Mémoires du duc de Rovigo, pour servir à l'histoire de l'empereur Napoléon, Tome 3
CHAPITRE XXIII.
Émeute de Vittoria.—Ferdinand applaudit à la tentative.—M. de
l'Infantado.—Ferdinand continue son voyage.—Arrivée à
Bayonne.—Réception que lui fait l'empereur.—Idée qu'il prend de
Ferdinand.
Le roi était prêt à monter en voiture lorsqu'il éclata une émeute parmi cette foule de gens que l'on avait imprudemment appelés de la campagne dans la ville: en un instant, la place publique et les rues furent remplies d'hommes en armes. Heureusement nos troupes étaient enfermées dans leurs casernes; autrement on n'eût pas manqué d'insulter quelques soldats, et comme il y avait une disposition réciproque à l'aigreur, cela aurait eu des conséquences funestes.
Malgré la foule qui obstruait les issues qui aboutissaient au quartier du roi, l'on parvint à faire approcher ses voitures à l'heure qu'il avait désignée lui-même pour son départ. Celle dans laquelle il devait monter était déjà au bas de l'escalier; tout à coup un redoublement de fureur se manifeste parmi le peuple; j'étais moi-même en frac, et sans aucune partie d'uniforme, au milieu de cette foule, en sorte que, sans être reconnu, j'ai pu être témoin de ce que je rapporte.
Pendant que j'observais cette émeute, ma voiture était chez moi toute prête à suivre celles du convoi du roi; j'étais persuadé que tout se passerait avec calme, lorsqu'un individu d'une figure effroyable, accompagnée d'un costume à l'avenant, et armé jusqu'aux dents, s'approche de la voiture du roi, saisit d'une main les traits des huit mules qui composaient l'attelage[36], et de l'autre, dans laquelle il tenait une serpe qui ressemblait à une faucille, il coupe d'un seul coup les traits de toutes les mules qui étaient fixées au même point d'arrêt. Chacun chasse les mules; la foule crie des bravo, et le tumulte s'échauffe; les autres voitures sont éloignées, et enfin le départ du roi éprouve une opposition ouverte.
J'étais encore sur la place, lorsque le roi lui-même se montra à la fenêtre en souriant à cette multitude, qui y répondit par mille cris de viva Fernando! C'est à ce moment-là que je fus atteint de la pensée que cette scène dont j'étais témoin n'était qu'un jeu préparé. En effet, comment en douter? Il y avait à Vittoria une compagnie de gardes-du-corps et un bataillon de gardes espagnoles: les uns et les autres étaient sous les armes devant le quartier du roi; c'était bien le moins qu'ils pussent faire que d'empêcher que l'on insultât la voiture du roi; s'ils ne l'ont pas fait, c'est qu'ils n'ignoraient pas que leur maître n'était point offensé de ce mouvement et que peut-être on ne l'avait fait que dans la persuasion de lui plaire.
En effet, depuis le départ de Madrid, le prince des Asturies était tout changé: soit par ce qu'il avait vu en chemin, soit par ce qu'on lui avait dit, il s'était cru le plus fort, et cependant il ne négligeait pas les petits moyens, comme on le verra bientôt.
En parcourant cette émeute, je rencontrai M. le duc de l'Infantado, qui se donnait beaucoup de peine pour la calmer; je m'approchai de lui, et m'en fis reconnaître, en témoignant que je n'étais pas dupe de ce désordre; il me répondit d'un ton sincère: «Général, au nom du ciel, allez-vous en; que vos troupes ne paraissent point, sinon tout est perdu, et je ne réponds de rien. Je vais faire mon possible pour calmer ce désordre, et faire ramener les mules.»
Il tint parole, car en moins d'une demi-heure, sans que j'eusse besoin de le voir, le roi était parti; il alla sans s'arrêter jusqu'à Irun, c'est-à-dire à la dernière commune espagnole[38]. Il y passa la nuit, et partit le lendemain pour Bayonne. Comme il n'y avait aucunes troupes dans ce moment-là, on lui rendit peu d'honneurs de parade. L'empereur n'était point logé en ville; il habitait une maison de campagne appelée Marac, où il était avec moins de cent hommes de gardes.
Il avait envoyé le maréchal Duroc à la rencontre du prince des Asturies, pour le saluer de sa part; mais je doute qu'il ait été omis une seule des formalités que M. de Cevallos se plaint de n'avoir pas vu observer. D'ailleurs, il faut considérer que le voyage de l'empereur n'était pas un voyage de cour; il était à Marac sans étiquette, et ensuite, il en aurait eu dans ce moment, qu'elle aurait toujours été différente pour le prince des Asturies que pour le roi d'Espagne.
Cependant on le salua de l'artillerie des remparts, et tous les corps civils et militaires lui rendirent leurs devoirs. L'empereur lui-même fut le premier à aller le visiter; sa voiture ne s'étant pas trouvée prête aussitôt qu'il le désirait, il s'y rendit à cheval. Je l'accompagnai à cette visite; elle se passa comme elle le devait.
M. de Cevallos se plaint du logement qui avait été donné au roi; on ne peut que lui répondre qu'il n'y avait pas une plus belle maison dans Bayonne, et qu'on ne pouvait rien donner de mieux que ce que l'on avait. Si M. de Cevallos avait eu moins de tourment dans l'esprit, il n'aurait pas remarqué une chose si peu importante qu'un logement dans la circonstance d'alors.
Au retour à Marac, l'empereur envoya prier le prince à dîner, et je crois que c'est là où la mauvaise humeur aura commencé, parce que l'empereur ne l'aura pas traité de majesté; il y avait beaucoup de personnes du service de table qui étaient présentes.
Le prince des Asturies n'était venu à Bayonne que pour se faire reconnaître roi; il croyait que cet acte ne consistait que dans une expression que l'on aurait employée, et, sans considérer l'importance que l'empereur mettait au changement de règne, il avait considéré comme les moindres choses précisément celles sur lesquelles il aurait dû fixer toute son attention, en ce qu'elles intéressaient bien plus la France que le nom du monarque qui occupait le trône.
Malheureusement le prince avait été élevé dans un éloignement des affaires, qui l'avait rendu étranger au rôle que sa naissance lui destinait, et il n'avait autour de lui que des personnes qui ne pouvaient pas le diriger dans une circonstance aussi importante pour lui.
L'empereur nous dit, le soir, qu'il avait bien du regret de le trouver si médiocre, et qu'il regrettait beaucoup son père. Le lendemain et les jours suivans, il fit successivement appeler le duc de l'Infantado, ainsi que les autres Espagnols qui l'avaient accompagné à Bayonne. Il ne trouva pas encore ce qu'il cherchait, non pas qu'il ne les estimât beaucoup, et particulièrement le duc de San-Carlos; mais il ne trouvait en eux que des sentimens opposés à ceux qu'il était accoutumé à rencontrer dans le ministère d'Espagne, et je crois que, sous ce rapport, l'opinion qu'il s'en forma ne leur fut pas favorable. Il commença à être gêné d'être obligé de parler lui-même d'affaires, parce qu'un souverain grave toujours ce qu'il dit, et n'a plus de moyen de se retirer, si par hasard il s'est trop avancé. Je crois que cette occasion est une de celles où il a le plus désiré avoir près de lui M. de Talleyrand, et qu'il l'aurait fait venir, s'il n'avait craint de blesser M. de Champagny. L'empereur était ainsi; il lui arrivait souvent de blesser, dans les moindres choses, des hommes faciles à irriter, et, dans d'autres occasions, il sacrifiait ses propres intérêts à la crainte d'offenser l'amour-propre d'un bon serviteur.
Je ne fais nul doute que, si M. de Talleyrand fût venu à Bayonne, lorsqu'il en était temps encore, les affaires d'Espagne eussent pris une tout autre marche. Il y aurait mis beaucoup de temps, parce qu'il aurait parlé long-temps avant de rien écrire; en outre, il avait tant d'aboutissans dans ce pays-là, qu'il aurait pu prendre, vis-à-vis de ceux qui avaient accompagné le prince des Asturies, l'attitude qui convenait à la question que l'on voulait traiter; il aurait pu former à Bayonne une cour espagnole, en opposition avec celle du prince des Asturies, qui aurait versé en Espagne le contre-poison de ce que celle-ci y envoyait. M. de Champagny, nouvellement arrivé au ministère, ne pouvait pas encore avoir tous ces avantages-là: faute de ce moyen, le temps se passait à boire, à manger et à s'ennuyer; les journées ne finissaient pas, lorsqu'elles auraient dû être trop courtes; il n'y avait que pour la malveillance qu'elles n'étaient pas perdues. Cette situation avait forcé de se reposer sur l'empereur pour tout; il était obligé de discuter lui-même ce que, dans d'autres circonstances, on lui aurait présenté tout fait; et, comme il avait mille autres occupations, il était difficile qu'on ne le trouvât pas quelquefois de mauvaise humeur, ce qui rebutait les personnes qui n'étaient pas accoutumées à son travail. M. de Talleyrand avait cette excellente qualité, d'être impassible; lorsqu'il ne trouvait pas l'empereur dans une disposition d'esprit telle qu'il le fallait pour traiter le sujet dont il venait l'entretenir, il n'en parlait pas avant d'avoir ramené le calme dans lequel il aimait à voir l'empereur. Si par hasard on lui donnait un ordre dans un moment d'humeur, il trouvait le moyen d'en éluder l'exécution, et il était bien rare qu'on ne lui sût pas gré d'avoir pris sur lui un retard qui avait toujours de bons effets.
Peu de jours après l'arrivée du prince des Asturies à Bayonne, le prince de la Paix arriva, conduit dans une voiture, et accompagné d'un aide-de-camp du grand-duc de Berg; il n'avait pas été reconnu en chemin. L'empereur le fit descendre dans une maison de campagne, à une lieue de Bayonne, par ménagement pour le prince des Asturies, et ce fut moi qui allai le chercher, le lendemain de son arrivée, pour l'amener chez l'empereur. Il y resta fort long-temps, et lui donna sans doute des détails qui lui étaient inconnus jusqu'alors sur ces étranges événemens.
Il demeura dans cette maison de campagne jusqu'à l'arrivée du roi Charles IV, qui, du palais d'Aranjuez, venait d'écrire à l'empereur, et de lui déclarer que son intention n'avait point été d'abdiquer, qu'il y avait été forcé: en même temps il le prévenait qu'il allait se rendre à Bayonne, pour lui en renouveler l'assurance. Il arriva effectivement peu de jours après avec la reine.
CHAPITRE XXIV.
Arrivée de Charles IV à Bayonne.—Il repousse Ferdinand.—Ses plaintes à l'empereur.—On intercepte les dépêches de Ferdinand.—On y acquiert la preuve de ses sentimens hostiles envers la France.—L'empereur reçoit la nouvelle de l'insurrection de Madrid.—Réflexion de Charles IV.—Scène violente entre le père et le fils.—Les irrésolutions de l'empereur sont fixées.
L'empereur le fit recevoir comme roi d'Espagne. Tout ce qu'il y avait de troupes à Bayonne prit les armes; l'artillerie tira cent et un coups de canon, et les officiers attachés à la maison de l'empereur allèrent augmenter son cortége, qui le conduisit au logement destiné auparavant pour l'empereur lui-même.
J'étais à la descente de voiture. Le prince de la Paix était venu quelques momens auparavant pour recevoir les ordres du roi. La cour de la maison était fort petite; il ne put y entrer que la voiture du roi. Ce respectable vieillard, en descendant de sa voiture, parla à tout le monde, même à ceux qu'il ne connaissait pas, et, voyant ses deux enfans au pied de l'escalier, où ils l'attendaient, il eut l'air de ne pas les apercevoir; il dit à l'infant don Carlos: «Bonjour, Carlos.» La reine l'embrassa. Il ne dit rien au prince des Asturies. Celui-ci s'avança pour l'embrasser; le roi s'arrêta, manifesta un mouvement d'indignation, et passa, sans s'arrêter, jusqu'à son appartement. La reine, qui le suivait, fut moins sévère, et l'embrassa.
Le roi et la reine témoignèrent tous deux beaucoup de joie de revoir le prince de la Paix, avec lequel ils se retirèrent. Les deux infans prirent le chemin de leur logement.
Cette arrivée du roi Charles IV changeait tout-à-fait la position du prince Ferdinand, et livrait son esprit à toutes les conjectures les moins rassurantes pour la suite de ses projets, et je crois que c'est de ce moment que sa conduite est devenue hostile. Ce n'est point, comme l'a dit M. de Cevallos, le jour où il avait dîné chez l'empereur, que je vins lui proposer la Toscane; ce ne fut que lorsque l'empereur eut appris la protestation du père contre la violence qui avait été exercée envers lui. Le prince des Asturies, qui ignorait cette circonstance, refusa, et on ne lui parla plus de rien.
Le roi Charles IV vint dîner avec l'empereur le jour même de son arrivée; il avait de la peine à monter le perron pour arriver au salon, il disait à l'empereur, qui lui donnait le bras: «C'est parce que je n'en puis plus, qu'on a voulu me chasser.» L'empereur lui répondit: «Oh! oh! nous verrons! appuyez-vous sur moi, j'aurai de la force pour nous deux.» À ce mot, le roi s'arrêta, et dit en regardant l'empereur: «Pour cela, je le crois et l'espère.» Puis il reprit son bras, et continua de monter jusqu'à l'appartement. Je ne sais ce qui s'est dit ni fait dans la conversation qui précéda, ainsi que dans celle qui suivit le dîner; mais l'on ne peut douter que toutes deux n'aient été relatives aux affaires, parce que le prince de la Paix, qui dînait, ce jour-là, avec nous, à la table du grand-maréchal, fut appelé chez l'empereur avant même la fin du dîner.
Voilà ce qui se passait à Bayonne. À Madrid, il s'opérait une réaction, parce que le grand-duc de Berg avait, aussitôt après la déclaration du roi Charles IV, dissous la junte du gouvernement, présidée par l'infant don Antonio, que le prince Ferdinand avait investi du pouvoir au moment de son départ. Le grand-duc de Berg, sans doute d'après des insinuations de l'empereur, avait été nommé, par Charles IV, lieutenant-général du royaume, et il avait, en conséquence, saisi toute l'autorité. Il reçut et ouvrit, comme tel, les paquets adressés de Bayonne, par le prince des Asturies, à son oncle l'infant don Antonio, président de la junte du gouvernement. Il les envoya aussitôt à l'empereur; et ce fut le mauvais esprit des ordres que contenaient ces paquets, qui suggéra l'idée de les faire arrêter à leur départ de Bayonne, parce que l'on présumait qu'il s'en trouverait dedans pour Vittoria, Burgos, et autres lieux où nous avions des troupes.
Le prince Ferdinand, qui voyait son père, sa mère et le prince de la Paix en conférence journalière avec l'empereur, ne douta plus qu'il était perdu, et, en conséquence, il eut recours aux partis extrêmes. À quelques lieues de Bayonne, on arrêtait les courriers qu'il envoyait en Espagne, ainsi que ceux qui en venaient; on les mettait dans une maison où ils étaient gardés à vue, bien nourris et soignés, mais on leur prenait leurs dépêches, que l'on apportait à l'empereur. Les premières que l'on saisit donnèrent le regret de ne pas s'être avisé de ce moyen plus tôt, parce qu'elles établissaient d'une manière évidente que le prince des Asturies avait donné, en Espagne, des ordres dont on ne devait pas tarder à éprouver les funestes effets. J'ai vu la lettre dans laquelle il mandait à son oncle, en parlant de sa position, et d'un Espagnol qui était à Madrid: «Méfie-toi de ***, c'est un traître dévoué à ces coquins de Français, et qui fera manquer tout.» Il ajoutait: «Bonaparte est venu aujourd'hui en ville; il n'y avait pas plus d'une vingtaine de polissons qui couraient devant son cheval, en criant: Vive l'empereur! et encore étaient-ils payés par la police.» Et cette lettre était d'un prince qui briguait son appui pour monter sur le trône, d'où il venait de faire descendre son père! Un homme raisonnable aurait-il osé, en voyant cela, conseiller à l'empereur de se fier à l'alliance d'un tel prince? On a eu mille fois tort de ne pas imprimer tous ces détails.
L'empereur causait de ces petites trahisons avec le prince de la Paix, qui n'en était ni fâché ni étonné, et c'était avec lui qu'il traitait la question qui l'occupait entre le père et le fils.
Ce que l'empereur apprenait par le prince de la Paix et par les autres Espagnols qu'il avait ordonné au grand-duc de Berg de lui envoyer, et ce qu'il voyait des sentimens du prince des Asturies et de ses alentours, ne tarda pas à lui faire prendre la résolution de tenter de remettre le père sur le trône. Ce parti n'était pas sans inconvéniens, parce que le roi Charles IV étant très-âgé, le même embarras ne pouvait tarder long-temps à se reproduire, et l'on eût alors trouvé le fils dans une disposition d'esprit bien plus mauvaise encore. D'un autre côté, comment l'exclure de son droit de succession? Cela ne pouvait se faire que par suite d'une condamnation motivée, et avec le concours et l'assentiment de la nation. D'ailleurs l'infant don Carlos ne présentait pas des sentimens beaucoup plus conformes à la politique des deux pays, que ceux de son frère, et le prince des Asturies avait déjà tellement échauffé les esprits, qu'il aurait été impossible d'assembler les cortès sans mettre toute l'Espagne en feu; puis un événement qui survint en ôta tout-à-fait la pensée.
L'empereur se promenait à cheval; j'étais avec lui, lorsqu'il rencontra un officier qui lui était envoyé à franc étrier de Madrid par le grand-duc de Berg. Cet officier était M. Daneucourt, capitaine des chasses, et officier d'ordonnance de l'empereur, qui avait été envoyé à Madrid quelque temps auparavant.
Il était porteur des détails que ce prince donnait à l'empereur sur le massacre des soldats isolés, des hôpitaux; et de tous les Français qui étaient tombés sous le poignard d'une populace en furie dans la journée du 2 mai. Les meneurs avaient bien organisé leur entreprise; l'arsenal royal leur fut ouvert, le silence imperturbablement gardé, et, au signal donné par eux, on assassina tout ce que l'on trouva de Français dans les rues.
Les assassins avaient compté sur une surprise complète, et croyaient qu'au moins, s'ils ne tuaient pas tout ce qui se trouvait à Madrid, ils mettraient le reste en fuite; et afin qu'aucun n'échappât, ils avaient fait prévenir partout, dans les villes et villages sur la route, qu'on eût à se tenir prêt à tuer tout ce qui repasserait.
Heureusement ils commencèrent trop tard; les troupes furent bientôt sous les armes, et, dans le premier moment, chaque officier particulier fit de lui-même ce qui lui parut le plus utile dans une circonstance aussi pressante. Les bataillons casernés près de l'arsenal y marchèrent de suite sans attendre d'ordre, et tirèrent une vengeance sanglante de tout ce qu'ils y trouvèrent enlevant des armes.
On marcha de même au grand hôpital, où ces misérables coupaient la gorge aux soldats malades dans leurs lits. Le spectacle de tant de barbarie excita la fureur des troupes, et il y eut un moment de représailles de leur part qui coûta la vie à bien des malheureux. Une pareille scène ne pouvait manquer d'être accompagnée de beaucoup de désordres; cependant, quand le feu qui partait des croisées fut éteint, et que l'on put traverser les rues sans recevoir des coups de fusil, on parvint à ramener les troupes à l'ordre, et à modérer leur vengeance. Le calme se rétablit. Nous perdîmes beaucoup d'officiers et de soldats qui se promenaient, et qui furent victimes de leur sécurité; d'autres furent tués par la mousqueterie qui partait des croisées.
À la lecture de ces détails, l'empereur fut transporté de colère; il alla directement chez le roi Charles IV, au lieu de retourner chez lui; je l'accompagnai. En entrant, il dit au roi: «Voyez ce que je reçois de Madrid; je ne puis m'expliquer cela.» Le roi lut la lettre que l'empereur venait de recevoir du grand-duc de Berg; il avait à peine fini, que, d'une voix ferme, il dit au prince de la Paix: «Emmanuel, fais chercher Carlos et Ferdinand.» Ils tardaient à arriver; le roi Charles IV dit à l'empereur: «Ou je me trompe, ou les drôles savent quelque chose de cela; j'en suis au désespoir, mais je ne m'en étonne pas.»
Les deux infans arrivèrent; toutefois je ne pourrais pas assurer que l'infant don Carlos vînt, parce que je crois me rappeler que ceci se passa dans le temps qu'il eut une légère indisposition: mais, pour le prince des Asturies, il entra dans le salon de son père, où étaient l'empereur et la reine sa mère.
Nous ne perdîmes pas un mot de tout ce qui lui fut dit dans cette occasion; le prince de la Paix écoutait avec nous. Le roi Charles IV lui demanda d'un ton sévère: «As-tu des nouvelles de Madrid?» (Nous n'entendîmes pas la réponse du prince.) Mais le roi repartit vivement: «Eh bien! je vais t'en donner, moi»; et il lui raconta ce qui s'y était passé. «Crois-tu, lui dit-il, me persuader que tu n'as eu aucune part à ce saccage (il employa cette expression), toi ou les misérables qui te dirigent? Était-ce pour faire égorger mes sujets que tu t'es empressé de me faire descendre du trône? Dis-moi, crois-tu régner long-temps par de tels moyens?
«Qui est celui qui t'a conseillé cette monstruosité? N'as-tu de gloire à acquérir que celle d'un assassin? Parle donc[39].»
Le prince se taisait, ou au moins nous ne l'entendîmes presque point; mais nous entendîmes distinctement la reine qui lui disait:
«Eh bien! je te l'avais bien dit que tu te perdrais; voilà où tu te mets, et nous aussi: tu nous aurais donc fait périr, si nous avions encore été à Madrid? Comment l'aurais-tu pu empêcher?» Probablement le prince des Asturies se taisait toujours, car nous entendîmes la reine lui dire: «Eh bien! parleras-tu[40]? Voilà comme tu faisais; à chacune de tes sottises tu n'en savais jamais rien.»
La position de Ferdinand devait être affreuse; la présence de l'empereur le gênait horriblement, et ce fut l'empereur que nous entendîmes lui dire, d'une voix assurée:
«Prince, jusqu'à ce moment je ne m'étais arrêté à aucun parti sur les événemens qui vous ont amené ici; mais le sang répandu à Madrid fixe mes irrésolutions. Ce massacre ne peut être que l'oeuvre d'un parti que vous ne pouvez pas désavouer, et je ne reconnaîtrai jamais pour roi d'Espagne celui qui le premier a rompu l'alliance qui depuis si long-temps l'unissait à la France, en ordonnant le meurtre des soldats français, lorsque lui-même venait me demander de sanctionner l'action impie par laquelle il voulait monter au trône. Voilà le résultat des mauvais conseils auxquels vous avez été entraîné; vous ne devez vous en prendre qu'à eux.
«Je n'ai d'engagemens qu'avec le roi votre père; c'est lui que je reconnais, et je vais le reconduire à Madrid, s'il le désire.»
Le roi Charles IV répliqua vivement: «Moi, je ne veux pas. Eh! qu'irais-je faire dans un pays où il a armé toutes les passions contre moi? Je ne trouverais partout que des sujets soulevés; et, après avoir été assez heureux pour traverser sans pertes un bouleversement de toute l'Europe, irai-je déshonorer ma vieillesse en faisant la guerre aux provinces que j'ai eu le bonheur de conserver, et conduire mes sujets à l'échafaud? Non, je ne le veux pas; il s'en chargera mieux que moi.» Regardant son fils, il lui dit: «Tu crois donc qu'il n'en coûte rien de régner? Vois les maux que tu prépares à l'Espagne. Tu as suivi de mauvais conseils, je n'y puis rien; tu t'en tireras comme tu pourras; je ne veux pas m'en mêler, va-t'en.»
Le prince sortit, et fut suivi par les Espagnols de son parti, qui l'attendaient dans la pièce à côté.
Il aurait fallu voir comment, après cette scène, les Espagnols qui avaient accompagné le prince des Asturies étaient soumis et humbles devant le père, dont ils parlaient si mal avant son arrivée; ils auraient baisé la terre sous ses pas.
L'empereur resta encore un gros quart d'heure avec le roi Charles IV, et revint à Marac à cheval. Il n'allait pas vite, comme il en avait la coutume. En chemin, il nous disait: «Il n'y a qu'un être d'un naturel méchant, qui puisse avoir eu la pensée d'empoisonner la vieillesse d'un père aussi respectable.» En même temps, il donna ordre à un officier d'aller dire au prince de la Paix qu'il désirait qu'il vînt à Marac.
Ce fut ce même jour qu'il conclut tout ce qui concernait le prince des
Asturies et son frère don Carlos, ainsi que leur oncle l'infant don
Antonio, qui, étant tous trois ennemis du roi Charles IV, ne purent plus
rentrer en Espagne; on s'occupa de leur sort.
