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Mémoires du duc de Rovigo, pour servir à l'histoire de l'empereur Napoléon, Tome 4

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CHAPITRE XIII.

L'ennemi commence l'attaque.—Notre gauche est défaite.—L'empereur parcourt la ligne deux fois au milieu d'une grêle de boulets.—Mort de Bessières.—Paroles de l'empereur.—Le général Reille.—Macdonald.—Résultats de la bataille de Wagram.—Pressentiment du général Lasalle avant la bataille.—Sa mort.

Les ennemis commencèrent l'attaque par leur gauche sur notre droite, c'est-à-dire sur le corps du maréchal Davout, qui se présentait au village de Margraff-Neusiedl. Du point où nous étions, nous appelions le village la Tour-Carrée, parce qu'il y a effectivement un vieux château féodal, surmonté d'une grosse tour carrée que l'on apercevait de tous les points de la plaine.

J'ai ouï dire que c'était le prince Jean de Lichtenstein qui conduisait l'attaque contre le maréchal Davout; elle fut menée avec assez de vivacité pour nous persuader qu'elle était une entreprise sérieuse de la part des ennemis sur ce point; nous pouvions leur supposer le projet de déborder notre droite pour communiquer avec le corps qui devait être en marche de Presbourg. Mais, quel que fût leur projet, l'empereur ordonna au maréchal Davout de les repousser vivement, et lui envoya la division de cavalerie de Nansouty qui avait une compagnie d'artillerie à cheval, pour lui aider à profiter d'un succès. Il est à observer que le maréchal avait déjà la division de cuirassiers du duc de Padoue, laquelle était, avant la bataille d'Essling, celle que commandait le général d'Espagne. Le combat fut bientôt engagé. L'empereur s'y porta, et fit marcher dans cette direction toute la garde à pied et à cheval, avec toute son artillerie, s'attendant à voir paraître le corps qui venait de Presbourg; mais à peine l'empereur était-il arrivé, que nous vîmes l'armée autrichienne en mouvement pour se retirer de devant le maréchal Davout, et faisant la manoeuvre opposée à la nôtre. L'empereur arrêta le mouvement de la garde, et se mit à observer ce que faisaient les ennemis. Le général Reille arriva du corps de Masséna dans ce moment-là, et nous annonça que les choses allaient mal de ce côté-là, que tout l'effort de l'armée autrichienne se portait sur ce point, et qu'il n'y avait pas un moment à perdre pour s'y porter, c'est-à-dire traverser le champ de bataille entier de la droite à la gauche. L'empereur commença par renvoyer avec le général Reille le prince de Neuchâtel, qui, un jour de bataille, ne se ménageait pas et observait bien; il fit faire à la garde le mouvement inverse à celui qu'elle venait de faire. Elle l'exécuta en faisant marcher en tête son artillerie composée de quatre-vingts bouches à feu. L'empereur passa le long du front de bandière de toutes les troupes et arriva à la gauche qui n'existait plus, c'est-à-dire, que le corps du maréchal Masséna était dans un état complet de dissolution, et les quatre divisions qui le composaient ne présentaient pas un seul corps réuni; en sorte que la gauche de notre armée était effectivement le corps des Saxons commandé par Bernadotte, qui, une heure avant, était à la droite du maréchal Masséna.

Voici comment cela s'était passé.

Le maréchal Masséna avait manoeuvré toute la matinée pour se rallier à la grande armée. Pendant qu'il faisait ce mouvement, l'armée autrichienne renforçait considérablement sa droite dans le projet d'attaquer notre gauche; il arriva de là que le maréchal Masséna fut écrasé dans un si court espace de temps, que l'on eut à peine le temps d'aviser à lui porter du secours. En effectuant son mouvement de jonction avec l'empereur, il avait dû faire attaquer le village d'Aderklaw; la division du général Carra-Saint-Cyr en fut chargée. Le 24e régiment d'infanterie légère, ayant la tête de la colonne, donna le premier et si vivement, qu'il emporta le village; la fortune semblait avoir pris le soin de faire trouver de l'autre côté de ce village d'Aderklaw un large chemin creux (celui qui mène à Wagram), où ce brave régiment aurait été à couvert jusqu'à hauteur des épaules des soldats. Le bon sens indiquait de se mettre dans ce chemin, qui était une redoute naturelle; mais, par une faute capitale de celui qui commandait là, on fit franchir le chemin creux au 24e régiment pour le poster à l'entrée du village, où, étant découvert de la tête aux pieds, il éprouva un feu de mousqueterie des plus meurtriers, fut chargé après avoir essuyé une grande perte, et dans le désordre de sa retraite, il entraîna le reste de la division de Saint-Cyr, qui avait beaucoup de troupes alliées, telles que les Badois, Darmstadt, etc., etc.

La déroute de ces troupes amena celle des troupes commandées par les généraux Legrand et Boudet. Ce dernier perdit toute son artillerie, et, en un mot, notre gauche n'était plus qu'une large trouée par laquelle la droite de l'armée autrichienne pénétrait si avant, que les b ies de l'île de Lobau, qui avaient protégé notre passage, furent obligées de recommencer leur épouvantable feu pour arrêter les colonnes ennemies, qui marchaient effrontément à nos ponts; la droite des ennemis prenait position perpendiculairement à l'extrémité de notre gauche, ce qui nous avait obligés de faire faire un coude à celle-ci, afin d'opposer du feu à celui des ennemis.

Ils avaient placé de l'artillerie qui tirait à l'angle, c'est-à-dire au coude, en même temps qu'ils nous canonnaient sur les deux côtés de l'angle.

Je ne sais pas ce qu'avait l'empereur, mais il resta une bonne heure à cet angle qui était véritablement un égout à boulets; comme il n'y avait point de mousqueterie, le soldat était immobile et se démoralisait. L'empereur sentait bien mieux que personne que cette situation ne pouvait durer long-temps, et il ne voulait pas s'éloigner afin de pouvoir remédier aux désordres; dans le moment du plus grand danger, il passa en avant de la ligne des troupes, monté sur un cheval blanc comme la neige (on appelait ce cheval l'Euphrate; il venait du sophi de Perse, qui lui en avait fait présent). Il alla d'un bout à l'autre de la ligne, et revint sur ses pas par le même chemin; je laisse à penser combien il passa de boulets autour de lui; je le suivais, je n'avais les yeux que sur lui, et je m'attendais à chaque instant à le voir tomber.

Lorsqu'il eut vu ce qu'il voulait voir, il fit ses dispositions; toute la garde venait d'arriver à cette périlleuse gauche.

Il ordonna à son aide-de-camp, le général Lauriston, qui en commandait les quatre-vingts pièces d'artillerie, de les porter dans une seule batterie sur le centre de l'armée ennemie.

Il fit suivre cette batterie par la division de la jeune garde, que commanda pour cette opération le général Reille, qui auparavant était près du maréchal Masséna. Il se plaça à la gauche de Lauriston, à la droite de cette même batterie, et fit marcher les deux divisions de l'armée d'Italie, qui étaient sous les ordres du maréchal Macdonald.

Ces trois masses s'avancèrent dans la direction d'Aderklaw; elles furent suivies de la cavalerie de la garde, dont l'empereur ne garda avec lui que le régiment des grenadiers à cheval.

Le reste de la cavalerie fut dirigé pour arrêter la marche de la droite des Autrichiens.

L'empereur avait ordonné qu'aussitôt que la trouée qu'il allait faire au centre serait exécutée, on fît charger toute la cavalerie, en prenant à revers tout ce qui avait pénétré à l'extrémité de notre gauche; il venait de donner des ordres en conséquence au maréchal Bessières[20], qui partait pour les exécuter, lorsqu'il fut abattu par le plus extraordinaire coup de canon que l'on ait vu: un boulet en plein fouet lui ouvrit sa culotte depuis le haut de la cuisse jusqu'au genou, en lui sillonnant la cuisse d'un zigzag comme si c'eût été la foudre qui l'eût frappé; il en fut jeté à bas de cheval au point que nous le crûmes tous tué roide; le même boulet emporta sa fonte de pistolet et le pistolet. L'empereur l'avait vu tomber aussi, mais ne le reconnaissant pas dans le premier moment, il avait demandé: «Qui est celui-là? (c'était son expression ordinaire) on lui répondit: «C'est Bessières, sire;» il retourna son cheval en disant: «Allons-nous-en, car je n'ai pas le temps de pleurer; évitons encore une scène.» (Il voulait parler des regrets que lui avait coûtés le maréchal Lannes.) Il m'envoya voir si Bessières vivait encore, on venait de l'emporter; la connaissance lui était revenue; il n'avait que la cuisse paralysée.

Ce malheureux coup de canon mit la cavalerie sans chef pendant le quart d'heure le plus important de la journée, et où l'on devait en tirer un parti immense. Immédiatement après cet accident, l'empereur m'envoya porter au général Nansouty l'ordre de charger ce qui était devant lui, c'est-à-dire la droite des Autrichiens qui s'étaient réunie en grosse masse. La division Nansouty avait six régimens, parmi lesquels étaient les deux de carabiniers; il avait derrière lui celle du général Saint-Sulpice, qui en avait quatre.

Je le trouvai dans une situation peu propre à encourager; il était sous une canonnade extrêmement meurtrière; il reçut l'ordre de charger, et se mit en devoir de l'exécuter; il partit au trot; mais la canonnade des Autrichiens était tellement vive qu'elle arrêta cette division, qui perdit sur place douze cents chevaux emportés par le boulet; elle ne pouvait pas en perdre davantage en chargeant à fond, et si elle avait pu le faire elle aurait obtenu un résultat immense, en ce qu'elle aurait pris une bonne partie de la droite des Autrichiens. Pendant ce temps, l'artillerie de la garde faisait au centre des ennemis un ravage effroyable et tel que pouvaient le faire quatre-vingts pièces de canon de douze et de huit servies par l'élite de l'artillerie. Les troupes du général Reille s'avancèrent jusqu'à Aderklaw; et le général Macdonald, qui était à la droite de cette batterie, donna à toute l'armée le spectacle d'un courage admirable, en marchant à la tête de ses deux divisions formées en colonnes et les conduisant sous une pluie de mitraille et de boulets jusque dans les lignes ennemies, et cela en les faisant marcher au pas sans quelles éprouvassent le moindre désordre[21].

Le feu du canon et la marche de Macdonald ouvrirent le centre des ennemis, et séparèrent leur droite du reste de l'armée. L'empereur, qui était présent sur le terrain, voulut encore faire profiter la cavalerie de cette belle occasion; il envoya dire à la garde de charger; mais soit que l'ordre fût mal rapporté, il ne s'exécuta point; et cette immense et superbe cavalerie ne nous fit pas un prisonnier, tandis que si elle avait été entre les mains d'un homme vaillant et résolu, elle en aurait fait sans nombre. Il y eut un moment où un grand quart de l'armée autrichienne était à prendre: c'est dans cette occasion-là que nous avons regretté le grand-duc de Berg; c'était l'homme qu'il aurait fallu dans un moment comme celui-là.

L'empereur était fort mécontent de la cavalerie, et disait sur le terrain même: «Mais elle ne m'a jamais rien fait de pareil. Elle sera cause que cette journée sera sans résultat.» Il en a gardé rancune très long-temps aux généraux qui commandaient les régimens de cavalerie de sa garde, et sans d'autres services anciens et recommandables ils les aurait punis exemplairement.

Malgré toutes ces fautes l'événement était décidé en notre faveur; à deux heures et demie après midi, la droite des ennemis était retirée, et cherchait à se réunir à son armée, en évitant la trouée que nous avions faite à son centre. À notre droite, le maréchal Davout était monté sur le plateau de Margraff-Neusiedl, et s'y maintenait avec succès.

L'empereur fit attaquer Wagram par le corps d'Oudinot, appuyé des deux autres divisions de l'armée d'Italie. Cette colonne pénétra aussi sur la position des Autrichiens, et s'y maintint toute la soirée; l'ennemi se mit en retraite sur tous les points, vers les quatre heures, nous abandonnant le champ de bataille, mais sans prisonniers ni canons, et après s'être battu d'une manière à rendre prudens tous les hommes à entreprise téméraire; on le suivit sans trop le presser, car enfin il n'avait pas été entamé, et nous ne nous soucions pas de le faire remettre en bataille avant d'en avoir détaché quelque lambeau. Le corps du maréchal Masséna s'était réorganisé et avait repris sa position.

Quoiqu'il n'y eût rien de douteux pour la gloire de nos armes, nous ne menâmes pas notre poursuite fort loin; car nous n'allâmes pas jusqu'à la grande route qui conduit de Vienne à Brême. Les Autrichiens marchèrent toute la nuit, et se retirèrent par la route de Vienne à Znaim, et par la traverse de Wolkersdorf aussi sur cette ville de Znaim. L'empereur coucha sur le champ de bataille au milieu de ses troupes. Sa tente était à peine dressée qu'il y eut une alerte qui se communiqua dans un instant par toute l'armée, où elle faillit mettre le désordre; elle commença par des maraudeurs, qui s'étant éloignés furent chassés par des partis de cavalerie de l'armée de l'archiduc Ferdinand, qui était arrivé sur la rivière de la Marche, et qui cherchait sans doute à se mettre en communication avec la grande armée. On courut aux armes de toutes parts, mais cette alerte n'eut aucune suite.

Ainsi se termina cette mémorable journée de Wagram, dont les résultats sur le champ de bataille ne répondirent pas aux laborieux travaux et aux savantes conceptions qui en avaient précédé les dispositions; il aurait fallu dans l'armée encore quelques-uns de ces hommes accoutumés à tirer parti d'un succès, et à enlever les troupes dans un moment décisif. C'est l'empereur seul qui y a tout fait, et qui, par sa présence a contenu tout au moment du désastre de notre gauche.

La population entière de Vienne monta sur les édifices de la ville et sur les remparts, d'où elle fut témoin de la bataille; le matin les dames y étaient dans l'espérance de notre défaite, et à deux heures après midi tout le monde à Vienne était dans la tristesse. On pouvait voir la retraite de l'armée autrichienne comme si l'on avait été sur le terrain même.

L'armée autrichienne nous tint tête presque partout; elle était très-nombreuse, elle aurait même dû avoir encore l'armée qui était à Presbourg, et quoiqu'elle eût beaucoup de landwehr médiocrement instruite, elle a eu dans la journée deux circonstances notables où elle pouvait mieux faire. La première était de ne pas abandonner l'attaque faite sur notre droite au commencement de l'action; par là elle aurait retenu ce grand mouvement de troupes que nous reportâmes de notre droite à notre gauche. La seconde était de donner suite au succès obtenu par sa droite sur le corps d'armée de Masséna, et de faire agir vivement son centre avant d'attendre que nous eussions amené sur le point où était Masséna, cent pièces de canon et autant d'escadrons avec trois divisions d'infanterie fraîche, qui ont réparé nos affaires. L'armée autrichienne n'avait aucune raison pour se retirer; elle était plus forte que nous, en ce qu'un tiers de notre armée était composé de troupes étrangères, dont l'amalgame avec les nôtres avait plus d'un inconvénient. Mais enfin elle s'est retirée, et elle n'a sans doute pas cru pouvoir s'exposer plus long-temps à d'autres événemens dans l'issue desquels elle n'avait pas de confiance.

L'empereur parcourait le champ de bataille le soir lorsqu'on vint lui annoncer la mort du général Lasalle, qui venait d'être tué par un des derniers coups de fusil qui avaient été tirés. Il en avait eu un singulier pressentiment le matin. Il s'était toujours plus occupé de sa gloire que de sa fortune. La nuit qui précéda la bataille il paraissait avoir pensé à ses enfans, il s'éveilla pour écrire à la hâte une pétition à l'empereur en leur faveur; il l'avait mise dans sa sabredache. Lorsque l'empereur passa le matin devant sa division, le général Lasalle ne lui parla pas; mais il arrêta M. Maret, qui passa un moment après, pour lui dire que, n'ayant jamais rien demandé à l'empereur, il le priait de se charger de cette pétition, en cas qu'il lui arrivât malheur: et quelques heures après il n'était plus.

L'empereur fut médiocrement content de la bataille de Wagram; il aurait voulu une seconde représentation de Marengo, d'Austerlitz ou de Iéna, et il avait soigné tout pour obtenir ce résultat; mais bien loin de là, l'armée autrichienne était entière; elle partait pour aller se jeter dans quelque position qui aurait nécessité encore de nouveaux efforts de conception pour l'amener à un engagement suivi d'un meilleur résultat. De plus, elle pouvait parvenir à réunir à elle l'armée qui venait de Presbourg, et nous n'avions de notre côté plus de renforts à attendre. Nous n'étions que trop persuadés qu'il ne fallait pas compter sur l'armée russe; tout ce que nous avions gagné de ce côté, c'est qu'elle ne se réunirait pas aux Autrichiens dans un moment qui ne semblait pas encore être celui de l'abandon des faveurs de la fortune envers nous; elle ne mit en mouvement qu'un corps de quinze mille hommes, et sa coopération se borna à essayer de gagner de vitesse les Polonais à Cracovie: ce qui a toujours paru suspect à l'empereur.

Les grands événemens de guerre sont toujours suivis d'un état moral qui forme l'opinion pour ou contre un des deux partis; la bataille d'Essling nous avait rendu l'opinion défavorable; celle de Wagram détruisit ce que la première avait produit de fâcheux, et nous rendit un peu de notre première popularité; ce qui acheva de nous ramener l'opinion, qui s'entêtait à douter de notre succès, c'est que nous suivîmes l'armée autrichienne dans sa retraite.

CHAPITRE XIV.

L'empereur à la recherche des blessés.—Paroles de l'empereur à la vue d'un colonel tué la veille.—Le maréchal des logis des carabiniers.—Paroles de l'empereur à Macdonald.—Bernadotte.—Ordre du jour secret de l'empereur, au sujet de ce maréchal.—Schwartzenberg propose un armistice.—L'empereur l'accepte.

Le lendemain, 7, l'empereur parcourut à cheval le champ de la bataille comme cela était sa coutume, et pour voir si l'administration avait fait exactement enlever les blessés; nous étions au moment de la récolte, les blés étaient fort hauts et l'on ne voyait pas les hommes couchés par terre. Il y avait plusieurs de ces malheureux blessés qui avaient mis leur mouchoir au bout de leur fusil, et qui le tenaient en l'air pour que l'on vînt à eux. L'empereur fut lui-même à chaque endroit où il apercevait de ces signaux; il parlait aux blessés, et ne voulut point se porter en avant que le dernier ne fût enlevé. Il ne garda personne avec lui, et il ordonna au maréchal Duroc de se charger de les faire relever tous et de faire activer le service des ambulances; le général Duroc était connu par son exactitude et sa sévérité, c'est pourquoi l'empereur aimait à lui donner quelquefois des commissions comme celle-là.

En parcourant le champ de bataille il s'arrêta sur l'emplacement qu'avaient occupé les deux divisions de Macdonald; il présentait le tableau d'une perte qui avait égalé leur valeur. La terre était labourée de boulets. L'empereur reconnut parmi les morts un colonel dont il avait eu à se plaindre. Cet officier, qui avait fait la campagne d'Égypte, s'était mal conduit après le départ du général Bonaparte et avait montré de l'ingratitude envers son bienfaiteur, croyant sans doute plaire au général qui lui avait succédé. Au retour de l'armée d'Égypte en France, l'empereur, qui avait eu des bontés pour lui dans la guerre d'Italie, ne lui témoigna aucun ressentiment, mais il ne lui accorda aucune des faveurs dont il comblait tous ceux qui avaient été en Égypte. En le voyant étendu sur le champ de bataille, l'empereur dit: «Je suis fâché de n'avoir pu lui parler avant la bataille, pour lui dire que j'avais tout oublié depuis long-temps.»

À quelques pas de là, il trouva un jeune maréchal-des-logis de carabiniers qui vivait encore quoiqu'il eût la tête traversée d'un biscayen; mais la chaleur et la poussière avaient coagulé le sang presque aussitôt, de sorte que le cerveau ne reçut aucune impression de l'air. L'empereur mit pied à terre; lui tâta le pouls, et, avec son mouchoir, il lui débouchait les narines, qui étaient pleines de terre. Lui ayant mis un peu d'eau-de-vie sur les lèvres, le blessé ouvrit les yeux, parut d'abord insensible à l'acte d'humanité dont il était l'objet; puis, les ayant ouverts de nouveau, il les fixa sur l'empereur, qu'il reconnut; ils se remplirent de larmes, et il aurait sangloté s'il en avait eu la force. Le malheureux devait mourir, à ce que dirent les chirurgiens qu'on appela.

Après avoir parcouru le terrain sur lequel l'armée avait combattu, l'empereur fut au milieu des troupes, qui commençaient à se mettre en marche pour suivre l'armée ennemie. En passant près de Macdonald il s'arrêta, et lui tendit la main en lui disant: «Touchez là, Macdonald! Sans rancune: d'aujourd'hui nous serons amis, et je vous enverrai, pour gage, votre bâton de maréchal que vous avez si glorieusement gagné hier.» Macdonald avait été dans une sorte de disgrâce depuis plusieurs années; on aurait eu de la peine à expliquer pourquoi, autrement que par l'intrigue et la jalousie à laquelle un noble caractère est toujours en butte. La méchanceté était parvenue à le faire éloigner par l'empereur, et la fierté naturelle de son âme l'avait empêché de faire aucune démarche pour se rapprocher d'un souverain qui le traitait moins bien qu'il croyait le mériter.

Les années de gloire se passaient et Macdonald ne prenait part à rien, lorsque la déclaration de guerre de 1809 détermina l'empereur à l'envoyer commander un corps d'armée sous les ordres du vice-roi d'Italie. La fortune couronna sa constance, et la victoire le remit à un poste qu'il s'est montré digne d'occuper dans des circonstances où tant d'autres le dégradaient à l'envi et perdirent l'estime de leurs compatriotes.

L'armée prit les deux routes de Vienne à Znaim et de Vienne à Brenn; l'empereur suivit cette dernière route jusqu'à Wolkersdorf, et fit prendre, de là, la traverse qui mène à Znaim.

Il coucha le 7 à Wolkersdorf, d'où il écrivit encore à l'empereur de
Russie.

Le 8 il alla coucher en arrière de la position de ses troupes, qui étaient déjà arrivées à Znaim, où l'on avait atteint l'arrière-garde des Autrichiens.

Le 9, de grand matin, il expédia des ordres dans plusieurs directions, et eut une assez forte indisposition, résultat de tous ses travaux et de toutes ses veilles. Cela l'obligea à prendre un peu de repos pendant que les troupes marchaient.

Le maréchal Bernadotte vint dans ce moment-là pour voir l'empereur, qui avait défendu qu'on le dérangeât avant qu'il eût lui-même appelé; je refusai de l'introduire. J'ignorais encore ce qui l'amenait. J'avais vu la mollesse avec laquelle ses troupes avaient combattu; il n'avait cessé, dès le début de la campagne, de se plaindre du peu d'élan, de l'inexpérience de ses soldats[22], et du peu de confiance que montraient leurs chefs[23]. J'aurais épuisé toutes suppositions avant d'imaginer que, démentant tout à coup l'opinion fâcheuse qu'il avait donnée de leur courage, il avait rêvé que c'étaient eux qui avaient décidé la victoire que nous venions de remporter. L'empereur connut bientôt cet inconcevable ordre du jour, manda le trop avantageux maréchal, et lui retira ses troupes. La leçon ne suffit pas; Bernadotte, persistant à soutenir les ridicules félicitations qu'il avait adressées aux Saxons, les fit insérer dans les journaux. L'empereur fut outré de cette conduite; il ne pouvait tolérer qu'on inventât à la fois une inconvenance et un mensonge, mais ne voulait pas non plus blesser des hommes qui avaient exposé leur vie pour le servir. L'incartade était néanmoins trop forte, il ne crut pas pouvoir la laisser passer. Il donna un ordre du jour qu'il chargea le major-général de ne laisser connaître ni au public ni aux Saxons, dont il avait donné le commandement au général Reynier. «Mon cousin, lui écrivait-il, vous trouverez ci-joint un ordre du jour que vous enverrez aux maréchaux, en leur faisant connaître que c'est pour eux seuls; vous ne l'enverrez pas au général Reynier; vous l'enverrez aux deux ministres de la guerre; vous l'enverrez aussi au roi de Westphalie.

«Sur ce, je prie Dieu, etc., etc.»

* * * * *

Ordre du jour.

En notre camp impérial à Schoenbrunn, le 11 juillet 1809.

