Mémoires du duc de Rovigo, pour servir à l'histoire de l'empereur Napoléon, Tome 7
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Title: Mémoires du duc de Rovigo, pour servir à l'histoire de l'empereur Napoléon, Tome 7
Author: duc de Rovigo Anne-Jean-Marie-René Savary
Release date: August 25, 2007 [eBook #22386]
Language: French
Credits: Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier and the Online Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)
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MEMOIRES DU DUC DE ROVIGO, POUR SERVIR À L'HISTOIRE DE L'EMPEREUR NAPOLÉON.
TOME SEPTIÈME.
PARIS,
A. BOSSANGE, RUE CASSETTE, N° 22.
MAME ET DELAUNAY-VALLÉE, RUE GUÉNÉGAUD, N° 25.
1828.
CHAPITRE PREMIER.
L'impératrice quitte Paris.—Le roi de Rome refuse de sortir des Tuileries.—Conseil de défense.—Le prince Joseph.—Arrivée du général Dejean.—Encore le duc de Dalberg.—Je reçois ordre de suivre l'impératrice.—M. de Talleyrand.—Ses instances pour se faire autoriser de rester à Paris.—Il n'était donc pas bien sûr de ses trames, ou il avait de bien grandes répugnances pour les Bourbons.
Le lendemain, dès sept heures, les dispositions du départ étaient faites. Le bruit se répandit promptement que l'impératrice s'éloignait. La foule accourut, et la place du Carrousel fut bientôt couverte d'une multitude d'hommes, de femmes qui ne demandaient pas mieux que de couper les traits, de renvoyer les attelages, et de voir la régente courir généreusement avec eux les dernières chances de la fortune. Mais tel était le respect que l'on portait encore à sa personne et à ses volontés, que, dans une foule immense dont chacun eût voulu la retenir, il ne se trouva personne qui osât même en manifester l'intention. Une simple tentative eût cependant tout sauvé, car l'impératrice était loin d'approuver la résolution qui avait été prise. Le prince Joseph, l'archi-chancelier ne l'approuvaient pas davantage. Ils l'avaient appuyée, parce que les ordres de l'empereur étaient précis; mais ni l'un ni l'autre ne se faisaient illusion sur les conséquences dont elle serait suivie.
Marie-Louise était dans la même situation d'esprit. Chacun voyait ce qu'il fallait faire, sans que personne osât l'ordonner. Joseph proposait à l'impératrice de prendre l'initiative, l'impératrice se rejetait sur le conseil de régence, et observait que l'empereur ne lui avait donné un conseil que pour la guider; que c'était à ceux qui en étaient membres à lui tracer la conduite qu'elle devait suivre; que pour rien au monde elle ne se mettrait en opposition avec les volontés de l'empereur. Joseph observa alors qu'avant de quitter la capitale, il convenait au moins de s'assurer des forces qui la menaçaient. Il partit à la pointe du jour pour aller lui-même prendre connaissance de l'état des choses. L'impératrice voulait, comme elle en était convenue, attendre son retour pour prendre une décision; mais les avis les plus alarmans, les rapports les plus contradictoires se succédaient d'un instant à l'autre: le ministre de la guerre la pressait, elle céda et monta en voiture sur les onze heures du matin.
Elle fut suivie des personnes qu'elle avait désignées pour l'accompagner, et s'éloigna sous l'escorte de ses gardes ordinaires. La foule lui donna des marques d'intérêt dans ce moment cruel; mais si quelqu'un eût été assez hardi pour couper les traits des attelages, il n'y eût plus eu de responsabilité à craindre, l'indécision eût disparu, et tout eût été sauvé. Une chose remarquable, c'est la résistance qu'opposa le roi de Rome au moment où l'on voulut l'emporter chez sa mère. L'enfant se mit à crier que l'on trahissait son papa, qu'il ne voulait pas partir. Il saisissait les rideaux de l'appartement, et disait que c'était sa maison, qu'il n'en sortirait pas. Il fallut tout l'ascendant de madame de Montesquiou pour le calmer; encore fallut-il qu'elle lui promît bien de le ramener pour le décider à se laisser emporter chez sa mère.
Après le départ de l'impératrice, le pouvoir tomba dans les mains du prince Joseph, qui quitta le Luxembourg, où il demeurait, pour venir s'établir aux Tuileries. Il chercha à prolonger la défense, à utiliser le peu de moyens qui nous restaient, et ne se montra indifférent qu'à ce qui n'intéressait pas le service de l'empereur; car, je dois le dire, l'intrigue ne fut pas inactive autour de lui. Déjà avant que l'armistice de Lusigny fût rompu, il y avait eu un commencement de tentative pour le décider à se déclarer protecteur de l'empire, et faire prononcer par le sénat la déchéance de l'empereur. Les hommes qui étaient à la tête de ce complot étaient à peu près les mêmes que ceux qui, quinze jours après, se mirent en mouvement pour faire rappeler la maison de Bourbon, avec laquelle ils répugnaient de s'allier, ou du moins n'avaient pas encore de rapports bien arrêtés. Le prince Joseph non seulement rejeta l'insinuation, mais il démontra à ceux qui la lui présentaient le danger d'une entreprise dont le résultat le moins fâcheux devait détruire les dernières ressources qui restaient à l'empereur, dont l'ombre nous défendait encore; qu'elle pouvait même engendrer la guerre civile, et mettre les Français aux prises les uns avec les autres; qu'au surplus, quelles que fussent les chances, on se trompait beaucoup, si on le croyait capable de se ranger parmi les ennemis de son frère. Il ajouta qu'il voulait bien oublier cette proposition, mais il défendit qu'on lui en parlât davantage, ou que l'on y donnât aucune suite, parce qu'alors, il en ferait poursuivre les auteurs.
Le prince de Bénévent avec l'archi-trésorier et les ministres restèrent à Paris. Le moment approchait où cette longue agonie allait se terminer.
Le départ de l'impératrice ne pouvait rester ignoré des ennemis, qui étaient aux portes de la capitale. Il fut aussi le signal d'une quantité d'autres départs particuliers qui avaient tardé jusqu'à ce moment à s'effectuer, en sorte que, depuis la barrière de Paris jusqu'à Chartres, ce n'était plus, pour ainsi dire, qu'un immense convoi de voitures de toute espèce. On ne peut se faire une idée de ce spectacle lorsqu'on ne l'a pas vu. Que l'on se figure le désordre qui accompagnait cette scène de désolation, et l'on sera moins étonné des conséquences dont elle a été suivie.
Paris était dans un état de désertion vers le midi, et toute la population du voisinage y affluait vers le nord. Cependant les ennemis, qui avaient, les jours précédens, poussé sur la route de Meaux le petit corps aux ordres du général Compans, venaient de le rejeter encore jusque sur les approches de la barrière de Bondy, entre l'étang de la Villette et les hauteurs de Ménilmontant. Les souverains alliés étaient là en personne.
De leur côté, les corps des maréchaux Marmont et Mortier, appelés au secours de la capitale, étaient arrivés à Saint-Mandé la nuit qui précéda l'attaque. Le soir, ils prirent leur positions de bataille: Marmont appuya sa droite à la Marne, et développa à sa gauche les troupes de Mortier sous les hauteurs de Montmartre. Il était chargé de la direction des corps[1]; il avait fait reconnaître Romainville, et croyait, sur la foi des rapports qui lui avaient été faits, que les alliés n'y avaient pas paru: il fit marcher sur le village. Les Russes l'occupaient en force. L'action s'engagea, et devint bientôt des plus vives. Le duc de Padoue, qui conduisait la droite, ne put se soutenir: atteint, au milieu de la mêlée, d'un coup de feu qui le mit hors de combat, il fut remplacé par le général Lucotte, qui vint se reformer au cimetière du P. Lachaise. Ce mouvement rétrograde découvrait tout-à-fait la route qui va de Belleville à Saint-Mandé. Le duc de Raguse fut obligé d'abandonner l'attaque de Romainville pour venir en toute hâte couvrir le premier de ces deux villages. Il était temps, car le général Compans avait abandonné la position qu'il occupait dans le bassin de la Villette pour se retirer plus en arrière. Les Russes, qui n'étaient plus contenus par nos troupes, s'étaient portés en avant, et débouchaient déjà sur sa droite, que le duc de Raguse ignorait encore la retraite de son lieutenant. Il fit néanmoins bonne contenance, et réussit à opérer son mouvement.
Pendant que ces choses se passaient, Paris était témoin d'une scène qui fait la honte de ceux qui en étaient les auteurs. Il y avait plus d'un mois que la garde nationale demandait avec instance qu'on lui délivrât des fusils de munition, au lieu de ces piques ridicules avec lesquelles on l'avait en grande partie armée; elle avait renouvelé plusieurs fois sa demande sans pouvoir rien obtenir. J'en écrivis à l'empereur, qui me répondit: «Vous me faites une demande ridicule; l'arsenal est plein de fusils, il faut les utiliser.»
J'avais montré cette lettre au prince Joseph et au ministre de la guerre. Celui-ci m'avait répondu qu'il n'avait que très peu de fusils, qu'il les conservait pour l'armée, qui en avait besoin à chaque instant, en sorte que je ne pus rien obtenir. Ce ne fut qu'au moment où l'on attaquait les troupes postées sous les murailles de Paris, que le duc de Feltre consentit à livrer à la garde nationale quatre mille fusils au lieu de vingt mille dont elle avait besoin; encore, pour couronner l'oeuvre, ne distribua-t-on les quatre mille fusils que lorsque les différentes légions étaient déjà réunies. Les chariots chargés de ces armes furent amenés devant elles, et on en fit la distribution. L'artillerie n'avait reçu que la veille dans la nuit l'ordre de délivrer ces fusils; à cette heure, le sort de Paris ne paraissait plus douteux. Le ministre de la guerre surtout ne dissimulait pas qu'il regardait la capitale comme perdue. Pourquoi donc ne pas ouvrir alors les arsenaux à la population, ne pas lui abandonner tout ce qu'ils contenaient, puisqu'on ne pouvait pas empêcher ces armes de tomber dans les mains des ennemis?
À la pointe du jour, le prince Joseph s'était établi à Montmartre, et avait fait prévenir les membres du conseil de défense de venir le joindre. J'y étais appelé, je m'y rendis un des premiers. Le tambour battait de tous côtés dans Paris; les citoyens s'assemblaient, le dévouement était général dans les faubourgs. Lorsque j'arrivai à Montmartre, je ne fus pas peu surpris de n'y voir aucune disposition de défense; on y avait grimpé deux ou trois pièces de campagne, et il y en avait deux cents dans le Champ-de-Mars, que l'on aurait pu transporter sur n'importe quel point de Paris avec les chevaux de carrosses de cette capitale. Le ministre de la guerre n'avait qu'un mot à dire, il ne le dit pas; rien ne fut disposé pour la défense, les plateformes n'étaient pas même ébauchées; il n'y avait pas une esplanade de faite pour mettre du canon en batterie.
Bien plus, Montmartre était sans troupes; la garde nationale fut obligée de l'occuper. Le moment où sa présence aurait pu y être utile était celui où elle recevait les quatre mille fusils que l'on avait eu tant de peine à arracher des arsenaux.
L'ennemi, dont le plan était arrêté, avait développé tous ses moyens. Il faisait des progrès rapides sur les hauteurs de Belleville et de Ménilmontant, où on n'avait pas à lui opposer le quart des troupes qu'il avait déployées sur ce point.
Les membres qui devaient composer le conseil de défense n'étaient pas arrivés; le prince Joseph m'engagea à aller moi-même voir ce qui se passait sur le point où l'attaque paraissait s'échauffer, et revenir lui rendre compte de ce que j'aurais vu. Je m'y rendis par l'extérieur de la muraille d'enceinte. Déjà nos troupes commençaient à céder; elles se défendaient cependant avec courage, et cela était d'autant plus méritoire, que l'issue du combat ne pouvait pas devenir favorable.
Un autre incident qui survint contribua encore à aggraver leur position: les deux maréchaux furent obligés de se rendre au conseil de défense; pendant qu'ils se transportaient des hauteurs de Ménilmontant à celles de Montmartre, les ennemis, qui étaient déjà si nombreux, avaient encore l'avantage de n'avoir pas affaire à ceux qui étaient personnellement chargés du commandement.
Le conseil était composé du ministre de la guerre, des deux maréchaux, du commandant de Paris avec quelques autres officiers-généraux. Il lui arrivait à chaque instant les nouvelles les plus fâcheuses; il voyait, du point où il était, les troupes ennemies qui couvraient la plaine entre Saint-Denis et la capitale. Les chefs de corps, revenus à leur poste, donnèrent cependant à la défense un élan qui imposa quelque temps aux alliés. Mais ceux-ci recevaient incessamment de nouveaux renforts, le soleil n'était pas aux deux tiers de sa course. Une plus longue résistance fut jugée impossible. Marmont fit connaître ce fâcheux état de choses à Joseph, qui lui répondit par le billet suivant:
«Paris, le 30 mars 1814.
«Si M. le maréchal duc de Trévise et M. le maréchal duc de Raguse ne peuvent plus tenir leurs positions, ils sont autorisés à entrer en pourparlers avec le prince de Schwartzenberg et l'empereur de Russie, qui sont devant eux.
«Signé JOSEPH.
«Montmartre, à midi un quart.
«Ils se retireront sur la Loire.»
Marmont se mit alors en communication avec l'ennemi. Ses parlementaires, accueillis à coups de fusil sur la route de Belleville, furent mieux reçus sur celle de la Villette. Ils furent admis, annoncèrent que le maréchal était autorisé à traiter, et demandèrent une suspension d'armes, qui fut accordée.
Au moment où ces choses se passaient à Belleville, le général Dejean arrivait à Paris avec des dépêches de l'empereur. Ce prince se trouvait aux alentours d'Arcis-sur-Aube, lorsqu'il apprit la marche des alliés sur la capitale. Il entrevit de suite les fatales conséquences que ce mouvement pouvait avoir; il chargea le colonel Gourgaud d'aller en toute hâte s'emparer des ponts de Troyes, d'expédier de cette ville un courrier qui annonçât au ministre de la guerre que l'armée accourait au secours. Le colonel Gourgaud n'était pas arrivé à Troyes, qu'il y fut joint par le général Dejean, dépêché directement à Paris. La poste manquait de chevaux; Gourgaud donna celui qu'il était parvenu à se procurer, et Dejean poursuivit sa route. Il arrive au moment où l'attaque est la plus vive, descend chez son père, prend un cheval et court à Montmartre. Le prince Joseph venait de s'éloigner; il se mit sur ses traces, et le joignit au milieu du bois de Boulogne. Il lui transmit les dépêches de l'empereur, et l'engagea à retourner à Paris. Le prince s'y refusa; il répondit qu'il était trop tard, qu'il avait autorisé les maréchaux à traiter; il engagea du reste le général à se rendre auprès d'eux et à leur faire connaître les ordres dont il était porteur. Dejean joignit en effet le maréchal Mortier, qui combattait près du canal de la Villette, lui transmit les instructions dont il était chargé. De nouvelles ouvertures avaient été faites; les alliés ou du moins l'Autriche semblaient disposés à les accueillir; on était près de s'entendre. Il fallait, à tout prix, gagner quelques heures, et sauver la capitale des malheurs de l'occupation. Le duc de Trévise adopta vivement cette idée. Il fit approcher un tambour, et écrivit, au milieu de la mitraille qui décimait ses carrés, la lettre suivante.
«Sous Paris, le 30 mars 1814.
«À S. A. S. le prince Schwartzenberg, commandant en chef les armées combinées.
«PRINCE,
«Des négociations viennent d'être ouvertes de nouveau, M. le duc de Vicence est parti pour se rendre auprès de S. M. l'empereur d'Autriche; le prince de Metternich doit être en ce moment auprès de l'empereur Napoléon: dans cet état de choses, et au moment où les affaires peuvent s'arranger, épargnons, prince, l'effusion du sang humain. Je suis suffisamment autorisé à vous proposer des arrangemens. Ils sont de nature à être écoutés. J'ai donc l'honneur de vous proposer, prince, une suspension d'armes de vingt-quatre heures, pendant laquelle nous pourrions traiter pour épargner à la ville de Paris, où nous sommes résolus de nous défendre jusqu'à la dernière extrémité, les horreurs d'un siége.
«Je prie V. A. S. d'agréer l'assurance de ma haute considération, et je saisis cette occasion pour lui exprimer de nouveau les sentimens de l'estime personnelle que je lui porte.
«Signé, le maréchal duc DE TRÉVISE.»
Le duc de Trévise avait à peine expédié sa lettre, qu'un des officiers du duc de Raguse vint lui donner connaissance de la convention que ce maréchal avait conclue. Dès-lors, sa démarche devenait un hors-d'oeuvre; il jugea bien que les nouvelles qu'il avait transmises au généralissime ne paraîtraient qu'un leurre destiné à gagner du temps. C'est en effet ce qui arriva. Schwartzenberg ne se borna pas à révoquer en doute les ouvertures dont il lui parlait, il contesta jusqu'à la possibilité d'un rapprochement[2]. Rien n'était cependant plus réel que les négociations qu'avait annoncées le maréchal.
Outré de voir que son négociateur n'avait rien su conclure, l'empereur avait pris le parti d'être lui-même son diplomate, et de se mettre en communication directe avec l'empereur d'Autriche. Il avait fait appeler, dans la nuit du 25 au 26 mars, le colonel Galbois, lui avait remis des dépêches pour ce prince, et après lui avoir spécialement recommandé d'éviter les Russes, de ne parlementer qu'avec les troupes du souverain auprès duquel il était envoyé, il lui avait dit: Allez, faites diligence, vous portez la paix. Le colonel réussit à échapper aux cosaques, mais ne put pousser jusqu'à Dijon. Du reste, il fut parfaitement accueilli, et reçut, dans la matinée du 28, l'assurance que les propositions qu'il avait transmises étaient agréées. L'adjudant de l'empereur d'Autriche qui vint lui donner communication des intentions de ce prince, lui apprit que chacun des trois grands souverains était autorisé à traiter, à signer pour les deux autres; que ce n'était pas avec l'Autriche seule, mais avec toute la coalition, que la paix était faite. Le colonel demandait une réponse écrite; mais la rédaction d'une pièce de cette importance exigeait du temps, le moindre retard pouvait de nouveau tout compromettre; il partit, sur l'assurance réitérée qu'elle serait incessamment expédiée. Elle le fut en effet; mais un parti de cosaques fondit sur les parlementaires qui en étaient porteurs. Français et Autrichiens, tout fut enlevé, et l'on poussa d'autant plus vivement l'entreprise qu'on avait formée sur Paris.
Cette circonstance était sans doute ignorée par Schwartzenberg, puisqu'au lieu d'accueillir les ouvertures du duc de Trévise, il lui répondit par l'envoi d'une pièce odieuse sur laquelle je reviendrai tout à l'heure. Les choses restèrent dans l'état où elles étaient; il ne vint à la pensée de Dejean ni de Mortier de faire connaître à Marmont l'arrivée prochaine de l'empereur, d'user le temps de la suspension d'armes, et de tenter un nouvel effort pour atteindre la nuit.
Les deux maréchaux se réunirent paisiblement à la barrière de la Villette, où ils arrêtèrent, avec M. de Nesselrode et le comte Orloff, la capitulation que signèrent le colonel Fabvier et le colonel Saint-Denys, l'un officier d'état-major, et l'autre premier aide-de-camp du duc de Raguse.
Ainsi finit cette déplorable affaire, et le sort de la France fut décidé.
L'empereur n'avait cependant demandé à Paris que de se défendre quatre ou cinq jours, et il avait annoncé, en quittant la capitale, qu'il serait possible que, par suite des manoeuvres qu'il était obligé de faire, les ennemis s'approchassent jusque sous les murailles de cette grande ville, mais qu'il ne tarderait pas à arriver. On lui avait promis de ne point s'effrayer de l'approche des ennemis, mais on ne lui tint pas parole; ce n'est pas Paris qui a des reproches à se faire, tous les citoyens étaient prêts à suivre ceux qui auraient voulu les conduire; et si, au lieu de laisser dans les arsenaux ainsi qu'au Champ-de-Mars les armes et l'artillerie qui y furent trouvées par les ennemis, on les avait abandonnées à la population de Paris quatre jours plus tôt, elle aurait su en tirer un meilleur parti. Une faute aussi grave ne doit être attribuée qu'à ces hommes médiocres qui, avides de faveurs et de pouvoir, étaient parvenus, à force de bassesses et de protestations de leur dévouement, à se faire accorder une confiance exclusive; ce sont eux qui ont disposé de nos destinées en manquant de courage dans les momens périlleux.
Au moment où l'on faisait prendre au prince Joseph la fatale résolution dont je viens de parler, les ministres et tout ce qui composait l'action du gouvernement étaient encore à Paris. On aurait sans doute bien voulu alors que cette ville fût en état d'insurrection, mais il ne restait que quelques heures pour distribuer les armes et disposer l'immense artillerie qui était au Champ-de-Mars, dépaver les rues, et, en général, prendre l'attitude d'une place déterminée à se défendre: tout cela aurait pu se faire quelques jours plus tôt, mais lorsque les citoyens de Paris virent qu'on avait plus de confiance dans les ennemis qu'en eux pour conserver leur ville, ils ne durent naturellement avoir qu'une fort mince opinion de ceux aux mains desquels on avait remis le soin de leur sort. On se regardait avec inquiétude; on se demandait comment cela allait finir.
J'étais encore sur les hauteurs de Belleville, lorsque le conseil de défense, qui se tenait à Montmartre, prit la dernière résolution. Je vins à la barrière Saint-Antoine; je parcourus le faubourg, qui était prêt à tout, si ce n'est à se rendre; tout le monde demandait instamment des armes; il y avait de quoi faire une armée des hommes qui étaient dans ces généreuses dispositions. En montant le boulevard Saint-Antoine pour me rendre une seconde fois à la barrière, je rencontrai dans une calèche le duc Dalberg, qui revenait de l'intérieur du faubourg; je lui demandai d'où il venait; il était très agité. Cette rencontre me surprit et m'occupa un instant; j'ignorais encore la décision qui venait d'être prise à Montmartre. Il était facile de lui faire expier ses trames, mais la partie était perdue; une exécution n'eût servi à rien: je le laissai aller.
De la barrière Saint-Antoine, je revins à Montmartre. On passait encore le long du boulevard extérieur, mais les ennemis n'en étaient pas éloignés. Arrivé au pied de la hauteur, j'appris qu'il était arrivé un aide-de-camp de l'empereur, et que l'on venait de voir passer le prince Joseph accompagné du duc de Feltre, avec qui il s'était acheminé le long du boulevard extérieur qui mène à la barrière de Mousseaux et à celle de la rue du Roule. Je pris par l'intérieur pour lui couper le chemin et le rejoindre à la barrière des Champs-Élysées; j'arrivai trop tard. Les officiers de la garde nationale m'apprirent qu'il s'était dirigé sur le bois de Boulogne; je cherchais vainement à me rendre raison de cette marche singulière, lorsque je fus joint par un maréchal-des-logis de la garde de Paris, qui avait couru après moi depuis le faubourg Saint-Antoine. Il m'apportait une lettre d'un des secrétaires de mon cabinet, qui me rendait compte qu'il venait de recevoir pour moi une lettre très pressée du grand-juge, et qu'on en avait exigé un reçu circonstancié. Je courus chez moi, et j'y trouvai l'ordre de quitter Paris à l'instant pour suivre les traces de l'impératrice.
On me rendit compte que M. de Talleyrand était venu, il y avait environ deux heures; qu'il m'avait attendu et était parti en disant qu'il reviendrait, qu'il avait à me parler. Je jugeai, par l'heure de la date que portait la lettre du grand-juge, du motif qui l'amenait. Resté chez lui pendant que je courais d'une barrière à l'autre, il avait reçu avant moi la dépêche qui lui prescrivait de quitter Paris, et voulait m'entretenir à ce sujet. J'avais deviné juste. M. de Talleyrand, revenu presque aussitôt que je fus arrivé à mon hôtel, se mit à me faire part de l'embarras où il était. Il ne refusait pas de partir, sans se soucier beaucoup de le faire. Il recommença ses tirades contre ceux qu'il accusait de tous les malheurs qui arrivaient, et plaignit vivement l'empereur de s'en être rapporté aux ignorans qui l'avaient perdu. Il ajoutait cependant que les mauvais traitemens qu'il en avait reçus avaient mis tout-à-fait hors de son coeur les anciens sentimens qu'il avait eus pour lui, et qu'il ne saurait oublier qu'il l'avait sacrifié à des misérables. Néanmoins il désirait, pour le bien de tous, que l'édifice ne fût pas détruit, et ce n'était plus qu'à Paris que l'on pouvait le sauver. Il me demandait à l'autoriser à rester, persuadé que je ferais une chose utile pour le bien du service de l'empereur et de tout le monde.
