Mémoires du duc de Rovigo, pour servir à l'histoire de l'empereur Napoléon, Tome 7
CHAPITRE XI.
Abandon où se trouve l'impératrice.—On voudrait que l'empereur se donnât la mort.—Anecdote à ce sujet.—Mesdames de Montebello et de Montesquiou.—L'impératrice regrette de ne s'être pas fait chanoinesse.—Incertitude pénible où elle se trouve.—Avenir qu'on lui présente.
Le lendemain de cette triste cérémonie, l'impératrice était presque seule à Orléans; tout le monde avait repris le chemin de Paris. Je l'avais pris moi-même lorsqu'un incident dont je rendrai compte m'obligea de revenir à Orléans, où je restai encore deux jours. L'évêché, où habitait cette princesse, n'avait plus l'air d'un palais; à peine y rencontrait-on quelqu'un, si ce n'est les deux ou trois dames qui étaient restées près d'elle et du roi de Rome. Les momens que l'impératrice passa ainsi isolée durent être cruels, elle était dans un état à ne pouvoir prendre aucune espèce de repos. Son intimité se réduisait à la duchesse de Montebello, sa dame d'honneur. Les autres dames qui l'accompagnaient n'étaient pas admises au même degré de confiance. Madame de Montesquiou ne jouissait que de celle que l'on ne pouvait refuser à la personne qui s'était dévouée tout entière aux soins de l'enfance du roi de Rome. L'archi-chancelier n'était pas venu jusqu'à Orléans; il avait repris de Blois le chemin de Paris; son âge joint à ses infirmités lui rendait le déplacement trop douloureux, en sorte que, dans ces pénibles momens, l'impératrice n'avait pour conseil que sa dame d'honneur.
Présentée à la confiance de Marie-Louise par l'empereur lui-même, celle-ci avait justifié le choix du souverain par les soins les plus empressés. Marie-Louise avait pour elle une amitié aussi sincère que si elle avait été une de ses soeurs, dont elle aimait beaucoup à l'entretenir. La dame d'honneur, comme la souveraine, était dévouée à l'empereur, mais, comme elle aussi, ébranlée par l'orage. Elles recueillaient tous les bruits, se communiquaient leurs alarmes, et augmentaient ainsi l'anxiété qu'elles éprouvaient l'une et l'autre, quoique à des titres différens.
Il n'était question, depuis plusieurs jours, que d'un prétendu projet qu'avait l'empereur d'attenter lui-même à sa vie. Je ne pense pas que personne se soit chargé de lui conseiller de terminer ainsi; il n'y a que ceux qui étaient pressés d'être libres de tous sentimens de reconnaissance envers lui, qui ont témoigné de l'étonnement de ce qu'il avait eu la force de survivre à tant d'adversités. Quant à moi, je trouve qu'il se serait rendu ridicule en se détruisant. Cette action n'est convenable que lorsqu'on ne peut échapper à l'infamie; mais pour les malheurs, un grand homme doit toujours être à leur épreuve. La mort prochaine de l'empereur, répandue d'abord à Blois, circula avec plus de force à Orléans. On alla jusqu'à dire que l'on avait reçu des lettres de Fontainebleau qui annonçaient que tout serait fini le lendemain.
Ces bruits étaient sûrement parvenus jusqu'aux oreilles de l'impératrice, car elle était dans un état nerveux qui la privait du sommeil. Madame de Montebello n'était pas dans une situation plus tranquille. Toutes les nouvelles qui circulaient avaient produit un tel effet sur elle, qu'elle ne voyait partout que des messagers de mort.
L'empereur écrivait à peu près tous les jours à l'impératrice. Cette princesse était seule à Orléans, et il ne la pressait point de venir le joindre à Fontainebleau; il ne le lui demandait pas même, présumant sans doute qu'elle arrangerait mieux sa position en restant loin de lui qu'en venant s'associer à ses malheurs, attendu que cette démarche aurait pu déplaire à son père, auquel l'empereur lui disait d'écrire, puisque lui-même était sans moyens de la protéger. Le tendre attachement qu'il avait pour elle lui imposa le douloureux sacrifice de la dissuader de venir le joindre, quelque consolation qu'elle eût pu lui porter. J'ai vu le coeur de cette souveraine aux prises avec ce que son attachement pour l'empereur lui conseillait de faire, et le parti que sa déférence pour ses moindres insinuations l'avait accoutumée à suivre. Elle me fit l'honneur de me dire à Orléans: «Je suis vraiment à plaindre. Les uns me conseillent de partir, les autres de rester. J'écris à l'empereur, il ne répond pas à ce que je lui demande. Il me dit d'écrire à mon père; ah! mon père, que me dira-t-il après l'affront qu'il permet qu'on me fasse? Je suis abandonnée, et m'en remets à la providence. Elle m'avait sagement inspirée en me conseillant de me faire chanoinesse. J'aurais bien mieux fait que de venir dans ce pays.
«Aller auprès de l'empereur! Je ne puis partir sans mon fils dont je suis la sûreté. D'un autre côté, si l'empereur craint que l'on attente à sa vie, comme cela est probable, et qu'il soit obligé de fuir, les embarras que je lui causerais peuvent le faire tomber dans les mains de ses ennemis, qui veulent sa perte, n'en doutons pas. Je ne sais que résoudre, je ne vis que de larmes.» Elle en était véritablement inondée en achevant de prononcer ces paroles.
Toutes les fois qu'il se présentait un officier de la part de l'empereur, on avertissait madame de Montebello, qui se levait pour le recevoir, s'il arrivait dans la nuit; elle entrait ensuite chez l'impératrice pour lui remettre les lettres qui étaient pour elle. M. Anatole de Montesquiou se présenta dans ces entrefaites venant de Fontainebleau: il alla d'abord chez sa mère, à l'appartement du roi de Rome, d'où il fit prévenir la duchesse. Il fut introduit dans une pièce où elle avait passé la nuit tout habillée, entortillée de schals et jetée sur son lit. Elle reçut M. Anatole de Montesquiou dans cet équipage, et sans lui donner le temps d'ouvrir la bouche: «Eh bien! lui dit-elle, est-ce fini? est-il mort?» Anatole, qui ne connaissait pas les terreurs qui l'agitaient, ne comprit rien à la question: «Qui, madame? lui répondit-il; de quelle mort parlez-vous?—Mais, répliqua la dame d'honneur, de celle de l'empereur; on a dit ici qu'il s'était tué.—Non, madame, dit M. de Montesquiou, il n'est pas mort: il se porte bien; pouvez-vous ajouter foi aux bruits que répandent ses ennemis? Voici même une lettre qu'il m'a chargé de remettre à l'impératrice.»
Madame de Montesquiou la mère, qui portait au plus haut point la pratique de toutes les vertus et de tous ses devoirs, était moins facile à alarmer; mais elle ne voyait l'impératrice que lorsque le roi de Rome était porté chez elle; si elle avait eu quelque influence sur l'impératrice, elle l'eût sans doute bien conseillée. Au reste, cela n'aurait pas produit grand'chose, car depuis quatre ans que l'impératrice était en France, elle avait dû entendre souvent dire que les alliances avec l'Autriche avaient toujours été funestes à la France; et depuis que cette puissance s'était déclarée contre nous, on se gênait si peu pour lancer des épithètes à l'empereur d'Autriche, qu'il n'était pas possible qu'il ne fût revenu quelques uns de ces propos aux oreilles de l'impératrice. Il faut, au reste, convenir que les événemens ne le justifiaient que trop. Elle-même le voyait bien, elle avait le tact assez fin pour démêler la vérité la mieux enveloppée.
Elle ne se dissimulait pas l'effet que la conduite de son père avait dû produire sur la nation.
«Je conçois, disait-elle quelquefois, que le peuple ait de l'aversion pour moi dans ce pays, et cependant il n'y a pas de ma faute; mais pourquoi mon père m'a-t-il mariée, s'il avait les projets qu'il exécute?»
Elle exagérait à cet égard, car on ne cessa jamais d'avoir la plus grande vénération pour elle.
Elle était livrée à une foule de réflexions sur des événémens qui étaient au-dessus de son expérience; mais quoi qu'on pût lui dire pour lui faire prendre un parti, elle n'avait plus de confiance dans l'avenir et s'attendait à tout. On lui à reproché de n'avoir pas été à l'île d'Elbe. On a eu tort; elle n'a du reste été désapprouvée que par ceux qui ne connaissaient ni sa position ni celle de l'empereur, et par le parti ennemi, qui ne se méprenant pas sur la puissance d'opinion que cette princesse et son fils avaient en France, cherchait tous les moyens possibles de la dépopulariser. C'était rendre justice au bon jugement de la nation que de lui supposer de l'aversion pour une faute qui n'aurait pu partir que d'un vice de coeur. Mais l'impératrice l'avait trop pur pour être même soupçonnée.
J'ai fait connaître toutes les raisons qui avaient été la base de ses déterminations; je vais y ajouter quelques réflexions qui pourront faire juger de la part qu'ont pu y avoir ses entourages. Madame de Montebello, qui avait une très grande fortune, ne se souciait point du tout d'aller s'enterrer vivante à l'île d'Elbe. Ses affections la rappelaient à Paris, où elle pouvait vivre indépendante. Elle connaissait assez le coeur de l'impératrice pour être persuadée que si une seule fois elle revoyait l'empereur, il n'y aurait pas eu de puissance assez forte pour l'empêcher de s'unir à son sort, et qu'alors elle serait obligée de la suivre. Aussi insista-t-elle vivement pour lui faire adopter le parti que l'empereur lui-même avait conseillé, savoir, de s'adresser à l'empereur d'Autriche, parce qu'une fois cette princesse rentrée dans sa famille, elle se trouvait dégagée[21]. Des insinuations perfides se joignirent aux instances de la dame d'honneur. On dit à l'impératrice que l'empereur ne l'avait jamais aimée, qu'il avait eu dix maîtresses depuis son union avec elle, qu'il ne l'avait épousée que par politique; mais qu'après la tournure que les choses avaient prise, elle devait s'attendre à des reproches continuels. L'impératrice ébranlée céda; elle écrivit à son père, et ce fut sans doute sur son invitation qu'elle se rendit d'Orléans à Rambouillet. Nous verrons bientôt ce qui se passa dans cette entrevue. Revenons sur quelques allégations dont les alliés se servaient encore pour égarer l'opinion.
