Mémoires du duc de Rovigo, pour servir à l'histoire de l'empereur Napoléon, Tome 5
The Project Gutenberg eBook of Mémoires du duc de Rovigo, pour servir à l'histoire de l'empereur Napoléon, Tome 5
Title: Mémoires du duc de Rovigo, pour servir à l'histoire de l'empereur Napoléon, Tome 5
Author: duc de Rovigo Anne-Jean-Marie-René Savary
Release date: August 25, 2007 [eBook #22385]
Language: French
Credits: Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier and the Online Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)
Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier and the Online
Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)
MÉMOIRES DU DUC DE ROVIGO, POUR SERVIR À L'HISTOIRE DE L'EMPEREUR NAPOLÉON.
TOME CINQUIÈME.
PARIS,
A. BOSSANGE, RUE CASSETTE, N° 22.
MAME ET DELAUNAY-VALLÉE, RUE GUÉNÉGAUD, N° 25.
1828.
CHAPITRE PREMIER.
Détails sur les exilés.—Madame de Chevreuse.—Menace de la révision du procès du maréchal d'Ancre.—Madame de Staël.—Motifs de sa disgrâce.—Ruse qu'elle imagine.—Madame Récamier.—Pourquoi elle habite la province.—Motifs secrets pour lesquels elle veut aller en Suisse.—M. de Duras.—M. de la Salle.—Les gens de lettres.—Tactique de M. Fouché.
C'est maintenant le cas de parler des motifs d'exil de mesdames de
Chevreuse et autres que j'ai nommées.
Madame de Chevreuse avait été portée une des premières sur la liste qui fut envoyée de Paris à l'empereur, lorsqu'il était encore à l'armée après la bataille d'Austerlitz; elle aurait par conséquent été exilée comme toutes les personnes qui étaient sur la même liste, sans le secours de quelques amis de sa famille.
M. de Talleyrand était à Vienne, et fort lié avec madame de Luynes, belle-mère de madame de Chevreuse. Elle l'employa à détourner le coup qui menaçait sa belle-fille. M. de Talleyrand se servit de l'estime que l'empereur avait eue pour feu M. le duc de Luynes, qui était mort sénateur, et fit mettre sans peine sur le compte de l'étourderie toutes les légèretés de madame de Chevreuse. Non-seulement il la fit rayer de la liste d'exil proposée par la police, mais il la fit nommer dame du palais de l'impératrice.
Sans doute, il fut obligé de lui faire quelque peur pour la décider à accepter, mais c'était là une affaire entre elle et lui, car l'empereur n'attachait aucune importance à ce que madame de Chevreuse fût ou ne fût pas dans sa maison. M. de Talleyrand au contraire y en mettait beaucoup; il considérait la nomination de cette dame comme le seul moyen de la préserver des tracasseries que la police pourrait lui susciter, et afin de vaincre ses répugnances, il convint sans doute avec madame de Luynes de l'effrayer, en lui disant que l'empereur voulait qu'elle devînt dame du palais, comme il aura dit à l'empereur que la famille de Luynes le désirait. On abusait souvent ainsi de son nom. Madame de Chevreuse se résigna, mais elle vint toujours avec mauvaise grâce dans un cercle où on ne lui fit que des politesses; elle n'eut pas l'air de s'en apercevoir. Elle ne parut qu'en femme impolie et souvent mal élevée dans une cour où on ne l'avait admise que sur les instances de ses amis. On la souffrait, mais personne ne la voyait avec plaisir.
À l'époque de l'arrivée en France de la reine d'Espagne, l'empereur nomma de Bayonne des dames du palais pour tenir compagnie à cette princesse, qui allait se trouver un peu délaissée à Compiègne. Madame de Chevreuse, qui était alors dans une terre près de Paris, fut du nombre; toutes les convenances étaient observées dans le choix, tant en ce qui pouvait être agréable à la reine d'Espagne qu'en ce qui pouvait flatter madame de Chevreuse. Madame de Larochefoucauld, qui était dame d'honneur, fit part à celle-ci de la destination qu'elle avait reçue, en la prévenant du jour de l'arrivée de la reine à Compiègne, où elle l'invitait à se rendre.
On était loin de s'attendre à la manière dont cette jeune dame accueillerait le message; elle répondit net qu'elle n'irait point, et qu'elle n'était pas faite pour être geôlière. Tout le monde blâma cette manière de refuser; mais cette désapprobation ne suffisait pas. On fut obligé de rendre compte du fait à l'empereur, qui fit retirer la nomination de madame de Chevreuse, et l'envoya demeurer à quarante lieues de Paris.
J'ai été sollicité pendant trois ans pour demander son rappel, et j'avoue que je ne concevais pas que l'on mît tant de bassesse à le demander après s'être conduit avec tant d'insolence.
L'empereur disait quelquefois en parlant de cette famille: «Qu'elle prenne garde, je lui ferai voir la différence que je mets entre une généalogie d'épée et une généalogie de valets; si elle m'échauffe la bile, je ferai réviser la confiscation des biens du maréchal d'Ancre, qui a été odieusement assassiné, et si on la réhabilite, il ne manquera pas d'héritiers pour venir réclamer ses dépouilles à la famille de Luynes, qui n'a été enrichie que par cet odieux attentat[1].»
Madame de Staël avait été, non pas exilée, mais éloignée par suite d'une intrigue dans laquelle des rivaux la compromirent. Une femme d'une aussi grande célébrité est souvent exposée à voir mettre plus d'une épître à son adresse.
Lorsque j'entrai au ministère, elle était déjà dans cette situation. On lui a sans doute dit que c'était l'empereur qui avait spontanément ordonné son exil; rien cependant n'est plus faux. J'ai su comment elle avait été atteinte, et je puis certifier que ce n'est qu'à force d'obsessions, de rapports fâcheux, qu'il l'arracha à ses goûts pour le monde, et l'obligea à se retirer à la campagne. Cependant il ne pouvait pas la souffrir; il a même attaché trop d'importance à celle qu'elle donnait à sa personne et à son livre sur l'Allemagne. On essaya d'abord de la rendre plus circonspecte, mais toutes les tentatives furent vaines; on ne put la faire taire ni l'empêcher de se mêler de tout, de fronder tout; elle voulait conseiller, prévoir, administrer; l'empereur, de son côté, croyait pouvoir suffire à sa tâche. Il se fatigua de recevoir les lettres directes de madame de Staël, celles qu'elle écrivait à ses amis, qui les renvoyaient exactement au cabinet. L'empereur, lassé de voir venir les mêmes vues par tant de voies différentes, l'envoya distribuer ses conseils plus loin de lui.
Elle ne tarda pas à regretter la capitale, m'écrivit plusieurs fois pour y revenir; tantôt elle alléguait un prétexte, tantôt un autre; enfin elle imagina de feindre la résolution de passer en Amérique, mais elle était trahie par un de ses amis à qui elle avait fait part de son dessein. Je savais qu'elle se proposait d'abord de venir à Paris, que quant au voyage d'Amérique, elle verrait après, c'est-à-dire qu'elle prendrait le temps de la réflexion.
Personnellement, j'étais plutôt porté à consentir à la demande qu'à la refuser; je n'avais aucune raison de m'y opposer, parce que madame de Staël ne pouvait qu'être bien aise de ne pas être brouillée avec le ministre de la police. L'arrangement aurait donc pu nous convenir à tous deux, mais pour me faire une amie, encore la chose n'était-elle pas sûre, il fallait commencer par me faire, parmi les siens, dix ennemis que je n'étais pas en mesure de combattre; elle n'eût rien gagné au marché, et je ne pouvais qu'y perdre. Je n'osai pas risquer d'améliorer sa situation; je la plaignais d'avoir inspiré de la jalousie à nos beaux esprits, mais je m'en tins à son égard au passeport qu'elle avait demandé pour l'Amérique, prenant garde de ne pas être sa dupe, c'est-à-dire qu'elle ne me mît pas dans le cas d'avoir recours à des moyens qui me répugnaient.
On a aussi beaucoup crié contre l'exil de madame Récamier. En général, on parle de tout à tort et à travers sans trop savoir ce que l'on dit. Tout le monde avait connu les mauvaises affaires de la maison Récamier, à la suite desquelles madame Récamier avait été vivre en province; cela était fort honorable, mais il ne fallait pas s'y faire passer pour une victime de la tyrannie et écrire à tout le monde des balivernes de ce genre. Il aurait été plus juste de leur dire tout net que l'on avait perdu sa fortune par de fausses spéculations que d'en accuser l'empereur. Madame Récamier demeurait en province par raison, et elle disait à ses admirateurs, qui la sollicitaient de rentrer à Paris, que cela ne dépendait pas d'elle, voulant par là donner à penser que c'était l'empereur qui l'en empêchait, lorsqu'il ne pensait pas à elle. Cela fit qu'il ordonna que, si elle y revenait, on ne lui laissât plus former ce cercle de frondeurs au milieu duquel elle répandait avec affectation sa douleur; et pour parler plus franchement, je lui écrivis que je désirais qu'il n'entrât pas dans ses projets de venir à Paris si tôt, etc., etc. Elle n'avait aucunement celui d'y rentrer, mais elle fut fort aise d'avoir été exilée, cela la mettait à son aise pour répondre à une foule de solliciteurs vis-à-vis desquels cela lui donnait une position. Il y a encore un motif qui me détermina, et cela par intérêt pour elle-même; je voulus lui éviter les désagrémens qui auraient été la conséquence naturelle du voyage qu'elle allait entreprendre en Suisse. Si elle me lit, elle saura ce que je veux dire, et si un jour j'ai le plaisir de lui faire ma cour, je lui apprendrai, en lui demandant grâce, comment j'ai su si bien ce qui la concernait, et elle me saura gré de l'avoir engagée à rester à Lyon. J'ai eu la preuve que j'avais été bien informé, en voyant, dans les salons d'un prince d'Allemagne[2], le beau tableau que M. Gérard a fait de cette gracieuse dame, qui a voulu mettre son portrait à la place de sa personne dans ce palais.
Au reste, la haine que madame Récamier portait à l'empereur date, pour ainsi dire, des premiers jours du consulat. Voici quels en sont les motifs, on verra s'ils sont bien légitimes.
Lucien, pendant son ambassade d'Espagne, eut occasion d'envoyer en courrier à Paris un de ses amis qui l'avait accompagné en Espagne. Celui-ci, en passant à Dax, s'arrêta chez M. Méchin, préfet du département des Landes, et parmi les renseignemens que celui-ci le chargea de transmettre au premier consul sur la position de son département, il lui fit connaître toutes les peines qu'il se donnait inutilement pour découvrir d'où partait un journal rempli d'injures dégoûtantes contre le gouvernement, le premier consul et les membres de sa famille. Ce journal arrivait régulièrement, et était porté mystérieusement à domicile. M. Méchin en remit sept numéros au courrier, qui partit de suite pour Bordeaux. Le commissaire de police de cette ville était dans le même cas que M. Méchin, se plaignait du même journal, et en remit quatre autres numéros au courrier, qui arriva à Paris chez le premier consul avec onze de ces numéros, qui furent envoyés au ministre de la police, alors M. Fouché. Les informations qu'il prit lui apprirent bientôt que ce journal était rédigé à Paris, par un certain abbé Guyot, qui profitait de ses liaisons d'amitié avec M. Bernard, père de madame Récamier, l'un des administrateurs de la poste aux lettres, pour faire parvenir ce journal dans tous les lieux où il avait des connaissances, qui se chargeaient de le répandre.
L'arrestation de M. Bernard fut la suite de cette découverte. Au bout de quelque temps, il fut amené au ministère de la police pour y être interrogé. Cela avait lieu précisément le jour même où madame Récamier venait au ministère de la police pour connaître les motifs de l'arrestation de son père, en protestant de son innocence et sollicitant la permission de le voir. On ne la fit pas attendre. Elle le vit à l'hôtel du ministère, apprit les motifs de son arrestation et n'osa plus récriminer. Elle était alarmée sur les suites qu'aurait cette affaire; elle proposa de les prévenir par la démission de son père, M. Bernard, qui la donna sur-le-champ, et qui fut acceptée.
Le premier consul n'en entendit plus parler, et ordonna de mettre M. Bernard en liberté; madame Récamier, ne voulant pas reconnaître cet acte d'une généreuse justice, préféra conserver son aigreur, qu'elle fit partager à tous ses nombreux admirateurs.
Les exils de dames se réduisaient donc à ces trois-là; ceux d'hommes consistaient en très-peu d'individus que cette mesure avait obligés de vivre hors de leurs habitudes; car, pour ceux qui, sans cela, passaient leur vie dans leurs terres, en quoi pouvait-elle les contrarier?
Il n'y avait guère que M. de Duras qui avait d'abord été exilé assez loin; mais qui petit à petit s'était rapproché si bien, qu'il venait assez fréquemment à Paris, où on ne l'inquiétait en aucune façon. On faisait du bruit lorsqu'il était reparti, afin qu'il ne s'accoutumât pas trop à ces visites, mais c'était tout; tant qu'il n'avait pas repris le chemin de son département, on ne l'apercevait pas.
M. de la Salle était réputé homme de mouvement, capable de se porter à quelque coup d'éclat; on le tenta en Bourgogne, où il a justifié l'opinion que l'on avait de son caractère, car il n'attendit pas que les événemens du mois d'avril 1814 fussent arrivés pour prendre le parti de se prononcer.
Il y avait encore M. de Montrond, qui était exilé à Anvers; je lui ai dit à lui-même à qui il avait obligation de sa disgrâce; quant à l'empereur, il n'a fait qu'approuver la mesure qu'on lui a proposée.
Voilà en quoi consistaient, au mois de juillet 1810, tous ces exils contre lesquels on a tant crié; cela ferait rire de pitié, si de grands malheurs n'avaient été la suite, et, pour ainsi dire, la conséquence de cette altération journalière que l'on portait à la considération et au respect dû au gouvernement.
Une réflexion peut se placer ici: au moment de la grande puissance de l'empereur, c'est-à-dire après son mariage, il pouvait donner un libre cours à ce prétendu despotisme, à ce goût pour l'arbitraire qu'on lui a attribué. Cependant c'est à cette époque qu'il a accordé le plus de grâces et de faveurs. Je m'apercevais qu'on avait fait croire aux hommes de lettres qu'il les regardait comme ses ennemis, et déjà je commençais à avoir une opinion formée sur toutes les pratiques qui avaient été mises en oeuvre pour lui en aliéner beaucoup.
Comme il m'avait particulièrement recommandé de les bien traiter, je cherchai une occasion de faire connaissance avec eux: elle arriva tout naturellement. On avait adressé à l'empereur une foule de productions poétiques à l'occasion de son mariage, il m'écrivit de lui donner des renseignemens à cet égard; il s'agissait, comme on peut le croire, des écrivains et non de leurs productions, car, pour les vers, je distinguais bien ce que j'éprouvais en les lisant ou en les entendant réciter, mais en discuter le mérite était tout-à-fait au-dessus de mes forces.
Je fis réunir toutes ces productions littéraires, et me fis indiquer celles qui avaient réuni le plus de suffrages; je me fis en même temps représenter tout ce qui avait été composé dans de semblables circonstances depuis Louis XIV, et avait été jugé assez bon pour être conservé jusqu'à nous; on ne put me désigner que l'ode intitulée la Nymphe de la Seine, que Racine avait composée dans sa jeunesse à l'occasion du mariage de la dauphine. Elle est moins longue et me parut moins belle que la plupart de celles que le mariage de l'empereur avait fait éclore.
J'eus ainsi occasion, en exécutant les ordres qu'il m'avait donnés, de l'entretenir de chaque auteur en particulier, et de lui faire connaître que ces vers dont ils chargeaient les colonnes des journaux leur avaient été commandés par mon prédécesseur. L'empereur fut indigné, et me répondit: «On me l'avait dit mais je ne voulais pas le croire; voilà comment il faisait de tout; ainsi je passe pour avoir fait faire mon éloge.» Cette conduite l'avait blessé, il m'envoya l'ordre de lui proposer une répartition de cent mille francs aux différentes personnes qui avaient fait remarquer leur talent dans cette circonstance. Il ajouta que c'était le servir bien mal que de ne pas récompenser des auteurs qu'on avait mis en oeuvre. En effet, s'il n'eût pensé à eux, ces messieurs n'auraient jamais entendu parler de la gratification que je leur ai remise de sa part, et auraient été autorisés à se plaindre de lui, qui pourtant était étranger à l'oubli comme à la commande.
J'appris par là que c'était encore un des moyens de police pour acquérir de la fortune que de faire faire des vers; mais au moins lorsqu'on l'a si utilement employé pour son propre intérêt, il ne faut pas avoir l'impudence de venir imprimer à la face du monde que celui des libéralités duquel on s'enrichissait, et devant lequel on brûlait un encens qu'il ne demandait pas, était un tyran que l'on cherchait à détruire. En distribuant cette somme à toutes les personnes auxquelles elle était destinée, j'eus occasion de les voir l'une après l'autre, et j'avais soin de lire immédiatement après la pièce de poésie de celui avec lequel je venais de converser, lorsque j'étais encore plein de la curiosité de le connaître, et rarement on n'aperçoit pas quelque côté du caractère de l'auteur entre sa physionomie et une production qui avait dû nécessairement partir d'un mouvement de son âme.
CHAPITRE II.
M. Esménard.—Les académiciens.—M. de Chateaubriand.—M. Étienne.—M.
Jay.—M. Michaud.—M. Tissot.—Service que lui rend l'empereur.—Comment
M. Tissot en prouve sa reconnaissance.—Il succède à Delille.
C'est à cette occasion-là que j'ai connu particulièrement M. Esménard; j'avais lu son poème de la navigation, et je ne concevais pas qu'un homme qui avait fait une aussi belle chose pût mériter d'être abreuvé de la calomnie dont il était couvert. Lorsque je me l'attachai, j'entrepris de le secourir; j'avais des moyens de faire des générosités, tant par la fortune que l'empereur m'avait donnée que par les avantages de mon emploi. J'aidai M. Esménard, et en débarrassant son esprit de tout ce qui le tourmentait, j'eus un homme entièrement dévoué et d'un talent supérieur, qu'il me consacra tout entier ainsi que son temps. Il m'a servi fidèlement; il aimait l'empereur avec sincérité, et n'a jamais craint de me dire la vérité; il m'a fait faute plus d'une fois, j'ai eu lieu de regretter sa mort. C'est par lui que j'ai connu les hommes de lettres, tant sous le rapport du talent que dans ce qui leur était personnel; j'étais préparé à ce qu'il me dirait beaucoup de mal, ayant autant d'ennemis, et j'en eus encore une bonne opinion, parce qu'il ne décriait même pas ceux qui le déchiraient sans pitié. Je ne parle de lui ici que dans les relations que j'ai eues avec lui. Cet homme de talent me coûta bien des soins, car la jalousie qu'il inspirait ameuta tout le Parnasse contre son protecteur.
À mesure que je faisais connaissance avec tous nos académiciens, je voyais que cette savante société était dominée par une coterie qui épiait toutes les places qui venaient à y vaquer pour y faire nommer quelques uns de ses amis, et que hors d'un certain cercle il n'y avait point d'espérance d'y être admis, quelque mérite qu'on eût eu.
Je me mis dans la tête de faire mettre quelques uns des miens sur les rangs, non pas par amour-propre, mais pour avoir les moyens de repousser les attaques qui me seraient venues de ce côté, car je voyais bien qu'elles seraient fréquentes et surtout dangereuses, parce que la partie de littérature que j'aurais pu négliger serait précisément devenue une arme puissante à employer pour nuire au ministre de la police; j'étais d'ailleurs effrayé de la quantité de livres que l'on portait chez moi dans une semaine, et si je n'avais pas eu vingt personnes pour les faire lire et y apercevoir le côté répréhensible, aussitôt que la méchanceté aurait pu le faire, mon temps aurait été employé à croiser le fer avec des intrigues qui auraient pris à tâche de se jouer de moi.
Je formai ainsi le projet de faire entrer M. Esménard à l'académie, et m'employai si bien, que je lui fis donner une majorité de suffrages sans laquelle il aurait infailliblement été rejeté.
Je fus aidé en cela par des hommes en place qui faisaient partie de la classe des belles-lettres.
Ce petit triomphe m'enhardit; peu de temps après Chénier vint à mourir; et je voulus y faire entrer M. de Chateaubriand; je réussis à le faire nommer, et quand je n'aurais fait que cela pour les lettres, je croirais avoir bien mérité d'elles. Mais quant à sa réception, elle souffrit des difficultés, et on ne put obtenir de lui de les vaincre; il avait pu justement se trouver offensé d'une mesure à laquelle la classe académique crut devoir le soumettre.
MINISTÈRE DE LA POLICE.
MM. ÉTIENNE, JAY, TISSOT, MICHAUD.
J'éprouvais le besoin de former autour de moi une petite réunion d'hommes d'esprit autant que sages et éclairés. Je connaissais M. Étienne pour l'avoir vu souvent à l'armée, et je savais qu'il était agréable à l'empereur, qui l'estimait beaucoup; mais M. Étienne avait une répugnance insurmontable à entrer en contact avec le ministre de la police générale. Ce ne fut qu'à la mort de M. Esménard que je parvins, par l'intermédiaire de M. Arnault, membre de l'Institut, digne de la plus grande estime, à déterminer M. Étienne à accepter la division vacante, et qui n'avait pas le plus léger rapport avec le reste du ministère. L'empereur approuva ce choix, et j'eus beaucoup à m'applaudir de l'avoir fait, tant je trouvai de loyauté, de raison dans M. Étienne. J'aurais de bien nobles traits à citer de cet homme, d'un esprit si brillant et d'un coeur si droit.
Je ne connaissais M. Jay que pour en avoir entendu parler comme d'un homme de beaucoup d'esprit et d'instruction. Après avoir suivi en Italie M. le duc d'Otrante, qui lui avait confié l'éducation littéraire de ses enfans, il avait quitté ce ministre lorsqu'il s'était embarqué à Livourne pour se rendre en Amérique, et venait de rentrer à Paris. M. Jay appréhendait beaucoup les préventions qu'il me supposait contre toutes les personnes qui avaient appartenu au duc d'Otrante. Je ne le laissai pas beaucoup dans l'incertitude. Je l'appelai près de moi, et je fus si content de sa personne, de ses sentimens politiques, qu'il ne prit aucun soin de cacher, et de la modération de son esprit, que je résolus de l'attacher à mon cabinet, au titre qui lui conviendrait le mieux. Je lui confiai la fonction de traduire et d'analyser les productions anglaises, qui abondaient au ministère de la police, par l'entremise des commissaires de Boulogne. M. Jay accompagnait les rapports qu'il me faisait sur ces ouvrages d'observations sur la direction politique de ces publications. Son travail était envoyé directement à l'empereur, qui m'a chargé plusieurs fois d'en témoigner sa satisfaction à l'auteur. Quelque temps après, il m'ordonna de le charger de la direction du journal de Paris.
On m'avait parlé de M. Michaud sous les rapports les plus avantageux; il s'occupait alors de son bel ouvrage sur les croisades. Je saisis toutes les occasions de l'attirer chez moi, et j'eus lieu d'être aussi satisfait de son dévoûment que tout le monde l'était de son esprit: il s'était rallié de bonne foi au gouvernement impérial. Meilleur juge que moi du caractère et des dispositions des hommes, et connaissant les sentimens de M. Michaud, comme son talent, l'empereur m'ordonna de le placer sur la liste des bénéfices, lors de la répartition des actions de la Gazette de France. Depuis, l'empereur ne l'oublia jamais dans toutes les circonstances où il voulut accorder quelques récompenses aux gens de lettres. Je n'eus jamais qu'à me louer de mes rapports avec M. Michaud, qui, de son côté, n'eut jamais à se plaindre de mes procédés envers lui; je crois qu'il ne me refuserait pas cette justice.
J'avais entendu parler de M. Tissot comme auteur de plusieurs productions littéraires. Je savais encore qu'il devait à l'empereur de n'avoir pas été la victime des plus lâches ressentimens d'ennemis implacables, qui avaient voulu le faire comprendre dans les déportations qui eurent lieu après l'affaire du 3 nivose. Sur les représentations de MM. Monge, Bertholet, Cambacérès et de madame Bonaparte, qui le connaissaient depuis long-temps, le premier consul le raya lui-même de la liste fatale; mais comme on insistait encore pour l'éloigner au moins de Paris, le premier consul ordonna l'examen le plus sévère de la conduite de M. Tissot pendant la révolution, et comme on ne trouva aucun fait à sa charge, le général Bonaparte jugea combien les passions étaient en jeu dans cette circonstance, et le rendit à sa famille. Depuis cette époque, deux hommes, exaltés par l'esprit de parti, vinrent lui confier le dessein qu'ils avaient conçu d'attenter aux jours du premier consul; le sacrifice qu'ils avaient fait de leur vie pouvait assurer le succès de leur criminelle entreprise; ils y renoncèrent à la voix de M. Tissot. Cette bonne action était restée ensevelie dans le silence pendant plusieurs années. Je l'appris par hasard, et je m'empressai de la faire connaître à l'empereur. Il en fut touché, et c'est alors qu'il me raconta lui-même en détail comment il avait sauvé M. Tissot du plus grand des dangers, dans un moment où chacun voulait satisfaire ses haines particulières à la faveur d'une circonstance aussi terrible que l'attentat du 3 nivose.