On négocia de même avec le roi Charles IV; il ne voulait point rentrer en Espagne, du moins il le manifestait ouvertement. D'ailleurs il n'y serait rentré qu'avec le prince de la Paix, auquel il était accoutumé depuis un grand nombre d'années, et celui-ci ayant beaucoup de vengeances à exercer et de ressentimens à redouter, il y aurait eu nécessairement des scènes sanglantes; l'un et l'autre en redoutaient les suites. On fut quelques momens indécis; puis enfin le roi Charles IV demanda un asile en France à l'empereur, et lui céda tous ses droits sur l'Espagne. Le même acte fut donné par les deux infans.
CHAPITRE XXV.
Titres des Bourbons d'Espagne à la couronne.—Politique de
l'empereur.—Convocation des notables.—L'insurrection se propage en
Espagne.—Les Bourbons abdiquent.—Dispositions militaires.—Arrivée de
Joseph Napoléon à Bayonne.—Coup d'oeil sur son administration à
Naples.—Constitution de Bayonne.
Je ne veux point ici entrer en discussion sur la légalité ou l'illégalité de ces deux actes; je ne veux pas même examiner si un grand nombre d'États en Europe n'ont pas perdu leur constitution, leur gloire et leur nom par suite d'actes semblables appuyés par la force: je ne veux que raconter ce dont j'ai été le témoin, ou ce que j'ai appris d'une manière positive. Je pourrais cependant faire remarquer que, lorsque Louis XIV entreprit de mettre son petit-fils sur le trône d'Espagne, il n'avait de droits que ceux que la terreur lui avait donnés, et sa puissance pour faire valoir le testament que les menaces et l'habileté du duc d'Harcourt avaient arraché à Charles II. Le roi d'Espagne ne se décida en faveur du duc d'Anjou, préférablement à l'archiduc Charles d'Autriche, que dans la vue d'éviter le morcellement de l'Espagne et le partage de ses États, que Louis XIV avait successivement négocié avec le roi d'Angleterre, les États de Hollande et l'empereur d'Allemagne.
Le duc d'Anjou fut reconnu roi d'Espagne par la France et ses alliés: mais l'empereur Napoléon réunissait alors une puissance morale et physique plus considérable que celle qu'avait Louis XlV dans ce moment-là surtout. À la vérité, Charles II ne déshéritait personne et une partie de la nation espagnole se déclara en faveur du duc d'Anjou; l'Autriche néanmoins éleva des prétentions, les fit valoir par les armes, et une autre partie de la nation espagnole se déclara pour elle.
La légitimité des droits des prétendans fut donc soumise au sort des batailles. Cette longue guerre fut chanceuse, et Philippe V fut obligé de sortir de Madrid plusieurs fois.
Si la mort de l'empereur d'Allemagne, qui survint, n'eût pas fait appeler l'archiduc Charles au trône impérial, et n'eût par là désintéressé la portion de la nation espagnole qui avait pris parti pour lui; enfin, si ce même archiduc Charles eût été vainqueur, que serait devenu le testament de Charles II? Sans doute l'archiduc Charles aurait régné, et aurait, malgré le testament de Charles II, apporté le trône d'Espagne dans la maison d'Autriche, qui serait devenue héritière légitime de la souveraineté d'Espagne et des Indes, ainsi que l'était Charles-Quint, et on eût dit que Louis XIV n'était qu'un ambitieux, un usurpateur, etc., etc., et on ne lui aurait pas fait grâce de toutes les intrigues qui ont dû être employées pour arracher le testament de Charles II. La légitimité n'eut donc d'autre source que la victoire.
Que faut-il conclure de ce qu'il est arrivé le contraire? Rien, sinon que Louis XIV a été heureux par l'effet d'une mort qui l'a dispensé d'avoir à construire depuis le port de Cette, en Languedoc, et depuis Perpignan jusqu'à Bayonne, une ligne de places fortes semblables à celles qu'il faisait élever en Flandre, et en un mot, qui le mit dans une position meilleure que celle où François Ier s'était trouvé. La même nécessité se reproduisait dans ce cas-ci pour la France: à la vérité, le trône d'Espagne ne courait aucun risque de passer dans la maison d'Autriche; mais celui de France pouvait repasser dans la maison d'Espagne, dont le trône était occupé par une famille avec laquelle il y avait encore moins de possibilité de rapprochement qu'il ne pouvait y en avoir entre l'Autriche et la France. Il est encore vrai de dire que cette famille avait des héritiers: la difficulté était bien là; mais fallait-il, pour des intérêts individuels, compromettre l'harmonie qui confondait les deux nations, lorsque cette même considération avait été, un siècle auparavant, le motif de la détermination qu'avait prise le roi Charles II de transmettre son héritage à la maison de France?
Ce n'était ni par amour pour elle, ni par conviction de ses droits à sa succession, qu'il l'avait fait: c'était par amour pour ses peuples, auxquels il ne voulait pas léguer pour héritage, en mourant, une guerre perpétuelle avec la France, qui aurait toujours eu un avantage sur eux, ou enfin, parce qu'il était convaincu qu'en s'entre-détruisant toutes deux, elles auraient servi la cause de leurs ennemis. Ce sage monarque savait sans doute que les souverains sont souvent moins disposés à sacrifier leurs sentimens personnels à l'intérêt des peuples qu'ils gouvernent, qu'à employer les efforts de ces mêmes peuples à servir leurs vengeances et leurs ressentimens particuliers.
L'empereur sentait néanmoins la faiblesse des deux titres qui le mettaient en possession de l'Espagne. Il voyait bien qu'ils n'avaient d'effet réel que de rendre le trône vacant, et par la raison que lui-même n'était pas monté sur celui de France sans l'assentiment de la nation, il voulait faire intervenir la nation espagnole dans le choix du monarque qu'il voulait faire succéder aux princes de la maison de Bourbon. C'est encore dans cette circonstance qu'il fut mal secondé, et c'est encore une de celles où M. de Talleyrand lui aurait été le plus utile.
L'empereur, faisant tout lui-même, envoya sur-le-champ un courrier à son frère le roi de Naples, en lui mandant de venir sur-le-champ à Bayonne, et en même temps il fit donner ordre en Espagne[41] qu'on envoyât également à Bayonne, de chaque province et gouvernement, une députation des hommes les plus considérables, tant dans le clergé que dans le civil et le militaire: il voulait en faire une junte, avec laquelle il se serait expliqué sur la politique qui le forçait à se mêler de leurs affaires intérieures; c'était par eux qu'il voulait éclairer les Espagnols, et ôter de leur esprit l'idée qu'il avait le projet de conquérir l'Espagne. Il voulait, au contraire, leur démontrer que leur sécurité pour l'avenir serait bien plus assurée sous un monarque dont le premier intérêt personnel serait de repousser toute insinuation perfide qui aurait pour but une séparation des intérêts de la nation d'avec ceux de la France, parce que le premier effet qui en résulterait serait la perte du trône pour le monarque, qui ne manquerait pas d'être sacrifié par l'intrigue même qui serait parvenue à le séduire.
L'unique but de l'empereur était de lier indissolublement l'Espagne à la France par des principes uniformes de gouvernement et par les mêmes intérêts.
Le pays est géographiquement la continuation du sol de la France: il n'a de communication qu'avec elle; au bout ce sont les colonnes d'Hercule; enfin, il n'y a plus de Pyrénées. L'immense étendue de ses côtes le rend vulnérable de ce côté, la proie de l'Angleterre sous une mauvaise administration, et formidable sous une bonne.
Dans le système de l'empereur, comme dans tout autre temps, il était dans l'intérêt de la France de mettre l'Espagne au niveau de la civilisation, de lui donner des institutions qui l'attachassent à nous, et d'extirper les causes du cancer qui la ronge.
Sous ce rapport, l'empereur faisait un acte de la plus haute politique en même temps qu'une grande et bonne action: tout le mal a été dans la forme; on a brusqué le dénoûment de l'affaire, et on n'a pas assez ménagé l'amour-propre national.
Si Charles IV et son fils eussent convenu à ce grand projet, il les aurait gardés pour s'aplanir des difficultés; mais indépendamment de ce que l'état de dénûment de l'Espagne prévenait peu en leur faveur, il reconnut, en les voyant, qu'il ne pouvait rien faire avec eux, et sentit de même qu'il n'y avait qu'un homme lié à lui par des liens de parenté, ou par le baptême du sang, qui pût réaliser un plan qui aurait eu l'assentiment de tous les Espagnols éclairés, et même de la noblesse.
L'empereur ne s'attendait pas à trouver fondue dans la nation une moinaille toute-puissante par ses relations dans chaque famille, car il n'y en avait pas une, dans toutes les classes, qui n'eût un membre prêtre ou moine, qui était le mentor, le suprême régulateur de ses sentimens. Ce sont tous des hommes ignorans, sans éducation, et qui, par leurs vices et leurs défauts, s'ingèrent bien mieux avec la population que nos prêtres, qui ont tous fait quelques études, et sont soumis à une discipline que ne subit pas, en Espagne, cette milice ignoble, intolérante, superstitieuse, et ennemie furibonde de toute amélioration. Cette milice est la seule cause de l'exaltation des Espagnols: elle n'a eu qu'un mot d'ordre à donner pour exciter au plus haut degré les esprits contre un ordre de choses qui allait amener la destruction de tout ce qui favorisait la fainéantise et ses jouissances; elle seule en fanatisant les peuples, renversa les projets de l'empereur.
Les Espagnols les plus à l'abri de ces entraînemens ont reconnu de suite que la lutte était inutile; ayant peu d'espoir dans nos succès, et témoins de l'influence des moines, ils se sont retirés et ont fini par suivre le torrent.
Le sang africain coule encore dans les veines des Espagnols, séparés des Européens; leur union avec nous aurait retrempé leur caractère et leurs moeurs, aurait achevé leur civilisation, et, par suite, porté le coup de grâce à l'Angleterre; mais l'on sait combien cette puissance est habile à manier les élémens de discorde.
L'empereur voulait enfin entretenir cette junte du besoin qu'avait l'Espagne d'adopter quelques principes libéraux, afin de la mettre plus en harmonie autant avec la France qu'avec les autres puissances de l'Europe, dont elle différait trop par la distance énorme à laquelle elle était restée. Cette junte devait ramener le roi Joseph en Espagne, après avoir pris connaissance de tout ce qui s'était passé à Bayonne entre l'empereur et Charles IV. Indépendamment de cette mesure, les cortès du royaume devaient être assemblées à Madrid, et procéder constitutionnellement à l'élection du nouveau roi. On n'aurait pas eu grand'peine à faire réussir cette élection: le roi Joseph était avantageusement devancé par la réputation de ses qualités personnelles et par la bonne administration qu'il avait établie dans le royaume de Naples; de plus, il apportait avec lui des améliorations constitutionnelles qui, depuis long-temps, étaient tellement désirées par la nation espagnole, qu'il serait devenu en peu de temps l'objet de l'amour de ce peuple.
Comment tout cela n'a-t-il pas eu lieu? C'est ce que je vais dire.
Peu de jours après que l'insurrection de Madrid eut éclaté, il s'en manifesta de semblables à Valence, à Cadix, en Andalousie, en Aragon, en Estramadure et à Santander, sur la côte de Biscaye. Les ordres du prince Ferdinand étaient arrivés sur tous ces différens points, où le fanatisme aveugle des prêtres et de la noblesse mit tout en armes contre nous. L'empereur ne s'attendait pas à cela; il n'avait en Espagne, comme je l'ai dit, que peu de troupes, encore étaient-elles moins propres à être mises en mouvement que suffisantes pour appuyer un parti qui se serait indubitablement déclaré pour ce que l'on voulait faire, si on avait mieux agi dans cette entreprise, et qu'il ne fût pas survenu des incidens qu'on ne pouvait prévoir.
Non seulement il fallut faire marcher les médiocres troupes que nous avions vers les points importans qui, par leur population, influent sur une grande étendue de pays; mais indépendamment de ce que nous n'en retirâmes rien, c'est que ces mêmes lieux insurgés n'envoyèrent aucun député à Bayonne. Le temps se passait et n'amenait point d'amélioration: il ne put venir à Bayonne que les députés des quartiers que nous occupions; cela était bien quelque chose, puisqu'ils étaient environ cent vingt, en y comprenant les Espagnols qui étaient venus avec Charles IV et les deux infans. Le témoignage de tout ce monde aurait produit quelque chose; mais on verra comment il demeura sans aucun effet.
L'empereur, pour éviter des embarras et des scènes désagréables qui auraient eu lieu journellement à l'arrivée de tous ces députés à Bayonne, fit hâter ce qui concernait tant le roi Charles IV que les infans. Le roi partit le premier pour Compiègne; il avait préféré cette résidence, parce qu'on lui en avait beaucoup parlé sous le rapport de la chasse, qu'il aimait passionnément. Les infans partirent après pour Valençay. Comme l'empereur fut surpris lui-même par ce dénoûment, il ne sut quelle résidence leur donner. Il demanda à M. de Talleyrand son château de Valençay, et lui écrivit de s'y rendre lui-même pour recevoir les princes, et leur tenir compagnie tant qu'ils le trouveraient bon. Il n'y eut que le prince de la Paix avec un ou deux Espagnols qui suivirent Charles IV. M. de San-Carlos et Escoiquiz furent aussi les seuls qui n'abandonnèrent pas le prince des Asturies; M. de l'Infantado, Cevallos et autres restèrent à Bayonne pour attendre le nouveau roi.
Il se passa huit ou dix jours entre le départ de Charles IV et des infans, et l'arrivée à Bayonne du roi Joseph. Pendant ce laps de temps, l'empereur ordonna, en Espagne, les mouvemens de troupes qu'il croyait nécessaires au maintien de la tranquillité. Il fit envoyer le maréchal Moncey à Valence avec une division de son corps d'armée, et porter le général Dupont avec une division en Andalousie.
D'après les rapports du grand-duc de Berg, qui avait envoyé des officiers sur tous les points de l'Espagne où nous n'avions pas de troupes, et même jusqu'aux îles Baléares et à Ceuta en Afrique, il crut pouvoir compter sur les sentimens du général Castaños, ainsi que sur les troupes qu'il commandait au camp de Saint-Roch, vis-à-vis de Gibraltar. L'illusion du grand-duc de Berg nous coûta cher.
Le maréchal Bessières, qui commandait à Burgos, fut chargé de contenir l'insurrection des Gallices, et de faire en même temps un détachement sur Santander où l'évêque s'était mis à la tête de la population armée.
L'on organisa à Bayonne un petit corps de troupes que l'on fit marcher vers Saragosse, sous les ordres du général Lefebvre-Desnouettes. Tous ces différens mouvemens s'exécutaient, lorsque le roi Joseph arriva à Bayonne. L'empereur alla à sa rencontre jusqu'à plusieurs lieues de la ville; je l'accompagnai ce jour-là. Il fit monter son frère dans sa calèche, et le mena à Marac, sans s'arrêter au logement qui lui était préparé à Bayonne. Les Espagnols qui étaient dans cette ville, tant ceux qui étaient attachés à Charles IV qu'aux infans, ainsi que les députés qui y étaient déjà arrivés, avaient été prévenus, par le ministre des relations extérieures, de l'arrivée du roi à Marac: tous s'y trouvèrent une heure avant qu'il y arrivât.
Ce prince quittait à regret le royaume de Naples, où il commençait à jouir de tout le bien qu'il avait fait dans ce pays, et des immenses améliorations qu'il y avait opérées. La renommée de quelques actes de son administration, qui s'était répandue en Espagne, avait disposé favorablement les Espagnols en sa faveur. Ce règne très court, qui fit prendre au royaume de Naples une face nouvelle, est si peu connu, que mes lecteurs me sauront gré de leur en tracer une esquisse rapide.
Lorsque le roi Ferdinand, comblant la mesure de tant de violations de la foi jurée, recevait une armée anglo-russe dans ses États, il ne s'était pas écoulé six semaines depuis qu'un traité de neutralité avec la France avait été ratifié par lui[42]. À cette nouvelle, le roi Joseph fut envoyé pour prendre le commandement d'une armée destinée à punir cette inconcevable défection, en prenant possession du royaume de Naples.
À l'approche de l'armée française, les Anglais et les Russes s'étaient retirés en Calabre, où ils essuyèrent plusieurs défaites, entre autres celle de Campotenese, qui les décida à se rembarquer. Le roi Ferdinand avait passé en Sicile, laissant ses États à la discrétion du vainqueur. Le prince Joseph fit son entrée à Naples, où il fut reçu avec enthousiasme. Son premier soin fut d'y organiser un gouvernement. Une partie de l'armée française, sous le commandement des généraux Saint-Cyr et Reynier, fut dirigée sur la province des Abruzzes, la Pouille, Tarente et sur la Calabre; le maréchal Masséna fut chargé de garder Naples et de presser le siége de Gaëte.
Après avoir fait ces dispositions, le prince Joseph partit pour visiter les différentes provinces, et surtout la Calabre, pays infesté de brigands, et habité par une population aussi sauvage que ses montagnes, s'arrêtant dans tous les villages, entrant dans les églises où le peuple se précipitait en foule, et partout accueilli par les acclamations de toutes les classes.
Forcé de remettre à un autre temps l'expédition projetée contre la Sicile, le prince Joseph continua son inspection, interrogeant les administrations sur leurs besoins, et les peuples sur leurs sujets de plaintes; recueillant des notes et des mémoires; faisant lever des plans pour l'établissement de nouvelles routes, de ponts, et entre autres celui d'un canal de communication entre les deux mers. Ce projet, que le temps ne permit pas d'exécuter, devait puissamment contribuer à la civilisation de la Calabre.
La nouvelle de son élévation au trône de Naples lui était parvenue au fond de cette province. À son retour à Naples, il y fut reçu avec de nouveaux transports; les malheureux Napolitains, en proie à l'anarchie et décimés par la vengeance, levaient les mains vers leur libérateur, et le début du nouveau roi lui donnait la confiance d'un heureux avenir.
Une des premières mesures du roi fut de former un conseil d'État, auquel il appela les hommes les plus distingués que lui signalait la voix publique, sans distinction de rang ni de parti, et qui le secondèrent avec zèle dans le travail des réformes et des créations auquel il se livra avec ardeur.
La féodalité, qui tenait le peuple dans une dépendance servile de quelques familles, et que soutenait l'esprit de superstition, fut abolie de l'aveu des nobles, qui se prêtèrent à cette réforme: ceux-ci furent remboursés de leurs droits de propriété par des cédules acquittables sur le produit de la vente des biens nationaux.
Les ordres monastiques furent supprimés; le produit de la vente des biens qui en provenaient pourvut aux besoins du trésor public, et contribua à la fondation de colléges et d'autres établissemens d'instruction. Trois abbayes célèbres, entre autres celle du Mont-Cassin, où étaient rassemblées des collections précieuses de manuscrits et d'anciennes chartres, furent conservées; mais le nombre des religieux fut réduit à celui nécessaire pour la conservation de ces archives.
Les moines réformés qui étaient propres à l'instruction ou à propager l'étude des sciences, reçurent une destination conforme à leurs talens; d'autres furent envoyés comme curés dans les campagnes; quelques uns furent réunis dans des établissemens formés sur le modèle du Saint-Bernard, pour veiller à la sûreté des voyageurs dans les montagnes de la Calabre et des Abruzzes, qui sont couvertes de neige pendant la plus grande partie de l'année.
Les religieux que l'âge ou les infirmités condamnaient au repos furent réunis et alimentés dans de grands établissemens formés à cet effet.
Le peuple et même les classes élevées croupissaient dans l'ignorance. L'instruction publique excita la sollicitude du roi: de nouvelles écoles normales furent créées, et dans chaque commune on vit s'élever des écoles primaires pour les deux sexes. Trente écoles furent établies dans les différens quartiers de Naples, et l'enseignement y était gratuit.
Chaque province eut un collége et une maison d'éducation de filles; une maison centrale fut fondée à Averse pour recevoir les filles des officiers et des fonctionnaires publics, sous la protection de la reine. À la fin de chaque année, un concours était ouvert pour l'admission, dans cette maison, des élèves les plus distinguées des maisons d'éducation des provinces.
Des chaires, depuis long-temps vacantes dans les différentes facultés des lettres ou des sciences, furent rétablies.
Une académie royale fut fondée sur le modèle de l'Institut de France.
Les deux conservatoires de musique furent réunis en un seul qui reçut une meilleure organisation. L'usage infâme de la castration fut aboli.
L'académie de peinture reçut de nouveaux encouragemens; elle comptait douze cents élèves.
Les fouilles furent encouragées à Pompéi et dans toute la grande Grèce.
Les douanes furent reculées jusqu'aux frontières.
Des fabriques d'armes furent établies sur différens points du royaume.
L'armée et la marine reçurent un commencement d'organisation.
Le recrutement dans les prisons fut aboli.
Quatre tribunaux furent institués pour vider les prisons encombrées de malheureux qui y languissaient depuis nombre d'années.
Des dotations de biens nationaux furent assignées aux hôpitaux.
Une foule de taxes et de contributions de toute nature, établies sur des bases arbitraires et inégales, disparurent et furent remplacées par un seul impôt foncier qui répartit plus également les charges publiques. L'ordre régna dans les finances.
La dette publique était en partie acquittée, et une caisse d'amortissement, destinée à son extinction, fut créée et dotée. Les fonds assignés au paiement de la dette nationale furent administrés par une direction des domaines: ces fonds furent augmentés par les produits des biens des ordres religieux supprimés, et par ceux des plaines immenses de la Pouille, qui appartenaient à la couronne. Ces plaines étaient, depuis les temps les plus reculés, enlevées à l'agriculture, et destinées à la pâture d'innombrables troupeaux qui y affluaient chaque année de tous les points du royaume: ce système nuisait à la culture des terres; il fut aboli, au grand avantage du trésor public et de l'agriculture.
La maison du Tasse, à Sorrente, fut réparée, et toutes les éditions des oeuvres de ce grand poète y furent réunies sous la garde de son descendant le plus direct, auquel un traitement fut alloué. Cette maison était inaccessible; une route commode fut pratiquée pour y arriver.
Le roi s'occupa des embellissemens de la ville de Naples. Des réglemens particuliers furent faits pour chaque objet de police. Au lieu de n'être éclairée que par quelques lampes brûlant devant des madones, un système d'éclairage par des réverbères y fut introduit. Sa nombreuse population, adoucie par une administration paternelle, renonça à ses habitudes d'oisiveté et de désordre, et eut des moyens de travail. Des ateliers de lazzaroni furent établis: un emplacement avait été reconnu pour former un village où devaient être employés ceux qui ne pouvaient pas l'être dans la ville; deux mille d'entre eux étaient enrégimentés en compagnies d'ouvriers occupés des travaux des routes.
La moitié de la liste civile, perçue en cédules hypothécaires, était employée à acquérir des propriétés nationales dont le roi gratifia plusieurs des officiers de l'armée et de sa cour: ces propriétés entouraient sa principale résidence. Le but de ces largesses était d'inspirer aux seigneurs napolitains le goût de la vie rurale.
Il encourageait les barons dont il traversait les terres à rétablir leurs anciennes habitations, et à se montrer les protecteurs du pays et les amis des pauvres: il s'en faisait accompagner dans ses voyages. Il avait désigné plusieurs grandes maisons, sur les points les plus éloignés de la capitale, pour y passer quelques mois de l'année, et être à même de juger des progrès de ses institutions. Il était accessible à tout le monde, nobles, ministres, officiers, fonctionnaires, dérogeant à l'habitude de ses prédécesseurs, qui se renfermaient dans un petit cercle de favoris. Il prêchait aux nobles la popularité, au peuple les égards pour les propriétaires, qu'il lui montrait disposés à renoncer à des droits dégradans et à des priviléges ruineux. À toutes les classes de la nation, il présentait les Français comme des amis, concourant avec lui à délivrer le pays des entraves qui s'opposaient à sa prospérité. Il recommandait la justice et la modération, employant l'aménité de ses formes et la sagesse de son caractère au succès de ses conseils et de ses exemples.
Des routes carrossables furent ouvertes ou perfectionnées, qui traversaient le royaume d'une extrémité à l'autre. La route des Calabres n'était connue que par une contribution destinée à sa confection, et qui n'y était point affectée: cette route fut achevée, et la contribution abolie.
Les officiers de la maison du roi qui l'accompagnaient dans ses voyages jouissaient de certains droits à la charge des villes: ces taxes onéreuses furent abolies.
Pendant le court intervalle de temps que Joseph régna à Naples, il fit plusieurs voyages dans des buts d'utilité et d'améliorations qu'il poursuivit sans relâche. Après avoir chassé les ennemis du royaume et pris Gaëte, dissipé les troubles et les insurrections qui éclatèrent, à plusieurs reprises, dans les Calabres, et pacifié ces provinces par un mélange de sévérité et de douceur, secondé par les gardes nationales que commandaient les plus grands propriétaires, il revenait à Naples, riche des connaissances qu'il avait recueillies sur les besoins et les désirs des peuples, pour donner une nouvelle impulsion aux travaux des ministères et des différentes sections du conseil d'État.
Il visita les Abruzzes, trouvant partout les routes couvertes par la population qui y travaillait avec ardeur, et témoignait, par son empressement à exécuter ses ordres, qu'elle comprenait leur utilité, et qu'elle savait que cela était agréable au roi.