CHAPITRE XII.
Déclaration du 19 mars.—Reproches faits à l'empereur.—L'armistice.—Contre-projet.—Est-ce le duc de Vicence ou l'empereur?
On a vu que le prince de Schwartzenberg avait répondu aux ouvertures du duc de Trévise par l'envoi d'une pièce injurieuse à l'empereur. C'était un nouveau manifeste où les alliés, continuant la déception de Francfort, opposaient leur feinte modération aux vues ambitieuses du souverain qui combattait pour ses foyers. Attentifs à saisir tout ce qui pouvait nous aliéner l'opinion, ils se prévalaient des fautes de sa diplomatie pour accuser les intentions du chef de l'État. Restituons à chacun ce qui lui appartient de cette série d'actes malheureux ou pusillanimes qui ont consommé la ruine de ce vaste édifice de gloire que nous avions été vingt ans à élever.
Insensible aux calamités qui pesaient sur ses peuples, l'empereur s'est-il obstiné à continuer la guerre? A-t-il, comme l'en accusaient les alliés, repoussé tout projet de réconciliation pour solliciter un armistice aux conditions auxquelles il pouvait obtenir la paix? Examinons.
Le duc de Vicence, confiant dans la déclaration de Francfort, s'était imposé, dans les pouvoirs qu'il avait rédigés pour lui-même, l'obligation de ne traiter que sur les bases que les souverains eux-mêmes avaient promulguées; mais, retenu aux avant-postes ennemis, il ne tarda pas à se convaincre que les alliés étaient loin de vouloir accorder à la France les limites dont ils l'avaient flattée. Il demanda de nouveaux pouvoirs où il ne fût pas fait mention de frontières qu'on ne pouvait obtenir. Ces pouvoirs furent expédiés le 4 avril dans les termes que le négociateur avait désirés.
Napoléon avait hésité à les revêtir de sa signature, soit qu'il regardât comme une faute de débuter dans une négociation qui n'était pas même ouverte, par une concession dont les conséquences pouvaient être graves, soit que les bases de Francfort fussent la seule planche de salut qu'il voulût saisir dans son naufrage. L'idée de subir d'autres conditions lui était insupportable.
Une lettre de Châtillon adressée au duc de Bassano arriva sur ces entrefaites. Le duc de Vicence s'exprimait en ces termes: «Il ne faut pas se faire illusion, l'ennemi a un immense développement de forces et de moyens. Si l'empereur a des armées assez nombreuses pour que son génie le fasse triompher, certes il ne faut rien céder en-deçà des limites naturelles; mais si la fortune nous a assez trahis pour que nous n'ayons pas en ce moment les forces nécessaires, cédons à la nécessité ce que nous ne pouvons défendre, et ce que notre courage ne peut reconquérir… Obtenez donc de S. M. une décision précise. Dans une question de cette importance, il faut être décisif… Il ne faut avoir les mains liées d'aucune manière. Le salut de la France dépend-il d'une paix ou d'un armistice qui doive être conclu sous quatre jours? Dans ce cas, je demande des ordres précis, et qui donnent la faculté d'agir.»
Le duc de Bassano remit la dépêche à l'empereur, le conjura de fléchir devant la nécessité. Napoléon eut l'air de l'écouter à peine. Il lui montra du doigt un passage des oeuvres de Montesquieu qu'il semblait feuilleter avec distraction. Lisez, lisez tout haut, lui dit-il. Le ministre lut: «Je ne sache rien de plus magnanime que la résolution que prit un monarque qui a régné de nos jours, de s'ensevelir plutôt sous les débris du trône, que d'accepter des propositions qu'un roi ne doit pas entendre. Il avait l'âme trop fière pour descendre plus bas que ses malheurs ne l'avaient mis, et il savait bien que le courage peut raffermir une couronne, et que l'infamie ne le fait jamais[22].»
Douze ans auparavant, Napoléon disait à son ministre qui commençait à avoir une grande part à sa confiance: «Je sais un homme à qui l'on peut tout dire.» Le duc de Bassano se le rappela. «Je sais quelque chose de plus magnanime encore, répondit-il à Napoléon, c'est de sacrifier votre gloire pour combler l'abîme où la France tomberait avec vous.—Eh bien! soit, reprit l'empereur, faites la paix, que Caulaincourt la fasse, qu'il signe tout ce qu'il faut pour l'obtenir; je pourrai en supporter la honte, mais n'attendez pas que je dicte ma propre humiliation.» L'exemple récent du congrès de Prague avait déjà appris au duc de Bassano, et devait avoir appris au duc de Vicence s'il serait facile d'obtenir que Napoléon proposât une à une les conditions qu'il devait subir.
Ce prince s'en remit à son plénipotentiaire, dont il venait de lire l'opinion énergiquement exprimée, et lui fit écrire: «Les conditions sont, à ce qu'il paraît, arrêtées d'avance entre les alliés: aussitôt qu'ils vous les auront communiquées, vous êtes le maître de les accepter, ou d'en référer à moi dans les vingt-quatre heures.» L'alternative en pareille matière pouvait embarrasser le plénipotentiaire, le duc de Bassano demanda avec instance que de nouveaux ordres effaçassent ce que ceux-ci pouvaient contenir de conditionnel. Il s'ensuivit une longue conversation qui dura une grande partie de la nuit; enfin il fut autorisé à écrire le 5, et il écrivit à la hâte en ces termes:
«Je vous ai expédié hier un courrier avec une lettre de Sa Majesté, et les nouveaux pleins pouvoirs que vous avez demandés.
«Au moment où Sa Majesté va quitter Troyes, elle me charge de vous en expédier un second, et de vous faire connaître en propre termes que Sa Majesté vous donne carte blanche pour conduire les négociations à une heureuse issue, sauver la capitale, et éviter une bataille où sont les dernières espérances de la nation.»
Ces expressions, que Napoléon avait approuvées textuellement, étaient précises, énergiques. Néanmoins le duc de Bassano ne les jugea pas suffisantes. Il crut nécessaire de donner à l'autorisation qu'elles portaient encore plus de force et de solennité, afin de garantir pleinement le plénipotentiaire, quelque usage qu'il dût en faire, et de le couvrir au besoin de sa propre responsabilité. À cet effet il ajouta:
«Les conférences doivent avoir commencé hier 4. Sa Majesté n'a pas voulu attendre que vous lui eussiez donné connaissance des premières ouvertures, de crainte d'occasionner le moindre retard.
«Je suis donc chargé, monsieur le duc, de vous faire connaître que l'intention de l'empereur est que vous vous regardiez comme investi de tous les pouvoirs, de toute l'autorité nécessaire dans ces circonstances importantes pour prendre le parti le plus convenable, afin d'arrêter les progrès de l'ennemi et de sauver la capitale.»
Voilà les pouvoirs donnés par le souverain, voyons l'usage que va en faire le négociateur. Le congrès s'était ouvert le 5 février. La séance, ajournée au lendemain, n'eut pas lieu, et laissa au plénipotentiaire français le temps de recevoir sa carte blanche, qui lui parvint dans la journée. Les ministres ennemis, rassemblés le 7, énoncèrent les conditions qu'ils mettaient à la paix. C'étaient à peu près celles auxquelles l'empereur allait consentir, quand il apprit la marche imprudente de Blücher. Cependant, loin de les accueillir, Caulaincourt n'opposa que difficultés. Il réclama les bases de Francfort, voulut savoir au profit de qui tourneraient les sacrifices imposés à la France, s'enquit de l'emploi qu'on se proposait d'en faire, et exigea même qu'on lui soumît un projet qui développât les vues des alliés dans leur ensemble, toutes prétentions incompatibles avec les circonstances, et propres seulement à faire suspecter les intentions du souverain au nom duquel elles étaient présentées. On ne dissimule pas au duc combien elles sont étranges. Il se roidit, persiste à réclamer des limites dont il a lui-même plaidé l'abandon, et, après deux jours perdus dans une obstination sans objet, il imagine de céder ce qu'on lui demande, non pas pour la paix qu'on lui offre, mais pour un armistice que rien ne l'autorise à solliciter. Il fait plus: dans ces pénibles circonstances, où le moindre délai peut devenir mortel, il ne propose pas même le singulier expédient qu'il a improvisé. Il consulte M. de Metternich, qui est à vingt lieues de là; il lui soumet ce qu'il a dessein de faire. On ne pouvait mieux entrer dans les vues des alliés. Tous avaient vu leurs capitales envahies; nos aigles s'étaient montrées à Vienne, à Berlin, à Moscou. Ce souvenir importunait leur orgueil, ils brûlaient de nous rendre l'humiliation qu'ils avaient reçue.
Le succès de Brienne semblait leur garantir la satisfaction qu'ils ambitionnaient, il ne s'agissait que de s'assurer le temps nécessaire d'arriver à Paris. La paix, telle qu'on voulait l'imposer à l'empereur, en offrait les moyens. Elle était dure; il balancerait à l'accepter, et ses hésitations permettraient de consommer sa ruine. Les inconcevables prétentions que le duc de Vicence avait émises justifiaient cet affreux calcul.
Les diplomates étrangers étaient dans une sécurité complète, lorsque Caulaincourt, se ravisant tout à coup, consent à abandonner immédiatement, pour un armistice, tout ce qui est en question pour la paix. Le chevalier Floret, qui a reçu cette étrange confidence, la communique aussitôt à M. de Stadion, qui la transmet au comte Razumowski. Celui-ci prend sur-le-champ son parti. Les plénipotentiaires anglais n'ont point d'injure personnelle à venger: il sait que la paix est faite, s'ils apprennent que la France abandonne Anvers et se dessaisit de la Belgique. Il n'a qu'un moyen de la prévenir; il s'en empare, et demande au nom de son souverain que les conférences soient suspendues. Il n'ignorait pas sans doute que c'était à la double faute de M. de Vicence qu'il devait les avantages qu'il avait pris. Mais M. de Vicence n'avait pas d'importance propre: c'était l'empereur qu'il s'agissait de détruire, on n'eut garde de ne pas lui imputer les méprises de son négociateur.