Je ne révélai point, et je ne devais point révéler cette circonstance à M. Tissot, et jusqu'à la lecture de mon ouvrage il l'ignorera. Elle me donna l'envie de le connaître personnellement. Il vivait alors dans la retraite, ne s'occupant que des lettres et d'un emploi dans les droits-réunis, dont le chef, M. François de Nantes, un des hommes les plus spirituels de France, avait beaucoup d'amitié pour lui. Nous eûmes ensemble une entrevue pleine de franchise. Je n'avais en ce moment à lui offrir dans mon ministère aucune fonction qu'il pût accepter; je me bornai à lui demander s'il voulait se charger de me signaler les ouvrages de littérature et d'art qui méritaient l'attention publique, et de m'indiquer les jeunes talens qu'il fallait encourager: j'attachais la plus haute importance au bonheur de contribuer à favoriser son choix. M. Tissot accepta ce genre de travail et s'en acquitta avec autant de zèle que de bienveillance. Plus d'une personne lui a dû, sans le savoir, d'honorables récompenses de l'empereur. Les jeunes gens surtout avaient en lui un ami et un avocat plein d'ardeur. Plus tard, l'empereur me donna l'ordre de confier la rédaction de la Gazette de France à M. Tissot.
À la mort de l'abbé Delille, qui l'avait choisi pour suppléant dans sa chaire de poésie latine, le premier mouvement de l'empereur fut de penser à M. Tissot; il vit avec plaisir les suffrages du collége de France et de l'Institut le lui proposer pour successeur de l'abbé Delille; M. Tissot fut donc nommé professeur en titre.
L'empereur a toujours fait un cas particulier de la droiture et du jugement de cet écrivain; je l'ai vu une fois le faire appeler près de lui pendant les cent jours.
Avec ce petit aréopage, je me crus en état de prévenir les effets de la prévention, de paralyser la malveillance qui me supposait des intentions hostiles et des sentimens qui étaient loin de ma pensée; je jugeais, au contraire, dès mon entrée au ministère, que, pour bien servir l'empereur, il fallait me tenir dans la ligne de la modération, et n'écouter aucune haine personnelle. Je voulais surtout agréer aux gens de lettres, en marquant leurs succès et leur noble attitude dans la littérature et dans la politique. Les hommes estimables que j'avais choisis me secondèrent admirablement par leur bienveillance et leur zèle pour tous les talens. Quant à mon influence sur ces écrivains, les personnes qui possèdent les journaux de l'époque peuvent se convaincre qu'ils n'ont pas craint de professer hautement alors des principes qui plusieurs fois, depuis la restauration, les auraient conduits à la police correctionnelle. Mais le gouvernement était fort, sa théorie nationale; il avait rallié tous les esprits et tous les partis. On aurait regardé comme un fou celui qui aurait prêché la discorde, nous ne nous inquiétions pas de la liberté de telle ou telle opinion. J'adjure ces messieurs de déclarer dans quelles circonstances j'aurais pu les inviter ou les autoriser à employer le subterfuge et la ruse pour donner telle ou telle direction à l'esprit public. Fort de mon innocence à cet égard, je reste convaincu, de mon côté, qu'ils ne se seraient prêtés à aucune lâche complaisance, car ils avaient beaucoup d'indépendance, et jamais peut-être l'empereur n'a entendu, sur certaines matières, des vérités aussi fortes que celles que j'ai puisées quelquefois dans leurs conversations, les plus libres peut-être qui aient eu lieu dans Paris, et dont aucun d'eux ne craignait jamais les conséquences. La liberté de ces entretiens fut même rapportée à l'empereur par des personnes dont le zèle officieux est toujours prêt à nuire.
Je commençais à prendre racine dans des fonctions dont je n'avais aucune idée quelques mois auparavant, et j'avais déjà moins peur du contact dans lequel j'étais obligé d'entrer avec toutes les imperfections humaines.
CHAPITRE III.
Bal de la garde impériale.—Fête du prince Schwartzenberg.—Incendie de la salle de bal.—L'empereur.—Impression que fait cet accident.—Composition du cabinet.—Intrigues diverses.—M. Ferrand.—Le chambellan.—Coteries, faux rapports.—Manière dont je les déjoue.
Ce fut au mois de juillet ou d'août de cette année 1810 qu'arriva l'horrible événement de l'incendie de la salle du bal à l'hôtel du prince Schwartzenberg.
Il donnait ce jour-là un bal à l'occasion du mariage de l'empereur avec la fille de son souverain. Je crois que celui que donna la garde impériale à la même occasion n'eut lieu que quelque temps après; toute la ville de Paris fut à cette fête, qui eut lieu à l'École-Militaire, où il ne se passa pas le moindre accident. Mais il n'en fut pas de même chez l'ambassadeur d'Autriche.
L'on avait construit, à côté de l'appartement principal de son hôtel, une vaste salle de bal, en charpente extrêmement légère. La tenture était en toile, recouverte d'étoffe brillante. En général, l'élégance et la grâce étaient tout ce que l'architecte chargé de cette construction avait cherché. Cette vaste salle, magnifiquement décorée, était éclairée par une grande quantité de lustres qui étaient suspendus à sa voûte.
On y arrivait par une galerie décorée de la même manière.
Les personnes invitées eurent bientôt rempli la salle ainsi que tous ses dégagemens. L'empereur avec l'impératrice, la reine de Westphalie, la vice-reine d'Italie étaient arrivés, et le bal était dans sa plus grande vivacité, lorsqu'une bougie mit le feu en s'inclinant à une des guirlandes de fleurs artificielles qui décoraient le pourtour de la galerie. Le courant d'air étendit le feu avec la rapidité de l'éclair et le porta jusqu'à la salle du bal, qui fut enflammée dans un clin d'oeil.
L'empereur était au milieu de la salle; il attendait le secours des pompiers, et fut fort mécontent de leur lenteur. Le danger devenant imminent, il emmena l'impératrice, la reconduisit aux Tuileries, et revint chez le prince de Schwartzenberg pour voir ce qui s'y passait; il avait déjà jugé que cet horrible accident serait accompagné de quelques malheurs. Aussitôt qu'il fut sorti avec l'impératrice, la peur s'était saisie de tout le monde; chacun avait fui par toutes les issues et cherchait à s'échapper.
Il y avait quelques degrés pour descendre de cette salle dans le jardin, l'ambassadeur de Russie, le prince Kourakin, ne les voyant pas, tomba, et fut foulé aux pieds de tout le monde. Comme il tardait à se relever, la flamme le saisit dans cette position et le mit dans un état qui fit craindre long-temps pour sa vie.
Les pièces de bois principales de cette légère architecture furent consumées en un instant, et sa vaste entrée avec tous les lustres tomba sur les personnes qui n'avaient pas encore pu sortir. Les pompiers ne firent pas preuve de vigilance dans cette occasion: à la vérité ils n'eussent pu, dans aucun cas, sauver la salle; mais s'ils avaient été en mesure, ils auraient retardé les progrès de l'incendie de manière à donner à tout le monde le temps de l'évacuer.
Ils n'avaient même pas d'eau dans leurs pompes; il s'était passé plus d'une demi-heure avant qu'ils fussent en état d'agir. L'empereur était présent et ne se retira que quand le feu fut tout-à-fait éteint. Il prenait part à l'affliction du prince de Schwartzenberg, à qui il disait des choses rassurantes. Il envoya chercher le préfet de police, auquel il témoigna beaucoup de mécontentement, et je crois que c'est de ce jour qu'il résolut de le changer aussitôt qu'il aurait trouvé quelqu'un pour le remplacer. La place exigeait un homme particulièrement propre aux détails sans nombre qui en dépendent, et il y en a peu qui soient en état de la bien remplir. Lorsque le feu fut éteint, l'empereur retourna à Saint-Cloud, et me fit dire de venir le lendemain de bonne heure lui rendre compte des résultats de cet événement. Ce ne fut qu'au jour que l'on retrouva sous les restes des bois brûlés de la salle le corps de la princesse Schwartzenberg, femme du frère aîné de l'ambassadeur; sortie heureusement de la salle, elle était rentrée pour chercher ses enfans qu'elle n'avait pas vus sortir. À peine était-elle sous cette voûte enflammée, que la charpente s'écroula, et la consuma au point qu'on ne put la reconnaître qu'à quelques débris de bijoux.
La comtesse de la Leyen mourut quelques jours après de ses brûlures, ainsi que la femme du consul-général de Russie, et madame Touzard, femme d'un officier-général du génie; beaucoup d'autres furent grièvement blessées et souffrirent long-temps des suites de cet horrible événement, qui fut pendant long-temps le sujet des conversations de toute la France. Je reçus, dans ce temps-là, une correspondance bien extraordinaire. On y rappelait l'événement arrivé au mariage de la dauphine, la feue reine de France. Tout le monde en parlait; on faisait des rapprochemens, et on allait même jusqu'à conjecturer des choses qui auraient paru ridicules à l'homme le moins sensé, et qui pourtant se sont, en grande partie, vérifiées. Ce n'est point exagérer que de dire que l'on fut frappé de l'idée qu'il y avait une mauvaise destinée inséparable de nos alliances avec l'Autriche. Cette opinion s'établissait, et j'eus à surmonter beaucoup de difficultés pour en détruire les fâcheuses conséquences.
J'ai dit plus haut qu'après avoir divisé la surveillance que j'observais dans Paris, je n'y trouvai rien de bien important, et que je l'envisageai ensuite sous un autre rapport. Voici ce que j'ai voulu dire.
Je ne voyais que le mal qui était produit, et pendant que j'en cherchais les causes, il en arrivait d'un autre côté; ensuite je reconnaissais déjà que la facilité avec laquelle on abordait l'empereur fournissait à la méchanceté beaucoup d'occasions de débiter des contes qui lui étaient rapportés comme des propos de telle ou telle classe de la société, ou comme venant d'hommes à spéculations qui cherchaient à faire baisser les fonds pour favoriser quelques opérations. J'avais remarqué que, la plupart du temps, ces contes n'étaient que le résultat de l'imagination de quelques cerveaux creux ou oisifs, qui abusaient de l'accès qu'ils avaient près du souverain, pour prendre tout à la fois une apparence de zèle pour son service, et favoriser en même temps des projets d'ambition particulière; la confiance exclusive de l'empereur paraissait être disputée entre quelques individus qui épiaient toutes les occasions de pousser à des places dans son intimité leurs amis et leurs obligés, afin de l'entourer d'une atmosphère tout à leur dévotion. Je voyais conduire de front des intrigues de laquais pour faire entrer des protégés dans toutes les différentes parties du service de la maison de l'empereur; depuis celui du grand-maréchal, du grand écuyer, du grand chambellan, on avait songé à pénétrer jusqu'au cabinet de l'empereur.
Ce cabinet était organisé ainsi. Ce que l'on appelait le cabinet particulier n'avait qu'un seul secrétaire dit du ille, qui était M. de Menneval; il en fut ainsi jusqu'au retour de Russie, que l'état de la santé de ce dernier obligea l'empereur de le remplacer, après l'avoir toutefois placé près de l'impératrice comme secrétaire des commandemens, lors de l'institution de la régence, et avec mission de lui écrire tous les jours pendant qu'il était absent.
M. Fain, archiviste, occupait un cabinet séparé avec les archives, où les papiers du cabinet particulier ne devaient être déposés qu'après la consommation des affaires auxquelles ils se rapportaient; il n'entrait au cabinet de l'empereur que lorsqu'il y était appelé, et pour l'instant où l'empereur en avait besoin.
MM. Mounier et Desponthons, secrétaires du cabinet, occupaient un bureau commun séparé. Le premier était chargé de la traduction des gazettes étrangères et s'était associé pour ce travail des traducteurs de son choix, il recevait pour ce service 50,000 francs par an, et cependant je ne manquais pas d'envoyer exactement les gazettes anglaises toutes traduites à l'empereur, parce que je les recevais le premier. M. Desponthons était chargé du travail relatif au génie, et il était par là même moins employé. M. Dalbe était chargé du travail relatif aux cartes et avait avec lui deux ingénieurs géographes avec lesquels il occupait un cabinet séparé. Par cette division, l'intrigue ne put se donner d'accès au cabinet particulier ni dans les bureaux: aussi chercha-t-elle à mieux réussir près de l'impératrice en voulant y pousser ses créatures. Le premier essai fut de placer M. de Narbonne grand-maître de sa maison, et, quoique l'empereur goûtât assez M. de Narbonne, il refusa cette nomination, que, de son côté, l'impératrice repoussait encore plus fortement que lui. M. de S*** se donna beaucoup de mouvement pour faire nommer comme secrétaire des commandemens de l'impératrice, d'abord un M. de Gillevoisin, sa créature, ensuite M. Ferrand, le même qui a été célèbre en 1814, par l'occupation des postes. Mais l'empereur avait un contrôle invisible qui lui fit repousser toutes ces insinuations; il ne voulut mettre près de l'impératrice que quelqu'un d'incorruptible: c'est pourquoi il s'imposa plus tard le sacrifice de M. de Menneval, qui lui était cependant si nécessaire.
J'ai été un des premiers à voir où ce malheureux tripotage nous mènerait à cause de la facilité avec laquelle on faisait retentir par cent bouches, un propos lancé avec intention contre quelqu'un qu'on voulait perdre.
J'ai eu le courage de dire là-dessus à l'empereur même ce que je voyais et ce que l'on me disait; je ne lui ai rien caché, et l'expérience n'a que trop prouvé combien peu étaient dignes de son estime et de son affection ceux qui se disputaient ses faveurs, en regardant comme un tort personnel qu'on leur faisait, les marques de bienveillance qu'il accordait à ses plus anciens serviteurs.
L'empereur, que l'on a long-temps voulu faire passer pour un homme sombre, méfiant, était bon jusqu'à l'excès et confiant dans tout ce qui ne l'avait jamais trompé; il croyait un bien plutôt qu'un mal, jusqu'à ce qu'il eût pris, comme il le disait, la main dans le sac. Il fallait beaucoup d'adresse pour perdre quelqu'un dans son esprit; je n'ai remarqué, de ce côté-là, qu'une chose qu'on puisse lui reprocher, c'est que, lorsqu'il s'apercevait qu'il avait été trompé, il ne témoignait pas son mécontentement avec assez de force aux calomniateurs, qui retombaient quelque temps après dans les mêmes ornières.
Il se serait évité bien des embarras, s'il avait fait une justice éclatante de la première calomnie qui lui a été rapportée.
J'ai dit qu'il était confiant dans tout ce qui l'entourait d'habitude; je vais en citer un exemple entre cent qu'il me serait facile de rapporter.
Je l'accompagnais comme son aide-de-camp dans une revue qu'il fit à Vienne du 7e régiment de hussards, après la bataille de Wagram. Il nommait aux emplois vacans, et donnait des récompenses aux officiers et soldats qui avaient été blessés pendant la campagne. Le colonel du 4e régiment lui demanda la destitution d'un officier qui n'était pas présent à la revue, et qui vivait à Vienne dans la plus dégoûtante débauche, de laquelle on n'avait pas pu le tirer, même pour se trouver à son devoir d'honneur le jour de la bataille de Wagram.
L'empereur non seulement le destitua sur-le-champ, mais ordonna qu'il en fût fait un exemple, et dit au prince de Neuchâtel, qui en prit note, de faire arrêter cet officier et de le mettre à un conseil de guerre. Avant de quitter la revue, l'empereur nomma à son emploi un des sous-officiers du régiment. La coutume était de faire signer le même soir à l'empereur le décret définitif de toutes les nominations qu'il avait faites en passant la revue d'un corps. Le prince de Neuchâtel le servait avec un zèle qui ne contribuait pas peu à le faire tant chérir des soldats. Ils savaient que toute chose qui les intéressait était aussitôt expédiée par lui qu'elle avait été ordonnée par l'empereur.
Lorsqu'il avait signé un travail quelconque, on le renvoyait de son cabinet à la secrétairerie d'État, qui, après l'avoir minuté, le faisait passer aux différens ministères dans les attributions desquels il devait être classé.
Le décret de destitution de cet officier de hussards et celui de nomination à son emploi furent donc envoyés à ce bureau. Il n'y eut pas moyen d'empêcher son exécution; mais on fit si bien près du prince de Neuchâtel, que le conseil de guerre n'eut pas lieu; l'officier destitué reprit le chemin de Paris, où, deux mois après le retour de l'empereur, les mêmes protecteurs le firent comprendre dans une nomination de chambellans. On se garda bien de laisser soupçonner à l'empereur que cet individu qu'on faisait entrer dans sa maison était ce même officier de hussards chassé deux mois auparavant. On alla plus loin: on fit rétablir ce gentilhomme sur les contrôles; on le vit en moins de deux ans chef d'escadron et membre de la Légion-d'Honneur. Je ne connaissais pas ce chambellan pour être l'officier de hussards que j'avais vu dénoncer par son régiment; ce ne fut que long-temps après que j'en parlai à l'empereur, pour lui démontrer combien l'intrigue était astucieuse pour jeter dans son intérieur des hommes qui n'avaient d'autre mérite que de bien rapporter ce qui s'y passait.
On mettait le même soin à introduire dans les maisons des membres de sa famille tout ce que l'on trouvait de bon à être employé de cette manière, pour nuire aux personnes qui y exerçaient déjà des emplois.
L'empereur fut fort mécontent de ce qu'on l'avait trompé ainsi; mais nous étions déjà trop engagés dans de mauvaises circonstances pour pouvoir rien changer à la marche que l'on suivait depuis long-temps.
Tout ce que je voyais de ce côté-là me dégoûtait des fonctions du ministère de la police; il aurait fallu, ou tromper l'empereur à la journée en se rendant le complice de toutes ces misérables intrigues, ou s'exposer à mille tracasseries en voulant les croiser; je ne pouvais cependant pas y rester indifférent. Je composais avec celles qui étaient de nature à avoir quelques fâcheux résultats; je prévenais les principaux acteurs que je n'étais pas le seul qui eût les yeux ouverts sur les imperfections de ce monde, que je désirais de tout mon coeur qu'il n'y eût jamais que moi pour contrarier leur petites allures, mais que je les avertissais que, s'il était jamais question d'eux, je ne mentirais pas d'une syllabe pour les préserver de ce qui devait leur arriver.
J'ai tenu exactement parole; malgré cela, quelques uns et quelques unes ont eu à se plaindre, ils m'ont soupçonné, même accusé; ils avaient d'autant plus tort, que je n'ignorais rien, absolument rien de ce qui les concernait, et que, loin de leur nuire, j'ai quelquefois arrêté l'orage en détournant les regards de l'observateur. J'ai plus d'un ennemi en ce moment qui me doit de la reconnaissance sous ce rapport; il me serait facile d'en administrer les preuves. En général, ces vilaines tracasseries de société étaient sans fondemens réels; elles étaient pour moi le signal de quelque dénouement d'intrigues préparées de longue main, et en même temps le masque que prenait la méchanceté, lorsqu'elle voulait porter atteinte à quelqu'un. Je pris le parti de chercher à tromper moi-même cette sorte de monde, plutôt que d'être sans cesse occupé à rompre ses intrigues.
Je fis fabriquer des histoires, et je parvins bientôt à les inoculer si bien à la crédulité de nos agréables, qu'on venait me les rapporter pour nouvelles. Comme il y en avait quelques unes de mordantes, et que quelquefois même elles atteignaient des personnes qui étaient dans mon intimité, je distinguais la méchanceté avec laquelle on attribuait les plus piquantes aux personnes pour lesquelles on aurait voulu que je fusse mal disposé, et les avantageuses, on les attribuait à celles pour lesquelles on voulait que je fusse bien. J'avais l'air de croire tout, je récompensais même le zèle du conteur, qui pourtant ne me rapportait que ce qui était sorti de chez moi; mais il l'avait brodé, corrigé et augmenté à n'y presque plus rien connaître. Ce moyen me réussit quelque temps, mais tout s'use, particulièrement à Paris.
Plus j'allais en avant, et moins je concevais qu'un grand État eût besoin d'une administration dont je sentais toute la faiblesse, pour ne pas dire la nullité; je voyais bien l'état de l'horizon, mais je n'en apercevais pas les causes.
Je pouvais bien, ainsi que cela s'était déjà pratiqué, faire du bruit pour l'apaiser ensuite: cela peut être utile quelquefois; je l'ai fait aussi lorsque je voulais que l'on me crût loin d'une chose que j'allais saisir, et dont un regard pouvait m'éloigner. Tout cela ne me satisfaisait pas, et ne concernait d'ailleurs que des opérations particulières. Je n'avais pas plus tôt réussi à une chose qu'elle ne m'occupait plus; c'était la besogne à faire, et ce que je n'apercevais pas qui me tourmentait.
Il y avait telle partie de ma volumineuse correspondance que je dévorais; je ne gardais pour me reposer que celle qui était relative au monde.
Je voyais, par la première, que Paris exerçait une influence énorme sur les départemens, et que cette ville elle-même était soumise à l'influence qu'elle recevait tant du gouvernement que des étrangers.
Celle qui s'exerçait par le gouvernement se faisait sentir par tout ce qui lui était attaché, ou qui vivait par lui. Quoique cela composât un personnel fort nombreux, néanmoins il aurait été difficile de s'en servir pour former l'opinion contre quelques événemens qui auraient lésé trop d'intérêts.
CHAPITRE IV.
Esprit public en France.—Ses fluctuations.—Peu de confiance dans les communications officielles.—Courriers des ambassadeurs.—Ligne de correspondance avec l'Angleterre.—Agent de la reine d'Étrurie.—Papiers trouvés sur lui.—La reine d'Étrurie envoyée à Rome.—Modération de l'empereur.
L'opinion en France a toujours été comme l'atmosphère, et proportionnée à l'harmonie qui régnait entre nos affaires et celles des autres puissances de l'Europe.
Dans une guerre, lorsque l'on gagnait des batailles qui devaient amener la paix, tout allait au mieux; y en avait-il une de douteuse, tout était au pire. Était-on en temps de paix, on observait les actes du gouvernement et ses opérations de finances, qui devenaient aussitôt le régulateur des entreprises de chacun de ceux qui avaient besoin de la tranquillité pour se livrer à des spéculations. Les ennemis du gouvernement personnellement suivaient cette fluctuation; ils reprenaient ou perdaient courage selon que l'état des affaires politiques leur rendait ou enlevait des espérances de succès. Une bataille perdue sur l'Elbe se faisait sentir un mois après sur les bords de la Loire.
Une bataille gagnée dans les mêmes parages semblait assurer des années de tranquillité; quand ce n'était plus le temps des batailles, on avait un autre thermomètre: comme l'espérance est la consolation des malheureux, alors on se traînait dans l'intrigue, en attendant qu'une circonstance heureuse vînt faire prendre une autre attitude.
C'est au milieu de tous les inconvéniens résultant de cet état de choses que j'ai dû vivre pendant tout le temps de mon administration; il fallait que je fusse préparé pour toutes les hypothèses, et il n'y a que des insensés, ou des sots, qui prennent les Français pour tels, en se persuadant qu'on leur en impose sur un événement qu'ils ont autant d'intérêt à connaître que celui qui voudrait les abuser en aurait à les tromper.
J'ai reconnu tout de suite cette vérité, et je ne me suis jamais inquiété que de porter remède aux suites d'un fâcheux événement, et jamais je ne l'ai dénaturé.
Les personnes qui m'en faisaient un reproche près de l'empereur, en mettant cela sur le compte de la malhabileté, étaient des sots qui trompaient l'empereur, et ne trompaient que lui, en persistant dans le système de silence qui laissait à la malveillance le droit d'exagérer le mal et d'atténuer le bien. On disait ensuite qu'il fallait éclairer l'opinion, empêcher qu'on ne tînt de mauvais propos, et on profitait de ce que l'on ne pouvait pas faire, pour parler mal de tout ce que l'on voulait perdre. On n'abuse point l'opinion sur des faits dont l'Europe est imbue; les Français ne sont point des Hottentots: malheur à celui qui croira les duper impunément! Ils sont patiens, ils souffrent, mais ils se vengent quand l'occasion s'en présente, et les malheureux qui, en rapportant tout à leur vanité, ont attiré sur celui qu'ils voulaient servir un moment d'humeur de la part de la nation, méritent d'être livrés à toute son indignation en réparation des maux qu'ils ont attirés sur elle.