Je ne me laissai pas prendre au leurre, et répondis au diplomate que non seulement je ne l'autorisais pas à rester, mais que je lui intimais, autant qu'il était en moi, de partir sur-le-champ pour se rendre près de l'impératrice; je le prévins même que dès ce moment j'allais surveiller son départ, et prendre des mesures pour le faire effectuer. Je chargeai en effet des agens d'avoir l'oeil sur le personnage. Il feignit de se rendre à mon injonction, et courut solliciter du préfet de police l'autorisation qu'il n'avait pu obtenir de moi. Le préfet refusa; M. de Talleyrand fut obligé de se mettre en route, et de se faire officieusement arrêter pour rentrer à Paris. C'était bien de la prudence, ou ses plans n'étaient pas encore arrêtés; car enfin à quoi bon solliciter avec tant de persévérance l'autorisation de rester à Paris? Si ses conventions eussent été faites, il lui suffisait de se cacher quelques heures pour se trouver au milieu des Russes; mais il n'était sûr de rien, il redoutait l'avenir, et voulait, à tout événement, être en mesure de justifier son séjour dans la capitale. Il fit croire aux alliés qu'il avait des moyens de consommer la ruine de l'empereur, et à ses dupes, que les alliés hésitaient, mais qu'il espérait vaincre leurs répugnances, et ramener les Bourbons.
CHAPITRE II.
Je quitte Paris.—M. Pasquier et M. de Chabrol restent chargés de veiller à la sûreté de la capitale.—Je suis tenté de revenir sur mes pas.—Toujours M. de Talleyrand.—L'empereur ne pensait pas que ses antécédens lui permissent de se rallier aux Bourbons.—Esquisse des actes des diplomates contre les diverses branches de cette maison.
Aussitôt que M. de Talleyrand fut sorti de chez moi, je m'occupai de mon départ. Je fis venir le préfet de police, M. Pasquier; après lui avoir donné connaissance de l'ordre que j'avais reçu, je le chargeai de rester à Paris, et lui communiquai tout ce que je pressentais devoir être la suite d'une décision contre laquelle je m'étais vainement élevé. Je ne lui cachai pas que je ne m'abusais point sur la grandeur du mal, qu'on allait tenter de déplacer le pouvoir, qu'indubitablement on s'adresserait à lui pour le faire concourir à cette entreprise; je l'engageai à se tenir sur la réserve, et surtout à se rappeler son devoir, qu'un homme d'honneur ne méconnaît jamais. Je lui dis que M. de Chabrol, qui était préfet de la Seine, dans lequel l'empereur avait eu assez de confiance pour le charger de l'administration de Paris à l'approche de l'orage, recevait du ministre de l'intérieur la même mission que lui-même recevait de moi; qu'ils pouvaient, en réunissant leurs efforts, empêcher beaucoup de mal et se faire infiniment d'honneur. M. Pasquier connaissait depuis long-temps mes opinions particulières sur l'issue de cette lutte; je l'avais souvent entretenu de tout ce que je craignais, et il y avait beaucoup de choses sur lesquelles j'étais en confiance avec lui. Je me félicitai de pouvoir le laisser à Paris dans la circonstance où nous étions, tant à cause de la considération qu'il s'était acquise par ses talens, qu'à cause de la réputation que lui avait méritée son caractère intègre. Il me répondit de manière à confirmer la haute opinion que j'avais de lui: il me dit qu'il ne doutait pas de l'existence de beaucoup de mauvais projets, mais que pour lui, il ne serait jamais que le magistrat de la tranquillité publique; que tant qu'on lui laisserait de l'autorité, il n'en ferait usage que pour la protéger. Je n'ai pas changé d'opinion sur M. Pasquier, malgré tout ce qui est arrivé, et je ne fais nul doute qu'il eût comprimé une révolution populaire de tout son pouvoir; mais l'impulsion partit de trop haut, il fut obligé de suivre le torrent. Ma confiance en lui était si forte, que je lui remis un portefeuille dans lequel étaient toutes les lettres que l'empereur m'avait fait l'honneur de m'écrire pendant mon administration, parce que je ne voulais pas les exposer au hasard d'un pillage auquel je pouvais particulièrement être exposé, en cas d'une révolution que je voyais arriver; il s'en chargea à condition qu'il lui serait permis de le brûler, s'il survenait quelque danger pour lui. Le cas survint en effet, et ce précieux dépôt fut détruit. J'avais fait enlever ma correspondance sécrète, et livré aux flammes tout ce qui pouvait compromettre les individus qui étaient attachés au ministère. Je m'étais cru obligé d'assurer le repos d'une foule de gens qui m'avaient servi.
Dès les premiers jours de février, il ne restait dans les bureaux aucune pièce qui pût les exposer aux vengeances, ni même les compromettre. Je laissai le secrétaire-général du ministère à Paris, pour contenir le personnel de l'administration, et signifiai à M. Anglès, qui était chargé de l'arrondissement au-delà des Alpes, de me joindre à Blois. M. Réal, qui était à la tête d'un autre arrondissement, reçut la même invitation. Quant à M. Pelet de la Lozère, qui dirigeait l'autre, il se trouvait en mission dans le midi. Toutes les dispositions ayant été prises, je me mis en route; il était quatre heures et demie. Je voulus partir par la barrière de Sèvres, mais elle était tellement encombrée de voitures, que je me décidai à passer par Orléans, persuadé que je trouverais la route libre. C'est effectivement ce qui arriva.
Jamais je ne m'étais trouvé dans une agitation d'esprit semblable à celle que j'éprouvai en quittant Paris. J'étais même tenté de retourner sur mes pas, et peu s'en fallut que je n'enfreignisse l'ordre que j'avais reçu directement de l'empereur, de ne pas rester à Paris, si l'impératrice se trouvait obligée d'en partir. Néanmoins, en réfléchissant aux conséquences qui auraient été la suite d'une désobéissance sans excuse, dans le cas où les choses eussent pris une autre tournure que celle que je me flattais de leur donner, je n'osai pas compromettre ma responsabilité jusque-là. Je n'étais pas sans inquiétude sur M. de Talleyrand, et si je ne le fis pas arrêter et emmener de force avec moi, c'est que je n'avais pas de lieu à ma disposition où je pusse le déposer. Je ne pouvais pas ignorer les rôles qu'il avait successivement joués dans le cours de la révolution; je savais qu'il avait servi toutes les factions qui s'étaient tour à tour arraché le pouvoir, qu'il s'était toujours trouvé dans le port quand l'orage avait éclaté, et qu'il avait toujours été du parti du plus fort. Je savais aussi combien il devait être indisposé contre l'empereur, et tout ce qu'il avait à craindre du parti qui l'avait jeté dans cette position vis-à-vis de ce prince; je ne pouvais donc pas douter qu'il ne saisît l'occasion de se venger de ses ennemis, et de se faire une position tellement forte, qu'il n'eût plus rien à en redouter.
L'empereur savait tout cela encore bien mieux que moi; il avait d'ailleurs près de lui M. de Bassano, qui n'aimait certainement pas M. de Talleyrand, et qui le connaissait sous toute sorte de rapports; et cependant, loin de donner des ordres contre lui, il défendit de l'inquiéter, et le laissa siéger au conseil de régence. Au reste les opinions qu'il manifesta jusqu'au dernier moment étaient, il faut le dire, bien éloignées de motiver des mesures de sévérité. Pourquoi l'empereur le gardait-il malgré toutes les manoeuvres qu'on lui avait signalées? C'est parce qu'il lui connaissait des antécédens qui ne lui permettaient guère de se livrer aux projets de vengeance qui roulaient dans sa tête, et que le souvenir de ses premiers services n'était pas effacé. L'empereur a toujours conservé la mémoire de ceux qu'il avait reçus, et n'a jamais tout-à-fait abandonné un homme dont il avait été content, n'eût-ce été qu'une seule fois. Il grondait, disait souvent des choses dures, mais il les oubliait presque aussitôt; le plus souvent ses mouvemens d'humeur ne provenaient que d'un rapport qu'on lui avait fait, et qui était quelquefois étranger à celui qui s'offrait à la réprimande. Je lui ai souvent entendu dire que M. de Talleyrand avait un côté de bon, que c'était celui qui avait donné le plus de gages contre un bouleversement en faveur de la maison de Bourbon. J'ai toujours cru que c'était cette considération qui avait empêché ce prince de le renvoyer tout-à-fait, comme il en était journellement sollicité. Les antécédens du diplomate semblaient en effet présenter assez de garanties.
M. de Talleyrand était un des membres de la constituante qui avaient le plus vivement attaqué la cour de Versailles. Plus tard, il tira parti de ses faits et actes pour capter la confiance du directoire, dont il fut le ministre des relations extérieures.
Au retour d'Égypte, il fut un de ceux qui contribuèrent le plus à renverser le directoire et à dissiper la faction qui travaillait à appeler au trône le duc d'Orléans, et à son défaut un prince d'Espagne.
Lors du procès de George Cadoudal et de ses complices, en 1804, ce fut lui qui indiqua le duc d'Enghien comme le seul qui pouvait être l'individu que signalèrent deux subordonnés de George dans leur déposition (voir les détails de cet événement au tome II); il décida le parti qui fut pris à l'égard de ce prince, en faisant remarquer que l'individu désigné ne pouvait être qu'un prince de la maison de Bourbon, parce qu'elle seule était intéressée à empêcher le parti révolutionnaire de profiter du coup qu'avait médité George en venant en France.
Parmi les princes de la maison de Bourbon, il fit observer que le duc d'Enghien était le seul dont la résolution de caractère et la position de résidence pussent fixer les soupçons qu'avaient fait naître les dépositions des compagnons de George. Il appuya son opinion particulière de détails qu'il avait puisés dans la correspondance des agens de son ministère, et fit prendre la mesure qui fut exécutée. Il était en France à peu près le seul qui en avait le secret, et qui peut-être en connaissait, ou du moins pouvait en prévoir l'issue. Il écrivit aux envoyés diplomatiques près les princes de la rive droite du Rhin pour justifier la violation de leur territoire. Cette formalité, je le veux bien, était commandée par sa position; mais il faut convenir aussi qu'il fit preuve de réserve dans cette occasion, car enfin il eût suffi d'un mot jeté dans les salons de l'hôtel de Luines, qu'il fréquentait assidument alors, pour faire échouer l'entreprise.
Le premier consul, qui ne savait pas même qu'il existât un duc d'Enghien, ne put voir dans le mouvement que se donna M. de Talleyrand qu'un acte de dévouement à sa personne, car George et ses complices n'avaient pas d'autre projet que de lui arracher la vie, et le ministre ne pouvait avoir, dans le zèle qu'il mettait à les poursuivre, d'autre but que de livrer au glaive de la justice tout ce qui pouvait avoir eu part à cette tentative. Le duc d'Enghien n'était pas l'héritier de la couronne; dans aucun cas, il ne pouvait y être appelé, et il n'y avait pour l'empereur aucun avantage à se défaire de lui; il ignorait même qu'il fût si près de Strasbourg; la police ne le savait guère mieux, car à cette époque elle n'avait pas toutes les ramifications qu'elle eut depuis. Ce qui se passait au-delà des frontières était uniquement observé, rapporté et suivi par le ministère des relations extérieures. La part que prit M. de Talleyrand à cette affaire ne contribua pas peu à le préserver des atteintes de ses ennemis, qui s'efforçaient de le présenter comme un agent de la maison de Bourbon. L'empereur, qui fut très mécontent d'avoir été mal informé dans cette circonstance, ne laissa jamais échapper le blâme contre qui que ce fût. Il savait tenir compte des intentions que l'on avait eues; mais il faisait son profit des erreurs dans lesquelles étaient tombés ceux qui avaient voulu le servir, afin d'éviter de nouvelles méprises à l'avenir. Indépendamment de cet antécédent, qui pouvait être mis en ligne de compte, M. de Talleyrand en avait d'autres.
Il avait été l'agent principal de la détrônisation des Bourbons de Naples, en 1805. Enfin c'était lui qui avait proposé celle de la branche d'Espagne, qui avait été préparée de longue main. Ses partisans prétendent qu'il a été étranger à cette conception, mais le bon sens suffit pour voir qu'un traité qui décidait d'aussi grands intérêts ne pouvait pas avoir été l'affaire d'un jour, et qu'avant d'avoir réglé les prétentions en dédommagemens de tout ce qui perdait son existence à la suite des changemens qui se préparaient en Espagne, il avait fallu bien des négociations, d'autant plus que cette matière n'avait jamais fait le sujet de notes écrites, qu'elle avait été traitée entre le prince de la Paix et M. de Talleyrand, par le canal d'Izquierdo, agent de confiance du ministre espagnol.
La pièce que j'ai citée dans le volume IV montre d'ailleurs que c'est M. de Talleyrand qui a suivi la négociation; c'est lui qui a demandé la cession de territoire et insisté pour changer l'ordre de succession. Mais ce n'est pas à cela que s'est bornée la part qu'il a prise à cette affaire: non seulement il l'a conduite, mais, je ne crains pas de l'affirmer, c'est lui qui en a donné l'idée.
Après la bataille de Friedland, l'empereur m'avait donné le gouvernement de Koenisberg et de toute la vieille Prusse. Avant l'action, M. de Talleyrand était allé attendre à Dantzick les événemens et les ordres de l'empereur, qui lui écrivit de Tilsit de venir s'établir à Koenisberg. Il y vint; mais à peine était-il arrivé, qu'il reçut un courrier qui lui apportait une lettre de l'empereur. J'avais moi-même reçu une dépêche par laquelle ce prince m'ordonnait, de faire préparer un équipage de pont qui existait à l'arsenal, de l'expédier par le canal, et de le disposer de manière qu'il pût arriver à Tilsit avec la plus grande célérité. Je fis part de mes ordres à M. de Talleyrand, qui me montra sa lettre. L'empereur lui marquait, que: «Alexandre avait fait demander un armistice de quelques jours; qu'il l'avait accordé; que depuis il lui avait fait proposer une entrevue dont il ne se souciait que médiocrement: il n'était pas encore décidé, cependant il réfléchirait; mais si la paix ne se concluait sur-le-champ, son parti était pris, il était décidé à passer le Niémen sans délai. Il était d'autant plus porté à le faire, que les Russes n'avaient plus d'armée, tandis que les deux tiers de la sienne ne s'étaient pas trouvés sur le champ de bataille de Friedland.» Et il finissait par lui mander de se rendre près de lui. L'empereur disait vrai; il n'y avait eu que trois corps d'engagés à Friedland, et une seule division de cuirassiers, sans compter les dragons et la cavalerie légère; et après la conclusion de la paix, lorsque je fus chargé des affaires de France en Russie, je voyageai de Tilsit à Pétersbourg avec les corps de la garde russe. Les officiers que je vis, et que je questionnai, convinrent que, hormis la garde, ils n'avaient, à proprement parler, plus d'armée, et d'après le calcul que je faisais avec eux, l'empereur de Russie n'aurait pas pu nous opposer plus de vingt-deux mille hommes de troupes régulières. Nous aurions passé le Niémen; l'empereur pouvait le faire avec plus de cent cinquante mille hommes. Nous n'étions qu'au 20 ou 22 juin, et la Pologne était dans le délire de l'insurrection. Pendant mon séjour en Russie, j'ai souvent eu occasion de me persuader que c'étaient ces considérations qui avaient déterminé l'empereur Alexandre à solliciter la fameuse entrevue du radeau de Tilsit.
M. de Talleyrand, en recevant l'ordre de se rendre à Tilsit, et en voyant ce que l'empereur me marquait dans la lettre qu'il m'écrivait, hâta son départ tant qu'il put; il me disait: «Ne vous pressez pas de faire partir votre pont, j'espère que l'empereur n'en aura pas besoin: qu'irait-il faire au-delà du Niémen? Il faut lui faire abandonner cette idée de Pologne. On ne peut rien faire avec ces gens-là; on n'organise que le désordre avec les Polonais. Voilà une occasion de terminer tout cela avec honneur; il faut la saisir, il faut même d'autant plus se hâter, que l'empereur a une affaire bien plus importante ailleurs, et qu'il peut faire entrer dans un traité de paix. S'il ne le fait pas, lorsqu'il voudra l'entreprendre, il sera rappelé ici par de nouveaux embarras, tandis qu'il peut tout terminer dès aujourd'hui. Il le peut d'autant plus que ce qu'il projette est une conséquence raisonnable de son système.»
Dans le fait, comment admettre que M. de Talleyrand était étranger aux affaires d'Espagne? En supposant même qu'il ait eu le projet de trahir l'empereur en lui faisant faire la paix qui a été conclue à Tilsit, il n'avait pas affaire à un insensé: l'empereur connaissait l'état de l'armée russe, les Prussiens n'existaient plus que pour mémoire; notre armée, à très peu de chose près, était intacte: dans cet état de choses, qui pouvait arrêter l'empereur dans l'exécution de ce qu'il aurait voulu? M. de Talleyrand se proposait cependant de le détourner de l'idée de passer le Niémen et de rétablir la Pologne. Dès-lors, il dut nécessairement lui expliquer ses motifs, et puisqu'il a été écouté, que la paix a été faite, peut-on admettre que M. de Talleyrand ait négligé de le prier de s'expliquer sur ses projets à venir avec l'empereur Alexandre, dans un moment où il pouvait tout obtenir de ce prince? Le peut-on, lorsqu'on sait qu'il ne se dissimulait pas que le concours d'Alexandre était nécessaire pour ne pas voir se renouveler la guerre?
Il n'y a pas d'esprit si borné qu'il soit qui ne voie que c'était folie de renoncer aux immenses avantages de guerre qu'avait l'empereur, et d'aller s'embarquer dans une entreprise comme celle d'Espagne, sans être d'accord avec l'empereur de Russie, qui pouvait reprendre les armes dès que nous nous serions retirés, et s'allier avec l'Autriche, qui n'intervenait pas dans ce que l'on faisait à Tilsit. Si la paix qui fut signée avait eu d'autres bases que celles sur lesquelles elle fut conclue, on pourrait dire que la Russie était étrangère aux affaires d'Espagne. Dans l'état d'impuissance où elle se trouvait, son monarque venant lui-même traiter au quartier-général de l'empereur, et, au lieu de supporter des sacrifices, partageant avec nous les dépouilles des vaincus, il aurait fallu que nous fussions en démence, pour n'avoir pas songé à des affaires que nous projetions, et mettre ainsi leur réussite en problème, en n'y faisant pas participer la seule puissance qui pouvait en traverser l'exécution.
L'empereur de Russie, non-seulement ne perdit rien, mais obtint qu'on rendît à son beau-père, le duc de Meklenbourg-Schwerin, ses États, qui avaient été envahis. Il intercéda pour son allié le roi de Prusse, et fit si bien, qu'on remit Guillaume en possession d'une partie des provinces qu'il avait perdues. Il reçut pour lui-même un district qui fut pris sur le territoire de ce prince. Bien plus, nous ne stipulâmes rien pour les Turcs, qui avaient perdu la Valachie et la Moldavie en s'armant pour nous. Il nous était facile de les comprendre dans la paix que nous faisions. Nous avions le droit du plus fort et celui de l'équité, qui nous permettaient bien de stipuler pour nos alliés, comme les Russes le faisaient pour les leurs. Certainement toutes ces transactions n'eurent pas lieu sans quelque retour de la part de l'empereur Alexandre, qui, n'ayant rien à nous donner, nous dut porter en compte ce que nous voulions faire. Si cela n'était pas ainsi, nous serions inexcusables d'avoir abandonné les Turcs. Je ne m'expliquai cette conduite de notre part que par ce qu'Alexandre me fit l'honneur de me dire des entretiens qu'il avait eus avec l'empereur au sujet de la Turquie, et de leurs projets à venir sur ce pays. Je pense bien que cela n'aurait pas été absolument fait comme l'empereur de Russie l'espérait; mais je n'avais pas d'instructions sur ce sujet.
Assurément il énonça des projets sur les Turcs; l'empereur n'aura pas manqué de lui parler des vues qu'il avait sur l'Espagne, avec la réserve pourtant que mettent les souverains dans leurs relations. Il n'est pas possible de supposer, la confidence n'eût-elle pas été entière, qu'Alexandre ignorait les projets que l'empereur avait formés sur l'Espagne. Assurément, s'il n'avait été question que d'un simple arrangement, nous n'eussions pas laissé prendre sur nos alliés les avantages que nous abandonnâmes aux Russes. D'un autre côté, on ne dut pas chercher à donner le change à l'autocrate sur les vues qu'on avait au sujet de la péninsule; car à quoi bon? Il ne pouvait être dupe de l'artifice; il savait que la maison d'Espagne avait hérité de tous les droits de Philippe V, et que tant que ses descendans régneraient, l'ouvrage de la révolution française serait incertain. Il savait qu'il suffirait des entreprises d'un prince belliqueux, que le hasard pouvait faire naître en Espagne, pour tout remettre en compromis. L'histoire ne nous apprend-elle pas que, lorsque Louis XV, encore enfant, fut attaqué de la petite-vérole, le roi Philippe V crut qu'on lui cachait le danger de son neveu, et se prépara à passer en France pour revendiquer ses droits à la couronne? Je crois avoir démontré qu'il n'est pas vraisemblable que la Russie ait été étrangère aux changemens projetés en Espagne. Dès-lors M. de Talleyrand ne pouvait les ignorer; autrement il faudrait convenir qu'il a joué un triste rôle à Tilsit, ce que personne n'a jamais dit.
CHAPITRE III.
Suite du chapitre précédent.—Petite spéculation de M. de Talleyrand et du prince de la Paix.—Félicitations que m'adresse le premier de ces diplomates.—La constance qu'il avait mise à poursuivre les Bourbons permettait bien de croire tout rapprochement impossible.
Un autre fait encore qui vient à l'appui de mon assertion est celui-ci. C'est sur la conscription qui fut levée à la suite de la bataille d'Eylau, que l'on prit la portion de troupes dont on composa les corps qui s'approchèrent de l'Adour et du Roussillon dans le cours de l'été suivant. Cette direction indiquait déjà leur destination ultérieure. Eh! qui en France pouvait avoir démontré la nécessité d'une expédition de ce genre? Qui pouvait avoir averti des dangers qui seraient quelque jour dans le cas de menacer cette partie de nos frontières, si ce n'est le ministre des relations extérieures? Qui a pu rendre compte à l'empereur des dispositions secrètes du prince de la Paix? Qui a pu mettre sous ses yeux la proclamation que ce favori adressa aux Espagnols? Personne, assurément, si ce n'est le ministre des relations extérieures. Je terminerai par une dernière observation. Sur quoi repose au fond le traité de Fontainebleau? Sur les notions fâcheuses que le prince de la Paix avait données à diverses reprises, au sujet des dispositions hostiles que nourrissait contre la France le prince des Asturies. Ce malheureux, qui cherchait à se faire une position qui le mît à l'abri des vengeances dont le menaçait l'héritier du trône, appela vivement l'attention du cabinet des Tuileries sur les machinations que Ferdinand ne cessait d'ourdir contre le roi Charles IV. Il annonçait que, si l'on tardait à prendre un parti contre ce prince, ou quelques dispositions relatives au pays, il ne répondait de rien, que la première conséquence de l'avènement du prince des Asturies à la couronne serait un changement de politique de la part de l'Espagne. Entre des communications semblables et la conclusion d'un traité comme celui de Fontainebleau, il a dû y avoir bien des propositions et des réponses. Quelle que soit l'impudence d'un ministre, il y a bien du chemin à faire avant de consentir, ou même de proposer de livrer ses maîtres, ou du moins d'abuser de la confiance qu'ils lui ont accordée pour les effrayer d'abord sur les dangers qu'il leur avait attirés, et les porter ensuite à se retirer dans leurs possessions d'Amérique, afin de venir plus librement recevoir le prix de sa trahison; car enfin le prince de la Paix s'était engagé à faire partir le roi Charles IV avec sa famille pour le Mexique, à l'exemple du prince de Portugal, qui avait fait voile pour le Brésil. Il devait l'accompagner jusqu'à Séville, le quitter ensuite clandestinement, et aller jouir de la principauté des Algarves. C'est en effet la proposition qu'il fit dans le conseil à Aranjuez, d'abandonner l'Espagne pour se retirer au Mexique, qui décida le mouvement à la tête duquel se mit le prince des Asturies.
Quand on considère le temps qu'il a fallu pour arriver jusqu'à convenir de tous ces faits, et que l'on reporte ses réflexions à l'époque où les affaires d'Espagne ont commencé, on est bien forcé de reconnaître qu'elles n'ont pu être conçues et mises à exécution que sous le ministère de M. de Talleyrand. S'il n'en avait pas été ainsi, il aurait fallu que l'on eût établi une négociation directe à côté de ses offices ordinaires, et assurément il l'aurait traversée tant qu'il aurait pu, jusqu'à ce qu'il eût fait abandonner la partie au diplomate intrus; cela eût été dans son devoir et dans son droit sous tous les rapports.