Les alliés ne s'en tenaient pas à cette fausse imputation: ils accusaient encore l'empereur d'avoir long-temps tardé à fournir son contre-projet de paix, et d'avoir enfin reproduit des prétentions incompatibles avec l'état des choses. Voyons encore si c'est sur lui ou sur son plénipotentiaire que doivent peser ces prétentions inopportunes.
Napoléon avait fait écrire, le 25 février, à son plénipotentiaire: «La prudence veut sans doute qu'on cherche tous les moyens de s'arranger; mais S. M. pense, et elle ordonne de l'écrire de nouveau à V. E., que ces moyens, ou tout au moins les données qui peuvent servir à les trouver, c'est à vous à les procurer, et que les renseignemens à cet égard ne peuvent vous venir de lui, mais doivent lui venir de vous… L'empereur juge comme vous que le moment est favorable pour traiter, si la paix est possible; mais pour juger cette possibilité, il a besoin des lumières que lui procureront les négociations, ou vos rapports avec les négociateurs.»
Au lieu de ces données, de ces renseignemens, de ces lumières, Napoléon ne recevait que des représentations, vides d'indications utiles, sur sa position en général. Les dépêches de son plénipotentiaire contenaient des lieux communs sur la guerre, des exhortations, des demandes, où les convenances n'étaient pas toujours respectées. Le grand-écuyer ne savait pas plus traiter avec son souverain qu'avec les alliés; il ne l'éclairait pas, il le blessait. Après chacune de ses lettres, l'empereur se sentait toujours moins disposé à céder.
L'empereur avait envoyé, le 2 mars, de La Ferté-sous-Jouarre, les élémens du contre-projet. Le 8, il adressa au duc de Vicence une longue lettre, dont nous reproduisons un extrait:
«M. de Rumigny arrive… Le canevas que S. M. vous a envoyé avec sa lettre du 2, renferme les matériaux du contre-projet que V.E. est dans le cas de présenter… S. M. vous a laissé toute latitude pour la rédaction… Il s'agit, pour arriver à la paix, de faire des sacrifices… Ces sacrifices portent sur des portions de territoire, la Belgique et la rive gauche du Rhin, dont la réunion, faite constitutionnellement, a été reconnue par de nombreux traités. L'empereur ne peut pas, dans cette situation, proposer la cession d'une partie de territoire. Il peut consentir à quelques concessions, s'il n'est que ce moyen de parvenir à la paix; mais pour qu'il y consente, il faut qu'elles lui soient demandées en masse par le projet que les alliés vous ont remis. Mais ce projet est leur premier mot, et leur premier mot ne saurait être leur ultimatum. Vous leur répondrez par l'acceptation des propositions qu'ils ont faites à Francfort; et cette réponse, qui est également votre premier mot, ne saurait être votre ultimatum. S. M. connaît mieux que personne la situation de ses affaires, elle sent donc mieux que personne combien il lui est nécessaire d'avoir la paix; mais elle ne veut pas la faire à des conditions plus onéreuses que celles auxquelles les alliés seraient véritablement disposés à consentir.»
Ainsi l'empereur aurait consenti à ces conditions, si son plénipotentiaire, qui négociait depuis plus d'un mois, avait su les connaître, les apprécier, s'en rendre compte lui-même, et démontrer à son souverain que les alliés ne s'en départiraient pas. Un homme de résolution aurait trouvé dans cette lettre assez de prétextes pour s'autoriser à conclure. On lisait encore dans les dépêches dont il s'agit: «Vous avez la pensée de S. M. sur celles (les propositions) qu'elle pourrait accorder.» (Elles sont énoncées dans le cours de cette longue lettre: le Brabant hollandais, Wesel, Cassel, Kell, au besoin Mayence.) «Si les alliés s'en contentent, rien n'empêche que nous terminions; s'ils en veulent d'autres, vous aurez à les discuter pour arriver à les faire modifier; vous irez verbalement aussi en avant que vous le jugerez convenable, et quand vous serez parvenu à avoir un ultimatum positif, vous vous trouverez dans le cas d'en référer à votre gouvernement pour recevoir ses derniers ordres.»
Si l'on voit dans cette lettre l'embarras, l'hésitation de Napoléon, et une sorte de mécontentement contre un plénipotentiaire qui le régentait sans l'aider en rien, et sans lui fournir aucune lumière, on y voit aussi qu'il veut la paix, qu'il avoue qu'elle lui est nécessaire, et qu'il n'est retenu que par la crainte de céder à des conditions dont les ennemis pourraient se désister. «Vous irez verbalement aussi loin que vous le jugerez convenable.» C'était encore une carte blanche, sauf autorisation; mais si le plénipotentiaire, après en avoir fait usage et être parvenu à un ultimatum positif, ne se trouve pas dans le cas d'en référer, attendu la déclaration formelle que, s'il n'accepte pas dans les vingt-quatre heures, la négociation est immédiatement rompue, il accédera, il signera, à moins que le fantôme de sa responsabilité ne lui retienne la main[23].
Les intentions de l'empereur ne furent pas mieux remplies dans cette circonstance qu'elles ne l'avaient été dans celle qui nous a déjà occupés. Les deux déclarations que le duc de Vicence fit insérer au protocole de la conférence du 10 n'étaient pas, comme les alliés le demandaient, un contre-projet rédigé sur le canevas que l'empereur lui avait envoyé le 2, mais des observations qui enflaient plutôt qu'elles n'atténuaient les prétentions sur lesquels il insistait. L'empereur le remarqua et chercha de suite à y remédier. Il écrivit de Reims, où il se trouvait lorsqu'il reçut les dépêches du duc de Vicence, une lettre dans laquelle des concessions importantes étaient compliquées par des locutions conditionnelles qui auraient de nouveau jeté son plénipotentiaire dans sa perplexité habituelle.
Le caractère de ce ministre était embarrassant, il ne voulait rien deviner, rien prendre sur lui, il lui fallait des ordres précis, et quand ces ordres étaient de faire la paix à tout prix, il s'épouvantait de leur précision même. C'est ce qui était arrivé au commencement de février; mais après six semaines de négociations, il devait être plus éclairé et serait peut-être moins timide. Il devait sentir qu'une longue polémique n'était plus de saison, lorsque les événemens se pressaient, et que ses courriers mettaient quatre jours pour parvenir au quartier impérial. Dans ces momens extrêmes, l'envoi des pouvoirs absolus était le seul moyen d'aller au but, s'il pouvait encore être atteint. Le duc de Bassano fut autorisé à les donner; mais pour produire une impression plus forte sur le plénipotentiaire, il obtint que Napoléon écrirait directement. On lit dans ces lettres, datées de Reims, le 17 mars:
«Sa Majesté, ayant pris en considération vos deux lettres du 13, dont elle a reçu le duplicata hier soir, et le primata ce matin, vous laisse toute la latitude convenable, non seulement pour le mode de démarches qui vous paraîtrait à propos, mais aussi pour faire, par un contre-projet, les cessions que vous jugeriez indispensables, afin d'empêcher la rupture des négociations….
«M. le duc de Vicence, je vous donne directement l'autorisation de faire les concessions qui seraient indispensables pour maintenir l'activité des négociations, et arriver enfin à connaître l'ultimatum des alliés, bien entendu que les concessions qui seraient faites par le traité auraient pour résultat l'évacuation de notre territoire, et le renvoi, de part et d'autre, de tous les prisonniers, etc., etc.
«Signé, NAPOLÉON.»
Une autre lettre du duc de Bassano, en date du 19, répétait cette autorisation, en expliquant que Napoléon n'y mettait aucune limite. «Il est bien temps, ajoutait cette lettre, de parvenir à savoir quels sont les sacrifices que la France ne peut éviter de faire pour obtenir la paix.» Au moment même où Napoléon dictait ces mots et demandait encore ce que depuis long-temps son négociateur aurait dû lui apprendre, les plénipotentiaires alliés déclarèrent à Châtillon que les négociations étaient terminées. Revenons sur ce qu'ils avaient fait.
Le 13, ils avaient répondu aux déclarations verbales faites le 11 par M. de Vicence, en se renfermant dans un cercle de vingt-quatre heures. Dès-lors, ce plénipotentiaire ne peut plus douter que le projet de traiter qu'ils ont remis ne soit, à quelques modifications près, leur ultimatum. Il demande un nouveau délai; il l'obtient, et présente enfin, le 15, un contre-projet. Il n'y parle ni du Brabant hollandais, ni du Weser, de Cassel, de Mayence, de Kell, qu'il est autorisé à abandonner. Dans ses déclarations du 10, rien n'est modifié, adouci; rien n'est oublié, pas même la princesse Élisa, le grand-duc de Berg, le prince de Neufchâtel et la principauté de Bénévent. Il n'y a pas jusqu'aux petits princes allemands que le plénipotentiaire français ne prenne sous sa protection, en demandant, par l'article 16, que les dispositions à faire des territoires cédés et les indemnités à donner aux princes dépossédés soient réglées dans un congrès spécial où la France interviendra: protection d'autant plus méritoire de sa part, qu'il agit formellement contre les intentions de Napoléon, exprimées sans équivoque dans la lettre du 8, dont M. de Rumigny a été le porteur: «On ne trouvera aucune difficulté de la part de l'empereur sur l'état de possession en Allemagne, il ne met pas d'importance à y intervenir. Il y laissera les alliés faire à leur gré.»
Les alliés, que cette circonstance étonne, rappellent avec dérision au plénipotentiaire français que, six semaines auparavant, il a offert pour un armistice ce qu'il refuse aujourd'hui pour la paix, et les négociations sont rompues. Mais à qui s'en prendre? Sur qui doivent peser les conséquences de la rupture? Ce n'est assurément pas sur l'empereur.
CHAPITRE XIII.
Arrivée du comte d'Artois à Paris.—Il n'y a qu'un Français de plus.—Arrivée de l'empereur d'Autriche.—Cérémonie religieuse.—Bassesse de quelques maréchaux.—On presse l'empereur de partir.—Il pénètre le but de ces sollicitations.—Mesures qu'il prend.—Je ne puis aller lui dire adieu.—Augereau.—Ce n'était pas lui qui avait fait la proclamation.
