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Mémoires du duc de Rovigo, pour servir à l'histoire de l'empereur Napoléon, Tome 4

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The Project Gutenberg eBook of Mémoires du duc de Rovigo, pour servir à l'histoire de l'empereur Napoléon, Tome 4

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Title: Mémoires du duc de Rovigo, pour servir à l'histoire de l'empereur Napoléon, Tome 4

Author: duc de Rovigo Anne-Jean-Marie-René Savary

Release date: June 10, 2007 [eBook #21792]

Language: French

Credits: Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier and the Online Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK MÉMOIRES DU DUC DE ROVIGO, POUR SERVIR À L'HISTOIRE DE L'EMPEREUR NAPOLÉON, TOME 4 ***

Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier and the Online

Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)

MÉMOIRES DU DUC DE ROVIGO, POUR SERVIR À L'HISTOIRE DE L'EMPEREUR NAPOLÉON.

TOME QUATRIÈME.
PARIS,
A. BOSSANGE, RUE CASSETTE, N° 22.
MAME ET DELAUNAY-VALLÉE, RUE GUÉNÉGAUD, N° 25.

1828.

CHAPITRE PREMIER.

Nouvelles de Portugal.—Concessions réciproques.—L'empereur Napoléon m'offre l'ambassade de Russie.—Fin des conférences d'Erfurth.—Adieux des deux souverains.—Le comte de Romanzow.—Conversation avec ce seigneur.—Réponse négative de l'Angleterre aux ouvertures pacifiques convenues à Erfurth.—Confiance de l'empereur dans son traité d'alliance avec la Russie.

C'est pendant le séjour d'Erfurth que l'empereur reçut du général Junot le rapport de ce qui était survenu en Portugal. Il lui envoyait le traité qu'il avait conclu avec le général anglais Darlrymple pour l'évacuation du Portugal.

Par le même courrier, l'empereur reçut des nouvelles de la flotte russe, commandée par l'amiral Siniavine, que le général Junot avait trouvé à Lisbonne. Cet amiral venait de son côté d'entrer en arrangement avec les Anglais et avait consenti à mettre son escadre en otage en Angleterre, jusqu'à la paix entre cette puissance et la Russie. L'empereur Napoléon communiqua ces détails à l'empereur Alexandre, sans y ajouter aucune réflexion, et l'empereur de Russie, de son côté, désapprouva la conduite de son amiral; mais c'était un mal sans remède.

Les conférences d'Erfurth tiraient à leur fin sans avoir présenté le moindre sujet d'inquiétude. Je me rappelle que notre ministre des relations extérieures, me dit un jour en conversant, que l'empereur n'obtiendrait rien de plus que ce qui avait été convenu précédemment; que la Russie était fixée sur ces bases-là et n'en démordrait pas; il ne m'en a pas dit davantage. J'ai cherché à quoi cela pouvait avoir rapport, et je crois que ce ne pouvait être qu'à des propositions d'arrangemens nouveaux dont la Prusse, et particulièrement la Silésie, auraient été le sujet; je le crois d'autant plus que nous évacuâmes de suite cette province, et que ce n'est réellement qu'alors que le traité de Tilsit reçut sa pleine exécution. L'empereur se relâcha même un peu sur l'article des contributions, et j'ai vu l'empereur de Russie en être particulièrement satisfait. Il avait obtenu tout ce qu'il désirait, et avait de même reconnu tout ce qui intéressait l'empereur Napoléon.

L'empereur de Russie envoya un ministre près du roi de Naples; il donna ordre à celui qu'il avait eu près du roi Charles IV en Espagne, de reprendre ses fonctions près du roi Joseph. Voilà donc également l'empereur Napoléon satisfait, c'était à lui, après cela, à mettre son frère sur le trône, il allait s'en occuper et y employer tous les moyens de sa puissance. Il abandonna donc l'Allemagne à la foi des traités qu'il avait signés, et crut que la paix ne pouvait être troublée, puisqu'on regardait sa présence, c'est-à-dire, celle de ses troupes en ce pays comme un motif d'inquiétude continuelle, et qu'il les retirait pour les porter en Espagne.

Tout étant fini à Erfurth, on se disposa à se séparer, et auparavant l'on résolut de faire encore une démarche en commun près de l'Angleterre, pour tâcher de nouer seulement une négociation. Il fut convenu que le comte de Romanzow, ministre des relations extérieures de Russie, se rendrait à Paris avec des pleins-pouvoirs, pour donner suite, en ce qui concernait la Russie, à la réponse que l'on devait attendre du gouvernement anglais.

La veille du jour où l'empereur Alexandre quitta Erfurth, l'empereur me fit appeler la nuit; il était couché et voulait me faire causer comme cela lui arrivait quelquefois. Il me parla d'abord de tout autre chose que de ce qu'il voulait me dire, puis me demanda si je retournerais volontiers en Russie. «Non, Sire, lui dis-je, parce que c'est un climat effroyable, et ensuite parce que si j'y retournais sur le pied de faveur où j'y ai vécu six mois, j'y ferais mal vos affaires, pour lesquelles il faut ne rien perdre des avantages que donne la gravité du caractère ministériel. Autrement je ne pourrais jamais être que le courtisan de l'empereur Alexandre, et non pas l'ambassadeur de France.»

Ma réponse prouva à l'empereur que je comprenais pourquoi il avait songé à me renvoyer en Russie; il insista un peu, mais j'opposai de la résistance; il me gronda légèrement, mais je tins bon. Il me dit: «Je vois que vous êtes piqué de n'avoir pas été le premier ambassadeur après la paix de Tilsit.» Je lui répliquai, en riant: «Un peu, Sire, quoique j'aie fait des instances pour quitter Pétersbourg. Je voulais connaître le terrain sur lequel on me faisait marcher, et on m'a répondu par la nomination de M. de Caulaincourt. Maintenant je ne pourrais plus lui succéder, parce que je courrais risque de gâter vos affaires, en voulant suivre une marche toute différente de celle qu'il paraît avoir adoptée.»

L'empereur me répliqua: «Ainsi vous ne voulez pas y aller?»

Réponse. «Sire, je suis loin de le désirer; ensuite, si V. M. l'ordonne, je suis prêt; mais je crois que vous n'y gagneriez pas la peine d'un tel changement.»

L'empereur me répondit: «On m'avait dit que vous regrettiez la Russie, et que vous y retourneriez avec plaisir.»

Je n'avais rien à dire de plus, sinon que j'avais joui en Russie de tout ce qui peut éblouir l'ambition et la vanité; que j'étais confiant dans l'opinion qu'on y aurait conservée de moi; mais qu'à moins d'ordre de sa part, je désirais poursuivre ma carrière militaire. «Alors, me dit l'empereur, n'en parlons plus.»

Je me reprochais en secret de n'avoir pas accepté, parce que j'étais sûr de pouvoir détourner de grands malheurs, tout en ménageant la dignité et même l'amour-propre des deux souverains. C'était tout ce qu'il y avait à faire alors entre la France et la Russie; il fallait un ministère et un ambassadeur sans raideur, qui se comptât lui-même pour rien, et qui n'envisageât que l'harmonie des deux pays, laquelle consistait dans celle des deux souverains, qui alors étaient dans la ferveur de leur rapprochement. Nous verrons comment tout cela a tourné.

Le moment des adieux arriva; ils furent gracieux de part et d'autre. L'empereur Alexandre vint dire adieu à l'empereur; ils eurent une longue conversation, et se quittèrent pour monter à cheval. Ils sortirent ensemble de la ville; et allèrent au pas jusqu'à la distance de deux lieues, où les voitures de l'empereur Alexandre l'attendaient. Quant à ce qu'ils se dirent pendant le trajet, personne n'en sut rien; mais il est bien évident qu'ils s'intéressaient tous deux, parce que l'on ne trotta même pas, et que par discrétion les deux suites restèrent à une assez bonne distance en arrière. On arriva enfin aux voitures; ils mirent tous deux pied à terre, se promenèrent encore à pied quelques momens, puis se dirent adieu en s'embrassant. Je courus me rappeler aux bontés de l'empereur Alexandre, qui m'embrassa en me disant: «Je ne change jamais quand j'ai une fois accordé mon estime.» J'y ai compté dans l'adversité, et j'ai eu tort.

Ainsi finit cette entrevue d'Erfurth, qui sera célèbre dans l'histoire. Elle devait assurer le repos et le bonheur du monde, et elle ne fut suivie que de calamités.

L'empereur revint à Erfurth au petit pas, n'articulant pas un mot, et paraissant rêveur et pensif. Il avait donné congé à tous les souverains et princes étrangers qui étaient à Erfurth. Il partit le lendemain pour revenir à Paris sans s'arrêter nulle part. Nous y arrivâmes dans les derniers jours d'octobre.

Le comte de Romanzow, qui nous suivait, arriva peu de jours après nous. Il descendit d'abord dans un hôtel garni, puis l'empereur lui donna l'hôtel du vice-roi d'Italie, qu'il fit pourvoir de laquais et de tout ce qui était nécessaire à une grande représentation. Le comte de Romanzow donna plusieurs dîners dans cet hôtel, et c'est à un de ces repas que j'eus avec lui une conversation qui, dans l'intérêt de l'empereur, augmenta encore mes regrets de n'avoir pas accepté l'ambassade de Russie, en remplacement de M. de Caulaincourt, qui sollicitait son retour à Paris.

Le comte de Romanzow me disait des choses si obligeantes, que quand bien même il les aurait exagérées de moitié, je n'aurais pu qu'être excessivement flatté de tout ce que l'empereur de Russie avait conçu de moi. Il m'apprit dans cette conversation le prochain mariage de S.A.I. la grande-duchesse Catherine avec un prince d'Oldembourg. Je me gardai bien de lui supposer d'autre motif, en me faisant cette confidence, que l'intention de me faire plaisir, en m'apprenant cet événement heureux pour une princesse dont j'étais l'admirateur, et qui m'a toujours parue digne d'occuper un des premiers trônes du monde; mais sans lui témoigner autre chose que la part que je prenais à ce que sa majesté l'impératrice mère allait trouver de bonheur dans une union formée par ses soins, j'avoue que je ne pus comprendre comment notre ambassadeur ne traversait pas ce dessein-là, même sans avoir d'instructions positives à ce sujet. Quel mal y aurait-il eu pour l'Europe à ce qu'un prince d'Oldembourg restât célibataire un an de plus ou de moins, tandis que la main de la grande-duchesse Catherine pouvait être un lien de paix éternelle pour deux pays entre lesquels il ne pouvait exister trop d'harmonie ou d'intérêt d'union? c'était à quoi il fallait que travaillassent sans cesse ceux qui par leurs fonctions étaient chargés de ces rapprochemens-là.

Toutefois, je rends justice à M. de Caulaincourt: il en a eu la pensée. J'ai lu ce qu'il écrivit sur ce sujet à un tiers, dans la persuasion que cela serait mis sous les yeux de l'empereur; mais c'était précisément un moyen de faire manquer un projet qu'il avait conçu que de l'éventer. La première conséquence que l'on dût en tirer, c'est que cette communication de sa part n'était que la suite d'une ouverture qui lui avait été faite, et sur laquelle il aurait consenti à ne pas donner d'explication avant d'avoir eu une réponse à la lettre dont je viens de parler. Je sais qu'elle donna beaucoup d'humeur à l'empereur, parce qu'il n'aimait ni à être deviné, ni à être prévenu, encore moins à paraître influencé; et M. de Caulaincourt ignorait sans doute la scène de M. Fouché, qui avait eu lieu l'hiver précédent; mais l'empereur pouvait croire qu'il en avait été informé; aussi la lettre de M. de Caulaincourt à ce tiers resta-t-elle sans réponse. Mais je donne à penser à un homme raisonnable de quel côté l'empereur aurait penché, ou du côté d'une princesse, belle, aimable, d'une instruction peu commune, même parmi les souveraines célèbres, et dont la main resserrait une alliance utile avec son frère, pour lequel l'empereur Napoléon avait véritablement une amitié qu'il était aisé d'entretenir, ou bien d'une princesse qui était alors inconnue à toute la France, dont les liens de parenté seuls effarouchaient tout ce qui avait eu quelque part à la révolution, et dont le père enfin avait été armé quatre fois contre nous, souvent avec des circonstances que la politique seule pouvait excuser. Il est vrai de dire que l'on fut bien rassuré et dédommagé de la perte de la première, lorsque l'on connut tous les avantages personnels de la seconde qui arriva parmi nous; mais cela était indépendant de ce qu'il était possible de faire en Russie, en traversant le mariage de la grande-duchesse Catherine; et puisque l'ambassadeur avait lui-même songé à ce mariage, il devait agir de telle sorte que cette princesse fût encore libre, lorsqu'on s'occupa en France d'en chercher une.

Le comte de Romanzow resta à Paris jusqu'à l'arrivée de la réponse de Londres; elle n'était autre chose qu'un refus qu'il était facile de deviner, parce qu'il n'était pas raisonnable de supposer que l'Angleterre entrât en arrangement avec la France depuis l'entreprise de celle-ci sur l'Espagne, lorsqu'elle avait auparavant refusé la médiation de la Russie après le traité de Tilsit, et il faut convenir que, dans ces deux occasions, la Russie s'y livra de bonne foi, et voulait amener une paix générale, autant, je crois bien, par bonne intention philanthropique, que pour voir la France désarmer et pouvoir elle-même bientôt reprendre des relations commerciales, de la privation desquelles elle souffrait trop, le pays ne pouvant s'en passer.

Je crois bien aussi que s'il y avait eu des négociations ouvertes avec l'Angleterre, l'empereur Napoléon se serait relâché de beaucoup de choses, particulièrement en Allemagne; mais je ne sais à quelle fatalité il a tenu que tout ce qui a été fait et écrit pour amener des pourparlers, a toujours porté le caractère de défi ou un ton d'aigreur, qui a constamment éloigné au lieu de calmer et de rapprocher. La mission du comte de Romanzow étant ainsi terminée, il reprit le chemin de Saint-Pétersbourg.

Vers cette époque, l'empereur ouvrit la session du corps-législatif, et dans le discours d'usage dans ces circonstances, il s'exprima en ces termes:

«L'empereur de Russie, mon illustre allié, et moi sommes unis dans la paix comme dans la guerre. Je vais avec confiance rejoindre mon armée; nous nous sommes mutuellement nécessaires, etc.» S'il n'y avait pas eu à Erfurth une réciprocité d'engagemens et de confidences sur les projets de l'avenir, il ne se serait pas expliqué de cette manière en face de la nation, quinze jours après avoir quitté l'empereur de Russie. Il comptait donc sur une paix profonde en Allemagne.

CHAPITRE II.

Arrivée de l'empereur à Bayonne.—Son entrée en Espagne.—Combat de Somo-Sierra.—Madrid est sommé d'ouvrir ses portes.—Embarras des grands de la cour d'Espagne.—Attaque.—Entrée à Madrid.—Correspondance de la reine de Naples et de Ferdinand VII.—Nouvelles de l'armée anglaise.—Marche pénible et périlleuse du Guadarama.—L'empereur à pied à la tête de la colonne.—Poursuite de l'armée anglaise.—Témérité du général Lefèvre-Desnouettes.—Arrivée d'un courrier de France.—L'empereur investit le maréchal Soult du commandement de l'armée.

L'empereur prit la route d'Espagne avec toute son armée. Il arriva à Bayonne avec la rapidité d'un trait, de même que de Bayonne à Vittoria. Il fit ce dernier trajet à cheval, en deux courses: de la première il alla à Tolosa, et de la seconde à Vittoria, où il rejoignit le roi Joseph qui y était retiré avec les débris de la première armée qui était entrée en Espagne.

Il pressa tant qu'il put l'arrivée de toutes les troupes, et fit commencer les opérations d'abord sur Saint-Ander, et en même temps sur la Navarre et l'Aragon. Nous avions une telle supériorité, que toutes ces expéditions se réduisirent à des marches, excepté en avant de Burgos, où il fallut faire quelques efforts, et à Tudela, en Navarre, où le maréchal Lannes livra bataille; le reste ne mérite pas la peine d'être cité.

L'empereur se transporta à Burgos, où les troupes le rejoignirent; c'est de là qu'il ordonna de recommencer le siége de Sarragosse, et fit avancer son infanterie par la route de Arandadel-Duero, pendant que sa cavalerie prenait le chemin de la plaine, par Valladolid.

Lui-même suivit, avec toute sa garde, la même route que son infanterie; il n'allait jamais qu'à cheval. Le jour de son départ de Burgos, il vint à Aranda, et le lendemain il s'approcha jusqu'à l'entrée de la gorge de la Somo-Sierra, à un lieu nommé Boceguillas, où il campa au milieu de ses troupes.

Le jour suivant, de très-bonne heure, il fut rejoint par le corps du maréchal Victor, qui avait d'abord été envoyé pour appuyer le maréchal Lannes, mais que l'on avait rappelé avant de partir d'Aranda, où l'on avait appris la brillante affaire du maréchal Lannes à Tudela. L'empereur fit de suite pénétrer le corps du maréchal Victor par la vallée. Nous étions à la fin de novembre 1808, et comme la vallée est bordée de montagnes très-hautes, dont le sommet est caché dans les nuages, les Espagnols qui y étaient postés ne nous découvrirent que lorsque nous étions déjà sur eux, sans quoi ils auraient pu nous faire bien du mal.

Au puerto de la Somo-Sierra, ils avaient quinze pièces de canons qui, si nous avions été aperçus de plus loin, nous auraient fait payer cher la hardiesse avec laquelle elles furent enlevées. L'empereur était là de sa personne; il fit former les lanciers polonais en colonne sur le grand chemin; ils le montèrent ainsi au pas, jusqu'à ce que la batterie eût commencé à tirer, alors, prenant le grand galop, ils l'enlevèrent avant d'avoir reçu la seconde volée.

Cette audacieuse entreprise était commandée par le général Montbrun, et fut exécutée par la cavalerie polonaise, qui, après avoir forcé le passage, continua le galop jusqu'à Buitrago, où l'empereur vint coucher ce soir-là.

Le lendemain il vint à Saint-Augustin, qui est le second relais de poste en partant de Madrid par cette route là. Il attendit dans cette position le reste de l'armée qui n'avait pu le suivre; il y fut également rejoint, le 1er décembre, par son frère le roi Joseph.

L'empereur s'attendait que, si près de Madrid, la junte qui y gouvernait enverrait faire des propositions; mais l'on ne considérait pas que nous arrivions aussi vite que les mauvaises nouvelles, et que cette junte ne pouvait pas encore être informée du mauvais état de ses affaires; elle ignorait la bataille de Tudela, et croyait l'empereur encore bien loin, lorsque le 2 décembre, de grand matin, il fit faire la circonvallation de Madrid, et planter sa tente à portée de canon de la muraille.

Le général qui commandait les premières troupes qui s'approchèrent de la ville la somma, selon l'usage, d'ouvrir ses portes. Il s'engagea un parlementage à la gauche, pendant que l'on faisait attaquer le quartier des gardes-du-corps et une des portes de la ville qui étaient à la droite.

La marche de l'empereur avait été si rapide, que pas un des grands personnages de la cour d'Espagne qui, après avoir prêté serment de fidélité au roi Joseph, l'avaient abandonné pour rester parmi les insurgés n'avait eu le temps de faire des dispositions pour s'enfuir. Presque tous ceux qui étaient venus à Bayonne se trouvaient dans Madrid. L'inquiétude commença à s'emparer d'eux; ils ne voyaient point de moyens de résistance au dedans, et se regardaient comme perdus s'ils ne parvenaient pas à désarmer la vengeance d'un vainqueur irrité. Ils songèrent donc à employer leur influence pour lui faire ouvrir les portes d'une capitale, de laquelle on ne se serait point rendu maître sans des torrens de sang et des monceaux de ruines.

Ils portèrent tous les esprits à la modération, et parvinrent petit à petit à faire abandonner l'idée d'une résistance inutile à l'intérêt de la patrie, pour écouter des propositions plus conformes à l'intérêt de chacun, d'autant plus que ce dernier parti était commandé par la nécessité.

Malgré cela, on n'obtenait rien, et chaque fois que l'on approchait ou de la muraille ou d'une porte, on y était reçu à coups de fusil. L'empereur se détermina à faire ouvrir la muraille sur trois ou quatre points où il y avait assez de distance entre elle et les premières maisons de la ville pour y former des troupes.

Il choisit, entr'autres, le côté extérieur du jardin du Retiro, dont la muraille en brique et crénelée fut démolie à coups de canon, sur une largeur d'à peu près vingt toises.

On y fit de suite entrer les troupes en bon ordre. Ce seul mouvement dégagea la porte d'Alcala, et porta les troupes jusqu'aux bords de la promenade du Prado.

Les trois grandes rues qui aboutissent de la ville à cette promenade étaient défendues par des coupures, derrière lesquelles il y avait un bon parapet. Dans les premiers momens, il partit un feu de mousqueterie assez vif des croisées des maisons qui se trouvent à l'entrée de ces rues, particulièrement de l'hôtel Medina-Celi, mais on lui riposta si vivement qu'on le fit taire, et comme on avait eu la maladresse de laisser la porte cochère ouverte, nos soldats y entrèrent, tuèrent tout ce qu'ils trouvèrent ayant les armes à la main; en même temps la maison fut mise au pillage, de telle façon qu'on ôta aux autres l'envie de s'exposer au même sort.

Le général Labruyère, qui était à la tête du 9e régiment d'infanterie légère, fut tué d'un coup de fusil tiré d'une des fenêtres de cet hôtel de Medina-Celi.

Cette position fit ouvrir les yeux aux membres de la junte, qui ne voulurent pas exposer Madrid à un saccage qui allait devenir inévitable, si une fois les troupes se répandaient dans les maisons.

Ils envoyèrent donc bien vite au camp de l'empereur des parlementaires avec de pleins pouvoirs pour traiter de la reddition de Madrid, qui se soumit et reconnut le roi Joseph; mais, comme nous n'avions pas pu entourer la ville, à cause de son grand développement, il y eut une émigration considérable la nuit suivante. La population, ainsi que les milices andalouses qui composaient la garnison, sortirent par la porte d'Aranjuez, et se rendirent par toutes les directions vers Valence, la Manche et l'Estramadoure. On ne fit point d'efforts pour les en empêcher; on laissa au temps le soin de les ramener.

Les troupes françaises entrèrent à Madrid, mais l'empereur ne s'y établit point; il resta à Chamartin, distant de la ville d'environ deux lieues. Le roi Joseph n'entra pas non plus dans sa capitale; il resta au Pardo, château des rois d'Espagne, situé à une lieue de Madrid; mais de là il commanda et organisa l'administration.

Les grands d'Espagne qui, après être venus à Bayonne, y avoir reconnu le roi Joseph et lui avoir prêté serment de fidélité, l'avaient trahi, étaient pour la plupart restés à Madrid et voulurent de nouveau s'arranger avec lui, mais il ne voulut pas les recevoir; tous furent arrêtés comme traîtres et envoyés en France, où ils furent détenus fort long-temps. Un d'entre eux, M. le duc de St-Simon, manqua de perdre la vie, parce qu'étant dans le même cas que les autres il avait été pris les armes à la main, commandant une troupe d'insurgés: il aurait été infailliblement victime de la sévérité des lois militaires, si l'empereur ne se fût laissé toucher par les larmes de sa famille et ne lui eût fait grâce.

On en usa envers les chefs de l'insurrection espagnole à peu près comme ils en avaient agi envers le général Dupont, qu'ils dépouillèrent après lui avoir accordé une capitulation. On s'empara donc de tout ce qu'ils possédaient et on ne les ménagea en rien, comme on agit avec des hommes qui n'ont point de foi.

Il n'est pas indifférent que l'on sache ici qu'en faisant la visite du cabinet du duc de l'Infantado l'on trouva la correspondance de la reine de Naples et du prince Royal de ce pays, avec le prince des Asturies, qui, comme l'on sait, avait épousé une fille de la reine de Naples.