C'était donc le plus souvent lorsque l'on aurait dû faire agir l'influence administrative sur l'opinion, qu'elle se montrait rebelle, méfiante dans tout ce qui lui paraissait officiel; ceux qui voulaient persuader le contraire cherchaient à s'en faire accroire, pour avoir au moins un air de bonne foi en induisant en erreur celui qui devait connaître toute la profondeur du mal, lorsqu'il dépendait encore de lui d'y apporter du remède.
L'influence étrangère s'exerçait sur Paris par le besoin que tout le monde avait de la paix.
Tous ceux qui avaient des fortunes nouvelles à transférer depuis les extrémités de la Pologne jusqu'au midi de la France; tous ceux dont les spéculations ou la conservation des emplois lucratifs ne pouvaient avoir de solidité que par la consolidation des institutions de l'empire, lesquelles ne pouvaient en prendre que par la durée de son pouvoir, et celui-ci paraissait chancelant, à chaque renouvellement de campagne; en un mot, chacun voyait qu'une lutte ou une bataille perdue perdrait mille familles, dont les destinées étaient toutes écrites au revers de la même médaille. C'est cette conviction qui rendait les esprits aussi inquiets et susceptibles d'être promptement altérés. Un succès les remettait comme un coup de soleil remet le temps après un orage, mais cela ne rendait pas la sécurité.
Le peu de confiance que l'on avait dans les communications officielles, qui étaient les seules que l'on donnait à la curiosité publique, avait dirigé celle de toute la société vers des informations étrangères. C'est dès-lors que les emplois diplomatiques ont été très recherchés, et que quelques uns de ces messieurs ont eu ce qu'on appelait tout-à-fait un crédit sur la bonne foi publique. Ils donnaient des nouvelles en retour de celles qu'ils se faisaient rapporter; c'est de cette manière que l'influence étrangère s'exerçait sur Paris, et ce n'était pas en se renfermant dans un silence absolu qu'on pouvait arrêter ses ravages. Or, qui est-ce qui pouvait parler? C'était le ministère. Je n'ai pas le projet de dire s'il fit bien ou mal, je ne veux que raconter les calamités qui furent la suite de la marche que l'on avait cru devoir prendre.
Lorsque je me suis aperçu de cette pente vers les informations étrangères, j'ai dû observer de quel côté nous venaient les bonnes et les mauvaises, et ce ne fut que de cette époque que je jetai mes regards autour du cercle d'un ambassadeur. Le lendemain du jour où il avait reçu un courrier, je faisais aborder le courrier afin d'apprendre quel air on respirait au moment de son départ dans le pays d'où il avait été expédié. S'il n'en savait rien, celui qui le suivait en savait ordinairement davantage. On trouve parmi les messagers des hommes fort intelligens, et qui écrivent le journal de leur voyage aussi bien que pourrait le faire un bon officier d'état-major.
Lorsque plusieurs courriers arrivaient coup sur coup aux envoyés des grandes puissances, c'était moins chez eux que l'on trouvait ce qu'il y avait d'important à apprendre que chez les envoyés des petites puissances, dont l'intérêt à être bien informés est immense pour eux, parce que c'est un moyen de crédit dans leurs cours.
Chacun des envoyés de ces petites puissances gravite autour de celui d'une grande; il lui paie un tribut d'hommages, et lui donne les informations qui sait se procurer, pour obtenir que ses courriers se chargent de ses dépêches, parce que l'on ne lui a pas alloué assez d'argent pour en expédier directement lui-même.
En même temps, il profite du patronage qui s'est établi par ces communications pour demander des nouvelles de sa cour, que le dernier courrier a apportées. L'ambassadeur ne dit jamais grand'chose, mais aussi il y en a peu qui fassent eux-mêmes leur besogne; ils ont des sous-ordres qui, le plus souvent, en sont chargés. Toute l'adresse consiste à connaître quel est celui qui est le mieux placé pour approfondir ce que l'on a intérêt de savoir; et comme cela ne paraît couvrir aucun projet, personne ne fait de difficulté de le dire, et cela une fois connu, il est bien plus facile encore d'être informé des habitudes de ces subalternes, qui la plupart fréquentent beaucoup plus ce que l'on appelle la demi-société que la bonne compagnie.
Lorsque l'on connaît les goûts particuliers et les habitudes d'un homme, il est à celui qui sait les satisfaire. J'ai connu des agens tellement adroits dans cette corruption, qu'ils rendaient joueur celui qui leur résistait, lui gagnaient tout son argent, lui en gagnaient même à crédit, et lorsqu'ils l'avaient mis dans cet état, ils composaient avec lui, et il faut avouer, à la honte des hommes, qu'ils réussissaient presque toujours. Ceux pour lesquels le jeu n'avait pas d'attraits étaient ordinairement accessibles par les femmes, et parmi elles il y en a plusieurs qui ont réuni tant de genres d'expériences, qu'elles rencontraient bien peu de choses impossibles.
Il arrivait très peu de courriers étrangers à Paris, que l'on ne sût, peu de jours après, ce qu'ils avaient apporté, et les mêmes moyens d'informations me donnaient également un abrégé des réponses qu'on leur avait données à rapporter à leur cabinet; j'ai eu quelquefois des copies entières de dépêches.
Il semblait à tout le monde que, depuis le mariage de l'empereur, les idées de guerre allaient être abandonnées, et c'est au contraire presque aussitôt que le langage se refroidit entre les principales puissances: j'entends parler de la France, et de la Russie. Quant à l'Angleterre, il était le même depuis bien des années.
Tout ce qui nous revenait des nouvelles particulières de ces deux pays ne tarda pas à inquiéter de nouveau notre tranquillité; on y remarquait une grande curiosité sur notre situation intérieure, que l'on considérait comme le thermomètre des efforts que nous pourrions déployer en cas d'une nouvelle guerre. Les petites puissances confédérées du Rhin ne furent pas les dernières à s'apercevoir que l'horizon politique ne tarderait pas à se charger, et comme elles étaient devenues très intéressées à la continuation de la prépondérance de la France, qui avait presque doublé leur puissance, elles ne négligèrent rien pour être informées de tout ce qui concernait des intérêts qui étaient devenus les leurs. Aussi leurs ministres dans les cours étrangères s'occupaient-ils avec le plus grand soin de ce qui s'y passait, tandis que ceux qu'elles avaient à Paris y puisaient à toutes les sources des nouvelles d'Espagne, aux affaires de laquelle ils mesuraient les probabilités de paix ou de guerre. Ils ne pouvaient se procurer les dernières d'une manière assurée que dans la correspondance anglaise, à laquelle ils accordaient d'autant plus de confiance, qu'ils avaient eu plusieurs fois occasion de remarquer la différence qu'il y avait entre les publications anglaises et françaises sur la guerre d'Espagne.
La correspondance avec l'Angleterre était resserrée au dernier point, moins à cause de cet inconvénient que pour des motifs particuliers.
Je ne croyais pas à la certitude que l'on me donnait sur l'exécution des ordres qui avaient été prescrits à cet égard. Je faisais observer ce qui allait et venait, tout me paraissait en ordre, lorsqu'un sentiment secret m'avertit qu'il devait y avoir des moyens de communications clandestines que je m'attachai à découvrir. Je fis jeter dans le monde que je ne serais pas trop sévère pour accorder la permission d'aller en Angleterre à quelqu'un de connu pour incapable de se mêler d'affaires politiques, et surtout à condition qu'il n'ébruiterait pas son départ, parce que je ne voulais pas être dans le cas d'en accorder beaucoup, ni d'en refuser à ceux qui croiraient pouvoir me déterminer par des sollicitations. Cela devait produire son effet: on vint me demander une ou deux permissions, je les promis dans quelques jours sous divers prétextes; mais, dans le fait pour prendre mes précautions, et effectivement, je sus bientôt que l'on faisait ses lettres dans quelques maisons du faubourg Saint-Germain. Moi, je fis aussi les miennes à mon commissaire général à Boulogne qui, à l'arrivée du messager, le faisait dévaliser, quoique muni de mes passeports, et lui enlevait toutes ses lettres, parce qu'il était convenu avant son départ (c'était la condition du passeport), qu'il ne se rendrait porteur d'aucune. C'est comme cela que j'ai acquis la conviction qu'on entretenait une correspondance continuelle avec l'Angleterre, puisque la plupart de ces lettres n'étaient que des réponses à celles précédemment reçues.
Je connus alors les correspondans des deux rives, et en même temps j'y trouvai de quoi les défendre en cas de calomnie dirigée contre eux, parce que je voyais dans ces lettres la preuve évidente que des personnes que l'on me peignait sans cesse comme des agitateurs ne pensaient nullement à se donner le moindre mouvement, quelles que fussent les circonstances qui auraient pu survenir.
Je laissai parvenir toutes ces lettres, et tendis des filets dans les canaux qui y étaient indiqués pour faire parvenir les réponses. Ce petit succès me suggéra l'idée de favoriser le passage de ces lettres, au lieu de l'entraver, mais de profiter à la fois de ce que je pouvais y trouver d'avantageux.
J'aurais cherché en vain sur la côte, depuis Dieppe jusqu'à Blankenberg, ce que je voulais découvrir; tout s'y cachait trop bien, et je m'avisai d'un autre moyen pour y réussir.
J'envoyai deux agens bien adroits et de bonne mine faire un tour à la côte d'Angleterre, d'où ils chercheraient ensuite à se rembarquer pour aborder en France furtivement. Deux hommes, sous ce masque, n'inspiraient aucune méfiance sur la côte d'Angleterre. Effectivement on les accueillit, on les aida; ils avaient chacun un petit paquet de contrebande qui leur faisait encore un peu plus d'amis, et enfin on mit celui qui s'embarquait à Gravesend en rapport avec les pêcheurs d'Ostende et des environs qui faisaient le petit trafic. Il les vit arriver à la côte anglaise, y débarquer leurs passagers, dont pas un n'était en règle, remettre les lettres dont ils étaient porteurs, et il fit avec un d'eux son accord pour le passer en France, et le déposer en mains sûres pour venir jusqu'en Belgique. Il revint ainsi à Ostende, et fut conduit de là de station en station jusqu'au dépôt des prisonniers anglais à Valenciennes, qui prenaient cette même route pour venir s'embarquer, lorsqu'ils parvenaient à s'échapper. Je fis dans cette occasion d'une pierre deux coups, parce que je fis déranger cette ligne de communications, qui me donna ensuite l'idée d'en établir une pour tirer nos prisonniers d'Angleterre; mais la découverte du bateau qui allait clandestinement de la côte à Gravesend devint par la suite une mine à exploiter.
Je fis prendre des arrangemens avec le patron, lui promettant de ne jamais l'arrêter et de le laisser passer et repasser tant qu'il aurait l'adresse de se bien cacher, mais à condition que, quand il aurait passé des Français, il viendrait en rendre compte, soit qu'ils fussent à une rive ou à l'autre. Ceux qui, en Angleterre, lui voyaient amener des passagers de cette espèce ne faisaient eux-mêmes aucune difficulté de s'embarquer avec lui, et on prenait ceux qu'il avait conduits en Angleterre à leur retour seulement, parce qu'ils avaient ordinairement beaucoup de lettres portant des adresses, tandis qu'en partant pour l'Angleterre ils n'avaient la plupart du temps que des lettres sans signature, et ne savaient pas de qui elles venaient. Lorsqu'on arrêtait quelqu'un dans ce cas, on donnait cours à ses lettres, après avoir pris copie de leur contenu et de leur adresse. Il s'établit bientôt par ce point une correspondance régulière, parce qu'au moyen d'un agent, qui avait répandu dans la Belgique qu'il connaissait un moyen sûr pour envoyer ce que l'on voudrait en Angleterre, tout le monde lui remettait ses lettres et autres commissions; cet agent se faisait un revenu, me servait bien, et était utile aux gens du pays. J'y gagnai même que ce patron de bateaux, ne voulant pas souffrir la concurrence des autres fraudeurs comme lui, dénonçait tout ce qu'il rencontrait à Gravesend, de bateaux venus de Blanckenberg ou de la Hollande, et c'est par lui que j'ai découvert une ligne de communications depuis Longwy jusqu'à Blanckenberg, où l'on conduisait les prisonniers anglais; par les Ardennes, Liége et la Belgique. Il me fit aussi découvrir jusqu'à l'évidence que mes propres agens me jouaient quelquefois, mais comme cela n'était que pour leurs petits profits, je me laissai attrapper. Je fis sur cette côte une bonne chasse; il y avait plusieurs années que ce trafic-là existait, il semblait cependant assez important au service public de le traverser, on cria à la tyrannie tant que l'on voulut, mais je fus obéi.
L'autre de mes agens, qui revint par la côte de Picardie, m'apporta des communications non moins importantes; il alla attacher à Londres même des moyens de correspondance qui étaient si bien soignés par mes agens supérieurs à la côte, qu'ils me donnaient régulièrement des nouvelles de Londres en soixante et douze heures, et chaque fois qu'il y avait un conseil extraordinaire de cabinet ou une nouvelle importante d'Espagne, l'on m'envoyait un courrier extraordinaire, et l'empereur en avait des nouvelles plus tôt qu'il n'en recevait de Mayence.
C'est dans les lettres que je faisais examiner à Ostende que je trouvai celles que l'ex-reine d'Étrurie, qui était retirée à Nice, écrivait au prince régent d'Angleterre, et c'est par là que j'eus connaissance que cette princesse avait envoyé, depuis plusieurs mois, un Toscan, comme son fondé de pouvoirs près du gouvernement anglais, mais que, faute de lui avoir donné suffisamment d'argent pour faire son voyage, il avait dû rester à Amsterdam, où il attendait encore des réponses aux sollicitations pressantes qu'il avait adressées à Nice à l'ex-reine.
Je le fis arrêter à Amsterdam et amener à Paris; il avait sur lui son pouvoir comme chargé d'affaires de l'ex-reine d'Étrurie, son ordre pour se rendre en Angleterre, des lettres de cette princesse pour le prince régent. Elle avait même fait écrire par son fils à ce prince; l'écriture de cet enfant était celle d'un écolier qui n'écrit encore qu'en gros caractères sur du papier ligne au crayon.
Avec toutes ces pièces, ce fondé de pouvoirs avait une quantité d'autres papiers appartenant à la princesse, et qui la compromettaient à un point extraordinaire. Elle l'avait chargé de montrer tout ce fatras au gouvernement anglais, pour lui démontrer qu'elle pouvait lui être utile, en ce qu'elle réunissait encore l'attachement des Espagnols, et qu'il dépendait d'elle de faire beaucoup de mal aux Français, en soulevant les dépôts de prisonniers espagnols qui se trouvaient en Languedoc. Il y avait effectivement parmi ces papiers plusieurs lettres d'officiers espagnols qu'elle paraissait avoir fait pratiquer depuis assez long-temps, et qu'elle avait entretenus de l'idée d'une révolte en leur disant qu'elle irait se mettre à leur tête pour retourner en Espagne. Toutes ces lettres établissaient d'une manière évidente qu'elle leur avait écrit pour les déterminer à ce parti, et qu'ils lui avaient tout promis. C'était une véritable folie, qui n'eût mené à rien qu'à faire périr ces malheureux; l'ex-reine le savait bien: aussi je crois qu'elle n'avait fait tout cela que pour se donner un peu plus d'importance vis-à-vis du gouvernement anglais, duquel elle voulait obtenir quelque secours.
Toute cette affaire fut informée avec une grande exactitude; l'empereur fit grâce au fondé de pouvoirs de l'ex-reine; mais quant à elle, il la fit conduire à Rome dans le même couvent où était retirée sa parente, la princesse de Parme. Il ordonna d'envoyer par des exprès porter à la connaissance du roi Charles IV, son père, qui était à Marseille, ainsi qu'à la connaissance des princes d'Espagne, qui étaient à Valençay, tous les documens qui l'avaient déterminé à ce parti, et ses ordres furent exécutés. L'ex-reine voyagea avec un train de deux ou trois voitures, et fut défrayée jusqu'à Rome. On lui avait ôté son fils, que l'on avait envoyé chez le roi Charles IV, son grand-père.
C'est par respect pour le monarque que l'on ne donna aucune publicité à cette circonstance, et je demande à l'homme raisonnable ce qu'il aurait pensé s'il avait vu imprimés dans le même cahier tous les papiers pris sur le fondé de pouvoir de l'ex-reine d'Étrurie avec les lettres qu'elle avait écrites, de l'intérieur même du palais de Madrid, au grand-duc de Berg, pour lui rendre compte plusieurs fois par jour des faits et gestes de son frère, aujourd'hui Ferdinand VII. On se rappellera que le grand-duc de Berg les avait envoyées à l'empereur. C'est cette conduite qui avait indisposé contre elle; l'empereur aima mieux laisser crier contre lui au despotisme que d'ajouter aux chagrins du roi Charles IV l'obligation de mépriser sa fille. Voilà comme, en cherchant sur les côtes de la Belgique les traces des communications clandestines avec l'Angleterre, j'ai été ramené sur celles de la Méditerranée et dans les dépôts de prisonniers de guerre à Carcassonne, Tournon et autres lieux, où l'on resta persuadé que j'avais une troupe d'espions. C'est en m'établissant ainsi le facteur de la communication clandestine avec l'Angleterre que je devenais petit à petit le confident de tout ce qui venait des pays étrangers, c'est-à-dire de l'Allemagne pour l'Angleterre, et réciproquement, parce que la vieille habitude d'écrire par Bruxelles avait été conservée dans presque toute l'Autriche.
Beaucoup de ce qui était adressé à Londres par la Hollande vint aussi se fondre avec ce qui passait par la côte d'Ostende, en sorte qu'en peu de temps j'étais devenu riche en adresses pour tous les pays. Comme il y avait parmi ces lettres beaucoup de duplicata, on en gardait une pour avoir de l'écriture de l'auteur jusqu'à ce qu'on eût connu la personne qui écrivait.
C'est de cette manière que, sans sortir de mon cabinet, je me trouvai quelquefois en tiers dans des entretiens qui se tenaient de Vienne à Londres, et particulièrement des petites cours d'Allemagne avec Londres; beaucoup de monde cherchaient les espions dont ils se croyaient entourés, lorsque ce n'était que par ce moyen que j'étais informé de ce qui les concernait.
CHAPITRE V.
Je fais explorer les bains de Bohême, d'Italie.—Moyens et motifs.—M.
Martin.—Évasions des prisonnière de guerre.—Moyens d'informations en
Angleterre.—Parti que je tire du commerce.—Le prince d'Orange.—Voie
détournée que prend l'Autriche.—Les débris de la guerre civile.
J'avais fini par bien connaître les différentes routes de Londres avec les lieux les plus éloignés du continent, et conséquemment par connaître quelques agens officiels du gouvernement anglais, lesquels, sans caractère public reconnu, n'en allaient pas moins dans tous les sens, faisant les affaires dont ils étaient chargés.
C'est aussi en fouillant toutes ces correspondances clandestines, que je voyais les parties qui se formaient pour aller aux eaux de Bohême, d'Italie, de Bade, d'Aix-la-Chapelle. Souvent avant que la société y fût assemblée, je savais quelles seraient la plupart des personnes qui la composeraient, et selon que je jugeais qu'il pourrait y avoir de quoi piquer ma curiosité, je choisissais quelques uns de nos agréables, qui ne demandaient pas mieux que d'aller s'y divertir, ce que les amateurs de jeux et de plaisirs sont toujours prêts à faire.
J'en ai vu de si adroits, qu'ils se faisaient défrayer par une dupe, de la voiture et des gens de laquelle ils se servaient. Ils se faisaient ensuite ramener par quelque femme, et rentraient à Paris sans avoir délié les cordons de leur bourse, ayant même gagné de l'argent, et s'étant fait chérir de ceux qu'ils avaient ruinés.
Dans deux ou trois voyages, comme cela, on connaissait la coutume de tout un pays entier; et il n'y avait pas de meilleurs lieux d'informations que les réunions des bains, où rien ne respire la contrainte, où les journées sont longues, où l'on a besoin de parler.
J'avais mis de l'importance à tout cela, parce que c'était la fumée des pays étrangers qui venait quelquefois obscurcir l'atmosphère du nôtre, et puis lorsque j'avais lu une nouvelle dans une lettre, soit de Londres ou d'ailleurs, et que je la voyais courir le monde, je n'avais pas besoin de chercher d'où elle venait. On a cru que je voulais me mêler de politique, on avait tort, il n y a qu'un faible jugement qui ne fasse pas de différence entre être informé ou faire parler.
J'avais d'autant plus d'intérêt d'être promptement averti, et par plusieurs canaux, que c'étaient toujours les dispositions que l'on reconnaissait à l'extérieur qui tranquillisaient ou alarmaient notre intérieur.
Je commençais à faire explorer les universités d'Allemagne, lorsqu'il m'arriva un événement qui ne me prouva que trop combien cela était nécessaire. J'en parlerai plus bas, mais finissons auparavant ce qui regarde l'Angleterre.
Le commissaire de Boulogne, M. Martin, était un homme qui, à des formes très polies, joignait de très grands moyens, il était surtout incapable de manquer à ses devoirs envers son pays; c'est, moi qui l'avais fait mettre dans ce poste, et je n'eus qu'à m'applaudir de ce choix, et qu'à me louer de ses procédés envers moi dans des temps plus malheureux.
Il avait si bien étudié l'esprit des feuilles périodiques anglaises, qu'il en avait tiré, indépendamment des informations qu'elles contenaient, des conséquences qui lui servaient de direction pour ce qu'il avait besoin d'apprendre. Il était parvenu à se faire un tel patronage sur toute cette côte, que rien ne lui était devenu impossible; il avait multiplié l'évasion des prisonniers français à un point extrême, en vertu des ordres que je lui avais donnés. Il en a envoyé chercher à cinquante lieues dans les terres. Je ne savais pas comment il s'y prenait, mais il aurait envoyé fouiller à la poche d'un roi, si cela lui était devenu nécessaire, et ce qu'il avait de bon par-dessus tout, c'était de savoir faire agir et de se retirer quand il le fallait.
Cette facilité des communications à la côte de Boulogne ne pouvait pas manquer de se savoir à Londres et d'y produire le même effet que produisaient chez nous les communications que tout le monde croyait clandestines. En conséquence, le commerce anglais s'en approcha, en essaya, y prit confiance, et finit par y envoyer ses lettres aussi; on n'en retenait pas une seule, mais on ne leur faisait pas grâce de l'examen, et jusqu'à ce que le petit manège fût connu, on découvrait toujours quelque chose d'important, non par les lettres de commerce, mais par d'autres qui s'y trouvaient renfermées de temps à autre.
Après les lettres, vinrent quelques voyageurs, et enfin quelques retours; on en était venu au point d'avoir ouvert les communications qu'il fallait justement avoir avec l'Angleterre pour connaître celles qu'elle avait avec nous. Sans ce moyen, il aurait fallu tracasser tout le monde pour chercher quelquefois ce qui n'existait pas, parce que, lorsqu'on ne sait pas, et que l'on ne voit pas, on doit prudemment prendre grande précaution à tout.
Pendant que j'étais occupé de la côte de Flandre et de Picardie, il s'établissait une correspondance plus coupable entre Bordeaux et Lisbonne. Je ne tardai pas à en avoir les preuves; mais les événemens sont arrivés trop vite pour que je pusse y donner suite, d'autant qu'elle regardait de hauts personnages que je ne croyais pas capables d'un fait qu'on qualifiera. Au moyen de licences, ils chargeaient dans la Garonne des vins, eaux-de-vie, farine qui allaient ensuite approvisionner l'armée anglaise à Lisbonne.
On a cru que j'avais continuellement des agens près de la résidence des princes de la maison de Bourbon; on était dans une grande erreur. J'ai connu, une fois pour toutes, l'intérieur du château qu'ils habitaient par de vieux serviteurs qui rentraient en France, et jamais je n'y ai envoyé quelqu'un avec commission spéciale. D'abord cela n'était pas nécessaire: tant que nous pouvions nous faire craindre d'un bout de l'Europe à l'autre, le château d'Hartwel n'était pas bien à redouter, et lorsque nous n'étions plus obéis à Paris, il n'était plus temps de s'en occuper; ensuite je crois que l'empereur lui-même aurait trouvé fort mauvais que l'on n'eût pas su employer d'autre moyen, si l'on eût eu quelques motifs de porter des regards observateurs sur ce château. D'ailleurs les feuilles anglaises disaient assez ce qui pouvait nous être utile d'apprendre sans que l'on eût besoin de faire des démarches particulières. J'étais bien servi par le zèle de mes subordonnés, je les rémunérais bien, mais comme tout se lasse, que plus la corde a été tendue, plus vite elle se détend, je cherchai à affermir mes communications par l'intérêt même des étrangers, afin de pouvoir compter sur leur régularité dans toutes les circonstances.