Sa Majesté témoigne son mécontentement au maréchal prince de Ponte-Corvo pour son ordre du jour daté de Léopoldau, le 7 juillet, qui a été inséré à une même époque dans presque tous les journaux, dans les termes suivans: «Saxons, dans la journée du 5 juillet, sept à huit mille d'entre vous ont percé le centre de l'armée ennemie, et se sont portés à Deutsch-Wagram, malgré les efforts de quarante mille hommes, soutenus par cinquante bouches à feu; vous avez combattu jusqu'à minuit, et bivouaqué au milieu des lignes autrichiennes. Le 6, dès la pointe du jour, vous avez recommencé le combat avec la même persévérance, et au milieu des ravages de l'artillerie ennemie, vos colonnes vivantes sont restées immobiles comme l'airain. Le grand Napoléon a vu votre dévouement; il vous compte parmi ses braves. Saxons, la fortune d'un soldat consiste à remplir ses devoirs; vous avez dignement fait le vôtre. Au bivouac de Léopoldau, le 7 juillet 1809. Le maréchal commandant le 9e corps, Bernadotte.» Indépendamment de ce que Sa Majesté commande son armée en personne, c'est à elle seule qu'il appartient de distribuer le degré de gloire que chacun a mérité—Sa Majesté doit le succès de ses armes aux troupes françaises et non à aucun étranger. L'ordre du jour du prince de Ponte-Corvo, tendant à donner de fausses prétentions à des troupes au moins médiocres, est contraire à la vérité, à la politique et à l'honneur national. Le succès de la journée du 5 est dû aux corps des maréchaux duc de Rivoli et Oudinot, qui ont percé le centre de l'ennemi, en même temps que le corps du duc d'Auerstedt le tournait par sa gauche.—Le village de Deutsch-Wagram n'a pas été en notre pouvoir dans la journée du 5; ce village a été pris, mais il ne l'a été que le 6 à midi par le corps du maréchal Oudinot.—Le corps du prince de Ponte-Corvo n'est pas resté immobile comme l'airain: il a battu le premier en retraite; Sa Majesté a été obligée de le faire couvrir par le corps du vice-roi, par les divisions Broussier et Lamarque, commandées par le maréchal Macdonald, par la division de grosse cavalerie aux ordres du général Nansouty et par une partie de la cavalerie de la garde. C'est à ce maréchal et à ses troupes qu'est dû l'éloge que le prince de Ponte-Corvo s'attribue.—Sa Majesté désire que ce témoignage de son mécontentement serve d'exemple, pour qu'aucun maréchal ne s'attribue la gloire qui appartient aux autres.—Sa Majesté cependant ordonne que le présent ordre du jour, qui pourrait affliger l'armée saxonne, quoique les soldats sachent bien qu'ils ne méritent pas les éloges qu'on leur donne, restera secret, et sera seulement envoyé aux maréchaux commandant le corps d'armée. NAPOLÉON.»

Après quelques heures de sommeil, l'indisposition qui avait forcé l'empereur à s'arrêter se passa, et il partit de suite pour se diriger sur Znaim, où l'on entendait une assez vive canonnade.

Nous y arrivâmes en coupant la grande route de communication de Znaim à Brunn, et nous nous arrêtâmes au corps du général Marmont, qui était engagé avec l'arrière-garde ennemie. Un orage survint qui sépara un moment les combattans, et, de notre côté, il gâta les chemins au point que l'on ne pouvait plus faire avancer l'artillerie dans les terres fortes de la Moravie.

L'empereur, qui avait eu de la fièvre de fatigue toute la nuit, eut encore cette averse sur les épaules sans qu'il se trouvât là un toit pour le mettre à l'abri.

Marmont avait reçu le matin un parlementaire du prince de Schwartzemberg qui couvrait la retraite des Autrichiens; il lui proposait un armistice; Marmont n'étant pas autorisé à le conclure, ne put que répondre qu'il allait en référer à l'empereur, et qu'en attendant sa réponse il donnerait suite à ses opérations.

L'empereur avait reçu cet avis avant de partir de son quartier-général; il ne voulut point donner de réponse avant d'avoir vu lui-même l'état des choses, et ce que la fortune pourrait offrir d'avantageux à entreprendre.

Lorsqu'il fut arrivé sur le terrain, il reconnut que l'armée autrichienne était déjà en retraite, et qu'il allait être obligé d'entrer dans un système de manoeuvres compliquées pour la forcer à une nouvelle bataille, c'est-à-dire recommencer un calcul de probabilités, de chances pour et contre, et enfin remettre tout en problème.

Je suis fermement convaincu que s'il avait compté sur le secours de l'armée russe, il n'aurait pas balancé à chercher une nouvelle occasion d'amener les Autrichiens à un autre engagement; mais les Russes, qui lui donnaient de belles paroles, n'agissaient pas, et l'empereur dut craindre que s'il avait avec les Autrichiens une affaire malheureuse comme il n'avait pas de réserve, les Russes ne se réunissent à eux pour achever notre destruction.

Une foule de considérations de tout genre le déterminèrent à finir cette guerre, dans laquelle il avait été engagé bien malgré lui. On s'est plu à le peindre comme un homme qui ne pouvait vivre sans une guerre; et cependant, dans toute sa carrière, c'est lui qui a toujours fait la première démarche pacifique, et j'ai été mille fois le témoin de tout ce qu'il lui en coûtait de regrets quand il fallait recommencer la guerre. Avant la première et inouïe agression dont il fut l'objet en 1805, il croyait fermement à la foi jurée, et ne se serait jamais persuadé qu'aucun monarque cherchât à acquérir de la gloire par des moyens comme ceux qui furent employés contre lui cette année-là. Il regardait un traité comme inviolable tant que les conditions en étaient exactement observées, et ce n'est qu'après avoir été convaincu, dans trois occasions, que les monarques ne reconnaissaient point de bornes lorsque leur puissance leur permettait de les franchir, qu'alors il s'est de son côté déterminé à faire usage de la sienne.

Je viens de dire qu'il se détermina à finir cette guerre. Voici comment il s'y prit. Il saisit le prétexte de la réponse à faire au parlementaire du prince Schwartzenberg.

Il m'envoya porter au général Marmont l'ordre d'envoyer un de ses aides-de-camp dire au prince de Schwartzenberg, que l'empereur venait de l'autoriser à conclure l'armistice au sujet duquel il lui avait écrit le matin, si toutefois cela était encore dans ses intentions, ce dont il le priait de l'informer, afin qu'il pût prendre ses dispositions en conséquence, et en rendre compte à l'empereur.

Les troupes étaient encore en présence lorsque le parlementaire du général Marmont arriva chez les Autrichiens, et le prince de Schwartzenberg, qui était là, répondit de suite qu'il acceptait l'armistice, et nomma des commissaires pour régler les limites du pays que les deux armées allaient occuper; le soir même, au camp de l'empereur l'armistice fut signé entre le prince de Neufchâtel et les commissaires autrichiens. Notre armée reprit absolument les mêmes positions qu'elle avait occupées après la bataille d'Austerlitz, et dès le lendemain chaque corps de troupes partit pour un cantonnement, passant ainsi rapidement d'un état de guerre outré à celui d'un repos parfait. L'empereur nomma ce même soir trois maréchaux d'empire, qui furent les généraux Macdonald, Marmont et Oudinot. Pour le premier, cela parut juste.

De ce camp au-dessus de Znaim, l'empereur revint mettre son quartier-général à Schoenbrunn où il arriva le 10 ou le 11 au soir; il en était parti le 1er ou le 2, et avait mené pendant ces huit ou neuf jours une vie extrêmement fatigante. Au milieu des occupations que lui donnaient les affaires de l'armée, il ne laissait pas d'ouvrir les dépêches de Paris, et de prêter l'oreille à ce que les lettres des uns et des autres apprenaient.

CHAPITRE XV.

Nouvelles de Portugal.—Le maréchal Soult.—Bruits singuliers.—Expédition anglaise à Walcheren.—Prise de Flessingue par les Anglais.—La garde nationale est mobilisée pour couvrir Anvers.—Conduite de Fouché à cette occasion.—Le pape.—Troubles à Rome.—Cette ville est réunie à l'empire.—Soulèvement dans le Tyrol.—Hoffer.—M. de Metternich.—Le prince Jean de Lichtenstein.—Conférences pour traiter de la paix.—L'empereur fait camper l'armée.—Il passe la revue des différens corps.—Sentimens du maréchal Marmont pour l'empereur.—Paroles de Napoléon aux autorités de Brunn.—Singulier recours en grâce d'un soldat.—Clémence de l'empereur.

La bataille d'Essling avait glacé tout le monde, et nos intrigans ayant conçu de nouvelles espérances à Paris y avaient remis les fers au feu pour profiter de plusieurs circonstances qui leur parurent propres à favoriser leurs projets.

Les Anglais, qui avaient évacué l'Espagne au mois de janvier, y étaient retournés par Lisbonne, et avaient marché contre le maréchal Soult, qui, de la Corogne, s'était avancé à Oporto. Il fut obligé d'abandonner son artillerie et de se retirer par des chemins difficiles, à travers mille obstacles que son talent lui fit surmonter.

Il parvint jusqu'à Schoenbrunn des bruits tendant à faire croire qu'il se serait passé des choses extraordinaires dans ce pays-là, dont on supposait que le maréchal Soult voulait usurper la souveraineté; il est certain que l'on a fait là-dessus mille versions. Quelques-unes paraissaient mériter attention, parce que l'on avait généralement cru que l'empereur était perdu après la bataille d'Essling, et qu'ayant vu le grand-duc de Berg devenir roi de Naples, à la suite de faits d'armes glorieux, on pouvait supposer que chacun de ses contemporains était atteint de la même ambition. L'empereur traita tout cela de folie; cette affaire lui parut absurde; il en rit beaucoup. Néanmoins, il écrivit au maréchal Soult, qu'il ne conservait que le souvenir d'Austerlitz[24], parce que l'on en avait trop parlé autour de lui pour que le maréchal Soult pût se persuader que l'empereur avait tout ignoré, et si l'empereur avait gardé le silence, cela aurait inquiété le maréchal.

L'empereur ne conserva effectivement de ressentiment contre personne, il fit approfondir cette affaire, dont on ne connut jamais bien le fond; lui seul put en avoir une opinion motivée, mais je ne l'ai jamais entendu parler sur ce sujet. Depuis ce temps il est resté dans ma pensée qu'il avait accordé à ces bruits plus d'intérêt que nous n'avions cru d'abord, et que cela ne contribuerait pas peu à le déterminer à finir ses guerres le plus tôt qu'il pourrait.

L'information de cette affaire fut suivie de la mise en jugement d'un officier de dragons, qui fut convaincu d'avoir été plusieurs fois clandestinement à l'armée anglaise; il alléguait pour sa défense qu'il y avait été envoyé; mais comme il ne put pas en exhiber la preuve, il fut traité comme un transfuge, et subit la peine prononcée contre les coupables de ce crime.

Une autre expédition anglaise venait de débarquer dans l'île de Walcheren à l'embouchure de l'Escaut; j'ai dit plus haut que l'on avait pris tout ce qu'il y avait dans les dépôts pour composer l'armée que l'on était forcé de ramener encore une fois en Autriche. En sorte que l'on eut recours aux Hollandais pour défendre l'île et la place de Flessingue, où il n'y avait qu'une faible garnison française, commandée par le général Monnet, dans lequel l'empereur avait une grande confiance, quoiqu'il lui fût revenu sur son compte quelques rapports défavorables: on l'accusait d'avoir favorisé le commerce interlope, et d'avoir gagné de grosses sommes par ce moyen.

Au grand étonnement de l'empereur, Flessingue se rendit, ainsi que toute l'île de Walcheren; dès ce moment il crut à tous les rapports qu'on lui avait faits, mais il n'était plus temps, et il fallait s'occuper tout à la fois de reprendre l'île, et de couvrir le port d'Anvers dans lequel l'empereur avait déjà enfoui des millions en constructions, en approvisionnemens de toute espèce, et où de plus il avait une flotte. À cette même époque, les Anglais vinrent brûler une escadre française qui était à l'ancre dans la rade de l'île d'Aix. Nous y perdîmes cinq vaisseaux. L'empereur fut fort mécontent de la conduite de la marine dans cette occasion; il observait que quand on aurait voulu favoriser les Anglais, on n'aurait pas fait pis, parce que le bon sens indiquait pour dernière ressource de faire rentrer l'escadre dans la Charente.

Ce n'était pas de Vienne qu'il pouvait faire un mouvement de troupes en faveur de cette partie de la frontière; d'ailleurs la paix n'était pas faite, et il était loin d'avoir des troupes de trop. Si la guerre avait dû continuer, il aurait même été impolitique de paraître réduit à cette extrémité.

Il ordonna donc en France de prendre des mesures pour couvrir Anvers et former une armée à opposer à celle des Anglais. Le ministre de l'intérieur, qui était M. Cretet, venait de mourir, l'empereur n'avait pas eu le temps de pourvoir à son remplacement, et il avait chargé M. Fouché, ministre de la police, de soigner par intérim le travail du ministère de l'intérieur. Pour exécuter les ordres de l'empereur, il n'y avait pas d'autre moyen que de mobiliser une partie de la garde nationale, et l'on profita de la latitude que l'empereur avait donnée pour appeler aux armes les gardes nationaux, non-seulement dans les départemens voisins de la frontière menacée, mais encore dans toute la France, et jusque dans le Piémont. Celle de Paris fut prête la première, M. Fouché se mit à la tête de ce mouvement. L'empereur n'en était point inquiet, parce qu'il était en position de faire la paix, si cela était devenu nécessaire; mais on lui adressa beaucoup de rapports sur des projets que l'on supposait au ministre de la police, dans le cas où il surviendrait une occasion favorable à leur exécution. Dans le fait, il parut singulier à tout le monde de voir lever la garde nationale du Piémont pour marcher au secours d'Anvers contre une entreprise qui partait de Flessingue; cela donna à penser à l'empereur, surtout lorsqu'il sut que M. Fouché lui proposait pour commander les gardes nationaux qui se rassemblaient à Anvers, le maréchal Bernadotte, qui venait d'être renvoyé de l'armée; néanmoins il n'en fit aucune observation, mais il devint attentif. À ces inconvéniens il s'en joignit d'autres: l'Italie avait été entièrement évacuée de troupes qui toutes avaient été appelées à l'armée; on venait d'y demander une conscription qui avait excité de petits soulèvemens dans quelques endroits: la douceur n'ayant pas suffi pour les calmer, on employa des moyens coercitifs qui ne réussirent pas mieux.

D'un autre côté le pape, encouragé par les événemens qui se passaient, et qu'on lui exagérait, rompit tout-à-fait avec nous. La source de cette aigreur tenait à des circonstances politiques qui étaient déjà loin de l'époque dont il s'agit. La coalition de 1805 avait surpris un corps de quinze à vingt mille Français dans la presqu'île d'Otrante. Les Anglais croisaient dans la Méditerranée; les Russes étaient attendus à Naples; les alliés pouvaient d'un instant à l'autre se saisir de la citadelle d'Ancône qui était sur notre ligne de communication, et que le pape n'avait point armée. Napoléon demanda au souverain pontife de la mettre en état ou de la laisser occuper par un corps capable d'assurer nos derrières. Pie VII s'y refusa, prétendit qu'il était également le père de tous les fidèles, qu'il ne pouvait ni ne devait armer contre aucun d'eux. La France répliqua que ce n'était point contre des fidèles qu'il s'agissait d'agir, mais seulement de fermer l'Italie aux hérétiques; qu'il n'y avait pas encore long-temps que le cabinet papal avait armé; la bannière de saint Pierre avait récemment marché contre la France à côté de l'aigle autrichienne; elle pouvait donc marcher aujourd'hui contre l'Autriche à côté de l'aigle française. Le pape persista, accueillant tous les agens de troubles que la coalition soudoyait en Italie; les circonstances devinrent plus fâcheuses, il fallut assurer nos communications avec Naples; on fut obligé d'occuper Rome et de saisir les Marches. Le conclave se répandit en menaces, on les méprisa. La cour pontificale, à laquelle on laissait librement exhaler sa bile, s'imagina qu'on la craignait et devint plus audacieuse. La guerre d'Autriche éclata, elle crut la circonstance favorable et lança sa bulle d'excommunication. La bataille d'Essling eut lieu, l'agitation se répandit dans le peuple, le pape se barricada; les troupes françaises étaient bravées, insultées, l'exaspération était à son comble. Un engagement pouvait avoir lieu d'un instant à l'autre; le général français ne voulut pas en courir la responsabilité. Il fit prévenir le pape du danger auquel ses mesures de défense l'exposaient, il n'obtint rien et fit enlever ce souverain pontife, afin de prévenir un malheur qu'une balle perdue, un incident imprévu pouvait amener.

L'empereur n'apprit l'événement qu'après coup; il n'y avait plus à s'en dédire. Il approuva ce qui avait été fait, établit le pape à Savone, puis réunit Rome à l'empire français, en annulant la donation de Charlemagne. Tout le monde fut fâché de cette réunion, parce que tout le monde désirait la paix; on ne prit intérêt au pape que parce que cela offrait un moyen de nuire à l'empereur.

Depuis long-temps, l'empereur était mécontent de la cour de Rome; elle avait cherché à souffler la discorde en France en envoyant secrètement des bulles à des maisons religieuses, quoique cette conduite fût opposée aux stipulations du concordat. L'administration publique avait été obligée d'intervenir dans cette affaire. Au moment de toutes les insurrections partielles de l'Italie, l'on soupçonna les prêtres d'en être les moteurs et de n'agir qu'en vertu des instructions de Rome; c'est en grande partie parce que l'on reconnut cette cour ennemie des idées libérales que l'on voulait consolider en France et en Italie, que l'on se détermina à l'attaquer ouvertement, parce que l'on crut que cela ne coûterait pas plus de temps ni de soins qu'il n'en faudrait pour triompher de toutes les tracasseries qu'elle ne cessait de susciter partout où elle faisait pénétrer son influence. On y serait indubitablement parvenu si l'empereur n'eût pas été engagé dans des travaux qui fixaient son attention, et l'empêchaient de donner aux affaires de Rome toute celle qu'elles méritaient. J'aurai encore plusieurs occasions de parler du mal qu'elles nous ont fait, et de déplorer que nous n'ayons pu les éviter.

En Allemagne les esprits étaient plus tranquilles, mais n'étaient pas plus contens: les Westphaliens se soulevaient; un fils du duc de Brunswick avait levé une légion avec laquelle il courait le pays, et les Tyroliens résistaient avec avantage aux Bavarois. Presque toute l'armée de ce pays était occupée à cette guerre d'insurrection. Ces montagnards étaient commandés par un de leurs compatriotes, nommé Hoffer, artisan et propriétaire. Cet homme, né brave et actif, était dirigé par le baron d'Homayr. Il souleva ses compatriotes, les mena avec beaucoup d'adresse et les ramena victorieux de plusieurs entreprises. Dans cette position, l'empereur avait plus d'embarras après sa victoire qu'il n'en avait eu en commençant la campagne. Tout cela le détermina à traiter le plus tôt qu'il pourrait.

L'Autriche avait laissé à Paris son ambassadeur M. le comte de Metternich; nous étions déjà maîtres de Vienne, qu'il était encore dans son hôtel à Paris, où on lui en voulait un peu de cette guerre, que l'on regardait comme la conséquence des rapports qu'il avait faits à sa cour. On a su depuis qu'il n'y avait eu qu'une part ordinaire, mais non instigative.

Le ministre de la police, qui s'était plaint plusieurs fois de sa présence au milieu de la capitale, avait reçu ordre de le faire conduire à Vienne, où il était arrivé depuis peu, escorté par un officier de gendarmerie. Par suite de l'armistice conclu, il avait été renvoyé à l'armée autrichienne. Peu de temps après, il s'établit des communications entre les quartiers-généraux des deux armées. Elles commencèrent, selon l'usage, par n'être relatives qu'à l'échange des prisonniers; il n'y en avait pas beaucoup des deux côtés, car je ne crois pas que, pendant tout le cours de la campagne, nous en eussions fait plus de vingt mille, et les Autrichiens ne nous en avaient fait guère moins. Le commissaire qui vint le premier de la part de l'empereur d'Autriche, fut le prince Jean de Lichtenstein. On était accoutumé à le voir arriver chaque fois qu'il était question d'ouvertures pacifiques, et il n'était malgré cela jamais le dernier lorsqu'il fallait nous faire la guerre.

L'empereur l'estimait particulièrement beaucoup, et je lui ai entendu dire qu'il aurait voulu le voir arriver comme ambassadeur à Paris, parce qu'avec un esprit comme le sien, les deux états n'auraient jamais été en guerre.

J'ai eu occasion de voir ce prince chez lui à Vienne, où nous parlâmes des affaires qui occupaient tout le monde dans ce moment-là, et dans le cours de la conversation, il me montra un pouvoir que lui avait donné l'empereur d'Autriche pour traiter de la paix. Quoiqu'il ne fût conçu qu'en quatre lignes, écrites sur une simple feuille de papier à lettre, il était au moins la preuve de la grande estime dont jouissait le prince Jean de Lichtenstein en Autriche, et de celle que son maître avait pour lui. De notre côté, l'empereur lui en accordait aussi, et il avait spécialement recommandé que l'on plaçât des sauvegardes à son château de Fellerberg près de Vienne, et qu'on n'y logeât aucune troupe, (cela ne lui avait été demandé par personne). Je crois que c'est en traitant de l'échange des prisonniers que l'on a commencé à parler d'une paix définitive. L'Autriche la désirait d'autant plus, que nous écrasions le pays, et nous avions aussi beaucoup de raisons de ne pas la rejeter. On fut donc bientôt d'accord sur un lieu de conférences, où se rendirent, de la part de l'Autriche, MM. de Metternich, et, je crois M. de Stadion (je n'ose assurer que ce dernier y fût); de notre côté, ce fut M. de Champagny qui y assista. On choisit d'abord une petite ville située sur la route de Presbourg à Raab, que je crois être Altenbourg. Ce lieu fut choisi parce que, depuis l'armistice, toute la grande armée autrichienne avait fait une marche considérable par sa gauche, pour aller se réunir à l'armée de l'archiduc Jean, dans la Hongrie: la nôtre était restée dans ses cantonnemens, et le lieu dans lequel les conférences se tiendraient lui était indifférent. Cette réunion, dans laquelle on se faisait réciproquement beaucoup des politesses, sembla bientôt ne devoir pas être aussi expéditive en affaires qu'on s'en était flatté. La peur était passée, et chacun commençait à élever des difficultés qui n'eussent pas manqué de ramener encore des batailles.

L'Autriche, au milieu de toutes ses guerres, avait eu aussi des têtes ardentes; et en même temps qu'il se formait dans ses armées des hommes impatiens de recommencer une guerre avec la France, il se formait aussi, dans ses cités, des philosophes qui réfléchissaient sur la source de toutes ces entreprises si souvent renouvelées contre un souverain qui avait le premier consacré les droits des peuples, qui tenait le sceptre par la volonté et le voeu d'un peuple qui l'avait proclamé et élevé sur le pavois.

Les philosophes, tout en maudissant la guerre, ne pouvaient s'empêcher de condamner les agresseurs, et de justifier celui dont les trophées étaient cependant si coûteux à leur patrie. Ils faisaient partout des prosélytes, et nous eûmes occasion de reconnaître combien l'on est dans l'erreur en France lorsqu'on croit que des contrées éloignées manquent de lumières et de civilisation: nous avons trouvé plus d'idées libérales et philosophiques dans des pays que nous croyions à peine civilisés, que dans des provinces de France qui sont la patrie de plusieurs hommes célèbres par l'étendue de leurs connaissances et de leurs lumières. Tous les philosophes allemands nous offraient plus d'un moyen de troubler la société; les Hongrois nous envoyèrent des députés chargés de connaître jusqu'à quel point nous serions disposés à appuyer une insurrection tendant de leur part à recouvrer leur indépendance.

Il n'aurait pas été impossible d'exciter du mécontentement en Bohême; tous ces différens moyens furent offerts à l'empereur, qui les fit écouter, mais qui ne reçut aucun des envoyés qui étaient venus dans les environs de son quartier-général. Il voulait sincèrement la paix, et trouvait de quoi la faire honorable sans démembrer la monarchie autrichienne. Il avait parfois de l'humeur contre les plénipotentiaires qui ne terminaient rien, et dans la crainte d'être encore joué, il fit camper toute l'armée dans chacun des arrondissemens qu'elle occupait. En même temps il fit construire un vaste camp retranché sur la rive gauche du Danube en face de Vienne.

Il y fit rétablir le pont sur pilotis qui avait été brûlé, et ajouta deux ponts de bateaux à cette communication.

De tous côtés on recommença à déployer de l'activité, et à se préparer à tout événement; c'est à cette époque qu'il fit la revue des différens corps de l'armée, l'un après l'autre, se rendant lui-même aux lieux où ils étaient campés. Il commença par celui du général Marmont, qui était campé à Krems; il en fut si content qu'il suffisait que le nouveau maréchal lui demandât quelque chose pour qu'il le lui accordât de suite. Le maréchal Marmont, dans son délire d'être maréchal de France, ne savait comment exprimer sa reconnaissance pour l'empereur d'avoir été élevé à la première dignité militaire; quoique depuis Marengo il ne se fût pas même trouvé sur un champ de bataille. Le sort l'en avait éloigné, et il voyait bien que cette distinction de l'empereur, dans la première occasion où il s'était fait voir en ligne, n'était qu'une marque de sa bienveillance pour lui. Il se regardait donc comme obligé à la justifier, plutôt qu'il ne la considérait comme une récompense, puisqu'il n'avait pas encore eu l'occasion de la mériter. Je me rappelle qu'un jour, étant allé à la chasse avec l'empereur, dans le parc du château impérial de Luxembourg, où résidait ordinairement l'empereur d'Autriche, je me trouvai revenir avec le maréchal Marmont. Nous étions tous deux seuls dans la même calèche; il ne m'entretenait que de son bonheur, me répétant mille fois que la fortune l'avait servi à souhait, qu'il n'avait point d'enfans et n'en aurait vraisemblablement point; que, conséquemment, il n'avait pas besoin de s'occuper d'acquérir des richesses, parce qu'en servant bien l'empereur, il lui ferait bien, tôt ou tard, cent mille écus de rente; qu'avec cela, pourvu qu'il lui permît de vivre près de lui comme un de ses plus anciens amis, lorsqu'il n'aurait plus de guerre à faire, il serait heureux de lui consacrer sa vie et de l'employer à la direction de travaux qui intéressassent sa gloire. Rien ne paraissait plus noble que de tels sentimens.