La plupart de ces lettres avaient été écrites dans le temps que les Français s'emparaient du royaume de Naples, à la suite de l'ouverture du port aux troupes russes et anglaises en 1805. On y voyait que dans ses lettres, auxquelles celles-ci faisaient réponse, le prince des Asturies avait témoigné à sa belle-mère une grande impatience de régner pour contribuer à la venger.

Il est inconcevable que M. de l'Infantado n'eût pas pris plus de soin de cacher des lettres de cette importance. Elles furent trouvées sur la table de son cabinet dans deux vieilles boîtes où il y avait eu auparavant des cigares de la Havanne.

L'empereur resta à Chamartin jusque vers la fin de décembre; il cherchait partout des nouvelles de l'armée anglaise et était persuadé en venant à Madrid qu'il la trouverait. Il le supposait parce qu'il la considérait comme la principale force de l'insurrection, et qu'ainsi elle n'aurait pas été loin de Madrid, afin de pouvoir l'animer d'une part et de se retirer sur Cadix, si elle y était forcée. Mais tel était le silence des Espagnols à notre égard, et la fatale insouciance de ceux qui dirigeaient notre cavalerie, que, pendant que l'empereur envoyait des troupes à cheval de Burgos sur Valladolid pour avoir des nouvelles, l'armée anglaise était tout entière sur le Douro, occupant Zamora et Toro sur cette rivière, et ayant son quartier-général à Salamanque.

L'empereur était livré à son impatience à Chamartin, lorsque le général qui commandait à Valladolid lui envoya trois Français qui avaient été faits prisonniers avec le corps du général Dupont et que la misère avait forcés à prendre du service dans les corps francs que faisait lever l'Angleterre. Ils avaient déserté aussitôt qu'ils avaient su les Français arrivés à Valladolid, et venaient donner avis que toute l'armée anglaise était à Salamanque ayant son avant-garde à Zamora; qu'ils l'y avaient laissée, je crois le 10 ou le 11 du mois, et qu'elle ne songeait pas encore à se retirer, parce que les bâtimens de transports n'étaient pas arrivés. Ces soldats parlaient si clairement de tout ce qu'ils avaient vu que l'empereur ajouta foi à leur rapport: il les fit récompenser; mais il prit de l'humeur de n'avoir appris ces détails que par le zèle de ces trois soldats, tandis qu'il avait dans les environs de Valladolid plus de dix régimens de cavalerie qui ne lui donnaient aucune nouvelle.

Que l'on juge des regrets qu'il dut éprouver d'avoir été amené à Madrid, qui ne pouvait pas lui échapper, lorsqu'il était encore en mesure de prendre tous les avantages possibles sur l'armée anglaise, dont la présence faisait toute la force de l'insurrection d'Espagne!

Il donna sur-le-champ ordre à l'armée de partir dans le jour même pour traverser la chaîne de montagnes qui sépare la province de Madrid de celle de Ségovie, en se dirigeant par le Guadarama, c'est-à-dire la route de Madrid au palais et couvent de l'Escurial. L'empereur partit le lendemain matin, veille de Noël; il faisait beau en partant, et le soleil nous accompagna jusqu'au pied de la montagne. Nous trouvâmes la route remplie d'une profonde colonne d'infanterie qui gravissait lentement cette montagne, assez élevée pour conserver de la neige jusqu'au mois de juin. Il y avait en avant de cette infanterie un convoi d'artillerie qui rétrogradait, parce qu'un ouragan de neige et de verglas, accompagné d'un vent effroyable, rendait le passage dangereux; il faisait obscur comme à la fin du jour. Les paysans espagnols nous disaient qu'il y avait à craindre d'être enseveli sous la neige, comme cela était arrivé quelquefois. Nous ne nous rappelions pas d'avoir eu aussi froid en Pologne; cependant l'empereur était pressé de faire passer ce défilé à son armée, qui s'accumulait au pied de la montagne, où il n'y avait aucune provision. Il fit donner ordre qu'on le suivît, et qu'il allait lui-même se mettre à la tête de la colonne. Effectivement il passa avec le régiment des chasseurs de sa garde à travers les rangs de l'infanterie; il fit ensuite former ce régiment en colonne serrée, occupant toute la largeur du chemin; puis ayant fait mettre pied à terre aux chasseurs, il se plaça lui-même à pied derrière le premier peloton et fit commencer la marche. Les chasseurs marchaient à pied pêle-mêle avec leurs chevaux, dont la masse rendait l'ouragan nul pour ceux qui les suivaient, et en même temps ils foulaient la neige de manière à indiquer une trace bien marquée à l'infanterie.

Il n'y avait que le peloton de la tête qui souffrait beaucoup. L'empereur était bien fatigué de marcher, mais il n'y avait aucune possibilité de se tenir à cheval. Je marchais à côté de lui; il prit mon bras pour s'aider, et le garda jusqu'au pied de la montagne, de l'autre côté du Guadarama. Il avait le projet d'aller ce soir-là jusqu'à Villa-Castin, mais il trouva tout le monde si épuisé et le froid si excessif qu'il arrêta à la maison de poste, au pied de la montagne; elle se nomme Espinar.

Tel était le zèle avec lequel tout le monde le servait, que dans cette mauvaise maison qui était seule pour l'immensité de monde qui était là, on fit arriver le mulet qui portait son bagage; de sorte qu'il eut un bon feu, un lit et un souper passable. Dans ces occasions-là, l'empereur n'était pas égoïste, comme on a voulu le faire croire: il ne savait pas ce que c'était que de penser au lendemain, lorsqu'il n'était question que de lui; il partageait son souper et son feu avec tout ce qui avait pu le suivre; il allait jusqu'à forcer à manger ceux qu'il voyait en avoir besoin, et qui étaient retenus par la discrétion.

On passa à cette maison d'Espinar une triste nuit. Des soldats périrent même de froid, mais enfin l'exemple que l'empereur avait donné, avait fait passer tout le monde par un défilé qui aurait demandé deux jours pour tout autre que lui.

Il s'arrêta un jour à Villa-Castin pour rallier les traînards, puis on partit à longue marche pour arriver sur le Douro, que l'on passa à Tordesillas le second jour.

L'empereur allait lui-même fort vite pour être plus tôt informé de ce qu'on aurait pu découvrir en avant. Il apprit à Tordesillas que l'armée anglaise était partie de Salamanque et avait passé le Douro à Zamora, prenant sa route vers le royaume de Léon. Il était d'une impatience sans pareille de ne point voir son infanterie arriver, et était bien mécontent qu'on ne lui eût pas fait connaître huit jours plus tôt la présence de l'armée anglaise à Salamanque; néanmoins il espérait encore en avoir quelques débris. Le corps du maréchal Ney étant arrivé le premier, il partit lui-même avec, et se rendit, par un temps affreux, à peu près à travers champs, jusqu'à Valderas, où il eut connaissance de l'arrivée à Léon d'un corps qu'il y avait fait marcher de Burgos.

Il s'arrêta à Valderas pour attendre des nouvelles de tout ce qui le suivait, et envoyer des reconnaissances dans toutes les directions; on commençait déjà à sentir que l'on approchait de l'armée anglaise. Les paysans répondaient, lorsqu'on leur faisait des questions sur les troupes anglaises, qu'elles avaient passé il y avait tant d'heures, et suivaient le chemin de Benavente. L'empereur pressait tant qu'il pouvait, mais les boues étaient épouvantables, et l'artillerie ne pouvant pas suivre, les autres troupes étaient obligées de l'attendre; cela donna quelqu'avance à l'armée anglaise. Enfin l'impatience fit envoyer le régiment des chasseurs à cheval de la garde en avant pour atteindre l'arrière-garde de l'armée ennemie. Le général Lefèvre-Desnouettes qui le commandait, impatient d'en venir aux prises, se lança sans précaution, et arriva au bord de l'Exla, au moment où les ennemis venaient de rompre le pont sur lequel on passait cette rivière pour arriver à Benavente. Il voit la cavalerie ennemie à l'autre bord, et forme de suite le hardi projet d'aller la culbuter. Il cherche long-temps un gué dans les eaux de la rivière, considérablement enflée par les pluies qui tombaient depuis quelques jours; mais enfin il en trouve un, et passe la rivière avec quatre escadrons de chasseurs de la garde, à la tête desquels il marche à la cavalerie anglaise qui était de l'autre côté; il est bientôt assailli par le nombre, qui le ramène battant jusqu'au gué, où tout aurait été pris sans l'adresse des chasseurs qui le repassèrent promptement; mais le général Lefèvre voulut, en brave homme, ne repasser que le dernier, et fut pris avec soixante chasseurs de son régiment.

L'empereur reçut cette nouvelle à Valderas; elle lui fit beaucoup de peine, parce qu'il aimait les chasseurs de la garde par-dessus tout. Mais il ne condamnait pas la détermination courageuse de leur colonel, qu'il aurait cependant voulu voir plus prudent.

Il partit lui-même de Valderas aussitôt que la cavalerie y arriva, et se porta avec elle sur Benavente, ordonnant à l'infanterie de suivre. Les pluies avaient encore augmenté la rivière de l'Exla au point que l'on ne pouvait plus passer au gué qui avait favorisé les chasseurs. Il fallut en chercher un autre; on ne le trouva que très tard au-dessous du pont; on y fit passer toute la cavalerie; l'empereur y passa lui-même, et on marcha de suite sur Benavente, que l'on dépassa encore de beaucoup dans la nuit, en prenant le chemin d'Astorga. On trouva dans la ville de Benavente des matériaux pour raccommoder le pont de l'Exla, sur lequel l'infanterie passa toute la nuit.

L'empereur coucha à Benavente, et y resta le lendemain pour faire prendre de l'avance à l'armée. L'on suivait les Anglais de près, mais ils ne nous abandonnaient rien. Nous trouvions beaucoup de chevaux de la cavalerie anglaise morts sur le chemin, et nous remarquions qu'il leur manquait à tous un pied. Nous apprîmes depuis que le cavalier anglais qui perdait son cheval était obligé d'en apporter le pied à son capitaine pour lui prouver qu'il était mort; autrement il aurait été suspecté de l'avoir vendu.

Nous commencions à les serrer de près; notre avant-garde couchait tous les soirs en vue de l'arrière-garde ennemie; mais notre colonne était d'une longueur infinie, et avait de la peine à se serrer et à se réunir. C'était l'ouragan que nous avions éprouvé en passant le Guadarama, ainsi que la boue et les pluies de Valderas, qui nous avaient mis dans cet état de procession, qui durait depuis plusieurs jours.

L'empereur était si impatient qu'enfin il partit de Benavente pour suivre l'armée sur le chemin de la Corogne; j'étais avec lui; il allait au grand galop, lorsqu'un officier, qui venait de Benavente, d'où il était parti quelques instans après nous, nous dit qu'il venait de quitter un courrier de Paris qui courait après l'empereur. Sur ce rapport l'empereur arrêta, mit pied à terre, et fit établir un feu de bivouac sur le chemin, où il resta par une neige très-froide et très-épaisse, jusqu'à l'arrivée du courrier. Le prince de Neuchâtel était avec lui; il ouvrit la valise du courrier, et remit à l'empereur les lettres qui étaient pour lui.

Quoique sa figure ne changeât presque jamais, je crus cependant remarquer que ce qu'il venait de lire lui donnait à penser, d'autant plus que nous remontâmes à cheval, et qu'il ne dit pas un mot jusqu'à Astorga, où il arriva sans avoir repris le galop.

À Astorga, il ne parla plus d'aller à la Corogne. Il y attendit toute l'armée, et passa la revue des différens corps de troupes à mesure qu'ils arrivaient.

Le parti de l'armée anglaise était pris; elle se retirait, et ne pouvait pas aller moins loin qu'à la Corogne. La question était de savoir si elle y trouverait ses transports arrivés lorsqu'elle-même le serait: dans ce cas rien ne pouvait s'opposer à son embarquement, ou bien si elle serait obligée d'attendre ses transports, ce qui alors aurait donné à notre armée un temps qu'elle aurait pu mettre à profit.

L'empereur donna le commandement de l'armée au maréchal Soult, et lui recommanda de marcher promptement de manière à ne pas laisser prendre haleine aux Anglais. Il le prévint qu'il allait de sa personne rester encore un jour ou deux à Astorga; qu'il en demeurerait davantage à Benavente, où il attendrait de ses nouvelles, soit pour revenir sur la Corogne, si les Anglais étaient forcés de tenir dans cette province, soit pour aller à Valladolid, si les Anglais se rembarquaient.

Le maréchal Soult partit et poussa l'arrière-garde anglaise de si près, que son avant-garde avait souvent affaire avec elle. Le général Auguste Colbert fut tué dans une de ces rencontres, et emporta les regrets de tous ses camarades. Tous les jours l'empereur recevait de l'armée des nouvelles qui lui faisaient connaître jusqu'où elle avait marché, et où étaient les Anglais. Il était encore à Benavente lorsqu'il apprit l'entrée de nos troupes dans Lugo, et peu de jours après il eut avis de l'arrivée à la Corogne des transports destinés à embarquer l'armée anglaise. Il vit dès lors que rien n'empêcherait cette armée d'arriver en Angleterre, et il ne songea plus qu'à partir de Benavente.

CHAPITRE III.

L'empereur à Valladolid.—Le général Legendre.—Députation de la ville de Madrid.—Audience que lui accorde l'empereur.—Le roi Joseph entre à Madrid.—Nouvelles de France.—Conversation avec l'empereur à ce sujet.—Disposition des relais.—Retour de l'empereur à Paris.—M. de Metternich.

L'empereur fit placer ses relais pour arriver à Valladolid dans un seul jour; il ramena toute la garde à pied et à cheval dans cette ville, où il resta quelque temps; il envoya de là le maréchal Lannes commander le siége de Sarragosse, et il prit plusieurs autres dispositions relatives à la sûreté de l'armée et à la promptitude de ses opérations.

Il reçut, à Valladolid, un officier de la cour de Milan, qui venait lui apporter la nouvelle de la naissance d'un enfant du vice-roi d'Italie; mais il eut de l'impatience en recevant un de ses anciens officiers d'ordonnance qui, en remplissant une mission à la Corogne, au commencement de l'insurrection, y avait été fait prisonnier: on l'avait gardé prisonnier à bord d'un vaisseau pendant cinq ou six mois, et il venait de recouvrer sa liberté, par l'entrée des troupes françaises à la Corogne. Il vint nous apprendre que le jour où l'affaire qui avait eu lieu entre le maréchal Soult et les Anglais, en avant de la Corogne, et dans laquelle le général en chef de l'armée anglaise Moore avait été tué; ce jour, dis-je, les transports de l'armée anglaise n'étaient pas encore arrivés. L'empereur ne put être maître d'un mouvement d'humeur; il renouvela encore sa plainte de n'avoir pas été prévenu comme il aurait dû l'être de la présence des Anglais à Salamanque et à Zamora; il aurait été à eux avant d'aller à Madrid, et il les aurait combattus avec une supériorité de quatre contre un. Il gronda les uns et les autres, mais il le faisait toujours en riant, et jamais il n'était si près d'accorder une marque de bonté à quelqu'un que lorsqu'il venait de lui bien laver la tête.

C'est aussi pendant qu'il était à Valladolid qu'il apprit du ministre de la guerre l'arrivée à Toulon des généraux Dupont et Marescot, les mêmes qui avaient signé la capitulation de Baylen. Cela lui échauffa de nouveau la bile, et il donna des ordres sévères à leur égard.

Le général Legendre, qui était le chef d'état-major de ce corps d'armée, était revenu en France quelque temps avant, et n'avait pas craint de venir trouver l'empereur à Valladolid. L'empereur le reçut à une parade, et ne voulut pas le voir auparavant; c'était le 17e régiment d'infanterie qui était passé en revue ce jour-là. Il y avait trente généraux et plus de trois cents officiers présens, lorsque l'empereur fit approcher le général Legendre; il le traita sévèrement, et lui dit, entre autres choses: «Vous étiez un des colonels de l'armée que j'estimais le plus, et vous vous êtes rendu un des instrumens de cette honteuse transaction de Baylen! Comment, vous, ancien soldat de l'armée d'Italie! votre main n'a-t-elle pas séché avant de signer une pareille iniquité? et, pour couronner l'oeuvre, vous vous rendez l'organe d'une fourberie pour abuser votre camarade Videl qui était hors d'affaire, et le forcer à subir le déshonneur imposé à ses troupes, sans lui dire pourquoi vous veniez le chercher!»

Le général Legendre s'excusait du moins mal qu'il pouvait: il disait qu'il n'avait rien pris sur lui; qu'il n'avait fait qu'exécuter les ordres du général en chef. L'empereur eut l'air de se laisser persuader, mais sans être dupe; il se fâchait d'autant plus fort qu'il y avait un grand nombre d'officiers de tous grades qui l'écoutaient, et qui pouvaient d'un jour à l'autre se trouver dans la même position où s'étaient trouvées les troupes du général Dupont. Il ne punit pas le général Legendre, parce que tel était l'empereur: quand un homme lui était connu par plusieurs actions de courage, une faute ne le perdait pas dans son esprit, surtout lorsque cet homme n'était, à proprement parler, qu'un être obéissant. Un autre individu qui aurait eu pour lui plus d'actions de courage que le premier, mais qui, n'agissant qu'avec méditation et réflexion, aurait commis une faute semblable, il la lui aurait comptée en raison des moyens que son jugement, son éducation et sa position lui fournissaient pour l'éviter, en sorte que dans une circonstance pareille, commune à deux hommes différens, l'un était traité avec indulgence et l'autre perdu sans retour dans son esprit, c'est-à-dire que, sans le priver de ce que ses services lui avaient acquis, il ne fallait plus rien demander pour lui.

C'est à Valladolid que l'empereur reçut une députation considérable de la ville de Madrid. Elle venait lui demander de permettre que le roi Joseph entrât à Madrid; il était toujours resté au Pardo, parce que l'empereur voulait voir comment les affaires d'Espagne se dessineraient avant de faire entrer le roi dans une capitale d'où il aurait pu être dans le cas de sortir une seconde fois.

J'étais présent lorsqu'il reçut cette députation. Il avait pour interprète M. Hédouville, ministre de France près le prince primat d'Allemagne, qu'il avait fait venir à son quartier-général, parce qu'il parlait très-bien l'espagnol. Il aimait M. Hédouville, qu'il avait connu avant la révolution.

L'empereur demanda à la députation «si c'était une démarche libre et exempte de toute insinuation qu'elle faisait en ce moment, et ajouta que, si cette mission n'était pas la suite d'un mouvement sincère de leur part, elle ne pouvait lui être agréable, et qu'il leur rendait leur liberté.»

Il aurait fallu les voir tous se prosterner et jurer qu'ils étaient venus d'eux-mêmes, après s'être réunis entre eux à Madrid, avec l'approbation du roi, dont ils avaient l'autorisation, pour venir près de l'empereur exprimer leurs voeux.

L'empereur leur répondit: «Si c'est ainsi, votre démarche m'est agréable, et je vais m'expliquer avec vous.

«Si vous désirez avoir le roi parmi vous pour l'aider à éclairer vos compatriotes, et à éviter une guerre civile, pour le servir comme de bons Espagnols et ne pas faire comme ceux qui, après lui avoir prêté serment de fidélité à Bayonne, l'ont abandonné à la plus légère apparence d'un danger, je consens à ce qu'il aille demeurer avec vous; mais alors, messieurs, vous m'en répondez tous personnellement.

«Si, au contraire, vous ne demandez le roi que comme un moyen de vous soustraire aux charges inséparables de la présence d'une aussi grande armée, je veux vous désabuser. Tout ce que vous souffrez me fait d'autant plus de mal, que je voulais l'éviter en faisant par vous-mêmes les changemens que je suis obligé d'appuyer par les armes. La présence du roi à Madrid ne changera rien à cette position-là, à moins que vous ne vous hâtiez de lui rallier tous les hommes sensés de votre patrie, lesquels, une fois qu'ils se seront prononcés, produiront bientôt un grand changement et amèneront le calme, sans lequel il ne sera pas possible de rétablir l'ordre dans vos cités, en proie aux agitations et aux troubles.

«Réfléchissez-y bien, et ne vous exposez pas à quelques résultats fâcheux, si vous n'avez pas la ferme résolution de le servir.»

Tous protestèrent de leurs sentimens, et furent étonnés de la franchise du discours de l'empereur. Ils le supplièrent de croire à la sincérité avec laquelle ils serviraient le roi, ajoutant que jamais ils ne prendraient aucune part directe ni indirecte aux agitations politiques dont le pays était affligé: enfin ils renouvelèrent leurs instances pour avoir le roi.

L'empereur leur répondit qu'il se fiait à leur parole; qu'ils pouvaient s'en retourner et voir le roi au Pardo; qu'il allait lui écrire et lui faire connaître qu'il ne mettait plus aucun obstacle à son entrée à Madrid. Elle eut effectivement lieu, et l'administration espagnole se mit en devoir de s'établir et de faire respecter son autorité. Si, avant cela, on eût pu joindre l'armée anglaise et la forcer à une bataille qu'elle eût infailliblement perdue, l'administration du roi Joseph aurait fait plus de prosélytes; mais, faute de ce succès, les Espagnols restèrent froids. D'un autre côté, nos troupes devenaient tellement à charge par leur exigence et par les vexations de beaucoup d'officiers supérieurs, et même de généraux, que les habitans se livrèrent au désespoir.

Ils commencèrent par opposer de l'inertie à ce qu'on leur demandait; les difficultés de vivre et de communiquer, au lieu de s'aplanir, s'accrurent; les plus forts voulurent être obéis en conquérans, et les Espagnols, que l'on aurait pu persuader, ne voulurent point être asservis. On s'excita des deux côtés, et bientôt tout fut en armes. Il ne faut pas mettre en doute que la mauvaise conduite d'une bonne partie des officiers qui ont exercé des commandemens particuliers en Espagne, a plus contribué au soulèvement absolu du pays que les événemens de guerre qui nous ont été défavorables.

L'empereur attendit à Valladolid la nouvelle de l'entrée du roi à Madrid. Il y reçut plusieurs courriers de Paris qui lui donnèrent de l'humeur. Il me fit un jour appeler pour me questionner sur des choses dont il supposait que je serais informé.

C'est le cas de dire ici qu'avant de partir de Paris il avait eu plus d'un motif pour faire partir le grand-duc de Berg. Je partageais l'opinion de ceux qui lui supposaient le projet de succéder à l'empereur; son esprit avait assez de complaisance pour se laisser aller à cette illusion, et des intrigans en France n'auraient pas demandé mieux que de voir à la tête du gouvernement un homme qui aurait eu continuellement besoin d'eux, et dont ils auraient tiré tel parti que bon leur eût semblé. Je ne crois pas que le grand-duc de Berg se fût jamais prêté à quelque tentative sur la personne de l'empereur; mais comme les machinateurs d'intrigues avaient mis en principe que l'empereur périrait ou à la guerre ou par un assassinat, chaque fois qu'on le voyait partir pour l'armée, on tenait prêt quelque projet qui était toujours désappointé par son heureux retour.

Lorsqu'on le vit partir pour l'Espagne, cela fut bien pis; ces mêmes hommes parlaient qu'il y serait assassiné avant d'avoir fait dix lieues; et comme ils savaient que l'habitude de l'empereur était d'être à cheval et partout, ils se plaisaient à n'entrevoir aucun moyen pour lui d'éviter un malheureux sort. En conséquence, ils mirent les fers au feu de plus belle. Voilà pourtant comment l'empereur était servi par des hommes dont le devoir était de rassurer l'opinion et de l'éclairer, au lieu de la laisser errer en lui donnant eux-mêmes l'exemple d'une vacillation qui ne put jamais s'arrêter.

Chaque fois qu'ils voyaient l'empereur revenir heureusement, ils ne trouvaient d'autre moyen de se tirer du mauvais pas où ils s'étaient mis qu'en se dénonçant réciproquement.

