni avec le père, je ferai maison nette; j'assemblerai les cortès, et je recommencerai l'ouvrage de Louis XIV; je suis prêt pour ce cas là.

«Je vais me rendre à Bayonne; si les circonstances l'exigent, j'irai à
Madrid, mais pour cela il faudrait que j'y fusse absolument forcé.»

Il me congédia, et je partis le même jour pour Madrid.

Chemin faisant, je rencontrais presqu'à chaque poste un courrier espagnol qui allait à Paris, avec des dépêches pour l'ambassadeur d'Espagne, que le nouveau roi s'était empressé d'accréditer près de l'empereur.

Vers Poitiers, je rencontrai le comte de Fernand-Nuñez, chambellan de la cour d'Espagne; il était porteur d'une lettre du roi Ferdinand VII pour l'empereur, et allait à Paris.

À Bayonne, je trouvai l'infant don Carlos, qui venait au-devant de l'empereur. Il croyait le trouver dans cette ville, d'après ce qui lui avait été dit lors de son départ de Madrid. Lorsque j'entrai en Espagne, je vis, dans toute la Biscaye, des arcs de triomphe élevés pour le passage de l'empereur; le peuple espagnol était impatient de le voir arriver, et vociférait partout contre le prince de la Paix.

Je rencontrai à Vittoria un officier français que le grand-duc de Berg envoyait à l'empereur pour lui porter l'épée de François Ier, qu'il avait demandée au cabinet de l'arsenal de Madrid; c'était un moyen de la recouvrer qui n'effaçait pas l'affront de l'avoir vu conquérir. Louis XIV aurait pu la demander cent ans avant le grand-duc de Berg; mais ce monarque avait sagement pensé qu'il ne fallait pas outrager une nation jusque dans les monumens de sa gloire. Les Espagnols furent sensibles à cette offense, qui fit tort à la popularité du grand-duc de Berg. L'empereur ne cessait cependant de lui recommander la plus grande réserve. Sans doute il se défiait de ses accès de zèle ou d'ambition, car j'avais déjà été précédé de plusieurs courriers, et cependant, je n'étais pas en route qu'il lui expédia de nouvelles instructions. On jugera, d'après la nature de cette pièce, de l'incertitude de ses idées, et du point de vue sous lequel la question se montrait à ses yeux.

Lettre de l'empereur au grand-duc de Berg.

29 mars 1808.

«Monsieur le grand-duc de Berg, je crains que vous ne me trompiez sur la situation de l'Espagne, et que vous ne vous trompiez vous-même. L'affaire du 19 mars a singulièrement compliqué les événemens: je reste dans une grande perplexité. Ne croyez pas que vous attaquiez une nation désarmée, et que vous n'ayez que des troupes à montrer pour soumettre l'Espagne. La révolution du 20 mars prouve qu'il y a de l'énergie chez les Espagnols. Vous avez affaire à un peuple neuf: il a tout le courage, et il aura tout l'enthousiasme que l'on rencontre chez des hommes que n'ont point usés les passions politiques.

«L'aristocratie et le clergé sont les maîtres de l'Espagne; s'ils craignent pour leurs priviléges et pour leur existence, ils feront contre nous des levées en masse qui pourront éterniser la guerre. J'ai des partisans; si je me présente en conquérant, je n'en aurai plus.

«Le prince de la Paix est détesté, parce qu'on l'accuse d'avoir livré l'Espagne à la France; voilà le grief qui a servi l'usurpation de Ferdinand; le parti populaire est le plus faible.

«Le prince des Asturies n'a aucune des qualités qui sont nécessaires au chef d'une nation; cela n'empêchera point que, pour nous l'opposer, on en fasse un héros. Je ne veux pas que l'on use de violence envers les personnages de cette famille: il n'est jamais utile de se rendre odieux et d'enflammer les haines. L'Espagne a plus de cent mille hommes sous les armes, c'est plus qu'il n'en faut pour soutenir avec avantage une guerre intérieure; divisés sur plusieurs points, ils peuvent servir de noyau au soulèvement total de la monarchie.

«Je vous présente l'ensemble des obstacles qui sont inévitables, il en est d'autres que vous sentirez.

«L'Angleterre ne laissera pas échapper cette occasion de multiplier nos embarras: elle expédie journellement des avisos aux forces qu'elle tient sur les côtes du Portugal et dans la Méditerranée; elle fait des enrôlemens de Siciliens et de Portugais.

«La famille royale n'ayant point quitté l'Espagne pour aller s'établir aux Indes, il n'y a qu'une révolution qui puisse changer l'état de ce pays: c'est peut-être celui de l'Europe qui y est le moins préparé. Les gens qui voient les vices monstrueux de ce gouvernement, et l'anarchie qui a pris la place de l'autorité légale, font le plus petit nombre; le plus grand nombre profite de ces vices et de cette anarchie.

«Dans l'intérêt de mon empire, je puis faire beaucoup de bien à l'Espagne. Quels sont les meilleurs moyens à prendre?

«Irai-je à Madrid? exercerai-je l'acte d'un grand protectorat, en prononçant entre le père et le fils? Il me semble difficile de faire régner Charles IV; son gouvernement et son favori sont tellement dépopularisés, qu'ils ne se soutiendraient pas trois mois.

«Ferdinand est l'ennemi de la France, c'est pour cela qu'on l'a fait roi. Le placer sur le trône sera servir les factions qui, depuis vingt-cinq ans, veulent l'anéantissement de la France. Une alliance de famille serait un faible lien: la reine Elisabeth et d'autres princesses françaises ont péri misérablement, lorsqu'on a pu les immoler impunément à d'atroces vengeances. Je pense qu'il ne faut rien précipiter, qu'il convient de prendre conseil des événemens qui vont suivre… Il faudra fortifier les corps d'armée qui se tiendront sur les frontières du Portugal, et attendre…

«Je n'approuve pas le parti qu'a pris V. A. I. de s'emparer aussi précipitamment de Madrid. Il fallait tenir l'armée à dix lieues de la capitale. Vous n'aviez pas l'assurance que le peuple et la magistrature allaient reconnaître Ferdinand sans constitution. Le prince de la Paix doit avoir, dans les emplois publics, des partisans; il y a d'ailleurs un attachement d'habitude au vieux roi, qui pouvait produire des résultats. Votre entrée à Madrid, en inquiétant les Espagnols, a puissamment servi Ferdinand. J'ai donné ordre à Savary d'aller auprès du vieux roi voir ce qui se passe. Il se concertera avec V. A. I. J'aviserai ultérieurement au parti qui sera à prendre; en attendant, voici ce que je juge convenable de vous prescrire. Vous ne m'engagerez à une entrevue, en Espagne, avec Ferdinand, que si vous jugez la situation des choses telle que je doive le reconnaître comme roi d'Espagne. Vous userez de bons procédés envers le roi, la reine et le prince Godoy. Vous exigerez pour eux, et vous leur rendrez les mêmes honneurs qu'autrefois. Vous ferez en sorte que les Espagnols ne puissent pas soupçonner le parti que je prendrai: cela ne vous sera pas difficile, je n'en sais rien moi-même.

«Vous ferez entendre à la noblesse et au clergé que, si la France doit intervenir dans les affaires d'Espagne, leurs priviléges et leurs immunités seront respectés. Vous leur direz que l'empereur désire le perfectionnement des institutions politiques de l'Espagne, pour la mettre en rapport avec l'état de civilisation de l'Europe, pour la soustraire au régime des favoris… Vous direz aux magistrats et aux bourgeois des villes, aux gens éclairés, que l'Espagne a besoin de recréer la machine de son gouvernement; qu'il lui faut des lois qui garantissent les citoyens de l'arbitraire et des usurpations de la féodalité, des institutions qui raniment l'industrie, l'agriculture et les arts. Vous leur peindrez l'état de tranquillité et d'aisance dont jouit la France, malgré les guerres où elle s'est trouvée engagée; la splendeur de la religion, qui doit son rétablissement au concordat que j'ai signé avec le pape. Vous leur démontrerez les avantages qu'ils peuvent tirer d'une régénération politique: l'ordre et la paix dans l'intérieur, la considération et la puissance à l'extérieur. Tel doit être l'esprit de vos discours et de vos écrits. Ne brusquez aucune démarche. Je puis attendre à Bayonne, je puis passer les Pyrénées, et, me fortifiant vers le Portugal, aller conduire la guerre de ce côté.

«Je songerai à vos intérêts particuliers, n'y songez pas vous-même… Le Portugal restera à ma disposition… Qu'aucun projet personnel ne vous occupe, et ne dirige votre conduite; cela me nuirait et vous nuirait encore plus qu'à moi. Vous allez trop vite dans vos instructions du 14. La marche que vous prescrivez au général Dupont est trop rapide; à cause de l'événement du 19 mars, il y a des changemens à faire. Vous donnerez de nouvelles dispositions; vous recevrez des instructions de mon ministre des affaires étrangères. J'ordonne que la discipline soit maintenue de la manière la plus sévère: point de grâce pour les plus petites fautes. L'on aura pour l'habitant les plus grands égards; l'on respectera principalement les églises et les couvens.

«L'armée évitera toute rencontre, soit avec les corps de l'armée espagnole, soit avec des détachemens: il ne faut pas que d'aucun côté il soit brûlé une amorce.

«Laissez Solano dépasser Badajoz, faites-le observer; donnez vous-même l'indication des marches de mon armée pour la tenir toujours à une distance de plusieurs lieues des corps espagnols. Si la guerre s'allumait, tout serait perdu.

«C'est à la politique et aux négociations qu'il appartient de décider des destinées de l'Espagne. Je vous recommande d'éviter des explications avec Solano comme avec les autres généraux et les gouverneurs espagnols.

«Vous m'enverrez deux estafettes par jour; en cas d'événemens majeurs, vous m'expédierez des officiers d'ordonnance; vous me renverrez sur-le-champ le chambellan de T…, qui vous porte cette dépêche; vous lui remettrez un rapport détaillé. Sur ce, etc.

«Signé, NAPOLÉON.»

En arrivant à Madrid, je descendis chez le grand-duc de Berg, qui était logé au palais du prince de la Paix.

CHAPITRE XIX.

Le grand-duc de Berg et le prince de la Paix.—Analogie de leurs positions.—Charles IV invoque l'appui de l'empereur Napoléon.—Sa protestation.—Escoiquiz.—Le duc de l'Infantado.—Ma conversation avec ces deux personnages.—Je suis présenté à Ferdinand.

Le grand-duc de Berg avait conduit les affaires de l'empereur un peu trop à sa manière, et je vis, à sa conversation, qu'il songeait à celles de l'Espagne un peu pour lui. La portée d'esprit de ce prince n'était pas des plus étendues, et les premiers malheurs que nous avons éprouvés dans ce pays sont dus en grande partie à sa légèreté et à ses folles espérances.

J'appris de lui que, depuis plusieurs années, il avait une correspondance avec le prince de la Paix: la raison en aurait été difficile à donner, et je ne puis me l'expliquer que par les réflexions suivantes.