De Krems l'empereur alla à Brunn pour voir le corps du maréchal Davout, qui était campé en grande partie sur l'ancien champ de bataille d'Austerlitz.

L'empereur logea à Brunn dans le même local qu'il avait occupé en 1805. Il reçut les autorités de la province, qui profitèrent de l'occasion pour solliciter des dégrèvemens de charges. L'empereur leur répondit: «Messieurs, je sens tout ce que vous souffrez; je gémis avec vous des maux que la conduite de votre gouvernement a fait tomber sur vous; je n'y puis rien. Il y a à peine quatre ans que votre souverain me jura non loin d'ici, à la bataille d'Austerlitz, que jamais il ne s'armerait contre moi; je croyais à une paix éternelle entre nous deux, et ce n'est pas moi qui l'ai violée. Certainement si je n'avais pas cru à la loyauté dont on m'avait fait tant de protestations, je ne m'en serais pas allé comme je l'ai fait alors. Lorsque les monarques abusent des droits dont les a investis la confiance des peuples, et qu'ils attirent sur eux autant de calamités, ceux-ci ont le droit de la leur retirer.»

Un des membres des autorités prit la parole pour justifier son maître, et finit sa réplique par cette phrase. «Rien ne pourra nous détacher de notre bon François.»

L'empereur reprit avec humeur: «Vous ne m'avez pas compris, Monsieur, ou vous avez mal interprété ce que je viens de dire comme principe général. Qui vous parle de vous détacher de l'empereur François? je ne vous ai pas dit un mot de cela; soyez-lui fidèle dans la bonne comme dans la mauvaise fortune; mais alors souffrez et ne vous plaignez pas, parce qu'autrement c'est un reproche que vous lui adressez.»

Après avoir congédié les autorités, il alla visiter la citadelle de Brunn qu'il faisait armer et approvisionner. En en faisant le tour, il vit pendre un cordon par une des fenêtres de la prison; à l'extrémité était attaché un morceau de papier avec ces mots: «Grâce! grâce!» L'empereur me chargea de m'informer de ce que cela voulait dire, et, sur mon rapport, il ordonna qu'on fît paraître le soldat qui était dans cette prison, à la revue du corps d'armée du maréchal Davout, qu'il passait le lendemain. Il alla parcourir toutes les positions qu'il avait fait occuper en 1805, et reconnaissait tous les chemins et les sentiers, aussi bien que s'ils avaient été ceux des environs de Saint-Cloud.

Le lendemain il visita la position qu'il avait la veille de la bataille, remonta sur le centon que défendait notre gauche, puis il revint à la butte où son bivouac avait été établi la nuit qui avait précédé la bataille. Il fit placer le corps du maréchal Davout dans le même ordre qu'observaient ceux des maréchaux Lannes et Soult avant de commencer l'action, et dans cette position, il en passa la revue, selon sa coutume, régiment par régiment, et n'en omettant pas un sans avoir parcouru les rangs de chaque compagnie, et vu chaque soldat. Il arriva au régiment auquel appartenait le soldat qui l'avait imploré la veille; son colonel l'avait fait mettre à sa droite. L'empereur était à pied; en s'approchant de la compagnie des grenadiers, il s'arrêta devant le soldat qui s'était mis à genoux, et demanda ce que cela voulait dire. Le colonel répondit que c'était l'homme qui lui avait demandé grâce hier à la citadelle. Là-dessus l'empereur, qui ne s'en souvenait plus, questionna et demanda dans quel cas il était. Ce malheureux homme, dans un moment d'ivresse, avait porté la main sur son supérieur, et il devait passer à un conseil de guerre, d'où il n'y avait aucune espérance de le sauver. L'empereur demanda tout haut: «Est-ce un brave homme?» Tous les grenadiers répondirent: «Oh! oui, Sire, un bon soldat que nous connaissons, et qui ne reste pas derrière.» Alors l'empereur, s'approchant de ce malheureux qui était toujours à genoux, le prit par les deux oreilles, et lui secouant la tête, moitié par bonté et moitié avec un air de sévérité! il lui dit: «Comment, tu es un bon soldat, et tu fais des choses comme celles-là! Dis-moi ce que tu serais devenu si j'avais tardé à venir, seulement d'un jour.» Puis lui ayant donné deux tapes avec la main creuse, il lui dit: «Va-t-en à ta compagnie, et n'oublie pas cette leçon.» Dans ce moment il partit un cri de vive l'empereur! de la droite à la gauche du régiment. Il aurait fallu entendre ces acclamations! Comment pouvait-on s'étonner du délire qui s'emparait de l'esprit des troupes lorsqu'elles le voyaient passer? Il leur laissait dire tout ce qu'elles voulaient, lorsqu'elles souffraient, et jamais elles ne lui auraient refusé de faire un effort, parce qu'elles étaient toujours enlevées et électrisées par sa présence.

La revue du corps d'armée dura très tard, et l'empereur ne rentra à Brunn, qu'à la nuit. Tous les généraux dînèrent avec lui ce soir-là. En causant avec eux, il leur adressa cette question. «Voici la deuxième fois que je viens sur le champ de bataille d'Austerlitz; y viendrai-je encore une troisième?» On lui répondit: «Sire, d'après ce que l'on voit tous les jours, personne n'oserait parier que non.»

Il partit de Brunn le lendemain, et vint par Goding, tout le long de la rivière de la Marche, jusqu'à Marchek, et rentra à Vienne après avoir parcouru le champ de bataille de Wagram.

CHAPITRE XVI.

Grandes parades de Schoenbrunn.—L'empereur court le danger d'être assassiné.—Détails sur l'assassin.—L'empereur le fait comparaître devant lui.—Conversation avec ce jeune fanatique.—Distribution de faveurs au 15 août.—Nouvelles de l'état des affaires d'Espagne.—Réflexions de l'empereur à ce sujet.

Peu de jours après cette course, l'empereur alla passer la revue des Saxons, dont le quartier-général était à Presbourg; il revint de cette visite faire celle de Raab et du cours de la rivière de ce nom. Il traversa le lieu des conférences diplomatiques, où il donna une courte audience aux plénipotentiaires. En rentrant à Vienne, au retour de cette revue d'une grande partie des cantonnemens de l'armée, il pressa encore davantage les travaux militaires: on travaillait comme si l'armistice allait être rompu. On le croyait, parce que l'on ne voyait rien de rassurant dans tout ce qui se passait depuis l'ouverture des conférences.

L'empereur avait tous les jours, dans la cour du château de Schoenbrunn, une grande parade, à laquelle il faisait venir successivement les hommes qui sortaient des hôpitaux, ainsi que tous les régimens qui avaient le plus souffert, afin de s'assurer par lui-même si on les soignait, et s'il leur rentrait du monde. Ces parades attiraient beaucoup de curieux, qui venaient exprès de Vienne pour voir cet imposant spectacle.

Il avait soin de faire assister à ces cérémonies militaires tous les généraux et administrateurs de l'armée qui étaient à une distance raisonnable, et c'était dans ces occasions-là qu'il se faisait rendre compte des causes de la non-exécution des ordres qu'il avait donnés.

C'est à une de ces parades qu'il manqua d'arriver un événement sur lequel on a fait mille versions déraisonnables. Nous étions à la fin de septembre; l'empereur passait la revue de quelques régimens de ligne dans la cour du château de Schoenbrunn; il y avait toujours un monde prodigieux à ces parades, et l'on mettait des sentinelles de distance en distance pour écarter la foule.

L'empereur venait de descendre le perron du château, et traversait la cour pour gagner la droite du régiment qui formait la première ligne, lorsqu'un jeune homme de bonne mine s'échappa de la foule dans laquelle il était à attendre l'arrivée de l'empereur, et vint au devant de lui, en demandant à lui parler. Comme il s'expliquait assez mal en français, l'empereur dit au général Rapp, qui était là, de voir ce que voulait ce jeune homme. Le général Rapp vint lui parler; mais ne pouvant pas comprendre ce qu'il lui disait, il le regarda comme un pétitionnaire importun, et dit à l'officier de gendarmerie de service de le faire retirer. Celui-ci appelle un sous-officier, et fait conduire le jeune homme en dehors du cercle, sans y donner plus d'attention. On n'y pensait plus, lorsque l'empereur revenant à la droite de la ligne des troupes, le même jeune homme qui avait passé en arrière de la foule, sortit précipitamment du point où il s'était porté en second lieu, et vint de nouveau parler à l'empereur qui lui répondit: «Je ne puis vous comprendre; voyez le général Rapp.» Le jeune homme portait la main droite dans la poitrine comme pour prendre une pétition, lorsque le prince de Neuchâtel, en le prenant par le bras, lui dit: «Monsieur, vous prenez mal votre temps; on vous a dit de voir le général Rapp.» Pendant ce temps, l'empereur avait marché dix pas le long du front des troupes, et Rapp l'avait suivi. C'est alors que le prince de Neuchâtel dit à l'officier de gendarmerie de conduire ce jeune homme hors du cercle et de l'empêcher d'importuner l'empereur.

L'officier de gendarmerie avait de l'humeur d'être ainsi dans le cas de renvoyer deux fois le même homme. Il le fit un peu rudoyer, et c'est en le prenant au collet qu'un des gendarmes s'aperçut qu'il avait quelque chose dans sa poitrine, d'où l'on tira un énorme couteau de cuisine, tout neuf, auquel il avait fait une gaîne de plusieurs feuilles de papier gris, ficelée avec du gros fil. Les gendarmes le menèrent chez moi, pendant que l'un d'eux venait me chercher. Pour éviter des longueurs, je rapporterai en peu de mots son aventure.

Ce jeune homme était le fils d'un ministre protestant d'Erfurth; il n'avait pas plus de dix-huit à dix-neuf ans, avec une physionomie qui n'aurait pas été mal à une femme; il avait entrepris de tuer l'empereur, parce qu'on lui avait dit que les autres souverains ne feraient jamais la paix avec lui; et comme l'empereur était plus fort qu'eux tous, il avait résolu de le tuer, pour que l'on eût plus tôt la paix.

On lui demanda quelle lecture il aimait. Il répondit: «L'histoire; et dans toutes celles que j'ai lues, il n'y a que la vie de la Vierge d'Orléans[25] qui m'ait fait envie, parce qu'elle avait délivré la France du joug de ses ennemis; et je voulais l'imiter.»

Il était parti d'Erfurth sur sa seule résolution, emmenant un cheval de son père; le besoin le lui avait fait vendre en chemin, et il avait écrit à son père de ne pas s'en mettre en peine; que c'était lui qui l'avait pris, pour exécuter un voyage qu'il avait promis de faire, ajoutant que l'on entendrait bientôt parler de lui. Il avait été deux jours à Vienne à prendre des renseignemens sur les habitudes de l'empereur, et était venu à la parade une première fois pour étudier son rôle et voir où il pourrait se placer. Lorsqu'il eut tout reconnu, il alla chez un coutelier acheter cet énorme couteau de cuisine que l'on trouva sur lui, et revint à la parade pour exécuter son projet.

Pendant que le jeune homme me faisait cet aveu, la parade défilait, et je ne rejoignis l'empereur que dans son cabinet, pour lui rendre compte du danger qu'il avait couru sans s'en douter. Le général Rapp le lui avait déjà rapporté, et il ne voulait pas y croire, jusqu'à ce que, lui ayant montré le couteau pris sur le jeune homme, il répondit d'un air à moitié moqueur: «Ah! cependant il paraît qu'il y a quelque chose; allez me chercher le jeune homme, je veux le voir.»

Il retint les généraux qui avaient assisté à la parade, et qui étaient encore dans les salles du château, et leur parla de cette aventure. J'arrivai avec le jeune homme. En le voyant entrer, l'empereur fut saisi d'un mouvement de pitié, et dit: «Oh! oh! cela n'est pas possible, c'est un enfant.» Puis il lui demanda s'il le connaissait. Celui-ci, sans s'ébranler, lui répondit: «Oui, Sire.»

L'empereur. «Et où m'avez-vous vu?»

Réponse. «À Erfurth, Sire, l'automne passé.»

L'empereur. «Pourquoi vouliez-vous me tuer?»

Réponse. «Sire, parce que votre génie est trop supérieur à celui de vos ennemis et vous a rendu le fléau de notre patrie.»

L'empereur. «Mais ce n'est pas moi qui ai commencé la guerre; pourquoi ne tuez-vous pas l'agresseur? cela serait plus juste.»

Réponse. «Oh non! Sire! Ce n'est pas votre majesté qui a fait la guerre; mais comme elle est toujours plus forte et plus heureuse que tous les autres souverains ensemble, il était plus aisé de vous tuer que d'en tuer tant d'autres, vos ennemis, qui ne sont pas aussi à craindre parce qu'ils n'ont pas autant d'esprit.»

L'empereur. «Comment auriez-vous fait pour me tuer?»

Réponse. «Je voulais vous demander si nous aurions bientôt la paix, et si vous ne m'aviez pas répondu, je vous aurais plongé le couteau dans le coeur.»

L'empereur. «Mais les militaires qui m'entourent vous auraient d'abord arrêté avant que vous n'eussiez pu me frapper, ensuite ils vous auraient mis en pièces.»

Réponse. «Je m'y attendais bien, mais j'étais résolu à mourir.»

L'empereur. «Si je vous faisais mettre en liberté, iriez-vous chez vos parens, et abandonneriez-vous votre projet?»

Réponse. «Sire, si nous avions la paix, oui; mais si nous avons encore la guerre je l'exécuterai.»

L'empereur fit appeler le docteur Corvisart qui avait été mandé quelques jours auparavant de Paris à Vienne, où il était arrivé. Comme dans ce moment il se trouvait dans les appartemens de l'empereur, il le fit entrer, et, sans lui rien expliquer, il lui fit tâter le pouls à ce jeune homme et lui demanda comment il était. M. Corvisart lui répondit que le pouls était un peu agité, mais que l'homme n'était point malade; que cette agitation n'était qu'une légère émotion nerveuse. Ce fut alors que l'empereur lui dit: «Eh bien! ce jeune homme vient de cent lieues d'ici pour me tuer;» il lui conta ce que je viens de dire.

On ramena ce malheureux jeune homme à Vienne, où il fut traduit à un conseil de guerre et exécuté. On l'avait mis en prison à Vienne; l'empereur partit pour Paris sans donner d'ordre à son égard: ces détails-là ne le regardaient pas, et ce fut l'autorité qui remettait Vienne aux Autrichiens, qui traduisit ce jeune homme devant une commission militaire avec les documens qui existaient sur lui. Il était difficile que l'on osât prendre sur soi de ne pas en débarrasser la société.

Cette singulière aventure fit penser plus d'une bonne tête: on avait vu combien il s'en était peu fallu qu'elle ne réussît, et on commença à craindre que l'exemple de ce jeune fanatique ne trouvât des imitateurs. Puis, comme on oublie tout, cette affaire passa comme les autres.

Elle fut cependant sue à Vienne, et on ne manqua pas de trouver des hommes qui prétendirent qu'elle avait des ramifications; on eut beaucoup de peine à se convaincre que le projet n'était sorti que de cette jeune tête.

Après que l'empereur eut réuni son armée en aussi bon état qu'elle pouvait l'être après une si laborieuse campagne, il la fit manoeuvrer souvent, et entretenait ainsi dans l'esprit des habitans une opinion morale, qui lui aurait été favorable, s'il avait dû recommencer les hostilités. C'est au 15 août 1809 que l'empereur, étant à Vienne, nomma le prince de Neuchâtel prince de Wagram, le maréchal Masséna prince d'Essling, et le maréchal Davout prince d'Eckmuhl. Il créa ducs les ministres de la guerre, de la justice, des finances et des relations extérieures (c'est-à-dire MM. Clarke, Reynier, Gaudin et Champagny), ainsi que le ministre-secrétaire d'État, M. Maret. Les maréchaux Macdonald et Oudinot furent également nommés, le premier duc de Tarente, et le second duc de Reggio.

Il y eut ce jour du 15 août, anniversaire de la naissance de l'empereur, un Te Deum chanté à la métropole de Vienne, auquel assistèrent les généraux de l'armée ainsi que les magistrats de la ville.

On venait d'apprendre par la voix publique, et particulièrement par les journaux anglais, qu'il s'était livré en Espagne une bataille entre notre armée et l'armée anglaise, et que le résultat avait été heureux pour celle-ci. Nous attendions tous les jours le courrier qui devait en apporter l'avis officiel avec des détails; mais la difficulté des communications entre Madrid et Bayonne ne permettait pas que l'impatience de l'empereur fût satisfaite. On attendit environ quinze jours avant de voir arriver M. Carion de Nisas, qui était porteur de cette nouvelle; il avait assisté à la bataille, et était bien informé de tout ce qui concernait nos affaires en Espagne.

Tout ce qu'il raconta à l'empereur lui donna beaucoup d'humeur, et il disait hautement que, bien que sa meilleure armée fût en Espagne, on n'y faisait que des sottises. Je n'ai point fait cette campagne, mais voici ce que j'en ai appris.

Le maréchal Soult, après sa malheureuse affaire d'Oporto, s'était retiré par Guimarens, Montolegne et Orense sur Luego, où il rejoignit le maréchal Ney, qui avait évacué la Corogne et réuni son corps d'armée. Il avait été obligé de prendre cette route, parce que les Anglais l'avaient débordé, et prolonger son mouvement en passant par Amarante et Chavez.

Ces troupes anglaises étaient un détachement considérable de l'armée de lord Wellington, qui, pendant cette opération d'une partie de son armée, remontait la vallée du Tage avec le reste, en même temps qu'une armée espagnole s'avançait par la Manche sur Tolède.

Les maréchaux Soult et Ney, réunis à Luego, se concertèrent et convinrent de faire ensemble un mouvement sur Orense pour battre les Anglais, et disperser les rassemblemens d'insurgés qui les avaient déjà rejoints.

Ils partirent en effet pour se porter sur Orense; mais, avant d'arriver à ce point, le maréchal Soult prit à sa gauche et vint gagner Sanabria; le maréchal Ney prétendit qu'il ne l'avait pas prévenu de ce changement de résolution, qui le mit dans une position critique, ne l'ayant appris que par un incident; le maréchal Soult dit lui en avoir fait part. Lequel des deux croire? Je n'en sais rien; mais il n'est pas présumable que le maréchal Soult ait pris plaisir à compromettre le maréchal Ney: ce qui est plus vraisemblable, c'est que l'ordonnance ou officier porteur de l'avis aura été pris en chemin.

Quelle que soit la manière dont le maréchal Ney ait été averti, il suivit le mouvement du maréchal Soult en évacuant toute la Galice, et ces deux corps vinrent passer l'Exla à Saint-Cébrian, pour se porter sur Zamora. Ils vinrent ensuite par Salamanque à Plasencia, où ils furent rejoints par le corps du maréchal Mortier, qui arrivait directement de Valladolid.

Ces trois corps étaient réunis à Plasencia, lorsque M. de Wellington, en remontant la vallée du Tage avec toute son armée, s'avança jusqu'à Talavera de la Reyna. Au bruit de son approche, le roi était parti de Madrid, avec les maréchaux Jourdan, Victor, et le corps du général Sébastiani. Cette armée s'avança à la rencontre des Espagnols sur la route de Madrid à Tolède, et à la rencontre des Anglais sur celle de Madrid à Talavera.

Le roi fit prévenir les maréchaux réunis à Plasencia de son mouvement, et leur ordonna de passer et de descendre dans la vallée du Tage. Soit que son ordre arrivât trop tard, soit que lui-même eût trop précipité son mouvement offensif sur l'armée anglaise, on n'obtint pas ce que l'on avait espéré par un mouvement de manoeuvre; on réunit tout ce que l'on pût du corps qui observait les Espagnols (c'était celui de Sébastiani) à celui que les maréchaux Jourdan et Victor commandaient en avant sur Talavera, et on attaqua maladroitement l'armée anglaise, qui se trouvait dans la situation la plus avantageuse où la fortune pouvait la placer pour nous, si les corps de Plasencia avaient pu prendre part à l'action. Au lieu de cela, on l'engagea avec des troupes venues de Madrid; on se disputa les hauteurs des positions, on perdit des deux côtés beaucoup de monde, et on n'obtint aucun résultat. L'armée du roi, ne comptant plus sur l'attaque des trois maréchaux qui étaient à Plasencia, se retira pour se réunir au corps qui était opposé aux Espagnols, et couvrir Madrid.

L'armée anglaise fut obligée de se retirer le lendemain, ayant eu avis de la marche de l'armée des trois maréchaux, qui, étant partie de Plasencia, pouvait arriver avant elle, non seulement au pont d'Almaraza, mais à celui de l'Arzobispo, qui étaient, surtout ce dernier, les seuls points de retraite du général Wellington.

Il ne fallait pas l'attaquer avant qu'on ne fût en mesure de les occuper lorsqu'il se serait présenté pour repasser le Tage; il n'y avait même aucun inconvénient à laisser attaquer les trois maréchaux les premiers, et à se tenir prêt à suivre l'armée anglaise dans le mouvement rétrograde qu'elle aurait dû faire pour aller défendre son point de retraite. On aurait pu alors l'engager; et même la forcer à une action désastreuse pour elle; au lieu de cela, on a été lui présenter une occasion d'assurer sa retraite en faisant battre le corps destiné par sa position à la poursuivre: aussi arriva-t-elle sans accident au pont de l'Arzobispo, qu'elle trouva libre, et elle n'eut aucun engagement avec l'armée des maréchaux. Cette campagne était le début de M. Wellington dans la carrière de gloire qu'il a parcourue avec tant d'éclat depuis; et nous étions destinés à voir les meilleures troupes de France, celles de Boulogne, d'Austerlitz et de Friedland, condamnées à recevoir des humiliations des ennemis, parce qu'elles étaient confiées à des mains qui n'en surent pas tirer parti.

L'empereur levait les épaules de pitié en écoutant ces détails, et nous qui étions témoins de la différence qu'il y avait entre l'armée d'Espagne et celle qu'avait l'empereur en Allemagne, où il venait d'exécuter de si prodigieuses choses, nous faisions déjà de tristes réflexions sur l'état où la France pourrait être réduite lorsqu'il n'y serait plus.

L'empereur nous disait, en parlant de ceux qui commandaient en Espagne (sans désigner personne): «Ces gens-là ont bien de la présomption; on m'accorde un peu plus de talent qu'à un autre, et pour livrer bataille à un ennemi que je suis accoutumé à battre, je ne crois jamais avoir assez de troupes; j'appelle à moi tout ce que je puis réunir: eux s'en vont avec confiance attaquer un ennemi qu'ils ne connaissent pas, et n'emmènent que la moitié de leur monde! Peut-on manoeuvrer ainsi? Il faudrait que je fusse partout. Que n'ai-je eu ici les trois corps de Soult, Ney et Mortier, j'en aurais fait voir de belles à ceux-ci» (les Autrichiens)!

Il n'avait effectivement qu'un seul corps d'infanterie, celui du maréchal Davout, qui fût composé d'aussi bonne troupes que celles qui étaient en Espagne. Cette bataille de Talavera donna à l'empereur un chagrin qui dura plusieurs jours; il concevait aisément une mauvaise fortune de guerre, mais une faute que l'on pouvait éviter diminuait tout de suite la bonne opinion qu'il avait eue de celui qui l'avait commise. Malgré cela, il avait une bonté naturelle pour tous ceux qui avaient servi sous lui longtemps, et quoiqu'il les grondât parfois, il leur fournissait presque aussitôt les moyens de rentrer en grâce. Il ne pardonnait rien aussi facilement que les torts que l'on avait eus envers lui personnellement. Une bonne action détruisait, dans son esprit, l'effet de dix fautes; mais un manque à l'honneur ou un manque de courage perdait sans retour celui qui s'en rendait coupable.

CHAPITRE XVII.

Les conférences sont transportées à Vienne.—Chimères de quelques intrigans.—Anecdote à ce sujet.—La paix est signée.—On fait sauter les remparts de Vienne.—Deux enfans viennent de France demander la grâce de leur mère.—Regret de l'empereur.—Singulière méprise.

On avait les yeux trop ouverts sur nos affaires dans toute l'Allemagne, pour ignorer les moindres de nos revers; nos ennemis les comptaient comme autant d'avantages pour eux, et en devenaient plus difficiles dans les conférences où l'on traitait de la paix.