L'empereur me demanda si j'étais dans l'habitude de recevoir des lettres de Paris. Je lui répondis que non, hormis celles de ma famille, qui ne me parlait jamais d'affaires. C'est dans cet entretien qu'il me dit qu'on le servait mal; qu'il fallait qu'il fît tout, et qu'au lieu de lui faciliter la besogne il ne rencontrait que des gens qui avaient pris l'habitude de le traverser. Il ajouta: «C'est ainsi que ces gens-là entretiennent les espérances des étrangers, et me préparent sans cesse de nouveaux embarras, en leur laissant entrevoir la possibilité d'une désunion en France; mais qu'y faire? ce sont des hommes qu'il faut user tels qu'ils sont.»

Je lui disais tout ce que je pensais, et mon opinion sur cette matière était formée sur la manière de voir de plusieurs bons serviteurs qui désiraient autant que moi la continuation de ses succès, et auxquels je faisais part de mes craintes sur les résultats de toutes ces intrigues.

Il ne me dit pas un mot de son retour prochain à Paris. Il me dit qu'il allait envoyer un officier d'ordonnance à Saint-Pétersbourg; c'est ce qui me fit penser que ce retour à Paris avait été résolu dans sa rêverie de Benavente à Astorga, d'autant plus que le courrier dont il avait lu les dépêches sur le grand chemin était expédié par M. de Champagny. Je sus par le prince de Neuchâtel, qui avait reçu une lettre du roi de Bavière, que ce souverain avait mandé à l'empereur de se mettre en mesure vis-à-vis de l'Autriche, qui armait et préparait tous les ressorts de la monarchie; c'était la première fois qu'elle levait la landwehr. Il lui envoyait copie de la dépêche que lui avait adressée son ministre à Vienne. Je m'expliquai alors tout ce que j'avais remarqué depuis huit jours, et je devinai la cause de l'envoi d'un officier d'ordonnance à Saint-Pétersbourg.

L'empereur donna ses instructions sur la marche qu'il voulait que l'on suivît pour les opérations militaires tant en Navarre qu'en Aragon et en Catalogne; il organisa la formation de l'armée mobile, pour l'emploi de laquelle il laissa une instruction générale, et fit partir la garde pour Burgos, où elle devait rester jusqu'à de nouveaux ordres. Il ne l'emmena pas d'abord, parce qu'il ne savait encore rien de positif sur ce qu'il ferait; ses projets étaient subordonnés à ce qu'entreprendraient les ennemis.

Il fit mettre ses chevaux de selle en relais sur le chemin de Valladolid à Burgos, avec un piquet de chasseurs à chacun des relais, de manière à n'avoir que trois à quatre lieues d'un relais à l'autre. Ces dispositions se prenaient souvent et sans bruit chez l'empereur. Pour les comprendre, il faut savoir que son écurie de chevaux de selle était divisée par brigades de neuf chevaux, dont deux étaient pour lui, et les sept autres pour les personnes de son service qui ne le quittaient pas. L'écurie des chevaux de traits était divisée par relais; un relais était composé de trois attelages. Il y avait un piquet attaché à chaque brigade, comme à chaque relais. Ainsi, lorsque l'empereur avait vingt lieues à parcourir à cheval, c'était ordinairement six brigades qui allaient se placer sur le chemin à faire. Les chevaux des palefreniers portaient des porte-manteaux où étaient des rechanges complets et des portefeuilles avec papier, plume, encre et cartes de géographie; ils portaient aussi des lunettes d'approche. S'il fallait faire vingt lieues en calèche ou en voiture, c'étaient six relais qui marchaient au lieu de six brigades de chevaux de selle. Les uns et les autres étaient numérotés ainsi que les piquets d'escorte, et pouvaient s'assembler la nuit sans que cela causât le moindre mouvement.

Les aides-de-camp de l'empereur étaient tenus d'avoir dans ces cas-là un cheval à chaque brigade; mais lorsque l'on voyageait en voiture, ils y avaient place.

L'empereur partit donc ainsi de Valladolid de grand matin, par une belle gelée, et vint au grand galop de chasse jusqu'à Burgos. Il y arriva en cinq ou six heures: jamais souverain n'a fait autant de chemin à cheval aussi rapidement. Il avait également fait placer des relais d'attelage depuis Burgos jusqu'à Bayonne, en sorte qu'il n'arrêta qu'un moment à Burgos et alla à Bayonne sans sortir de sa voiture. Il n'y resta qu'une matinée, et partit de suite pour Paris. Il allait si vite, que personne ne put le suivre. Il y arriva seul vers les derniers jours de janvier. Son retour aussi subit fut un événement: on ne l'attendait pas de tout l'hiver; les plaisirs de cette saison y occupaient la société, et en général celle de Paris tourne peu ses regards vers les affaires; une comédie nouvelle y fait parler bien plus que dix batailles perdues ou gagnées. Un étranger apprend à Paris tout ce qu'il veut savoir, et un Français y peut ignorer tout ce qui l'intéresse, sans pour cela cesser d'avoir sa journée bien employée.

C'était M. le comte de Metternich qui était dans ce moment-là ambassadeur d'Autriche en France. Il était revêtu de ce caractère depuis à peu près 1806. Il y avait eu, entre la paix qui a terminé la campagne de 1805 et son arrivée, un intérim rempli par le général baron de Vincent. Je ne suis pas bien fixé sur l'époque à laquelle il présenta ses lettres de créance; mais il n'y avait pas fort long-temps qu'il était parmi nous, qu'il avait déjà une connaissance très approfondie de toutes les intrigues dont le pavé de Paris fourmille toujours. L'on eut beau appeler l'attention de M. Fouché sur les personnes qui fréquentaient les intimités des ambassadeurs; on n'en obtint rien, et j'ai connu tels ambassadeurs qui avaient à Paris un espionnage monté dans toutes les parties; politique, administration, opinion et galanterie, tout y était soigné. Ils s'en servaient habilement pour faire lancer des sornettes au ministre de la police, qui a été souvent leur dupe.

M. de Metternich avait poussé ses informations si loin, qu'il serait devenu impénétrable pour un autre que l'empereur. Il était parvenu à faire arriver à l'oreille du ministre de la police tout ce qu'il lui convenait de lui faire dire, parce qu'il disposait en dominateur d'une personne (la discrétion m'empêche de la nommer, ce serait une révélation inutile) dont M. Fouché avait un besoin indispensable.

De sorte que c'était souvent lui qui était l'auteur de quelques contes dont M. Fouché venait entretenir l'empereur. Il se persuadait qu'il le mettait dans une lanterne; mais il y avait longtemps que l'empereur ne croyait plus à ses informations. L'on ne tarda pas à voir l'aigreur se manifester dans nos relations avec l'Autriche; cette puissance fit paraître (je crois dans le courant de février ou vers la fin de ce mois) une sorte de manifeste dans lequel elle déclarait que, dans le but d'assurer son indépendance, elle allait prendre des mesures propres à la mettre à l'abri de toutes les entreprises qui pourraient être formées contre elle. Cette déclaration en pleine paix, lorsque la France venait de retirer ses armées de l'Allemagne, ne pouvait assurément pas reposer sur des motifs d'inquiétude raisonnables; elle paraissait plutôt être le signal d'une nouvelle croisade dans une circonstance que l'on considérait comme favorable au recouvrement de ce que cette puissance avait perdu dans les guerres précédentes. C'est ainsi que cela fut envisagé.

CHAPITRE IV.

Réception du corps diplomatique.—Paroles de l'empereur à M. de Metternich.—Protestations de la cour de Saint-Pétersbourg.—Degré de confiance qu'y ajoute l'empereur.—Préparatifs de guerre.—Opinion publique.

Cette déclaration de l'Autriche venait de paraître depuis très-peu de temps, lorsqu'arriva un des jours d'étiquette où l'empereur était dans la coutume de recevoir le corps diplomatique.

Toutes les personnes qui le composaient avaient l'habitude de se former en cercle dans la salle du trône, dans laquelle elles entraient selon leur date de résidence à Paris (usage adopté entre les envoyés des grandes puissances), et l'empereur commençait par sa droite à en faire le tour, en causant successivement avec chacun des ambassadeurs, ministres, envoyés, etc. Ce jour-là, en arrivant à M. de Metternich, il s'arrêta, et comme l'on s'attendait à quelque scène, d'après la connaissance que tout le monde avait de la déclaration du gouvernement autrichien, il régna un silence profond lorsqu'on vit l'empereur en face de M. de Metternich. Après le compliment d'usage, il lui dit: «Eh bien! voilà du nouveau à Vienne; qu'est-ce que cela signifie? est-on piqué de la tarentule? qui est-ce qui vous menace? à qui en voulez-vous? voulez-vous encore mettre le monde en combustion? Comment! lorsque j'avais mon armée en Allemagne, vous ne trouviez pas votre existence menacée, et c'est à présent, qu'elle est en Espagne, que vous la trouvez compromise! Voilà un étrange raisonnement. Que va-t-il résulter de cela? c'est que je vais armer, puisque vous armez; car enfin je dois craindre, et je suis payé pour être prudent.»

M. de Metternich protestait que sa cour n'avait aucun projet semblable, que ce n'étaient que des précautions que l'on prenait dans une circonstance où la situation de l'Europe paraissait le commander, mais que cela ne couvrait aucun autre projet.

L'empereur répliqua: «Mais où avez-vous pris ces inquiétudes? Si c'est vous, monsieur, qui les avez communiquées à votre cour, parlez, je vais vous donner moi-même toutes les explications dont vous aurez besoin pour la rassurer. Vous voyez qu'en voulant porter votre cour à affermir sa sécurité, vous avez troublé la mienne, et en même temps celle de beaucoup d'autres.»

M. de Metternich se défendait, et il lui tardait de voir rompre cet entretien, lorsque l'empereur lui dit: «Monsieur, j'ai toujours été dupe dans toutes mes transactions avec votre cour; il faut parler net, elle fait trop de bruit pour la continuation de la paix et trop peu pour la guerre.»

Il passa ensuite à un autre ambassadeur, et acheva ainsi l'audience, à la suite de laquelle il y eut assurément plus d'un courrier expédié. Celui de M. de Metternich à sa cour fut sans doute pressant, car l'Autriche rassemblait déjà ses armées, tandis que l'empereur n'avait pas encore les premiers élémens de la sienne à sa disposition. On appela sur-le-champ une conscription; on l'habilla à la hâte, et on la fit partir en voiture. La garde, qui était encore à Burgos en Espagne, eut ordre de se rendre en Allemagne.

Jamais l'empereur n'avait été pris si fort au dépourvu. Il ne revenait pas de cette guerre; il nous disait: «Il faut qu'il y ait quelques projets que je n'aperçois pas, car il y a de la folie à me faire la guerre. Ils me croient mort, nous allons voir comment cela ira cette fois-ci. Et puis ils diront que c'est moi qui ne peux rester en repos; que j'ai de l'ambition, lorsque ce sont leurs bêtises qui me forcent d'en avoir. Au reste, il n'est pas possible qu'ils aient songé à me faire la guerre seuls; j'attends un courrier de Russie: si les choses y vont comme j'ai lieu de l'espérer, je la leur donnerai belle.»

Ce courrier attendu de Russie ne tarda pas à arriver; il apportait la réponse aux dépêches dont l'officier d'ordonnance qui avait été expédié de Valladolid était chargé. Alexandre renouvelait l'assurance de ses sentimens, apprenait succinctement à l'empereur Napoléon ce qui avait eu lieu entre lui et l'Autriche au sujet des projets de cette dernière puissance. Notre ambassadeur, M. de Caulaincourt, écrivait d'une manière plus positive encore. Il racontait que l'Autriche avait envoyé M. le prince Schwartzemberg[1] à Saint-Pétersbourg pour solliciter une alliance et faire entrer la Russie dans un nouveau projet de guerre contre la France, mais que l'empereur Alexandre avait rejeté toutes ces propositions, et se montrait ferme dans la résolution qu'il avait prise de rester dans les sentimens qu'il avait manifestés à l'empereur Napoléon. Bien plus, il déclarait qu'il ne resterait pas indifférent à l'agression à laquelle son allié pourrait être exposé par suite du refus qu'il exprimait à l'ambassadeur d'Autriche. M. de Caulaincourt était fort rassurant: ce qu'il voyait, comme ce qu'on lui disait, lui inspirait une sécurité parfaite. Le colonel Boutourlin nous a appris plus tard combien tout cela était cependant peu sincère. «L'empereur Alexandre, nous dit-il, ne pouvait méconnaître l'esprit des dispositions du traité de Tilsit; mais les circonstances malheureuses où se trouvait l'Europe à l'époque où il l'avait souscrit, lui avaient prescrit d'éloigner à tout prix la guerre. Il s'agissait surtout de gagner le temps nécessaire pour se préparer à soutenir convenablement la lutte que l'on savait bien être dans le cas de se renouveler un jour.» Voilà dans quelles dispositions Alexandre avait traité, la bonne foi avec laquelle il avait posé les armes. Sa conduite ne fut pas plus franche dans l'alliance qu'elle ne l'avait été dans la négociation, et s'il ne viola pas, presque au sortir d'Erfurth, les engagemens qu'il avait pris, s'il ne fit pas cause commune avec l'Autriche, ce fut par suite de l'impossibilité où l'avait mis la dispersion de ses armées, occupées contre la Suède et la Turquie, de soutenir efficacement cette puissance[2]. Mais l'enthousiasme qu'il avait affecté durait encore. On était bien loin d'exagérer la profonde duplicité que nous a révélée Boutourlin. Il est vrai cependant qu'il y a une règle naturelle où tout se mesure, et qui est comme la pierre de touche à laquelle on reconnaît les fausses monnaies: cette règle, que l'ambassadeur n'eût pas dû méconnaître, est le bon sens et la droiture.

Il y avait à peine quatre mois que l'entrevue d'Erfurth avait eu lieu: on ne pouvait avoir oublié tout ce qui y avait été dit. Or, que nous fallait-il pour nous donner le temps de finir, si ce n'était de maintenir la paix en Allemagne? Qui est-ce qui le pouvait, ou du souverain qui venait d'en retirer son armée, ou de celui qui y avait tout le poids de sa puissance physique et morale? surtout quand cette même puissance avait suffi en 1805 pour décider l'Autriche à une guerre à laquelle elle a déclaré qu'elle n'avait pas pensé auparavant. Était-ce une chose déraisonnable de supposer que cette puissance (la Russie), réunie d'intention et d'efforts avec la France, empêcherait l'Autriche d'entrer seule en campagne, lorsque cette même Autriche avait eu besoin, quatre ans auparavant, d'être stimulée par la Russie pour entrer dans la coalition contre la France? Ce serait choquer le bon sens que de vouloir persuader que les Autrichiens eussent osé commencer la guerre, si les Russes leur avaient déclaré positivement qu'ils entreraient aussitôt en campagne avec nous, ou qu'ils eussent même paru disposés à le faire. Si donc les Autrichiens ont commencé, c'est qu'ils ont été assurés au moins d'une neutralité armée, semblable à celle qu'eux-mêmes avaient observée après la bataille d'Eylau. Voilà ce qu'il était si important à l'empereur de savoir, et ce qu'il ne sut que trop tard par l'expérience des faits.

Ce qui commença à donner de l'inquiétude, c'est que l'on apprit que dans le conseil de guerre qui fut tenu à Vienne au retour du prince Schwartzemberg de Saint-Pétersbourg, la guerre fut résolue, malgré les objections du général Meyer, membre de ce conseil, qui déclara net que faire la guerre à la France sans le concours de la Russie était une folie. L'opinion du général Meyer était de quelque poids à cette époque-là, et pour que l'on ne s'y rendît pas, il fallait que l'on eût quelques espérances dont on n'avait pas entretenu le conseil.

L'empereur se flattait toujours, d'après ce que lui avait mandé M. de Caulaincourt, que la Russie ne s'en tiendrait pas à observer la neutralité, et que ses menaces seraient suivies de quelques effets qui retiendraient l'Autriche. Mais il fut désabusé en apprenant par son ambassadeur à Vienne, ce qui s'était passé au retour du prince Schwartzemberg. Il prit bien vite son parti, c'est-à-dire la résolution de ne compter que sur lui; et tout ce qui lui avait été promis à Tilsitt et à Erfurth se réduisit de la part de la Russie, à faire paisiblement ses affaires avec ses ennemis, et à nous laisser le soin de nous arranger avec les nôtres, supposant sans doute que c'était nous faire une grande grâce que de ne pas se joindre à eux. Je n'ai jamais vu l'empereur aussi calme qu'en apprenant ces détails. Il disait: «Nous allons voir si la Russie est une puissance, et si elle marchera pour moi comme elle a marché pour les Autrichiens en 1805. Je suis son allié; on m'attaque; je réclame son secours; nous verrons comment je serai secouru.»

Il se plaignait de la manière dont il était servi, et il avait bien quelque raison; mais il n'y avait pas de temps à perdre pour se mettre en mesure; il demanda au plus vite les contingens des souverains et princes confédérés; ces troupes devaient former la majeure partie de son armée. Il donna ses ordres en Italie, en même temps prépara en France tout ce qui devait précéder et s'exécuter après son départ.

Cette levée de boucliers de la part de l'Autriche fut un coup d'assommoir pour l'opinion publique. On se voyait de nouveau dans des guerres interminables, et comme la session du corps-législatif était terminée, on ne put se servir de ce moyen pour éclairer les esprits sur cet événement et calmer les inquiétudes que causait cette guerre inattendue. Lorsque l'opinion en France n'est point dirigée, elle divague et devient le jouet des intrigues qui la font servir à quelques projets. C'est ce qui arriva dans ce cas-ci. Faute d'avoir fait connaître la conduite de l'Autriche, la malveillance lui donna tous les honneurs de cette nouvelle guerre, dont on eut soin de rattacher la cause à l'entreprise sur l'Espagne.

L'ambassadeur d'Autriche, qui était resté à Paris, d'où il servait très-bien les projets de sa cour, eut grand soin de profiter d'une disposition d'opinion qui lui était si favorable, en se servant des moyens dont j'ai parlé plus haut pour faire croire que l'Autriche ne se dévouait que pour la cause de l'Espagne, qui était celle de toutes les puissances. Il l'avait tellement dit qu'il le faisait répéter par le ministre de la police lui-même, dont il avait fait sa dupe. Il m'a été rapporté au ministère de la police même, des choses extraordinaires à cette occasion, et qui m'ont, avec plusieurs autres, démontré que M. Fouché n'avait jamais persuadé que des hommes connus pour être crédules, et qu'il avait toujours été dupé par tous ceux un peu clairvoyans qu'il avait cru jouer. Il fit à l'empereur un tort notable cette année en laissant établir cette opinion qui n'avait d'autre but que de le dépopulariser, lorsqu'au contraire il aurait dû lutter contre elle, l'éclairer, ou au moins en combattre les effets.

Cela lui aurait été d'autant moins difficile que la guerre que commençait l'Autriche n'avait pas pour motif l'entreprise de la France sur l'Espagne; mais au contraire c'était dans cette entreprise, où elle savait toute l'armée française engagée, qu'elle puisait l'espérance des succès qu'elle se flattait d'obtenir, et au moyen desquels elle aurait justifié son agression.

Il est au moins juste d'observer que, quoi que l'on eût pu dire ou faire, on n'eût pas calmé les esprits, ni ramené cette faveur d'opinion dont l'empereur jouissait après le traité de Tilsitt. On avait obtenu à cette époque une paix qui avait coûté tant de sacrifices, que l'on ne put s'accoutumer à l'idée de voir évanouir si promptement toutes les espérances qui s'y étaient déjà rattachées. On n'avait plus la guerre qu'avec l'Angleterre, et on ne pouvait pas comprendre qu'il fallût passer par Madrid pour arriver aussi à faire une paix avec ce pays-là. On ignorait que l'affaire d'Espagne avait, par un concours particulier d'événemens, pris une autre tournure que celle qu'on voulait lui donner d'abord, si les choses avaient été conduites comme elles devaient l'être, et l'on ne pardonnait pas qu'un projet médité et préparé eût eu pour résultat de remettre en question tout ce qui semblait devoir être immuablement fixé après le traité de Tilsitt.

Si l'on avait été heureux tout aurait été trouvé le mieux du monde; on ne le fut pas, et tout fut blâmé. Je ne répéterai pas ici tout ce qui fut dit à ce sujet. La plupart des personnes qui parlaient d'affaires en déraisonnaient. Il suffira de dire qu'après le traité de Tilsitt nous n'avions plus de paix à conclure qu'avec l'Angleterre, et que dix-huit mois après nous avions de plus la guerre avec l'Espagne et l'Autriche, ce qui, pour la politique anglaise, était la même chose que si nous avions continué à l'avoir avec la Russie et la Prusse; et, tout bien considéré, cette situation était plus désavantageuse pour nous que si nous eussions continué la guerre au lieu de faire la paix à Tilsitt, parce que nos deux adversaires alors étaient épuisés, tandis que les deux nouveaux étaient en très-bon état, frais et dispos. En effet, c'était la même chose pour le peuple en France, c'est-à-dire que c'était encore des conscriptions et autres charges publiques, qui étaient toujours mises en contraste avec les prospérités et les accroissemens des autres intérêts nationaux, qui étaient si encourageans. Il y avait mille bons raisonnemens à faire pour entretenir l'esprit national, l'empêcher de se détériorer et de s'abandonner au découragement comme cela arriva.

Il n'y avait qu'à rapporter les choses comme elles s'étaient passées; on ne pouvait rien y perdre, et peut-être au contraire y eût-on gagné; mais en s'entêtant à garder le silence, on laissa le champ libre à la malveillance, qui, petit à petit, détacha de l'empereur l'intérêt national. Il ne s'abusait pas; il voyait bien la différence de sa situation présente d'avec celle de Tilsitt, et il aurait bien voulu en être encore à ce point-là; mais tout cela était indépendant de lui, et il ne dut songer qu'à ne pas être victime de ses ennemis ni de la confiance qu'il avait mise en des alliés, sur l'attachement desquels il avait compté jusqu'alors. Il avait besoin d'être rassuré sur ce dernier point. Il semblait qu'un sentiment secret lui disait qu'il ne devait pas beaucoup en espérer. Cependant il s'arrêtait avec plaisir à l'idée que cette circonstance allait resserrer l'alliance entre lui et l'empereur de Russie.

Un jour que j'avais l'honneur d'être dans sa voiture seul avec lui, il me dit: «Il paraît que cela va bien en Russie[3]; ils font marcher cinquante mille hommes en Pologne pour m'appuyer; c'est quelque chose, mais je comptais sur davantage.»—Je lui répondis: «Ainsi la Russie fait pour nous à peu près ce que fit la Bavière. Certes ce ne sont pas ses cinquante mille hommes qui empêcheraient les Autrichiens de commencer[4]; il y a plus, dis-je, c'est que je crois que, s'ils ne donnent que ce nombre-là, cette armée n'agira pas, et je ne serais pas étonné que cela fût convenu d'avance parce que cela est trop ridicule, lorsqu'ils ont mis en 1805 plus de deux cent mille hommes contre nous.»

L'empereur me répondit: «Aussi je compte plus sur moi que sur eux.»

Il était cependant bien cruel d'être obligé de se rendre à d'aussi tristes pensées, après avoir eu son ennemi à sa discrétion en 1807, et ne lui avoir imposé de condition que celle de devenir son ami. Que l'on se rappelle tout ce que l'empereur pouvait faire au lieu de conclure la paix à Tilsitt; on va voir tout ce qui lui en a coûté pour avoir été généreux envers ses ennemis. La Russie avait une armée occupée en Finlande contre les Suédois; mais les Suédois ne menaçaient point Pétersbourg. Elle avait une autre armée en Moldavie contre les Turcs: ceux-ci étaient aussi bien éloignés de prendre l'offensive, et, même en supposant qu'ils eussent pu la prendre, les armées turques ne peuvent jamais être dangereuses pour une armée européenne lorsqu'elles ont de longues marches à faire. Malgré tout cela la Russie devait encore faire plus qu'elle n'a fait pour remplir son alliance avec nous. Elle pouvait bien lever du monde; elle a su le faire toutes les fois que cela lui est devenu nécessaire. Des démonstrations seules eussent suffi pour arrêter les Autrichiens et nous donner le temps d'avancer prodigieusement les affaires d'Espagne. Mais il fallut y renoncer; l'empereur donna pour instruction dans ce pays de faire le siége de Sarragosse et des places de Catalogne, de pacifier la Castille, mais de ne pas pénétrer dans le sud au-delà de la Manche. Il reçut à la fin de février la nouvelle de la reddition de Sarragosse après une défense dont l'histoire offre peu d'exemples. Il ne se passait pas un jour qu'il ne fit quelques créations nouvelles pour augmenter l'armée qu'il devait emmener en Allemagne et qui n'existait encore que sur le papier.

