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Mémoires du duc de Rovigo, pour servir à l'histoire de l'empereur Napoléon, Tome 5

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CHAPITRE XIII.

Intrigues diplomatiques.—Agence napolitaine.—Murat.—Ses lettres doivent encore être aux archives.—Voyage en Hollande.—Sentimens qui agitent les diverses classes de la nation.—Affaires d'Espagne.—Affluence des courriers napolitains.—Enlèvement de l'un d'entre eux.

La réunion du concile à Paris avait assez occupé les esprits pour fournir la matière de toutes les conversations, et par conséquent devenir le sujet d'un grand nombre de correspondances, particulièrement de la part des envoyés diplomatiques. On eut occasion de découvrir quelques intrigues plutôt dignes de pitié que d'attention; mais celle qui devait surprendre le plus, c'était une petite agence de nouvelles que le roi de Naples avait cru utile à ses intérêts d'établir à Paris. Plus on y réfléchissait, moins on entrevoyait la nécessité que ce petit pays eût d'autres moyens de correspondances que ceux de sa légation, et moins on apercevait cette nécessité, plus on cherchait à en deviner le motif; il se découvrit naturellement. L'empereur ordonna au ministre des relations extérieures de faire partir tous les officiers napolitains (nés français) qui, sous divers prétextes, étaient attachés à l'ambassade de ce pays, qu'il voulut voir réduite aux seuls employés napolitains qui la composaient primitivement. Il fit sans doute signifier cette disposition par les voies officielles, et elle fut exécutée malgré les nombreuses réclamations de tous ces jeunes gens qui ne voulaient pas quitter Paris. Il fallut en contraindre quelques uns à obéir.

Pendant que cela s'exécutait, l'empereur, qui devinait tout, avait reçu d'Espagne des réclamations d'après lesquelles il ordonna l'arrestation d'un chambellan du roi de Naples qui n'avait pas quitté Paris. Elle eut lieu, ainsi que l'examen de ses papiers dans lesquels on trouva dix-neuf lettres de la propre main du roi de Naples. Après la lecture de ces pièces il n'était plus permis de douter que, soit qu'il se le fût mis dans la tête, ou que cela fût sorti du cerveau de ceux qui travaillaient pour lui à Paris, ce prince n'eut sérieusement songé à succéder à l'empereur dans un cas donné, sa mort par exemple. L'empereur n'ayant pas d'enfans à cette époque, il ne voyait que ses neveux à éloigner de l'héritage, et il s'était abusé au point de croire que dans un état de choses qu'il prévoyait, la nation se rangerait sans répugnance sous ses bannières.

Il recommandait à son chambellan, dans toutes ses lettres, de voir beaucoup M. Fouché; de lui dire qu'il y avait long-temps qu'il le négligeait, et que cependant il n'était jamais plus content que lorsqu'il recevait de ses nouvelles. La plupart de ces lettres dataient de 1809; elles avaient été écrites pendant que l'empereur était à Vienne et que les Anglais occupaient Flessingue.

Je remis ces lettres à l'empereur, qui ne me dit pas tout ce qu'il en pensait, mais qui ordonna que le chambellan se retirât dans les terres qu'il avait en France, s'il ne voulait pas retourner à Naples.

Le style de cette correspondance ne fut point une énigme pour moi; j'en eus la clef par toutes les recommandations dont elle était pleine, et demeurai convaincu plus que jamais que le projet de succéder à l'empereur était enraciné dans la tête du roi de Naples, et qu'il ne l'avait abandonné qu'à la naissance du roi de Rome. J'ai présumé que son opiniâtreté à vouloir tenir à Paris, près de son ambassadeur, une troupe de jeunes gens, tous militaires et braves, n'était qu'une précaution qu'il prenait pour être informé exactement des dispositions personnelles de chacun des hommes en place, du concours desquels il aurait eu besoin, si l'événement préalable était arrivé. Je me suis aussi expliqué pourquoi ma nomination au ministère de la police lui avait donné tant d'ombrage: c'est qu'il craignait que je ne découvrisse ce qu'il m'a forcé de reconnaître; car auparavant, quelle que fût à cet égard mon opinion, je ne m'en occupais pas.

Il avait peur que je n'eusse trouvé quelque chose dans les papiers de M. Fouché, et il est revenu à mon esprit que celui-ci n'avait brûlé son cabinet en partie que pour jeter toutes ces intrigues dans l'oubli.

Néanmoins l'empereur remarqua bien que M. Fouché ne lui avait jamais parlé de la correspondance du roi de Naples, ni de son objet, duquel il n'était pas permis de douter d'après le contenu des lettres de ce prince à son chambellan. En mettant le chambellan en liberté, j'ordonnai que l'on déposât aux archives de la police les dix-neuf lettres que le roi de Naples lui avait écrites. Si elles n'ont pas été brûlées au mois de février 1813, elles y sont probablement encore.

Cette découverte me donna l'explication d'une quantité de petites menées qui auparavant ne me paraissaient que du caquetage, mais qui depuis furent considérées plus sérieusement. Il n'y a point de bagatelles en surveillance: ce sont les moindres minuties qui conduisent aux plus grandes conséquences; lorsque les grands événemens sont amenés autrement qu'en commençant pas à pas, ils avortent toujours, à moins d'une absence totale de surveillance.

Tout ceci était à peine passé, que l'empereur entreprit de faire un voyage en Hollande; l'impératrice était bien rétablie, et l'accompagna.

Il alla de Paris à Anvers, ensuite à Amsterdam, Roterdam, et revint par le bord du Rhin, lorsqu'il eut vu en Hollande tout ce qui pouvait satisfaire son insatiable désir de connaître les choses par lui-même.

Ce voyage offrit à l'observateur beaucoup de choses dignes d'intérêt. Les Hollandais de la basse classe montraient de l'enthousiasme en le voyant; les riches n'étaient pas extrêmement fâchés de leur réunion; il n'y avait que le commerce qui était tout-à-fait dans l'abattement, et en Hollande, c'est bien quelque chose. Cette classe est indifférente à toutes les questions d'État; pourvu qu'elles n'apportent point d'obstacles à ses opérations, peu lui importe qui règne, elle a toujours son bât à porter. Dans ce cas-ci, elle voyait bien que, tant que le système ne changerait pas, il fallait se résoudre à devenir étrangère à la navigation, ce qui était un sacrifice insupportable; mais comme il n'y avait pas moyen de s'y soustraire, il fallait bien l'endurer, et encore ne pas le faire de mauvaise grâce.

Je ne pourrais que répéter sur ce chapitre ce que j'ai dit plus haut à l'occasion de la réunion de la Hollande.

Lorsque l'empereur faisait quelque voyage, il était toujours harangué par les chefs des autorités civiles des pays qu'il parcourait. Dans les premières années, tous les discours avaient un style et un ton naturel, conforme au respect que l'on devait au chef de l'État, et à la dignité du magistrat qui le prononçait. Mais comme on ne veut rien faire de semblable à ce que fait son voisin, on fut bientôt las de répéter les mêmes choses; on chercha à élever son langage, on adopta des figures de rhétorique, on se jeta sur des citations d'histoire, enfin, on avait tellement épuisé toutes les ressources de l'art, que l'on eut recours à Paris: on y commandait les discours, en s'arrangeant de manière à les recevoir pour le jour où l'on devait les prononcer. L'empereur l'apprit, depuis lors il n'en laissa plus prononcer dans les voyages qu'il fit, ou il interrompait net l'orateur dès qu'il s'apercevait qu'on lui tenait un langage apprêté; il ne se souciait pas de ce qui n'était pas franc et naturel. Les Hollandais, plus particulièrement que d'autres, avaient employé ces moyens, et n'en furent dupes que cette fois-là.

L'empereur avait emmené avec lui ses ministres de la marine, de l'intérieur et des finances, pour résoudre sur les lieux même toutes les difficultés qu'il prévoyait devoir résulter d'une foule de réclamations auxquelles il s'attendait. Ils revinrent directement d'Amsterdam à Paris; mais l'empereur remonta le Rhin jusqu'à Mayence. Pendant qu'il avait fait le voyage de Hollande, les communications diplomatiques avaient suivi leur marche ordinaire; on crut en France à une rupture prochaine, parce que l'empereur envoya de la Hollande ordre aux deux régimens de carabiniers qui étaient rentrés depuis peu de temps à leur quartier de Lunéville, de se rendre sur le Rhin, où il voulait les voir. Il les vit effectivement, et soit que cette revue n'eût été que le prétexte de leur marche, ou que cela eût réellement été le projet d'une rupture, ils ne rentrèrent pas à Lunéville. On les établit dans le pays de Berg, où ils vécurent à bon marché; cela était d'ailleurs nécessaire, parce qu'il venait d'y avoir un petit mouvement insurrectionnel dans ce pays, et puis, dans tout état de choses, c'était autant de chemin de fait, quoique ce ne fût pas précisément dans la direction de la Pologne. Ce mouvement fut observé de Paris, il ne pouvait donc pas manquer de l'être à Saint-Pétersbourg.

On n'était déjà plus que sur un ton de politesse, et lorsqu'après avoir été ami, on se refroidit, on a bientôt rompu. Il n'en coûte que pour se mettre sur la pente de déclinaison; une fois que l'on y est, l'aigreur vient vite.

Il ne s'était rien passé d'extraordinaire nul part. En Espagne, les armées s'occupaient à faire de petits siéges, et à s'établir; c'était au mois de juin de cette année que Badajoz avait été débloqué, comme je l'ai dit plus haut.

L'armée d'Andalousie était devant Cadix; on occupait presque toute l'Espagne, mais on ne commandait et on n'était obéi que là où il y avait des troupes. Encore les ordres du roi y étaient-ils dédaignés; ce prince, fatigué d'entendre les plaintes des Espagnols, à la position desquels il ne pouvait pas apporter de soulagement, avait fini par ne se mêler de rien, en sorte que ce malheureux pays était divisé en autant de petites vice-royautés qu'il y avait de généraux commandant des arrondissemens particuliers; pour comble de malheur, il y en eut bien peu qui n'attirassent pas sur eux l'animadversion des Espagnols. Ce furent toutes ces vexations locales qui armèrent l'exaspération, et qui firent de cette guerre une suite de meurtres et de pillages.

Il n'y a qu'un très petit nombre de généraux qui, dans ces malheureuses campagnes, aient veillé à leur réputation, et plusieurs généraux espagnols insurgés m'ont dit que cela avait beaucoup contribué à ce que, de leur côté, on ne voulut plus entendre parler d'arrangement, parce que, lorsqu'ils entraient dans des lieux qui avaient été occupés par nos troupes, ils apprenaient que l'autorité du roi Joseph n'y était même pas citée, et que c'était tel général qui y ordonnait dans toutes les branches de l'administration, en sorte que, s'ils s'étaient soumis, ils auraient aussi été sous les ordres d'un général français. C'est pourquoi, disaient-ils, ils aimaient mieux rester dans leur situation.

Il a été bien funeste à la gloire de nos armes dans ce pays-là que l'empereur n'ait pas pu y faire un voyage: on se serait remis à son devoir avant qu'il se fût seulement approché de cent lieues de la frontière; l'empereur le savait bien et se disposait à s'y rendre, mais les Anglais surent le pousser en Russie.

À Naples, il se passait quelque chose de singulier. Le roi avait témoigné beaucoup d'humeur de la mesure dont son chambellan, ses officiers avaient été les objets, et comme il n'osait pas s'en plaindre à l'empereur, il s'en prenait à ses ministres.

L'empereur était encore absent; je voyais arriver à Paris autant de courriers napolitains que s'il avait été question d'une négociation importante, et ces courriers, la plupart français, faisaient des commissions dans tous les coins de Paris après avoir remis leurs dépêches ministérielles à l'ambassadeur de Naples.

Je n'ignorais pas où ils allaient ni le sujet de leur exactitude; mais je poussai ma curiosité plus loin. La mauvaise opinion que j'avais personnellement de l'arrière-pensée du roi, et l'absence de l'empereur m'autorisaient d'une part à la méfiance, et de l'autre motivaient un excès de prudence de ma part.

Je donnai ordre que l'on fît si bien qu'en ayant l'air de commettre une maladresse, en prenant un courrier napolitain pour un autre, on le mît à ma disposition pour deux heures.

Je pris sur moi cette hardiesse par un autre motif encore: c'est qu'il revenait de tous côtés que, dans un accès de mauvaise humeur, le gouvernement napolitain avait obligé tous les Français qui, sur ses instances, avaient quitté l'armée française pour entrer dans ses troupes, à se naturaliser sur-le-champ ou à rentrer en France; presque tous l'abandonnèrent. Cet acte de gouvernement, qui annonçait de la démence ou de la vengeance, n'était pas à négliger.

Le premier courrier napolitain ne se fit pas attendre long-temps, et on exécuta si bien ce que j'avais ordonné, qu'il fut amené chez moi. Ceux qui l'y avaient conduit crurent qu'ils s'étaient réellement trompés, excepté un seul d'entre eux qui avait le secret de la mesure; ils s'attendaient à être gourmandés, ils reçurent un témoignage de satisfaction. J'ouvris tout, même le paquet de l'ambassadeur, et le lui renvoyai si promptement, qu'il aurait pu douter de l'indiscrétion, s'il avait eu moins d'expérience.

Ces dépêches apprenaient que le roi de Naples était dans de grandes inquiétudes sur la manière dont l'empereur était à son égard, depuis qu'il ne pouvait plus ignorer qu'il avait lu beaucoup de choses fort peu honorables pour celui qui les avait écrites, et particulièrement depuis l'obligation imposée aux Français de se naturaliser ou de retourner en France.

Son esprit en était tellement tourmenté qu'il venait de faire partir la reine pour arranger une affaire qui n'en était pas une, car enfin un roi de Naples qui était sur le trône par la puissance de l'empereur n'avait qu'à se tenir tranquille, et ne pas chercher à faire plus de bruit en Europe que sa petite importance ne le lui permettait; il n'eût jamais été atteint de la peur d'être renversé du trône par celui qui avait trouvé convenable de l'y établir. Ensuite si réellement le projet de la France avait été de faire descendre le roi du trône de Naples, pouvait-il raisonnablement songer à se défendre? Une pareille entreprise eût achevé de le couvrir de ridicule.

Si donc il a cru nécessaire à ses intérêts d'engager la reine à venir voir l'empereur à Paris, c'est qu'il y avait lieu à se justifier, parce qu'il n'y a que des insensés qui essaieraient de nous persuader que, dans sa position, il redoutait les intrigues; il ne voulait que savoir jusqu'où avaient été les informations que l'empereur avait acquises.

C'est ici le cas de dire que l'empereur avait déjà songé à séparer la couronne d'Italie de celle de France sur la tête de son successeur; il n'attendait pour le déclarer que la naissance d'un second fils, qu'il espérait avoir, et qui aurait été roi de toute l'Italie. Il s'était quelquefois occupé de cette espérance avec ses amis; et comme il traitait le roi de Naples en homme qu'il considérait comme inséparable de son système, il ne s'arrêta pas à l'idée qu'il songerait à traverser son projet, si le cas prévu arrivait. Ce fut cependant ce qui eut lieu.

CHAPITRE XIV.

La reine de Naples vient à Paris.—Réception que lui fait l'empereur.—Anecdote de la Malmaison.—Approche de la disette.—Mesures pour la prévenir.—L'empereur ouvre le canal de Saint-Maur.—Il fait occuper les ouvriers.—Projet de remettre les approvisionnement de Paris à l'entreprise.

La reine de Naples arriva effectivement à Paris avant que l'empereur fût de retour de la Hollande; son voyage tourna tout en agrémens pour elle et pour les personnes qui éprouvaient du plaisir à la revoir, mais il était inutile aux affaires du roi, que l'empereur connaissait trop bien, pour concevoir la moindre inquiétude de tout ce qu'il ferait pour ou contre lui.

Cette circonstance me confirma encore dans l'opinion que la tête du roi de Naples était en travail continuel, et que peut-être il serait jeté, malgré lui, dans des directions dont il ne pouvait lui-même apercevoir le danger: c'est d'ordinaire ce qui arrive aux hommes qui ne veulent pas être naturels, ou qui, ayant une fois manqué, ont la conscience toujours mal à l'aise.

Lorsque l'empereur arriva à Paris, il fit un très aimable accueil à la reine de Naples, et s'occupa personnellement de tout ce qui la concernait. Je crois bien qu'il ne lui cacha pas son opinion sur la conduite du roi son mari, cependant il ne transpira rien à cet égard. L'empereur, que l'on a peint comme un homme vindicatif par caractère, ne s'est jamais vengé que par des bienfaits; je pourrais citer maint exemples où il a même été prodigue envers des ingrats, je ne lui ai jamais vu méconnaître le moindre service. Il entrait quelquefois dans des détails sur l'intérieur et les affaires de ceux à qui il s'intéressait; on ne manquait pas de dire que c'était par manie de se mêler des ménages de tout le monde: on était dans l'erreur, c'est qu'il avait quelques projets de libéralités, et, lorsqu'on lui avait répondu franchement, il était rare que les effets ne suivissent pas la bonne intention. Jamais personne ne donna avec autant de plaisir, mais il ne pouvait souffrir qu'on le remerciât, comme aussi il aurait bien remarqué une faute d'ingratitude et ne l'aurait pas oubliée.

Je me rappelle que, pendant qu'il était encore consul, il donna un jour 30,000 francs à chacun de ses aides-de-camp; nous étions huit, nous allâmes pour le remercier le soir, lorsqu'il fut seul dans son cabinet à la Malmaison. Il nous reçut comme des hommes qui faisaient une chose qui lui déplaisait; il nous renvoya en nous disant: «Une autre fois, messieurs, je ne m'exposerai plus à de pareilles visites; je ne vous demandais point de remercîmens, je savais bien que cela vous ferait plaisir sans que vous prissiez le soin de me le dire.» Et pour se raccommoder avec nous, il nous dit: «Allez vous amuser, vous êtes des nigauds.» Il ne nous a pas tenu parole, car il est tombé vis-à-vis de quelques uns de nous dans la profusion.

Nous étions à la fin d'octobre, lorsque l'empereur et l'impératrice rentrèrent à Saint-Cloud, où le roi de Rome était resté pendant leur absence.

On commençait déjà à sentir les approches de la disette; le blé était fort rare dans les provinces méridionales. C'est dans cette occasion que je vis déployer à l'empereur une activité d'esprit que je ne lui connaissais pas encore: il se faisait remettre les états des magasins à blé comme on lui aurait remis ceux de l'armée; il tenait très fréquemment, tous les deux jours, par exemple, un conseil de subsistances où assistait tout ce qui était convoqué pour y apporter le tribut de ses lumières. L'empereur eut alors à regretter d'avoir congédié la compagnie des vivres; le conseiller d'État qu'il avait mis à la tête de cette administration (M. Maret, frère du ministre-secrétaire d'État) était un fort honnête homme; mais il ne pouvait être que régulateur d'opérations, il n'était point capitaliste: il fallut que l'empereur lui donnât des sommes énormes pour tenir l'approvisionnement de Paris au complet. On avait fait la plus grande de toutes les fautes en se servant pour l'armée des farines de Paris, dont on avait laissé vider les magasins: si, dans un moment comme celui-là, l'empereur avait été absent, il y aurait infailliblement eu de très grands désordres, parce qu'en matière d'argent personne n'aurait osé prendre sur lui d'ordonner, et que, d'un autre côté, le ministre du trésor public n'aurait pas acquitté ce qui aurait été tiré sur lui sans l'autorisation de l'empereur. Ce fut donc encore l'empereur qui fit tous les métiers dans cette circonstance; mais, quels que fussent les soins qu'il avait recommandé que l'on prît, et dont il donna l'exemple à tout le monde, il dut encore avancer des sommes énormes à l'approvisionnement de Paris pour tenir le prix du pain à un taux proportionné au prix de la journée de l'ouvrier; il dut faire ajouter jusqu'à 12 et 15 francs à chaque sac de blé pour que le pain restât à 16 sous les quatre livres. Il résulta de là que le pain se trouva à meilleur marché à Paris que dans les campagnes, en sorte que celles-ci vinrent de tous côtés en acheter à Paris pour le porter au-dehors et le vendre, ce qui augmentait la consommation de la capitale, et par conséquent les dépenses de l'administration, chargée de tenir le pain à un prix modique.

Tout cela donnait de l'humeur à l'empereur. Il faisait tout ce qui était en lui pour apporter au moins l'aisance dans cette classe de la population pour laquelle le pain est la première des dépenses, et l'on était forcé de reconnaître qu'il y avait absence de ressources: aussi nous passâmes un hiver cruel à Paris. Il y eut beaucoup de vols, et quoique l'on eût multiplié les fourneaux économiques, dans lesquels on cuisait par jour une immense quantité de soupes qui se donnaient au prix le plus modique, on eut beaucoup de peine à éloigner le mal que donne à des malheureux la peur de mourir de faim.