Ils étaient tous deux placés au même degré d'élévation dans les deux pays, et n'avaient pas moins d'ambition l'un que l'autre. Leur fortune ayant été la même, ils avaient cru devoir se rapprocher; mais, de la part de Murat, c'était un calcul, comme on pourra en juger par la suite de ces Mémoires, et de la part du prince de la Paix, c'était finesse, parce qu'il n'avait pas le même genre d'ambition que le grand-duc de Berg. Mais comme il était le seul homme vraiment fort que l'Espagne eût alors, soit pour l'intrigue, soit pour la résolution, il avait jugé que cette correspondance, outre qu'elle était sans inconvénient pour lui, pouvait un jour lui devenir utile, si le grand-duc de Berg parvenait à l'exécution du projet qu'il lui supposait.

À la réception de la lettre qu'il avait transmise à l'empereur, Murat avait mis les troupes en mouvement, et avait envoyé l'adjudant-général Monthion prendre les ordres de Charles IV; mais il n'était pas en route, qu'il reçut une seconde lettre, qui lui était personnellement adressée:

«Monsieur et très cher frère, lui écrivait en italien le roi détrôné, j'ai informé votre adjudant de tout ce qui s'est passé. Je vous prie de me rendre le service de faire connaître à l'empereur la prière que je lui fais de délivrer le prince de la Paix, qui ne souffre que pour avoir été l'ami de la France, et de nous laisser aller avec lui dans le pays qui conviendra le mieux à notre santé. Pour le présent, nous allons à Badajoz; j'espère qu'avant que nous partions, vous nous ferez réponse, si vous ne pouvez absolument nous voir, car je n'ai confiance que dans vous et dans l'empereur. En attendant, je suis votre très affectionné frère et ami de tout mon coeur.

«CHARLES IV.»

À cette pièce était jointe une note, de la main de la reine d'Espagne, non moins pressante, qui peint toute l'anxiété des souverains détrônés, et donne une idée des violences qui avaient amené l'abdication; elle était conçue en ces termes:

«Le roi mon mari, qui me fait écrire, ne pouvant le faire à cause des douleurs et enflure qu'il a à la main droite, désirerait savoir si le grand-duc de Berg voudrait bien prendre sur lui, et faire tous ses efforts avec l'empereur pour assurer la vie du prince de la Paix, et qu'il fût assisté de quelques domestiques ou chapelains. Si le grand-duc pouvait aller le voir, ou du moins le consoler, ayant en lui toutes ses espérances, étant son grand ami, il espère tout de lui et de l'empereur, à qui il a toujours été très attaché. Que le grand-duc obtienne de l'empereur qu'on donne au roi mon mari, à moi et au prince de la Paix de quoi vivre ensemble tous trois dans un endroit bon pour nos santés, sans commandemens ni intrigues, et nous n'en aurons certainement pas. L'empereur est généreux: c'est un héros; il a toujours soutenu ses fidèles alliés et ceux qui sont poursuivis. Personne ne l'est plus que nous trois; et pourquoi? parce que nous avons toujours été ses fidèles alliés. De mon fils nous ne pourrons jamais espérer, sinon misères et persécutions. L'on a commencé à forger, et l'on continue, tout ce qui peut rendre aux yeux du public et de l'empereur même, le plus criminel, cet innocent ami et dévoué aux Français, au grand-duc et à l'empereur, le pauvre prince de la Paix: qu'il ne croie rien; ils ont la force et tous les moyens pour faire paraître comme véritable ce qui est faux.

«Le roi désire, de même que moi, de voir et de parler au grand-duc; qu'il lui donne lui-même la protection qu'il a en son pouvoir. Nous sommes bien sensibles à ces troupes qu'il nous a envoyées, et à toutes les marques qu'il nous a données de son amitié. Qu'il soit bien persuadé de celle que nous avons toujours eue et avons pour lui; que nous sommes entre ses mains et celles de l'empereur, et que nous sommes bien persuadés qu'il nous accordera ce que nous lui demandons, qui sont tous nos désirs, étant entre les mains d'un si grand et généreux monarque et héros.»

La reine ne se contenta pas de réclamer la protection du grand-duc au nom de son mari, elle la sollicita elle-même[31]. La reine d'Étrurie joignit ses instances à celles de sa mère. Toute cette correspondance portait l'empreinte de la consternation et de l'abattement. Il fallait que la violence eût été bien grande, que la menace eût été bien loin, pour avoir réduit toute cette famille à craindre pour son existence, à ne plus songer qu'à implorer un asile où la vie fût sauve et les besoins physiques assurés.

Charles IV était naturellement, pour le grand-duc, le roi des Espagnes, jusqu'à ce que son gouvernement lui eût fait connaître que Ferdinand était devenu le chef de la nation espagnole. Il dut céder à ses instances, à celles de la reine, qui étaient plus vives encore, et prit le prince de la Paix sous la protection de ses drapeaux: il fit plus, il envoya une garde d'honneur à Charles IV, et annonça ouvertement, jusqu'à plus ample information, qu'il ne reconnaissait pas d'autre souverain d'Espagne.

Dès-lors le parti du prince des Asturies, c'est-à-dire la nation, et le grand-duc de Berg furent en observation réciproque, et, par conséquent, en méfiance l'un de l'autre.

J'étais fort mécontent de ce que j'apercevais, et qui n'était que le résultat de la conduite de deux partis l'un envers l'autre, qui ne voulaient pas apprécier la position du général en chef; il était difficile qu'on ne jugeât pas, par sa conduite, de la nature des instructions qu'il avait reçues. Il se permettait d'ailleurs une foule d'actes qu'elles ne commandaient pas. Les Espagnols ne savaient qu'augurer, et je n'étais pas moi-même plus avancé. Tout ce que je voyais était contraire à ce que l'empereur m'avait dit. Je ne fus pas long-temps dans l'incertitude. Lorsque le grand-duc de Berg commençait le chapitre de notre ambassadeur (M. de Beauharnais), il en disait des choses déraisonnables et marquées au coin de la passion: je ne doutai plus dès-lors de la réalité des projets que je ne faisais d'abord que soupçonner, et je me hâtai de les traverser.

J'allai chez notre ambassadeur, qui jouissait de beaucoup d'estime à Madrid, où il servait bien, mais n'intriguait pas. Lorsque j'entrai chez lui, il y avait dans son cabinet un prêtre espagnol de haute stature, qu'il me présenta, et je sus après que c'était le confesseur du prince des Asturies (M. d'Escoiquiz). Il venait entretenir l'ambassadeur de France de tout ce qui tourmentait le roi Ferdinand, et du désir qu'il avait de faire ce qui plairait à l'empereur.

M. de Beauharnais était embarrassé, il n'avait point de lettres de créance près du nouveau roi. On ne lui avait adressé aucune instruction depuis la révolution d'Aranjuez, et il se trouva d'autant plus à son aise en me voyant arriver, que le grand-duc de Berg le traitait mal.

M. d'Escoiquiz, particulièrement, était impatient de causer avec moi, qui venais de Paris, afin d'aller rapporter au roi Ferdinand ma conversation.

Nous causâmes effectivement très longuement; je ne connaissais de l'Espagne que son histoire et sa carte de géographie, et n'avais pas la première idée de toutes les intrigues qui ont désolé ce malheureux pays pendant une longue suite d'années.

Le cabinet de Madrid avait été accoutumé à traiter l'argent à la main, et on avait l'air de croire que je ne venais que pour faire mon prix.

L'abbé d'Escoiquiz m'inspira de la vénération, par l'attachement que je lui vis manifester pour son prince: ce bon chanoine versait un torrent de larmes à la seule pensée de le voir malheureux. La confiance s'établit entre nous deux, autant que cela se pouvait dans une première conversation, et je commençai à lui témoigner mon étonnement d'un changement si subit de l'Espagne à notre égard, et sans motif. Le chanoine se défendait de ce projet, et assurait que le roi n'avait rien tant à coeur que de continuer à bien vivre avec la France. Je lui dis que je ne pouvais m'empêcher de remarquer que, jusqu'à présent, les apparences ne répondaient pas aux bonnes intentions dont il me donnait l'assurance, parce que ce qui frappait le regard de l'observateur impartial, c'était l'attitude du gouvernement espagnol vis-à-vis de notre armée, et celle de notre armée vis-à-vis de lui; qu'enfin il était difficile que, de part et d'autre, cela n'occasionnât pas un peu d'aigreur, ce qui était au moins une maladresse dans une circonstance pareille, où l'Espagne avait tant besoin de l'intervention de la France, pour une révolution qu'elle commençait, et qui pouvait devenir une seconde représentation de la nôtre, d'autant plus qu'il ne faudrait, pour la contrarier, qu'appuyer le rappel du père au trône; ce qui était une chose facile, puisque une bonne partie de l'Espagne, tout en se réjouissant d'être débarrassée du prince de la Paix, était cependant fort attachée au roi Charles IV, et que la masse de la nation n'approuvait assurément pas la violence qui lui avait été faite pour lui arracher la couronne; que, quant à l'empereur, cet événement le contrariait d'autant plus qu'il n'y était pas préparé.

On lui a bien envoyé des courriers, ajoutai-je, mais il n'en recevra pas un avant de savoir si le roi Charles IV est content, parce que c'est avec lui qu'il a des engagemens, et, avant d'en prendre avec son fils, il faut qu'il règle avec le père. Ce sera malgré lui qu'il interviendra dans une discussion d'intérieur de famille; mais il ne permettra pas qu'elle se termine à son préjudice. C'est à tous les Espagnols qui entourent le roi à le préserver d'une direction qui serait le résultat de la récrimination de quelques favoris, parce que nous n'attendrions pas, pour nous trouver offensés, que vos armées fussent sur la Bidassoa.

Le bon chanoine m'écoutait très attentivement, et me disait, de tout son coeur, qu'il était bien malheureux que l'empereur n'eût pas envoyé un autre maréchal pour commander l'armée en Espagne; mais qu'il ne pouvait me cacher que le grand-duc de Berg se conduisait mal avec le roi. Il entendait, sans doute, qu'il ne l'avait pas reconnu; mais cependant il ajoutait quelques détails de plus, comme d'insister sur la mise en liberté du prince de la Paix, et de faire répandre partout le bruit que l'empereur ne reconnaîtrait pas le prince des Asturies comme roi; que c'était cela qui jetait de l'inquiétude partout, et refroidissait l'enthousiasme. Il finit par me demander la permission d'aller rapporter cette conversation au roi, et de lui dire en même temps où j'étais logé.

La conversation que j'eus avec notre ambassadeur, après le départ du chanoine Escoiquiz, me confirma dans l'opinion où j'étais déjà, que la révolution d'Aranjuez n'était que la suite d'une conjuration, ourdie de longue main, et qui venait d'éclater dans une circonstance qui avait paru favorable à l'exécution des projets du parti ennemi du prince de la Paix, et je commençai à m'expliquer l'empressement que l'on mettait à obtenir l'assentiment de l'empereur, sans lequel cette révolution ne pouvait se consolider. On était plus occupé d'obtenir le sien que celui des autres puissances de l'Europe, parce qu'on ne doutait pas qu'elles ne l'auraient jamais refusé à un nouvel ordre de choses qui pouvait diminuer l'influence de la France en Espagne. En même temps j'acquis la preuve que l'abdication du roi Charles IV n'avait pas été volontaire; autrement elle eût été solennelle, revêtue de toute la pompe qu'un peuple aussi formaliste que l'Espagnol met à tous ses actes.