J'admets que l'entreprise sur l'Espagne n'ait été qu'une conception sortie du cerveau de l'empereur; mais ce prince n'a pu l'exécuter sans des démarches préliminaires, sans développer ses idées, et les faire adopter aux hommes qui, par état, se trouvaient obligés de les élaborer tant en Espagne qu'en France. Or, quel était parmi nous celui qui convenait le mieux à une négociation qui n'admettait pas d'écriture, et qui cependant exigeait une grande activité de correspondance? Celui, assurément, qui, depuis dix ou douze ans, avait présidé à toutes les transactions qui avaient eu lieu entre la France et l'Espagne; celui enfin qui avait consolidé le crédit du prince de la Paix, avec lequel il avait eu une série d'antécédens de toute espèce. Personne autre en France ne pouvait être chargé d'une semblable négociation; car quels documens donner à un homme qui aurait eu à débuter par une ouverture dont le dernier des hommes se serait trouvé blessé? Plus je réfléchis à tout ce qui a dû précéder la conclusion du traité de Fontainebleau, plus je reste convaincu que le projet de changer la dynastie d'Espagne est une conception dont le mérite appartient tout entier à M. de Talleyrand et au prince de la Paix. Elle a été enfantée en commun par ces deux diplomates, et n'a été soumise à l'empereur que lorsqu'on a pu lui démontrer la facilité de son exécution. Je développerai ce qui me porte à le croire. L'empereur, en suivant, après la bataille de Friedland, le projet qu'il avait de rétablir la Pologne, pouvait compter sur le succès. Il n'a sûrement pas abandonné cette grande entreprise afin d'en tenter une autre, sans que la réussite de celle-ci lui en ait été démontrée, c'est-à-dire sans s'être fait rendre compte de tout ce que l'on avait fait pour la mener à fin.
Si l'idée des changemens projetés en Espagne était venue de l'empereur, il aurait encore eu bien plus de facilité pour les exécuter après avoir rétabli la Pologne, qui seule eût été en état de contenir ce qui serait resté de puissance à l'empire russe; l'Autriche n'était pas en état de s'opposer à ce que l'on voulait faire au-delà des Pyrénées. On peut donc avancer, en supposant que telle eût été l'arrière-pensée de l'empereur, qu'il y eut un levier qui mit l'entreprise en mouvement plus tôt qu'il ne le voulait; ce levier était le prince de la Paix, qui, se trouvant sur un brasier à Madrid, hâtait, autant qu'il était en lui, la perte de ses maîtres, pour échapper lui-même à sa ruine. Il était sur la brèche, appelait au secours, et prétendait qu'il ne pouvait plus tenir, que la France perdrait l'Espagne, s'il perdait son crédit. Placé dans la terrible position où il était, il exagérait le danger pour hâter le remède, et il consentit à tout ce qu'on lui proposa. Or un homme comme M. de Talleyrand, qui connaissait la situation et les moyens du prince de la Paix, n'a pas dû manquer de lui imposer des conditions analogues aux embarras qu'il éprouvait.
Parmi toutes les raisons qui portaient M. de Talleyrand à ne point abandonner le prince de la Paix, il y en avait plusieurs qui étaient peut-être des motifs pour le perdre, et c'est le cas de citer une anecdote qui est peu connue. Après le retour d'Égypte, lorsque le premier consul fut devenu le chef de l'État, il trouva un arrangement qui avait été fait entre la France et l'Espagne; cette dernière puissance s'était engagée à payer à la première, pendant toute la durée de la guerre, une somme de 5,000,000 par mois.
Le pitoyable état dans lequel étaient nos finances obligea le premier consul à laisser subsister cet état de choses; mais après la bataille de Marengo, lorsque l'ordre commença à se rétablir, il ordonna à M. de Talleyrand d'écrire en Espagne que la France n'ayant plus besoin de cet argent, il renonçait au droit qu'il avait de l'exiger, et en faisait la remise au roi Charles, comme un témoignage du désir qu'il avait de ne point être à charge à ses alliés.
M. de Talleyrand désapprouva la résolution, et fit observer au premier consul que, si, au lieu défaire la remise, de la somme entière, il commençait par ne se désister que de la moitié, cela ferait plus d'effet. On montrerait la progression de l'amélioration des affaires, et, de plus, on aurait le mérite d'avoir été attentif à observer le moment où il avait été possible de se passer d'un secours onéreux à Charles IV. Le premier consul adopta cette idée, et donna en conséquence l'ordre de commencer par faire la remise de 2,500,000 francs par mois. Il s'imaginait que ses intentions avaient été suivies; il n'en était rien: cependant l'Espagne continua à payer en entier le subside, et ce ne fut qu'après la paix de Lunéville, lorsqu'il ordonna de faire la remise de la seconde partie, qu'elle cessa le paiement des 5,000,000 que lui avait imposé le traité de Bâle. Le trésor public, ne recevant plus rien d'Espagne, avait rayé cet article de ses registres; il n'y avait plus de moyens de fraude, on n'osa pas continuer à percevoir le tribut. Le trésor ne touchait que les 2,500,000 francs autorisés par l'empereur; cependant l'Espagne avait continué de payer les 5,000,000 stipulés. Que devenait la différence? comment se faisait la fraude? Nous allons l'expliquer.
Si l'empereur, au lieu de diviser la remise en deux parties, l'eût faite en une fois, il n'y aurait pas eu de moyens de friponner, parce que le trésor d'Espagne n'aurait eu aucun paiement à faire à celui de France. M. de Talleyrand n'eût pas pu se dispenser d'écrire à Madrid dans le sens des ordres qu'il avait reçus, ni même d'en parler à l'ambassadeur de cette puissance à Paris: autrement il se serait exposé aux plus fâcheuses conséquences, si l'empereur en avait parlé lui-même à cet ambassadeur, comme cela pouvait arriver. D'un autre côté, s'il n'avait pas fait part des intentions du premier consul, et que l'Espagne eût continué à payer la totalité du subside, le trésor en aurait tenu compte, et non seulement le premier consul aurait vu qu'il n'avait pas été obéi, mais M. de Talleyrand n'y aurait rien gagné. Le prince de la Paix était à Madrid dans la même situation. Si M. de Talleyrand avait dit un mot à l'ambassadeur de France à Madrid, celui-ci pouvait en parler au roi, et il devenait impossible au prince de la Paix de s'approprier un écu.
Comme il était puissant et disposait de tout, il n'y avait que ce prince qui pût se prêter à laisser sortir des coffres d'Espagne 5,000,000 par mois pour n'en faire entrer que deux et demi dans ceux de France. Au surplus, il n'était pas homme à laisser divertir le reste sans en retenir sa part. Il y était d'autant moins disposé, qu'on ne pouvait rien faire sans lui. La négociation se fit sûrement entre les deux ministres par le canal de quelques agens du prince de la Paix qui se trouvaient continuellement à Paris. Quelle fut la part que chacun se fit? je l'ignore; mais l'empereur connaissait cette friponnerie, qu'il m'a lui-même racontée. Or, l'on conviendra qu'il ne pouvait pas désirer des antécédens plus convenables pour faire négocier avec le prince de la Paix ses projets sur l'Espagne (si l'idée lui en appartient). MM. de Talleyrand et Godoy avaient réciproquement un égal besoin de se ménager, et peut-être de se perdre. Ils étaient les deux seuls hommes qui, sans craindre de se blesser, pouvaient se proposer mutuellement à discuter tout ce qui était relatif à des affaires de la nature de celles d'Espagne. Le premier avait toute sorte de raisons pour voir avec plaisir l'élévation du second au suprême pouvoir. Loin de lui nuire, cela passait l'éponge sur tout ce qui avait eu lieu entre eux deux, et arrangeait sa position présente et à venir, à moins qu'il n'eût trouvé une occasion de le perdre sans retour. Cette circonstance de la dilapidation de la moitié du subside de l'Espagne est une de celles qui ont fait le plus de tort à M. de Talleyrand dans l'esprit de l'empereur. Quoique bien informé des détails de cette affaire, il continua à l'employer, parce que, comme il le disait, ce diplomate avait un côté utile.
C'est en vain que les amis de M. de Talleyrand, et lui-même, voudraient faire croire qu'il a été étranger à cette entreprise. À la vérité, on a répandu avec affectation qu'il n'y avait eu aucune part; lui-même a imbu de cette idée le corps diplomatique qui était resté à Paris pendant que l'empereur s'était rendu à Bayonne, où il avait emmené le ministre des relations extérieures, M. le duc de Cadore. Ces messieurs du corps diplomatique rendirent compte à leurs cours de ce qui se disait à Paris, et ajoutèrent à leur rapport que M. de Talleyrand était étranger, opposé même à ce qui se faisait. Il caressa cette opinion, l'accrédita avec persévérance, parce qu'elle était de nature à faire désirer son retour au ministère; mais il est si vrai qu'il avait eu la première part à tout ce qui était relatif à cela, que, lorsque le prince des Asturies et son frère l'infant don Carlos, partirent de Bayonne pour se rendre à l'endroit qu'ils devaient habiter, l'empereur lui fit donner l'ordre d'aller les recevoir à Valençay, et d'y rester quelque temps avec eux. Il y fut, et chargea le major Henry, qui revenait nous joindre, de me dire mille choses amicales de sa part. «Vous direz au général Savary, ajouta-t-il en congédiant le major, que l'on n'a jamais tiré un meilleur parti d'une affaire gâtée, que celui qu'il a tiré de celle-ci; je lui en fais mon compliment, il a évité de bien grands maux.»
M. de Talleyrand ignorait ce que j'avais été faire en Espagne, et il n'en voyait que le résultat; mais il convenait par ses félicitations qu'il y avait eu un autre projet qui devait être exécuté d'une autre manière. Il est vrai que les choses auraient pris une bien autre tournure, si le roi et la famille royale fussent tout simplement partis pour l'Amérique. C'était de cette manière que M. de Talleyrand avait conçu et préparé la chose; c'est pour cela qu'il se disait étranger à ce qui se faisait en Espagne. Vraisemblablement il aura parlé dans ce sens-là autour des princes pendant son séjour à Valençay; mais il ne faut rien en conclure, sinon qu'ayant été éloigné des affaires, il était désintéressé à leur réussite, et qu'il y avait plus d'avantage pour lui à se ranger du côté de l'opinion qui désapprouvait cette entreprise, que de chercher à la justifier; mais un homme sensé qui a connu l'intérieur de l'administration de la France à cette époque, ne peut pas, sans faire tort à son jugement, douter de la part directe et immédiate que M. de Talleyrand a eue aux changemens de dynastie en Espagne. Dans cette occasion encore, il fut un des ardens destructeurs de cette branche de la maison de Bourbon, comme il l'avait été de celle qui régnait à Parme, puis en Toscane, après que ce pays avait été donné à l'infant de Parme, au fils duquel M. de Talleyrand le fit encore arracher. En général, il était de l'opinion qu'il n'y avait rien d'assuré pour la dynastie de l'empereur tant qu'il existerait une branche de Bourbon, n'importe où.
En ajoutant à toutes ces considérations les inconvéniens de la position personnelle de M. de Talleyrand, qui était prêtre marié, on se convaincra qu'il y avait peu d'hommes aussi intéressés que lui à croiser les événemens qui suivirent d'aussi près le départ de l'impératrice.
Une foule d'autres détails qui ne m'étaient pas inconnus semblait lui en faire une loi. Indépendamment des gages que semblait avoir donnés M. de Talleyrand en faveur d'un ordre de choses qui protégeait l'arrangement de sa vie, il est à observer que, pour prendre un parti violent contre lui, il fallait un peu plus que des préventions; car enfin il était un des premiers personnages de l'État. En supposant même que j'eusse été saisi d'un fait à sa charge, je n'aurais pu prendre des mesures contre lui sans m'y être auparavant fait autoriser par le conseil de la régence, et en son absence par le prince Joseph; mais ni l'un ni l'autre n'eussent voulu me laisser agir contre M. de Talleyrand avant d'avoir entendu les motifs et reconnu la nécessité d'une pareille démarche. Chacun d'eux pouvait se trouver dans le même cas; la cause de M. de Talleyrand dans celui-ci devenait celle de chacun d'eux. Si je m'étais permis de le faire arrêter de mon autorité privée, l'on aurait jeté de beaux cris contre moi, et on aurait eu raison. Néanmoins, si j'avais été saisi d'un commencement de délit un peu saillant, je n'aurais pas balancé. Si les journaux anglais, par exemple, en rendant compte de l'arrivée de l'émissaire envoyé auprès de M. le comte d'Artois, qui était alors à Vesoul, n'eussent pas estropié le nom de manière à ne pas me le laisser reconnaître, j'aurais sur-le-champ pris un parti, parce que je connaissais assez d'antécédens au personnage pour ne pas douter que, quand bien même il n'aurait pas été expédié par M. de Talleyrand, celui-ci ne pouvait pas ignorer son départ ni l'objet de son voyage.
Faute de ce renseignement, je restai dans la réserve, d'autant plus qu'en réfléchissant à tout ce qui m'avait été dit sur les espérances dont se flattaient les personnes attachées anciennement à la maison de Bourbon, je ne pouvais douter que ce n'était que du vent qui agitait un peu de poussière. En effet, de tous les points de la France qui ont été arrosés du sang répandu dans nos querelles intestines, et où le parti royal avait encore des racines, il ne revenait aucun rapport digne de l'attention des autorités. Là, ainsi que partout, on était résigné à se soumettre aux événemens, qui ne pouvaient pas tarder à se prononcer.
CHAPITRE IV.
Les voeux secrets de M. de Talleyrand étaient pour la régence.—Je suis sur le point de me rendre près de l'empereur.—Considérations qui me retiennent.—Arrivée de l'empereur à la cour de France.—Il envoie Caulaincourt à Paris.—Motifs probables du refus de mes services.—M. Tourton, ses protestations et ses actes.—Artifices de Talleyrand.—Bourienne et le duc de Raguse.
En réfléchissant que ce ne fut que le 22 mars que l'on sut à Paris la rupture des conférences de Châtillon-sur-Seine, et que c'est le 30 que les alliés entrèrent dans cette capitale, on voit aisément que les conspirateurs avaient été pris sur le temps, qu'ils n'avaient pu asseoir leurs idées, convenir de leurs faits. Or, dans cette situation vague, ce qu'il y avait de mieux à faire était d'attendre que les véritables intentions des alliés se dessinassent. M. de Talleyrand était trop habile pour ne pas le voir, trop prudent pour risquer une tentative qui n'eût rien décidé; car, s'il l'avait fait, le bon sens lui eût tout au moins conseillé de se cacher à Paris le jour où il reçut l'ordre d'en partir, au lieu de venir demander que je l'autorisasse à rester. Ce parti était d'autant plus simple, qu'il ne s'agissait que de gagner quelques heures. J'ai su depuis que son projet, en éludant l'ordre de s'éloigner, était de travailler en faveur de la régence: il l'avait confié à quelqu'un qui me l'a rapporté, et qui le savait avant de partir pour Blois[3]; et l'on verra combien peu il s'en fallut qu'il ne vînt à bout de ce qu'il avait projeté. Son intérêt, de toute manière, devait le porter à tâcher de faire adopter la régence; avec cet ordre de choses, il gardait tous ses avantages, ainsi que les hommes de la révolution; il échappait aux tracasseries continuelles qui lui avaient été suscitées dans les deux dernières années du règne de l'empereur; il évitait les inconvéniens dans lesquels il ne pouvait manquer de tomber tôt ou tard après le retour de la maison de Bourbon; et si l'installation du gouvernement de la régence n'était pas accompagnée de mesures personnelles contre l'empereur, ce qui était vraisemblable, il avait encore l'avantage de pouvoir contribuer au retour de ce prince au gouvernement. Il pouvait par conséquent refaire la position qu'il avait perdue en quittant les relations extérieures.
Le ballottement de toutes ces idées remplissait mon esprit; mais je suppose que je ne me fusse pas arrêté à ces considérations, et qu'au lieu de lui intimer l'ordre de partir, j'eusse employé la force et fait conduire M. de Talleyrand à Blois, le retour de la maison de Bourbon n'en eût pas moins eu lieu, car il ne manquait pas à Paris de gens qui ne demandaient que du mouvement et des places. On était las de ce qu'on avait, au point qu'il semblait qu'un cosaque devait être un Washington; l'expérience des détrônisations était connue de tant d'intrigans, que l'empereur de Russie en aurait trouvé cent pour un. Qu'aurais-je eu à répondre, si, après avoir emmené M. de Talleyrand de mon propre mouvement, ce qui a eu lieu fût arrivé? N'aurait-on pas eu le droit de dire, et l'empereur le premier: «Parbleu! voilà un ministre de la police qui est un fier imbécille: il s'est avisé de devenir l'ennemi de M. de Talleyrand, dans le moment même où celui-ci était forcé de servir l'empereur pour se sauver. Dans son zèle aveugle, il emmène de Paris l'homme qu'il aurait dû y envoyer, s'il n'y avait pas été. Si le sens commun ne lui indiquait pas ce qu'il avait à faire, il ne devait pas du moins donner une pareille extension à son autorité. De quel droit se permet-il d'arrêter un dignitaire, sans l'ordre de l'empereur, surtout lorsqu'il a rendu compte au souverain de tout ce qu'il pressentait, et qu'il n'en a reçu aucune direction particulière?»
J'aurais passé pour un ignorant, un présomptueux, si l'on n'eût osé m'accuser de pis. L'empereur ne m'eût jamais pardonné de n'avoir pas été plus pénétrant. Combien de fois n'a-t-il pas réprimandé la police pour avoir arrêté des individus sur de simples présomptions! On conviendra que la situation dans laquelle je me trouvais était assez délicate pour que je pesasse mes déterminations. J'avais, comme je l'ai dit, demandé à l'empereur de me nommer son commissaire à Paris, dans le cas où les ennemis y entreraient; mais il m'avait répondu de suivre l'impératrice, si les événemens obligeaient cette princesse de sortir de la capitale. Les circonstances difficiles où nous étions, l'ordre positif du chef de l'État, devaient me rendre circonspect.
Je crus avoir fait tout ce que je pouvais dans la latitude qui m'avait été laissée, et je ne pense pas aujourd'hui même avoir manqué au moindre de mes devoirs. Je m'acheminai donc vers Orléans; je joignis à Étampes le grand-juge, M. Molé, qui avait aussi pris cette route pour éviter les encombremens qui obstruaient celle de Versailles, Rambouillet et Chartres. Nous nous communiquâmes nos tristes pressentimens, qui ne tardèrent pas à se réaliser.
On m'amena au milieu de la nuit un courrier qui portait à l'impératrice, qui était encore à Rambouillet, l'ordre de se rendre à Blois. Ce courrier m'apprit qu'il avait quitté l'empereur, dans l'après-midi, à Fontainebleau, où il venait d'arriver avec M. de Caulaincourt, et qu'il était reparti sur-le-champ pour Paris, où toute l'armée se rendait, mais que la tête n'en était encore arrivée qu'à Montereau. Mon premier mouvement fut de partir pour aller rejoindre l'empereur, mais je réfléchis bientôt qu'il pouvait devenir nécessaire de prendre diverses mesures à Blois ou à tout autre lieu dans lequel s'arrêterait l'impératrice; j'abandonnai cette idée pour me conformer à l'ordre que j'avais de me rendre auprès de cette princesse. Je me résignai d'autant plus aisément, qu'en comparant l'heure à laquelle le courrier avait quitté l'empereur à Fontainebleau avec ce qui avait dû se passer à Paris avant qu'il pût y arriver, il me fut facile de juger qu'il en serait informé avant que je l'eusse joint, ce qui effectivement eut lieu. Je continuai donc mon chemin sur Orléans, puis sur Tours, où je croyais l'impératrice, parce que je présumais que le courrier l'aurait trouvée partie de Rambouillet, et n'aurait pu l'atteindre qu'à Tours, qui était sa première destination. Je me trompai et fus obligé de revenir à Blois, où j'arrivai avant elle.
Il s'est passé des choses si peu importantes à Blois, en comparaison de celles qui se préparaient à Paris, qu'il est naturel de commencer par le récit de celles-ci.
L'empereur poussa jusqu'au lieu appelé la Cour de France: c'est le second relais de poste en partant de Paris par cette route; il y a de ce point à la barrière à peu près trois lieues. Il rencontra à la Cour de France le général Hullin, qui venait de Paris, d'où il était parti après la signature de la capitulation que le maréchal Marmont avait conclue avec les ennemis. Il apprit de cet officier-général que la capitale était rendue, que les troupes françaises devaient l'évacuer le soir, et que les ennemis en prenaient possession le lendemain. On ne peut se faire une idée de l'impression que cette nouvelle fit sur lui. Il avait prévu la marche que les ennemis pouvaient faire sur Paris, il l'avait dit au corps des officiers de la garde nationale avant de partir lui-même pour l'armée. Il les avait prévenus qu'il ne leur demandait de se défendre que quelques jours, pour lui donner le temps d'accourir. Il avait tenu parole, puisque Paris n'était attaqué que depuis le matin, et qu'avant la fin du jour il était déjà aux portes suivi de l'armée entière; mais au lieu de se défendre quelques jours, on ne se défendit pas quelques heures. En effet, midi n'était pas sonné qu'on avait déjà pris la résolution de capituler; tout cela ne peut s'attribuer qu'à la lâcheté des uns et à l'aveugle empressement des autres de s'en remettre à la générosité des ennemis. L'empereur, après la rupture des conférences de Châtillon, avait, comme je l'ai dit, fait un mouvement vers les places de Lorraine avec toute son armée; il apprit en chemin celui que la grande-armée des alliés avait fait sur Paris. Il vint de suite, du point où il se trouvait, pour forcer le passage de la Marne à Vitry-le-François; mais les ennemis avaient pourvu à la défense de cette place, il aurait perdu trop de temps pour l'emporter. Il renonça à l'immense avantage qu'il y aurait eu pour lui à revenir sur Paris par les derrières de l'armée ennemie, dont il avait coupé la ligne d'opérations, et il prit le chemin le plus sûr, en suivant les rives de la Seine. Il n'avait pas perdu de temps; si Paris s'était défendu seulement deux jours, son armée y entrait, et on sait comme il menait les choses. Il n'aurait pas craint de faire ouvrir les arsenaux au peuple; sa présence eût enflammé la multitude, il eût imprimé une direction convenable à son élan, et l'on eût vu sans doute imiter l'exemple de Saragosse, ou plutôt les ennemis n'auraient rien tenté: car, indépendamment de ce que l'empereur était pour eux une tête de Méduse, on sut plus tard que, dans le combat qui avait précédé la reddition de la capitale, ils avaient brûlé la presque totalité de leurs munitions. Il y a de quoi verser des larmes de sang au souvenir de pareilles choses.
La situation de l'empereur était déchirante; il arrivait en toute hâte à Paris, mais les corps des maréchaux Mortier et Marmont en sortaient pour prendre une position sur la route de Fontainebleau; il n'avait avec lui que M. de Caulaincourt et M. de Saint-Agnan, l'un de ses écuyers. Il envoya le premier à Paris avec des pouvoirs illimités; il le chargea d'exercer les fonctions de son commissaire dans la capitale pendant le séjour qu'y feraient les ennemis, et retourna à Fontainebleau. L'armée ne tarda pas à déboucher. Il réunit la garde qui était en tête, la passa en revue, lui donna connaissance des événemens qui avaient eu lieu, et lui annonça l'intention de marcher en avant. «Soldats, dit-il à ces braves, l'ennemi nous a dérobé trois marches, et s'est rendu maître de Paris; il faut l'en chasser. D'indignes Français, des émigrés auxquels nous avons pardonné, ont arboré la cocarde blanche et se sont joints aux ennemis; les lâches! ils recevront le prix de ce nouvel attentat. Jurons de vaincre ou de mourir et de faire respecter cette cocarde tricolore qui, depuis vingt ans, nous trouve sur le chemin de la gloire et de l'honneur.» La proposition fut accueillie par des acclamations générales, et la garde alla se placer en deuxième ligne derrière la rivière d'Essone.
La mesure qu'avait prise l'empereur, d'envoyer M. de Caulaincourt pour traiter à tout prix, était certainement ce qu'il y avait de mieux à faire; mais le duc de Vicence était de tous les hauts fonctionnaires celui qui avait eu le moins de rapports avec les administrations de détails de cette grande ville, qui allait décider du sort de l'État. Je connaissais la puissance d'opinion de ces petites administrations sur le peuple, et c'était pourquoi j'avais appelé l'attention de l'empereur sur la nécessité de désigner à l'avance ce commissaire, en lui offrant mon dévouement. C'était le devoir d'un ministre de la police sous tous les rapports; si l'empereur n'avait pas de confiance en moi, il fallait qu'il m'éloignât sur-le-champ du ministère, au lieu de compromettre les intérêts de tant de monde à la fois.