En même temps que l'empereur faisait tous ses efforts pour maintenir les subsistances des pauvres au plus bas prix possible pour la circonstance, il leur fournissait les moyens de gagner un peu plus d'argent en les faisant travailler; c'est à cette occasion qu'il fit ouvrir les travaux du canal de Saint-Maur près Paris. Ce canal devait joindre la Marne à la Seine, en évitant quatre ou cinq lieues de détours que cette première rivière fait avant d'arriver à Charenton. Il devait avoir une double utilité, en ce que l'on se proposait de construire dessus un grand nombre de moulins, qui, en accélérant la mouture, eussent diminué les frais de la boulangerie et par conséquent celui du pain à Paris.

Ces travaux s'exécutaient si près de la capitale, que les familles les plus indigentes pouvaient y aller travailler, et y subsister au moyen des fourneaux à la Rumfort que l'on avait fait établir sur les lieux.

De cette manière, un ouvrier avait vécu et se trouvait encore avoir une bonne partie du prix de sa journée de reste.

L'empereur fit activer les travaux des canaux de Saint-Denis et de l'Ourcq dans le même but. Son projet était, comme on le sait, de joindre par un canal de navigation le grand bassin de la Villette à celui que l'on construisait dans les anciens fossés de la Bastille, et de joindre le bassin de la Villette à la Seine par le canal de Saint-Martin. Ces travaux sont aujourd'hui achevés, et l'on sait quelle extension ils ont donnée au commerce de la capitale.

Un monarque dans l'esprit duquel entrent de semblables conceptions, dont il suit les détails avec une précision mathématique, mérite qu'on garde sa mémoire.

L'empereur ne s'en tint pas à faire travailler des terrassiers; il commanda de l'ébénisterie et de la menuiserie dans le faubourg Saint-Antoine, de même que dans tous les ateliers d'ouvriers de différentes professions; il fit confectionner toute sorte d'objets nécessaires aux armées. Il donna dans cet hiver l'argent à pleines mains, et avec sa régularité sans pareille, il n'obéra point ses finances; il supporta directement la dépense des objets de luxe qu'il avait commandés, et en embellit les palais et musées du gouvernement; il en fit aussi des cadeaux à un grand nombre de personnes, et il fit supporter par les budgets des ministres dans les départemens desquels les objets confectionnés rentraient, les sommes qu'ils avaient coûtées, par exemple, celui de l'intérieur et celui de la guerre. De cette manière, il remplit ses magasins, soulagea l'indigence, et arriva sans incidens fâcheux à la fin d'une cruelle saison qui semblait nous annoncer de bien grands malheurs. J'ai vu le compte des sommes qu'il lui en coûta seulement pour payer la différence qu'il y avait entre le prix auquel il achetait le blé et celui auquel il avait ordonné que l'on tînt le pain. Ces sommes me paraissaient invraisemblables, elles passaient une dizaine de millions; j'étais assez près de l'administration alors, pour être convaincu que, sans la prodigieuse activité de l'empereur, malgré ces grands secours, nous ne serions pas sortis d'embarras.

Il en était persuadé lui-même; son mécontentement était extrême contre l'administration des vivres, qui n'avait que des comptes en règle et des magasins vides: aussi s'occupait-il lui-même de recréer l'ancienne compagnie des vivres, qu'il aurait établie à l'instar de la banque, de manière à pouvoir l'aider, dans le besoin, de tous les capitaux qui auraient été nécessaires, sans s'exposer à être encore dupe de quelque grand agiotage, comme il l'avait été en 1805. Ce projet ne fut point exécuté, parce qu'il fut encore entraîné à la guerre.

C'est une chose honteuse que de voir un pays comme la France exposé à des disettes de blé. On ne les connaît pas dans les déserts, ni dans les pays où le blé est apporté d'un autre hémisphère. Il n'y a cependant qu'une seule observation à faire pour s'en garantir; mais il faut, pour qu'elle le soit d'une manière constante, qu'elle s'exerce par des intéressés, et non pas des administrateurs qui ne soignent jamais que leur responsabilité. L'empereur en était convaincu, et il allait s'en remettre à eux.

Une suite d'observations a prouvé que la disette arrivait en France tous les neuf ans, à des distances irrégulières, plus ou moins rapprochées, selon que de grands événemens avaient plus ou moins interrompu les communications. On en avait éprouvé une en 1802 ou 1803; on en éprouva une en 1811, et ce fléau s'est reproduit en 1817.

L'hiver fut assez triste; on ne vit aucun de ces événemens qui occupent toute une société; il se passa en dîners de représentation, et l'on n'eut que très peu de plaisirs.

CHAPITRE XV.

Le prince de Bénévent et ses ennemis.—Supercherie.—Madame Auguste
Talleyrand a recours à l'empereur.—Décision de ce prince.

Ce fut dans cet hiver que le prince Poniatowski vint à Paris. L'empereur avait été si content de ses services pendant la campagne de 1809, qu'il lui fit toute sorte de bons accueils. Il recommanda même qu'on lui en fît partout, et lorsqu'il fut au moment de retourner en Pologne, il lui fit cadeau de cent mille écus.

Je crois qu'indépendamment de cet argent, il lui donna un autre domaine que celui qu'il lui avait déjà donné après la paix de Tilsit.

Il traita moins bien M. de Talleyrand. Ce prince était depuis quelque temps l'objet d'attaques continuelles. Les unes étaient plus ou moins justes, les autres portaient évidemment à faux. C'était une lutte de jalousie et d'amour-propre; M. de Talleyrand savait user de ses avantages, il épiait l'occasion, et quand il avait saisi le défaut de la cuirasse, trois ou quatre bonnes saillies, qui pénétraient au vif et portaient bien leur adresse, faisaient justice de ceux qui s'attaquaient à lui. Ils s'emportaient davantage, Talleyrand riait de l'exaspération qu'il avait causée; l'irritation devenait plus vive, les propos se multipliaient: mais comme Talleyrand avait un salon que les envoyés diplomatiques avaient conservé l'habitude de fréquenter, il se trouvait en mesure de repousser les traits qu'on lui décochait avec un avantage foudroyant. Il fut pris à son tour, et donna à rire à ses ennemis. J'ignorais l'anecdote lorsque l'empereur me manda un dimanche matin, et me réprimanda vivement de lui avoir laissé ignorer une particularité qui concernait le diplomate. «Si ce qu'on m'a dit est vrai, ajouta-t-il, je lui ferai bien payer les trois cent mille francs qu'il a promis de donner.»

Ce récit était une énigme pour moi. J'attendais qu'il m'en dît davantage, et j'appris qu'après la messe il devait recevoir madame Auguste Talleyrand, qui était arrivée la veille pour une réclamation, et avait demandé à lui être présentée.

Cette jeune femme était venue comme un courrier de Berne, où son mari était ambassadeur, demander justice à l'empereur contre une action infâme de M. de Talleyrand, et afin de ne pas être éconduite, elle s'était adressée à la femme du ministre de son mari.

L'empereur, qui n'avait entendu que la version de cette jeune femme, était singulièrement indisposé. Heureusement je connaissais toute l'aventure de cette prétendue dette de M. de Talleyrand. Cette affaire, si elle n'était pas irrépréhensible, n'était du moins pas coupable comme madame Auguste l'entendait. Je me hâtai de rendre compte à l'empereur de la manière dont la chose s'était véritablement passée.

Lorsque M. Auguste de Talleyrand, ministre de France en Suisse, voulut se marier, il porta ses hommages à une jeune personne d'Orléans, qui était fort riche. Sa demande fut agréée, mais les parens exigèrent qu'il apportât cent mille écus au contrat, condition sans laquelle ils ne voulaient pas donner leur élève, qui était, je crois, leur nièce; cette précaution était sage de leur part; en se mariant, le mari devenait administrateur de sa fortune: il était prudent de lui faire donner des garanties de son administration.

M. Auguste de Talleyrand, n'ayant pas les cent mille écus, vint conter son embarras à M. de Talleyrand, alors ministre des relations extérieures. Il lui demanda de lui prêter cette somme sur son simple billet, observant qu'il était jeune, et qu'il faudrait qu'il fût bien malheureux pour ne pas gagner dans sa vie cent mille écus. Non seulement M. de Talleyrand lui prêta cette somme sur son simple billet, mais encore sans intérêt.

Ce billet resta entre ses mains jusqu'à ce que des pertes d'argent l'obligèrent à s'en dessaisir. Il avait un autre parent, que je ne nomme pas, parce que j'ai à me plaindre de lui personnellement; il était dans un extrême embarras, et ne pouvait se procurer des fonds, sa position était telle qu'il fallait qu'il en eût, ou qu'il éprouvât des désagrémens pénibles.

Il vint voir M. de Talleyrand, et lui raconta le cas dans lequel il se trouvait. Il le pria de considérer que le nom de leur famille pourrait éprouver une flétrissure, faute d'un secours qui lui était indispensable.

M. de Talleyrand était fort embarrassé. Il venait d'éprouver des faillites de tous côtés, et n'avait que le billet dont je viens de parler; il le montra au solliciteur, en lui disant qu'il ne lui restait que cela, que c'était la première fois que ce titre voyait le jour. Il lui observa qu'il n'en avait fait aucun usage au moment de ses embarras personnels, parce qu'il y aurait eu autant d'inconvéniens attachés à un affront fait à la signature du souscripteur qu'au sien. Il lui dit cependant de chercher un prêteur sur gages; que, s'il en trouvait un, il lui remettrait l'effet, mais qu'il fallait se réserver la faculté de le retirer aussitôt qu'il en aurait les moyens.

Le parent accepte. Il avait, disait-il, un prêteur tout prêt. M. de Talleyrand cède, mais le billet n'est pas hors de ses mains, qu'il est négocié sur la place, et présenté à l'échéance à M. Auguste de Talleyrand. Celui-ci ignorait toutes ces circonstances; il se crut joué, et soupçonna que M. de Talleyrand, des mauvaises affaires duquel il avait entendu parler, avait été réduit à l'accabler. D'un autre côté, madame Auguste de Talleyrand n'était plus un enfant, elle gouvernait ses affaires et voulut savoir ce que signifiait ce billet: il paraît que l'on se tira du mauvais pas en lui disant que c'était une somme donnée, que l'on avait promis de ne jamais réclamer, et que la mauvaise situation dans laquelle on disait qu'était M. de Talleyrand lui avait sans doute fait une nécessité de manquer à sa parole. Madame Auguste fut indignée; elle trouva étrange que ce prince se fût prêté à une supercherie comme celle dont elle était victime. Elle prit la poste, et accourut implorer la justice de l'empereur.

L'empereur eut de la peine à croire à une action semblable. Il se contint néanmoins, ne dit rien de désagréable à M. de Talleyrand lorsqu'il se présenta à l'audience ordinaire qui suivait la messe; mais il écrivit à M. l'archi-chancelier pour le charger de prendre connaissance de cette affaire, et M. de Talleyrand porta la peine de la supercherie à laquelle il s'était prêté, il compta les cent mille écus, après quoi madame Auguste reprit la route de Bâle.

Il n'échappa pas à M. de Talleyrand que l'empereur n'avait pas paru disposé à le ménager; il se garda bien d'avoir l'air de s'en apercevoir, et en devint beaucoup plus prudent encore.

CHAPITRE XVI.

La mésintelligence éclate entre la France et la Russie.—Rappel de M. de Caulaincourt.—La guerre paraît inévitable.—Considérations générales sur la position respective des deux États.

Il y avait de trop grands événemens à l'horizon pour que le monde s'occupât de bagatelles locales; il était déjà à peu près reconnu qu'il devait y avoir incessamment une rupture entre la Russie et la France.

L'empereur avait rappelé M. de Caulaincourt, sur les instances que lui-même avait faites pour revenir à Paris; il voyait sans doute ce qui se préparait, et ne voulait pas se trouver dans une situation à trahir ses devoirs ou à manquer à la reconnaissance que devaient lui inspirer les procédés délicats dont il avait été l'objet à la cour de Russie pendant près de quatre ans. L'empereur lui-même le concevait, quoique je lui aie entendu manifester que cette position de son ambassadeur, ainsi que le déplorable résultat de sa mission, était plutôt la conséquence de sa conduite personnelle que celle des événemens[12], que la Russie avait pu faire tourner à son gré, tandis qu'un ambassadeur de France devait les diriger, s'il ne s'était pas laissé décheoir des avantages sur lesquels il se trouvait placé en arrivant à cette cour.

L'empereur envoya en Russie son aide-de-camp le général Lauriston, pour remplacer M. de Caulaincourt; ce choix devait plaire aux Russes, mais il était bien tard pour qu'un nouvel ambassadeur eût le temps d'étudier le passé et de détourner l'avenir.

Avant de commencer le récit cette guerre, je dois dire comment on fut contraint de la faire, car pour la désirer et l'avoir recherchée, je pourrais déposer en faveur de l'opinion que l'empereur en a été contrarié au dernier point, si le sens commun le plus ordinaire ne réprouvait de lui-même le soupçon qu'il l'a provoquée, au milieu de tous les embarras qu'il avait déjà.

Les puissances de l'Europe ne faisaient plus à la France qu'une guerre d'extermination, et celle-ci ne combattait plus que pour sa défense: elle était sortie victorieuse de toutes les attaques dont elle avait été l'objet, mais l'empereur avait reconnu qu'il était nécessaire pour elle d'avoir une alliance étrangère imposante. Il avait cherché à s'allier avec la Russie malgré tous les inconvéniens que cette détermination pouvait avoir pour lui personnellement, puisque la grande duchesse Anne Paulowna n'avait alors que quinze ans: néanmoins il en faisait le sacrifice à l'intérêt général, et assurément il n'y a guère de particulier qui ne se serait pas trouvé blessé de la réponse que l'empereur reçut dans cette occasion.

La demande en mariage de la princesse Anne Paulowna fut faite tout-à-fait entre les deux souverains, et rien n'aurait dû en transpirer, puisqu'il n'y eut point de demande officielle. Je crois même que la chose aurait pu s'arranger, parce que, dans la réponse d'Alexandre, si on y remarquait un peu de défiance, on y voyait aussi de la bonne foi au moins en apparence.

Pour que cette proposition ait transpiré, il faut que l'un des deux empereurs en ait parlé. Je n'ai pas pour objet d'expliquer pourquoi l'ouverture de l'empereur Napoléon ne réussit pas; mais il venait de s'attacher à l'Autriche, la haute politique des grandes puissances dut nécessairement se ressentir de l'union qu'il avait contractée.

Le fait est qu'après avoir renoncé à des avantages de guerre immenses sur les Russes, uniquement pour avoir leur alliance, nous la perdîmes, même après leur avoir abandonné nos alliés naturels, les Turcs et les Suédois, et que nous nous unîmes aux Autrichiens, avec lesquels nous semblions irréconciliables. On ne se fût jamais attendu à un tel résultat, si le mariage de l'archiduchesse Marie-Louise n'eût semblé un gage de la disparition de tous les ressentimens, suite naturelle de malheurs qui étaient encore bien récens. L'alliance fut donc cimentée avec l'Autriche, et rompue avec la Russie: tant il est vrai qu'en politique il suffit d'un pas hors de la ligne naturelle pour être entraîné dans des difficultés inextricables.

L'empereur voulait la paix en Europe; il ne pouvait pas la maintenir seul, à moins de tenir la nation continuellement sous les armes et d'obérer ses finances. D'ailleurs l'expérience avait prouvé que ce n'était même pas un moyen d'éviter la guerre; que c'était au contraire un motif d'inquiétude pour la sécurité des États voisins, et conséquemment les autoriser à recourir aux armes aussitôt qu'ils croiraient avoir trouvé une occasion favorable. La guerre de 1809 lui avait encore démontré que, malgré son alliance de Tilsit, il ne pouvait pas compter sur la Russie pour maintenir la paix; il résultait de là qu'il se trouvait n'y avoir non seulement rien gagné, mais que, de plus, il pouvait encore être attaqué par une coalition plus forte que les précédentes, pendant que lui-même ne pourrait plus se présenter dans l'arène avec des forces aussi imposantes que précédemment.

L'empereur avait, de son propre mouvement, saisi l'occasion de contracter avec la Russie le seul rapprochement qu'il avait été possible à la France d'établir; il avait voulu le rendre plus intime, et, au lieu d'être accueilli, il avait rencontré du refroidissement. Quelle qu'en eût été la cause, le résultat était constant; dès-lors l'empereur fut fondé à craindre que de tout ce qu'il croyait avoir immuablement fixé entre les Russes et lui, il n'y avait rien de solide. Il dut naturellement penser que si tels étaient les sentimens de la Russie à son égard, alors que lui-même cherchait à s'en rapprocher davantage, ces mêmes sentimens avaient dû prendre encore plus d'animosité depuis qu'il s'était allié à l'Autriche. De plus, il voyait bien que la Russie avait gagné sur lui un avantage considérable par la résistance qu'il éprouvait en Espagne, et qu'indubitablement elle deviendrait le pivot d'une nouvelle coalition dans une circonstance opportune, parce que rien ne s'opposait à un rapprochement entre les Russes et les Autrichiens, et particulièrement entre les Russes et les Prussiens. D'un autre côté, l'Angleterre était trop occupée de l'idée de se replacer sur le continent pour n'avoir pas aperçu ce moyen de s'y introduire de nouveau.

L'alliance de Tilsit n'avait eu lieu que pour arriver à l'abaissement de l'Angleterre, c'est-à-dire à la pacification générale; car le seul obstacle qui restait à la paix était l'Angleterre. La paix a toujours été le but de l'empereur Napoléon, car il était trop éclairé pour ne pas voir qu'il n'y avait de stabilité, de salut même pour lui que dans la paix.

L'Angleterre avait proclamé en plein parlement la guerre perpétuelle, elle n'a pas dévié de ce principe. La France, en s'attachant à la Russie, avait adopté le seul moyen d'atteindre à son but.

Le jour où la Russie se rapprochait de l'Angleterre, la base du système était frappée, et la situation devenait pire que jamais: aussi l'empereur regretta-t-il amèrement de voir que les affaires n'avaient pas été conduites avec plus d'habileté. Il fit tous les sacrifices et épuisa tous les moyens de conciliation qui étaient en son pouvoir, pour ramener la Russie aux vrais intérêts européens; il échoua contre les séductions du cabinet anglais, contre les irrésistibles efforts d'une puissance qui combattait pour son existence avec toutes les ressources que donnent les trésors, le commerce du monde et le génie des affaires.

L'empereur Napoléon, condamné à la guerre, dut s'y résoudre et laisser en souffrance les grands intérêts qu'il avait en Espagne: il fallut la faire avec tous les désavantages d'une position si différente de celle où il se trouvait avant son alliance avec la Russie.

Il avait renoncé à tous les avantages que pouvait lui donner la bataille de Friedland; il avait scrupuleusement rempli toutes les conditions auxquelles il s'était engagé, et la Russie, manquait à celles qui seules avaient du prix pour lui[13], qui seules l'avaient décidé à s'unir à elle, et sur l'observation desquelles il avait trop compté.

La Russie avait gagné à notre alliance une augmentation de puissance et des possessions précieuses autant par leur convenance que par leur étendue: elle s'était réparée pendant que nous étions engagés dans les affaires d'Espagne, auxquelles on n'eût pas songé, si l'on avait cru être dans le cas de revenir dans le Nord. La Russie se déclarait contre nous, et nous trouvait avec tous nos embarras anciens et ceux d'Espagne par surcroît[14].

La France, une fois obligée de se séparer des Russes, ne pouvait pas avoir d'autre projet raisonnable que celui de fonder une puissance qui, en étant son alliée naturelle, pût aussi être assez forte pour s'établir comme balance entre la Russie, l'Autriche et la Prusse, afin qu'en cas de coalition contre la France, cette puissance, dont l'existence aurait été inséparable de la sienne, pût faire cause commune avec elle, et lui apporter une masse de forces qui dispensât celle-ci de mettre encore sa population sous les armes; avec l'élévation de cette puissance, on aurait pu compter sur de longues années de paix.

D'après tout ce qui paraissait vraisemblable, c'était la Pologne que la France voulait régénérer; elle formait une nation nombreuse; réunies déjà par une même langue, les mêmes habitudes et les mêmes souvenirs, ses troupes avaient acquis une gloire digne de la gloire militaire de toutes les autres armées; de plus, elle avait toujours été l'alliée de la France, ainsi que de ses alliés.

Indépendamment de ces considérations, les portions que la Prusse et l'Autriche en avaient eues en partage étaient déjà réunies à peu de choses près, et il venait d'être stipulé avec cette dernière que, dans le cas où la Pologne serait régénérée, les provinces illyriennes lui seraient rendues en échange de la partie de la Gallicie qu'elle possédait encore.