M. le comte d'Artois, qui, comme l'on sait, était à Vesoul, partit de cette ville aussitôt qu'il eut reçu le courrier qui lui annonçait les événemens qui avaient eu lieu. Il arriva à Paris le 12 avril. La curiosité avait poussé la foule au-devant de lui; son entrée se fit avec une sorte de pompe triomphale. Il fut harangué par M. de Talleyrand, qui l'attendait à la barrière de Bondy avec les membres du gouvernement provisoire. Il répondit, et laissa échapper ce mot tant reproduit: «Rien ne sera changé, il n'y a qu'un Français de plus.»
On donna une grande publicité à cette réponse, comme on est dans l'habitude de faire pour tout ce qui sort de la bouche des princes. On avait dans ce cas-ci un motif particulier, c'était de rassurer ceux qui craignaient le retour à l'émigration.
Le comte d'Artois monta à cheval à la barrière Saint-Martin; il suivit le faubourg, descendit les boulevards, prit la rue Napoléon, la rue de Rivoli, et gagna enfin les Tuileries. À Paris, le moindre événement attire des spectateurs, et on pouvait si peu prévoir celui-là un mois auparavant, que la curiosité fut proportionnée à l'étonnement. L'entrée de l'empereur d'Autriche eut lieu peu de jours après celle du comte d'Artois. Ce prince arrivait par la route de Bourgogne; toutes les troupes alliées prirent les armes, et allèrent à sa rencontre jusqu'à la barrière Saint-Antoine avec l'empereur de Russie et le roi de Prusse à leur tête. Les trois souverains revinrent ensemble à cheval suivis de ces mêmes troupes, qui parcoururent encore le boulevard depuis la Bastille jusqu'à la place de la Révolution, où elles défilèrent. Il est bien difficile de se persuader que l'empereur d'Autriche ait conçu le projet de détrôner sa fille, cependant on ne voit pas de motif raisonnable à son absence de l'armée alliée. L'opinion la moins défavorable que l'on puisse en concevoir, c'est que pour avoir l'air de n'y avoir point participé, ou par crainte de se trouver engagé dans quelques scènes d'attendrissement, il avait prolongé son absence, laissant ainsi à ses alliés le soin d'immoler sa fille. Il faut convenir qu'ils s'en sont bien acquittés, et que l'impératrice avait raison de dire qu'elle était abandonnée, et ne pouvait compter sur son père qui la laissait outrager.
Nous étions véritablement dans une série de dégradations. C'était à qui se vautrerait dans la fange, et nos neveux se refuseront à croire ce que je vais rapporter.
Peu de jours après l'entrée à Paris de l'armée alliée, l'empereur de Russie fit célébrer l'office divin selon le rite grec, et chanter un Te Deum en action de grâce de la prise de Paris. Pour donner plus de pompe à cette cérémonie, il ordonna qu'il fût élevé au milieu de la place de la Révolution un vaste échafaud sur lequel on construisit un autel. Comme il se trouvait précisément à la place où avait été immolé Louis XVI, et que l'on n'avait rien publié au sujet de la cérémonie religieuse des Russes, on crut généralement que toutes ces dispositions étaient destinées à la célébration de quelque office expiatoire; mais l'on sut bientôt à quoi s'en tenir. Toute l'armée alliée fut rangée sur la place autour de l'autel, sur lequel les prêtres grecs qui suivaient le quartier-général de l'empereur Alexandre étaient placés. Ce prince arriva bientôt accompagné du roi de Prusse, de tous les princes et généraux qui étaient dans l'armée alliée. Mais le croira-t-on? au milieu de ce cortège qui venait remercier Dieu de notre destruction et chanter sur les restes inanimés de nos malheureux soldats, on remarquait des maréchaux de France en grand uniforme; ils se disputaient les approches de l'empereur Alexandre avec les cosaques dont il était entouré. Ces hommes, privés de direction, avaient quitté leurs troupes pour assister à une cérémonie qui les couvrait de honte, et cela au milieu de la capitale, déjà indignée de la souillure qu'elle était réduite à supporter. Il était réservé à cette malheureuse France, dont la gloire avait été portée si haut, de tomber tout à coup dans l'abjection, et d'être obligée de consigner à côté des plus beaux faits d'armes, des inconvenances, des actions honteuses, qui en ternissaient l'éclat.
Depuis la bataille de Fleurus en 1794 jusqu'à celle de Wagram, les armées autrichiennes ont constamment fait une guerre malheureuse contre nous. Nous avons occupé deux fois leur capitale; mais quoique abandonnés par la fortune, pas un de leurs officiers n'a été infidèle à ses drapeaux, pas un de leurs généraux n'a souillé son uniforme.
L'empereur était encore à Fontainebleau, où il faisait ses dispositions de départ pour l'île d'Elbe. Il fit d'abord mettre en marche les douze cents hommes de sa garde qui s'associaient à sa mauvaise fortune, et avec eux une centaine de Polonais qui avaient mieux aimé le suivre que de passer sous les drapeaux qu'ils avaient si long-temps combattus, car l'empereur Alexandre les avait réunis à son armée à Paris même.
On pressait l'empereur de partir de Fontainebleau. On lui représentait que le roi devait arriver à Paris le 21 avril, et qu'il n'était pas convenable qu'il se trouvât assez près pour entendre le canon qui annoncerait son entrée. L'empereur démêla bien les motifs qui poussaient ceux qui le pressaient de partir, mais il ne les écouta pas. Il savait que l'on en voulait à sa vie, et jugea prudent de ne pas se mettre en marche avant que la petite troupe qui devait veiller à sa sûreté fût en mesure de le garantir des embûches qu'on pouvait lui tendre. Il voulait pouvoir, au besoin, se jeter au milieu de ces braves gens, et voyager avec eux jusqu'à la mer, si cela était devenu nécessaire; aussi fut-il insensible à tout ce qu'on lui disait pour hâter son départ. On continuait de l'importuner; il donna congé à tout le monde, et rendit ainsi la liberté à ceux qui soupiraient après le moment de pouvoir le quitter avec une sorte de pudeur. Il fut effectivement presque abandonné les derniers jours qu'il passa à Fontainebleau. Il devait au prince de Neufchâtel de lui témoigner le désir de l'emmener, il l'avait assez comblé d'honneurs et de richesses pour croire que Berthier ne s'éloignerait pas de lui dans l'adversité; il lui proposa en effet de le suivre: il le fit même avec d'autant plus de confiance, qu'il ignorait la réunion qui avait eu lieu chez ce prince, et dans laquelle on avait pris la résolution de se porter à des extrémités fâcheuses, s'il n'abdiquait.
Berthier, obligé de répondre à l'ouverture que lui faisait l'empereur, protesta de sa fidélité et lui promit de ne pas l'abandonner; mais il lui demanda d'aller quelques jours à Paris pour régler ses affaires, et détruire quelques papiers qui étaient restés dans son cabinet. Le prétexte était assez plausible pour qu'il ne fît naître aucun soupçon; néanmoins l'empereur, qui avait un tact très fin, ne s'y méprit pas: «Berthier, lui dit-il, vous n'accusez pas vrai, vous avez tort. Si vous voulez me quitter, il faut le dire franchement.»
Berthier renouvela ses protestations, et se montra même choqué du soupçon; mais il ne convainquit pas l'empereur, qui lui dit froidement: «Allez, Berthier, allez à Paris, vous y avez d'autres affaires; mais je vous le prédis, nous ne vous reverrons plus, et quelque assurance que vous me donniez de votre retour, je n'y compte pas.» Berthier se rendit à Paris et ne reparut plus.
L'empereur était livré à toute sorte de réflexions sur les antécédens qu'il supposait avoir précédé le rappel de la maison de Bourbon, et il devait en être ainsi. Je sais qu'il m'a rendu assez peu de justice, dans le premier moment, pour croire que j'avais eu part à cet événement; en écrivant de Fontainebleau à Blois, au prince Joseph, son frère, il lui marquait: «Vous ne me dites rien du ministre de la police.» Le prince Joseph, en lui répondant, me rendit la justice que je méritais; je ne me trouvai point blessé de la question de l'empereur: elle était une conséquence de ce qu'il voyait, et qui était de nature à lui faire suspecter tout le monde; il y avait d'ailleurs assez d'officieux autour de lui pour caresser ses soupçons. Néanmoins j'éprouvai beaucoup de regrets de n'avoir pu aller lui dire adieu; mais cela ne me fut pas possible; autrement je n'eusse pas tenu grand compte des insinuations dont j'étais l'objet, car j'ai toujours eu confiance dans le sentiment qui suivait la réflexion de l'empereur, et me souciai peu du jugement de ceux qui l'entouraient: mais, je le répète, cela ne me fut pas possible.
Il n'y avait que Caulaincourt qui allait et venait sans obstacles, parce qu'il était chargé de régler tout ce qui était relatif aux intérêts de l'empereur. Ce ne fut que le 23 avril que ce prince crut pouvoir partir.
Pendant l'intervalle de près de quinze jours qu'il passa ainsi à Fontainebleau, les détails des événemens qui avaient changé la face de la France étaient parvenus d'un bout à l'autre de ce vaste pays. Les productions les plus viles sortaient de dessous les presses, et excitaient la réaction. Toutes ces diatribes avaient devancé l'empereur sur la route qu'il devait suivre, et avaient échauffé la populace. Il fut heureux pour lui qu'on l'eût fait accompagner par un commissaire anglais, un autrichien et un russe. Ce même monarque qui avait été l'objet de tout l'amour des Français, dut s'entourer de leurs ennemis, pour se garantir de leur vengeance. Cette douloureuse extrémité est trop bien constatée pour qu'elle échappe à l'histoire.
Les commissaires se rendirent à Fontainebleau; on les présenta à l'empereur comme des sauvegardes pour la sûreté de sa personne, mais c'était bien autant afin d'être en mesure contre les projets qu'on lui supposait, que par intérêt pour lui, qu'on les lui envoyait; cependant ils lui furent utiles en traversant la Provence. Ces trois individus étaient des hommes d'honneur, qui ne le quittèrent pas un instant et remplirent leur devoir avec une honorable ponctualité.