L'empereur était impatient des lenteurs des négociations, et, voulant avoir ses plénipotentiaires plus à sa portée, il avait transféré à Vienne le siége des conférences. C'était alors le prince Jean de Lichtenstein qui était le principal plénipotentiaire pour l'Autriche. Ce changement fut cause que l'on savait à peu près dans tout Vienne les plus petits détails de ce qui se passait à ces conférences; cela intéressait trop de monde pour que l'on eût rien négligé de ce qui pouvait faire découvrir quelques particularités. Il y avait autour de l'empereur quelques hommes qui s'opiniâtraient à croire que l'Autriche était disposée à ne pas rester plus long-temps sous le joug d'un gouvernement qui attirait sur elle autant de maux. Ces hommes ne laissaient échapper aucune occasion d'entretenir l'empereur de chimères qu'ils lui rapportaient comme l'opinion de plusieurs citoyens éclairés de Vienne, tandis que ce n'étaient que les rêves de quelques hommes à mouvement, dont les capitales ne manquent jamais. Dans presque tous les pays, ces intrigans paraissent avoir le privilége de duper les hommes de bien, et ceux de Vienne semblèrent avoir complètement réussi près des hommes les plus marquans de tout ce qui était à l'armée de l'empereur. Voici une anecdote qui m'a été racontée par un témoin oculaire. Le maréchal Bessières était à sa première sortie, depuis la blessure qu'il avait reçue à Wagram; il était venu voir l'empereur à l'heure de son déjeuner, ce qui avait lieu après la parade; l'empereur avait fait entrer le maréchal Bessières depuis quelques instans, lorsqu'on lui annonça un personnage qu'il fit entrer sans le laisser attendre. L'empereur, qui n'était pas accoutumé à le voir à cette heure-là, lui demanda d'un ton gai: «Qu'y a-t-il de nouveau? que disent les habitans de Vienne?» Croirait-on qu'il répondit de bonne foi: «Sire, ils sont pénétrés d'admiration pour V. M., et chacun d'eux voit, dans le soldat qu'il a à loger, un protecteur près du nouveau souverain qu'il plaira à V. M. de leur donner?»

L'empereur ne répondit pas, parce qu'il ne croyait pas un mot de cela. Il finissait son déjeuner, lorsque je me fis annoncer comme ayant un compte à lui rendre; il était en assez belle humeur, et me demanda aussi ce que disaient les Viennois. Je lui répondis «qu'ils nous donnaient à tous les diables du matin au soir, et que bien sûrement ils entreprendraient de se défaire de nous, si nous devions prolonger notre séjour parmi eux.» L'empereur me répliqua (le maréchal Bessières présent): «Ceci me paraît plus croyable, et il ne faut pas s'abuser. Si la paix ne se fait pas, nous allons être entourés de mille Vendées; je n'écoute pas les faiseurs de contes: il est temps de s'arrêter. Aussi j'espère finir dans deux ou trois jours; cela ne tient qu'à des bagatelles.» Effectivement, la paix fut signée très peu de jours après. Avait-on fait circuler le bruit d'un projet de changement de dynastie pour effrayer la maison d'Autriche et la faire hâter dans ses décisions? Je l'ignore; mais, bien certainement, l'empereur n'a pas eu cette idée-là, qui pouvait lui amener la guerre avec les Russes, indépendamment des deux guerres qu'il avait déjà, et qu'il soutenait au moyen de tous les efforts de son habileté. Je sais bien qu'on lui a supposé le projet de former un parti dans la nation, et de proclamer le grand-duc de Wurtzbourg empereur d'Autriche; mais je ne crois pas qu'il ait jamais songé à une pareille chose. Il avait trop à faire en France et en Espagne pour s'engager dans une entreprise qui aurait infailliblement prolongé son séjour à Vienne.

Je me rappelle même qu'à cette époque, il me donna ordre de faire partir de Paris un équipage de campagne en chevaux de selle, train, etc., pour Bayonne, et, en même temps, d'écrire au grand-écuyer du roi d'Espagne, pour que le roi lui envoyât quelques uns de ses meilleurs chevaux à Burgos, où il comptait se rendre de suite[26].

La paix ayant été signée, elle fut envoyée à la ratification de l'empereur d'Autriche, qui ne tarda pas à la donner. L'empereur fit une proclamation aux habitans de Vienne, dans laquelle il les remerciait des soins qu'ils avaient donnés aux blessés de l'armée; il leur témoignait combien il avait souffert de ne pouvoir alléger les maux qui avaient pesé sur eux, ajoutant que cette considération l'avait en partie décidé à terminer la guerre, plus que la crainte de la chance des batailles.

Il terminait par leur dire que, si, pendant son long séjour près de leur capitale, il ne s'était pas montré davantage au milieu d'eux, c'était parce qu'il n'avait pas voulu détourner leurs respects et leurs hommages de l'amour qu'ils portaient à leur souverain. Ces adieux firent beaucoup de plaisir aux habitans de Vienne.

L'empereur leur avait laissé prendre un peu de licence. L'hiver approchait; le petit peuple était très malheureux; il leur laissa couper du bois dans les forêts impériales, et répondait aux employés autrichiens, qui voulaient les en empêcher en faisant faire des représentations à l'empereur: «Mais comment ferait l'empereur votre maître? Il faudra bien que, non seulement il chauffe les malheureux, mais il faudra qu'il les nourrisse: laissez-leur prendre du bois, et mettez cela sur mon compte[27].»

Les magistrats de Vienne vinrent prendre congé de lui; ils lui demandèrent d'épargner les remparts de la ville, que l'on avait minés depuis un mois pour les faire sauter. L'empereur le leur refusa, en observant qu'il était même dans leur intérêt qu'ils fussent détruits, parce qu'il ne prendrait plus fantaisie à qui que ce fût d'exposer leur ville à être brûlée, pour satisfaire une ambition particulière. Il dit que cela avait même été son projet en 1805; mais qu'ayant été exposé, cette fois-ci, ou à incendier Vienne, ou à courir des chances fâcheuses, s'il n'avait pu s'en faire ouvrir les portes, il ne voulait plus à l'avenir être dans ce cas.

Les magistrats furent obligés de se retirer, et lorsque l'empereur fut parti, on mit le feu aux différens fourneaux de mine qui avaient été établis sous les angles saillans de l'enceinte de la place; il y eut, après l'explosion, seize ouvertures considérables. On fut très sensible à Vienne à cette opération; on la regarda comme une flétrissure: mais l'empereur n'avait que l'intention d'ouvrir la place de manière à ce qu'on ne pût pas la défendre, et nullement celle d'humilier la population.

Nous entendîmes la détonation de ces fourneaux à quelque distance de Schoenbrunn. Par le traité de paix, on avait stipulé un temps déterminé pour évacuer la capitale et les États autrichiens; ce fut le maréchal Davout qui fut chargé de l'arrière-garde, et de remettre le pays aux autorités autrichiennes. Il resta, en conséquence, encore quelque temps à Vienne.

On a souvent parlé d'exécutions et on a mis sur le compte de l'empereur des actes de rigueur auxquels il n'avait aucune part; il a toujours sanctionné des jugemens rendus, mais jamais il n'a ordonné que l'on traduisît qui que ce soit en jugement sans qu'auparavant il n'y ait eu une information de suite, et qu'on ne lui ait présenté un rapport accompagné d'une proposition, soit pour la mise en jugement ou en liberté; et toujours il approuvait ce qu'on lui proposait. Avant de partir de Vienne, il arriva une circonstance qui l'indisposa contre le ministre de la police.

L'empereur rentrait un jour d'une course à cheval; il trouva dans la cour du château une dame, d'un extérieur respectable accompagnée de deux petits enfans; tous trois étaient en noir. L'empereur crut un instant que c'était la veuve de quelque officier tué à la bataille. Il s'approcha d'eux avec intérêt. Sa contenance changea quand il apprit qu'elle amenait ces enfans de Caen en Normandie pour solliciter de l'empereur la grâce de leur mère, condamnée à mort par le tribunal criminel de cette ville.

L'empereur n'avait, pour le moment, aucun souvenir d'avoir entendu parler de cette affaire; il voyait cependant qu'elle devait être bien sérieuse pour que l'on fût venu de si loin pour lui demander la grâce d'une condamnée. Cette dame n'était munie d'aucune lettre de recommandation; elle venait absolument surprendre un mouvement de sensibilité à l'empereur, qui lui demanda le nom de la personne en faveur de laquelle elle intercédait. C'est alors qu'elle nomma madame de D***; ce nom rappela à l'empereur toute l'affaire, et il répondit à cette dame qu'il était fâché de ne pouvoir la dédommager d'un aussi pénible voyage que celui qu'elle venait de faire, mais qu'il ne pouvait lui répondre sans connaître l'opinion du conseil, surtout sur un cas comme celui dont il était question, parce qu'il rappelait à son esprit des circonstances tellement graves, qu'il ne croyait pas pouvoir user du droit de faire grâce dans cette occasion.

J'ai vu le moment où il allait l'accorder; son coeur avait déjà prononcé, mais d'autres considérations lui parlaient plus haut que la sensibilité; il était fort en colère contre le ministre de la police, qui, après avoir fait un grand éclat de cette affaire et s'en être fait un mérite, donnait ensuite des passe-ports pour que l'on vînt lui demander grâce de l'exécution d'un jugement sur lequel il ne lui avait rien écrit; il disait avec raison: «Si c'est un cas graciable, pourquoi ne me l'avoir pas écrit? et s'il ne l'est pas, pourquoi avoir donné des passe-ports à une famille que je suis obligé de renvoyer désolée?» Il se plaignit beaucoup de ce manque de tact de la part du ministre de la police.

La personne pour laquelle on demandait grâce à l'empereur était une madame D***, divorcée d'avec son mari, et vivant fort légèrement avec tout le monde. Après son divorce elle s'était retirée chez sa mère avec ses deux enfans; elle habitait un château à sept ou huit lieues de Caen, sur le bord d'une route.

Plusieurs fois la messagerie avait été arrêtée et volée non loin de là, sans que l'on pût parvenir à découvrir les auteurs de ce brigandage, qui était exercé par des hommes se disant chouans et royalistes, pour cacher leur honteux trafic, mais qui, au fait, ne faisaient que voler pour leur compte particulier. On cherchait partout des traces de ces voleurs, lorsqu'un incident, qu'il serait trop long de raconter, vint en faire découvrir quelques uns; on eut bientôt les autres: ils étaient tous de ce qu'on appelait autrefois des gens comme il faut, appartenant à de bonnes familles; mais ayant fréquenté de mauvaises compagnies, ils s'étaient perdus. Madame D*** s'était associée à eux au point de leur donner asile dans son château, où ils se réunissaient pour aller commettre le vol, et où ils revenaient ensuite pour le partager après l'avoir exécuté. Ses désordres l'avaient conduite à cet état d'abaissement. Elle fut traduite devant le tribunal d'après les dépositions des complices; elle y fut convaincue et condamnée.

Son avocat lui avait probablement conseillé de se déclarer enceinte, afin d'obtenir une suspension à son exécution, et avoir le temps d'envoyer sa mère et ses enfans demander sa grâce.

Si elle pouvait l'obtenir sans blesser la morale publique, c'était au ministre à en informer l'empereur; si elle ne le pouvait pas, le ministre ne devait pas laisser entreprendre un voyage à une famille qui s'en est retournée pleurant tout le long du chemin, et laissant croire qu'elle était victime de la cruauté de l'empereur.

Il arriva encore, avant de partir de Vienne, une aventure d'une autre espèce qui aurait pu avoir des suites désagréables, si l'empereur n'avait pas été si bien servi, que l'on y remédia sur-le-champ, sans que cela pût paraître.

Il venait de signer la paix, et avait dicté à M. de Menneval, son secrétaire intime, deux lettres, l'une pour l'empereur d'Autriche, et l'autre pour l'empereur de Russie. Il n'attendit pas qu'elles fussent copiées, et alla voir défiler la parade. M. de Menneval, les ayant achevées, les mit sur le bureau de l'empereur afin qu'il les lût et les signât à son retour (l'empereur avait l'habitude de relire ce qu'il dictait); il disposa aussi deux enveloppes auxquelles il mit d'avance les adresses pour avoir plus tôt expédié les lettres au retour de l'empereur, qui ne tarda pas à rentrer.

Il lut et signa les deux lettres, et, pendant que M. de Menneval ajoutait à l'une d'elles ce qu'il venait de lui ordonner, il s'amuse à ployer l'autre lui-même, à la mettre dans l'enveloppe, à la cacheter, et va lui-même la donner au général autrichien Bubna, qui était, depuis la parade, à attendre dans le salon voisin. Celui-ci était déjà parti pour le quartier-général de l'empereur d'Autriche, lorsque Menneval, voulant mettre la deuxième lettre dans l'enveloppe, trouva que c'était l'enveloppe de l'empereur de Russie qui était restée, et il avait en main la lettre destinée à l'empereur d'Autriche; en sorte que le général Bubna était parti avec la lettre destinée à l'empereur de Russie, dans l'enveloppe à l'adresse de l'empereur d'Autriche. Il n'est pas nécessaire, je crois, d'ajouter que ce n'était pas la même chose: aussi l'empereur vint-il lui-même pour faire courir après le général Bubna, que l'on joignit hors des grilles du château; on lui dit que l'empereur désirait qu'il revînt, parce qu'il avait quelque chose à ajouter à la lettre dont il était porteur. On les remit chacune dans leur enveloppe, et cela ne se sut pas. Depuis cette anecdote, l'empereur ne se mêla plus de l'expédition de ses dépêches, et laissa ce soin à M. de Menneval, qui ne le quittait pas un seul jour.

CHAPITRE XVIII.

Pertes de l'Autriche.—Départ pour la France.—Arrivée à Fontainebleau.—M. de Montalivet.—Opinion de l'empereur sur cette famille.—Les rois de Saxe, de Wurtemberg et de Bavière à Paris.—Véritable motif du divorce de l'empereur.—Le prince Eugène chargé d'en parler à l'impératrice.—Cérémonie du divorce.

Par le traité de paix, l'Autriche perdit à peu près trois millions d'habitans; elle céda la Gallicie avec les provinces illyriennes, et quelques territoires dans l'Innviertel, ainsi que le pays de Salzbourg. Les princes confédérés d'Allemagne eurent quelques augmentations de territoire; la Bavière particulièrement se trouvait doublée en population depuis 1805, et dans les deux guerres l'empereur avait remis deux fois sur le trône le souverain de ce pays; son armée avait acquis une gloire nationale en combattant avec nous. L'empereur aimait les Bavarois; le général Wrede, entre autres, était un de ceux qu'il distinguait le plus. Avant de quitter l'Allemagne, il lui donna une terre de 36,000 livres de rente; elle était située à la frontière de la Bavière, dans la portion de territoire qu'elle acquérait sur l'Autriche par ce traité de paix.

Il fallait que l'Autriche eût eu bien peur des suites d'une reprise d'hostilités pour s'être imposé de pareils sacrifices, ou bien qu'en y souscrivant elle eût conservé une arrière-pensée, parce que dans le nombre il y en avait d'incompatibles avec son existence. Il me semble que, si cela m'eût concerné, je me serais fort méfié de cette résignation. Je ne sais pas si l'empereur y croyait beaucoup; mais ce qui est certain, c'est qu'en partant de Vienne il vint à Passau sur l'Inn, où il faisait exécuter des travaux de fortifications immenses, et qu'en les visitant tous, non seulement il n'ordonna pas d'en ralentir l'activité, mais au contraire il recommanda de mettre cette place dans le meilleur état de défense. Il avait ordonné que l'on y conduisît l'artillerie qu'on avait prise à Vienne. Il resta deux jours à Passau à attendre un courrier de Vienne que devait lui expédier M. de Champagny, et ce n'est qu'après l'avoir reçu que définitivement il partit pour la France.

Nous vînmes de Passau à Landshut, et de Freysing à Munich, où l'empereur fut reçu comme un véritable libérateur; la cour était au château de Nymphenbourg: c'est là où l'empereur descendit; il resta deux ou trois jours chez le roi de Bavière, et vint ensuite à Augsbourg chez l'ancien électeur de Trèves, qui, depuis le congrès de Ratisbonne était évêque d'Augsbourg. Il dîna avec lui, et partit de suite pour Stuttgard. Il voulut s'arrêter à Ulm chez M. de Grawenrenth, gouverneur civil du cercle, qui avait été ministre du roi de Bavière près de lui pendant la campagne de 1805. Il y soupa, et, ayant voyagé la nuit, il arriva le lendemain de bonne heure chez le roi de Wurtemberg, dont la cour était rentrée à Stuttgard: on lui fit une réception très-brillante; il y resta également un jour, passa de même quelques instans à Carlsruhe, et arriva à Strasbourg, où il ne s'arrêta que le temps nécessaire pour recevoir des rapports sur tout ce qu'il avait ordonné de faire dans cette place et à Kehl. De là il ne s'arrêta plus jusqu'à Fontainebleau, où il avait ordonné à sa maison de venir le recevoir, ainsi qu'aux ministres de lui apporter leur travail.

Mais il avait voyagé si vite, qu'il arriva le premier. Il n'y avait pas encore un domestique d'arrivé; il attendit tout le monde en visitant les appartemens neufs qu'il avait fait faire. C'est cette année que l'on s'est servi, pour la première fois, du bâtiment situé dans la cour du Cheval Blanc, où était auparavant l'école militaire, qui venait d'être transférée à Saint-Cyr. Il l'avait fait arranger en appartemens d'honneur, pour donner de l'ouvrage aux manufactures de Lyon et aux ouvriers de Paris. Ce qu'il vint de monde de toutes parts, pour le voir, ne peut se rendre; on ne trouvait pas d'expressions assez fortes pour lui exprimer son amour et son dévoûment. S'il est un monarque autorisé à compter sur les hommages des peuples qu'il gouverne, quel est celui qui en a reçu plus de témoignages que l'empereur n'en a reçu des Français et des populations d'un grand nombre d'autres pays?

L'impératrice, qui était à Saint-Cloud, vint à Fontainebleau, et peu d'heures après son arrivée dans cette résidence, il y eut une réunion de toutes les dames les plus gracieuses dont cette cour a été le modèle. Il y en avait très peu qui n'eussent pas un mari, un frère, ou un fils, soit avec l'empereur, soit dans l'armée, et je ne crois pas qu'il ait oublié une seule fois de leur en donner lui-même des nouvelles en même temps qu'il leur en demandait des leurs. Dans ces occasions-là, il était moins un monarque qui venait recevoir des hommages et des marques de soumission, qu'un bon et excellent père qui aimait à voir réuni autour de lui tout ce qui touchait de près aux familles qu'il avait associées à sa destinée. Ce palais de Fontainebleau avait été tiré de l'état de ruine dans lequel il était tombé, et se trouvait, comme par magie, rétabli dans un état de magnificence qu'on n'y vit jamais, même dans les plus beaux jours de Louis XIV.

Nous étions arrivés à Fontainebleau le 29 octobre 1809, et l'empereur y resta jusqu'au 21 novembre suivant. Pendant ces trois semaines, il remplaça le ministre de l'intérieur, qui était mort pendant la campagne. Entre plusieurs candidats, il choisit M. de Montalivet, alors directeur-général des ponts et chaussées; il aimait beaucoup cette famille. En en parlant, il se servait de cette expression: «C'est une famille d'une rigoureuse probité, et composée d'individus d'affection; je crois beaucoup à leur attachement.» Il avait bien raison, et il n'a pas eu affaire à des ingrats, car M. de Montalivet était un homme de bien dans toute l'extension du mot.

L'empereur partit pour rentrer à Paris et en même temps pour voir le roi de Saxe, qui venait d'y arriver uniquement pour lui faire une visite et le remercier d'avoir délivré ses États, et en second lieu de les avoir agrandis. L'empereur lui fit donner le palais de l'Élysée, que l'on avait garni de tout ce qui était nécessaire à sa représentation, et tout ce qui composait les principales autorités de l'État s'empressa d'aller offrir ses hommages à ce vertueux monarque. Son exemple fut suivi par les autres princes confédérés, et nous vîmes arriver successivement le roi de Wurtemberg, que l'empereur fit loger au palais du Luxembourg, et le roi de Bavière, qui arriva un peu plus tard. Le prince primat ainsi que d'autres des bords du Rhin vinrent également.

Cet hiver fut remarquable par ses fêtes et ses plaisirs, et en même temps par le plus grand événement que nous eussions encore vu. Il y a eu mille contes de débités sur les motifs qui ont déterminé l'empereur à rompre les liens dans lesquels il s'était engagé depuis plus de quinze ans, et à se séparer d'une personne qui fut la compagne de sa vie pendant les circonstances les plus orageuses de sa glorieuse carrière. On lui a supposé l'ambition de s'allier au sang des rois et on s'est plu à répandre le bruit qu'il avait sacrifié toutes les autres considérations à celle-là; on a été là-dessus dans une erreur absolue, et aussi injuste à son égard qu'on l'est d'ordinaire envers ceux qui sont au-dessus de nous. La vérité la plus exacte est que le sacrifice de l'objet de ses affections a été le plus pénible qu'il ait éprouvé pendant sa vie, et qu'il n'y a rien qu'il n'eût préféré à ce qu'il a été obligé de faire par des motifs que je vais décrire.

On fut généralement injuste envers l'empereur, lorsqu'il mit la couronne impériale sur sa tête; on ne l'a cru mû que par un sentiment d'ambition personnelle, et on était dans une grande erreur. J'ai déjà dit qu'il lui en avait coûté pour changer la forme du gouvernement, et que, sans la crainte de voir l'État troublé de nouveau par les divisions qui sont inséparables d'un gouvernement électif, il n'eût peut-être pas changé un ordre de choses qui semblait être la première conquête de la révolution.

Depuis qu'il avait ramené la nation aux principes monarchiques, il n'avait rien négligé pour consolider des institutions qui assuraient tout à la fois le retour des premiers, et qui maintenaient la supériorité des idées modernes sur les anciennes. La diversité d'opinions ne pouvait plus après lui amener de troubles, relativement à la forme du gouvernement; mais cela ne suffisait pas: il fallait encore que la ligne d'hérédité fût déterminée d'une manière si précise, qu'elle n'offrît plus à sa mort une occasion de querelles entre des prétendans, parce que, si ce malheur était arrivé, il aurait suffi de la moindre intervention étrangère pour rallumer la discorde parmi nous. Son sentiment d'ambition particulière, dans ce cas, consistait à vouloir faire passer son ouvrage à la postérité, et à transmettre à son successeur un État fortement établi sur ses nombreux trophées.

Il ne pouvait se dissimuler que cette suite de guerres continuelles qu'on lui suscitait, dans le dessein de diminuer sa puissance, n'avait réellement d'autre but que de l'abattre personnellement, parce qu'avec lui tombait toute cette puissance qui n'était plus soutenue par l'énergie révolutionnaire qu'il avait lui-même comprimée, et pour continuer à imprimer au dehors une terreur dominatrice, il aurait fallu entretenir dans l'intérieur cette fièvre volcanique qui souvent sauve les empires, mais qui, dirigée par une main habile, les mène quelquefois à leur asservissement.

Il était toujours sorti victorieux des entreprises qui avaient été formées contre lui; presque toutes avaient produit un effet contraire à celui que ses ennemis s'étaient proposé, et c'est ainsi qu'eux-mêmes avaient réuni dans sa main cette masse de moyens qui leur parut plus redoutable encore avec un génie comme le sien; mais aussi, puisqu'ils cherchaient si souvent à les lui arracher à lui-même, lorsqu'il commandait ses armées en personne, que ne devait-on pas craindre qu'ils entreprissent sous son successeur, qui d'abord ne pouvait être qu'un collatéral, et, en deuxième lieu, qui aurait trouvé la nation épuisée, l'armée dégoûtée et les ressorts de l'esprit public usés!

Ce sont ces considérations qui l'ont déterminé, et qui lui faisaient quelquefois dire, en parlant de ses ennemis: «Ils se sont donné rendez-vous sur ma tombe; mais c'est à qui n'y viendra pas le premier.» Ce sont ces considérations, dis-je, qui l'ont déterminé à s'occuper du choix de son successeur.

L'empereur n'avait point d'enfans; l'impératrice en avait deux, dont les destinées semblaient déjà fixées, et il n'aurait pu tourner sa pensée vers eux, sans tomber dans de graves inconvéniens, et sans faire quelque chose d'imparfait, qui aurait porté son principe de destruction avec son institution même. Je crois cependant que, si les deux enfans de l'impératrice avaient été seuls dans sa famille, il aurait pris quelque arrangement pour assurer son héritage au vice-roi, parce que la nation eût passé par cette transaction sans secousse ni déchirement, et que rien n'eût été dérangé de l'ordre qu'il avait établi. Le vice-roi était un prince laborieux, ayant une âme élevée, connaissant très-bien l'étendue de ses devoirs envers l'empereur, et il se serait lui-même imposé l'obligation de consolider tout le système du gouvernement qui lui aurait été remis.

Ce qui m'a donné cette opinion, c'est que j'ai toujours vu l'empereur content de sa soumission, et il disait quelquefois qu'il n'avait pas encore éprouvé un désagrément de la part du vice-roi. Il ne s'arrêta pourtant pas à l'idée de fixer son héritage sur lui, parce que d'une part il avait des parens plus proches, et que par là il serait tombé dans les discordes qu'il voulait principalement éviter. Mais ensuite il reconnaissait la nécessité de se donner une alliance assez puissante pour que, dans le cas où son système eût été menacé par un événement quelconque, elle eût pu lui servir d'appui et se préserver d'une ruine totale. Il espérait aussi que ce serait un moyen de mettre fin à cette suite de guerres dont il voulait sortir à tout prix.

