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Mémoires du duc de Rovigo, pour servir à l'histoire de l'empereur Napoléon, Tome 4

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CHAPITRE XXVI.

Le roi de Hollande abdique.—Il nomme la reine régente.—Réflexions.—Inquiétudes de l'empereur.—Opinion de l'empereur Alexandre sur le blocus continental.—Détails sur le chagrin de l'empereur Napoléon à la nouvelle de l'abdication de son frère.—Considérations politiques.—La Hollande est réunie à l'empire français.

Il fallut renoncer à l'espérance de faire la paix, et cette nouvelle produisit encore un plus mauvais effet en Hollande qu'en France. Le désespoir s'empara de la majeure partie du commerce. Le roi lui-même, dont les goûts pour la solitude s'accordaient peu avec les agitations de circonstances aussi graves; le roi, effrayé d'avance de désordres qu'il regardait comme inévitables, et ne sentant pas en lui sans doute l'énergie nécessaire pour y faire face, se laissa aller à son inclination naturelle. Il se détermina tout à coup à abdiquer un pouvoir qu'il avait reçu, pour ainsi dire, malgré lui, et il ne craignit pas de susciter à l'empereur de nouveaux embarras, en laissant, par son départ subit, la Hollande sans gouvernement.

Il est bien vrai que, par son acte d'abdication, il avait nommé la reine régente; mais ce n'était pas dans une monarchie nouvelle, comme l'était celle de Hollande, qu'une reine étrangère pouvait exercer une souveraineté, d'autant plus que, moins encore que son mari, elle était en état d'apporter remède à des maux dont la perspective l'avait déterminé à se retirer.

Il était inutile de se dissimuler qu'il devait arriver de deux choses l'une, ou que le gouvernement serait assez fort pour comprimer tous les mécontens, c'est-à-dire tous les Hollandais, ou bien que ceux-ci secoueraient le joug de la France et appelleraient les Anglais, et alors une régente étrangère au pays, placée tout à coup à la tête des affaires, pouvait-elle réunir des forces assez imposantes pour faire respecter son autorité et contenir des soulèvemens; en supposant même que, jeune et sans expérience, elle eût assez de force morale pour résister au déchirant tableau d'une nation divisée, malheureuse, et qui n'aurait pas manqué de lui attribuer tous les maux qui l'accablaient?

Dans un état de paix et de tranquillité, où un esprit juste, éclairé, joint à un coeur généreux et élevé, peut suffire pour administrer, sans doute la Hollande n'aurait pu mieux trouver que sa régente; mais les circonstances n'étaient ni aussi favorables ni aussi heureuses, et il y avait des intérêts qui parlaient plus haut que les siens.

Le roi de Hollande a été blâmé sous beaucoup de rapports: on lui a généralement reproché d'avoir abandonné des peuples qui lui rendaient justice et ne lui avaient refusé ni fidélité ni obéissance; d'avoir, par sa retraite, attiré sur eux des maux qu'il aurait évités en les préservant au moins de tous ceux qui sont inséparables de l'écroulement d'un gouvernement. Enfin on lui a reproché d'avoir, par son acte d'abdication, désigné l'empereur comme la cause d'un sacrifice qu'il s'imposait, tandis que sa santé et surtout ses goûts de retraite y avaient plus de part que l'influence de l'empereur sur la Hollande; influence d'ailleurs qui était moindre peut-être qu'elle ne l'avait été sous le gouvernement électif de ce pays.

Ce n'était pas sans raison que l'empereur disait quelquefois, en parlant de ses frères, qu'aussitôt qu'ils étaient revêtus d'un pouvoir, ils adoptaient la politique de celui auquel ils avaient succédé, en sorte qu'il avait peu gagné au change, ajoutant qu'il ne lui en coûterait pas davantage de faire gouverner tous ces pays par des vice-rois.

À peine le foi de Hollande eut-il signé son abdication, qu'il partit incognito, passa par les États de son frère qui régnait en Westphalie, traversa la Saxe pour se rendre d'abord, dit-on, aux eaux de Toeplitz en Bohême, puis enfin alla s'établir à Gratz en Styrie, où il vécut sans suite comme un simple citoyen.

L'empereur était au château de Rambouillet, lorsqu'il eut connaissance de cette abdication. La première nouvelle en était arrivée à Paris par le commerce, et comme il n'avait rien reçu par ses relations officielles, il conçut de l'inquiétude sur quelques menées particulières du pays même, dont la retraite du roi aurait été probablement un des résultats convenus. Il fut un moment fort occupé de cette idée, jusqu'à ce que l'officier-général qui commandait ses troupes en Hollande l'eût rassuré par toutes les mesures qu'il avait prises pour préserver les troupes hollandaises de toute participation à un mouvement étranger que l'on croyait lié avec le parti qui avait décidé le roi à abdiquer.

L'exécution rigoureuse du système continental était devenue l'ancre de salut de l'empereur, en ce qu'elle pouvait seule amener l'Angleterre à conclure la paix. Ce système, contre lequel l'opinion s'est tant soulevée, avait été mûrement médité et fortement conçu. Quitte à anticiper un peu sur l'ordre des faits, qu'on me permette de m'appuyer ici du témoignage non suspect de l'empereur Alexandre.

En 1814, ce monarque avait l'habitude d'aller quelquefois rendre visite à l'impératrice Marie-Louise au château de Schoenbrunn. Il y rencontra M. de Menneval qu'il reconnut aisément, et dans le cours de la conversation il lui raconta que, pendant le voyage qu'il venait de faire en Angleterre après la paix de Paris, il avait voulu avoir le coeur net sur l'effet qu'on s'était promis du système continental; qu'il ne s'en était pas tenu à de simples observations verbales; qu'il avait été à Manchester, à Birmingham et autres grandes villes manufacturières d'Angleterre; qu'il avait bien vu, bien examiné, bien questionné, et qu'il en avait rapporté la conviction que, si ce système eût encore duré un an, l'Angleterre aurait inévitablement succombé, ajoutant que c'était une grande et belle conception dont il n'avait jamais compris toute la force.

Mais ce que la perspicacité de l'empereur Alexandre n'avait aperçu qu'en 1814, le génie de l'empereur Napoléon l'avait senti dès l'origine; aussi mettait-il une grande importance à l'exécution de cette mesure si effective, et cependant si peu comprise. La Hollande était la partie de l'Europe la plus essentielle à faire observer à cause de ses innombrables affluens et de la diversité de ses relations commerciales.

L'empereur avait souvent eu à se plaindre au roi Louis de la négligence qui était apportée sur ses côtes à l'exécution d'un système qui l'intéressait autant que lui; mais, par son opposition et son opiniâtreté que l'empereur n'a jamais pu vaincre, et par ses menées sourdes, le roi Louis a nui, au lieu d'aider. On ne saurait nier que son abdication et sa fuite n'aient fait un grand tort à l'empereur dans l'opinion.

Un témoin oculaire qui se trouvait près de l'empereur, quand il reçut le courrier qui lui annonçait cet événement, m'a raconté qu'il ne l'avait jamais vu aussi atterré; qu'il avait gardé quelque temps le silence, puis qu'en sortant de cette espèce de stupeur momentanée, il avait paru vivement ému. Il ne pensait pas alors à l'influence que cette circonstance aurait sur la politique, il ne songeait qu'à l'ingratitude de son frère. Il était frappé au coeur. «Concevez-vous, disait-il, une malveillance aussi noire du frère qui me doit le plus? Quand j'étais lieutenant d'artillerie, je l'élevai sur ma solde; je partageai avec lui le pain que j'avais, et voilà ce qu'il me fait!» Et l'émotion de l'empereur était si vive, qu'on assure que la douleur lui arracha quelques sanglots.

Le roi Louis a voulu paraître quitter le diadème sans fortune, et a voulu qu'on crût à Gratz qu'il était pauvre. Il a dédaigneusement refusé et protesté dans les gazettes étrangères contre l'apanage que l'empereur faisait à la reine. Il ne m'appartient pas de traiter cette question personnelle; je pourrais cependant faire l'énumération de tout ce que Louis Bonaparte devait à l'empereur, et je pourrais bien aussi raconter ensuite comment il s'est conduit envers son bienfaiteur, qui lui a reproché, à son lit de mort, dans son testament politique, d'avoir publié contre lui un livre appuyé de pièces dénaturées et même fausses.

L'empereur n'avait jamais pensé à opprimer la Hollande, il s'était même prêté à tout ce qui pouvait alléger la situation des Hollandais, sans annuler les effets de son système. Il avait accordé des licences et autres priviléges commerciaux; mais dans la position nouvelle où se trouvaient les choses, que fallait-il qu'il fît? Abandonner la Hollande à elle-même? Oui, sans doute, s'il avait voulu que le lendemain elle devînt anglaise, et qu'elle ne rendît plus mauvaise encore notre position avec l'Angleterre.

Cette puissance ne demandait pas mieux que de traiter séparément avec tous nos alliés sans nous, et nous n'avions de moyens, pour la déterminer à nous écouter, qu'en ne nous séparant pas d'eux, et en opprimant même ceux qu'elle était le plus intéressée à voir ménager. Il n'y avait donc, dans l'intérêt de la politique à laquelle la Hollande était soumise, que deux partis à prendre dans la circonstance où l'événement l'avait placée, savoir, l'occuper comme conquête, ou bien la réunir définitivement à l'empire. Quel était des deux le moins désastreux pour elle, et le plus conforme aux intérêts de la France?

Pour occuper la Hollande comme conquête, il aurait fallu y envoyer une armée et en retirer les troupes nationales, c'est-à-dire qu'il aurait fallu retirer une portion de celles qui étaient en Espagne pour les porter en Hollande; ce qui était déjà un grave inconvénient, parce qu'il n'y avait pas un régiment de trop dans cette partie. En second lieu, l'occupation de la Hollande de cette manière aurait dû nécessairement être calculée sur sa défense extérieure, sur celle des places dont elle est couverte, enfin sur le maintien de l'ordre public et de la soumission de toute une population répandue sur une surface de pays coupé de canaux dans tous les sens; les grandes villes seules auraient exigé une armée pour les contenir, si le moment était devenu favorable pour un soulèvement. Faute de toutes ces précautions, on se serait exposé à voir arriver une armée anglaise en Hollande, où elle aurait été secondée par une insurrection générale du pays avec le secours de laquelle elle serait devenue inexpugnable à travers tous les obstacles qu'elle aurait pu mettre entre elle et nous.

En occupant la Hollande comme conquête, il aurait fallu lui laisser ses administrateurs, ses lois et toutes ses coutumes, et néanmoins la couvrir de douaniers dont le nom seul suffisait pour la porter à la révolte.

À tous ces inconvéniens se serait joint le pire de tous, qui aurait été nécessairement d'être soumise à une autorité militaire, contre l'arbitraire de laquelle elle n'aurait point eu de recours. Dans cette situation, elle aurait éprouvé tous les désavantages d'une réunion, et n'eût eu aucuns des dédommagemens qu'elle pouvait y trouver, tels que de ne pas ressortir de la volonté d'un général particulier, d'avoir ses représentans au sénat, au corps-législatif, au conseil d'État et à la cour de cassation; de ne pouvoir pas être plus foulée qu'autre province de France; de confondre sa dette nationale avec celle de la France, qui devenait tout entière garant des engagemens du gouvernement hollandais sous ce rapport, et enfin de voir disparaître la ligne de douaniers qui était sur sa frontière territoriale.

Depuis long-temps, le gouvernement n'avait plus d'existence extérieure que celle que lui avait acquise son ancienne réputation; toutes les sources de sa prospérité publique s'étaient successivement taries; la représentation même du gouvernement de cet État était devenue un fardeau pour lui, et ne pouvant pas s'affranchir, un grand nombre de Hollandais préféraient leur réunion à la France plutôt que d'être exposés aux vexations continuelles inséparables d'un changement continuel de gouvernement.

Il eût sans doute mieux valu que l'on ne fût pas réduit à cette extrémité, mais l'événement avait été indépendant de la volonté de l'empereur; antérieurement il avait eu des circonstances moins désavantageuses, pour réunir ce pays à la France (si cela avait été son projet), que celles dans lesquelles l'abdication de son frère le força de le faire.

Il eût sans doute mieux aimé lui voir prendre le courage de supporter le fardeau de ce gouvernement, mais il n'avait rien pu sur ses déterminations; il ne dut donc penser qu'à prévenir les effets fâcheux qu'elle pouvait avoir pour la France, avant même d'envisager les intérêts des Hollandais. D'autres considérations, ajoutées à celle-là, lui firent prendre le parti de réunir définitivement la Hollande, plutôt parce qu'il ne savait qu'en faire que dans le but d'augmenter sa puissance. Lorsqu'il décréta cette réunion, le corps-législatif n'était pas assemblé: il ne pouvait donc le consulter.

L'on s'est beaucoup récrié en Europe sur cette occupation définitive de la Hollande, qui faisait disparaître du nombre des puissances un pays à l'existence duquel presque toutes les nations de l'Europe étaient intéressées. Toutes y avaient des relations, et la plupart en avaient fait leur maison de banque. Aussi toutes prirent-elles part au sort qu'on lui imposait, et commencèrent-elles alors à s'échanger leurs sentimens sur cet acte politique, qui ne plut à aucune. On n'entra point dans les raisons qui avaient déterminé l'empereur, on trouva meilleures celles que l'on avait de lui résister; et si, dès ce moment, il n'y eut pas encore entre elles de communications à ce sujet, il y eut au moins une conformité d'opinion. Cet acte politique de l'empereur devint le signal d'une nouvelle croisade contre lui, et on ne tarda pas à s'apercevoir que tous les princes disposés à se coaliser ne cherchaient plus qu'une main dans laquelle ils remettraient le sceptre de leur ligue. Je reviendrai sur ce point lorsque j'aurai parlé d'autres détails qui doivent avoir ici leur place.

CHAPITRE XXVII.

Changement dans l'administration hollandaise.—Effet que produit en France la réunion de la Hollande.—Mort du prince d'Augustembourg.—La couronne de Suède est offerte à Bernadotte.—État dans lequel je trouve le ministère de la police.—Papiers de la famille d'Orléans.—L'empereur les lit.—Ses paroles à ce sujet.

En réunissant la Hollande, on prit toutes les mesures qui parurent devoir rendre cette opération le moins désagréable possible aux Hollandais. L'empereur recommanda que l'on y envoyât comme préfets ce que l'administration française offrait de plus probe et de plus recommandable. Il en fut de même dans toutes les autres branches de l'administration; il n'y eut que les maires et quelques employés des finances qui restèrent à leur poste.

Les autres employés hollandais vinrent en France occuper les places des Français qui avaient été envoyés pour les remplacer. On ne négligeait rien de ce qui semblait devoir amener une fusion parfaite et étouffer les germes de dissensions intestines; on n'y parvint pas, parce que les intérêts commerciaux du pays rendaient les Hollandais sourds à toute espèce d'arrangemens qui ne leur laissaient pas entrevoir le retour de leur navigation, à laquelle ils devenaient chaque jour plus étrangers. On espéra tout du temps; mais une suite d'événemens malheureux fit bientôt perdre cette espérance.