Je ne m'abusai point sur les motifs du refus que j'essuyai. Ce n'était pas manque de confiance dans mon savoir-faire, l'empereur, mieux que personne, avait pu quelquefois en juger dans les négociations dont il m'avait chargé; ce ne pouvait pas être non plus manque de confiance dans mon habileté militaire, puisque de tout ce qu'il avait laissé à Paris d'hommes de cette profession, j'étais celui qui s'était trouvé le plus souvent sur les mémorables champs de bataille dont le souvenir nous reste seul pour la consolation de la fin de notre histoire. À l'armée, l'empereur m'employait à tout; j'étais celui de ses aides-de-camp de l'activité ou de la santé duquel il abusait le plus. J'avais été tant de fois grondé, que j'étais devenu prudent et expert. Il fallait que l'empereur l'eût jugé ainsi, puisqu'il me fournit quelques occasions d'acquérir de la gloire dans des commandemens en chef où j'étais tout-à-fait hors de sa main; j'avais été assez heureux pour ne pas tromper son attente, ou du moins la fortune avait couronné mes combinaisons. C'est après l'affaire que j'eus à Ostrolenka qu'il me donna le cordon de la Légion-d'Honneur avec une pension viagère de vingt mille francs; c'était enfin dans l'armée que j'avais obtenu les honneurs dont j'avais été comblé. Néanmoins il plaça ailleurs sa confiance. Il ne me fut pas difficile de voir d'où le coup partait.
Dans la situation où se trouvait l'empereur, toutes les facultés de son esprit étaient absorbées par les soins qu'exigeait l'armée, dont il était l'âme. Je l'avais vu moi-même dans des circonstances bien moins cruelles, en faisant la guerre près de lui: il se livrait exclusivement aux combinaisons militaires, et accordait peu ou point d'attention aux affaires administratives, qu'il abandonnait aux fonctionnaires respectifs qui le suivaient. J'avais reçu de Troyes, après le combat de Brienne, l'ordre de prendre diverses mesures qu'assurément il n'avait pas imaginées. Il en fut de même dans cette occasion, ou peut-être encore pis; du moins je l'ai conjecturé. J'ai pensé qu'il avait donné connaissance à quelqu'un des personnages qui le suivaient, de la proposition que je lui avais faite de me laisser à Paris au moment de l'arrivée des ennemis, et que celui-ci, qui avait déjà arrêté ma chute, l'en avait détourné en lui observant que j'étais un homme au-dessous de ce que je proposais, que je me mettrais à la discrétion de M. de Talleyrand, qui déjà me tenait sous le charme. Ces détestables insinuations seules ont pu empêcher l'empereur de me donner la confiance que méritait le zèle que je montrais pour lui dans un moment où chacun commençait à l'abandonner.
Combien de fois, pendant le cours de cette campagne, j'ai regretté de n'avoir pas été appelé à l'administration quelques années plus tôt! J'y aurais atteint cette force morale que donne la puissance d'opinion, et à coup sûr j'aurais su m'en servir utilement.
Comme le jugement de l'empereur était essentiellement mathématique, il y avait une marche simple à tenir avec lui, c'était d'être pur et vrai dans tout ce qu'on lui rapportait ou qu'on lui proposait; malheureusement, pendant les deux dernières années de son gouvernement, il ne fut entretenu qu'au gré des petites passions et des misérables intrigues qui pullulaient autour de lui. Les maréchaux Bessières et Duroc pensaient comme moi à cet égard; nous avons souvent gémi ensemble de ce qui se passait sous nos yeux.
Arrivé à Paris, M. de Caulaincourt prit connaissance de l'état des choses avant de se rendre au quartier-général de l'empereur Alexandre, qui était à Bondy (le premier relais de poste sur la route de Strasbourg). M. de Talleyrand, qui était parti de Paris d'après l'ordre qu'il avait reçu de suivre les traces de l'impératrice, y était rentré, et il m'a été rapporté[4] qu'il avait été arrêté en chemin par M. Tourton, chef d'état-major de la garde nationale, qui se trouvait à la tête de ce corps par suite du départ du maréchal Moncey, qui en était le commandant en chef, et de celui de M. de Montesquiou, qui en était le commandant en second. C'était, m'a-t-on raconté, un arrangement convenu entre eux, ce qui prouverait encore que M. de Talleyrand n'était fixé sur rien, et n'osait pas même prendre sur lui de rester, sur le théâtre des grands événemens. La fatalité qui poursuivait l'empereur était telle que l'on avait ordonné aux divers chefs de légions de la garde nationale qui étaient pourvus de charges de cour ou d'emplois publics, de suivre l'impératrice, qui n'avait nul besoin d'eux, au lieu de les laisser à Paris pour diriger leurs subordonnés, quoique ce fût pourtant cette considération qui avait déterminé l'empereur à les placer à la tête de la garde nationale. Dès qu'ils furent partis, on pourvut à leur remplacement, et on fit tomber les choix sur des hommes d'opinions opposées; on se donna ainsi les moyens d'exécuter ce que l'on voulait faire.
M. Tourton oublia tout ce qu'il devait personnellement à l'empereur, qui lui avait fait des avances considérables dans une circonstance où l'honneur de sa maison était compromis, avances qui n'étaient pas encore remboursées lorsqu'il s'arma contre lui.
M. de Talleyrand, étant rentré dans Paris, songea à s'y faire une position qui mît l'empereur Alexandre hors d'état de se passer de lui pour l'exécution des projets qu'il lui connaissait; il fit sur-le-champ appeler les hommes de mouvement que renfermaient les diverses classes de la société, et il ne rencontra d'opposition nulle part, puisqu'il y avait absence totale de tout ce qui pouvait faire apercevoir l'influence de l'empereur. M. de Talleyrand reconnut les moyens qu'il avait, organisa sur le papier une administration provisoire, mais ne se prononça point avant de savoir ce que l'empereur de Russie se proposait décidément de faire. Il passa toute sa soirée chez le duc de Raguse, à sa maison de la rue de Paradis, faubourg Saint-Denis, où le maréchal était encore, ayant toute la nuit pour évacuer Paris, où les ennemis ne devaient entrer que le lendemain. Plusieurs amis de Marmont y étaient aussi. M. de Talleyrand savait bien que, quoi que l'empereur Alexandre voulût tenter, il ne pourrait pas y concourir de manière à s'assurer les avantages qu'il cherchait, s'il ne disposait d'une partie de l'armée, qui se trouvait être la seule puissance physique et morale qui restât à l'empereur. Il ne se dissimulait pas que, tant qu'elle serait entière, elle fixerait l'opinion générale de la nation, de sorte que le parti qui se préparait à déplacer le pouvoir parviendrait au plus à allumer une guerre civile qui mettrait tout en problème.
En persuadant au maréchal Marmont de se détacher de l'empereur, il avait, indépendamment de l'avantage de diminuer encore les moyens qui restaient à l'empereur Napoléon, celui de se présenter à l'empereur de Russie avec des facilités de plus pour ce qu'il lui conviendrait d'ordonner. Il chercha donc à attirer Marmont à lui. Il n'y avait entre eux aucun antécédent, ni même aucune relation de société qui pût lui fournir une occasion d'ouvrir des propositions aussi délicates pour le duc de Raguse, qui était encore dans toute la pureté des sentimens qui avaient germé dans son coeur avec les premiers lauriers d'Italie; mais M. de Talleyrand avait à sa disposition M. de Bourienne, qui était le compagnon de la jeunesse du maréchal, et qui, comme lui, avait conçu à la même époque le plus sincère attachement pour l'empereur, et l'avait habilement servi pendant les douze années les plus laborieuses de sa vie. Bourienne avait été éloigné du cabinet, par suite d'imputations fâcheuses. L'empereur, auquel on le peignit comme un homme indigne de la confiance qui lui était accordée, le nomma depuis son ministre à Hambourg. Bourienne résida dans cette ville jusqu'à la réunion de ce pays à la France. Revenu alors à Paris, il y retrouva tous les ennuis qu'il avait déjà essuyés. L'intrigue qui l'avait déplacé du cabinet s'effraya de la possibilité du retour à la faveur d'un homme de talent, et ne ménagea rien pour dissuader l'empereur de le reprendre, ou même de l'employer à quoi que ce fût. On lui rapporta sur le compte de M. de Bourienne des absurdités qui furent suivies de mille tracasseries. Se voyant à la fois abandonné du souverain, et en butte à des persécutions, Bourienne se rangea parmi les ennemis de l'empereur.
Je ne l'approuve pas, mais je le plains, parce que j'ai connu toute l'injustice des reproches qui lui étaient adressés. Je l'ai défendu tant que je l'ai pu, et toutes les fois que j'ai parlé de lui, j'ai trouvé l'empereur bienveillant pour son ancien secrétaire; il n'a pas tenu à moi qu'il l'employât d'une manière convenable, ni que Bourienne ne devînt pas son ennemi. Je ne pus y réussir; Bourienne épousa le parti contraire, et y porta son activité et son talent. Il connaissait tous les replis du coeur de Marmont; il avait été intimement lié avec lui pendant la guerre d'Italie et celle d'Égypte, et il était trop habile pour n'avoir pas aperçu le côté par lequel il fallait l'attaquer. Il avait d'ailleurs un auxiliaire capable de corrompre le coeur que Talleyrand avait intérêt à gâter: c'était Montessuis, ancien aide-de-camp du maréchal, à qui aucun des mouvemens de l'âme de son chef n'avait échappé.
L'intrigue ne faisait que commencer, mais elle était menée par des hommes qui avaient trop d'expérience pour négliger les moyens de la faire arriver à maturité pour le moment où il fallait la porter à l'empereur de Russie, afin d'en recueillir le fruit, qu'elle en attendait. Aussi on ne manqua pas de présenter à Marmont, comme une chose faite ou convenue, une révolution dont au contraire on le faisait le principal acteur. On lui parla au nom de l'amitié, on l'engagea à ne pas perdre cette occasion de conserver les honneurs qu'il avait acquis, de sauver la France, et de rester en position d'être utile à ses amis. Il faut se hâter de le dire, tandis qu'il en est temps encore, Marmont se montra fidèle à ses souvenirs. Il repoussa la séduction, et se retira en annonçant que rien ne pourrait le détacher de ses devoirs, qu'il mourrait à côté de l'empereur. Un ami de madame la maréchale, qui était présent à cette scène, m'a raconté qu'il ne quitta le duc de Raguse qu'à onze heures du soir, et rentra chez lui avec la conviction que ce général tiendrait parole, et se ferait tuer plutôt que d'abandonner l'empereur. Telle était l'opinion que le maréchal Marmont avait laissée de lui à ses amis au moment où il quitta Paris pour rejoindre ses troupes sur le chemin de Fontainebleau. M. de Talleyrand n'avait rien obtenu; mais il était trop habile dans l'art de juger le coeur humain pour renoncer à l'espérance de séduire le maréchal, et l'on verra comment il réussit à l'égarer.
CHAPITRE V.
Méprise de Caulaincourt.—Il se persuade que tout est fini.—Alexandre évite de s'expliquer.—Réception qu'il fait au corps municipal.—Il envoie Nesselrode prendre langue à Paris.—Madame Aimée de Coigny.—Demande de Talleyrand.—Alexandre descend chez lui.
M. de Caulaincourt, en cherchant à connaître la situation des choses à Paris, ne put manquer de s'apercevoir que l'intrigue contre l'empereur s'agitait; ses mouvemens étaient d'autant plus visibles, qu'elle agissait sans entraves, car on avait fait partir tout ce qui aurait pu la croiser. Ne voyant, ne rencontrant partout que des intrus en fonctions, il dut penser que ces nouveaux choix étaient la conséquence des communications que l'on avait déjà eues avec les ennemis. Il dut d'autant plus le croire, qu'à Châtillon il avait été, mieux que personne, à portée de juger de leurs intentions. Il fut dupe des apparences, s'imagina que tout était arrangé, tandis que tout était encore à faire. M. de Talleyrand, chez lequel il ne manqua pas de se rendre, le confirma dans son erreur, car c'est un art particulier aux intrigans expérimentés que de présenter comme déjà fait ce qui est précisément à faire.
M. de Caulaincourt, dont la principale mission était pour le quartier-général de l'empereur de Russie, se hâta de s'y rendre, d'autant plus que là il pouvait s'expliquer le mot de l'énigme par le langage qu'on lui tiendrait, et qu'alors il réglerait la conduite qu'il devait tenir pour la seconde partie de sa mission, c'est-à-dire, pour être à Paris le commissaire de l'empereur pendant le séjour des alliés.
Dès que la capitulation eut été signée et notifiée aux autorités civiles, le conseil municipal s'assembla et alla en corps à Bondy demander à l'empereur de Russie de ménager la capitale. Il avait à sa tête, selon l'usage, le préfet du département et le préfet de police; il s'était mis en route le lendemain de la signature de la capitulation, et avait par conséquent devancé M. de Caulaincourt. Alexandre fit attendre fort long-temps la députation avant de la recevoir, et je tiens de quelqu'un qui était présent qu'il l'accueillit un peu brusquement; ce fut du moins la première impression qu'il fit sur elle. Il se radoucit cependant et lui dit, entre autres choses, que «le sort de la guerre l'avait rendu maître de la capitale, qu'il n'était point l'ennemi de la nation, qu'il n'avait qu'un ennemi en France, que c'était à lui qu'il faisait la guerre. Je plains, ajouta-t-il, les maux qu'il a attirés sur vous, et je tâcherai de les alléger; je mettrai dans Paris le moins de troupes possible, le reste sera placé dans les environs.» Il demanda s'il y avait beaucoup de casernes à Paris; on lui répondit qu'il y en avait pour à peu près dix mille hommes. Il répliqua: «Eh bien! ce sera autant de soulagement pour les habitans, auxquels je ne veux aucun mal, non plus que mes alliés. Vous pouvez les en assurer de ma part et de la leur.» Il congédia le corps municipal, qui remarqua qu'il avait évité de s'expliquer sur des projets que chacun lui connaissait.
Pendant que le conseil municipal se rendait à Bondy, l'empereur Alexandre avait dépêché à Paris son ministre des relations extérieures, le comte de Nesselrode, le même qui avait été attaché à la dernière légation russe. Il l'avait envoyé prendre langue auprès des chefs du parti, et s'assurer au juste des moyens dont la conspiration disposait. Nesselrode descendit chez Talleyrand, qu'il savait s'être encore tout fraîchement mis en communication plus intime avec Hartwell. Les conditions transmises par madame Aimée de Coigny avaient été acceptées. Cette dame, qui avait été successivement duchesse de Fleury, madame de Montron, et était redevenue, par suite de son divorce, ce qu'elle était d'abord, s'était adressée à son grand-père, le maréchal de Coigny, qui était à Londres. Celui-ci courut offrir au roi le repentir et le dévoûment de M. de Talleyrand, et lui soumettre les réserves du diplomate. «Acceptez, répondit le prince; si je remonte sur mon trône, vous pouvez tout promettre.» Ce marché, connu de Castlereagh, ne devait pas être ignoré de l'empereur de Russie. Nesselrode pouvait adopter celui des projets de Francfort ou de Londres qui lui convenait le mieux. Son choix ne fut pas long.
Alexandre avait depuis long-temps résolu de changer la dynastie qui gouvernait la France, si les événemens ne s'opposaient pas trop à ses desseins. Il s'était arrêté à cette idée depuis la conférence qu'il avait eue à Abbo avec Bernadotte, et n'avait sans doute appelé Moreau que pour le faire concourir à l'exécution de son dessein. Nesselrode somma en conséquence Talleyrand de tenir ses promesses. Celui-ci répondit qu'il ne demandait pas mieux, mais que, pour le faire avec succès, il fallait que l'empereur Alexandre lui donnât une marque solennelle de bienveillance qui le mît à même de se saisir de l'influence dont il avait besoin pour exécuter ce qu'il avait promis. Alexandre lui fit répondre sur-le-champ qu'il irait descendre et prendre son quartier chez lui.
M. de Caulaincourt, en sortant de la barrière de Paris pour se rendre à Bondy, s'annonça aux avant-postes russes comme parlementaire; on l'y retint jusqu'à ce que l'on eût pris les ordres de l'empereur. Alexandre fit dire de le recevoir; il rencontra, comme il se rendait au quartier-général, le corps municipal qui en revenait.
Je ne me rappelle pas si M. de Caulaincourt arriva jusqu'à Bondy avant d'être admis près de l'empereur de Russie, ou s'il le rencontra en chemin, venant lui-même à Paris, pour y entrer à la tête de son armée, qui était assemblée sur la route; mais je suis certain qu'Alexandre, en l'accueillant, lui dit: «Il est bien temps de venir lorsqu'il n'y a plus de remède. Je ne puis vous entretenir à présent; rendez-vous à Paris, je vous y verrai.» M. de Caulaincourt y revint fort attristé de voir ses pressentimens se réaliser. Il alla à la préfecture de la Seine et à celle de police, où l'on était tout-à-fait désabusé sur les intentions qu'on attribuait à l'empereur de Russie; on n'osait plus ni méconnaître son devoir, ni se compromettre davantage pour celui que la fortune couronnait de ses faveurs. Si M. de Caulaincourt eût voulu déployer son caractère de commissaire de l'empereur, la moindre chose qui eût pu lui en arriver était non seulement de n'être pas reçu par l'empereur de Russie, qui devait venir le soir même, mais encore de se faire renvoyer. Il fut donc obligé de laisser à chacun sa stupeur et de se contenter d'observer, ce qui était une douloureuse extrémité.
La colonne russe entra à Paris vers midi ou une heure le lendemain de la capitulation. C'est alors que les coeurs généreux eurent à souffrir d'un spectacle si affligeant pour des Français qui avaient été fiers de la gloire de leur pays.
Nos armées sont aussi entrées triomphantes dans les capitales étrangères, et, qui plus est, à la suite de batailles mémorables qui ont donné leur nom à toute la campagne dans laquelle elles ont eu lieu. On dira encore long-temps la campagne de Marengo, la campagne d'Austerlitz, d'Iéna et de Moscou. Elles seront toujours les monumens de notre histoire en dépit de l'envie; mais quoiqu'à la suite de ces événemens glorieux pour nous, les vaincus aient eu la consolation de nous faire expier nos victoires, nous n'avons pas vu leurs familles accourir au-devant de nous ni nous recevoir comme des libérateurs; on n'est point venu embrasser nos bottes. Nos regards n'ont rencontré que de l'affliction, nous n'avons point vu de bassesse à Vienne et à Berlin, où l'on était fondé à craindre nos ressentimens. On garda la dignité nationale; on ne nous accorda que ce que l'on ne pouvait pas nous refuser.
Il était réservé à Paris d'offrir un honteux contraste, et de montrer aux ennemis qu'il était resté indifférent à notre gloire, tout en devenant dépositaire de tant de trophées accumulés dans ses murs. On blâmera sans doute cette manière de s'exprimer, mais mon intention est de n'adresser de reproches qu'aux hommes qui se sont dégradés dans cette circonstance. Je signale les bassesses de l'époque, afin que nos neveux, en se pénétrant de l'indignation qu'elles doivent faire naître, connaissent toutes les souillures qu'ils ont à purger.
Tout pousse, en France; les lauriers y sont indigènes: on a pu en faire une ample récolte. C'est une preuve qu'ils y avaient été bien cultivés, et que l'on avait besoin de les naturaliser où on les a transportés. Les ravisseurs en ont usé ainsi que l'on fait ordinairement du bien mal acquis; mais les racines et le climat nous restent, tout n'est pas perdu lorsqu'on a conservé du courage avec l'amour de la patrie.
Il y avait une foule innombrable pour voir entrer l'armée russe. La curiosité en avait réuni la majeure partie, l'indignation avait assemblé l'autre. La classe qui avait été jusqu'alors insignifiante dans la société, où elle était contenue dans les bornes de la bienséance, rompit le frein qui bridait les haines particulières. On vit des femmes, et même des femmes titrées, sortir des bornes du respect qu'elles se devaient à elles-mêmes, pour se livrer en public à l'exaltation, au délire le plus honteux. On les vit se jeter à travers les chevaux du groupe qui accompagnait l'empereur de Russie, et lui témoigner un empressement plus propre à attirer le mépris qu'à concilier la bienveillance. On en vit d'autres, qui ne vivaient que des bontés de l'empereur, courir les rues en calèche, ameutant le peuple et lançant des imprécations contre celui dont elles n'avaient cessé d'éprouver les bienfaits. Enfin, on en vit dont le deuil était à peine expiré, et dont les larmes auraient dû couler encore, s'offrir en spectacle à ce triomphe, et y paraître avec des bouquets de myrte et de laurier qu'elles jetaient sous les pieds des chevaux, au lieu de chercher parmi une population indignée des vengeurs à leurs maris; elles employèrent à tresser des couronnes pour ceux qui avaient arraché la vie à ces infortunés, les fleurs dont elles devaient orner leur tombe.
Chaque membre de cette armée nombreuse que les alliés déployèrent aux yeux de la capitale portait au bras droit une écharpe blanche, qui servit à échauffer la multitude. On a dit, et eux-mêmes l'ont répété, que cette distinction avait été donnée aux troupes de la coalition, parce qu'il était arrivé que, ne se connaissant pas à cause de la variété de leurs uniformes, elles s'étaient réciproquement prises pour ennemies, et s'étaient battues entre elles. Que cela soit vrai ou non, la multitude, qui ne juge que par les yeux, n'en donna pas moins à ce signe de reconnaissance une autre interprétation qui devint favorable à l'exécution des projets de l'empereur Alexandre.
Les troupes ennemies remplirent Paris et les environs; elles portèrent en même temps des corps avancés sur les routes de Fontainebleau et d'Orléans.
L'empereur de Russie, qui s'était réservé le rôle de l'Agamemnon de la croisade, vit bien que déjà il était l'arbitre du sort de ce même monarque qu'à une époque non éloignée encore, il était venu implorer dans un triomphe mieux mérité que celui dont il étalait la pompe. La vraie puissance est généreuse; le coeur dans lequel cette vertu n'habite pas est privé par la nature de la première des qualités nécessaires à celui qui veut s'élever au-dessus de ses semblables. L'empereur Alexandre laissa défiler les troupes, et se rendit, comme il l'avait annoncé, chez M. de Talleyrand. Les moyens qu'on voulait mettre en oeuvre avaient été ébauchés dans l'entrevue qu'avait eue le diplomate avec M. de Nesselrode; l'autocrate reprit sur-le-champ la discussion, et se laissa facilement convaincre que ce qu'il y avait de mieux à faire était ce qu'il désirait[5]. La chute de l'empereur fut arrêtée; mais on voulut ménager l'amour-propre national. On convint de faire exécuter par des mains françaises ce qui eût révolté de la part des alliés. En conséquence, M. de Talleyrand fut chargé de réunir ses amis, de se concerter avec ses complices, afin d'aviser aux moyens qu'exigeait la circonstance.
Ses choix étaient déjà à peu près faits. La capitale restée, pour ainsi dire, sans administrateurs lui fournissait un prétexte plausible; il eut recours au sénat, et adressa de suite aux divers membres de ce corps qui étaient encore à Paris des lettres de convocation. La mesure était illégale et compromettait sans retour ceux qui s'en rendaient complices; mais les chefs de la coalition savaient comment on enhardit les hommes. Ils avaient assuré leur avenir à ceux qui étaient accourus au-devant de la séduction[6]; ils ne pouvaient hésiter à donner des garanties à ceux qu'ils cherchaient à compromettre. Ils s'engagèrent à ne traiter ni avec Napoléon ni avec aucun membre de sa famille, et, confondant, par une fiction odieuse, une poignée de traîtres avec la nation, ils couvrirent les murs de la capitale d'une pièce où, après avoir accueilli les voeux de la nation française, ils déclarèrent:
«Que si les conditions de la paix devaient renfermer de plus fortes garanties lorsqu'il s'agissait d'enchaîner l'ambition de Bonaparte, elles doivent être plus favorables lorsque, par un retour vers un gouvernement sage, la France elle-même offrira l'assurance du repos.
«Les souverains proclament en conséquence qu'ils ne traiteront plus avec Napoléon Bonaparte, ni avec aucun membre de sa famille;
«Qu'ils respectent l'intégrité de l'ancienne France telle qu'elle a existé sous ses rois légitimes. Ils peuvent même faire plus, parce qu'ils professent toujours les principes que, pour le bonheur de l'Europe, il faut que la France soit grande et forte;
«Qu'ils reconnaîtront et garantiront la constitution que la nation française se donnera. Ils invitent, par conséquent, le sénat à désigner sur-le-champ un gouvernement provisoire, qui puisse pourvoir aux besoins de l'administration, et préparer la constitution qui conviendra au peuple français.