Le jour du départ, les troupes prirent les armes et se formèrent dans la cour du château de Fontainebleau. Les voitures de l'empereur étaient attelées et rangées au pied du grand escalier, ainsi que cela était d'usage; avant d'y monter, il voulut faire ses adieux à ses troupes, et s'avançant vers la garde, il lui adressa cette vive allocution:
«Soldats de ma vieille garde, je vous fais mes adieux. Depuis vingt ans, je vous ai trouvés constamment sur le chemin de l'honneur et de la gloire. Dans ces derniers temps comme dans ceux de notre prospérité, vous n'avez cessé d'être des modèles de bravoure et de fidélité. Avec des hommes tels que vous, notre cause n'était pas perdue, mais la guerre eût été interminable; c'eût été la guerre civile, et la France n'en fût devenue que plus malheureuse. J'ai sacrifié tous mes intérêts à ceux de la patrie. Je pars; vous, mes amis, continuez de servir la France. Son bonheur était mon unique pensée, il sera toujours l'objet de mes voeux. Ne plaignez point mon sort; si j'ai consenti à me survivre, c'est pour servir encore à votre gloire: je veux écrire les grandes choses que nous avons faites ensemble. Adieu, mes enfans, je voudrais vous presser tous sur mon coeur.»
Il se fit apporter les aigles, les embrassa et reprit: «Je ne puis vous embrasser tous, mais je le fais dans la personne de votre général. Adieu, soldats, soyez toujours braves et bons.» Cette scène leur avait arraché des larmes. «Quel homme nous perdons! disaient-ils entre eux; les alliés savent bien ce qu'ils font en l'enlevant à la France.»
L'empereur était ému à suffoquer; il fut obligé de se faire violence pour sortir des rangs de ces braves gens; il monta en voiture et s'éloigna. J'eus, dans cette circonstance douloureuse, le bonheur de lui rendre un dernier service; voici à quelle occasion:
Aussitôt que les événemens de Bordeaux avaient eu lieu, j'avais envoyé dans cette ville quelques agens s'assurer de ce qu'il y avait à faire. Ils avaient trouvé les esprits disposés à tout entreprendre, et venaient me rendre compte des mesures qu'ils avaient prises pour chasser l'étranger. La nouvelle de l'abdication les atteignit en route; ils s'arrêtèrent à Orléans, rencontrèrent d'autres affidés fraîchement débarqués dans cette ville, mais dans des vues tout opposées. Ils lièrent conversation, et apprirent le but de l'excursion de leurs camarades, qui leur proposèrent même de se joindre à eux. Ils refusèrent, gagnèrent Paris en toute hâte, et accoururent me prévenir qu'ils avaient trouvé une bande conduite par un ancien écuyer de la reine de Westphalie, qui épiait une occasion favorable pour fondre sur l'empereur et l'assassiner. J'expédiai en toute diligence un courrier à Fontainebleau, et fus assez heureux pour qu'il arrivât à temps. On prit les précautions nécessaires; les assassins n'osèrent se hasarder contre une quarantaine de lanciers qui formaient l'escorte, et ils se rabattirent sur les équipages de la reine de Westphalie, qu'ils pillèrent.
On a prétendu depuis que Maubreuil n'avait d'autre mission que de s'emparer des diamans de la couronne, et de saisir des trésors avec lesquels l'empereur eût pu se créer un parti. Je sais qu'on s'est servi de ce prétexte pour arracher aux chefs des troupes ennemies les ordres destinés à faire prêter main-forte[24] à la bande qu'on avait mise sur les traces de l'empereur, mais il n'en est pas moins dérisoire, car on ne pouvait faire courir, le 17, après des valeurs qu'on avait depuis le 9. On a dit encore que le gouvernement provisoire n'existait plus lors de la mission de Maubreuil, mais le fait n'est pas plus exact, car les ordres qui devaient assurer l'exécution du complot sont revêtus de la signature de Bourienne[25], de Dupont-Baylen[26], d'Anglès[27], tous ministres de la commission que présidait Talleyrand.
Au reste, les détails qui suivent fixeront l'idée qu'on doit se faire du but que se proposaient Maubreuil et ses commettans. Je les extrais d'une information judiciaire dont l'exactitude n'a pas été contestée[28].
* * * * *
«La mission de Maubreuil et de ses complices avait deux objets, l'attentat aux jours de l'empereur, et l'enlèvement des effets appartenant à Sa Majesté et à tous les membres de sa famille.
* * * * *
«Maubreuil connaissait depuis long-temps Roux-Laborie, intrigant, qui profita de la catastrophe du 31 mars et de la faveur du prince de Bénévent pour se faire nommer secrétaire-général, adjoint du gouvernement provisoire.
«Ce fut à Roux-Laborie que Maubreuil, après avoir éprouvé les refus de
M. de Sémallé, adressa directement ses sollicitations.
«Il est constant que, depuis trois mois, il allait le voir tous les jours, tant pour des opérations de commerce qu'ils méditaient ensemble que pour les affaires politiques, dont Roux-Laborie était parfaitement instruit et Maubreuil extrêmement avide, en distribuant des proclamations et de belles paroles. Il rentra chez lui à sept heures du soir, et trouva cinq à six billets de Roux-Laborie, conçus à peu près en ces termes: Venez donc. Pourquoi ne venez-vous pas? Comment est-il possible de se faire attendre ainsi? Vous me désespérez, en vérité! Je vous attends d'heure en heure chez le prince.
«Maubreuil monte en voiture, et se rend à l'hôtel du prince en toute hâte. Laborie le fait entrer dans le cabinet du prince, et lui dit: Avez-vous mangé?—Non, répond Maubreuil, je n'ai pas mangé depuis ce matin; j'ai couru toute la journée.—Eh bien! allez prendre un bouillon: j'ai donné ma parole d'honneur de ne vous rien dire sans cela.—Laissons là ce bouillon, et dites ce que vous voulez de moi.—Non, j'ai donné ma parole: partez, allez prendre ce bouillon, et dans une heure, une heure cinq minutes, une heure dix au plus tard, soyez ici. Songez que j'attends de vous un grand dévouement: j'en ai répondu au prince, et j'ose croire ne m'être pas trompé.—Vous savez, mon cher Laborie, que le but unique de toutes mes actions et de toutes mes peines est de reprendre la place que j'étais fait pour occuper dans le monde avant la révolution. Né fils unique avec une grande fortune, je ne vois pas sans douleur mon nom et mon existence, pour ainsi dire, anéantis. Faites tout pour qu'au péril de ma vie, dix fois s'il le faut, j'atteigne le but que je me suis toujours proposé.
«—C'est très bien; mais partez sur-le-champ. Revenez dans une heure, une heure dix. Je ne vous écoute plus; il faut que je vous quitte. Partez, partez.
«Maubreuil sort dans sa voiture, va prendre un bouillon au restaurant de
Riche, sur le boulevard, et retourne chez le prince à huit heures.
«Laborie était au conseil. Il est averti du retour de Maubreuil par le premier huissier de la chambre; il vient, prend Maubreuil par la main, le conduit dans le même cabinet, le fait asseoir dans le fauteuil du prince, et lui adresse ces mots:
«Vous êtes un homme d'un grand courage et d'un grand caractère; vous avez une grande ambition: elle sera satisfaite par-delà vos désirs, si vous réussissez. Tout le bien, toutes les dignités vous attendent. On vous donnera 200,000 fr. de rente; on vous fera duc, lieutenant-général et gouverneur d'une province. Mais ne vous dissimulez pas qu'il y a un grand danger à courir. Pouvez-vous, d'ici à demain au soir cinq heures, vous assurer de cent hommes déterminés? Voici ce qu'il faut faire: vous irez au quartier-général du prince Schwartzenberg; on vous donnera argent, chevaux, tout ce que vous demanderez.—Que voulez-vous?—Mais enfin, mon ami, il s'agit de nous débarrasser de l'empereur; lui mort, la France, l'armée, tout est à nous. Est-ce que vous manquez de courage et de résolution? Voyons, parlez.
«—S'il s'agit d'un assassinat, répondit Maubreuil, je ne puis vous convenir; sans doute ce n'est pas là ce que vous voulez me proposer.
Laborie l'interrompt brusquement: «Tout cela vous regarde; faites comme vous voudrez. Débarrassez-nous-en, mais dépêchez-vous. Rendez-vous au quartier-général. Il doit y avoir une grande bataille; que ce soit avant, pendant ou après, peu importe: tout ce qu'il nous faut est d'en être débarrassé.
«—De la garde, cent sont beaucoup de trop: je n'en veux que douze dont je sois sûr. Il faut que vous me donniez la faculté d'avancer de deux ou trois grades ceux qui serviront bien. Il faut des récompenses pécuniaires dans la même proportion.
«—Vous aurez tout ce que vous voudrez, dit Laborie: faites. Après tout, que nous importe d'avoir dix ou douze colonels et quelques officiers de plus ou de moins? Voulez-vous attendre le prince? il est au sénat. Il va vous répéter tout ce que je vous ai dit. Le voulez-vous? mais c'est inutile.
«—Mon Dieu, répond Maubreuil, ce sera comme vous voudrez; je m'en rapporte parfaitement à vous; c'est inutile. Je vais passer la nuit à courir et à rassembler une douzaine de personnes.»
«C'est ainsi que se termine la conversation; nous la donnons telle qu'elle est rapportée par Maubreuil. Mais il est certain que Laborie, s'est expliqué d'une manière beaucoup plus positive sur l'étendue et les divers objets de la mission.»
* * * * *
Le 3 avril, à cinq heures du matin, Maubreuil, fidèle à ses conventions avec Laborie, se rendit chez ce dernier, qui n'était pas encore rentré à neuf heures. Il fut au second rendez-vous chez le prince de Bénévent. Laborie ne lui dit que ces mots: «Vous avez encore la journée pour vous préparer. À cinq heures, mon ami.—À cinq heures. En vérité, lui dit Maubreuil, je suis enchanté, car, tout étant sens dessus dessous dans Paris, il a été impossible de rien préparer pendant la nuit.»
Le soir à cinq heures, Maubreuil retourna chez Laborie, qui lui dit: «À neuf heures, mon bon ami, à neuf heures; de grandes nouvelles, de grandes nouvelles; préparez-vous toujours, venez à neuf.»