La réunion de la Hollande ne plut pas en France, autant parce que l'on entrevoyait que cela rallumerait la guerre, que parce que l'on ne comprenait pas une extension de puissance qui dépassait les bornes des intelligences même peu ordinaires. Il y eut beaucoup de censeurs dont le caractère indépendant de toute crainte fit écouter des réflexions très-justes sur cet accroissement de territoire.

On voulait toujours s'obstiner à croire que l'empereur réunissait définitivement tout ce qui lui convenait, tandis que le terme de ces réunions était soumis à l'époque où ses parties adverses rendraient elles-mêmes ce qu'elles avaient réuni à leur domination, en vertu de titres qui ne valaient pas mieux que ceux qu'il se donnait. En même temps que les censeurs critiquaient, il y avait des courtisans qui louaient, et il était devenu à la mode de rechercher jusqu'où s'était étendu l'empire romain dans sa plus grande splendeur, comme si, à moins d'être déshonorée, la France eût dû reculer les bornes de son territoire jusque-là. Ce n'était le langage ni des uns ni des autres qui influençait les décisions de l'empereur, dont les opérations avaient un but dont il n'entretenait peut-être pas ceux qui auraient pu le servir; et pendant ce temps-là elles étaient dénaturées par de vaniteux courtisans dont l'astucieuse malveillance ne tardait pas à s'en emparer.

C'est à cette même époque que mourut d'une mort singulière le prince d'Augustembourg, qui avait été élu par la diète de Suède prince héréditaire de ce pays, dont le roi, fort âgé, n'avait point d'enfans.

Cet événement mit les Suédois dans l'obligation de procéder à une nouvelle élection; ils témoignèrent des dispositions à faire un choix qui les rapprochât de la France. On ne les repoussa point: ils connaissaient de réputation le maréchal Bernadotte, ils avaient été en communication avec lui pendant la guerre de 1809, et en avaient été bien traités. Ils penchèrent pour lui entre tous les choix qu'ils auraient pu faire. L'empereur n'en fut pas fâché: il n'était pas fort content du maréchal Bernadotte; mais il avait une vieille amitié pour tout ce qui avait servi en Italie, en sorte que non seulement il ne contraria pas le choix de la diète, qui était une sorte d'hommage rendu à l'armée française dans les rangs de laquelle elle venait choisir un roi, mais même il l'agréa, et donna au maréchal Bernadotte tout ce qui lui était nécessaire pour arriver en Suède d'une manière convenable au rang qu'il allait occuper. Il lui donna un million de son propre argent.

C'est là la première époque de mon entrée dans l'administration, et je commençais déjà à voir que tout ce qui se disait sur la réunion de la Hollande était le pendant de ce qui s'était dit sur l'Espagne.

Je n'apercevais rien dans la marche de mon prédécesseur qui pût m'indiquer le chemin à prendre pour aller à la rencontre de ce qui me paraissait devoir corroder l'opinion. Je croyais le ministère dont j'étais pourvu une puissance, et je ne le voyais qu'un fantôme; il me semblait être dans un tambour sur lequel chacun frappait sans que je pusse connaître autre chose que le bruit. Je demandais à tout ce qui m'entourait comment faisait M. Fouché, et l'on me répondait le plus souvent qu'il laissait faire ce qu'il ne pouvait empêcher.

J'étais aussi honteux de mon embarras que tourmenté de ne pouvoir le surmonter, et si je n'avais été encouragé par des hommes de bien que je trouvai dans le ministère même, et auxquels on rendait bien peu de justice, j'aurais fait comme le roi Louis. Le courage me vint, et il me ramena de la confiance. J'avais heureusement une mémoire extraordinaire pour retenir les noms et les lieux.

Je voyais bien que M. Fouché m'avait joué en brûlant son cabinet[42], et je pris le parti de m'en créer un autre. De ma vie je n'avais employé des agens; je ne connaissais même pas assez le monde dans lequel il était nécessaire de les lancer pour leur donner une direction sans me découvrir moi-même.

Mon inexpérience des hommes de la révolution, avec lesquels ma charge m'obligeait à être journellement en contact, me fit sentir la nécessité de chercher dans le passé la prévoyance pour l'avenir.

J'avais depuis ma jeunesse une grande prévention contre le duc d'Orléans: c'était la suite des opinions où l'on était à l'époque de mon entrée au service, et elle s'était fortifiée par tout ce que j'entendais depuis que nos salons s'étaient repeuplés des débris de naufrage de tous les partis.

J'employai plus d'un mois à lire seul toutes les volumineuses liasses des papiers du duc d'Orléans, lesquelles étaient encore dans le même état qu'elles avaient été apportées au ministère depuis leur saisie, et, malgré que je fusse souvent dérangé, j'en vins à bout.

Je sentais mon opinion personnelle se redresser souvent à la lecture de tous ces papiers. J'y en trouvai de singuliers, en ce qu'ils étaient d'hommes que j'entendais souvent déclamer contre le duc d'Orléans, et j'avais sous les yeux la preuve qu'ils étaient ses obligés. J'y trouvai même des reçus d'argent, et dans presque tous une reconnaissance, exprimée de manière à ne laisser aucun doute sur son motif.

Je fis un choix de ceux de ces papiers qui concernaient des hommes que je voyais fort assidus aux Tuileries, et d'autres qui cherchaient à acquérir du crédit.

Je portai un jour tout cela à l'empereur à Rambouillet; là il y avait ordinairement peu de monde, et l'on trouvait plus de temps pour la conversation. Comme je ne savais pas lui mentir, je lui dis que, vaincu par toutes mes craintes d'être un jour en défaut vis-à-vis de lui, et par ce que j'avais entendu dire toute ma vie contre le duc d'Orléans, je m'étais méfié de l'avenir et de moi, et avais puisé dans les archives de la maison d'Orléans, qui étaient à mon ministère, les papiers que je lui apportais, en ajoutant qu'il y en avait de curieux. L'empereur les prit en me disant: «J'étais bien informé que les archives de cette maison existaient là; mais on m'avait dit que l'on n'y avait rien trouvé: ceci prouverait, ou que l'on ne s'en est pas occupé, ou qu'on l'a jugé peu important.»

Il m'emmena dans le quinconce qui lui servait de promenade sous les fenêtres du château, près du grand étang.

Il lut tout d'un bout à l'autre, ce qui dura long-temps, puis il fit quelques tours en silence, et me dit: «Vous voyez qu'il ne faut jamais juger sur les apparences; vous étiez prévenu contre ce prince, et si vous aviez trouvé occasion de nuire à quelques-unes de ses créatures, vous eussiez écouté les ressentimens que l'on avait excités en vous, et qui venaient peut-être de ceux qui sont ses obligés; vous avez donc bien fait de vous livrer à cette recherche: c'est toujours ainsi qu'il faut faire. Il m'est bien prouvé que le duc d'Orléans n'était pas un méchant homme. S'il avait eu les vices dont on entache sa mémoire, rien ne l'aurait pu empêcher d'exécuter le projet qu'on lui a supposé: il n'a été que le levier dont se sont servis les meneurs de cette époque, qui l'ont compromis avec eux, pour trouver des prétextes de lui extorquer de l'argent, et il paraît bien qu'une fois qu'ils ont commencé, les demandes n'ont plus eu de bornes.

«Il ne faudrait même pas s'étonner que tout ceux qui étaient ses débiteurs se fussent entendus sur le moyen de lui arracher quittance, et n'eussent tramé sa perte en soulevant contre lui l'indignation publique. L'exacte vérité est que le duc d'Orléans s'est trouvé dans une circonstance extraordinaire qu'il ne pouvait prévoir, lorsqu'il est entré dans la révolution, ce qui prouve qu'il y était entré franchement comme toute la France. Que voulait-on qu'il fît? L'exaspération des partis, à cette époque, lui avait fermé les pays étrangers. Je n'approuve pas ce qu'il a fait; mais je le plains, et ne voudrais être le garant de personne, si le sort l'avait jeté dans une situation semblable. C'est une grande leçon que l'histoire recueillera.

«Je n'ai nul intérêt à m'occuper de cela: je crois bien que le parti du duc d'Orléans a existé au temps de nos discordes; je crois même qu'il se ranimerait, si le trône devenait vacant; mais, tant que je vivrai, c'est une chimère qui ne ferait point de prosélytes.

«Chacun a tout ce qu'il espérait avoir, et même au-delà; croyez-vous qu'il ne soit pas aussi assuré de posséder avec moi qu'avec le duc d'Orléans? Voyez vous-même combien d'existences je menacerais, si je devenais accessible à la crainte d'après ce que vous m'apportez là; c'est-à-dire que je ne verrais plus de sécurité pour personne, parce que les faiseurs viendraient aussi m'assiéger, et quand une fois on sévit, le plus sage a de la peine à s'arrêter. Voilà mon opinion, et il ne faut plus me parler de cela sans de graves raisons. Brûlez tout ce fatras, et laissez tous ces gens-là en repos: qu'ils ne sachent jamais que j'ai lu cela, je conçois l'embarras dans lequel ils seraient; il y en a d'ailleurs dont je fais cas. Ils ont cru que c'était le bon parti alors, ils pouvaient avoir raison.

«Je n'épouse aucun parti que celui de la masse; ne cherchez qu'à réunir, ma politique est de compléter la fusion. Il faut que je gouverne avec tout le monde sans regarder à ce que chacun fait: on s'est rallié à moi pour jouir en sécurité; on me quitterait demain, si tout rentrait en problème.»

CHAPITRE XXVIII.

M. Fouché ne me fait connaître que quelques agens subalternes.—Moyens que j'emploie pour découvrir les autres.—Je trouve de la bonne volonté.—Mon oratoire se remplit, les saints de toutes les classes n'y manquent pas.—Intrigans de Paris.—Intrigans d'été dans la haute société.—Complaisance des courtisans pour l'empereur.—Bals masqués.—Bienfaisance de l'empereur.—Les femmes de Paris.

M. Fouché s'était joué de moi en me désignant des agens qui étaient des hommes de la dernière classe et que même il ne recevait pas, hormis un ou deux individus qui lui permirent de me les présenter. Il ne m'en fit pas connaître d'autres. Moi, je ne fus pas si fier; je les vis tous pour savoir d'eux-mêmes à quoi on les employait: j'en trouvai qui valaient mieux que leur extérieur, et je me suis bien trouvé d'avoir été généreux envers eux. Mes premiers essais furent de ressaisir, par la ruse, tous les fils qu'avait rompus mon prédécesseur par méchanceté. Mon intelligence me fit bientôt trouver des moyens naturels qui m'y firent réussir.

Il y a dans toutes les grandes administrations un registre d'adresses, afin que les porteurs de lettres, qui sont des hommes que l'on a ad hoc, sachent de quel côté ils doivent commencer leurs courses pour abréger le chemin. Celui du ministère de la police était assez riche en ces sortes d'indications. Il était gardé par les garçons de bureau, et comme je ne voulais pas laisser apercevoir mon projet, je choisis un soir où je pouvais me débarrasser de mon monde pour donner une longue commission au domestique qui était de garde ce soir-là, et je lui permis d'aller se coucher, au lieu de rentrer chez moi; il ne fut pas plus tôt dehors, que j'allai moi-même enlever le registre, ainsi que la liasse des reçus que les commissionnaires ont soin de conserver en cas de réclamation sur la remise des lettres.

Je me renfermai dans mon cabinet pour faire moi-même le relevé de ces adresses. Quelques-unes désignaient la profession. Je passai la nuit à le copier et à chercher dans la liasse des reçus tous ceux qui portaient la date d'un même jour pouvant correspondre à celui où M. Fouché formait la liste des convives de ses dîners de représentation, qui avaient lieu les mercredis, en hiver seulement; ceux-là ne piquaient pas autant ma curiosité que ceux dont je n'apercevais pas le motif qui avait pu les faire mander au ministère. Lorsque j'eus finis, je remis les choses à leur place.

J'avais une belle légende de noms et d'adresses; il y en avait dans le nombre qui m'étaient connus, et que j'aurais cherchés plutôt en Chine que sur ce catalogue.

Il y avait plusieurs noms qui n'étaient désignés que par une majuscule; je jugeai bien que ce devait être les meilleurs, et je vins à bout de les connaître, en leur jouant le tour dont je parlerai, et que l'embarras de ma situation rendait excusable, d'autant plus qu'il n'avait que le caractère de la curiosité.

Je divisai mon catalogue d'adresses par arrondissement, c'est-à-dire en douze parties, et chargeai quelqu'un, dans chaque arrondissement, de me faire la note détaillée de ce qu'était chacun des individus désignés, de quel pays il était, depuis quand il était à Paris, de quoi il y vivait, ce qu'il y faisait, et de quelle réputation il jouissait; sans donner d'autres motifs de ma demande, je fus servi à souhait, parce qu'il n'y a pas de ville en Europe où l'on retrouve aussi promptement qu'à Paris, un homme déjà connu. Le simple bon sens me fit apercevoir ce qui pouvait me convenir, dans ces renseignemens, et je ne craignis pas de porter un jugement favorable à mes projets, sur quelques-uns qui étaient précisément les agens de mon prédécesseur. Je les fis mander par billet à la troisième personne, et sans indiquer d'heure pour l'audience; seulement j'eus soin de les appeler à des jours différens. Aucun n'y manqua, et ils reprirent naturellement leurs habitudes de venir à la nuit. L'huissier de mon cabinet, en me les annonçant, me remettait le billet que je leur avais écrit, et qui leur avait servi pour entrer chez moi. Avant de les faire entrer, je retenais un moment l'huissier, pour lui demander si ce monsieur ou cette dame venaient souvent voir le duc d'Otrante, et à quelle heure. Il était rare qu'il ne les connût pas. Alors je savais comment il fallait recevoir la personne annoncée, qui arrivait persuadée que je savais tout, qu'autrement on ne l'eût pas devinée. J'avais soin de prendre l'air d'avoir été informé par M. Fouché lui-même, et moyennant des promesses de discrétion, j'eus bientôt renouvelé les relations de tout ce monde-là avec mon cabinet.