Tels furent les motifs qui le déterminèrent à rompre un lien auquel il était attaché depuis tant d'années: c'était moins pour lui que pour intéresser un État puissant à l'ordre de choses établi en France. Il pensa plusieurs fois à cette communication qu'il voulait faire à l'impératrice, sans oser lui parler; il craignait pour elle les suites de sa sensibilité, les larmes ont toujours trouvé le chemin le plus sûr de son coeur. Cependant il crut avoir rencontré une occasion favorable à son projet avant de quitter Fontainebleau; il en dit quelques mots à l'impératrice, mais il ne s'expliqua pas avant l'arrivée du vice-roi, auquel il avait mandé de venir: ce fut lui-même qui parla à sa mère et la porta à ce grand sacrifice; il se conduisit dans cette occasion en bon fils et en homme reconnaissant et dévoué à son bienfaiteur, en lui évitant des explications douloureuses avec une compagne dont l'éloignement était un sacrifice aussi pénible qu'il était sensible pour elle. L'empereur ayant réglé tout ce qui était relatif au sort de l'impératrice, qu'il établit d'une manière grande et généreuse, pressa le moment de la dissolution du mariage, sans doute parce qu'il souffrait de l'état dans lequel était l'impératrice elle-même, qui dînait tous les jours et passait le reste de la soirée en présence de personnes qui étaient les témoins de sa descente du trône. Il n'y avait entre lui et l'impératrice Joséphine aucun autre lien qu'un acte civil tel que cela était d'usage dans le temps où il s'était marié. Or, les lois avaient prévu la dissolution de ces sortes de contrats; en conséquence à un jour fixe, il y eut le soir chez l'empereur une réunion des personnes dont l'office était nécessaire dans cette circonstance, parmi lesquelles étaient M. l'archi-chancelier et M. Régnault de Saint-Jean-d'Angely. Là, l'empereur fit à haute voix la déclaration de l'intention dans laquelle il était de rompre son mariage avec Joséphine, qui était présente, et l'impératrice, de son côté, fit en sanglotant la même déclaration.

Le prince archi-chancelier ayant fait donner lecture de l'article de la loi, en fit l'application au cas présent, et déclara le mariage dissous.

CHAPITRE XIX.

L'impératrice Joséphine, son caractère, sa bonté.—Démêlés de Napoléon et de son frère Louis, roi de Hollande.—Ordre d'intercepter des dépêches.—Encore M. Fouché.—Position politique de l'empereur.

Les formalités une fois remplies, l'impératrice prit congé de l'empereur, et descendit dans son appartement qui était au rez-de-chaussée. D'après des arrangemens convenus à l'avance, elle partit le lendemain matin, pour aller s'établir à la Malmaison. De son côté, l'empereur alla le même jour à Trianon; il ne voulait pas rester seul dans cet immense château des Tuileries, qui était encore tout plein du souvenir de l'impératrice Joséphine. Elle descendit du rang suprême avec beaucoup de résignation, en disant qu'elle était dédommagée de la perte des honneurs par la consolation d'avoir obéi à la volonté de l'empereur. Elle quitta la cour, mais les coeurs ne la quittèrent point; on l'avait toujours aimée, parce que jamais personne ne fut si bonne. Sa prévenance envers tout le monde fut la même étant impératrice qu'elle l'avait été auparavant; elle donnait avec profusion et avec tant de bonne grâce, qu'on aurait cru être impoli que de ne pas accepter; on ne pouvait entrer chez elle sans en revenir comblé. Elle n'a jamais nui à personne dans le temps de sa puissance; ses ennemis même en ont été protégés; il n'y a presque pas eu un jour de sa vie où elle n'ait demandé quelque grâce pour quelqu'un que souvent elle ne connaissait pas, mais qu'elle savait mériter son intérêt; elle a établi un grand nombre de familles, et dans ses dernières années elle était entourée d'une peuplade d'enfans dont les mères avaient été mariées et dotées par ses bontés. La méchanceté lui reprochait un peu de prodigalité dans ses dépenses: faut-il l'en blâmer? On n'a pas mis le même soin à compter les éducations qu'elle payait pour des enfans de parens indigens; on n'a point parlé des aumônes qu'elle faisait porter à domicile. Toute sa journée se dépensait à s'occuper des autres, et fort peu d'elle. Tout le monde la regretta pour l'empereur parce qu'on savait qu'elle ne lui disait jamais que du bien de presque tout ce qui le servait. Elle fut même utile à M. Fouché, qui avait voulu en quelque sorte se rendre l'instrument de son divorce un an plus tôt[28].

Pendant son séjour à Malmaison, le grand chemin de Paris à ce château ne fut qu'une procession, malgré la mauvaise saison; chacun regardait comme un devoir de s'y présenter au moins une fois la semaine.

L'empereur de son côté faisait ce qu'il pouvait pour s'accoutumer à être seul à Trianon, où il avait été s'établir; il envoyait souvent savoir des nouvelles de l'impératrice à Malmaison; je crois que sans ses occupations il y aurait été le plus souvent lui-même.

À l'occasion de cet événement, il avait appelé à Paris quelques membres de sa famille; ils vinrent lui tenir compagnie à Trianon; le roi et la reine de Bavière arrivèrent aussi à Paris dans ce temps-là. Ce fut celui des souverains de l'Allemagne qui y resta le dernier. L'hiver se passa gaiement en bals masqués et autres divertissement de ce genre. L'empereur recommanda lui-même que l'on procurât beaucoup de distraction aux princes qui étaient venus lui faire visite. Il avait pris un soin particulier de ce qui concernait la reine de Bavière, au service d'honneur de laquelle il avait fait attacher des dames du palais de l'impératrice. À la fin de janvier, tous les princes étaient retournés chez eux; il ne restait à Paris que quelques membres de la famille de l'empereur.

Au milieu de toutes ces distractions, l'empereur ne négligeait pas les affaires publiques. Les Anglais avaient été forcés d'évacuer Flessingue avec l'île de Walcheren, où les maladies avaient mis leur armée presque tout entière à l'hôpital. Par suite de cette occupation de Flessingue par les Anglais, l'empereur se plaignit au roi de Hollande de ce que ses troupes n'avaient pas fait leur devoir[29]. Il y avait un petit fort dans l'Escaut, appelé le fort de Bast, qui se rendit à la flotte anglaise sans avoir tiré un coup de canon. Il prétendit que le port et l'arsenal d'Anvers n'étaient pas suffisamment à couvert, avec des voisins comme les Hollandais, et voulut, par suite de cette opinion, prendre des arrangemens pour obtenir de lui une partie de la frontière militaire de la Hollande de ce côté-là. Il trouva de la résistance dans son frère, qui était aussi venu à Paris à l'occasion de la rupture du mariage. Cette résistance devint sérieuse. Je ne sais qui est-ce qui avait mis dans l'esprit du roi de Hollande que, pendant qu'il était à Paris, l'empereur donnait des ordres aux troupes qui, depuis la paix étaient revenues à Anvers, d'entrer à Berg-op-Zoom, Bois-le-Duc et Breda, qui étaient les places de la nouvelle frontière que l'on voulait occuper pour être maître de l'Escaut oriental et du reste du cours de la Meuse, mais il est certain qu'il y avait un traître qui rapportait au roi de Hollande des projets qu'il avait peut-être supposés lui-même à l'empereur; car l'empereur, qui avait toujours des moyens particuliers pour être informé de tout, fut averti que le roi se proposait d'envoyer un courrier en Hollande, pour que ces trois places résistassent si les troupes françaises se présentaient pour les occuper. On prétendit de plus qu'il avait prescrit que quand même il y aurait un ordre de sa part pour les remettre aux Français, il ne fallait pas y obtempérer avant qu'il ne fût de retour dans ses états, voulant ainsi donner à penser qu'il aurait peut-être perdu sa liberté, ou qu'on lui aurait surpris cette transaction.

L'empereur, justement mécontent qu'on lui supposât un tel projet, le fut particulièrement du mal que pouvait produire en Hollande une pareille lettre, surtout lorsqu'il n'y avait aucun motif pour l'écrire. Il était au Théâtre français, le soir du jour où il apprit ces détails; j'avais eu l'honneur de l'accompagner. Il paraît qu'il était préoccupé de ce qu'on lui avait dit, parce qu'il me fit approcher pour me donner à voix basse l'ordre d'aller dire de sa part au ministre de la police de prendre des mesures pour saisir aux barrières tous les courriers qui partiraient de Paris pour la Hollande. Je trouvai le ministre chez lui; il donna ses ordres en ma présence, et demanda ses chevaux en me disant qu'il allait lui-même voir le roi de Hollande.

Il fallait bien qu'il craignît quelque chose par suite de ce qui avait été rapporté à l'empereur, ou de ce que le roi de Hollande se proposait de faire, parce que je ne lui avais rien dit, ne sachant rien moi-même. Je vins rendre compte à l'empereur de l'exécution de ses ordres; il était encore au spectacle, et parut un peu étonné que le ministre de la police ait été voir le roi de Hollande aussi promptement. Voici comment je me suis expliqué cela: le ministre de la police aimait à se mêler un peu de tout, et ménageait tous les partis. Il est entré dans ma pensée que c'était lui-même qui, après avoir jeté de l'inquiétude dans l'esprit du roi, l'aurait entendu tenir quelques propos qu'il avait été rapporter à l'empereur, et que, voyant l'ordre qu'il recevait de faire arrêter ses courriers, il s'était hâté d'aller l'en avertir, afin qu'il prît des précautions pour les dépêches importantes, laissant toutefois les insignifiantes, afin que l'on saisît quelque chose qui prouvât que l'on avait exécuté l'ordre donné. Arriva-t-il chez le roi avant ou après le départ du courrier qui était parti ce soir-là, et qui fut arrêté à la barrière: c'est ce que je ne sais pas; mais ce que j'ai fortement soupçonné depuis, c'est que le courrier ayant été amené chez le ministre de la police, celui-ci ne remit à l'empereur que ce qu'il convenait au roi de Hollande de laisser voir, c'est-à-dire que si le courrier était déjà parti lorsque le ministre a été chez le roi, il lui a rendu ses dépêches, dont le roi a soustrait ce qu'il voulait, ou que s'il n'était parti qu'après la visite du ministre, l'infidélité a été encore plus facile.

Ce qu'il y a de certain, c'est que l'intention du roi était de résister ouvertement, et que l'on attendait ses ordres en Hollande. Que portait le courrier, si ce n'était cet ordre? L'empereur savait bien en quels termes il était sur ce point avec le roi son frère, et n'était pas surpris qu'il écrivît en conséquence en Hollande, où il savait que l'on se disposait à la défense. Il fut bien plus étonné de ne rien voir dans les dépêches qu'on lui apportait. Cela m'a donné à penser que le ministre de la police ayant eu peur pour lui des suites d'une explication qui aurait vraisemblablement eu lieu entre l'empereur et le roi, si le ton des dépêches y avait donné lieu, il avait imaginé de les duper tous deux, parce qu'indubitablement le roi se serait justifié en disant que ses craintes venaient du ministre, et que l'empereur n'eût pas manqué de dire à son frère que c'était ce même ministre qui l'avait averti.

L'empereur ne dit rien, mais il n'en pensa pas moins, et je crois qu'il mit cette anecdote au nombre de celles qu'il se proposait de ne pas oublier lorsqu'il en serait temps.

Le roi de Hollande eut une belle occasion de se plaindre de la violence qu'on lui faisait; les torts n'avaient pas l'air d'être de son côté; mais cependant lorsqu'il vit l'empereur tellement prononcé pour obtenir ce qu'il avait fait traiter officiellement par les relations extérieures, il céda, et le maréchal Oudinot, qui était sur la frontière, reçut ordre d'entrer en Hollande, et de prendre possession de la partie cédée.

Après la paix, l'empereur avait fait retourner une grande quantité de troupes vers l'Espagne, et le reste de l'armée était venu prendre des quartiers dans les provinces allemandes dont le sort avait été remis à sa disposition par les traités antérieurs. On s'écria beaucoup contre cette mesure, qu'elle était une preuve que l'empereur cherchait déjà une nouvelle guerre; on était dominé par la calomnieuse méchanceté, qui empêchait de réfléchir que les troupes qui vivaient sur les provinces étrangères, et qui étaient payées avec leur revenu, étaient autant de dégrèvement pour le trésor public, qui aurait été dans l'obligation d'envoyer au dehors des sommes énormes pour leur solde et entretien.

Les mêmes passions répliquaient qu'il n'y avait qu'à faire la paix! Mais ce n'était que pour faire la paix qu'il gardait les provinces étrangères et une aussi forte armée. Il avait dû la proportionner à toutes celles que ses ennemis pouvaient lui opposer; il gardait les provinces allemandes pour les rendre en retour de ce qu'il avait à demander à l'Angleterre, tant pour lui que pour ses alliés.

Il n'avait aucun moyen de reconquérir les possessions françaises et hollandaises d'outre-mer, dont les deux nations ont un égal besoin; mais il avait en sa possession des provinces allemandes et des états entiers à rendre ou à leur indépendance ou à leur ancienne domination, qui étaient tous des alliés de l'Angleterre. Il fallait qu'il parvînt à faire la paix avec elle de cette manière, ou que la guerre fût éternelle.

L'Angleterre augmentait sa puissance dans les quatre parties du monde; l'empereur n'augmentait la sienne qu'en Europe, et il ne retenait que ce qui intéressait l'Angleterre, pour avoir en main de quoi régler ses comptes avec elle. Croit-on, par exemple, que l'empereur eût jamais voulu garder Dantzig, Lubeck, Hambourg, le Hanovre, la Hollande, Erfurth, Fulde, etc, etc., etc.? Il aurait rendu tout cela pour le rétablissement d'un équilibre dans les possessions d'outre-mer entre les différentes puissances maritimes. Il y a même plus: c'est qu'il aurait fini par séparer l'Italie de la France, si l'Espagne avait pu faire sa révolution sans secousse ni guerre. Il n'a gardé l'Italie que pour la préserver de ses anciennes habitudes, et en même temps pour en tirer des moyens de résister à cette suite de coalitions qui se reformaient contre lui aussitôt qu'il les avaient dissipées; s'il n'avait pas eu l'Italie, il aurait succombé à la première entreprise qui eût été bien dirigée. Elle lui donnait des hommes, de l'argent, des magasins, et mettait de l'intervalle et des obstacles entre lui et ses ennemis. S'il avait consenti à être indifférent envers l'Italie, il serait tombé de suite moins qu'au rang de deuxième puissance. L'Italie ne pouvait être neutre; la force des habitudes y reprenant son influence, elle eût été ingrate, et eût bientôt porté tous nos moyens à nos ennemis; et l'empereur n'ayant ni Naples ni l'Espagne, aurait été moins fort que ne l'était la France avant la révolution, surtout lorsque le temps serait revenu où les deux états auraient été gouvernés par des princes administrateurs, et tout à la fois belliqueux qui auraient cherché à affermir leur puissance en l'étendant.

Les princes, qui lui faisaient la guerre sous prétexte que sa puissance troublait la sécurité de tout le monde, ne permettaient pas que l'on s'effrayât de la leur, qui avait pris, pendant notre révolution et avant, une extension au-delà de toutes bornes.

CHAPITRE XX.

Projets d'alliance.—L'empereur penche vers la Russie.—Réponse de l'empereur Alexandre.—Intrigue.—Le chevalier de Florette.—M. de Semonville.—Réponse de la cour de Vienne.—Embarras de l'empereur.—Il consulte son conseil.—Diversité des opinions.

Nous étions à la fin de janvier 1810. Le divorce de l'empereur avait été prononcé dans le mois précédent, et vraisemblablement il avait déjà songé à former une nouvelle union avec une princesse qui, en resserrant les liens d'une alliance utile pour la France, pourrait lui donner un héritier que chacun regardait comme le seul obstacle au retour des dissensions intestines.

Il n'y avait, à cette époque, de princesse en âge d'être mariée, dans les familles qui régnaient sur de grands états, qu'en Russie; et en Autriche S.A.I. madame l'archiduchesse Marie-Louise et une de ses soeurs, plus âgées toutes deux que la princesse de Russie.

L'empereur n'avait alors que quarante ans, et quoique la disproportion d'âge fût très-grande, il y avait plusieurs raisons qui l'avaient porté à sacrifier les convenances particulières à la politique de l'état. Il était, par inclination, attaché à l'empereur de Russie, avec lequel il était en alliance, et, malgré le ressentiment que lui avait donné la conduite de son armée dans la campagne qu'il venait de terminer, il aurait encore saisi une occasion de resserrer des liens qui avaient paru tant convenir à tous deux, d'autant plus que l'alliance avec la Russie étant bien entretenue, et par conséquent bien observée, la paix ne pouvait jamais être troublée en Europe. En second lieu, il n'y avait rien entre ces deux grandes puissances qui s'opposât à une parfaite intimité: elles étaient indépendantes l'une de l'autre, et leurs armées, en se rencontrant, n'avaient appris qu'à s'estimer réciproquement; au lieu qu'après tout ce qui s'était passé entre nous et l'Autriche, on ne pouvait pas s'arrêter à l'idée de tourner ses regards vers ce côté.

On croit que c'est à la fin de décembre, ou au commencement de janvier que l'empereur écrivit confidentiellement à M. de Caulaincourt, son ambassadeur en Russie, relativement au projet qu'il avait de s'unir avec la princesse Anne Paulowna, parce que je me rappelle qu'à un cercle au château des Tuileries, après qu'il fut de retour de Trianon, il me demanda à voix basse de lui désigner, parmi les dames qui étaient dans le salon, quelle était celle dont la figure avait le plus de rapport avec celle de la grande-duchesse Anne de Russie. Je me trouvais être le seul Français de tout ce qui était là, qui avait eu l'honneur de la voir; mais elle n'avait alors que seize ans, et quoiqu'elle promît déjà beaucoup, j'eus de la peine à satisfaire sa curiosité. Il m'en reparla encore une fois depuis, et je crois que si la réponse à la lettre qu'il avait fait remettre par M. de Caulaincourt avait été telle qu'il la désirait, il n'eût pas différé un moment à donner suite à ce projet. Il l'attendait avec impatience, lorsqu'au lieu de ce qu'il espérait, il reçut une lettre de l'empereur de Russie, qui n'acceptait ni ne refusait[30].

Il fallait six semaines pour avoir une réponse à une demande faite de Paris à Saint-Pétersbourg, parce que l'on accordait quinze jours pour la communication officielle, et quinze jours à chaque courrier. Les six premières semaines étaient donc passées en pure perte; mais pendant ce temps-là les esprits travaillaient: on pariait pour et contre, parce que dans une ville comme Paris, on sait tout, et on conjecture de tant de manières différentes sur les choses que l'on ne sait pas, que souvent on met le doigt sur la vérité.

On parlait assez du prochain mariage de l'empereur avec une princesse de Russie, pour qu'il n'y ait plus qu'une opinion là-dessus, et chacun cherchait déjà à se faire une position à la cour de la nouvelle souveraine, lorsqu'un incident, oeuvre d'une intrigue, vint déranger tous les calculs.

Depuis le dernier traité de paix, l'Autriche avait envoyé à Paris, comme ambassadeur, M. le prince de Schwartzenberg (l'officier-général) sa position était réellement pénible; et il fallait un bien grand dévouement à son souverain pour venir occuper ce poste à Paris, après des événemens aussi malheureux que ceux que l'Autriche avait éprouvés; néanmoins il eut la constance d'y rester. Il avait chez lui des assemblées auxquelles un grand nombre de personnes se rendaient.

La maison d'un ambassadeur ne manque jamais d'hommes assidus, lorsque le dîner y est bon, et qu'avec cela le maître de la maison est poli. On avait déjà commencé à prendre des habitudes chez le prince de Schwartzenberg qui avait avec lui, comme chef d'ambassade, le chevalier de Florette; celui-ci était fort connu à Paris, et je crois que c'est la raison qui avait déterminé le choix qui en avait été fait.

M. de S***, sénateur, avait été autrefois ambassadeur de France en Hollande, où il avait connu M. de Florette, qui y était employé à la légation autrichienne dans ce pays[31].

Un certain soir, S*** étant chez l'ambassadeur d'Autriche (prince de Schwartzenberg) y rencontra Florette, et dans un à parté que les diplomates aiment toujours, S*** l'entretint des affaires du temps, et du bruit qui courait du mariage prochain de l'empereur avec une princesse de Russie; mais que cela n'était encore qu'un projet, parce que rien n'était arrêté; en même temps il témoigna au chevalier de Florette son étonnement de ce que la cour d'Autriche, qui avait de belles princesses, ne faisait aucune démarche pour les faire préférer, ajoutant que cela était maladroit, parce que c'était le seul moyen de réparer les affaires; qu'il était d'ailleurs connu en Autriche que, cette occasion une fois manquée, elles pourraient encore aller pis.

Le chevalier de Florette, soit qu'il soupçonnât quelque chose d'officiel dans cette communication, ou qu'il la regardât comme une simple conversation, ne manqua pas de répondre à M. de S*** comme un homme qui était enchanté de l'entendre; et pour connaître le fond de la vérité de ce qu'il lui disait, il lui répliqua que l'on serait sans doute très flatté à Vienne de recevoir une proposition de cette nature, mais que la bienséance ne permettait pas de parler de princesses dont le nom devait être respecté, et qu'avant tout, il faudrait savoir comment cela serait reçu aux Tuileries. Leur conversation finit là. M. de S*** vint directement chez M. le duc de Bassano, secrétaire d'État; il le trouva au moment où il allait partir pour travailler avec l'empereur. Il lui rapporta la conversation qu'il venait d'avoir avec le chevalier de Florette, avec cette différence qu'il la raconta comme si c'était M. de Florette qui eût commencé à entrer en matière, et qui aurait dit: «Nous n'osons point parler de nos princesses, parce que nous ne savons pas comment cette proposition serait reçue, et malgré le désir que nous en avons, nous devons attendre que les regards se tournent de notre côté[32].»

Cette version était bien différente de la vérité l'on pouvait en induire que l'Autriche désirait ce mariage, et avait même donné des instructions secrètes à son ambassadeur, soit pour chercher à en parler, ou pour répondre sur ce point, si le cas s'en était présenté. Dans la première conversation, M. de S*** avait donné une sorte d'avis particulier à M. de Florette, et il résultait de ce qu'il rapportait à M. de Bassano que c'était M. de Florette qui lui avait fait entendre que l'Autriche désirait cette alliance, pour laquelle elle n'osait se présenter de crainte d'un refus. M. le duc de Bassano n'eut garde d'oublier de rendre compte de cela à l'empereur; il le désirait, et l'empereur y prêta l'oreille d'autant mieux, qu'il ne voyait pas net dans ce qui se passait en Russie relativement à la question qu'il y faisait traiter. Comme rien ne lui disait qu'elle se terminerait au gré de ses désirs, il chargea à tout événement M. de Bassano de voir semi-officiellement le prince de Schwartzenberg, comme s'il n'eût été question que d'approfondir quelles seraient les intentions dans lesquelles on trouverait le cabinet de Vienne sur cette proposition, si on la hasardait. L'ambassadeur ne put que donner les meilleures assurances; mais demanda, pour plus de sûreté, le temps d'expédier un courrier dont il ferait connaître la réponse à M. le duc de Bassano: cela fut fait ainsi. Il y avait tant de brillant pour les amours-propres particuliers dans cet événement, que l'on n'oublia rien de tout ce qui pouvait le faire réussir; et en conséquence, le sénateur, qui était ami du duc de Bassano, courut bien vite chez M. de Florette pour lui dire où l'on en était avec la cour de Russie, afin qu'il parût à la cour comme un homme bien informé, et qu'ils en retirassent tout le petit crédit qui devait leur en revenir pour avoir fait hâter cette négociation qui intéressait les deux pays.

Voilà donc un courrier sur le chemin de Vienne, pendant que l'on en attendait un de Saint-Pétersbourg; il va et revient deux fois avant que l'autre ait fait la moitié du chemin. Je ne pouvais comprendre quel mauvais génie avait soufflé sur nos affaires avec ce pays-là, surtout lorsque je vis que l'inquiétude de l'impératrice-mère sur l'âge trop tendre de sa fille était à peu près sans réplique; mais au moins il n'y aurait pas eu cette raison-là à alléguer, si l'aînée, qui avait alors vingt ou vingt-un ans, avait encore été à marier. Que de conjectures il est permis de tirer de cette malencontre! Pendant que la Russie faisait des objections (car il fut un moment où l'empereur regardait la chose comme faite, au point qu'il disait que cet événement amènerait sans doute l'empereur de Russie à Paris); pendant, dis-je, qu'elle tardait à se décider, le courrier de Vienne revint, apportant une réponse satisfaisante à tout ce que l'on pouvait désirer, et à laquelle la bienséance imposait de répondre avec le même empressement.

L'empereur se trouva donc placé entre une espérance, et une proposition dont la conclusion dépendait de lui.

Il y avait beaucoup de raisons pour désirer de fixer promptement tous les esprits, car chacun avait pris part à cet événement comme si cela avait été sa propre affaire. À Paris, on aime tant à causer de tout, que le mariage de l'empereur était devenu l'anecdote du jour et le sujet de toutes les conversations. De son côté, il était aussi bien aise de se voir marié, afin d'avoir l'esprit libre pour autre chose. Il voulut cependant, dans cette grande occasion, consulter son conseil privé; il fut assemblé aux Tuileries. Le roi de Naples, qui y fut un des plus énergiques opposans à l'alliance autrichienne, M. l'archi-chancelier, M. l'archi-trésorier, M. de Talleyrand, les ministres, au nombre desquels était M. Fouché, en faisaient partie.

L'état de la question y fut posé tel qu'il était, c'est-à-dire, la Russie ne disant pas non, mais alléguant des motifs de retard qui couvraient peut-être d'autres projets étrangers à cet événement, tels que quelques transactions politiques; et l'Autriche désirant l'alliance de suite, et la présentant de bonne grâce.