Il n'y avait donc plus qu'à reprendre sur la Russie les provinces polonaises qu'elle avait envahies.

Les Russes avaient à Paris un espionnage dont je vais parler tout à l'heure, et par le moyen duquel ils étaient parvenus à être informés de l'état des forces que la France allait déployer, si la campagne s'ouvrait. C'est alors seulement que l'empereur commença à reconnaître que tout ce que je lui avais dit dans le temps du motif du séjour à Paris de l'aide-de-camp de l'empereur de Russie était vrai, et qu'il m'ordonna de faire mon possible pour découvrir quels pouvaient être ses canaux d'intrigues et d'informations; il avisa en même temps aux moyens de parer au développement successif des forces de la Russie.

CHAPITRE XVII.

Mesures de prévoyance que prend l'empereur.—Schwartzenberg.—Le général Jomini.—Tentatives de Czernitchef.—Ses artifices.—Les relations extérieures.—Le préfet de police.—Malice.—Découverte du système de corruption organisé dans les bureaux.—Michel.—Moyens qu'il emploie pour se procurer les états de situation qu'il livre à Czernitchef.

L'on avait tiré de la France à peu près tout ce que l'on pouvait lui demander; on retira d'Espagne les troupes polonaises, qui furent envoyées dans le duché de Varsovie.

L'empereur appela tout ce qu'il put réunir depuis Naples jusqu'à Bayonne, et comme il laissait ainsi une immense quantité de pays sans défense, il songea à les préserver de toute invasion, en emmenant avec lui les troupes autrichiennes et prussiennes, les seules qui auraient pu lui donner de l'inquiétude s'il eût éprouvé un revers, comme cela lui était arrivé en 1807 à Eylau; en second lieu, il fallait prévoir qu'au moment de couronner son oeuvre à la fin de la campagne, il aurait pu surgir, des cabinets de ces puissances, des prétentions qui auraient remis tout en problème: elles auraient eu d'autant plus beau jeu, qu'elles se seraient trouvées avec des forces considérables sur les derrières de l'armée française, qui alors eût vraisemblablement été aux extrémités de la Pologne.

Ce sont ces puissantes considérations qui déterminèrent l'empereur à faire négocier avec l'Autriche la mise en campagne, comme auxiliaire de l'armée française, d'un corps de trente mille hommes, et avec la Prusse celle d'un corps de quinze mille. Ce dernier fut commandé par le général York, et le premier par le prince de Schwartzenberg, qui était alors ambassadeur d'Autriche à Paris. L'empereur lui avait fait proposer de faire la campagne, parce qu'il le connaissait déjà, et que ses habitudes de communications étaient établies avec lui; il était estimé à Paris, et aimé de toute la société. Ce prince témoigna qu'il serait flatté de servir sous les ordres de l'empereur, et accepta avec empressement l'offre qui lui était faite. L'empereur fit alors connaître à l'empereur d'Autriche qu'il lui serait agréable de voir l'armée autrichienne commandée par le prince de Schwartzenberg; François s'empressa d'adhérer à la demande, et Schwartzenberg alla se mettre à la tête du corps autrichien qui devait agir avec nous. Il réunit le titre de général en chef au caractère d'ambassadeur qu'il conserva, en laissant toutefois à Paris un chargé d'affaires.

Nous étions vers le milieu de février, les dernières dispositions de l'empereur se poussaient avec une très grande activité. Ce prince savait à jours comptés où se trouvait chaque corps de troupes qui marchait sur le Niémen.

Celles qui venaient d'Italie passaient par le Tyrol, la Bavière et la
Saxe, pour se rendre sur la Vistule; les autres marchaient de la
Hollande et de Hambourg sur Berlin, et il n'y avait pas de grande route
qui ne fût couverte d'appareils de guerre.

La légation russe était toujours à Paris ainsi que l'aide-de-camp de l'empereur de Russie.

Je venais d'apprendre d'une manière non équivoque qu'il avait négocié l'émigration du général Jomini au service de Russie.

Ce général jouissait dans l'armée de la considération due à son talent d'historiographe; il était, en cette qualité, attaché à l'état-major de l'empereur, qui en faisait un cas particulier.

Je fus d'autant plus surpris de cette proposition de l'aide-de-camp de l'empereur Alexandre, que je ne croyais pas que le général Jomini eût aucun sujet d'être mécontent de sa position; cependant le fait était si constant, que je me décidai à en parler moi-même à cet officier. Il ne m'avoua pas positivement le fait; il ne le nia pas non plus, en sorte que je vis bien qu'on lui en avait effectivement parlé. Je lui glissai quelques mots de la manière de penser des Russes sur les transfuges, il repoussa loin de lui la seule pensée d'une lâche désertion. L'aide-de-camp d'Alexandre ne s'en était pas tenu là, il avait poussé l'impudence jusqu'à se rapprocher d'un des premiers secrétaires du prince de Neuchâtel, qui, comme l'on sait, était major-général de l'armée; ses secrétaires étaient conséquemment placés de manière à procurer les informations les plus importantes. L'officier russe ne craignit pas de lui offrir des gains énormes, s'il consentait à entrer en communication avec lui pendant le courant de la campagne, l'assurant qu'il ne courait aucun danger, parce qu'on aurait soin de ne jamais le mettre dans le cas d'expédier des messagers, on lui en enverrait au contraire, sur lesquels il pourrait compter.

Le secrétaire refusa, et voulut bien ne pas nuire à l'officier russe en divulguant cette proposition, qui l'eût perdu de considération à Paris; mais il en fit prévenir le prince de Neuchâtel, qui en fit part à l'empereur le jour même où je lui rendis compte des particularités que je viens de rapporter. L'empereur vit clairement que le séjour de ce jeune officier à Paris n'avait pas un autre but que d'organiser la corruption parmi tout ce qui l'entourait. Il témoigna quelque mécontentement qu'on eût affecté de lui en parler avec tant d'intérêt, qu'il avait fait dire partout qu'il verrait avec plaisir qu'on le traitât bien. Il y a toujours un mouvement de dépit qui est inséparable de la conviction d'avoir été dupe.

Dans cette occasion, le jeune officier russe avait si bien mis à profit la bienveillance du ministère dont il dépendait, qu'il était devenu une petite puissance à laquelle il était maladroit de déplaire.

L'empereur leva les épaules de pitié qu'on lui eût fait accorder tant de bienveillance à un homme qui en méritait si peu, et ordonna qu'on le fît partir pour Saint-Pétersbourg. Je viens de dire que l'aide-de-camp russe avait su se faire un crédit qu'il était dangereux d'attaquer. On aura une juste idée du point où cela était poussé par l'anecdote suivante. Quoique l'empereur eût défendu dans le temps que l'on observât aucune des démarches de Czernitchef, je n'avais point discontinué de le recommander à la surveillance de son quartier. Le commissaire, pressé par les ordres qu'il avait reçus, essaya de placer, comme locataire, dans l'hôtel garni où demeurait cet officier, un agent qu'il chargeait d'observer tout ce qui venait le voir. Soit qu'il s'y prît mal, ou qu'il fût trahi, l'aide-de-camp de l'empereur de Russie fit grand bruit de ce manque d'égards; il courut au plus vite chez son protecteur pour s'en plaindre, celui-ci d'en venir parler à l'empereur, qui me gronda de main de maître, en me disant: «Laissez-le là, M. Maret l'observe; il a eu le talent de mettre chez lui un observateur; on verra bien. Laissez faire Maret.»

Ceci se passait très peu de jours avant que j'eusse reçu l'ordre de pénétrer les occupations de cet étranger.

Plus je voyais de persistance à me barrer le chemin, plus j'étais persuadé que tout le monde était dupe de ce jeune homme, qu'à tout prix je voulais dévoiler.

L'observateur placé chez l'officier russe n'y voyait jamais entrer personne, et cependant les débats du procès criminel qui a suivi cette découverte d'espionnage ont prouvé que le malheureux qui y a laissé la tête allait tous les jours à la même heure, non-seulement chez Czernitchef, mais même chez l'ambassadeur, le prince Kourakin. J'avais un secret pressentiment que la surveillance se faisait mal, et la chose était si grave, que je persistai à la tirer à clair.

Je savais que l'aide-de-camp de l'empereur Alexandre allait partir, et que tout le monde faisait ses dépêches. À Paris, on rencontre des hommes de toute espèce; depuis quelque temps, j'en avais un qui trouvait les combinaisons de la fermeture des cadenas à lettres (on les appelle cadenas à la Reynier). Si M. l'aide-de-camp ne fût pas parti, je serais probablement devenu le confident de tout ce que contenait l'armoire incrustée dans le mur à côté de la cheminée.

Je réussis enfin, par ces moyens qu'il est inutile de dévoiler, à me rendre possesseur de tout ce qui composait la dépêche de l'officier russe, qui était à la date du 21 février 1812. Je tirai de son portefeuille le rapport qu'il adressait à l'empereur de Russie, avec la lettre qui l'accompagnait, la copie des instructions que l'empereur avait données l'avant-veille au ministre-directeur de l'administration de la guerre sur des envois d'équipages militaires à l'armée; enfin un état sommaire de l'organisation de la grande armée, par corps d'armée, d'après des ordres donnés au ministre de la guerre duc de Feltre. Je résolus d'abord de m'assurer si je n'étais pas moi-même dupe de quelques piéges qu'on m'aurait tendus. J'allai à l'empereur, qui convint qu'il avait justement donné la veille les ordres dont il s'agissait. On semblait en avoir copié les originaux mot pour mot. Je n'hésitai plus alors: j'ordonnai à la police de Paris de franchir toute espèce d'obstacles[15] qui l'empêcheraient d'arriver à l'appartement de l'aide-de-camp, aussitôt qu'il serait monté en voiture pour se rendre en Russie. Je lui recommandai de s'emparer de tous papiers, vieux ou neufs, qui présenteraient la forme d'une lettre ou tout autre caractère analogue, et de ne pas craindre d'examiner partout; je lui enjoignis de m'apporter ce qu'elle aurait trouvé aussitôt qu'elle en serait saisie.

Le jour du départ de l'officier russe, je m'avisai d'aller faire une visite au préfet de police, que j'aimais d'amitié. Je le trouvai fermant une lettre pour moi, dans laquelle il m'envoyait les copies de tout ce que l'on avait trouvé de papiers écrits dans la chambre de l'aide-de-camp de l'empereur de Russie: les originaux étaient sur la table prêts à être envoyés à M. le duc de Bassano, ministre des relations extérieures, qui les avait demandés. Quoique je dusse me trouver blessé de ce que le hasard me faisait découvrir, je n'en fus pas surpris. Je ne laissai cependant envoyer que les copies et gardai les originaux. Ceci avait lieu un jeudi; il y avait un petit spectacle à l'Élysée[16]; je m'y rendis un des premiers avec le projet d'entretenir l'empereur avant la représentation: il n'avait pas même dîné lorsque j'arrivai, et venait de me faire demander, en sorte que je n'attendis pas. Il me dit en me remettant des papiers: «Tenez, M. le ministre de la police, voyez cela; vous n'eussiez pas trouvé la cachoterie de cet officier russe, les relations extérieures ne l'ont pas manqué.»

J'ouvris le paquet en sa présence, et je reconnus toutes les copies que deux heures auparavant j'avais vues chez le préfet de police, et dont j'avais pris les originaux. Seulement les copies avaient encore été retranscrites, sans doute parce que l'on prévoyait que l'empereur me les renverrait, et que je reconnaîtrais l'écriture de la préfecture de police. On n'aurait pas mis tant de soins à cette petite supercherie, si l'on n'avait pas craint que l'empereur n'apprît comment on était devenu possesseur de ces papiers: on voulait qu'il crût que c'était par d'autres moyens que ceux de la police de Paris que l'on avait fait cette découverte.

La lettre du ministre des relations y était jointe: il se hâtait d'envoyer à l'empereur la copie de tout ce qui avait été trouvé par ses agens chez l'officier russe. Cela devait infailliblement mener à découvrir le traître, et, pour ne pas perdre de temps, l'on n'avait pas envoyé les originaux.

La lettre était conçue de manière à laisser croire que tout avait été découvert par le zèle des relations extérieures, sans cependant le dire positivement.

Je surpris bien l'empereur lorsque je lui montrai les originaux de ces copies, et que je lui expliquai comment et par qui cela avait été découvert. Je ne lui cachai pas le tour que j'avais joué aux relations extérieures, en faisant envoyer les copies au lieu des originaux qu'il demandait.

Je lui appris ce qu'au reste j'apprenais moi-même dans le moment, c'est que cette prétendue surveillance des relations extérieures n'était rien autre qu'une petite complaisance de la préfecture de police, complaisance dont je défendis la continuation.

Un homme du talent de M. Maret était fait pour trouver d'autres moyens de crédit, et ce crédit eût pu devenir immense, avec un esprit comme le sien, qui était de force à embrasser tout ce que l'avenir nous amenait à grands pas.

Parmi les papiers saisis dans la chambre de l'aide-de-camp de l'empereur de Russie, se trouvait une lettre à son adresse, par laquelle on lui mandait d'être chez lui le lendemain à huit heures du matin, qu'on lui porterait quelque chose d'intéressant; c'était un état général de l'armée, corps par corps, avec leur force et le détail de chaque espèce d'armes.

Cette lettre, quoique écrite rapidement, était d'une écriture qui ne paraissait pas contrefaite. Elle avait été trouvée sous le tapis de pied à l'entrée de la cheminée. L'on ne put concevoir comment elle était restée là.

Après avoir long-temps cherché, je trouvai, dans les bureaux de la guerre, un employé qui en reconnut l'écriture, et me dit le nom et la profession de celui qui l'avait écrite. C'était un autre employé attaché au ministère de l'administration de la guerre. Je l'envoyai chercher; je lui présentai la lettre qu'il avait adressée à l'officier russe, il la reconnut, avoua tous ses rapports avec lui, et dressa une déclaration de toutes les sollicitations et promesses qu'il lui avait faites pour le déterminer à se rapprocher de quelques camarades qu'il avait au bureau du mouvement des troupes, au ministère de la guerre. Il avait succombé à la séduction de l'aide-de-camp de l'empereur de Russie, et lui avait livré la copie de tous les ordres que l'empereur donnait à ce ministère[17].

Le bureau du mouvement est celui d'où partent tous les ordres des marches des troupes, des généraux et officiers, celui enfin dans lequel viennent se fondre les travaux des autres bureaux.

Tous les quinze jours, le bureau faisait pour l'empereur un état général de l'armée avec les mutations qui étaient survenues. Cet état formait un gros volume in-quarto, qu'on était dans l'usage de faire relier avant de le remettre. Comme la sévérité la plus rigoureuse se relâche toujours tôt ou tard, on avait fini, au ministère de la guerre, par charger un garçon de bureau, ancien soldat, de porter ce cahier chez le relieur, où il devait attendre que celui-ci eût fini pour le rapporter.

L'employé qui servait les Russes mit la circonstance à profit. Il posta un de ses camarades sur la route que suivait le vieux soldat. La rencontre avait l'air d'être due au hasard, on faisait entrer le garçon de bureau au cabaret, on l'enivrait, on lui prenait son cahier, composé de feuilles réunies, mais non assemblées; on le passait dans une pièce voisine où se trouvaient un ou deux commis qui avaient du papier ligné tout préparé, sur lequel il n'y avait plus qu'à mettre les chiffres. Cette besogne était d'autant plus tôt faite, que c'était du papier de même format et disposé comme celui des états originaux du cahier.

C'est par un moyen aussi simple que la légation russe se procurait les états de notre armée, pendant que le ministre de la guerre croyait les tenir bien secrets, parce qu'il avait dans sa poche la clef de la double serrure du secrétaire dans lequel il avait coutume de les renfermer. Ce malheureux employé n'était pas le seul qui servait la légation russe, quoiqu'il explorât pour elle les cabinets des deux ministres de la guerre. Il y avait encore d'autres traîtres qui étaient dévoués à cette perfidie. Celui-ci paya de sa tête la trahison dont il s'était rendu coupable; le tribunal criminel du département de la Seine le condamna à la peine de mort.

Il n'y a nul doute que, sans les tracasseries ridicules qui me furent faites, j'aurais découvert cette corruption six mois auparavant, et peut-être que la Russie n'eût pas armé autant de monde qu'elle l'a fait, en voyant ce que nous armions de notre côté. Mais telle était la fatalité de ce temps-là, que le ministre des relations extérieures voulait faire celui de la police.

Cette découverte me fit plus de peine que de plaisir, parce que j'en prévoyais toutes les conséquences, et qu'en second lieu, elle me laissait une opinion bien faible de la discrétion avec laquelle l'on conservait les choses les plus importantes. Je ne pus me défendre de la pensée que, si on avait mis la même importance à pénétrer les pratiques des ennemis, on y serait parvenu.

Les débats du procès prouvèrent que cette corruption des bureaux de la guerre, au bénéfice de la légation russe, avait été organisée avant la campagne de 1805, et s'était maintenue à travers les guerres qui étaient survenues depuis cette époque.

Cela valait cependant bien la peine d'être observé.

L'empereur fut fort mécontent de l'infidélité de ses bureaux, et me dit à cette occasion en me parlant de l'aide-de-camp de l'empereur de Russie: «J'avais prévenu ce jeune homme que ce rôle m'empêcherait de l'admettre chez moi, et il m'avait donné sa parole de ne plus s'occuper de pareilles recherches; il fallait, ou que je le crusse ou que je ne le visse pas. Au reste, il n'a pas vu dans les états des choses bien rassurantes» (voulant dire qu'ils montaient haut).

Lorsque cette découverte eut lieu, l'aide-de-camp russe n'était pas encore hors de la frontière; on pouvait, au moyen du télégraphe, le faire arrêter à Mayence; mais c'eût été l'exposer à trop d'humiliations, parce que le tribunal criminel l'aurait infailliblement appelé dans la cause des employés du ministère de la guerre, et son caractère en eût souffert.

L'empereur approuva que l'on eût agi ainsi; mais le jeune officier n'en a su aucun gré: il a même exprimé là-dessus des sentimens propres à donner des regrets de l'avoir préservé d'être mis en spectacle aux yeux de ses compatriotes d'une manière à nuire au reste de sa carrière.

CHAPITRE XVIII.

Baptême du roi de Rome.—Fête donnée par la ville de Paris.—L'impératrice.—L'empereur nettoie son cabinet.—Instructions particulières que me donne l'empereur avant son départ.—Mesures prises pour connaître l'état de l'opinion publique.—Un ministre de la police doit avoir la main légère.—Sous quel point de vue l'empereur envisage la guerre.

Les faits dont je viens de rendre compte eurent lieu au mois de mars 1812. L'empereur avait été s'établir à Compiègne; il en aimait le séjour à cause de la facilité qu'il offre pour prendre de l'exercice. Une autre raison encore qui lui faisait aimer les résidences éloignées de Paris, c'est qu'il s'y trouvait plus souvent seul, ce qui lui était commode pour le travail.

Je crois que ce fut dans le mois de mars qu'il fit son plan d'opérations, car ce fut pendant son séjour à Compiègne qu'il reçut de Berlin la confirmation de l'alliance des Prussiens avec lui. Les Russes furent surpris de ce traité; ils avaient compté sur la Prusse, mais non sur l'Autriche, qui venait à peine de s'allier avec nous.

Par toutes ces alliances, l'empereur se trouvait à la tête d'une innombrable armée, qui comprenait tous les États militaires de l'Europe, hors l'Angleterre, car il y avait des troupes espagnoles et portugaises. Certainement, s'il y a eu une circonstance dans le cours de sa vie où il ait eu besoin d'appuyer par la force les inspirations d'une haute prévoyance, il ne pouvait le faire dans une occasion plus opportune: il n'était donc pas trop déraisonnable d'en profiter pour opérer en Europe les changemens qu'elle réclamait.

Si l'entreprise avait réussi, on aurait mis l'empereur au-dessus de l'espèce humaine, parce qu'on n'aurait rien vu dans l'histoire qui approche d'une aussi immense opération. Tous ceux qui plus tard sont devenus ses ennemis eussent été ses plus humbles flatteurs; la fortune lui a été infidèle, et l'on a accablé celui qui peu auparavant était l'objet de tant d'admiration.

Avant de partir de Paris pour faire cette campagne, l'empereur fit baptiser son fils, qui avait déjà environ treize mois. Il quitta Compiègne pour venir à Paris assister à cette cérémonie, qui fut célébrée dans l'église de Notre-Dame, vers la fin d'avril 1812.

Elle fut très brillante; l'empereur et l'impératrice s'y rendirent en grande pompe, accompagnés du cortége d'usage dans les cérémonies, et furent reçus au parvis de la métropole par l'archevêque, accompagné de tout son clergé.