Les noms à lettres majuscules finirent aussi par y venir. Pour les connaître, j'employai le moyen d'agens habitués, qui prirent dans toutes les maisons portant les numéros indiqués sur l'adresse des renseignemens sur les personnes dont les noms commençaient par la majuscule. Quelquefois il y en avait plusieurs dont le nom commençait par la même lettre; je me fis donner les mêmes notes sur le compte de chacune, et lorsque j'étais embarrassé par la similitude des noms, j'imaginais de leur écrire encore à la troisième personne, sans mettre leurs noms, mais seulement la majuscule, qui était le seul renseignement que j'eusse; j'envoyais porter mes lettres par les garçons de mon bureau, qui étaient le plus souvent connus des portiers, chez lesquels ils allaient quelquefois, et comme ces derniers sont d'ordinaire très au fait des allées et venues des personnes qui logent chez eux, ils ne manquaient jamais de porter la lettre à la personne à laquelle elle était destinée, quoiqu'il n'y eût qu'une majuscule pour désignation sur l'adresse; ils étaient accoutumés à voir arriver ces sortes de lettres ployées et cachetées de la même manière. La personne qui la recevait se croyait prise, et ne songeait plus qu'à faire un nouvel arrangement; elle ne concevait pas qu'on l'eût nommée au nouveau ministre sans sa permission. Quelquefois le portier remettait à la même personne les deux lettres qu'on lui avait apportées avec la même majuscule pour adresse, ce qui était une preuve que je ne m'étais pas trompé, et celle-ci, en venant à mon cabinet, les rapportait toutes deux, en m'observant que c'était sans doute par inadvertance qu'on lui avait écrit deux fois. Cela était mis facilement sur le compte d'une erreur, parce que chaque lettre indiquait un jour différent pour se rendre chez moi. De cette manière, je connus toutes les relations de M. Fouché, que je croyais bien plus nombreuses, et surtout bien plus précieuses. Il m'est arrivé que, dans une maison où il y avait deux noms semblables, le portier était nouveau et remit les lettres aux deux personnes pour lesquelles il les croyait destinées. Elles m'arrivèrent toutes deux; mais comme l'huissier connaissait la bonne, je ne manquai pas de trouver dans la note statistique de l'autre de quoi justifier son appel près de moi. J'employai encore un autre moyen pour retrouver toutes les traces de mon prédécesseur: j'ordonnai à mon caissier de m'avertir lorsque les habitués se présenteraient pour toucher de l'argent; je n'entendais par habitués que ceux qui n'avaient point de fonctions ostensibles. Le premier mois, la fierté eut le dessus, je ne vis personne; mais le second, on reconnut qu'il n'y avait pas de sot métier, et qu'il n'y avait que de sottes gens: on vint, sous un prétexte quelconque, demander au bureau si on continuerait à payer; je reçus tout le monde, ne diminuai les émolumens de personne, et augmentai considérablement la plupart de ceux que j'employais, et de tout ce qui travaillait sous moi. Ce petit noviciat, auquel je fus forcé pour me créer des instrumens qu'on aurait dû me laisser, ne me nuisit pas, mais ne m'avait pas découvert des sources d'informations bien précieuses; je ne concevais pas qu'il n'y eût que cela, car je ne voyais pas de quoi employer la moitié de la somme que l'empereur donnait pour cet article, dont cependant il restait peu de chose à la fin de chaque année.

Je tirai encore de cette petite ruse une autre leçon, c'est que j'appris que l'on pouvait se mettre en relation avec la société sous mille rapports dont, auparavant, je n'aurais jamais osé faire la proposition à qui que ce fût. Cela me donna connaissance du degré d'estime qu'il faut accorder aux hommes et le taux des complaisances de chacun, qui est subordonné à leur position, à leur goût pour les désordres, et à leur inclination pour l'inconduite.

Chez d'autres, je pris des moyens obliques pour arriver au même but; je trouvais qu'un homme était déjà assez malheureux d'en être réduit là, et je crus y gagner davantage en les obligeant d'une manière à leur relever l'âme, au lieu de l'avilir. Chez plusieurs, cela m'a réussi; je recevais leurs avis, et les rémunérais en les remerciant. Ceux-là sont venus me voir lorsque la fortune m'a abandonné, et les autres ne m'ont pas donné signe de vie; quelques-uns même m'ont calomnié.

Ce peu de connaissances que j'avais acquis m'avait donné la hardiesse de chercher les moyens de l'étendre; je vis bientôt que je n'avais eu peur que d'une ombre, car j'avais poussé les informations si loin, que moi-même j'avais peine à y croire. Lorsque j'eus ainsi meublé mon oratoire, je songeai à l'employer. La haute société, comme celle du commerce et de la bourgeoisie, se divise aisément par coteries; je ne mis pas long-temps à faire ma division, et j'étais parvenu à la faire d'une manière assez juste pour me tromper rarement sur le nom des personnes qui avaient composé une assemblée, un bal, ou ce que l'on appelait alors une bouillotte, lorsque j'étais averti qu'il y en avait une dans telle où telle maison[43]. Il ne faut pas croire que l'on mettait pour cela de l'importance à savoir tout ce qui s'y disait; il y aurait eu autant de peine à en recueillir quelque chose d'utile qu'à compter les grains de sable du bord de la mer. Mais ce qui faisait le sujet d'une observation constante, c'était l'attention de remarquer si l'on ne venait pas profiter de ces réunions pour y répandre quelques mauvais bruits, ou des nouvelles désastreuses, comme quelques projets de guerre, ou de nouveaux plans de finance; les colporteurs malveillans avaient ordinairement le soin de semer cela dans les cercles qu'ils savaient composés des personnes dont les intérêts pouvaient en être le plus aisément alarmés. Lorsque le cas se présentait, l'observateur écoutait le conteur, et en le fréquentant, il manquait rarement de découvrir où il avait pris la nouvelle dont il venait tourmenter les paisibles citoyens. C'est ainsi que l'on était parvenu à former des listes de tous les débiteurs de contes, et, lorsqu'ils se mettaient dans le cas d'être réprimés, on leur faisait tout à la fois solder le compte de leurs indiscrets bavardages.

Il y a à Paris une classe d'hommes qui vivent aux dépens de la crédulité et de la bonhomie des autres: ceux-là ont un grand intérêt à être informés de tout, vrai ou faux; ils ont un compte courant qu'ils chargent de tout ce qu'ils apprennent; c'est avec ces gentilles bagatelles qu'ils paient leur dîner ou leur place au spectacle; ils portent une nouvelle pour en écouter une autre. Ce sont des hommes précieux pour un ministre de la police; il les a sans peine en les tirant des mauvaises affaires où ils ne manquent jamais de se jeter. On s'en sert pour donner de la publicité à ce qu'on veut répandre, pour découvrir d'où part la publicité que l'on donne à ce qu'il faut taire.

L'intrigue marche toujours, parce qu'elle à des besoins continuels qui l'obligent à avoir l'esprit toujours dans l'activité. Un intrigant sans activité est bientôt à l'hôpital, et celui qui a de l'activité trouverait moyen de tondre sur un oeuf.

Un intrigant connaît les liaisons de coeur de tous ses amis; il conseille l'amant et l'amante, les brouille, les réconcilie; il étudie les haines, les passions; il observe les dérangemens de conduite des autres, en les associant à ceux de la sienne propre; il y a peu de lieux intéressans où il n'ait pas les yeux ou les oreilles. Cherchez-vous le soir un homme de plaisir? il sait dans quelle partie galante on doit le trouver, chez quel restaurateur il aura dîné, à quel spectacle il aura été. Est-ce une étourdie? il la connaît de même à l'étiquette du sac.

Il n'y a pas dans le monde une petite ville où l'on trouve plus vite un individu que l'on cherche qu'à Paris.

L'été, lorsque toute la haute société est dans ses châteaux, on sait moins promptement ce que l'on veut savoir; mais il y a aussi un moyen infaillible de découvrir ce qu'on croit utile de savoir. Les parties de château ont des charmes de bien des espèces. Avec un peu d'habitude de la bonne compagnie, on connaît, avant la fin de la mauvaise saison, toutes les parties de campagne qui doivent avoir lieu depuis la fin de juin jusqu'en novembre. On sait que dans tel mois c'est telle société qui est à tel château, d'où elle va le mois suivant à tel autre, et où elle est remplacée par telle autre. On fait ainsi le tour de toute une province, et il arrive rarement que les personnes qui ont fait cette promenade ne disent pas à leur retour tout ce qu'elles ont vu ou entendu; et si l'on a un motif d'être informé de ce qui s'est passé dans une de ces maisons, il est bien rare que ce qui vous revient innocemment ne vous mette pas sur la trace de ce qu'il y aurait de plus important à connaître.

La plupart de ces châteaux ont des messagers qui portent et rapportent les lettres de leurs sociétés du bureau de poste le plus voisin. S'il y avait quelque chose de sérieux, on aurait cent moyens d'en être prévenu, parce que l'innocence ne se déguise pas, et que, quand elle se trouve à côté des coupables, elle les décèle ingénument. On a attribué à une inquisition de la part de l'empereur tout ce que l'imagination de quelques esprits faibles ou déraisonnables croyait apercevoir ou éprouver en tracasseries, tandis que ce n'étaient que les effets de l'animosité de quelques esprits particuliers, qui, pour mieux se venger, se donnaient le manteau de l'autorité. J'ai connu des individus qui croyaient l'empereur indisposé contre eux, et j'ai su depuis que même il ne connaissait pas leurs noms, ou n'avait d'eux qu'une bonne opinion.

On croyait que l'empereur mettait un grand intérêt à connaître des détails de ménage, ainsi que toutes les particularités qui les concernaient; je sais même qu'il est arrivé à M. Fouché de se servir, en parlant de cela, de cette expression: «L'empereur! vous ne le connaissez pas; il voudrait pouvoir faire la cuisine de tout le monde.» Il m'a tenu à moi-même ce propos. Certainement de tous ceux qui ont occupé le ministère de la police, s'il y a eu quelqu'un que l'empereur n'eût pas craint de charger des menus détails qui auraient excité sa curiosité, ce quelqu'un c'était moi. Or, je déclare que, dans les quatre années que j'ai occupé cette charge, jamais il ne m'a demandé aucune particularité sur l'intérieur de qui que ce soit, excepté lorsqu'il était question de pourvoir quelqu'un d'un emploi auquel était attaché une considération qui entraînait les hommages d'une portion de la société ou d'un pays entier, comme une préfecture, par exemple; alors il voulait absolument que l'on fût sans reproche, et j'ai vu quelques cas où la déconsidération que des écarts avaient attirée sur un intérieur privait une famille d'une aisance qui lui serait arrivée sans cet inconvénient.

Cependant on était étonné que l'empereur connût une assez bonne quantité de petites histoires amusantes, que l'on croyait ne pouvoir être arrivées jusqu'à lui que par le ministre de la police. Avant de l'être moi-même, je le croyais aussi; mais voici où l'empereur puisait des informations. Il n'était pas toujours dans son cabinet; il voyait du monde; il aimait la société, et particulièrement celle des femmes, et il faut convenir que, depuis vingt-cinq ans, ce sexe a adopté un genre de passe-temps et d'occupations si différent de celui auquel il se livrait dans les cercles, où, avec les mêmes agrémens, il cultivait et meublait davantage son esprit, qu'il n'est presque plus possible de faire parler une femme sur le compte d'une autre, sans que la médisance n'ait une grande part à la conversation. Il résultait de là, que la jalousie et la rivalité, pour obtenir des grâces, faisaient commettre des indiscrétions, ou débiter des calomnies. Il y avait l'hiver des bals masqués de cour, qui étaient les seuls amusemens dans lesquels l'empereur avait les avantages de l'incognito, et où il pouvait causer à son aise; j'ai souvent fait partie de sa suite dans ces sortes d'occasions. J'ai même été avec lui à ceux du grand Opéra, à ceux de cour. La société, quoique nombreuse, était choisie; tout le monde se savait dans la meilleure compagnie, et malgré cela il y a eu plusieurs tours de joués qui étaient de véritables guet-apens. L'empereur avait-il besoin de charger le ministre de la police de le mettre au courant de toutes ces misères? Il avait bien d'autres soins à lui confier, et il ne manquait pas de courtisans pour lui en dire plus qu'il n'aurait voulu en entendre, si une fois il avait permis que l'on fatiguât son oreille de semblables narrations. Je dois cependant un hommage à la vérité: il m'a quelquefois demandé des détails concernant des familles, et cela à deux époques de l'année, à Noël et le jour du 15 août, qui était sa fête. Il indiquait lui-même les noms des familles, et il n'avait d'autre but que celui de connaître l'état de malaise de chacune, pour saisir cette occasion de venir à leur secours. J'ai connu beaucoup de dons de cent mille francs, qu'il a donnés à la fois dans un seul ménage, et beaucoup d'une somme moindre. Ce n'est pas mon secret; je n'ai pas le droit de le divulguer, mais ceux qui les ont reçus et qui me liront pourront juger si je ne dis pas la vérité.

J'ai reçu vingt lettres de lui, par lesquelles il m'ordonnait fréquemment des rapports sur l'état de fortune des familles d'officiers-généraux des services desquels il était satisfait.

Les premières lettres que j'ai reçues de lui étaient relatives aux exilés et aux prisonniers d'État. J'en parlerai plus tard.

Il est néanmoins juste de dire, à la louange de la société des femmes de Paris, qu'elle gagne beaucoup à être connue dans ses détails intérieurs. J'ai eu maintes preuves des calomnies dont elle était chargée, et je ne crois pas que, hormis un petit nombre de femmes pour lesquelles la célébrité est un besoin de l'âme, il y ait un pays où l'on trouve autant de coeurs élevés qui ont placé leurs affections dans l'accomplissement de leurs devoirs, et j'ai vu aussi que ceux qui s'arrogeaient le droit de les décrier étaient toujours ceux qui en étaient le moins distingués.

CHAPITRE XXIX.

Position dans laquelle je me trouve.—Organisation nouvelle de la police.—Commissaires dans les départemens.—Diverses améliorations.—Voitures publiques.—Anecdote à ce sujet.

Lorsque j'eus divisé les sociétés de Paris, je m'occupai à faire descendre la surveillance jusque dans toutes les classes d'artisans qui habitent les faubourgs; cela me regardait moins que le préfet de police, mais j'étais bien aise d'être dans la possibilité de retrouver moi-même les traces d'un mouvement agitateur, s'il était arrivé que je ne fusse pas satisfait des rapports que la préfecture m'aurait adressés: c'était uniquement par précaution. Je m'étais déjà aperçu que le moyen le plus puissant de mon administration était de faire agir les haines et les rivalités, comme c'était son devoir d'en prévenir les effets; il est dangereux d'en faire usage, et il faut se sentir un grand fonds de probité pour ne pas craindre d'en abuser, ou d'être trompé soi-même par des informations dictées par une animosité ou une passion particulière. Je n'en fis guère usage que pour être informé des antécédens qui me manquaient, et desquels j'avais un extrême besoin pour connaître le personnel avec lequel j'étais journellement en rapport. J'étais étranger à la révolution, je n'avais connu ni les assemblées nationales, ni les clubs, ni les déchiremens de la guerre civile, et par conséquent j'ignorais tout ce qui était relatif aux hommes qui avaient marqué dans ces différentes circonstances, et qui cependant occupaient la plupart des emplois considérables: les hommes de la révolution avaient fait leur domaine de toutes les charges publiques. J'étais comme un aveugle au milieu de tout cela. On venait manger mes bons dîners, les carrosses faisaient queue à la porte de mon hôtel; ma représentation était grande, il n'y avait guère de lundi où je ne visse pas quatre cents personnes: mais si j'avais été obligé de tirer une conclusion, ou de me former une opinion de tout ce que l'on m'avait dit dans ces tumultueuses soirées, j'aurais induit en erreur et n'aurais fait qu'un mensonge; je le voyais bien, aussi n'ai-je pas choisi là mon régulateur.

Je me voyais seul de mon parti et sans appui ni preneurs, non pas que j'eusse des arrière-projets qui me missent dans l'obligation d'y avoir recours, mais parce que, dans le pays que j'habitais et sur le terrain que j'exploitais, il me fallait des armes contre le ridicule, qui est en France l'ennemi le plus puissant que l'on puisse faire agir contre un homme en place. Je résolus donc de me faire une clientelle, et comme tous mes collègues avaient une avance de dix ans sur moi, pendant lesquels ils avaient bien renforcé la leur, je devais marcher au même but par toutes les routes qu'il m'était possible de m'ouvrir pour me trouver au pair.