L'empereur aimait à connaître les opinions de tout le monde; il demanda d'abord ce qui vaudrait mieux pour la France, d'épouser une princesse de Russie ou une princesse autrichienne. Beaucoup de voix furent en faveur de la Russie, et l'empereur, en ayant demandé les motifs, eut occasion de remarquer que le principal était la crainte qu'une princesse autrichienne ne fût accessible à quelque ressentiment particulier par suite de la mort du roi et de la reine de France, sa grande-tante. Or, ce n'était là qu'une considération secondaire, qui intéressait quelques personnes qui penchaient, par cette raison, pour la Russie, et l'empereur n'ayant pas vu qu'on lui assignât des motifs raisonnables pour en agir autrement, se décida pour S. A. I. madame l'archiduchesse Marie-Louise, parce que son âge lui convenait mieux, et que la manière avec laquelle l'Autriche la présentait était faite pour inspirer beaucoup de confiance.

Cette décision une fois prise, on en mena l'exécution si rapidement, que le même soir le contrat de mariage de l'empereur fut dressé, signé par lui et envoyé à Vienne, en même temps que la demande en forme de la main de S. A. I. madame l'archiduchesse Marie-Louise. Conséquemment, on écrivit en Russie pour qu'il ne fût plus donné suite au projet que l'on y avait formé. J'ai eu occasion, depuis, de me convaincre de l'opinion que beaucoup de petits intérêts personnels avaient concouru à faire changer aussi promptement les résolutions de l'empereur, et même que quelqu'un, qui avait les facilités de l'approcher de très près, n'avait pas nui aux projets de l'Autriche, pour réclamer, dans un autre temps, l'intervention de cette puissance en faveur d'autres intérêts qui devenaient étrangers à la France.

Comme ceci est purement une anecdote, quelque fondée qu'elle soit, je n'ai pas jugé convenable de l'expliquer davantage. Lorsque l'empereur se fut prononcé, tout le monde trouva qu'il avait pris le meilleur parti: les uns disaient qu'une princesse russe aurait amené un schisme dans la religion; d'autres, que l'influence russe nous aurait dominés de la même manière qu'elle cherchait à s'établir partout. On aurait cependant pu observer que l'exercice du rite grec n'aurait pas plus troublé l'église que les protestans et les juifs.

Le peuple, c'est-à-dire la classe marchande, qui n'avait pas tout-à-fait perdu confiance dans les augures, disait que les alliances avec l'Autriche avaient toujours été fatales à la France, que l'empereur serait malheureux, et mille autres prédictions superstitieuses dont la fatalité a voulu qu'une partie se réalisât.

CHAPITRE XXI.

Voyage de Marie-Louise vers la France.—Impatience de l'empereur.—Il va au-devant de la nouvelle impératrice.—Rencontre sur la route.—Arrivée à Compiègne.—Propos indiscrets.—Cérémonie du mariage civil.

À cette grande époque de sa vie, l'empereur songea à y asseoir les noms de ses plus anciens compagnons, et en les proclamant ainsi à la face de la France, il leur donnait le témoignage d'un sentiment qui surpassait sa bienveillance. Il envoya le prince de Neufchâtel pour demander la main de l'archiduchesse Marie-Louise, en même temps qu'il envoya à l'archiduc Charles une procuration pour l'épouser en son nom.

Depuis fort long-temps, il aimait le général Lauriston, qui avait été son aide-de-camp. Il lui donna la commission d'aller à Vienne, et d'accompagner l'impératrice jusqu'à Paris, comme capitaine des gardes.

Pour honorer la mémoire du maréchal Lannes (duc de Montebello), il nomma sa veuve dame d'honneur de la nouvelle impératrice; il ne pouvait pas lui donner une plus grande marque de son estime, car elle n'avait encore alors aucun titre pour arriver à une position qui devait la mettre tout d'un coup à la tête de la haute société.

Il fit partir sa soeur, la reine de Naples, pour aller jusqu'à Braunau, à la rencontre de l'impératrice; elle était accompagnée de quatre dames d'honneur. Nous avions encore à cette époque-là, à Braunau, le corps du maréchal Davout qui achevait l'évacuation de l'Autriche. Il prit les armes à l'arrivée de l'impératrice, et lui fit une réception aussi brillante que cette petite ville pouvait le permettre.

La reine de Naples reçut l'impératrice à Braunau[33], où se fit la cérémonie de la remise de sa personne par les officiers chargés par son père de l'accompagner, de même que la remise de ses effets, et l'impératrice, une fois habillée avec tout ce qui avait été apporté de la garde-robe qui lui était destinée à Paris, passa tout-à-fait avec le service de ses dames du palais, et donna audience de congé à tout ce qui l'avait accompagné de Vienne, et qui allait y retourner. Tout cela se fit à l'instant même, c'est-à-dire qu'une heure après son arrivée à Braunau, tout était fini.

On partit de suite pour Munich, Augsbourg, Stuttgard, Carlsruhe et Strasbourg. Elle fut reçue dans les cours étrangères avec un très-grand éclat, et à Strasbourg avec enthousiasme: on attachait tant d'espérances à ce mariage, que tous les coeurs volaient à sa rencontre.

L'empereur avait été à Compiègne pour la recevoir; toute la cour y était. Il lui écrivait tous les jours par un page, qui allait à franc étrier lui porter sa lettre et en rapporter la réponse. Je me rappelle que, lorsque la première arriva, l'empereur ayant laissé tomber l'enveloppe, on s'empressa de la ramasser et de venir la montrer au salon, pour juger de l'écriture de l'impératrice: il semblait que ce fût son portrait que l'on courait voir. On interrogeait les pages qui revenaient d'auprès d'elle; en un mot, nous étions déjà devenus des courtisans aussi empressés que le furent jamais ceux de Louis XIV, et nous n'étions presque plus ces hommes qui avaient dompté tant de peuples.

L'empereur n'était pas moins impatient que nous, et était plus intéressé à connaître ce qui lui arrivait; il avait vraiment l'air amoureux. Il avait ordonné que l'impératrice vînt par Nancy, Châlons, Reims et Soissons. Il savait, pour ainsi dire, où elle se trouvait à chaque heure de la journée.

Le jour de son arrivée, il partit lui-même le matin avec son grand-maréchal, et s'en alla seul avec lui dans une voiture simple, après avoir laissé ses ordres au maréchal Bessières, qui était resté à Compiègne.

L'empereur prit ainsi le chemin de Soissons et de Reims, jusqu'à ce qu'il rencontrât la voiture de l'impératrice, que son courrier fit arrêter sans mot dire. L'empereur sortit de la sienne, courut à la portière de celle de l'impératrice, qu'il ouvrit lui-même, et monta dans la voiture. La reine de Naples, voyant l'étonnement de l'impératrice, qui ne comprenait pas ce que cela voulait dire, lui dit: «Madame, c'est l'empereur;» et il revint avec elle et la reine de Naples jusqu'à Compiègne.

Le maréchal Bessières avait fait monter à cheval toute la cavalerie qui était à la résidence. Cette troupe, ainsi que tous les généraux et aides-de-camp de l'empereur, se rendit sur la route de Soissons, à un pont de pierre, dont je ne me rappelle pas le nom, qui est cependant très connu; mais c'est à ce même pont que Louis XV alla recevoir madame la dauphine, fille de Marie-Thérèse, qui fut l'infortunée reine de France.

Il était nuit lorsque l'impératrice arriva, et nous avions été mouillés en l'attendant. Bien heureusement, il était inutile de chercher à l'apercevoir, car je crois que nous nous serions mis sous les roues de sa voiture pour en découvrir quelque chose.

La population de Compiègne avait trouvé moyen de se placer dans les vestibules du château, et lorsque l'impératrice arriva, elle fut reçue au pied du grand escalier par la mère et la famille de l'empereur, toute la cour, les ministres et un grand nombre de personnes considérables. Il est inutile de dire sur qui les yeux furent fixés depuis le commencement de l'ouverture de la portière de la voiture jusqu'à la porte des appartemens; tout était dans l'ivresse et dans la joie.

Il n'y eut point de cercle ce soir-là, chacun se retira de bonne heure.

Selon l'étiquette entre les cours étrangères, l'empereur était bien l'époux de l'archiduchesse Marie-Louise; mais d'après le Code civil il ne l'était pas encore: néanmoins on dit qu'il fit un peu comme Henri IV avec Marie de Médicis. Au reste, je ne répète que les mauvais propos du lendemain, parce que j'ai fait profession d'être véridique. Le monde prétendait tout voir et tout savoir; quant à moi, qui y voyais clair tout autant qu'un autre, je n'ai rien trouvé à redire à ce que je n'ai pas vu, malgré ce qu'on en dit: mais si cela m'eût regardé, j'en eusse fait tout autant.

C'était mon tour à coucher cette nuit-là dans le salon de service; l'empereur avait été s'établir hors du château, à sa maison de la chancellerie: on serait venu la nuit me dire que Paris brûlait, que je n'aurais pas été le réveiller, dans la crainte de ne trouver personne.

Le lendemain fut un jour fatigant pour la jeune souveraine, en ce que des personnes qu'elle connaissait à peine lui en présentaient une foule d'autres qu'elle ne connaissait pas du tout.

L'empereur présenta lui-même ses aides-de-camp, qui furent flattés de cette marque de bonté de sa part; la dame d'honneur présenta les dames du palais et les autres personnes du service d'honneur.

Le lendemain du jour de cette présentation, l'empereur partit pour Saint-Cloud avec l'impératrice; les deux services d'honneur suivirent dans des voitures séparées; on n'entra point à Paris: on vint gagner Saint-Denis, le bois de Boulogne et Saint-Cloud; toutes les autorités de Paris s'étaient rendues à la frontière du département de la Seine, du côté de Compiègne; elles étaient suivies de la plus grande partie de la population, qui se livrait à la joie et à l'enthousiasme.

Il y avait à Saint-Cloud, pour la recevoir, un monde prodigieux: les princesses de la famille impériale d'abord, parmi lesquelles on remarquait la vice-reine d'Italie, qui venait pour la première fois à Paris; la princesse de Bade, les dignitaires, les maréchaux de France, les sénateurs, les conseillers d'État. Il était grand jour, lorsqu'on arriva à Saint-Cloud.

Ce ne fut que le surlendemain qu'eut lieu la cérémonie du mariage civil dans la galerie de Saint-Cloud. On avait dressé une estrade à son extrémité, sur laquelle était une table avec des fauteuils pour l'empereur et l'impératrice, des chaises et des tabourets pour les princes et princesses; il n'y avait de présens que les personnes qui étaient attachées à ces différentes cours. Lorsque tout fut disposé, le cortège se mit en marche depuis les appartemens de l'impératrice, et vint, en traversant les grands appartemens, par le salon d'Hercule dans la galerie, où il se plaça, d'après l'ordre de l'étiquette, sur l'estrade qui avait été préparée. Tout le monde avait sa place désignée, de sorte que, dans un instant, il régna beaucoup d'ordre et un grand silence.

L'archi-chancelier était à côté d'une table recouverte d'un riche tapis de velours, sur laquelle était un registre que tenait M. le comte Regnault de Saint-Jean-d'Angely, secrétaire de l'état civil de la famille impériale. Après avoir pris les ordres de l'empereur, le prince archi-chancelier lui demanda à haute voix: «Sire, Votre Majesté a-t-elle intention de prendre pour sa légitime épouse S. A. I. madame l'archiduchesse Marie-Louise d'Autriche, ici présente?» L'empereur répondit: «Oui, monsieur.» Alors, l'archi-chancelier, s'adressant à l'impératrice, lui dit: «Madame, est-ce la libre volonté de V. A. I. de prendre pour son légitime époux S. M. l'empereur Napoléon, ici présent?» Elle répondit: «Oui, monsieur.» Alors l'archi-chancelier, reprenant la parole, déclara au nom de la loi et des institutions de l'empire que S. M. l'empereur Napoléon et S. A. I. madame l'archiduchesse Marie-Louise d'Autriche étaient unis en mariage. Le comte Regnault de Saint-Jean-d'Angely présenta l'acte à signer à l'empereur, puis à l'impératrice, et ensuite à tous les membres de la famille[34], ainsi qu'aux personnes dont l'office leur permettait d'avoir cet honneur.

Après la cérémonie, le cortége se remit dans le même ordre pour retourner aux appartemens. C'était pour le lendemain que chacun réservait sa curiosité, et effectivement personne n'était préparé à l'imposant spectacle dont un million de Français furent témoins. Pour le représenter fidèlement, il n'est pas besoin de préparer son imagination à voir tout en beau, parce que l'on ne peut pas tomber dans l'exagération en peignant tout ce qui fut étalé en pompe, en magnificence et en luxe ce jour-là.

CHAPITRE XXII.

Cortége.—Entrée à Paris.—Cérémonie religieuse aux Tuileries.—Conduite des cardinaux.—Explication à ce sujet.—Départ de l'empereur et de l'impératrice pour la Belgique.—Canal de Saint-Quentin.—Anvers.—M. Decrès.—Immenses résultats dus aux talens et à l'activité de ce ministre.—Retour de l'empereur à Paris.—Effet que produit la nouvelle impératrice.

Jamais aucune cour ne déploya autant de magnificence, et quoique je parle en présence de beaucoup de contemporains qui liront ces Mémoires, je ne puis m'empêcher de retracer au souvenir de ceux qui auront encore du plaisir à se les rappeler, les détails de cet événement, auquel chacun participait à l'envi, et que personne n'eût osé croire aussi voisin d'une catastrophe[35].

L'empereur et l'impératrice partirent de Saint-Cloud dans la même voiture, attelée de huit chevaux isabelles; une autre voiture vide, attelée de huit chevaux gris, la précédait[36]; c'était celle destinée pour l'impératrice. Trente autres voitures à fond d'or, superbement attelées, composaient le cortége; elles étaient remplies des dames et officiers des services d'honneur, ainsi que ce qui devait, par ses emplois, avoir l'honneur d'y être admis. Toute la garde à cheval escortait ce convoi, qui partit de Saint-Cloud vers huit à neuf heures du matin. Il passa par le bois de Boulogne, la porte Maillot, les Champs-Élysées, la place de la Révolution, le jardin des Tuileries, où toutes les voitures passèrent par-dessous le grand péristyle, en s'arrêtant pour donner aux personnes qui étaient dedans le temps de mettre pied à terre.

Depuis la grille de la cour du château de Saint-Cloud, les deux côtés du chemin étaient bordés d'une multitude qui paraissait si considérable, qu'il fallait que la population des campagnes fût accourue à Saint-Cloud et à Paris ce jour-là.

Cette foule allait en augmentant à mesure que l'on approchait de Paris; à partir de la barrière jusqu'au château des Tuileries, elle était inconcevable. Le long des Champs-Élysées, il y avait, de distance en distance, des orchestres qui exécutaient des morceaux de musique. La France avait l'air d'être dans l'ivresse. Comme chacun faisait à l'empereur des sermens de fidélité, de dévoûment! Comme il eût été taxé de folie celui qui eût osé prédire alors tout ce que l'on a vu depuis!

Lorsque toutes les voitures furent arrivées, le cortége se reforma en ordre dans la galerie de Diane aux Tuileries, et marcha par un couloir qui avait été pratiqué exprès pour arriver à la galerie du Museum, dans laquelle il entra par la porte qui est à son extrémité du côté du pavillon de Flore.

Ici commençait un nouveau spectacle: les deux côtés de cette immense galerie étaient garnis, d'un bout à l'autre, d'un triple rang de dames de la bourgeoisie de Paris; rien n'égalait la variété du tableau qu'offrait cette quantité de jeunes personnes de toutes conditions, parées de leur jeunesse encore plus que de leurs ajustemens.

Le long des deux côtés de la galerie régnait une balustrade, afin que personne ne dépassât l'alignement, en sorte que le milieu de ce beau vaisseau restait libre; et c'est par là que s'avançait le cortége, que tout le monde put dévorer des yeux jusqu'à l'autel. Le vaste salon qui est au bout de la galerie où se faisait ordinairement l'exposition des tableaux, avait été disposé en chapelle. On avait établi dans tout son pourtour un triple rang de loges magnifiquement ornées; elles étaient toutes remplies des dames les mieux mises, ainsi que de tout ce qu'il y avait de plus considérable à Paris à cette époque. Le grand-maître des cérémonies plaçait les personnes du cortége à mesure qu'elles arrivaient dans la chapelle; on ne pouvait pas désirer plus d'ordre qu'on en observa dans cette cérémonie.

La messe fut célébrée par S. E. monseigneur le cardinal Fesch, et le mariage la suivit. C'est ici le moment de parler d'une anecdote qui fut remarquée de beaucoup de monde, et qui eut des suites fâcheuses.

Le ministre des cultes avait convoqué tout le haut clergé qui se trouvait à Paris, ainsi que les évêques les plus voisins. Tous assistèrent à la cérémonie en habits pontificaux; il n'y manqua que les cardinaux, qui, excepté deux qui se présentèrent à la messe, ne prirent pas même le soin de faire connaître les motifs de leur absence. J'expliquerai cela tout à l'heure; mais le mariage n'en eut pas moins lieu. Le cortége retourna dans le même ordre au château des Tuileries, où l'empereur resta quelques jours pour recevoir les félicitations de toutes les autorités et des différens corps administratifs.

Il avait la conduite insolente des cardinaux dans l'esprit. Il blâma d'abord le ministre de la police de n'avoir pas su leur projet ou de ne l'avoir pas prévenu; mais les cardinaux n'y perdirent rien: il commença par les exiler de Paris, et les envoya demeurer dans des lieux différens, à cinquante lieues de la capitale au moins.

Ces cardinaux se trouvaient à Paris depuis que le pape avait été amené à Savone. L'empereur attendait qu'il eût un moment de loisir pour s'occuper des affaires ecclésiastiques, et, à cette fin, il avait mandé près de lui le sacré collége; le mariage arriva avant qu'il eût pu y donner quelques soins, et ces prélats saisirent cette occasion de montrer le mauvais esprit dont ils étaient animés.

À Paris, ils étaient sous la direction du ministre des cultes, qui n'avait pas manqué de les inviter, chacun séparément et par écrit, à se trouver à la chapelle des Tuileries le jour du mariage de l'empereur; et leur bouderie aurait pu faire grand mal à l'effet moral que produisait ce grand événement, si le bon sens n'avait pas été plus fort que les passions des ennemis de l'empereur, qui, n'osant pas approuver la conduite des princes de l'église, ne manquèrent pas de répandre que le pape leur avait défendu d'assister à cet hymen. Dans un autre temps, on aurait levé les épaules de pitié à une pareille conduite; mais comme nous avions beaucoup d'âmes pieuses sur lesquelles elle pouvait faire un mauvais effet, on jugea à propos de la réprimer d'une manière exemplaire. L'empereur aurait eu grand tort d'en agir autrement: il devait sévir contre des hommes qui venaient, dans le palais même du gouvernement, dire à l'épouse du chef de l'État qu'elle ne pouvait pas être unie légitimement en mariage avec celui qu'elle épousait de l'aveu de sa famille, en présence de l'Europe entière et de la patrie; c'est comme s'ils lui avaient dit: «Vous ne pouvez pas être la femme légitime de l'empereur; c'est à vous de voir si vous consentez à être sa concubine.» Il n'y avait pas d'autre interprétation à donner à leur conduite, et c'est ce qui irrita particulièrement l'empereur, qui, dans cette occasion, fut trop bon envers des insensés qui, oubliant la sainteté de leur ministère, ne s'en servaient que pour jeter de l'odieux sur une jeune princesse qu'il y avait tant d'intérêt à montrer dans toute sa pureté à la nation entière, dont les regards étaient fixés sur elle.

Quel motif prétendaient-ils alléguer? Que l'empereur était marié, que le pape n'avait point autorisé son divorce? Il y a eu un acte délivré à ce sujet par l'officialité de Paris. J'ai déjà dit que l'empereur n'avait point été marié devant l'église avec l'impératrice Joséphine, conséquemment l'église n'avait rien à voir dans son divorce; il était marié civilement: or, les lois prévoyaient le cas de divorce; l'on n'avait rien fait que d'après elles. Suivant les dogmes de ces perturbateurs, ce devait plutôt être la première femme de l'empereur qui aurait dû être considérée comme une concubine que celle qu'il prenait devant l'église.

Mais si ce n'était pas ce motif qui les a portés à commettre cet acte d'inconvenance, il ne pouvait y avoir que la raison d'excommunication: or, s'il en eût été ainsi, l'empereur aurait encore eu un bien grand tort de ne pas faire enfermer des excitateurs qui ne venaient en France que pour prêcher la désobéissance et mettre le schisme dans l'église; car enfin il en serait résulté, tôt ou tard, que les prêtres des paroisses auraient dû prêcher la croisade contre lui.

Il n'y a pas un souverain qui n'eût tiré une vengeance éclatante de cette conduite; et s'il ne l'a pas punie comme elle le méritait, c'est qu'un esprit fort comme le sien s'est mis au-dessus de cette tracasserie. Il en a cependant tiré de la force pour répondre aux argumens qu'on lui fit, lorsque, quelques mois après, il voulut terminer les affaires du clergé. J'en parlerai un peu plus bas.

Peu de jours après les grandes cérémonies du mariage, l'empereur retourna à Compiègne avec l'impératrice. Ce voyage fut composé d'une société brillante et choisie, et le temps se passait en plaisirs. Tout le monde admirait comme l'empereur était aux petits soins pour sa nouvelle épouse; il faisait tous les jours inviter quelques personnes à dîner, pour lui fournir des occasions de connaître celles dont il voulait la voir approcher. Elle avait une grande timidité qui lui avait gagné beaucoup de coeurs, et on était heureux pour elle de voir l'empereur la soigner autant qu'il le faisait.

On ne resta pas plus de huit jours à Compiègne. Avant qu'il emmenât l'impératrice faire un voyage en Belgique, il passa par St-Quentin; de Saint-Quentin pour venir à Cambrai, il passa sous la voûte souterraine du canal qui joint l'Escaut à l'Oise; ce canal était achevé, et avant d'y introduire les eaux, l'empereur voulut passer dans le lit encore à sec. Ce grand travail est tout-à-fait son ouvrage, et il portera à la postérité le témoignage de ses sollicitudes pour tout ce qui intéressait l'amélioration de position des provinces où il était possible d'exécuter d'aussi grandes conceptions. Certainement si l'empereur ne fût pas venu au gouvernement, ce canal, qui était projeté long-temps avant lui, n'aurait jamais été achevé.

De Cambrai, il alla à Bruxelles, et de Bruxelles à Anvers. Ce voyage était un véritable triomphe, on n'était fatigué que de plaisirs et d'honneurs.

Le grand-duc de Wurtzbourg en faisait partie, ainsi que la reine de Naples; plusieurs ministres, tant Français qu'étrangers, accompagnaient aussi l'empereur. M. le comte de Metternich était du nombre. De Bruxelles à Malines, l'empereur fit voyager l'impératrice en bateau par le canal de navigation qui joint ces deux villes. Il s'arrêta avant d'arriver à Malines pour s'embarquer sur le Ruppel, dans des chaloupes de la marine militaire, que le ministre de la marine avait fait remonter dans cette rivière jusqu'à Ruppelmonde.

Nous fûmes de là par eau jusqu'à Anvers, et l'empereur n'avait pris ce moyen que pour voir lui-même les vaisseaux de l'escadre d'Anvers, que le ministre de la marine avait été obligé de faire remonter jusque dans la rivière de Ruppel pendant que les Anglais occupaient Flessingue, d'où l'on craignait qu'ils n'entreprissent de les brûler, comme ils avaient fait de ceux de Rochefort dans la même campagne.

Quelques vaisseaux étaient redescendus à Anvers, et nous n'en trouvâmes plus que six dans le Ruppel. Nous arrivâmes à Anvers à travers un nuage épais de fumée de poudre à canon, occasionné par le salut que fit chaque bâtiment de guerre en voyant passer les canots qui portaient l'empereur et sa suite. C'était presque l'effet d'une bataille navale.

Nous restâmes huit jours à Anvers; l'empereur y fut retenu aussi long-temps, parce qu'il fallut résoudre une difficulté qui se renouvelait tous les ans; c'était de trouver un moyen d'abriter les vaisseaux des dommages que leur occasionnaient les glaces à la fin de chaque hiver. On avait été obligé jusqu'alors d'avoir recours à des expédiens sur lesquels on ne pouvait pas trop compter. De la multitude de projets qui furent soumis à l'empereur, il n'adopta que celui de creuser un bassin dans l'intérieur de la ville, et de lui donner assez de capacité pour contenir toute l'escadre. Il n'y avait que la prodigieuse activité de l'empereur qui pût faire exécuter de pareils projets presque aussitôt qu'ils étaient conçus; je dis presque aussitôt, car je crois que cet énorme bassin fut en état de recevoir la flotte au mois de novembre ou de décembre, et nous étions alors dans les premiers jours de mai.

Ce port d'Anvers présentait chaque année quelque nouveau prodige. Certes, le ministre de la marine, M. Decrès, contre lequel on criait tant, ne pouvait pas mieux répondre à ses ennemis qu'en leur disant: Imitez-moi; car, toute partialité à part, il est un des hommes de cette époque qui savait le mieux entendre et exécuter les idées de l'empereur.