La cathédrale était remplie d'assistans qui ne cessèrent de faire retentir ce vaste édifice des cris de vive l'empereur! vive l'impératrice! depuis leur entrée jusqu'à leur sortie de l'église. LL. MM. vinrent de là à l'Hôtel-de-Ville, où la ville de Paris leur donna à dîner, suivant un usage fort ancien, et qui a été observé exactement à l'occasion du baptême des héritiers du trône.

La ville de Paris se distingua dans cette fête par la magnificence qu'elle y déploya, par la somptuosité du service, et par la profusion de toutes choses: ce fut un jour de régal universel; la ville avait fait distribuer des comestibles au peuple.

On chargea les fontaines de vin, et l'on dansa toute la nuit. Ce jour-là, on avait fait une seule salle de la grande cour de l'Hôtel-de-Ville, au moyen d'une charpente très forte. Cette construction soutenait un plancher à la hauteur des fenêtres du premier étage, que l'on avait transformées en portes pour communiquer avec les appartemens latéraux.

Il aurait été difficile de rassembler une compagnie aussi brillante que celle qu'offrait la réunion de tant de citoyens. L'empereur aimait particulièrement tout ce qui lui fournissait des occasions de s'entretenir avec eux. L'impératrice, quoique fort jeune encore, supporta cette grande représentation sans perdre de sa bonne grâce; elle eut besoin de beaucoup de patience, car, en faisant le tour de cette immense réunion, elle dut répéter plus d'un millier de fois, d'une manière différente, la petite phrase de cour qui sert à tout; elle sut y ajouter quelques paroles finales qui entraînaient vers elle tout ce qui aurait pu être moins disposé à se laisser persuader par un air de froideur, qui tenait à la timidité de son âge et à une grande modestie.

Toutes les fois qu'elle parlait, elle entraînait; ses succès en France furent son ouvrage, car je le déclare sur l'honneur: dans aucune occasion l'administration n'employa des moyens particuliers pour la faire accueillir du public. Lorsqu'elle devait y paraître, soit au cortége ou au spectacle, la surveillance exercée par l'administration se réduisait à veiller à ce qu'il ne se commît rien de contraire aux plus rigoureuses bienséances; c'est là la seule espèce de surveillance dont je me sois jamais permis de l'entourer. Par exemple, lorsque je savais qu'elle se proposait d'aller à un théâtre, j'avais soin de louer toutes les loges qui étaient en face de la sienne, ainsi que celles d'où elle ne pouvait éviter l'importunité des regards. J'avais ensuite la précaution d'envoyer les billets de ces loges à des familles respectables qui étaient bien aises d'aller les remplir. C'était ainsi que je composais la galerie qui assistait au spectacle les jours où l'impératrice y allait.

Quant à des précautions pour qu'elle fût accueillie du parterre, je n'en ai jamais pris aucune. L'impératrice Marie-Louise avait l'habitude de faire, en entrant en public, trois révérences si gracieuses, que l'on n'attendait jamais la troisième pour faire partir des millions d'applaudissemens: c'était elle-même qui me dispensait de faire aucun frais à cet égard.

Après la cérémonie du baptême du roi de Rome, l'empereur alla s'établir à Saint-Cloud; il y passa le reste du temps qui précéda son départ pour la campagne de 1812.

Avant de quitter la France, il termina toutes les affaires qui ne pouvaient se résoudre sans sa présence; il avait cette habitude toutes les fois qu'il allait faire un voyage: ordinairement il prenait chaque ministre à part pour lui donner une instruction particulière, lorsqu'il voulait qu'il fît quelque chose qui ne devait pas devenir le sujet d'une correspondance. Il était soigneux de toutes les plus petites affaires; il n'en trouvait pas qui ne fussent dignes de l'occuper, et lorsqu'il était à la dernière semaine de son séjour, il répondait à tout ce que les ministres avaient d'affaires encore tenantes: il appelait cela nettoyer son cabinet, parce qu'il donnait des solutions à une quantité de propositions qui lui avaient été adressées depuis long-temps, et sur lesquelles on était resté sans réponse.

À l'occasion de son départ, il m'entretint de tout ce qu'il voulait que je fisse pendant son absence: c'était une instruction générale qu'il me donnait, et qui était bien loin d'être aussi sévère que le supposaient les hommes qui ont passé leur vie à le peindre comme un tyran qui n'avait ni justice ni bonté dans le coeur; c'était précisément les deux qualités dont il était inépuisable; il savait un gré infini à celui qui lui fournissait une occasion de rendre justice, et l'on ne pouvait pas craindre de le solliciter, car il n'était jamais las d'accorder.

Je ne veux cependant pas disconvenir qu'il n'y ait eu beaucoup d'actes de son administration qui ont été vexatoires pour des particuliers, et même ruineux pour quelques familles. Il n'y en a presque pas sur lesquels je ne pusse le justifier, car toutes les mesures acerbes qu'il a prises dans certaines circonstances étaient d'avance sollicitées par des rapports officiels qui lui étaient adressés par ceux qu'il avait chargés de l'instruire de la vérité et de lui proposer le remède à ce dont on se plaignait. C'était en particulier le soin du conseil d'État, auquel il renvoyait tout ce qui était de législation, d'administration ou de droit public. Indépendamment de cela, il avait permis à quelques personnes[18] de lui écrire confidentiellement sur l'état de l'opinion publique en général, et sur celle que l'on avait des actes particuliers de son gouvernement. On ne pouvait pas avoir pris plus de précautions pour éviter tout ce qui pouvait lui donner un air tyrannique, et il est à croire que, si un généreux dévoûment avait animé ceux qui étaient honorés de cette confiance, personne n'aurait eu à se plaindre de la moindre lésion à son égard.

Mais il n'est que trop commun de rencontrer des hommes qui craignent de dire des choses qui déplaisent, ou qui ne savent dire des vérités pénibles que d'une manière désagréable; c'est ainsi que, manquant le but pour lequel ils avaient été mis en communication avec le chef du gouvernement, ils ne l'ont, le plus souvent, entretenu que de métaphysique, au lieu de lui parler de tout ce qui avait l'air d'être aperçu par tout le monde. Ils ont méconnu que, lorsque l'empereur appelait des informations, il fallait courageusement fouler aux pieds l'intrigue, l'envie, les courtisans et toute la flatterie, pour faire parvenir la vérité au fond des palais où elle semble ne devoir jamais arriver. L'empereur l'avait probablement reconnu lui-même, lorsqu'il mettait tant de soins pour l'attirer jusqu'à lui, et je suis particulièrement de l'opinion que, si une malheureuse influence n'avait pas éloigné tout ce qui pouvait le servir, il n'eût pas cessé d'être entouré de tout ce que la France avait d'hommes éclairés, hommes qu'on lui a peints continuellement comme ses ennemis, et dont on est parvenu à le détacher. Cette fatale influence avait écarté tout ce qui pouvait lui offrir des vues utiles; et je dois dire à la face du monde, que l'empereur n'a jamais eu une mauvaise intention pour ces personnes-là, sans qu'elle lui ait été suscitée par un rapport mensonger, en sorte que c'est moins à lui qu'il faut s'en prendre qu'à l'auteur du faux rapport.

Dans l'instruction que l'empereur me donna avant son départ, il ne cessa de me recommander de ne pas être dur, de ménager tout le monde. Il m'observa qu'on ne gagnait jamais rien à se faire des ennemis, et que, dans le ministère de la police surtout, il fallait avoir la main légère; il me recommanda dix fois de ne faire arrêter personne arbitrairement, et d'avoir grand soin de mettre toujours le bon droit de mon côté.

C'est dans cette conversation qu'il me parla de la guerre qu'il était encore forcé d'entreprendre: il se plaignit d'avoir été mal servi, et de se trouver obligé à faire la guerre à la Russie seul cette année, pour n'avoir pas l'Autriche et la Prusse contre lui l'année suivante; il me dit que dans ce moment, il avait une armée nombreuse, suffisante pour cette entreprise, tandis qu'elle pourrait devenir inférieure, si l'année suivante il avait des ennemis de plus à combattre. Il regrettait vivement d'avoir eu confiance dans les sentimens qui l'avaient décidé à faire la paix à Tilsit, et répétait souvent: «Celui qui m'aurait évité cette guerre m'aurait rendu un grand service; mais enfin la voilà, il faut s'en tirer.»

Il espérait n'employer les efforts de son armée que pendant la première campagne, et faire la seconde avec une armée polonaise qu'il aurait fait lever en parcourant les vastes provinces de ce pays.

CHAPITRE XIX.

Préparatifs pour la campagne de Russie.—M. de Talleyrand.—Spéculations.—Conseil extraordinaire.—Départ de l'empereur.—Dresde.—Le roi de Prusse.—Opérations des armées d'Espagne.—Fâcheuses conséquences de l'indépendance des généraux.

L'empereur avait, ainsi qu'il l'avait fait en 1807, le projet d'imprimer un grand mouvement national à la Pologne, vers laquelle il avait fait diriger toutes les ressources des arsenaux de France, qui restèrent vides, sans que cette immense quantité d'objets de guerre eussent été utiles au salut de notre malheureux pays; les ordres de l'empereur furent exécutés avec bien peu d'intelligence; tout ce qu'il avait amassé à grands frais fut gaspillé en quelques semaines. L'exécution de toutes ses vastes conceptions était confiée à des hommes qui croyaient avoir tout fait en écrivant une lettre à quelqu'un qui en écrivait une à un autre, et ainsi de suite.

C'était au centre de la Pologne qu'il voulait établir la puissance qu'il allait déployer dans cette campagne; il avait prévu tout ce dont son armée manquerait, aussi avait-il fait faire des achats immenses de denrées et de boissons qui devaient être transportées dans ces contrées. Les mêmes soins avaient été pris pour l'habillement et la chaussure du soldat.

Comme général en chef, il n'avait rien omis; si l'on avait exécuté la moitié des dispositions qu'il avait prescrites, l'armée aurait trouvé à chaque vingt lieues des soulagemens et même l'abondance, au lieu d'éprouver les privations qu'elle a endurées.

Pour donner ce grand mouvement à la Pologne, l'empereur voulait emmener M. de Talleyrand; il se rappelait la manière dont ce diplomate avait servi à Varsovie en 1806 et 1807, c'était encore le même rôle qu'il lui réservait; il lui en avait parlé, et M. de Talleyrand avait accepté. L'empereur, qui prévoyait peut-être quelque intrigue, lui avait défendu d'en parler, et dans le fait il n'en parla à personne; mais il donna à des banquiers de Vienne des ordres que ceux-ci laissèrent transpirer. Ces ordres, qui pouvaient ne concerner que des soins domestiques, furent présentés dans le monde comme un commencement d'agiotage et signalés comme tels par le ministre que nous avions à Vienne. L'empereur fut outré de cette manie de spéculations; il m'en parla, me dit qu'il ne concevait rien à cette avidité d'argent, qu'il ne comprenait pas surtout que le diplomate eût parlé d'une chose sur laquelle il lui avait expressément recommandé le secret, qu'il ne pouvait plus se confier à lui et renonçait à l'employer. Cette résolution, indépendamment des motifs assez graves qui l'avaient dictée, pouvait bien ne pas avoir été combattue par le ministre des relations extérieures. Ces deux hommes d'État vivaient en assez mauvaise intelligence. M. de Bassano avait même déclaré que, si M. de Talleyrand était employé, il fallait que lui-même renonçât à suivre l'empereur, persuadé qu'il était que l'on ne négligerait rien pour faire manquer toutes les mesures qu'il croirait devoir prendre: conviction qui n'était pas dénuée de fondement, car M. de Talleyrand n'avait pas la réputation d'applaudir aux succès de ses anciens amis.

L'empereur, ayant réglé, par un ordre de service, la manière dont il voulait que l'on conduisît les affaires du gouvernement pendant son absence, assembla un conseil extraordinaire des ministres, auquel assistèrent M. l'archi-chancelier et M. de Talleyrand. C'était dans les premiers jours de mai. Il déclara qu'il partirait la nuit même pour cette entreprise, qui eut une issue d'autant plus déplorable qu'elle aurait été sans exemple dans l'histoire, si elle avait réussi.

C'est à ce même conseil que l'empereur parla des inquiétudes qu'il avait que, pendant son éloignement, les Anglais ne vinssent enlever le Pape à Savone et le conduire à Rome pour occasionner un mouvement en Italie. Il témoigna l'intention de le faire venir à Paris; mais les membres du conseil, dont il prit l'avis, pensèrent qu'il fallait l'éloigner de Savone, mais ne pas l'amener à Paris, en sorte que l'empereur se détermina à le faire venir à Fontainebleau, ajoutant qu'il donnerait des ordres à ce sujet, mais que j'eusse à faire mes dispositions pour faire voyager commodément le S.-Père, et éviter le fracas d'un voyage qui serait la matière de toute sorte de conjectures.

Il s'entretint peu de son entreprise: il dit seulement qu'elle était grande et présentait beaucoup de difficultés qu'il espérait cependant surmonter. Il garda le conseil assez long-temps, et partit dans la nuit pour Dresde. L'impératrice l'y accompagna, ayant témoigné le désir de revoir son père. Il vint à Dresde ainsi que le roi de Prusse, qui y amena le prince royal, son fils aîné.

Il y eut dans cette capitale de la Saxe une seconde représentation de la réunion d'Erfurth; chacun des hôtes s'empressa de donner à l'empereur des témoignages d'affection et de cordialité qui n'avaient pas l'air d'être des adieux.

L'empereur resta à Dresde quinze jours, qu'il prit sur ceux du beau temps, déjà trop court pour sa campagne; il crut devoir témoigner ainsi son empressement à répondre aux politesses de ses alliés. Il n'y en avait pas un qui ne sût bien dans quel but l'empereur ouvrait cette campagne, et il n'y en eut pas un qui pensât à autre chose qu'à s'attacher à sa fortune. Après ce délai, l'empereur partit pour les bords de la Basse-Vistule, qu'il passa à Thorn, de là il vint visiter Dantzick, et rejoignit son armée, qui marchait sur le Niémen.

Ayant de quitter Dresde, il avait nommé M. l'archevêque de Malines, qui le suivait en qualité d'aumônier, son ambassadeur près du gouvernement polonais résidant à Varsovie, où le prélat se rendit avec les pouvoirs de l'empereur, et comme l'organe de tout ce qu'il serait dans le cas de demander à ce gouvernement pendant la campagne. Ce fut donc lui qui fut chargé, à Varsovie, du rôle qui était d'abord destiné à M. de Talleyrand, que l'empereur avait laissé à Paris. M. de Bassano le suivit en qualité de ministre des relations extérieures, ainsi que M. Daru en qualité de ministre secrétaire d'État.

L'impératrice quitta Dresde, et pour jouir quelque temps de plus du plaisir d'être avec son père, elle alla à Prague, où elle resta une quinzaine avant de revenir à Paris.

Je reprends le récit des affaires d'Espagne.

Après la levée du siége de Badajoz, l'armée de Portugal protégea le réapprovisionnement de cette place et les réparations dont ses fortifications avaient besoin. Ce but rempli, elle s'établit dans la vallée du Tage, son quartier-général à Naval-Méral, prête à se porter soit sur Badajoz, soit sur Rodrigo, selon le point d'attaque que choisirait l'ennemi. Rodrigo appartint dès-lors à l'armée du nord de l'Espagne qui occupa Salamanque avec une division. L'armée de Portugal se trouva ainsi entre l'armée du nord et celle du midi prête à lier ses opérations avec elles suivant les circonstances.

Vers le mois d'août, l'armée anglaise passa le Tage, ne laissant sur la frontière de l'Alemtejo que la deuxième division commandée par le général Hill; elle vint s'établir aux environs d'Alméida et de Rodrigo, la division légère au-delà de l'Aguéda. Des bruits circulèrent que le duc Wellington avait l'intention de faire le siége de Rodrigo, et que des approvisionnemens se formaient pour cet objet. Marmont porta des troupes sur le col de Baños et cantonna une grande partie de l'armée entre ce col et le Tage; il établit son quartier-général à Placentin, afin d'être à portée d'être instruit et d'agir avec célérité. Le mois d'août et une grande partie de septembre se passèrent ainsi. Rodrigo manquait de vivres, et l'armée du nord de l'Espagne faisait ses dispositions pour y conduire un grand convoi. Elle allait le faire soutenir par douze mille hommes, mais ces troupes étaient trop peu nombreuses pour oser approcher de l'armée anglaise avec un tel embarras. Le concours de l'armée de Portugal était donc nécessaire. Marmont la mit en mouvement pour appuyer cette marche et le ravitaillement. Les mouvemens furent combinés; l'armée de Portugal déboucha du col de Baños et se porta sur Rodrigo par Tamamès et Tembron, tandis que le convoi de l'armée du nord passa par Saumuños.

Tout le corps d'armée du nord marchait avec le convoi; l'ennemi n'ayant point présenté de forces, l'infanterie de l'armée de Portugal resta échelonnée sur la route qu'elle avait prise, sa cavalerie seule se porta sur Rodrigo. Le but de l'opération effectué, il y en avait un autre à remplir, c'était de reconnaître si l'ennemi avait fait des préparatifs pour le siége de Rodrigo. L'armée ennemie n'était pas rassemblée, on pouvait, en faisant une forte reconnaissance, nettoyer les environs et chercher à pénétrer ses projets. La cavalerie de l'armée du nord fut chargée d'agir sur le chemin d'Alméida à Spéja, et celle de Portugal marcha sur El-Bodon. L'infanterie de l'armée du nord étant venue jusqu'à Rodrigo, Marmont demanda au général Dorsenne de faire appuyer sa cavalerie par une de ses divisions. À peine sorti de Rodrigo, on aperçut une brigade de cavalerie anglaise sur les hauteurs d'El-Bodon, et peu après deux brigades d'infanterie, mais séparées entr'elles et ne pouvant se réunir; Marmont donna l'ordre au général Montbrun de les culbuter et de s'emparer de toutes les hauteurs avec sa cavalerie, ce qui fut exécuté en un moment. Des charges furent vainement exécutées sur l'infanterie: elle se retira en ordre, résista à tous les efforts qui furent tentés à diverses reprises, et les deux brigades parvinrent à se réunir à Fuente-Guinaldo, où quelques retranchemens avaient été préparés. La division d'infanterie de l'armée du nord était restée à une assez grande distance, et n'avait pas exécuté ou reçu les ordres qui devaient lui être donnés par le général Dorsenne: elle manqua sur le terrain au moment où, soutenue par la cavalerie de Marmont, elle aurait donné les moyens de s'emparer de Fuente-Guinaldo, lieu de rassemblement indiqué pour l'armée anglaise. La nuit arriva, et empêcha de profiter de la position très critique dans laquelle celle-ci était placée. L'ayant trouvée ainsi décousue, Marmont appela à lui toutes ses troupes, elles ne purent être réunies que le lendemain au soir; mais, l'armée anglaise, de son côté, avait appelé ses divisions, et pris une position respectable. Marmont voulait profiter de la circonstance où il avait le renfort de l'armée du nord, pour combattre l'armée anglaise; mais dans la nuit elle opéra sa retraite sur Sabugal. Le lendemain matin, il ne lui resta plus qu'à la poursuivre pendant plusieurs lieues; mais elle se trouvait hors d'atteinte des troupes. L'objet de la réunion avait été rempli, un plus long séjour sur ce point n'avait plus de but; les deux armées, après avoir mis Rodrigo dans le meilleur état de défense, rentrèrent dans leurs cantonnemens. Le duc de Raguse, tranquille sur le sort de Rodrigo, et forcé, pour pouvoir vivre, de changer sa position, enfonça ses troupes dans la vallée du Tage, mit son quartier-général à Talaveira, et occupa Tolède, qui lui fut cédé par le roi d'Espagne sur l'ordre de l'empereur. Mais tel était dans ces temps malheureux l'esprit de vertige des individus les plus intéressés aux opérations de l'armée, que le roi Joseph, avant de remettre cette province à Marmont, et quand l'armée qui la défendait et sans laquelle il ne pouvait demeurer tranquille à Madrid, mourait de faim, fit vendre les magasins de subsistances qui y avaient été rassemblés à grande peine.

Les troupes de l'armée de Portugal étaient à peine rentrées de leur expédition sur Rodrigo et établies dans leurs nouveaux cantonnemens, que le duc de Raguse reçut l'ordre de faire un fort détachement pour soutenir au besoin le maréchal Suchet, qui faisait ses dispositions pour attaquer Valence: ce détachement devait se mettre en communication avec l'armée d'Aragon et la joindre, s'il était nécessaire. L'ordre était ainsi conçu:

Paris, le 21 novembre 1811;

«L'empereur me charge de vous faire connaître, monsieur le maréchal, que l'objet le plus important en ce moment est la prise de Valence. L'empereur ordonne que vous fassiez partir un corps de troupes qui, réuni aux forces que le roi détachera de l'armée du centre, se dirige sur Valence pour appuyer l'armée du maréchal Suchet jusqu'à ce qu'on soit maître de cette place.