Pour cela, je protégeai d'une manière spéciale et presque exclusive ceux qui faisaient le commerce des guinées, et au moyen de ce que j'avais abattu la concurrence qui existait entre plusieurs Anglais, j'avais fini par faire gagner tant d'argent à mes protégés, que, loin de me refuser un service, ils allaient au-devant de ce que je pouvais désirer. Comme eux-mêmes étaient intéressés à être promptement informés de tous les événemens politiques qui agissaient sur le cours des effets publics, je pouvais m'en rapporter à eux, de même que leur intérêt les portait aussi à m'en informer le premier; et lorsque la publication arrivait, et que je voyais qu'ils avaient mis de la négligence à me faire avertir, je faisais arrêter leurs lettres seulement pendant quelques heures. On ne se doute pas dans le monde de ce qu'est, pour un faiseur d'affaires, l'avantage de recevoir ses lettres de Londres avant l'ouverture d'une bourse. Pour ceux qui m'envoyaient de bonnes nouvelles, je permettais que le même courrier qui me les apportait apportât aussi leurs lettres de commerce. Il y avait des hommes simples qui allaient disant dans le monde qu'il fallait qu'il y eût quelques communications particulières avec l'Angleterre; il n'y avait pas bien de la malice à deviner cela, mais c'était pour en savoir davantage qu'ils se tourmentaient.
Le prince de Neuchâtel m'a dit que, pendant tout le temps que le maréchal Masséna avait été sous Lisbonne, et que l'on était privé de communications avec lui, ce n'avait été que sur les rapports que je me procurais de cette manière que l'empereur avait été informé de la situation de ses affaires en Portugal, et avait pu ordonner ce qu'il avait jugé à propos de faire faire.
D'un autre côté, je donnai quelques ordres à Londres pour que l'on y prît de nouvelles informations. Je voyais, par les moyens dont j'ai parlé, une quantité de lettres à l'adresse de la même maison à Londres; je sus bientôt que c'était la meilleure maison garnie de cette capitale, ce que nous appelons en France une bonne auberge, et que c'était là où descendaient d'ordinaire les étrangers; je ne manquai pas de recommander que l'on me procurât les noms de tous les voyageurs qui y arrivaient.
Un registre d'auberge est la chose la plus facile à former quand il n'y en a pas, et à se procurer quand il y en a. Celui-là comparé avec celui de Gravesend, où l'allien office en tenait un de tous les étrangers qui y arrivaient, et l'un et l'autre confrontés avec les rapports des bateliers d'Ostende, je voyais s'il y avait encore un moyen de communiquer avec l'Angleterre qui ne me fût pas connu; il était rare que je ne finisse pas par le saisir. J'étais parvenu à faire remonter sur la trace d'un voyageur, en partant de Londres jusqu'à son premier point de départ. C'est ainsi que je fus informé du voyage qu'avait fait un officier du prince d'Orange (qui demeurait à Berlin), jusque près du prince héréditaire de cette famille, qui servait dans l'armée anglaise en Portugal; il était facile de se persuader qu'il devait être question de bien grands intérêts pour cette famille, puisque l'on avait envoyé de si loin un officier à ce jeune prince.
Je le fis guetter son retour, j'en donnai avis, et il fut arrêté à Hambourg avec toutes ses lettres. On avait traité la chose avec trop de sévérité à Hambourg, avant de savoir s'il y avait un motif d'intrigue politique dans ce voyage.
Je fis ce que je pus pour adoucir la mauvaise fortune qui devenait la récompense de la fidélité de cet honnête officier, qui avait supporté ce rigoureux traitement avec beaucoup de résignation. Sa femme, tout effrayée, accourut de Berlin pour le voir; je lui accordai toutes les facilités qu'elle pouvait désirer pour cela, et je mis ensuite le mari en liberté.
Il paraissait n'avoir été envoyé près du prince d'Orange, par le propre père de ce prince, que pour des affaires particulières de famille de peu d'intérêt, excepté cependant que les lettres du prince à son père étaient des réponses aux conseils qu'il lui avait envoyés, de rechercher la main de la princesse royale d'Angleterre, ce dont le jeune prince ne se souciait pas. Il en donnait pour raisons qu'il craignait de ne pas trouver dans cette union le bonheur que l'on cherche lorsqu'on se marie, et sans l'assurance duquel il ne voulait pas y songer; en un mot, il disait tout net qu'il craignait de ne pouvoir s'accoutumer à une domination sous laquelle il croyait que serait obligé de plier celui qui l'épouserait.
Il ne faisait pas l'éloge de la princesse d'Angleterre, et ne paraissait pas avoir encore la philosophie formée sur le caractère des femmes; il aurait voulu que la princesse Charlotte ne fût que princesse d'Orange et lui prince d'Angleterre.
C'était par cette maison de Londres que je découvrais tout ce qui y venait des villes anséatiques, de la Prusse, de la Saxe, et même de l'Autriche, qui, comme on le verra plus bas, nous demandait de faire passer des courriers par Calais[3], pour que l'on n'aperçût pas ceux qu'elle envoyait par le nord. À la vérité, ils m'échappaient, parce qu'ils allaient par la Saxe, la Prusse, le Danemarck, quelquefois par Heligoland et Londres, où mon homme les voyait arriver. Si nos malheurs ne fussent venus, j'aurais fini par les avoir aussi, non pas pour les empêcher de passer ni même pour les retarder, mais pour jeter les yeux dans ce qu'ils portaient, et qui, à coup sûr, ne devait pas ressembler à ce que le cabinet de ce pays envoyait par Calais.
Il aurait fini par en résulter que les courriers, que l'on ne croyait pas dans le cas d'être visités, l'auraient été, et que ceux que l'on aurait cru visités ne l'auraient pas été.
Je connaissais déjà la route qu'ils tenaient, et infailliblement entre Vienne et le Danemarck, j'aurais trouvé un moyen de réussir à découvrir la vérité. Toutes ces cachotteries me faisaient faire de bien tristes réflexions, en même temps qu'elles me forçaient de convenir que nous n'avancions pas vers la tranquillité, et que, si la partie ne se liait pas encore contre nous, au moins tous les sentimens étaient d'accords, et qu'il ne faudrait qu'un revers pour tout perdre.
Plus nous gênions les relations de l'Angleterre avec l'Europe, plus, de tous les points, on cherchait à s'en rapprocher, et nous restions chargés des épithètes odieuses que nous donnaient tous ceux que nos mesures contrariaient.
Le remède à tout cela était dans la paix, il la fallait; on aurait pu la faire sans toutes les intrigues et les ambitions particulières et étrangères, qui se réunirent pour tromper l'empereur. Ses ennemis voyaient bien que sa puissance serait indestructible dans la paix; ils résolurent de l'user par la guerre, et ils furent encore assez habiles pour persuader aux Français que c'était lui qui la voulait, et ils le crurent.
Avant de revenir à cette matière, je veux encore dire comment j'explorais les débris de la guerre civile de l'Ouest, qui habitaient l'Angleterre.
Cette partie du travail de la police était dans des mains très habiles, et l'on y avait fait une bonne statistique de tous les hommes qui avaient marqué dans les différens partis qui avaient successivement désolé les contrées de l'Ouest.
On tenait à Londres un homme qui n'avait pas d'autre commission que de les visiter tous les quinze jours, en faire, pour ainsi dire, la revue; et lorsque quelques uns s'absentaient, il en donnait avis, et on les cherchait en France, dans la contrée où ils avaient servi pendant les troubles civils, avant d'aller en Angleterre. Rarement on manquait d'y obtenir de leurs nouvelles, quand on ne les y trouvait pas eux-mêmes, parce que le premier besoin d'un homme qui est jeté ainsi à la côte est de venir prendre langue près des anciennes connaissances qu'il a laissées dans le pays.
Presque pas un de ceux qui ont été expédiés d'Angleterre de cette manière n'a manqué d'être pris. Il y en avait quelques uns qui donnaient ensuite des informations sur d'autres, et c'est ainsi que l'on connut toutes les routes par lesquelles on envoyait ces malheureux à une mort certaine, parce que les servantes de curés, les curés et les autres affidés une fois connus, ils aimèrent mieux prévenir de tout ce qui leur arrivait que de s'exposer à des malheurs.
On voit que je connaissais déjà assez bien mon échiquier, tant au dehors que dans l'intérieur.
CHAPITRE VI.
La vieille reine de Naples.—Projet de renouveler les vêpres siciliennes.—La reine demande l'appui de la France.—Indignation de l'empereur.—Opérations de l'armée de Portugal.—Le général Brenier.—Levée du siége de Badajoz.
Nous étions au commencement de l'automne de 1810: l'empereur avait alors les affaires du pape à arranger, la campagne de Portugal à diriger. L'on était entré en Andalousie, et on s'était même porté sur Cadix; on conduisait avec activité les siéges de Catalogne; on organisait l'administration des provinces illyriennes en gouvernement séparé, c'est-à-dire qu'elles avaient leur budget de recette et de dépense particulier, qu'elles ne confondaient pas leurs ressources ni leurs besoins avec ceux des autres provinces, ce qui était une preuve qu'elles n'étaient pas destinées à nous rester, et que l'on n'attendait qu'une occasion de les négocier avantageusement.
C'était le maréchal Marmont qui gouvernait ce petit État, dont le chef-lieu était Leybach.
Il lui arriva une anecdote qui paraîtrait invraisemblable, si lui ainsi que moi ne pouvions la certifier.
Un brick de guerre sicilien vint, sous prétexte d'éviter la côte napolitaine, où il craignait d'être trahi, aborder dans un des petits ports de la Dalmatie, où il mit à terre un officier attaché au corps de la marine sicilienne, et spécialement employé par la feue reine de Naples et de Sicile; elle l'envoyait officiellement près du général en chef français, pour lequel elle lui avait donné la plus étrange de toutes les missions.
Le maréchal Marmont me l'envoya; je l'interrogeai moi-même, et reçus sa déclaration signée de lui. Elle portait que la reine de Sicile, qui ne pouvait plus résister au désir de secouer le joug des Anglais, avait résolu d'entreprendre de s'en affranchir en renouvelant les vêpres siciliennes contre eux, aussitôt qu'elle serait assurée qu'en cas d'insuccès, elle pouvait compter sur un asile, non pas dans le royaume de Naples, mais dans une partie de l'Italie soumise à la domination française.
Cet officier ajoutait que tout était prêt pour l'exécution de ce projet, qui devait être entrepris aussitôt qu'il serait de retour; il faisait connaître tous les moyens que la reine avait pour réussir, et dans le fait, si elle n'avait pas complètement réussi, cette coupable entreprise eût coûté la vie à bien des malheureux.
Après avoir reçu la déclaration de l'officier sicilien, je dus en rendre compte à l'empereur. Il lut toute cette proposition d'un bout à l'autre, et se souleva d'indignation qu'on eût osé compter sur son appui pour une aussi lâche extermination. Il m'ordonna de retenir indéfiniment, c'est-à-dire jusqu'à la paix, l'officier sicilien, qui fut mis à Vincennes, où il était encore lorsque les alliés entrèrent à Paris. Il est mort depuis. Il se nommait Amélia; son nom doit être encore dans les registres du greffe de ce donjon, où l'on pourra le vérifier.
Peu de mois après cette anecdote, les journaux étrangers parlèrent de la découverte qu'avaient faite les Anglais en Sicile d'un projet de les assassiner, et ils firent plusieurs arrestations qui furent suivies d'un procès et de l'application de la peine capitale. Sans doute que si je n'avais pas retenu l'officier sicilien, il aurait pu arriver près de la reine et lui faire exécuter son projet deux mois plus tôt, c'est-à-dire avant que les Anglais fussent informés de rien.
On est généralement disposé à croire que tous moyens de détruire des Anglais étaient agréables à l'empereur; voilà cependant un fait qui lui est particulier, et qui est encore inconnu en France, car il m'avait défendu d'en parler.
J'ai dit que l'empereur avait envoyé le maréchal Masséna prendre le commandement de l'armée qui combattait sur le Duero. Elle pénétra en Portugal, arriva à la suite des Anglais à Busaco, et ne put les attaquer à temps. Elle se concentra, marcha à eux, mais eux-mêmes s'étaient réunis et occupaient en force toutes les hauteurs; elle ne put les débusquer. Heureusement elle découvrit une route qu'ils avaient négligé de défendre. Elle continua son mouvement, fit une marche de flanc des plus hardies sans cependant que l'ennemi osât la troubler. Mais comme tout se compense dans ce monde, elle se trouva bientôt devant des obstacles qu'elle ne soupçonnait pas. Elle arriva devant les lignes de Torrès-Vedras, que les Anglo-Portugais avaient longuement préparées, et ne tarda pas à être aux prises avec tous les genres de privations.
Pendant qu'elle s'avançait ainsi à travers mille difficultés, le corps que commandait le maréchal Bessières en Castille était dans l'inaction. Si l'empereur eût commandé l'invasion, il l'eût emmené; le maréchal Masséna ne put le faire, et ces troupes, qui lui auraient été si utiles pendant qu'il était sous Lisbonne, où l'on fut obligé de laisser l'armée anglaise se retrancher, restèrent inactives; si même elles avaient été portées jusqu'à Coïmbre, elles auraient dispensé l'armée du maréchal Masséna de se diviser en une multitude de détachemens qui étaient obligés d'aller aux subsistances pour ceux des soldats qui restaient au camp. C'est ainsi que cette armée avait la moitié de son monde employée, et que le pillage s'y organisa sous prétexte d'y organiser les subsistances. Elle fut bientôt hors d'état de rien entreprendre contre l'armée anglaise, qui devenait plus forte tous les jours, et qui était dans l'abondance de tout.
Les deux armées passèrent ainsi la mauvaise saison, l'une manquant des choses les plus nécessaires, et l'autre regorgeant de tout.
L'armée du maréchal Masséna fut enveloppée comme dans un tombeau; on n'en entendait plus parler, tant l'insurrection avait rendu les communications difficiles. On n'eut des nouvelles que par les rapports que je tirais de Londres, où on les copiait sur ceux que lord Wellington y envoyait. C'est par là que nous sûmes que les Anglais étaient venus enlever et avaient fait conduire en Angleterre tout ce que Masséna avait laissé à Coïmbre; c'est aussi par cette voie que l'empereur fut averti de la retraite de ce maréchal, et put faire marcher Bessières pour l'appuyer. Sans cette source d'informations, l'armée anglaise aurait poursuivi Masséna jusque dans les cantonnemens de Bessières, qui n'avait pas été informé assez tôt pour assembler la sienne. L'empereur blâma Masséna de s'être ainsi aventuré sur Lisbonne sans avoir les moyens de l'enlever. Il aurait préféré qu'il organisât la guerre autour de Coïmbre, d'où il aurait tellement harcelé l'armée anglaise qu'elle se serait rembarquée. Sans doute, il pouvait rester dans cette ville; mais s'il l'eût fait, on n'aurait pas manqué de dire qu'il avait eu tort, et que, s'il avait marché sans s'arrêter jusqu'à Lisbonne, il n'aurait pas laissé aux Anglais le temps de se reconnaître, et serait entré pêle-mêle avec eux dans la ville.
Au fait on aurait pu le croire, et pour peu que la méchanceté ou l'envie fût venue s'en mêler, le maréchal Masséna aurait été tracassé.
La vérité est que si l'armée du maréchal Bessières avait suivi celle de Masséna, le succès n'était pas douteux; et, l'armée anglaise une fois rembarquée, cela suffisait peut-être pour faire tomber Cadix et changer la situation des affaires d'Espagne, qui n'avaient de force que celle qu'elles empruntaient de la présence des troupes anglaises.
À la fin de la mauvaise saison, l'armée du maréchal Masséna avait épuisé les ressources du pays sans être plus en état de battre l'armée anglaise; il se retira, et fut suivi de très près par celle-ci, qui le harcela jusqu'à la frontière d'Espagne; il laissa une garnison dans Alméida, sous les ordres du général Brenier; il trouva les troupes du maréchal Bessières prêtes à l'appuyer[4], mais il n'en eut pas besoin; il ramena son armée saine et sauve en Espagne, et vint à Salamanque, d'où il voulut faire marcher le corps du maréchal Ney sur Rodrigo. Celui-ci refusa d'obéir, et Masséna lui retira le commandement de ses troupes et le renvoya à Paris. Ney fut un peu grondé par l'empereur, mais ce prince pardonnait tout à sa bravoure.
Le maréchal Masséna voulut ensuite faire un mouvement avec toute son armée pour jeter des vivres dans Alméida; un concours de fâcheuses circonstances et de mauvaise volonté aurait rendu ce mouvement dangereux. On se disposait néanmoins à l'exécuter lorsque le général Brenier lui-même arriva à la tête de sa garnison, après avoir fait sauter les poudres de la place et avoir bravé la poursuite de toutes les troupes qui le bloquaient. Ce fait d'armes lui fit beaucoup d'honneur.
L'arrivée de la garnison d'Alméida rendait le mouvement qu'on avait ordonné à l'armée sans objet; en conséquence, on le contremanda. Ainsi la campagne de Portugal, qui paraissait d'abord devoir être définitive, ne produisit que des pertes et des embarras.
L'armée était exténuée; l'empereur jugea qu'elle avait besoin de repos, et la fit établir sur le Donoro; il rappela le maréchal Masséna lui-même, qui était fatigué et hors d'état de se donner les peines qu'exigeait le rétablissement de ses troupes.
Il choisit le maréchal Marmont (qui gouvernait en Illyrie) pour lui succéder dans le commandement, et fit remplacer celui-ci par le général Bertrand, aujourd'hui si connu par sa noble constance à suivre le sort de l'empereur.
L'année 1810 se termina ainsi pour les opérations militaires importantes. L'empereur s'était décidé à envoyer Marmont en Espagne, parce qu'il avait confiance en lui, que cet officier-général était jeune et tourmenté d'ambition; il était en outre bon organisateur, sévère, ennemi du pillage, ce qui en Espagne nous aliénait plus de coeurs que la guerre elle-même. Il y avait dans le poste que venait occuper le maréchal Marmont toutes sortes de moyens de se faire beaucoup d'honneur: vraisemblablement il y arriva avec les meilleures intentions du monde. Je suis en particulier convaincu que, si la fortune avait couronné ses premiers efforts, comme il avait beaucoup de mérite personnel, il serait devenu en peu de temps l'homme qu'il fallait à l'empereur en Espagne, et c'était tout, car on peut dire qu'il ne manquait à cette armée qu'un homme, et qu'elle en avait beaucoup d'autres de trop.
Un mauvais sort semblait s'attacher à ceux qui étaient destinés à aller dans ce pays. Tous y étaient conduits par le zèle du service de l'empereur; c'était à lui qu'on voulait plaire, c'étaient ses faveurs que l'on ambitionnait, et à peine avait-on en main quelques moyens d'acquérir de la gloire, d'obtenir même tout ce que l'on avait le plus désiré, que de suite on faisait des calculs tout différens. L'envie, la jalousie étaient entrées dans les coeurs; les rivalités empêchaient des combinaisons de mouvemens qui auraient exigé la réunion de quelques troupes, qu'il aurait fallu tirer des différens corps d'armée. Wellington, revêtu d'une autorité absolue, était, au milieu de toutes ces mésintelligences, avec une armée soumise, qu'il conduisait tantôt sur l'un et tantôt sur l'autre de nos corps d'armée, bien persuadé qu'il n'avait pas à craindre d'être dérangé par le général dont il allait battre le voisin. Il faisait ses mouvemens avec une telle hardiesse, qu'il fallait qu'il connût bien toute la puissance de ses motifs de sécurité.
Le maréchal Marmont arriva en Espagne, et prit le commandement des troupes que le maréchal Masséna avait ramenées de Portugal. Elles étaient dans une situation déplorable; elles avaient séjourné quatre mois devant les lignes de Torrès-Vedras, manquant de tout, réduites aux plus rudes privations. Elles n'avaient subsisté, pendant ce long espace de temps, qu'au moyen de réquisitions forcées, faites et enlevées par des détachemens de corps organisés pour la maraude. Ces détachemens, fort souvent du tiers et de la moitié de chaque régiment, allaient à des distances de quinze à vingt lieues, et ne pouvaient remplir leur mission qu'au moyen des plus grandes violences: de là une désorganisation dont rien ne peut donner une idée, et une confusion, une indiscipline, qui rendaient l'armée incapable de combattre. Elle était arrivée sous Rodrigo, n'ayant presque plus de cavalerie, d'attelages pour son artillerie, et un matériel dans le plus grand désordre. Enfin, le dégoût le plus grand, le mécontentement le plus prononcé descendaient des généraux aux officiers et de ceux-ci aux soldats, et avaient remplacé chez tous le respect pour le devoir et l'amour de la gloire. Le duc de Raguse triompha promptement de ces fâcheuses dispositions, et releva bientôt le courage abattu de ses soldats.
Il renvoya en France tous les généraux fatigués et mécontens, rompit l'organisation des corps d'armée, et forma l'armée en six divisions d'infanterie et une de cavalerie, fit réparer le matériel et soigner et augmenter les attelages, forma des réserves de vivres, et en moins de trois semaines, cette armée se trouva réorganisée, rendue à la discipline, animée d'un bon esprit, et en état d'agir. L'empereur était loin de s'attendre à un résultat si prompt; il recommandait au duc de Raguse de n'entreprendre aucune opération avant d'avoir des moyens complets, soixante pièces de canon, attelées et approvisionnées: mais les circonstances devinrent urgentes et commandèrent d'en agir autrement. Le siége de Badajoz par les Anglais, conduit avec vigueur, tirait à sa fin: l'armée du midi de l'Espagne, commandée par le maréchal Soult, avait été complètement battue sur l'Albuern et ne pouvait plus rien entreprendre; Badajoz ne pouvait plus être sauvé que par l'armée de Portugal en agissant avec promptitude.
Le duc de Raguse, qui le sentit, et que les demandes réitérées du duc de Dalmatie appelaient dans le midi, se mit en marche dans les premiers jours de juin avec 30,000 hommes d'infanterie, 1,500 chevaux et 36 pièces de canon. Il se porta de sa personne à Rodrigo avec une division d'infanterie et sa cavalerie, culbuta l'avant-garde anglaise, qui était à portée de lui, et fit courir le bruit qu'il reprenait l'offensive. Pendant ce temps, les cinq autres divisions, couvertes par ce mouvement, se portèrent à marches forcées sur le Tage par le col de Banios, et quand le mouvement fut en pleine exécution, les troupes qui étaient sur Rodrigo firent l'arrière-garde de l'armée et la rejoignirent pendant qu'elle exécutait son passage à Almarux, sur un pont qui avait été établi. Une fois en Estramadure, l'armée se pelotonna et marcha d'une manière compacte sur Mérida, toujours en mesure de combattre la portion de l'armée anglaise qui aurait pu se porter sur son flanc. Ce mouvement, fait avec décision et promptitude, déconcerta tous les projets de l'ennemi, qui leva le siége de Badajoz au moment où la jonction des deux armées s'opéra.
Cette opération fut louée et appréciée. On n'était pas accoutumé en Espagne à voir les généraux français se soutenir et venir au secours de leurs voisins, et, loin de profiter des instructions qui subordonnaient les mouvemens à une force déterminée que l'on n'avait pu atteindre, prendre au contraire la responsabilité d'une offensive prématurée, pour venir se mettre sous les ordres d'un de ses égaux. Il faut le reconnaître, dans cette circonstance, la gloire des armes, le bien public furent le mobile de la conduite du duc de Raguse. Cette expérience aurait dû être une bonne leçon pour nos généraux pendant le reste de la guerre en Espagne; mais l'amour-propre reprit bientôt son empire, et on perdit la péninsule.
Les maréchaux Marmont et Soult convinrent d'opérations ultérieures, et retournèrent chacun dans leurs quartiers avec leurs troupes.
CHAPITRE VII.
Suite des affaires papales.—Opinion de Pie VI sur Pie VII.—Enlèvement du S. Père.—Députation de Savone.—La petite église.—Le soldat missionnaire.—L'abbé d'Astros.—Ses aveux.—Consultation sur la croix haute.—Le cardinal di Pietro.—Les petits prêtres romains.