Je commençai par m'emparer d'autorité de la nomination à toutes les places qui ressortaient de la préfecture de police; cela était considérable, et me convenait d'autant mieux, qu'elles étaient fort répandues et fournissaient des moyens d'information tout naturels si le cas d'un désordre était arrivé. J'aimais mieux le témoignage d'un homme qui, étant sur les lieux, avait vu ce qu'il me disait, qu'un rapport fait dans un cabinet, et qui n'avait été établi qu'après en avoir défalqué ce qui pouvait être à la charge de tel ou tel individu qu'on protégeait. J'aimais à connaître la vérité, et m'en rapportais assez à mon jugement pour ne pas m'en laisser imposer; d'ailleurs s'il y avait quelques bontés à avoir pour quelqu'un, j'étais spécialement jaloux d'en être le dispensateur immédiat: c'était le dédommagement de la plus désagréable besogne qui fût jamais.

J'eus de la peine à m'approprier la nomination aux places de la préfecture de police; et il fallut un décret impérial pour cela; l'empereur même ne se souciait pas de changer ce qui existait, et je fus obligé de lui démontrer que c'était pour le plus grand avantage de son service que je réclamais ces nominations.

Je pus dès-lors me créer des moyens d'informations, et tous les employés de la préfecture y gagnèrent, parce qu'ils dépendaient plus de la manière dont ils remplissait leurs devoirs, que d'un mauvais rapport, comme ils y étaient auparavant exposés.

Petit à petit je me donnai de bons commissaires de police dans les grandes villes et dans celles à grandes communications; j'avais soin qu'ils fussent des hommes non seulement lettrés, mais d'une perspicacité propre à suivre une information avec beaucoup de bonnes formes, et sans que l'intérêt de la société en souffrît. Je récompensais ceux qui faisaient beaucoup sans attirer de plaintes, et je changeais de résidence tous ceux qui faisaient porter des plaintes contre eux; mais je n'abandonnais jamais un homme courageux, qui ne se ménageait pas dans les informations.

Lorsque je voyais un agent placé dans un poste où il ne trouvait pas de quoi employer la moitié de ses moyens, je le faisais placer sur un plus grand théâtre.

J'avais déjà posé un grand nombre de jalons qui me servaient plutôt comme points de recours que comme moyens d'informations, lorsque je voulus faire établir le réglement sur la police des domestiques, qui, à Paris, composent une armée. Ce qui m'y avait déterminé, c'est que j'avais remarqué que la plus grande partie des vols étaient commis par des domestiques; tous les hommes détenus pour quelque prévention de délits étaient des domestiques.

Il n'y a pas de ville au monde où l'on prenne moins de renseignemens qu'à Paris sur un domestique qui se présente pour entrer au service d'une maison.

Les mauvais sujets connaissent aussi les imperfections de la société, c'est là le champ qu'ils ont mis en exploitation. Lorsqu'un voleur s'échappe d'une prison ou des galères, il vient à Paris; il commence par se mettre domestique pour avoir des occasions de connaître des camarades, et de faire ses observations sous la sauve-garde de ses maîtres. Cette nombreuse classe d'hommes ne peut pas être subdivisée de manière à y établir une surveillance, j'en vins cependant à bout sous l'administration de M. Pasquier.

Je n'avais en vue que les intérêts des propriétaires en proposant la mesure par laquelle il serait défendu à qui que ce soit de prendre un domestique qui n'aurait pas son livret visé à la préfecture de police. Ces livrets ressemblaient à ceux que l'on donne aux soldats.

On écrivait sur la première feuille le nom, l'âge, le signalement, le nom des pères et mères, le pays et la profession du sujet; la date de son arrivée à Paris en relatant les attestations de bonne conduite.

Si les propriétaires n'en avaient pas pris sans qu'ils eussent de livret, il en serait résulté que tous les domestiques auraient été obligés de se présenter à la préfecture pour se pourvoir de ce livret, et celle-ci aurait profité de cette circonstance pour les enregistrer tous et en faire des listes par ordre alphabétique dans lesquelles elle aurait ensuite examiné s'il y avait quelques noms ou signalemens qui eussent du rapport avec ceux qu'elle recherchait.

Dans la mesure que je proposais, un propriétaire devait s'emparer du livret de son domestique, et lorsqu'il le renvoyait, il écrivait dessus le jour qu'il avait quitté son service, sans y ajouter de réflexions; il pouvait en envoyer séparément, mais non les mettre sur le livret, afin de ne pas exposer ces malheureux à des injustices. Il ne remettait pas le livret au domestique, mais il le renvoyait à la préfecture, qui enregistrait dans la note de cet homme sa sortie de la maison dans laquelle il était placé, et y mentionnait les motifs de son renvoi, si le maître les avait fait connaître.

Le domestique était obligé de se représenter à la préfecture dans un délai très court pour reprendre son livret; autrement il était puni d'autant de jours de prison qu'il en avait mis à se mettre en règle, de même que le maître du logement qui lui aurait donné asile sans s'être assuré qu'il avait son livret.

Cette mesure, simplement administrative, bonne dans toutes ses dispositions, qui ne coûtait que peu de soins et devait produire de très bons résultats, trouvait cependant de l'opposition au conseil d'État; il y eut des esprits de travers qui ne virent dans ma proposition qu'un moyen d'espionnage contre leur intérieur, et qui s'élevèrent comme des énergumènes contre elle; elle n'eût pas passé sans M. Pasquier, qui en démontra l'utilité, et dont le bon esprit triompha de toutes les oppositions. Il l'emporta; la mesure fut mise à exécution, et dès les premiers mois elle mit entre les mains de l'administration, je crois, neuf cents ou mille individus, qui étaient tous ou déserteurs de l'armée, ou échappés de prisons, de galères, ou en fuite de leur pays pour quelque poursuite de justice, ils devinrent observateurs les uns des autres, et cela alla bien pendant quelque temps.

Je voulus profiter des momens que je croyais favorables pour faire organiser de même les cochers de fiacres et de cabriolets, qui sont à Paris au nombre d'environ trois mille; mais malgré les motifs puissans que je faisais valoir pour y réussir, la même opposition de la part du conseil d'État prévalut, et je fus obligé d'y renoncer.

Je voulais diviser les fiacres de Paris, ainsi que les cabriolets, par compagnies de vingt-cinq, et les mettre à l'entreprise: un entrepreneur aurait souscrit pour une ou plusieurs compagnies; une société se serait réunie pour souscrire pour une ou pour plusieurs aussi. Les obligations auraient été d'avoir toujours les voitures d'une même compagnie de la même couleur, ainsi que les chevaux du même poil par compagnie; les cochers vêtus en manteaux de la même couleur et en chapeaux de toile cirée; de soumettre les chevaux à la visite des vétérinaires tous les mois, et une peine d'amende, si l'on voyait sur la place un cheval attaqué de la morve, du farcin, de la gale ou de la pousse, etc., etc. Il y aurait eu également une amende d'imposée, si les harnois n'avaient pas été en état de solidité; elle aurait été supportée par le cocher, si le harnois ou une partie quelconque de l'équipement était venu à se rompre pendant une course. Il y aurait eu une amende plus forte, à la charge de l'entrepreneur, si la voiture ou une roue avait manqué et mis les personnes qui auraient été dedans dans l'obligation de mettre pied à terre avant d'être rendues où elles devaient être conduites.

L'administration gagnait à cela, 1° d'avoir de bons répondans dans la personne des entrepreneurs; 2° d'avoir des voitures plus propres, d'un meilleur service; 3° d'avoir des chevaux moins hideux; et dont la bonne santé n'aurait point exposé ceux qui auraient pu se trouver à côté d'eux, et enfin elle aurait gagné sous un rapport qui n'était pas indifférent pour elle.

Il y a des fiacres à Paris qui portent des numéros composés de quatre chiffres; il y a peu de mémoires qui soient capables de les bien retenir, au lieu qu'en ne les numérotant que par compagnie, tout le monde pouvait dire: J'avais la 20e voiture de la première compagnie. Si ç'avait été le soir qu'on l'aurait pris, comme les chevaux d'une même compagnie auraient été de la même couleur, et que la voiture elle-même aurait eu sa couleur, tout le monde, en sortant d'une partie de plaisir, pouvait dire: À telle heure dans telle rue, j'ai pris une voiture jaune ayant des chevaux gris; voilà déjà la compagnie désignée, il ne me reste plus qu'à rechercher dans vingt-cinq cochers quel était celui qui se trouvait dans le quartier, ce qui est une bagatelle, parce que ceux qui n'ont rien à se reprocher accuseront toujours vrai, et que le coupable restera pour le dernier, s'il ne se fait pas connaître de suite[44]. Si j'avais pu faire adopter cette mesure, il aurait fallu moins d'un an pour que Paris n'eût plus que de bonnes remises pour voitures publiques avec des équipages et des cochers à l'avenant, et que ces hideuses voitures eussent disparu. De plus les cochers, qui sont des hommes de toute main, auraient été soumis à un examen, et placés sous la responsabilité des entrepreneurs, qui n'auraient pas pu prendre des hommes qui n'auraient pas eu leur livret de la préfecture de police.

M. Pasquier ne put faire passer ce projet, qui était fondé sur de bons principes et sur les meilleures intentions administratives possibles, en sorte que je dus laisser tel qu'il était ce cloaque, où tous les mauvais sujets allaient se mettre à l'abri des recherches actives dont ils étaient l'objet. J'avais beaucoup entendu louer l'administration de M. Lenoir, qui était lieutenant de police à la fin du règne de Louis XVI; je voulais que celle de la préfecture la surpassât, et elle était déjà capable de faire des choses auxquelles M. Lenoir n'aurait pas pu atteindre, quoique la surveillance fût plus facile à exercer de son temps qu'actuellement.

Avant 1790 les maîtrises existaient encore; elles divisaient naturellement la population par profession. Les jurandes et les corporations des différens artisans existaient aussi, et établissaient une division dans la partie de la population la plus remuante. De plus, le guet à cheval et le guet à pied étaient sous les ordres du lieutenant de police, ce qui donnait à M. Lenoir d'immenses ressources, tant pour être informé que pour réprimer ou prévenir de fâcheux événemens. Lors de mon entrée en fonctions, au contraire, les troupes municipales de Paris même étaient sous les ordres du chef militaire de la capitale et sous l'autorité immédiate du ministre de la guerre. Ce ne fut qu'un an après que j'obtins de faire créer cette légion de gendarmerie à pied et à cheval qui existe aujourd'hui, et de la faire mettre sous les ordres immédiats du préfet de police.

Au bout de quelques mois, j'en étais venu à être bien informé de ce qui arrivait à Paris par la poste et par les messageries, de même que de ce qui partait des grandes villes de France pour la capitale; cela n'était pas nécessaire, mais cela entrait dans les matériaux qui composaient les renseignemens auxquels on pouvait être dans le cas de recourir.

Cette surveillance était bonne pour rechercher les causes d'un fait, mais je ne voyais pas encore de quoi aller à la rencontre de ce qu'il pouvait être très important de prévenir. C'est ce qui me donna une autre pensée: je laissai la préfecture s'occuper de Paris, que je commençais à connaître assez pour comprendre ce que l'on m'en disait, et revins l'envisager sous un autre rapport.

CHAPITRE XXX.

Exilés.—Prisonniers d'État.—Madame d'Aveaux.—Rappel des exilés du faubourg Saint-Germain.—L'ancienne noblesse vient à la cour de l'empereur.—MM. de Polignac sortent de Vincennes.

Pour dire les choses selon l'ordre dans lequel elles sont arrivées, j'ai à rappeler que l'empereur m'avait ordonné de lui faire un rapport sur les exilés et les prisonniers d'État.

Les premiers exilés dataient de 1805, c'est-à-dire du retour d'Austerlitz; ils étaient, je crois, au nombre de quatorze. Je voulus connaître moi-même les matériaux qui devaient servir de base au rapport que je voulais en faire à l'empereur, et c'est à cette occasion que j'acquis la conviction que l'empereur ignorait jusqu'à la moindre des particularités qui concernaient les personnes qui avaient été frappées par cette mesure. Il ne savait ce que je voulais lui dire lorsque je lui en parlai; je fus curieux de savoir d'une manière précise ce qui avait conduit à lui demander l'ordre d'exiler ces quatorze personnes. Voici la version la plus exacte sur l'intrigue dont elles étaient victimes: j'ai dit qu'en 1805, pendant que l'empereur faisait sa campagne d'Austerlitz, les billets de banque ainsi que les fonds publics avaient éprouvé une baisse notable, qui attira des réprimandes au ministre de la police. Celui-ci s'excusa en disant que le faubourg Saint-Germain (qui se trouva là fort à propos) gâtait l'opinion par toute sorte de contes; que c'était lui qui avait débité de mauvaises nouvelles, qui avait mis en doute les succès de l'armée, etc., etc. L'empereur se fâcha, et ordonna que l'on fît une enquête à ce sujet; le ministre de la police fut dès-lors obligé de s'expliquer, et de désigner les personnes qu'il regardait comme les plus coupables de ces sortes de propos, et il reçut l'ordre de leur signifier d'aller demeurer dans leurs terres. Il n'y eut qu'un cri contre cette mesure, et dans la crainte qu'on ne la lui attribuât, parce qu'il était difficile de persuader que, de l'armée, l'empereur eût attaché de l'importance à des verbiages dont personne ne pouvait l'avoir entretenu que la police, il eut grand soin de dire à ces mêmes personnes qu'il était tout-à-fait étranger à ce qui leur arrivait; que l'empereur lui avait donné un ordre direct, sur l'exécution duquel il ne pouvait pas transiger; qu'il avait des polices partout, me désignant toujours comme celui qu'il croyait être chargé par l'empereur de ces sortes d'informations. Il accordait à ces personnes quelques délais pour leur départ, et les renvoyait encore contentes, et à mille lieues de penser que c'était lui qui s'était fait donner l'ordre de les exiler.

Voilà le fait exact, et ce que je vais dire vient à l'appui. Lorsque je présentai le rapport à l'empereur, j'eus avec lui quelques conversations à ce sujet; je chargeai M. Fouché, parce que je connaissais ses sources d'informations, lesquelles m'avaient déjà fourni mille détails si révoltans sur des personnes recommandables de la société, que j'aurais rougi d'en faire usage. Par exemple, le ministre avait fait croire à ces exilés qu'il n'avait rien dit à l'empereur contre eux; voici la preuve qu'il sacrifiait l'empereur à son intérêt particulier. Parmi ces quatorze exilés se trouvait madame d'Aveaux, célèbre par sa grande amabilité et par une fidélité constante en amitié pour une personne qui professait un peu haut des opinions qui étaient particulièrement dans les attributions du ministre de la police. Lorsque celui-ci dénonça le faubourg St-Germain à l'empereur comme dénaturant les rapports qui venaient de l'armée, il ne lui fut pas difficile de faire appliquer cela à cette personne, qui vivait des bontés de madame d'Aveaux; il aurait paru même plus étonnant de la voir oubliée que de la voir désignée la première dans cette proscription. Dans les matériaux que j'ai trouvés sur madame d'Aveaux, l'accusation dirigée contre elle était tout entière basée sur la délation d'un domestique qui, je crois, avait eu à se plaindre de sa maîtresse; or, comment supposer que l'empereur ait pu entretenir des relations de cette nature qui eussent fait parvenir jusqu'à lui la délation d'un domestique? Il ne faut pas beaucoup de sens commun pour voir que, s'il avait été accessible à cette faiblesse, il ne lui serait pas resté un moment pour ses autres occupations. D'ailleurs, s'il avait, sans rapport préalable de la police, donné directement l'ordre d'exiler tout ce monde, comment ce document concernant madame d'Aveaux serait-il parvenu à la police, qui me l'a remis? Il est bien plus probable que c'est la police qui se l'est procuré, et qu'elle en a fait le motif de la mesure qui a été appliquée à madame d'Aveaux.