«Faites exécuter sans délai cette disposition de concert avec S. M. le roi d'Espagne, et instruisez-moi de ce que vous aurez fait à cet égard. Nous sommes instruits que les Anglais ont vingt mille malades, et qu'ils n'ont pas vingt mille hommes sous les armes, en sorte qu'ils ne peuvent rien entreprendre; l'intention de l'empereur est donc que douze mille hommes, infanterie, cavalerie et sapeurs, marchent de suite sur Valence, que vous détachiez même trois à quatre mille hommes sur les derrières, et que vous, monsieur le maréchal, soyez en mesure de soutenir la prise de Valence. Cette place prise, le Portugal sera près de sa chute, parce qu'alors, dans la bonne saison, l'armée de Portugal sera augmentée de vingt-cinq mille hommes de l'armée du midi et de quinze mille du corps du général Reille, de manière à réunir plus de quatre-vingt mille hommes. Dans cette situation, vous recevriez l'ordre de vous porter sur Elvas, et de vous emparer de tout l'Alemtejo dans le même temps que l'armée du nord se porterait sur la Coa avec une armée de quarante mille hommes. L'équipage de pont qui existe à Badajoz servirait à jeter des ponts sur le Tage; l'ennemi serait hors d'état de rien opposer à une pareille force, qui offre toutes les chances de succès sans présenter aucun danger. C'est donc Valence qu'il faut prendre. Le 6 novembre, nous étions maîtres d'un faubourg; il y a lieu d'espérer que la place sera prise en décembre, ce qui vous mettrait, monsieur le duc, à portée de vous trouver devant Elvas dans le courant de janvier. Envoyez-moi votre avis sur ce plan d'opérations, afin qu'après avoir reçu l'avis de la prise de Valence, l'empereur puisse vous donner des ordres positifs.

«Le prince de Wagram et de Neuchâtel, major-général.»

«Signé: ALEXANDRE.»

On ne peut s'empêcher de remarquer que cette lettre du 21 novembre n'a pu arriver à Marmont qu'en décembre. Berthier comptait sur la prise de Valence en décembre; alors à quoi bon le détachement ordonné à Marmont? Il eut la conséquence qu'il devait avoir: il fut inutile à Suchet, affaiblit Marmont, et compromit Rodrigo. J'ai entendu l'empereur maudire la pensée de ce détachement.

L'ordre était positif, le duc de Raguse envoya deux divisions d'infanterie et une de cavalerie, sous les ordres du général Montbrun, pour remplir cet objet; mais la nullité de la résistance de Black rendit ce secours superflu, et l'opération du général Montbrun se réduisit à une course qu'il poussa jusqu'à Alicante, et à son retour sur Tolède. C'est au commencement de décembre que ce mouvement avait commencé.

Le 13 décembre 1811, l'empereur fit connaître au duc de Raguse les nouvelles dispositions qu'il avait arrêtées, et dont l'objet principal était d'être à même de retirer des troupes d'Espagne, et principalement toute la garde, qui était dans le gouvernement du nord. D'après ces nouveaux arrangemens, le maréchal devait porter toutes ses troupes dans la vallée de la Tormès, et son quartier-général à Valladolid ou à Salamanque. Les provinces de Talaveira, d'Avila, Valladolid, Léon, les Asturies, Benavente, Astorga, etc., devaient faire partie de l'arrondissement de l'armée. Les mouvemens devaient s'exécuter sans retard, et son armée devait être augmentée de la 7e division, qui était à Salamanque, et de la 8e, qui était dans les Asturies.

Le 5 janvier 1812, Marmont donna l'ordre de mouvement à toutes les divisions de l'armée de Portugal pour se rendre dans les provinces respectives qu'elles devaient occuper, et les troupes marchèrent chacune dans la direction qui leur était propre, tout le matériel et l'artillerie par le Guadarama; le détachement du général Montbrun était en pleine opération dans la Manche.

Il arriva le 8 janvier à Valladolid; il s'occupa des soins d'administration que le nouveau système rendait nécessaires, et à préparer le ravitaillement de la place de Rodrigo ainsi que le relèvement de la garnison, qui devait avoir lieu aussitôt que l'armée serait réunie.

Le 15, il reçut une lettre de Salamanque, datée du 13, qui lui annonçait que l'armée ennemie avait pris position en avant de l'Agueda, bloquait Rodrigo et se disposait à en faire le siége.

Il envoya sur-le-champ dans toutes les directions à la rencontre des diverses colonnes, afin de les faire converger des points où elles se trouvaient pour se rendre à Salamanque; il calcula que la majeure partie de l'armée y serait réunie le 25, et que par conséquent il pourrait livrer bataille à l'armée anglaise sous Rodrigo le 29. Il partit de Valladolid de sa personne le 18. Le 20, il arriva à Fuente-el-Famo, où il reçut la nouvelle de la prise de Rodrigo, enlevée par l'armée anglaise le 18. Ainsi cette place, qui s'était défendue pendant cinq semaines contre l'armée française, qui était en bon état de défense, et dont la force avait été augmentée par une lunette qui devait prolonger de huit jours sa défense, avait succombé en cinq jours de temps à dater de celui de l'investissement. Cette circonstance changeait toutes les combinaisons: il ne restait plus à Marmont qu'à prendre une disposition défensive qui le mît à même de réunir ses troupes à la première apparence d'offensive de l'ennemi.

Les troupes appuyées sur la rive gauche du Tage, ayant action sur la rive droite par les fortifications d'Almaraz et le fort de Miravets, qui assurait les moyens de déboucher sur le plateau et barrait la route, empêchaient que l'ennemi pût amener du canon sur Almaraz. La masse des troupes était d'Avila à Valladolid et à Zamora; Astorga était occupé, et une division était au débouché des Asturies, dans la province de Léon. Le duc de Raguse s'occupa sans relâche d'élever des fortifications permanentes à Salamanque, au moyen de trois grands couvens qui formaient trois bons forts, et, qui, par le système adopté, forçaient à une attaque régulière de plusieurs jours. Ces fortifications se trouvaient être la tête de la position de l'armée de Portugal et protégeaient ses magasins et ses dépôts.

Les choses étaient dans cet état lorsque les Anglais résolurent de continuer leur offensive et de se porter sur Badajoz. En conséquence, après avoir mis en état de défense Rodrigo, ils firent un mouvement au-delà du Tage et laissèrent seulement deux divisions sur l'Agueda. Marmont se flattait de les arrêter, à l'aide de la position qu'il avait prise. Il avait action sur la rive gauche du Tage, ses moyens de passage étaient prêts, ses approvisionnemens rassemblés sur un point; il espérait pouvoir déboucher à temps pour faire sa jonction avec l'armée du midi, et empêcher le siége de Badajoz, ou le faire lever, s'il était commencé. L'empereur jugea ce système trop timide; il donna les ordres les plus impératifs pour faire une diversion dans le nord du Portugal, afin d'y rappeler les principales forces de l'armée anglaise. La dépêche transmise par le major-général était ainsi conçue:

Paris, le 18 février 1812.

«Sa Majesté n'est pas satisfaite de la direction que vous donnez à la guerre. Vous avez la supériorité sur l'ennemi, et au lieu de prendre l'initiative, vous ne cessez de la recevoir. Quand le général Hill marche sur l'armée du midi avec quinze mille hommes, c'est ce qui peut vous arriver de plus heureux; cette armée est assez forte et assez bien organisée pour ne rien craindre de l'armée anglaise, aurait-elle quatre ou cinq divisions réunies.

«Aujourd'hui l'ennemi suppose que vous allez faire le siége de Rodrigo; il approche le général Hill de sa droite afin de pouvoir le faire venir à lui à grandes marches, et vous livrer bataille réunis, si vous voulez reprendre Rodrigo. C'est donc au duc de Dalmatie à tenir vingt mille hommes pour le contenir et l'empêcher de faire ce mouvement, et si le général Hill passe le Tage, de se porter à sa suite ou dans l'Alemtejo. Vous ayez le double de la lettre que l'empereur m'a ordonné d'écrire au duc de Dalmatie le 10 de ce mois, en réponse à la demande qu'il vous avait faite de porter des troupes dans le midi; c'est vous, monsieur le maréchal, qui deviez lui écrire pour lui demander de porter un grand corps de troupes vers la Guadiana, pour maintenir le général Hill dans le midi et l'empêcher de se réunir à lord Wellington… Les Anglais connaissent assez l'honneur français pour comprendre que ce succès (la prise de Rodrigo) peut devenir un affront pour eux, et qu'au lieu d'améliorer leur position, l'occupation de Ciudad-Rodrigo les met dans l'obligation de défendre cette place. Ils nous rendent maîtres du choix du champ de bataille, puisque vous les forcez à venir au secours de cette place et à combattre dans une position si loin de la mer. Je ne puis que vous répéter les ordres de l'empereur. Prenez votre quartier-général à Salamanque, travaillez avec activité à fortifier cette ville, réunissez-y un nouvel équipage de siége pour servir à armer la ville, formez-y des approvisionnemens, faites faire tous les jours le coup de fusil avec les Anglais, placez deux fortes avant-gardes qui menacent, l'une Rodrigo, et l'autre Alméida; menacez les autres directions sur la frontière de Portugal, envoyez des partis qui ravagent quelques villages, enfin employez tout ce qui peut tenir l'ennemi sur le qui-vive. Faites réparer les routes de Porto et d'Alméida. Tenez votre armée vers Toro, Benavente. La province d'Avila a même de bonnes parties où l'on trouverait des ressources. Dans cette situation qui est aussi simple que formidable, vous reposez vos troupes, vous formez des magasins, et avec de simples démonstrations bien combinées, qui mettent vos avant-postes à même de tirer journellement des coups de fusil avec l'ennemi, vous aurez barre sur les Anglais, qui ne pourront vous observer… Ce n'est donc pas à vous, monsieur le duc, à vous disséminer en faveur de l'armée du midi. Lorsque vous avez été prendre le commandement de votre armée, elle venait d'éprouver un échec par sa retraite de Portugal; ce pays était ravagé, les hôpitaux et les magasins de l'ennemi étaient à Lisbonne; vos troupes étaient fatiguées, dégoûtées par les marches forcées, sans artillerie, sans train d'équipages. Badajoz était attaqué depuis longtemps; une bataille dans le midi n'avait pu faire lever le siége de cette place. Que deviez-vous faire alors? Vous porter sur Alméida pour menacer Lisbonne? Non, parce que votre armée n'avait pas d'artillerie, pas de train d'équipages, et qu'elle était fatiguée. L'ennemi, dans cette position, n'aurait pas cru à cette menace; il aurait laissé approcher jusqu'à Coïmbre, aurait pris Badajoz, et ensuite serait venu sur vous. Vous avez donc fait à cette époque ce qu'il fallait faire: vous avez marché rapidement au secours de Badajoz; l'ennemi avait barre sur vous, et l'art de la guerre était de vous y commettre. Le siége a été levé, et l'ennemi est rentré en Portugal; c'est ce qu'il y avait à faire… Dans ce moment, monsieur le duc, votre position est simple et claire, et ne demande pas de combinaisons d'esprit. Placez vos troupes de manière qu'en quatre marches elles puissent se réunir et se grouper sur Salamanque; ayez-y votre quartier-général; que vos ordres, vos dispositions annoncent à l'ennemi que la grosse artillerie arrive à Salamanque, que vous y formez des magasins… Si Wellington se dirige sur Badajoz, laissez-le aller; réunissez aussitôt votre armée et marchez droit sur Alméida; poussez des partis sur Coïmbre, et soyez persuadé que Wellington reviendra bien vite sur vous.

«Écrivez au duc de Dalmatie et sollicitez le roi de lui écrire également, pour qu'il exécute les ordres impératifs que je lui donne, de porter un corps de vingt mille hommes pour forcer le général Hill à rester sur la rive gauche du Tage. Ne pensez donc plus, monsieur le maréchal, à aller dans le midi, et marchez droit sur le Portugal, si lord Wellington fait la faute de se porter sur la rive gauche du Tage… Profitez du moment où vos troupes se réunissent pour bien organiser et mettre de l'ordre dans le nord. Qu'on travaille jour et nuit à fortifier Salamanque; qu'on y fasse venir de grosses pièces, qu'on refasse l'équipage de siége; enfin qu'on forme des magasins de subsistances. Vous sentirez, monsieur le maréchal, qu'en suivant ces directions et en mettant pour les exécuter toute l'activité convenable, vous tiendrez l'ennemi en échec… En recevant l'initiative au lieu de la donner, en ne songeant qu'à l'armée du midi, qui n'a pas besoin de vous, puisqu'elle est forte de quatre-vingt mille hommes des meilleures troupes de l'Europe, en ayant des sollicitudes pour les pays qui ne sont pas sous votre commandement et abandonnant les Asturies et les provinces qui vous regardent, un combat que vous éprouveriez serait une calamité qui se ferait sentir dans toute l'Espagne. Un échec de l'armée du midi la conduirait sur Madrid ou sur Valence, et ne serait pas de même nature.

«Je vous le répète, vous êtes le maître de conserver barre sur lord Wellington, en plaçant votre quartier-général à Salamanque, en occupant en force cette position, et poussant de fortes reconnaissances sur les débouchés. Je ne pourrais que vous redire ce que je vous ai déjà expliqué ci-dessus. Si Badajoz était cerné seulement par deux ou trois divisions anglaises, le duc de Dalmatie le débloquerait; mais alors lord Wellington, affaibli, vous mettrait à même de vous porter dans l'intérieur du Portugal, ce qui secourrait plus efficacement Badajoz que toute autre opération… Je donne l'ordre que tout ce qu'il sera possible de fournir vous soit fourni pour compléter votre artillerie et pour armer Salamanque. Vingt-quatre heures après la réception de cette lettre, l'empereur pense que vous partirez pour Salamanque, à moins d'événemens inattendus; que vous chargerez une avant-garde d'occuper les débouchés sur Rodrigo, et une autre sur Alméida; que vous aurez dans la main au moins la valeur d'une division; que vous ferez revenir la cavalerie et l'artillerie qui sont à la division du Tage… Réunissez surtout votre cavalerie, dont vous n'avez pas de trop, et dont vous avez tant de besoin…»

Le maréchal Marmont avait des idées tout opposées sur la manière dont la guerre devait être conduite. Il les transmettait au major-général à peu près en même temps que celui-ci lui expédiait la dépêche qu'on vient de parcourir. Je reproduis sa lettre, parce qu'elle fait connaître au vrai l'état des affaires dans la péninsule.

Valladolid, le 23 février 1812.

Au prince de Neuchâtel.

«MONSEIGNEUR,

«J'ignore si Sa Majesté aura daigné accueillir d'une manière favorable la demande que j'ai eu l'honneur d'adresser à Votre Altesse pour supplier l'empereur de me permettre de faire sous ses yeux la campagne qui va s'ouvrir; mais quelle que soit sa décision, je regarde comme mon devoir de lui faire connaître, au moment où il semble prêt à s'éloigner, la situation des choses dans cette partie de l'Espagne.

«D'après les derniers arrangemens arrêtés par Sa Majesté, l'armée de Portugal n'a plus le moyen de remplir la tâche qui lui est imposée, et je serais coupable, si, en ce moment, je cachais la vérité.

«La frontière se trouve très affaiblie par le départ des troupes qui ont été rappelées par la prise de Rodrigo, qui met l'ennemi à même d'entrer dans le coeur de la Castille en commençant un mouvement offensif; ensuite par l'immense étendue de pays que l'armée est dans le devoir d'occuper, ce qui rend toujours son rassemblement lent et difficile, tandis qu'il y a peu de temps elle était toute réunie et disponible[19].

«Les sept divisions qui la composent s'élèveront, lorsqu'elles auront reçu les régimens de marche annoncés, à quarante-quatre mille hommes d'infanterie environ; il faut au moins cinq mille hommes pour occuper les points fortifiés et les communications qui ne peuvent être abandonnés; il faut à peu près pareille force pour observer l'Esla et la couvrir contre l'armée de Galice, qui, évidemment, dans le cas d'un mouvement offensif des Anglais, se porterait à Bénavente et à Astorga. Ainsi, à supposer que toute l'armée soit réunie entre le Duero et la Tormès, sa force ne peut s'élever qu'à trente-trois ou trente-quatre mille hommes, tandis que l'ennemi peut présenter aujourd'hui une masse de plus de soixante mille hommes, dont plus de moitié Anglais, bien outillés et bien pourvus de toutes choses; et cependant que de chances pour que les divisions du Tage se trouvent en arrière! Qu'elles n'aient pu être ralliées promptement, et soient séparées de l'armée pendant les momens les plus importans de la campagne; alors la masse de nos forces réunies ne s'élèverait pas à plus de vingt-cinq mille hommes.

«Sa Majesté suppose, il est vrai, que, dans ce cas, l'armée du nord soutiendrait celle de Portugal par deux divisions; mais l'empereur peut-il être persuadé que, dans l'ordre de choses actuel, ces troupes arriveront promptement et à temps?

«L'ennemi paraît en offensive: celui qui doit le combattre prépare ses moyens; celui qui doit agir hypothétiquement attend sans inquiétude, et laisse écouler en pure perte un temps précieux; l'ennemi marche à moi, je réunis mes troupes d'une manière méthodique et précise, je sais, à un jour près, le moment où le plus grand nombre au moins sera en ligne, à quelle époque les autres seront en liaison avec moi, et, d'après cet état de choses, je me détermine à agir ou à temporiser; mais ces calculs, je ne puis les faire que pour des troupes qui sont purement et simplement à mes ordres. Pour celles qui n'y sont pas, que de lenteurs! que d'incertitudes et de temps perdu! J'annonce la marche de l'ennemi et je demande des secours, on me répond par des observations; ma lettre n'est parvenue que lentement, parce que les communications sont difficiles dans ce pays; la réponse et ma réplique iront de même, et l'ennemi sera sur moi. Mais comment pourrai-je, même d'avance, faire des calculs raisonnables sur les mouvemens de troupes dont je ne connais ni la force ni l'emplacement? Lorsque je ne sais rien de la situation du pays, ni des besoins de troupes qu'on y éprouve? Je ne puis raisonner que sur ce qui est à mes ordres, et puisque les troupes qui n'y sont pas me sont cependant nécessaires pour combattre, et sont comptées comme partie de la force que je dois opposer à l'ennemi, je suis en fausse position, et je n'ai les moyens de rien faire méthodiquement et avec connaissance de cause.

«Si l'on considère combien il faut de prévoyance pour exécuter le plus petit mouvement en Espagne, on doit se convaincre de la nécessité qu'il y a de donner d'avance mille ordres préparatoires sans lesquels les mouvemens rapides sont impossibles. Ainsi les troupes du nord m'étant étrangères habituellement, et m'étant cependant indispensables pour combattre, le succès de toutes mes opérations est dépendant du plus ou du moins de prévoyance et d'activité d'un autre chef: je ne puis donc pas être responsable des événemens.

«Mais il ne faut pas seulement considérer l'état des choses pour la défensive du nord, il faut la considérer pour celle du midi. Si lord Wellington porte six divisions sur la rive gauche du Tage, le duc de Dalmatie a besoin d'un puissant secours; si, dans ce cas, l'armée du nord ne fournit pas de troupes pour relever une partie de l'armée de Portugal dans quelques uns des postes qu'elle doit évacuer alors momentanément, mais qu'il est important de tenir, et pour la sûreté du pays et pour maintenir la Galice et observer les deux divisions ennemies qui seraient sur l'Agueda, et qui feraient sans doute quelques démonstrations offensives; si, dis-je, l'armée du nord ne vient pas à son aide, l'armée de Portugal, trop faible, ne pourra pas faire un détachement d'une force convenable, et Badajoz tombera. Certes, il faut des ordres pour obtenir de l'armée du nord un mouvement dans cette hypothèse, et le temps utile pour agir; si on s'en tenait à des propositions et à des négociations, ce temps, qu'on ne pourrait remplacer, serait perdu en vaines discussions. Je suis autorisé à croire ce résultat.

«L'armée de Portugal est en ce moment la principale armée d'Espagne; c'est à elle à couvrir l'Espagne contre les entreprises des Anglais; pour pouvoir manoeuvrer, il faut qu'elle ait des points d'appui, des places, des forts, des têtes de pont, etc. Il faut pour cela du matériel d'artillerie, et je n'ai ni canons ni munitions à y appliquer, tandis que les établissemens de l'armée du nord en sont tout remplis: j'en demanderai, on m'en promettra, mais en résultat je n'obtiendrai rien.