Pendant que l'empereur faisait faire la campagne de Portugal, il ne négligeait pas ses affaires intérieures. Ses démêlés avec Rome l'occupaient particulièrement. Il fit consulter là-dessus tout ce qu'il y avait à Paris de théologiens et d'ecclésiastiques distingués. Tous se déclarèrent franchement contre le Pape, qu'ils accusaient de faire usage de son pouvoir spirituel dans une affaire toute temporelle et étrangère à l'Église.
Les difficultés survenues avec la cour de Rome avaient, comme nous l'avons dit, amené l'occupation de Civita-Vecchia et d'Ancone. Le pape, qui prétendait que son temporel était aussi infaillible que son spirituel, protesta contre cette occupation, qui n'avait pourtant été ordonnée qu'après de longues représentations. L'on avait déjà vu des insurrections en Italie, notamment à Rome; on savait de combien de scènes sanglantes elles étaient accompagnées, et le caractère du pape ne rassurait pas[5]. Cette obstination obligea de recourir aux partis extrêmes. On porta des troupes dans Rome même, afin que cette grande ville ne donnât point aux campagnes le signal et l'exemple d'une révolte que, selon toute apparence, on chercherait à y exciter.
Le pape, furieux, entouré de prêtres peu éclairés, lança, contre l'empereur, sa bulle d'excommunication, qu'il envoya en Italie, en France, en Belgique et en Espagne.
Quoique l'empereur se souciât peu de cette excommunication, il ne laissa pas d'être inquiet de tous les embarras qu'elle pourrait lui causer, surtout en le mettant dans l'obligation de sévir contre des malheureux qui pouvaient être égarés par quelques prêtres fanatiques dont l'influence sur les campagnes, où la population est peu éclairée, est toujours considérable. Ces idées se présentèrent à son esprit sous des couleurs d'autant plus noires, qu'il était alors à Vienne, engagé dans une guerre qui pouvait aller mal d'un instant à l'autre. Si cela était arrivé, et que le pape eût été à Rome, il est bien présumable que les révoltes qui auraient eu lieu en Italie, où elles avaient déjà commencé, auraient rendu la position de l'empereur plus difficile à Vienne, où il eût été peut-être obligé de faire une paix moins avantageuse que celle qui fut conclue. Malheureusement il n'avait pas le temps de s'occuper du pape, et n'avait personne près de lui, dans ce moment-là, qu'il pût charger de ces sortes d'affaires; il ne songea donc qu'à se préserver des suites que pourrait avoir une humeur aigrie au dernier point, et qui ferait jouer tous les ressorts de sa puissance à la première occasion favorable. C'est pourquoi il le fit enlever[6] et conduire à Savone, où il lui avait donné un état de maison extrêmement convenable. Les choses étaient dans cette situation, lorsqu'on les reprit après le mariage de l'empereur, auquel les cardinaux romains crurent devoir ne pas assister; ils furent blâmés par tout le monde et condamnés même par la faculté de théologie.
L'empereur avait pris un soin extrême de mettre le bon droit et les formes de son côté, et il se flattait qu'il pourrait éclairer l'esprit du pape.
Il lui envoya une députation composée d'abord de quatre prélats, qui
étaient l'évêque de Nantes (l'abbé Duvoisin), l'archevêque de Tours (M.
Barral), l'archevêque de Bourges (M. de Beaumont), et l'évêque de
Trèves.
Les quatre prélats se rendirent à Savone, où ils restèrent près d'un mois; ils avaient sans doute de quoi répondre à tous les argumens qu'on pourrait leur opposer, mais ils étaient surtout chargés de régler définitivement quelques points de discipline ecclésiastique, qui étaient le sujet de tracasseries continuelles en France.
Le pape ne voulait pas, par exemple, dans sa mauvaise humeur, donner de bulles aux évêques que l'empereur nommait aux sièges qui devenaient vacans; il en résultait que les vicaires capitulaires étaient les véritables évêques, et qu'ils étaient presque tous en opposition de principes avec l'évêque qu'on leur avait envoyé.
La désorganisation se mettait petit à petit dans les maisons religieuses, et commençait à gagner celles d'éducation; dans beaucoup de paroisses, on ne craignait pas de refuser de chanter, après la messe, le cantique Domine salvum.
Je n'ai pas connu les détails des conférences de Savone, mais j'ai su d'un des respectables prélats qui avaient fait partie de la députation, que le pape n'était pas sorti de son idée fixe. Il voulait retourner à Rome, et pour toute réponse aux observations qu'on lui faisait il se bornait à répéter: A Roma, a Roma; c'est-à-dire qu'il fallait d'abord lui rendre la puissance temporelle, après quoi il verrait. On avait beau lui parler de l'intérêt des fidèles, du repos de l'État, son refrain était toujours le même: A Roma; il ne sortait pas de là.
Il observa cependant qu'il ne pouvait répondre à rien sans son conseil, sans les cardinaux dont je viens de parler; mais nous avions avec ceux-là un bien autre compte. Avant d'y venir, je veux terminer ce qui est relatif à Savone.
Les prélats, ne pouvant rien obtenir, prirent congé du pape, et revinrent à Paris.
Une chose remarquable, c'est que dans une circonstance où l'esprit le plus fort pouvait faillir, et dans laquelle la meilleure mémoire pouvait manquer, dans une circonstance qui avait mis en recherches tous les plus doctes théologiens, et fait compulser tant de livres depuis six mois; une chose remarquable, dis-je, c'est que le pape n'ouvrit pas autre chose que son bréviaire, ne dit pas autre chose que son chapelet. Il ne touchait pas un livre, et l'on verra plus bas comment il passait son temps.
Le retour des évêques à Paris contraria l'empereur; il médita et consulta de nouveau pour arrêter la matière d'un second message qui fut envoyé au Pape dans l'hiver. Il fut porté par les mêmes évêques, auxquels on en adjoignit deux autres, qui furent M. l'archevêque de Malines, et, je crois, M. d'Osmond, qui était évêque de Nancy ou archevêque de Florence; je ne me rappelle pas lequel des deux siéges il occupait.
Cette affaire du Pape, dans laquelle on a été méchamment injuste envers l'empereur, est, selon moi, une des circonstances où il a montré le plus de patience. Si le Pape avait eu affaire à un roi d'Angleterre ou à un empereur russe, il n'eût pas seulement été question de lui; mais l'animosité et le déchaînement étaient tels, que les athées même défendaient le saint père aussi vivement que les dévots.
On va voir jusqu'à quel point l'empereur poussa la patience, et ce qu'il savait déjà des menées des prêtres romains, lorsqu'il envoya son second message à Savone.
C'est à cette occasion que je me mêlai, pour la première fois, des prêtres. J'étais déjà à peu près certain de réussir dans ce que je cherchais; j'avais envoyé des prêtres à moi voyager dans plusieurs contrées de la France, et presque tous m'avaient rapporté que ce que l'on appelait la petite église avait un avantage d'opinion presque dans tout le pays. On appelait la petite église celle qui était desservie par des prêtres qui ne reconnaissaient pas l'autorité du Pape, et qui prêchaient cependant dans le sens de la bulle d'excommunication. Il y avait de ces prêtres qui, depuis la guerre civile, circulaient par toute la France, administrant le baptême, confessant, donnant la communion, faisant des mariages et célébrant l'office divin dans des maisons particulières où leurs ouailles se rendaient en portant chacune leur petite rétribution, et c'était là le principal, car tout en abusant de la crédulité des gens de la campagne, ces fanatiques ne négligeaient pas de prélever un impôt sur eux.
M. le duc d'Otrante avait tout-à-fait négligé cette source de discorde, qui avait déjà causé des ravages lorsque je m'en occupai.
J'étais parvenu à faire arrêter plusieurs de ces prêtres, qui, depuis 1793, avaient été envoyés dans l'Ouest par le comité des évêques établi à Londres, et qui, depuis cette époque, faisaient dans le pays le contraire de ce qu'ils auraient dû faire.
Je fis venir ces prêtres, qui n'étaient que de véritables idiots, décidés à se faire martyriser pour des sottises; je ne pus en tirer aucun aveu, sinon sur tout ce qu'ils avaient fait personnellement, c'est-à-dire qu'ils rebaptisaient, reconfessaient, remariaient, etc., tout ce qui l'avait été dans le pays par d'autres prêtres, c'est-à-dire par ceux qui avaient reconnu le concordat. En cherchant après ces prêtres, on arrêta un soldat qui, ayant vu la stupidité des gens des environs, avait imaginé de se donner pour prêtre; il avait voyagé, reçu de l'éducation; il s'était mis à confesser, à baptiser et à dire la messe, parce que cela lui rapportait plus que son métier de soldat.
Il fut mis en prison; on ne lui fit aucun mal, mais le bruit de cette aventure fit tort aux vrais prêtres de la petite église, parce que tout le monde eut peur d'aller à la messe d'un grenadier. Je fus particulièrement content de cette aventure en ce que j'en eus tout l'avantage.
L'empereur m'avait souvent parlé de la petite église, et m'avait poussé avec force dans ces recherches; il fut satisfait de ce commencement de succès, que j'ai mis ici avant l'affaire que je vais raconter, quoiqu'il n'en soit que la suite.
L'empereur avait un tact extraordinaire pour sentir d'où partait une mauvaise influence; lorsqu'il suivait sa propre impulsion, il se trompait rarement. Depuis plus de deux ou trois mois, il me faisait rechercher une bulle ou instruction que le Pape devait avoir envoyée à tout le clergé de France.
On avait la preuve morale qu'elle existait, on en voyait même mettre les dispositions en pratique; mais comment mettre la main dessus? C'était là la difficulté. Les prêtres ont la plupart des physionomies sur lesquelles il est facile de se tromper; j'y aurais échoué sans un cas fortuit qui survint et me fit tout découvrir.
Nous étions arrivés au 1er janvier, où les corps constitués venaient faire leur visite à l'empereur.
Le clergé de Paris y vint. Le siége de cette métropole avait été occupé depuis la mort du cardinal Dubelloy par le cardinal Fesch, qui avait ensuite donné sa démission et avait été remplacé par le cardinal Maury; mais ce prélat n'ayant pas de bulle, c'étaient les vicaires capitulaires du chapitre qui faisaient toutes les affaires du diocèse. C'était donc près d'eux que l'on devait chercher ce que l'on voulait avoir; il n'était pas en effet vraisemblable qu'un agent de la cour de Rome se fût adressé à l'abbé Maury, qui était d'une opinion différente. Il y avait parmi les vicaires capitulaires de Paris l'abbé d'Astros[7], qui était le principal agent du chapitre métropolitain; il était présent avec le clergé du diocèse, et porta lui-même la parole de félicitation à l'empereur, qui lui laissa dire son compliment, et qui ensuite, sans s'échauffer, lui parla des dissensions du clergé.
L'empereur avait-il déjà des informations? je n'en sais rien. S'il en avait, elles ne venaient pas de moi; dans tous les cas il avait mis le doigt sur la plaie.
Dans la conversation, il poussa M. d'Astros, qui ne concevait pas pourquoi c'était précisément à lui que l'empereur s'adressait; il se crut trahi et se déconcerta, sans cependant dire un mot qui pût le compromettre.
L'empereur rentra, après l'audience qui finit presque aussitôt, dans son cabinet, où il m'ordonna de le suivre, et après m'avoir fait connaître ce qui venait de se passer avec cet abbé, et m'avoir parlé de ses pressentimens, il me dit de donner suite à cette affaire. Il n'y avait pas un moment à perdre; on commençait à sortir du château, lorsqu'il me vint dans la pensée de faire dire au cardinal Maury que j'avais à l'entretenir, et que je le priais de passer chez moi en sortant des Tuileries, et de faire en sorte d'y amener l'abbé d'Astros.
Je me rendis chez moi, et j'envoyai un agent fort adroit chez M. d'Astros, en lui recommandant de ne pas perdre de temps, de visiter tout son appartement, et de bien examiner tout ce qui serait de capacité à contenir une feuille de papier.
Pendant que l'on exécutait mon ordre, le cardinal Maury et M. d'Astros arrivèrent; ce dernier était encore effrayé des questions que lui avait faites l'empereur. Je pris le ton d'un homme qui était déjà informé, tandis que je ne savais rien; je dis à M. d'Astros que je lui donnais une demi-heure pour se décider à me dire d'où il avait reçu les papiers qui venaient d'être trouvés chez lui, et quel usage il comptait en faire. Il crut trouver une porte de salut en me répondant qu'il ne voulait en faire aucun usage, et qu'il ne connaissait pas la personne qui les lui avait apportés. Il me mit bien à mon aise, car je ne savais pas encore qu'il en avait; je profitai de la veine et lui fis dire à qui il les avait communiqués. Il ne voulait nommer personne, lorsqu'on lui observa de prendre garde qu'il n'était amené dans cette position que par quelqu'un qui avait connaissance de tout, et qu'il devait bien voir qu'il fallait qu'il eût parlé pour que l'on sût où prendre ce que l'on cherchait. C'est alors qu'il nomma un autre vicaire capitulaire comme lui, et M. Portalis[8], ce qui indisposa fort l'empereur contre ce conseiller d'État, qui, confident d'une chose tendant à bouleverser l'empire, n'en avait rien dit. Il en éprouva de la peine, se souvenant des services de son père, et s'il fit un exemple aussi sévère du fils, en le renvoyant du conseil d'État, c'était bien plus pour l'exemple que pour la faute.
M. d'Astros ne voulut pas parler davantage. On m'apporta alors le résultat de la visite qui avait été faite chez lui, où on avait effectivement trouvé des choses extraordinaires; je les fis toutes reconnaître à M. d'Astros, qui ne sut pas que je n'en étais point encore en possession lorsque je l'appelai chez moi.
Il y avait dans ses papiers plusieurs lettres particulières, dont je l'obligeai de me nommer les auteurs; cela fini, je lui déclarai qu'il avait perdu sa liberté jusqu'à ce que je fusse tout-à-fait informé.
Ces papiers, quoique assez volumineux, avaient été trouvés cachés, partie dans les poches d'une vieille soutane qui était suspendue dans sa garde-robe, partie dans une boîte à manchon. Ils se composaient, 1° de la fameuse bulle; 2° d'une longue instruction d'un légat du pape. Nous apprîmes par là qu'en quittant Rome, le Pape avait donné ses pouvoirs à un prêtre qui ordonnait dans toute la chrétienté, et d'après les ordres duquel tout se faisait. L'existence de ce chef invisible nous expliqua pourquoi on rencontrait partout une conformité d'opposition et de malveillance sur certains points de discipline et de dogme.
M. d'Astros ne voulut jamais dire de qui était cette instruction qui n'était pas signée; mais il y avait avec elle des minutes de lettres écrites de sa main, et qui établissaient la preuve qu'il avait été lui-même dans le cas de consulter un chef sur différens points de discipline ecclésiastique, sans doute pour mettre sa responsabilité à couvert.
Malheureusement pour lui, il avait écrit à ce chef quatre jours auparavant pour lui demander s'il pouvait conduire le chapitre chez l'empereur avec la croix haute, c'est-à-dire la croix que l'on porte en avant de toutes les processions.
Il avait insisté pour une prompte réponse, parce que le cardinal Maury, qui y allait franchement, avait ordonné qu'on la portât, et M. d'Astros, qui craignait d'être blâmé, avait voulu consulter son chef, avant d'y consentir. La réponse du chef était aussi dans les papiers saisis; elle avait même été suivie d'une explication qui avait dû être précédée de demandes et de réponses si rapprochées, qu'il était évident que le chef ne pouvait pas être éloigné, que de plus il était Italien, parce que son écriture et son style le décelaient. M. d'Astros ne voulut jamais le nommer.
J'eus recours à un stratagème pour le découvrir.
Comme ces lettres n'avaient que deux ou trois jours de date, je sus par le domestique de M. d'Astros, qu'il les avait portées à un certain P. Fontana, Italien, qui, depuis l'expulsion des cardinaux, s'était retiré dans un couvent de religieuses à Paris. J'envoyai chercher ce religieux, qui m'en nomma un autre de sa nation (je crois qu'il s'appelait Antonio), qui, depuis la même époque, vivait aussi chez des religieuses, de la communauté desquelles j'ai oublié le nom.
Le P. Fontana reconnut les lettres que M. d'Astros lui avait écrites, dont je lui représentai les copies, ainsi que les réponses qu'il y avait faites, et qui y étaient jointes.
Enfin, pour éviter des détails ennuyeux pour le lecteur, il résultait des aveux de ces prêtres que, depuis que les cardinaux avaient été éloignés de Paris, c'étaient eux qui avaient résolu tous les cas difficultueux de l'église, d'après une instruction semblable à celle qui était dans les papiers de M. d'Astros. Ils dirent qu'il l'avaient reçue depuis que le Pape était à Savone, mais que ce n'était pas lui qui la leur avait envoyée.
Ces prêtres excitaient ma curiosité et ne la satisfaisaient pas, lorsque je m'avisai de leur demander comment ils auraient agi, s'il s'était présenté un cas non prévu par l'instruction, et qui fût de dogme au lieu d'être de discipline; ils répondirent qu'ils en auraient référé au collége des cardinaux; et enfin ils avouèrent que cela était déjà arrivé, et qu'ils en avaient écrit au cardinal di Pietro.
Le cardinal di Pietro était le premier ministre du pape; c'était à lui que le pape avait remis ses pouvoirs en quittant Rome, et c'était lui qui, à Paris, avait empêché les autres cardinaux d'assister à la cérémonie du mariage de l'empereur.
Il avait été comme les autres renvoyé de Paris, et se trouvait à Sémur en Bourgogne, où je l'envoyai chercher; il fut vivement pressé par M. Réal, que l'empereur m'avait ordonné de charger de la suite de cette affaire. Le cardinal di Pietro fut obligé de s'avouer vaincu; c'était lui qui faisait le pape, et qui en quittant Paris avait donné ses instructions à ces deux prêtres italiens et à M. d'Astros.
C'était ainsi que les ministres d'un Dieu de paix s'enveloppaient de leur ministère pour troubler l'état et l'intérieur de chaque famille, en alarmant la conscience de l'homme de bien, et en encourageant le chancelant agitateur. Dans tout autre pays qu'en France, le gouvernement eût puni ces prêtres comme des ennemis du repos public, mais on se contenta de les enfermer comme des fous dangereux. La suite de cette affaire conduisit à découvrir une ligne de correspondance entre Paris et Savone, ce qui fit encore mettre en prison quelques prêtres qui en étaient les messagers[9], et qui portaient jusqu'au fond de la Belgique, les instructions démagogiques du cardinal di Pietro.
Cette découverte me donna l'idée de faire la recherche de tous les petits prêtres romains qui étaient venus à Paris avec les cardinaux, et je les trouvai pour la plupart, sous l'habit séculier, maîtres de latin, d'italien, ou de musique; les dévotes se les étaient partagés comme autant de morceaux de la vraie croix.
Je les fis observer, et je ne tardai pas à reconnaître combien ces malheureux étaient corrompus, et de quel danger il était pour les familles d'y laisser des hommes aussi pervers, qui profitaient de l'accès qu'ils y avaient pour y introduire un genre de corruption jusqu'alors inconnu en France. Il y avait cependant quelques familles qui n'auraient pas eu le droit de se plaindre, car, par esprit de parti, elles avaient été au-devant du mal.
Néanmoins, sans faire aucun éclat, je réunis les lettres coupables que quelques uns de ces hypocrites avaient écrites à des jeunes gens, et en fis donner connaissance aux parens; cette précaution suffit pour les voir bientôt, à quelques uns près, congédiés, et dès-lors ils ne furent plus dangereux. Cette affaire de prêtres fit un grand bien à l'administration en général, parce que le mal que l'on connaît devient toujours moins dangereux que celui qu'on ne connaît pas. On trouva le moyen d'en arrêter les conséquences, et si depuis un an que cette intrigue criminelle était tramée on l'avait interrompue, elle n'eût pas fait en France autant de progrès, qui, dans nos revers, sont devenus un mal capital.
On a donné une couleur d'oppression à la répression de cette intrigue; je demande ce que l'on ferait en Angleterre à un évêque catholique romain qui, en vertu de pouvoirs secrets du pape, abuserait de son ministère pour entretenir dans le royaume des intrigues tendant à bouleverser l'État.
CHAPITRE VIII.
Arrivée à Paris d'un jeune Saxon.—Son dessein d'assassiner l'empereur.—Décision remarquable de ce prince.—Livre de M. Daunou.—Ce qu'eût pu devenir la France.
L'empereur a toujours été trop bon, même envers ses ennemis personnels: je vais en citer un exemple dont j'ai été témoin, et qui est arrivé précisément à la suite de cette affaire de prêtres.
Je fus informé, dans le courant de l'hiver, qu'une famille de qualité de Dresde était fort inquiète des résolutions d'un jeune homme de vingt ans qui lui appartenait, lequel était parti tout d'un coup de l'université de Halle ou de Leipsick, où il faisait ses études, et avait pris un passeport pour Francfort-sur-le-Mein, d'où probablement il pousserait jusqu'en France.
Je fus informé aussi que ce jeune homme avait un cerveau faible, et qu'il avait quitté la religion luthérienne pour embrasser le catholicisme.
Le temps était court, et les renseignemens bien vagues; je n'eusse rien trouvé, si un de mes agens à Francfort ne m'avait écrit par le même courrier, pour me prévenir du passage par cette ville d'un jeune Saxon qui s'appelait Wondersale, et qui se rendait à Paris. Il ajoutait qu'il avait pris à Francfort une lettre de crédit sur Paris.
Je voyais bien qu'il estropiait le nom du jeune homme; néanmoins, d'après le calcul que je faisais, il devait être arrivé à Paris depuis deux jours, et je le fis chercher, tant par la préfecture que par le ministère de la police.
J'en donnai l'ordre un dimanche à dix heures du matin, et je fis demander, dans les maisons de banque qui étaient reconnues pour avoir particulièrement des relations avec l'Allemagne, les noms des personnes à l'adresse desquelles étaient les crédits qu'elles avaient eu commission d'ouvrir depuis cinq ou six jours.
J'eus de suite une liste de noms, dans laquelle je remarquai le nom allemand de Won der Sulhn, qui avait un crédit de Francfort de tel jour, et qui demeurait à tel hôtel, dans telle rue.
On l'y trouva effectivement vers les cinq heures du soir; il avait quatre paires de pistolets, un poignard, s'était confessé, et avait même communié.
Lorsqu'il entra chez moi, j'étais plus disposé à lui parler de bals et de plaisirs, en voyant sa bonne mine et sa jeunesse, qu'à lui parler de choses plus sérieuses.
Je n'avais d'ailleurs aucune preuve; je plaidai le faux pour savoir le vrai: je fis de la morale au jeune homme, je lui parlai de la honte irréparable d'une mauvaise action, qui déshonorait plus particulièrement un homme de sa naissance. Il devint rouge, fut embarrassé, et enfin, avec la candeur d'une âme qui n'était point encore souillée, il m'avoua quelle était son intention en venant à Paris, qu'il avait résolu de tuer l'empereur pour attacher son nom au sien. Je lui demandai comment il ne s'était pas laissé arrêter par les difficultés qu'il devait prévoir qu'il rencontrerait, qu'il en voyait l'exemple. Il me répliqua froidement qu'il savait bien qu'il devait mourir, soit qu'il manquât ou qu'il réussît; qu'il s'était mis en règle pour répondre à Dieu, et que, s'il avait manqué son coup, un autre aurait suivi son exemple, et profité de l'expérience qu'il n'avait pas, pour éviter ce qui aurait pu l'empêcher de réussir.
Il ajoutait que Henri IV avait été manqué vingt-deux fois, et que la vingt-troisième avait réussi; que l'empereur n'avait encore été manqué que trois ou quatre fois, mais que cela n'arrêtait pas un homme de courage, qui ne comptait sa vie pour quelque choses qu'autant qu'elle était utile, et qu'il trouverait la sienne suffisamment bien employée, puisqu'elle avancerait d'une chance les probabilités de succès pour ceux qui voudraient l'imiter.
Il était difficile de porter plus loin que ne l'avait fait ce jeune homme le dévoûment de sa personne pour l'exécution d'un crime.
Je fis à l'empereur un rapport écrit de tout ce qui avait précédé et suivi l'arrestation de ce jeune Saxon, dont les projets ne pouvaient pas être mis en doute.
L'empereur écrivit en marge de mon rapport (c'est-à-dire par la main de son secrétaire): «Il ne faut point ébruiter cette affaire, afin de n'être point obligé de la finir avec éclat. L'âge du jeune homme est son excuse; on n'est pas criminel d'aussi bonne heure, lorsqu'on n'est pas né dans le crime. Dans quelques années, il pensera autrement, et on serait aux regrets d'avoir immolé un étourdi et plongé une famille estimable dans un deuil qui aurait toujours quelque chose de déshonorant.