Peu d'heures après être rentré chez moi, je reçus la visite du duc de l'Infantado, président du conseil de Castille, homme jouissant d'une grande faveur auprès du prince des Asturies. Il sortait de chez le roi Ferdinand, et avait entendu le rapport de M. Escoiquiz, qui venait de me quitter. Nous eûmes ensemble à peu près la même conversation que celle que j'avais eue avec le chanoine; mais il me demanda si je voulais voir le roi. Je lui répondis que je serais flatté d'avoir cet honneur-là, si telle était sa volonté; mais que je lui faisais observer que je n'avais aucune mission pour l'entretenir, et que je ne pourrais que lui répéter ce que j'avais dit à M. d'Escoiquiz, ainsi qu'à lui. Il me répliqua qu'il serait bien aise que j'entendisse, de la bouche du roi lui-même, l'expression des sentimens qui l'animaient pour la France, et l'empereur en particulier. À cela je n'avais rien à répondre, et je lui dis que j'attendrais les ordres du roi Ferdinand.

Il me quittait, lorsque, s'arrêtant, il me demanda: «Comment le traiterez-vous?—Que voulez-vous dire? répondis-je.—Mais, oui, dit le duc de l'Infantado; l'appellerez-vous Votre Majesté?» Je ne pus m'empêcher de rire, et de dire au président du conseil de Castille que c'était jouer à des jeux d'enfans; que peu importait que je le saluasse du titre de majesté ou de sultan, puisque je n'étais point accrédité près de lui; que l'on ne pourrait jamais rien arguer de l'expression dont je me serais servi, et que le roi me faisant, comme à un voyageur, l'honneur de m'admettre près de lui, je me servirais de l'expression qui lui serait la plus agréable; qu'autrement je déclinerais la proposition du duc de l'Infantado.

Je ne m'abusai point sur le but de cette visite de M. de l'Infantado; il avait été une victime du prince de la Paix, et n'avait été rappelé de ses terres que par le prince des Asturies. Il était bon Espagnol, mais naturellement mal disposé pour la France, à l'influence de laquelle il attribuait toutes les tracasseries auxquelles il avait été en butte.

Il y avait à peine quarante-huit heures que j'étais à Madrid, que je voyais partout un extrême désir de faire sanctionner la révolution d'Aranjuez; si elle avait été naturelle, on n'aurait pas été aussi inquiet.

M. de l'Infantado vint me chercher dans l'après-midi, et je crois que c'est lui qui me conduisit chez le roi Ferdinand; peut-être fut-ce une autre personne du palais, mais toujours est-il que M. de l'Infantado vint me prévenir que le roi me recevrait après son dîner.

J'y allai, et, sans me faire attendre, on m'introduisit dans son cabinet: il y avait avec lui le chanoine Escoiquiz, le duc de San-Carlos et M. de Ovallos. Je le saluai comme je l'avais dit à M. de l'Infantado, et m'exprimai ainsi:

«Sire, l'empereur ne prévoyait pas que j'aurais l'honneur d'être présenté à Votre Majesté, et ne m'a chargé d'aucune mission près d'elle; il venait d'apprendre sommairement ce qui s'était passé à Aranjuez: comme il n'y était pas préparé, il en a été étonné, et en a cherché la cause.

«L'attachement qu'il portait au roi votre père lui a fait prendre un grand intérêt à ce qui lui est arrivé, et, dans son premier mouvement, il a craint que la révolution qui a placé Votre Majesté sur le trône, en paraissant dirigée contre des projets que l'on suppose à la France, ne fût le signal d'une rupture entre deux pays qui ont essentiellement besoin l'un de l'autre; dans ce cas, l'empereur est tout préparé. Je crois qu'il n'entre point dans les intentions de Votre Majesté de lui faire la guerre; mais, sire, on est souvent entraîné par une masse d'opinions que l'on n'est plus maître de ramener, lorsqu'une fois elle a été mise en mouvement; et il faut avouer que ce qui frappe les regards des moins clairvoyans, c'est un revirement subit de tout ce que l'on voyait il y a moins de quinze jours. On ne nous accuse pas encore, mais on y pense.»

Le roi et ses deux conseillers m'interrompirent pour me dire: «Non, on n'en veut pas à la France; on croit que vous voulez protéger le prince de la Paix, et cela indispose contre vous; dans le fait, cela ne vous regarde pas.

—«J'ignorais que nous nous occupassions de cette question-là; je conçois l'effet qu'elle produirait.» On m'objecta que le grand-duc de Berg le réclamait tous les jours.

—«Je ne le savais pas; mais cependant ce serait un bien léger motif pour commencer une querelle. Le prince de la Paix a pu nous intéresser beaucoup dans le temps qu'il était l'arbitre de tout en Espagne; telle était la volonté du roi: nous n'avions pas d'observations à y faire, et nous avons trouvé plus simple de nous arranger avec le favori; mais notre intérêt, sous ce rapport, l'abandonne avec son crédit.

«Je ne vois qu'un cas où nous le couvririons de notre protection: ce serait celui où le roi Charles IV la réclamerait, parce que nos liens avec lui ne sont pas rompus, et, jusqu'à ce que Votre Majesté soit reconnue, nous suivrons ponctuellement nos engagemens avec le roi son père. Or, comme il s'est mis sous la protection de notre armée, elle fera son devoir, s'il était dans le cas de le lui demander.

«Je le répète à Votre Majesté, l'empereur est inquiet de la marche que peut prendre cet événement; il a besoin de connaître si les sentimens de Votre Majesté sont les mêmes que ceux qui animaient votre père, et si nos rapports politiques doivent souffrir de ce changement.»

Le roi, ou, pour dire plus vrai, le chanoine Escoiquiz et M. de San-Carlos reprirent vivement: «Ah! mon Dieu non; nous voulions vivre avec l'empereur encore mieux qu'on y vivait auparavant.

—«Je le crois, messieurs; mais il faut que les effets répondent aux assurances que vous m'en donnez, et vous conviendrez que, jusqu'à présent, les apparences ne sont pas en votre faveur. Je rendrai un compte fidèle des uns et des autres; au reste, l'empereur met tant d'intérêt à ce qui se passe en Espagne, qu'il s'approche lui-même de la frontière, et je suis assuré qu'en ce moment il est parti de Paris. Il recevra mon courrier en chemin, ainsi que beaucoup d'autres que lui adresseront les différentes autorités qui sont ici. Vous avez à craindre que beaucoup de rapports ne vous soient pas aussi favorables que vous paraissez le croire, et que l'empereur ne veuille prendre aucun parti avant de s'être entendu avec Charles IV sur tout ceci, parce qu'il sait ce qu'il peut perdre par l'effet de sa retraite, et il n'y restera pas indifférent avant de connaître sur quel pied il sera avec son successeur: voilà la disposition d'esprit où je l'ai laissé.»

Mon audience se termina là, et je reçus congé.

CHAPITRE XX.

Le roi et la reine d'Espagne réclament l'assistance du grand-duc de Berg.—Considérations qui décident Ferdinand à se rendre à Bayonne.—Il s'arrête à Vittoria.—Entretien avec ses ministres.—Réflexions sur l'écrit de M. Cevallos.

Je fus en causer avec le grand-duc de Berg, qui, de son côté, était en communication très active avec le roi Charles IV, la reine et le prince de la Paix; ils étaient restés à Aranjuez, et lui écrivaient plusieurs fois par jour. Le général qui commandait la division française postée à Aranjuez servait d'intermédiaire. Leurs lettres, les détails qu'il donnait lui-même, étaient déchirans.

«Conformément aux ordres de Votre Altesse Impériale, lui mandait-il le 23 mars, je me suis rendu à Aranjuez avec la lettre de Votre Altesse pour la reine d'Etrurie. Il était huit heures du matin; la reine était encore couchée: elle se leva de suite, et me fit entrer. Je lui remis votre lettre. Elle m'invita à attendre un moment, en me disant qu'elle allait en prendre lecture avec le roi et la reine. Une demi-heure après, je vis entrer la reine d'Étrurie avec le roi et la reine d'Espagne.

«Sa Majesté me dit qu'elle remerciait Votre Altesse Impériale de la part que vous preniez à ses malheurs, d'autant plus grands que c'est un fils qui s'en trouve l'auteur. Le roi me dit que cette révolution avait été machinée; que de l'argent avait été distribué, et que les principaux personnages étaient son fils et M. Cavallero, ministre de la justice; qu'il avait été forcé d'abdiquer pour sauver la vie de la reine et la sienne; qu'il savait que, sans cet acte, ils auraient été assassinés pendant la nuit; que la conduite du prince des Asturies était d'autant plus affreuse, que, s'étant aperçu du désir qu'il avait de régner, et lui approchant de la soixantaine, il était convenu qu'il lui céderait la couronne lors de son mariage avec une princesse française, ce que le roi désirait ardemment.

«Le roi a ajouté que le prince des Asturies voulait qu'il se retirât avec la reine à Badajoz, frontière de Portugal; qu'il lui avait observé que le climat de ce pays ne lui convenait pas, qu'il le priait de permettre qu'il choisît un autre endroit, qu'il désirait obtenir de l'empereur la permission d'acquérir un bien en France, et d'y finir son existence. La reine m'a dit qu'elle avait prié son fils de différer le départ pour Badajoz, qu'elle n'avait rien obtenu, et qu'il devait avoir lieu lundi prochain.

«Au moment de prendre congé de Leurs Majestés, le roi me dit: J'ai écrit à l'empereur, entre les mains duquel je remets mon sort. Je voulais faire partir ma lettre par un courrier; mais je ne saurais avoir une occasion plus sûre que la vôtre. Le roi me quitta alors pour entrer dans son cabinet. Bientôt après, il en sortit tenant à la main la lettre ci-jointe, qu'il me remit, et il me dit encore ces mots: Ma situation est des plus tristes; on vient d'enlever le prince de la Paix, qu'on veut conduire à la mort. Il n'a d'autre crime que celui de m'avoir été toute sa vie attaché. Il ajouta qu'il n'y avait sorte de sollicitations qu'il n'eût faites pour sauver la vie de son malheureux ami, mais qu'il avait trouvé tout le monde sourd à ses prières et enclin à l'esprit de vengeance; que la mort du prince de la Paix entraînerait la sienne; qu'il n'y survivrait pas.

Le grand-duc voyait tous les soirs la soeur du roi Ferdinand, la reine d'Étrurie, qui habitait le château de Madrid avec son frère. Cette princesse n'était pas contente de la retraite de son père: elle perdait, avec son existence, ses espérances et celles de son fils; en conséquence, elle ne cachait rien au grand-duc de Berg de tout ce qu'il avait envie de connaître du despotisme de son frère, avec qui elle passait sa vie. On n'ignorait donc rien des mauvaises intentions du roi Ferdinand envers la France; et toutes ces communications faisaient la matière de fréquens rapports à l'empereur. Il était bien difficile qu'il se formât une autre idée que celle qu'il avait déjà sur ces événéméns, en voyant d'où partaient les informations qu'on lui envoyait; cependant il n'y ajoutait pas une confiance exclusive, et n'en devenait que plus impatient de connaître la vérité.