«Les intentions que je viens d'exprimer me sont communes avec toutes les puissances alliées.
«Paris, le 31 mars 1814, trois heures après midi.
«Signé, ALEXANDRE.»
Ceux mêmes qui s'étaient le plus donné de mouvement pour favoriser les vues de Talleyrand étaient bien loin de prévoir tous les maux qu'ils préparaient; ils étaient même persuadés qu'il leur était réservé de les détourner. L'empereur de Russie, dans ce premier entretien, confia-t-il à M. de Talleyrand le fond de sa pensée et son dernier projet? Je ne le pense pas, quoi qu'en dise M. de Pradt. Je n'ai, il est vrai, à cet égard, que mes conjectures, mais elles ont aussi leur valeur. Je vais les rapporter.
CHAPITRE VI.
Composition du gouvernement provisoire.—M. de Pradt.—Le duc de Vicence reçoit ordre de se retirer.—Marmont, séductions dont on l'entoure.—M. de Bourienne.—Le duc de Raguse ne veut rien entendre.—Artifices d'Alexandre.—Toujours M. de Talleyrand.—Il envoie des émissaires à Fontainebleau et à Essone.—Le maréchal Oudinot.—Montessuis.—Marmont se laisse séduire.—Conseil des généraux.
Je tiens d'un homme qui a servi de secrétaire à M. de Talleyrand dans cette circonstance, que ce grand désorganisateur avait fait son thème de deux manières; il avait porté sur la liste des personnes dont il voulait composer le gouvernement provisoire:
1° Lui-même, comme président;
2° Beurnonville, qui avait été son agent en Espagne et en Russie;
3° Jaucourt, son collègue de révolution;
4° Dalberg, sa créature, qu'il avait marié à la fille de madame de Brignole;
5° M. Barthélemy le sénateur, homme généralement estimé.
Ces choix n'annonçaient pas assurément le projet de rappeler la branche aînée de la maison de Bourbon, et garantissaient une majorité constante aux opinions de M. de Talleyrand. Ce ne fut qu'après l'entretien qu'il eut avec l'empereur de Russie qu'il substitua l'abbé de Montesquiou à M. Barthélemy. Ainsi le marché d'Hartwell n'était pas ce dont il se souciait le plus, et si l'empereur Alexandre ne lui eût laissé entrevoir qu'il penchait pour le retour de la maison de Bourbon, il est probable que le diplomate n'eût pas tenu grand compte de son traité. Une chose qui prouve combien peu il était disposé à travailler pour la légitimité, c'est que, même après avoir saisi la véritable pensée de l'autocrate, il ne prit parmi les amis de la monarchie que l'abbé de Montesquiou, afin de conserver la majorité, dans le cas où l'empereur de Russie ne se serait pas tellement prononcé qu'il n'y eût encore espérance de lui faire adopter une idée qu'on n'avait peut-être pas osé lui développer, et qui aurait rencontré des obstacles, s'il y avait eu dans le gouvernement plus d'un membre de la couleur de M. de Montesquiou.
Le gouvernement composé, on s'occupa de pourvoir aux places principales de l'administration. On fit choix de M. l'abbé Louis, conseiller d'État, pour les finances;
De M. Beugnot, conseiller d'État, pour l'intérieur;
De M. Malouet, conseiller d'État (en exil), pour la marine;
Du général Dupont, pour la guerre;
De M. Anglès, maître des requêtes, qui était chargé du troisième arrondissement de la police, pour le ministère de la police générale;
Du général Dessoles, pour le commandement de la garde nationale;
De l'archevêque de Malines, pour la légion d'honneur;
Et de M. de Bourienne, pour l'administration des postes.
Ces travaux préparatoires achevés, M. de Talleyrand se rendit au sénat, où toutes ces mesures furent converties en décret.
Les divers individus que M. de Talleyrand s'était associés prirent possession des différentes branches d'administration auxquelles ils étaient si illégalement appelés, sans rencontrer aucune opposition, parce qu'on aime à voir sa responsabilité à couvert lorsqu'on a besoin à chaque instant d'une direction nouvelle.
Ces places pourvues, l'administration se trouva organisée et commença à se donner du mouvement. Elle annonçait, ou du moins elle ne dissimulait pas ses vues, mais elle n'avait encore arboré aucun signe, pris aucune couleur que n'avouât pas la nation.
Le préfet de la Seine, M. de Chabrol, et le préfet de police, M. Pasquier, furent conservés, parce qu'ils convenaient l'un et l'autre aux deux hypothèses sur lesquelles M. de Talleyrand avait fait son thème. Ces deux magistrats n'étaient point des hommes de révolution, ils ne pouvaient qu'obéir aux événemens; on ne les avait laissés à Paris que pour cela.
M. de Talleyrand assembla chez lui les membres du gouvernement provisoire, et les présenta, ou, pour mieux dire, les livra à l'empereur de Russie, qui ne leur parla qu'en protecteur des grands travaux qu'ils allaient faire[7]. Il connaissait assez les hommes pour savoir que c'était la manière la plus sûre de les faire courir au-devant de ses désirs. Je tiens de l'archevêque de Malines lui-même, qu'il demanda dans cette présentation un entretien particulier à l'empereur Alexandre qui le lui accorda; il lui dit que, «quoi que l'on se proposât de faire, l'opinion ne se prononcerait pas tant qu'on ne serait pas assuré de ses sentimens particuliers, et que d'ailleurs la présence de M. de Caulaincourt à Paris glaçait tout le monde.»
La puissance de l'empereur Alexandre était déjà assez bien établie pour lui assurer le succès de ce qu'il allait entreprendre. Il donna audience le soir même à M. de Caulaincourt. Ce dernier ne m'a pas communiqué les détails de l'entretien, mais assurément il ne fut pas reçu comme l'ambassadeur de France, quoiqu'il le fût du reste avec la bienveillance habituelle que l'empereur de Russie employait à son égard. Le duc de Vicence ne voyait que trop ce qui allait arriver. Il était le seul qui eût eu assez de relations directes avec ce prince pour ne pas craindre de prendre le ton qui convenait à la circonstance, sans cependant le dépasser; il est présumable qu'il fit tout ce qui lui fut possible pour détourner l'orage, ou tout au moins suspendre l'explosion. Mais tous ses efforts furent inutiles; Alexandre lui notifia sèchement que sa présence comprimait l'opinion, qu'il l'empêchait de se prononcer, et que cependant les souverains avaient besoin de la connaître pour prendre une décision. En conséquence, il lui signifia qu'il eût à s'éloigner, que les alliés n'avaient rien à répondre aux communications qu'il avait faites.
Cette injonction, et surtout la déclaration dont les murs de la capitale étaient couverts, avaient accru les chances de la conspiration. Les sénateurs, étourdis par l'orage et comprimés par une surprise que je raconterai tout à l'heure, ne pouvaient opposer de résistance; la déchéance fut mise en délibération. Chacun était plus ou moins engagé, personne n'essaya de combattre la mesure, et la chute de l'empereur fut prononcée.
M. de Caulaincourt s'éloigna et revint à Fontainebleau, où l'empereur avait réuni sa faible armée, qui ne comptait pas soixante mille combattans. On juge aisément de la situation d'esprit dans laquelle le jeta la réponse d'Alexandre. Il avait auprès de lui les maréchaux Berthier, Moncey, Lefebvre, Ney, Macdonald, Oudinot, Mortier et Marmont, dont le quartier-général était à Essone, à moitié chemin sur la route de Fontainebleau à Paris; celui du maréchal Mortier était auprès de Villeroi, un peu en arrière d'Essone du côté de Fontainebleau, de sorte que le premier faisait tête de colonne.
Avant de quitter Paris, il avait transmis à l'empereur la capitulation qu'il avait signée, et lui avait fait dire que, s'il voulait rentrer de force dans la capitale, il devait s'attendre à la voir tout entière s'armer contre lui. L'aide-de-camp rendit le message tel que le lui avait donné le duc de Raguse, mais il ne fut pas à l'épreuve de cet horrible mensonge; il en fut long-temps malade, et avoua à quelqu'un qui me l'a répété, que cette coupable faiblesse avait empoisonné sa vie.
Marmont alla lui-même voir l'empereur à Fontainebleau, mais ne lui dit pas un mot de ce qui s'était passé chez lui le soir de la capitulation; il se retira, et était déjà rentré à Essone lorsque M. de Caulaincourt y passa en revenant de chez l'empereur de Russie. L'empereur avait laissé ignorer aux maréchaux qui étaient près de lui les dangers qui menaçaient l'État; mais les uns et les autres avaient leurs familles à Paris, ils furent bientôt instruits de tout ce qui s'était fait ou se préparait: on y prenait une résolution dont le mot de ralliement n'était pas encore prononcé. Les murailles étaient tapissées de proclamations de Louis XVIII; c'était l'idée principale que l'on jetait dans la multitude: était-ce par l'ordre ou avec l'assentiment de l'empereur de Russie qui voulait tâter l'opinion sans avoir l'air de la diriger, afin de pouvoir se retirer de la partie, si cela devenait nécessaire à une autre idée qu'il prévoyait peut-être qu'il serait obligé d'adopter; ou bien était-ce M. de Talleyrand qui faisait placarder ces proclamations, d'après l'ordre tacite ou les communications de ce prince? Je ne pourrais le dire, mais ni l'un ni l'autre n'ignoraient ce qui se passait; ils n'avaient qu'à prononcer un mot pour mettre un terme au désordre.
Malgré l'espèce d'anonyme que l'on voulait donner à la publication des proclamations du roi, on ne pouvait pas se méprendre sur leur point de départ. Que ce fût, au reste, l'empereur Alexandre ou M. de Talleyrand qui les fît répandre, l'un et l'autre avaient des motifs pour ne pas se laisser apercevoir; je m'explique. L'empereur Alexandre n'avait cessé de répéter qu'il ne faisait la guerre qu'à l'empereur, qu'il n'en voulait ni à la France ni aux Français. Il tenait ce langage pour détacher la nation de son chef, dépopulariser celui-ci, et arrêter l'élan que l'on cherchait à donner à la population; s'il avait annoncé le projet qu'il exécuta, personne n'aurait été dupe de ses discours, et la plus grande faute qu'il aurait pu faire aurait été de permettre que l'on affichât les proclamations de Louis XVIII dans les villes où il entrait; il aurait vu, s'il l'avait fait, les campagnes accourir sous les bannières de l'insurrection qui se serait organisée toute seule. Ses promesses fallacieuses de bonheur prévinrent le mouvement, et finirent par lui donner la victoire.
Alexandre avait non seulement la nation à abuser, il fallait aussi donner le change à l'empereur d'Autriche, se ménager les moyens de se rejeter sur l'opinion et d'attribuer à ses exigences ce qui n'était que son ouvrage. Aussi ne fut-ce qu'après la rupture des conférences de Châtillon, et aux portes de Paris, que l'on commença à jeter les proclamations aux avant-postes français.
L'empereur d'Autriche avait assurément beaucoup de griefs particuliers contre l'empereur, mais on ne peut lui faire l'injure de supposer qu'il eût été insensible au rôle humiliant qu'on lui faisait jouer en l'attachant au char du conquérant, qui ne lui laissait, pour sa part de triomphe, que la détrônisation de sa fille. Il serait injuste de croire que ce prince eût été indifférent à tout ce qu'il aurait vu faire pour y parvenir, si l'empereur de Russie lui avait laissé entrevoir son projet; il n'y a pas de père, quelle que soit sa condition, qui n'aime à se persuader que l'on trompait celui d'Autriche, qui avait présenté sa fille à l'amour des Français, parée de ses vertus et riche de la tendresse de son père.
On doit encore supposer que, si ce prince eût soupçonné que le projet que nourrissait l'empereur de Russie en franchissant le Rhin était de détrôner sa fille, non seulement il aurait répondu sur un autre ton à celle-ci, dans la série de lettres qu'il lui écrivit depuis l'invasion de notre territoire, mais encore, qu'au lieu de s'en tenir à lui conseiller d'engager son mari à faire la paix, il lui aurait dit franchement les dangers qu'elle courait elle-même. On doit ajouter encore qu'il ne se serait pas tenu de sa personne aussi éloigné du quartier-général de l'armée alliée, qu'il ne rejoignit qu'à Paris. On lui fit voir les choses sous les couleurs qu'il plut à l'empereur de Russie de leur donner. C'est par ces diverses considérations que l'empereur Alexandre évitait encore d'avouer une révolution qui dès-lors n'aurait plus été considérée que comme son ouvrage.
M. de Talleyrand avait des raisons plus fortes encore pour se ménager. D'abord il ne se souciait nullement au fond du retour de la branche aînée de la maison de Bourbon, avec laquelle il avait trop de comptes à régler et pas assez de temps pour traiter de ses intérêts personnels. Il jugeait bien que la volonté de l'empereur de Russie l'emporterait; néanmoins il ne désespérait pas encore de lui surprendre une détermination qui pourrait changer tant qu'elle n'aurait pas été annoncée publiquement.
D'un autre côté, il savait bien qu'il ne pouvait pas se flatter de consommer l'oeuvre qu'il se proposait tant que l'armée resterait fidèle à l'empereur, parce que la majorité de la nation s'y rallierait toujours. Il vogua à travers toutes ces difficultés, en donnant des espérances à ceux qui voulaient le retour pur et simple de la maison de Bourbon, et en calmant les inquiétudes de ceux qui le craignaient. Il se servit tour à tour des uns et des autres pour mettre à fin ce qu'il projetait. Il avait expédié M. de Montessuis près du maréchal Marmont, à Essone, et en même temps il avait envoyé le général Lamotte[8] au duc de Reggio, dont cet officier avait été aide-de-camp.
Ces deux messagers avaient chacun un langage différent à tenir pour faire arriver leur mission au même résultat.
Ils avaient pour moyens de persuasion l'assurance que l'empereur de Russie était décidé à ne pas traiter avec l'empereur, que ce n'était qu'à lui qu'il en voulait, et que hors lui il accorderait tout ce qui lui serait proposé.
C'était le langage convenu pour le maréchal Oudinot, parce qu'il était à sa portée et de nature à être répandu dans l'armée, où il pouvait faire germer l'idée d'un lâche abandon que provoqua même le maréchal, dans la persuasion qu'il ne s'agissait que de sacrifier l'empereur. On se garda bien de lui présenter la question sous une autre face; car ses antécédens n'étaient pas de nature à faire croire qu'il pût jamais transiger avec les Bourbons. La perspective lui sourit; il se montra facile dans tout ce qu'on lui proposa, et prit les engagemens qu'on voulut, sans même réfléchir aux conséquences qu'ils allaient avoir.
Montessuis s'y prit autrement avec Marmont. Il annonça au maréchal que la résolution d'Alexandre était arrêtée, que ce prince avait déclaré qu'il ne traiterait plus ni avec l'empereur ni avec aucun membre de sa famille. Il lui peignit les malheurs qui allaient fondre sur la France, les divisions, la guerre civile avec les horreurs qu'elle traîne à sa suite; car on était bien décidé à rejeter la régence, attendu qu'elle ramènerait forcément l'empereur au pouvoir. Il insista d'autant plus sur ce point, que c'était le moyen de décider Marmont, et de donner un but à sa défection. En effet, si la régence eût été proclamée, sa position était faite, tandis que placé vis-à-vis de l'anarchie révolutionnaire tout était compromis. Dès-lors il ne devait pas balancer sur ce qu'on lui proposerait, fût-ce même le retour des Bourbons, parce que d'une part il avait des honneurs à conserver, et que dans sa vanité il se flattait d'en acquérir de nouveaux en donnant l'exemple de l'abandon. Ces considérations étaient les seules qui fussent capables d'égarer Marmont, et sans la défection d'une partie de l'armée on ne pouvait rien exécuter de ce que voulait l'empereur de Russie. Montessuis ajouta que «nécessairement il y aurait anarchie si l'on ne prenait pas bien vite un parti pour ramener tout à un même pouvoir; que l'essentiel était d'avoir un point de ralliement. Il lui dit que c'était tellement l'opinion de M. de Talleyrand, que ce prince venait d'écrire à M. le comte d'Artois, parce qu'il préférait les Bourbons, que Bordeaux avait reconnus, aux jacobins qui commençaient à surgir de toutes parts; que si lui, Marmont, dont les qualités sociales étaient si aimables, les sentimens patriotiques si élevés et les talens militaires si connus, voulait se couvrir de gloire en donnant à l'armée le courageux exemple de se rallier à ce parti, il éviterait la guerre civile, ce qui était la plus belle couronne qu'il pût ambitionner. Il lui dit qu'indépendamment de la satisfaction personnelle qu'il en recueillerait, son exemple lui donnerait les premiers droits aux faveurs, d'autant plus que déjà les commissaires du roi prenaient à Paris note de tous ceux qui se présentaient, qu'ils recevaient leurs sermens d'obéissance et de fidélité.» Cela était faux; on cherchait encore un traître, Marmont le vit et repoussa le rôle qu'on lui destinait.
L'intrigue ne se rebuta pas. Elle mit en campagne de nouveaux émissaires et l'on vit affluer à Essone une foule d'hommes qui, tout couverts des bienfaits de l'empereur, n'insistaient pas moins vivement auprès du maréchal pour l'en détacher. Le duc résista encore, mais il avait admis des individus dont il ne devait pas tolérer la présence: il ne tarda pas à porter la peine de sa témérité. Compromis comme ils étaient, les chefs du parti qui s'était livré à l'étranger n'avaient d'autre alternative que de réussir ou de s'expatrier. Ils le sentaient; aussi ne négligeaient-ils rien pour consommer la défection qu'ils méditaient. Ils firent agir ceux des magistrats qui pouvaient exercer quelque influence sur le maréchal; ils lui dépêchèrent quelques-uns de ses amis, et en même temps qu'ils lui dépeignaient la cause de l'empereur comme à jamais perdue, ils sollicitaient Schwartzenberg à lui offrir une sorte de planche de salut, à l'aide de laquelle il pût se flatter d'échapper au naufrage. Le généralissime y consentit: ses ouvertures furent accueillies et les bases de la défection arrêtées[9]. Mais le duc de Raguse savait bien que, s'il lui était possible d'abuser ses troupes, il n'en était pas ainsi des généraux; il savait qu'il dépendait d'eux de faire tout manquer ou tout réussir. Il se détermina en conséquence à leur communiquer les propositions qui lui étaient faites, sous prétexte que cela les intéressait personnellement, et qu'il ne voulait pas décider de la principale action de leur vie sans leur assentiment; il les appela à une espèce de conseil, où assistèrent entr'autres Compans, Souham et Bordesoulle. Le dernier était à coup sûr un des hommes les plus braves qui aient existé. Pour passer dans une armée ennemie, il faut qu'il ait été étrangement abusé, car il était capable d'entreprendre de la combattre à lui seul.
Marmont, qui exerçait une certaine puissance d'opinion, puissance qui dérivait d'ailleurs du commandement dont il savait faire sentir le poids, communiqua à ses généraux ce qui venait de se passer entre lui et M. de Montessuis. Il leur fit un long et affligeant détail de tous les maux qui allaient accabler la patrie, si quelqu'un ne donnait pas l'exemple de la réunion à un pouvoir qui pourrait se consolider et préserver la France de l'anarchie. Il leur dit que ce pouvoir était la maison de Bourbon, que les alliés rappelaient au trône, et avec laquelle Paris était déjà entré en arrangement; que la France ni les Français n'y perdraient rien; qu'il n'y aurait que l'empereur de sacrifié. Il leur annonça que, quant à lui, son parti était pris; qu'il les avait assemblés pour le leur communiquer, les laissant les maîtres de leurs déterminations. Il n'ignorait pas qu'un esprit supérieur entraîne toujours les faibles, particulièrement dans des circonstances hors de la portée des intelligences communes.
Les généraux de son armée ne pouvaient d'ailleurs suspecter les intentions de leur chef, dès qu'il s'agissait de l'empereur. Ils crurent qu'il n'obéissait qu'à une rigoureuse nécessité, et adoptèrent le parti qu'il avait pris, déplorant toutefois d'être réduits à abandonner leur souverain.
On suivit les relations qu'avaient ouvertes Schwartzenberg. Les conditions de la défection furent discutées, convenues, sans néanmoins être signées[10]. Marmont conserva en conséquence la position qu'il occupait. Il continua de faire tête de colonne, soit qu'il balançât encore, soit même qu'il voulût revenir sur la surprise qu'on lui avait faite.
CHAPITRE VII.
L'empereur de Russie hésite.—Consternation des conspirateurs.—Le gouvernement provisoire est sur le point de se dissoudre.—Conseil.—Le général Dessoles; ses sollicitudes pour mademoiselle de Dampierre.—M. de Pradt.—L'empereur se dispose à marcher sur Paris.—Ce qui l'arrête.—Abdication.—Encore Marmont.—Projet coupable.—Ce que c'est que les garanties que veulent les alliés.—Étonnement de M. de Nesselrode.—En Russie on n'hésiterait pas tant.
Les choses allaient moins bien à Paris. L'empereur de Russie s'était tellement ménagé les moyens de changer de résolution, que je tiens de M. Anglès lui-même que les conspirateurs crurent un instant la partie perdue. La chose fut au point qu'au sortir d'une conférence qui avait eu lieu chez l'empereur de Russie, il fit charger sa voiture de voyage, persuadé que tout était fini. Ce fut l'engagement pris par Marmont qui ramena la sécurité dans toutes ces consciences coupables.
Il y avait à Paris de bons esprits qui, sans être bien contens du gouvernement impérial, se trouvaient humiliés d'être l'objet de la spéculation et du trafic de quelques intrigans accoutumés à tout servir et à tout trahir.
On remarquait une direction indiquée au mouvement, que l'on excitait sans faire connaître la puissance qui l'appuyait. On avait l'exemple récent de Bordeaux: lorsque le maire de cette ville s'était déclaré pour le duc d'Angoulême, on avait usé de son influence pour faire arborer les couleurs royales. Les notables s'étaient assemblés et avaient été en corps demander au général commandant les troupes anglaises qui avaient pris possession de la ville, si c'était par son ordre que l'on y déployait des signes propres à allumer la guerre civile; et celui-ci avait répondu qu'il ne protégeait particulièrement aucun parti, qu'il laissait chacun libre d'en agir comme il l'entendait.
À Paris, on voyait le corps municipal qui était excité à s'immiscer dans le changement de gouvernement. Quelques uns de ses membres même, tels que l'avocat Bellart et l'ancien notaire Pérignon, n'avaient pas craint de se mettre en avant. Tout cela avait fait penser ceux qui redoutaient de nouveaux orages, ou ne voulaient pas servir de marche-pied à quelques intrigans. Plusieurs bonnes têtes imaginèrent d'écrire à l'empereur Alexandre, en conservant l'anonyme, mais en employant le style qui porte la conviction. On ne lui épargna pas les représentations sur l'estime ou la confiance que méritaient les hommes qui travaillaient en son nom.
Peut-être aussi lui-même chercha-t-il, par d'autres voies, à s'assurer au juste du véritable état de l'opinion. Soit que la masse d'intérêts qu'il fallait froisser l'ébranlât, soit toute autre considération, toujours est-il qu'il fut sur le point de répudier les casse-cous politiques qui s'attachaient à ses pas. Quelle influence ne pouvait pas avoir, dans cet état d'indécision, la présence de l'impératrice à Paris!
M. de Talleyrand, voyant les incertitudes de l'empereur Alexandre, craignit que ce prince ne lui échappât. Il jugea bien que l'on ne parviendrait pas à décider qui que ce fût à se prêter aux mesures nécessaires pour prévenir tout retour de l'empereur, si Marie-Louise restait sur le trône. Comme le danger était imminent et le devenait chaque jour davantage, il abandonna l'idée de la régence et se rallia aux Bourbons. Ce parti n'était pas sans inconvéniens pour lui, mais il excluait toute idée de retour après une transaction aussi étrange, aussi subite; il ne pouvait pas manquer de lui offrir des moyens de revenir à son premier thème, en faisant mouvoir le parti de la révolution avant de laisser les Bourbons s'établir. La chose était facile: la plupart des places administratives étaient occupées par des hommes du parti.