CHAPITRE V.

Rappel des Français qui servent à l'étranger.—Motifs de cette mesure.—Situation de l'armée.—Mesures diverses.—L'empereur passe le Rhin.—Le garde forestier et sa fille.—Arrivée à l'armée.—Position critique de Davout.—Berthier.—Mission que je reçois.—Je réussis à franchir les avant-postes ennemis.—Défense de Ratisbonne.—Le maréchal Davout fait son mouvement.—Situation dans laquelle se trouve l'empereur.

Au mois de mars l'empereur fit partir le maréchal Berthier pour aller réunir sur le Danube les divers contingens des troupes des princes confédérés. Pour lui, il avait encore quelques affaires qui le retenaient à Paris.

C'est à cette époque qu'il faisait prendre une mesuré législative pour obliger tous les Français de naissance, ou ceux qui l'étaient devenus par la réunion de quelque nouveau territoire, à quitter le service militaire étranger. L'empereur observait qu'en Prusse, comme en Russie et en Autriche, la plupart des officiers à talens étaient Français, et il trouvait inconvenant que, quand la patrie ne repoussait pas un citoyen, il allât porter chez ses ennemis le fruit de l'éducation qu'il avait reçue dans les institutions de son pays.

On a beaucoup crié contre cette mesure, qu'il n'a cependant étendue qu'aux militaires; les négocians ou artisans ont toujours été les maîtres d'aller où bon leur semblait. Il faisait courir dans tous les dépôts des régimens pour que l'on en fît partir tous les hommes en état de faire la campagne, et qu'on les envoyât en poste à Strasbourg. Tout cela se faisait à peu près comme il l'ordonnait; il partait des hommes des dépôts; il en arrivait à l'armée; mais déjà l'administration militaire, tant de l'intérieur que de l'armée, n'avait presque plus de ces hommes à grandes ressources qui trouvent toujours ce dont ils ont besoin. On les avait éparpillés en faisant des conquêtes, de sorte que l'armée éprouva des besoins dans tout ce qui était particulièrement confié aux soins de ces messieurs. L'empereur fut obligé d'y pourvoir lui-même, et d'ajouter aux combinaisons du général les embarras du munitionnaire[5]. Ces choses-là paraissent des misères, mais l'on ne tarde guère à reconnaître que c'est un point capital.

L'empereur voulait s'étourdir sur les observations qu'on lui en faisait, et d'ailleurs il n'avait pas de remède à y apporter; il était pris au dépourvu, et s'il n'avait pas été là lui-même jamais on n'eût tiré une armée des ressources qu'il avait. Le moment de l'employer arriva beaucoup plus tôt qu'il n'aurait fallu. Il est nécessaire de dire d'abord que le seul corps français que nous eussions alors en Allemagne était celui du maréchal Davout, que l'on avait fait venir du duché de Varsovie (où il était resté), par la Saxe et les pays neutres et confédérés, jusque sur les bords du Danube, à Ratisbonne. Les troupes venant de France formèrent les corps du maréchal Masséna et du général Oudinot. Les Bavarois donnèrent trois belles divisions; les Wurtembergeois une très-forte; les Badois de même, et le reste des troupes des petits princes formèrent une autre division.

Les ordres que l'empereur avait donnés au prince de Neuchâtel, en l'envoyant à l'armée, étaient ceux-ci:

«Si les ennemis n'entreprennent rien, vous laisserez les troupes dans leurs positions jusqu'à mon arrivée; mais s'ils commencent les hostilités, vous réunirez bien vite l'armée derrière le Lech[6].»

Il était dans une pleine sécurité à Paris, lorsqu'il reçut un courrier du roi de Bavière, qui lui apprenait que les Autrichiens avaient passé l'Inn (rivière qui sépare l'Autriche de la Bavière), ayant toutefois publié une déclaration par laquelle ils annonçaient qu'ils entraient en Bavière, et ayant, je crois, sommé quelques unes de nos troupes qui s'y trouvaient de se retirer.

L'empereur était tranquille, quoique cette déclaration vînt un peu trop tôt. Il expédia un courrier à Saint-Pétersbourg pour prévenir qu'il marchait, et recommandait à son ambassadeur de faire en sorte que son alliance avec ce pays ne lui fût pas inutile. Il expédia aussi en Italie pour que l'on se préparât à prendre l'offensive; mais, comme on le verra, les Autrichiens y prévinrent le vice-roi, qui y commandait notre armée. Ayant donné ses derniers ordres à Paris, l'empereur partit le 11 avril 1809, et alla sans s'arrêter jusqu'à Strasbourg, où il se fit rendre quelques comptes, puis il passa le Rhin. Il descendit à Kehl pour visiter les travaux de fortifications qu'il y faisait exécuter[7], et recommanda aux ingénieurs beaucoup d'activité. Il alla de là par Rastadt à Durlach, où il vit le prince et la princesse de Baden, qui y étaient venus pour lui rendre hommage à son passage. Il ne s'y reposa que deux heures, et partit pour Stuttgard. Le roi de Wurtemberg envoya à sa rencontre jusqu'à sa frontière, et le fit accompagner jusqu'à Louisbourg, résidence d'été, où la cour de Wurtemberg était déjà établie.

L'empereur ne s'y arrêta qu'une nuit; il venait d'apprendre que le roi de Bavière, avec toute sa famille, avait été obligée de se retirer de Munich, et se trouvait à Dillingen, sur le Danube, et que les troupes bavaroises étaient vers Abensberg, pour se mettre en communication avec le maréchal Davout, qu'il sut par là être encore à Ratisbonne, car il l'en croyait parti. Il ne pouvait pas s'expliquer comment ce maréchal était encore là, ou comment le roi de Bavière avait été obligé de quitter sa capitale: ces deux idées étaient incohérentes. Cela le tourmenta, et il partit de suite pour se rendre à l'armée. Le prince de Neuchâtel avait son quartier-général à Donawert, où l'empereur lui avait dit de l'établir.

En partant de Louisbourg, nous ne prîmes pas la route qui mène à Ulm, nous prîmes la même que nous avions suivie en 1805, et nous vînmes déboucher des montagnes (où le Neker prend sa source) à Dillingen. L'empereur ne s'était point arrêté depuis Louisbourg. Il soupa ce soir chez un officier forestier du roi de Wurtemberg, où le grand-maréchal avait fait préparer un repas. L'empereur aimait à causer avec les propriétaires de toutes les maisons dans lesquelles on le faisait descendre. Cet officier forestier était un fort brave homme. L'empereur lui fit beaucoup de questions sur sa famille, et il apprit qu'il n'avait qu'une fille en âge d'être mariée, mais qu'il était sans fortune. L'empereur dota cette demoiselle d'une manière proportionnée à sa condition, en sorte que ce jour vit luire pour elle l'espérance d'un avenir heureux, dont elle vouera sans doute la reconnaissance à son bienfaiteur.

Nous arrivâmes à Dillingen la nuit, et nous descendîmes chez le roi de Bavière, qui était couché, n'ayant pas été prévenu de l'arrivée de l'empereur. Il se leva, et ils causèrent une heure ensemble, puis nous repartîmes à l'instant pour Donawert. Nous y trouvâmes le prince de Neuchâtel; mais peu après nous vîmes l'empereur dans une colère que nous ne pouvions pas nous expliquer: il disait à Berthier: «Mais ce que vous avez fait là me paraît si étrange, que, si vous n'étiez pas mon ami, je croirais que vous me trahissez; car enfin Davout se trouve en ce moment plus à la disposition de l'archiduc Charles qu'à la mienne.»

Cela était vrai par le fait; le prince de Neuchâtel avait interprété l'ordre de l'empereur d'une manière particulière, qui faillit nous amener un grand désastre tout en commençant la campagne.

On se rappelle que l'empereur lui avait écrit en ces termes: «Si les ennemis commencent les hostilités, vous rassemblerez l'armée derrière le Lech.»

Mais ce prince n'avait pas pris pour un commencement d'hostilités le passage de l'Inn, celui de l'Iser, et l'occupation de la moitié de la Bavière par les Autrichiens (à la vérité il n'y avait pas eu un coup de canon de tiré); en sorte qu'il avait laissé le corps du maréchal Davout à Ratisbonne et les Bavarois à Abensberg.

L'empereur partit de suite pour Neubourg, présageant déjà quelque fâcheux événement. Il passa par Raïn, où il faisait construire une tête de pont sur le Lech, et où se rassemblaient les contingens de plusieurs princes d'Allemagne; il s'y arrêta un moment pour voir en quel état elle était, et continua jusqu'à Neubourg, où il arriva en même temps que les divisions de cuirassiers qui étaient aussi restées en Allemagne. Le soir il reçut du maréchal Lefèvre (auquel il avait donné le commandement des Bavarois) l'avis que la communication entre lui et le maréchal Davout était coupée; qu'il venait de lui arriver un officier de hussards avec un piquet, qui avait laissé le maréchal coupé en arrière de Ratisbonne. Cet officier voulant venir avec son piquet par le grand chemin, avait été mené vivement par des chevau-légers autrichiens jusqu'aux portes d'Abensberg. Ce rapport donna de vives inquiétudes à l'empereur; il m'envoya chercher et me donna l'ordre suivant: «Lisez ce rapport de Lefèvre que je viens de recevoir. Il faut, coûte que coûte, que vous me trouviez un moyen de pénétrer chez le maréchal Davout, que Berthier a laissé à Ratisbonne: voici ce que je désire qu'il fasse, mais qui est subordonné à ce qui se passe autour de lui, dont je n'ai pas de nouvelles assez certaines pour donner un ordre précis. S'il pouvait garder sa position de Ratisbonne en restant en communication avec moi, jusqu'à ce que je sois joint par Masséna, Oudinot et les autres troupes confédérées, ce serait un grand avantage, parce qu'en gardant Ratisbonne il empêche la réunion du corps autrichien qui est en Bohême (commandé par le général Klenau[9]) avec l'armée de l'archiduc Charles, et me donne par là une force double pour battre celui-ci, surtout si, comme je l'espère, je parviens à lui couper sa retraite sur l'Inn: ce serait là le mieux. Mais je ne crois pas que Davout puisse m'attendre; il sera attaqué avant que je puisse aller à son secours: c'est là ce qui m'occupe. S'il peut garder Ratisbonne, c'est une chose immense pour les suites de la campagne, mais s'il ne le peut pas, qu'il rompe le pont de manière à ce que l'on ne puisse pas le raccommoder et qu'il vienne se mettre en communication avec moi; de cette manière la réunion du général Klenau à l'archiduc n'aura pas lieu, et nous verrons après; mais qu'il se garde bien de rien risquer ni d'engager ses troupes avant de m'avoir rejoint.»

L'empereur était à Neubourg lorsqu'il m'expédia. Je partis de suite et vins par Ingolstadt joindre le quartier-général du maréchal Lefèvre, où celui du prince royal de Bavière, qui commandait une division de l'armée de son père, était établi. Je demandai au maréchal une escorte pour Ratisbonne, et pour réponse il me mena en avant d'Abensberg et me montra effectivement les postes autrichiens, qui étaient placés à une portée de canon d'Abensberg sur le chemin même de Ratisbonne. Néanmoins je m'arrangeai de telle sorte qu'à l'aide d'une escarmouche que le prince royal de Bavière fit engager et d'un détachement de cinquante chevau-légers de son propre régiment qui devaient me servir d'escorte, je me jetai à gauche dans les bois qui bordent le Danube. J'y laissai respirer les chevaux un moment, et m'abandonnant à la conduite d'un des chevau-légers bavarois qui était natif des environs, il me mena déboucher juste à l'entrée de la plaine qui se trouve au bord du Danube, entre le bois que nous venions de traverser et le bourg appelé Abbach, sur la grande route, à deux milles allemands de Ratisbonne.

Avant de sortir du bois j'entendais un tiraillement qui me donnait de l'inquiétude sur la rencontre que j'allais faire de l'autre côté. Effectivement un des chevau-légers qui étaient en avant revint me dire que l'on voyait des piquets de cavalerie qui tiraillaient dans la plaine en avant d'Abbach. J'y courus, et je vis des troupes opposées les unes aux autres, sans pouvoir distinguer quelles pouvaient être les nôtres. J'attendis dans cette incertitude une bonne demi-heure que l'escarmouche m'apprît quelque chose, et je vis effectivement déboucher d'Abbach des hussards habillés en blanc. Comme les Autrichiens n'en avaient pas de vêtus ainsi, je jugeai que ce ne pouvaient être que des hommes de notre 5e régiment, que je savais être au corps du maréchal Davout.

Je courus à eux, et je ne m'étais pas trompé; mais ils ne savaient rien du maréchal Davout, en sorte que je fus obligé d'aller à Ratisbonne. J'y trouvai le 65e régiment d'infanterie, commandé par le colonel Coutard, homme du premier mérite, comme on va en juger.

Il m'apprit que le maréchal Davout était parti le matin avec toute l'armée sur l'avis d'un mouvement de l'archiduc Charles tendant à le tourner par sa droite; que l'on avait fait des efforts pour détruire le pont, mais que c'était une maçonnerie indestructible[10]; qu'il avait fallu abandonner cette idée, de sorte que le maréchal Davout ayant eu peur de livrer ce passage au corps autrichien de M. de Klenau qui serait venu aussitôt l'attaquer, n'avait laissé ce colonel à Ratisbonne avec son régiment uniquement que pour défendre le pont.

La ville est tout entière sur la rive droite; elle est entourée d'un bon fossé et d'une muraille à la romaine, mais d'un développement beaucoup trop étendu pour être défendu par un seul régiment. D'ailleurs, l'armée manoeuvrant sur la rive droite du Danube, il ne paraissait pas que ce serait par là qu'il serait forcé.

Ce colonel avait fait des dispositions admirables pour défendre son pont et pour employer son régiment de la manière la plus avantageuse possible. Je restai deux heures avec lui pour lui expliquer les intentions de l'empereur, dont il devenait l'exécuteur, puisque le maréchal Davout les avait prévenus en ce qui concernait son corps d'armée. On commençait à entendre le canon au loin dans la campagne; je me dirigeai sur le bruit, et ne tardai pas à trouver le maréchal Davout engagé avec son corps d'armée contre toute celle de l'archiduc Charles. L'affaire se passait à la hauteur d'Abbach, à une lieue sur la droite du chemin, en allant d'Abbach à Ratisbonne; je crois que le village s'appelle Tanereberg. Je le joignis sur le champ de bataille, au moment où il remportait un avantage, et je lui appris l'arrivée de l'empereur à l'armée, en lui faisant connaître ce dont il m'avait chargé pour lui; il avait déjà manoeuvré comme s'il en avait été informé. À la vérité, ne sachant pas l'arrivée de l'empereur, il ne comptait pas faire de mouvement par sa droite; il projetait au contraire ne pas trop s'éloigner de Ratisbonne, tant pour porter secours aux troupes qu'il y avait laissées que pour empêcher la jonction du général Klenau avec l'archiduc Charles.

Mais l'empereur voulait tirer encore un parti de plus de ce même corps d'armée; en conséquence, le maréchal Davout fit de suite ses dispositions. Il envoya d'abord des cartouches d'infanterie au régiment qui était dans Ratisbonne. Malheureusement la route était déjà interceptée, et ces munitions furent prises. Ce petit accident, qui ne semble qu'une bagatelle, eut des conséquences bien malheureuses, comme on va le voir.

Le maréchal Davout fit marcher son armée par son flanc droit, ayant en tête les deux divisions Morand et Gudin, avec une division de cuirassiers, et vint le soir de ce même jour se mettre en communication avec les Bavarois, en prenant position à portée de canon d'Abensberg. J'étais revenu avec mon détachement de chevau-légers bavarois, par le même chemin que j'avais pris le matin, et du quartier du maréchal Lefèvre je vins la nuit trouver l'empereur à Ingolstadt. Il était couché sur un banc de bois, les pieds près d'un poêle dans lequel il y avait du feu, et la tête sur un havre-sac de soldat, ayant une carte de géographie étendue à côté de lui. Le maréchal Duroc seul était dans la même pièce que lui.

L'empereur attendait avec impatience des nouvelles du maréchal Davout. Il avait reçu toutes sortes de rapports sur la canonnade que l'on avait entendue toute la matinée, et ne croyait pas que j'aurais pu parvenir jusque là.

Il commença d'abord par me gronder d'avoir entrepris, à ce qu'il disait, cette extravagance; mais bref il fut bien aise d'avoir des nouvelles du maréchal Davout, tellement que j'avais à peine achevé de lui dire ce que j'avais vu, qu'il monta à cheval et partit au galop à travers toutes les troupes confédérées, et arriva lui-même à Abensberg.

CHAPITRE VI.

L'armée prend les armes.—Le prince royal de Bavière.—Distribution des forces autrichiennes.—Affaire d'Abensberg.—Prise de Landshut.—Bataille d'Eckmuhl.—Masséna.—Prise de Ratisbonne.—Le prince Charles réussit à s'échapper.

Selon sa coutume, l'empereur commença sa visite par les bivouacs des troupes, qui, de la droite à la gauche, l'eurent bientôt vu et reconnu; en sorte qu'aucun soldat ne doutait plus de la campagne. Il fit de suite prendre les armes à l'armée bavaroise, et la forma en avant d'Abensberg. Il n'était escorté et accompagné que d'officiers et de troupes bavaroises; le prince royal de Bavière était à côté de lui dans ce moment-là. L'empereur lui frappant sur l'épaule, lui dit: «Eh bien, prince royal, voilà comme il faut être roi de Bavière, quand ce sera votre tour, et ces messieurs vous suivront toujours; autrement, si vous restez chez vous, chacun ira se coucher; alors, adieu l'état et la gloire.»

Les officiers bavarois qui parlaient français le répétèrent en allemand, et cela courut parmi les soldats bavarois, qui, comme ceux des autres nations, jugent bien de la vérité.

Les deux divisions Gudin et Morand étant prêtes, l'empereur en fit pour le moment un corps d'armée dont il donna le commandement au maréchal Lannes, qui, la veille ou l'avant-veille, était arrivé de Sarragosse. Il joignit à ce corps une brigade de chasseurs à cheval avec la division de cuirassiers du général Saint-Sulpice. Les Bavarois, c'est-à-dire deux divisions, celle du prince royal et celle du général Deroy, marchèrent avec le maréchal Lefèvre, à la suite du reste du corps du maréchal Davout, qui avait encore avec lui les deux divisions Saint-Hilaire et Friant.

La division bavaroise du général Wrede étant plus à droite, elle suivit la direction du corps du maréchal Lannes. C'est de ce jour-là que l'empereur à commencé les manoeuvres qui eurent un si brillant résultat.

Les Autrichiens avaient commencé la campagne avec quatre armées; savoir: une en Italie, sous l'archiduc Jean; une en Gallicie, sous l'archiduc Ferdinand; une en Bohême, sous M. de Klenau; la grande armée, sous l'archiduc Charles, en Bavière, et un petit corps détaché pour appuyer les insurgés du Tyrol, était commandé par M. de Bellegarde.

La grande armée, sous l'archiduc Charles, avais pris sa ligne d'opérations par Vienne, Wels, Braunau, et était venue passer l'Iser à Landshut, d'où elle avait jeté un corps passablement fort sur Abensberg, puis avait pris la route de Ratisbonne avec toutes ses forces pour y attaquer le maréchal Davout. À la suite de l'armée de l'archiduc, se trouvait la réserve de grenadiers, commandée par le prince Jean Lichtenstein, puis les équipages de ponts, etc., etc. Indépendamment des troupes régulières, ils avaient levé et armé la landwehr (garde nationale), ce qui leur donnait un personnel de troupes considérable.

Le mouvement de l'archiduc sur Ratisbonne avait eu pour but de rallier à lui le corps de Bohême, et au moyen de ce qu'il aurait occupé la ville qui couvre le pont, tous les événemens de la campagne se seraient passés autour de cette ville, par l'occupation de laquelle il aurait couvert Vienne. Pendant que l'archiduc travaillait à l'exécution de cette partie de son plan d'opérations, l'empereur fit forcer et mener l'épée dans les reins le corps autrichien qui était venu de Landshut sur Abensberg; on le culbuta et on le mit dans une déroute complète; la nuit seule empêcha qu'il ne fût entièrement pris ce jour-là. On recommença le lendemain de très bonne heure à le poursuivre, et l'on entra pêle-mêle avec lui dans Landshut. Il voulut en défendre le pont; il s'engagea une fusillade d'un bord de l'Iser à l'autre, et nous aurions infailliblement vu le pont de l'Iser brûlé, si le général Mouton, aide-de-camp de l'empereur, ne fût venu l'enlever de vive force avec un bataillon du 57e régiment.

On prit à Landshut des bagages et des parcs à l'infini, des ponts de bateaux, en un mot, un matériel immense.

Mais nous y apprîmes que toute la réserve de grenadiers, aux ordres du prince Jean de Lichtenstein, était partie de Landshut deux jours avant pour Ratisbonne, en sorte que toute l'armée de l'archiduc Charles se trouvait réunie et en état d'agir. Comme elle était beaucoup plus forte que le maréchal Davout, il se trouvait dans un danger imminent. L'empereur, heureusement, fut rejoint à Landshut par le maréchal Masséna[11], auquel il avait écrit ces paroles flatteuses: Activité, activité, vitesse, je me recommande à vous. Le maréchal, dont ces mots avaient stimulé le zèle, avait précipité son mouvement, et était arrivé sur le champ de bataille comme l'action finissait. Il n'amenait que de bien jeunes soldats, ainsi que le général Oudinot; mais encore c'était un assez bon renfort. Ils venaient l'un et l'autre d'Augsbourg.

Les Wurtembergeois arrivèrent aussi. L'empereur passa la journée à Landshut, ne faisant qu'y questionner tout le monde. Il s'impatientait de ne pas voir arriver ses secrétaires, ni le matériel de son cabinet. Il était venu depuis Paris avec une telle rapidité que rien n'avait pu le suivre. Il vivait comme un soldat, et avait à peine de quoi se changer. Il n'avait pour chevaux de monture que ceux que le roi de Bavière lui avait prêtés, les siens étant fort loin en arrière; ils n'étaient pas même arrivés à Strasbourg.

Son habitude de juger les Autrichiens était si extraordinaire, qu'il arrivait toujours à point nommé lorsqu'il ordonnait un mouvement contre eux. Il calcula qu'il n'avait pas de temps à perdre pour manoeuvrer sur l'archiduc Charles, qui aussitôt qu'il aurait su sa ligne d'opérations sur Landshut coupée, ne ménagerait rien, soit pour forcer Ratisbonne, soit pour écraser le maréchal Davout.

En conséquence, il ne laissa qu'un faible corps; il donna le commandement de ce corps au maréchal Bessières (duc d'Istrie), parce que la garde, qui venait d'Espagne à marches forcées, devait arriver à Landshut peu de jours après. Le maréchal Bessières la commandait en chef en avant de Landshut, pour observer le corps des Autrichiens, commandé par le général Hiller, qu'on venait de déloger, et il partit avec le reste de l'armée par la route de Ratisbonne, le lendemain du jour où il était parti d'Abensberg pour venir à Landshut.

Un peu avant d'arriver à Eckmuhl, distant de cinq lieues de Ratisbonne, nous trouvâmes les avant-postes de l'aile gauche de l'armée de l'archiduc Charles, qui était appuyée au bourg d'Eckmuhl même, et dont tout le front était couvert par une petite rivière que l'on nomme le Laber.