Le grand-duc de Berg montrait un désir de voir partir le roi qui ne pouvait que lui déplaire beaucoup; et je crois que, s'il s'est décidé aussi promptement qu'il l'a fait à venir traiter ses affaires personnelles lui-même, c'est qu'il a craint que la résolution de l'empereur ne fût prise d'après une quantité d'avis qu'il aurait reçus de tous côtés, de la part de personnes qu'il soupçonnait ne lui être pas favorables, et ensuite parce qu'il savait que son père avait protesté contre son abdication, et qu'il craignait qu'en remontant sur le trône, il ne reprît son ministre le prince de la Paix, dont les ressentimens auraient mis le prince des Asturies dans la plus fâcheuse position.

Je ne sais pas ce qui fut objecté dans le conseil tenu avant de s'arrêter au parti de venir à Bayonne; mais cette observation n'a pas dû manquer d'y être exposée une des premières.

J'allai rendre à M. le duc de l'Infantado la visite qu'il m'avait faite, et il m'apprit le départ du roi pour le lendemain, me disant qu'il serait parti le jour même, s'il n'avait pas fallu un jour au moins pour placer les relais sur la route.

Je demandai la faveur d'accompagner le roi, uniquement par ce motif-ci: j'étais venu de Bayonne à Madrid à franc étrier, ainsi que cela était alors l'usage de voyager en Espagne; j'étais à peine arrivé, qu'il fallait refaire le même chemin, de la même manière, pour arriver près de l'empereur en même temps que Ferdinand, et je trouvai beaucoup plus commode de prier le grand-écuyer du roi de comprendre un attelage pour moi dans les relais destinés à ce prince. Je l'obtins, et c'est ce qui a fait que ma voiture s'est trouvée dans le convoi des siennes.

M. le duc de l'Infantado ne paraissait pas content de ce départ: était-ce parce qu'il y soupçonnait un piége, ou parce qu'il se doutait que l'empereur serait déjà informé de quelques particularités sur lesquelles on aurait de la peine à s'expliquer d'une manière satisfaisante? Je l'ignore; mais il est bien resté dans mon esprit qu'il n'en était pas satisfait. Pour un piége, il n'y en avait pas; il n'était pas autorisé à le croire, ou du moins, s'il avait des motifs pour le soupçonner, il ne serait pas excusable de ne pas s'être opposé de toute sa force à un voyage dans lequel il croyait que le roi courait des dangers. S'il avait d'autres craintes, il devait descendre dans sa conscience, et savoir si elles étaient fondées: il n'y avait qu'elle qui pouvait le rassurer.

Toutes ces incertitudes, de la part d'une cour qui recherchait tant l'appui de la nôtre, n'étaient pas faites pour inspirer de la confiance, et recommandaient au contraire beaucoup de prudence dans les engagemens que l'on allait prendre avec elle.

Je prévins le grand-duc de Berg de la résolution du roi. En entrant chez lui, pour lui faire cette communication, j'y trouvai M. de la Forest (notre dernier ministre en Prusse): l'empereur l'avait envoyé pour être encore mieux informé de ce qui se passait à Madrid. Il avait sans doute des instructions pour tous les cas qui pouvaient arriver.

Le roi Ferdinand VII partit comme il l'avait annoncé, et nomma son oncle, l'infant don Antonio, pour présider au gouvernement pendant son absence. Je suivis le roi, qui alla coucher le premier jour à Buitrago, où j'eus l'honneur de dîner avec lui. Le deuxième jour, il vint à Arenda-del-Duero, et le troisième, à Burgos: il y avait dans cette ville plusieurs grands personnages espagnols, entre autres M. de Valdez et M. de la Cuesta, tous deux grands partisans de la révolution contre le prince de la Paix, et ennemis très prononcés de la France; ils furent ceux que le roi accueillit le mieux et auxquels il donna le plus de marques de sa bienveillance. Nous avions à Burgos un petit corps de troupes, commandé par le maréchal Bessières, duc d'Istrie. Ce maréchal était naturellement bon observateur, et sans que nous ayons été dans le cas d'échanger nos opinions, il ne me cacha pas que tout ce qu'il apercevait ne lui inspirait aucune confiance.

Je laissai le roi au milieu de l'enivrement que lui causaient les premiers honneurs qu'il recevait des Espagnols, et ne vins que le soir à son logement, pour apprendre à quelle heure il partirait le lendemain. Lorsque j'en fus informé, je revins m'entretenir avec le maréchal Bessières, et en même temps l'en prévenir, afin qu'il rendît les honneurs dus au roi au moment de son départ, ce qu'il fit, en mettant ses troupes sous les armes, et en faisant saluer par son artillerie.

Le roi arriva à Vittoria, où il fut reçu avec les mêmes démonstrations qu'à Burgos, et où se trouvaient réunies les autorités civiles et militaires des provinces de Biscaye et d'Alava.

Nous avions également à Vittoria une division aux ordres du général
Verdier.

Le soir, je me rendis au quartier du roi, ainsi que je l'avais fait à Burgos, pour prendre l'heure du départ que je croyais devoir s'effectuer le lendemain; le roi ne me reçut pas, et me fit dire par M. de Cevallos qu'il était fatigué.

C'est ici qu'eut lieu cette conversation dont M. de Cevallos a parlé dans son Mémoire[32], où elle est rapportée d'une manière invraisemblable pour un homme de sens et accoutumé aux affaires. Ce Mémoire est écrit dans le style d'un homme qui a été plus occupé de se justifier aux yeux d'un parti violent, avec lequel il lui importait de se raccommoder, que dans le style d'un homme impartial qui n'aurait rien eu à redouter de la vérité. Voici, mot à mot, comme les choses se sont passées.

Le logement du roi était peu spacieux; après la pièce qui précédait celle où il couchait, il n'y en avait pas une autre où on pût s'entretenir.

Ce fut donc lui, M. de Cevallos, qui me mena dans la chambre où le chanoine Escoiquiz était couché: il était indisposé, mais cependant il prit part à notre conversation, à laquelle étaient aussi présens les ducs de l'Infantado et de San-Carlos.

M. de Cevallos parla le premier, et me dit d'un ton assez impoli: «Monsieur, le roi n'ira pas plus loin; ce n'était même pas son projet de venir jusqu'ici; il y attendra l'empereur, s'il vient; d'ailleurs, il n'est pas encore arrivé à Bayonne, et il ne nous convient pas que le roi d'Espagne aille l'attendre; il faut au moins que l'empereur l'ait fait prévenir de son arrivée.»

M. de Cevallos parlait mal le français, et comme je ne parlais pas l'espagnol, M. de l'Infantado était obligé de répondre souvent pour M. de Cevallos.

«Monsieur, répondis-je, le roi est le maître de rester où il veut, comme il a été le maître de partir. Cette résolution a été prise dans son conseil, comme l'a été sans doute celle dont vous me faites part. Cependant, j'ai du regret de ce changement, parce que sur ce qui m'a été dit à Madrid, de l'intention où était le roi de venir au-devant de l'empereur, je me trouve avoir annoncé cette résolution en prévenant l'empereur de son départ, et en lui envoyant l'itinéraire de sa marche. Je vais avoir l'air d'un homme qui ne s'est pas fait informer, ou qui a été dupe; ou bien, s'il en était autrement, ce changement de détermination de la part du conseil du roi ne peut manquer de lui donner beaucoup à penser. Puisque je me trouve en communication avec vous sur cette partie de vos affaires, sans avoir aucune mission pour m'en charger (je l'ai dit au roi lorsque j'ai eu l'honneur de lui être présenté), pouvez-vous me faire connaître les motifs qui vous ont portés à suspendre la marche du roi?

—«Nous ne l'ayons pas suspendue, dit M. de Cevallos, le roi ne devait même aller qu'à Burgos, et cependant il est venu jusqu'ici.

—«Monsieur, repris-je, ce n'est pas moi qu'on abuse. Le roi est parti de Madrid avec l'intention d'aller voir l'empereur, et vous ne pouvez me nier qu'en ce moment même les relais ne soient placés sur la route d'ici à Bayonne. Croyez-vous que la remarque ne m'en sera pas faite? il y a donc un motif pour ce changement. Que vous ne me le disiez pas, je le conçois, vous en êtes le maître; mais que vous prétendiez m'abuser par une question d'étiquette, j'en croirai ce que je voudrai, et ne serai point votre dupe. Je ne vous ai point pressé de partir, et j'ai commencé par vous dire que je n'avais près de votre maître aucun caractère.

«Puisque vous soumettez à l'étiquette la situation du roi, par la même raison, nous nous conformerons à la nôtre, qui a aussi ses difficultés; de cette manière, les deux souverains viendront chacun de leur côté jusqu'à l'extrémité du pont de la Bidassoa.»

Cevallos. «Mais c'est ainsi que cela devait être, et que cela s'est déjà passé.»

—«Fort bien, Messieurs, il y aura encore à faire mesurer exactement la longueur du pont, afin que chacun fasse le même nombre de pas. J'ajouterai à tout cela une observation: c'est que l'empereur n'a pas manifesté le désir de cette visite d'étiquette; vous viendriez à Irun[33], qu'il ne serait pas obligé de venir à Saint-Jean-de-Luz[34]. Attendez-vous de lui qu'il vienne vous reconnaître roi d'Espagne, et peut-être vous prêter foi et hommage pour le Roussillon? Mais, Monsieur, aux yeux de l'empereur, le trône d'Espagne n'est pas vacant, c'est Charles IV qui l'occupe. S'il nous appelle à son aide, il nous trouvera prêts à le servir; à quoi bon alors prendre tant de soins de ce que l'on fera et de ce que l'on croit ne devoir pas faire. L'étiquette sur laquelle vous vous appuyez ne peut apporter de difficultés dans une question où elle n'a point de droits; si c'est elle qui est la règle de votre conduite, elle ne permettait peut-être pas au roi de sortir de Madrid, dans ce cas-ci; et si vous avez eu d'autres motifs pour porter le roi à cette démarche, ce qui est plus vraisemblable, c'est à vous à juger si vous avez assez fait en l'amenant jusqu'ici, et à réfléchir aux conséquences qui peuvent être le résultat d'une réticence sur laquelle on pensera ce que l'on voudra, puisque vous ne voulez en donner aucune explication.»

Le chanoine Escoiquiz prit la parole, et, de son lit, me répondit qu'il était inutile de me cacher l'inquiétude où l'on était; qu'il revenait de tous côtés que l'empereur était mal disposé pour le roi, et qu'il ne le reconnaîtrait pas. Il ajouta: «Combien il serait malheureux pour moi et pour ces messieurs, en voulant servir le roi, d'être cause de sa perte.» Enfin, il me dit que cette idée s'était emparée d'eux, et qu'il ne pouvait me dissimuler tout le chagrin qu'il en éprouvait.