Voilà donc Talleyrand décidé à faire adopter ce qu'il repoussait jusque-là de toutes ses forces. Dès lors il ne chercha plus qu'à fixer les irrésolutions de l'empereur Alexandre, et ne craignit pas, comme on dit, de le mettre au pied du mur. Il devenait au reste urgent de le décider, car le diplomate était déjà en butte aux reproches de tous ceux qui s'étaient engagés avec lui dans cette entreprise. Le gouvernement provisoire fut même sur le point de se dissoudre. M. de Talleyrand avait trop d'expérience des hommes et des affaires pour manquer de tête dans cette occasion: il réunit, à ce qui m'a été rapporté, les membres du gouvernement provisoire, à l'issue de la conférence qui avait dissipé tant d'illusions; il leur montra les dangers que chacun d'eux courait; il les détermina sans peine à le suivre chez l'empereur de Russie, qui occupait le premier étage de son hôtel. Il porta la parole et observa à ce prince que les personnes qui l'accompagnaient s'étaient exposées à tout perdre pour assurer son triomphe, que seuls ils avaient contenu la population dans l'obéissance, qu'ils n'avaient pas craint de compromettre leur existence, celle de leurs familles pour le servir, que pour prix de tant de dévouement ils allaient être abandonnés aux vengeances qu'ils avaient si aveuglement provoquées. Dans ce triste état de choses, ils venaient tous le supplier de leur assurer un asile, s'il persistait dans le dessein qu'il leur avait manifesté. Alexandre les rassura sur les dangers dont ils se croyaient menacés, et leur dit qu'à la vérité ses idées n'étaient pas encore arrêtées, mais qu'il n'abandonnerait pas des hommes qui avaient tout compromis pour son service, et leur assurerait une existence dont ils seraient satisfaits. Les choses en étaient là lorsque M. de Talleyrand acquit la certitude qu'il pouvait compter sur la défection de Marmont et sur le zèle d'Oudinot. Dès-lors il fut plus assuré de réussir, et ne manqua pas de transmettre ses espérances à l'empereur de Russie, qui assembla le lendemain le conseil dans lequel on agita définitivement la question du renversement du gouvernement impérial en France. Je tiens d'un des membres de ce conseil le détail de ce qui s'y passa. Il était composé de l'empereur Alexandre, du roi de Prusse, du prince de Schwartzenberg, de M. de Metternich, et je crois du ministre d'Angleterre; je n'oserais cependant assurer que ce dernier y fut. De Français, il y avait M. de Talleyrand, le duc Dalberg, M. Louis, le général Dupont, le général Dessoles, l'archevêque de Malines; je crois, sans en être sûr, que MM. de Montesquiou (l'abbé), Beurnonville et Jaucourt en faisaient partie. Ce fut l'empereur Alexandre qui ouvrit la discussion. Il déclara qu'il avait dessein de renverser le gouvernement impérial, mais qu'avant de l'annoncer publiquement, il désirait connaître quel était l'ordre de choses qu'on pourrait lui substituer, pour éviter les dissensions intestines qui avaient déchiré ce pays pendant tant d'années. Il s'adressa à M. de Talleyrand en l'invitant à donner son opinion; celui-ci, ne voulant pas émettre devant tant de monde une opinion qui n'aurait peut-être pas été adoptée, et qui deviendrait peut-être un motif pour le faire éloigner de la faveur du gouvernement qui allait être élu, fit dans cette occasion ce que je lui ai vu faire dans les conseils où l'empereur l'appelait.
Il parla avec sa facilité ordinaire, insista sur la nécessité d'abattre l'empereur, mais aussi il énuméra les immenses intérêts qui reposaient sur le système impérial et en étaient inséparables. Il dit que l'on ne pouvait lui substituer qu'un ordre de choses qui garantirait à chacun la conservation de ce qu'il avait acquis, si l'on ne voulait pas faire revivre tous les désordres. Il ne s'expliqua pas plus clairement, mais son discours prouvait assez qu'il penchait toujours pour la régence. M. Louis laissait entrevoir les opinions qui furent reproduites par toutes les créatures du diplomate. Enfin arriva le tour du général Dessoles. Interpellé de s'expliquer sur ce qu'il convenait de faire, il répliqua vivement, en s'adressant à Alexandre: «Sire, la régence n'est qu'un mot; le tigre est derrière, et ne tardera pas à reparaître, si on la proclame[11]. Au surplus, mon parti est pris; je ne demande rien pour moi, mais, Sire, mademoiselle Dampierre! sauvez-la! de grâce, sauvez-la!» L'empereur de Russie, tout surpris de cette chaude allocution, cherchait ce que c'était que mademoiselle Dampierre; «C'est ma femme, Sire, madame Dessoles; sans doute elle n'a pas un rapport bien direct avec la question qui se débat, mais c'est mademoiselle Dampierre; sauvez ce que j'ai de plus cher au monde!» Cette petite sollicitude conjugale dérida un moment le conseil; mais on se remit bientôt, et la discussion continua. C'était le tour de l'archevêque de Malines; il mit cartes sur table. «Messieurs, dit-il, il faut s'expliquer nettement. Vous êtes décidés à en finir avec l'empereur. Pourquoi, dans ce cas, ne pas rendre à la France un gouvernement sous lequel elle a été heureuse pendant tant de siècles? Je ne crains pas d'avancer ici que c'est le voeu secret de la grande majorité des Français, et que, si l'on n'ose l'émettre, c'est que l'esprit national est encore comprimé, et qu'on craint de n'être pas appuyé en le manifestant. Quant à moi je déclare que je ne vois d'autre projet raisonnable en abattant l'empereur que de rappeler les Bourbons.» Alexandre arrêta la discussion, et se tournant vers Frédéric-Guillaume: «Votre opinion, roi de Prusse?»—«Celle de l'archevêque de Malines,» répondit Guillaume. L'empereur de Russie continua de recueillir les voix des étrangers, qui furent de l'opinion du roi de Prusse. Alexandre exposa la sienne à son tour, et dit que c'était une très grande affaire que de se fixer sur le gouvernement qui pouvait régner en France sans trouble et sans dangers pour la tranquillité de ses voisins; qu'il pensait que la maison de Bourbon pouvait convenir; que néanmoins il remettait au lendemain à se décider; qu'on lui avait rendu compte de l'arrivée aux avant-postes d'une députation venant de Fontainebleau; qu'il la recevrait et verrait ensuite. Le conseil se sépara. On n'ignorait, comme je l'ai dit, rien à Fontainebleau de ce qui se faisait à Paris. On y exagérait même les choses, quoique le mal fût très grand.
L'empereur cependant ne se laissait pas imposer par les propos qu'on semait autour de lui. Tout entier à des combinaisons militaires, il se disposait à tenter de nouveau la fortune, lorsque le duc de Vicence arriva. Il n'apportait pas des nouvelles bien heureuses, mais du moins les alliés ne proscrivaient plus la régence. La condition était pénible, le soldat bouillait d'ardeur: Napoléon continue de tout disposer pour tenter la fortune; mais ses généraux n'ont plus d'élan, ils sont las de guerres, de combats, personne n'envisage qu'avec une sorte d'effroi les nouvelles chances qui vont s'ouvrir. C'est au milieu de cette anxiété générale que le décret de déchéance arrive à Fontainebleau. Dès qu'il le connaît, Napoléon n'hésite plus. La guerre civile lui apparaît avec toutes ses horreurs; il se retire, et dresse lui-même l'acte qui le dépouille du pouvoir[12]. L'abdication signée, il choisit des négociateurs, qui, en la transmettant aux alliés, discutent les intérêts de la France et ceux des braves qui l'ont servie. Il nomme le duc de Vicence et le prince de la Moscowa; mais il ne les a pas plus tôt désignés, que son vieil aide-de-camp lui revient à la mémoire. Il va leur adjoindre Marmont, et veut que ce soit son plus ancien compagnon d'armes qui aille débattre les intérêts de sa famille. On lui observe que ceux de l'armée doivent aussi être défendus; qu'un homme qui a été moins avant dans ses affections, que Macdonald, par exemple, aurait plus de poids; il se rend et accepte le duc de Tarente. Sa prédilection néanmoins le domine encore; il donne l'ordre formel aux plénipotentiaires de prévenir le duc de Raguse qu'il ne l'a pas choisi, mais qu'il ne peut refuser à sa fidélité, garantie par tant de bienfaits d'un coté et de services de l'autre, ce dernier témoignage de confiance; qu'en conséquence, s'il ne pense pas être plus utile à la tête de son corps qu'à Paris, il est le maître de se joindre aux plénipotentiaires, chargés d'expédier d'Essone un courrier qui rapportera ses pouvoirs.
Arrivés à Essone, les plénipotentiaires firent part au duc de Raguse de ce qui s'était passé à Fontainebleau, de l'abdication consentie par Napoléon, et de l'objet de leur mission à Paris. Ils lui transmirent également le message dont ils étaient chargés. Cette circonstance dut être pénible au maréchal, car il venait, comme nous l'avons vu, d'arrêter ses conditions avec le généralissime. Il ne cacha pas à ses collègues les termes où il en était avec les alliés. Il leur déclara qu'il n'avait agi isolément que par suite de la dispersion de l'armée et de la difficulté qu'il y avait à s'entendre; que de ce moment il se réunissait à eux pour ne plus s'en séparer; qu'il les accompagnerait à Paris, et ferait entendre au prince de Schwartzenberg les changemens survenus dans sa position. Il prévint ses généraux, il l'atteste du moins, de ne faire aucun mouvement qu'il ne leur eût expédié de nouveaux ordres, et se rendit au quartier-général ennemi, où l'on ne fit aucune difficulté d'annuler le projet de convention. Les trois maréchaux et le duc de Vicence continuèrent leur route et allèrent à Paris pour négocier en commun. Ils descendirent chez M. de Talleyrand, où, comme je l'ai dit, logeait l'empereur de Russie; ils firent part au diplomate du motif de leur voyage et du but de leur mission. L'un d'entre eux le prit à part et lui dit que, s'il pouvait obtenir la régence, ils étaient décidés (il ne nomma personne) à prendre un parti contre l'empereur, de manière à prévenir tout retour. Il ne disait pas ce que c'était que ce parti. M. de Talleyrand lui répondit que «tout s'arrangerait, que les souverains alliés ne demandaient que cette garantie, qu'ils accorderaient tout ce que l'on désirait, dès qu'ils seraient convaincus que Napoléon ne reparaîtrait pas.» M. de Talleyrand ne pouvait désirer mieux qu'une telle confidence; elle augmentait son crédit, et démontrait qu'on ne pouvait rien faire sans lui. Il monta chez l'empereur Alexandre pour le prévenir de l'arrivée des maréchaux, et lui rendit compte de ce qui s'était passé chez lui, sans oublier assurément l'ouverture qui lui avait été faite. C'était sans doute ce qui leur souriait le plus, car enfin la demande de garantie que répétait sans cesse l'empereur Alexandre contre le retour de l'empereur Napoléon était claire. On ne prononçait pas le mot propre, mais l'affectation avec laquelle on réclamait des garanties ne permettait pas de se méprendre sur ce que l'on voulait.
Il jugeait des Français par quelques autres peuples; sous ce rapport, il était dans l'erreur, ces choses-là ne vont pas à nos moeurs. Je tiens d'un des secrétaires[13] de M. de Talleyrand, qu'après que tout fut fini, c'est-à-dire, quand la déchéance fut prononcée, M. de Nesselrode ne revenait pas de nos scrupules: «Quel pays! disait-il, quelle nation! Si peu de chose vous arrête! Il n'en serait pas ainsi chez nous, tout serait fini en moins d'un quart d'heure. Tant pis pour le souverain qui se met en opposition avec l'intérêt général. C'est la chose du monde que l'on trouve le plus aisément qu'un souverain.»
L'empereur de Russie fit dire à la députation des maréchaux qu'il la recevrait le lendemain à neuf ou dix heures du matin. Ils se retirèrent et se réunirent le soir à l'hôtel du maréchal Ney; on vint les y voir et les entretenir de l'idée qu'il n'y avait que l'empereur qui fût un obstacle à tout; que sans lui les souverains alliés accorderaient la régence, ou tout autre gouvernement qu'on voudrait choisir. Ces insinuations étaient inutiles, puisque l'empereur lui-même avait recommandé aux plénipotentiaires de ne le considérer pour rien, et de souscrire à tous les sacrifices qui lui seraient personnellement imposés.
Je tiens d'une personne qui était présente à cette assemblée, sur tout ce qui fut dit et fait, des détails qui prouvent à quel point était portée l'aveugle confiance que l'on avait dans les sentimens de l'empereur de Russie; mais elle a coûté trop de larmes pour la reprocher à ceux qui la partageaient. On pensait encore que M. de Talleyrand était dans des dispositions favorables à la régence, et je crois qu'on ne se trompait pas, quoique du reste ce diplomate fût prêt aussi pour une autre hypothèse.
Caulaincourt m'a dit depuis que c'était une erreur, que M. de Talleyrand s'était dès le principe prononcé ouvertement pour la maison de Bourbon. Je suis persuadé qu'il n'en est rien; mais, la chose faite, il valait mieux se donner le mérite de l'avoir préparée que de convenir qu'on ne l'avait pas voulue. Il est possible aussi que M. de Talleyrand ait laissé percer ses intelligences avec Hartwell, afin de mieux brouiller les cartes, se ménager plus de chances, et se trouver en mesure d'obtenir de meilleures conditions. Il est même probable que les alliés se sont servis de cet épouvantail pour amener le duc de Vicence aux sacrifices qu'ils voulaient lui imposer; car, comme nous l'apprend un des auxiliaires qu'ils s'étaient donnés, ils ne se flattaient pas de venir si tôt à bout de leurs desseins, et voulaient achever par l'intrigue ce que les armes avaient commencé[14]. Mais dans ce cas, convaincu comme il était que M. de Talleyrand tournait en faveur des Bourbons, pourquoi M. de Caulaincourt ne prévenait-il pas les maréchaux? Pourquoi les conduisait-il chez un conspirateur qu'il devait mettre tous ses soins à éviter? Le moindre inconvénient qui pouvait résulter pour eux de la direction qu'il leur donnait, était de les mener se confesser au renard, comme cela arriva effectivement. Mais il est probable, quoi qu'il en ait dit plus tard, qu'il était dupe lui-même des apparences que se donnait M. de Talleyrand; autrement il aurait eu le projet de livrer les maréchaux. Cela donnerait de la force à des soupçons fâcheux qui ont été émis sur son séjour à Châtillon.
Il y avait vingt endroits différens pour les réunir, et se rendre de là chez l'empereur Alexandre avant d'être forcé d'entrer chez M. de Talleyrand, si on le considérait comme ennemi. La chose est pénible à dire, mais le fond de tout cela est que, voyant la chute de l'empereur inévitable, on ne voulait que le quitter avec honneur, et préparer sa position avec le gouvernement qui allait lui succéder, persuadé que l'on pourrait conserver ce que l'on avait acquis en se mettant derrière une lâcheté.
CHAPITRE VIII.
Alexandre reçoit les maréchaux.—Le maréchal Macdonald.—L'autocrate insiste pour la garantie.—La nouvelle de la défection du sixième corps met fin à la négociation.—MM. Sosthène et Archambault montent à cheval.—Talleyrand.—Qui lui fait son discours.—Son trouble.—Il eût prononcé tout ce qui se fût trouvé dans sa poche.—Le sénat.
L'empereur de Russie reçut la députation des maréchaux ainsi qu'il l'avait annoncé, et après avoir écouté l'objet de leur message près de lui, il leur fit connaître qu'il était décidé à ne plus traiter avec l'empereur. Il ajouta qu'indépendamment de l'éloignement que lui et les alliés avaient pour un rapprochement, de quelque nature qu'il fût, le repos de l'Europe, qui dépendait de celui de la France, ne permettait pas de se prêter aux propositions dont ils étaient chargés. Il dit qu'il ne voulait ni toucher à nos frontières, ni porter atteinte à l'ouvrage de l'armée française, pour laquelle il avait la plus haute estime; qu'il était disposé à leur en donner des preuves dans le choix du gouvernement qu'il avait intention de leur proposer. Il observa que, quel que fût au reste ce gouvernement, son plus grand intérêt serait toujours de se rapprocher des hommes qui avaient porté si haut la gloire de leur pays. Il parlait avec assurance, et montrait d'autant plus de résolution, qu'il avait connaissance de l'ouverture qui avait été faite à M. de Talleyrand. Il savait d'ailleurs que la résolution était réelle, qu'elle avait été prise chez le prince de Neufchâtel, et avait eu lieu d'après les communications que le maréchal Oudinot avait eues avec l'envoyé de M. de Talleyrand. On avait même reproduit dans cette réunion le projet formé avant la bataille de Champ-Aubert, et qui n'allait à rien moins qu'à en user avec l'empereur comme on avait fait autrefois avec Romulus, et de traiter avec les ennemis.
Dès que l'empereur de Russie eut achevé de parler, le duc de Tarente prit la parole. C'était de tous les maréchaux celui qui avait été le moins bien traité par l'empereur; ce fut celui qui se montra le plus digne des faveurs dont les autres avaient été comblés. Il fit valoir le sacrifice de l'empereur, développa les droits de sa dynastie, la convenance de la régence; et, revenant à ce qui tenait le plus à coeur aux alliés, à Napoléon, il remarqua que, si c'était ce prince qui faisait difficulté, dès ce moment tout était résolu, puisque les pouvoirs dont ils étaient revêtus leur prescrivaient de le compter pour rien; qu'ainsi la continuation de sa dynastie était sans objection comme sans inconvénient. La transmission de l'autorité souveraine pouvait d'autant moins devenir matière à discussion, que les intentions qu'Alexandre venait de manifester, tant en son nom qu'en celui de ses alliés, se trouvaient conformes aux constitutions de l'État, et favorables au droit de celui que, dans l'ordre de la nature, elles avaient désigné pour l'héritier du trône.
Macdonald fut fort dans cette discussion, et honorable par le courage avec lequel il défendit les intérêts de la régence, comme pouvant garantir à chacun la conservation de ce qu'il avait acquis, et que l'empereur Alexandre déclarait vouloir respecter. Ce prince ne savait que répondre, et n'insistait que sur l'observation qu'il fallait une garantie contre la possibilité du retour de l'empereur. Ce n'était point aux maréchaux à indiquer cette garantie, c'était aux alliés à préciser les sacrifices qu'ils voulaient imposer, et à s'expliquer sur ce qu'ils entendaient par cette garantie. Les plénipotentiaires feignirent de ne pas comprendre; les alliés, de leur côté, ne jugèrent pas convenable de parler plus catégoriquement. Mais ils en avaient assez dit.
La discussion languissait; l'empereur de Russie répondait d'une manière évasive, lorsque de son cabinet on vint le prévenir qu'on le demandait pour quelque chose de pressé. Il s'y rendit, et rentra quelques instans après dans le salon où les maréchaux étaient restés à l'attendre. Il leur dit: «Messieurs, persuadé par vos observations, et voulant donner une marque de mon estime particulière à l'armée française que vous représentez ici, j'allais me rendre à vos instances, et reconnaître le gouvernement qui est l'objet de vos désirs; mais cette armée, dont vous prétendez que le voeu est unanime, est elle-même en opposition avec ce que vous m'annoncez, puisqu'elle s'est divisée dans ses opinions. L'on vient de me rendre compte à l'instant que le corps de M. le duc de Raguse est arrivé ce matin à Versailles, et qu'il se range sous les drapeaux de M. le duc d'Angoulême. Pour fixer promptement les irrésolutions de ceux qui seraient disposés à l'imiter, je mets toute ma puissance et celle de mes alliés de ce côté-là.»
Cette déclaration répondait à tout ce que l'on aurait pu objecter. Les maréchaux jetèrent un regard de mépris à Marmont qui était présent; il fut saisi de honte en entendant l'empereur de Russie s'exprimer ainsi, et dit: «Je donnerais un bras pour que cela ne fût pas arrivé.» Macdonald lui répondit: «Un bras, monsieur, dites la vie.» Tout fut fini dès cet instant. On m'a même rapporté que, dans cette séance, l'empereur de Russie dit au maréchal Marmont: «Vous vous êtes bien pressé, monsieur le maréchal.»
Ce prince s'était, comme je l'ai dit, laissé surprendre l'engagement de ne plus traiter avec l'empereur ni aucun membre de sa famille. Sa déclaration avait commencé le mal, la défection de Marmont l'acheva. Talleyrand, qui avait si bassement tramé le déshonneur du maréchal, mit tous ses soins à le publier. Il le fit répandre, colporter partout, et ne songea qu'à en recueillir les fruits. Il se saisit de tout ce qui pouvait montrer aux yeux de la multitude qu'il était le pivot de la révolution qui s'opérait.
Depuis que l'empereur Alexandre était à Paris, le salon de M. de Talleyrand était continuellement rempli de tout ce qui venait tâter le pouls à la fortune. Dès qu'elle fut prononcée, M. Archambault de Périgord, frère de M. de Talleyrand, M. Sosthène de la Rochefoucauld et quelques autres mirent de grandes cocardes blanches à leurs chapeaux, et coururent à cheval par toutes les rues pour annoncer ce qui venait d'arriver, et ranimer les espérances des gens de leur parti.
La garde nationale de Paris, quoiqu'elle s'attendît à un changement de gouvernement, ne comprenait rien à ce qu'elle voyait, et je tiens d'un officier de ce corps, qui commandait le poste placé à l'angle que fait la rue de Marigny avec celle du faubourg Saint-Honoré, qu'il faillit faire feu lorsque M. de Périgord vint haranguer, en cocarde blanche, le peuple de ce quartier. Toutes les idées étaient loin de ce qui se faisait, et si M. Archambault ne fut pas tué, c'est que l'officier le reconnut.
M. de Talleyrand ne négligea aucun moyen de répandre la défection de Marmont: il ne ménagea aucune de ses créatures; plus il pouvait en employer, mieux il établissait l'opinion que le retour des Bourbons était son ouvrage et le but auquel il voulait véritablement atteindre. Son nom était sans doute quelque chose, mais ne suffisait pas pour sanctionner une révolution qui blessait tant de souvenirs et d'intérêts. Il le sentit et résolut d'y suppléer. Tous les sénateurs reçurent une invitation à dîner avec l'empereur Alexandre: ils n'eurent garde d'y manquer. Le dîner se passa en propos ordinaires; il n'avait été question de rien lorsqu'on servit le vin de Champagne. Alexandre se lève alors, et, adressant la parole à ses commensaux, il renouvelle l'assurance qu'il n'est ni leur ennemi ni celui des Français, bien loin de là. Une preuve, c'est qu'il accepte les voeux que lui ont exprimés les hommes les plus honorables et les plus distingués du pays, et propose la santé du roi de France, de S. M. Louis XVIII.
Les sénateurs s'imaginèrent que tout avait été arrangé à l'avance, et burent à Louis XVIII comme ils buvaient à l'empereur.
On passa dans le salon, et chacun de demander à son voisin ce qui s'était passé avant qu'il arrivât. Tous se faisaient la même question, tous étaient persuadés que quelque délibération avait eu lieu, et il ne vint à la pensée de personne d'imaginer qu'ils étaient dupes d'une mystification. On ne leur laissa pas d'ailleurs le temps de réfléchir, on battit le fer à chaud, on convoqua le sénat pour le lendemain, et la révolution fut consommée. On pressa le dénouement, parce qu'on sentait bien que, si on tardait, les objections viendraient en foule sur cette manière de procéder au choix d'un souverain. Le sénat prononça la déchéance de l'un et l'élection de l'autre avec la même docilité qu'il passait sur les demandes de conscription.
Il ne vint à l'esprit d'aucun membre de ce corps, qui était cependant composé d'hommes à lumières et presque tous comblés des bienfaits de l'empereur, de faire remarquer que la convocation qui avait été faite était inconstitutionnelle et même criminelle. Il n'y en eut pas un qui observât qu'on faisait servir le sénat d'instrument pour détruire l'édifice dont il était conservateur, et qu'en le faisant crouler, ils écrasaient, pour la plupart, leurs propres enfans. Les sénateurs peuvent-ils dire qu'on les a trompés? Non assurément; on ne pouvait pas parler en termes plus clairs que ceux dont se servait M. de Talleyrand en proposant la déchéance de l'empereur. Quels que fussent les arrangemens particuliers de ce diplomate avec les ennemis, les sénateurs n'avaient pas droit de méconnaître leur devoir, lorsque le moment de le faire était arrivé. Ils pouvaient, par une noble résistance, se couvrir de gloire; au lieu de cela, il n'y a pas d'épithètes qu'ils n'aient méritées, surtout lorsqu'on lit dans leur délibération de cette fatale époque l'article qui assure la conservation de leurs émolumens.