«Après avoir discuté la question militaire, je dirai un mot de l'administration. Le pays donné à l'armée de Portugal a des produits présumés le tiers de ceux des cinq gouvernemens. L'armée de Portugal est beaucoup plus nombreuse que l'armée du nord; le pays qu'elle occupe est insoumis; on n'arrache rien qu'avec la force, et les troupes de l'armée du nord ont semblé prendre à tâche, en l'évacuant, d'en enlever toutes les ressources. Les autres gouvernemens, malgré les guérillas, sont encore dans la soumission, et acquittent les contributions sans qu'il soit besoin de contrainte. D'après cela, il y a une immense différence dans le sort de l'une et de l'autre armée, et comme tout doit tendre au même but, que partout ce sont les soldat de l'empereur, que tous les efforts doivent avoir pour objet le succès des opérations, ne serait-il pas juste que les ressources de tous ces pays fussent partagés proportionnellement aux besoins de chacun; et comment y parvenir sans une autorité unique?

«Je crois avoir démontré que, pour une bonne défensive du nord, le général de l'armée de Portugal doit avoir toujours à ses ordres les troupes et le territoire de l'armée du nord, puisque ces troupes sont appelées à combattre avec les siennes, et que les ressources de ce territoire doivent être en partie consacrées à les entretenir.

«Je passe maintenant à ce qui regarde le midi de l'Espagne.

«Une des tâches de l'armée de Portugal est de soutenir l'armée du midi, d'avoir l'oeil sur Badajoz et de couvrir Madrid; et pour cela, il faut qu'un corps assez nombreux occupe la vallée du Tage; mais ce corps ne pourra subsister et ne pourra préparer des ressources pour d'autres troupes qui s'y rendraient pour le soutenir, s'il n'a pas un territoire productif, et ce territoire, quel autre peut-il être que l'arrondissement de l'armée du centre? Quelle ville peut offrir des ressources et des moyens dans la vallée du Tage si ce n'est Madrid? Cependant aujourd'hui l'armée de Portugal ne possède, sur le bord du Tage, qu'un désert qui ne lui offre aucune espèce de moyens, ni pour les hommes, ni pour les chevaux, et elle ne rencontre, de la part des autorités de Madrid, que haine, qu'animosité. L'armée du centre, qui n'est rien, possède à elle seule un territoire plus fertile, plus étendu que celui qui est accordé pour toute l'armée de Portugal; cette vallée ne peut s'exploiter faute de troupes, et tout le monde s'oppose à ce que nous en tirions des ressources. Cependant si les bords du Tage étaient évacués par suite de la disette, personne à Madrid ne voudrait en apprécier la véritable raison, et tout le monde accuserait l'armée de Portugal de découvrir cette ville.

«Il existe, il faut le dire, une haine, une animosité envers les Français, qu'il est impossible d'exprimer, dans le gouvernement espagnol. Il existe un désordre à Madrid qui présente le spectacle le plus révoltant. Si les subsistances employées en de fausses consommations dans cette ville eussent été consacrées à former un magasin de ressources pour l'armée de Portugal, les troupes qui sont sur le Tage seraient dans l'abondance et pourvues pour long-temps; on consomme 22 mille rations par jour à Madrid, et il n'y a pas 3,000 hommes: c'est qu'on donne et laisse prendre à tout le monde, excepté à ceux qui servent. Mais bien plus, je le répète, c'est un crime que d'aller prendre ce que l'armée du centre ne peut elle-même ramasser. Il est vrai qu'il paraît assez conséquent que ceux qui, depuis deux ans, trompent le roi, habillent et arment chaque jour des soldats qui, au bout de deux jours, vont se joindre à nos ennemis, et semblent en vérité avoir ainsi consacré un mode régulier de recrutement des bandes que nous avons sur les bras, s'occupent de leur réserver des moyens de subsistances à nos dépens.

«La seule communication carrossable entre la gauche et le reste de l'armée de Portugal est par la province de Ségovie, et le mouvement des troupes et des convois ne peut avoir lieu avec facilité, parce que, quoique ce pays soit excellent et plein de ressources, les autorités de l'armée du centre refusent de prendre aucune disposition pour assurer leurs subsistances.

«Si l'armée de Portugal peut être affranchie du devoir de secourir le midi, de couvrir Madrid, elle peut se concentrer dans la Vieille-Castille, et elle s'en trouvera bien; alors tout lui devient facile; mais si elle doit au contraire remplir cette double tâche, elle ne le peut qu'en occupant la vallée du Tage, et dans cette vallée elle ne peut avoir les ressources nécessaires pour y vivre, pour y manoeuvrer, pour y préparer des moyens suffisans pour toutes les troupes qu'il faudra y envoyer, qu'en possédant tout l'arrondissement de l'armée du centre et Madrid. Ce territoire doit conserver les troupes qui l'occupent à présent, afin qu'en marchant à l'ennemi, l'armée ne soit obligée de laisser personne en arrière, mais qu'au contraire elle en tire quelque secours pour sa communication. Elle a besoin surtout d'être délivrée des obstacles que fait naître sans cesse un gouvernement véritablement ennemi des armes françaises; quelles que soient les bonnes intentions du roi, il paraît qu'il ne peut rien contre l'intérêt et les passions de ceux qui l'environnent; il semble également que jusqu'à présent il n'a rien pu contre les désordres qui ont lieu à Madrid, contre l'anarchie qui règne à l'armée du centre. Il peut y avoir de grandes raisons en politique pour que le roi réside à Madrid, mais il y a mille raisons positives et de sûreté pour les armes françaises, qui sembleraient devoir lui faire choisir un autre séjour. Et en effet, ou le roi est général et commandant des armées, et dans ce cas il doit être au milieu des troupes, voir leurs besoins, pourvoir à tout et être responsable; ou il est étranger à toutes les opérations, et alors, autant pour sa tranquillité personnelle que pour laisser plus de liberté dans les opérations, il doit s'éloigner du pays qui en est le théâtre et des lieux qui servent de points d'appui aux mouvemens de l'armée.

«La guerre d'Espagne est difficile dans son essence, mais cette difficulté est augmentée de beaucoup par la division des commandemens et par la grande diminution des troupes, que cette division rend encore plus funeste. Si cette division a déjà fait tant de mal, lorsque l'empereur, étant à Paris, s'occupant sans cesse de ses armées de la péninsule, pouvait en partie remédier à tout, on doit frémir du résultat infaillible de ce système, suivi avec diminution de moyens, lorsque l'empereur s'éloigne de trois cents lieues.

«Monseigneur, je vous ai exposé toutes les raisons qui me semblent démontrer jusqu'à l'évidence la nécessité de réunir sous la même autorité toutes les troupes et tout le pays, depuis Bayonne jusques et y compris Madrid et la Manche; en cela, je n'ai été guidé que par mon amour ardent pour la gloire de nos armes et par ma conscience. Si l'empereur ne trouvait pas convenable d'adopter ce système, j'ose le supplier de me donner un successeur dans le commandement qu'il m'avait confié. J'ai la confiance et le sentiment de pouvoir faire autant qu'un autre, mais tout restant dans la situation actuelle la charge est au-dessus de mes forces. De quelques difficultés que soit le commandement général, quelqu'imposante que soit la responsabilité qui l'accompagne, elles me paraissent beaucoup moindres que celles que ma position entraîne en ce moment.

«Quelque flatteur que soit un grand commandement, il n'a de prix à mes yeux que lorsqu'il est accompagné des moyens de bien faire: lorsque ceux-ci me sont enlevés, alors tout me paraît préférable, et mon ambition se réduit à servir en soldat. Je donnerai ma vie sans regret, mais je ne puis rester dans la cruelle position de n'avoir pour résultat de mes efforts et de mes soins de tous les momens, que la triste perspective d'attacher mon nom à des événemens fâcheux et peu dignes de la gloire de nos armes.

«Signé, le maréchal duc de RAGUSE.»

Ces observations ne furent pas accueillies, l'ordre était positif; le duc de Raguse n'eut plus qu'à obéir. Il rappela les troupes qu'il avait sur le Tage, et se porta sur l'Agueda avec quatre divisions, seules forces dont il pût disposer sans découvrir toute la frontière de la Galice, qui était menacée par une armée espagnole, et abandonner ses communications avec la France. Il se mit en mouvement sur la fin de mars, débloqua Badajoz, passa l'Agueda, entra en Portugal, chassa les Anglais qu'il avait devant lui, battit les milices portugaises et envahit le Mondego. Mais pendant qu'il s'enfonçait ainsi dans ces contrées difficiles, les Anglais poussaient vivement Badajoz. La place succomba, et le maréchal fut obligé de se mettre en retraite, et regagna Salamanque sans autre résultat que d'avoir harassé ses troupes.

Ces diverses opérations étaient achevées avant que l'empereur partît pour la Russie; il fut fort mécontent du maréchal Marmont, et trouvait qu'on menait ses affaires sans aucun talent; il observait qu'avec un peu de combinaison on pouvait facilement réunir trois fois autant de troupes qu'en avait l'armée anglaise, et vider la querelle dans une action dont le résultat n'eût pas été douteux; mais que, faute de s'entendre, on se sacrifiait réciproquement à quelques amours-propres, et qu'on allait laisser le général anglais manoeuvrer avec toute son armée tour à tour sur les corps de la nôtre, et la battre en détail. Si l'empereur avait encore pu disposer de deux mois de son temps, il aurait été lui-même en Espagne; mais il ne le pouvait pas sans de graves inconvéniens.

Après la perte de ces deux places (Rodrigo et Badajoz), la position générale des affaires en Espagne dépendait d'une bataille que l'armée anglaise devait nécessairement chercher l'occasion de livrer; on devait donc se préparer à la recevoir, et savoir abandonner ce qu'il n'était plus raisonnable de s'obstiner à conserver, d'autant plus que l'armée anglaise manoeuvrait déjà sur la Castille, tandis que nos meilleures troupes étaient devant Cadix, Malaga, Grenade, dans le royaume de Valence, et sur les autres points de l'Espagne, où elles ne prirent aucune part aux événemens qui devaient nécessairement décider de la retraite forcée de toutes les positions qu'elles occupaient.

Indépendamment des armées d'opérations, il y avait une armée de réserve dans la province de Biscaye, composée de deux bonnes divisions, dont une était placée à Burgos. Le roi Joseph avait en outre à Madrid une forte réserve; malheureusement tant d'excellentes troupes étaient éparses sous des commandans différens, indépendans les uns des autres, sans centre d'autorité qui pût leur imprimer une action uniforme. Il en résulta que les arrondissemens de chaque corps d'armée devinrent autant de petites vice-royautés, qui s'administraient d'autant de manières différentes et qui ne reconnaissaient pas plus l'autorité du roi d'Espagne que celle du roi de Maroc.

Le ministre de la guerre dirigeait de Paris les opérations qui se faisaient en Biscaye et en Navarre, d'où il ne pouvait avoir de nouvelles qu'au moyen d'un ou plusieurs bataillons qui escortaient le courrier porteur de la correspondance; celle-ci n'arrivait à Paris que lorsque d'autres événemens étaient déjà survenus au point d'où elle était partie. Cet inconvénient n'était pas le seul; il fallait encore tenir sur la ligne de communication une grande quantité de troupes qui n'empêchaient cependant pas qu'elle fût interceptée. L'armée anglaise, plus faible que la nôtre, mais réunie dans une même main, sous les ordres d'un chef habile, était postée derrière Ciudad-Rodrigo, à Fuentes de Honoro; il était évident qu'elle attaquerait l'armée de Marmont, car elle ne présentait pas plus de difficultés à battre que celle d'Andalousie, et le succès devait avoir des résultats bien différens de ceux qu'auraient eus des revers que nous aurions éprouvés à l'extrémité de l'Espagne.

On aurait donc dû tenir prête une combinaison pour mettre l'armée que commandait Marmont en état de battre les Anglais; au lieu de cela, on eut l'air d'ignorer qu'elle existât. Chacun ne pensa qu'à sa responsabilité; on s'occupa de faire vivre les troupes, et on prit la funeste habitude de laisser faire le temps.

L'armée anglaise l'employa mieux: nous verrons bientôt ce qu'elle fit.

CHAPITRE XX.

Force et composition de l'armée.—Passage du Niémen.—Les Russes se mettent partout en retraite.—Bagration nous échappe.—L'empereur devait-il s'arrêter sur la Dwina?—Considérations à ce sujet.

Pendant que les choses étaient dans l'état que j'ai indiqué dans le chapitre précédent, l'empereur traversait l'intervalle qui sépare la Vistule du Niémen.

C'est ici le cas de nombrer son immense armée, et de retracer ses opérations, dont je ne puis parler que sommairement puisque je n'y ai pas pris part.

On l'évaluait en masse à quatre cent mille hommes, Français,
Autrichiens, Prussiens, Polonais, Saxons, Westphaliens, Wurtembergeois,
Hollandais, princes confédérés, Suisses, Italiens, Napolitains.

L'artillerie française, à elle seule, comptait vingt mille chevaux du train, la cavalerie au-delà de cent mille; que l'on ajoute à ce nombre ceux des officiers et des bagages, et l'on verra ce que cela devait gaspiller par jour.

Le reste était en infanterie.

L'armée passa la Vistule dans l'ordre suivant, à partir de la gauche.

Le maréchal Macdonald commandait les Prussiens.

Le maréchal Oudinot et le général St-Cyr, les Bavarois et trois divisions françaises.

Le vice-roi d'Italie, les Italiens.

Le maréchal Ney, des Français.

Le maréchal Davout, des Français.

Le général Junot, des Wurtembergeois et des Westphaliens.

Le prince Poniatowski, les Polonais.

Le général Reynier, les Saxons.

Le prince Schwartzenberg, les Autrichiens.

Le roi de Naples, la cavalerie.

Le maréchal Lefèbvre, l'infanterie de la garde.

Le maréchal Bessières, la cavalerie de la garde.

Le maréchal Victor organisait un corps de réserve sur les derrières.

Le maréchal Augereau veillait à la sûreté de l'Allemagne.

Pendant que cette croisade s'approchait de la Russie, on tenait en réserve en France cent mille gardes nationaux que l'on avait réunis sur les points les plus vulnérables, comme Paris, Cherbourg, Brest, Rochefort, Toulon, Turin, Strasbourg, Anvers. Ils étaient habillés, équipés comme des troupes régulières, et commandés par des anciens officiers de l'armée, retirés ou réformés du service.

Aucune époque de l'histoire ne parle d'armemens aussi considérables que ceux qui signalèrent cette fatale année 1812.

Ce fut du 10 au 15 juin que l'armée passa le Niémen sur trois ponts qui furent jetés à côté l'un de l'autre, et à une demi-lieue de Kowno. Elle prit le chemin de Wilna où étaient, peu de jours auparavant, l'armée russe et l'empereur Alexandre lui-même.

On ne rencontra les troupes légères de l'ennemi qu'aux approches de Wilna, qu'il évacua pour se mettre en retraite sur la Dwina, en suivant plusieurs directions. Le plus considérable de ses corps était en face de notre droite, c'est-à-dire vers Grodno. Il prit sa direction par Bobruisk vers Mohilow.

La majeure partie de l'armée ennemie se retira sur Drissa, où elle avait un vaste camp retranché. Notre armée se mit à sa poursuite; l'empereur fit marcher le maréchal Davout de manière à obliger le corps qu'il avait devant lui, à obliquer à droite, afin de l'empêcher de se réunir à ceux qui se ralliaient derrière la Dwina. Ce fut le seul qui fut compromis dans ce premier mouvement; il était commandé par le prince Bragation. Si le maréchal Davout avait pu, comme l'avait ordonné l'empereur, l'isoler tellement, s'il n'était pas possible de le détruire, qu'il devînt inutile à l'armée principale, il est probable que cette percée au centre de l'armée russe, aurait décidé de la campagne. Privée de la masse de troupes que le maréchal chassait devant lui, elle n'eût pas été en état de réunir plus de 80,000 hommes.

On entra à Wilna le 21 juin, sans avoir eu d'engagement. L'empereur resta quelques jours dans cette ville, pour faire marcher les différens corps de son armée, dans les directions où il voulait les porter.

Le maréchal Macdonald, qui avait passé le Niémen à Tilsit, se dirigea sur Riga. La cavalerie s'avança sur Drissa, où l'on supposait que les Russes voudraient défendre le camp retranché qu'ils y avaient construit. Elle le trouva évacué, et apprit qu'il n'y avait qu'un petit corps sous les ordres du général Witgenstein, qui était de l'autre côté de la Dwina, en face du camp retranché. L'empereur lui opposa le maréchal Oudinot, et prit, avec le reste de l'armée, la route de Smolensk. Le maréchal Davout marchait toujours à la même hauteur que la tête de la colonne du prince Bragation, et le forçait si fort d'appuyer à droite, que ce corps d'armée fut obligé d'aller passer le Dniéper pour rejoindre la portion de l'armée russe qui avait pris sa marche sur la Dwina. À la vérité, il fit un grand détour, mais il arriva à son but, et rendit à l'armée ennemie une masse de forces, qui eût été perdue pour elle, si les ordres de l'empereur avaient été exécutés. La réussite de ce mouvement équivalut pour les Russes à une bataille gagnée. Les pertes qu'ils avaient faites se bornaient à quelques lieues carrées; ils étaient désormais réunis et en mesure de moins redouter un engagement. Ils le refusèrent cependant; ils continuèrent leur retraite en dévastant tout ce qu'ils laissaient derrière eux. Ils se rapprochaient de leurs moyens, tandis que l'armée française, qui avait besoin de les forcer à livrer bataille, était obligée de les suivre au milieu des vastes solitudes où elle devait être accablée.

De tous les peuples de l'Europe, il n'y a que les Russes pour lesquels une dévastation aussi générale ne soit pas une destruction complète. En effet, dans un pays où les constructions sont en bois, ce n'est pas imposer un grand sacrifice à la nation à laquelle il faut moins d'un an pour tout réparer.

L'on a beaucoup dit que c'était une barbarie de tout brûler ainsi, on en a accusé les Français; mais les Russes étaient trop intéressés à ce que les incendies s'exécutassent rigoureusement pour en remettre le soin à ceux qui avaient intérêt à tout conserver. Au reste, on sait aujourd'hui à quoi s'en tenir sur ces imputations.

Les Russes se retirèrent donc par la route de Smolensk à Moscou, laissant à l'armée française l'alternative de rester sur la Dwina, ou de les suivre en s'exposant à mille dangers.

L'empereur se proposait d'abord de prendre ses quartiers sur la Dwina, mais l'armée russe ayant continué sa retraite, et échappé à ses combinaisons, il fut obligé de la suivre pour l'amener à une bataille dans laquelle il comptait la mettre dans l'impossibilité de rien entreprendre sur lui de tout l'hiver. Faute d'avoir fait cette réflexion, on s'est beaucoup élevé contre cette résolution de l'empereur, qui cependant me semble facile à justifier.

Car il faut d'abord considérer que l'empereur avait une armée immense, dont la réunion seule ne pouvait se faire sans beaucoup de temps et d'exactitude dans l'exécution de ses combinaisons. Ensuite, une grande portion de cette armée n'avait pas le même intérêt que nous à nos succès; quelques uns des corps dont elle se composait auraient bien pu nous manquer plus tard.

On ne sait pas tout ce qu'il en coûtait de petits soins à l'empereur, pour retenir tant de moyens étrangers, qui auraient été employés contre lui presque aussitôt qu'ils auraient été hors de sa main. Il avait besoin de leur concours pour l'exécution de ses projets, et ne devait pas mettre à de trop rudes épreuves la patience de ceux qui ne marchaient qu'avec regret sous ses drapeaux. Le but de la première partie de son plan d'opérations était manqué; l'armée russe se trouvait rassemblée ainsi que la nôtre; que ne pouvait-il pas arriver, si nous avions pris des quartiers d'hiver pour protéger un soulèvement de la Pologne? Vraisemblablement le gouvernement russe, dont on aurait ainsi déchiré les entrailles, ne pouvant rien perdre de plus, aurait à tout prix tenu son armée en masse, et l'eût fait tomber sur la nôtre, qui, de son côté, n'avait pas de position militaire naturelle dont elle pût se couvrir après sa dislocation; l'ennemi se serait trouvé le plus fort sur tous les points où il se serait porté, pour empêcher la réunion de nos corps d'armée, que l'on aurait été obligé, d'éparpiller pour les faire vivre. D'ailleurs l'on n'était encore qu'au mois de juillet; dans cette situation, il n'aurait pas fallu songer à voir la Pologne répondre au mouvement qu'on cherchait à lui imprimer, car la nation, quoique courageuse, n'aurait pas pris son essor avant d'être convaincue qu'elle n'avait pas de retour à craindre. Alors que serait devenue cette prodigieuse quantité d'armes et d'effets de tout genre que l'on avait fait venir de France pour armer et équiper les Polonais?