Les anciens chefs de bandes venaient voir le roi, qui ne refusait point de les admettre, et avait même avec eux de longs entretiens: il employa plusieurs d'entre eux, et n'eut point lieu de s'en repentir; d'autres lui amenaient leurs troupes, qu'il incorpora dans des régimens, et qui servirent bien.
Il présidait toujours le conseil d'État; et, quoique roi absolu, il ne se décida jamais que par la pluralité des voix. La facilité avec laquelle il parlait l'italien le servait merveilleusement pour démontrer les théories d'administration et de gouvernement dont l'exemple de la France avait prouvé la bonté.
Toutes les améliorations dont le royaume de Naples fut redevable à son nouveau roi furent obtenues par la persuasion et par une fusion habilement ménagée de tous les intérêts. Depuis son arrivée dans le pays, il avait doublé les revenus publics de moitié: la dette, qui était de cent millions, était réduite à cinquante millions, et les moyens d'extinction étaient assurés.
Tous les germes de prospérité qui furent développés sous le règne de son successeur étaient préparés, lorsqu'il fut appelé à Bayonne.
Ces résultats lui avaient concilié l'opinion. Les Espagnols se montrèrent satisfaits de le voir appelé à régénérer leur patrie. «J'ai eu l'honneur d'être présenté au roi, qui est arrivé hier de Naples, mandait confidentiellement Cevallos à son ami Azara, et je crois que sa seule présence, sa bonté et la noblesse de son coeur, qu'on découvre à la première vue, suffiront pour pacifier les provinces, sans qu'il soit besoin de recourir aux armes.» Le grand-inquisiteur et tous ses subordonnés étaient pleins de fidélité et d'affection; tous formaient des voeux pour que Joseph, chargé de régir la patrie, trouvât le bonheur dans son sein, et l'élevât au degré de prospérité qu'on devait attendre de lui.
Le duc de l'Infantado alla plus loin encore: «Nous éprouvons une vive joie, dit-il au nom des grands d'Espagne, à Joseph; nous éprouvons une grande joie en nous présentant devant Votre Majesté, les Espagnols espérant tout de son règne.
«La présence de Votre Majesté est vivement désirée en Espagne, surtout pour fixer les idées, concilier les intérêts et rétablir l'ordre si nécessaire pour la restauration de la patrie espagnole. Sire, les grands d'Espagne ont été célèbres long-temps pour leur fidélité envers leurs souverains; Votre Majesté trouvera en eux la même fidélité et le même dévoûment. Qu'elle reçoive nos hommages avec cette bonté dont elle a donné tant de preuves à ses peuples de Naples, et dont la renommée est venue jusqu'à nous.»
Je ne sais ce qui mécontenta le duc de l'Infantado; mais, malgré des protestations aussi positives, il ne tarda pas à jouer le scrupule, à insinuer à ses compatriotes des craintes sur ce qu'on allait exiger d'eux. L'empereur en fut informé, et prit de l'humeur, parce que les engagemens de M. de l'Infantado lui donnaient le droit d'attendre tout autre chose. Si le prince de la Paix avait encore été à Bayonne, j'aurais cru que cela venait de lui; il n'y était plus, mes soupçons s'arrêtèrent sur M. de Cevallos.
L'empereur voulut donner une verte leçon à M. de l'Infantado; le roi
Joseph s'était retiré dans le cabinet de l'empereur.
M. de l'Infantado fut introduit; j'étais présent dans le salon, ainsi que plusieurs de mes camarades, lorsque l'empereur lui dit d'un ton sévère: «Monsieur, prétendriez-vous me jouer ou me braver? N'êtes-vous resté ici que pour entraver au lieu d'aider à la conclusion des affaires de votre pays, dans lesquelles vous m'aviez dit que vous vouliez apporter toute votre influence? Que signifient les observations d'incompétence par lesquelles vous cherchez à ébranler vos compatriotes? Vous me prenez donc pour un insensé? Croyez-vous que c'est avec cent Espagnols qui sont ici que je veux faire reconnaître un roi d'Espagne? Parbleu! vous êtes bien abusés, si vous croyez que tous, et vous particulièrement, vous n'aurez pas besoin de mon appui pour vous soutenir près de vos compatriotes. Croyez-vous que je ne sache pas, comme vous, qu'il n'y a que les cortès qui puissent proclamer le roi? Mais qui est-ce qui peut les assembler? Voulez-vous que je les réunisse ici? cela a-t-il le sens commun? Je veux que vous emmeniez le roi à Madrid, et que, là, vous éclairiez vos compatriotes sur ce que vous avez vu et fait. Je m'en rapporte à la masse des lumières, qui est plus grande en Espagne que l'on ne pense, pour approuver et donner une force nationale à une oeuvre fondée sur une politique raisonnable. Votre conduite est d'autant plus étrange, que lorsque je vous ai parlé de tout cela, en vous proposant de vous mettre à la tête des principales affaires de l'Espagne, je vous ai moi-même fait l'observation que si cela ne vous convenait point je ne le prendrais pas en mauvaise part. Je vous ai offert de rester en France pendant une couple d'années; vous aimez l'étude; vous y passerez le temps nécessaire pour que tout se consolide en Espagne: vous m'avez répondu que non, que vous n'éprouviez aucune répugnance, que vous entreriez avec plaisir dans les affaires de votre pays; que je pouvais disposer de vous, et vous êtes le premier dont j'aie à me plaindre! Il n'y a rien de pire que ce rôle-là; soyez un honnête homme ou un franc ennemi. Je ne vous retiens pas; vous pouvez demander un passe-port pour rejoindre les insurgés, je ne m'en offenserai point; mais si vous restez, conduisez-vous bien, parce que je ne vous manquerai pas.»
M. de l'Infantado fut fort embarrassé; il testa contre cette calomnie, et renouvela les assurances de son dévoûment et de sa fidélité à ses engagemens.
L'empereur s'apaisa, parce qu'il n'avait grondé aussi fort que pour n'être plus dans le cas d'y revenir, tant avec M. de l'Infantado qu'avec aucun autre Espagnol.
Le moment d'humeur passé, l'empereur causa comme s'il ne se fût point fâché; il fit appeler le roi Joseph, qui fut salué comme roi d'Espagne par M. le duc de l'Infantado, ainsi que par les ministres espagnols, que l'on fit entrer. Il s'entretint un moment avec eux. La curiosité me porta à sortir du salon en même temps qu'eux, pour entendre ce qui se dirait dans la pièce à côté, où tous les députés espagnols attendaient le moment d'être présentés. Je m'approchai de la porte, et aussitôt qu'après le congé donné par le roi aux ministres, elle s'ouvrit, je sortis le premier. La curiosité dévorait tous ceux qui étaient dans le salon; ils questionnaient à droite et à gauche. J'entendis M. de Cevallos dire en français: «Ma foi il faudrait être bien difficile pour ne pas aimer un roi comme celui-là, il a l'air si doux! il n'y a pas à craindre qu'il ne réussisse pas en Espagne, il n'a qu'à s'y montrer au plus vite.»
Le propos que M. de Cevallos tenait devant moi devait me faire croire à sa profession de foi dont il était le cachet, et je fus bien étonné de lire le pamphlet qu'il imprima moins d'un mois après.
Les députés furent introduits dans le salon un peu après que les ministres en furent sortis. Le roi leur parla à tous, et chacun parut content; ils revinrent fort tard à Bayonne. Dès le lendemain, les mêmes Espagnols qui, huit jours auparavant, remplissaient des charges de cour près de Charles IV et des deux infans, commencèrent à faire le même service d'honneur près du roi Joseph.
Les notables espagnols que l'empereur avait convoqués étaient, du moins en assez grand nombre, arrivés à Bayonne; ils étaient chargés de discuter l'acte constitutionnel. Les principales dispositions du projet qu'on leur présenta étaient aussi libérales, aussi judicieuses qu'ils pouvaient le désirer: elles consacraient la division du trésor public et de la liste civile; elles fixaient les bases du pouvoir législatif, précisaient les attributions de l'autorité exécutive, consacraient l'indépendance de l'ordre judiciaire, la liberté individuelle et la liberté de la presse. La propagation des idées libérales, les améliorations qui pourraient contribuer aux progrès de l'agriculture, des manufactures, des sciences, des arts, de l'industrie, du commerce, tout ce qui, en un mot, était de nature à assurer la prospérité de la patrie espagnole était sanctionné.
Les notables accueillirent ce projet avec reconnaissance; ils y firent les changemens qu'exigeaient les habitudes locales, et témoignèrent la satisfaction qu'ils éprouvaient de voir enfin leurs droits garantis. Tout marchait; chacun augurait bien de l'avenir.
CHAPITRE XXVI.
Le grand-duc de Berg tombe malade.—Je pars pour Madrid.—Instructions que me donne l'empereur.—Situation des esprits à mon arrivée.—J'envoie au secours de Dupont.—Cuesta marche contre le général Bessières.—Je rappelle le corps qui occupe l'Andalousie.—Dupont conserve sa position.
Comme on vient de le voir, tout allait au mieux à Bayonne; mais il n'en était pas de même en Espagne, et, pour surcroît de contrariété, le grand-duc de Berg fut atteint d'une maladie grave, qui le mit dans l'impossibilité de vaquer aux affaires. L'empereur voulait, avant de faire partir le roi, que les vieux régimens qu'il faisait venir à Bayonne y fussent arrivés, parce qu'ils devaient composer une réserve qui aurait été en même temps la garnison de Madrid, et l'escorte du roi. Ces régimens, au nombre de six, faisaient partie de ceux qui étaient revenus en France après la paix de Tilsit. Cependant, comme il fallait absolument quelqu'un pour suppléer au grand-duc de Berg, et qu'il n'y avait personne à Bayonne, l'empereur m'envoya à Madrid, où je me trouvai dans la plus singulière position où un officier-général se soit jamais trouvé. Ma mission était de lire tous les rapports qui étaient adressés au grand-duc de Berg, de faire les réponses, de donner tous les ordres d'urgence; mais je ne devais rien signer: c'était le général Belliard qui, en sa qualité de chef d'état-major, devait tout opérer. L'empereur avait pris cette disposition, parce qu'il était dans l'intention de faire partir le roi promptement, et qu'il était inutile de rien changer avant son arrivée, époque à laquelle il m'aurait rappelé.
Il me donna des instructions verbales au moment de mon départ; elles portaient en substance qu'il fallait, autant que possible, calmer les esprits, et que, si je pouvais éviter les désordres, je me ferais beaucoup d'honneur. Il me recommanda de ne pas perdre un moment pour rétablir la communication entre Madrid et le général Dupont, qui avait été envoyé en Andalousie, et duquel on n'avait pas de nouvelles depuis vingt et un jours. Il me dit:
«L'essentiel dans ce moment-ci, c'est d'occuper beaucoup de points, afin d'y répandre ce que l'on voudra inoculer aux Espagnols; mais pour éviter des malheurs en s'éparpillant ainsi, il faut être sage, modéré, et faire observer une grande discipline. Pour Dieu, ajouta-t-il, ne laissez point piller. Je n'ai encore aucune nouvelle du parti qu'aura pris le général Castaños, qui commande le camp de Saint-Roch. Le grand-duc me dit bien qu'il lui a écrit; il s'en promet beaucoup de succès, mais vous savez comme il est.
«Il ne faut rien entreprendre au-dessus des moyens des troupes que vous avez: pour des renforts, vous savez où sont ceux que je pourrais vous envoyer: ne vous mettez donc pas dans le cas d'en avoir besoin avant qu'ils puissent arriver. Faites en sorte d'attendre l'arrivée du roi; répandez le bruit de son départ, que je vais hâter, et alors laissez agir les Espagnols, ne soyez que spectateur; mais ne négligez rien pour assurer l'exactitude et la rapidité de vos communications: c'est une affaire capitale, soit que l'insurrection fasse des progrès, soit qu'elle se calme. La première chose en tout, c'est de se ménager de bonnes informations.»
Je partis, un peu contrarié d'être obligé de retourner en Espagne, parce que je n'augurais rien de bon des affaires de ce pays, et que j'ai toujours eu de la répugnance à prendre part à des dissensions intestines, même lorsque mes propres intérêts politiques auraient dû m'en faire une loi.
J'arrivai à Madrid, où je ne vis que des visages inquiets, tant du côté des Espagnols que de celui des Français, et ce ne fut pas le moindre des obstacles que je rencontrai que de réchauffer tout le monde.
Le grand-duc de Berg partit quelques jours après mon arrivée, et avec lui cette troupe de jeunes gens qui étaient venus sur ses pas briguer les faveurs et les avancemens. On les avait tellement gâtés sous ce rapport, qu'il n'y en avait aucun susceptible de la moindre constance; ils aimaient les roses et les dangers du métier, mais ils en redoutaient les épines.
J'avais eu ordre de m'établir au palais de Madrid, parce que tous les établissemens militaires étaient voisins, et depuis l'affaire du 2 mai on était sur ses gardes. L'état-major de l'armée y était par la même raison, en sorte que l'on avait tout le monde sous la main.
Je ne m'en tins pas là: je fis fortifier l'ancien palais du Retiro, où je fis construire un réduit autour de la manufacture de porcelaine, d'où je fis déloger tous les ouvriers. Je réunis dans cette enceinte toutes les munitions de guerre et de bouche de l'armée, avec tous les employés d'administration, généraux, dépôts de troupes, et, en un mot, je ne laissai dans les casernes que ce qui était dans le cas de prendre les armes et de marcher où le besoin le commandait. Je défendis à quelque officier que ce fût de loger ailleurs qu'avec sa troupe, fût-il obligé de se mettre dans la même chambre que les soldats.
Lorsque j'arrivai à Madrid, on n'avait point reçu de nouvelles du général Dupont depuis Cordoue, et l'on ne savait pas où il était. J'envoyai la division Vedel, qui était à Tolède, pour le joindre, et lui fis prendre la même route que celle qu'il avait suivie; en même temps, je profitai de cette occasion pour informer le général Dupont de tout ce qui s'était fait à Bayonne, et de l'état général des affaires en Espagne: je lui disais que sa position en Andalousie n'était plus en harmonie avec l'état des choses, qu'elles avaient changé depuis qu'il était parti pour occuper cette province; que l'empereur m'avait bien ordonné de l'y laisser, parce qu'il croyait encore que le corps espagnol campé à Saint-Roch, sous les ordres du général Castaños, se réunirait à lui, qu'il me l'avait même mis en ligne de compte dans le nombre des troupes qui devaient se trouver sous ses ordres (à lui Dupont), mais que, si je devais m'en rapporter aux bruits du pays, le corps de Castaños s'était joint aux insurgés; que j'attendais un rapport pour me décider sur le parti que j'aurais à prendre.
La division Vedel partit, et mit environ sept ou huit jours à pénétrer jusqu'au général Dupont.
Le maréchal Moncey, qui avait été envoyé à Valence avec une seule division, par le chemin horrible des montagnes de Cuença, avait été enveloppé d'un silence absolu, presque depuis son départ; on n'en avait aucune nouvelle. Je fis marcher une division sous les ordres du général Frère, pour se mettre en communication avec lui. Comme je ne savais à quel point se serait arrêté ce maréchal, je ne pus que faire suivre à la division Frère la route qu'il avait tenue. Ce fut par ce général que j'appris que l'attaque de Valence avait manqué, et que le maréchal Moncey se retirait par Albacette. Sur ce rapport, j'envoyai la division Frère à Saint-Clément, où elle rejoignit le maréchal Moncey.
Pendant que j'étais occupé de ces deux points, ceux qu'occupaient le maréchal Moncey et le général Dupont, le maréchal Bessières, qui était à Burgos, m'informa que le général espagnol Cuesta, qui était capitaine-général de Castille, ou d'Estramadure, avait jeté le masque, et marchait contre nous, et qu'en conséquence, lui, Bessières, réunissait son corps d'armée et se portait sur Rio-Seco, me priant de le faire appuyer par quelques troupes. Je lui envoyai une brigade d'infanterie avec quatre pièces de canon et trois cents chevaux, qui lui arrivèrent après la bataille, qu'il gagna à Rio-Seco même sur les troupes espagnoles et les insurgés réunis.
De Saragosse, on me demandait également du renfort, et, qui plus est, l'empereur, après avoir ordonné, de Bayonne, à la division Verdier, qui était à Vittoria, de marcher à Saragosse, m'écrivait encore à Madrid de me mettre en communication avec le corps de Saragosse, en plaçant quelques troupes à Calahorra et Calatayud.
Les communications entre Madrid et Bayonne commençaient à devenir gênées, même irrégulières, de sorte que, quand la réponse à une lettre arrivait, l'état de la question était changé; je voyais, par ce que l'empereur m'écrivait, combien il était dans l'erreur sur notre position, et je pris sur moi de faire à ma tête. Je n'envoyai rien pour me mettre en communication avec Saragosse. C'étaient les Français qui le bloquaient, je me souciais peu d'avoir des nouvelles du siége; si les Espagnols les avaient battus, ils avaient le pays, et j'étais dans l'impuissance de leur envoyer des secours. J'envoyai ordre au maréchal Moncey de ne pas s'occuper d'autre chose que de reposer ses troupes, et de ne songer qu'à être en communication constante avec moi.
J'établis la mienne avec Bayonne d'une manière invariable, et dans cette situation, j'attendis des nouvelles du général Dupont. Mon impatience à cet égard m'avait rendu indifférent à tout; j'en reçus enfin. Le général Vedel s'était mis en communication avec lui, et m'envoyait des lettres du général Dupont lui-même, qui m'apprenait qu'après avoir été jusqu'à Cordoue, il avait été obligé de se retirer à Andujar, où il gardait une tête de pont sur le Guadalquivir; il me rendait compte de l'insurrection de l'Andalousie, et de la part qu'y avait prise le corps du général Castaños, qui était devant lui, ayant quitté les lignes de Saint-Roch, où il était campé auparavant.
La guerre prenait, dans ces contrées, un caractère qu'il était important de faire changer promptement par un succès décisif, et au lieu de cela, nous éprouvâmes un revers désastreux. J'avais prévenu l'empereur que, malgré son instruction, je prendrais sur moi de retirer le corps d'Andalousie, parce que je craignais de ne pouvoir pas le soutenir. Il me répondit que j'avais tort, que je devais l'y laisser, mais bien assurer ma communication avec Andujar, de manière à pouvoir le rappeler au premier moment.
Malgré l'ordre de l'empereur, je persistai dans mon opinion, et tout en prévenant Dupont que l'empereur m'ordonnait de le tenir jusqu'à la dernière extrémité en Andalousie, je prenais sur moi de lui ordonner de l'évacuer sur-le-champ, et de repasser les montagnes, derrière lesquelles il établirait son corps d'armée dans la Manche. Je l'engageais à ne pas se laisser séduire par la gloire d'une opiniâtreté qui était tout-à-fait hors de proportion avec les malheurs qui pourraient en être la suite; je me servis même de cette expression: Surtout évitez un malheur dont les suites seraient incalculables.
Ma lettre fut remise au général Dupont par Vedel; il m'en accusa réception, et j'envoyai la copie de l'une et de l'autre à l'empereur[43]. Il persistait à rester en Andalousie, en m'observant qu'il n'aurait rien à craindre des troupes de Castaños, s'il avait une fois réuni son corps d'armée. Lorsque sa lettre me parvint, les affaires avaient empiré sur les autres points de l'Espagne; les craintes que sa position m'inspirait devinrent encore plus vives.
Je me déterminai à faire partir une troisième division, celle du général Gobert, à laquelle je joignis la seule brigade de cuirassiers qui était en Espagne; je lui donnai ordre d'aller se poster à Manzanares, dans la Manche, et de se mettre en communication avec le général Vedel. Je lui remis une lettre qu'il devait faire parvenir au général Dupont. Par cette communication, je prévenais le général que je faisais marcher la division Gobert pour appuyer sa retraite, que je prévoyais devoir être forcée, mais non pour protéger aucune opération en avant de lui, que je lui défendais expressément d'entreprendre; que conséquemment il ne pourrait appeler cette division à lui que dans le cas où la sûreté des deux qu'il avait déjà serait compromise.
En même temps, j'ordonnai au général Gobert de me prévenir de tous les ordres qu'il recevrait de la part du général Dupont.
Aussitôt qu'il eut atteint les échelons de communication du général Vedel, il envoya ma dépêche au général Dupont, qui lui envoya en retour l'ordre de passer la Sierra-Moréna, et de venir le joindre. J'en fus averti par le général Gobert; sa lettre me jeta dans une agitation que je ne puis rendre, et qui ne se calmait que par la confiance que j'avais dans la prudence et dans les talens du général Dupont. Néanmoins je ne pus être le maître d'un pressentiment que j'éprouvais; je me relevai la nuit pour écrire à ce général quatre lignes, par lesquelles je lui ordonnais impérativement de repasser la Sierra-Moréna avec ses trois divisions, et de se mettre au plus vite en communication avec moi. Je priai le général Belliard de faire partir cette lettre sur-le-champ par un officier d'état-major bien escorté, afin que l'on n'eût aucun doute sur son arrivée. Ce fut M. de Fénelon qui fut chargé de cette mission.
CHAPITRE XXVII.
M. de Fénelon est enlevé.—Ses dépêches sont transmises à Castaños.—Faux mouvemens de nos généraux.—Les Espagnols interceptent nos communications.—Le général Vedel culbute l'ennemi.—Inaction de Castaños.—M. Villoutray.—Singulière sollicitude de cet officier.—Position réciproque.—Castaños impose à Dupont.—Capitulation.—Le général Legendre.
Ici commencèrent les malheureux événemens qui ont fait manquer l'entreprise de l'empereur sur l'Espagne: ils ont besoin d'être détaillés.
M. de Fénelon fut pris en descendant de la Sierra-Moréna, dans l'Andalousie; ses dépêches furent portées au général Castaños, pendant qu'il faisait conclure aux plénipotentiaires du général Dupont la première et la plus honteuse transaction qui ait jamais terni l'honneur de nos armes.
Voici comment ce malheureux événement arriva.
Le général Dupont était, de sa personne, à Andujar avec une de ses divisions, je crois que c'était celle du général Barbou; il avait un fort poste à Mengibar, sur le Guadalquivir, à quelques lieues au-dessus d'Andujar. Il défendait donc la tête de pont d'Andujar, en même temps qu'il observait le bac de Mengibar, où l'on passe le Guadalquivir. Il avait fait venir la division Vedel à Baylen, sur la route de la Sierra-Moréna à Andujar, à quatre lieues de cette ville, et celle du général Gobert à la Caroline, à quatre lieues plus en arrière[44], c'est-à-dire que les trois divisions, n'étant qu'à quelques lieues l'une de l'autre, pouvaient, au besoin, être réunies dans le même jour.
Nous étions à la mi-juin: la chaleur était excessive, surtout en Andalousie. Les Espagnols vinrent attaquer la tête de pont d'Andujar, je crois le 14 ou le 15 de juin, et en même temps passèrent à Mengibar avec quelques troupes. Le général Dupont envoie ordre au général Vedel, qui était à Baylen, de marcher à la défense du passage de Mengibar, d'où il retirait les troupes qui y étaient postées, en ayant besoin à Andujar, où il était attaqué; et en même temps il donna ordre à la division Gobert de s'approcher depuis la Caroline, où elle était, jusqu'à Baylen, d'où venait de partir la division du général Vedel. Ce mouvement fut bien fait.
Cette première attaque des Espagnols fut insignifiante; mais le lendemain elle se renouvela, et parut vouloir devenir sérieuse.
Le général Dupont appela à Andujar la division Vedel, qu'il avait envoyée la veille de Baylen à Mengibar, et elle dut quitter ce dernier point au moment où les Espagnols faisaient mine de passer le fleuve; heureusement que Vedel y laissa environ une brigade aux ordres du général Liger-Belair: ce fut ce dernier qui appela le général Gobert à son secours. Le général Dupont avait donné ordre à la division Gobert, qui se trouvait à Baylen, de venir remplacer le général Vedel à Mengibar. Le général Gobert trouva les ennemis déjà sur la rive droite du Guadalquivir; il voulut les charger lui-même à la tête d'un escadron de cuirassiers dont il était accompagné, et en payant bravement de sa personne. Il fut tué dans cette misérable affaire. Cet événement, qui n'eût été que de peu d'importance dans toute autre occasion, devint funeste dans celle-ci.
Il fut remplacé dans le commandement de sa division par le général de brigade Dufour, qui se trouvait à la tête de la colonne d'infanterie à quelque distance en arrière, lorsqu'on vint le prévenir que c'était à lui à commander la division; celui-ci ignorait sans doute ce qu'il y avait à faire, quelles étaient les instructions qu'avait reçues le général Gobert, en sorte qu'il fut dupe de tous les rapports qu'on lui fit, entre autres, de celui par lequel on lui rendait compte que les ennemis l'avaient tourné par la gauche, ce qui était une supposition ridicule, parce qu'il n'y avait à Mengibar qu'un bac insuffisant pour exécuter le passage du nombre de troupes nécessaire à cette opération. Effectivement, la division espagnole qui était à Mengibar (elle était commandée par le général suisse Reding) ne l'effectua pas; et, d'ailleurs, si le général Dufour avait poussé jusqu'à Mengibar, il aurait su s'il avait passé des troupes sur la rive droite du fleuve.