L'empereur ne prit que le temps de les reconnaître pendant que l'on formait les troupes à mesure qu'elles arrivaient sur le bord de la rivière. Dans le même temps, le maréchal Davout se mettait en communication avec nous en prenant position sur le prolongement de notre gauche; il y avait trois jours qu'il était dans une horrible situation, depuis le jour où j'avais été lui porter les ordres de l'empereur, et qu'il avait dû se séparer des divisions Gudin et Morand. À la vérité, il avait avec lui le maréchal Lefèvre, avec deux divisions bavaroises, pouvant être enlevé d'un moment à l'autre.

On ne dépensa pas son temps à manoeuvrer, on attaqua de suite, en débordant la gauche des ennemis. Ils avaient flanqué le village d'Eckmuhl de beaucoup d'artillerie; le village lui-même était garni d'infanterie. On fit passer la rivière par l'infanterie de notre droite, au moyen d'une quantité de moulins et autres usines, dont le cours d'eau est bordé, et qui ont presque toutes un moyen de passer d'un bord à l'autre.

Ce mouvement seul déconcerta l'infanterie qui était dans le village d'Eckmuhl, et c'est dans ce même instant que l'empereur m'envoya porter au général Saint-Sulpice l'ordre de former sa division en colonne par division, et de forcer le passage d'Eckmuhl, de manière à enlever toute l'artillerie autrichienne qui flanquait le village.

Le général Saint-Sulpice eut pendant deux cents toises à essuyer un feu de canon qui lui aurait causé un mal effroyable s'il n'avait pas mené sa cavalerie si rapidement. Son premier escadron eut à souffrir, mais les autres n'eurent rien; il enleva toute l'artillerie ennemie, et repoussa sa cavalerie fort loin, sans lui laisser reprendre aucun avantage dans le reste de la journée. Le général qui commandait sa première brigade, et qui comme tel se trouvait à la tête de la colonne, était le général Clément; il aurait dû y être tué mille fois, et ne perdit qu'un bras. Le colonel du régiment de cuirassiers qui formait la tête de la colonne était M. de Berkeim.

L'empereur fut fort content de la hardiesse de ce mouvement, qui facilita le débouquement de toute l'armée par le village d'Eckmuhl. Le reste de l'après-midi se passa en manoeuvres pour déborder successivement toutes les positions que les ennemis prenaient en se retirant.

Il n'y avait plus moyen pour les Autrichiens d'éviter une grande bataille; ce à quoi l'empereur voulait les amener, ou bien à repasser le Danube s'ils avaient un pont, ce que l'on ignorait encore. On les serra le plus près que l'on put, et jusqu'à la nuit on les fit charger par notre cavalerie jusque dans les plaines de Ratisbonne.

Une bataille était inévitable pour le lendemain; nous y comptions lorsque nous apprîmes par les prisonniers faits dans la journée que la ville de Ratisbonne s'était rendue depuis deux jours par capitulation, et que le 65e régiment avait été fait prisonnier et conduit en Bohême.

Cette nouvelle dérangea nos espérances, soit que l'archiduc Charles livrât bataille, parce qu'alors il aurait avec lui le corps du général Klenau, soit qu'il ne voulût pas la livrer, parce qu'il avait le pont de Ratisbonne pour se retirer, et que la ville seulement pouvant être défendue, elle nous aurait occupés long-temps. Nous nous en approchâmes tant que nous pûmes, et l'empereur vint mettre son quartier-général ce soir-là, 22 avril, (onzième jour de son départ de Paris) dans un château où l'archiduc Charles avait eu le sien toute la journée. Il n'avait même abandonné le projet d'y passer encore cette nuit que fort tard dans l'après-midi, car nous soupâmes avec les mets qui avaient été préparés pour lui et sa suite.

Ce mouvement nous donna à craindre qu'il n'eût adopté le parti de la retraite. L'empereur, selon sa coutume, ne voulut prendre aucun repos qu'il ne sût où chaque division de son armée avait pu se placer après la marche et les travaux de la journée, et il ordonna que l'on se tînt prêt pour commencer le lendemain à la pointe du jour, si l'ennemi était dans sa position.

Comme on ne vit pas beaucoup de feux la nuit, on jugea qu'ils étaient en mouvement, et effectivement le lendemain nous ne trouvâmes plus dans la plaine que leur cavalerie avec quelques pièces d'artillerie; on se porta dessus sans les tâter, et après deux charges de cuirassiers on les avait tellement acculés à la ville que tous leurs canons ne purent y entrer. Ils les abandonnèrent après en avoir dételé les chevaux, qu'ils emmenèrent, et fermèrent les portes avec précipitation dans la crainte que nous ne pénétrassions en ville avec eux.

C'est dans ces deux charges que nous vîmes qu'indépendamment du pont de Ratisbonne, ils avaient jeté un pont de bateaux au-dessous du pont de pierre, et c'est par ce pont que se retira toute la cavalerie ennemie.

La ville était encore encombrée de troupes tant à pied qu'à cheval; aussi fut-elle défendue toute la journée, et l'on fut obligé d'attendre l'arrivée de nos colonnes d'infanterie pour en commencer l'attaque.

Ainsi que je l'ai dit, Ratisbonne est entourée d'une muraille soutenant une banquette à sa partie supérieure, et ayant ses portes flanquées de tours. Les Autrichiens avaient garni les unes et les autres de soldats d'infanterie, ce qui rendait l'approche de la muraille dangereuse et empêchait d'enfoncer les portes. On fut obligé d'avoir recours à l'emploi de l'artillerie. Tout le monde était si fatigué, et l'empereur entre autres, que chacun s'endormait, et quelqu'ordre qu'on eût pu donner, il aurait été mal exécuté.

On fit approcher des pièces de douze bavaroises si près, que dans moins de deux heures elles eurent abattu un pan tout entier de la muraille d'enceinte de la ville.

CHAPITRE VII.

Attaque de Ratisbonne.—L'empereur est blessé.—Alarmes des soldats.—Le colonel Coutard.—L'empereur suit l'ennemi.—Affaires d'Italie.—Le général Cohorn.—Bataille d'Ebersberg.—Horrible aspect du champ de bataille.—Paroles de l'empereur.—Arrivée à Saint-Polten.

L'empereur était impatient d'entrer dans Ratisbonne; il se leva de dessus le manteau sur lequel il était étendu, pour ordonner l'attaque; il était à pied à côté du maréchal Lannes. Il appelait le prince de Neuchâtel, lorsqu'une balle tirée de la muraille de la ville vint lui frapper au gros orteil du pied gauche; elle ne perça point sa botte, mais malgré cela lui fit une blessure fort douloureuse, en ce qu'elle était sur le nerf, qui était enflé par la chaleur de ses bottes, qu'il n'avait pas quittées depuis plusieurs jours.

J'étais présent lorsque cela est arrivé. On appela de suite M. Yvan, son chirurgien, qui le pansa devant nous et tous les soldats qui étaient aussi présens: on leur disait bien de s'éloigner; mais ils approchaient encore davantage. Cet accident passa de bouche en bouche; tous les soldats accoururent depuis la première ligne jusqu'à la troisième. Il y eut un moment de trouble, qui n'était que la conséquence du dévouement des troupes à sa personne; il fut obligé aussitôt qu'il fut pansé de monter à cheval pour se montrer aux troupes. Il souffrait assez pour être obligé d'y monter du côté hors montoir, étant soutenu par dessous les bras. Si la balle eût donné sur le cou-de-pied, au lieu de donner sur l'orteil, elle l'aurait infailliblement traversé; l'heureuse étoile fit encore son devoir cette fois-ci. Après ce petit accident, l'ouverture faite à la muraille ayant été reconnue praticable, on disposa l'assaut. De plus, on trouva dans le fond du fossé une petite porte de jardin qui communiquait dans la ville; on profita des deux moyens: on descendait des deux fossés par beaucoup d'échelles, et on entrait en ville par l'ouverture faite à la muraille et par la porte du jardin.

Pendant toute cette attaque, l'artillerie foudroyait les parties de la muraille ainsi que les tours d'où il partait de la mousqueterie autrichienne, et l'artillerie bavaroise entre autres se fit remarquer.

L'attaque réussit complétement; on pénétra dans Ratisbonne, on s'empara d'un grand nombre de soldats autrichiens qui étaient encore dans les rues et de tous ceux qui garnissaient les remparts, ainsi que des réserves destinées à les soutenir qui ne purent pas regagner le pont du Danube. On fit de suite passer ce fleuve à quelques troupes pour suivre les Autrichiens; mais le reste de l'armée, sans perdre de temps, s'achemina vers Straubing. L'empereur s'établit à Ratisbonne, où il resta quelques jours, pour disposer un autre mouvement, et donner de l'avance à l'armée pendant qu'il guérissait son pied.

Nous trouvâmes dans Ratisbonne le colonel du 65e régiment, qui avait trouvé moyen de ne pas être emmené prisonnier, et qui s'était caché en ville jusqu'à l'entrée de nos troupes. Il nous apprit que, dans l'après-midi du jour où le maréchal Davout avait quitté les hauteurs en avant de la ville, il avait été attaqué au pont du Danube par le corps de M. de St-Siran, qui avait fait de vains efforts ce jour-là et le lendemain pour forcer le passage, et qu'au contraire lui, colonel du 65e régiment, l'avait tellement repoussé, qu'il lui avait fait huit cents prisonniers, mais qu'il avait presque totalement brûlé ses munitions; au point qu'il fit distribuer à son régiment les cartouches qui se trouvèrent dans les gibernes des prisonniers et des morts. Néanmoins il serait encore parvenu à défendre le pont contre le général Klenau, lorsque la réserve de grenadiers commandée par le prince Jean de Lichtenstein, arrivant de Landshut par la route d'Eckmuhl, menaça de donner l'escalade à la ville, et de passer tout au fil de l'épée, s'il n'entrait pas de suite en capitulation; une résistance était impossible, il n'avait pas de quoi garnir le quart de la muraille. Après avoir soigné la défense du pont, il fut donc obligé d'en passer par des conditions dures pour lesquelles il n'était pas fait; sa glorieuse résistance était digne d'un meilleur sort.

Ceci se passait à Ratisbonne, moins de soixante-douze heures avant l'arrivée de l'empereur avec toute son armée; que l'on juge maintenant de ce qui serait arrivé ou de ce qui aurait pu arriver, si, au lieu d'avoir eu un régiment dans Ratisbonne, le maréchal Davout avait pu y mettre une brigade avec des munitions; à coup sûr la ville aurait été défendue en même temps que le pont; alors comment aurait fui l'archiduc Charles, qui n'avait que ce point de retraite?

On n'est pas fondé à croire qu'il aurait livré bataille, n'étant pas rejoint par le corps de M. de Klenau, puisqu'il n'a pas cru devoir le faire après que ce général eut opéré sa jonction. Il n'aurait pas pu jeter un pont de bateaux sous les murs de Ratisbonne; d'ailleurs de la ville on l'aurait détruit en lançant des radeaux chargés de pierres au courant du fleuve. On ne peut rien avancer sur ce qui n'est pas arrivé; mais si l'archiduc Charles n'avait pu s'ouvrir un chemin à travers nos rangs, il aurait été réduit à la plus triste des extrémités pour un général d'armée. Que l'on compulse l'histoire et que l'on y trouve une combinaison aussi hardie, menée à point nommé d'aussi loin, et exécutée le douzième jour du départ de Paris, avec une armée dont la moitié des soldats étaient encore un mois auparavant dans leurs champs, la pioche à la main, et ne comprenaient rien à tout ce qu'ils avaient fait depuis si peu de temps.

Cette manoeuvre est un des chefs-d'oeuvre des immortels travaux de l'empereur.

Il fit, comme je viens de le dire, marcher l'armée par Straubing, Scharding et Etturding. Elle se trouvait avoir moins de chemin à faire pour arriver à Vienne que l'archiduc Charles, et l'on ne rencontra pas d'arbustes jusqu'à la Traun, au-delà de Lintz.

L'empereur revint de Ratisbonne à Landshut, où il trouva la garde à pied et à cheval réunie, arrivant d'Espagne. Il marcha de suite de Landshut à Muhldorf, où il passa l'Iser, et vint s'arrêter à Burckhausen, sur la Salza. Il avait fait marcher à sa droite la division bavaroise du général Wrede, pour repousser le corps autrichien du général Bellegarde, qui était dans le pays de Salzbourg, et qu'il voulait empêcher de se jeter sur Vienne, en l'obligeant à parcourir un grand arc de cercle, dont la division Wrede ne parcourait que la corde, et cela réussit effectivement. Le corps ne put arriver à Vienne, et fut obligé d'aller gagner le Danube beaucoup plus bas.

Nous trouvions les ponts brûlés partout. Cela nous fit perdre du temps pour les raccommoder; heureusement le bois est extrêmement commun dans ces pays-là, sans quoi les difficultés nous seraient devenues bien préjudiciables; nous en surmontions beaucoup à l'aide de l'équipage des pontons autrichiens que nous avions pris à Landshut.

Le général autrichien Hiller, qui commandait le corps qui depuis les bords de l'Iser se retirait devant nous, avait toujours le temps de s'établir, et nous le trouvions tout reposé lorsque nous arrivions; il reprenait ensuite de l'avance pendant que nous rétablissions un pont.

Pendant le séjour de quarante-huit heures que l'empereur fit à Landshut, avant d'en partir pour venir sur Vienne, il reçut du vice-roi d'Italie la fâcheuse nouvelle que les Autrichiens, au début de la campagne, avaient eu sur lui des avantages marqués. Il avait d'abord passé l'Adige et marchait aux ennemis, qui étaient sur le Tagliamento, lorsqu'il fut attaqué à Sacile, où il éprouva des pertes qui l'obligèrent à se retirer derrière la Piave.

Les Autrichiens ne purent pas donner beaucoup de suite à leurs succès, parce qu'ils apprirent presque aussitôt la marche de l'empereur sur Vienne, et qu'ils furent obligés par ce mouvement d'évacuer toute l'Italie; en sorte que l'armée d'Italie, sous les ordres du vice-roi, reprit l'offensive presque aussitôt, et n'eut plus que des succès pendant tout le reste de la campagne.

On eut beaucoup de peine à réparer les passages de la Salza, mais on regagna le temps perdu au moyen de ce que l'on eut deux ponts pour la passer, savoir: celui de la ville que l'on avait raccommodé, et celui de bateaux que l'on avait jeté. On croyait être retardé à Braunau; mais, à notre grande satisfaction, les ennemis en avaient détruit les fortifications depuis la guerre; ainsi nous arrivâmes à Wels, sur la Traun, sans nous arrêter, et en même temps que l'armée, qui avait passé par Scharding, et arrivait sur cette même rivière par Lintz. Le point où elle devait la traverser se nomme Ebersberg; en cet endroit, la rivière est divisée en une quantité de bras, qui ont obligé de construire un pont d'une longueur égale à celle des plus larges fleuves, et fort étroit, et, pour surcroît de contrariété, la rive autrichienne, c'est-à-dire la droite, était escarpée au point de nous découvrir de fort loin, même avant d'arriver à l'entrée du pont sur la rive gauche.

En débouchant de Lintz pour s'approcher de la rivière, le maréchal
Masséna avait la tête de la colonne.

L'empereur était resté à Wels, pour voir si l'on parviendrait à forcer le passage d'Ebersberg; dans le cas contraire, il aurait fait déboucher par Wels et marcher sur l'Ems (l'Ems coule dans la même direction que la Traun, à quelques lieues plus loin vers Vienne), mais malheureusement cela ne devint pas nécessaire: le maréchal Masséna fit forcer le pont d'Ebersberg, où il se passa un fait d'armes qu'on peut regarder comme une des plus grandes extravagances de courage dont les histoires militaires offrent l'exemple.

Il y avait dans le corps d'armée un général Cohorn, descendant du fameux ingénieur de ce nom, qui, à la tête de sa brigade, passa au pas de course toute la longueur de ce pont sous le feu de six pièces de canon placées à l'extrémité et sous une grêle de mitraille et de mousqueterie qui lui était tirée de plusieurs étages de l'autre rive, et qui devenait plus meurtrière à mesure qu'il approchait de la rive droite. Il y avait de quoi reculer d'effroi en voyant la difficulté naturelle; mais rien ne pouvait intimider cet intrépide général, dont le caractère se raidissait au danger; il arrive malgré tout à la rive opposée. Les ennemis n'avaient pas eu le temps de brûler le pont, ils en avaient seulement ôté quelques solives auprès de la porte de la ville; mais le général Cohorn pénètre partout, et parvient jusqu'à l'intérieur d'Ebersberg, repoussant devant lui tout ce qui lui avait disputé le passage du pont.

Les ennemis vont se rallier à quelques centaines de toises dans la plaine au-delà, et Cohorn, ne consultant que son courage, va les attaquer, au lieu de rester embusqué dans les haies et jardins dont la ville était entourée du côté de la campagne, et d'attendre dans cette position que le maréchal Masséna eût fait passer assez de troupes pour l'appuyer. Cette témérité lui coûta cher: il fut repoussé et ramené en déroute jusque sur la porte d'Ebersberg; on n'observait plus de rangs; chaque soldat allait par le chemin qu'il croyait le plus court; la compagnie qui était de garde à la porte de la ville imagine de fermer la porte pour arrêter par-là la déroute et sauver le pont.

Elle fit bien en cela, mais cette opération devint funeste à la brigade de Cohorn, qui, s'étant enfilée dans un chemin creux fort profond, ne put pas se servir de sa mousqueterie, et resta ainsi fusillée de la partie supérieure pendant quelques minutes, jusqu'à ce qu'elle fût dégagée par les troupes que le maréchal Masséna avait fait passer à gauche de la ville pour venir prendre à dos celles qui faisaient tant de mal au général Cohorn. Sans ce mouvement, il était perdu sans ressource.

Les Autrichiens en se retirant canonnèrent les vergers d'Ebersberg, dans lesquels nos troupes s'établissaient, et mirent ainsi le feu à la ville, qui fut réduite en cendre jusqu'à la dernière maison; tous les malheureux blessés qui s'y étaient réfugiés furent brûlés. Nous en trouvâmes deux ou trois de vivans au milieu de la place, où les flammes n'avaient pu les atteindre; mais le reste des rues et des maisons présentait le plus hideux spectacle des maux que souffre l'humanité pour les querelles des rois, et il n'y a pas d'amour de la gloire qui puisse justifier un pareil massacre. Pour achever le tableau, il suffira de dire que l'incendie était à peine achevé que l'on fut obligé de faire passer les cuirassiers d'abord, puis l'artillerie à travers la ville pour les porter sur la route de Vienne. Que l'on se figure tous ces hommes morts, cuits par l'incendie, foulés ensuite aux pieds des chevaux, et réduits en hachis sous les roues du train d'artillerie. Pour sortir de la ville par la porte où le général Cohorn avait perdu tant de monde, on marchait dans un bourbier de chair humaine cuite qui répandait une odeur infecte. Cela fut au point que pour tout enterrer, on fut obligé de se servir de pelles comme pour nettoyer un chemin bourbeux.

L'empereur vint voir cet horrible tableau; en le parcourant il nous dit: «Il faudrait que tous les agitateurs de guerres vissent une pareille monstruosité; ils sauraient ce que leurs projets coûtent de maux à l'humanité.»

Cohorn avait avec lui un régiment d'infanterie légère, composé de Corses, qui avait tenu la tête de la colonne pendant son attaque. L'empereur passait à côté d'eux et leur parlait en italien pour voir s'ils n'étaient pas démoralisés par la perte qu'ils avaient éprouvée. Un d'eux lui répondit: «Oh! il y en a encore pour deux fois.»

Il parla ensuite au général Cohorn avec bonté de son trait de courage, mais lui fit observer que s'il n'avait pas été aussi emporté et qu'il eût attendu les troupes qui le suivaient avant d'attaquer, toute cette perte n'aurait pas eu lieu; néanmoins Cohorn resta dans son esprit recommandé comme un homme d'une grande valeur.

L'armée se mit en marche de suite, et arriva de bonne heure à Ems. Cette ville est sur la rive gauche de la rivière de ce nom, laquelle est encore très-forte, et a un pont en bois que le général Hiller avait aussi brûlé. Nous fûmes obligés de rester là deux jours pour le raccommoder et en faire un de bateaux. Après que l'on eût passé la Salza à Burckhausen, on se contenta du pont sur pilotis qui y était, on rechargea sur les haquets les pontons autrichiens avec lesquels on avait fait le pont de bateaux. Ils servirent à en faire un à Ens, ainsi que quelques bateaux que l'on trouva au bord du Danube, à l'embouchure de l'Ens, qui n'est pas à une lieue de là.

De cette manière on faisait passer l'armée sur les deux ponts à la fois, et on réparait ainsi le temps perdu pour la marche à la reconstruction de tous ces ponts.

De Ens, petite ville à cinq lieues de Lintz, l'empereur alla sans s'arrêter jusqu'à Moelck; il logea à l'abbaye, et y resta un jour plein, tant pour donner à toutes les troupes le temps d'arriver, que pour faire prendre de l'avance à celles qui étaient déjà en avant.

De Moelck il vint jusqu'à Saint-Polten, où il apprit que le corps du général Hiller avait pris en totalité ou au moins en grande partie le chemin de Krems. Il s'arrêta à Saint-Polten pour voir ce que devenait le mouvement, et s'il ne se liait pas avec l'arrivée de l'armée de l'archiduc Charles, quoiqu'il ne fût guère présumable qu'elle pût être déjà arrivée à cette hauteur, en ce qu'elle avait plus de chemin à faire et de très-mauvaises routes.

Ce fut moi que l'empereur envoya pour observer le mouvement sur Krems. Il m'expédia de Saint-Polten avec une brigade de cuirassiers, une compagnie d'artillerie à cheval, et un régiment d'infanterie.

Je vins m'établir à Mautern, où j'appris qu'effectivement la veille, les troupes du général Hiller avaient repassé le Danube, sur le pont qui était reconstruit à neuf depuis la dernière guerre; mais je fus frappé en remarquant que le général Hiller ne l'avait pas brûlé, et avait seulement retiré les madriers de deux arches à notre bord; on avait même laissé les poutres, de sorte qu'en deux heures de travail, une compagnie d'ouvriers aurait rétabli le pont d'autant plus aisément que par la nature du terrain, le feu de la rive gauche l'aurait protégé contre celui de la rive droite.

Les gens de l'endroit où j'étais, qui avaient été la veille à Krems (à l'autre bord) me rapportèrent qu'on y attendait dans peu de jours l'archiduc Charles, et je ne doutai point qu'on ne gardât le pont de Krems que pour lui faciliter un passage lorsqu'il serait arrivé, et lui donner par-là les moyens de couvrir Vienne. J'envoyai un de mes aides-de-camp faire ce rapport à l'empereur, qui était encore à Saint-Polten. Il me le renvoya de suite avec ordre de brûler le pont et de revenir le joindre à Vienne.

Je fis tirer quelques coups de canon sur les postes qui étaient à l'autre bord, et je fis prendre les armes à mes troupes. Les ennemis crurent que j'allais entreprendre le passage, ils allumèrent eux-mêmes le pont, qui fut consumé en quelques heures sans qu'il en restât vestige; il faut croire qu'ils avaient prévu ce cas, et qu'ils avaient fait des dispositions pour l'incendier.

Après cette opération je remis mes troupes en marche pour Vienne, où j'arrivai le lendemain.

CHAPITRE VIII.

L'empereur à Schoenbrunn.—Siége de Vienne.—Passage d'un bras du
Danube.—Bombardement.—Capitulation.—Position des armées.—Passage du
Danube la nuit.—J'accompagne le premier débarquement.—Construction des
ponts.—L'armée passe le fleuve.

L'empereur était pour la seconde fois au château de Schoenbrunn, où il avait eu son quartier-général en 1805. Il avait fait occuper les faubourgs de Vienne, mais la ville avait fermé ses portes, et avait même envoyé quelques coups de canon des remparts.

L'archiduc Maximilien y était enfermé; mais il n'y avait d'autres troupes que quelques dépôts et la bourgeoisie, à laquelle on avait distribué les fusils de l'arsenal.