Ne savons-nous pas de ce qui faillit nous arriver après la bataille d'Eylau? c'eût été bien pis cette fois. D'ailleurs, si l'empereur avait mis son immense armée en quartiers d'hiver, elle aurait épuisé la Pologne. On aurait ainsi consommé la dernière ressource de ce pays, avant d'avoir commencé des opérations qui ne se seraient peut-être pas terminées dans la même campagne. Le gouvernement polonais pressait par cette seule raison, pour qu'on portât l'armée en avant. D'ailleurs il n'y a pas un général sensé qui imaginât de mettre son armée en quartiers d'hiver devant un ennemi aussi fort que lui, avant d'avoir décidé, par un événement de guerre important, la question de l'initiative des mouvemens ultérieurs; car, s'il doit garder la défensive, il n'y a qu'une suspension d'armes qui puisse lui assurer du repos dans ses quartiers. Or, une suspension d'armes n'était pas une idée raisonnable dans la situation des choses. Les Russes ne pouvaient que perdre à l'accorder; ils se seraient privés du seul allié qui pût leur être utile: c'était l'hiver.

L'empereur ne pouvait pas manquer de confiance dans les suites d'une bataille qu'il cherchait; son armée était dans sa main; il n'avait pu gagner d'avance sur les corps russes dans leur marche rétrograde, mais ils formaient une masse plus considérable, plus pesante, qui mettrait plus de lenteur dans l'exécution de ses mouvemens. Il n'était pas déraisonnable d'espérer de pouvoir la serrer d'assez près pour l'engager petit à petit, malgré elle, dans des combats partiels qui eussent infailliblement amené une action générale, à la suite de laquelle l'empereur aurait commencé la seconde partie de son plan d'opérations.

Certainement s'il avait dû mettre en ligne de compte toutes les fautes qui ont été commises dans l'exécution de ses ordres, et qui l'ont empêché d'atteindre l'armée russe avant le 7 septembre, il n'eût pas songé à mener si loin, à une époque aussi avancée, une armée qui, après avoir été dans l'alternative de vaincre ou de mourir de besoins, se trouva, après avoir vaincu, dans celle d'être vaincue à son tour ou de mourir de froid.

CHAPITRE XXI.

Smolensk est sur le point d'être enlevé.—Bataille de
Valontina.—Inaction de Junot.—Opérations de l'armée de
Portugal.—Bataille de Salamanque.—Le Pape vient en France.—Accident
qui lui survient au Mont-Cenis.—Désolation de l'officier.—Le
Saint-Père continue sa route.

Bagration avait échappé à nos colonnes; la jonction était faite, on ne pouvait plus l'empêcher. L'empereur voulut donner quelque relâche à ses troupes exténuées de fatigues et de privations. Il les distribua dans les villages qui sont en avant de Witepsk, les cantonna dans tous les lieux qui présentaient quelques ressources. Cette dispersion enhardit les Russes; ils se flattèrent de nous surprendre, et revinrent sur leurs pas. L'empereur les laissa se développer, et tandis qu'ils s'avançaient par une rive du Dniéper, il se porta sur l'autre et arriva, par une marche rapide, à la vue de Smolensk, qu'il faillit enlever. Les Russes revinrent en toute hâte et réussirent à nous prévenir. L'action s'engagea; ils furent battus, obligés de nous abandonner la place, et se retirèrent partie par la route de Moscou, partie par celle de Pétersbourg. L'empereur les fit poursuivre, en même temps que le général Junot, chargé de longer la rive gauche, devait franchir le fleuve et les couper. Si ces dispositions avaient été exécutées, l'ennemi était perdu, et la campagne décidée. Mais Junot ne marcha point, la route resta libre, et les Russes se retirèrent après une action meurtrière qui coûta la vie au général Gudin.

L'empereur fut fort mécontent de l'inaction du général Junot; mais le mal était fait.

L'armée russe échappa encore à sa ruine, et se retira en continuant de combattre quand l'occasion favorable se présentait.

Le but était de nouveau manqué; on se trouvait engagé, obligé de mener avec soi une immense quantité de consommateurs sur les traces désertes de l'armée russe, et, ce qu'il y a de plus étonnant, sans que l'administration eût rien fait avancer de tous les immenses approvisionnemens que l'empereur avait fait réunir sur les divers points de la Pologne. Cette faute sans excuse fut une des causes de la désorganisation à laquelle l'armée fut obligée de se livrer pour pourvoir à ses besoins.

Il aurait véritablement fallu que l'empereur pensât, exécutât pour tout le monde. On ne l'aidait pas de la moindre idée; on se bornait à l'écouter et à lui obéir, sans lui faire observer rien de ce qu'il était bien permis à quelqu'un aussi occupé que lui d'oublier.

Les affaires allaient d'une manière encore plus déplorable en Espagne.
Je reprends le récit de ce qui se passait dans ce pays.

Après la prise de Ciudad-Rodrigo et de Badajoz, les Anglais s'étaient pelotonnés dans le nord, y avaient formé de grands magasins et avaient tout disposé pour une offensive sérieuse. Il était important, pour que l'armée de Portugal restât isolée lorsque les opérations seraient commencées, que le duc de Wellington, qui supposait des dispositions amies entre les armées françaises, et qui était loin d'imaginer que les rivalités seules suffisaient pour produire cet effet, voulût préparer ses succès en détruisant les moyens de communication qui existaient entre le midi et le nord. En conséquence, il fit faire un coup de main sur Almaraz, qui réussit complètement.

Les fortifications d'Almaraz avaient pour objet d'assurer le passage du Tage en conservant son pont. Badajoz avait été sauvé l'année précédente au moyen du mouvement de l'armée de Portugal et sa jonction avec celle du midi; l'armée de Portugal pouvait, à son tour, recevoir un puissant secours de celle du midi.

Le 18 mars, la division du général Hill arriva inopinément devant le pont d'Almaraz. Elle évita celui de Miravets et se porta sans canon devant les ouvrages de campagne de la rive droite, qui couvraient le pont sur le Tage la nuit suivante. Les forts étaient construits avec soin et avaient un réduit; les ouvrages étaient fraisés et palissadés. Les troupes anglaises, munies d'échelles, tentèrent l'escalade sans hésiter et réussirent dans leur entreprise. Un bataillon étranger, qui formait la partie principale de cette garnison, prit lâchement la fuite; le commandant Aubert, quoique officier de courage, perdit la tête et ne sut remédier à rien. L'ennemi, après avoir démoli les forts de la rive droite et détruit le pont, se retira en Estramadure, et le général Foy, venu d'Oropesa avec sa division, ne put arriver à temps. Si les forts se fussent défendus 24 heures, l'entreprise des Anglais tournait à leur honte.

Le duc de Wellington, tranquille sur les mouvemens de l'armée du midi de l'Espagne, passa l'Agueda le 13 juin et marcha sur Salamanque. L'armée française était dispersée pour pouvoir subsister, mais tout avait été préparé pour le rassemblement des troupes à l'instant où il serait nécessaire. Les forts de Salamanque, au nombre de trois, le fort Saint-Vincent, le fort Saint-Gaetano et celui du Collége-Royal, formaient un ensemble imposant et exigeaient quelque attention de la part de l'ennemi. Ils furent abandonnés à leurs propres forces, et l'armée de Portugal effectua son rassemblement à quelques lieues en arrière. Pendant ce temps, l'ennemi prit position sur les hauteurs de San-Cristoval, bloqua d'abord et assiégea ensuite les forts.

Les instructions de l'empereur avaient déterminé qu'en cas d'offensive de la part de l'armée anglaise sur l'armée de Portugal, deux divisions de l'armée du nord et presque toute son artillerie et sa cavalerie viendraient la joindre, tandis que celle du centre enverrait six mille hommes, et que, dans le cas où le général Hill passerait sur la rive droite du Tage, le cinquième corps le suivrait et viendrait se réunir à l'armée de Portugal. Le duc de Raguse se hâta de réclamer les secours promis; il envoya des ordres au général Bonnet, qui commandait la huitième division, et qui était dans le royaume de Léon, d'arriver en toute hâte, et, après avoir rassemblé environ vingt-cinq mille hommes, il se porta en avant, et vint prendre position à une portée de canon de l'armée anglaise. Ce mouvement offensif fit suspendre le siége; mais l'attaque ayant été ajournée jusqu'à la réunion des forces, le siége fut repris. Des attaques vives furent repoussées et coûtèrent à l'ennemi des pertes égales au triple des forces de la garnison. Mais un accident survint, un incendie détruisit les moyens de défense, et les forts se rendirent. L'armée, n'ayant plus d'objet à remplir avant d'avoir réuni les moyens de livrer bataille, se retira sur le Duero et marcha ainsi au-devant de ses renforts. Cette retraite se fit en présence de l'ennemi sans être inquiétée, et l'armée anglaise suivit l'armée française.

Arrivé dans cette position, le duc de Raguse appela de nouveau à lui tous les contingens qui devaient le joindre: le général Cafarelli lui annonça, le 14 juin, qu'il se mettait en marche avec huit mille hommes d'infanterie, dix-huit cents chevaux et vingt-deux pièces de canon. De nouvelles lettres annoncèrent que des mouvemens de guérillas suspendaient cet envoi: plus tard que l'apparition de bâtimens anglais sur les côtes le retenait définitivement, et qu'enfin, à l'exception du premier de hussards, aucun renfort ne serait envoyé. Le duc de Raguse avait cependant promis au général Cafarelli de lui prêter autant de troupes qu'il voudrait pour rétablir l'ordre sur son territoire aussitôt que les Anglais auraient été battus ou éloignés; mais le général ne tint compte de ces promesses.

Le roi d'Espagne fit écrire par le maréchal Jourdan au duc de Raguse[20], qu'aucun secours ne lui serait envoyé de l'armée du centre; il l'engageait à agir offensivement et sans retard contre l'armée anglaise. Cette lettre fut écrite le 30 juin, et arriva dans les premiers jours de juillet.

Que pouvait faire le duc de Raguse dans cet état de choses? Tous les secours lui manquaient à la fois, et l'avenir pouvait rendre sa position plus difficile. En effet, si le général Hill eût passé le Tage, l'armée anglaise aurait été renforcée de 12 à 15,000 hommes, et le 5e corps (s'il eût été envoyé, ce qui était très-douteux) aurait dû faire sa marche par la Manche, pour exécuter le passage du Tage, et serait arrivé beaucoup plus tard que le général Hill, qui aurait passé à Alcantara, dont le pont avait été rétabli. Il y aurait eu 12 à 15,000 hommes de différence dans l'effectif des corps ennemis et des corps français. D'un autre côté, l'armée de Galice bloquait Astorga, et cette place n'avait de vivres que jusqu'au 1er août. Il était impossible de penser à la délivrer, de faire un détachement dans ce but, avant d'avoir battu ou rejeté l'armée anglaise en Portugal. L'offensive fut donc résolue par le duc de Raguse, et le moment n'en fut ajourné que jusqu'à l'arrivée de la 8e division qui s'avançait de la frontière des Asturies.

Le moment étant venu, des mouvemens s'opérèrent sur le Duero pour tromper l'ennemi. Le duc de Raguse avait choisi le pont de Tordésillas pour son passage. Indépendamment des localités qui sont favorables, ce point se trouvait sur la ligne la plus courte de Valladolid à Salamanque; ainsi l'armée, en prenant l'offensive, ne pouvait risquer de perdre sa communication. Le passage réussit à merveille, l'ennemi trompé n'opposa à cette opération difficile aucun obstacle.

Le 18 juillet, l'armée en marche rencontra deux divisions anglaises. Elles se retirèrent promptement en éprouvant quelques pertes dans la poursuite. On arriva sur les bords de la Guarina, où toute l'armée anglaise était rassemblée. Le passage de cette faible rivière, dont les bords sont marécageux, présentait de grandes difficultés. Il fallait que l'armée française fît une marche de flanc devant un ennemi supérieur en forces et tout formé. Les mouvemens furent si bien calculés et exécutés avec tant de précision, qu'elle s'opéra avec un succès complet. Les deux armées marchèrent parallèlement, cherchant à se déborder et ayant des engagemens partiels qui semblaient préluder à la bataille. On arriva par suite de ces manoeuvres jusque sur les hauteurs de San-Cristoval, près Salamanque, que les Anglais occupèrent; l'armée française reprit la position qu'elle avait précédemment occupée sur les hauteurs d'Aldea-Rubia, dominant la Tormès.

Le 21 juillet, toute l'armée passa la Tormès et prit position à Calvaraza de Ariba. L'armée anglaise fit un mouvement parallèle et vint se porter en face de l'armée française.

Le 22 au matin, les positions respectives se dessinèrent avec plus de soin, et chaque armée occupa par son centre un des Arapilès, qui ne sont séparés que par un léger ravin et une distance de 150 toises.

Le duc de Wellington disposa tout pour une bataille, et à onze heures il mit ses colonnes d'attaque en mouvement; puis mieux avisé, il s'arrêta, reconnut la forte position de l'armée française et renonça à l'attaquer. Dès-lors sa retraite fut résolue, et les choses furent établies pour l'exécuter. Renonçant à la bataille, le mouvement était indispensable, parce que le lendemain l'armée française, par suite du système qu'elle avait adopté, se serait trouvée sur sa communication. Le duc de Raguse n'attendait qu'une chose pour attaquer les Anglais, c'est que la plus grande partie de leurs forces se fût éloignée; mais tout à coup le général Maucune, brave soldat, qui n'avait jamais vu l'ennemi sans éprouver un bouillonnement de sang, fut entraîné, descendit de sa position, poursuivit l'armée anglaise sans ordres et sans être soutenu. Ce mouvement intempestif compromettait tout, mettait tout en question, et faisait perdre le fruit de la sagesse et des bonnes dispositions de plusieurs mois. Le duc de Raguse, après avoir envoyé l'ordre de se rétablir dans l'ancienne position, crut plus convenable de s'y rendre, et c'est au moment où il partait pour y aller qu'il reçut, d'un coup de canon, une grave blessure qui le mit hors de combat. Cet événement funeste laissa le commandement incertain, mit de l'anarchie et causa les malheurs de la journée. Toutefois, d'après les rapports officiels et authentiques, l'ennemi perdit plus de monde que l'armée française. Ce fut dans la retraite que l'ennemi fit prisonniers un assez grand nombre de soldats, que le manque de vivres avait forcés à s'éparpiller.

Pendant que les divers événemens dont je viens de faire le récit avaient lieu, le Pape se rendait en France. L'empereur, au moment de son départ de Dresde, avait vu dans les rapports de la marine l'établissement d'une croisière anglaise devant Gênes, et m'avait écrit de ne plus différer le voyage du Pape: il me chargeait de faire venir le Saint-Père à Fontainebleau, me recommandait bien de ne rien négliger, tant de ce qui pourrait rendre le voyage commode, que de ce qui pourrait empêcher de l'ébruiter. Il m'envoya une lettre pour le prince Borghèse, qui gouvernait en Piémont, afin qu'il fît venir à Turin un évêque d'Italie, que le pape affectionnait particulièrement, et qu'il serait sans doute bien aise de voir à son passage. L'empereur m'avait renouvelé l'ordre de ne rien employer qui pût donner une idée qu'il n'avait pas. Il ne voulait, en aucune façon, violenter le chef de l'Église: il ne cherchait qu'à l'isoler d'une influence pernicieuse au repos de nos départemens.

Les ordres de l'empereur furent exécutés. J'écrivis dans ce sens une instruction à Savone et y envoyai tout ce qu'il fallait pour assurer le succès de l'opération dont j'étais chargé. Le Pape ne fit aucune difficulté de se rendre à Fontainebleau. Il monta en voiture sans bruit, ne s'arrêta qu'à Turin pour voir l'évêque dont j'ai parlé, et continua sa route pour la France.

En passant le Mont-Cenis, il tomba malade à effrayer tout ce qui l'accompagnait. L'officier de gendarmerie qui dirigeait son voyage m'en fit le rapport par un courrier. Il craignait pour sa vie, et ce brave homme, effrayé de sa responsabilité, se désolait d'avoir été chargé d'une semblable mission.

La maladie du Pape n'était autre chose qu'une rétention d'urine, qui avait pris un caractère d'inflammation par suite de la rapidité de son voyage. Il resta deux ou trois jours au couvent du Mont-Cenis, pendant lesquels on lui prodigua tant de soins, qu'il se trouva en état de continuer son voyage; il arriva avec la rapidité d'un trait à Fontainebleau, où l'on avait fait préparer, pour le recevoir, l'appartement qu'il avait occupé dans le château, lorsqu'il était venu sacrer l'empereur.

On y avait envoyé des gens de tous les services domestiques de la maison de l'empereur, ainsi que des voitures et des chevaux de ses écuries. Ce prince écrivit de l'armée, pour que les ministres ainsi que toutes les personnes de sa maison allassent visiter le Saint-Père, et chargea quelqu'un de lui rendre compte de la manière dont cet ordre serait exécuté. Je laisse là le Pape, je reviendrai à lui tout à l'heure.

Les Anglais ne suivirent d'abord pas rapidement le succès qu'ils avaient obtenu à Salamanque; au lieu de se porter sur les débris de notre armée, qui n'aurait pas pu se rallier, ils allèrent à Madrid, où le général en chef voulait cueillir les lauriers de sa victoire.

Le roi avait été obligé d'évacuer sa capitale; il s'était retiré sur le corps d'armée du maréchal Suchet, qui était dans le royaume de Valence. Il donna de là l'ordre impératif et réitéré au maréchal Soult d'évacuer l'Andalousie et d'amener son armée contre les Anglais.

Lorsque le roi donna cet ordre, comme quand le maréchal Soult le reçut, le général anglais était à Madrid, en sorte que l'on ne regarda pas comme un parti prudent de faire repasser l'armée d'Andalousie par la Sierra-Morena. On pensait que les Anglais allaient s'établir dans la Manche. Le maréchal fit son mouvement par le royaume de Murcie, et rejoignit les troupes du maréchal Suchet, avec lesquelles il revint sur Madrid, où le roi rentra.

Pendant que tout ce mouvement s'opérait, l'armée anglaise avait marché sur Burgos avec le projet d'enlever le château. Heureusement il était commandé par un brave homme, qui résista vaillamment aux attaques des Anglais et les obligea de lâcher prise.

CHAPITRE XXII.

Fâcheux effet que produit sur l'opinion la perte de la bataille de Salamanque.—État de l'opinion.—Anxiété publique sur l'état des affaires dans le Nord.—Paix de Bucharest.—L'armée du Danube se porte sur nos derrières.—Bernadotte.—Réflexions sur la conduite de ce prince.

La perte de la bataille des Arapilès diminua de beaucoup l'effet que devaient produire à Paris les bulletins de la grande armée. On se mit à les commenter, et les plus confians remarquaient eux-mêmes que les combats isolés dont ils rendaient compte n'étaient point des événemens décisifs. C'était des faits d'armes particuliers, glorieux pour les troupes et les généraux qui y avaient pris part; mais qui n'étaient pas de nature à trancher la question. On calculait ce qu'il restait encore de beaux jours à l'armée ainsi que le chemin qu'elle avait à parcourir; on était loin d'être rassuré en pesant les chances qu'elle avait à courir.

Il y avait partout une avidité de nouvelles extrême et une sorte d'inquiétude qui portait naturellement à en chercher.

On désirait une bataille décisive entre l'armée russe et la nôtre; on voyait bien que l'empereur manoeuvrait pour forcer l'ennemi à en venir aux mains; mais on ne regardait plus les rapports de tous ces combats particuliers que comme un dédommagement donné à l'opinion d'une nation, gâtée jusque-là par les victoires.

On ne s'attendait plus qu'à apprendre la conclusion d'un armistice et la mise des troupes en quartiers d'hiver.

L'on s'était arrêté pour faire reprendre haleine aux troupes; on remarquait que toutes avaient beaucoup marché, que la chaussure devait être en mauvais état, qu'aucun approvisionnement n'avait suivi. Les bulletins rapportaient que des quantités de farine arrivaient, que des approvisionnemens se formaient ailleurs; on en concluait qu'il n'y avait rien, qu'on ne donnait ces détails que pour rassurer l'opinion. On savait que l'armée éprouvait des besoins; il n'y avait qu'à la nombrer pour s'en faire une juste idée.

On faisait d'autres réflexions qui n'étaient pas moins fâcheuses. On remarquait que jusqu'alors on n'avait encore pu réussir à engager l'armée russe, qu'elle avait échappé à Smolensk, qu'il n'y avait maintenant aucun calcul raisonnable à faire sur les résultats d'une marche en avant, car il n'y avait aucun moyen de mettre un terme à la retraite des Russes.