Le général Dufour, abusé par ce rapport, part avec sa division, abandonnant le projet de s'approcher du fleuve, pour aller chercher les ennemis qu'il supposait l'avoir tourné; il reprend la route de Baylen, où on lui apprend, dit-il, qu'ils ont paru à Linarès, se dirigeant vers les montagnes, sans doute pour intercepter les communications avec Madrid. Sur ce nouveau rapport, il part de Baylen pour la Caroline, ayant soin de faire prévenir le général Dupont, qui était encore à Andujar, de son mouvement, ainsi que du motif qui l'avait déterminé[45]. Celui-ci, toujours au dire de Dufour, non seulement l'approuve, mais il envoie encore à Baylen la division Vedel, qui était avec lui, pour appuyer le général Dufour, qu'il supposait être devant lui, et non pas courant après une chimère dont un bon capitaine de chasseurs à cheval n'aurait pas été dupe.
Le général Vedel arrive à Baylen[46], où il passe la journée, et apprend que le général Dufour est en marche sur la Caroline, où il croit trouver l'ennemi. Cela paraissait si positif, qu'il ne vint pas à la pensée du général Vedel d'envoyer une reconnaissance sur Mengibar (il y eût trouvé M. de Reding), présumant que le général Dufour avait eu cette précaution avant de prendre la résolution de marcher à la Caroline avec toute sa division. Comme il avait ordre d'appuyer le mouvement du général Dufour, il prévint le général Dupont que, conformément à son instruction, il allait partir le lendemain avec sa division pour la Caroline. Il envoya sa lettre au général Dupont, qui était resté à Andujar avec la division Barbou.
Cette lettre lui fut portée par un maréchal-des-logis de chasseurs à cheval, accompagné de treize chasseurs, qui partirent le soir de Baylen pour Andujar; ils y arrivèrent de grand matin, et firent bien leur commission. Le général Dupont répond de suite au général Vedel qu'il approuve sa marche pour rejoindre le général Dufour, en le prévenant que lui-même va partir d'Andujar le lendemain 17 pour se réunir à eux. Il envoie cette lettre par le retour du même maréchal-des-logis de chasseurs, qui repassa à Baylen à la pointe du jour, le lendemain du départ du général Vedel. Il n'y avait point encore d'ennemis à Baylen: il continua son chemin vers la Caroline, où il arriva sans coup férir, et remit au général Vedel les lettres du général Dupont.
Comment concevoir que le général Dupont, ne soit pas parti de suite le 17, au lieu de remettre son mouvement au lendemain? Il était beaucoup plus qu'autorisé à se retirer, puisqu'il en avait reçu l'ordre de moi. Il était informé de l'état des choses derrière lui, et, qui plus est, en supposant qu'il ait soupçonné que le général Dufour avait été dupe de fausses informations, devait-il ne pas songer qu'en restant à Andujar, il allait se retrouver dans le même embarras qu'avant d'avoir été rejoint par les deux divisions que je lui avais envoyées sur ses instances réitérées? Je ne sais quel motif l'a porté à ne partir que le lendemain du jour où il reçut le maréchal-des-logis de chasseurs que lui avait envoyé le général Vedel; mais voici ce qui en arriva.
Le général espagnol Reding (Suisse de nation) était resté à Mengibar, et n'avait pas songé à tourner le général Dufour, qui était pour le moins aussi fort que lui, et peut-être plus; aussi se contenta-t-il d'observer le mouvement de Dufour sur la Caroline, sans rien faire qui pût déceler son projet; et, voyant le général Dupont resté seul à Andujar, il passe le Guadalquivir à Mengibar, et vient se placer à Baylen sur la communication entre Dupont et Vedel. Il eut le temps de bien s'établir et de se préparer à recevoir le général Dupont, qui effectivement arriva le matin, ayant marché toute la nuit pour éviter la chaleur, et qui fut fort surpris de trouver à Baylen les mêmes Espagnols qu'il croyait poursuivis par les deux divisions de Dufour et de Vedel.
Il n'y avait pas deux partis à prendre, il se disposa à combattre pour forcer le passage; les Espagnols l'avaient prévu, et avaient, dans tous les cas, leur retraite assurée sur Mengibar. La canonnade s'engagea. On a fait sur cette action toutes sortes de contes, tant sur la manière dont elle fut engagée et conduite, que sur des motifs que l'on avait eus d'employer les meilleures troupes à une autre destination qu'au combat[47]. La vérité est que les troupes étaient exténuées de fatigue, et que la chaleur les trouva le lendemain dans cet état d'épuisement, sans une goutte d'eau. On ne peut se faire une idée, dans un climat tempéré, de ce que c'est que cette souffrance; il faut l'avoir éprouvée pour en juger. Une autre circonstance à ajouter à cela, c'est que le général Dupont était malade, et que, dans cet état, il n'avait pas la moitié de ses facultés.
M. de Reding sentait sa position mauvaise, parce qu'il n'obtenait point de succès sur des troupes qu'il croyait prendre aussitôt qu'il les aurait attaquées, mais surtout parce que, pendant l'action, on vint le prévenir que les troupes qui avaient pris le chemin de la Caroline (c'étaient Dufour et Vedel) s'étaient mises en marche pour revenir à Baylen, et qu'elles ne tarderaient pas à paraître. M. de Reding se tira habilement de la mauvaise situation où cette circonstance inattendue l'aurait jeté. Il profita du moment où le général Dupont ne pouvait pas encore être informé de la marche des généraux Vedel et Dufour, pour lui envoyer proposer une suspension d'armes, afin d'entrer en accommodement, si cela était possible. Cette proposition convenait d'autant mieux au général Dupont, que le moins qu'il pouvait y gagner était un peu de repos pour ses troupes, qui en avaient grand besoin.
Il accepta, et envoya près du général Reding des officiers pour régler la position des troupes, et les conditions d'un armistice qui fut conclu de suite. Il avait eu aussi la précaution d'envoyer en observation le plus loin possible sur la route d'Andujar, par laquelle il était venu, afin d'être prévenu, si le corps espagnol du général Castaños s'approchait, parce qu'il présumait bien que ce général se serait mis à sa poursuite immédiatement après qu'il aurait été averti de son départ d'Andujar.
Il y avait à peine quelques heures que l'on était en armistice, que le général Vedel paraît à la vue des Espagnols de l'autre côté de Baylen, n'ayant que cette ville, que les Espagnols défendaient, entre lui, Vedel, et le général Dupont.
Le général Vedel, voyant les ennemis, attaque de suite, et pousse vivement tout ce qui est devant lui; il fait mettre bas les armes au régiment espagnol de Jaen, le chasse de sa position, en lui enlevant deux pièces de canon qui la défendaient: encore quelques efforts, et il consommait la perte du général Reding, qui, s'il n'avait été pris ou détruit, aurait dû stipuler pour lui dans les conditions qui devaient suivre l'armistice existant, et dont il tira un bien autre parti.
Il envoie, au milieu de l'action, un parlementaire au général Vedel, pour le prévenir de ce qui s'était passé entré lui et le général Dupont, avec lequel il était en armistice. Le général Vedel ne veut entendre à rien, et poursuit ses avantages, lorsqu'enfin la persévérance de M. de Reding lui suggéra d'employer le général Dupont lui-même, par lequel il fit intimer au général Vedel de suspendre son attaque, et il le comprit dans l'armistice, en lui envoyant un de ses aides-de-camp, M. Barbara, pour l'obliger à se conformer à ses dispositions. Vedel reçut un second ordre de Dupont, de rendre au général Reding le régiment de Jaen et l'artillerie qu'il avait pris, comme l'ayant été, disait-on, postérieurement à l'armistice conclu entre la division Barbou, avec laquelle Vedel n'avait cependant rien de commun.
Dès que Vedel se vit en communication avec son général en chef, qui lui envoyait des ordres par un officier de son état-major, il s'y conforma: c'était au général en chef à profiter de cette circonstance pour rendre au moins sa position meilleure, s'il ne voulait pas détruire le général Reding, qui resta ainsi à Baylen entre la division Dupont et celles de Vedel et de Dufour, c'est-à-dire au milieu de plus de trois fois autant de monde qu'il n'en avait. Il eut la constance d'y attendre l'arrivée de son général en chef, M. de Castaños, avec lequel il ne pouvait communiquer que par Mengibar et la rive gauche du Guadalquivir; encore Castaños ne serait-il pas arrivé si tôt sans la sottise la plus incroyable qui ait jamais été faite par un officier, quelque médiocre qu'il puisse être; si ce n'était pas une turpitude, cela ne pourrait être qualifié que de trahison.
Dupont avait envoyé un officier d'état-major, M. de Villoutray, sur la route d'Andujar, le plus loin possible, pour être averti de l'approche du général Castaños. Lorsque cet officier reçut les ordres du général Dupont, l'armistice était conclu avec le général Reding. Que croirait-on qu'il fit? Je le donne en mille au plus fin, et vais le raconter comme il me l'a dit lui-même, lorsqu'il est venu à Madrid me rendre compte du malheureux sort de ce corps d'armée.
Il alla depuis Baylen jusqu'à la première poste sur la route d'Andujar, c'est-à-dire à deux lieues du pays, qui en font à peu près trois de France; de ce point il pousse encore une reconnaissance un peu plus loin, il n'aperçoit personne, le plus grand silence régnait autour de lui, lorsqu'il entend le canon qui recommence à tirer à Baylen, ainsi que la mousqueterie. Il ne lui vient pas dans l'esprit que ce canon pouvait être celui du général Vedel, qui serait revenu de la Caroline au bruit de celui du général Dupont, qui avait dû s'entendre toute la matinée de Baylen à la Caroline, et qui avait dû déterminer Vedel à revenir sur ses pas.
Il ne lui vint pas non plus dans l'esprit que ce pouvait être le général Dupont qui essayait de nouveau de forcer le passage, ou qui se défendait contre une perfidie dont on aurait voulu le rendre victime dans sa mauvaise position; et au lieu de revenir à toutes jambes à Baylen prévenir le général Dupont de ce qu'il avait observé, et lui dire que, dans tout état de choses, il avait au moins cinq ou six heures avant d'entendre parler de M. de Castaños, à la rencontre duquel il aurait pu d'ailleurs être envoyé une seconde fois, si cela eût été nécessaire, cet officier imagine tout le contraire: il va à la rencontre de M. de Castaños, qu'il trouve à Andujar, se disposant à partir pour Baylen. Peut-être même avait-il déjà commencé son mouvement; mais il ignorait complétement ce qui se passait à Baylen, il n'avait pas encore reçu la dépêche du général Reding qui lui en rendait compte.
Ce fut cet officier du général Dupont qui le mit officieusement au courant de tout ce qui était arrivé, et qui lui dit qu'on l'attendait pour traiter de l'évacuation de l'Andalousie par les troupes françaises. M. de Castaños apprenant l'état des choses et la position malheureuse du général Dupont, ne se fait pas prier plus long-temps de partir, et il amène son armée au plus vite pour augmenter les embarras dont le général Dupont ne savait déjà plus comment sortir.
Je laisse le lecteur juge de cette sottise comme de ce qui aurait pu arriver à la division Reding, si cet officier, au lieu d'aller chercher Castaños, fût venu dire à Dupont sur combien d'heures il pouvait compter avant d'être attaqué par la route d'Andujar, sur laquelle il avait été jusqu'à cinq lieues sans trouver personne. Vedel et Dufour étaient arrives, et Dupont pouvait prendre d'abord toute la division Reding, et écraser ensuite le corps de Castaños, sur lequel il aurait eu une supériorité numérique hors de toute proportion.
L'arrivée de M. de Castaños rendait affreuse la position de la division Barbou, avec laquelle se trouvait Dupont. Les Espagnols s'attachèrent à empêcher la communication entre elle et celles de Vedel et de Dufour, parce que cette division allait devenir le gage de tout ce qu'ils se proposaient d'exiger. Je ne fais nul doute que, si le général Dupont avait eu ses trois divisions rassemblées, comme il pouvait et aurait dû les avoir sans les fautes de ses généraux; je ne fais nul doute, dis-je, que, malgré son état maladif, le général Dupont aurait mal mené Castaños et Reding; mais dans la malheureuse position où l'avait mise l'ineptie de ceux qui exécutaient sous lui, il ne pouvait guère faire mieux que de chercher à traiter.
Il avait par hasard avec lui le général Marescot, premier inspecteur-général du génie, que l'empereur avait envoyé en reconnaissance dans l'Andalousie, et qui, pour sa sûreté personnelle, s'était réuni au corps du général Dupont; ce fut lui qu'il chargea d'assister aux conférences avec le général Legendre et d'autres officiers. Elles s'ouvrirent à Baylen, chez le général Castaños, qui avait de même avec lui quelques officiers-généraux espagnols. Les plénipotentiaires du général Dupont demandaient le libre passage par la Sierra-Moréna, pour revenir à Madrid avec tous les corps d'armée. Ils n'avaient pas autre chose à demander, et les Espagnols n'avaient d'avantage de position sur le général Dupont que de tenir la division Barbou séparée de celles des généraux Vedel et Dufour, par la position qu'avait prise, à Baylen, le général Reding, lequel pouvait aussi être considéré comme coupé du général Castaños par la position même de la division Barbou, qui le séparait de ce général. Il n'y avait donc pas plus de motifs pour imposer à la division française du général Barbou des conditions que l'on aurait pu imposer, et que cependant l'on n'imposa point à la division espagnole de Reding, qui était dans le même cas, c'est-à-dire qu'il n'y avait pas même le cas d'une négociation, et il fallait avoir perdu la tête pour se conduire comme l'ont fait les généraux français qui étaient là présens. Par une absurdité sans exemple, il fut posé en principe que les Français demandaient, et que c'était aux Espagnols à accorder ou à refuser, et pas une voix ne se fit entendre pour faire l'observation dont je viens de parler.
Cependant M. de Castaños ne manqua pas de considérer que sa division Reding était, pour le moins, aussi compromise que l'était la division Barbou, et qu'en dernière analyse le combat qui avait eu lieu entre ces deux divisions, n'avait eu aucun résultat; il n'y avait point eu de perte d'artillerie, ni de bataillons pris[48], ni enfin aucun de ces événemens qui marquent le succès ou l'infériorité. Il considérait, en outre, que le corps de Dupont, réuni, lui serait supérieur par sa nombreuse cavalerie et son artillerie, et sa réunion était infaillible au bout d'une demi-heure d'efforts de la part du général Vedel, auquel il ne pouvait pas s'opposer, et qui était impatient de combattre. Il n'y avait pas cinq cents toises entre les postes de Vedel et ceux de Barbou. Il était bien, il est vrai, de sa personne à Baylen, chez le général Reding, mais il avait à traverser la division Barbou, pour rentrer à son corps sur la route d'Andujar, et il craignait que, si l'on se séparait sans rien conclure, on eût vent de la supercherie, qui n'aurait pas manqué de tourner contre lui. Il préféra donc ne pas gâter la bonne affaire que la fortune lui présentait, en voulant obtenir trop. En conséquence, il consentit un libre passage par la Sierra-Moréna, de tout le corps qui était en Andalousie; l'acte en fut dressé et signé sur-le-champ.
Tout était terminé, lorsqu'on apporta à Castaños les dépêches prises sur le jeune M. de Fénelon, que j'avais ordonné que l'on fît partir de Madrid, pour porter au général Dupont la lettre dans laquelle je donnais à ce général l'ordre impératif de quitter l'Andalousie pour ramener son corps d'armée sur Madrid, en me faisant connaître l'itinéraire de sa marche, et s'il était suivi par les Espagnols, afin que je pusse aller à sa rencontre avec tout ce que j'avais de troupes disponibles.
M. de Castaños, ayant lu cette dépêche, appela successivement dans une pièce voisine les plénipotentiaires du général Dupont, et leur ayant fait lire la lettre que j'écrivais au général Dupont, il leur dit: «Messieurs, je venais de vous accorder le retour à Madrid, par la Sierra-Moréna, pour vous et les troupes sous vos ordres; je suis bien fâché du contre-temps qui survient, mais, voilà une lettre de votre général en chef qui ordonne au général Dupont de revenir à Madrid, et je dois m'y opposer; en conséquence, je change de résolution, et nous allons parler d'autres arrangemens.» M. de Villoutray, qui était présent, m'a rapporté mot pour mot ma lettre, qu'il m'a dit avoir lue entre les mains du général Castaños, avoir bien reconnu mon écriture, et l'avoir certifié aux généraux Marescot, Legendre, Pannetier, et à tout ce qui était là de Français[49].
Il n'y avait donc plus de doute que c'était moi qui avais écrit et ordonné que l'on se retirât sur Madrid. Peu importe par quelle voie mes intentions avaient été connues, on avait reconnu mon écriture et ma signature, conséquemment on était obligé de faire au moins tout ce qui aurait été possible pour exécuter ce que je commandais, à moins d'en être empêché par une force et des événemens majeurs. Or, ce que je prescrivais était précisément les conditions qui venaient d'être accordées par le général Castaños. On les avait obtenues avant de connaître ma lettre; et pourquoi? parce que le général Castaños avait cru ne pouvoir accorder moins à un corps d'armée qui était en état de se mesurer avec lui, et même de le battre. Ma lettre ne diminuait rien de la force du corps du général Dupont, qui était encore, après cette circonstance, ce qu'il était avant qu'elle survînt; elle ne changeait donc rien à sa situation; elle lui imposait au contraire le devoir de recourir aux armes, si le hasard avait fait qu'il eût obtenu moins que ce que j'ordonnais que l'on fît, puisqu'il avait encore son corps entier, lorsqu'il connut les ordres que je lui envoyais; et il faut avoir fait un singulier raisonnement en partant de cette lettre pour faire le contraire de ce qu'elle prescrivait.
Et en supposant que, trompé moi-même par de faux rapports, je lui eusse donné, par cette lettre, des ordres qui l'auraient mis dans une position moins heureuse que celle qu'il avait obtenue, il aurait encore dû ne se relâcher en rien des avantages auxquels la supériorité de ses armes lui donnait le droit de prétendre, surtout les ayant obtenus avant d'avoir reçu mes ordres, que, dans ce cas, il aurait pu méconnaître.
Ce raisonnement est un axiome du métier, et je rends trop de justice au général Dupont, pour douter que, s'il avait été assez bien portant pour monter à cheval, et venir lui-même juger ses ennemis et plaider ses affaires, elles n'eussent tourné tout autrement. Au lieu de cela, elles ont été livrées à des hommes qui se sont empressés de sortir d'embarras à ses dépens, et qui n'ont pas eu honte de trouver les observations de M. de Castaños fondées et raisonnables. Par suite de cet incident, ils entrèrent dans une nouvelle négociation, en annulant la première capitulation.
Croira-t-on que, sans tirer un coup de canon ni un coup de fusil depuis la première capitulation, ils en signèrent une autre par laquelle ils rendirent prisonnier de guerre, pour être conduit en France par mer, tout le corps d'armée, qui devait défiler et mettre bas les armes, avec la sotte condition qu'on les leur rendrait au moment de leur embarquement pour la France? Enfin on eut l'infamie de ne pas rejeter un article que le général espagnol y fit insérer, par lequel les malheureux soldats qu'on sacrifiait lâchement furent déshonorés. On les obligea de mettre leurs havresacs à terre, et sous prétexte de leur faire restituer des effets d'église, qu'on les accusait d'avoir volés, on les soumit à cette dégoûtante visite. Cette seconde capitulation portait qu'il y aurait un nombre déterminé de caissons qui ne seraient point visités. Eh! c'étaient ceux-là qui auraient dû l'être.
Enfin, après ces honteuses stipulations signées, on se mit en devoir de les exécuter, et la division Barbou défila la première. Les généraux Vedel et Dufour, qui n'étaient point tournés, ayant appris de quoi il était question, s'arrangèrent de manière à partir à l'entrée de la nuit, et reprirent le chemin de la Caroline, qu'ils suivirent pendant deux jours.
Les Espagnols s'étant aperçus de ce mouvement, et n'ayant aucun moyen de s'opposer à la retraite de ces deux divisions, imaginèrent celui-ci: ils déclarèrent au général Dupont que, si ces deux divisions ne venaient pas exécuter les conditions de la capitulation dans laquelle leur intention avait été de les comprendre, ils n'exécuteraient point cette même capitulation en ce qui concernait la division Barbou; qu'ils la traiteraient avec toute la sévérité des représailles, et ne répondaient pas des excès où ce manque de loyauté porterait la population révoltée.
On était véritablement dans la veine des sottises: cette menace fit peur (on rougirait d'avouer pourquoi) au point que l'on envoya le général Legendre, qui était le chef d'état-major du corps d'armée, courir après les deux divisions de Vedel et de Dufour, pour les ramener. Il ne put les joindre qu'à quatre lieues au-delà de la Caroline, et sans dire autre chose à ces deux généraux, sinon qu'ils étaient compris dans une capitulation d'évacuation qui avait été signée entre le général Dupont et le général Castaños, il leur ordonna, de la part du général Dupont, de ramener leurs divisions, les grondant même d'être partis du champ de bataille sans ordre, et d'avoir ainsi compromis la vie des soldats de la division Barbou. Ce général Legendre se garda bien de dire à ces deux généraux qu'il venait les chercher pour leur faire mettre bas les armes, quoique lui-même eût déjà fait procéder au désarmement de la division Barbou avant de venir chercher Vedel et Dufour, qu'il abusait sciemment.
On a blâmé ces deux généraux d'avoir obéi; je doute qu'à leur place on eût osé ne pas le faire. Étaient-ils autorisés à soupçonner un piége dans ce que leur disait le chef d'état-major du corps d'armée au nom de leur général en chef? Non: si l'on admettait ce principe, il en résulterait les plus grands inconvéniens à la guerre, où l'on n'a le plus souvent que des jeunes gens pour porter les ordres des généraux. Devra-t-on les croire lorsqu'on ne les connaîtra pas personnellement, si l'on doit douter de la véracité du chef d'état-major du corps d'armée, qui vous porte lui-même un ordre du général en chef, surtout quand il a soin de ne pas vous dire que c'est pour vous livrer aux ennemis?
Enfin, ces deux divisions revinrent à Baylen, d'où la division Barbou était partie plusieurs jours auparavant. Elles furent remises aux généraux espagnols, qui les séparèrent et désarmèrent, puis les mirent en marche sur Séville.
Le général Dupont rendit ainsi un effectif de vingt-un mille hommes d'infanterie, avec quarante pièces de canon et deux mille quatre cents hommes de cavalerie, c'est-à-dire le bon tiers des troupes françaises qui étaient en Espagne.
Si le général Legendre avait voulu, il aurait sauvé les deux divisions de Dufour et de Vedel; il n'avait qu'à les suivre au lieu de les faire revenir pour les déshonorer, mais tout le monde était plus occupé de suivre de l'oeil les caissons réservés et non soumis à la visite. Enfin, chacun fut puni par où il avait péché: les soldats, indignés d'être soumis à cette honteuse visite, indiquèrent aux Espagnols les caissons qu'ils regardaient comme la cause de l'affront qu'on leur avait fait, et leur dirent qu'ils contenaient, bien plutôt que les havresacs, les objets que l'on cherchait. Les Espagnols ne se le firent pas dire deux fois, et les pillards furent pillés à leur tour. Si le général Dupont avait commencé par cette précaution en se mettant en marche, il aurait trouvé tout le monde prêt à faire son devoir.
Cette malheureuse armée fut victime de l'erreur de son général: la junte insurrectionnelle d'Andalousie ne ratifia pas la capitulation, tout fut fait prisonnier, et mourut de langueur ou de mauvais traitemens dans les prisons d'Espagne; les moins malheureux furent ceux qui obtinrent d'être livrés aux Anglais.
Le général Dupont, après ce désastre, était bien obligé de m'en rendre compte; il m'écrivit une lettre fort courte, contenant la capitulation qu'il avait ratifiée, et chargea M. de Villoutray de m'apporter cela à Madrid; nous verrons tout à l'heure comment il y arriva. Retournons à Bayonne.
CHAPITRE XXVIII.
Fâcheuse impression que fait en Espagne le désastre de Baylen.—La
Romana et Bernadotte.—Entrée de Joseph à Madrid.—Encore M.
Villoutray.—Mon opinion sur ce qu'il y avait à faire.—Événemens de
Portugal.—L'amiral Siniavin.
L'empereur venait de faire partir le roi Joseph pour Madrid, avec les députés espagnols. Ce nombreux convoi était accompagné par deux vieux régimens d'infanterie légère, et marchait, par conséquent, à petites journées. Déjà l'on se flattait qu'avec de la douceur on insinuerait la persuasion, et l'on espérait qu'arrivé à Madrid avec le cortége, l'on pourrait commencer tout ce que l'on avait projeté pour nationaliser l'ouvrage qui n'avait été qu'ébauché à Bayonne. Le roi ne fut reçu avec enthousiasme nulle part, mais avec respect partout; il avait même gagné quelque chose à se faire connaître personnellement.