L'empereur me donna l'ordre de lever tous les obstacles qui s'opposaient
au retour de ces mêmes personnes dans leurs familles, excepté madame de
Chevreuse, madame de Staël, M. de Duras, M. de La Salle et madame
Récamier.

J'ai peut-être oublié quelqu'un, mais ma mémoire ne me le rappelle pas. J'expliquerai mieux comment, après ces rappels, l'empereur se trouva dans le cas de recourir encore aux exils.

Avant d'expliquer les motifs de l'exil de ceux-ci, il est juste de dire que l'empereur, en rappelant les autres, ajouta: «Mais je ne vois pas là dedans de quoi mettre un enfant en pénitence.» Il demanda à cette occasion ce que l'on entendait lui dire toutes les fois qu'on se servait de cette expression: «C'est le faubourg St-Germain,» et quelles étaient les personnes que l'on voulait particulièrement désigner. C'est sur cette demande que je fis faire cette longue liste d'individus, femmes et hommes, à laquelle j'ajoutai toutes les notes que j'avais pu me procurer sur chacun; je la lui remis comme l'état du troupeau dans lequel on avait jusqu'alors choisi les victimes qu'on lui avait fait immoler, lorsqu'on n'avait pas pu lui prouver son zèle par une oeuvre meilleure.

L'empereur, en lisant cette nomenclature, répétait sans cesse qu'il ne se doutait pas qu'il existât autant d'individus des anciennes familles nobles, et qu'il voulait qu'on lui présentât tout ce qui était encore en âge de voir le monde.

Je ne me le fis pas dire deux fois; et c'est dès ce moment que j'avisai aux moyens de les déterminer les uns et les autres à se faire présenter à la cour, profitant même de la circonstance du mariage de l'impératrice pour achever de lever les scrupules que quelques uns m'opposaient encore; je réussis si bien que, hormis les grand'mamans, je fis rentrer dans le monde tout ce qui était sur mon catalogue désigné comme ennemi du gouvernement, et qui était l'objet de mille autres contes ridicules. De cette manière, ces familles se trouvèrent hors de la portée de leurs calomniateurs, qui n'eurent plus de possibilité de les rendre encore le sujet de quelques mauvais rapports, qui auraient fini par les faire exiler[45].

Les douairières murmuraient un peu, mais toute la jeunesse en général en fut fort aise, parce que cela la fit inviter à tous les plaisirs, dont elle faisait l'ornement. Je me trouvai particulièrement très bien de cette mesure, en ce qu'elle me dispensait de jamais avoir rien de désagréable à faire vis-à-vis de qui que ce fût; mais en même temps il me resta dans l'esprit qu'il fallait qu'il y eût une raison pour que l'on eût toujours fait un monstre de ce faubourg Saint-Germain, que l'on pouvait dissiper avec des violons.

La vérité est que l'on s'en était fait un moyen de popularité; on lui faisait croire qu'on le protégeait contre les rigueurs de l'empereur, qui ne l'aimait pas et ne cherchait qu'une occasion de le frapper. C'est ainsi qu'on l'indisposait en lui faisant peur de l'empereur, qui, de son côté, était entretenu dans la persuasion que toutes ces anciennes familles avaient de l'éloignement pour lui, parce qu'on ne cessait de lui dire qu'elles ne passaient leur temps qu'à en dire du mal.

J'eus le bonheur de faire disparaître en grande partie cette désunion d'une portion de la société avec l'autre, sans être obligé de contrarier personne, et dès-lors ce que l'on appelait le faubourg Saint-Germain était plus à la cour que dans une direction opposée comme auparavant. À cette même époque, je pris sur moi de mettre en liberté sur parole MM. de Polignac, dont la détention paraissait ne devoir plus avoir de terme; je le fis sur les instances de personnes qui me répondirent qu'ils ne chercheraient point à abuser de ce que je faisais à leur égard.

Je trouvai du plaisir à obliger ces deux messieurs, et j'en fus aussi récompensé par un retour d'opinion de la société, qui me devint moins défavorable qu'elle ne l'avait été à mon avènement au ministère. On commençait à n'avoir plus autant peur de moi. J'avais mis avec intention de la coquetterie à me charger d'améliorer le sort de MM. de Polignac; je les avais envoyés chercher à Vincennes, et les fis entrer chez moi par mon jardin, le jour même où je savais que madame de Polignac, qui me prenant pour un ogre (d'après ce qu'on lui avait dit), devait venir chez moi toute tremblante pour me demander de lui continuer la permission d'aller les voir au donjon. Je la reçus dans mon cabinet, qui donnait sur le jardin, et lui fis la surprise de lui remettre son mari et son frère, qu'elle plaça, pour sa plus grande facilité à aller les visiter, dans une maison de santé non loin du quartier qu'elle habitait elle-même. L'empereur sut cela et ne m'en parla qu'en bons termes; ce qui est une preuve de plus qu'il n'était pas naturellement rigoureux, et que si, par un calcul très perfide, on ne lui avait pas aussi souvent rompu la tête de mauvais rapports, jamais personne n'aurait été l'objet d'une mesure de sévérité.

On s'est plu à répandre que l'empereur avait de la faiblesse pour les anciens grands seigneurs, et qu'il se serait cru en république, s'il n'en avait pas été entouré.

Ce reproche est mal fondé: l'empereur, en arrêtant les désastres de la révolution, voulait couvrir tous les partis de sa puissante protection, et les obliger à se rapprocher. Aurait-on voulu qu'il n'eût rappelé en France tous ceux que le malheur des temps en avait fait sortir, que pour achever plus sûrement leur destruction? On ne peut pas le penser. Dès-lors il fallait les mettre à l'abri des traits de la méchanceté. Or, pouvaient-ils être plus en sûreté qu'autour de sa personne? Si même il les avait placés dans l'administration, quels cris n'aurait-on pas jetés, quand même ils auraient été capables! Que pouvait-il faire d'hommes de cour trop âgés pour se défaire des habitudes qu'ils avaient contractées depuis leur enfance? Il semble qu'il ne pouvait mieux faire que de les laisser dans leur sphère, c'est-à-dire les mettre à sa cour, pour ne pas être dans le cas de les mettre à Vincennes, où les passions d'un parti (que l'empereur contenait) cherchaient à les pousser.

Il faut les distinguer et bien connaître les catégories dans lesquelles ils se subdivisaient, pour juger les reproches que l'on a adressés à l'empereur de les avoir préférés à ceux d'illustration nouvelle.

La conduite de l'empereur a été toute politique dans ce cas-là. Il avait pu remarquer, dès l'aurore de son entrée au pouvoir, que toute la fortune foncière de France était encore possédée par celles des anciennes familles nobles qui, après avoir fait la révolution de 89, y avoir adhéré, n'avaient pas cessé d'habiter les anti-chambres de toutes les factions qui s'étaient arraché le pouvoir depuis Robespierre inclusivement, jusqu'au directoire, qui les lui légua avec le mobilier du palais du Luxembourg.

Ces familles n'avaient garde de manquer de se rapprocher d'un gouvernement plus fort que celui qu'elles venaient d'abattre, et qui annonçait vouloir gouverner avec modération.

Aussi le premier consul fut-il dispensé d'en appeler aucune. Elles mirent toutes de l'empressement à venir à lui, et l'on vit bientôt les fauteuils du sénat occupés par MM. les ducs de Luynes, de Praslin et autres, sans compter nombre de postulans.

Après ces familles, il y en avait d'autres, non moins illustres autrefois, qui avaient pris le parti de l'émigration, sans courir la chance des combats. De ce nombre sont les Archambaud, les Noailles et autres. Ils avaient trouvé moyen de rentrer, même sous le directoire, en produisant toute sorte de certificats, tels que des attestations qu'ils n'avaient point porté les armes contre la France.

Le premier consul ne pouvait pas être plus sévère que le gouvernement directorial. En conséquence, il régularisa la rentrée de ces familles, en les rayant de la liste des émigrés, et en leur restituant ceux de leurs biens qui n'étaient pas vendus, toutefois hormis les bois.

Les familles qui avaient pris parti dans la guerre civile étaient rentrées dans l'état social commun, depuis le traité de pacification des départemens de l'Ouest, et par conséquent leur fortune foncière leur était garantie. Il ne restait, à proprement parler, que la pauvre noblesse de province, qui avait émigré par principes d'honneur et de dévoûment à la cause du roi, qui avait porté les armes comme simple soldat dans l'armée de Condé, et qui, réduite à l'indigence après la dissolution de ce corps, s'était abandonnée au généreux désespoir de venir se jeter en France à tous risques et périls, sans même prendre la peine de se procurer des passe-ports autres que ceux que le prince de Condé lui avait fait délivrer en la licenciant. Cette confiance de sa part ne fut point déçue: non seulement le premier consul défendit qu'on l'inquiétât, mais il ordonna sous main qu'on ne repoussât pas, pour cause d'émigration, les demandes que le plus grand nombre formait pour obtenir de petites places dans les différentes branches de l'administration, et je dois le dire à la louange de tous, aucun d'eux n'a manqué aux principes d'honneur, ni aux engagemens qu'il avait contractés.

Cette classe nombreuse et respectable se trouvait presque totalement dépouillée, parce que le peu de bien qu'elle possédait avant son émigration avait été plus facilement vendu, en raison des facilités qu'avaient les acquéreurs pour les acheter.

Aussi le plus grand nombre d'entre eux était-il rentré de bonne foi dans la classe industrielle.

Lorsque le premier consul eut pris la couronne impériale, et qu'il eut éprouvé, par conséquent, le besoin de faire concourir à son lustre les notabilités foncières du pays, il dut adopter toutes les familles qui s'en trouvaient en possession. Il avait bien remarqué, le premier de tous sans doute, qu'aucune des notabilités créées par sa gloire ne possédait de fortune foncière patrimoniale, et il s'était imposé d'en élever de là son institution des majorats, qui eut lieu plus tard, et dans laquelle il surpassa en munificence tout ce que ses prédécesseurs avaient fait, sans en excepter Louis XIV, et cela sans prendre une obole dans le trésor public.

Par un étrange abus d'autorité, après la paix de 1814, on a dépouillé tous ces donataires des biens qu'il leur avait donnés, dont personne n'avait droit de les priver, et desquels on ne pouvait pas disposer, si même il y avait force majeure, sans les indemniser. Les fureurs de l'esprit de parti peuvent seules expliquer cette aberration d'esprit, et il doit être permis d'espérer que ceux qui avaient acquis ces fortunes en défendant leur pays trouveront un jour une administration assez équitable pour les faire indemniser d'une spoliation qu'ils n'avaient pas consentie; et je ne crains pas d'en appeler à l'honneur de ceux des émigrés qui, ayant perdu leurs biens pour avoir porté les armes contre la France, en ont obtenu le paiement en vertu d'une décision des chambres.

L'empereur n'avait donc témoigné aucune préférence pour les anciennes familles; il avait été juste envers elles, et hormis quelques têtes exaltées auxquelles il voulut bien ne pas faire attention, et que l'on classait généralement parmi les fous, il n'a eu à se plaindre d'aucune de ces familles. Il les aimait, parce qu'il avait confiance dans l'honneur de leur caractère; il s'en entourait avec plaisir, parce qu'elles ne l'approchaient jamais qu'avec une respectueuse déférence. Ces familles, de leur côté, s'étaient attachées à lui comme à un ancre de salut, au sortir d'une tempête qui avait failli les engloutir.

Toutes s'étaient montrées sensibles à la gloire nationale, et au lustre qu'il faisait rejaillir sur tous les genres de services, et j'en appelle à ceux qui sont les plus opposés à ces familles, qu'ils disent quel est l'individu, parmi elles, qui, étant attaché au service ou à la personne de l'empereur, a fait un trafic de son devoir ou de son honneur pour se créer une position nouvelle au milieu des désastres de 1814.

CHAPITRE XXXI.

Prisonniers d'État.—Leur nombre.—Leurs délits.—Prêtres immoraux.—Visites annuelles des prisons d'État par deux conseillers d'État.—Leurs rapports au conseil privé.—Anecdote sur deux conseillers.

Dans les premières semaines de mon administration, l'empereur voulut revoir les motifs de la détention des prisonniers d'État; je dus commencer par les examiner moi-même, et j'avoue que je ne jetais qu'en tremblant un regard observateur sur les registres de ces détenus, parce que, d'après ce que j'avais entendu dire, je m'attendais à trouver des gouffres où des victimes innocentes étaient enterrées toutes vivantes. Dans quelle erreur l'on était, et combien la lâche calomnie s'est exercée sur ce point! Je vais expliquer sans détour dans quel état j'ai trouvé cette partie de mon administration.

On appelait prisonnier d'État un détenu qui ne pouvait pas être jugé par les tribunaux, parce que sa famille s'était réunie pour demander sa réclusion et éviter la diffamation d'un jugement qui aurait été porté contre lui. Dans ce cas, la famille faisait une demande en forme à l'administration locale, qui faisait constater la réalité des motifs que les parens avaient pour faire détenir le membre de leur famille qui avait encouru une peine infamante; après les avoir reconnus et certifiés, l'administration du lieu en faisait un rapport au ministre de la police, qui demandait l'agrément de l'empereur pour constituer le prisonnier, et afin d'éviter des humiliations à sa famille, on le transférait dans une maison de détention fort éloignée. Ceci avait, en quelque sorte, remplacé les lettres de cachet de l'ancien régime; et comme on n'avait plus de colonies où l'on pouvait, comme autrefois, envoyer tous les mauvais sujets, il avait bien fallu adopter un moyen d'en débarrasser la société, sur la demande et dans l'intérêt des familles.

Après cette espèce de prisonniers, il y en avait une autre qui était composée d'hommes ayant passé aux tribunaux pour des cas graves dans lesquels ils avaient été impliqués, et dont ils s'étaient tirés par quelques incidens qui les avaient mis hors de l'atteinte de la loi, mais qui cependant n'en étaient pas moins les complices de quelques bandes de chauffeurs, de voleurs de recette publique et de messageries, et qui, croyant déguiser leurs désordres en les mettant sous la couleur d'un parti, se donnaient le nom de royalistes, ou enfin qui étaient les moteurs reconnus de tous les mauvais sujets d'un quartier. Ces hommes étaient le plus souvent retenus après le jugement, soit à la requête du procureur impérial près le tribunal même, ou à la demande de l'administration des lieux, fondée sur la conservation de l'ordre et de la tranquillité publique; mais jamais ils n'étaient retenus arbitrairement.