* * * * *
À neuf heures, Maubreuil étant chez le prince, Laborie commença en ces termes: «Nous avons, mon cher, de grandes nouvelles. Nous avons déterminé Marmont à passer avec son armée; il paraît que toute l'armée va suivre son exemple. Déjà beaucoup de propositions ont été faites aux maréchaux; nous espérons beaucoup.»
Maubreuil lui demanda si cela dérangeait sa mission, ce qu'il devait faire. Laborie répondit: «Non assurément; tenez-vous prêt, mais attendons à demain.» Il eut alors avec Maubreuil une longue conversation, dont celui-ci nous a transmis quelques fragmens…
«Savez-vous, lui dit Maubreuil, que royalistes, bonapartistes, constitutionnels, tout crie contre le prince? On se demande où il en veut venir, et moi-même je vous demande, pour ma gouverne, si c'est pour les Bourbons qu'il travaille.
«Bah! dit Laborie, voilà bien Paris. À peine deux jours de délivrance, les voilà qui se plaignent. Ah! mon Dieu, qu'on est injuste! Tenez, mon ami, à la place où vous êtes, depuis midi jusqu'à quatre heures, aujourd'hui, j'ai tremblé pour les Bourbons. Faut-il le dire, cette maison a été jouée à croix ou pile. M. de Caulaincourt a trois fois pensé l'emporter près de l'empereur Alexandre. Que d'efforts il a fallu faire! Ajoutez la régence, l'Autriche d'un autre côté, et l'empereur de Russie, si incertain et si fatigué, qu'il a laissé, pour ainsi dire, prendre l'initiative à M. de Nesselrode sur cette grande question.»
«Jugez, jugez si la maison de Bourbon a obligation à M. de Talleyrand. Je vous dirai aussi, pour moi, que j'en suis rompu. Je n'ai jamais rien vu de semblable au travail de cette journée. Que de moyens n'a-t-il pas fallu prendre pour arracher la déclaration d'Alexandre! Vous ne vous en faites pas d'idée; mais enfin nous l'avons. La déchéance sera prononcée ce soir, et les Bourbons rappelés demain par le sénat.»
D'après cette conférence, le plan ne fut pas abandonné, son exécution ne fut que différée, et Laborie assura Maubreuil que, si en définitive l'expédition n'avait pas lieu, le prince ne lui en saurait pas moins bon gré, et lui tiendrait compte de sa bonne volonté.
Le lendemain 4, Dasies alla chez Devantaux pour savoir le jour du départ.
Maubreuil arriva et lui dit: «Notre départ est retardé de quelques jours.»
Depuis le 4 avril jusqu'au 18, Maubreuil alla quatre fois par jour au gouvernement provisoire. Il fit porter par son domestique, Prosper Barbier, un grand nombre de billets à Laborie; mais il ne donne aucun détail sur une correspondance si active et sur des démarches si multipliées. Il se contente de dire qu'il présenta à Laborie plusieurs personnes, entre autres Dasies, Montbadon et le général Montélégier. Ce dernier fut témoin de la manière pressante dont Laborie dit à Maubreuil d'aller faire expédier son brevet de maréchal-de-camp par le général Dupont, ministre de la guerre. Dasies convint qu'il accompagnait très souvent Maubreuil; mais il prétend qu'il faisait toujours antichambre.
Dans ce même intervalle, du 4 au 18 avril, Maubreuil et Dasies firent plusieurs démarches qu'il est essentiel de rapporter, parce qu'elles sont relatives à l'un des objets de leur mission.
* * * * *
Le 12 avril arriva la nouvelle de l'abdication de l'empereur. Elle n'apporta aucun changement aux dispositions du prince de Bénévent, qui désirait l'entière destruction de la famille impériale; et Maubreuil affirme, dans les termes les plus positifs, qu'il ne peut lui rester aucun doute à cet égard, d'après tout ce qui lui a été dit dans l'intervalle de l'abdication à l'expédition de ses ordres.
L'empereur, en déposant la couronne, s'était désarmé. Dès-lors la mission confiée à Maubreuil ne pouvait plus être considérée que comme un projet d'assassinat; c'est ce qu'il avoue lui-même, en alléguant des excuses frivoles et contradictoires qui ne prouvent de sa part que l'extrême embarras et l'impossibilité de se justifier.
Il dit qu'il fut obligé de garder sa mission, parce qu'elle était un secret d'État, et qu'en refusant de l'accomplir, il aurait répondu à la plus grande confiance par une insigne trahison, et se serait attiré le ressentiment de M. de Talleyrand, et du comte d'Artois, qu'il croyait également instruit du complot, d'après le rapport de diverses personnes.
Le 16 avril, avant midi, Maubreuil, accompagné de Dasies, rend une nouvelle visite à Laborie, qui lui remet des lettres pour le ministre de la guerre, le ministre de la police, le directeur-général des postes, et qui lui dit, en le quittant: «Faites, mon cher, tout ce que vous voudrez, tout ce que vous entendrez avec les effets de tous les Bonapartes; vous avez carte blanche en tout, sur tout et pour tout. Le prince a une telle confiance en vous, qu'il est persuadé que personne mieux que vous et aussi bien que vous ne pouvait remplir ses vues.»
Pour cette phrase de Laborie: Faites ce que vous voudrez avec les effets des Bonapartes, Maubreuil observe que le prétexte dont ils étaient convenus de couvrir la mission était la recherche des effets et diamans de la couronne.
Il répondit à Laborie: «Je vous jure que je ferai de mon mieux, et j'espère faire si bien, que tout le monde sera content.»
* * * * *
Le 23 avril, à six heures du matin, Maubreuil alla chez Roux-Laborie, et lui raconta les événemens de son voyage.
Il prétend qu'il lui donna ordre, ou plutôt conseilla de renoncer à toute idée de faire périr l'empereur, en ajoutant que, pour son propre compte, il ne se chargerait que de l'enlever et de le conduire en Espagne, ou en tout autre lieu qui serait désigné par le prince de Bénévent. À ce discours, Laborie ne put cacher son agitation, qui se trahit sur sa figure par un mouvement convulsif; il répondit ces propres paroles: «Mon Dieu, mon cher, qu'est ce que cela veut dire? Mais comment est-il possible? En vérité, je ne vous comprends pas. Au surplus, cela vous regarde; quant à moi, je ne m'en mêle pas: c'était à vous à faire, et tant pis pour vous, si cela tourne mal. Je vous donne ma parole que je ne réponds pas de tout ce dont vous allez être cause.» Il prononça encore d'autres phrases entrecoupées et singulières qui décelèrent un étrange embarras. Maubreuil lui parla des caisses de la reine de Westphalie, et Laborie lui dit: «Tout cela vous regardera; et si l'empereur de Russie se fâche, le prince ne s'en mêlera pas.»
* * * * *
La procédure fut suivie, et le 16 juin, le procureur impérial près le tribunal de première instance de la Seine, prit les conclusions suivantes:
«Attendu qu'il résulte des aveux de Maubreuil que le sieur Roux-Laborie, en sa qualité de secrétaire-général adjoint du gouvernement provisoire, lui a donné, dans plusieurs conférences tenues depuis le 2 jusqu'au 18 avril, soit chez le prince de Talleyrand, soit aux Tuileries, où siégeait ce gouvernement, la mission d'assassiner l'empereur et les princes Joseph et Jérôme, ainsi que d'enlever le roi de Rome; qu'avant l'abdication de l'empereur, Maubreuil avait accepté cette mission; qu'à la vérité il allègue pour défense qu'il avait seulement le dessein d'agir en brave soldat, à la tête d'une troupe d'hommes déterminés, dans la bataille à laquelle on s'attendait; excuse frivole sous deux rapports: 1° il avoue que cette troupe devait être revêtue de l'uniforme de la garde impériale, ce qui annonce de la manière la plus positive l'intention de se glisser dans les rangs à la faveur d'un déguisement, et de tuer l'empereur en trahison; 2° les princes Jérôme et Joseph n'étaient point à l'armée;
«Qu'après l'abdication, le complot n'a point changé d'objet, et que Maubreuil a persisté dans la résolution de l'exécuter, craignant, comme il le dit lui-même, de s'attirer le ressentiment du prince de Bénévent et du comte d'Artois;
«Que si le motif apparent, le prétexte de l'expédition, était la reprise des diamans de la couronne, ou des fonds qu'on prétendait avoir été enlevés de Paris et de plusieurs caisses publiques des départemens par la famille impériale, une preuve irrésistible que la mission avait un autre objet encore plus important, et qu'on n'osait avouer, c'est la nature et le texte même des ordres ou pouvoirs qui ont été donnés à Maubreuil les 16 et 17 avril, par les ministres du gouvernement provisoire. En effet, un arrêté de ce gouvernement, portant la date du 9 avril, et inséré au Bulletin des Lois, enjoignait à toutes les autorités civiles et militaires d'arrêter le transport de ces fonds, et d'en effectuer sur-le-champ le dépôt dans une caisse publique. Or, si la mission avait eu pour but la recherche ou la saisie, soit de pareils deniers, soit des diamans de la couronne; les pouvoirs conférés à Maubreuil n'étaient plus, dans cette hypothèse, qu'une conséquence de l'arrêté, un moyen de parvenir à son exécution; ils n'auraient eu rien de mystérieux, et la mission n'y serait pas annoncée comme secrète dans l'ordre du commissaire au département de la police générale;
«Que Maubreuil, dans son voyage à Fossard, envoya Colleville à Fontainebleau pour épier le moment du départ de l'empereur, et la marche des princes Joseph et Jérôme, qui étaient alors du côté de Blois;
«Qu'en sortant de Fossard après le vol de l'argent et des bijoux de la reine de Westphalie, Maubreuil, sachant que l'empereur voyageait jusqu'à Lyon sous l'escorte de quinze cents hommes de la garde, prit la résolution d'aller le joindre au-dessus de cette ville, ce qui suppose nécessairement l'intention de l'assassiner, et non pas de le combattre;
«Que, s'il préféra de revenir à Paris, ce fut non seulement pour accompagner les objets volés à la reine de Westphalie, mais encore pour s'associer trois ou quatre personnes sûres, se mettre à la tête d'un détachement de cavalerie qui lui fût dévoué, et avec la certitude d'avoir le temps de rejoindre l'empereur, qui ne voyageait qu'à petites journées;