On se nourrissait de ces idées; tout le monde soupirait après un armistice d'où l'habileté fait toujours sortir la paix.

On se repaissait de l'idée que l'empereur pousserait quelque temps les Russes et reviendrait prendre des quartiers d'hiver derrière la Dwina et le long du Dniéper. Il aurait ainsi, disait-on, tout le mois de septembre pour retrancher une position en avant de Smolensk, entre ces deux rivières, et faire approcher les provisions qu'il avait rassemblées sur les derrières de l'armée.

L'empereur fût venu à Wilna, d'où il eût remué la Pologne, et en eût tiré une armée pour la campagne suivante.

On était si persuadé que les choses devaient se passer ainsi, que déjà l'on parlait du départ de l'impératrice pour Wilna, où l'on supposait que l'empereur la ferait venir.

On prétendait aussi que ce prince avait donné ordre de faire reconnaître par les officiers du génie de l'armée une position militaire entre la Dwina et le Dniéper, susceptible d'être bien fortifiée et capable de contenir l'armée.

Quand on vit que ce beau plan de campagne ne s'exécutait pas, que l'empereur, au lieu de faire halte au milieu de la belle saison, continuait son mouvement, l'anxiété redoubla, chacun s'épuisa en prévisions que l'expérience a malheureusement vérifiées. Sans doute l'entreprise était hardie, et je ne veux pas défendre ce que l'événement a condamné; mais pesons les considérations que l'on avait de ne pas craindre de se porter en avant, et celles qui ne permettaient pas de livrer une armée composée de tant d'élémens différens à un repos qui ne pouvait pas être de moins de six ou sept mois. Enfin, en ajoutant à ce tableau des réflexions sur la composition des entourages de l'empereur, du roi de Naples et du prince de Neuchâtel, on trouvera, je crois, plus que partout ailleurs la raison qui a porté à entreprendre de décider la campagne tout d'une haleine.

Avant d'entrer en Russie, l'empereur avait envoyé le général Andréossi à Constantinople comme ambassadeur. On devine aisément que ses instructions étaient de porter les Turcs à entreprendre de reconquérir les provinces qu'ils avaient perdues. Malheureusement on l'envoya six mois trop tard, il n'avait pas la première notion des intrigues de cette cour, lorsqu'on lui demandait déjà de lui faire faire ce qui aurait exigé une grande influence, qui ne peut s'obtenir qu'à la faveur de longs antécédens. Le malheur voulut que l'empereur, ayant toujours espéré qu'il ne serait pas obligé de commencer la guerre aussi promptement, avait craint d'envoyer trop tôt à Constantinople un ambassadeur qui aurait effrayé les Russes.

Il résulta de là que lorsque les Turcs le virent arriver, ils jugèrent ce qu'on allait leur demander; ils observèrent très bien que l'on n'avait pas mis autant d'empressement à leur envoyer cet ambassadeur, lorsque les Russes leur imposaient des conditions aussi dures que celles qu'ils n'avaient plus les moyens de rejeter. Ils se rappelèrent qu'à Tilsit on les avait abandonnés après qu'ils ne s'étaient mis en campagne que pour nous; ils nous rendirent la pareille. Ils profitèrent de l'embarras où nous avions jeté les Russes pour obtenir des conditions qui, quoique dures, auraient pu l'être davantage, si nous n'étions venus à propos pour attirer sur nous les efforts des Russes.

Les Turcs, au lieu de se rendre à nos instances, écoutèrent donc les propositions des Russes, qui firent aussitôt partir leur armée pour venir à travers la Pologne se porter sur nos derrières, en remontant le Dniéper.

C'est ici le cas de faire remarquer que l'empereur, tout en prenant ses mesures pour pousser vivement la guerre, avait cependant évité soigneusement ce qui pouvait lui donner l'air d'un agresseur; il voulait par là se réserver les moyens de négocier avec l'empereur Alexandre, qu'il voyait bien être rentré tout-à-fait sous l'influence dont on était parvenu à l'isoler à l'époque de Tilsit.

À la même époque de l'ouverture de la campagne, l'empereur avait fait faire des démarches près de la Suède, pour l'engager à saisir cette occasion de recouvrer la Finlande. Certainement on était loin de s'attendre à ce qu'un maréchal de France présenté au trône sur les pavois des soldats français, et appelé à devenir l'arbitre d'un peuple dont l'intérêt politique, les souvenirs de gloire et d'injustice excitaient l'animosité contre les Russes; il était, dis-je, difficile de penser que la haine, malheureuse faiblesse du coeur humain, ferait sacrifier à Bernadotte l'intérêt bien entendu des Suédois, dans lequel il devait avoir placé sa gloire, pour assouvir sa vengeance personnelle sur les corps inanimés de ces mêmes soldats que moins de trois ans auparavant il appelait ses enfans et dont le sang avait fait sa fortune.

Ce fut cependant lui qui entraîna la Suède dans le chemin qu'elle prit; son prédécesseur n'aurait pas fait pis. Lorsqu'il descendit du trône, il n'avait encore perdu que la Finlande, et Bernadotte, pour prix de son dévoûment, s'est vu enlever la Poméranie. À la vérité, il a eu un dédommagement. Quoi qu'il en soit, non seulement Bernadotte n'accueillit pas la proposition d'attaquer la Finlande, mais il se laissa persuader par des entourages qui le rendirent accessible à d'autres propositions, dont l'histoire ne lui fera pas grâce.

Après la retraite de l'armée russe derrière la Dwina, l'empereur de Russie était revenu à Pétersbourg; il fit assurément quelque chose de très heureux pour ses affaires, en terminant avec les Turcs et en subjuguant Bernadotte.

L'empereur Alexandre avait regardé comme si probable que les Suédois chercheraient à recouvrer la Finlande, et que Bernadotte saisirait cette occasion de se populariser en Suède, qu'il avait laissé deux divisions de troupes russes dans cette province, autant pour la défendre que pour couvrir Saint-Pétersbourg.

Voyant que Bernadotte, non seulement ne répondait point aux instances de la France, mais qu'au contraire il manifestait de l'aigreur contre l'empereur Napoléon, il jugea qu'il ne compromettait rien en lui offrant son alliance. En conséquence, il lui envoya un de ses aides-de-camp pour lui proposer une entrevue.

La vanité de Bernadotte ne résista pas à cette invitation. Sans vouloir reconnaître le motif qui faisait rechercher son alliance, il courut comme un insensé river des fers qu'il pouvait rompre l'épée à la main. Il aima mieux recevoir son investiture au trône de la puissance qui pèse sur la Suède depuis un siècle, que de se rendre digne du choix qui avait été fait de lui, en vengeant les longs outrages que la Russie a faits à la Suède. Était-ce pour les mettre à la disposition des Moscovites que les Suédois l'avaient appelé au trône? Ils n'avaient que faire de lui pour cela; ils n'avaient pas besoin de puiser dans les rangs de l'armée française pour achever leur sujétion: Gustave suffisait pour cela. Leur premier mouvement, lorsqu'ils eurent déposé ce prince, fut de se jeter dans les bras de la France. Celle-ci pouvait-elle supposer que, dans le moment où elle était en guerre avec les ennemis les plus à craindre pour un prince appelé à régner sur la Suède, celui-ci irait se mettre à la discrétion des Russes, pour empêcher les Français de briser les fers qui lui sont réservés?

Il n'y a qu'un insensé qui puisse se conduire ainsi, ou bien un homme haineux, pour lequel la vengeance est le premier besoin de l'âme; et encore, vengeance de quoi, si ce n'est de tous les bienfaits de l'empereur et de l'indulgence dont il avait usé? Après les affaires de l'Ouest, de Paris, d'Iéna, d'Eylau et d'Anvers, il eût dû le faire passer par un conseil de guerre; au lieu de cela, il le combla de biens, il en a été noblement récompensé. Charmé de ce résultat inattendu, Alexandre fit embarquer, pendant que la saison le permettait encore, les deux divisions qu'il avait en Finlande pour venir en Courlande; tout cela réparait et au-delà les pertes que son armée avait éprouvées, et la mettait en état de moins redouter un grand événement.

CHAPITRE XXIII.

Influence de l'entourage de l'empereur.—Illusion de Murat.—On veut aller à Moscou, parce qu'on ne peut revenir à Paris.—Bruits qui circulent.—Bataille de la Moskowa.—Effet que produit sur l'opinion l'incendie de Moscou.

La défection de Bernadotte, quelque fâcheuse qu'elle fût, occupait moins l'empereur que l'approche de la mauvaise saison et les obstacles qu'elle mettait à l'exécution de ses projets.

Il cherchait d'autant plus vivement à combattre l'armée russe, qu'il était probable que, s'il pouvait la forcer à une action avant l'arrivée du corps que le traité d'Abo avait rendu disponible, il obtiendrait, en employant bien ses avantages, des succès tellement décisifs, que l'arrivée des troupes qui accouraient de la Finlande ne changerait presque rien à la suite des événemens dont il se serait trouvé le maître après une bataille gagnée; mais il fallait que tout fût fini avant la mauvaise saison, dont l'arrivée est une époque fixe à laquelle on devait subordonner tout ce que l'on pouvait entreprendre. Si l'empereur n'eût pas été dominé par les circonstances, qu'il eût pu mettre ses troupes en cantonnemens, il fût venu à Wilna et il eût commencé l'ébranlement de la Pologne.

Il eût passé un hiver aussi laborieux que celui qu'il avait passé à Varsovie cinq ans auparavant, et aurait vraisemblablement doublé son armée par les levées qu'il eût faites, soit dans le grand-duché, soit dans les provinces d'où il venait d'expulser les Russes; mais d'une part, les événemens et la campagne ne le permettaient pas, de l'autre, les principaux membres de la noblesse de Lithuanie ne se souciaient pas d'avoir toute cette immense armée à nourrir pendant l'hiver; d'un autre côté, ils ne voyaient pas l'armée russe assez battue pour oser se compromettre, et décider le soulèvement de leur pays.

Un autre inconvénient plus grand encore, était l'entourage de l'empereur; chacun de ceux qui le composaient avait l'âme ouverte à tous les genres d'ambition. Si la tête de l'armée avait encore été composée de l'espèce d'hommes qui l'avaient formée dans les premières guerres de la révolution, il est vraisemblable que les choses se fussent passées autrement.

Mais depuis que le système du gouvernement avait consacré le retour des principes monarchiques, les anciennes familles nobles s'étaient rapprochées de lui; toute la belliqueuse jeunesse qui en faisait partie avait sollicité la faveur de suivre la carrière des armes. Elle était entrée en foule dans l'armée où elle occupa bientôt, sinon les premières places, du moins celles de confiance; il n'y avait plus un maréchal de France ni un général qui n'en eût parmi ses aides-de-camp et son état-major; la presque totalité des régimens de cavalerie de l'armée étaient commandés par des officiers appartenans à ces familles. Déjà ils commençaient à se faire remarquer dans l'infanterie. Toute cette jeune noblesse s'était franchement attachée à l'empereur, parce qu'elle se laissait facilement entraîner par la gloire. Elle aimait les dangers, courait aux batailles, mais n'avait pas moins d'ardeur pour les plaisirs, lorsqu'elle croyait avoir fait son devoir.

La jeunesse qui entourait l'empereur, le roi de Naples, le prince de Neuchâtel, ainsi que celle qui composait le populeux grand état-major de l'armée, était de la même espèce, avait les mêmes qualités et les mêmes défauts. Elle présenta dans cette occasion une conformité d'opinion qui avait l'air d'être celle de l'armée. Tous ces jeunes gens, voyant qu'il ne fallait pas espérer de venir passer l'hiver à Paris, ne virent pas de milieu entre Paris et Moscou. Ils avaient passé sur la Pologne comme des papillons sur des fleurs; et y aurait-il eu dix armées pour les empêcher d'arriver où ils s'étaient mis en tête d'aller, qu'ils n'y auraient pas renoncé. Moscou leur parut un lieu de délices; ils étaient déjà tous amoureux de ce qu'ils espéraient y rencontrer, et leur imagination s'égarait au milieu de l'enivrement des plaisirs qu'ils se flattaient de trouver dans la capitale de l'empire russe.

Le roi de Naples était particulièrement placé sous l'influence des jeunes officiers qui l'entouraient. Il était lui-même homme de plaisirs, et aimait à rencontrer des opinions favorables à ses désirs; il voulait aussi aller à Moscou.

Son illusion était extrême en tout ce qui dépendait du militaire. Par exemple, il était persuadé qu'il n'y avait pas encore eu dans l'armée un général de cavalerie tel que lui. À la vérité, c'était un homme d'une brillante bravoure, qualité qui peut tenir lieu de beaucoup d'autres choses, dont on ne peut guère se passer, lorsque l'on est parvenu au plus haut degré d'élévation; il était bon et généreux, et aimé de tous ceux qui l'approchaient. Je dois être d'autant moins suspect dans ce récit, que je n'ai jamais eu le moindre dessein de me rapprocher de lui; que si j'admirais sa bouillante valeur, je me défiais de sa témérité, qui nous aurait été désastreuse, si l'empereur n'avait pas toujours eu une garde à carreau contre les folles entreprises d'un homme qui se trouvait si avant dans sa confiance.

Ce prince avait, pour le malheur de la France, été rappelé à l'armée de Pologne; c'était (en sa qualité de général de la cavalerie) par lui que passaient les rapports et informations des troupes légères qui étaient sur les traces de l'armée russe. Ce n'était que par lui que l'empereur les recevait.

Le roi de Naples peignait l'armée russe comme abattue au moral, épuisée au physique, et ne pouvant se retirer que lentement et difficilement. Il prétendait que, si on la suivait vivement pendant quelques jours, elle ne pourrait pas éviter une bataille, et la bataille était une chose nécessaire.

L'empereur ne pouvait pas ne pas écouter les discours d'un homme qui s'entretenait tous les jours de la même manière, et qui était si connu pour ne pas se ménager sur le champ de bataille.

Le prince de Neuchâtel n'avait pas une opinion contraire à celle du roi de Naples; d'ailleurs tout le monde préférait marcher sur Moscou plutôt que de revenir sur Wilna ou Witepsk, où l'on craignait de passer l'hiver.

À côté de ces instances, l'empereur considérait que ce qu'il avait ordonné que l'on fît en Pologne était à peine ébauché, ou même ne l'était pas de tout. On dansait à Wilna, on était ruiné à Varsovie, et l'on rejetait ce retard de l'exécution des dispositions qu'il avait prescrites sur le peu du confiance que montrait la nation polonaise, tant qu'il n'y aurait pas entre les deux armées une bataille qui fixât les destinées de la Pologne.

Il fut donc résolu que l'on marcherait à l'armée russe pour la combattre; les mêmes motifs qui avaient fait appeler le corps diplomatique à Varsovie en 1806, le firent appeler à Wilna en 1812. L'impératrice elle-même, soit qu'elle connût ces dispositions ou qu'elle désirât faire ce voyage, en laissait parler autour d'elle. L'empereur mit l'armée en mouvement, moins avec le projet d'aller à Moscou, qu'avec celui de livrer très prochainement bataille à l'armée russe avant que l'arrivée de leurs divisions de Finlande et de leur armée de Moldavie ne l'obligeât à une autre combinaison. On était dans de vives inquiétudes à Paris; quelque confiance que l'on était accoutumé à avoir dans l'armée, on ne supportait pas l'idée de la voir se porter aussi loin.

On se plaignait tout haut de l'absence totale de notre influence dans les cabinets étrangers; elle était au point de n'avoir pas su où poser le levier pour ébranler la Suède et particulièrement Bernadotte. On disait: «Que n'a-t-on cherché un plénipotentiaire dans nos boudoirs? La négociation eût été sûre.»

On espérait cependant encore, mais on n'aurait pas été étonné d'apprendre la nouvelle d'un malheureux événement. Lorsqu'on reçut le bulletin de la célèbre bataille de la Moskowa, qui fut livrée le 7 septembre 1812, à peu près à vingt-cinq lieues de Moscou, il aurait fait un double plaisir, si l'événement dont il rendait compte ne s'était pas passé aussi loin; il fallait qu'on y eût autant d'intérêt pour qu'on eût l'air de s'en occuper.

L'artillerie des Invalides tira cent coups de canon; on chanta des Te Deum dans toutes les églises, la satisfaction était universelle, mais elle n'avait pas fait disparaître l'inquiétude dont tout le monde était atteint.

Tout était fort tranquille en France et en Italie, on n'entendait pas parler de la moindre agitation, particulièrement en France, où il semblait qu'on avait fait voeu d'être sage pendant tout le courant de cette année. L'empereur était dans l'habitude d'écrire tous les jours à Paris, et tous les jours on lui expédiait une estafette qui lui portait les rapports et la correspondance de chaque ministre.

Peu de jours après avoir reçu le bulletin de la bataille de la Moskowa, on apprit l'entrée de l'armée à Moscou. On revenait un peu à l'espérance, parce que l'on supposait que l'armée trouverait dans cette ville de quoi pourvoir à tous ses besoins, et surtout parce que l'on croyait que l'armée ennemie avait fait sa retraite par Twer pour couvrir Saint-Pétersbourg; puisque l'on apprenait que le roi de Naples, à la tête de toute la cavalerie, avait pris le chemin qui conduit à cette ville en sortant de Moscou.

L'illusion ne fut pas de longue durée, et fit place à une vive inquiétude. On ne tarda pas à apprendre l'incendie général de cette immense ville, ainsi que la marche de l'armée russe, qui avait dérobé son mouvement à la nôtre après la bataille, en faisant retirer un faible corps sur Moscou, pendant qu'elle-même prenait la route de Kalouga, Toula et Zaraisk. Elle se réunit dans ces positions; ainsi placée sur notre flanc droit elle se trouvait beaucoup plus près de Smolensk que nous; ce qui rendait la position de Moscou intenable, surtout depuis l'incendie qui avait dévoré toutes les ressources sur lesquelles on avait compté. Ce contre-temps arriva fort mal à propos; on touchait au mois d'octobre, la mauvaise saison approchait; la population avait fui, tout nous présageait malheur. D'un autre côté Moscou était en cendres, l'armée russe accablée se réparait avec peine derrière la Nara. Il était naturel de penser qu'étourdi de ces désastres, Alexandre accepterait la paix. Tout ce qui parvenait de l'intérieur de l'empire portait à le croire. La terreur était à Pétersbourg. On s'attendait à voir les Français s'avancer sur cette capitale; on tremblait que Kutusoff, paralysé ou détruit, ne pût empêcher ce mouvement. Des apprêts d'évacuation étaient faits; tout indiquait l'anxiété profonde de la nation et du gouvernement. Un tel état de choses ne permettait pas de se méprendre sur ce qu'il y avait à faire. Une marche rétrograde eût relevé les espérances, doublé les forces de l'ennemi; il fallait faire bonne figure à mauvais jeu, donner un peu à la fortune et profiter de l'effroi qu'on avait répandu pour négocier. C'est à ce parti que s'arrêta l'empereur; et, sans doute, il eût eu le succès qu'on devait en attendre, si dans ce pays le souverain, avec sa toute-puissance, n'était souvent le plus dépendant des hommes. Mais les murmures de la haute noblesse, les menaces des commissaires anglais qui ne craignaient pas de réveiller le souvenir d'une catastrophe récente, ne lui permirent pas de consulter les intérêts de ses États. Il fut obligé de repousser des ouvertures dont la situation du moment ne lui permettait pas de méconnaître les avantages. Ses généraux reçurent ordre de pousser la guerre, de réunir tous les moyens dont ils pouvaient disposer; mais aussi prodigues de protestations généreuses qu'insensibles aux ravages qui désolaient leur pays, ils s'épuisaient en protestations pacifiques, ne parlaient que des maux de la guerre et de l'impatience qu'ils avaient de les voir finir. Ces propos répétés aux avant-postes comme au quartier général de Kutusoff, produisirent leur effet: Murat et Lauriston, dupes de l'astuce, transmirent leurs espérances à l'empereur. La situation des choses les rendait plausibles; il y crut, prolongea son séjour dans l'attente d'une négociation, qui ne s'ouvrit point. Ces retards, une surprise exécutée à la faveur de l'armistice l'éclairèrent enfin sur les projets, la bonne foi des Russes, et la retraite commença. On était loin de prévoir les malheurs qui devaient la suivre. Néanmoins on commençait déjà à travailler l'opinion. Les prêtres supportaient avec peine la captivité de leur chef et ne cessaient, quoique sourdement, de miner l'affection que le peuple des campagnes portait à l'empereur. Cependant dans cette discussion fâcheuse il n'avait cherché que les intérêts de l'Église, provoqué aucune mesure qui n'eût été concertée avec les prélats. Les pièces qui suivent feront juger de sa circonspection dans des matières aussi délicates.

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