M. de Talleyrand fut dominé par une intrigue qui lui fit abandonner son projet de régence en lui montrant une porte de salut pour lui. Je tiens de l'archevêque de Malines lui-même, qu'étant allé voir M. de Talleyrand le matin du jour où il avait convoqué le sénat, il eut beaucoup de peine à le décider à tenir à ce corps le langage dans lequel il lui parla, et que c'était lui-même, archevêque de Malines, qui lui avait fait son discours pendant qu'on le coiffait. Il ajoutait même que, si M. de Talleyrand en avait eu un autre dans sa poche, et qu'il l'eût tiré en place du premier, il l'aurait prononcé de même.
Ceux qui connaissent M. de Talleyrand n'en seront point étonnés. Ils ont dû le voir plus d'une fois dupe d'une intrigue obscure, prêtant son nom pour se créer une puissance dans l'opinion du vulgaire, qui ne garde que les noms de ceux qu'on l'accoutume à voir en scène. On retrouve beaucoup de traits du caractère de M. de Talleyrand dans le portrait du cardinal de Retz. Comme lui, il suscita tous les grands désordres de l'État, et cependant il ne voulait que la paix; il y était naturellement porté, et en avait plus besoin qu'un autre. L'empereur lui disait quelquefois qu'il avait mal arrangé sa vie. Néanmoins M. de Talleyrand est resté en possession de fixer le ridicule comme de mettre le vice en crédit.
Le sénat pouvait-il se réunir? Non, il ne le pouvait que sur une convocation légale transmise à chaque sénateur par son président, et le président était à Blois près de l'impératrice. Pouvait-il délibérer dans un lieu au pouvoir des ennemis qui étaient en guerre avec la nation? Où en serait-on, si l'on osait dire que oui? Pouvait-il retirer un pouvoir qu'il n'avait pas confié? Était-ce lui qui avait élu l'empereur? D'après les constitutions de l'État, était-ce le sénat qui déférait la suprême puissance? Non, assurément, et l'empereur lui-même n'avait point voulu de leurs suffrages autrement que comme celui de simples citoyens; la nation avait individuellement voté l'élévation de l'empereur à la dignité impériale; le sénat n'avait été chargé que de vérifier les votes des communes et d'en constater l'état, c'est-à-dire, constater ceux qui étaient pour l'affirmative et ceux qui étaient pour la négative. Il ne pouvait donc pas intervenir dans une proposition qui n'était pas de sa compétence, et encore moins prendre l'initiative dans une question où il n'avait pas de droits. Il faut convenir que le général Mallet, dans sa tentative du 23 octobre 1812, avait aussi bien jugé que M. de Talleyrand le parti que l'on pouvait tirer du sénat, et Louis XVIII a rendu à ce corps la justice qu'il méritait en le renvoyant, quels que fussent ses droits à la reconnaissance de ce prince. Il aurait en effet été impolitique de conserver une institution qui venait de donner un si déplorable exemple.
Après ces délibérations du sénat, le gouvernement provisoire en expédia une ampliation, qui fut portée par un officier-général au roi à Londres. On expédia de même un courrier à M. le comte d'Artois, qui était encore à Vesoul, un autre au duc d'Angoulême, à Bordeaux, et un à M. le duc de Berry, aux îles de Jersey. On couvrit les murailles de Paris de publications de toute espèce; chacun ne chercha plus qu'à se concilier la bienveillance du nouveau souverain. On expédia des courriers aux armées du midi, aux grandes villes et aux places qui se trouvaient bloquées depuis l'invasion du territoire.
Je reviendrai sur ces détails, mais je dois dire auparavant comment eut lieu cette défection de l'armée de Marmont, qui fournit à l'empereur de Russie le prétexte, ou qui le mit dans la nécessité d'adopter la résolution qu'il prit, si elle n'était pas tout-à-fait arrêtée d'avance.
CHAPITRE IX.
Comment la défection du sixième corps fut consommée.—Les ennemis de l'empereur s'attachent de préférence à semer la séduction parmi ses officiers de confiance.—Ce qu'on pouvait faire encore.—Digression sur la légitimité.—La régente.—Ce qu'on eût dû faire.
Après le départ de Fontainebleau de la commission des maréchaux qui se rendaient à Paris, l'empereur se trouvait seul et livré à de vives inquiétudes; le prince de Neufchâtel lui était de peu de ressource, si ce n'est pour son travail. Il envoya dire au maréchal Marmont de venir le voir; il le croyait à son quartier-général à Essone, ne s'imaginant pas qu'il eût été à Paris avec les autres maréchaux. Il y a de Fontainebleau à Essone six lieues. L'empereur, dont l'impatience ne mesurait pas la longueur du chemin, envoya successivement plusieurs officiers chercher le maréchal Marmont. L'arrivée à Essone de ces officiers, qui se suivaient à peu de distance, jeta l'épouvante dans l'esprit du général Souham, qui s'imagina que la trahison à laquelle il avait pris part était découverte, et qu'il allait être arrêté; il ne savait comment expliquer l'absence du maréchal, et encore moins quels motifs donner au voyage qu'il était allé faire à Paris. Il réunit les généraux de cette armée auxquels Marmont avait confié son projet; il leur communiqua ce que l'arrivée successive de ces officiers venant de Fontainebleau avait jeté de troubles dans son esprit, et il ne leur cacha pas qu'il avait des raisons de craindre que tout ne fût découvert. En conséquence, ils délibérèrent entre eux sur le parti à prendre, et ils ne trouvèrent rien de plus convenable que de partir à l'instant avec tout le corps d'armée. La résolution en fut prise et exécutée le jour même où Marmont avait quitté son quartier-général, c'est-à-dire que ce général était à peine arrivé chez lui à Paris, que son armée partait d'Essone. Le général Souham[15] fait prendre les armes aux troupes pendant la nuit, celles-ci se mettent en marche vers Paris, elles se persuadent que c'est un mouvement général, et l'armée les suit tout entière. Comme elles composaient l'avant-garde, elles étaient étrangères à ce qui se passait derrière elles. Les généraux étaient à la tête de leurs colonnes; des précautions avaient été prises[16] pour que la rencontre des avant-postes ennemis n'amenât point de difficultés avant que toute la colonne fût sur le territoire qui était occupé par l'armée russe; c'était la plaine entre la station de poste de la Cour-de-France et celle de Villejuif sur la route de Fontainebleau à Paris. L'armée russe prit les armes, et fit passer à la queue de la colonne du général Souham une nombreuse cavalerie qui se déploya, et prit position pour s'opposer à la retraite de ces malheureuses troupes, qui commençaient à s'apercevoir de la perfidie de leurs généraux. Que pouvaient-elles faire pour se tirer du piége où les avaient conduites ceux auxquels elles n'avaient obéi que par devoir? Elles faillirent les mettre en pièces; ceux-ci n'échappèrent qu'à la faveur des précautions qu'ils avaient prises.
L'histoire n'offre pas d'exemple d'une action semblable. Mais les ennemis de l'empereur semblaient se faire une étude de le blesser dans ses affections; ils s'étaient attachés à Marmont, un de ses premiers élèves, qu'il avait formé et qu'il avait comblé de biens. Marmont avait fait la guerre d'Italie et celles qui l'ont suivies; l'empereur l'avait présenté à la confiance de l'armée, parce qu'il avait la sienne, et sans que la fortune eût couronné ni son talent ni son courage; Marmont enfin, dont l'empereur avait pris plaisir à jalonner l'avenir, est précisément celui auquel on s'attaque, et que l'on égare au point qu'il consent à mettre son chef à la discrétion des alliés, en leur ouvrant le chemin de l'asile où il reposait sous la fidélité des légions qu'il allait lui-même être bientôt forcé de quitter. Lorsque l'empereur apprit cette défection, ses idées s'obscurcirent, et il était difficile qu'il en fût autrement, car s'il avait fait abnégation de lui-même, il n'en prévoyait pas moins tout ce qui allait arriver de fâcheux pour la France, à laquelle la séduction venait d'arracher le tiers de la puissance qui lui restait. Il ignorait encore ce qui s'était passé à Paris depuis l'arrivée de la députation des maréchaux; mais après ce qui avait eu lieu, rien ne pouvait plus l'étonner. Il avait cependant encore des ressources considérables: il pouvait se retirer sur la Loire, y appeler les troupes des maréchaux Soult et Suchet, qui étaient dans le Bas-Languedoc, ainsi que le corps du maréchal Augereau. Au besoin même il pouvait se jeter en Italie avec tout ce qui aurait voulu le suivre. Dans ce pays, le berceau de sa gloire, tous les coeurs étaient à lui, et l'intérêt qu'excite un héros abandonné de tant d'ingrats lui aurait rallié un nombre prodigieux de ces hommes dont l'élévation d'âme ne compte pas les sacrifices; s'il avait pris ce parti, combien de corps de troupes lui seraient restés fidèles! Il suffit de jeter les yeux sur les noms des généraux qui commandaient dans les places depuis le cours de l'Elbe jusqu'à l'ancienne frontière de France, pour être convaincu de ce que j'avance. L'empereur en eut la pensée, mais il en fut détourné par celle qu'il allait lui-même rallumer la guerre civile, dont l'extinction en France avait été un des premiers bienfaits de son gouvernement, et qu'en cas de succès, il n'aurait que des ingrats à mépriser, ou des coupables à punir. Il considéra aussi combien il lui en coûterait pour faire revenir les Français de l'aveugle confiance avec laquelle ils se livraient aux mains de leurs ennemis, et qu'enfin, puisqu'ils se détachaient de lui dans une circonstance aussi importante, les suites de leur imprudence ne pourraient pas lui être imputées; on lui proposa d'abdiquer pour rendre la liberté à tous ceux qui le servaient fidèlement, et qui, au péril de tout ce qui aurait pu leur en arriver, l'auraient suivi quelles que fussent les déterminations qu'il aurait prises.
L'empereur ne pouvait pas renverser lui-même l'édifice qu'il avait élevé. Son abdication, quels que fussent d'ailleurs les caractères dont elle fût revêtue, ne pouvait être légale, si elle n'était au bénéfice de son fils. En recevant la couronne des mains des citoyens français, il n'avait pas reçu le droit de la transmettre à un autre que celui qui était désigné par les constitutions de l'État comme devant lui succéder, et ce n'était ni l'acte d'un sénat assemblé au milieu des ennemis à la voix de leurs chefs, ni les intrigues de quelques transfuges qui pouvaient décerner la couronne. Les séductions de l'étranger, la trahison des chefs de corps, le pouvaient encore moins. D'ailleurs la défection du sixième corps n'était que l'oeuvre de deux ou trois généraux coupables; les troupes qui faisaient la force sur laquelle on s'appuyait étaient étrangères à cette iniquité; on les avait abusées. Lorsqu'elles eurent reconnu la trahison de leurs chefs, les officiers et les soldats étaient plus disposés à les fusiller qu'à les suivre.
Les droits du successeur de l'empereur étaient établis et indépendans de la volonté de ce prince même. Ils ne pouvaient lui être retirés qu'à la suite d'un vote national exprimé dans un état de liberté. Si c'est pour éviter une révolution en France que les étrangers ont appuyé les complots de quelques misérables, ils ne pouvaient pas prendre un moyen plus sûr d'en préparer une nouvelle.
Ils ne faisaient, disaient-ils, la guerre qu'à l'empereur seul, ils n'en voulaient ni à la France ni aux Français. On conçoit (quoique difficilement) qu'une nation soit réduite à la douloureuse nécessité de se détacher de son monarque, lorsqu'elle est tombée dans l'impuissance de le faire triompher des ressentimens de ses ennemis, qui se plaisaient à rattacher à sa personne tous les malheurs dont eux-mêmes affligèrent l'humanité. Mais le sacrifice de la personne du monarque une fois fait, où était la nécessité de priver la nation entière de la jouissance des droits qu'elle avait conquis au prix de tant d'efforts, en lui enlevant la première des prérogatives de l'homme, qui est de se donner des lois et un gouvernement? Ces mêmes nations qui nous ont privés du bénéfice de nos lois, qui ont foulé aux pieds notre constitution, laisseraient-elles faire le même outrage aux leurs? Les Anglais, qui ont pris tant de part à nos maux, et qui se sont montrés les plus ardens à nous détruire et à contester nos droits politiques, sont de tous les peuples du monde celui qui tient le plus aux statuts qu'il est parvenus à se donner à la suite de révolutions encore plus sanglantes que la nôtre. C'est malgré moi que je sors de mon sujet, mais je ne ferai plus qu'une réflexion. Les Anglais, à la suite d'une de leurs révolutions qui avait obligé leur roi légitime à se réfugier en France, appelèrent au trône d'Angleterre un prince de la maison de Brunswick, et n'attendirent pas pour le reconnaître ou le légitimer que la famille fugitive fût éteinte. Les puissances de l'Europe ont assurément bien reconnu le choix qu'avait fait le peuple anglais d'un prince de Brunswick, et pas une d'elles n'a songé à obliger l'Angleterre de reprendre les Stuarts, hormis la France qui donna quelques moyens au roi fugitif. La maison de Brunswick a donc été mise par la volonté du peuple en possession du trône d'Angleterre, auquel il n'y a plus aujourd'hui de prétendans, la famille des Stuart étant éteinte; le chef de la branche qui a été appelée au trône est bien le roi légitime des Anglais.
Nous venons de voir la princesse héritière d'Angleterre épouser un prince de la maison de Cobourg[17]; les enfans qui naîtront de ce mariage ne seront assurément que des princes ou princesses de Cobourg; la princesse Charlotte sera reine, mais après elle seront-ce les princes de Brunswick ou les princes de Cobourg, ses enfans, qui seront appelés à la couronne?
Assurément cette question ne fera aucune difficulté, et alors voilà le trône d'Angleterre dans la famille de Cobourg. Cependant celle de Brunswick est la légitime; pourquoi le trône ira-t-il dans la famille de Cobourg? Parce que la constitution anglaise le veut ainsi. Qui a fait cette constitution si ce n'est le peuple? Donc les peuples ont le droit de se donner des lois et des rois; et que diraient les Anglais, si les Français ou d'autres nations venaient leur dire: Quoique le prince de Cobourg soit le roi que vos constitutions vous donnent, nous voulons que vous gardiez tel prince de la maison de Brunswick, vos souverains légitimes? Sans doute ils se battraient, et ils ne croiraient pas être des rebelles, des brigands, etc., etc. Pourquoi les Français n'auraient-ils pas joui du même privilège pour un ordre de choses établi? Les forcer d'y renoncer, n'était-ce pas leur faire violence, méconnaître des droits dont on se montrerait jaloux? Ce n'étaient pas les droits du fils de l'empereur qui manquaient de force: ils étaient incontestables; mais ils manquaient d'amis dans ceux qui devaient périr pour les défendre.
On commit là une grande faute, et les meneurs d'alors s'en sont mal excusés en disant que l'Autriche n'avait pas appuyé la régence. Comment pouvait-on espérer que l'empereur d'Autriche tournerait subitement ses baïonnettes contre ses alliés, lorsqu'il voyait assez peu de solidité dans les esprits pour ne pas repousser avec force l'influence de ceux qui n'avaient aucun intérêt à ménager l'ordre de choses établi en France au prix de tant d'efforts, et qui, au contraire, en avaient un très grand à rallumer la discorde parmi nous? En suivant la direction que les meneurs ont fait prendre, on a désintéressé ce monarque, qui n'a pas dû être satisfait, d'une part, de l'abandon que l'on faisait de l'impératrice, et, de l'autre, de l'indifférence que l'on montrait pour son alliance, qui devenait cependant la garantie d'un système reconnu auquel étaient attachées tant d'existences.
Le bon sens devait faire voir que les considérations qui avaient fait reconnaître à l'empereur la nécessité d'une alliance contractée au temps de sa puissance devenaient plus impérieuses encore pour son fils, et que l'on devait se défier de ceux qui voulaient l'écarter. La sagesse commandait à la France, pour sauver son indépendance, de se ranger sous la protection de sa tutrice naturelle, qui dans ce cas était la puissance du père de sa souveraine.
Supposons qu'au lieu de tomber par l'effet d'une coalition, l'empereur fût mort à la guerre, aurait-on bouleversé l'État et demandé aux étrangers un monarque que désignaient nos constitutions? Eh bien! ces constitutions déféraient l'autorité suprême à la régente jusqu'à la majorité de son fils. Si cette princesse eût été revêtue du pouvoir, aurait-on trouvé extraordinaire qu'elle eût appuyé sa politique extérieure des conseils de son père? Non, assurément; et c'était cette réunion de puissances que les ennemis de la France voulaient empêcher. Peut-on croire que, si toutes les volontés s'étaient ralliées à l'impératrice, la coalition eût osé lui faire l'outrage de la détrôner aux yeux de son père? Non, parce qu'on ne heurte pas la force d'un principe qui intéresse à la fois la dignité de deux nations. Tout aurait été sauvé alors; on aurait perdu cet état de suprématie qui fatiguait l'Europe; mais l'ordre social n'aurait pas été ébranlé en France, et on n'eût pas même aperçu l'état d'abjection dans lequel on est tombé depuis. Dès que l'Autriche vit qu'on s'éloignait d'elle, elle dut pour le moins redevenir indifférente à ce qui pouvait arriver à la France; dès-lors elle dut reprendre largement sur elle tout ce qu'elle avait précédemment perdu, ainsi que le faisaient ses autres ennemis. C'était pour elle un moyen de se trouver à peu près au pair de l'extension de puissance qu'ils acquéraient.
On aurait tort de croire que l'Autriche se mêlera des affaires de la France, au risque de rallumer la guerre en Europe; elle est trop sage pour cela, et elle a fait l'expérience que souvent la guerre conduit où l'on ne voulait pas aller. La France a manqué le moment de lier ses destinées à celles de l'Autriche, à laquelle il sera plus facile de consommer la ruine de la première, qu'à celle-ci de la prévenir. Le temps apprendra si tout cela n'était pas arrangé d'avance entre les Autrichiens et les Russes. S'il en était ainsi, il faudrait que les premiers eussent été dupes des seconds, parce que l'on ne peut pas croire que le ministère autrichien ait été accessible à des passions particulières auxquelles il aurait sacrifié la politique de son pays, en détruisant une puissance qui a autant d'intérêt que lui à observer l'avenir des Russes. Personne ne connaissait mieux la profondeur du péril qui menaçait l'État que M. de Talleyrand; il n'y a nul doute que, si, dans cette circonstance, il avait été ministre de la régence, il aurait évité le pas qu'il a fait faire à tout le monde, pour se créer à lui-même une position particulière dans le retour d'un système qui, peu de jours auparavant, semblait encore devoir être un abîme, particulièrement pour lui. Il pensait à se faire pardonner d'anciens antécédens, il redoubla d'efforts et ne s'arrêta devant aucune difficulté.
Il n'en faut pas douter, c'est dans son intérêt du moment que tout le monde a été sacrifié. D'une part, il tremblait de n'être plus rien au retour de la régence, et de se trouver aux prises avec le besoin; de l'autre, il craignait de voir la France sous l'influence de l'Autriche, et conséquemment lui-même au-dessous de M. de Metternich, contre lequel il a une animosité personnelle. Il me disait lui-même à cette époque: «Mais en vérité ce M. de Metternich se croit un personnage.» Ce sont ces misérables passions qui nous ont jetés dans les bras des Russes, lesquels nous ont remis à ceux des Anglais. La cause de notre anéantissement remonte bien plus haut et est bien étrangère à l'empereur Napoléon, qui en a été le prétexte. Depuis Pierre-le-Grand, la Russie s'avance à grands pas sur l'Europe, qui, fatiguée de longues guerres, à l'époque où ce prince parut, commit la très grande faute de lui laisser détruire la Suède. Depuis, elle a fait pis encore en laissant anéantir la Pologne et asservir les Turcs par Catherine II. Le partage du trône des Jagellons consommé, la Russie n'a négligé aucun moyen pour acquérir de l'influence en Allemagne parmi une quantité de petits princes dont les regards sont sans cesse tournés vers un État plus puissant; la vassalité dans laquelle les tenait l'empire d'Allemagne leur a fait prendre cette habitude.
La Russie fut favorisée par l'Angleterre, qui devenait plus forte de tout ce que perdait la France, et qui, à cette époque-là, n'avait que bien peu à craindre de l'extension de la Russie, à laquelle son commerce était éminemment nécessaire. Sa politique était tout entière tournée contre la France et l'Amérique, dont les progrès commençaient à l'inquiéter. Elle ne s'apercevait pas qu'un jour ils deviendraient tels que, si la Russie s'unissait à l'Amérique, ces deux pays ensemble seraient suffisans pour opprimer le reste du monde. La France a au contraire un intérêt immense à repousser d'Allemagne l'influence que la Russie veut y exercer, et, sous ce rapport, elle doit se trouver en harmonie au moins avec l'Autriche. Depuis 1798, sous Paul Ier, la Russie a su s'introduire et même se faire appeler dans les coalitions de celle-ci contre la France. Si les efforts qu'elle a faits lui ont coûté cher, elle a de même chèrement vendu ses services. Il n'y a qu'à voir où elle en est aujourd'hui, et quel est l'État d'Allemagne qui n'a pas payé plus cher la liberté, après laquelle il court encore, que les agrandissemens qu'il avait obtenus en restant dans l'alliance de la France. La Russie a joué un jeu d'autant plus sûr, qu'elle n'a qu'une frontière à défendre, point de derrières à garder, et compte une population immense dont la moitié était son ennemie il y a à peine vingt-cinq ans; celle-ci est aujourd'hui la propriété de quelques seigneurs russes, comme le bétail d'une terre est celle d'un particulier. C'est cependant avec ces principes-là qu'elle a triomphé des idées libérales et a amené, au nom de la liberté de l'Europe, ses hordes d'Asie à Paris.
L'Europe verra, avant un second règne, comment ses libérateurs auront profité de la leçon. Catherine II n'avait pas dans ses États assez d'hommes qui sussent lire et écrire pour en donner un à chaque village. Aujourd'hui les filles des cosaques connaissent la musique; elles emploient la parfumerie à leur toilette; le pillage des environs de Paris a été transporté jusqu'en Tartarie. Ce n'est pas seulement l'empereur Napoléon, mais la France, qui menaçait de l'arrêter dans ses projets sur l'Allemagne, que la Russie voulait détruire; elle voulait se défaire de la seule rivale qu'elle eût appris à redouter. Nous verrons maintenant qui la contiendra; et, pour parler nettement, il faut avouer que ce n'est que dans l'intérêt des intrigans comme des siens qu'a agi l'empereur de Russie. Égaré par quelques casse-cous politiques, qui s'étaient groupés autour de lui, il s'était flatté de joindre le rôle de législateur et de fondateur à celui de conquérant: il n'a fait, en bouleversant la France, que compromettre l'Europe.
On comprend sans peine que M. de Talleyrand, et les agitateurs qui marchaient sous sa bannière, n'aient vu, n'aient recherché que l'intérêt du moment et une meilleure position personnelle; mais que le chef de coalition, qui pouvait asseoir les destinées du continent, fixer les rapports des divers États dont il se compose, assurer au monde deux siècles de paix, ait renoncé à tant de gloire pour se mettre à la tête d'un parti, satisfaire une basse vengeance, voilà ce qui ne se conçoit pas. Par quel égarement, lui, qui pouvait recueillir les bénédictions de tant de peuples, ne se montra-t-il jaloux que de leur colère? Il s'en souciait peu, il faut le croire; mais enfin il avait déjà dû s'apercevoir que les princes les plus puissans succombent à la longue sous les coups d'épingles: il en avait vu la preuve en Russie comme en France. Il paraît, du reste, qu'il reconnut bientôt qu'il s'était mépris, car il faisait répandre qu'il avait été forcé d'agir contre son intention. C'était aussi ce que ne cessait de répéter M. de Talleyrand, tant chacun reculait devant son propre ouvrage et déclinait la responsabilité de ce qu'il avait fait. Je le vis à mon retour de Blois. À cette époque, je pouvais encore parler d'affaires avec lui. Je lui témoignai ma surprise du parti auquel il s'était arrêté. Il repoussa la conception de toutes ses forces. Il s'était, disait-il, vivement débattu pour obtenir la régence; mais Alexandre s'était prononcé sans détour, et avait exigé le rappel des Bourbons. Ce prince regardait leur retour comme le complément de sa gloire et de celle des alliés, qui avaient si long-temps combattu pour les reporter sur le trône: rien n'avait pu le faire changer de résolution. Ainsi, me disait Talleyrand, la chose a été forcée; il n'y a pas eu de choix. Au surplus, c'est une combinaison comme une autre. Nous verrons comment ils vont s'y prendre, et nous nous conduirons en conséquence.
CHAPITRE X.
Adresse à l'armée.—L'empereur abdique.—Ses réserves.—On lui offre la Corse.—Considérations qui lui font préférer l'île d'Elbe.—L'impératrice à Blois.—Elle veut rejoindre l'empereur.—Sauvegarde russe.—Arrivée à Orléans.—M. Dudon.—Comment il s'acquitte de sa mission.—L'impératrice remercie les membres du gouvernement.—Déplorable état de cette princesse.