Le malheur voulut qu'en passant à Burgos, les avant-coureurs de la nouvelle de la défaite du général Dupont y arrivèrent presque aussitôt que lui, parce que les juntes de Cordoue et de Séville étaient fort actives dans leurs communications, et quoique le corps de Dupont ne fût pas encore pris, on anticipait sur les événemens, en sorte que l'opinion en était frappée, et la crainte retenait déjà beaucoup d'Espagnols qui, comme dans tous les pays, se seraient volontiers jetés dans une entreprise nouvelle; mais ils voulaient, auparavant, apercevoir des espérances de réussite. On se détermina donc à attendre la confirmation de l'événement dont on répandait le bruit, avant de prendre un parti[50].
Le convoi des députés diminuait tous les jours, si bien que le roi arriva à peu près seul à la maison de campagne de Chamartin, à deux lieues de Madrid, le 21 juin au matin. Les nouvelles d'Andalousie commençaient déjà à circuler dans la ville, où elles étaient parvenues par des moyens extraordinaires; on n'y croyait pas, et moi particulièrement, parce que je ne pouvais concevoir que le général Dupont ne m'en eût rien fait dire. Néanmoins mes protestations ne persuadaient pas. La première chose que me demanda le roi, lorsque j'allai prendre ses ordres à Chamartin, ce fut des nouvelles d'Andalousie, dont on lui avait déjà parlé. Je ne pouvais que lui répondre que je ne concevrais pas qu'il y fût arrivé un malheur.
Le roi Joseph fit son entrée à Madrid le même jour, à quatre heures du soir; il n'était escorté que par la garde à cheval de l'empereur. Je fis mettre la garnison sous les armes, et la disposai en réserve sur toutes les places, de manière à pouvoir agir, si cela devenait nécessaire.
Le cortége du roi était nombreux; mais aucun Espagnol, hormis le capitaine-général de Navarre, ne l'accompagnait; les ministres, ainsi que les députés qui étaient partis de Bayonne avec lui, l'avaient déjà abandonné. Il y avait une assez grande curiosité parmi le peuple, même quelques marques d'approbation; mais il y eut de la décence partout. Les gardes wallonnes étaient sous les armes, et bordaient la haie au château, où le roi descendit vers cinq heures du soir, le 21 juin. Il reçut, le lendemain, les autorités de la ville de Madrid et plusieurs Espagnols de marque, et commença de suite à prendre connaissance de l'état des affaires du pays. Il est très probable que l'on se serait accoutumé petit à petit à ce que cette révolution avait de choquant pour la fierté espagnole, en considérant tout ce que les différentes classes de la nation gagnaient à un changement qui aurait apporté plus d'égalité dans les conditions. Malheureusement les correspondances particulières apprirent de tous côtés le désastre du général Dupont, avec des détails qui ne permettaient plus d'en douter; et enfin le commandant d'un des bataillons placés sur la ligne de correspondance, depuis Madrid jusqu'à la Sierra-Moréna, me rendit compte du passage par son poste, de M. de Villoutray, allant à Madrid, escorté par un officier et un détachement de cavalerie espagnole, venant de Baylen, et étant porteur de la capitulation du général Dupont.
J'envoyai sur-le-champ ordre au commandant d'Aranjuez d'arrêter le détachement de cavalerie espagnole, de le garder jusqu'à nouvel ordre, et de faire partir M. de Villoutray en poste pour Madrid, où il arriva le 29 juin, apportant l'acte conclu, à la suite de la journée du 20, entre le général Dupont et le général Castaños.
Cet officier ne me donna d'abord que des détails obscurs, qui rendaient ma curiosité plus impatiente. Je lui demandai pourquoi il m'avait amené une escorte de cavaliers espagnols jusqu'à Madrid, où leur présence aurait suffi pour encourager un soulèvement, au lieu de les laisser au Puerto de la Sierra-Moréna, et de prendre les deux bataillons qui gardaient ce passage, pour s'en faire escorter, puisqu'il revenait à petites journées. Après quelques momens d'hésitation[51], il me dit qu'il n'avait pas eu cette pensée, et qu'il s'était cru plus en sûreté avec son escorte espagnole, pour traverser un pays qu'il me disait insurgé. «Mais au moins, lui répondis-je, avez-vous dit à ces bataillons, comme à ceux que vous avez dû trouver à Valdepenas, à Manzanares et à Madrilejos, ainsi qu'à la brigade du général Laval, que vous avez rencontrée, ce qui était arrivé au général Dupont? Puisque vous me dites que le pays est insurgé, il va devenir très difficile de communiquer avec eux.»
Il répliqua qu'en sa qualité de parlementaire il ne leur avait rien dit, et plus tard, c'est-à-dire de retour à Paris, il m'avoua que du Puerto de la Sierra-Moréna, où il avait trouvé les deux bataillons qui gardaient ce passage, il avait écrit à Castaños de les envoyer chercher comme faisant partie du corps d'Andalousie, tant il était loin de les prévenir de se retirer. Les militaires qui me liront ne concevront pas une pareille démence, et plaindront le général Dupont d'avoir été dans le cas d'employer de tels hommes.
Castaños ne manqua pas de profiter de l'avis, et fut beaucoup mieux servi par M. de Villoutray, dans le cours de sa campagne, qu'il ne l'avait été par aucun officier de l'armée espagnole.
Le roi Joseph m'envoya chercher aussitôt qu'il reçut cette nouvelle, pour avoir une opinion sur ce qu'il se proposait de faire. Je fus d'avis de rappeler bien vite le corps du maréchal Moncey, qui était encore entre San-Clemente et Aranjuez; d'envoyer prévenir le maréchal Bessières, qui était en mouvement dans le royaume de Léon; de faire également prévenir le général Verdier, qui continuait d'assiéger Saragosse, afin qu'il prît garde à une insurrection qui devenait probable, et enfin j'insistai fortement pour que l'on évacuât de suite, de Madrid, les hôpitaux avec les administrations, et que l'on n'y gardât que les troupes en état d'agir.
Le roi fit donner ses ordres de suite pour que l'on exécutât tout cela; mais il me demandait si mon opinion était que l'on pût encore tenir en Espagne après ce malheur. Je lui répondis franchement que je ne le croyais pas; qu'il ne fallait compter sur aucun secours de France, où il n'y en avait pas, à moins que l'on ne les tirât de la grande armée, c'est-à-dire des bords de l'Oder, et qu'ayant leur arrivée, une persévérance irréfléchie nous amenerait de nouveaux malheurs, parce que le prestige attaché jusqu'à ce moment à nos armes venait de recevoir une atteinte assez forte pour encourager une insurrection générale, qui serait d'autant plus entreprenante, qu'elle ne verrait que des corps isolés composés de très jeunes gens, qui lui présenteraient de nouveaux succès encore plus faciles à obtenir que celui auquel nous devions si peu nous attendre.
Le roi me dit: «En ce cas, vous évacueriez donc Madrid?»
Je répondis: «Oui assurément, sire, aussitôt que le général Castaños se présenterait dans la Manche, quoique ce soit la capitale, et malgré l'avantage que nous donne la fortification du Retiro, parce que, si Castaños s'approche, il agira de concert avec une insurrection qui éclatera dans la capitale, et sur toute la route depuis Madrid jusqu'à Burgos; il a sur nous, dans ce moment-ci, un grand avantage moral: il sait que nous n'avons pas plus de troupes à lui opposer que n'en avait le général Dupont; il n'aura donc garde de manquer cette seconde occasion d'acquérir une nouvelle gloire qui lui paraîtra sûre.—Mais que dira l'empereur?—L'empereur grondera; mais cela ne tue pas. Eh! que dirait-il, si on allait lui donner une seconde représentation de Baylen?—Je sais bien que s'il était ici, il ne songerait pas à s'en aller; mais aussi là où il se trouve, tout le monde obéit à l'envi, personne ne se plaint. Ici nous sommes bien éloignés d'être dans ce cas-là. Demandez quelque chose, tout le monde sera fatigué ou malade, au lieu qu'un regard de l'empereur ferait relever tous ces câlins. Personne ne peut faire ce que fait l'empereur: malheur à celui qui aura la prétention de l'imiter! il s'y perdra.—Mon opinion est qu'il faut, sans différer, lui écrire ce qui est arrivé; il jugera bien lui-même les conséquences qui doivent en résulter. On aura le temps de recevoir ses ordres, avant d'être trop loin pour les exécuter. D'ailleurs, avec les moyens qui nous restent, et sans le secours d'aucun parti dans la nation, les affaires d'Espagne doivent rentrer dans un cadre dont je ne puis déterminer l'étendue; il faut adopter une autre marche, et ensuite il est possible que le désastre de Dupont soit le signal d'un nouvel incendie en Europe. L'empereur connaît sa position; il ne faut donc pas l'engager plus avant qu'il n'a le projet d'aller, parce qu'à présent c'est à lui à conquérir l'Espagne, et à voir ce qu'il veut y risquer.»
Cette conversation se termina là. Non seulement l'insurrection nous gagnait en Espagne, mais c'était encore pis en Portugal: les Anglais venaient d'opérer un débarquement de troupes à Cintra, près de l'embouchure du Tage. Le général Junot, qui y commandait, ne put les combattre avec son armée réunie, parce qu'il avait reçu ordre de faire plusieurs détachemens, un, entre autres, d'une brigade entière qui marchait, par l'Alentejo, pour se réunir au général Dupont. Ce mouvement avait été ordonné en même temps qu'eut lieu le départ, de Madrid, du corps du général Dupont. Sa première destination était Cadix, où nous avions six vaisseaux qui y étaient restés depuis le malheureux événement de Trafalgar.
Lorsque le général Dupont fut obligé de se retirer de Cordoue, les communications devinrent si difficiles, que le général Junot ne put en être prévenu. Il avait également un autre détachement très fort vers Elvas, pour s'opposer aux entreprises du rassemblement espagnol qui se faisait à Badajoz. Il lui devenait donc impossible d'obtenir un grand avantage sur les troupes anglaises, dont le nombre avait été proportionné à la force des nôtres en Portugal. Il fit rappeler de suite tous ces détachemens; mais ils ne purent le rejoindre avant qu'il fût forcé à un engagement avec l'armée anglaise. Il eût été bien important pour les affaires d'Espagne que le général Junot eût eu un succès décisif dans cette occasion, c'était le début des troupes anglaises dans la Péninsule; mais au lieu d'avoir été battues, elles furent victorieuses.
Le général Junot avait trouvé, en entrant à Lisbonne, l'escadre russe, qui y était au mouillage; elle venait de la Méditerranée, et avait appris la déclaration de guerre de la Russie à l'Angleterre, de sorte que, n'osant pas continuer sa route pour la Baltique, elle était entrée à Lisbonne. Si, en bon allié, l'amiral russe avait débarqué les troupes, ainsi que les équipages qu'il avait à bord, et se fût chargé de la garde de la ville, cela aurait donné quelques moyens de plus au général Junot; mais, soit qu'il ne le voulût pas, ou que cela ne fût pas conforme à sa manière particulière de voir sur une alliance qui avait plus d'un censeur en Russie, le fait est qu'il ne le fit pas, en sorte que Junot se trouva livré à ses propres forces. Il eut une affaire où, sans emporter d'avantages, il n'en laissa pas prendre sur lui.
J'ai peu connu les détails qui l'ont précédée; mais le résultat fut qu'il entra en négociation avec le général anglais, pour l'évacuation du Portugal; il n'aurait sans doute pas obtenu d'autres conditions que celles d'être prisonnier de guerre, sans le ton de fermeté avec lequel il rejeta cette proposition, et ce n'est qu'à son opiniâtreté qu'il dut d'obtenir une évacuation pure et simple, en faisant embarquer ses troupes sur les mêmes transports qui avaient amené l'armée anglaise. Elles furent ramenées à Rochefort et à La Rochelle.
Il eût sans doute mieux valu qu'il les ramenât par l'Espagne; mais, les Anglais s'y refusaient, et la crainte de perdre beaucoup de monde, par le fait de l'insurrection, lui fit accepter ce mode d'évacuation. Ce second événement acheva de perdre les affaires du roi Joseph, car outre qu'il diminuait considérablement nos forces, il porta un coup funeste au moral du soldat, et ôta au roi toute confiance de la part des peuples. Ce fut dans cette occasion qu'on eut lieu de se féliciter d'avoir fait venir les troupes portugaises en France[52]; elles étaient peu considérables, à la vérité; mais elles furent autant de moins contre nous.
Peu de jours après l'arrivée à Madrid du porteur de la capitulation d'Andalousie, les bataillons avancés sur la communication de Madrid avec cette province, rendirent compte de l'approche de l'armée espagnole, commandée par le général Castaños, qui venait de faire prisonniers les deux bataillons qui gardaient le défilé du Puerto de la Sierra-Moréna. Cela parut, à Madrid, un mouvement décidé sur la capitale, parce que M. de Villoutray ne nous avait rien dit de la lettre qu'il avait écrite à Castaños, en passant à la Sierra-Moréna, pour le prier d'envoyer chercher ces deux bataillons; il avait eu soin de dire que l'armée espagnole était très forte, mais aussi il ajoutait qu'il ne croyait pas qu'elle vînt de si tôt à Madrid, ce qui paraissait une contradiction.
Dans tous les cas, on était déterminé à évacuer: on aurait pu attendre encore douze ou quinze jours, mais il aurait toujours fallu en venir là. Néanmoins nous fîmes mal, parce qu'en restant ce temps-là à Madrid, si nous avions mieux su ce qui se passait en Andalousie, le siége de Saragosse aurait pu se continuer; et si cette ville avait été prise, cet événement aurait été un grand point pour la campagne suivante, au commencement de laquelle il fallut employer un gros corps d'armée à recommencer cette opération. D'un autre côté, les secours les plus près que l'empereur pouvait envoyer étaient en Silésie; on jugea que, quelque parti que l'on prît, on n'attendrait jamais, avec les moyens qui restaient, le moment de l'arrivée de ceux qui devenaient nécessaires.
Toutes ces considérations portèrent le roi Joseph à ordonner l'évacuation: elle commença le 3 juillet, et, le 4, tout était hors de Madrid, sauf quelques malades que leur état ne permettait pas d'emporter, et que l'on fut obligé de laisser dans les hôpitaux.
Le général Foy parle de cet événement à la page 118 et suivantes de son quatrième volume. Comme il était en Portugal lorsque cet événement se passa, il n'est pas étonnant qu'il n'en ait pas été mieux informé. C'est moi qui fis partir de Madrid la colonne du général Lefebvre-Trevisani pour appuyer Bessières, et cela, avant la rentrée à Madrid du corps de Moncey et de la division Frère.
Ce fut également moi qui fis marcher le corps de Laval sur la route d'Andalousie.
M. de Villoutray m'avait été expédié, par Dupont; mais comme il s'était fait accompagner d'une escorte espagnole et voyageait à petites journées, les courriers de l'insurrection l'avaient devancé, et c'est ce qui me fit concevoir la nécessité du mouvement de Laval. Le roi avait pris le commandement quand M. de Villoutray arriva à Madrid, et il n'y avait plus de combinaison possible à faire en faveur de Dupont, dont les troupes n'existaient plus; s'il en avait été autrement, on n'eût pas attendu l'offre faite par le maréchal Moncey de marcher à son secours, dont parle le général Foy, et que je n'ai apprise que par lui. Aller au secours! de qui? Dupont était dans ce moment-là près d'arriver à Cadix avec ses malheureux soldats; et puis quel moyen avait-on à employer pour cela? L'auteur savait qu'il n'en existait aucun. Comment un homme comme Foy a-t-il pu hasarder cette phrase? Je suis bien persuadé que si le général Foy eût bien connu l'état des choses, il aurait été de mon opinion. Assurément il ne devait pas être agréable à aucun maréchal de France d'avoir à obtempérer à ce que je prescrivais d'après la position où je me trouvais placé; mais peu importait alors aux affaires l'amour-propre offensé de ces messieurs. Je le savais, je le voyais, et si un seul, quel qu'il fût, avait essayé de s'affranchir de la déférence qu'à ce titre il me devait, j'aurais su me servir de mon autorité pour l'en faire repentir, et l'empereur m'eût approuvé, ainsi qu'il l'avait fait en 1807. Foy est dans l'erreur. Très peu de jours après son arrivée, le roi me fit apercevoir que ma présence le gênait autant qu'elle contrariait les maréchaux, mes aînés en grade; mais je savais que les troupes étaient bien loin de manquer de confiance en moi. Néanmoins le roi m'envoya son aide-de-camp, le général Saligny, pour me redemander la correspondance relative aux affaires militaires, ajoutant que je n'aurais plus à m'en occuper, parce que cela devenait l'affaire du roi.
Je rendis compte de ce fait, à l'instant même, à l'empereur; mais je ne pus recevoir sa réponse: ce ne fut que plus tard que j'appris de lui-même qu'il avait écrit à son frère de bonne encre, en lui disant qu'avec des passions on ne voyait rien, et qu'il jugerait bientôt que, de tout ce qui était en Espagne, j'étais le plus en état de comprendre sa position et celle de ses affaires.
Je fus effectivement appelé au conseil qui eut lieu après l'arrivée de M. de Villoutray, et je vis aisément que l'on était bien aise de pouvoir couvrir sa responsabilité par mon vote, parce que l'on connaissait les bontés de l'empereur pour moi. Je n'hésitai pas à être le premier à donner mon opinion, qui était d'évacuer par la route de Burgos.
Le général Foy ne paraît pas l'approuver, mais en matière de guerre, que je faisais à bonne école, depuis autant de temps que lui[53], son jugement n'est pas pour moi sans appel. Dupont venait de perdre un bon tiers des troupes en état de tenir la campagne; Garrot venait de me faire connaître l'arrivée des Anglais en Portugal; Bessières était fortement engagé dans les Gallices, et bien qu'il eût été rejoint par le renfort que je lui avais envoyé, il n'était pas impossible que, vu l'ardeur de l'insurrection, il fût bientôt dans la nécessité d'être secouru; et c'était bien plus alors que dans le premier cas que j'aurais mis l'armée dans une situation déplorable, si j'avais laissé battre Bessières, surtout avant d'apprendre le sort du corps de Portugal, qui ne put éviter d'être ramené en France par mer, ce que l'on ne pouvait prévoir. Je savais la position du corps de Saragosse, et ses embarras pour renvoyer l'équipage du siége.
Il y en avait pour le moins autant à Madrid, où l'on fut obligé de doubler les attelages de l'artillerie pour ne laisser aucune voiture de munition.
Dans cette position, un homme du métier m'eût-il conseillé d'abandonner la ligne d'opérations de l'armée sur laquelle était le peu de magasins qu'elle avait, où étaient ses fours, ses hôpitaux, la route d'étape de ses renforts, pour aller en prendre une nouvelle par la Navarre? Il y aurait eu de la folie à cela; et si je l'avais fait, et que Bessières eût éprouvé un revers, par suite de l'abandon où je l'aurais placé, à quoi eût abouti un mouvement sur Saragosse?
Les Espagnols auraient fait évacuer l'Ebre, en marchant à Bayonne. Voilà les considérations qui ont motivé mon opinion dans le conseil dont parle le général Foy, et l'empereur a été loin de me désapprouver. Il conserva la même ligne d'opérations, en entrant en Espagne, l'automne suivante.
Assurément je ne prétends point à un suffrage unanime pour la part que j'ai eue à la direction des affaires en Espagne; cependant j'observerai aux critiques que toute la grande armée et les maréchaux y ont successivement été employés, excepté le maréchal Davout, et l'on sait comment cela a fini.
À la page 34 du même volume, le général Foy est dans une erreur plus grande encore sur le genre de service auquel il prétend que j'étais employé près de l'empereur: il veut sans doute désigner une police dans l'armée; or, je donne un démenti formel à cette supposition. Pendant tout le temps que j'ai servi l'empereur, il ne m'a jamais donné une commission relative aux individus; souvent il m'a demandé mon opinion sur des rapports de cette espèce, qui lui étaient adressés (de l'armée même) par des officiers-généraux qui se servaient de ce moyen pour capter sa confiance. C'était là sa vraie police parmi ces messieurs, et elle ne laissait rien à faire à d'autres.
On n'entend pas, sans doute, par police, l'espionnage dans le camp ennemi, d'où j'ai réussi souvent à tirer des renseignemens qui ont eu de l'importance pour les opérations ultérieures.
CHAPITRE XXIX.
L'armée se retire.—Je rentre en France.—Détails de mon voyage.—Je rejoins l'empereur à Toulouse.—Les deux ingénieurs.—Ce qui l'affectait surtout dans la capitulation de Baylen.—Les hommes de la révolution.—La Saint-Napoléon.—Empressement des courtisans.
Les troupes revinrent à petites journées; le premier jour, elles couchèrent à Chamartin, à deux lieues de Madrid; le second, à deux lieues plus loin: on allait aussi lentement que possible, pour mettre plus facilement de l'ordre partout.
Le troisième jour, le roi Joseph vint de sa personne coucher à Buitrago. C'est dans cette ville que je lui communiquai tout ce que je considérais devoir être la suite du malheureux événement d'Andalousie, qui nous obligeait à songer à notre sûreté, au lieu que nous comptions occuper ce temps-là à conquérir par la confiance, ce à quoi il ne fallait plus songer, et qu'enfin l'insurrection allait employer ce temps-là à s'organiser, à faire prononcer la nation et à lui chercher des alliés. Je lui fis observer que, n'ayant nullement besoin de moi, puisque j'avais remis le commandement dont j'étais chargé avant son arrivée, je croyais qu'il était urgent que j'allasse vers l'empereur, pour lui parler de tout ce qui se passait, de manière à y attirer toute son attention; qu'autrement les correspondances n'avaient qu'à être interrompues, l'empereur ne saurait plus rien. Il fut de mon avis, et je partis le soir même pour la France.
Mon voyage m'apprenait à chaque pas combien il était important de prendre un parti. Je rencontrai partout des estafettes espagnoles portant les détails de la capitulation de Baylen, et je voyais les têtes s'échauffer. Je faillis, par suite d'une perfidie, être victime de cette effervescence naissante.
Un maître de poste espagnol crut me reconnaître, et pour s'en assurer, il me demanda si je n'étais pas passé chez lui six semaines auparavant, allant à Madrid. Je répondis affirmativement, et je le vis aussitôt dire quelques mots à l'oreille du postillon, qui était le guide de mon valet de chambre, lequel courait devant moi. J'avais eu la précaution de prendre un gendarme d'élite d'une bravoure éprouvée, et je le faisais courir à côté de ma voiture.
En arrivant à la poste suivante, tout était en émeute; on allait se porter sur moi, lorsque ce gendarme, qui, sans perdre de temps, avait été seller un cheval dans l'écurie, me l'amena en me disant: «Mon général, il n'y a pas de temps à perdre, montez mon cheval et sauvez-vous, je vous rejoindrai hors du village.» Comme il n'était pas homme à s'effrayer de peu de chose, je suivis son conseil, et laissai ma voiture aux officiers qui étaient avec moi.
Heureusement la nuit approchait; je fis la course sans accident jusqu'à la poste suivante, où le hasard fit qu'un régiment français était arrivé le matin. Au lieu d'aller descendre à la poste, je fus chez le commandant de ce régiment, où je payai bien mon postillon; mais je le fis reconduire hors de la ville, et fermer la porte sur lui, sans le laisser aller à la poste. Puis ayant ôté mon uniforme et pris le frac d'un de mes domestiques, j'envoyai chercher des chevaux de poste de chez le commandant même et comme pour lui; je partis de son logement et déjouai ainsi la perfidie. Je fus bien avisé, car bien qu'il fût nuit, en arrivant à la poste suivante, je trouvai encore la même émeute qui attendait ma voiture. En voyant arriver des courriers, ils s'approchèrent et me demandèrent en espagnol à moi-même: «Est-il encore bien loin le seigneur général?» J'eus l'air de ne pas entendre malice à cette question, et répondis en italien: «Dans un quart d'heure, il sera ici.» J'en entendais qui se félicitaient déjà, mais je ne m'amusai pas à la conversation; j'entrai moi-même dans l'écurie, et, glissant un double napoléon au postillon, j'eus dans quelques minutes le meilleur bidet de la poste, ainsi que mon fidèle gendarme. Je fis une grande civilité à la foule, et, faisant claquer mon fouet, je gagnai des jambes. Ma voiture arriva un quart d'heure après; mais indépendamment de ce qu'on leur dit que je n'y étais plus, ils virent dedans trois officiers avec deux domestiques, et quelques soldats qu'ils avaient eu la sage précaution de prendre au régiment qu'ils avaient trouvé auparavant, et où j'avais recommandé que l'on guettât leur passage: on les laissa passer sans leur rien dire. Je me regardais comme hors d'affaire, parce que j'avais entre les jambes le cheval qui devait me mener à Vittoria. Je me félicitais d'avoir joué mes ennemis, lorsque je vis revenir à moi, à toute bride, un cavalier que je reconnus pour mon valet de chambre. Il courait si fort, que je pus à peine l'arrêter.