«À cela, je n'ai rien à répondre; il ne m'est rien parvenu depuis mon départ de Paris, et je ne suis point autorisé à donner à l'instruction de l'empereur une autre interprétation que celle qui était manifestée par les sentimens dans lesquels il m'a parlé en m'envoyant en Espagne. Je n'y ai rien aperçu qui pût faire augurer ce que vous craignez. Si, depuis, le roi a appris quelque chose de plus, comme je l'ignore, je ne puis m'en faire juge. Vous ne m'avez pas manifesté cette crainte-là en partant de Madrid; elle vous est venue depuis; il faut prendre garde ici d'attirer le mal que vous redoutez. Je ne puis vous guérir de la peur; c'est à vous à voir si elle est fondée.»

Cevallos. «Mais nous n'avons pas besoin de l'empereur; nous nous arrangerons bien sans son secours; nous ne voulons rien avoir à faire avec lui.

—«Monsieur, voilà une mauvaise réponse, parce que l'on ne fait pas ce que l'on veut en ce monde; et si l'empereur veut avoir affaire avec vous, il faudra bien malgré vous avoir affaire avec lui.»

Cevallos. «Mais pouvez-vous assurer le roi que l'empereur le reconnaîtra.

—«Je n'en sais rien; je ne suis autorisé ni à l'affirmer ni à en douter, et il n'y a rien à arguer de ce que je puis dire là-dessus, parce que je ne connais rien de la détermination de l'empereur. Mais je crois en conscience qu'avant tout il veut éviter une guerre avec l'Espagne. Il m'a dit, en m'en parlant, qu'il la regarderait comme une guerre sacrilége; mais aussi je suis convaincu que sa détermination sera subordonnée à ce qu'il aura appris et à ce qu'il jugera par ce qu'il verra. Tout cela dépend de vous. Descendez dans votre conscience, et voyez si ce qui s'y trouve est conforme à ce que l'empereur peut désirer. Surtout ne croyez pas l'abuser; vous savez qu'il est difficile de le tromper.»

Cevallos. «Le roi a les meilleures intentions pour la France, mais il ne veut dépendre que de lui. La France s'est trop mêlée de nos affaires; il faut que cela finisse.

—«Ceci peut s'entendre de bien des manières. Est-ce un congé que vous nous donnez, ou que vous voulez prendre? Sans y être autorisé, je prendrai sur moi d'accepter l'un et l'autre, et vous laisserai, Monsieur, la responsabilité des conséquences.

Cevallos. «Mais je ne vois pas pourquoi l'empereur voudrait se mêler de nos affaires; avons-nous manqué à quoi que ce soit de notre alliance?

—«L'empereur se mêle de vos affaires parce qu'elles sont devenues celles d'Espagne, et que celles d'Espagne sont liées aux siennes. Peu lui importe qui régnera en Espagne lorsque ses relations avec ce pays n'en souffriront pas. Enfin, Monsieur, en dernière analyse, ou vous avez le projet de lui résister, et alors il prendra son parti; ou bien vous avez l'intention de le satisfaire, et dans ce dernier cas vous ne devez pas être embarrassés de lui en donner la preuve, puisque, vous particulièrement, monsieur de Cevallos, vous savez bien mieux qu'aucun de ces Messieurs ce que l'empereur peut désirer; ayant été attaché au prince de la Paix, vous connaissez toutes nos relations les plus intimes avec votre pays. Je ne comprends rien à toutes les objections que vous me faites, et je ne puis que préjuger qu'elles cachent de mauvais desseins…

«Avez-vous le projet de faire la guerre? Nous serons bientôt prêts…

«Nous soupçonnez-vous de mauvaises intentions envers le roi? il serait trop tard pour en être effrayé; et comment, dans ce cas, vous justifierez-vous de l'avoir amené jusqu'ici au milieu de nos troupes? N'est-il pas ici sous notre garde et à notre dévotion? Nous avons ici une division d'infanterie, une à Brivierca, et une à Burgos; si vous commencez les hostilités, dites-moi par où vous vous retirerez?

«Avez-vous le projet d'être pour nous ce que l'Espagne a été sous le père du roi Ferdinand? Si cela est, d'où viennent toutes vos inquiétudes, qui ne sont propres qu'à nous en communiquer d'autres? Si le roi se sent disposé à satisfaire l'empereur, pourquoi craindrait-il d'aller le joindre n'importe où, s'expliquer franchement avec lui, tant sur ce qui a amené son avénement au trône, que sur ce qui peut en être la suite? Il me semble que cette conduite serait conforme aux sentimens qui ont porté le prince des Asturies à avoir recours à l'empereur pour fléchir son père offensé. Cette époque est récente: comment, à travers tout ce qui tourmente votre imagination, ne vous êtes-vous pas aussi arrêtés à l'idée que la première réception de l'empereur serait peut-être un peu froide[35]? Parce qu'enfin il est l'aîné en âge et en droit; mais une fois la règle des bienséances observée et les intérêts nationaux réglés d'une manière conforme à notre vieille alliance, pourquoi ne serait-il pas le premier à reconnaître le roi Ferdinand? Montrez-moi l'impossibilité que cela soit ainsi? cela dépend plus de vous que de l'empereur.

«Je vais, au reste, aller le rejoindre, et lui dirai tout ce qu'il faut craindre, ainsi que ce que l'on doit espérer, et je ne doute pas qu'il ne me renvoie ici sous deux ou trois jours.»

Je quittai ces messieurs pour m'occuper de mon voyage à Bayonne.

CHAPITRE XXI.

Encore M. Cevallos.—Retour à Bayonne.—Arrivée de l'empereur dans cette ville.—Je lui rends compte de ma mission.—Vues de l'empereur.

J'avais emmené de Paris à Madrid le fils aîné de M. Hervas; il avait besoin de s'y rendre, et cela me convenait d'autant mieux que je ne savais pas un mot d'espagnol. Je le pris aussi avec moi pour retourner à Bayonne.

Pendant que l'on disposait ma voiture, et que l'on cherchait mes mules, ce qui n'est pas l'affaire d'un instant en Espagne, je le priai d'aller, de ma part, trouver M. de Cevallos, et de lui dire que je ne concevais rien à l'opposition qu'il m'avait manifestée d'autant plus que, si ma mission en Espagne avait eu quelque but obscur ou équivoque, je me serais encore moins attendu à le rencontrer dans mon chemin, puisque depuis qu'il était employé aux affaires d'Espagne, il avait fait ouvertement profession d'être dévoué aux intérêts de la France; qu'il avait été l'intermédiaire dont le prince de la Paix s'était servi encore récemment pour les arrangemens conclus à Fontainebleau entre la France et l'Espagne; qu'il ne pouvait douter que la faction qui avait fait succomber le prince de la Paix n'ignorait pas la part qu'il avait eue à sa confiance, et que, lorsqu'elle se serait servi de lui, il n'échapperait pas à ses ressentimens, comme tout ce qui avait été attaché à ce premier ministre, dont il avait épousé la soeur; qu'enfin, dans tous les cas, il ne pouvait manquer de devenir victime du juste ressentiment de la France, dont il dénaturait les intentions, après avoir servi ses projets pendant aussi long-temps.

M. Hervas trouva M. de Cevallos, et fit ma commission: on verra dans peu que ce dernier était d'une opinion tout opposée à celle qu'il manifestait dans cette circonstance-là.

Je partis pour Bayonne, où j'arrivai quelques heures avant l'empereur que l'on attendait de Bordeaux. M. de Champagny, alors ministre des relations extérieures, y était arrivé, et je l'entretins long-temps de tout l'embarras que je prévoyais avant de parvenir à rétablir l'harmonie entre nous et l'Espagne; je lui dis que je n'épargnerais pas l'empereur dans les détails que je lui donnerais, et que, sans rien préjuger de la marche qu'il adopterait pour s'établir en Espagne sur le pied où il était avant la révolution dans laquelle il était forcé d'intervenir, je le préviendrais de l'opposition qu'il rencontrerait partout; que l'on avait osé lui supposer des projets desquels on parlait tout haut chez le grand-duc de Berg; que je ne savais qu'en croire, parce que l'empereur ne m'avait paru déterminé à rien encore; que j'ignorais si depuis il avait changé d'avis, mais que l'on devait se méfier beaucoup de l'opinion que le grand-duc de Berg ne manquerait pas de vouloir donner, tant des individus que des dispositions du pays même; qu'il avait déjà fait un tort notable aux sentimens qui animaient les Espagnols pour la France et pour l'empereur, particulièrement avant qu'il allât y commander.

J'ajoutai que cette révolution espagnole pouvait mener l'empereur au-delà de ce que l'on croyait, et que j'étais persuadé que nous n'avions jamais jugé ce pays qu'à travers toutes les intrigues qui l'avaient gouverné sous l'abri de notre protection; mais qu'aujourd'hui que l'idole (le prince de la Paix) était abattue, nous allions voir le peuple espagnol prendre un essor qui trouverait des imitateurs.

L'empereur arriva le même soir, et eut un long entretien avec M. de Champagny, qui lui rendit compte de ma conversation. Il ne tarda pas à me faire appeler. Il n'avait encore reçu d'Espagne que les rapports journaliers du grand-duc de Berg, dans les lumières duquel il avait moins de confiance que dans son courage au moment d'un danger. Il avait aussi reçu toutes les lettres que le roi Charles IV, ainsi que la reine, avaient écrites au grand-duc: tout cela occupait son esprit, mais ne suffisait pas pour l'éclairer. Il me garda une grande partie de la nuit pour lui raconter tout ce que j'avais vu et fait; il était contrarié de tout ce que je lui apprenais, et surtout mécontent des projets qu'on lui supposait; je lui répondis que cela n'était que la conséquence de tout ce qui se répandait autour du grand-duc de Berg, ajoutant que, s'il n'agissait pas d'après des instructions de lui, il était grandement tenu d'y prendre garde, qu'autrement on lui préparait beaucoup d'embarras.

L'empereur me répliqua: «Mais enfin, le prince des Asturies, quel homme est-ce? Gouvernera-t-il, ou sera-t-il gouverné? De quelle manière pourrai-je m'arranger avec lui, ou bien faudra-t-il y renoncer? Je ne suis pas prêt pour ce dernier cas, parce que, si, comme vous le dites, cela doit amener la guerre, je voudrais l'éviter.»

Je répondis à l'empereur: «Sire, on m'a manifesté les meilleures intentions du monde; pour des promesses, j'en ai plein mes poches, autant du prince que des ministres; mais, pour vous les garantir, je m'en garderai bien»; et je lui racontai tout ce que l'on m'avait dit, et qu'on vient de lire.

«Il n'y a nul doute, ajoutai-je, que la révolution d'Aranjuez n'ait été faite contre le gré du roi Charles IV, et que conséquemment son abdication n'ait été à peu près forcée, n'y en aurait-il pour preuve que l'empressement du roi Charles IV à se mettre sous la protection de nos troupes, qui, en effet, le gardent au palais d'Aranjuez; et, de l'autre part, le même empressement que témoigne le prince des Asturies, de voir Votre Majesté sanctionner l'événement qui le met sur le trône, parce que cela une fois fait, il n'y aura pas la plus légère difficulté à obtenir l'assentiment des autres puissances de l'Europe.