Pendant que ces choses se passaient à Paris, la nouvelle de la défection du sixième corps arrivait à Fontainebleau. Le colonel Gourgaud, qui avait été en mission à Essone, accourt prévenir l'empereur que Marmont a traité avec les alliés, qu'il est de sa personne à Paris, que ses troupes, mises en mouvement sous prétexte de marcher sur la capitale, se trouvent déjà au milieu des colonnes russes, et que Fontainebleau reste à découvert. Napoléon ne peut croire à un rapport aussi étrange, il se le fait répéter, refuse d'y ajouter foi. La défection est malheureusement trop certaine, il ne peut se faire illusion; ses amis, ses créatures l'abandonnent, mais l'armée lui reste, il en appelle à son courage, à sa loyauté.
À L'ARMÉE.
Fontainebleau, ce 5 mars 1814.
«L'empereur remercie l'armée pour l'attachement qu'elle lui témoigne, et principalement parce qu'elle reconnaît que la France est en lui, et non pas dans le peuple de la capitale. Le soldat suit la fortune et l'infortune de son général, son honneur et sa religion. Le duc de Raguse n'a point inspiré ce sentiment à ses compagnons d'armes; il a passé aux alliés. L'empereur ne peut approuver la condition sous laquelle il a fait cette démarche; il ne peut accepter la vie et la liberté de la merci d'un sujet.
«Le sénat s'est permis de disposer du gouvernement français; il a oublié qu'il doit à l'empereur le pouvoir dont il abuse maintenant; il a oublié que c'est l'empereur qui a sauvé une partie de ses membres des orages de la révolution, tiré de l'obscurité et protégé l'autre contre la haine de la nation. Le sénat se fonde sur les articles de la constitution pour la renverser; il ne rougit pas de faire des reproches à l'empereur, sans remarquer que, comme premier corps de l'État, il a pris part à tous les événemens. Il est allé si loin, qu'il a osé accuser l'empereur d'avoir changé les actes dans leur publication. Le monde entier sait qu'il n'avait pas besoin de tels artifices. Un signe était un ordre pour le sénat, qui toujours faisait plus qu'on ne désirait de lui.
«L'empereur a toujours été accessible aux remontrances de ses ministres, et il attendait d'eux, dans cette circonstance, la justification la plus indéfinie des mesures qu'il avait prises. Si l'enthousiasme s'est mêlé dans les adresses et les discours publics, alors l'empereur a été trompé; mais ceux qui ont tenu ce langage doivent s'attribuer à eux-mêmes les suites de leurs flatteries. Le sénat ne rougit pas de parler de libelles publiés contre les gouvernemens étrangers, et il oublie qu'ils furent rédigés dans son sein. Si long-temps que la fortune s'est montrée fidèle à leur souverain, ces hommes sont restés fidèles, et nulle plainte n'a été entendue sur les abus de pouvoir. Si l'empereur avait méprisé les hommes, comme on le lui a reproché, le monde reconnaîtrait aujourd'hui qu'il a eu des raisons qui motivaient son mépris. Il tenait sa dignité de Dieu et de la nation; eux seuls pouvaient l'en priver. Il l'a toujours considérée comme un fardeau, et lorsqu'il l'accepta ce fut dans la conviction que lui seul était à même de la porter dignement.
«Le bonheur de la France paraissait être dans la destinée de l'empereur. Aujourd'hui que la fortune s'est décidée contre lui, la volonté de la nation seule pouvait le persuader de rester plus long-temps sur le trône; s'il doit se considérer comme le seul obstacle, il fait volontiers le dernier sacrifice à la France. Il a, en conséquence, envoyé le prince de la Moscowa et les ducs de Vicence et de Tarente à Paris pour entamer la négociation. L'armée peut être certaine que le bonheur de l'empereur ne sera jamais en contradiction avec le bonheur de la France.»
Comme je l'ai dit, la défection dont se plaignait l'empereur avait fait échouer la négociation dont il donnait connaissance aux troupes. Toujours tremblans au nom du père, les alliés avaient refusé de reconnaître le fils, et demandaient que sa dynastie fût déchue. L'empereur fut outré de la prétention. Il leur avait tendu la main après leur défaite, et ils ne se contentaient pas de le faire descendre du trône, ils voulaient encore proscrire son successeur. Mieux valait courir les dernières chances de la guerre. Malheureusement la séduction n'était pas restée oisive. Des généraux, des chefs de corps s'étaient ralliés aux traîtres; les feuilles publiques, les rapports venaient à chaque instant révéler de nouvelles défections. La guerre civile devenait inévitable: il se résigna, et le sacrifice fut consommé[18].
Les ennemis étaient entrés à Paris le 30 mars, nous étions au 8 avril, ce court espace de temps avait suffi pour anéantir le fruit de tant de travaux glorieux pour les Français.
Les faits que je viens de rapporter ne sont pas exposés dans l'ordre où ils sont arrivés; ils n'en sont pas moins exactement vrais, je m'en suis assuré par les moyens d'informations que j'avais encore pendant les premières semaines de mon retour.
Le sacrifice consommé, la négociation fut bientôt faite. Il ne s'agissait que de régler des intérêts individuels, les alliés se montrèrent faciles. Ils offrirent la Corse à l'empereur; ce prince la refusa, parce qu'il prévoyait bien qu'un peu plus tôt, un peu plus tard, on le trouverait trop près de la France, et qu'il serait dans l'impossibilité de se défendre, si l'on entreprenait de lui arracher cet asile. Il m'a dit lui-même, après son retour de l'île d'Elbe, que, quand il avait vu, à la marche du gouvernement du roi, qu'il serait encore dans le cas de reparaître sur la scène du monde, il avait plus d'une fois éprouvé le regret de n'avoir pas accepté. Il préféra l'île d'Elbe, qui ne pouvait porter d'ombrage à personne, ni faire concevoir d'inquiétudes sur l'emploi des moyens qu'elle pouvait offrir. On lui accorda sans peine ce faible débris de la puissance qu'on lui arrachait. Il fut convenu que la France lui donnerait annuellement un subside de deux millions; qu'il aurait la liberté d'emmener avec lui douze cents hommes de ceux de l'armée qui voudraient le suivre. On stipula également des dédommagemens pécuniaires en faveur des personnes de sa famille. Quelque malheureuse que fût sa position, il n'oublia ni ses serviteurs ni ses amis. Il demanda que les dispositions qu'il avait prises en leur faveur fussent respectées, qu'on ne les troublât pas dans la possession des biens qu'il leur avait donnés, tels que des dotations de rentes sur l'État et sur le Mont-Napoléon de Milan; il stipula, sur les fonds particuliers dont il faisait l'abandon à la couronne, une réserve de deux millions en faveur d'un certain nombre d'officiers qu'il désigna: on lui accorda tout.
Les souverains alliés reconnurent et garantirent toutes les transactions qui furent faites avec lui, mais n'en exécutèrent aucune, ou peu s'en faut. On régla de même le sort de l'impératrice; elle devait d'abord avoir la Toscane, cependant elle n'eut que le duché de Parme et de Plaisance. On devait croire que les conditions de ces différens traités seraient exactement observées, car enfin l'héritage était assez beau pour qu'on ne contestât pas sur les charges. Il n'en fut rien cependant, et l'on dut bientôt se détromper.
Il est temps de revenir à Blois, où l'impératrice était avec son fils et les ministres; l'empereur la tenait exactement informée de l'état dans lequel il se trouvait, et paraissait plus affligé de ces revers pour elle que pour lui. On fit faire à cette princesse quelques actes qui ne pouvaient plus avoir d'effet. Quoique fort jeune, elle voyait bien le dénouement qui se préparait. On lui proposa d'aller à Orléans pour être plus près de Fontainebleau; elle répondit que l'empereur lui avait dit de rester à Blois, qu'elle était décidée à attendre dans cette ville les événemens, quels qu'ils fussent. Il arriva successivement plusieurs officiers expédiés par l'empereur; il se servait de cette voie, parce qu'il ne pouvait déjà plus compter sur un autre moyen de correspondre. Il avait connaissance de tout ce qui s'était passé à Paris; il ne doutait pas que l'on eût cherché à corrompre ce qui les entourait l'un et l'autre. L'on ne sut à Blois les événemens qui avaient eu lieu les premiers jours d'avril que par suite de l'ordre qu'avait reçu la direction des postes d'Orléans de ne donner cours à aucune malle de poste venant de Paris sans l'avoir préalablement envoyée à Blois. Il en arriva bientôt une, et l'on sut tout ce qui s'était passé dans la capitale; on arrêta les dépêches qu'elle contenait, et comme on avait pris les mêmes dispositions sur les routes de Bretagne et du Mans, on suspendit pendant quelques jours le cours de ces désastreuses nouvelles. L'impératrice était livrée aux plus vives inquiétudes. Pendant les huit jours qu'elle passa à Blois, son visage fut continuellement baigné de larmes; elle s'était formée une tout autre idée des Français.
La méchanceté de ceux qui la faisaient descendre du trône a imputé à son manque de caractère une partie des malheurs qui arrivèrent, et pourtant il n'y avait pas de sa faute. Si l'impératrice, au lieu d'être une jeune femme de moins de vingt-deux ans, avait été dans l'âge où l'expérience donne de l'assurance et permet à une femme de s'entourer des conseils de ceux dans lesquels elle a confiance, les événemens auraient probablement pris une autre direction; mais elle n'était pas dans ce cas: l'empereur avait composé son entourage, elle donna l'exemple de la soumission. Dans son intérieur comme en public, elle ne manqua jamais aux rigoureuses bienséances qui étaient imposées à sa jeunesse, lesquelles n'admettaient pas de conversations particulières avec qui que ce fût, hors ceux qui lui avaient été désignés comme ses conseils. J'eus l'honneur de la voir plusieurs fois pendant ces pénibles momens, et je pus me convaincre de tout le dévouement qu'elle avait pour l'empereur.
Elle me disait un jour: «Ceux qui étaient d'opinion que je restasse à Paris avaient bien raison, les soldats de mon père ne m'en auraient peut-être pas chassée. Que dois-je penser en voyant qu'il souffre tout cela?» Elle était dans cet état d'anxiété, lorsqu'elle apprit la fâcheuse détermination qu'avaient amenée les intrigues de la capitale. Ce fut le colonel Galbois qui en apporta la nouvelle. Expédié de Fontainebleau le 6 avril, ce brave officier ne parvint qu'avec peine à éviter les partis alliés qui interceptaient la route de Blois. Il a lui-même rendu compte de sa mission, écoutons-le parler.
«Le lendemain 7, j'arrivai de bonne heure à Blois; l'impératrice me reçut de suite. L'abdication de l'empereur la surprit beaucoup: elle ne pouvait croire que les souverains alliés eussent l'intention de détrôner l'empereur Napoléon. Mon père, disait-elle, ne le souffrirait pas; il m'a répété vingt fois, quand il m'a mise sur le trône de France, qu'il m'y soutiendrait toujours, et mon père est un honnête homme.
«L'impératrice voulut rester seule pour méditer sur la lettre de l'empereur.
«Alors je vis le roi d'Espagne et le roi de Westphalie. Joseph était profondément affligé; Jérôme s'emporta contre Napoléon.
«Marie-Louise me fit appeler. S. M. était très animée: elle m'annonça qu'elle voulait aller rejoindre l'empereur. Je lui observai que la chose n'était pas possible. Alors S. M. me dit avec vivacité: Pourquoi donc, M. le colonel? vous y allez bien, vous! Ma place est auprès de l'empereur, dans un moment où il doit être si malheureux. Je veux le rejoindre, et je me trouverai bien partout, pourvu que je sois avec lui. Je représentai à l'impératrice que j'avais eu beaucoup d'embarras pour arriver jusqu'à elle, que j'en aurais bien plus pour rejoindre l'empereur. En effet, tout était dangereux dans cette course. L'on eut de la peine pour dissuader l'impératrice; enfin elle se décida à écrire.
«Je retournai heureusement auprès de l'empereur. Napoléon lut la lettre de Marie-Louise avec un empressement extrême; il me parut très touché du tendre intérêt que cette princesse lui témoignait. L'impératrice parlait de la possibilité de réunir cent cinquante mille hommes. L'empereur lut ce passage à haute voix, et il m'adressa ces paroles remarquables: Oui, sans doute, je pourrais tenir la campagne, et peut-être avec succès; mais je mettrais la guerre civile en France, et je ne veux pas…. D'ailleurs j'ai signé mon abdication, je ne reviendrai pas sur ce que j'ai fait.
L'empereur, comme le dit le colonel Galbois, fut sensible à la résolution que montrait l'impératrice, mais il ne partageait pas ses espérances, il lui prescrivit de se rendre à Orléans; et (le croirait-on?) on avait fait accompagner l'officier qui portait sa dépêche par un aide-de-camp de l'empereur de Russie, qui, sur les bords de la Loire, devait servir de sauvegarde à celle qui naguère était la souveraine de la moitié de l'Europe. Il est vrai que déjà des hordes de cosaques rôdaient dans les environs de Beaugency; l'esprit chevaleresque de l'empereur de Russie lui fit trouver plus galant d'envoyer un de ses aides-de-camp pour assurer le voyage de l'impératrice, que de donner des ordres pour que toutes ces bandes spoliatrices s'éloignassent au moins à une distance respectueuse. Cela ne peut s'expliquer que par le plaisir secret qu'il éprouvait à se donner l'air de protéger l'impératrice. Nous verrons bientôt qu'il lui réservait une autre espèce d'outrage. L'arrivée à Blois de cet aide-de-camp, avec une pareille mission, fit une impression fâcheuse; il donna des passe-ports à la suite de l'impératrice, qui ne pouvait pas voyager avec cette princesse sans la protection de ce Moscovite. Les membres du gouvernement accompagnèrent leur souveraine à Orléans; le passe-port donné par i'aide-de-camp russe ne fut pas inutile, car un parti de cosaques poussa effectivement jusqu'à Beaugency et pilla une partie des équipages.
L'impératrice arriva à Orléans, où on lui fit encore une réception de souveraine; les troupes étaient sous les armes, et les acclamations du public l'accompagnèrent jusqu'à son palais. On savait cependant tout ce qui avait eu lieu à Paris. Je faisais de bien tristes réflexions en voyant la ville d'Orléans pleine de troupes; nous en avions laissé encore bien davantage à Blois, où s'étaient successivement retirés les dépôts qui étaient à Versailles et à Chartres, ainsi que la colonne des troupes de la garde qui accompagnait l'impératrice, et cela d'après les dispositions du ministre de la guerre. Comment tout cela n'avait-il pas été réuni aux corps des maréchaux Mortier et Marmont, qui défendaient Paris? On ne peut en donner une autre raison, sinon qu'on ne l'avait pas voulu; mais assurément ces divers détachemens s'élevaient à plus de vingt mille hommes. Que l'on ajoute à cela l'arsenal de Paris, et l'on sera forcé de convenir que l'on a manqué de tête ou de coeur, et que l'empereur a été bien mal servi sous ce rapport.
L'impératrice était à peine rendue à Orléans, qu'on vit arriver dans cette ville un agent du gouvernement provisoire. On ne savait quel objet pouvait l'amener, mais il était tout frais sorti du donjon de Vincennes; sa mission n'annonçait rien de bon. Les conjectures qu'elle faisait naître ne tardèrent pas à se vérifier. M. Dudon, qui avait été renfermé pour avoir déserté son poste, abandonné l'armée d'Espagne, et répandu la terreur dont il était saisi sur la route qu'il avait parcourue, avait de quoi se venger dans sa poche. C'était un arrêté (du moins il en parut un dans le Moniteur) dont les considérans expriment trop bien le système de déception de l'époque pour n'être pas reproduit. Il était ainsi conçu:
«Le gouvernement provisoire, informé que, d'après les ordres du souverain dont la déchéance a été solennellement prononcée le 3 avril 1814, des fonds considérables ont été enlevés de Paris dans les jours qui ont précédé l'occupation de cette ville par les troupes alliées; que ces fonds ont été conduits en plusieurs transports sur divers points du royaume; qu'ils ont même été grossis par les spoliations de plusieurs caisses publiques dans les départemens; que les caisses municipales et celles même des hôpitaux n'ont pas échappé à cette dilapidation; voulant, dans le plus bref délai, faire rentrer au trésor les fonds qui lui ont été soustraits, et qui appartiennent au service public.
«Arrête ce qui suit:
«ARTICLE PREMIER. Tout dépositaire, tout rétentionnaire de fonds provenant de cet enlèvement et de cette spoliation, est tenu, dès l'instant où la connaissance du présent décret lui sera parvenue, de faire la déclaration desdits fonds au maire de la commune la plus prochaine du lieu où il se trouve, pour, par suite, en effectuer le dépôt dans la caisse du receveur-général ou municipal de ladite commune.
«ART. II. Tout conducteur de transport desdits fonds, de quelque qualité qu'il puisse être, est tenu d'arrêter le transport à l'instant, de faire sa déclaration au maire de la commune la plus voisine du lieu où il se trouve, et d'effectuer le dépôt où il est dit en l'article ci-dessus.
«ART. III. Tout commandant d'escortes militaires quelconques est tenu aux mêmes obligations que celles portées aux articles ci-dessus, et de veiller à ce que le dépôt soit fait immédiatement.
«ART. IV. Tout magistrat, tout administrateur civil ou militaire, préfet, maire, commandant de place, est tenu, dès l'instant où il a connaissance d'un transport de la nature de ceux indiqués au présent arrêté, de s'opposer de tous ses moyens et de toutes les forces qui sont à sa disposition, à ce que ledit transport soit continué, et est tenu de veiller à ce que le dépôt des fonds qui peuvent y être compris soit fait immédiatement, ainsi qu'il est dit aux articles précédens.
«ART. V. Tous les individus dénommés dans les articles du présent arrêté qui n'obtempéreraient pas aux injonctions qui leur seraient faites sont déclarés civilement et personnellement responsables des sommes qui pourraient avoir été soustraites par leur négligence ou par leur désobéissance, sont déclarés eux-mêmes spoliateurs des caisses publiques, et, comme tels, seront judiciairement poursuivis dans leurs personnes et dans leurs biens.
«Fait à Paris, le 9 avril 1814.
Signé, le prince de BÉNÉVENT,
Le duc DALBERG, François de JAUCOURT, BEURNONVILLE, MONTESQUIOU.
L'arrêté est positif. Il s'agit de spoliations, de deniers publics; rien de plus sage que de faire rentrer au trésor ce qui en a été indûment extrait. Malheureusement les faits ne justifient pas les intentions que l'on afficha, ou plutôt les intentions sont en contradiction manifeste avec les faits: car enfin, M. Dudon n'était pas un novice; il n'était pas homme à se méprendre, et l'eût-il d'ailleurs été, il ne l'a pas fait dans le cas dont il s'agit, puisque ses opérations ont été approuvées. Or, que fit-il? Examinons. Il se rendit de Paris à Orléans par la route la plus directe, qui ne pouvait pas être celle où le gouvernement de la régente avait enlevé des caisses publiques, puisqu'il ne l'avait pas suivie. D'ailleurs, avant de faire partir M. Dudon, on s'était fort bien assuré, on l'avait pu du moins, dans toutes les administrations, qu'aucun denier public n'en avait été enlevé.
Du reste, ce n'était pas de ceux-ci, qui se retrouvent toujours, que l'on s'était occupé. En effet, à qui s'adressa M. Dudon en arrivant à Orléans? À M. de la Bouillerie, trésorier de la liste civile, et qui, comme tel, n'avait pas de deniers publics. On voulait s'emparer de ceux que ce fonctionnaire avait en caisse, mais l'arrêté ne pouvait les atteindre, et on le sentait bien; aussi n'essaya-t-on aucune tentative sérieuse auprès de lui.
On eut recours à un officier de gendarmerie d'élite, M. Janin, de Chambéry, aujourd'hui officier-général, qui était commis à l'escorte de cet argent. Ce jeune homme, voyant un moyen de faire sa fortune, se donna à M. Dudon. Il rassembla son détachement, fit atteler d'autorité les caissons qui contenaient encore le trésor de l'empereur Napoléon, car on ne l'avait pas déchargé, et se mit en route pour Paris, où il arriva sans coup férir.
C'est ainsi que ce trésor fut enlevé; on ne respecta pas même le linge et les habits de l'empereur Napoléon. Les fourgons furent ramenés le 12 dans la cour des Tuileries, d'où ils étaient partis le 30 mars.
Ainsi, dans le court espace de trois jours, M. Dudon s'était rendu à Orléans, et en avait ramené un lourd transport qui devait en mettre au moins quatre à parcourir le trajet qui sépare cette ville de la capitale. Comment eut lieu cette étrange célérité? comment concilier la date de l'arrêté avec celle de la rentrée des fonds? Je l'ignore, à moins toutefois qu'on n'admette une version assez plausible qui courut alors, c'est que l'arrêté eut moins pour objet de prescrire une spoliation sur laquelle on ne comptait pas, que de sanctionner ce qui avait été fait.
Quoi qu'il en soit, la proie faillit mettre le désordre dans la troupe: chacun revendiqua l'honneur de la conception et voulut se faire une meilleure part. Les amis intervinrent, et l'aubaine fut jugée assez bonne pour que personne ne se gardât rancune.
On a prétendu depuis que cette affaire n'avait eu lieu qu'après la dissolution du gouvernement provisoire. Le fait est inexact: il suffit, pour s'en convaincre, de remarquer la date de l'arrêté. L'argent est d'ailleurs arrivé à Paris le jour même où le comte d'Artois fit son entrée dans cette capitale. Le prince ne put ordonner une chose qui était faite. Je reviens à la conduite de l'agent du gouvernement provisoire.
Il se montrait si pressant, qu'on n'eut que le temps d'exécuter diverses dispositions que l'empereur avait prescrites, lorsque M. Dudon signifia l'objet de son voyage. Il voulait annuler les ordres qui avaient été donnés en conséquence, mais on lui observa que ceux dont il était porteur ne pouvaient pas avoir d'effet rétroactif, et on l'obligea à se contenter de ce qu'il trouvait. Il est bon d'observer que l'argent que le gouvernement provisoire envoyait saisir était à l'empereur; il ne provenait point de recettes publiques, il n'avait pas été puisé dans les coffres du trésor, l'on n'avait donc aucun droit de l'y faire rentrer, si toutefois il en est rentré quelque chose. Si on l'a porté dans les caisses publiques, il n'a pu y être inscrit que comme venant de cette spoliation, car on n'aura pas assurément trouvé qu'il en avait été soustrait[19] pour être remis à l'empereur.
L'agent du gouvernement provisoire réclama les diamans de la couronne, qui furent rendus, sur inventaire, avec la plus scrupuleuse exactitude. Il n'y manquait que le régent, que l'on mettait ordinairement à part, à cause de son grand prix et de la facilité qu'il y avait à le dérober; tout le monde ignorait que l'impératrice portait dans un sac à ouvrage la monture d'une des épées de l'empereur dans laquelle il était engagé. On vint lui rendre compte de ce qui se passait; elle tira aussitôt la monture et la remit. Les diamans qui lui appartenaient personnellement étaient avec les autres, elle ne fit pas une question pour savoir si on les avait aussi enlevés. M. Dudon ne s'en tint pas là: il s'empara encore du peu d'argenterie que l'on avait emporté pour le service de l'impératrice et de son fils; il ne lui laissa pas un couvert d'argent, et poussa les choses au point que l'on fut obligé d'emprunter les couverts et même la faïence de l'évêque, chez qui elle était logée, pour la servir pendant les deux jours qu'elle passa encore dans cette ville[20].
Cette conduite fut tenue sous les yeux de l'empereur de Russie, qui avait un de ses aides-de-camp à Orléans, envers la fille de son allié, l'empereur d'Autriche. On ne peut refuser de convenir que l'empereur avait eu des procédés bien différens, lorsqu'au temps de sa prospérité il avait été l'arbitre du sort de tant de princes et de rois, et particulièrement des proches de l'empereur Alexandre. Le séjour que l'impératrice fit à Orléans fut pour cette malheureuse princesse un supplice continuel; chaque moment lui apportait de nouvelles alarmes. L'empereur lui avait écrit de congédier les ministres, les membres du gouvernement qui l'avaient accompagnée, ainsi que les grands-officiers de la couronne. Elle fit connaître cet ordre, et chacun s'empressa d'aller lui offrir les dernières marques de son respect, en lui témoignant la part que l'on prenait à son malheur. Elle reçut successivement tous ceux qui se présentèrent; elle dit à chacun de lui conserver un souvenir; et qu'elle souhaitait qu'il fût heureux; ses larmes inondaient son visage, et en auraient tiré d'un coeur de bronze; elle présenta sa main à baiser, et donna congé.