Il a créé plus de moyens maritimes, c'est-à-dire de vaisseaux et de frégates, qu'on n'en avait construit avant lui depuis Louis XIV, à quoi il faut ajouter le port de Cherbourg, ouvrage au-dessus de tout ce qu'on vante tant des Romains; celui d'Anvers, ses chantiers, son bassin; l'élargissement de l'ouverture de celui de Flessingue, de manière à y faire entrer les plus gros vaisseaux de guerre; l'augmentation du port de Brest, et enfin, dans le temps, la nombreuse flottille de Boulogne. Si avec tous ces immenses résultats nous n'avons pas eu une marine, est-ce de la faute de cet habile ministre? Non, sans doute, il ne manquait que des hommes.

On n'embarquait plus que des conscrits, que l'on faisait matelots comme on les aurait faits soldats. Aussi toutes les fois qu'un bâtiment était rencontré en sortant, il était pris; mais s'il parvenait à gagner la haute mer, et à la tenir pendant quelques mois, son équipage s'était formé, et il pouvait, sans aucun danger, se mesurer avec un bâtiment de la même force que lui. On a été fort injuste envers le ministre de la marine, en lui attribuant nos désastres.

L'empereur vit lancer un vaisseau, puis il fut faire une reconnaissance du cours de l'Escaut et de tous ses bras.

Son frère, le roi de Hollande, qui retournait de Paris à Amsterdam, passa à Anvers pour prendre congé de lui. En poursuivant son voyage, il évita de passer par le pays qu'il venait d'être forcé de céder à la France.

En partant d'Anvers, l'empereur alla voir Berg-op-Zoom, Breda, Gertruidenberg, Bois-le-Duc, ainsi que toute la fortification du cours de la Meuse. Il revint par Laken, Gand, Ostende, Lille, Calais, Boulogne, Dieppe, le Havre et Rouen. Il était de retour à Saint-Cloud le 1er juin.

Attaqué d'une fièvre violente à Breda, j'avais obtenu de revenir à Paris. J'ai été bien étonné de lire, il n'y a pas long-temps, dans les Mémoires de M. Ouvrard, que l'empereur m'avait envoyé à Paris pour l'observer, lui, M. Ouvrard. En vérité, il se fait bien de l'honneur, et il se croit sans doute un personnage bien important. Il aurait été, en tout cas, le premier individu qui eût été pour moi l'objet d'une semblable mission. D'ailleurs, qu'il se persuade bien que, si la chose avait été comme il le dit, je ne lui aurais pas fait d'autre honneur que de le placer en lieu sûr, si cela en avait valu la peine; comme je l'ai fait la seule fois qu'on m'ait jamais parlé de lui, ainsi qu'on le verra dans le chapitre suivant.

Au retour de ce voyage de Belgique, l'impératrice avait déjà une idée des Français; elle en avait été bien reçue partout, et commençait elle-même à s'accoutumer à un pays où tout ce qu'elle voyait pouvait lui donner l'espérance d'y vivre heureuse long-temps. Elle avait reçu cette excellente éducation qui l'avait persuadée qu'une femme ne doit pas avoir de volonté, parce qu'elle ne pouvait pas savoir à qui elle était destinée; il aurait été question d'aller vivre dans les déserts, qu'elle n'aurait pas fait la moindre observation. Habitudes passives qui plus tard nous ont fait bien du mal.

On commençait à l'aimer et à se féliciter d'avoir une souveraine exempte d'intrigues, et dans l'esprit de laquelle chacun pourrait être en bonne situation, sans avoir rien à redouter des suites des bavardages de cour. Les personnes qui venaient à la cour de loin en loin, et qui dès-lors la voyaient moins, prenaient pour de la roideur cette timidité naturelle qu'elle a conservée jusqu'au jour où elle nous a quittés. Ces personnes avaient tort, et je crois qu'elles s'en faisaient accroire à elles-mêmes, par suite de leur habitude de tout rapporter à la vieille cour de Versailles. Une chose contribuait encore à rendre l'impératrice timide pendant les premiers mois de son séjour en France; c'est qu'elle parlait le français moins facilement en arrivant qu'elle ne l'a parlé depuis. Elle le comprenait très-bien; mais dans une conversation où elle aurait été obligée de s'observer parler, la construction de nos phrases lui demandait quelque soin, ce qui l'obligeait en quelque sorte à faire mentalement la traduction de la phrase allemande, qui lui venait sans effort, en langue française, dont les expressions n'arrivaient pas aussi vite.

Elle ne s'est jamais aperçue combien ce léger embarras que l'on remarquait en elle, dans ces occasions, lui donnait de grâces.

CHAPITRE XXIII.

M. Ouvrard.—Ordre de son arrestation.—Détails à ce sujet.—Anecdote curieuse.—Le sénateur désappointé.—L'empereur me nomme ministre de la police.—Sensation que fait cette nouvelle à Paris.—M. Fouché me laisse un renseignement.—Instructions que me donne l'empereur.

Il y avait à peine huit jours que l'empereur était de retour à Saint-Cloud, qu'il arriva un changement de ministère. On lui avait dit que le ministre de la police négociait avec l'Angleterre, et que le sieur Ouvrard, que l'on ne croyait avoir été qu'en Hollande, avait été à Londres, et avait rapporté des lettres à M. le duc d'Otrante. On accompagnait cela de détails si positifs, que l'empereur le crut et voulut savoir la vérité. Il se détermina à faire arrêter le sieur Ouvrard, mais comme il se méfiait du ministre de la police, il me fit donner directement l'ordre de faire faire cette arrestation dans le jour même, et cela avant la fin du conseil des ministres, qui se tenait ce jour-là à Saint-Cloud, sans quoi M. Ouvrard serait averti, et je ne le trouverais plus; et, une fois arrêté, de le faire conduire en prison où il devait être mis au secret. J'étais à Saint-Cloud moi-même lorsque je reçus cet ordre écrit de la main et signé de M. le duc de Bassano, qui me l'apporta dans le salon où j'étais. Je ne connaissais ni la demeure ni la figure de M. Ouvrard; de plus, il était deux heures, et le conseil des ministres finissait ordinairement entre cinq et six heures. Depuis que j'avais l'honneur de servir l'empereur, c'était la seconde fois qu'il me faisait donner un ordre semblable: dans les deux cas, il avait lieu de suspecter de l'infidélité de la part du ministre de la police.

Cela ne m'était jamais arrivé auparavant, et cela ne m'arriva jamais depuis, c'est-à-dire que, pendant seize ans, il ne s'est servi que deux fois de moi, dont on croyait qu'il se servait tous les jours, pour de semblables missions.

Je revenais à Paris en rêvant par quel moyen je connaîtrais la demeure de M. Ouvrard, lorsqu'il me vint dans la pensée qu'une personne que je connaissais à Paris pourrait me donner son adresse. J'y allai, et sans lui avoir dit un mot du motif de ma visite, elle me pria de ne pas rester, mais de revenir, si je le désirais, vers cinq heures, parce qu'elle attendait deux visites pour lesquelles on lui avait demandé de fermer la porte; j'insistai pour rester et ne voulus point sortir qu'elle ne m'eût dit qui elle attendait. Comme cette personne croyait n'avoir aucune raison pour taire ces deux visites, elle me nomma M. de Talleyrand et M. Ouvrard. Quand cette rencontre eût été faite pour moi, elle n'aurait pu arriver plus à propos pour m'aider à trouver quelqu'un que je ne connaissais pas, et qu'il fallait avoir dans un temps donné.

J'eus l'air contrarié de cette visite et mis une espèce d'instance pour que je ne trouvasse plus personne à cinq heures, ayant quelque chose à lui dire en particulier: on me le promit. Je courus bien vite au quartier des gendarmes dont j'étais le colonel, et je choisis un capitaine, homme de fort bonne compagnie (il avait été avant la révolution écuyer de main de Mme la comtesse d'Artois), incapable de manquer aux bienséances comme à son devoir, et qui, en même temps, connaissait de vue M. de Talleyrand. J'avais fait d'avance tous les ordres écrits dont il pouvait avoir besoin; je lui dis de quoi il était question, et lui donnai les renseignemens que je venais d'acquérir fortuitement. Il alla droit à la maison que je lui avais indiquée; il ne s'en laissa pas refuser la porte, je l'en avais prévenu, et il arriva effectivement jusqu'au salon, où il trouva M. de Talleyrand, qu'il connaissait, avec M. Ouvrard, qu'il cherchait et qu'il ne connaissait pas: il engagea la conversation avec lui comme ayant à lui parler en particulier.

M. Ouvrard sortit, il lui montra les ordres dont il était porteur, et s'en fit suivre dans une voiture qu'il avait préparée pour le conduire à Vincennes. Arrivé à ce château, le concierge ne voulut pas le recevoir sans un ordre du ministre de la police, de sorte que l'on fut obligé de déposer M. Ouvrard au greffe jusqu'à ce que l'on fût venu à Paris demander à M. le duc d'Otrante l'ordre dont on avait besoin; j'avais oublié que cette formalité était nécessaire, et si, comme on le prétend, j'avais eu une surveillance quelconque dans cette maison, j'aurais bien pu en faire ouvrir la porte sans le secours de M. le duc d'Otrante. On le trouva comme il revenait de Saint-Cloud; il avait reçu des ordres de l'empereur, et ne refusa point ceux qu'on lui demandait concernant M. Ouvrard. Mais il eut encore une belle occasion d'accabler la gendarmerie de mille autres faits étrangers à celui-ci. Lorsqu'il sut comment M. Ouvrard avait été trouvé, il se persuada qu'on me l'avait livré par perfidie; il en a voulu à cette personne, qui n'en était pas plus coupable que lui. Il lui dit tant de balivernes sur moi, que pendant long-temps nous vécûmes en bouderie ouverte, tellement que je me promis bien de le revaloir à M. Fouché.

J'étais retourné le soir du même jour à Saint-Cloud. L'empereur, en me voyant arriver, me demanda si j'avais trouvé M. Ouvrard, et sur ma réponse, il donna quelques ordres que je ne me rappelle pas.

Le jeudi et le vendredi se passèrent ainsi sans nouvelles; le samedi, j'étais de service près de lui, et il ne me dit pas un mot. Le lendemain, qui était un dimanche, en entrant dans le salon où il donnait le lever, il me vit encore, parce que l'aide-de-camp qui descendait de service y entrait d'ordinaire avec celui qui le montait. C'est seulement alors qu'il me demanda si je restais à Saint-Cloud, et sur ma réponse négative, il me dit de ne pas partir, qu'il me ferait appeler dans la journée.

Il y eut messe comme à l'ordinaire, et l'on y vit les personnes qui étaient accoutumées d'y venir. Aucun changement ne s'annonçait encore; après la messe, étant resté absolument seul, je crus que l'empereur m'avait oublié, et je m'en fus chez la duchesse de Bassano lui demander à dîner, voulant me tenir à portée de revenir, si on m'appelait, et ne m'en aller qu'après que l'empereur serait couché. Madame de Bassano habitait une maison de campagne située à Sèvres, absolument en face du pont. J'étais loin de croire que je reviendrais un jour sur des détails qui ne me paraissaient mériter alors aucune attention.

Pendant que j'étais chez madame la duchesse de Bassano à attendre son mari pour dîner, nous le vîmes arriver de Paris, menant dans sa voiture M. le comte de S***, sénateur; j'étais si accoutumé à voir sortir des portefeuilles de la voiture de M. le duc de Bassano que je ne fis pas attention que, dans le nombre de ceux que l'on en retirait, il se trouvait celui du ministre de la police; mais je remarquai bien que l'on sortait de cette voiture un paquet à M. le comte de S***, lequel paquet renfermait un habit de sénateur avec tout ce qui en dépend, et enfin une épée et un chapeau à plumes. Comme j'avais vu le sénateur à la messe le matin, je ne pouvais concevoir comment il était retourné à Paris, ayant à revenir à Saint-Cloud aussi promptement; je le lui demandai, et il me répondit qu'il avait à faire des visites à de vieilles douairières à Versailles, et qu'il attendait sa voiture pour y aller.

M. le duc de Bassano avait des comptes à rendre à l'empereur avant de dîner, en sorte que nous fûmes obligés de l'attendre, et pendant l'intervalle nous allâmes, M. de S*** et moi, faire une promenade dans le parc; c'est lui qui m'apprit que le ministère de la police venait d'être retiré à M. Fouché, et que M. le duc de Bassano était dans le moment allé en reporter le portefeuille à l'empereur. Alors je commençai à m'expliquer ce que signifiaient le paquet, l'épée et le chapeau, ainsi que le retour du sénateur. Je voulus lui en faire mon compliment, qu'il refusa, en me protestant qu'il ne voulait rien au monde.

Pendant que nous étions à nous promener, il arriva à cheval un piqueur des écuries de l'empereur avec un deuxième cheval de main; il venait me chercher au plus vite. J'étais en bas de soie, et dans une toilette fort peu convenable à un écuyer. Néanmoins, le piqueur me pressant, j'imaginai de mettre mes souliers dans ma poche, et de passer les bottes de M. de Bassano par-dessus mes bas de soie. Dans la maison que je quittais, on était à cent lieues de se douter de ce qui allait m'arriver, et on riait autant que moi de mon accoutrement. J'arrivai à Saint-Cloud au galop, et rechaussai mes souliers au vestibule pour entrer aux grands appartemens. L'empereur était las de m'attendre; il allait monter en calèche pour faire sa promenade accoutumée avec l'impératrice, lorsqu'on m'annonça. Il me fit entrer tout seul, quoique M. l'archi-chancelier fût là, qui savait tout et ne disait rien; puis en souriant, l'empereur me dit: «Eh bien! Savary, voilà une grande affaire; je vais vous faire ministre de la police. Vous sentez-vous la force de remplir cette place?» Je répondis que je me sentais bien le courage de lui être dévoué toute ma vie; mais que je n'avais aucune idée de cette besogne, à quoi il répliqua que tout s'apprenait.

Il fit entrer de suite l'archi-chancelier et M. le duc de Bassano, qui me remit la formule du serment, que je prêtai, et auquel, certes, je n'ai pas manqué.

Je revins avec M. le duc de Bassano dîner chez lui; il me recommanda de n'en rien dire, et cela était inutile; j'étais plus mort que vif. Il n'y avait pas de voyages ni d'événemens auxquels je ne fusse plus préparé qu'à occuper un emploi de cette espèce. J'en eus une courbature, et ne pus ni manger ni parler pendant le dîner, après lequel le sénateur et la maîtresse de la maison s'approchèrent du duc de Bassano pour lui demander des nouvelles de la nomination du ministre. Je l'entendis leur répondre, en me montrant de l'oeil: «Le voilà, le ministre de la police.» Ils en parurent aussi étonnés que moi. Le sénateur n'alla point faire de visites aux douairières de Versailles, et remporta son paquet à Paris.

Nous allâmes à Paris, M. le duc de Bassano et moi, pour qu'il me fît remettre l'hôtel du ministère de la police. Je ne rentrai chez moi que fort tard, n'ayant nulle envie de dormir, et ne pouvant m'accoutumer à l'idée de quitter ma profession pour prendre des fonctions dont j'avais réellement peur.

Le lendemain, lorsqu'on lut cette nomination dans le Moniteur, personne ne voulait y croire. L'empereur aurait nommé l'ambassadeur de Perse, qui était alors à Paris, que cela n'aurait pas fait plus de peur. J'eus un véritable chagrin de voir la mauvaise disposition avec laquelle on parut accueillir la nomination d'un officier-général au ministère de la police, et si je ne m'étais senti une bonne conscience, je n'aurais pas trouvé le courage dont j'avais besoin pour résister à tout ce que l'on disait à ce sujet.

J'inspirais de la frayeur à tout le monde; chacun faisait ses paquets, on n'entendait parler que d'exils, d'emprisonnemens et pis encore; enfin je crois que la nouvelle d'une peste sur quelque point de la côte n'aurait pas plus effrayé que ma nomination au ministère de la police. Dans l'armée, où l'on savait moins ce que c'était que cette besogne, on trouva ma nomination d'autant moins extraordinaire, que tout le monde croyait que j'y exerçais déjà quelque surveillance; cependant je puis assurer sur l'honneur qu'avant d'être ministre, l'empereur ne m'a jamais chargé d'aucune mission de cette espèce, hors dans les deux occasions que j'ai citées. Les hommes de l'armée qui le faisaient dire étaient précisément, comme de coutume en pareil cas, ceux qui dénonçaient leurs camarades chaque fois qu'ils en trouvaient l'occasion; et en mettant cela sur moi, ils écartaient le soupçon de dessus eux. J'ai lu leurs rapports, j'ai respecté jusqu'à présent un secret qui n'était pas le mien; mais il ne faut pas prendre la modération pour de l'oubli.

Jusqu'à l'époque de mon entrée dans les hautes fonctions administratives, je n'avais jamais envisagé le monde ni les affaires sous les rapports où j'ai été obligé d'apprendre à les connaître. Ce changement de situation m'obligea à mettre hors de mon esprit tout ce qui l'avait occupé jusqu'alors, pour y substituer les nouveaux élémens sur lesquels j'allais l'appliquer.

J'étais dans la confiance que mon prédécesseur me laisserait quelques documens propres à diriger mes premiers pas; il me demanda de rester dans le même hôtel que moi, sous prétexte de rassembler, en même temps que les effets, les papiers qu'il avait à me communiquer; j'eus la simplicité de le laisser trois semaines entières dans son ancien appartement, et le jour qu'il en sortit, il me remit pour tout papier un mémoire contre la maison de Bourbon, lequel avait au moins deux ans de date; il avait brûlé le reste, au point que je n'eus pas traces de la moindre écriture. Il en fut de même lorsqu'il fallut me faire connaître les agens, de sorte que le fameux ministère de M. Fouché, dont j'avais eu, comme tout le monde, une opinion extraordinaire, commença à me paraître très peu de chose, ou au moins suspect, puisque l'on faisait difficulté de me remettre ce qui intéressait le service de l'État; et plus j'ai été, plus je me suis convaincu que nous avions été dupes de la plus impudente charlatannerie dont on ait eu d'exemple, comme on sera à portée de le juger par la suite de ces Mémoires.

Je n'ai pas été long-temps à me persuader que ce ministère n'avait jamais eu une direction dans l'intérêt de l'empereur, que l'on s'en était servi pour se faire une position près de lui, et en même temps contre lui, et qu'il était un instrument dangereux dans les mains d'un agitateur qui ne reconnaissait d'autres devoirs que de suivre la ligne de la prospérité.

Néanmoins, j'ai été utile à mon prédécesseur dans son revers de fortune; il m'a dû le recouvrement de grands capitaux qu'il avait mal à propos cru devoir mettre à l'abri d'une saisie qui n'était que l'effet de la peur dont son imagination était atteinte; l'empereur était mécontent de lui, mais ne lui voulait aucun mal, et jamais je ne me suis vu dans le cas d'apaiser dans son esprit aucun ressentiment contre M. le duc d'Otrante.

En me mettant à la tête de ce ministère, l'empereur me donna cette instruction en se promenant dans le parc de Saint-Cloud.

«Voyez tout le monde, ne maltraitez personne; on vous croit dur et méchant, ce serait faire beau jeu à vos ennemis que de vous laisser aller à des idées de réaction; ne renvoyez personne; si par la suite vous avez à vous plaindre de quelqu'un, il ne faudra pas le déplacer avant six mois, et encore lui trouver une place égale à celle que vous lui ôterez. Pour me bien servir, il faut bien servir l'État; ce n'est pas en faisant faire mon éloge, lorsqu'il n'y a pas lieu, que l'on me sert, on me nuit au contraire, et j'ai été fort mécontent de tout ce qui a été fait jusqu'à présent là-dessus. Quand vous êtes obligé d'user des voies de rigueur, il faut toujours que cela soit juste, parce qu'alors vous pouvez les mettre sur le devoir de votre charge. Ne faites pas comme votre prédécesseur, qui mettait sur mon compte les rigueurs que je ne lui commandais pas, et qui s'attribuait les grâces que je lui ordonnais de faire, quoique souvent il ignorât jusqu'aux moindres détails relatifs à ceux qui en étaient les objets. Traitez bien les hommes de lettres, on les a indisposés contre moi en leur disant que je ne les aimais pas; on a eu une mauvaise intention en faisant cela; sans mes occupations je les verrais plus souvent. Ce sont des hommes utiles qu'il faut toujours distinguer, parce qu'ils font honneur à la France.

«Pour bien faire la police, il faut être sans passions; méfiez-vous des haines; écoutez tout, et ne vous prononcez jamais sans avoir donné à la raison le temps de revenir.

«Jusqu'à présent, on m'a peint comme très méchantes un grand nombre de personnes que je ne connais pas, les unes sont exilées, d'autres sont en surveillance. Il faudra me faire un rapport sur tout cela, je ne crois pas à tout le mal qu'on m'en a dit; mais comme on ne m'a plus parlé d'elles, elles en sont restées là et doivent souffrir. Ne vous laissez pas mener par vos bureaux; écoutez-les, mais qu'ils vous écoutent et qu'ils suivent vos directions.

«J'ai changé M. Fouché, parce qu'au fond je ne pouvais pas compter sur lui; il se défendait contre moi, lorsque je ne lui commandais rien, et se faisait une considération à mes dépens. Il cherchait toujours à me deviner pour ensuite paraître me mener, et comme j'étais devenu réservé avec lui, il était dupe de quelques intrigans et s'égarait toujours; vous verrez que c'est comme cela qu'il aura entrepris de faire la paix avec l'Angleterre; je vous écrirai à ce sujet, je veux savoir comment cette idée-là lui est venue.»

Cette instruction me donna du courage; pendant les premiers jours, j'allais au rapport chez l'empereur pour chercher de la force plutôt que pour lui porter rien qui vaille, et je m'aperçus bientôt qu'il avait plus d'une garde à carreau, et que c'était sans doute pourquoi il avait patienté si long-temps avec M. Fouché, ayant toujours un moyen de prévenir sa méchanceté.

La confiance me vint petit à petit; sans être méchant, j'étais parvenu à trouver aussi une assez bonne dose de malice, de laquelle j'ai fait un bon usage dans le cours de mon ministère. J'aurai occasion d'en citer plusieurs circonstances.

CHAPITRE XXIV.

Situation politique de la France.—L'empereur fait redemander ses lettres à M. Fouché.—M. Ouvrard est remis en liberté.—Fagan.—Hennecart.—Intrigue de M. Fouché.

C'est le 3 juin 1810 que je suis entré dans les fonctions de ministre de la police, environ six semaines après le mariage de l'empereur, c'est-à-dire lorsque toute la France était encore dans l'enthousiasme qu'avait excité cet événement. Jamais l'empereur n'avait paru plus fort qu'après son alliance avec la puissance qui semblait être sa rivale irréconciliable, et après avoir donné un gage de son désir de la paix, en même temps que la preuve non équivoque qu'il n'était atteint d'aucun projet subversif du pouvoir de la maison d'Autriche, ainsi qu'on s'est plu à le répandre. En France, on se repaissait d'idées de tranquillité auxquelles se rapportaient toutes les conjectures et toutes les espérances: on se voyait au mieux avec l'Autriche, on ne craignait pas la Prusse, et on n'entrevoyait plus rien à démêler avec les Russes.

Il n'y avait plus qu'avec l'Espagne et avec l'Angleterre que nous avions la guerre; on faisait marcher une grande partie des troupes d'Allemagne vers l'Espagne, en sorte que la question ne pouvait pas y rester long-temps indécise; on y avait même fait prendre l'offensive en Andalousie, en faisant marcher par la Siera-Morena l'armée qui avait combattu à Talavera, et qui, depuis lors, occupait la Manche. Je reviendrai à l'Espagne; mais je vais raconter les événemens dans l'ordre où ils sont survenus. Je ne saurais trop répéter que la France était ivre de joie et d'espérance, et qu'il n'y avait rien à faire pour former l'opinion sur le mariage de l'empereur. Il y aurait même eu de l'imprudence à faire supposer que les expressions d'allégresse universelle étaient le résultat de quelques soins administratifs.

Je crois avoir dit plus haut qu'avant de partir de Vienne, l'empereur avait fait des dispositions pour se rendre en Espagne aussitôt qu'il serait arrivé à Paris; mais tous ces événemens et les suites d'un nouvel hymen lui firent abandonner ce projet; pourtant il laissa la garde impériale, ainsi que son train de guerre, s'avancer jusqu'en Castille, parce que cela avait l'air de ne le précéder que de quelques jours, et ne pouvait produire qu'un bon effet sur les troupes et sur les ennemis.

Avant de parler de la situation générale des affaires, j'ai besoin d'achever ce qui est relatif à M. le duc d'Otrante. L'empereur, en lui retirant le portefeuille du ministère, lui avait donné, comme une marque de son estime, le gouvernement de Rome; il était au moment de partir, lorsque l'empereur lui fit redemander les lettres qu'il lui avait écrites pendant le cours de son administration. L'habitude était de les renvoyer au cabinet de l'empereur, afin de prévenir le mauvais usage que l'on aurait pu en faire, particulièrement de celles adressées à un ministre de la police; M. Fouché n'avait pas prévu cela, et fit dire qu'il les avait brûlées. Cette réponse non seulement ne satisfit pas l'empereur, mais il lui retira sa commission de gouverneur de Rome, et lui ordonna de voyager en Italie; néanmoins il ne lui retira aucun des nombreux bienfaits dont il l'avait couvert[37].