Une troisième classe était celle des détenus pour délits politiques; tout le monde s'imaginait qu'elle était fort nombreuse, et c'était celle qui l'était le moins: elle ne s'élevait pas à plus de quarante personnes sur la population de la France, de la Belgique, du Piémont, de la Toscane et des États romains; ce n'est pas dans la proportion d'un par million.

Il faut comprendre là dedans les individus arrêtés à la suite de la guerre civile, et qui s'étaient derechef mis dans des entreprises hasardeuses: la plus grande partie étaient susceptibles d'être renvoyés devant des tribunaux spéciaux d'où assurément pas un ne serait revenu. C'est l'empereur qui ne le voulut pas, parce que, disait-il, le temps arrangeait tout, et qu'il rendrait la raison à ces individus, comme elle était revenue à tant d'autres en France.

Il faut y comprendre ceux qui avaient été condamnés à mort, et dont la peine avait été commuée en une détention indéfinie. Il faut enfin y comprendre les prêtres qui avaient été arrêtés pour avoir employé leur ministère à mettre le trouble dans les familles. Par exemple, j'ai connu tels de ces misérables qui s'étaient servis de la confession pour porter de jeunes femmes, assez faibles pour les écouter, à rompre le lien conjugal qui les unissait avec leurs maris, sous prétexte que ceux-ci avaient servi l'État, ou qu'ils avaient acheté des biens nationaux. Il y en avait d'autres qui avaient refusé le baptême à des enfans nés de mariages contractés pendant la révolution; enfin il y avait de ces prêtres détenus pour avoir attiré chez eux, sous prétexte d'exercices de piété, des jeunes filles qu'ils avaient ensuite soumises à toute la dépravation la plus honteuse. Ce n'était pas par ménagement pour ces hypocrites qu'on ne les avait point envoyés devant les tribunaux, mais c'était à cause de la honte qui en serait retombée sur la famille des enfans dont ils avaient souillé l'innocence, par ménagement pour le clergé et par respect pour la morale publique.

Toutes ces différentes classes de prisonniers formaient un total de six cents et quelques personnes, en y comprenant les étrangers, c'est-à-dire ceux que l'on avait trouvés dans cet état en réunissant un pays à la France, de même que les Espagnols qui, après avoir prêté serment au roi Joseph, l'avaient trahi pour passer chez les insurgés où ils avaient été repris[46].

Il ne s'est pas passé un an du règne de l'empereur, sans que lui-même écrivît au ministre de la police, pour lui faire connaître qu'il avait nommé par décret deux conseillers d'État pour aller faire la visite de tous les prisonniers d'État, et qu'il eût (le ministre de la police) à leur communiquer tous les documens en vertu desquels chacun était arrêté et retenu. Il fallait alors remettre à ces deux conseillers d'État le dossier de chaque détenu, et avec cette quantité de papiers, ils faisaient le tour de toutes les prisons de France dans lesquelles ces prisonniers se trouvaient renfermés.

Ils avaient un ordre du ministre de la police pour qu'on les leur ouvrît autant de fois que bon leur semblerait. Ils avaient pour instruction de visiter les prisonniers homme par homme, et afin que l'on n'en soustrayât pas, ils commençaient par constater si l'état que leur avait remis le ministre de la police à leur départ de Paris était conforme au registre du greffe de la prison, d'après lequel on fait les feuilles de dépense des prisonniers, en sorte que si on avait voulu en mettre un de plus dans la prison sans l'enregistrer au greffe il en serait résulté que le commandant de la maison ou château fort aurait dû l'entretenir de ses propres deniers, ce qui serait une supposition invraisemblable. Par là on s'assurait d'une manière bien évidente qu'il n'y avait pas un prisonnier de plus que ceux que l'on montrait. Après cela, les conseillers d'État les interrogeaient l'un après l'autre, et étaient chargés de constater la validité des motifs pour lesquels ils étaient détenus; ils écrivaient aux familles, ils voyaient les autorités des lieux, et faisaient ainsi la censure rigoureuse du ministre de la police.

Cette visite durait plusieurs mois, et c'était ordinairement au mois de novembre que l'empereur entendait le rapport des conseillers d'État, qui étaient le plus souvent de retour à la fin d'octobre. Ce rapport se faisait en conseil privé, lequel était composé de l'archi-chancelier, de l'archi-trésorier, du prince de Bénévent, du grand-juge, du ministre de la guerre, de celui de l'intérieur, de celui de la police, des présidens du tribunal de cassation, des présidens des sections de l'intérieur et de législation du conseil d'État, de plusieurs sénateurs, des quatre conseillers d'État attachés au ministère de la police, et enfin du secrétaire d'État.

Devant ce conseil ainsi composé, les deux conseillers d'État lisaient leurs rapports, et donnaient leur opinion sur chacun des prisonniers qu'ils avaient visités; après qu'ils avaient parlé sur un individu, le ministre de la police était obligé de faire connaître les motifs de sa détention: alors l'empereur prenait l'opinion du conseil, membre par membre, sur chaque individu; soit pour maintenir sa détention, soit pour le mettre en liberté.

Tout ne pouvait pas se faire en une seule séance; mais peu importait, on y revenait jusqu'à ce qu'il eût été prononcé sur le dernier prisonnier.

Après ce travail, le ministre-secrétaire d'État faisait le relevé des individus mis en liberté et de ceux maintenus en détention; il adressait au ministre de la police une expédition du procès-verbal de ces différentes séances, avec le résultat du travail qui y avait été arrêté: alors le ministre de la police délivrait aux commandans des différens donjons où étaient les prisonniers, l'ordre de les mettre en liberté.

En supposant qu'il y eût eu quelques projets d'en éluder l'exécution, cela n'aurait pas pu se faire, parce que le ministre-secrétaire d'État faisait la même expédition au grand-juge qu'au ministre de la police; le grand-juge chargeait les procureurs impériaux de veiller à l'exécution des dispositions du décret de l'empereur, et de lui en rendre compte.

Voilà au juste l'équité avec laquelle on décidait de la liberté des citoyens. Je n'ai jamais connu de détentions cachées[47], ni aucune espèce de mauvais traitemens ordonnés par l'empereur, et j'ai reçu vingt ordres de lui, dans lesquels il me recommandait de ne jamais me permettre de sortir des bornes de la constitution, sans auparavant lui faire connaître le cas qui aurait pu m'y obliger. J'ai même reçu une fois une lettre de lui, dans laquelle il me disait qu'il y avait deux arbitraires de trop en France, le sien et le mien.

Je me rappelle qu'à un de ces conseils privés, l'empereur s'aperçut que, dans le rapport que lui avaient fait, de la visite des prisons, deux conseillers d'État, qui étaient MM. Dubois et Corvetto, qu'il chargeait assez souvent de ces sortes de tournées, ils ne présentaient pas d'opinion à eux sur les notes que je leur avais remises, avant leur départ, sur une prison des Alpes. L'empereur devina qu'ils n'y avaient pas été. Il leur en fit la question; ils n'osèrent pas lui déguiser la vérité, et ils se bornèrent à dire, pour leur justification, qu'ils avaient appris son retour à Paris plus tôt qu'ils ne le pensaient, et qu'ils n'avaient pas voulu allonger leur tournée, dans la crainte de lui faire attendre leurs rapports. L'empereur leur témoigna beaucoup de mécontentement, et les fit partir dès le lendemain pour leur faire visiter cette prison.

FIN DU QUATRIÈME VOLUME.

NOTES

[1: Le même qui depuis a été ambassadeur à Paris.]

[2: «L'empereur Napoléon, tranquillisé (par les conventions d'Erfurth) sur les affaires d'Allemagne, fit passer de puissans renforts à ses armées d'Espagne, et se rendit lui-même dans la Péninsule pour diriger les opérations dans une campagne brillante et qui semblait décisive; il dispersa les armées espagnoles, réoccupa Madrid, et obligea une armée anglaise qui s'était avancée jusqu'à Toro à se rembarquer à la Corogne. Ces succès faisaient prévoir la conquête prochaine de toute la Péninsule; mais l'activité que l'Autriche continuait à mettre dans ses armemens obligea l'empereur des Français à quitter l'Espagne pour retourner en toute hâte à Paris.

«Les sacrifices que le traité de Presbourg avait arrachés à l'Autriche étaient trop grands pour que le cabinet de Vienne pût se résigner à les supporter avec patience; mais la désorganisation de ses armées, suite inévitable des revers multipliés qu'elle avait essuyés, l'avait empêché jusque-là de se livrer à la réalisation des projets qu'elle nourrissait en secret. Il n'avait pas saisi l'occasion que la guerre de la France avec la Russie lui avait présentée; il jugea plus propice celle que semblaient lui offrir les événemens d'Espagne et les embarras qu'ils suscitaient à Napoléon.

«Le cabinet de Vienne commença donc avec sécurité les préparatifs de la guerre. L'entrevue d'Erfurth augmenta les alarmes des ministres de l'empereur François; mais comme leurs armemens n'avaient pas encore atteint le degré de maturité convenable, ils résolurent de dissimuler avec la France. Ils réussirent même à endormir l'empereur Napoléon, qui, rassuré par leurs protestations, ne craignit pas de porter en Espagne la majeure partie de ses forces. Profitant de ces circonstances, l'Autriche poussa ses armemens avec une vigueur qui ne laissait plus de doute sur la nature de ses projets.

«L'empereur Napoléon désirait sincèrement éviter une nouvelle guerre, qui devait faire une diversion fâcheuse à ses affaires en Espagne; mais toutes ses démarches pour en venir à un accommodement ne furent considérées par les Autrichiens que comme un aveu de sa faiblesse, et ne servirent qu'à les fortifier dans leurs projets, en leur persuadant qu'ils prendraient la France au dépourvu.

«Le rôle que la Russie avait à jouer devenait difficile. D'un côté, il n'était pas de son intérêt de coopérer à la ruine de la seule puissance qui présentât encore une masse intermédiaire entre elle et l'empire de Napoléon. D'un autre côté, elle ne pouvait refuser d'assister la France sans violer ouvertement les engagemens contractés envers elle, et dont aucune infraction de la part de Napoléon n'avait affaibli la sainteté. D'ailleurs, quand même le cabinet de Pétersbourg, passant par dessus ces considérations morales en faveur de plus hautes vues politiques, se fût décidé à soutenir l'Autriche, il n'aurait pu le faire efficacement à cause de l'éloignement de ses armées, occupées des affaires de la Suède et de la Turquie, et le faible corps qui lui restait de disponible sur les frontières de la Gallicie n'aurait fait que participer aux revers de l'Autriche sans pouvoir y remédier.»

Histoire militaire de la campagne de Russie par le colonel Boutourlin, tom. 1er, p. 36.]

[3: Il avait reçu un second courrier de Saint-Pétersbourg.]

[4: Un corps de cinquante mille hommes n'était pas en état de prendre l'offensive, et dès-lors aurait été sans cesse dans une position d'observation.]

[5: «Paris, le 12 avril 1809.

Au prince de Neufchâtel,

Mon cousin,

Je reçois vos lettres du 8. Je trouve fort ridicule qu'on envoie des farines de Metz et de Nancy sur Donawert; c'est le moyen de ne rien avoir, d'écraser le pays de transports, et de faire de très grandes dépenses. Je ne m'attendais pas à de pareilles mesures. Il était bien plus simple de faire passer des marchés, dans un pays aussi abondant en blé que l'Allemagne; on aurait eu en vingt-quatre heures tous les blés et farines qu'on aurait voulu. Vous ne me mandez pas si les boulangers et les constructeurs de fours, dont j'ai ordonné la réquisition à Metz, Strasbourg et Nancy, sont arrivés. Je suis fâché que vous ne m'ayez pas écrit là-dessus; cela est très-important. Faites lever une compagnie de maçons bavarois à Munich. Je les prendrai à mes frais; vous savez qu'on ne saurait trop en avoir. Je vous ai écrit hier matin par le télégraphe, à midi par l'estafette: en réfléchissant sur les pièces que j'ai dans les mains, je me confirme dans l'idée que l'ennemi veut commencer les hostilités du 15 au 20. Je suppose que le duc de Rivoli arrivera le 15 sur le Leck, à Landsberg ou à Augsbourg. Il me tarde de savoir le jour positif où le duc d'Auerstaedt arrivera à Ratisbonne avec son armée, quand la cavalerie légère du général Montbrun et la grosse cavalerie du général Nansouty arriveront entre Ratisbonne, Munich et le Leck, de manière à pouvoir se former sur le Leck, si l'ennemi prenait l'offensive avant que nous fussions prêts. Il me tarde aussi de vous savoir à Augsbourg. Je suppose que, sans s'arrêter aux mesures prises, le commissaire que j'ai envoyé à Donawert aura fait des marchés ou requis le blé et la farine nécessaires. J'ai envoyé à Insbruck mon officier d'ordonnance Constantin; dépêchez-lui un courrier pour qu'il vous donne l'itinéraire des quatre mille hommes qui arrivent d'Italie par le Tyrol, et des nouvelles de ce que l'ennemi fait de ce côté. Donnez ordre au général Moulin, qui est à Strasbourg, de se rendre à Augsbourg pour prendre le commandement de la ville.

Sur ce, etc.

P.S. Je vous prie bien de dire à Daru que mon intention est de ne rien tirer de France de tout ce qu'on peut se procurer en Allemagne; qu'on n'aille pas traîner à la suite de l'armée un tas de couvertures, de matelas, de linge, ce qui occasionne d'immenses dépenses, et fait qu'on manque de tout, tandis qu'avec l'argent qu'on y emploierait à Munich, à Augsbourg, et partout où nous serons, on sera abondamment pourvu de tout.

NAPOLÉON.» ]

[6: Paris, 10 avril 1809 à midi.

Au prince de Neuchâtel.

Mon cousin,

Je vous ai écrit par le télégraphe la dépêche ci-jointe. Des dépêches interceptées, adressées à M. de Metternich par sa cour, et la demande qu'il fait de ses passe-ports, font assez comprendre que l'Autriche va commencer les hostilités, si elle ne les a déjà commencées. Il est convenable que le duc de Rivoli se rende à Augsbourg avec son corps; que les Wurtembergeois se rendent également à Augsbourg, et que vous vous y rendiez de votre personne. Ainsi, vous aurez en peu de temps réuni à Augsbourg beaucoup de troupes. Communiquez cet avis au duc de Dantzick. La division Saint-Hilaire, les divisions Nansouty et Montbrun doivent être à Ratisbonne depuis le 6; le duc d'Auerstaedt doit avoir son quartier-général à Nuremberg. Prévenez-le que tout porte à penser que les Autrichiens vont commencer l'attaque, et que, s'ils attaquent avant le 15, tout doit se porter sur le Lech. Vous communiquerez tout cela confidentiellement au roi de Bavière.—Écrivez au prince de Ponte-Corvo, que l'Autriche va attaquer, que si elle ne l'a pas fait, le langage et les dépêches de M. de Metternich font juger que tout cela est très imminent; qu'il serait convenable que le roi de Saxe se retirât sur une de ses maisons de campagne du coté de Leipsick.—Prévenez le général Dupas, pour qu'il ne se trouve point exposé, et pour qu'en cas que l'ennemi attaque avant que son mouvement ne soit fini, il se concentre sur Augsbourg. Comme les Autrichiens sont fort lents, il serait possible qu'ils n'attaquassent pas avant le 15; alors ce serait différent, car moi-même je vais partir. Dans tous les cas, il n'y aurait pas d'inconvénient que la cour de Bavière se tînt prête à faire un voyage à Augsbourg. Si l'ennemi ne fait aucun mouvement, vous pourrez toujours faire celui du duc de Rivoli sur Augsbourg; celui des Wurtembergeois sur Ausbourg ou Raïn, selon que vous le jugerez convenable, et celui de la cavalerie légère, et des divisions Nansouty et Saint-Hilaire sur Landshut ou Freising, selon les événemens. Le duc d'Auerstaedt aura son quartier-général à Ratisbonne, et son armée se placera à une journée autour de cette ville, et cela dans tous les événemens. Les Bavarois ne feront aucun mouvement si l'ennemi n'en fait pas. Quant à la division Rouger, elle se rapprochera de Donawert, si elle ne peut pas attendre la division Dupas.