Vienne a une bonne enceinte régulière et moderne, des fossés d'une très-grande profondeur, un chemin couvert, mais point d'ouvrages avancés. Le glacis est bien découvert, et les faubourgs sont bâtis à la distance voulue par les réglemens militaires. Les faubourgs sont très-grands, et depuis l'irruption des Turcs on les a entourés d'un retranchement revêtu en maçonnerie, ce qui forme un vaste camp retranché, qui ferme avec de bonnes barrières, et que l'on ne pourrait pas escalader. L'empereur vit bien que si Vienne ne se rendait pas sous peu de jours, l'archiduc Charles arriverait, et que rien ne l'empêcherait d'accumuler son armée dans cette vaste enceinte des faubourgs, d'où elle déboucherait sur nous par autant de points qu'elle voudrait, et nous mettrait par-là dans une position d'autant plus fâcheuse que l'empereur comptait sur les ressources qu'il allait trouver dans Vienne, et dont il voulait augmenter ses moyens. Il fit le tour de cette immense enceinte, et, avant de rentrer chez lui, il ordonna au général d'artillerie Andréossi, qui était avec lui, et qui auparavant était notre ambassadeur à Vienne, de faire réunir le soir de ce même jour tous les obusiers de l'armée, et de les placer comme il le jugerait convenable pour qu'à commencer de dix heures du soir il ouvrît un feu de bombardement, qu'il ne cesserait que lorsque la ville aurait demandé à parlementer. Il fit en même temps sommer l'archiduc de remettre la place[12]. Ce prince ne répondit pas d'une manière satisfaisante; le général Andréossi exécuta l'ordre, et réunit, je crois, trente-deux obusiers, qui furent placés dans un lieu reconnu à l'avance, et d'où, à très-petite portée, on pouvait faire sillonner les obus dans la plus grande largeur de la ville.

Indépendamment de cette disposition, l'empereur alla lui-même, avec une des divisions du corps de Masséna, faire exécuter à l'extrémité de la promenade du Prater le passage du bras du Danube qui sépare cette île de la terre ferme; le point était défendu par quelques milices qu'on éloigna à coups de canon, et au moyen de bateaux que l'on alla détacher à la nage de l'autre bord[13], on passa d'abord les troupes, puis on construisit un pont. Dès lors nous étions les maîtres d'incendier le grand pont, appelé du Tabor, parce que rien ne pouvait s'opposer à ce que nous pénétrassions jusque-là.

L'empereur ordonna de faire passer dans l'île du Prater la division du général Boudet, et il revenait à son quartier-général à Schoenbrunn la nuit lorsqu'en passant à hauteur des faubourgs de Vienne, nous vîmes commencer le feu des obusiers, qui était un véritable bouquet d'artifice; il y avait toujours dix ou douze obus en l'air; aussi le feu éclata-t-il presque aussitôt dans plusieurs endroits. Cela, joint à l'occupation de l'île du Prater, ayant sans doute démontré aux généraux ennemis que l'armée de l'archiduc Charles arriverait en vain; qu'elle trouverait le pont du Tabor détruit, et qu'il était par conséquent inutile d'exposer Vienne à un incendie total, ils se déterminèrent à parlementer. Ils firent la nuit même repasser le Danube au peu de troupes qu'ils avaient; l'archiduc Maximilien donna ses pouvoirs pour que l'on entrât en capitulation pour la ville, et il suivit les troupes sur la rive gauche du Danube, en faisant brûler le pont du Tabor aussitôt après son passage.

Le lendemain Vienne se rendit, sans autres conditions que celles que l'on stipule ordinairement pour les villes de guerre, et le 12 mai, à un mois du départ de l'empereur de Paris, nos troupes en prirent possession.

On y trouva des ressources en tout genre, et en un mot nous nous trouvâmes riches d'une capitale de laquelle nous pouvions disposer comme de Paris.

Dès les premiers jours de l'occupation de Vienne, nous apprîmes l'arrivée de l'armée de l'archiduc Charles de l'autre côté de Danube. Elle était bien plus nombreuse que la nôtre, et elle aurait pu nous donner de l'inquiétude si elle avait entrepris de suite un passage du fleuve; c'était le seul moyen de nous faire évacuer Vienne sur-le-champ, et je crois que c'est là la principale raison qui a déterminé l'empereur à tant hâter son passage du Danube, afin de tenir l'archiduc Charles sur la défensive. Les frondeurs ont beaucoup parlé sur une opération de cette importance entreprise avec aussi peu de moyens, mais ils n'ont pas observé tous les motifs que l'empereur avait de s'y décider; c'est le cas de dire que la critique est aisée, mais l'art difficile.

Effectivement, l'empereur n'avait pas le tiers des moyens qui étaient indispensablement nécessaires au passage du Danube, soit en bateaux, soit en cordages et autres apprêts. Il avait, dès que la guerre lui avait paru inévitable, chargé le ministre de la marine de lui expédier des marins de la flottille[14], mais notre marche avait été si rapide, qu'ils n'avaient pas eu le temps d'arriver. L'empereur avait des officiers d'artillerie et du génie si laborieux et créateurs de ressources, qu'il lui a suffi de leur dire qu'il était déterminé à l'exécuter pour qu'ils trouvassent les moyens de faire réussir cette entreprise. On peut dire ici que si l'armée russe avait fait une diversion en notre faveur, nous n'eussions pas été obligés de passer le Danube; à la vérité, elle n'était pas prête; mais pourquoi ne l'était-elle pas? Elle n'avait pas plus de chemin à faire que nous, qui avions amené des troupes depuis Burgos.

Nous voyions arriver toutes les semaines un officier de l'empereur de Russie à notre quartier-général; il y avait un commerce de lettres fort actif entre la Russie et nous; c'était un commerce de bataillons qu'il nous aurait fallu, mais enfin l'on en était privé, et il n'y eut de ressources que celles que l'on pouvait trouver en soi-même.

L'armée était postée depuis les environs de Saint-Polten jusqu'en face de Presbourg; l'empereur avait été obligé d'envoyer un petit corps d'observation dans la vallée de Neustadt, pour défendre le défilé qui conduit en Italie. Les esprits de la population étaient plus portés à la résistance, et même disposés à l'exaltation, que dans la guerre précédente; en sorte que la position de l'armée avait cet inconvénient de plus, lequel aurait pu devenir grave, en cas qu'elle eût éprouvé un revers.

L'armée autrichienne de Gallicie venait d'entrer dans le duché de Varsovie et avait pénétré jusqu'à la capitale, que la brave petite armée polonaise avait été obligée d'évacuer en passant sur la rive droite de la Vistule, dans l'espérance qu'elle y serait bientôt jointe par l'armée russe (l'armée autrichienne était arrivée par la rive gauche). Le prince Poniatowski, qui commandait les Polonais, déploya dans cette campagne un grand courage et un grand talent.

L'empereur, maître de Vienne, était entouré de difficultés sans nombre; il avait en outre à craindre l'armée autrichienne d'Italie, qui, en se retirant, pouvait lui faire un mal incalculable avant qu'il pût être rejoint par l'armée du vice-roi. C'eût été bien pis si dans ces conjonctures l'armée de l'archiduc Charles eût passé le Danube.

Ce sont toutes ces considérations qui ont forcé l'empereur à le passer lui-même. Il eut encore dans cette occasion du courage pour tout le monde; car personne n'augurait bien de cette opération, qui paraissait légère, à laquelle on n'osait rien objecter à cause de l'empereur, dont on craignait de combattre les décisions. Enfin, le 19 mai au soir, il fit descendre de Vienne tous les moyens de navigation qui avaient été réunis dans le bras du Danube qui entoure le Prater; nous n'avions qu'une compagnie de pontonniers, il en aurait fallu six.

Tous ces moyens furent rassemblés ainsi que les troupes au bord du fleuve, à quelques centaines de toises au-dessus du village d'Elbersdorf, lequel est lui-même à près de deux lieues au-dessous de Vienne.

Il était presque nuit, au moins on ne pouvait pas être aperçu de la rive ennemie, lorsque l'empereur lui-même fit embarquer les premiers bataillons qui devaient aller prendre poste à la rive gauche; il faisait lui-même placer les soldats dans les bateaux, où il les arrangeait de manière à ce qu'il en tînt le plus grand nombre possible; il fit devant lui distribuer des cartouches, et parla presque à chaque soldat. Il fit suivre le transport, d'un bateau disposé pour recevoir deux pièces de canon qu'il y fit embarquer sans leurs caissons, mais avec un nombre de gargousses et de boîtes à mitraille suffisant pour ce qu'on allait entreprendre. Le convoi quitta la rive droite du Danube à la nuit close, le 19 mai, et aborda à la rive gauche du fleuve, dans une vaste île appelée la Lobau, qui avait été reconnue et jugée d'avance convenable à cet objet. Elle se trouve précisément en face du village d'Elbersdorf à la rive droite; elle est très-grande, et était alors toute couverte de bois comme une forêt. Elle est traversée dans sa plus grande longueur de deux petits bras du Danube, qui peuvent avoir chacun dix-huit ou vingt pieds de large. Lorsque le Danube est bas, ils n'ont qu'un filet d'eau, guéable partout pour des enfans; mais du jour au lendemain ils sont eux-mêmes de petits fleuves; après les deux bras on trouve celui qui sépare définitivement l'île de Lobau de la rive gauche; il est aussi fort que la Moselle en France, très rapide et sans gué. Les Autrichiens avaient un fort poste dans l'île. Ils le relevaient tous les jours au moyen d'un bateau qui était placé en face de la petite ville d'Euzerfdorf (à la rive gauche) qui jouissait des pâturages de l'île. Ce poste ne mettait que deux ou trois sentinelles sur le bord du grand fleuve, et se tenait à une cahutte appelée la Maison du Garde-Chasse, qui conservait les faisans dont l'île entière était pleine.

L'empereur m'ordonna d'accompagner le premier débarquement et de revenir dans la nuit lui dire comment cela aurait été. Je me mis dans une nacelle conduite par deux pontonniers, et j'arrivai avec tout le convoi à la rive ennemie. Les sentinelles donnèrent l'alerte, mais on ne nous opposa aucune résistance, et toute la nuit fut employée à passer de nouvelles troupes dans l'île de Lobau, en même temps que les officiers d'artillerie faisaient construire le pont. Ce dernier devait être d'une longueur immense, et divisé en deux parties, parce qu'il se trouvait un îlot de sable au milieu du fleuve; mais les deux ponts ensemble formaient une longueur de deux cent quarante toises. On employa toute la journée du 20 mai à achever cette construction, pendant laquelle l'empereur ne quitta pas le bord du fleuve, veillant lui-même à ce que le passage des troupes en bateaux ne discontinuât point pendant que l'on achevait les ponts.

Dans la matinée du 20 on vint rendre compte à l'empereur que les ennemis avaient effectué un débarquement au-dessus de Vienne à un village appelé Nusdorf, qui est, à proprement parler, un des faubourgs de la ville, tant il en est près. Il ne craignait pas un grand événement à la suite de ce passage, parce que les troupes qui se rendaient de Saint-Polten à Vienne, pour se trouver au passage du Danube, arrivaient précisément à cette hauteur-là dans le moment du passage des Autrichiens, aussi n'eut-il aucune suite; il se réduisit à nous donner de l'inquiétude pendant deux heures. L'empereur était si soigneux de ne rien laisser derrière lui qui pût compliquer son entreprise, qu'il profita du moment où l'on faisait les ponts pour m'envoyer à Nusdorf avec une brigade de cuirassiers, afin d'être rassuré sur ce que pouvait devenir le débarquement, que je trouvai repassé à la rive gauche. Je n'eus donc qu'à aller et revenir joindre l'armée.

Le 21, les ponts étaient entièrement achevés; ils n'avaient coûté tant de peines que parce que l'on manquait de moyens, et que, pour remplacer les ancres, par exemple, on avait été obligé de se servir de fardeaux, tels que des pièces de canon autrichiennes que l'on fixait à l'extrémité des câbles, mais ces fardeaux tombant sur un fond de gravier ne s'y enfonçaient pas assez pour résister à la chasse du courant, en sorte que les bateaux descendaient malgré tout ce que l'on faisait pour les tenir en position fixe. Les officiers d'artillerie qui travaillèrent à ce pont firent un tour de force en le mettant en état de passer l'armée.

L'armée défila toute l'après-midi du 20 et la journée du 21 mai; on jeta le pont sur le dernier bras du Danube avec les pontons autrichiens pris à Landshut. Ils étaient sur des haquets et pouvaient se transporter partout. À la faveur d'un rivage fourré de bois d'une assez grande profondeur, on déboucha à la rive gauche, entre les villages d'Essling et d'Aspern, cependant un peu plus près de ce dernier que du premier. On les occupa comme points de défense en utilisant les clôtures de muraille, les cimetières et les jardins. À mesure que les troupes débouchaient on se développait en prenant du terrain en avant.

CHAPITRE IX.

Affaire d'Ebersdorf.—Ardeur des troupes.—Ordre de bataille de l'armée.—Bataille d'Essling.—Le pont sur le Danube est rompu.—Belle conduite du général Mouton.—Le maréchal Lannes mortellement blessé.—Douleur et regrets de Napoléon.—Mort du général Saint-Hilaire.—Retraite.—Napoléon tient conseil au bord du fleuve avec Masséna et Berthier.

Le corps du maréchal Masséna était déjà passé ainsi que deux divisions de cuirassiers, lorsque les Autrichiens, qui occupaient une position non loin de là, arrivèrent. Depuis le 19, ou au moins le 20, c'est-à-dire la veille, ils ne pouvaient plus avoir d'incertitude sur le point de notre passage; ils avaient donc eu le temps de rassembler leur armée et de marcher; néanmoins ils ne furent pas entreprenans, et je crois que si nous n'avions pas cherché à nous étendre trop ce soir-là, ils ne nous auraient pas attaqué, et nous aurions évité une mauvaise affaire, dans laquelle nous avons éprouvé des pertes qui nous ont fait faute le lendemain.

Le soleil se couchait, lorsqu'on fit déboucher d'entre les villages d'Essling et d'Aspern. On ne marcha pas cent toises dans cette vaste plaine, que l'on y fut sillonné de coups de canon qui venaient dans toutes les directions. On voulut écarter cette foudroyante artillerie en faisant charger la cavalerie à outrance. On parvint effectivement à se donner du large à notre droite, mais à notre gauche nous fûmes acculés jusqu'au village d'Aspern, dont les ennemis occupèrent la moitié sans que nous pussions les en déloger. La nuit fit cesser le combat qui avait été meurtrier pour nous. Nous y éprouvâmes une perte en tués et blessés qui n'allait guère moins qu'à cinq ou six mille hommes; mais surtout nous y consumâmes une grande quantité de munitions. Nous passâmes la nuit à une petite portée de fusil des Autrichiens, et les sentinelles étaient, dans certains endroits, à moins de trente pas les unes des autres. Dans cette position, il était difficile qu'une des deux armées fît un mouvement sans que l'autre en fût avertie aussitôt, d'autant plus qu'elles n'étaient séparées par aucun obstacle et se trouvaient sur le même terrain.

L'empereur vint passer la nuit au bivouac sur le sable, au bord du Danube, qu'il ne repassa pas; il était ainsi à moins de trois cents toises de l'armée autrichienne. Toute la nuit fut employée à faire passer les troupes de la rive droite à la rive gauche; cela allait lentement parce qu'à chaque instant il arrivait des accidens au pont. Ce fut avec beaucoup de peines et de soins que l'on parvint à faire arriver sur la rive gauche tout le corps du maréchal Oudinot et du maréchal Lannes, la garde à pied et quelques troupes de réserve. On fut en mouvement toute la nuit pour se trouver en mesure contre une attaque que l'on craignait de la part des ennemis pour le lendemain à la pointe du jour. C'était le 22 mai; le jour commençait à deux ou trois heures du matin; l'empereur était déjà à cheval, et allait parcourir les lignes de son armée; chaque fois qu'il paraissait, il y excitait le délire: on commença à crier Vive l'empereur! et comme l'on était à portée de fusil de l'armée ennemie, elle prit aussi les armes et commença la première à nous envoyer quelques coups de canon, à travers les brouillards qui nous masquaient, et qui règnent toujours le long des bords du Danube. Un de ces coups de canon tua le cheval du général Monthion, dans le groupe de l'empereur.

Les généraux pressaient l'empereur pour qu'il leur permît de commencer l'attaque, afin, disaient-ils, de profiter du premier élan des soldats. Il ne le voulait pas trop, parce qu'il attendait le corps du maréchal Davout qui était encore de l'autre côté du Danube, ainsi que la division de cuirassiers du général Nansouty, avec la majeure partie de la garde à cheval et beaucoup de troupes alliées; mais on le poussa tant, qu'il se rendit, et laissa commencer les mouvemens offensifs à trois heures et demie du matin. Le maréchal Masséna déboucha à la gauche par le village d'Aspern; il avait avec lui les divisions des généraux Molitor, Legrand, Carra-Saint-Cyr, et une division de réserve, commandée par le général Démont. Le maréchal Lannes déboucha à la droite du maréchal Masséna, entre Aspern et Essling; il avait avec lui la division Saint-Hilaire et la division du général Oudinot, et en réserve, la division du général Boudet. Derrière, en deuxième ligne, était la garde à pied, composée de deux régimens de fusiliers, de deux régimens de tirailleurs et de deux régimens de la vieille garde; savoir: un de grenadiers et un de chasseurs. En cavalerie, nous avions une brigade de cavalerie légère aux ordres du général Marulaz; deux autres sous les ordres du général Lasalle; la division de cuirassiers que commandait avant le général d'Espagne (tué la veille), et la division du général Saint-Sulpice; quelques escadrons de la garde, Polonais, chasseurs et dragons. Sur la rive droite, prêt à passer, se trouvait le maréchal Davout avec la division du général Friant et celles des généraux Morand et Gudin qui étaient rentrés à son corps d'armée; le général Vandamme avec les Wurtembergeois, la division Nansouty et le reste de la garde à cheval. Les Bavarois avaient été envoyés dans le Tyrol pour combattre les insurgés et couvrir Munich; je crois qu'ils avaient une de leurs divisions, celle du général Wrede, vers Lintz: l'empereur aimait le général Wrede, et le tenait près de lui toutes les fois qu'il le pouvait.

Nous perçâmes, dans cet ordre, par notre gauche et par notre centre, nous tenant en observation à notre droite, où était placée notre cavalerie. Je marchais avec le maréchal Lannes, qui se tenait à la division Saint-Hilaire. Comme nous traversions une plaine immense, toutes les troupes étaient formées selon l'ordre profond, les unes en carrés et les autres en colonnes.

La canonnade commença presque aussitôt que nous fûmes ébranlés; elle était meurtrière parce que, outre que nous étions près, nous présentions des masses. Les ennemis étaient aussi formés en carrés par échiquier et commencèrent un feu de mousqueterie qui ne nous faisait pas autant de mal qu'il aurait pu nous en faire s'ils avaient eu quelques bataillons déployés, comme, de notre côté, nous les eussions bien maltraités, si, au lieu d'avoir eu des troupes composées de soldats aussi neufs, nous eussions eu des troupes exercées comme l'étaient celles du camp de Boulogne que l'on pouvait hardiment ployer et déployer sous le feu sans craindre le désordre. Nous persistions à pénétrer dans cette ligne d'échiquier lorsque la mitraille et la mousqueterie décomposant nos colonnes, nous forcèrent d'arrêter et d'engager un feu de canon et de mousqueterie, avec le désavantage du nombre. Chaque quart d'heure que nous passions dans cette position rendait encore le désavantage plus grand. Il fut dès lors facile de prévoir que non-seulement la journée ne pouvait pas avoir une issue heureuse, mais qu'au contraire elle se terminerait probablement par quelqu'événement fâcheux; on essaya de balancer tous ces désavantages par des charges de cuirassiers que l'on fit donner successivement dans plusieurs directions; mais il avaient à peine percé la ligne d'infanterie des Autrichiens qu'ils étaient ramenés battant par leur cavalerie trois fois supérieure. À tous ces inconvéniens se joignit celui du manque de munitions, qui fut général vers huit heures et demie du matin. À cette heure on voyait courir par tout le champ de bataille des officiers qui demandaient où était le parc aux munitions, et il était encore de l'autre côté du Danube. On éprouvait de même le besoin de troupes nouvelles; on attendait avec impatience le corps du maréchal Davout, lorsque des officiers qui avaient été envoyés pour le chercher vinrent apprendre que le grand pont du Danube était rompu.

Les ennemis, en nous repoussant la veille, avaient pris, au bord du fleuve, une position d'où ils découvraient notre pont d'un bout à l'autre; ils s'imaginèrent de remplir de pierres les plus gros bateaux qu'ils purent se procurer, et de les lancer au courant du fleuve. Ce moyen leur réussit trop bien, car, de nos deux ponts, un fut enlevé en entier et l'autre détruit dans une bonne moitié de sa longueur. L'insuffisance de barques et de pontonniers de notre côté nous avait empêché de construire une estacade pour couvrir notre pont, et cela nous devint funeste. Cet événement, qui fut bientôt connu des troupes qui combattaient, leur fit perdre l'espérance d'être secourus, et l'on vit petit à petit la retraite des divers corps s'opérer successivement. Dans le fait, on ne pouvait pas exiger d'eux que, sans munitions, ils restassent dans une position où leur destruction était certaine.

L'empereur ordonna la retraite et la dirigea lui-même en restant au milieu d'une canonnade à laquelle nous ne répondions plus; elle devenait plus incommode à mesure que nous nous retirions sur le pont qui communiquait à l'île de la Lobau, lequel faisait le centre d'un cercle dont l'artillerie occupait la circonférence. Notre gauche ainsi que notre centre ne rendaient le terrain que pied à pied, et n'étaient pas encore rentrés entre les villages d'Essling et d'Aspern, d'où ils avaient débouché le matin, lorsque les ennemis firent une attaque de vive force à notre droite et enlevèrent le village d'Essling qui était défendu par la division Boudet. Le salut de notre retraite était dans la reprise prompte de ce poste duquel les ennemis seraient arrivés à notre pont bien avant les maréchaux Masséna et Lannes. La situation était des plus critiques; le désordre allait commencer, lorsque l'empereur donna l'ordre à son aide-de-camp, le général Mouton, de prendre la brigade des fusiliers de la garde et d'attaquer sur-le-champ. Le général Mouton, qui avait bien jugé de l'importance de son succès, ne perd pas un moment, se met lui-même à la tête des fusiliers et les fait entrer au pas de charge dans le village d'Essling, sans s'inquiéter du nombre de troupes auquel il avait affaire, et il emporte le village où l'on se maintint jusqu'à ce qu'on eut l'ordre de l'évacuer. Ce coup de vigueur nous donna les moyens de faire notre retraite. Le brave général Mouton, grièvement blessé, fut forcé de quitter le champ de bataille.

Le maréchal Lannes rentra dans la position de laquelle il était parti le matin pour attaquer; il essaya de la garder, et il avait mis pied à terre, parce que le canon des ennemis s'était tellement rapproché qu'il y avait de la témérité à rester à cheval; la cavalerie avait depuis long-temps repassé le bras du Danube, et était dans l'île de Lobau; l'empereur venait lui-même de quitter le champ de bataille où il avait donné ses derniers ordres sur la manière dont on devait repasser le pont, et il était occupé à faire placer de l'artillerie dans l'île de Lobau pour protéger la retraite de nos colonnes, lorsqu'on vint lui annoncer que le maréchal Lannes venait d'avoir les jambes emportées d'un coup de canon. Il en fut vivement affecté et versa des larmes. Pendant qu'on lui racontait les détails de cet événement, il aperçut le brancard sur lequel on rapportait le maréchal Lannes du champ de bataille. Il le fit diriger à l'écart, et voulut être seul auprès de lui; il l'embrassa en fondant en larmes; le maréchal Lannes, épuisé par une grande perte de sang, lui dit d'une voix basse: «Adieu, sire; vivez pour tous, et accordez quelque souvenir à un de vos meilleurs amis, qui dans deux heures n'existera plus.» Cette scène fut touchante et causa une vive émotion à l'empereur. Peu de temps auparavant on avait rapporté le général Saint-Hilaire, blessé aussi d'un coup de canon au pied; il en mourut quinze jours après. La perte du maréchal Lannes fut sentie de toute l'armée: elle mettait le complément aux malheurs de la journée.