«Je ne crois pas que vous parveniez à être en Espagne, avec le prince Ferdinand, sur le même pied qu'avec son père, quoiqu'il le promette: cela ne dépendra pas de lui, et c'est l'espérance qu'il a donnée à ses adhérens de secouer le joug de la France, qui lui a prêté toute la force d'opinion qui, dans ce moment, s'est ralliée à lui, au point que lutter contre ce prince serait lutter contre la nation, qui nous sera entièrement opposée sur ce point.

«Il manifeste les meilleures dispositions pour Votre Majesté; mais il est tourmenté de tout ce qu'on lui dit: que Votre Majesté ne le reconnaîtra pas; qu'une fois arrivé à Bayonne, il ne pourra plus en sortir. Il a de la peine à se le persuader; mais néanmoins cela occupe son esprit, et paraît lui avoir fait prendre la résolution de rester à Vittoria.

«Pour gouverner par lui-même, il ne le peut pas; il a reçu une éducation de palais, et n'a pas la première idée d'une affaire de gouvernement. Ce seront des ministres qui feront tout pendant qu'il trônera, et ses ministres me paraissent avoir des principes qui ne vous conviendront guère.»

L'empereur répliqua: «Voilà une affaire qui se présente mal; mais où a-t-il pris que je ne le reconnaîtrais pas: cela dépendra de lui, sinon je remets son père sur le trône. Je m'accommodais si bien avec lui qu'avant d'être instruit des projets du prince des Asturies, je faisais des voeux pour qu'il vécût cent ans; mais s'il faut que je me brouille avec le fils, je ne commencerai pas par faire ce qu'il désire de moi: j'aime mieux voir sur le trône d'Espagne un de mes amis qu'un de mes ennemis. D'où lui vient donc cette peur qu'il a conçue de moi?

—«Plusieurs causes y ont concouru: d'abord sa position, qui le rend inquiet. Peut-être se reproche-t-il quelque chose, je n'en sais rien; et comme il est naturellement timide, il a conçu beaucoup de frayeur du grand-duc de Berg, dont il se plaint beaucoup, comme voulant le dépopulariser, et cherchant à lui nuire personnellement; il a cru voir dans cette conduite la conséquence des ordres donnés par V. M., et cela lui donne à penser.

«Par exemple, le grand-duc insiste chaque jour pour obtenir la liberté du prince de la Paix; il a mis là toute sa sollicitude, et semble n'être venu en Espagne que pour le délivrer, tandis que, d'un autre côté, il met tout en oeuvre contre le prince des Asturies. Il y a au moins de la maladresse à vouloir détacher la nation d'un prince qui est l'objet de son culte en ce moment, et d'employer tous ses moyens à en protéger un autre qui est l'objet de son exécration: la moindre conséquence d'une telle conduite est un cri de vengeance contre nous, et l'on part de là pour déranger toutes les têtes et les préparer aux troubles.»

L'empereur répondit: «Je n'ai pas dit un mot qui ressemble à ce que vous me dites. Il faut que le grand-duc de Berg soit fou.

—«Je ne le crois pas si fou; mais il fait beaucoup de calculs dans lesquels il se trompe, sans doute; et je ne serais pas surpris qu'il eût envisagé les choses comme devant tourner à son profit. Il paraît s'être mis dans la tête qu'il remplacera le roi d'Espagne.»

L'empereur ne put s'empêcher de rire. Il me demanda ce que pensaient les ministres du prince Ferdinand.

«Les ministres du prince sont tout aussi inquiets que lui, et partagent la résolution qu'il a prise d'attendre à Vittoria, après cependant lui avoir conseillé de partir de Madrid. Je crois que c'est à Burgos qu'ils ont commencé à être atteints de frayeur, autant par ce qu'on leur aura dit dans cette ville, que par ce qu'ils auront pu recevoir de Madrid, d'où on leur expédie un courrier tous les jours; et je crois qu'après le départ du roi, le grand-duc de Berg aura voulu aller trop vite en besogne, et qu'on le leur a écrit.

«Les ministres du prince des Asturies sont des hommes de parti: ils ont une manière d'envisager cette révolution qui ne vous conviendra pas, du moins je le pense; d'ailleurs la plupart ne connaissent pas assez les affaires de leur pays, et il n'est pas possible que l'Espagne n'ait pas des hommes plus forts que ceux-là. Si V. M. ne trouve pas un moyen de les appeler près d'elle, elle aura mille peines à savoir la vérité, d'autant plus qu'il n'est pas certain que le prince des Asturies vienne à Bayonne.

—«Il faudra cependant bien que nous nous entendions ici ou ailleurs; autrement, comment s'arranger?

—«Alors il faut que V. M. lui rende de la sécurité.»

Il était très tard, l'empereur était fatigué, et il me congédia en me disant: «Nous verrons cela demain, la nuit porte conseil. Je ne fais aucune difficulté de lui écrire, si nous devons nous entendre; mais c'est que, dans le cas contraire, il sera autorisé à dire que je l'ai attiré dans un guet-à-pens, et, dans le fait, cela en aura l'air. D'un autre côté, s'il ne vient pas, je marche pour m'entendre avec le père, et assembler les cortès à Madrid. Si le prince des Asturies avait été bien conseillé, j'aurais dû le trouver ici; mais je conçois, d'après tout ce que vous me dites, qu'il a eu peur des démonstrations du grand-duc de Berg. Allez vous reposer, et tenez-vous prêt à partir demain.»

Il me fit effectivement appeler le lendemain, après qu'il eut reçu l'estafette de Madrid. Il y répondit par le courrier qui m'accompagna, et me remit une lettre pour le prince des Asturies, en me disant: «Allez le trouver et remettez-lui cette lettre de ma part. Laissez-lui faire ses réflexions. Il n'y a pas de finesse à employer, cela l'intéresse plus que moi; qu'il fasse ce qu'il voudra. Sur votre réponse, ou sur son silence, je prendrai mon parti, ainsi que des mesures pour qu'il n'aille pas ailleurs que près de son père.» Il ajouta: «Voyez où mènent les mauvais conseils; voilà un prince qui, peut-être, ne régnera pas dans quelques jours, ou qui apportera à l'Espagne une guerre avec la France. Parbleu, les peuples sont bien à plaindre lorsqu'ils tombent en de pareilles mains! Allez au plus vite.»

Il écrivit au grand-duc de Berg, et lui ordonna de ne pas souffrir que l'on attentât à la vie du prince de la Paix, de se le faire remettre, et de prendre des mesures pour le lui envoyer à Bayonne, en le préservant de tout accident en chemin. Il lui dit aussi, par le même courrier, de lui envoyer M. Dazenza, le ministre des Indes, ainsi que plusieurs autres Espagnols éclairés et jouissant d'une considération bien acquise; il voulait s'en former un conseil, avant de se décider à quelque chose.

CHAPITRE XXII.

On dissuade Ferdinand de poursuivre son voyage.—Urquijo.—Considérations qu'il oppose à la politique des ministres de Ferdinand.—Lettre de l'empereur Napoléon à Ferdinand.

Je revins rapidement à Vittoria, mais tout avait changé depuis mon départ. Plusieurs Espagnols étaient accourus auprès de Ferdinand. Ils lui avaient représenté l'imprudence de sa démarche, la facilité de revenir sur ses pas; et s'ils ne lui avaient pas fait abandonner la résolution de poursuivre son voyage, ils l'avaient du moins fort ébranlé. Urquijo, ancien ministre de Charles IV, fut celui de tous qui insista le plus vivement sur les dangers de passer la frontière. Il a lui-même rendu compte de la discussion qu'il eut à cet égard avec les conseillers de Ferdinand. Je reproduis sa relation, parce qu'elle prouve qu'on n'employa ni insinuations, ni supercheries pour déterminer ce prince à poursuivre sa route, et que tout fut spontané de sa part ou de celle de ses ministres. Elle est ainsi conçue:

À D. Gregorio de la Cuesta, capitaine-général de la Vieille-Castille.

«Mon cher ami, j'ai reçu hier à midi la lettre datée du 11, que vous m'envoyâtes par l'exprès; je montai de suite à cheval, et je suis arrivé en cette ville à trois heures et demie du soir: notre ami Mazzanedo n'a pas pu m'accompagner, parce qu'il était au lit, à cause d'une forte attaque de goutte, et ceci a été son bonheur, puisque, outre l'inutilité du voyage, il aurait été témoin de scènes très désagréables. Vous me témoignez, dans votre lettre, que je serai très bien reçu, d'après ce que vous aviez entendu dire au roi Ferdinand et à sa suite à l'égard de ma personne, et que vous ne doutiez pas que, par mes persuasions et les notions qu'ils pourraient avoir acquises, ils s'arrêteraient dans un voyage si dangereux, et n'iraient pas plus avant.

«Quant au premier point, vous avez très bien prévu, et moi-même je ne pouvais en douter, puisque le roi, à peine assis sur son trône, avait déclaré spontanément injuste et arbitraire tout ce que j'avais souffert par la voie du même Cevallos, qui avait été l'un des ministres qui avaient signé les ordres pour toutes les vexations faites contre ma personne pendant sept ans. Lorsque j'arrivai, je me présentai à Sa Majesté, qui venait d'arriver depuis une demi-heure; elle me traita avec la plus grande bonté, me combla d'honneurs et m'invita à son dîner. Ceux qui l'accompagnaient m'ont fait beaucoup de politesse, particulièrement les ducs de San-Carlos et de l'Infantado; j'ai eu aussi le plaisir de revoir mes amis Muzquiz et Labrador.

«La seconde partie est la plus affligeante; je crois qu'ils sont tous aveugles, et marchent à une ruine inévitable. J'ai exposé la manière dont le Moniteur (qu'ils n'avaient pas bien lu à ce qu'il paraît) rapportait le tumulte d'Aranjuez qui occasionna l'abdication du roi Charles IV; je leur ai fait voir que le langage de ces gazettes n'était que l'explication des desseins de l'empereur; je leur ai rappelé la proclamation adressée aux Espagnols en 1805, parce que depuis ce temps j'ai toujours cru que Napoléon projetait d'éteindre la dynastie régnante en Espagne, comme absolument contraire à l'élévation de la sienne; que ce dessein n'avait été suspendu que jusqu'au moment d'une occasion favorable, et qu'elle venait de se présenter dans les malheureux démêlés du père avec le fils, arrivés à l'Escurial; que les projets de l'empereur se faisaient voir clairement par la manière dont il avait rempli l'Espagne de troupes, et pris possession des places fortes, des arsenaux et de la capitale; que, dans cette même ville de Vittoria, le roi et tous ceux qui l'accompagnaient étaient comme dans une prison, et gardés à vue par le général Savary, et que l'ordre que j'avais observé, depuis mon entrée, pour l'emplacement des troupes et la situation des casernes, tout venait à l'appui de mes soupçons.

«Après tout cela, je leur demandai quel était l'objet de leur voyage; comment le souverain d'une monarchie telle que celle de l'Espagne et des Indes avilissait sa dignité aussi publiquement? comment on le conduisait vers un royaume étranger, sans invitation, sans préparatifs, sans toute l'étiquette que, dans de pareils cas, on doit observer, et sans avoir été reconnu comme roi, puisqu'on l'appelait toujours le prince des Asturies? qu'ils devaient se rappeler l'île des Faisans dans les Pyrénées, où on prit tant de précautions pour l'entrevue qui devait y avoir lieu entre les souverains d'Espagne et de France; qu'il y eut un égal nombre de troupes des deux côtés de la rivière Bidassoa, et qu'on pesa jusqu'aux harnais afin d'éviter toute crainte.