Cette légèreté d'avoir brûlé les lettres de l'empereur lui donna de l'humeur; il n'y crut d'abord pas, et regarda cette réponse comme une défaite, d'autant plus que l'idée d'un projet d'abuser de ces lettres ne discordait pas avec celle d'avoir voulu ouvrir directement des communications avec l'Angleterre sans la participation de l'empereur, qui ne pouvait revenir de cette folie. C'est alors qu'il m'écrivit pour que je me fisse rendre compte de suite de tout ce qui concernait cette intrigue, que j'étais bien éloigné de soupçonner avoir été aussi importante.

On se rappelle d'abord que M. Ouvrard était à Vincennes; je reçus ordre de laisser entrer dans le donjon une personne du cabinet de l'empereur, qui était envoyée pour l'interroger: c'était M. Mounier, qui était à cette époque auditeur au conseil d'État. Je crus d'abord qu'on ne l'en avait chargé que parce que j'étais considéré comme un novice, mais je ne tardai pas à en connaître la véritable raison. Je n'ai su les détails de la mission qui avait amené la détention de M. Ouvrard que plusieurs années après, et c'est lui-même qui me les a appris. L'on avait dit à l'empereur qu'il avait été en Angleterre; c'est sur cette base qu'il fut interrogé; or comme l'assertion était fausse, l'interrogatoire n'aboutit à rien; on fut donc obligé de le remettre en liberté, parce que l'on reconnut qu'il n'était pas sorti de Hollande, où il avait été autorisé à se rendre. M. Ouvrard était un homme trop adroit pour donner de la prise sur lui; il n'avait répondu à M. Mounier qu'en lui remettant une lettre pour l'empereur, dans laquelle il se disculpait, mais l'empereur n'y avait pas foi.

L'on n'était pas encore satisfait de ce que l'on apprenait, l'empereur persistait à soutenir que quelqu'un avait été de Paris à Londres, et c'était sur cela qu'il voulait qu'on dirigeât ses recherches. Je n'avais pas encore beaucoup d'expérience; mais cependant je fis si bien feuilleter les registres des allans et venans d'Angleterre, que je découvris qu'un sieur Fagan y avait fait deux voyages successifs en très peu de temps. Ce Fagan était connu à la police, et je l'envoyai chercher; il ne me déguisa rien: c'était un ancien officier irlandais au service de France, qui menait à Paris une conduite fort équivoque, mais qui n'avait aucune raison pour cacher ses actions.

Il me déclara que, vivant fort paisiblement à Paris, un M. Hennecart, qu'il connaissait, était venu le voir et lui dire que M. le duc d'Otrante cherchait quelqu'un qui pût aller en Angleterre pour remplir la mission la plus délicate dont un homme de talent pût être chargé, et que lui, Hennecart, s'était engagé à le lui trouver, demandant toutefois de prévenir cette personne avant de le lui faire connaître. Cet Hennecart dit à Fagan que le duc d'Otrante était chargé d'affaires diplomatiques, et que lui, Fagan, pouvait se faire beaucoup d'honneur et une belle position en servant le ministre de la police dans cette occasion. Fagan accepta; alors Hennecart lui dit de se présenter sous un prétexte quelconque chez le duc d'Otrante, auquel Hennecart ne dirait rien de leur conversation, afin de donner une entière sécurité au ministre, qui n'accorderait pas sa confiance à un indiscret.

On verra pourquoi Hennecart recommandait si fort à Fagan de ne pas dire au duc d'Otrante qu'ils s'étaient vus; c'est que lui-même, Hennecart, n'avait pas vu le duc d'Otrante, et quoiqu'il fût agent de police, il servait dans cette circonstance une autre intrigue. Fagan alla voir le duc d'Otrante, qui le connaissait sous les mêmes rapports qu'il connaissait Hennecart; en bon serviteur, il lui parle des facilités d'informations qu'il peut avoir à Londres, où il connaissait particulièrement le marquis de Wellesley, et enfin offre au ministre son dévoûment.

M. Fouché n'eut garde de laisser échapper cette occasion de pénétrer ce qu'il ne savait qu'imparfaitement par la correspondance d'Amsterdam, d'autant plus qu'il ne se doutait pas du piége, parce que Fagan était agent de police. En conséquence, le voilà qui donne à ce messager argent et instructions pour aller à Londres, et en même temps il lui indique une voie pour qu'il lui expédie ses rapports, afin qu'ils échappent à la curiosité des observateurs.

À peine cette mission était-elle donnée à Fagan, que Hennecart arrive chez lui pour le féliciter, et après les complimens d'usage, il lui dit qu'il a encore à l'entretenir d'une chose pour l'avantage de sa fortune personnelle, à lui Fagan, et il commença par lui parler des protections qu'il pouvait obtenir près de l'empereur même contre un caprice ou une injustice du duc d'Otrante, qui pouvait enfin être trompé par un mauvais rapport. Fagan l'ayant prié de s'expliquer, Hennecart lui parla net, et lui dit que, s'il voulait lui envoyer de Londres à lui-même la copie de tous les rapports qu'il serait dans le cas d'adresser à M. Fouché, il lui promettait qu'il s'en trouverait bien, parce que, disait-il, les rapports seront remis directement à l'empereur par M. le duc de Bassano, qui les tiendra de M. de S***, à qui je les remettrai. Fagan, après avoir réfléchi, accepta, et comme Hennecart n'eut pas de peine à lui démontrer la nécessité d'être informé le premier pour avoir le temps de faire parvenir, aussitôt que pourrait le faire M. Fouché, le rapport qu'il lui adresserait, il fut convenu que l'un aurait sur l'autre l'intervalle d'un ordinaire de courrier. Ce dernier point réglé, le sieur Fagan partit pour Londres.

C'est maintenant le cas de dire par quel motif M. le duc d'Otrante l'y envoya, et pour me faire mieux comprendre, je vais reprendre les choses de plus haut.

CHAPITRE XXV.

Plans de l'empereur.—Son désir de faire la paix avec l'Angleterre.—Tentatives par le roi de Hollande.—M. de Labouchère autorisé par l'empereur.—M. Ouvrard employé par M. Fouché.—Une intrigue renverse les espérances de pacification.—Détails.

Depuis que l'empereur s'était allié à la maison d'Autriche, il croyait avoir atteint le but vers lequel il tendait, qui était de lier une grande puissance au système établi en France, et par conséquent avoir assuré la paix en Europe, c'est-à-dire qu'il ne se croyait plus exposé à être encore traversé par quelque nouvelle coalition; il n'avait donc plus que la paix à faire avec l'Angleterre, et pour que l'Espagne ne devînt pas une difficulté, c'est-à-dire pour que sa possession ne pût pas être contestée, et pût être comptée comme un effet négociable pour la France au moment où l'on aurait pu entrer en négociation avec l'Angleterre, il faisait marcher dans la Péninsule des forces tellement considérables, que la conquête devait lui en être assurée. Elles se réunirent toutes en Castille; ensemble elles composaient l'armée dont l'empereur avait le projet d'aller prendre le commandement, et depuis qu'il s'était déterminé à rester à Paris, il avait envoyé le maréchal Masséna pour le commander, avec l'ordre de marcher droit à l'armée anglaise en Portugal, en même temps que l'armée, sous les ordres du roi et du maréchal Soult, qui était son major-général, marcherait en Andalousie et sur Cadix. Avec ces deux grandes opérations se liaient aussi celles que le général Suchet conduisait en Catalogne, où il faisait les siéges successifs des places qui bordent le cours de l'Èbre, et qui couvrent cette province.

Ce vaste plan d'opérations avait été dressé par l'empereur, et il s'était flatté que, quoique absent de l'armée, la même obéissance et le même désir de faire son devoir auraient animé tous ceux qui devaient y coopérer; malheureusement il arriva le contraire. J'en parlerai lorsqu'il en sera temps.

La paix avec l'Angleterre lui tenait plus à coeur; il se voyait entre les mains de quoi donner des compensations à cette puissance, tant en retour de ce qui lui était nécessaire d'en obtenir qu'en dédommagement des sacrifices qu'on aurait pu lui demander, sans avoir de moyens d'appuyer les réclamations qu'on était dans le cas de lui adresser; car telle était notre position, qu'il fallait que l'Angleterre le voulût bien, autrement il ne pouvait y avoir de terme à la guerre.

On avait employé deux fois l'intervention de la Russie pour ouvrir une négociation avec le gouvernement anglais; celui-ci l'avait rejetée dans des termes qui n'offraient même pas les moyens de lui faire préciser les termes de son refus, de sorte que l'on en était encore à croire en Angleterre au projet d'une puissance continentale universelle de la part de l'empereur, comme on croyait en France à un projet de puissance maritime et commerciale exclusive de la part de l'Angleterre.

L'empereur, malgré ces contrariétés, ne voulait pas croire à l'impossibilité de faire comprendre des propositions raisonnables en retour de celles qu'il était disposé à écouter; il chercha les moyens de faire sonder les dispositions du ministère à Londres, afin de savoir ce qu'il était permis d'en espérer. Cette démarche ne pouvait pas être faite directement, parce qu'elle eût porté son cachet, et qu'en cas de refus, tous les inconvéniens eussent été pour l'empereur personnellement.

La Hollande avait encore plus besoin de la paix maritime que la France; le roi Louis y jouissait de l'estime des peuples qu'il gouvernait, et lui-même ne craignait pas de dire à l'empereur tout ce qu'il entrevoyait de fâcheux pour lui, s'il devait encore régner long-temps sur un pays auquel il ne restait plus de ressources, et qui était encore blessé depuis la dernière réunion à la France, d'une partie de son territoire.

C'est par lui-même, avec l'approbation de l'empereur, que se firent les premières démarches vis-à-vis de l'Angleterre; elles portèrent le masque d'affaires de commerce simples. La maison Hopp d'Amsterdam était celle qui avait le plus de relations avec l'Angleterre, et qui, par sa grande considération, pouvait, en y traitant ses propres affaires, prendre le caractère qui devait appartenir à celles qu'elle aurait traitées entre les deux gouvernemens. Cette maison avait un de ses associés, M. de Labouchère, qui était allié à une famille du haut commerce de Londres.

Ce fut sur lui que le roi de Hollande jeta les yeux pour la mission qu'il s'était chargé de remplir; il donna des instructions à M. de Labouchère, et un passe-port avec lequel il se rendit à Londres. Il avait des moyens de se faire accueillir qui étaient naturels, et qui le dispensaient de tout ce qui aurait pu apporter des entraves à ses démarches; il était d'ailleurs connu pour un homme si estimable, que tout ce qu'il aurait pu dire ne pouvait être atteint de la suspicion. M. de Labouchère adressait ses rapports à la maison Hopp d'Amsterdam, qui les remettait au roi, lequel les faisait parvenir à l'empereur.

Non-seulement M. de Labouchère, dans ses premières dépêches, était rassurant sur les dispositions du gouvernement anglais, mais il était encore encourageant, et il se flattait que, pour peu qu'il y eût un peu de bonne volonté dans les concessions, tout pourrait s'arranger au gré des impatiens désirs de tout le monde, parce que, lorsqu'on en serait venu à négocier ouvertement sur le chapitre des sacrifices réciproques, le premier une fois fait, on eût été facilement d'accord sur les choses essentielles, et on ne se serait point arrêté à des bagatelles qui ne pouvaient être mises en comparaison avec les pertes énormes que cet état de guerre causait continuellement.

Les choses allaient assez bon train, lorsque M. le duc d'Otrante fut informé que M. de Labouchère était en Angleterre; il faut observer qu'il avait pu le savoir, soit par la correspondance du commerce de Londres avec celui de Paris, ou par celle du commerce de Londres, d'abord, avec Amsterdam, et ensuite d'Amsterdam avec Paris. Cet avis fut accompagné de détails assez piquans pour éveiller la curiosité de M. le duc d'Otrante, qui pouvait d'ailleurs avoir un autre motif, parce qu'un ministre de la police est autorisé à tout suspecter; mais dans ce cas-ci, il paraît n'avoir eu que celui d'être informé de ce qui se préparait à l'horizon politique pour régler la marche qu'il devait prendre lui-même. Il lui fut facile de se donner le moyen d'être bien informé de ce que faisait M. de Labouchère à Londres, parce que celui-ci était fort lié avec M. Ouvrard qu'il fit venir, et auquel il parla de circonstances qui pouvaient favoriser des spéculations. Enfin, sans lui témoigner le moindre désir de curiosité, il lui dit que c'était avec l'assentiment de l'empereur qu'il lui tenait ce langage, et lui proposa d'aller à Amsterdam pour être l'intermédiaire entre lui, Fouché, et M. de Labouchère, qui était à Londres, et avec lequel il se mettrait en communication en lui écrivant aussitôt son arrivée, pour tâcher de pénétrer ce qu'il faisait à Londres, et enfin, que d'Amsterdam il lui enverrait à Paris ses rapports. M. Fouché n'avait pas encore dit un mot de tout cela à l'empereur, qui, de son côté, ne lui disait plus rien depuis long-temps.

M. Ouvrard ne fut pas autorisé à se douter que le ministre abusait du nom de l'empereur. Il partit donc pour Amsterdam, persuadé qu'il y était envoyé par ordre de l'empereur, et écrivit en conséquence à M. de Labouchère, qui, sans se départir de la marche qui lui avait été tracée avant de quitter la Hollande, continua à lui adresser ses rapports à la maison Hopp, pour qu'elle les remît au roi, qui les renvoyait à l'empereur. Néanmoins, comme il connaissait beaucoup M. Ouvrard, il lui accusa réception de ses lettres, et peut-être que pour se préserver lui-même du soupçon d'intrigue particulière, dont on aurait pu accuser sa discrétion, si les affaires étaient venues à mal tourner, il se détermina à instruire sommairement M. Ouvrard de ce qui se passait et de ce qu'il espérait, d'autant plus qu'il ne lui aurait pas été défendu de saisir une occasion favorable pour une grande opération de commerce.

Ce ne fut qu'après que M. Fouché eut reçu les premières lettres que M. Ouvrard lui écrivait comme à quelqu'un qu'il supposait non seulement au fait de la mission de M. de Labouchère, mais qu'il croyait chargé de le diriger, et qu'en un mot il regardait comme le véritable négociateur entre la France et l'Angleterre; ce n'est qu'alors, dis-je, que M. Fouché parla à l'empereur du voyage de M. Ouvrard en Hollande, ne disant pas que c'était lui qui l'avait envoyé, mais qu'il n'avait pas eu de raison pour lui refuser un passe-port, d'autant plus qu'il était correspondant de la maison Hopp, avec laquelle il avait à régler, et que de temps en temps il lui donnait des nouvelles. Il se crut suffisamment en règle après avoir rendu ce compte à l'empereur; il ne parla même du voyage de M. Ouvrard que pour se trouver à couvert si les choses étaient venues à mauvaise fin, et qu'on les eût imputées à M. Ouvrard. L'empereur retint cela, mais n'en devint pas plus communicatif avec M. Fouché, qui fut obligé de deviner ce qui se traitait à Londres sur ce que M. Ouvrard lui mandait d'Amsterdam, d'après les lettres qu'il recevait de M. de Labouchère. Celui-ci avait trop d'esprit pour écrire ce qui ne pouvait pas se dire, de sorte que la curiosité de M. Fouché était continuellement excitée et jamais satisfaite; il en voyait cependant assez pour juger que l'empereur travaillait à la paix, et il en conclut qu'il fallait prendre ce langage: en même temps, il songea à tirer sa part de la considération dans l'oeuvre de la paix, en faisant tout ce qui était nécessaire pour fasciner les yeux de la multitude, et en persuadant que c'était lui qui l'avait faite, ou qui avait forcé à la faire. Il allait hardiment, parce qu'il la croyait sûre, persuadé que l'empereur était en négociations ouvertes. Il en parlait aux uns pour qu'ils en parlassent à leur tour, et en même temps il ne négligeait rien de ce qui pouvait le tenir régulièrement informé de l'état de cette question, autour de laquelle il tournait sans pouvoir la pénétrer. Il était inquiet d'une chose, c'est que, comme il avait coutume de s'attribuer tout ce qui était populaire, si la paix était venue à se faire sans qu'il en fût prévenu, sa prévoyance aurait été en défaut, et son crédit s'en serait altéré.

C'est en parlant ainsi de la paix avec l'Angleterre qu'il promettait à tout le monde, qu'il fit attacher sur lui des yeux observateurs, et qu'il revint aux oreilles de M. de Bassano, ou de M. de S***[38], que M. Fouché traitait de la paix avec l'Angleterre par le canal de M. Ouvrard, qui était à Amsterdam, et l'on ajoutait qu'il allait et revenait de Londres dans cette ville: soit curiosité, soit jalousie de la part de ceux qui, ayant fait le mariage de l'empereur, convoitaient des ministères, ou au moins celui vers lequel ils voyaient que M. Fouché tendait[39], ils voulurent déjouer son projet, ou son intrigue si elle avait été tramée contre l'État.

Cela leur fut facile par le moyen de cet Hennecart[40], que M. de S*** avait tout-à-fait gagné. De son côté, Hennecart, quoiqu'attaché au ministère de la police, avait gagné les sieurs Vera père et fils, qui étaient tous deux employés supérieurs à la préfecture de police, laquelle était presque continuellement en rivalité avec le ministère de la police; par ce moyen, lorsqu'on voulait jouer un mauvais tour à M. Fouché, on donnait un mauvais bulletin à Hennecart, qui le remettait au sieur Vera, et celui-ci au préfet de police, qui ne manquait pas d'en faire la matière d'une anecdote de police pour l'empereur. C'était par de misérables moyens comme ceux-là qu'on entravait la marche des affaires les plus importantes en faisant parade d'un zèle exclusif et sans pareil pour le service de l'empereur. Je ne puis pas assurer si M. de Bassano rapporta à l'empereur que M. Fouché était en négociations ouvertes avec l'Angleterre par le moyen d'Ouvrard, et si c'est l'empereur qui l'aurait, par suite, chargé de prendre des informations sur ce que pouvait faire M. Ouvrard, soit à Amsterdam ou à Londres; ou bien si lui, M. de Bassano, avait fait prendre des informations avant d'en rendre compte à l'empereur. Néanmoins j'ai toujours cru qu'on lui en avait fait parvenir le premier avis par la préfecture de police, ainsi que je viens de le dire. Du reste, voici un fait exactement vrai.

Lorsque j'eus reçu la déclaration du sieur Fagan, dont j'ai parlé tout à l'heure, je fis venir le sieur Hennecart et lui parlai un peu vivement en ces termes:

«Monsieur, vous qui m'avez fait tant d'offres de service, qui m'avez parlé de l'ingratitude du duc d'Otrante envers l'empereur, qui trouvez si bien que l'on ait fait arrêter M. Ouvrard, je trouve, moi, que personne ne mérite mieux que vous un pareil traitement, et si vous ne me répondez pas catégoriquement, cela pourra bien vous arriver tout à l'heure.

«Qui est-ce qui a dit d'aller engager Fagan à se charger d'une mission pour l'Angleterre?» Il me répondit, d'un ton fort consterné, qu'à la vérité il avait été le trouver et le lui proposer; que cela avait été arrangé entre M. de S*** et lui, et que, sans cette intrigue, ils ne seraient jamais parvenus à déplacer M. Fouché pour me faire entrer au ministère. Je lui répondis: «Comment! vous ne me connaissiez pas, et vous me vouliez tant de bien!»

Il crut m'en imposer en me disant que l'opinion me désignait comme le seul homme, entre ceux dévoués à l'empereur, capable de bien remplir cette place, etc., etc. Enfin il me raconta tout ce que je viens de dire sur ce qui s'était passé entre Fagan et lui, en ajoutant qu'il n'avait fait cela que de concert avec S***, et que c'était à S*** qu'il remettait les bulletins que Fagan lui envoyait.

Ainsi M. Fouché, dont l'habileté a été tant vantée, avait employé dans cette circonstance, si délicate pour lui, un agent qui, quoiqu'à ses gages, lui avait été mis dans la main par M. de S***, qui préparait sa perte[41]. Si M. de S*** n'était pas d'accord avec M. de Bassano, il l'a dupé en lui remettant, comme venant d'une autre source, des bulletins qui venaient de Fagan; et s'il était d'accord avec M. de Bassano, tous deux ont complètement dupé M. Fouché.

Je n'ai pas encore dit quel était le motif de celui-ci en envoyant Fagan à Londres: il pouvait en avoir deux.

1° Comme Fagan disait avoir des moyens d'introduction près du marquis de Wellesley, il pouvait par là connaître l'état de la question entre le ministre et les propositions de la partie dont M. de Labouchère était l'organe, et au moyen de la correspondance de Fagan (qui avait causé avec M. de Wellesley), comparée avec celle de M. Ouvrard, laquelle était extraite des lettres de M. Labouchère, qui avait de même causé avec le marquis de Wellesley. M. Fouché pouvait être très près de deviner les intentions des deux partis qui traitaient, et juger d'avance du résultat, et en même temps conjecturer quelles devaient être les instructions des négociateurs.

C'est au retour du premier voyage que fit Fagan, que M. Fouché ne douta plus du succès des négociations de paix, et qu'il s'arrangea, soit pour s'attribuer dans l'opinion la gloire d'avoir amené l'Angleterre à conclure la paix, ce que personne n'avait pu faire jusqu'alors; soit pour s'emparer de la négociation, lorsque le moment serait arrivé où l'empereur aurait voulu et en même temps pu traiter ouvertement, parce qu'alors il lui aurait dit qu'il était au fait de la question, qu'il la suivait des yeux depuis long-temps, ce qui, selon lui, aurait paru un assez grand avantage pour que l'empereur le nommât négociateur, puis enfin ministre des relations extérieures, où il aspirait à arriver, étant las de la police. C'était là son motif en envoyant Fagan à Londres; mais il s'empressa trop de faire le négociateur, et se trompa de chemin comme un homme qui veut conduire ceux qui ne lui ont pas dit où ils veulent aller. Il renvoya son messager à Londres, d'où il était parti peu auparavant, ayant vu et entretenu le marquis de Wellesley. Il se présenta de nouveau chez ce ministre, auquel il rapporta des conversations, et peut-être même des légèretés de M. Fouché, qui était aussi ministre, et qui pouvait paraître à Londres chargé par l'empereur de négocier. Voilà donc ce Fagan qui se trouva avoir une sorte de caractère, parce qu'enfin le marquis de Wellesley pouvait bien accorder autant de confiance à ce que Fagan lui disait de la part de M. Fouché, que M. Fouché paraissait en avoir accordé à ce que ce même Fagan lui avait rapporté de la part du marquis de Wellesley; mais malheureusement pour M. Fouché, ce que Fagan disait au marquis de Wellesley ne ressemblait pas tout-à-fait à ce dont M. de Labouchère l'entretenait, et que Fouché ne pouvait pas savoir aussi promptement, par la raison que ce qui devait être envoyé à M. de Labouchère était adressé directement de Paris au roi de Hollande, de là à Londres, et que M. Fouché ne pouvait en être informé qu'après que l'avis était revenu sur ses pas, c'est-à-dire lorsque M. de Labouchère avait bien voulu en écrire à M. Ouvrard, qu'il croyait informé du motif de son séjour à Londres. Il résulta de ce tripotage que le marquis de Wellesley fut autorisé à croire qu'on voulait le duper, ou que l'on faisait jouer à M. de Labouchère le rôle d'une dupe pour bercer les Hollandais de l'espérance de la paix, puisqu'il lui parlait dans un sens, et que M. Fouché lui faisait parler dans un autre qui ne pouvait pas être exactement conforme au premier; il ne soupçonnait pas la sincérité de celui qui ne craignait pas de prendre un caractère officiel, et n'accordait pas autant de confiance à celui qui cependant la méritait mieux que l'autre, mais qui, n'étant pas autorisé à prendre un caractère, pouvait être désavoué quand on voudrait.

Il chercha auquel des deux il devait ajouter foi, et, ne voyant que des contradictions dans ce que l'un et l'autre disaient, il ne put voir là que de l'intrigue, et cessa toute communication avec tous deux, et bientôt après leur fit donner l'ordre de quitter l'Angleterre, observant que, si la France avait réellement envie de faire la paix, elle devait avoir d'autres moyens à employer pour se faire entendre.

Il fallut bien rendre compte à l'empereur du retour de M. de Labouchère à Amsterdam; on lui avait caché l'envoi du sieur Fagan à Londres, en ne lui remettant les bulletins de ce Fagan, par M. de S***, que comme des bulletins de la négociation de M. Fouché, sans explications. L'empereur ne connaissait que le départ de M. Ouvrard pour Amsterdam, et comme on se garda bien de l'éclairer sur celui de Fagan pour Londres (que M. de Bassano ignorait peut-être lui-même), il attribua naturellement à M. Ouvrard ces bulletins de la négociation de M. Fouché. C'est pourquoi l'empereur crut d'abord que M. Ouvrard avait été lui-même à Londres, et il ordonna son arrestation. On y poussa l'empereur, parce que l'on voulait lui persuader que M. Ouvrard était le prête-nom de M. de Talleyrand, que l'on voulait écarter comme un homme qui faisait peur.

Je laisse aux hommes éclairés à former leur opinion sur cette intrigue, qui ressemble même plutôt à de la fourberie de laquais qu'à de la haute intrigue. Ils jugeront, dans toute cette suite de piéges tendus à la bonne foi, quel est celui qui a été le plus coupable.

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