Les ennemis ne furent point entreprenans dans notre retraite, ils nous laissèrent toute l'après-midi entre Aspern et Essling, et ce ne fut que vers les quatre heures du soir que nous nous retirâmes dans le bois qui couvre l'extrême bord du fleuve, que nous repassâmes la nuit sans être inquiétés. On reploya le pont de bateaux qui était sur le bras du fleuve. On jeta sur des haquets les pontons dont il était formé, ainsi que les ancres, poutrelles, cordages, madriers, et on les envoya au pont du grand bras, où ils servirent à remplacer les bateaux que le courant avait emportés[15]. Dès le 24 au matin, toute l'armée se trouvait dans l'île de Lobau, infanterie, cavalerie, artillerie, état-major, blessés, en un mot tout. Le 22, à la nuit close, l'empereur y était lui-même encore; il vint sur le bord du grand fleuve dont le pont était détruit: le Danube était enflé, parce que nous étions dans la saison de la fonte des neiges du Tyrol, en sorte que, même les deux petits bras qui traversaient l'île et que l'on avait toujours passés à pied sec ou au moins à gué, étaient devenus des torrens dangereux, sur lesquels il fallut construire des ponts en chevalets.

L'empereur les passa en nacelle; j'étais avec lui ainsi que le prince de Neuchâtel. Nous ne pûmes pas faire passer nos chevaux, et fûmes obligés de continuer notre marche à pied. Arrivés au bord du Danube, l'empereur s'assit sous un arbre en attendant le maréchal Masséna qu'il avait envoyé chercher. Il arriva bientôt, et l'empereur forma un petit conseil pour avoir les opinions de ce qui était là, sur ce qu'il convenait de faire dans la situation où l'on était.

Que l'on se figure l'empereur assis entre Berthier et Masséna au bord du Danube, regardant le pont dont il restait à peine quelques débris. Le corps du maréchal Davout de l'autre côté du grand fleuve et toute l'armée derrière eux dans cette île de Lobau, séparés des ennemis par un seul bras du Danube de trente ou quarante toises de large, et n'ayant aucun moyen de l'en retirer: il fallait bien une âme comme la sienne pour ne pas en être découragé. Il s'attendait bien aux opinions que l'on allait lui émettre, de repasser le Danube comme l'on pourrait, abandonnant ce que l'on n'aurait aucun moyen d'enlever, c'est-à-dire toute l'artillerie, les chevaux, etc., etc.

L'empereur écouta toutes les raisons qu'on voulut lui donner, puis il dit: «Mais, Messieurs, c'est comme si vous me donniez le conseil d'aller à Strasbourg: si je repasse le Danube, il faut que j'évacue Vienne, parce que les ennemis vont le repasser après moi, et dès lors ils me mèneront peut-être à Strasbourg. Dans l'état où je suis, la seule défense que j'aie contre eux maintenant, c'est de pouvoir passer sur la rive gauche du fleuve s'ils passaient sur la rive droite, de manoeuvrer ainsi autour de Vienne, qui est ma capitale et le centre de mes ressources. Si je repasse le Danube, et que l'archiduc aille le passer à Lintz par exemple, il faudra que je marche à Lintz, au lieu que dans la position où je suis, s'il l'entreprend, je passerai et le suivrai jusqu'à ce qu'il soit revenu sur moi. Il est impossible que je m'éloigne de Vienne sans y laisser une perte de vingt mille hommes, dont dix mille rentreront dans leurs rangs avant un mois.»

Il ramena tout le monde à son opinion, et quoique l'on n'eût pas été fâché de pouvoir aller se reposer au-delà du Danube, il fallut faire son sacrifice et rester dans l'île. Le maréchal Masséna prit le commandement de toutes les troupes qui s'y trouvaient; l'empereur lui donna une instruction écrite sur la défense qu'il voulait qu'il fît, si, comme il le croyait, il venait à être attaqué.

CHAPITRE X

L'empereur repasse le fleuve.—Arrivée de douze cents marins de la garde.—Stratagème des Autrichiens pour détruire nos ponts.—Prodigieuse activité de l'empereur.—Construction d'un pont sur pilotis.—L'empereur expédie des ordres au prince Eugène, en Italie, et à Marmont, en Dalmatie.—Dispositions générales.—Gratifications distribuées dans les hôpitaux.—Reconnaissance des blessés.

Cette disposition prise, il fit embarquer sur les débris du pont les ingénieurs et sapeurs qui se trouvaient dans l'île, pour les faire repasser à la rive droite, et lui-même s'embarqua avec le prince de Neuchâtel et moi pour la même destination. Nous traversâmes le Danube vers minuit; l'empereur était exténué de fatigue; je lui donnai le bras pour marcher jusqu'à la maison qu'il occupait au village d'Ebersdorf avant le passage du fleuve. Son esprit travaillait, mais n'était point agité; en arrivant, il se jeta sur de la paille et prit quelques momens de repos. Il n'y avait pas deux heures qu'il faisait jour, que déjà il était à cheval, parcourant les bivouacs des troupes qui n'avaient pu se trouver à l'affaire, à cause de la rupture du pont.

La méchanceté s'est plu à représenter l'empereur comme un homme méfiant, et dans cette circonstance, où des hommes malintentionnés pouvaient entreprendre sur sa personne tout ce qu'ils auraient voulu, il n'eut pour garde, à son quartier-général, que la légion portugaise, qui le soignait avec autant d'exactitude qu'auraient pu le faire des vétérans de l'armée d'Italie.

La première chose dont il s'occupa fut de réunir quelques bateaux pour envoyer des subsistances dans l'île Lobau; on fut assez heureux pour réussir à en pourvoir l'armée.

On s'occupa de faire descendre de tous les points du Danube des bateaux et des agrès pour reconstruire des ponts, et l'on y parvint. Ils étaient déjà rétablis, et on allait faire repasser la cavalerie, lorsque les Autrichiens recommencèrent à nous lancer des bateaux chargés de pierres, qui les rompirent de nouveau. Heureusement que cela arriva en plein jour, et que l'on put faire courir après les débris du pont avec des nacelles qui, en descendant plus rapidement, rattrapaient les débris, les conduisaient à la rive gauche, d'où, avec beaucoup d'efforts, on les remontait jusqu'aux ponts. Ce pénible travail aurait encore été sans résultat si nous n'avions vu arriver un corps de douze cents matelots, venant d'Anvers, commandés par des officiers de la marine. Ce corps était suivi d'un bataillon d'ouvriers de toutes professions, aussi de la marine; cet envoi nous sauva. Les matelots furent sur-le-champ réunis aux pontonniers; on tint en croisière, dans le courant du fleuve, une quantité de très-petites nacelles, toutes montées par un nombre proportionné de ces matelots. Les nacelles se tenaient sur les bancs de sable qui bordent les îles dont le cours du Danube est parsemé, et lorsqu'elles voyaient arriver un bateau ou radeau, elles forçaient de rames pour le joindre, les matelots montaient à bord et conduisaient l'embarcation à bon port, en sorte que les mêmes bateaux qui détruisaient nos ponts la veille finirent par nous donner des moyens de les réparer. Dès-lors ils ne furent plus rompus, et l'on put faire repasser à la rive droite toute la cavalerie, l'artillerie, ainsi que tout ce qui était inutile; les chevaux n'avaient vécu que de l'herbe et des feuilles de l'île depuis le jour de la bataille.

C'était un grand avantage que d'avoir rétabli les ponts et de les avoir mis à l'abri d'une rupture au moyen de toutes les nacelles garnies de matelots, et desquelles on avait formé une estacade.

L'empereur renvoya les troupes dans les cantonnemens qu'elles occupaient avant cette malheureuse opération; il ne laissa dans l'île que le maréchal Masséna avec son corps. Il ne concevait pas que, le lendemain de la bataille, les Autrichiens n'eussent pas approché toute leur artillerie sur le bord du bras du Danube qui les séparait de l'île, et qu'ils n'eussent pas fait un feu de canon dont pas un coup n'aurait été perdu; ils auraient eu d'autant plus beau jeu que nous n'avions pas de quoi leur répondre, et que nous étions les uns sur les autres dans cette île. Cela nous fit présumer qu'ils méditaient un passage du fleuve sur un point plus haut que Vienne.

L'empereur plaça son armée de manière à pouvoir la réunir en un jour; il garda près de lui toute l'infanterie qui avait repassé de l'île sur la rive droite et la fit camper. Il travailla à la réorganisation de son artillerie; c'est à cette occasion qu'il nomma le général La Riboissière premier inspecteur de l'artillerie, à la place du général Songis, atteint d'une maladie mortelle. On prit également des mesures pour procurer des chevaux de remonte à la cavalerie; tous les ordres qu'il avait à donner pour cela furent expédiés dans une soirée, et il songea dès le lendemain à recréer les matériaux nécessaires pour effectuer un nouveau passage, qu'il voulait exécuter, disait-il, dans un mois. Il n'avait eu qu'un pont sur le bras du Danube qui le séparait des ennemis, et il voulut en avoir quatre, quoiqu'il n'eût pas le premier bateau pour la construction des trois qu'il demandait. Il fit établir dans l'île de Lobau le bataillon des ouvriers de la marine avec les ingénieurs de ce corps qui étaient venus avec eux; il y fit conduire de Vienne des bois de toute grandeur et de toute espèce.

En très-peu de jours, tous les bateaux dont il avait besoin furent sur leur quille, et bientôt après lancés à l'eau, dans un des petits bras qui traversent l'île. Ce travail fit beaucoup d'honneur aux ingénieurs-constructeurs de la marine. En même temps que l'on faisait ces pontons dans l'île de Lobau, l'empereur faisait exécuter la construction d'un pont sur pilotis, sur toute la largeur du Danube. Ce fut le général Bertrand, son aide-de-camp, qui exécuta ce magnifique ouvrage; Bertrand était, en sa qualité d'officier du génie, un des meilleurs que la France ait eus depuis M. de Vauban; il s'établit lui-même avec tous les officiers du génie et les bataillons de sapeurs, aux bords du fleuve.

On avait trouvé dans l'inépuisable arsenal de Vienne des bois en profusion destinés à la réparation des ponts de Vienne et de Krems; des cordages, des ferrures, et enfin quarante moutons à sonnettes pour frapper les pilotis. Tout cela fut amené à Ebersdorf, et on changea les environs de ce village en chantiers de construction semblables à ceux d'un grand port. On travaillait tout à la fois à enfoncer les pilotis, à scier les bois, les planches et à faire des bateaux. Jamais l'intelligence humaine n'embrassa autant de détails à la fois. Pendant que l'on s'occupait des moyens de franchir le fleuve, on ne négligeait pas ceux de défendre l'île de Lobau, qui devaient aussi être ceux qui protégeraient le passage à la rive gauche. On borda le bras du Danube d'épaulemens et d'embrasures, que l'on garnit de pièces d'artillerie autrichiennes, tirées de l'arsenal de Vienne, dont le général La Riboissière avait réuni tous les ouvriers, lesquels étant très-malheureux, avaient consenti à travailler pour avoir la ration du soldat. Cette partie de l'administration de l'armée créa des prodiges, et mit sur pied une artillerie immense de tout calibre. L'activité que l'on déploya pour créer des ressources ne pouvait à peine se concevoir par ceux même qui en étaient les témoins, et, à plus forte raison, ne peut se peindre par une narration qui aurait toujours l'air exagéré.

En même temps qu'il faisait travailler dans les arsenaux et les chantiers, l'empereur songea à recomposer un personnel tellement nombreux, qu'il ne fût plus exposé à une mauvaise journée comme celle du 22 mai, ni même à une affaire douteuse. Ce que son génie imagina, et ce que son esprit eut d'obstacles à surmonter n'est pas croyable. Il envoya d'abord ordre au vice-roi, qui commandait l'armée d'Italie, de ne pas perdre de temps pour lui amener son armée, ce que ce prince fit sur-le-champ; il avait quatre belles divisions. Il manda également au général Marmont, qui commandait en Dalmatie, de venir le rejoindre sans perdre un moment; ce général avait avec lui deux divisions, et ne pouvait arriver à Vienne qu'à travers un nombre infini de difficultés, presque toutes capitales. L'événement d'Essling avait été répandu avec soin et profusion par les agens de l'Autriche, qui ne négligeaient rien de ce qui pouvait soutenir l'espérance des sujets de leur monarchie; en sorte que le général Marmont, en traversant toutes ces provinces, ne rencontra partout que soulèvement et mauvaise volonté. Il fallait être animé par un sentiment plus fort que celui de l'amour du devoir, pour vaincre toutes ces difficultés et amener un corps de vieilles troupes en bon état; ce service fut senti par l'empereur, qui aimait Marmont, et fut bien aise d'avoir une occasion de lui témoigner qu'il était content de lui.

Au commencement de la campagne, il avait envoyé des maréchaux ou généraux français pour commander les contingens des différens princes confédérés; cela était ainsi convenu, sans préjudice à l'autorité des généraux de ces princes, qui commandaient tout ce qui était relatif aux détails militaires et à la discipline des corps. Il n'avait mis ces généraux à la tête de ces contingens que parce qu'ils étaient plus accoutumés à sa manière de vouloir être obéi, et pour correspondre avec le prince de Neuchâtel, dans la même forme que les autres généraux français. C'est ainsi que le maréchal Bernadotte avait été envoyé pour prendre le commandement de l'armée saxonne, qui formait deux belles divisions d'infanterie et une de cavalerie. Avant que l'armée autrichienne qui était en Bohême fût réunie à celle de l'archiduc Charles, le corps saxon couvrait Dresde; mais depuis que cette jonction avait eu lieu, et qu'il n'y avait plus que quelques partisans qui entraient en Saxe, l'empereur avait appelé à lui ce corps saxon, qui arriva le dernier, à cause des détours qu'il eut à faire. Il manda aussi au roi de Bavière de faire quelques efforts extraordinaires de plus contre les insurgés du Tyrol, afin de pouvoir en retirer une division bavaroise, pour l'appeler à lui au besoin. Tous les ordres nécessaires à la recomposition du personnel de son armée étaient donnés et expédiés dans les premiers jours qui suivirent le 22 mai. Il ne lui restait plus qu'à soigner les troupes qu'il avait avec lui et à les empêcher de se fondre, comme cela arrive d'ordinaire dans des circonstances de guerre difficiles. Il s'attacha aux hôpitaux; il les faisait visiter régulièrement par ses aides-de-camp. Après la bataille, il fit porter par les mêmes officiers une gratification de 60 fr. en écus à chaque soldat blessé, et depuis 150 jusqu'à 1,500 fr. aux officiers, selon les différens grades; il en envoya de plus considérables aux généraux qui étaient dans cet état. Pendant plusieurs jours, les aides-de-camp de l'empereur n'eurent que cela à faire: pour mon compte, j'ai été employé deux jours entiers pour faire cette distribution dans trois hôpitaux. L'empereur avait recommandé qu'on ajoutât tout ce qui était fait pour consoler ces malheureux blessés. Par exemple, on procédait à ces visites d'hôpitaux en grand uniforme, accompagné du commissaire des guerres, des officiers de santé et du directeur. Le secrétaire de l'hôpital marchait en avant avec le registre des malades; il les nommait, ainsi que le régiment auquel ils appartenaient, et l'on mettait douze écus de cinq francs à la tête du lit du blessé; pour cela, on était suivi de quatre hommes de la livrée de l'empereur, qui portaient des corbeilles pleines d'argent; l'argent de ces gratifications n'était pas pris dans les caisses de l'armée: c'était celui de la cassette particulière de l'empereur qui y fournissait.

On aurait fait un recueil bien précieux pour l'histoire et pour la gloire de l'empereur de toutes les expressions de la reconnaissance de ces braves gens, ainsi que de celles qu'ils employaient pour exprimer leur amour et leur dévouement à sa personne. Quelques-uns ne devaient même pas dépenser ces douze écus; mais aux portes du tombeau, de grosses larmes disaient encore qu'ils étaient sensibles à ce souvenir de leur général. L'empereur en toutes choses ne me parut jamais si admirable que quand il s'occupait de ses soldats; c'était lui dilater le coeur que de leur faire du bien et de lui dire qu'il en était aimé. On l'a accusé de ne les avoir pas ménagés! mais ils n'ont jamais eu à affronter aucun danger qu'il ne fût à leur tête; il faisait tous les métiers en un jour, et il n'y a que la plus lâche malveillance qui puisse calomnier le sentiment qui lui était le plus naturel, et qui est un des mille droits que ses immenses travaux lui donnent aux hommages de la postérité. Les soldats le chérissaient, et il les aimait tous; aucun ne peut lui avoir conservé plus d'attachement qu'il n'en avait pour eux[16].

Il passa un mois de juin excessivement laborieux. Il était encore à Ebersdorf, où il avait le projet de rester jusqu'au moment de passer le Danube, lorsqu'il fut obligé d'en partir pour venir remettre son quartier-général à Schoenbrunn; il restait à Ebersdorf parce qu'il se persuadait que les ennemis ne le laisseraient pas tranquille, et il voulait être prêt à saisir ce que la fortune lui présenterait d'heureux.

CHAPITRE XI.

Fâcheuse impression que fait la bataille d'Essling.—Détresse des Viennois.—L'empereur d'Autriche persiste à intercepter les arrivages.—Détails sur la mort du maréchal Lannes.—Conduite de la Russie.—Réorganisation de l'armée.—L'archiduc Jean menace de déboucher par Presbourg.—Dispositions pour attaquer la place.—Le prince Charles demande qu'on les suspende.—Les proclamations des archiducs.

La bataille d'Essling semblait avoir volcanisé toutes les têtes allemandes; en Prusse particulièrement, on voulait éclater, et si l'on n'avait regardé un second succès comme indubitable de la part des Autrichiens, on n'eût été retenu par rien; on voulait agir à coup sûr. L'opinion était telle, qu'un colonel d'un régiment de hussards, nommé Schill, ne craignit pas de sortir de sa garnison, à la tête de son régiment, et de l'emmener faire le vagabond et le partisan dans des contrées où il n'y avait pas de troupes françaises. Le roi de Prusse désavoua la conduite de ce colonel; mais l'on est autorisé à penser que, si le colonel Schill n'avait pas connu les sentimens secrets du prince et de la nation, il n'eût pas osé agir ainsi, et compromettre de nouveau la monarchie prussienne. On le fit poursuivre par des troupes westphaliennes, et il fut tué vers Stralsund.

L'effet moral avait agi tout-à-fait contre nous; il avait suffi aux autorités allemandes de défendre dans tout le pays, d'apporter aucune subsistance à Vienne, pour qu'elles fussent obéies; on n'entendait parler que d'insurrection dans les pays que nos troupes évacuaient pour venir grossir l'armée. La position était difficile, et elle devint critique, parce que la disette se fit sentir. Il n'y eut plus de pain chez les boulangers; les groupes, les queues de populace s'attroupaient à leurs portes; on fut obligé d'y mettre des gardes. C'est alors qu'on vit l'empereur se promener à cheval dans les faubourgs et travailler avec l'intendant de l'armée à ramener l'abondance à Vienne, avec le même zèle que s'il avait travaillé pour la population de Paris. Cependant, que craignait-il pour ses troupes? les magasins de l'armée étaient pleins, et si la populace de Vienne avait voulu se révolter, il ne lui devait aucun ménagement.

Il nous disait quelquefois: «Par Dieu! l'empereur d'Autriche se ferait bien plus d'honneur en repassant le Danube et délivrant sa capitale, que d'affamer ses sujets, et me laisser le soin de les préserver des maux auxquels sa haine pour moi les expose.»

Il ne faut pas omettre de dire que, dans cette affligeante position, les magistrats de Vienne vinrent supplier l'empereur de leur permettre d'envoyer une députation à l'empereur d'Autriche, pour obtenir de lui qu'il lui donnât des ordres pour laisser passer sur le Danube et par la frontière de la Hongrie des subsistances dont ses sujets de Vienne avaient besoin.

L'empereur leur accorda leur demande, et les fit conduire aux avant-postes. Ils allèrent effectivement au quartier-général de leur souverain; mais, soit que le prince ait cru que c'était une ruse de notre part pour avoir des subsistances, soit qu'il ait eu d'autres motifs pour ne pas accorder à la députation tout ce qu'elle demandait, elle revint avec la douleur de n'avoir pas obtenu ce qu'elle avait désiré; ce ne fut qu'un peu plus tard que l'empereur d'Autriche donna une latitude entière à cet égard, et nous connûmes que ce ne fut qu'après qu'il eut appris que nous n'étions pas les premiers intéressés à cet acte d'humanité.

Pendant le séjour que l'empereur fit à Ebersdorf, il allait tous les jours après midi voir le maréchal Lannes, qui n'avait pu être transporté plus loin que dans une maison du village. Un jour, on vint lui dire que le maréchal Lannes voulait le voir; il y courut. Le délire commençait à prendre cet infortuné général, dont les esprits se ranimèrent en voyant l'empereur. Il avait rêvé qu'on voulait l'assassiner, et lui disait que ne pouvant pas marcher, il l'avait prié de venir pour qu'il puisse le défendre. L'empereur fut affligé de le voir en cet état; les médecins le prièrent de sortir parce que le malade était au plus mal; il revint chez lui tout triste. Deux heures après, on vint encore lui dire que le maréchal Lannes voulait lui dire adieu. Il y alla; mais en arrivant, le médecin, M. Yvan, vint à sa rencontre pour lui dire qu'il était mort depuis quelques minutes. Ainsi finit un des hommes les plus braves qui aient été dans nos armées. Il eut une carrière trop courte pour ses amis, mais sans égale pour l'honneur et la gloire.

L'empereur fut très sensible à cette perte sous beaucoup de rapports. Il partit d'Ebersdorf le soir même: nous étions dans les premiers jours de juin, la chaleur était excessive; pour éviter l'incommodité de la poussière, l'empereur fit rester derrière tout ce qui l'accompagnait, c'est-à-dire à peu près une cinquantaine de personnes de tous les grades.

Il m'emmena seul en avant; je me doutais qu'il voulait me parler de Russie, et effectivement c'était ce qui l'occupait. Il me demanda ce que je pensais du tour qu'on lui avait joué dans ce pays-là, en ajoutant: «Bien m'a valu de ne pas compter sur des alliés comme ceux-là; que pouvait-il m'arriver de pis en ne faisant pas la paix avec les Russes? et quel avantage ai-je à leur alliance, s'ils ne sont pas en état de m'assurer la paix en Allemagne? Il est plus vraisemblable qu'ils se seraient aussi mis contre moi, si un reste de respect humain ne les eût empêché de trahir aussitôt la foi jurée; il ne faut pas s'abuser: ils se sont tous donnés rendez-vous sur ma tombe, mais ils n'osent s'y réunir.

«Que l'empereur Alexandre ne vienne pas à mon secours, c'est concevable; mais qu'il laisse envahir Varsovie à la face de son armée, on peut en croire tout ce que l'on veut; ce n'est pas une alliance que j'ai là, et j'y suis dupé. Il croit peut-être me faire une grande grâce en ne me faisant pas la guerre; parbleu! si j'avais pu me douter de cela avant de commencer les affaires d'Espagne, je m'inquiéterais peu du parti qu'il pourrait prendre. Et puis, on dira que je manque à mes engagemens et que je ne peux pas rester tranquille!»