«Mettez-le à Vincennes, faites-lui donner les soins dont il paraît que sa tête a besoin, donnez-lui des livres, faites écrire à sa famille et laissez faire le temps; parlez de cela avec l'archi-chancelier, qui est un bon conseil.»
En conséquence de ces ordres, le jeune Won der Sulhn fut mis à
Vincennes, où il était encore lors de l'arrivée des alliés à Paris.
Ce que l'empereur était forcé de reconnaître dans la conduite des prêtres romains ne le disposait pas à se relâcher du projet qu'il avait de secouer le joug des papes; c'est à cette occasion qu'il fit composer par M. Daunou[10] un ouvrage qui a pour titre: Recherches historiques sur les anticipations et la puissance temporelle des papes. Il disait en parlant d'eux: «Moi, j'aimerais mieux me faire luthérien, demain, que de mettre la France de nouveau en feu, en y rétablissant le monstrueux pouvoir de ces hypocrites.»
L'empereur avait malheureusement trop de petites affaires, dont on avait pris l'habitude de l'entretenir. Son ministère travaillait moins qu'auparavant; dans ces sortes de choses, on venait à lui pour des bagatelles; on le dérangeait souvent d'occupations sérieuses pour lui parler de minuties dont on n'aurait dû lui parler qu'après qu'elles auraient été faites, en sorte que les grandes étaient privées du soin que leur importance réclamait, et que les petites devenaient importantes.
Si l'empereur n'avait pas été jeté dans des affaires qui l'absorbaient en entier, il aurait fini cette affaire des papes, qui aurait été mise au nombre des travaux utiles qui ont signalé son gouvernement; mais faute d'avoir été achevée, elle a été représentée comme une entreprise simplement tyrannique, tandis que tous les États catholiques lui en eussent voué de la reconnaissance si elle avait réussi. Combien il était encore à regretter qu'une suite continuelle de grandes guerres amenât toujours des embarras qui se succédaient et jetaient l'empereur hors des occupations auxquelles il avait si bien pris goût!
Depuis la paix de Lunéville jusqu'à la rupture du traité d'Amiens, il a été une époque où le budget des recettes de l'État dépassait celui des dépenses de plus de quarante à cinquante millions, et où l'empereur avait indépendamment, dans ses coffres, une économie, provenant des contributions étrangères et de ses épargnes, qui ne s'élevait pas à moins de deux cent cinquante ou trois cents millions.
Si l'on eût eu la paix avec cela, il avait de quoi rendre la France un muséum de tout ce que le génie, l'art et l'esprit humain sont susceptibles d'imaginer pour la gloire et le bien-être des hommes. On se perdrait en réflexions tristes, qui ne sont pas l'objet de cet ouvrage, si l'on ouvrait le chapitre de ce que l'on a fait et qu'on n'aurait pas dû faire, comme de ce que l'on n'a pas fait et que l'on aurait dû faire.
Pendant que la police expliquait à Paris cette mauvaise machination des prêtres, l'empereur faisait partir son second message près du Pape; il n'eut pas plus de succès que le premier, et l'on peut avancer hardiment que, sous tous les rapports, le Pape était d'une portée d'esprit au-dessous de la situation dans laquelle les progrès de la raison avaient jeté les affaires de l'église. Il ne voyait que sa situation personnelle; il s'obstinait à ne pas la séparer de la question spirituelle. Les événemens sont venus à son aide; le conclave le canonisera peut-être, mais l'histoire le jugera.
CHAPITRE IX.
Fâcheuse situation du commerce.—L'empereur vient à son secours.—Embarras de M. de Talleyrand.—Vente de son hôtel.—Comment il meuble celui qu'il habite aujourd'hui.—Dépôt du duc d'Otrante.—M. Laffitte.—Ses idées sur le système continental.
C'est au commencement de l'hiver de cette année que plusieurs maisons de banque et de commerce éprouvèrent des embarras qui n'étaient que la conséquence de ceux de leurs correspondans, dont les affaires avaient souffert par suite d'une résistance de leur part aux mesures dont on voulait frapper le commerce anglais. En Hollande, les maisons les plus considérables faisaient leur liquidation et renonçaient aux affaires; en Belgique, on avait découvert une fraude importante qui avait pris le caractère d'un commerce permis: non-seulement on l'avait arrêté, mais on était revenu à l'examen des livres de toutes les maisons qui l'avaient fait, et on les avait frappées de tous les droits qu'elles avaient évité de payer. Quelques unes en furent ruinées, parce qu'elles avaient vendu leurs marchandises en raison des facilités qu'elles trouvaient à les introduire, et cela ne porta aucune atteinte aux maisons anglaises, qui étaient déjà remboursées de ce qui leur était dû.
Toutes ces mesures avaient frappé d'épouvante; chacun resserrait ses affaires; les capitalistes retiraient leurs fonds, et il y eut un moment où des maisons fort respectables eurent besoin d'argent, quoiqu'ayant leurs magasins pleins de marchandises qu'ils ne pouvaient pas écouler.
L'empereur se fit faire plusieurs rapports sur ces sortes d'affaires, et tous concluaient que la plupart des négocians qui étaient dans cette situation n'y étaient pas tous tombés par suite de la retraite des capitaux qui leur avaient été confiés, mais pour avoir donné à leurs opérations une extension disproportionnée à ceux qu'il pouvaient avoir, ce qui les avait obligés de les augmenter en créant un papier de circulation, lequel papier s'était trouvé sans hypothèque dans leur liquidation, et avait causé leurs embarras. Néanmoins il vint au secours des uns et des autres, et ouvrit ses coffres; il leur avança jusqu'à six à sept millions de son économie, pour préserver le commerce de Paris et celui de plusieurs autres villes d'une catastrophe.
C'est à cette occasion que je suis entré pour la première fois en rapport avec M. Laffitte, que je ne connaissais pas auparavant, et qui depuis long-temps dirigeait la maison de banque de M. Perregaux, particulièrement depuis la maladie qui l'a conduit au tombeau.
L'empereur avait souvent parlé devant moi de la crise du commerce; cela avait même été la matière d'une discussion du conseil, et il m'était facile de voir que l'empereur parlait d'après des rapports qu'on lui avait remis de divers endroits sans qu'aucun l'eût convaincu. Je m'aperçus qu'en soutenant une discussion avec mon collègue Mollien (ministre du trésor, qui siégeait à côté de moi), il me regardait comme pour m'exciter; il savait cependant bien que j'étais étranger à ces matières, et j'eus un moment la peur qu'il ne cherchât à inculquer à Mollien que j'étais l'auteur de ces rapports. Aussi je plaçai dans la discussion une lourde bêtise qui réhabilita ma réputation. Néanmoins le regard de l'empereur voulait dire quelque chose, et comme je savais depuis long-temps qu'il aimait mieux qu'on le devinât que de le faire parler, je me mis à l'oeuvre tout en sortant du conseil.
J'étais resté en rapports d'amitié avec Bourrienne; l'empereur le savait, et écoutait complaisamment tout ce que je lui en disais quand je rencontrais l'occasion de lui parler de lui, ce qui me donnait l'espoir de le lui faire remployer d'une manière quelconque.
Bourrienne connaissait bien mieux que moi ce que signifiait un geste de l'empereur, et je crus un moment qu'il avait connaissance des rapports qui avaient occupé l'esprit de l'empereur. Après avoir causé avec Bourrienne, je me décidai à aller quérir des lumières près de M. Laffitte, qui avait déjà dans le commerce une puissance d'opinion d'autant plus forte qu'elle reposait sur une indépendance absolue de caractère personnel, laquelle lui avait mérité une considération qui a été accrue et consolidée depuis par les événemens.
Une affaire d'arbitrage à laquelle je m'intéressais, et dans laquelle on désirait avoir l'opinion de M. Laffitte, vint fort à propos. Je le fis prier par Bourrienne de venir me voir.
J'avais à l'entretenir de trois choses, d'abord de la crise du commerce, de ses causes et de ses conséquences; ensuite du système continental et des licences.
En écoutant parler M. Laffitte, je revenais petit à petit à ses opinions, et s'il me lit, il jugera si je les ai bien retenues.
J'eus avec lui plusieurs entretiens dans lesquels il me développa son opinion y que je mets ici sous les yeux du lecteur.
«Une règle infaillible pour les gouvernemens pour bien juger de la marche des affaires et de l'état de l'opinion, me disait-il, c'est que tout ce qui est en opposition avec les intérêts est nécessairement en opposition avec les affections. L'arbitraire de l'administration tue la confiance et le crédit; le blocus ne produit aucun bien dans le présent, et son effet naturel est de détruire tous nos avantages commerciaux dans l'avenir. Le commerce est inoffensif de sa nature; il est gouvernemental, puisqu'il a besoin de protection: s'il est dans l'opposition, c'est qu'il se trouve lésé, ou qu'il manque de garanties. Ceux qui ne prospèrent qu'avec l'ordre et la tranquillité ne veulent pas de révolutions.
«Le blocus continental est, au premier abord, une grande pensée. La théorie présente à l'esprit un résultat prompt et même admirable; mais l'imagination ne suffit pas dans les matières positives: ce qu'il faut voir avant tout, c'est la possibilité de l'exécution. Quelques fabricans peuvent s'applaudir de l'essor que cette mesure a donné à leur industrie; mais la masse des négocians ne peut que souffrir d'un commerce qui n'a lieu que par privilége, et les hommes d'État n'y voient qu'un abandon fait aux Anglais du commerce de l'univers.
«Il ne faut point s'abuser par de vaines paroles; les flagorneries peuvent plaire à des princes vulgaires, la vérité seule convient au génie de l'empereur. Ce qu'il faut lui dire donc, c'est que le blocus cerne le continent et non pas l'Angleterre; c'est au continent seul à qui il est défendu de mettre un vaisseau en mer.
«La question ainsi posée, qu'en résultera-t-il? L'Angleterre perdra la totalité des consommateurs du continent, et le monopole du reste du monde lui sera abandonné sans partage: le continent au contraire se suffira à lui-même, sans partage avec l'Angleterre, et tout échange d'ailleurs lui sera interdit avec le reste de l'univers. Or, le continent européen vaut-il, à lui seul, toutes les autres parties du monde? C'est ce qu'il y aurait à examiner, si le blocus était possible; mais les licences qu'on accorde prouvent qu'on a à s'occuper d'une autre solution.
«La France, pays manufacturier, gagnera par l'expulsion des Anglais des différens marchés de l'Europe; c'est là pour elle la seule compensation de ce qu'elle perdra par la cessation de tous ses autres rapports avec l'Amérique, l'Afrique et l'Inde; mais l'Espagne, l'Autriche, la Prusse et la Russie que gagneront-elles? Pour elles, tout est perte sans qu'il en résulte le moindre avantage, et cet état forcé peut-il durer longtemps?
«Les plaintes des sujets ne sont pas sans influence sur la conduite des gouvernemens, quand elles sont aussi légitimes: on cède momentanément à la nécessité; mais les intérêts réagissent, et bientôt ces intérêts parlent si haut, qu'il faut enfin les écouter.
«Sous ce rapport, monseigneur, il n'y a pas une puissance qui, étant ostensiblement avec nous, ne soit en secret contre nous et de coeur avec l'Angleterre. Sans se parler, elles s'entendent entre elles, et à la première occasion elles ne manqueront pas d'éclater. La Russie surtout, la plus forte et la plus lésée, ne doit-elle pas le faire craindre par cela seul qu'elle ne peut pas tenir ce qu'elle a promis? Quant à moi, je n'en doute point; rien ne peut remplacer pour elle les factoreries anglaises. Les pertes sont énormes, et là elles retombent sur les grands et non sur le peuple. Les grands disposent de la cour et de l'armée, et un seul fait vous fera juger quelles doivent être leurs intentions. Avant le blocus, le rouble valait 3 francs, maintenant il se maintient à peine à 20 sous.
«Cette considération du moment fait jeter un coup-d'oeil plus inquiet sur l'avenir. Le nord jusqu'à présent fournissait les bois, les chanvres, tous les objets les plus essentiels à la marine; déjà les Anglais sont conduits à les aller chercher en Amérique, et des habitudes ainsi prises, on ne les change pas.
«Le génie lui-même, monseigneur, doit s'arrêter devant la force des choses: les licences déposent contre la vérité du système; ce qui est violent ne dure pas. Ainsi déjà le blocus a été détruit par les licences; les licences n'ont fait qu'établir le privilége dans le commerce, et ce privilége ne sert qu'à assurer le profit des Anglais. Maîtres de tous les marchés, eux seuls ont le droit d'acheter et de vendre; ils repoussent nos produits en nous livrant les denrées de l'Inde et de l'Amérique: les sucres, par exemple, nous les payons six francs, et ils ne les achètent tout au plus que huit à neuf sous!
«Ce qu'il y a d'évident, vous le voyez, c'est le bénéfice énorme de l'Angleterre. Quelques négocians privilégiés retirent quelque profit par leur rôle intermédiaire; mais ce profit, ils l'obtiennent sur le consommateur et non sur l'Angleterre, et ce qu'il ne faut pas oublier, c'est que le consommateur est Français.
«Ce système des licences ne peut tromper personne; il porte atteinte à la respectabilité du commerce par les fraudes et les supercheries qui lui sont indispensables; il mécontente les alliés et les nationaux en les obligeant à payer les denrées quatre à cinq fois leur valeur.
«Nos exportations ne diminuent pas, vous le savez, le tribut énorme que l'on paie ainsi à l'Angleterre: presque tous les objets qui les composent, ridiculement exagérés dans leurs prix, ne sont chargés sur nos bâtimens que pour être jetés à la mer. Mieux vaudrait encore les garder pour en vêtir les pauvres. Quoi qu'il en soit, pour en finir en deux mots, le blocus et les licences se réduisent à ceci: les Anglais vendent tout au continent et n'en achètent rien; maîtres du prix d'achat ailleurs et de la vente chez nous, ils font sans concurrence un double profit. La France fabrique au contraire en pure perte, puisque ses produits se trouvent condamnés à la destruction; elle peut gagner quelque chose sur l'étranger par la revente des denrées, mais ces étrangers sont nos alliés, et le blocus pèse ainsi doublement sur eux. Ils perdent sur leurs produits, qu'ils ne vendent à personne; ils perdent sur les denrées coloniales, qu'ils ne peuvent acheter que de nous.
«Un pareil état de choses ne saurait durer: la Prusse, l'Autriche, la Russie voudront accorder à leur tour des licences; les Anglais le savent, le coeur de nos alliés est pour eux, et ils ne reculeront pas; l'humeur et les reproches ne tarderont pas d'éclater, le blocus ne sera plus rien, nos alliés se rapprocheront forcément de nos ennemis, et de nouvelles guerres mettront de nouveau peut-être notre avenir en question.
«Avec un ajournement aussi indéfini de la paix, il est bien difficile que le pays prospère et que la confiance s'établisse. La gloire ne suffit pas à une nation; celle de l'empereur est immortelle, mais il faudrait voir au bout le bien-être et le repos.
«Pour les hommes d'État, le blocus est donc, comme je l'ai dit, un projet gigantesque, hardi, mais dont le succès est impossible. Les licences, dont l'idée première d'échanger des objets fabriqués dont nous regorgeons contre des matières premières dont nous manquons, étaient belles; mais, par suite d'abus, elles sont devenues un honteux privilége, il n'y a que ceux qui les obtiennent qui ont intérêt à y applaudir.
«Mais il ne faut pas s'y tromper: ce n'est pas ce mal passager du blocus qui intimide et qui décourage. L'empereur a assez de génie et de savoir pour tout concilier. Le mal vient peut-être d'une prévention injuste qu'on lui a suggérée lors de ses premières campagnes. Jugeant le grand nombre par l'exception, peut-être confond-il le financier avec le traitant, le négociant avec certains fournisseurs. De là sans doute s'établit l'arbitraire de l'administration; le manque aux promesses est opposé, par une espèce de représailles, aux actes de la fraude, et la bonne foi, qui donne la vie à tout, n'existe nulle part.
«Un fait humiliant et qui donne la clef de plusieurs autres, c'est l'état du crédit de la France et du crédit de l'Angleterre. La dette anglaise est de 18 à 19 milliards, la nôtre n'est que de 1,200 à 1,300 millions, et cependant les Anglais pourraient emprunter au besoin encore des sommes bien plus considérables que celles que nous pourrions emprunter nous-mêmes, et surtout, à un prix infiniment meilleur. Pourquoi cette différence? pourquoi le crédit de l'État est-il plus bas en France que le crédit des premiers banquiers et des premiers négocians, tandis que la situation inverse est permanente en Angleterre? Un mot suffit pour l'expliquer: pour refaire son crédit en Angleterre, il n'y a qu'à travailler avec le gouvernement; pour perdre le sien en France, il n'y a qu'à ne pas s'en abstenir. L'Angleterre tout entière est, pour ainsi dire, une seule maison de commerce dont les ministres sont les gérans; les lois sont le contrat que le pouvoir lui-même ne peut enfreindre; ici le conseil d'État usurpe la puissance des tribunaux, et j'oserais presque vous dire que rien d'utile ne se fait, parce qu'il n'y a rien qui soit véritablement garanti.»
Ici M. Laffitte s'étendit longuement sur la cause et les effets de la crise qu'il ne voyait ni dans les effets du blocus ni dans quelques folles opérations de jeu. Appuyant les raisonnemens par les faits, il m'expliqua les mesures qu'il y avait à prendre pour que le gouvernement marchât dans sa force en mettant l'immensité de ses ressources à profit; à mesure qu'il parlait, je me sentais entraîné par ses idées. Je ne chercherai pas à les rendre, parce que je les expliquerais mal peut-être, et qu'aujourd'hui il ne s'agit plus de leur application; voulant m'en occuper cependant, et ne le pouvant pas au moment même, je me promis bien de le revoir plus tard, me bornant, d'après tout ce que j'avais appris, à disposer l'empereur de mon mieux à accorder les secours pressans qui étaient sollicités par plusieurs maisons.
Ces secours n'étaient regardés par M. Laffitte que comme des palliatifs, ne décidant rien sur le fond des choses. Il y applaudit néanmoins, et les avantages momentanés qu'il y voyait, et qu'il me développa, m'expliquèrent ce que voulaient dire une foule de rapports qui me parvenaient à la journée, et qui s'enveloppaient dans le mystère des insinuations.
Mieux instruit par ces entretiens de la situation du moment, je priai M. Laffitte de me mettre ses idées par écrit: il se rendit à mes désirs; je présentai cette note à l'empereur. Ce même jour, un de ses ministres lui faisant un rapport sur les mesures prohibitives, l'empereur prit de l'humeur et dit en plein conseil: Avec toutes vos mesures, vous mettez le commerce de France en liquidation.
L'empereur devint ensuite d'une facilité extrême pour accorder des secours aux maisons bien famées qui furent atteintes par la crise. Bientôt les demandes d'argent se multiplièrent au point de le rendre rêveur. Il jugea de la vérité des opinions de M. Laffitte, en voyant le fabricant M. Oberkam menacé de manquer; il le fit venir et lui dit de prendre tout l'argent dont il aurait besoin pour éviter ce malheur et pour continuer à travailler, et cette maison fut soutenue par ses libéralités.
La première de Paris qui fut dans le cas d'y avoir recours fut la maison Tourton-Ravel. Il n'était assurément pas dans le droit de compter sur de la bienveillance de la part de l'empereur d'après sa conduite envers lui dans l'affaire du général Moreau, néanmoins il n'attendit pas vingt-quatre heures le secours qu'il avait sollicité; il fut obligé par le prêt d'une somme énorme, pour le remboursement de laquelle il prit des arrangemens à sa convenance avec le ministre du trésor. C'est à moi que M. Tourton est venu confier son embarras en me remettant une lettre pour l'empereur, et si je le cite, c'est parce qu'il était encore débiteur d'une bonne partie de ce prêt, lorsqu'il s'est fait remarquer parmi ceux qui ont consommé sa perte à l'époque de la première occupation de Paris.
À la même époque, la maison Simon fit faillite; elle demanda des secours, mais on ne lui en accorda pas, parce qu'elle ne présentait pas de garanties morales suffisantes. Le désastre de cette maison engloutit (d'après ce qui m'a été rapporté à cette époque) quatorze cent mille francs à M. de Talleyrand. Il avait déjà des affaires en mauvais état, et son revenu suffisait à peine pour payer l'intérêt dû à ses créanciers; il se vit réduit au traitement qu'il recevait de l'empereur, et il eut encore le désagrément de se voir pressé par des créanciers qui, ayant eux-mêmes besoin de leur argent, le menaçaient de l'actionner. Je dus employer mon intervention pour le préserver d'un éclat qui aurait été jusque-là sans exemple pour un homme de son rang. Il fut obligé d'emprunter cent mille écus à une maison de banque, qui elle-même manqua quelque temps après; sa situation était réellement pénible: il vint m'en parler et me prier d'engager l'empereur à lui acheter sa maison, qui était l'ancien hôtel de Valentinois, situé rue de Varennes.
L'empereur n'était pas content de lui, on avait prêté beaucoup de mauvais propos à M. de Talleyrand contre ce prince. Ils pouvaient être faux, à la vérité; mais s'il ne devait pas en porter la peine, il n'y avait pas non plus de motif pour venir à son secours.
Néanmoins l'empereur ne voulut pas qu'un homme qui l'avait servi fût dans une aussi affligeante position, et quoiqu'il n'eût que faire de l'hôtel de Valentinois, il l'envoya visiter et estimer par M. Fontaine, architecte des châteaux des Tuileries, du Louvre, de Saint-Cloud, etc. L'architecte de M. de Talleyrand opéra contradictoirement avec M. Fontaine, et sur leur rapport l'empereur acheta l'hôtel de Valentinois tout meublé, et le paya comptant deux millions cent mille francs.
M. de Talleyrand ne laissa cependant pas d'en emporter tous les meubles, qu'il put placer dans le nouvel hôtel qu'il avait acheté au coin de la rue Saint-Florentin; il fit, dans cette occasion, une affaire doublement bonne, en ce que ce nouvel hôtel appartenait à l'ancien ambassadeur d'Espagne, avec lequel M. de Talleyrand avait une liquidation à faire; il reçut l'hôtel en place d'une somme qu'il n'aurait peut-être pas eue avant qu'on eût pu le vendre.
Je cite cette anecdote, parce que l'on a accusé l'empereur de s'être emparé de l'hôtel de M. de Talleyrand après que celui-ci eut fini de l'arranger. Je demande à un homme raisonnable qui est-ce qui aurait pu payer deux millions cent mille francs une maison que M. de Talleyrand avait besoin de vendre, et si l'empereur, qui n'a su qu'en faire après l'avoir acquise, pouvait avoir un autre but que d'obliger M. de Talleyrand en l'en débarrassant.
À cette même époque, je fus témoin d'un autre fait d'obligeance de l'empereur envers un homme qui ne l'a sans doute pas su, parce qu'il m'a été défendu d'en parler. Je puis le faire aujourd'hui par plusieurs motifs. M. Fouché, en quittant le ministère de la police, avait des sommes considérables, et il rendait assez peu de justice à l'empereur pour craindre qu'on ne les lui saisît; il avait eu plus de confiance dans la bonne foi d'un simple employé du ministère de la police, nommé Dupont ou Dumont, qui était sa créature. Au moment où il partait pour l'Italie, il remit à cet employé une somme très considérable, de laquelle il ne tira aucune pièce qui pût en laisser trace; peu de temps après, cet employé mourut; il laissait une veuve et deux enfans dans l'indigence. Cette femme, qui ignorait ce qui s'était passé entre M. Fourché et son mari, pouvait naturellement attendre qu'on lui représentât le reçu qu'elle devait supposer que son mari avait fait de ce dépôt. Si elle avait agi ainsi, il eût été impossible de lui faire rendre cette somme, quelle trouva à la mort de son mari, d'autant plus que les réclamans voulaient éviter l'éclat.
Des amis de M. Fouché me prévinrent de cet événement. J'eus une occasion d'en parler le même soir à l'empereur, qui m'ordonna d'intervenir de tous mes moyens pour que M. Fouché ne perdît pas un sou; je n'eus aucune peine pour l'obtenir, car la veuve était une vertueuse femme qui avait rendu le dépôt à la première réclamation. Néanmoins madame Fouché, qui n'avait pas suivi son mari en Italie, et qui était une femme d'un esprit juste, avait trop bien senti le danger qu'il avait couru, pour être insensible aux intentions que l'empereur avait manifestées dans cette circonstance; elle vint me prier de solliciter pour elle une audience de l'empereur, qui lui fut accordée, et dans laquelle elle le remercia.