«Qu'à Chailly, sur le chemin de Fossard à Paris, il donna l'ordre au lieutenant George, qui l'escortait avec quelques chasseurs de la garde, de se rendre au-dessus de Lyon, pour y attendre l'empereur;
«Qu'en arrivant à Paris, il écrivit aux ministres de la guerre et de la police qu'il n'avait point encore rempli le grand but de la mission, et qu'il avait pris seulement les caisses de la reine de Westphalie, dans lesquelles on trouverait sans doute les diamans qui manquaient à la couronne;
«Qu'il vit plusieurs fois Roux-Laborie; que celui-ci fit éclater le plus vif mécontentement, et se répandit en reproches; que, le 25 avril, après une longue résistance de la part de Roux-Laborie, il fut arrêté entre eux que l'empereur aurait la vie sauve, mais qu'il serait enlevé et conduit en Espagne, d'où il résulte évidemment que, jusqu'au 25 avril, Roux-Laborie avait ordonné, et Maubreuil s'était proposé l'assassinat de Sa Majesté;
«Qu'enfin Maubreuil, de son aveu, a persévéré jusqu'à son arrestation dans le dessein d'exécuter au moins l'enlèvement de l'empereur, et qu'il se disposait à repartir pour l'accomplissement de cette nouvelle mission;
«Attendu, à l'égard de Dasies, qu'il a fait conjointement avec Maubreuil un grand nombre de visites à Roux-Laborie, qu'il a reçu des ministres du gouvernement provisoire des ordres absolument semblables à ceux donnés à Maubreuil, qu'il a suivi ce dernier dans son voyage, et ne l'a pas quitté un seul moment; qu'il était instruit, dès le 3 avril, du complot qui se formait contre la vie de l'empereur;
«Qu'il convient lui-même avoir exhorté Maubreuil à revenir de Fossard à Paris, pour associer quelques personnes à l'entreprise, et prendre un détachement plus nombreux de cavalerie, en lui faisant observer qu'ils auraient le temps de rejoindre l'empereur au-delà de Lyon;
«Que sur l'observation de M. de Vitrolles, qu'il manquait encore deux caisses, dont l'une contenait de l'argent, M. Deventeaux fit prévenir Maubreuil par son domestique, Prosper Barbier, qu'il serait fusillé, s'il n'en faisait pas sur-le-champ la restitution;
«Que, le soir, Prosper apporta à M. Deventeaux le nécessaire du prince Jérôme, les planches de la caisse qui avait renfermé ces 84,000 francs en or et qui s'était brisée, enfin quatre sacs qui paraissaient pleins d'argent, et dont M. Deventeaux négligea de faire la vérification; que, le même soir, ou dans la nuit, M. Deventeaux, accompagné de Maubreuil, de Dasies et de Prosper, fit, à la secrétairie d'État, entre les mains de M. de Vitrolles, le dépôt du nécessaire, des débris de la caisse, et de quatre sacs; mais le contenu n'en fut point vérifié;
«Attendu que des faits exposés ci-dessus il résulte, 1° que le prince de Talleyrand paraît avoir conçu ou accueilli l'idée de faire assassiner l'empereur, ses deux frères les princes Joseph et Jérôme, et de faire enlever le roi de Rome, au mois d'avril 1814; qu'il paraît également s'être servi de l'entremise de Laborie pour charger de l'exécution de ce complot Maubreuil et Dasies; néanmoins, comme il ne leur a fait lui-même aucune proposition directe, et qu'il ne s'est engagé personnellement dans aucune entrevue, dans aucun pourparler avec eux; qu'il n'existe contre lui que la déclaration de Maubreuil et la présomption que Roux-Laborie ne se serait pas permis de faire délivrer à Maubreuil et à Dasies, sans l'autorisation du prince, les ordres dont ils ont été porteurs;
«Attendu qu'il est très vraisemblable que les trois agens signataires desdits pouvoirs, sous les dates des 16 et 17 avril 1814, connaissaient l'objet de la mission pour l'accomplissement de laquelle ces ordres étaient expédiés; que l'un d'eux, commissaire au département de la police générale, a donné à cette expédition l'épithète de secrète, sans doute à fin de masquer le but criminel de la mission qu'il n'osait avouer; cependant, comme aucunes déclarations ne viennent éclairer la justice à cet égard, et qu'enfin il serait possible que ces agens eussent reçu purement et simplement l'ordre de délivrer de tels pouvoirs, sans avoir été préalablement admis à la confidence du projet conçu contre l'existence de l'empereur et de sa famille;
«Attendu que des mêmes faits ci-dessus exposés, il résulte:
«1° Que Roux-Laborie est prévenu d'avoir, au mois d'avril 1814, proposé à Maubreuil une mission qui avait pour but l'assassinat de l'empereur, des princes Joseph et Jérôme, et l'enlèvement du roi de Rome;
«2° Que Maubreuil et Dasies sont prévenus d'avoir accepté la mission qui avait été offerte par Roux-Laborie;
«Nous requerrons, etc.»
La tentative de Maubreuil fut la seule qui fut faite contre l'empereur dans les premiers jours de son voyage: nulle part on ne lui manqua depuis Fontainebleau jusqu'à Avignon. En passant à Lyon, qui était occupé par les troupes autrichiennes, il laissa son valet de chambre pour attendre l'arrivée de la poste de Paris et lui apporter les feuilles publiques avec tout ce qu'il pourrait se procurer de ces ouvrages de circonstance dont on couvrait la France. Il continua son chemin, et ne tarda pas à rencontrer le maréchal Augereau. Celui-ci l'embrassa, lui témoigna les regrets qu'il éprouvait de son malheur, et lui parla avec le même respect qu'auparavant. Ils s'étaient à peine séparés, que l'empereur fut rejoint par son valet de chambre. Parmi les papiers publics que celui-ci lui apportait, se trouvait le Moniteur, dans lequel était la proclamation que ce même maréchal Augereau avait faite à son armée, en lui annonçant le retour de la maison de Bourbon: elle était remplie d'invectives contre l'empereur, qu'il osait accuser de lâcheté. Il était cependant venu l'embrasser, et cela se conçoit, car tous ceux qui ont connu le maréchal savent qu'il n'était pas en état de faire un pareil écrit. Je tiens de celui qui rédigea la proclamation qu'il adressa aux troupes sous son commandement, lors du retour de l'île d'Elbe, que c'était Fouché qui lui avait fait la première.
CHAPITRE XIV.
Nouvelles tentatives contre la vie de l'empereur.—Ce prince est sur le point d'être assassiné.—Affaires d'Orgon.—La séduction s'étend jusqu'aux domestiques.—Ce que voulait Talleyrand.—Alexandre se prête au complot.—Sa visite à Rambouillet.—L'impératrice refuse obstinément de le recevoir.—Elle ne se dissimule pas ce qu'il se propose.
La tentative confiée à Maubreuil avait échoué; on en organisa une autre à Avignon. Des émissaires avaient été détachés dans cette ville, et étaient promptement parvenus à échauffer la populace. Elle accueillit l'empereur avec des cris de sang, et se portait déjà à sa voiture, lorsque le commandant de la garde nationale, M. de Saint-Paulen, depuis chef d'escadron de gendarmerie au service du roi, accourut avec un piquet, et arrêta ces malheureux, qui avaient déjà la main à la portière. Il contint les autres; l'empereur s'éloigna sans incidens fâcheux. Il n'en fut pas de même à Orgon, petite ville de Provence. Un officier, qui courait à franc-étrier devant les voitures pour faire préparer des chevaux, avait gagné assez d'avance pour reconnaître les intentions criminelles qui animaient le peuple de cette contrée. Il vit de l'attroupement et des excitateurs parmi la foule; il retourna sur ses pas jusqu'à ce qu'il eût rejoint l'empereur, à qui il rendit compte de ce qui se passait. Le danger était imminent; il n'était pas sûr que les commissaires étrangers parvinssent à faire respecter leur caractère. On délibéra, et il fut convenu que, sans perdre temps, l'empereur prendrait l'habit de l'un d'eux, et qu'ils courraient ensemble à franc-étrier, jusqu'à ce qu'ils fussent hors de danger. Cela était si urgent, qu'étant entrés dans une auberge pour prendre un verre d'eau, la maîtresse de la maison, qui croyait parler à des étrangers, leur dit: «Ah! nous l'attendons; nous verrons s'il passera sans être tué;» et c'était à lui-même que cette méchante créature faisait cette horrible confidence! L'empereur conserva son travestissement jusqu'à ce qu'il fût arrivé chez sa soeur, la princesse Pauline, qui était dans les environs de Nice. Il y attendit les généraux Bertrand et Drouot, qui venaient avec ses voitures, et qui faillirent être mis en pièces. Tout cela n'était pas fait pour inspirer de la confiance; aussi refusa-t-il de se rendre à bord du bâtiment qui l'attendait: il s'embarqua sur la frégate anglaise l'Indomptable, qui était en croisière sur cette côte, et gagna l'île d'Elbe, où il fut rejoint par la petite troupe qui s'était associée à son exil. J'ai oublié de dire qu'avant de partir de Fontainebleau, l'empereur avait pour domestiques particuliers un valet de chambre français et son mameluck, dont le dévouement paraissait sans bornes; il l'avait pris enfant, l'avait amené d'Égypte, l'avait fait élever, et lui avait donné une petite fortune qui le mettait au-dessus du besoin, quoi qu'il pût arriver. Ce pauvre garçon était assurément bien persuadé qu'il devait se faire tuer pour sauver la vie de l'empereur, et cependant il l'abandonna dans la nuit qui précéda le départ de Fontainebleau. Ce mameluck n'était pas un homme sans coeur, il s'en fallait beaucoup; mais il était faible, et se laissa séduire par le valet de chambre français. Celui-ci, ayant résolu d'abandonner son bienfaiteur, chercha un complice comme font d'ordinaire les lâches. Il gâta le coeur de ce pauvre mameluck, qui, avant cette coupable action, n'aurait jamais cru pouvoir la commettre. Leur désertion laissa l'empereur sans un seul valet de chambre; on fut obligé d'y suppléer une heure avant son départ.