Il m'apprit qu'à chaque poste son postillon parlait au maître de poste, mais qu'il ne savait pas ce qu'il lui disait, et qu'enfin il venait d'être attaqué par une bande de gens armés qui attendaient sur le chemin, et que son postillon était resté avec eux.
La position était critique; je n'étais pas tenté à retourner à la poste d'où je venais. Je m'arrêtai un instant pour laisser prendre haleine aux chevaux, et faire préparer les armes à mon gendarme et à mon valet de chambre, et je préparai aussi les miennes. Le postillon qui m'accompagnait, auquel j'avais déjà donné un double napoléon, avait l'air d'un fort brave garçon; nous étions quatre, et mon valet de chambre m'assurait que la bande était au moins de douze ou quinze hommes armés; il n'y avait pas de proportion, mais nous n'avions pas d'autre parti à prendre que d'essayer de passer à travers. Je partis donc avec cette résolution, et après un quart d'heure de petit galop, je fus le premier à l'apercevoir; elle avait un homme en observation sur le bord du chemin, au sommet d'une petite élévation, et l'embuscade se trouvait sur la pente de la colline, de l'autre côté. Il était nuit, je fis mettre le pistolet à la main à mes hommes, et aussitôt que je vis cet homme courir à toutes jambes pour prévenir ses camarades, je fis prendre le grand galop, et arrivai avant lui au milieu de cette canaille, sur laquelle nous fîmes feu; elle prit la fuite aussitôt, sans remarquer que nous n'étions que quatre. J'arrivai ainsi à Vittoria, où ma voiture me rejoignit. Là j'avais devancé les avis que l'on avait donnés de mon voyage, et jusqu'à Bayonne je n'eus plus rien à redouter.
L'empereur était parti de cette ville peu après le roi Joseph, et avait profité de la circonstance qui l'avait amené dans le Midi pour visiter les départemens qu'il n'avait pas encore vus; il avait pris sa route par Pau, Toulouse, Montauban, et c'est dans ce voyage qu'il forma le département de Tarn-et-Garonne, dont Montauban est le chef-lieu, en sorte que cette ville lui doit une nouvelle existence.
Pendant son séjour à Toulouse, il se rappela les contestations qu'avait éprouvées un plan de travaux proposés sur un pont du canal du Languedoc, et qui, malgré les opposans dans le conseil, avaient été exécutés, et avaient réussi, à la gloire de l'auteur du projet.
Ces travaux avaient exigé la construction d'un pont à canal sur une rivière.
L'empereur voulut voir par lui-même les travaux exécutés, et se proposait d'en récompenser l'auteur sur le théâtre même de sa gloire. Il fait prévenir le préfet, ainsi que l'ingénieur en chef des ponts-et-chaussées (qui passait généralement pour l'auteur du projet et pour celui de son exécution), de se rendre sur les lieux, au pont en question. L'empereur, qui ne se faisait jamais attendre, arriva avant le préfet, et trouva l'ingénieur en chef seul; il en était bien aise, parce qu'il voulait lui témoigner de la bienveillance. Il se mit à causer art avec cet ingénieur, et le mettait sur tous les points des difficultés qu'il avait dû rencontrer dans d'aussi beaux travaux. L'ingénieur ne répondait qu'avec embarras, et plus l'empereur lui disait de se mettre à son aise, plus son embarras augmentait, au point que l'ingénieur trouva un prétexte pour s'éloigner un moment.
Dans cet intervalle l'empereur dit à ceux qui l'accompagnaient: «On me trompe, ce n'est pas cet homme qui a fait ce pont-là; il n'en est pas capable.» Il s'étendait là-dessus, lorsque le préfet arriva (je crois que c'était M. Trouvé); il le pressa de lui dire la vérité, qu'il était venu pour la savoir. Le préfet avoua en effet que l'ingénieur en chef n'était ni auteur du projet, ni exécuteur des travaux, et que c'était un ingénieur ordinaire du département qui avait fait l'un et l'autre.
L'empereur l'envoya chercher sur-le-champ, et s'informa de lui de tout ce qu'il voulait savoir, et pendant la conversation, il lui disait: «Je suis bien aise d'être venu moi-même, sans quoi j'aurais ignoré que vous étiez l'auteur d'aussi beaux travaux, et je vous aurais privé de la récompense à laquelle vous avez droit.» Il lui ordonna de le suivre à Toulouse, écrivit sur-le-champ une réprimande sévère au ministre de l'intérieur, et nomma ingénieur en chef l'ingénieur ordinaire, auteur des travaux, et le fit venir à Paris.
L'autre n'eut que le désappointement de voir lui échapper ce qu'il croyait déjà tenir, et que ses amis lui avaient sans doute préparé.
L'empereur revint par Rochefort, Nantes, Saumur et Tours, où je le rejoignis. Comme il n'arriva que la nuit, je ne pus l'entretenir que le lendemain matin. On m'avait fait craindre que j'en serais mal reçu; mais, aurait-il dû me battre, j'étais résolu à ne lui point ménager les couleurs du tableau. Je connaissais l'empereur; il n'aimait pas plus qu'un autre les mauvaises nouvelles, mais il méprisait le mensonge, et c'est lorsque ce misérable esprit d'adulation eut pris racine dans ses alentours, qu'il devint impossible et même dangereux à ses meilleurs serviteurs de persister dans l'austère vérité qu'ils mettaient dans leurs rapports sur les objets dont il les avait chargés de prendre connaissance. Ces courtisans, ces perfides adulateurs, étaient parvenus à élever une telle barrière entre l'empereur et la vérité, qu'il a ignoré des détails qui ont amené les circonstances les plus pénibles où il se soit trouvé. J'étais accoutumé à mépriser l'opinion des courtisans, et à avoir confiance dans la justice de l'empereur. D'ailleurs il n'était pas question ici d'une affaire personnelle; aurais-je dû être sacrifié, il fallait encore que la vérité fût connue de lui. Je dois ajouter aussi qu'il avait un tel discernement, un tel sentiment de justice, d'attachement pour ceux dans lesquels il avait confiance, qu'il y avait non seulement sécurité, mais avantage à tout lui dire. Il avait beau bouder ceux de ses amis qui lui disaient la vérité, il revenait toujours à eux avec plus de confiance et d'estime qu'auparavant. Nous causâmes effectivement très longuement, et je voyais bien que ma narration l'occupait fortement; à chaque moment, il me faisait répéter, et ne pouvait comprendre ce qui était arrivé en Andalousie. Il me gronda d'y avoir envoyé autant de monde; mais je lui répondis que ce n'était pas pour le perdre que je l'avais fait. De tout ce qu'on pouvait lui apprendre de fâcheux, rien ne lui faisait autant de peine que cet événement; il ne se dissimulait aucune des conséquences qui pouvaient en résulter. Ce qui contribuait à lui donner beaucoup d'humeur contre les généraux qui avaient signé cette capitulation, c'était l'article de la visite des havresacs des soldats.
«J'aurais mieux aimé apprendre qu'ils sont morts, disait-il, que de les savoir ainsi déshonorés, et encore sans combattre; cela ne se conçoit pas, et je ne m'explique cette insigne lâcheté que par la crainte de compromettre ce que l'on avait volé. Enfin, voilà tout ce qui pouvait arriver de pis; c'est à présent une grande affaire. Allez-vous-en à Paris, et nous reparlerons de tout cela.»
Il employait tous les chevaux de poste; mais je m'arrangeai si bien, que j'arrivai à Paris aussitôt que lui. Il avait déjà dit au maréchal Duroc de m'envoyer chercher, et il fallut lui rendre compte des plus minces détails. Il scrutait tout, et ne pouvait pas comprendre qu'un corps comme celui que commandait le général Dupont, qui aurait dû prendre le corps de Castaños, eût été pris par lui sans avoir eu d'affaire à perdre une pièce de canon. C'est dans le cours des enquêtes qu'il fit faire à ce sujet qu'il apprit la sottise de l'officier qui avait été avertir Castaños à Andujar, pour l'amener à Baylen, et qui ensuite avait écrit à ce général d'envoyer chercher les deux bataillons qui étaient au Puerto de la Sierra-Moréna: l'empereur en levait les épaules de pitié en faisant le signe de la croix, ce qui était chez lui une marque du peu de cas qu'il faisait des gens; il disait: «Il vaut mieux croire que c'est par bêtise qu'il a fait cela; autrement il n'y aurait pas de mauvais traitement qu'il n'eût mérité: mais comme je ne veux point de lâches autour de moi, j'ai ordonné qu'on lui demandât sa démission.»
Quand l'on considère de sang-froid l'influence malheureuse qu'a eue la capitulation de Baylen sur l'insurrection d'Espagne, on peut n'en être qu'affligé; mais lorsqu'on remarque à quels incidens cet événement est dû, on en est justement indigné; et est-ce avec bonne foi qu'on a pu reprocher à l'empereur d'avoir puni avec trop de sévérité des généraux qui, d'une part, déshonoraient leurs propres troupes, et qui, de l'autre, compromettaient la plus grande entreprise qu'il ait formée? L'empereur n'a eu que le tort de ne pas les punir assez ni plus tôt: la sévérité qu'on lui reproche a été une véritable clémence, et il n'y a pas un de ces mêmes généraux qui n'eût condamné, un an auparavant, à la peine capitale celui de ses camarades qui aurait été traduit devant lui pour un cas semblable.
Il donna à ce sujet plusieurs ordres; mais tel était un des malheurs de la situation de l'empereur, qu'il avait pris, avec l'ouvrage de la révolution, les hommes qu'elle avait formés: il n'y avait encore que les grades subalternes qui fussent peuplés d'hommes nouveaux; les autres, qui avaient parcouru ensemble les phases de la révolution, avaient en commun leurs amis et leurs ennemis; lorsqu'on voulait en atteindre un, toute la confédération courait aux armes, et c'est ce qui arriva dans ce cas-ci. On n'osa pas résister ouvertement à l'empereur, mais on fit tant et si bien, que l'exemple qu'il voulait faire tourna contre lui, en ce que chacun de ces faux serviteurs se fit un mérite d'avoir désarmé une colère que l'on avait eu soin d'exagérer, afin de faire mieux sentir le prix du service que l'on rendait. Mais lorsqu'il était question d'un homme sans appui, n'ayant que son courage, ces mêmes hommes s'empressaient de le charger encore au-delà de ce qui l'accablait déjà: par là, ils montraient leur zèle, et se donnaient du crédit de plus pour servir leurs amis dans une autre occasion. Ces courtisans n'osaient jamais dire ni oui, ni non; ils ne savaient qu'être les premiers à s'humilier et à faire suspecter les intentions de ceux qui ne voulaient pas s'abaisser comme eux, mais qui avaient plus de dévoûment.
L'empereur ne rentra à Saint-Cloud que le 13 août; sa fête avait lieu le 15: c'était un des jours solennels de l'année, où l'on voyait tout le monde revenir, les uns de la campagne, les autres de la province, ayant grand soin de dire à la ronde quelques contes qui faisaient voir combien de chemin ils avaient fait pour avoir le bonheur de présenter leurs hommages à notre auguste empereur, qui avait eu l'extrême bonté de leur demander comment ils se portaient, ainsi que leur famille, ajoutant: «Je m'en retourne bien content de l'avoir vu en bonne santé; que Dieu nous le conserve pour le bonheur de tous. Ah! monsieur, je le répète bien tous les jours, disaient les plus dévoués, que deviendrions-nous sans lui? Moi, j'ai telle place, mon frère a celle-ci, mon fils est là: nous ne pourrons jamais acquitter notre dette de reconnaissance envers lui.»
C'était à peu près la même antienne tous les ans au 15 août, jour de la naissance de l'empereur, et au 2 décembre, anniversaire de son sacre.
L'empereur écoutait tout cela, mais savait ce qu'il en devait croire; cela voulait dire: Soyez toujours heureux, riche et puissant, et vous pourrez compter sur le plaisir avec lequel nous recevrons vos bienfaits. Il a cependant cru à la sincérité des sentimens de plusieurs, et il ressentit beaucoup de chagrin d'être obligé de reconnaître qu'il s'était trompé.
Le 15 août de cette année se passa encore gaîment, parce que l'on ignorait les affaires d'Andalousie, et que l'on croyait à la continuation de la prospérité ordinaire. Ce ne fut que quelque temps après qu'on en eut connaissance, et il était curieux de voir comment les courtisans, dont le métier n'est point de se trouver aux batailles, arrangeaient les militaires qui, dans cette occasion, avaient jeté quelques soucis sur le front devant lequel ces messieurs venaient s'humilier, pour solliciter un regard de bonté qu'ils étaient heureux de voir tomber sur leurs bassesses. L'empereur n'était pas dupe de tout cela; il laissait faire à chacun son métier, sans négliger un moment les affaires auxquelles il lui importait de songer; et après avoir vu tout ce dont il était menacé par cet événement de Baylen, il prit un grand parti.
CHAPITRE XXX.
Perplexité de l'empereur.—À quoi se réduit la question.—L'empereur fait demander une entrevue à Alexandre.—Elle est fixée à Erfurth.—Napoléon va à la rencontre d'Alexandre.—Protestations de l'empereur d'Autriche.—Fêtes, spectacles.
L'armée était encore en Prusse, où elle devait séjourner et vivre jusqu'à l'entier paiement des contributions dont ce pays avait été frappé. L'empereur aurait bien voulu l'y laisser encore, d'abord parce que c'était une manière commode de l'entretenir, et, en second lieu, parce que la position dans laquelle il se trouvait était un moment d'épreuve pour la sincérité des sentimens que paraissait lui avoir voués l'empereur de Russie. Son alliance avec cette puissance pouvait n'être basée que sur la nécessité, et dès-lors la présence de l'armée en Allemagne en était la garantie; mais si elle l'était sur un retour franc à la paix, et une renonciation à toute espèce d'entreprises semblables à celles qui nous avaient ramenés en Allemagne en 1805 et 1806, il pouvait, sans inconvénient, prendre cette armée pour la transporter en Espagne; l'on ne pouvait qu'en concevoir de la sécurité en Allemagne. La question, pour l'empereur, était donc celle-ci: «Si je puis laisser mon armée en Allemagne, je n'aurai pas la guerre; mais comme je suis dans l'obligation de la retirer presque en totalité, aurai-je pour cela la guerre? Voilà, disait-il, le moment de juger de la solidité de mon ouvrage de Tilsit.»
Il me fit l'honneur de me communiquer ses inquiétudes, et je persistai dans l'opinion que les autres puissances ne cherchaient qu'une occasion favorable pour entreprendre de nouveau de le détruire; j'ajoutai que si la Russie ne s'en mêlait pas, cela deviendrait impossible, mais que, d'un autre côté, si cette puissance n'était pas d'accord avec nous sur l'entreprise d'Espagne, je ne faisais nul doute qu'on ne manquerait pas de lui faire saisir ce motif pour éclater. L'empereur eut l'air rassuré là-dessus; il me dit cependant que les affaires d'Espagne l'avaient engagé plus loin qu'il ne croyait d'abord, mais que cela serait facile à expliquer. Cette dernière observation me confirma encore dans l'opinion où j'étais que l'empereur de Russie avait eu connaissance du premier projet, et qu'il n'y avait qu'à s'expliquer sur la différence entre le premier et le second; en même temps, je devinai le motif qui nous avait fait abandonner les Turcs.
L'empereur me disait: «En retirant l'armée de Prusse, je vais faire rapidement les affaires d'Espagne; mais aussi qui est-ce qui me garantira de l'Allemagne? Nous allons le voir.»
Il venait de recevoir un courrier de Saint-Pétersbourg; quelques nuages s'étaient déjà élevés; sans me dire en quoi consistait la difficulté, il se plaignit de la manière dont on menait ses affaires en Russie; il disait: «Caulaincourt m'a créé là des embarras, au lieu de m'en éviter. Je ne sais où il a été engager une explication sur la Pologne, et se laisser présenter une proposition par laquelle je m'engagerais à ne jamais la rétablir; cette idée-là porte son ridicule avec elle. Comment! j'irais entreprendre de rétablir la Pologne, lorsque j'ai la guerre en Espagne, pour laquelle je suis obligé de retirer mon armée d'Allemagne! C'est par trop absurde. Et si je ne puis songer à la Pologne, pourquoi m'en faire une question? Je ne suis pas le Destin, je ne puis prédire ce qui arrivera. Est-ce parce que je suis embarrassé, que l'on soulève cette question? C'était au contraire le moment de l'éloigner: il y a là quelque chose que je ne puis expliquer. Au reste, l'on me parle d'une entrevue dans laquelle je pourrai régler mes affaires: j'aime encore mieux l'accepter que de m'exposer à les voir gâter; au moins cela aura l'avantage d'en imposer par un grand spectacle, et de me donner le temps de finir avec cette Espagne.»
Telle était la situation d'esprit dans laquelle se trouvait l'empereur vers la fin d'août 1808; elle était bien différente de celle dans laquelle il s'était trouvé à la même époque l'année précédente.
Je crois que c'est alors qu'il ordonna à son ambassadeur en Russie de fixer, avec l'empereur Alexandre, l'entrevue à Erfurth. Elle avait été convenue à la paix de Tilsit, mais on n'en avait indiqué ni l'époque ni le lieu.
Il fallut tout le mois de septembre pour s'entendre sur le jour des départs de Saint-Pétersbourg et de Paris, afin que chacun réglât sa marche, de manière à n'arriver ni trop tôt ni trop tard.
Ce fut l'empereur Napoléon qui fournit aux détails des gardes, logemens, tables et menus frais de représentation, non seulement pour l'empereur de Russie, mais encore pour les autres souverains qui vinrent à cette entrevue. De sorte qu'il partit du service du grand-maréchal une troupe de cuisiniers, de maîtres d'hôtel et de gens de livrées.
On envoya les sociétaires du Théâtre-Français pour jouer nos chefs-d'oeuvre tragiques et nos meilleures comédies; enfin, on soigna, dans les plus petits détails, tout ce qui devait contribuer aux amusemens des souverains pendant leur séjour à Erfurth.
L'empereur partit de Paris dans les derniers jours de septembre, ou même dans les premiers d'octobre[54]. Il alla jusqu'à Metz sans s'arrêter, et passa, pendant cette course, la revue de tous les corps qui revenaient de la grande armée pour se rendre en Espagne. Il les arrêtait même sur le grand chemin, les examinait homme par homme, et leur faisait ensuite continuer leur route. Il en agit ainsi jusqu'à Francfort.
Le mouvement qu'il faisait faire sur l'Espagne était considérable, puisque de toute cette immense armée, il ne laissa en Allemagne que quatre divisions d'infanterie, avec les cuirassiers et quelques régimens de troupes légères, c'est-à-dire un quart de ce qu'il y avait auparavant.
La nouvelle de l'entrevue d'Erfurth avait fait tant de bruit en Allemagne, que de tous côtés l'on y arrivait; il y avait, chez le prince primat à Francfort, un nombre prodigieux de princes d'Allemagne, qui s'y étaient réunis pour rendre leurs hommages à l'empereur à son passage. Il coucha chez le prince primat, où étaient, entre autres, le prince et la princesse de Bade, ceux de Darmstadt, de Nassau, ainsi que beaucoup d'autres. La contenance de chacun d'eux devant l'empereur était celle qu'ils devaient avoir devant le protecteur de la confédération du Rhin, et c'était à qui lui marquerait plus de respect et de soumission.
Il partit le lendemain, et alla sans s'arrêter jusqu'à Erfurth; il vit en chemin le roi de Westphalie, qui était venu à sa rencontre depuis Cassel jusqu'à la frontière de ses États. M. de Caulaincourt, ambassadeur de France en Russie, était venu à la rencontre de l'empereur, et nous rejoignit entre Erfurth et Gotha. Il nous apprit que l'empereur de Russie attendait à Weimar l'arrivée de l'empereur à Erfurth, en sorte que l'on se hâta, et nous arrivâmes à Erfurth de très grand matin. On y avait fait venir quelques troupes, et le 1er régiment de hussards, qui en faisait partie, avait été placé en plusieurs détachemens, depuis Erfurth jusque près de Weimar, pour rendre honneur à l'empereur Alexandre.
D'après des arrangemens, pris sans doute à l'avance, l'empereur monta à cheval avec tout ce qui l'accompagnait. On avait fait suivre un cheval pour l'empereur de Russie, et on avait poussé la recherche jusqu'à envoyer prendre à Weimar la selle dont il avait coutume de se servir; on l'avait apportée de Saint-Pétersbourg pour la mettre sur ce cheval.
Il alla ainsi jusqu'à trois lieues d'Erfurth, où l'on découvrit enfin le cortége de l'empereur Alexandre, qui arrivait en voiture, suivi de douze ou quinze calèches. L'empereur Napoléon arriva au galop, et mit pied à terre, pour embrasser l'empereur de Russie, à la sortie de sa voiture. La rencontre fut amicale, et l'abord franc, autant que peuvent l'être les sentimens des souverains les uns envers les autres. Ils remontèrent tous deux à cheval, et revinrent en conversant jusqu'à Erfurth. Toute la population des campagnes bordait le grand chemin. Le temps était magnifique et souriait à cet événement. L'artillerie des remparts les salua, les troupes bordaient la haie, et toutes les personnes de marque qui étaient venues à Erfurth, dans cette occasion, se trouvèrent au logement qui avait été préparé pour l'empereur Alexandre, au moment où il venait y mettre pied à terre, accompagné de l'empereur Napoléon.
Ce jour-là, ils dînèrent ensemble, ainsi que le grand-duc Constantin, qui accompagnait son frère. Le grand-maréchal avait soin de faire tenir dans la rue un homme qui revenait à toutes jambes prévenir, lorsque la voiture de l'empereur Alexandre paraissait, et chaque fois qu'il est venu chez l'empereur Napoléon, celui-ci s'est toujours trouvé au bas de l'escalier pour le recevoir. La même chose avait lieu, lorsque c'était l'empereur Napoléon qui allait chez l'empereur de Russie. Pendant tout le séjour qu'ils firent à Erfurth, ils mangèrent presque tous les jours ensemble, hormis ceux où ils avaient affaire chacun chez eux. Ensuite vinrent les rois de Saxe, de Bavière, de Wurtemberg, de Westphalie, le prince primat, les princes d'Anhalt, de Cobourg, de Saxe, de Weimar, de Darmstadt, Baden, Nassau, et en général tout ce qui crut devoir venir rendre hommage à une réunion de tant de puissances.
Le roi de Prusse n'y était pas; il s'y trouvait représenté par son frère le prince Guillaume, qui avait résisté tout un hiver, à Paris, aux désagrémens de la plus horrible situation dans laquelle un prince de son rang puisse jamais se trouver, et qui sut s'en tirer avec l'estime et l'intérêt de la société. C'est lui qui avait été chargé, près de l'empereur, des affaires de la Prusse pendant l'hiver qui suivit le traité de Tilsit.
L'empereur d'Autriche ne parut pas à l'entrevue. Les dispositions qu'il avait prises, les levées, les réquisitions de tout genre qu'il pressait dans ses États, avaient excité les réclamations de la France: ses préparatifs n'étaient pas achevés; les protestations lui coûtaient peu, il résolut d'essayer encore de donner le change à l'empereur Napoléon. Il chargea le général Vincent, qu'il savait lui être agréable, d'aller rendre à ce prince une lettre où il repoussait les doutes qu'on avait élevés sur la persévérance de ses sentimens[55].
Il y avait aussi à Erfurth les princes héréditaires de Mecklenbourg,
Schwerin et Strélitz.
L'empereur Napoléon avait emmené le ministre des relations extérieures, M. de Champagny; il avait, en outre, M. de Talleyrand, et comme d'habitude, M. Maret et le prince de Neuchâtel.
Le général Oudinot avait été envoyé comme gouverneur à Erfurth, et le maréchal Soult, dont le corps d'armée se rendait en Espagne, passa à Erfurth tout le temps du séjour de l'empereur, laissant ainsi prendre de l'avance à ses troupes, qu'il rejoignit à Bayonne.
Il vint aussi des princesses d'Allemagne, celle de Bade, ainsi que quelques unes des différens pays du voisinage, la princesse de la Tour-Taxis, celle de Wurtemberg, née Cobourg, etc., etc. Toutes les matinées se passaient en visites. On dînait en réunions nombreuses, et le soir on avait un bon spectacle. Comme on savait que l'empereur de Russie avait l'ouïe dure, on avait fait disposer la salle de manière que tous les souverains étaient à l'orchestre. Je me rappelle qu'à une représentation d'Oedipe, au moment où l'acteur dit: «L'amitié d'un grand homme est un bienfait des dieux», l'empereur de Russie se tourna vers l'empereur Napoléon pour lui faire l'application de ce vers. Un murmure flatteur, qui s'éleva dans toute l'assemblée, témoigna combien on sentait la force et la justesse de cette application. La vie était remplie de manière à ne pas voir le temps s'écouler.
En général, cette année offrit un singulier tableau! L'empereur Napoléon était à Venise, au mois de janvier, entouré des hommages de toutes les cours et princes de l'Italie. Au mois d'avril, il était à Bayonne, entouré de celle d'Espagne et des grands personnages de ce pays, et enfin, au mois d'octobre, il se trouvait à Erfurth en communication avec tout ce que je viens de citer.