NAPOLÉON. ]

[8: Depuis qu'il était devenu protecteur de la confédération du Rhin, il avait acquis du prince de Baden, le territoire sur lequel avait été construit l'ancien fort de Kehl sous Louis XIV, et il le fit reconstruire.—Il faisait de même construire une tête de pont à Mayence.]

[9: Ce corps de Klenau avait quarante mille hommes.]

[10: Le pont de Ratisbonne est le seul en pierre qui existe sur le Danube depuis Ulm, où le fleuve est peu considérable, jusqu'à la mer. Ce pont est un ouvrage des Romains. Il est construit en grès et briques minces et liés avec du ciment de Pouzolane; ce monument est à l'abri des destructions.]

[11: Lettre de Napoléon au maréchal Masséna.

Donawert, le 18 avril 1809.

Mon cousin,

Je reçois votre lettre; la division que vous avez à Landsberg, et les quatre régimens de cavalerie légère, doivent tâcher de gagner Aicha, ou au moins faire ce qu'ils pourront sur la route d'Augsbourg à Aicha; mais il est indispensable que le général Oudinot, avec son corps et vos trois autres divisions, que vos cuirassiers et ce que vous avez d'autre cavalerie couchent à Pfaffenhofen. Dans un seul mot vous allez comprendre ce dont il s'agit. Le prince Charles avec toute son armée a débouché hier de Landshut sur Ratisbonne; il avait trois corps d'armée, évalués à quatre-vingt mille hommes. Les Bavarois se sont battus toute la journée avec son avant-garde, entre Siegenbourg et le Danube. Cependant aujourd'hui 18, le duc d'Auerstaedt, qui a soixante mille hommes français, part de Ratisbonne et se porte sur Neustadt; ainsi, lui et les Bavarois agiront de concert contre le prince Charles. Dans la journée de demain 19, tout ce qui sera arrivé à Pfaffenhofen de votre corps, auquel se joindront les Wurtembergeois, une division de cuirassiers et tout ce qu'on pourra, pourra agir, soit pour tomber sur les derrières du prince Charles, soit pour tomber sur la colonne de Freysing et de Maubourg, et enfin entrer en ligne. Tout porte donc à penser qu'entre le 18, le 19 et le 20, toutes les affaires de l'Allemagne seront décidées. Aujourd'hui 18, l'armée bavaroise peut encore continuer à se battre sans grand résultat, puisqu'ils cèdent toujours du terrain, ce qui harcèle et retarde d'autant la marche de l'armée ennemie. Le duc d'Auerstaedt est prévenu de tout, et le général Wrede lui envoie tous les prisonniers. Aujourd'hui il est possible que l'on tire quelques coups de fusil. Entre Ratisbonne et le lieu où était le prince Charles, il n'y avait encore que neuf lieues. Ce n'est donc que le 19 qu'il peut y avoir quelque chose; et vous voyez actuellement d'un coup d'oeil, que jamais circonstance ne voulut qu'un mouvement fût plus actif et plus rapide que celui-ci. Sans doute que le duc d'Auerstaedt, qui a près de soixante mille hommes, peut à la rigueur se tirer honorablement de cette affaire; mais je regarde l'ennemi comme perdu si Oudinot et vos trois divisions ont débouché avant le jour, et si dans cette circonstance importante, vous faites sentir à mes troupes ce qu'il faut qu'elles fassent. Envoyez des postes de cavalerie au loin. Il paraît que les Autrichiens ont à Munich et sur cette direction un corps de douze mille hommes. L'importance de votre mouvement est telle, qu'il est possible que je vienne moi-même joindre votre corps. Votre cavalerie qui était à Wachau peut en partir, se diriger et venir vous rejoindre à Pfaffenhofen. Quant au général qui est à Landsberg, il forme avec son corps notre arrière-garde, qui sera à six à sept lieues de distance. Cela peut être utile et n'a pas d'inconvénient. S'il le faut, il aura toujours rejoint le deuxième ou le troisième jour. Enfin, les quatre régimens de cavalerie légère peuvent même, au plus tard après demain, avoir rejoint votre tête.

Sur ce, je prie Dieu, etc.]

[12: Lettre du major-général à l'archiduc Maximilien.

10 mars 1809.

Monseigneur,

Le duc de Montebello a envoyé ce matin à Votre Altesse un officier parlementaire, accompagné d'un trompette. Cet officier n'est pas revenu; je la prie de me faire connaître quand elle a l'intention de le renvoyer. Le procédé peu usité qu'on a eu dans cette circonstance, m'oblige à me servir des habitans de la ville pour communiquer avec Votre Altesse. S. M. l'empereur et roi, mon souverain, ayant été conduit à Vienne par les événemens de la guerre, désire épargner à la grande et intéressante population de cette capitale les calamités dont elle est menacée. Elle me charge de représenter à Votre Altesse que, si elle continue à vouloir défendre la place, elle occasionnera la destruction d'une des plus belles villes de l'Europe, et fera supporter les malheurs de la guerre à une multitude d'individus que leur état, leur sexe et leur âge devraient rendre tout-à-fait étrangers aux maux causés par les armes.

L'empereur mon souverain a manifesté dans tous les pays où la guerre l'a fait pénétrer sa sollicitude pour épargner de pareils désastres aux populations non armées. Votre altesse doit être persuadée que Sa Majesté est sensiblement affectée de voir toucher au moment de sa ruine cette grande ville, qu'elle regarde comme un titre de gloire d'avoir déjà sauvée. Cependant, contre l'usage établi dans les forteresses, votre altesse a fait tirer le canon du côté des faubourgs, et ce canon pouvait tuer non un ennemi de votre souverain, mais la femme ou l'enfant d'un de ses plus fidèles serviteurs. J'ai l'honneur d'observer à Votre Altesse que, pendant cette journée, l'empereur s'est refusé à laisser entrer aucunes troupes dans les faubourgs, se contentant seulement d'en occuper les portes, et de faire circuler des patrouilles, pour maintenir l'ordre. Mais si Votre Altesse continue à vouloir défendre la place, Sa Majesté sera forcée de faire commencer les travaux d'attaque, et la ruine de cette capitale sera consommée en trente-six heures, par le feu des obus et des bombes de nos batteries, comme la ville extérieure sera détruite par l'effet des vôtres. Sa Majesté ne doute pas que toutes ces considérations n'influent sur Votre Altesse, et ne l'engagent à renoncer à un projet qui ne retarderait que de quelques momens la prise de la ville. Je prie Votre Altesse de me faire connaître sa dernière résolution.

Signé, ALEXANDRE BERTHIER.

]

[13: Ce bras est celui dont le commerce se sert pour la navigation; il est toujours rempli de bateaux.]

[14: Monsieur le vice-amiral Decrès,

Je désire avoir un des bataillons de la flottille à l'armée du Rhin. Voici quel serait mon but: faites-moi connaître s'il serait rempli. Douze cents marins seraient fort utiles à cette armée pour le passage des rivières et pour la navigation du Danube. Nos marins de la garde m'ont rendu de grands services dans la dernière campagne; mais ils faisaient un service qui était indigne d'eux. Les marins qui composent les bataillons de la flottille savent-ils tous nager? sont-ils tous capables de mener un bateau dans une rade ou dans une rivière? savent-ils l'exercice d'infanterie? S'ils ont cette instruction, ils me seront fort utiles. Il faudrait envoyer avec eux quelques officiers de l'artillerie de marine, et une centaine d'ouvriers avec leurs outils. Ce serait une grande ressource pour le passage et la navigation des rivières. Sur ce, je prie Dieu qu'il vous ait en sa sainte garde.

Paris, le 9 mars 1809.

NAPOLÉON. ]

[15: Au maréchal Masséna,

23 mai 1809, après minuit.

«L'empereur arriva au premier pont sur le petit bras. Le pont de chevalets est rompu: on donne des ordres pour le réparer. Mais il est nécessaire que vous y envoyiez des sapeurs pour faire deux ponts de chevalets au lieu d'un. Ce qui sera plus long, c'est le premier pont sur le grand bras, qui est à moitié défait, et qui ne peut être reconstruit au plus tôt que vers la fin de la journée de demain. Il est donc nécessaire que vous teniez fortement la tête du premier pont que vous passez demain matin; c'est-à-dire de placer de l'artillerie et de retirer les pontons, pour faire croire à l'ennemi, d'après votre disposition, que nous nous réservons les moyens de rejeter le pont pour passer, ce qui tiendra l'ennemi en respect. Mais le fait est qu'il faudra, aussitôt que les pontons seront retirés, les faire charger sur des haquets avec les cordages, ancres, poutrelles, madriers, etc., pour les envoyer de suite au pont du grand bras, pour lequel il manque quatorze ou quinze bateaux. Vous enverrez les compagnies de pontonniers qui sont avec vous pour aider à faire le pont. Vous sentez combien tout ceci demande d'activité, etc.

«L'empereur passe de l'autre côté pour activer tous les moyens, et surtout pour faire passer des vivres. L'important est donc de vous tenir fortement et avec beaucoup de canons dans la première île, et d'envoyer vos pontons pour le pont rompu.

«ALEXANDRE.» ]

[16: L'empereur ne voyait jamais faire des efforts de vaillance aux troupes sans éprouver le besoin d'honorer la mémoire des braves de quelque pays ou siècle que ce fût. Au milieu de ses occupations à Vienne, en 1809, il fit quelque chose pour celle du chevalier Bayard. Ce guerrier, comme l'on sait, était du Dauphiné; il était né en 1474, et mourut en 1524, à la retraite de Rebec, dans le Milanais.

L'empereur fit relever et réparer à grands frais la chapelle dans laquelle ce héros avait été baptisé au village de la Martinière.

L'empereur ordonna que l'on y portât en cérémonie le coeur du chevalier Bayard, qui avait échappé aux fureurs insensées de nos discordes civiles, et, pour donner plus de pompe à cet hommage rendu à la mémoire du héros, l'empereur ordonna à toutes les autorités civiles et militaires d'y assister, et en se rendant sur les lieux, de ne rien omettre de tout ce qui pouvait donner un nouvel éclat aux vertus du héros dont on régénérait la mémoire. On mit sur la boîte de plomb qui contenait le coeur du chevalier sans peur et sans reproche une inscription à sa louange. L'empereur l'avait dictée lui-même.]

[17: Lettre du prince Poniatowski au major-général.

«Au quartier-général de Pulawy, le 27 juin 1809.

«Monseigneur,

«J'avais eu l'honneur de porter à la connaissance de Votre Altesse Sérénissime, en date du 21 de ce mois, que, malgré l'engagement positif pris par le prince Galitzin, de faire passer ce jour deux divisions de son armée au-delà du San, on ne s'apercevait d'aucune disposition pour cet objet. En effet, sous prétexte de manque de vivres, cette mesure n'a été effectuée qu'en partie deux jours après, avec la même lenteur qui a caractérisé jusqu'ici tous les mouvemens des troupes russes. Ces retards ont donné au corps autrichien, qui s'était porté sur la rive droite de la Vistule, le temps de faire sa retraite avec la plus grande tranquillité; on n'a, en aucune manière, cherché à l'inquiéter. La connaissance certaine que, dès cette époque, on eut à l'armée autrichienne que celle aux ordres du prince Galitzin ne passerait pas la Vistule, a engagé l'archiduc Ferdinand à porter avec rapidité la plus grande partie de ses forces, savoir: environ vingt-cinq mille hommes jusque sur la Piliça, et de menacer ainsi les frontières du duché. Ce mouvement m'a mis dans le cas de me porter sur Pulawy. Les troupes sous mes ordres s'y trouvent depuis trois jours. Au moyen du pont que j'y ai fait jeter sur la Vistule, je puis de ce point, sans quitter la Gallicie, observer la marche ultérieure de l'ennemi, me porter au besoin sur la rive gauche, et, en manoeuvrant sur une des extrémités de sa ligne, lier par-là mes opérations avec celles des généraux Dombrowsky et Sockolniki, qui, avec environ huit mille hommes, ont pris une position à Gora. Toute ma cavalerie, jetée vers Zwolin et Radom, soutenue par l'infanterie, observe les mouvemens de l'ennemi, et se trouve à portée de se réunir sur le point où il sera possible d'agir le plus avantageusement. Je ne négligerai aucune occasion, et quand même des circonstances favorables ne permettraient point aux troupes polonaises d'obtenir de nouveaux succès, je remplirai toujours les intentions de sa majesté l'empereur, en occupant ici un corps de troupes autrichiennes infiniment plus fortes que celles que j'ai à leur opposer. L'arrivée de l'armée russe en Gallicie, et les événemens auxquels elle a donné lieu, ayant permis à l'ennemi d'inquiéter une partie de la Gallicie située sur la rive droite de la Vistule, cette circonstance a ralenti nécessairement les nouvelles formations, et les généraux russes y contribuent encore plus, en mettant partout où ils arrivent, des employés autrichiens, qui se font un devoir de tourmenter les habitans, et d'étouffer tout ce qui peut être contraire aux intérêts de leur souverain. J'espère cependant que le zèle à toute épreuve des Galliciens saura vaincre cette nouvelle entrave, et que nous ne serons point frustrés des moyens qu'offre le pays pour ajouter à nos forces, si le manque total d'armes ne met des bornes à leur désir de mériter une patrie, en se rendant dignes de la protection de l'empereur. Veuillez bien, Monseigneur, agréer l'assurance de ma haute considération.

Le général de division, commandant les troupes polonaises du neuvième corps. «JOSEPH, prince PONIATOWSKI.»]

[18: Rapport du major-général au baron de Wimpfen.

Schoenbrunn, le 30 juin 1809.