CHAPITRE X.
Czernitchef.—Ses tentatives de séduction.—Le maître de mathématiques.—Réflexions sur l'espionnage.—Article du Journal de l'Empire.—Vive réprimande.—Retraite du duc de Cadore.—M. de Bassano.—Réflexions sur les hommes nouveaux.
Depuis plus d'une année, on ne voyait revenir de Russie en France que le même officier russe, que l'on renvoyait à Paris aussitôt qu'il avait apporté une réponse de Paris à Saint-Pétersbourg. Les plaisans disaient qu'il n'y avait probablement que lui qui fût en état d'en trouver le chemin; mais d'autres, avec plus de raison, observaient qu'il devait y avoir un motif particulier pour que ce fût toujours le même officier qui fît ce voyage. Effectivement, depuis le mois de mars 1808 jusqu'en février 1812, c'est-à-dire pendant quatre ans, il a fait le voyage de Russie à Paris dix ou douze fois, ce qui équivaut au tour du monde, qu'un vaisseau met trois ans à accomplir. Vers la fin de 1810, un simple hasard me fournit la preuve que les retours aussi précipités de cet officier avaient une bien autre importance que les complimens et les protestations dont les lettres qu'il portait pouvaient être pleines. Il occupait ses loisirs, entre l'arrivée et le départ, par des études qui en imposaient à tout ce qui aurait pu vouloir donner un autre but à ses missions; mais en cherchant un maître de mathématiques, il rencontra dans celui dont il fit choix ce que l'on appelle à la police un observateur. Celui-ci accepta, se trouvant fort heureux d'une rencontre qui allait lui fournir de quoi moissonner.
Au bout de quelque temps, l'officier russe chercha à connaître les moyens d'informations de son répétiteur, et lui demanda s'il connaissait quelque commis aux bureaux de la guerre.
Le maître de mathématiques répondit affirmativement, et la chose était vraie; mais avant de se livrer davantage, l'officier russe lui promit, lorsqu'il aurait la preuve qu'il accusait vrai, de lui indiquer les moyens de gagner de l'argent.
Le maître de mathématiques me transmit la proposition; je lui dis d'accepter et de faire tout ce qu'on lui demanderait, mais d'en rendre compte auparavant.
Il alla en conséquence voir les connaissances qu'il avait aux bureaux de la guerre, et s'y procura quelques états particuliers ou imprimés qui prouvaient qu'en effet il avait des moyens de parvenir au ministère; il m'apporta les pièces, j'y fis changer quelques chiffres, et les lui rendis pour les communiquer à l'officier russe. La confiance de celui-ci fut établie. Il donna à son mathématicien une série de demandes écrites de sa main, ayant toutes pour but d'explorer les bureaux de la guerre, tant du personnel que du matériel de toutes armes.
Il me l'apporta aussitôt; il n'y avait plus alors moyen de douter du motif de la confiance qui était accordée à cet officier russe, et du rôle qu'il devait jouer à Paris.
J'en rendis compte à l'empereur, qui faisait difficulté de le croire, mais qui fut convaincu en voyant la série de demandes écrites de la main de cet officier russe. Il me recommanda de n'en pas parler, mais le lendemain ou jour suivant, il le fit repartir, en lui donnant une lettre pour l'empereur de Russie.
L'empereur était loin de la pensée que le séjour près de lui d'un aide-de-camp de l'empereur Alexandre, et qui à ce titre avait des accès de faveur partout, était une double mission d'observateur.
Il lui avait fourni des moyens d'autant plus faciles pour la bien remplir, qu'il était admis partout par suite des recommandations que l'empereur avait faites à toutes les maisons de la société pour qu'on lui fît beaucoup de politesses, en sorte que chacun s'empressait de répondre à une insinuation dans laquelle on entrevoyait un moyen de plaire au souverain, en faisant ce qui lui paraissait agréable.
Je me rappelle qu'au départ de cet officier, l'empereur recommanda que l'on écrivît à son ambassadeur pour qu'il mît des obstacles à son retour. Il paraît que cela n'avait pas été fait, comme on en jugera tout à l'heure.
C'était pendant le séjour d'automne à Fontainebleau que l'empereur prévint cet aide-de-camp de l'empereur de Russie qu'il allait le renvoyer à Saint-Pétersbourg, et qu'à cette occasion il lui donna une assez longue audience dans laquelle cet officier dit fort judicieusement à l'empereur que la meilleure commission dont il pouvait être chargé pour son maître était l'assurance qu'il ne lèverait point de conscription cette année: c'est lui-même qui me l'a rapporté.
Il avait raison; mais l'empereur était-il payé pour avoir confiance dans les assurances de paix qu'on ne cessait de lui donner, lorsque les coups de canon de Wagram résonnaient encore? Ils avaient aussi été précédés des mêmes assurances, et on ne nous avait pas aidés. Le peu de grâce que l'on avait mis à accueillir la proposition d'une alliance de famille qui eût resserré celle des deux pays n'était pas fait pour entretenir l'harmonie qu'on était parvenu à rétablir entre eux; il avait eu, au contraire, quelque chose de choquant, qui, même entre des particuliers, aurait blessé la dignité de celui qui aurait éprouvé un semblable refus. Ensuite, la presque totalité de l'armée qui avait fait la campagne de 1809 était passée en Espagne et en Hollande. Il ne restait dans les provinces du Hanovre, Fulde, Erfurth, etc., que les quatre divisions du corps du maréchal Davout.
La cavalerie était encore dans une situation beaucoup moins hostile, car, sauf les régimens de cuirassiers, tous les autres corps avaient été dédoublés pour aller compléter les cadres des régimens de cavalerie qui étaient en Espagne. Il résultait de tout cela que, si l'empereur avait encore été attaqué, on l'aurait trouvé dans la même position qu'en 1809; c'était ce que voulaient ses ennemis, mais il n'aurait pas été excusable, s'il s'était une seconde fois laissé surprendre par son trop de confiance, surtout ayant au midi une guerre qui, d'un moment à l'autre, pouvait lui demander trente mille hommes de plus. D'ailleurs pourquoi se mettre à la merci de ses ennemis?
Il ne fallait pas chercher d'autres motifs aux armemens qui se faisaient en France; ce n'est pas un État qui ait les ressources de population de la Russie, qui ne pouvait raisonnablement prendre ombrage d'une levée d'hommes comme celle qu'elle avait l'air de craindre. Cette levée effectivement eut lieu; elle devait aller en Espagne presque toute entière, cependant elle fut envoyée en Allemagne; d'autres troupes d'Espagne prirent aussi ce chemin. Comment ce malheur est-il arrivé? On se l'expliquera peut-être par la suite de ces Mémoires.
L'aide-de-camp de l'empereur de Russie était à peine arrivé à Saint-Pétersbourg, qu'il fut renvoyé à Paris, comme s'il n'avait été en Russie que pour y changer de chevaux. Une telle opiniâtreté parut extraordinaire à tout le monde: on crut devoir observer les démarches de cet officier et mettre des entraves dans son chemin. Le bon sens seul disait qu'il n'était pas possible qu'il n'eût plusieurs rôles à jouer, mais sa fortune voulut qu'au lieu d'être contrarié, il fut servi par ceux qui auraient naturellement dû le circonvenir.
Il rentra à Paris au moment où on le croyait à peine arrivé en Russie, il apportait une lettre d'Alexandre pour l'empereur. C'étaient encore de nouvelles protestations de sincérité, etc., etc., toutes sortes de phrases dont on nous payait depuis près de deux ans, et qui, dans cette occasion même, étaient portées et répétées par un messager qui avait dans sa poche une instruction d'espionnage le plus monstrueusement organisé que l'on eût encore vu. Il aurait couvert l'administration française de ridicules, si elle n'était pas parvenue à le démasquer. Il datait déjà de six ans et n'avait pas cessé sous l'administration de M. Fouché. À quels sentimens devait-on ajouter foi? Était-ce à ceux exprimés dans la lettre dont l'aide-de-camp était porteur, ou à ceux qui avaient dicté l'instruction qu'il avait reçue, et qu'il a si bien suivie?
Il y a des personnes qui trouvent naturel que les puissances fassent servir leurs relations à des observations prises d'un peu haut; pour celles qu'elles obtiennent par le moyen des envoyés diplomatiques, à la bonne heure! Ces messieurs sont des personnages officiels qui peuvent tout se permettre, parce qu'ils ont toujours un moyen de faire disparaître leur caractère, lorsque les circonstances l'exigent. Mais l'aide-de-camp d'un souverain envoyé directement par ce souverain près d'un autre monarque, porteur d'une lettre autographe de son maître, est un personnage hors de l'étiquette, et qui doit d'autant moins se permettre de démarches équivoques, qu'on a pour lui toutes les déférences résultant de ce que l'on accorde d'estime particulière à la confiance dont il paraît jouir.
On manquerait à son maître de ne pas en agir ainsi envers celui qui est plutôt son envoyé personnel que le chargé des affairés publiques. Il est donc déloyal d'abuser des égards qu'obtient le caractère que l'on a affiché, et que l'on compromet par le personnage que l'on joue.
Les souverains peuvent proposer de pareilles missions à qui bon leur semble, mais ils n'ont jamais défendu de les refuser, et il faut se sentir la grâce d'état pour les accepter.
L'empereur ne témoigna pas qu'il fût contrarié par le retour de cet aide-de-camp; il le reçut avec bonté, il lui parla même de la série de demandes qu'il avait remise au maître de mathématiques; il lui dit que ce rôle-là avait quelque chose de honteux, qui n'était pas fait pour lui, et l'engagea à y renoncer, sans quoi il ne pourrait pas le voir davantage.
L'aide-de-camp, feignant d'être touché de cet excès de bonté, promit tout, s'excusa sur la curiosité naturelle à laquelle il s'était laissé aller dans ses premiers voyages; l'empereur le crut, et continua à l'accueillir dans son intérieur, comme il l'avait fait précédemment.
L'aide-de-camp, qui avait pour lui l'expérience des premiers voyages, profita habilement des accès qu'il avait dans le monde pour s'y plaindre de la couleur que l'on voulait donner à ses fréquentes missions à Paris. Il prétendit qu'il n'y avait que des méchans qui pussent ainsi chercher à lui nuire; il ajouta même quelques réflexions qui ne lui étaient pas défavorables. Cela lui réussit, et il fit si bien, qu'il fut prôné, loué et défendu par le ministre qui aurait dû le tenir toujours au bout de son parquet, et qui, au lieu d'avoir les yeux sur la conduite de cet aide-de-camp, l'enveloppa d'une protection et d'une sécurité qui portèrent bientôt sa hardiesse au comble.
Le hasard voulut que le jour même de l'arrivée de ce jeune officier à Paris, il parût dans les journaux un article un peu sanglant, qui portait directement sur lui, au sujet des missions qu'on lui voyait remplir.
L'article n'avait été inséré qu'après avoir passé à la censure diplomatique; néanmoins on se plaignit à l'empereur de l'inconvenance de la publication, du mauvais effet qu'elle avait produit. Il eut la faiblesse de le croire, sévit contre les journalistes et ne m'épargna pas davantage. «Comment! me dit-il, vous tolérez, vous faites faire des publications de cette espèce! vous qui, lorsque vous étiez chez eux, m'avez dix fois écrit pour vous plaindre d'écrits qui n'avaient pas, à beaucoup près, l'amertume de celui que vous avez lancé. Vous savez combien ils sont faciles à blesser; vous devez donc les ménager, vous le devez surtout, vous qui me parlez de paix toute la journée, ou bien auriez-vous changé? voudriez-vous me faire faire la guerre? mais vous savez que je ne la veux pas, que je n'ai rien de prêt pour la faire. Aidez-moi donc à l'éviter; toute autre manière de faire ne me servirait pas.» Je voyais d'où me venait ce flot de colère, j'osai en dire ma façon de penser à l'empereur; mon observation ne servit qu'à m'attirer une réprimande encore plus vive: il semblait que c'était une inimitié personnelle, que je n'avais pas, qui la dictait. Je n'insistai pas. Avant cependant de lâcher prise, je crus de mon devoir d'appeler l'attention de l'empereur sur la conduite de M. Czernitchef: mais on lui avait déjà certifié que c'était l'homme le plus réservé, le plus sage, qu'il était embarrassé dans le monde du rôle qu'on avait voulu lui donner, que cela était cause qu'on ne le voyait plus guère. Je reçus l'ordre de le laisser aller, venir, voir, écouter; il n'y manquait que celui de le faire informer moi-même. Je me le tins pour dit, ne fermai cependant qu'un oeil, parce que j'étais assuré de mon fait, et de l'erreur dans laquelle on voulait envelopper l'empereur, qui ne tarderait pas à voir la méprise: c'est effectivement ce qui arriva quelques mois après.
J'avais été vivement réprimandé; M. de Champagny fut traité d'une manière encore plus sévère, et perdit son portefeuille, qui passa dans les mains de M. de Bassano. C'était assurément un homme de bien, obligeant, laborieux, mais moins propre aux nouvelles fonctions dont il venait d'être revêtu qu'un homme qui serait venu la veille du bout du monde.
L'empereur avait élevé des soldats de l'armée aux premières dignités militaires: on avait trouvé cela naturel; dans une armée qui faisait des choses si extraordinaires, on pouvait croire que le mérite était dans tous ses rangs, et ne pas s'étonner de voir sortir des maréchaux de France des compagnies de grenadiers.
Dans les affaires civiles, il n'en était pas de même; on était jugé par un plus grand nombre d'hommes éclairés, dont on avait été le collègue ou l'émule. Lorsque je fus élevé au ministère de la police, je fus moins scruté, parce que je sortais de l'armée, et que j'étais moins connu; l'on avait dit tant de mal de moi, que, pour peu que la dixième partie eût été vraie, on ne devait pas tarder à s'en apercevoir, et on attendait ce moment-là pour se prononcer. Ce qui me fit tolérer, c'est que l'on me rendait la justice de me croire invariable dans mes devoirs comme dans mes affections, et que je n'appartenais à aucun des différens partis de la révolution. On connaissait davantage M. de Bassano; il entrait sur un théâtre qu'une suite d'événemens avait rendu immense, et le premier point de départ de sa fortune était encore là. On ne mesurait plus la distance qu'avaient parcourue les hommes de l'armée qui s'étaient élevés au milieu des dangers; mais on comptait les pas de ceux qui voulaient prendre de l'avance sur leurs collègues par des services administratifs.
On mesura donc dans tous les sens le chemin qu'avait parcouru M. de Bassano, et quoiqu'il eût très fidèlement servi, qu'il l'eût fait avec un zèle remarquable, on n'en eut pas plus d'indulgence pour lui.
C'est dès-lors que je vis de tous côtés s'élever des observations que j'aurais voulu ne pas entendre; à la vérité, c'étaient des calomnies, des méchancetés, mais elles emportaient la pièce.
Ce n'était pas cependant la faute des nouvelles familles si, au lieu d'être les héritiers de la gloire de leurs aïeux, elles étaient les souches de l'illustration de leur postérité. Il n'y a de différence entre les unes et les autres que le temps. Dans mille ans, l'histoire les confondra, si même elle ne distingue pas les plus récentes; mais toujours était-il que, dans le temps, on comparait les nouveaux et les anciens nobles aux vieilles médailles, qu'on met au-dessus de celles qui sortent de dessous le poinçon.
Ces petits inconvéniens, qui n'étaient au fond que des misères, acquéraient une grande force lorsqu'on était parvenu à une position dans laquelle on a besoin de tous les genres de prestiges pour être en harmonie avec une classe de personnages qui tirent eux-mêmes leur force d'opinion de l'antiquité de leur illustration, et jamais il n'y eut un cas où l'on dut mieux appliquer le proverbe, que nul ne peut être prophète dans son pays.
M. le duc de Bassano était remarquable, à la secrétairerie d'État, par l'assiduité de son travail; il avait accoutumé l'empereur à le surcharger d'occupations, jamais il n'en laissa en souffrance: il distinguait ce qui était urgent, pressé, ou qui pouvait attendre; le tout était fait avec ordre et à point nommé.
Il avait nécessairement acquis une grande considération par son dévoûment à ses devoirs, et cette considération lui avait donné une très grande influence; mais l'une et l'autre étaient tout intérieures, et ne lui avaient rien donné de ce qu'il fallait pour en exercer une au dehors, qui exige de nombreux et anciens antécédens. Aussi ce ministère devint-il plutôt un bureau d'ordres pour les petites puissances, qu'il ne fut un moyen de conciliation entre les grandes.
Les événemens approchaient; il aurait fallu plus que jamais à la tête des relations extérieures un esprit déjà accoutumé à les diriger, au lieu d'un homme qui avait à les étudier.
Depuis fort long-temps, et même sous le ministère de M. de Talleyrand, on était dans l'usage, aux relations extérieures, de soumettre à l'empereur la correspondance originale des agens de ce ministère. C'était lui-même qui faisait presque tout, jusqu'aux notes que les agens français devaient remettre aux cours près desquelles ils étaient accrédités. Comme cela se savait, il en résultait que c'était l'équivalent d'ordres précis que ces envoyés recevaient et qu'ils transmettaient de même, en sorte qu'ils se trouvèrent dispensés d'une responsabilité qu'ils auraient encourue, s'ils n'avaient reçu que des instructions ministérielles, dont le développement et le succès auraient été livrés à leur capacité ou à leur intelligence.
Cette manière de travailler eut encore un grave inconvénient: c'est que le ministère se réduisit à tenir en ordre des registres de correspondance, et n'apporta plus aucun secours à l'empereur; il était devenu officiel que l'on mettait le nom du souverain à tout, même aux choses dont il ne pouvait avoir aucune connaissance: aussi les envoyés des puissances les moins considérables furent-ils bientôt rebutés de communications dans lesquelles ils ne pouvaient pas même discuter. On prétendait que M. le duc de Cadore ne leur parlait pas assez, et ce fut bien pis, car à peine osèrent-ils parler.
Ils le regrettèrent tous, mais ils regrettèrent particulièrement M. de Talleyrand, qui avait l'excellente habitude de répondre à tout ce qu'on lui mandait, et qui n'entretenait l'empereur qu'officiellement, sans mêler son nom aux argumens dont ses lettres fourmillaient.
CHAPITRE XI.
Réunion des villes anséatiques.—Protestation de la Russie.—Mesures prohibitives de cette puissance.—M. de Czernitchef.—Notions qu'il transmet à son souverain.—Influence de cet événement.—Grossesse de l'impératrice.—Espérances de la nation.—Naissance du roi de Rome.—Ivresse générale.
Peu de temps après l'entrée de M. de Bassano aux relations extérieures, la réunion des villes anséatiques eut lieu, et avec elles celle du petit pays d'Oldembourg. Cette réunion excita des clameurs générales. On ne voulut pas voir qu'elle était commandée par la force des choses; que le système continental, pour lequel on avait déjà tant fait de sacrifices, devenait une mesure illusoire, si le commerce anglais pouvait verser ses produits dans ces contrées, et inonder l'Allemagne des tissus et denrées coloniales que repoussaient nos prohibitions. On aima mieux crier à l'ambition, à la manie d'étendre, d'agrandir un empire déjà trop vaste, comme si de telles réunions eussent pu être définitives, comme s'il n'eût pas sauté aux yeux qu'elles ne pouvaient être que des actes transitoires destinés à réduire l'industrie étrangère, à montrer à l'ennemi ce qu'il devait attendre, s'il ne renonçait aux injustes prétentions qu'il affichait, ou à mettre au plus de nouveaux objets négociables dans les mains de la France. Quant au pays d'Oldembourg, la Russie, qui favorisait ouvertement le commerce anglais, venait de prohiber nos productions; elle était rentrée sous l'influence du cabinet de Saint-James, on connaissait désormais ses vues, ce n'était pas la peine de se prêter aux infractions du traité. L'empereur suivait le développement de ses nouveaux projets; il était informé des accroissemens qu'elle avait donnés à ses armées, pour le moins aussi bien qu'elle pouvait l'être de ce que nous faisions en France.
Il disait, à cette occasion: «Voyez ce que l'empereur Alexandre pouvait faire pour empêcher la guerre de 1809; aujourd'hui qu'il pense devoir craindre pour lui, il trouve bien des moyens.» Effectivement, sous prétexte des besoins qu'exigeait la guerre de Turquie dans laquelle il était engagé, et qu'il était impatient de terminer, il avait petit à petit doublé son armée. Toute l'Allemagne savait cela comme nous, et observait les deux cabinets, parce que l'on voyait bien que les armemens des Russes excédaient les besoins de la guerre de Turquie. Il y avait déjà de l'inquiétude de part et d'autre[11]. L'empereur ne croyait pas que les Russes vinssent l'attaquer seuls; mais il craignait encore une alliance semblable à celle de 1805, alliance qui aurait été plus dangereuse, en ce qu'il avait moins de moyens réunis, et qu'il aurait eu affaire avec plus d'ennemis, répandus sur un plus vaste théâtre: aussi ne précipita-t-il rien; il travailla à se mettre en mesure avec d'autant plus d'activité, qu'il avait besoin d'entretenir la confiance de ses alliés. C'est cet état rembruni de l'horizon politique qui le porta à faire passer en Espagne les troupes des princes confédérés d'Allemagne pour en retirer autant de troupes françaises et polonaises, dans lesquelles il avait une grande confiance.
La réunion des villes anséatiques et du pays d'Oldembourg touchait trop d'intérêts en Europe pour qu'elle y restât indifférente; on n'avait point encore oublié celle de la Hollande lorsqu'on apprit celle de Hambourg, Lubeck et Brême; il n'y eut qu'un cri contre nous: ce n'était que lorsque les Anglais nous prenaient quelque chose que l'on ne criait pas.
Cette conformité de sentimens réunis contre la France ne pouvait y rester ignoré, ni manquer d'y causer de vives inquiétudes. Tout cela sentait la guerre, et on en était horriblement fatigué.
Au milieu de cet état, on eut connaissance d'une protestation par laquelle les Russes déclaraient qu'ils n'avaient eu aucune part aux derniers accroissemens de puissance de la France, et notamment à la réunion des villes anséatiques et du duché d'Oldembourg, contre laquelle ils protestaient, déclarant que l'empereur de Russie n'y resterait pas indifférent.
Ce langage était clair, et signifiait, dans toutes les langues du monde, que l'on devait se préparer à la guerre, laquelle n'était plus qu'à la distance qu'il y a entre les coups d'épingles et les coups de canon, et lorsque l'aigreur s'en mêle, ou la parcourt vite.
Déjà même, comme je l'ai dit, avait paru un ukase (concernant le commerce), qui défendait l'introduction en Russie de nos productions, tels que les vins de Champagne, de Bourgogne, de Bordeaux, les soieries, etc., etc., tandis que les produits anglais, qu'Alexandre s'était engagé à proscrire, avaient désormais plein accès dans ses ports.
Or, comme la Russie devait en faire autant vis-à-vis du commerce anglais, par suite de son alliance avec nous, il en résultait nécessairement qu'elle se privait de tout commerce, ce qu'il était absurde de penser. La puissance d'un empereur de Russie ne pourra jamais aller jusqu'à imposer cette privation à son pays: ce serait ne pas le connaître que de croire le contraire. Aussi ne tarda-t-on pas à voir un autre ukase qui favorisait le commerce anglais. L'empereur Alexandre était bien persuadé de cette nécessité, et il en était au point qu'il fallait qu'il fermât les yeux sur l'inobservation de l'article de son traité d'alliance avec nous, par lequel il avait consenti à la fermeture de ses ports aux Anglais, qu'il laissa librement entrer et sortir de partout, ou bien qu'il se préparât personnellement aux plus grands malheurs.
Ainsi l'ukase contre le commerce français n'était que le signal d'un rapprochement certain entre l'Angleterre et lui, et par conséquent celui de la rupture de l'alliance entre nos deux pays. L'Angleterre avait bien jugé que son rapprochement de la Russie devait être la conséquence de l'alliance de la France et de l'Autriche.
Nous étions à la fin de février 1811: tous les esprits apercevaient dans le lointain l'orage qui se formait, et chacun s'en attristait. Les affaires de commerce, qui étaient déjà réduites à peu de chose, devinrent tout-à-fait nulles.