L'observateur qui a été témoin de ces rencontres ne peut s'expliquer comment d'aussi heureux rapprochemens n'ont pas été suivis d'une paix éternelle; et quelque respect que l'on ait pour les gouvernemens, l'on ne peut s'empêcher de leur attribuer tout ce qui a fait disparaître la franchise et la probité dans les transactions politiques qu'ils ont signées, depuis plus de vingt ans, au nom des intérêts des peuples qu'ils administrent: il faut bien qu'il y ait eu, ou duplicité, ou mauvaise foi, ou manque de courage, ou ignorance volontaire, au moins dans les cabinets, pour que, après s'être vus tant de fois, avoir eu mille occasions de s'expliquer, la malheureuse humanité ait encore eu tant de calamités à souffrir pour consoler l'amour-propre des uns et satisfaire l'avidité des autres. Ces pensées sont tristes, et l'on ne peut plus dire que, si la justice et la probité étaient bannies de chez les hommes, elles se retrouveraient dans le coeur des rois.
Si à cette réunion d'Erfurth avait pu se joindre un ministre d'Angleterre, les querelles du monde entier auraient pu s'arranger, et, faute de cette puissance, on ne fit que préparer les désordres effroyables qui sont survenus depuis. Les deux empereurs de Russie et de France avaient respectivement des affaires à régler, de l'importance desquelles il était difficile de juger assez sainement pour déterminer lequel des deux devait être le plus empressé à accepter l'entrevue d'Erfurth.
La Russie était encore occupée à la campagne qu'elle avait ouverte en Finlande contre les Suédois, auxquels elle voulait arracher cette province pour la réunir à sa couronne. C'est même à son arrivée à Erfurth que l'empereur Alexandre a refusé de ratifier l'armistice convenu entre son armée de Finlande et les Suédois. La Russie avait, en outre, sa guerre de Turquie, qu'elle voulait pousser vivement; c'était outre-passer ce qui avait été convenu à Tilsit à cet égard.
L'empereur de Russie revint encore à la proposition du partage de cette puissance; mais l'empereur Napoléon détourna cette question. Depuis Tilsit, il avait fait demander à son ambassadeur à Constantinople, le général Sébastiani, ses idées personnelles sur cette proposition de l'empereur de Russie. Cet ambassadeur fut tout-à-fait opposé à ce projet, et, dans un long rapport qu'il remit à l'empereur à son retour de Constantinople, il lui démontra la nécessité, pour la France, de ne jamais consentir au démembrement de l'empire turc; l'empereur Napoléon avait adopté cette opinion.
La Russie avait encore à demander, je crois, quelques mots d'explication sur les projets futurs dont la Pologne pouvait être l'objet. Voilà les questions qui étaient toutes dans l'intérêt des Russes; puis venaient celles qui étaient dans l'intérêt des Prussiens, leurs alliés. D'après le traité de Tilsit, dont l'empereur Alexandre était garant, la Prusse devait payer à la France des sommes considérables, et l'armée française devait rester en Prusse jusqu'à l'entier paiement de ces contributions. Le roi de Prusse, pour avoir la paix, en avait passé par où l'on avait voulu; mais depuis quelque temps il réclamait fortement contre des sommes aussi exorbitantes, et profitait du moment où l'empereur était engagé dans une nouvelle entreprise pour essayer de se faire remettre le plus possible de ces impositions.
L'empereur de Russie s'y intéressa d'autant plus volontiers, que l'évacuation de la Prusse était une stipulation du traité de Tilsit, dont on avait différé l'exécution en proportion du retard de l'acquittement des contributions, tellement que le roi de Prusse était encore à Koenigsberg, et que nous occupions à peu près tous ses États, quoique la paix fût faite depuis un an et plus.
L'empereur Napoléon avait, de son côté, de bien grands intérêts à faire concourir la Russie aux changemens qu'il avait amenés en Europe depuis la paix de Tilsit. Il avait, à la suite d'un arrangement fait avec la maison d'Espagne, pris la Toscane sur le fils de l'infant de Parme, roi d'Étrurie; ensuite, il avait très légèrement acquis des droits à la succession de Charles IV, qui déshéritait ses enfans. Il avait donc besoin de s'arranger avec l'empereur de Russie, afin qu'il n'apportât aucun empêchement à un projet dont il avait déjà été question entre eux, mais qui finissait autrement qu'on ne l'avait pensé. De plus, à la suite de ce même projet, le grand-duc de Berg était monté sur le trône de Naples en remplacement du roi Joseph, qui avait été appelé à celui d'Espagne. Ces trois questions à régler avec les Russes étaient pour le moins aussi importantes que celles que les Russes pouvaient avoir à régler avec nous.
Tels étaient les véritables motifs de l'entrevue d'Erfurth, de laquelle dépendait la tranquillité de l'Europe. Les deux plus puissans souverains du monde réglaient eux-mêmes leurs affaires, dont celles de toutes les autres puissances devaient dépendre. Si l'on ne peut rapporter en détail ce qui fut dit entre eux, on doit penser que, n'ayant fait chacun trois ou quatre cents lieues que pour s'entendre, ils se seront réciproquement dit tout ce qui les intéressait, et qu'ils se seront de même passé tout ce qu'ils désiraient entreprendre. Or, ce qui leur était nécessaire à tous deux, pour donner suite à leurs projets ultérieurs, c'était de se garantir la paix dont ils avaient besoin pour l'exécution de ces mêmes projets. On ne peut pas supposer que l'entrevue d'Erfurth se soit passée sans que l'on y ait agité tout ce qui pouvait paraître douteux dans la politique des deux puissances, comme dans les sentimens des deux souverains.
On pourrait donc juger de ce qui a été dit à Erfurth entre les deux souverains, par ce qu'ils ont entrepris tous deux à la suite de cette conférence, de même qu'on pourra juger de celui qui a manqué à ses engagemens, par ce qui est survenu, et qui ne devait pas arriver (la guerre d'Autriche). Il n'est pas besoin de longs raisonnemens pour démontrer que, s'il y avait eu le moindre nuage entre les deux souverains, la conséquence eût été, pour les Russes, de suspendre leur expédition de Finlande, leur guerre contre les Turcs, et de se préparer à revoir encore sur le Niémen l'armée française, qui, dans ce cas, n'aurait pas évacué la Prusse; de même que, pour la France, la première conséquence aurait été d'abandonner son entreprise sur l'Espagne, et de mettre, autant que possible, les choses au point où elles étaient avant toute espèce de dérogation au traité de Tilsit, en reprenant les avantages de position que l'on avait à cette époque. Mais, loin de là, l'harmonie entre ces deux souverains a été telle que non seulement ils se sont accordé réciproquement tout ce qu'ils avaient à se demander, mais que la France ayant manifesté quelque désir de voir changer l'ambassadeur de Russie à Paris contre celui de Russie à Vienne, l'empereur Alexandre s'empressa d'y obtempérer; et le prince Alexandre Kourakin, qui était ambassadeur de Russie à Vienne, reçut ordre de venir occuper le même poste à Paris. Le motif de ce changement était que son prédécesseur, le général comte Tolstoy, plus militaire que diplomate, s'engageait souvent à Paris dans des discussions de guerre avec des généraux qui n'étaient pas plus diplomates que lui, mais aussi bons militaires, et qu'il pouvait en résulter des inconvéniens, en ce que ces généraux rapportaient comme des paroles d'oracle ce que leur avait dit l'ambassadeur de Russie.
Les conférences d'Erfurth n'eurent pas un seul jour d'ombrage; les souverains y étaient aux petits soins l'un pour l'autre, et tout présentait le spectacle d'une union parfaite, dont tout le monde se réjouissait.
Le duc de Saxe-Weimar, dont le fils avait épousé une soeur de l'empereur de Russie, et chez lequel avait lieu, en quelque sorte, cette réunion, donna une fête pleine de magnificence. Elle commença, par un déjeuner, sous une tente absolument pareille à celle qu'avait l'empereur la veille de la bataille d'Iéna; elle était tendue au même endroit; les feux de bivouac étaient allumés à la même place. Il fallait que le duc de Weimar se fût bien fait rendre compte de toutes ces particularités pour en avoir retracé le souvenir aussi exactement. Après le déjeuner, on monta à cheval, et il conduisit lui-même la compagnie absolument par la même direction qu'avait suivie la tête de nos colonnes pour attaquer la ligne prussienne; il fit de même suivre tout le mouvement qu'avait fait notre armée, et, arrivé sur le terrain où la bataille avait été décidée, on y trouva, de distance en distance, des baraques sur un alignement déterminé; elles étaient garnies de fusils et de gardes-chasse.
À peine les souverains y avaient-ils pris chacun une place, que des traqueurs, que l'on n'apercevait pas, commencèrent à faire lever une quantité prodigieuse de gibier, qu'ils chassèrent sur les baraques, d'où les tireurs les tuaient à loisir: c'était une seconde bataille d'Iéna contre des perdreaux. Après cette chasse, on vint en faire une à tir au cerf, puis on alla dîner à Weimar chez le duc régnant.
Le grand-maréchal Duroc avait eu soin d'y envoyer la troupe des acteurs français qui était à Erfurth, de sorte que la soirée fut complète; elle se termina par un bal qui dura toute la nuit.
NOTES
[1: Formule du serment. «Je jure d'exercer loyalement l'autorité qui m'est confiée par Sa Majesté l'empereur des Français et roi d'Italie, de ne m'en servir que pour le maintien de l'ordre et de la tranquillité publique, de concourir de tout mon pouvoir à l'exécution des mesures qui seront ordonnées pour le service de l'armée française, et de n'entretenir aucune correspondance avec les ennemis.»]
[2: Extrait des minutes de la secrétairerie d'État.
En notre camp impérial de Berlin, le 21 novembre 1806.
«NAPOLÉON, empereur des Français et roi d'Italie, considérant,
«1° Que l'Angleterre n'admet point le droit des gens suivi universellement par tous les peuples policés;
«2° Qu'elle répute ennemi tout individu appartenant à l'État ennemi, et fait, en conséquence, prisonniers de guerre, non seulement les équipages des vaisseaux armés en guerre, mais encore les équipages des vaisseaux de commerce et des navires marchands, et même les facteurs de commerce et les négocians qui voyagent pour les affaires de leur négoce;
«3° Qu'elle étend aux bâtimens et marchandises du commerce et aux propriétés des particuliers le droit de conquête, qui ne peut s'appliquer qu'à ce qui appartient à l'État ennemi;
«4° Qu'elle étend aux villes et ports de commerce non fortifiés, aux havres et aux embouchures de rivières, le droit de blocus, qui, d'après la raison et l'usage des peuples policés, n'est applicable qu'aux places fortes;
«5° Qu'elle déclare bloquées des places devant lesquelles elle n'a pas même un seul bâtiment de guerre, quoiqu'une place ne soit bloquée que quand elle est tellement investie, qu'on ne puisse tenter de s'en approcher sans un danger imminent;
«6° Qu'elle déclare même en état de blocus, des lieux que toutes ses forces réunies seraient incapables de bloquer, des côtes entières et tout un empire;
«7° Que cet abus monstrueux du droit de blocus n'a d'autre but que d'empêcher les communications entre les peuples, et d'élever le commerce et l'industrie de l'Angleterre sur la ruine et l'industrie du continent;
«8° Que tel étant le but évident de l'Angleterre, quiconque fait sur le continent le commerce de marchandises anglaises, favorise par là ses desseins et s'en rend complice;
«9° Que cette conduite de l'Angleterre, digne en tout des premiers âges de la barbarie, a profité à cette puissance au détriment de toutes les autres;
«10° Qu'il est de droit naturel d'opposer à l'ennemi les armes dont il se sert, et de le combattre de la manière qu'il combat, lorsqu'il méconnaît toutes les idées de justice et tous les sentimens libéraux, résultat de la civilisation parmi les hommes;
«Nous avons résolu d'appliquer à l'Angleterre les usages qu'elle a consacrés dans sa législation maritime.
«Les dispositions du présent décret seront constamment considérées comme principe fondamental de l'empire, jusqu'à ce que l'Angleterre ait reconnu que le droit de la guerre est un, et le même sur terre que sur mer; qu'il ne peut s'étendre, ni aux propriétés privées, quelles qu'elles soient, ni à la personne des individus étrangers à la profession des armes, et que le droit de blocus doit être restreint aux places fortes réellement investies par des forces suffisantes.
«Nous avons en conséquence décrété et décrétons ce qui suit:
Art. 1er. «Les îles britanniques sont déclarées en état de blocus.
Art. 2. «Tout commerce et toute correspondance avec les îles britanniques sont interdits. En conséquence, les lettres ou paquets adressés ou en Angleterre ou à un Anglais, ou écrits en langue anglaise, n'auront pas cours aux postes, et seront saisis.
Art. 3. «Tout individu de l'Angleterre, de quelque état ou condition qu'il soit, qui sera trouvé dans les pays occupés par nos troupes ou par celles de nos alliés, sera fait prisonnier de guerre.
Art. 4. «Tout magasin, toute marchandise, toute propriété, de quelque nature qu'elle puisse être, appartenant à un sujet de l'Angleterre, ou provenant de ses fabriques ou de ses colonies, est déclarée de bonne prise.
Art. 5. «Le commerce des marchandises anglaises est défendu; et toute marchandise appartenant à l'Angleterre, ou provenant de ses fabriques et de ses colonies, est déclarée de bonne prise.
Art. 6. «La moitié du produit de la confiscation des marchandises et propriétés déclarées de bonne prise par les articles précédens, sera employée à indemniser les négocians des pertes qu'ils ont éprouvées par la prise des bâtimens de commerce qui ont été enlevés par les croisières anglaises.
Art. 7. «Aucun bâtiment venant directement de l'Angleterre ou des colonies anglaises, ou y ayant été depuis la publication du présent décret, ne sera reçu dans aucun port.
Art. 8. «Tout bâtiment qui, au moyen d'une fausse déclaration, contreviendra à la disposition ci-dessus, sera saisi; et le navire et la cargaison seront confisqués comme s'ils étaient propriété anglaise.
Art. 9. «Notre tribunal des prises de Paris est chargé du jugement définitif de toutes les contestations qui pourront survenir dans notre empire ou dans les pays occupés par l'armée française, relativement à l'exécution du présent décret. Notre tribunal des prises à Milan sera chargé du jugement définitif desdites contestations qui pourront survenir dans l'étendue de notre royaume d'Italie.
Art. 10. «Communication du présent décret sera donnée, par notre ministre des relations extérieures, aux rois d'Espagne, de Naples, de Hollande et d'Étrurie, et à nos autres alliés dont les sujets sont victimes, comme les nôtres, de l'injustice et de la barbarie de la législation maritime anglaise.
Art. 11. «Nos ministres des relations extérieures, de la guerre, de la marine, des finances, de la police, et nos directeurs généraux des postes, sont chargés, chacun en ce qui le concerne, de l'exécution du présent décret.»
Signé, NAPOLÉON. ]
[3: On peut juger de l'influence que M. Maret acquit dans cette campagne: l'empereur resta dix mois absent, à quatre portefeuilles par mois.]
[4: Le Bug sépare le pays de la rive gauche de la Narew d'avec la Gallicie.]
[5: Au général Savary.
Liebstadt, le 21 février.
«Vous recevrez demain, général, les avancements que vous avez demandés à l'empereur pour votre corps d'armée. Je reçois votre lettre du 17, trois heures après midi, que, par erreur, on avait datée du 28. Je vous dirai de confiance, mon cher Savary, que l'empereur trouve vos dépêches obscures, parce qu'il n'y a pas de division. Il faut d'abord raconter les faits, présenter la position respective des deux armées, au moment où vous écrivez: vous pouvez alors expliquer quelle est votre position, mais en raisonnant il faut avoir soin de distinguer les différentes hypothèses. Songez que la lettre à laquelle vous répondez est déjà loin de la mémoire de l'empereur, et qu'en discutant ces lettres, il faut poser les questions. Vous sentez que ce que je vous dis tient à mon ancienne amitié pour vous et à ma vieille expérience.
«L'empereur est fâché que le général Oudinot vous ait quitté, parce qu'ayant trouvé l'ennemi, il aurait fallu faire une demi-marche sur lui. Il serait fâcheux pour vous qu'instruit du départ du général Oudinot, il se reportât en avant pour se rapprocher de vous, et fît en quelque sorte disparaître le fruit de votre victoire. Puisque vous avez envoyé le général Suchet à Willenberg, et que les communications étaient libres, vous deviez sentir que le départ du général Oudinot n'était plus d'une pressante utilité.
«La saison, la leçon qu'a reçue le général Essen, le détermineront vraisemblablement à se tenir tranquille; mais soyez bien persuadé qu'il n'a que vingt mille hommes.
«Si vous pouvez vivre à Ostrolenka, l'intention de l'empereur est que vous y réunissiez votre corps d'armée, d'abord parce qu'il faut évacuer tous vos blessés. Faites quelques détachemens de cavalerie et quelques détachemens d'infanterie pour soutenir les hommes à cheval, et qu'ils ne puissent être compromis. Ces détachemens appuieront et soutiendront les lignes de l'Omulew et même celle de la Wkra.
«Si vous ne pouvez pas vivre à Ostrolenka, l'intention de Sa Majesté est que vous portiez votre quartier-général à Pultusk, occupant toujours Ostrolenka par un corps composé d'infanterie, de cavalerie et d'artillerie. Vous garderez la ligne de l'Omulew par des piquets d'infanterie et de cavalerie détachés du corps d'observation d'Ostrolenka.
«Au premier mouvement offensif que l'ennemi ferait sur Ostrolenka, le corps d'observation se jetterait sur la rive droite de la Narew et derrière l'Omulew, et s'il était forcé dans cette position, il se retirerait derrière la petite rivière d'Orezyc. Dans cette circonstance, vous manoeuvreriez de manière à soutenir vos postes de l'Orezyc, puisque vos postes sur cette rivière couvriraient la communication de l'armée; mais enfin, si les forces de l'ennemi étaient considérables, et que vous crussiez devoir avec avantage le combattre à Pultusk, vous repasseriez la Narew en gardant en force Siérock, dont les fortifications doivent déjà avoir acquis un caractère de force imposant.
«Telle est votre instruction générale: vos opérations ne doivent jamais être liées à celles de la grande armée; votre rôle est de défendre Varsovie en défendant, autant que possible, Siérock et la Narew, et si vous étiez forcé dans ces positions, vous défendriez Praga et la Vistule. Vous sentez assez, général, que ceci n'est que dans le cas où l'ennemi tenterait une grande opération sur vous, ce qui n'est pas probable, car la position qu'une partie de la grande armée occupe à Osterode et à Guttstadt lui en imposerait trop.
«Si l'ennemi, de son côté, se tient en observation, vous devez, comme je vous l'ai dit, agir de manière à le tenir éloigné de nos communications, et garder par un corps d'observation de cavalerie, d'infanterie et d'artillerie, Ostrolenka et l'Omulew. Un seul régiment que le maréchal Davout a laissé avec le général Grandeau à Mysziniec, en a tellement imposé à l'ennemi, qu'il a maintenu les communications pendant quinze jours, et cependant ce régiment se trouvait éloigné de vingt lieues, et n'avait aucune ligne pour le couvrir.
«L'empereur, général, désire que vous cantonniez vos troupes, afin qu'elles se reposent des fatigues qu'elles ont éprouvées. Vous pouvez même les étendre jusqu'à Praznitz, où il y a une manutention; il y en a aussi à Makow. La petite ville de Pultusk, Nasielzk et tous les pays environnans sont à votre disposition. Vous pouvez donc en tirer ce qui est nécessaire pour bien faire vivre votre armée, etc.
«Une division de dix mille Bavarois est en marche pour se rendre de la Silésie à Varsovie; elle sera réunie à votre corps d'armée et concourra au même but. L'empereur regarderait comme une chose nécessaire que vous pussiez occuper Wiskowo. La légion polonaise qui se réunit à Varsovie pourrait être chargée d'occuper ce point.
«Vous voyez, général, par le système d'opérations qui vous est prescrit, que vous ne devez avoir aucun embarras d'équipages, bagages, etc., même à Pultusk. Il suffit que vous y ayez seulement en magasin des farines, du pain et de l'eau-de-vie pour votre corps d'armée pendant quinze jours. Occupez vous essentiellement de l'administration, afin que votre armée soit bien nourrie; faites reposer la division de dragons du général Becker; enfin ayez de bons espions; tendez quelques embuscades, et ordonnez quelques surprises, afin de faire quelques prisonniers; par là vous obtiendrez des nouvelles. Écrivez-moi tous les jours, et envoyez-moi l'état de vos cantonnemens.
«Je crois devoir vous observer, général, qu'en vous disant que vos opérations n'ont rien de commun avec la grande armée cela n'a rapport qu'aux grandes opérations militaires; car vous devez toujours avoir l'oeil et porter un grand soin pour couvrir les communications de Varsovie à Osterode, et, par conséquent, vous devez correspondre avec le général Davout, qui aura des postes à Neidenburg. Vous voyez que cette instruction se divise en deux: en grande opération de guerre, en cas que l'ennemi prenne l'offensive, et en opération ordinaire pour rester en observation, et couvrir les communications de Varsovie.
«Dans la première supposition, vous agissez seul;
«Dans la seconde il faut que vous ayez soin de couvrir les communications de Varsovie.
«Vous trouverez ci-jointe la route de l'armée, qui se trouve défendue par l'Omulew et la Wkra.» ]
[6: Monsieur Decrès,
«En lisant avec attention l'état de la marine du 1er avril, je vois avec satisfaction le bon état de mon escadre de Cadix. Je vois avec peine qu'à Toulon vous n'ayez pas encore fait armer le Robuste et le Commerce de Paris. Je voudrais savoir ces deux vaisseaux en rade, ce qui me ferait cinq vaisseaux avec l'Annibal, le Génevois et le Borée.
«Le grand-seigneur me demande à force d'envoyer cinq vaisseaux devant Constantinople, pour, avec son escadre, faire des incursions dans la mer Noire. Il a, lui, quinze vaisseaux armés: faites donc sans retard, je vous prie, mettre ces deux vaisseaux en rade; faites aussi commencer l'Ulm et le Danube; faites achever le Donawerth et le Superbe à Gênes. Si le Donawerth pouvait être fini, cela me donnerait six vaisseaux de mon escadre de Toulon, six de celle de Cadix, cela me ferait douze vaisseaux. Faites donc finir à Rochefort le Tonnant, afin que j'aie là bientôt sept vaisseaux; faites finir à Lorient l'Alcide, afin qu'avec le Vétéran cela me fasse trois vaisseaux. Il faut que les sept vaisseaux que j'ai à Brest soient mis en état de faire toute espèce d'entreprises, même d'aller aux Indes. Je désire donc qu'au mois de septembre je puisse disposer et faire partir, dans vingt-quatre heures, pour les missions les plus éloignées, sept vaisseaux de Brest, trois de Lorient, sept de Rochefort: total de l'Océan, dix-sept vaisseaux; six de Cadix, compris l'Espagnol, six de Toulon: total de la Méditerranée, douze. Total général, vingt-neuf vaisseaux. Le roi de Hollande aura également sept vaisseaux propres à toute expédition; mais, pour arriver à ce but, il n'y a pas un moment à perdre, puisque nous voilà déjà en mai. Vous n'avez donc plus que quatre ou cinq mois. Ces vingt-neuf vaisseaux ne me seront pas inutiles pour la guerre dans laquelle je suis engagé. Je vous prie de faire des recherches, et de me faire une note sur une expédition en Perse. Quatre mille hommes d'infanterie, dix mille fusils, et une cinquantaine de pièces de canon sont désirés par l'empereur de Perse. Quand pourraient-ils partir et où pourraient-ils débarquer? Ils feraient un point d'appui, donneraient de la vigueur à quatre-vingt mille hommes de cavalerie qu'il a, et obligeraient les Russes à une diversion considérable. Je vous dirai, pour vous seul, que j'envoie en ambassade extraordinaire le général Gardanne, mon aide-de-camp; des officiers d'artillerie et du génie. Un ingénieur de la marine, qui ne serait pas très utile en France, qui verrait les ports, serait d'une grande utilité dans cette ambassade.
«J'ai vu avec plaisir le bon état de la petite division qui est à Bordeaux. Ces quatre frégates paraissent être bonnes à toute espèce de missions. La frégate qui est au port du Passage y restera-t-elle donc perpétuellement? Quand les deux frégates qui sont au Havre iront-elles à Cherbourg? Nous aurions là une division qui serait prête à tout. La division qui est à Saint-Malo est-elle prête à tout? Cela nous ferait dix frégates disponibles. Il y a deux ans nous avions fait partir plusieurs frégates une à une pour nos îles. Ce serait-il le cas cette année? Vous pouvez, à ce que je vois, augmenter la division de Saint-Malo de l'Avranches. Je n'ai pas vu dans tous ces états de situation la Thétis, qui revient de la Martinique. Il faudrait bien cependant, si cela était possible, envoyer quelque chose à Saint-Domingue, et à la Martinique quelque brick ou bâtimens légers.