«Aussitôt que j'ai reçu votre lettre du 18, monsieur le baron de Wimpfen, je l'ai mise sous les yeux de l'empereur. Les travaux que vous avez faits devant Presbourg, les mouvemens de bateaux faits sur les quais, l'occupation des îles retranchées, ont, d'après le rapport du général français commandant, motivé l'attaque de cette ville. Il est conforme aux principes de la guerre qu'on cherche à déjouer les projets de son ennemi, et toutes les fois qu'on fait des préparatifs offensifs près d'une grande ville, elle se trouve nécessairement exposée à de grands dommages, et c'est à ceux qui ont choisi ce point d'opérations qu'il faut les attribuer. Toutefois, monsieur le général Wimpfen, il a suffi à S. M. de savoir qu'il était agréable à votre généralissime que l'attaque de Presbourg cessât, pour qu'il m'ait autorisé à en donner l'ordre. L'empereur, mon souverain, n'a pas fait attention aux proclamations de jeunes princes sans expérience; mais il a été fâché que S. A. I. l'archiduc Charles, pour lequel, depuis seize ans, il témoigne l'estime due à ses grandes qualités, ait aussi tenu un langage que S. M. n'attribue qu'à l'entraînement des circonstances. Elle vous prie de faire agréer à votre généralissime ses complimens. Je vous prie, Monsieur, etc.,

«ALEXANDRE.» ]

[19: Tous les grands états militaires ont eu, pour la plupart, des ingénieurs qui se sont amusés à lever la topographie des environs de la métropole, et qui ont accompagné leurs reconnaissances d'un mémoire de défense, en forme de plan de campagne, dans lequel ils indiquent les positions à prendre dans un cas d'invasion de la part d'ennemis qui pénétreraient jusqu'au centre de la monarchie. Ils ont tout prévu, et ont donné des conseils pour toutes les circonstances. Les mémoires sont accompagnés de beaux plans, où le campement de chaque corps est désigné; la position des grand'gardes, des sentinelles, les moindres détails de l'établissement du camp y sont rigoureusement soignés; mais ces hommes habiles n'ont oublié qu'une chose, c'est de placer l'armée ennemie comme il arrive toujours.

Nous avons trouvé dans le cabinet impérial de Vienne un ouvrage précieux comme topographie, accompagné d'un mémoire de défense pour le cas où se trouvait précisément la monarchie autrichienne. La carte des environs de Vienne offrait le tracé d'un camp pour défendre le passage de la marche en se plaçant à Schloshoff, et celui d'un second camp, en prenant absolument la position qu'a prise l'archiduc Charles à Wagram. L'ingénieur autrichien qui a fait ce bel ouvrage n'a pas dit un mot de l'île de Lobau, ni de six ponts jetés dans une nuit, et certainement s'il avait pu se douter que cette vaste île deviendrait une place d'armes, de laquelle on ferait déboucher cent quatre-vingt mille hommes, il n'aurait pas donné le conseil de les laisser passer librement, et d'aller les attendre à Wagram.]

[20: Il commandait toute la cavalerie.]

[21: Dans les jours qui suivirent celui de la bataille, le général La Riboissière qui commandait l'artillerie de l'armée, ayant besoin de boulets, fit mettre à l'ordre de toute l'armée, qu'il paierait cinq sols par boulet de canon ramassé sur le champ de bataille, et qui serait rapporté au parc d'artillerie; je tiens de lui-même qu'on en rapporta vingt-six mille autrichiens seulement. On peut bien évaluer que la moitié n'a pu être trouvée.]

[22: Lettre de Bernadotte au major-général.

«Retz, le 6 mai 1809.

«Prince,

«J'ai reçu la lettre que Votre Altesse m'a écrite de Burckausen sous la date du 30 avril. Votre Altesse ne me parlant plus de rester entre Ratisbonne et la Bohême, je suis venu de Nabburg à Retz, et je me dispose à entrer en Bohême par Waldmünchen. Le commandant du petit corps laissé à Cham par le général Montbrun me marque qu'avant-hier ses postes à Neumarck et Waldmünchen ont été attaqués et forcés de se replier sur Furth et Schontal. Il me marque aussi que les avant-postes autrichiens sur ce point sont forts de deux bataillons et six escadrons, et qu'ils ont en outre quatre mille hommes campés à Klatau. Votre Altesse m'avait autorisé à appeler à mon corps d'armée la division Dupas; mais elle a reçu le même jour un ordre contraire. Depuis, Votre Altesse m'a annoncé que je trouverais en marchant sur Ratisbonne des troupes françaises et des renforts; je n'ai cependant encore aucun avis que des troupes doivent se joindre à moi, et chaque jour j'éprouve de plus en plus combien il serait essentiel que l'armée saxonne fût appuyée et stimulée par l'exemple de troupes un peu plus aguerries qu'elles; cela me paraît indispensable, surtout étant destinée à opérer isolément sur le flanc de la grande armée. J'invite Votre Altesse à rappeler à l'attention de sa majesté cet objet qui intéresse réellement le bien de son service, et de me dire si je dois compter ou non sur quelques renforts de troupes françaises.

«J. BERNADOTTE.» ]

[23:

«Au camp de Lintz, le 28 mai 1809.

«Prince,

«M. Deveau vient de me remettre la lettre que Votre Altesse m'a écrite d'Ebersdorf, sous la date du 26 mai. Votre Altesse a maintenant reçu ma dernière lettre, par laquelle je lui exposais l'impossibilité où je me trouve d'attaquer l'ennemi. J'ai l'honneur de lui répéter que je croirais commettre une faute militaire très grave si je sortais de mes positions devant Lintz. L'ennemi est sur mon front et sur mes deux flancs, le long du Danube. Le général Kollowrath a reçu, depuis l'affaire du 17, des renforts de la Bohême, et il vient encore d'arriver à Zuelter dix mille hommes détachés de l'armée du prince Charles. Si je marche en avant, je ne puis pas répondre qu'une colonne ennemie ne pénètre par la droite ou par la gauche jusqu'au pont de Lintz. Votre Altesse peut vérifier ma position sur la carte. J'ai devant moi un pays hérissé de montagnes, où l'ennemi retranché et barricadé, peut, avec peu de monde, disputer long-temps le passage. Il faudrait donc, pour déboucher d'ici avec quelque espérance de succès, un corps plus nombreux que le mien, et surtout des troupes aguerries et des généraux expérimentés pour diriger les diverses colonnes. Les Saxons, je le répète, sont hors d'état d'agir isolément, et il n'y a aucun de leurs généraux à qui je puisse confier une opération détachée. Je prie Votre Altesse de mettre ma situation sous les yeux de l'empereur. Il m'est impossible, pour le moment, de rien entreprendre d'offensif sans compromettre le pont de Lintz, auquel je pense que sa majesté tient avant tout. Si j'avais huit à dix mille Français, je pourrais encore tenter quelque chose, sans garantir de grands succès; j'aurais du moins à compter sur l'énergie et sur l'expérience de ces troupes; mais, je le répète, avec les Saxons je ne puis rien. Si l'ennemi vient à m'attaquer avec les forces qu'il a, de beaucoup supérieures aux miennes, je me regarderai comme fort heureux de pouvoir maintenir ma position. Dans tous les cas, sa majesté peut être certaine que je ferai mon devoir.

«J. BERNADOTTE.

«P. S. On a trompé Votre Altesse quand on lui a dit que le général Kollowrath n'était pas devant moi; il n'a pas cessé d'y être; il a aujourd'hui son quartier-général à Leonfelden, en arrière de ses camps d'Hirschiag et d'Helmansed. Il se lie avec les troupes qui sont à Haslach. Quant au général Jellachich, que Votre Altesse croit sur la rive gauche du Danube, il était ces jours derniers en Styrie, et a dû se retirer par le Buren.»]

[24: À Austerlitz le maréchal Soult était celui dont l'empereur avait été le plus satisfait.]

[25: La Pucelle.]

[26: Je faisais le service du grand écuyer pendant cette campagne, M. Caulaincourt étant en Russie, et le général Nansouty à sa division.]

[27: L'empereur a eu la pensée de faire paver les faubourgs de Vienne, qui ne le sont pas: il voulait, disait-il, laisser ce souvenir aux Viennois, mais il n'en a pas eu le temps.]

[28: Ce fut elle qui sollicita l'empereur de le remettre en fonctions après la conjuration de George.]

[29: L'empereur disait qu'il n'avait laissé l'armée hollandaise dans le pays, lorsqu'il était parti pour la dernière campagne, que parce qu'il craignait pour Anvers, où il ne pouvait pas laisser de troupes, n'en ayant pas suffisamment.]

[30: Indépendamment de la lettre à M. de Caulaincourt, la demande en a été faite directement de l'empereur à l'empereur Alexandre, qui y a répondu de sa main, qu'il allait consulter sa mère.]

[31: Je tiens ces détails du sénateur lui-même.]

[32: Depuis que j'ai écrit ces Mémoires, j'ai lu une petite brochure qui paraît, au titre, être imprimée d'après une rédaction du général Bertrand, sur des matériaux assemblés par lui et laissés, à ce que l'on prétend, à l'île d'Elbe après le célèbre départ.

Dans cette brochure, il est fort question du mariage de l'empereur avec l'archiduchesse Marie-Louise. Les détails que l'auteur en donne, quoique ceux d'un homme qui paraît avoir été aux écoutes, sont inexacts dans le point le plus important. C'est ce qui m'a fait douter de la vérité du reste.

L'auteur prétend que M. Narbonne avait reçu à Vienne des ouvertures sur ce mariage de la part de l'empereur d'Autriche. Voici ma réponse:

Après la paix de 1809, M. de Narbonne demanda à Vienne et obtint la permission d'aller visiter messieurs de France qui habitaient à Trieste, et a pu, à son retour par Vienne, y voir l'empereur d'Autriche; mais il était de retour à Paris avant le divorce de l'empereur, et en pareille matière, on ne s'expose pas à avancer ce dont on n'est pas sûr: un courtisan ne s'expose pas à des regrets cuisans et Narbonne avait sa fortune à faire.]

[33: On y avait construit et décoré élégamment un long salon avec des portes aux deux extrémités.

L'impératrice entra par la porte qui était du côté de l'Autriche, en même temps que la reine de Naples entrait par l'autre. Il y avait de ce côté-là un appartement où l'impératrice fit sa toilette. Elle était accompagnée des dames françaises, et donna sa main à baiser aux dames allemandes, qui sortirent par la porte qui était de leur côté, et partirent de suite.]

[34: L'oncle de l'impératrice, qui était alors grand-duc de Wurtzbourg, était présent; il signa aussi.]

[35: Le mariage devant l'église a eu lieu le 8 ou le 9 avril 1810, et la révolution de Fontainebleau est du 8 avril 1814.]

[36: Cette voiture n'était là que pour la représentation.]

[37: Comme duc d'Otrante une dotation évaluée à 90,000 francs net. Une sénatorerie, évaluée à 30,000 fr. net, et même au-dessus; c'était celle d'Aix en Provence. Il avait 200,000 francs de rente du produit de ses économies pendant les neuf années de son administration, pendant tout le cours desquelles il a eu environ 900,000 francs de revenus de toute espèce, et venant de l'empereur, depuis le premier jusqu'au dernier écu.]

[38: M. de S*** avait été ambassadeur en Hollande et avait des moyens faciles d'informations à Amsterdam.]

[39: Les relations extérieures. Fouché n'avait pas cessé de convoiter ce ministère depuis que M. de Talleyrand l'avait quitté.]

[40: Cet Hennecart est de Cambrai; c'était un émigré, anciennement officier au régiment de Beauvoisis.]

[41: Mais il est juste d'observer que, si M. Fouché avait douté de sa fidélité, il n'était pas autorisé à soupçonner les moyens employés pour le corrompre, et quand même il les aurait découverts, il n'aurait pu s'en plaindre; d'abord on ne l'eût pas cru, et ensuite il ne l'aurait pas osé.]

[42: Pendant les deux dernières années de son administration, M. Fouché avait fait rechercher soigneusement tous les écrits qui avaient été publiés pendant la révolution, et dans lesquels on exaltait son patriotisme, tels que sa correspondance avec le comité du salut public, lorsqu'il était son commissaire à Lyon en 1793; il avait brûlé tout cela.]

[43: La haute société et le haut commerce avaient des jours fixes dans la semaine.

La bourgeoisie prenait assez généralement le dimanche.]

[44: En 1797, j'arrivai à Paris avec un de mes camarades, qui avait avec lui un sac de 1,200 francs. C'était au mois de novembre; nous descendîmes avec la messagerie rue des Fossés-Saint-Victor, vers six ou sept heures du soir; nous y prîmes un fiacre pour nous rendre à notre hôtel, rue de Richelieu. En arrivant, nous descendons, et prenons nos effets avec tant de précipitation, que mon camarade oublie son sac.

Nous étions l'un et l'autre fort jeunes. C'était jour d'Opéra, nous voulûmes finir notre journée à ce spectacle; il allait se terminer, lorsque la mémoire rappela à mon compagnon son sac. Comment faire pour courir après le fiacre? aucun de nous deux n'avait pris son numéro; il était fort en peine, lorsqu'il me vint une idée.

J'avais remarqué que le fiacre était blanc, et avait un cheval de ce poil avec un autre d'une autre couleur.

Je lui observai que peut-être le cocher ne se serait pas aperçu de notre oubli, et qu'il se serait placé près de l'Opéra, espérant finir la journée par ramener quelqu'un de son quartier; qu'il fallait nous mettre à visiter toutes les voitures qui étaient autour de l'Opéra. Nous trouvâmes effectivement la nôtre, qui était une des premières à la tête de la file de celles qui devaient commencer à être appelées à la sortie du spectacle. Nous montâmes dedans, et dîmes au cocher de nous conduire rue des Fossés-Saint-Victor: il ne nous reconnut pas. Nous nous mîmes à chercher dans la voiture, et nous trouvâmes le sac, qu'il avait cependant mis dans le coffre de sa voiture. Comme il passait devant la porte de notre hôtel, nous l'arrêtâmes. Il nous vit descendre avec notre argent, et n'osa pas réclamer la moindre chose; il préféra avoir l'air de ne pas s'être aperçu que ce sac était dans sa voiture, et se repentit assurément d'avoir voulu gagner encore un petit écu en restant à la sortie de l'Opéra.]

[45: Je dois faire observer que la plupart de ces jeunes femmes et de ces jeunes gens avaient de vieux parens qui les élevaient dans un éloignement total du nouvel ordre de choses établi en France, et qui propageaient ainsi une opposition dans laquelle leurs enfans n'avaient aucun intérêt de se ranger.

Une fois qu'ils furent échappés de la cage dans laquelle on les tenait renfermés, ils firent tous comme ceux qui avaient pris leur parti depuis dix ans.]

[46: On a méchamment imprimé, dans le commencement de 1814, un état des prisonniers existans dans les maisons de détention de Paris, et l'on a mis cela sur le compte des prisons d'État: c'est l'esprit de parti qui a voulu confondre les détenus de toute espèce pour favoriser ses projets. Il a mis les maisons de correction, celle pour dettes, celle des filles publiques, celle des fous, etc., etc., dans la même catégorie. Tout ce qui pouvait exciter la vengeance contre le gouvernement impérial lui convenait.]

[47: Il n'y a eu de détention sous des noms supposés que dans deux cas, pour éviter toute entreprise de communiquer au dehors. Elles concernaient deux chefs d'insurgés espagnols, qui, dans les registres du greffe, avaient d'autres noms; mais les conseillers d'État les visitaient comme les autres tous les ans.

On avait pris le parti de leur donner de faux noms, pour que des suborneurs n'entreprissent point de les faire évader.]

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