La légation russe observait ce qui se passait dans toutes les directions; en prenant un air pacifique, elle eut bientôt groupé autour d'elle tous ceux que la curiosité y attirait pour connaître le point où l'on en était, ainsi que ceux qui comptaient sur des revers, sans lesquels ils ne pouvaient pas espérer de voir leur état changer. L'aide-de-camp de l'empereur Alexandre, qui se trouvait à Paris, se mit en mouvement pour connaître les états de nos recrutemens et de nos armemens; c'était un thermomètre d'après lequel on pouvait assigner l'époque d'un commencement d'opérations. Pour faire valoir son zèle et l'emploi de son temps, il supposa à l'empereur Napoléon le projet de diriger vers la Pologne tout ce qui était destiné pour l'Espagne, et donna à sa correspondance avec son maître cette couleur; il s'en était laissé imposer par ceux qui débitaient les contes de partage de l'empire russe; il devint à Paris un instrument dont la malveillance s'empara, et auquel elle fit parvenir des informations ridicules qu'il rendit cependant en Russie comme des faits positifs. Il était naturel qu'il en résultât de la part des Russes des armemens proportionnés à ceux que l'empereur de Russie était informé que l'on faisait en France; le contre-coup ne tardait pas à s'en faire sentir à Paris, où l'on apprenait par l'ambassadeur de France à Pétersbourg ce surcroît d'armemens de la part des Russes. La conséquence en était d'autres armemens qui avaient les mêmes suites. C'est ainsi que la présomptueuse vanité d'un ou deux jeunes Russes, au dessous du rôle qu'ils prenaient, conduisit pas à pas deux colosses énormes à s'entrechoquer: si le résultat avait mal tourné pour leur pays, ils auraient été livrés à l'animadversion de leurs compatriotes; les choses ayant été décidées contre nous, ils ont des droits à une reconnaissance de leur part, proportionnée aux chances dans lesquelles ils les avaient engagés.
Je reviendrai sur ce sujet, après avoir raconté plusieurs faits qui arrivèrent à la même époque.
Nous étions dans le mois de mars 1811: la grossesse de l'impératrice approchait de sa fin; les esprits étaient livrés à toutes sortes de calculs sur les conséquences dont serait suivie la naissance d'une princesse ou d'un prince; on désirait celle de ce dernier avec une ardeur qui en comprimait l'espérance: on espère ce que l'on désire, et on craint de ne pas l'obtenir.
La naissance d'un prince fixait toutes les incertitudes; on ne voyait plus de guerre, parce que l'on n'y voyait plus de but. On n'entrevoyait plus de secousses révolutionnaires, parce que tous les intérêts restaient attachés à la même destinée, qui se trouvait assurée. On se livrait ainsi à toutes sortes de conjectures, lorsque, le 19 mars au soir, l'impératrice éprouva les premières douleurs de l'enfantement; on en fut bientôt informé dans tout Paris, parce qu'en même temps que l'on envoyait chercher l'archi-chancelier et M. Regnault de Saint-Jean-d'Angely, desquels on avait besoin pour dresser l'acte de naissance de l'enfant, on faisait appeler les hommes de l'art, tels que le docteur Corvisart et le chirurgien Dubois, en sorte qu'en moins d'une heure, les salons du rez-de-chaussée des Tuileries furent remplis de plus de deux cents personnes, hommes et femmes.
Il n'y avait dans la chambre à coucher de l'impératrice que l'empereur, l'archi-chancelier, les médecins, la dame d'honneur, avec d'autres dames de service. On passa toute la nuit dans l'attente; madame la duchesse de Montebello et madame de Montesquiou sortaient de temps à autre pour venir apporter des nouvelles de l'état dans lequel se trouvait l'impératrice, qui souffrait au point de donner de l'inquiétude à son accoucheur. Celui-ci était arrivé le premier d'entre ses collègues; il avait jugé presque aussitôt que le travail serait très laborieux, et était monté chez l'empereur pour l'en prévenir, le prier de descendre et d'envoyer au plus vite chercher M. Corvisart. L'empereur, qui ne se décontenançait jamais, répondit à M. Dubois: «Pourquoi voulez-vous que je descende? Y a-t-il du danger?» M. Dubois répondit que non, mais qu'il désirait qu'il y fût. L'empereur vit bien que M. Dubois n'avait pas son assurance accoutumée; il prit le parti de descendre pour lui rendre la fermeté si nécessaire en pareil cas, mais auparavant il lui demanda si l'accident qu'il prévoyait était un cas inconnu jusqu'à présent. M. Dubois lui ayant répondu qu'il en avait vu mille de semblables: «Eh bien! répondit l'empereur, comment avez-vous fait? je n'y étais pas; faites dans celui-ci comme dans les autres: prenez votre courage à deux mains, et supposez que vous n'accouchez pas l'impératrice, mais une bourgeoise de la rue Saint-Denis.»
Alors M. Dubois regardant un moment l'empereur, lui dit: «Ah bien! puisque Votre Majesté le permet, je vais le faire.» Il descendit devant l'empereur, et, ayant ôté son habit, il travailla avec une assurance dont la plus grande habileté a toujours besoin; il n'y a nul doute que ce ne soit à celle de M. Dubois que le fils de l'empereur doit la conservation de la vie. L'impératrice fut dans un état voisin de l'anéantissement, et ne put être délivrée qu'à huit heures du matin, c'est-à-dire qu'elle eut douze heures de souffrances inouïes.
La naissance du roi de Rome fut annoncée de suite au salon, et dans un instant les deux cents personnes qui y étaient coururent répandre la nouvelle partout. Depuis plusieurs jours, on avait publié que la naissance d'une princesse serait annoncée par vingt-un coups de canon, et celle d'un prince par cent. Dès la veille au soir, les pièces d'artillerie des Invalides étaient chargées, et les canonniers à leurs postes. Lorsqu'on leur envoya l'ordre de tirer, ils le firent d'abord lentement pour les vingt-un coups, et mettant un très-court intervalle pour inquiéter, ils recommencèrent tout à coup un feu roulant de quatre-vingts coups de canon, que l'impatience publique accueillit par des millions de cris de vive l'empereur! Paris n'a jamais, dans ses grandes fêtes, offert un tableau d'allégresse plus générale: bien que ce fût un jour ouvrable, ce ne fut que fête partout; un ballon s'éleva tout à coup, portant dans les nues une nacelle dans laquelle était la célèbre aéronaute madame Blanchard avec des milliers d'annonces de cette heureuse nouvelle, et, en suivant la direction du vent, elle les sema dans toute la campagne. Le télégraphe l'annonça de même, et des courriers furent expédiés dans les directions où il n'y avait point de ligne télégraphique.
La fortune, qui nous avait été si constamment fidèle, semblait nous combler en ce jour du 20 mars 1811, en nous donnant un héritier d'un pouvoir que tant d'efforts avaient élevé, et qui, faute de cet enfant, ne nous laissait apercevoir de tous côtés que des abîmes. On espérait de bonne foi une paix profonde; on n'admettait plus parmi les idées raisonnables aucune guerre, ni occupations de cette espèce.
Les mois d'avril et de mai se passèrent en félicitations et en réceptions d'apparat. Jamais enfant n'est venu au monde sous des auspices aussi heureux, et qui promettaient autant le concours de toutes les volontés pour conserver intact un héritage qui semblait ne pouvoir être divisé que faute de sa naissance.
Ceux qui depuis ont outragé son adolescence se montraient alors les plus ardens à offrir des voeux à son père, et lui renouvelaient des milliers de sermens, dont pas un n'a été à l'épreuve du malheur.
CHAPITRE XII.
Affaires du pape.—L'empereur convoque les évêques.—État fâcheux de la prélature.—La malveillance tourne contre l'empereur une mesure qui devait remédier aux maux de l'église.—Les meneurs sont dénoncées par leurs confrères.—Comment on s'assure de leurs dispositions.—Quatre d'entre eux sont envoyés à Vincennes.—Péchés érotiques de l'évêque de Tournai.—Dissolution du concile.—Les évêques reconnaissent individuellement ce qu'ils ont refusé de sanctionner en corps.
Ce fut dans l'été de 1811 que l'empereur voulut en finir avec le pape, près duquel le second message des évêques n'avait pas eu plus de succès que le premier. L'entêtement de ce chef de l'église était si extraordinaire, qu'on renonça à toute espèce de négociations avec lui; on songea à faire, par le moyen des évêques réunis, ce que l'on ne pouvait obtenir de leur chef. L'empereur fit consulter tous les théologiens fameux, et entretint les évêques les plus estimés de la position dans laquelle une question toute temporelle pouvait jeter les affaires spirituelles; il demanda aux uns et aux autres quels étaient les moyens à employer pour arrêter un schisme qui ne se faisait que trop sentir. Le clergé de France était bon assez généralement, ainsi que celui d'Italie; ce dernier a même toujours eu un peu d'animosité contre la cour de Rome. La commission des ecclésiastiques auxquels l'empereur avait soumis la question, lui conseilla d'assembler un concile national composé des évêques de l'un et l'autre pays, et, après lui avoir donné communication de l'état des choses, et de leurs antécédens, de lui faire connaître les refus réitérés du saint père d'obtempérer à des questions de discipline ecclésiastique, de lui exposer ensuite les conséquences qui étaient déjà résultées d'un refus qui portait sur des choses tout-à-fait étrangères aux discussions temporelles survenues entre l'empereur et lui. La commission lui conseilla enfin de faire connaître au concile qu'on ne l'avait réuni que pour lui demander d'apporter des remèdes aux effets fâcheux qui résulteraient de cette opiniâtreté du pape à vouloir confondre ce qui lui était particulier, comme souverain de Rome, avec ce que l'on avait le droit d'attendre du chef spirituel de l'église, en observant que cette même église était toujours, qu'elle ne pouvait jamais manquer, et que, puisque son chef persistait à ne pas pourvoir à ses besoins, il était urgent de passer outre, en lui donnant connaissance des motifs qui avaient déterminé à se passer de lui.
Indépendamment de ce que cette proposition, qui était conforme à l'opinion des évêques éclairés de France, était raisonnable, elle était encore le seul remède à apporter au mal qu'on ne pouvait plus vaincre; cette situation n'était d'ailleurs pas sans exemple dans l'histoire, qui nous apprend que l'on eut recours à ce moyen. L'empereur se décida donc à assembler un concile à Paris. Il fit expédier, par les deux ministères de France et d'Italie, des ordres de convocation à tous les évêques des deux pays, en leur indiquant le jour où ils devaient être rendus à Paris. Ils y vinrent tous, mais quelques uns n'y apportèrent pas des dispositions conciliatoires. Cette réunion nous fournit l'occasion de reconnaître combien de siéges épiscopaux étaient occupés par des hommes médiocres, sans lumières et sans études; excepté quelques prélats qui restaient encore de l'ancien clergé de France, si distingué par ses connaissances, le reste n'était que de mauvais moines, parvenus à la prélature par des protections qui avaient suffi pour déterminer le choix du gouvernement lors de la restauration du culte, époque où l'on était bien éloigné de prévoir qu'un jour on serait dans le cas de leur faire jouer un aussi grand rôle.
Chaque homme en faveur faisait nommer son parent évêque plus facilement qu'autrefois il ne l'aurait fait nommer curé; on ne demandait que des prêtres pacifiques. Pourvu qu'ils fussent de bonnes moeurs et de bons exemples, peu importait qu'ils fussent théologiens ou qu'ils ne sussent que lire leur bréviaire.
Cette imprévoyance sema l'ignorance partout, parce qu'un évêque atteint de ce mal ne souffrait pas dans son diocèse un prêtre qui eût fait un contraste avec la médiocrité de son supérieur; aussi, lorsque fut arrivé le moment de tirer du fruit de ce que l'on avait ramené en France, malgré les opinions d'une masse considérable de personnes, on ne recueillit que ce que l'on avait semé.
Ce concile, que l'on avait convoqué pour s'occuper de la question spirituelle que le pape ne voulait pas séparer de la temporelle, prit une direction tout opposée à celle qu'on voulait lui faire prendre. Il n'y eut que les évêques italiens qui comprirent bien la proposition et qui se montrèrent indépendans du despotisme des papes; mais les évêques de France, qui comptaient parmi eux plusieurs hommes d'un vrai mérite, furent si mal dirigés, qu'on ne se servit d'aucun de ceux-ci, au lieu qu'on aurait dû leur partager la portion des ignorans pour les éclairer et les préserver du travers dans lequel ils tombèrent faute d'un guide pour les conduire. Qu'arriva-t-il de là? La malveillance, qui est toujours au guet, eût bientôt aperçu ce que l'on ne faisait pas; elle sonda les esprits et dirigea dans la route de l'opposition des évêques qui n'étaient venus à Paris que pour prêter assistance à l'empereur, et sortir d'une situation dont eux-mêmes ressentaient plus particulièrement les inconvéniens. Depuis près de deux ans, ils ne cessaient d'accabler l'administration de plaintes sur l'état dans lequel ils voyaient tomber l'église; on les avait appelés pour y remédier, et par une contradiction bizarre, ils achevèrent de la ruiner.
Les dévots et les dévotes se chargèrent de diriger les prélats; ils ne s'adressèrent pas à ceux qui ne se conduisaient que par leurs lumières, mais ils se partagèrent les autres, dont on n'avait pris aucun soin. Hors le moment de la séance du concile, on était assuré de les trouver chez eux, où allaient les voir les messagers de la malveillance, qui se donnaient pour des anges envoyés du ciel, afin de leur montrer le précipice dans lequel ils allaient se jeter, et leur rappeler que le vicaire de Jésus-Christ était captif, qu'ils devaient s'en occuper et rendre à l'église en deuil son chef bien-aimé. Si l'on avait eu la précaution de publier tous les antécédens de la négociation avec Savone, on se serait donné un grand auxiliaire; faute de l'avoir fait, des sottises de cette espèce, débitées à des esprits qui manquaient de moyens pour en apercevoir le ridicule, formèrent une croûte sur laquelle aucun raisonnement ne put trouver de prise, et qui donna le change à l'opinion sur le but que l'on s'était proposé en convoquant le concile. Cette assemblée aurait eu besoin d'avoir un président qui la dominât par un mérite transcendant. Elle fut abandonnée et livrée aux intrigues de ceux qui voulaient lui faire manquer son ouvrage.
Au lieu de chercher à séparer la personne du pape des affaires de l'église, dont elle devait s'occuper exclusivement, elle ne chercha au contraire qu'à confondre des choses aussi distinctes. Il n'y eut pas une discussion raisonnable dans cette réunion, qui comptait cependant plusieurs hommes d'instruction et d'esprit; mais la médiocrité étant incomparablement plus nombreuse, ils durent s'abstenir de parler.
Les prélats italiens le pouvaient encore moins à cause de la différence de langage; il résulta de cet état de choses qu'au lieu de s'être donné de la force contre l'opiniâtreté du pape, ce fut le Pape qui se trouva en avoir acquis. Toutes ces tracasseries, suscitées par les superstitions dont on se plaignait dans toutes les parties de la France, étaient ainsi sur le point de se renouveler; la discorde était près de recommencer dans les différentes classes de la société.
L'empereur ne pouvait, sans un grand danger, ne pas y mettre ordre. C'est seulement alors qu'il m'ordonna de tourner les regards de mon administration vers le concile, qu'il m'avait expressément recommandé de laisser à lui-même.
Ce n'est que de ce moment que je reconnus, parmi les évêques pris isolément, les meilleures intentions possibles pour le bien général; ils manifestaient même pour le pape une indifférence qu'on ne leur demandait pas. Je ne pouvais concevoir comment il se faisait que d'une si grande conformité de dispositions on ne pouvait pas faire sortir une résolution raisonnable. En en cherchant le motif, je le trouvai bientôt dans l'influence funeste qu'avaient prise sur tous leurs collègues trois ou quatre évêques, qui eux-mêmes étaient ou des artisans de discordes, ou des esprits faibles qui s'étaient laissé séduire.
Ce qu'il y a de certain, c'est qu'ils furent tous unanimement signalés par leurs propres collègues comme les moteurs de l'opposition. Cette circonstance est trop récente pour s'étendre davantage sur cette matière, sans exposer ceux qui ont eu le courage de faire connaître leurs petites menées.
On peut seulement fixer d'une manière générale les opinions des autres membres de cette assemblée, sur ce qui a déterminé à en frapper quatre d'entre eux, sur les douze qui étaient vivement dénoncés.
Il leur suffira de savoir que, depuis leur départ de leurs diocèses jusqu'à leur départ de Paris, ils n'avaient pas écrit une seule ligne à leurs grands-vicaires, qui n'eût été lue, quoique plusieurs eussent pris de fausses adresses pour plus de sûreté. Il y en avait qui paraissaient avoir adopté un langage convenu. C'était alors par ce que l'on voyait faire dans leur diocèse après la réception de leurs instructions, que l'on jugeait définitivement de la direction qu'ils cherchaient à y faire prendre. Or, comme les diocèses de Gand, Tournai, Troyes et Toulouse étaient ceux d'où revenaient les plus mauvais rapports, ce furent les titulaires de ces siéges qui furent frappés. L'empereur était d'autant plus indisposé, que trois d'entre eux étaient des aumôniers de sa chapelle, qui recevaient annuellement douze mille francs de traitement de sa cassette, indépendamment de leurs revenus épiscopaux, et que l'évêque de Gand avait fait toutes sortes de démarches pour obtenir dans le temps la permission de rentrer en France (il était émigré et évêque de Posen, en Pologne), et avait été un des premiers à solliciter l'honneur de servir personnellement l'empereur, qui ne lui refusait rien de ce qu'ils lui demandait pour tous ses parens proches ou éloignés. Il le traitait avec cette bonté par égard pour la mémoire de son père, qui était le vieux maréchal de Broglie, mort dans l'émigration.
L'empereur savait bien que la religion défendait à un prêtre de transiger avec sa conscience; mais il savait aussi qu'elle n'a jamais ordonné de reconnaître des bienfaits par des ingratitudes. Ces messieurs pouvaient bien s'en tenir à leur opinion dans le concile; mais c'était devenir des agitateurs, que d'user de leur ministère pour propager des erreurs.
Je reçus ordre de les mettre à Vincennes, et cela fut fait le même jour. quelques uns avaient des papiers dont l'examen n'apprenait pas grand'chose relativement aux affaires politiques, si ce n'est qu'ils avaient reçu, lu et fait connaître, la bulle et l'instruction papale qui avaient été la cause de l'arrestation de M. d'Astros et des cardinaux; cependant ces messieurs avaient, comme tous les évêques de France, prêté sur l'Évangile, à la messe du dimanche où ils avaient été présentés à l'empereur, à l'époque de leur intronisation, le serment d'usage.
Ce serment se prononçait à genoux, dans la chapelle impériale et dans la tribune de l'empereur, en présence de tous les assistans à la messe, et au moment de l'Évangile. L'évêque était en habit d'église; on approchait un carreau près de l'empereur, il s'y mettait à genoux, et la main étendue sur l'évangile, il prononçait à haute et intelligible voix: «Je jure et promets sur le saint Évangile obéissance aux constitutions de l'empire et fidélité à l'empereur, de ne point permettre dans l'étendue de mon diocèse l'enseignement d'aucune doctrine contraire à la politique de l'État, de n'entretenir aucune intelligence, soit directe ou indirecte, avec les ennemis, soit au dedans ou au dehors; et si quelque chose parvenait à ma connaissance concernant la tranquillité publique, je promets d'en faire part à l'autorité.»
Tel était à peu près le serment qu'avaient prêté tous les évêques. Malgré un engagement aussi positif, pas un ne fit parvenir la moindre chose sur les affaires dont M. d'Astros était le colporteur pour le diocèse de Paris, qui vraisemblablement n'était pas le seul où le Pape voulait établir sa puissance exclusive.
Non seulement ils ne donnèrent aucune communication, et laissèrent à la police le soin de trouver où était le mal, mais encore ils cherchèrent à le propager, craignant de ne pas faire assez en restant neutres.
Il est affligeant d'être obligé de reconnaître si peu d'élévation d'âme dans des hommes qui devaient l'exemple d'un noble dévoûment à la tranquillité de leurs diocésains. Ainsi se conduisaient des hommes qui, quelques années auparavant, étaient poursuivis, bannis, n'osaient pas même porter leurs habits d'ecclésiastiques; telle était la manière dont ils reconnaissaient la protection d'un souverain qui avait été obligé de faire usage de sa force et de son ascendant pour les réconcilier avec la nation. Il leur avait ouvert les portes de leur patrie; il avait rétabli la célébration du culte, les avait recommandés à la considération publique; enfin, après leur avoir rendu leur autorité spirituelle, il avait ajouté les dépenses de leur temporel aux charges de la nation, qui ne dissimulait pas l'inquiétude que cette bienveillance lui causait. Mais le clergé oublie vite; aucun des évêques ne se rappelait plus à qui il devait l'autorité dont il faisait un si triste usage, vérifiant ainsi les prévisions de la multitude. «L'empereur, disait-elle, lorsque ce prince les accablait de ses bienfaits, verra ce que c'est que ces gens-là; il les mesure à la grandeur de son âme, il y sera trompé.»
Il fit demander leur démission à ces quatre évêques, et nomma à leurs diocèses des prêtres, d'un meilleur esprit, qui trouvèrent mille difficultés en y arrivant, par suite des instructions que les premiers y avaient laissées. Si la perte de ces évêques eut des inconvéniens politiques, je dois avouer du moins que le siége de Tournai ne pouvait pas être occupé par quelqu'un de moins fait pour être revêtu de la prélature. Je suis encore à concevoir comment ce prêtre corrompu n'avait pas détruit des papiers comme ceux qui furent saisis chez lui; il le devait même pour les personnes qu'il désignait et qui lui écrivaient. Ce n'est que par égard pour leurs familles et pour moi, que je ne les nomme pas, car des relations du genre de celles que cet évêque avait établies avec plusieurs personnes de qualité ne méritent aucun ménagement; il n'était qu'un agent de corruption et de débauches, et les visites qu'il faisait dans l'étendue de son diocèse une série de saturnales.
Si, après la catastrophe de l'empereur, il s'est représenté comme une victime de la tyrannie, je suis bien aise de lui apprendre que le motif de son renvoi prenait sa source dans les preuves de démoralisation qui furent trouvées dans son secrétaire (dans le tiroir même où étaient ses bulles), et entre autres quelques versets d'offices divins, mis en vers français à l'usage des grenadiers et des dragons de l'armée. (Quelques oeuvres de Piron ne sont pas plus fortes.)
En voyant cet homme dans le monde, on lui aurait confié sa fille unique, et jamais monstre ne fut plus digne d'une punition céleste.
Après l'arrestation de ces quatre évêques, l'empereur, voyant que la réunion du concile, loin d'apporter un aplanissement aux difficultés qui existaient déjà, en préparait d'autres, résolut de le dissoudre, et de renvoyer les évêques chacun dans leur diocèse, déplorant toutefois qu'une assemblée composée de tous les princes de l'église n'eût pas mieux compris qu'il ne l'avait convoquée que pour ses propres intérêts. quelques uns d'entre eux, avant de partir, déposèrent entre les mains du ministre des cultes une déclaration par laquelle ils reconnaissaient que les propositions qui leur avaient été faites ne contenaient rien qui fût contraire aux canons et qu'ils s'y soumettaient pour tout ce qui les concernait; la même déclaration fut successivement faite par tous les autres, et elle doit se trouver encore dans les archives du ministère des cultes. Cette déclaration de chacun des membres du concile pris isolément forme un acte bien plus fort que la détermination qu'ils auraient prise en assemblée générale, en ce qu'il n'est pas permis de douter que chacun d'eux n'ait réfléchi mûrement avant d'écrire et de signer son opinion.
Malgré cela, le Pape n'en devint pas plus flexible, il ne donna point de bulles aux évêques nouvellement nommés, et continua, autant que cela lui fut possible, d'agiter les esprits. On le laissa cependant à Savone, en prenant, pour l'isoler, des mesures proportionnées aux dangers dont on avait été menacé par les troubles qui avaient failli être excités plus tôt en son nom que par lui-même.
Avec ces précautions, on était assuré qu'aucune intrigue religieuse ne pouvait plus partir que de l'intérieur; il devenait dès-lors plus facile de la comprimer.
À la suite de l'arrestation de l'évêque de Gand, il y eut plusieurs mesures semblables prises contre des desservans de paroisses, tant dans ce diocèse que dans celui de Tournai, et par contre-coup dans celui de Malines. L'archevêque qui le dirigeait était bien éloigné d'envisager les choses de la même manière que les deux premiers, mais leur voisinage avait tellement influé sur les curés et petits prêtres du diocèse de Malines, que la plupart étaient tout à la fois les ennemis de leur métropolitain et de l'empereur. Ils ne se servaient plus de leur ministère que pour alarmer les consciences et ébranler la fidélité des peuples des campagnes.
Mais toutes ces mesures furent prises administrativement et d'après des indications données par les autorités locales. L'archevêque de Malines m'a intercédé vingt fois en leur faveur, et ces insensés croyaient qu'il était l'auteur de leurs peines.