«Sur ce, je prie Dieu qu'il vous ait en sa sainte et digne garde.
«Signé, NAPOLÉON.»
Finkenstein, 22 avril 1807. ]
[7: Le maréchal Lannes, après s'être rétabli à Varsovie, était venu rejoindre l'empereur, et il avait pris le commandement d'un corps formé avec des troupes qui venaient du siége de Dantzick et avec les grenadiers réunis.]
[8: Quand on connaît l'accoutrement du soldat russe, on ne peut en être étonné.]
[9: La garde russe, à cette époque-là, était composée
du régiment Fréologinski fort de 4 bataillons. du régiment Semonwski 2 du régiment Ismullowski 2 d'un bataillon de chasseurs 1 des grenadiers du corps 2
Total 11 bataillons.
Les régimens Semonwski, Ismullowski et les grenadiers du corps furent engagés à Friedland et souffrirent aussi; de sorte qu'il n'y avait que 5 bataillons qui fussent réellement intacts, chaque bataillon russe n'a pas plus de 500 hommes.
Il y avait en cavalerie:
Les cosaques du corps 100 hommes.
La garde à cheval, 5 escadrons 500
Les chevaliers-gardes, 5 escadrons 500
Les hussards du corps 500
Le régiment des hussards, du grand-duc,
10 escadrons 1000
Total 2600 hommes.
C'était cette troupe qui formait les 22 escadrons qui couvrirent la retraite des Russes, après la bataille de Friedland.]
[10: Il est appelé en Russie Labanow Rostoski.]
[11: L'attention alla jusqu'à des cuisiniers, domestiques et autres détails de ce genre.]
[12: On trouve dans toutes les maisons grecques un peu aisées, les portraits des membres de la famille impériale russe, et de tous les généraux des armées de ce même pays.]
[13: Avec lui il faut comprendre les Arméniens et les Juifs; dans l'empire ottoman d'Europe, ces trois classes réunies égalent celle des Turcs.]
[14: Le lecteur ne doit pas oublier que ces Mémoires étaient écrits avant la mort de l'empereur Alexandre.]
[15: Lorsque l'on verra les Russes maîtres de Byzance, on se rappellera les prédictions de l'empereur Napoléon, et l'on s'expliquera mieux pourquoi il fit la guerre à la Russie, après qu'elle se fut elle-même détachée de son alliance; pourquoi il s'était allié à l'Autriche; pourquoi il avait fait entrer l'Espagne dans son système, et enfin de quelle importance était l'occupation de l'Égypte à laquelle il pouvait toujours atteindre ayant Ancône et Corfou.
Lorsque ce moment arrivera, que dira le commerce maritime de France et que deviendra-t-il? n'ayant point de colonies, il rencontrera partout la concurrence des étrangers, et il se trouvera grevé de plusieurs droits de douane à leur profit, avant de rapporter dans la métropole des denrées de retour, qui y seront apportées de tout côté à meilleur compte.
Il sera bien temps alors de reconnaître l'erreur dans laquelle on est tombé; on paiera cher l'égarement où l'on s'est laissé entraîner en 1814.]
[16: L'empereur ayant su que la reine de Prusse venait le voir (elle le lui avait fait demander), envoya ses voitures, ses chevaux, ses écuyers et ses gardes pour l'accompagner, la conduire jusqu'à Tilsit et ensuite la ramener chez elle.]
[17: L'empereur rendit la liberté aux paysans et abolit le servage dans le duché de Varsovie; ce bienfait, qui s'étendra sans doute aux autres parties de la Pologne, date de l'entrée de l'empereur dans ce pays.]
[18: Je tiens d'un témoin qu'à Tilsit même, M. de Nowosilsow, employé à la chancellerie russe, et fort attaché à l'empereur Alexandre, avait dit à ce prince: «Sire, je dois vous rappeler le sort de votre père»; et que l'empereur lui avait répondu: «Eh mon Dieu! je le sais, je le vois, mais que voulez-vous que je fasse contre la destinée qui m'y conduit?» En Russie les nobles sont-ils donc comme les janissaires à Constantinople, faut-il leur plaire ou mourir?]
[19: État des contributions de divers genres imposées aux pays conquis dans la campagne.
Recouvrées au 31 octobre 1808.
Contribution extraordinaire de guerre… 311,661,982 f. 75 c.
Impositions ordinaires……………… 76,676,960 66
Saisies des caisses………………… 16,171,587 62
Ventes……………………………. 66,842,119 50
Total….. 471,352,650 f. 53 c.
À recouvrer.
Royaume de Westphalie. Contributions de guerre…………….. 7,065,437 f. 63 c. Impositions ordinaires……………… 6,917,692 61
Dantzick.
Contributions de guerre…………….. 1,229,643 14
Intérêts des obligations……………. 2,446,369 16
Comté de Hanau…………………….. 2,428 58
Bayreuth. Contributions de guerre…………….. 1,628 53 Pour les domaines suivant le traité du 15 octobre…………… 15,000,000 00 Les fournitures pour l'armée…………………………. 2,000,000 00 Poméranie suédoise, contributions de guerre…………… 1,728,559 97 Villes anséatiques, ibid……… 3,000,000 00
39,391,759 f. 62 c.
Total général….. 510,744,410 f. 15 c.
Report….. 510,744,410 f. 15 c.
Aperçu estimatif de la valeur des fournitures prises sur l'ennemi ou faites par le pays et non imputées sur les contributions Subsistances……………………… 55,333,926 f. 44 c. Hôpitaux…………………………. 18,177,957 50 Habillemens………………………. 7,636,950 43 Chevaux………………………….. 6,840,920 00
Artillerie. 3,000 pièces d'arbres à 75 fr. 225,000 fr. des dépôts des mines, 812,706 fr. 8 c…………………. 1,037,706 08 Bois de chauffage, à Berlin………… 1,373,935 49 Porcelaine……………………….. 65,860 00 Métaux trouvés à la monnaie………… 16,256 00
90,483,511 f. 94 c.
Total général….. 601,227,922 f. 09 c. ]
[20: J'avais été informé que, très peu de jours auparavant, elle avait dit dans son intérieur: «Je m'attends à apprendre un de ces jours que ce petit Jérôme sera mon neveu»; et si on avait voulu en faire une mauvaise plaisanterie, cela ne serait pas arrivé plus à propos.]
[21: Je sens que ces détails sont hardis; mais ils se débitaient publiquement à Saint-Pétersbourg, encore pendant mon séjour; je les rapporte tels qu'ils m'ont été donnés, comme je l'ai dit: je dois ajouter que j'ai lu à la même époque, dans ce pays, des détails non moins graves sur l'empereur Napoléon, et ils étaient faux.]
[22: Un gentilhomme digne de foi m'a rapporté que les conjurés avaient envoyé sur-le-champ chercher le docteur W…, premier chirurgien actuel de l'empereur de Russie, et lui avaient ordonné d'arranger cette plaie et de tâcher de donner au visage un air d'apoplexie; que W… s'était ensuite rendu chez le grand-duc, et lui avait dit que tout était fini. «A-t-il abdiqué? demanda le grand-duc.—Il n'a pas voulu, répondit W…, et il est mort.» La vérité se montra alors au grand-duc, mais il était lui-même sous les poignards et il feignit de ne se douter de rien.]
[23: Meurtriers de l'empereur Paul.]
[24: Il est bon de remarquer que pendant mon séjour en Russie, j'avais contracté des liaisons avec l'ambassadeur de Naples, le duc de Serra-Capriola, qui était inconsolable du malheur arrivé à ses maîtres, et qui chaque fois que nous conversions ensemble me priait ou de ne pas les lui nommer, ou de le faire toujours d'une manière à ménager sa douleur: je voulais savoir de lui comment sa cour avait pu se décider à se jeter dans la coalition de 1805, où elle n'avait rien à gagner, et où elle pouvait tout perdre; il me répondit nettement que ce n'était pas sa cour qui s'y était jetée, qu'on l'y avait forcée; qu'il avait eu beau la défendre ici; qu'il n'y avait rien gagné, et qu'en un mot, c'était de Saint-Pétersbourg qu'ils avaient reçu l'ordre d'ouvrir leurs ports et de marcher, m'observant qu'ils en recevaient une bien triste récompense.
L'ambassadeur d'Autriche, qui était M. le comte de Meerfeld, me disait à peu près les mêmes choses à la même occasion; nous causions souvent de guerre, et je lui demandais où ils avaient pu trouver un motif à celle de 1805; eux surtout, les Autrichiens, qui étaient si épuisés des guerres précédentes. Il me répondit que ce n'étaient pas eux qui y avaient pensé; qu'ils s'en étaient au contraire défendus tant qu'ils avaient pu, et que ce n'était que par suite des instigations de la Russie qu'ils s'étaient enfin rendus, en ajoutant malicieusement: «Vous verrez, vous verrez, dans quelques mois.»]
[25: M. de Laval est un émigré français qui a épousé une dame russe.]
[26: Je rapporte les propres expressions dans lesquelles il me l'a raconté lui-même, dans ces derniers temps, en mai ou juin 1815, à l'Élysée, à Paris.]
[27: «Après avoir inutilement fait tous mes efforts pour conserver la neutralité, à l'avantage de nos vassaux chéris et fidèles; après avoir fait, pour obtenir ce but, le sacrifice de tous mes trésors, m'être même porté, au grand préjudice de mes sujets, à fermer mes ports à mon ancien et loyal allié le roi de la Grande-Bretagne, je vois s'avancer vers l'intérieur de mes États les troupes de S. M. l'empereur des Français. Son territoire ne m'étant pas contigu, je croyais être à l'abri de toute attaque de sa part; ces troupes se dirigent sur ma capitale. Considérant l'inutilité d'une défense, et voulant éviter une effusion de sang sans probabilité d'aucun résultat utile, et présumant que mes fidèles vassaux souffriront moins dans ces circonstances si je m'absente de ce royaume, je me suis déterminé, pour leur avantage, à passer avec la reine et toute ma famille dans mes États d'Amérique, et à m'établir dans la ville de Rio-Janeiro jusqu'à la paix générale. Considérant qu'il est de mon devoir, comme de l'intérêt de mes sujets, de laisser à ce pays un gouvernement qui veille à leur bien-être, j'ai nommé, tant que durera mon absence… (ici est détaillée la composition du gouvernement).
D'après la confiance que j'ai en eux tous, et à la longue expérience qu'ils ont des affaires, je tiens pour certain qu'ils rempliront leurs devoirs avec exactitude; qu'ils administreront la justice avec impartialité; qu'ils distribueront les récompenses et les châtimens suivant les mérites de chacun; que mes peuples seront gouvernés d'une manière qui décharge ma conscience.
«Les gouverneurs le tiendront pour dit; ils se conformeront au présent décret, ainsi qu'aux instructions qui y sont jointes, et les communiqueront aux autorités compétentes.
«Donné au palais de Notre-Dame d'Aduja, le 26 novembre 1807.
«LE PRINCE.»
Instructions.
«Les gouverneurs du royaume nommés par mon décret de ce jour, prêteront le serment d'usage entre les mains du cardinal-patriarche.
«Ils maintiendront la rigoureuse observance des lois du royaume.
«Ils conserveront aux nationaux tous les priviléges qui leur ont été accordés par moi et par mes ancêtres.
«Ils décideront à la pluralité des voix les questions qui leur seront soumises par les tribunaux respectifs.
«Ils pourvoieront aux emplois d'administration et de finances, aux offices de justice, dans la forme pratiquée jusqu'à ce jour.
«Ils défendront les personnes et les biens de mes fidèles sujets.
«Ils feront choix pour les emplois militaires de personnes dont ils connaîtront les bons services.
«Ils auront soin de conserver, autant que possible, la paix dans le pays; que les troupes de l'empereur des Français aient de bons logemens; qu'elles soient pourvues de tout ce qui leur sera nécessaire pendant leur séjour dans ce royaume; qu'il ne leur soit fait aucune insulte, et ce, sous les peines les plus rigoureuses, conservant toujours la bonne harmonie qui doit exister entre nous et les armées des nations avec lesquelles nous nous trouvons unis sur le continent.
«En cas de vacance par mort ou autrement d'une des charges de gouverneur du royaume, il sera pourvu au remplacement à la pluralité des voix; je me confie en leurs sentimens d'honneur et de vertu. J'espère que mes peuples ne souffriront pas de mon absence, et que, revenant bientôt parmi eux avec la permission de Dieu, je les trouverai contens, satisfaits et animés du même esprit qui les rend si dignes de mes soins paternels.
«LE PRINCE.»
«Donné au palais de Notre-Dame d'Aduja, le 26 novembre 1807.»]
[28: Lettre de Charles IV à l'empereur Napoléon.
«Monsieur mon frère,
«Dans le moment où je ne m'occupais que des moyens de coopérer à la destruction de notre ennemi commun, quand je croyais que tous les complots de la ci-devant reine de Naples avaient été ensevelis avec sa fille, je vois avec une horreur qui me fait frémir, que l'esprit d'intrigue la plus horrible a pénétré jusque dans le sein de mon palais; hélas! mon coeur saigne en faisant le récit d'un attentat si affreux! mon fils aîné, l'héritier présomptif de mon trône, avait formé le complot horrible de me détrôner; il s'était porté jusqu'à l'excès d'attenter contre la vie de sa mère. Un attentat si affreux doit être puni avec la rigueur la plus exemplaire des lois. La loi qui l'appelait à la succession doit être révoquée; un de ses frères sera plus digne de le remplacer et dans mon coeur et sur le trône. Je suis dans ce moment à la recherche de ses complices, pour approfondir ce plan de la plus noire scélératesse, et je ne veux pas perdre un seul moment pour en instruire V. M. I. et R., en la priant de m'aider de ses lumières et de ses conseils.
«Sur quoi je prie, etc.
«CHARLES.
«À Saint-Laurent, ce 29 novembre 1807.»
]
[29: Le maréchal de Turenne est né à Sedan, et c'est lui qui a fondé l'hôpital militaire de cette ville.]
[30: Voyez ci-dessus la lettre de Charles IV, note 28.]
[31: Lettre de la reine d'Espagne au grand-duc (écrite en français).
«Monsieur mon frère,
«Je n'ai aucun ami, sinon V.A.I.; mon cher mari vous écrit, vous demande votre amitié: seulement en vous et en votre amitié, nous nous confions mon mari et moi. Nous nous unissons pour vous demander que vous nous donniez la preuve la plus forte de votre amitié pour nous, qui est de faire que l'empereur connaisse notre sincère amitié, de même que nous avons toujours eue pour lui et pour vous, de même que pour les Français. Le pauvre prince de la Paix, qui se trouve emprisonné et blessé pour être notre ami, et qui vous est dévoué, de même qu'à toute la France, se trouve ici pour cela, et pour avoir désiré vos troupes, de même parce qu'il est notre unique ami. Il désirait et voulait aller voir V.A.I., et actuellement il ne cesse de le désirer et l'espérer. V.A.I., obtenez-nous que nous puissions finir nos jours tranquilles dans un endroit convenable à la santé du roi, qui est délicate, de même que la mienne, avec notre ami, unique ami, l'ami de V.A.I., le pauvre prince de la Paix, pour finir nos jours tranquillement. Ma fille sera mon interprète, si je n'ai pas la satisfaction de pouvoir connaître et parler à V.A.I.; pourrait-elle faire tous ses efforts pour nous voir? quoique ce fût un instant de nuit, comme elle voudrait.
«L'adjudant-commandant de V.A.I. vous dira tout ce que nous lui avons dit. J'espère que V.A.I. nous obtiendra ce que nous désirons et demandons, et que V.A.I. pardonne nos griffonnages et oubli de lui donner de l'altesse, car je ne sais où je suis, et croyez que ce n'est pas pour lui manquer; l'assurance de toute mon amitié.
«Je prie Dieu, etc.
«Votre très affectionnée,
«LOUISE.» ]
[32: Mémoire publié au commencement de 1809.]
[33: Dernière ville d'Espagne du côté de Bayonne.]
[34: Dernière ville de France.]
[35: M. de Cevallos, dans son Mémoire, présente à ses lecteurs, comme le motif qui a déterminé le roi à aller à Bayonne, la réponse qui termine ici mon dialogue avec lui. Il la présente même d'une manière qui prêterait à rire plutôt qu'elle ne paraîtrait un motif suffisant pour avoir autorisé le départ du roi.
M. de Cevallos sait bien mieux que personne qu'il a obscurci la vérité, dans la manière dont il a rapporté ce fait. Qui mieux que lui pouvait savoir si le roi était dans l'intention de satisfaire la France? Il n'ignorait pas ce que la France pouvait exiger et désirer de la part de l'Espagne, dont il avait suivi les relations politiques les plus intimes avec cette même France; et dès-lors qui est-ce qui pouvait mieux juger que lui où se trouverait la difficulté, s'il devait y en avoir une? Je ne lui ferai pas l'injure de croire qu'il l'ignorait ou qu'il ne l'avait pas aperçu: il a donné trop de preuves de sa perspicacité en ce genre. C'est sans doute parce qu'il connaissait les deux revers de la médaille qu'il s'efforçait de m'exposer des difficultés sur lesquelles j'avais l'avantage d'un homme qui, n'ayant rien à cacher, avait un argument franc plus fort que le sien. M. de Cevallos avait trop d'esprit, sans doute, pour être la dupe de qui que ce fût, mais ce n'était pas une raison pour que je fusse la sienne.
En supposant que la réponse qu'il me prête soit vraie, il savait mieux que moi si je m'abusais moi-même ou si je le trompais, puisqu'il connaissait nos affaires avec son pays; dès-lors comment se justifiera-t-il d'être parti d'un argument qu'il savait ne pouvoir être vrai, pour avoir consenti au départ du roi? Il y a là quelque chose qui ne peut s'expliquer que de ces deux manières: ou M. de Cevallos a dénaturé ma réponse, et c'est ce que j'atteste; ou bien il a trahi le roi dans l'intérêt d'une nouvelle fortune à laquelle il voulait s'attacher, et dès-lors son Mémoire n'est qu'un pamphlet qu'il a écrit à la hâte, pour se mettre à l'abri du ressentiment de ses compatriotes; car on verra par la suite de ces Mémoires qu'il pouvait y être exposé.]
[37: Pour comprendre ceci, il faut connaître la manière dont on attelle en Espagne; chaque mule d'un attelage a ses traits attachés à l'avant-train de la voiture, de sorte que les mules de la tête de l'attelage ont des traits de quarante pieds de long. Or, comme elles sont accouplées deux à d'eux, il en résulte qu'il y avait une réunion de seize traits à l'avant-train de la voiture du roi, en sorte que toutes les mules furent dételées par le seul coup de serpe qui coupa les traits.]
[38: Je ne pus le suivre ce jour-là, et ne le rejoignis que le lendemain matin, après avoir marché toute la nuit.]
[39: Le roi Charles IV avait toujours à la main une très longue canne, de laquelle il avait besoin pour marcher; ce vieillard était si indigné, qu'il nous semblait qu'il allait s'oublier jusqu'à la lever sur son fils, qui conservait une physionomie imperturbable. Nous pouvions l'apercevoir par plusieurs ouvertures qu'il y avait à la porte du salon où la scène se passait.]
[40: Elle s'approcha de lui en levant la main comme pour lui donner un soufflet.]
[41: Le ministère espagnol à Madrid obéissait au lieutenant-général du royaume nommé par Charles IV, et c'était le grand-duc de Berg.]
[42: Le 8 octobre 1805, le roi de Naples avait ratifié, à Portici, le traité de neutralité conclu le 21 septembre précédent par son ambassadeur à Paris, et le 20 novembre suivant, une escadre anglo-russe débarquait à Naples 12,000 hommes de troupes.]
[43: Lorsque, par ordre de l'empereur, l'on me demanda des détails sur les ordres que je pouvais avoir donnés au général Dupont, la copie de cette lettre figurait parmi les pièces qui devaient servir à commencer l'information sur la conduite du général Dupont; mais lors du jugement prononcé au conseil d'État sur l'exposé de cette affaire, cette pièce avait disparu. Je suis bien aise que cela ait été utile au général Dupont; mais c'est une chose coupable que de servir l'un, en mettant l'autre dans le cas d'être accusé d'imprévoyance.]
[44: Les lieues d'Espagne sont beaucoup plus fortes que celles de France.]
[45: Le général Dupont assure n'avoir eu aucune nouvelle de ce mouvement: c'est donc à Dufour de l'expliquer.]
[46: Andujar, Baylen et la Caroline sont distans entre eux d'une marche ordinaire de troupes.]
[47: On prétend qu'on les employa à la garde de caissons contenant des objets particuliers qui étaient la propriété de quelques généraux.]
[48: Vedel avait pris, au contraire, le régiment espagnol de Jaen: à la vérité, il avait reçu ordre de le rendre.]
[49: M. de Villoutray était écuyer de l'empereur; il avait témoigné le désir de servir militairement, et on l'avait envoyé en Espagne.]
[50: J'ai dit plus haut qu'après la bataille d'Eylau, l'empereur avait réclamé le secours d'un corps d'armée espagnol qui devait être mis à sa disposition par suite d'une stipulation antérieure avec Charles IV. Ce corps, après avoir traversé la France pour venir jusque sur l'Elbe, se trouvait dans les environs de Hambourg, lorsque les Anglais vinrent attaquer Copenhague et prendre la flotte danoise. Il fit partie des premières troupes que l'empereur fit marcher, sous le maréchal Bernadotte, au secours des Danois, et il était encore dans ces parages lorsque la révolution d Espagne commença. L'empereur, voyant la tournure qu'elle prenait, manda au maréchal Bernadotte de prendre garde que les Anglais n'embarquassent à l'improviste ce corps espagnol, commandé par le marquis de la Romana. Bernadotte répondit qu'il était en mesure, et qu'il garantissait les sentimens du marquis de la Romana. Cependant, huit jours après, il fut obligé de rendre compte que les Anglais étaient venus sur la côte et avaient embarqué le marquis de la Romana avec sept mille hommes de son corps d'armée, dont nous apprîmes bientôt après l'arrivée à la Corogne.
Le reste devait être embarqué peu de jours après; mais on prit des mesures pour l'empêcher.]
[51: J'ai su depuis le motif pour lequel M. Villoutray s'était fait escorter par une garde espagnole, et pourquoi il revenait à petites journées: c'est parce qu'il voyageait dans une calèche à lui, conduite par ses propres chevaux, et sa calèche était chargée d'objets non soumis à la visite. Ce sont les seuls qui aient été sauvés de tout le corps d'armée.]
[52: On a vu, plus haut, que le général Junot avait dissous l'armée portugaise; l'empereur lui ordonna, depuis, de la réorganiser et de l'envoyer à Bayonne. Il en déserta une bonne moitié en chemin, et l'on forma du reste six beaux bataillons et un régiment de chasseurs à cheval; ils servirent avec l'armée française de manière à mériter sa confiance et son estime.]
[53: Nous étions capitaines ensemble à l'armée du Rhin, et fûmes tous deux promus au grade de chef de bataillon à la même affaire, le second passage du Rhin, de vive force, où je commandai les troupes du premier débarquement qui prirent pied à la rive droite; depuis, Foy a suivi la fortune de Moreau, et moi celle de l'empereur.]
[54: Il avait d'abord fait partir pour Naples le grand-duc de Berg, et, à son retour d'Erfurth, il fit partir la grande-duchesse, qui était restée de quelques semaines en arrière.]
[55: «Monsieur mon frère,
«Mon ambassadeur à Paris m'apprend que V. M. L. se rend à Erfurth, où elle se rencontrera avec l'empereur Alexandre. Je saisis avec empressement l'occasion qui la rapproche de ma frontière, pour lui renouveler le témoignage de l'amitié et de la haute estime que je lui ai vouée, et j'envoie auprès d'elle mon lieutenant-général le baron de Vincent, pour vous porter, monsieur mon frère, l'assurance de ces sentimens invariables. Je me flatte que V. M. n'a jamais cessé d'en être convaincue, et que si de fausses représentations qu'on avait répandues sur les institutions intérieures organiques que j'ai établies dans ma monarchie lui ont laissé, pendant un moment, des doutes sur la persévérance de mes intentions, les explications que le comte de Metternich a présentées à ce sujet à son ministre les auront entièrement dissipées. Le baron de Vincent se trouve à même de confirmer à V. M. ces détails et d'y ajouter tous les éclaircissemens qu'elle pourra désirer. Je la prie de lui accorder la même bienveillance avec laquelle elle a bien voulu le recevoir à Paris et à Varsovie. Les nouvelles marques qu'elle lui en donnera me seront un gage non équivoque de l'entière réciprocité de ses sentimens, et elles mettront le sceau à cette entière confiance qui ne laissera rien à ajouter à la satisfaction mutuelle.
«Veuillez agréer l'assurance de l'inaltérable attachement et de la considération avec laquelle je suis, monsieur mon frère,
«De V. M. I. et R. le bon frère et ami.
«FRANÇOIS.»
Presbourg, le 18 septembre 1808.]