«Étonnez-vous-en, mon cher ami: on m'a seulement répondu qu'ils allaient contenter l'ambition de l'empereur par quelques cessions de territoire et de commerce. Je ne pus m'empêcher de dire, en entendant cette réponse: Vous pouvez lui donner toute l'Espagne.

«Il y en eut qui parlèrent de guerre éternelle entre les deux nations, de construire deux forteresses inexpugnables dans chacune des deux Pyrénées, d'avoir toujours sous les armes cent cinquante mille hommes, enfin de mille autres chimères. Je fis observer seulement que, du côté des Pyrénées occidentales, il n'existait d'autre place plus forte que Pampelune, et que, d'après les généraux les plus expérimentés, et parmi plusieurs, mon ami le général Vnutia (à qui je l'avais moi-même entendu dire), elle offrait très peu de résistance; qu'on n'avait pas les cent cinquante mille hommes; qu'une grande partie de l'armée avait été envoyée au nord, sous le prétexte du traité d'alliance; que les armées ne s'organisaient pas, ni les forteresses ne se construisaient pas dans un jour; que la guerre perpétuelle était un délire, car les nations avaient leurs relations naturelles, et elles étaient très intimes avec la France et très resserrées; qu'il ne fallait pas confondre celles-ci, dans les États, avec les hommes qui se trouvent momentanément à leur tête; et surtout qu'il ne s'agissait aujourd'hui que d'abolir la dynastie des Bourbons en Espagne, en imitant l'exemple de Louis XIV, et d'établir celle de France, et qu'ils allaient eux-mêmes inviter l'empereur à le faire. L'Infantado (sur qui je crois que mon langage a fait plus d'impression), qui sentit le poids de mes réflexions, me dit: Serait-il possible qu'un héros tel que Napoléon fût capable de se souiller d'une semblable action, quand le roi se met entre ses mains de la meilleure foi possible? Je lui répondis: Lisez Plutarque, et vous trouverez que tous ces héros de la Grèce et de Rome n'acquirent leur renommée et leur gloire qu'en montant sur des milliers de cadavres, mais qu'on oubliait tout cela, et qu'on le lisait sans attention, voyant seulement les résultats avec respect et étonnement; qu'il devait se rappeler des couronnes que Charles V avait enlevées, des cruautés qu'il avait exercées envers les souverains prisonniers de guerre, ou par la perfidie, et malgré cela, il était compté parmi les héros; qu'il ne devait pas oublier non plus que nous en avions fait autant avec les empereurs et rois des Indes, et que, si nous voulions défendre ces actions sous prétexte de religion, on pourrait bien le faire maintenant sous prétexte de politique; qu'il pouvait appliquer cela à l'origine de toutes les dynasties de l'univers; que, dans notre Espagne ancienne, on trouvait des exemples d'assassinats de rois par des usurpateurs qui s'étaient ensuite assis sur le trône, et que même, dans les siècles postérieurs, nous avions celui qui avait été commis par le bâtard Henrique II, et l'exclusion de la famille de Henri IV; que les dynasties autrichienne et des Bourbons dérivaient de cet inceste, ainsi que de ces crimes, et que par conséquent ils ne devaient pas avoir confiance dans les héros, ni permettre que Ferdinand s'en allât plus avant vers la France.

«Mais quel motif, au moins apparent, m'a-t-il dit, pourrait justifier la conduite que vous supposez à l'empereur? Je lui répondis que le langage du Moniteur me faisait voir qu'il ne reconnaissait pas Ferdinand comme roi; qu'il disait que l'abdication de son père avait été faite au milieu d'un tumulte populaire et des armes, que Charles IV lui-même l'avouerait, s'il était nécessaire; que, sans parler de ce qui était arrivé au roi de Castille Jean Ier, il y avait eu deux abdications pendant le règne des dynasties autrichienne et des Bourbons: une faite par Charles Ier d'Espagne, ou Charles V d'Allemagne, et l'autre par Philippe V; et que, dans ces deux abdications, on avait procédé avec le plus grand calme et la plus sage délibération, et que même ceux qui représentaient la nation demandèrent jusqu'où l'abdication devait s'étendre, en cas que les personnes qui devaient régner de suite en seraient empêchées, et que c'est par cette raison que Philippe V régna une seconde fois, après la mort de Louis Ier, en faveur de qui S. M. avait renoncé à la couronne; enfin qu'il est à craindre que si le père réclame contre la violence de son abdication, et qu'ils poursuivent le voyage jusqu'à Bayonne, aucun d'eux ne règne, et que tous les Espagnols soient malheureux.

«Il me répliqua alors que l'Europe et la France même condamnerait ce trait, et que l'Espagne pourrait devenir redoutable, étant soutenue par l'Angleterre. Je lui répondis sur les trois points. Quant à l'Europe, elle était pauvre et sans moyens pour entreprendre de nouvelles guerres sans union, parce que les intérêts particuliers, et les vues ambitieuses de chaque souverain et de chaque État avaient plus de force que la nécessité de faire de grands sacrifices pour détruire le système adopté par la France depuis sa funeste révolution. Je lui expliquai, pour preuve de ce que j'avançais, la conduite des coalitions, leurs plans mal combinés, leurs défections, et que le résultat de ces ligues avait lui-même produit l'accroissement de la France; que je ne voyais d'autre cour que celle de Vienne capable de s'opposer actuellement aux projets de l'empereur, si l'Espagne se soulevait, et qu'elle serait appuyée par l'Angleterre; mais que si la Russie, l'Allemagne et le monde européen se montraient contraires à ce système, l'Autriche essuierait des revers et perdrait une partie de son territoire, nous perdrions entièrement notre marine, et l'Espagne serait seulement le théâtre de la guerre des Anglais contre la France, et où jamais ils ne seraient exposés, à moins qu'ils n'eussent quelque chose à gagner, puisque l'Angleterre n'est pas une puissance capable de tenir tête à la France dans une guerre continentale; enfin que tout finirait par une conquête après avoir produit notre désolation.

«Quant au second point, du mécontentement de la France pour une conduite aussi injuste de l'empereur, je suis entré diffusément dans l'explication du caractère de cette nation; qu'elle est toujours enchantée de tout ce qui est surprenant; qu'elle n'avait d'autre esprit public pour agir, que l'impulsion donnée par le gouvernement; que, d'un autre côté, la nation française elle-même gagnerait beaucoup pour l'intérêt de son commerce, si les souverains des deux nations étaient d'une même famille; que si l'empereur se contenait dans de certaines limites d'agrandissement, et s'il consolidait son empire par de bonnes institutions morales, la France l'adorerait, le regarderait comme un libérateur de la terrible révolution dans laquelle la nation avait été plongée, bénirait sa dynastie, et regarderait comme une gloire l'occupation de plusieurs trônes de l'Europe par des membres de la famille de son souverain, et que par conséquent l'argument n'effaçait pas mes suspicions; que d'ailleurs nous ne devions jamais oublier que les rois espagnols s'appelaient Bourbons, et qu'ils étaient une branche de l'ancienne maison de France; qu'il existait en France beaucoup de changement dans les fortunes, par la suppression de plusieurs corporations privilégiées, des confiscations et des ventes; car il est certain que tous les Français avaient eu plus ou moins de part dans la révolution; que ces derniers, les littérateurs, ceux qui aiment la réforme, les juifs et les protestans composent la partie la plus nombreuse de la nation. Ils sont maintenant libres de l'oppression qui pesait sur eux avant cette époque, et il est très probable qu'ils regarderont sans chagrin l'anéantissement des Bourbons en Espagne, craignant que l'un d'eux pourrait contraindre un jour peut-être les Français à recevoir malgré eux un Bourbon, si l'Espagne était bien gouvernée.

«Sur le troisième point, relativement à l'armement de notre nation, je suis entré encore dans de plus grands détails; j'ai fait voir que par malheur, depuis Charles V, la nation n'existe plus, parce qu'il n'existait point réellement de corps qui la représentât, ni d'intérêts communs qui la réunissent vers un même but; que notre Espagne était un édifice gothique composé de morceaux avec autant de forces, de priviléges, de législations et de coutumes qu'il y a presque de provinces; que l'esprit public n'existe plus; que ces causes empêcheraient la formation d'un gouvernement solidement constitué pour réunir les forces, l'activité et le mouvement nécessaires; que les émeutes et les tumultes populaires étaient de très courte durée; que tous ces troubles produiraient des effets pernicieux dans nos Amériques, parce que les naturels du pays voudraient développer leurs forces et secouer le joug qui pesait beaucoup sur eux depuis la conquête de leur pays; que l'Angleterre même les aiderait, en juste revanche de ce que nous fîmes imprudemment, unis aux Français, pour soulever leurs colonies; qu'on ne devait pas oublier les tentatives du cabinet de Saint-James à Caracas et dans d'autres provinces de notre Amérique. Enfin, mon ami, j'ai dit à l'Infantado tout ce qu'on peut dire sur les dangers de ce voyage, et qu'il pouvait produire la ruine de notre nation. Je me suis plus avancé encore: j'ai promis d'aller, en qualité d'ambassadeur, à Bayonne, s'ils se désistaient du voyage; de parler, faire des conventions avec l'empereur, et terminer cette affaire, autant bien que possible, si désagréable, si mal commencée et dirigée; mais qu'en attendant on pouvait faire partir, à minuit, le roi incognito par une des maisons voisines de celle où logeait Sa Majesté, et le faire conduire en Aragon; que M. Urbina, alcade de la ville, faciliterait les moyens de cette fuite, qui, lorsqu'elle serait parvenue aux oreilles de Napoléon, et qu'il saurait que le roi aurait la liberté d'agir par lui-même, l'obligerait à changer ses plans. Mais tout a été inutile, absolument tout.

«Après cet entretien, on m'a présenté don Joseph Hervas, qui m'a confirmé dans l'opinion que l'empereur projetait de changer notre dynastie; car il m'a prié d'agir de manière que le voyage de France n'eût pas lieu. Ce jeune homme (qui a beaucoup d'esprit et de clairvoyance, promet beaucoup et est un excellent Espagnol) vient d'arriver de Paris avec le général Savary. Comme il est le beau-frère du général Duroc, grand-maréchal du palais de l'empereur, il connaît tous les complots de cette affaire; il me les a racontés, et se plaint du mauvais traitement qu'il avait éprouvé à Madrid, et de ce qu'on n'avait pas voulu l'écouter lorsqu'il avait voulu parler. Il me pria de lui obtenir une audience particulière du duc de l'Infantado: je la lui ai obtenue. Il a parlé, mais il n'a pu rien obtenir. M. Escoiquiz s'était mis au lit, parce qu'il était enrhumé; il était entouré de beaucoup de monde, de sorte que je n'ai pu lui parler. J'ignore sa manière de penser, et même l'influence qu'il exerce sur les affaires. Labrador et Muzquiz sont piqués de ce qu'on semble les mépriser; et qu'on ne les consulte nullement et dans aucun cas, par la rivalité de M. Cevallos. Je vois avec la plus profonde affliction qu'ils sont tous aveugles, et qu'ils marchent tous vers le précipice.