Il m'adressait ensuite la parole pour me demander ce que je croyais de St-Pétersbourg; ma réponse fut celle-ci: «Je crois, Sire, que tout sentiment personnel de l'empereur de Russie pour V. M. étant mis à part, il n'est pas fâché de vous voir occupé, et que les Autrichiens n'auraient jamais commencé la guerre injuste dans laquelle nous voilà engagés, s'ils n'avaient été assurés au moins de l'inaction des Russes. Mais je crois aussi que dans toute la Russie, l'empereur est encore le seul qui tienne encore à l'alliance avec nous; que de tous côtés on le tiraille pour le faire déclarer, et que, si nous lui en fournissons le prétexte, ce sera lui ôter le peu de force qu'il oppose encore à l'opinion de tout ce qui l'entoure, et conséquemment lui donner beau jeu. Il est bien vrai aussi que nous ne gagnons rien à cette alliance, sinon que la Russie ne nous fera pas la guerre; mais elle n'empêchera pas qu'on nous la fasse, et je crois que ce sera fort bien faire que de n'être pas dans le cas de compter sur ses efforts, quoiqu'il ne puisse guère se rencontrer une occasion dans laquelle nous en ayions plus besoin.»

L'empereur m'écouta, mais ne répliqua pas un mot; il continua à marcher au pas jusqu'à la porte des faubourgs de Vienne, où il prit le galop jusqu'à Schoenbrunn. Son quartier-général resta à ce château jusqu'au moment de rouvrir la campagne; mais tous les jours il venait visiter l'île de Lobau ainsi que les travaux du grand pont.

Chaque semaine qui s'écoulait ainsi dans le repos, lui donnait un avantage immense; les régimens se recomposaient, l'artillerie se réorganisait; les munitions de guerre autrichiennes nous furent d'un grand secours. L'empereur travaillait continuellement et chacun suivait son exemple. Les travaux les plus extraordinaires qu'on eût jamais faits en campagne furent ceux que le génie exécuta sur le Danube, cette année-là. Les armées romaines n'ont rien fait de pareil dans leurs immortels travaux. On n'attendait que l'entière perfection des nôtres pour commencer les opérations qui devaient mettre fin à la campagne. Les armées autrichiennes ne restaient pas oisives, mais elles n'allaient pas aussi vite que nous en besogne. La plus considérable, sous les ordres de l'archiduc Charles, qui avait réuni à lui celle du général Klenau, était campée presque perpendiculairement au Danube, ayant sa gauche au village de Margraff-Neusiedl, son centre à Wagram et sa droite vers Aderklaw. Cette armée avait une avant-garde le long du bord du Danube, en face de l'île de Lobau. Celle qui était dans le duché de Varsovie, quoique du double plus forte que l'armée polonaise du prince Poniatowski, ne put jamais la forcer à un engagement désavantageux à celle-ci, qui se couvrit d'honneur dans toutes les occasions où elle était obligée d'accepter le défi. Si elle eut été aidée en la moindre chose, elle eût pris l'offensive en grand et aurait indubitablement obtenu des succès dignes de son patriotisme et du courage particulier aux militaires de cette nation. Mais les Russes promettaient sans cesse de marcher, et ne bougeaient jamais. Ces assurances de secours n'avaient pour but que de les compromettre[17].

La grande armée autrichienne faisait faire quelques préparatifs d'un passage à Presbourg. Il y avait un équipage de pont, et les Autrichiens venaient de s'emparer, en face de cette ville, d'une petite île très rapprochée de la rive droite dont elle n'était séparée que par un très-petit bras du Danube, en sorte qu'ils auraient pu établir leur grand pont tout à leur aise. Si ce passage leur avait réussi, la position de l'empereur aurait été critique, parce que la jonction des armées autrichiennes aurait été opérée par ce seul fait, et, comme il n'y a que six lieues de Presbourg à Vienne, tous nos travaux d'Ebersdorf auraient été abandonnés, malgré l'importance dont il était pour nous de les continuer.

L'empereur ordonna au maréchal Davout de forcer les ennemis à évacuer cette île, et cela fut aussitôt exécuté; il accompagna l'attaque qu'il en fit d'une centaine d'obus qu'il envoya dans Presbourg. Ces démonstrations suffirent: l'état-major autrichien se plaignit de voir cette grande ville exposée aux ravages de l'incendie, et demanda qu'elle fût épargnée. L'empereur y consentit[18]; dès ce moment, les projets de passage furent abandonnés.

L'armée autrichienne qui venait d'évacuer l'Italie était arrivée sur le plateau en avant de la ville de Raab, sur la rivière de ce nom, en même temps que l'armée sous les ordres du vice-roi d'Italie venait de traverser les montagnes qui séparent l'Allemagne de l'Italie.

Le vice-roi avait marché contre l'armée qui était en avant de Raab. Il eut un peu de peine à se maintenir sur le plateau, mais en payant de sa personne, il ramena les troupes à la charge, et non seulement il parvint à s'y maintenir, mais il entama l'armée autrichienne et la força à repasser la Raab après avoir mis une garnison dans la ville de ce nom, dont il fit le blocus sur-le-champ. L'empereur était pressé d'avoir cette place pour qu'il ne restât plus de passage aux ennemis sur cette rivière, et qu'il pût appeler le vice-roi à prendre part aux grands événemens qu'il préparait et dont le moment approchait.

On pressa tant les travailleurs qu'en peu de jours l'on put ouvrir le feu de la tranchée. Les ennemis ne voulurent sans doute point sacrifier une ville importante en pure perte, puisqu'ils avaient adopté une autre manière d'employer l'armée qu'ils avaient dans cette partie. Ils la rappelèrent sur la rive gauche du Danube et elle vint se placer à Presbourg, d'où elle se tint en communication avec l'archiduc Charles par les ponts établis sur la Marche, rivière qui sépare la Hongrie de la Moravie.

Les Autrichiens étaient alors vraiment en mesure; ils auraient même pu rappeler les corps qu'ils avaient en Pologne; les Polonais n'étaient point à craindre pour une masse comme celle qu'ils avaient alors. En supposant même que les Russes eussent été franchement contre eux, ils étaient si éloignés qu'ils n'auraient pu arriver qu'après l'événement. Mais au lieu de cela, ils attendaient que l'empereur fût prêt; la frayeur que son nom leur inspirait était telle qu'ils ne songeaient qu'à ce qu'il allait faire, sans envisager ce que leur force permettait d'entreprendre.

L'empereur ne manquait pas un seul jour de passer la revue de quelques troupes, d'examiner lui-même si les ordres qu'il avait donnés avaient été exécutés; il allait tous les après-midi dans l'île de Lobau visiter les constructions; c'est dans ces revues qu'il faisait le contrôle des ordres qu'il avait donnés. Lorsqu'il était ainsi au milieu des officiers d'artillerie et du génie on ne pouvait plus l'en arracher, et il était toujours nuit close lorsque nous rentrions à Schoenbrunn.

Le moment tant désiré arriva enfin. En vingt-deux jours d'un travail sans exemple, le génie de l'armée, sous les ordres du général Bertrand, mit à perfection un pont sur pilotis d'une rive du Danube jusqu'à l'autre, c'est-à-dire d'une longueur de deux cent-quarante toises; ce pont servait d'estacade à celui de bateaux qui resta au-dessous; et au-dessus de celui sur pilotis, il y en avait un autre sur pilotis, de huit à dix pieds de large, qui servait à la fois d'estacade au grand et en même temps au passage pour les petites communications continuelles qui auraient pu interrompre celui des colonnes qui défilaient sur les deux grands ponts. Indépendamment de ces moyens-là, il y avait trois larges ponts sur chevalets pour passer les deux petits bras qui traversaient l'île de Lobau, et enfin, dans une espèce de cloaque qui communiquait au bras qui nous séparait des ennemis, se trouvait: 1° l'équipage des ponts qui avaient servi au passage du 20 mai, plus trois autres équipages neufs que l'empereur avait fait construire dans l'île sur le bord de ce cloaque. Ils étaient ainsi rangés: les deux qui étaient dans le fond étaient formés par fraction de deux bateaux garnis de leurs agrès, déjà recouverts de leurs poutrelles et madriers, de manière que, pour construire le pont, cela se réduisait à assembler cinq ou six de ces pièces ainsi disposées. Celui qui était à l'embouchure du cloaque était tout composé, recouvert de ses madriers, et devait être ainsi lancé d'une seule pièce, quoiqu'il eût deux cent quarante pieds de long. C'est un officier du corps du génie de la marine qui en fut l'inventeur et qui se chargea de le mettre en place. Cet ouvrage a paru si extraordinaire que l'artillerie en a pris le modèle que j'ai vu depuis à Paris dans la salle du Conservatoire des objets d'art de ce corps. Le pont qui avait servi au premier passage fut rechargé sur des haquets, et de plus encore un pont fait en bateaux du commerce, fut disposé dans le grand Danube, de manière à pouvoir être jeté à l'embouchure du bras que nous avions à franchir. Le bord de ce dernier bras du fleuve était dans toute sa longueur garni d'un grand nombre de pièces d'artillerie autrichiennes, auxquelles on avait fait faire des affûts neufs à l'arsenal de Vienne. La plupart de ces pièces étaient d'un très-gros calibre, et se trouvaient auparavant sur les remparts de Vienne, sans affûts ou dans les fossés. On avait réuni à Ebersdorf des subsistances pour toute l'immense armée qui allait s'y rendre; l'administration de l'armée était préparée aussi sous le rapport des hôpitaux.

Le mois de juin s'était écoulé sans orage ni au loin ni autour de nous; l'empereur fit expédier à tous les corps les ordres de réunion à Ebersdorf; ils étaient écrits et signés depuis plusieurs jours; ils portaient la date précise de leur expédition et l'heure du jour à laquelle il fallait être rendu à Ebersdorf. Les officiers qui devaient les porter étaient retenus au quartier-général, d'où ils ne pouvaient pas s'absenter. Toutes ces dispositions étant prises, l'empereur resta encore un ou deux jours à Schoenbrunn, où il travailla avec M. Maret, qui lui apportait régulièrement les portefeuilles des ministres, lesquels arrivaient chaque semaine à l'armée par un auditeur au conseil d'état, comme je l'ai déjà dit.

CHAPITRE XII.

L'armée se concentre dans l'île de Lobau—Disposition d'attaque.—Le parlementaire autrichien.—Pont d'une seule pièce.—Violent orage.—L'empereur est à cheval toute la nuit.—Le corps d'Oudinot engage l'action.

L'empereur partit de Schoenbrunn le 2 juillet dans l'après-midi, pour venir mettre de nouveau son quartier-général à Ebersdorf; il me donna l'ordre d'y faire venir le lendemain le reste des bagages de tout le grand quartier-général, et de ne laisser aucun Français à Schoenbrunn.

Le 3, à la pointe du jour, il monta à cheval, et donna des ordres pour que toute sa suite se rendît à ses tentes, qui étaient dressées dans l'île de Lobau.

Dès l'après-midi de la journée du 2 juillet les troupes commencèrent à arriver dans toutes les directions, dans la nuit du 2 au 3, dans la journée du 3, dans la nuit du 3 au 4 et enfin dans la journée du 4. Elles défilèrent sur les deux ponts pour être placées dans l'île de Lobau. Cent cinquante mille hommes d'infanterie, sept cent cinquante pièces de campagne et trois cents escadrons de cavalerie composaient l'armée de l'empereur. Les différens corps d'armée se plaçaient dans l'île selon l'ordre dans lequel ils devaient passer les ponts du dernier bras, afin d'éviter les encombremens.

Le général Oudinot prit l'extrême droite, derrière lui était le corps du maréchal Davout, à la gauche, derrière le corps de Masséna, était l'armée d'Italie, à côté d'elle le corps de Marmont qui arrivait de Dalmatie, à sa gauche était Bernadotte qui venait d'arriver avec les Saxons. Je ne me rappelle pas où étaient placés les Wurtembergeois; je crois qu'ils ne devaient arriver qu'en réserve.

La cavalerie fut placée derrière l'infanterie. On était tellement serré dans cette île qu'on s'y touchait en tous sens.

Le 4, l'empereur fit rejeter à la même place qu'au 20 mai le pont qui avait servi au premier passage, et le maréchal Masséna fit de suite occuper les bois fourrés qui bordent le cours du bras du Danube dans cette partie, mais rien de plus. Vraisemblablement cela donna un grand éveil aux ennemis, puisque le même jour ils envoyèrent un officier-général en parlementaire, sous un prétexte dont je ne me souviens plus, mais au fait pour tâcher de savoir ce que nous faisions dans cette île. On amena ce parlementaire à l'empereur, qui ordonna de lui débander les yeux et lui dit: «Monsieur, je me doute pourquoi l'on vous a envoyé ici: tant pis pour votre général s'il ne sait pas que demain je passe le Danube avec tout ce que vous voyez. Il y a cent quatre-vingt mille hommes; les jours sont longs; malheur aux vaincus! Je ne puis vous laisser retourner à votre armée, on va vous conduire à Vienne dans votre famille, où vous resterez jusqu'à l'issue de l'événement.»

L'empereur savait que ce général, qui s'appelait Wolf, était frère de Mme de Kaunitz, laquelle était du nombre des dames qui n'avaient pas eu le temps de sortir de Vienne à notre approche, et il le fit effectivement conduire chez elle.

On a peine à concevoir comment l'armée autrichienne, au centre de son pays, ignorait nos dispositions au point de n'avoir pas eu la précaution d'appeler l'armée qui était à Presbourg, d'où elle aurait dû être partie le 2 au plus tard. Mais la fortune couronnait les veilles et les travaux de l'empereur; elle voulut que son armée fût prête la première. Cette île de Lobau était une vallée de Josaphat; tels qui s'étaient quittés depuis six ans sans jamais s'être rencontrés depuis, se retrouvaient là sur le bord du Danube. Le corps du général Marmont, qui arrivait de Dalmatie, était composé de quelques corps qu'on n'avait pas vus depuis le camp de Boulogne.

Le 4 après midi tout était prêt, et l'on n'apercevait sur la rive ennemie aucune disposition extraordinaire. Aussitôt que la nuit fut arrivée, l'empereur étant à cheval fit commencer lui-même l'opération par la droite où était le corps du général Oudinot; tout était si bien disposé que le pont fut jeté dans un instant; que ces troupes y passèrent et occupèrent le point qu'elles étaient chargées d'enlever. J'ai omis de dire que dans la matinée du 4, il fit jeter un second pont pour le corps du maréchal Masséna, à deux cents toises environ au-dessous de celui qui avait servi au premier passage. Ce second pont fut canonné par les Autrichiens toute la journée, sans que non seulement aucun homme, mais encore aucun bateau ne fût touché. On avait formé ce pont avec les excédans des matériaux.

Après avoir vu établir le pont destiné au corps du général Oudinot, l'empereur vint faire jeter les trois ponts qui étaient réunis dans le cloaque dont je viens de parler. Comme on n'avait plus eu besoin du corps des matelots pour la conservation du grand pont de bateaux, on l'avait départi au service de tous ces différens ponts, en sorte qu'il y avait une surabondance de bras partout.

Le pont d'une seule pièce sortit le premier; il était précédé d'une nacelle montée par des pontonniers vigoureux. Ils avaient avec eux une ancre qu'ils allèrent jeter à la rive opposée, et sur laquelle d'autres pontonniers hâlaient le pont où ils étaient eux-mêmes placés. La cinquenelle qui devait le fixer était disposée d'avance, et il n'y eut plus qu'à l'amarrer aux deux extrémités; cette besogne fut si bien faite qu'à la dixième minute après la sortie de ce pont hors du cloaque, les troupes passaient dessus.

Les deux autres ponts furent jetés dans le même moment, mais demandèrent un peu plus de temps, néanmoins le tout réussit à point nommé. Les ennemis s'en étaient à peine aperçus d'abord: il fit cette nuit-là un orage qui avait trempé tout le monde, et les gardes se tenaient à l'abri d'une pluie qui tombait par torrens; elle était si violente, que personne n'aurait travaillé si l'empereur n'avait pas été là lui-même. Il était à pied au bord du fleuve, écoutant ce qui passait à la rive ennemie, examinant lui-même les pontonniers qui le reconnaissaient au milieu de l'obscurité, et mouillé comme s'il avait été trempé dans le Danube. À cet orage accompagné d'éclairs et de tonnerre se joignait le vacarme effroyable de toute cette artillerie qui garnissait les batteries le long du fleuve; elles vomirent pendant deux heures des boulets, des obus et de la mitraille sur la rive ennemie; aussi nos troupes y descendirent-elles sans rencontrer aucune difficulté.

Tous les ponts ayant été jetés, l'empereur ordonna que l'on fît passer les troupes, et pendant qu'elles défilaient il vint prendre un peu de repos, ayant été toute la nuit à cheval par cet orage; il n'y avait avec lui que le vice-roi d'Italie, le prince de Neuchâtel et moi. Il ne resta pas long-temps sans remonter à cheval; c'était alors le 5 au matin. Il passa sur la rive gauche, et commença à rectifier l'ordre de bataille de son armée, qui, après avoir passé, se trouva dans l'ordre suivant:

Masséna à la gauche, ayant sous ses ordres Molitor, Boudet, Legrand et
Carra Saint-Cyr;

À sa droite Bernadotte avec les Saxons; à la droite de celui-ci Oudinot, et enfin à l'extrême droite le maréchal Davout avec les divisions Friant, Gudin et Morand;

En seconde ligne était à gauche le vice-roi avec les quatre divisions de l'armée d'Italie; à sa droite, Marmont avec deux divisions;

En réserve, la garde à pied, composée de six régimens;

En troisième ligne, la cavalerie, composée de quatre divisions de cavalerie légère, de trois de dragons, de trois de cuirassiers; de la garde, ayant quatre régimens, et enfin de la cavalerie saxonne. Le premier mouvement que fit toute cette armée, après avoir effectué son passage, c'est-à-dire à dix heures du matin, fut de changer de front sur l'extrémité de l'aile gauche, portant l'aile droite en avant. Ce mouvement fut très-long. La droite avait plus de deux lieues à faire pour arriver en ligne. L'empereur ne faisait que courir çà et là pour reconnaître le terrain, en attendant que son armée fût placée; il fit ce jour-là un chemin incroyable. Il avait encore sa brillante santé, et pouvait rester à cheval autant qu'il le voulait. Dans les soixante-douze heures des journées des 4, 5 et 6 juillet, il passa au moins soixante heures à cheval. Il était environ deux heures après midi lorsque son armée eut achevé son mouvement, et qu'il put la pousser en avant. Il s'attendait à rencontrer quelques obstacles dans la plaine de l'autre côté du Danube, comme des redoutes fermées qui auraient empêché le déploiement de ses colonnes; au lieu de cela, tout se retirait devant lui, et le seul moment où l'on pouvait le combattre avantageusement, celui du passage des ponts, ne lui coûta pas un homme. Il témoignait son étonnement de ne pas trouver l'armée autrichienne, et qu'on lui laissât ainsi franchir autant d'obstacles sans lui rien disputer. On ne savait pas encore d'une manière positive le parti qu'avait pris l'armée de l'archiduc qui était à Presbourg. L'empereur avait admis l'hypothèse où elle aurait rejoint l'archiduc Charles, qu'il supposait informé de son passage. Lorsque son armée fut prête, il la fit marcher droit devant elle, et ce ne fut que vers quatre heures du soir qu'elle arriva en vue de l'armée autrichienne, qui n'avait point bougé de sa position de Wagram[19]. À cette heure seulement nous apprîmes que le corps qui était à Presbourg ne l'avait pas rejoint. Or, comme il ne pouvait plus effectuer cette jonction sans faire un grand détour, l'empereur ne s'occupa point de lui, et ne songea qu'à faire attaquer l'archiduc Charles, dont la position, quoique fort bonne, était trop étendue pour ne pas présenter des points faibles.

Vers six heures du soir, la canonnade s'engagea au centre des deux armées; notre droite marchait encore, parce que la position de la gauche des ennemis refusait un peu, en sorte qu'il ne s'y passa rien ce soir-là.

Notre gauche eut affaire avec la droite des ennemis, mais ce ne fut que peu de chose: il n'y avait de part et d'autre que le projet de se placer pour le lendemain. Au centre, cela fut plus sérieux: l'empereur voyant l'armée ennemie si près, essaya de faire déboucher par notre centre, pour pénétrer s'il était possible et s'établir sur le plateau où se trouvait l'armée autrichienne, ne voulant toutefois mettre de l'opiniâtreté qu'à ce qu'il était possible d'obtenir.

On laissa reposer les troupes un moment. Le point où se trouvait le général Oudinot étant le plus avancé, il fut le premier en mesure d'attaquer; on le fit appuyer par une division de l'armée d'Italie. L'empereur avait ordonné que ces deux colonnes attaquassent ensemble: la division de l'armée d'Italie avait un peu plus d'espace à parcourir, en sorte qu'elles ne montèrent point ensemble. La division du général Oudinot se présenta la première à la crête du plateau, d'où elle fut presque aussitôt culbutée et repoussée dans un grand désordre, que l'on répara en établissant de la cavalerie pour rallier les soldats, qui, à la vérité, rentrèrent de suite dans leurs rangs malgré le feu du canon.

La division de l'armée d'Italie ne fut pas plus heureuse: elle avait en tête le 106e régiment; il fut chargé tout en se montrant sur le plateau et ramené battant jusqu'en bas, sous la protection de notre artillerie; il perdit un de ses aigles dans cette occasion.

L'empereur était présent dans ce moment de confusion, et ne voulut pas donner de suite à ces deux attaques, parce que la nuit approchait. D'ailleurs un événement décisif pour le lendemain était infaillible. On avait eu un exemple du mal que nous avait fait la perte du 21 mai au soir pour la bataille du lendemain 22. En sorte que l'empereur ordonna de prendre position, et de ne pas commencer d'hostilités, afin de passer la nuit tranquillement. Il établit son bivouac entre les grenadiers et chasseurs à pied de la garde, qu'il avait fait approcher jusqu'à la première ligne; il fit appeler les généraux qui commandaient en chef des corps d'armée, et passa une grande partie de la nuit avec eux à causer de tout ce qu'il était possible qui arrivât le lendemain.

Le maréchal Masséna avait fait la veille du passage du Danube une chute de cheval qui l'obligea de se faire conduire en calèche sur le champ de bataille. L'empereur avait voulu lui donner un successeur, mais il le supplia de n'en rien faire; néanmoins l'empereur prévoyant bien que dans une journée qui allait être aussi laborieuse, le maréchal Masséna ne pourrait pas se transporter en calèche partout où il pourrait aller à cheval, il mit près de lui un de ses aides-de-camp.

L'empereur avait d'abord eu la pensée de m'y envoyer; il m'en avait même parlé, quoique je fusse chargé près de lui du service de M. de Caulaincourt, et que je lui fusse très-nécessaire; mais il ne voulait pas désobliger le maréchal Masséna, qui dans ce cas aurait quitté son corps d'armée. Il préféra envoyer Reille, qui avait été aide-de-camp du maréchal, et accoutumé à lui obéir, afin qu'il eût avec lui quelqu'un de confiance.

Le corps du maréchal Masséna n'était pas encore en ligne avec nous; l'empereur en renvoyant le maréchal Masséna à ses troupes, lui dit de les amener le lendemain matin pour se réunir à la grande armée.

Il renvoya successivement à leurs corps tous les officiers-généraux; il n'y eut que le maréchal Davout qui demeura près de lui une grande partie de la nuit.

La plaine sur laquelle était bivouaquée l'armée était si dépouillée d'arbres et d'habitations, qu'il n'y eut pas un feu depuis la droite jusqu'à la gauche. On eut beaucoup de peine à trouver une couple de bottes de paille, et quelques débris de portes pour faire un très-petit feu à l'empereur; tout le monde coucha dans son manteau, et l'on eut grand froid toute la nuit.

Je la passai debout près du feu, parce que l'empereur m'avait chargé de veiller à ce qu'on répondît aux officiers et ordonnances, qui dans ces circonstances-là courent la nuit à travers les lignes, cherchant le plus souvent l'empereur et les généraux qui commandent les corps d'armée; il était soigneux des plus petites choses la veille d'une bataille, et voulait qu'on ne laissât passer personne sans lui donner les indications dont il avait besoin.

Il ne dormit pas beaucoup cette nuit-là; je m'étais mis devant lui pour lui garantir les yeux de l'ardeur du feu avec les pans de mon manteau, et soit qu'il eût froid, ou qu'il eût l'esprit trop occupé, il était debout avec le jour; il ne fit prendre les armes que vers quatre heures du matin: c'était le 6 juillet 1809.

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