«Le dîner fini, et S. M. s'étant retirée, un aide-de-camp est arrivé avec des dépêches de l'empereur. Le ton avec lequel il s'est annoncé, en exigeant que S. M. l'écoutât de suite; la condescendance qu'on lui montra en l'annonçant au roi; la manière dont j'ai vu moi-même qu'on l'a fait sortir, et la circonstance d'avoir compris quelque chose dans l'affaire dont il était question, tout cela a aigri mon amour-propre d'Espagnol, et j'ai pris enfin mon congé, leur rappelant, mais inutilement, mes prédictions, et suis entré dans mon logement pour vous écrire si diffusément, comme je l'ai fait, pour vous faire connaître ce qui s'est passé; car demain à la pointe du jour, ou dans trois heures, je pars pour Bilbao.

«Un officier de marine, appelé don Miguel de Alava, neveu du général de marine de même nom, que vous connaissez, vient de me faire une visite dans ce moment; il était chez moi quand j'y revins; il causait avec un ami qui m'avait accompagné depuis Bilbao. En profitant de cette occasion, je lui ai dit, ainsi qu'à tous ceux qui voulaient m'écouter, que si le roi quittait l'Espagne, les Bourbons seraient éloignés pour jamais du trône; que toute l'Espagne pourrait être dans la désolation, et que nous aurions beaucoup à pleurer. J'ai parlé dans ce sens à M. Alava, en désirant qu'il profite de l'influence qu'il peut avoir dans la ville et dans la province pour tâcher de l'empêcher. C'est tout ce que j'ai pu faire. On a beaucoup de considération pour moi dans cette province, par la protection que j'ai procurée à ses habitans, et parce que j'y ai pris naissance. Peut-être que les peuples verront plus clair et feront plus; peut-être aussi déchireront-ils le voile épais qui couvre les yeux de ces personnes.

«Quand je pris mon congé, il m'a semblé que le duc de l'Infantado était piqué de voir que je ne pensais pas à les accompagner, au moins jusqu'à Bayonne. Je lui ai dit que j'étais prêt à tout, si on voulait suivre mon plan; mais que, dans le cas contraire, je ne voulais pas ternir ni perdre ma réputation, seule idole de mon coeur. Vous serez témoin de mille malheurs; je ne sais qui en est le coupable. Je plains l'Espagne, et je retourne dans mon coin pour y pleurer. Plût à Dieu que toutes mes craintes fussent vaines!

«Quand je serai sûr que vous êtes à Valladolid, je vous y écrirai, et en attendant faites-moi le plaisir de dire bien des choses de ma part à madame. Je suis bien triste. Adieu; vous savez que je suis toujours tout à vous.

«Signé, URQUIJO.»

Vittoria, 13 avril 1808.

Cet aide-de-camp si brusque, et qui par conséquent cherchait si peu à séduire, c'est moi. J'ignorais la résolution du conseil; tout me portait même à la croire opposée à ce qu'elle était en effet. Les ministres de Ferdinand n'avaient adopté des conseils d'Urquijo que ce qui pouvait les compromettre. Au lieu de prendre une résolution franche, énergique, ils n'avaient su se résoudre à rien. Ils voulaient courir les chances du voyage, et cependant ils avaient essayé une sorte d'insurrection. Vittoria était rempli de gens de la campagne, tous armés, et qui certainement n'y étaient pas venus sans avoir été appelés, ni même sans qu'on leur eût dit à quoi on se proposait de les employer.

Je ne fus tranquille que lorsque j'entendis le général Verdier, qui y commandait nos troupes, me dire qu'il avait prévenu les rixes, en les consignant dans leurs quartiers. Sans cette prévoyance de sa part, il aurait suffi d'un excès de vin pour allumer la guerre entre la France et l'Espagne; c'était, je crois, ce que l'on voulait, afin d'avoir une occasion de se tirer de l'embarras où l'on croyait être. On n'aurait pas manqué de s'en justifier en répandant partout que nous avions été les agresseurs, et que nous avions voulu enlever le roi.

Néanmoins j'écrivis au maréchal Bessières, à Burgos, pour lui faire connaître la position du général Verdier, et le prier de faire marcher quelques troupes à Miranda, afin que nous pussions être secourus, en cas d'une entreprise dans le genre des vêpres siciliennes. Il y fit effectivement marcher quatre bataillons, avec six pièces de canon et six escadrons de cavalerie.

Ce ne fut qu'après avoir reçu toutes les informations dont j'avais besoin, et pris mes précautions, que je fis prévenir le prince des Asturies de mon retour avec mission de lui remettre une lettre de la part de l'empereur. Il envoya de suite un de ses officiers pour me prendre et m'accompagner près de lui. La maison dans laquelle je l'avais laissé presque seul quatre jours auparavant, était transformée en un véritable corps-de-garde. La place de Vittoria, sur laquelle elle était située, était un bivouac de paysans espagnols armés; le vestibule, ainsi que les degrés de l'escalier de la maison, étaient jonchés de soldats, d'hommes armés de poignards, au point de ne savoir où mettre le pied; et jusqu'à la pièce qui précédait celle dans laquelle le prince se tenait, les préparatifs de défense étaient tels que je n'en vis pas les murailles.

Je fus introduit de suite près de Ferdinand, et, après les saluts d'usage, je lui remis la lettre dont l'empereur m'avait rendu porteur. Elle était conçue en ces termes:

«Mon frère, j'ai reçu la lettre de Votre Altesse Royale: elle doit avoir acquis la preuve, dans les papiers qu'elle a eus du roi son père, de l'intérêt que je lui ai toujours porté. Elle me permettra, dans la circonstance actuelle, de lui parler avec franchise et loyauté. En arrivant à Madrid, j'espérais porter mon illustre ami à quelques réformes nécessaires dans ses États, et à donner quelque satisfaction à l'opinion publique. Le renvoi du prince de la Paix me paraissait nécessaire pour son bonheur et celui de ses peuples. Les affaires du Nord ont retardé mon voyage. Les événemens d'Aranjuez ont eu lieu. Je ne suis pas juge de ce qui s'est passé et de la conduite du prince de la Paix; mais ce que je sais bien, c'est qu'il est dangereux pour les rois d'accoutumer les peuples à répandre du sang et à se faire justice eux-mêmes. Je prie Dieu que Votre Altesse Royale n'en fasse pas elle-même un jour l'expérience. Il n'est pas de l'intérêt de l'Espagne de faire du mal à un prince qui a épousé une princesse du sang royal, et qui a si long-temps régi le royaume. Il n'a plus d'amis: Votre Altesse Royale n'en aura plus, si elle est jamais malheureuse. Les peuples se vengent volontiers des hommages qu'ils nous rendent. Comment, d'ailleurs, pourrait-on faire le procès du prince de la Paix sans le faire à la reine et au roi votre père? Ce procès alimentera les haines et les passions factieuses; Le résultat en sera funeste pour votre couronne; Votre Altesse Royale n'y a de droits que ceux que lui a transmis sa mère. Si ce procès la déshonore, Votre Altesse Royale déchire par là ses droits: qu'elle ferme l'oreille à des conseils faibles ou perfides; elle n'a pas le droit de juger le prince de la Paix; ses crimes, si on lui en reproche, se perdent dans les droits du trône. J'ai souvent manifesté le désir que le prince de la Paix fût éloigné des affaires. L'amitié du roi Charles m'a porté plus souvent à me taire et à détourner les yeux des faiblesses de son attachement. Misérables hommes que nous sommes! faiblesse et erreur, c'est là notre devise. Mais tout peut se concilier: que le prince de la Paix soit exilé d'Espagne, et je lui offre un refuge en France. Quant à l'abdication de Charles IV, elle a eu lieu dans un moment où nos armées couvraient les Espagnes; et aux yeux de l'Europe et de la postérité, je paraîtrais n'avoir envoyé tant de troupes que pour précipiter du trône mon allié et mon ami. Comme souverain voisin, il m'est permis de vouloir connaître avant de reconnaître cette abdication. Je le dis à Votre Altesse, aux Espagnols et au monde entier, si l'abdication du roi Charles est de pur mouvement, s'il n'y a pas été forcé par l'insurrection et par l'émeute d'Aranjuez, je ne fais aucune difficulté de l'admettre, et je reconnais Votre Altesse Royale comme roi d'Espagne. Je désire donc causer avec lui sur cet objet. La circonspection que je porte depuis un mois dans ces affaires doit lui être garant de l'appui qu'elle trouverait en moi, si, à son tour, des factions, de quelque nature qu'elles soient, venaient à l'inquiéter sur son trône.

«Quand le roi Charles me fit part des événemens du mois d'octobre dernier, j'en fus douloureusement affecté, et je pense avoir contribué, par les insinuations que j'ai faites, à la bonne issue de l'affaire de l'Escurial. Votre Altesse Royale avait bien des torts: je n'en veux pour preuve que la lettre qu'elle m'a écrite, et que j'ai constamment voulu oublier. Roi à son tour, elle saura combien les droits du trône sont sacrés. Toute démarche près d'un souverain étranger, de la part d'un prince héréditaire, est criminelle. Votre Altesse Royale doit se défier des écarts et des émotions populaires.

«On pourra commettre quelques meurtres sur nos soldats isolés; mais la ruine de l'Espagne en serait le résultat. J'ai vu avec peine qu'à Madrid on ait répandu des lettres du capitaine-général de la Catalogne, et fait tout ce qui pouvait donner du mouvement aux têtes!

«Votre Altesse Royale connaît ma pensée tout entière; elle voit que je flotte entre diverses idées qui ont besoin d'être fixées. Elle peut être certaine que, dans tous les cas, je me comporterai avec elle comme envers le roi son père. Qu'elle croie à mon désir de tout concilier, et de trouver des occasions de lui donner des preuves de mon affection et de ma parfaite estime.

«Sur ce, je prie Dieu, etc.

«NAPOLÉON.»

Bayonne, le 16 avril 1808.

Nous parlâmes peu; je n'avais rien à ajouter à tout ce que j'avais eu l'honneur de lui dire précédemment. La lettre était d'ailleurs si positive, qu'il n'y avait pas à s'y méprendre: l'empereur s'était expliqué sans détour.

Le conseil de Ferdinand, qui était là, et composé toujours des mêmes personnes, ne parut pas fort satisfait de la manière dont s'exprimait l'empereur, parce qu'il traitait le prince des Asturies d'altesse royale. Je fus encore obligé de leur faire observer que l'empereur ne pouvait pas employer d'autre expression, parce qu'enfin cette reconnaissance de sa part n'était pas une chose faite; qu'il y avait bien des points sur lesquels il était plus important de s'entendre que sur celui-là: ceux-ci une fois réglés, dis-je, le reste me paraît naturel.

Le roi me congédia en me disant qu'il me ferait connaître sa détermination. Elle me fut communiquée à la sortie de son conseil; et l'on me fit dire qu'il partirait le lendemain pour Bayonne, que je pouvais en prévenir l'empereur.

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