J'étais revenu à Paris depuis quelques jours; j'eus occasion d'aller chez M. de Talleyrand; il était avec ce valet de chambre dans son cabinet, et me fit attendre assez long-temps. Je cherchais, sans pouvoir le comprendre, ce que le diplomate pouvait avoir de commun avec un tel homme; il me l'expliqua lui-même, ou du moins il me mit sur la voie. Il vint à moi dès que le mameluck fut sorti, et m'apprit avec un air de satisfaction que l'impératrice n'allait pas à l'île d'Elbe; qu'il y avait long-temps qu'elle souffrait des mauvais traitemens de l'empereur, que ce prince était dur pour elle; en un mot il me tint un langage si extraordinaire sur un intérieur que je connaissais mieux que lui, et dont j'avais une autre opinion, qu'il me fut démontré qu'il n'avait pas dédaigné de porter la séduction parmi les domestiques même de l'empereur. Il avait mis en jeu tout ce qui avait influence ou accès près de l'impératrice, pour faire prendre à cette princesse une détermination favorable à des projets dont il s'occupait déjà, et n'avait sûrement fait venir ce valet de chambre que pour lui dicter un langage dans ce sens-là, parce qu'un domestique d'intimité qui a du babil peut donner à ce qu'il débite un air de vérité, surtout lorsqu'il raconte des détails d'intérieur. Je réfléchissais d'autant plus aux motifs qui portaient M. de Talleyrand à me parler ainsi, que je savais combien il était contrarié du retour des Bourbons, avec lesquels il n'avait que les apparences. En brouillant l'impératrice avec son mari, de manière à pouvoir exclure l'idée d'un retour, il la disposait à l'exécution de ce qu'il roulait déjà dans sa tête: c'était du moins mon opinion, et je crois que je n'étais pas bien loin de la vérité.
L'impératrice était toujours à Rambouillet, d'où elle se disposait à partir pour retourner en Autriche; mais avant de quitter la France, il lui était réservé d'y essuyer un nouvel outrage: croira-t-on en effet que, dans la situation où il l'avait mise, l'empereur de Russie imaginât d'aller lui rendre ses devoirs?
Cela se conçoit d'autant moins, que l'on ne peut pas supposer qu'il ignorât ce que cette visite avait d'inconvenant; car enfin il ne pouvait pas croire que sa présence serait agréable à l'impératrice, et l'impuissance où elle était de se refuser à cette visite la recommandait au respect dont lui-même aurait dû donner l'exemple.
Il n'était sûrement pas dupe des contes que débitait et faisait débiter M. de Talleyrand sur la prétendue dureté de l'empereur envers cette princesse. L'empereur d'Autriche, sous les auspices duquel il se présentait, connaissait la parfaite harmonie des deux époux, et avait même laissé quelquefois échapper le dépit que lui causait l'enthousiasme de sa fille pour son gendre. Il n'avait pas dû manquer de détromper Alexandre, si toutefois celui-ci avait jamais été trompé. Au reste, si la froideur eût été réelle, il était peut-être, de toute la coalition, celui qui devait le moins en faire un grief contre l'empereur Napoléon, car enfin, il savait, et nous savions tous, à quel termes il en était chez lui. Quoi qu'il en soit, voici des détails que je tiens d'une personne du service de l'impératrice, et qui se trouvait dans ce moment-là près d'elle à Rambouillet. Elle entendit la conversation qui eut lieu d'abord entre elle et son père, à laquelle il n'assistait point de tiers, puis celle qui s'engagea lorsque l'empereur de Russie fut arrivé. L'étiquette du service intérieur exigeait qu'il y eût toujours des dames autour de l'impératrice, et dans ces pénibles momens, celles qui avaient l'honneur de lui appartenir observaient encore plus scrupuleusement leurs devoirs qu'auparavant, en sorte que quand l'impératrice passait dans son salon, il y avait de ses dames qui étaient dans la pièce la plus voisine. À Rambouillet, cette pièce était la chambre à coucher.
L'empereur d'Autriche arriva le premier, il devançait l'empereur de Russie. Lorsqu'il entra on laissa l'impératrice seule avec lui, et comme on supposait bien qu'il y aurait une explication sérieuse sur la manière dont elle avait été traitée, on ne manqua pas de prêter l'oreille.
L'impératrice fit à son père un accueil respectueux et lui témoigna un grand plaisir de le revoir; mais ses larmes disaient tout ce que son coeur souffrait du rôle qu'il lui faisait jouer: elle avait de l'élévation dans l'âme, et dans cette occasion, elle ne ménagea aucun des reproches que sa dignité offensée lui donnait le droit de faire entendre. L'empereur d'Autriche, qui l'aimait tendrement, ne pouvait la consoler, ni la persuader par les motifs d'obligations dont il s'appuyait. Il lui demanda cependant d'accueillir l'empereur Alexandre, qui le suivait et ne tarderait pas à arriver. L'impératrice pâlit d'indignation, mais que pouvait-elle faire dans l'état où elle était réduite?
Toutefois elle ne donna pas aux Français le pitoyable exemple de courir au-devant de celui qui avait immolé son époux. Sa première réponse fut un refus formel, prononcé avec la fermeté d'une âme fière et élevée, et qui témoignait combien elle se trouvait blessée que l'empereur de Russie osât lui manquer à ce point.
L'empereur d'Autriche, pour la calmer, fut obligé de prendre la démarche sur lui. Il demandait en grâce à sa fille de lui donner cette marque d'obéissance, en prenant sur elle assez d'empire pour étouffer sa douleur, et en ajoutant que toutes les conséquences d'un éclat de sa part retomberaient sur lui, qu'il s'était chargé de tout près de l'empereur Alexandre, qui le suivait et allait arriver. Il ne gagnait rien sur sa fille, qui répondait: «Eh bien! me fera-t-il aussi sa prisonnière sous vos yeux? S'il me force à le recevoir en entrant ici malgré moi, je me retirerai dans ma chambre à coucher; nous verrons s'il osera me suivre jusque-là.»
Le temps pressait, et l'empereur d'Autriche ne gagnait rien sur sa fille, qui refusait obstinément de se rendre. L'on entendait déjà le bruit de la voiture de l'empereur Alexandre, qui s'avançait par la grande avenue du château, qu'elle persistait encore à ne pas vouloir ouvrir les portes de son salon. Les momens étaient comptés, l'empereur d'Autriche priait sa fille avec les plus tendres instances; elle résistait toujours, que déjà l'empereur de Russie entrait dans la cour du château. L'empereur d'Autriche alla le recevoir d'après l'étiquette d'usage, et le conduisit dans le salon où était restée sa fille. Quelle entrevue! quelle situation pour tous les trois! L'empereur Alexandre dut lire sur un visage, qui, depuis plus de vingt jours, n'était arrosé que de larmes, l'effet que sa présence produisait. Il ignorait sans doute l'état intérieur de l'impératrice, qui avait été instruite des moindres détails de tout ce qui s'était passé à Paris avant et pendant la réception qu'il avait faite à la députation des maréchaux. Elle savait de même tout ce qui avait été projeté contre son époux, et il fallait assurément qu'elle fût bien maîtresse d'elle-même pour conserver de la contenance devant l'auteur de tous les chagrins qui la dévoraient.
L'empereur de Russie aborda l'impératrice en s'excusant de la liberté qu'il prenait de se présenter devant elle, sans lui en avoir d'abord fait demander la permission. Il ajouta qu'il n'avait osé le faire que sous les auspices de l'empereur d'Autriche, qui avait bien voulu se charger de le faire excuser. Il fit mille protestations à l'impératrice, et la pria de daigner s'adresser à lui pour tout ce qui la concernait; il lui dit qu'il serait heureux de rencontrer une occasion de la servir et de lui témoigner son empressement à aller au-devant de ses désirs. Tel fut à peu près le discours que l'empereur de Russie tint à une princesse qu'il venait de faire descendre du trône, et à laquelle il arrachait le diadème. Il ne pouvait pas assurément douter des sentimens dont elle était animée; aussi ne répondit-elle à tant d'offres de service que par un froid remercîment, ajoutant qu'elle n'avait plus rien à désirer que la liberté de retourner promptement dans sa famille. La conversation finit, et l'autocrate se retira.
Je tiens de feu madame la comtesse de Brignole, que je vis avant qu'elle ne partît pour Vienne, que de tout ce qui avait affligé l'impératrice, cette visite était ce qui lui avait été le plus pénible.
Il faut croire que l'empereur Alexandre avait craint que la jeune souveraine, justement offensée, ne s'excusât s'il lui demandait, dans les formes d'usage, la permission de lui rendre des devoirs, et qu'il imagina de s'y faire accompagner par son allié l'empereur d'Autriche; mais quelle que soit la couleur que l'on veuille donner à cette démarche, elle aura toujours quelque chose d'assez choquant, dans la forme comme dans les bienséances, pour en laisser apercevoir le motif.
En y réfléchissant, on trouve qu'elle est une conséquence de la marche adoptée par les souverains alliés, pour détacher la nation de l'empereur. L'on imagina sans doute, pour compléter l'oeuvre, d'avilir l'impératrice, et de la présenter au public comme partageant les sentimens des âmes viles qui couraient rendre des actions de grâces aux ennemis pour les avoir affranchis de la prétendue tyrannie de son époux. Au reste on ne l'abusa pas; elle discerna fort bien le motif qui avait conduit l'empereur Alexandre. Elle est douée d'un trop bon jugement pour ne pas s'en être formé l'opinion qu'elle était autorisée à en concevoir.
Peu de jours après cette visite de Rambouillet, l'impératrice partit pour Vienne; elle alla le premier jour coucher à Gros-Bois, chez le prince de Neufchâtel, ayant passé par Versailles, Vervières et Soisy. Chacun alla la voir, et lui dire un dernier adieu.
Elle voyagea escortée par les troupes de son père, et prit la route même qu'avaient tenue les alliés pour venir de Bâle à Paris. Elle parcourut avec une noble fierté les départemens d'un pays qui, à pareille époque (elle avait été mariée à l'empereur, le 8 ou le 10 avril 1810), à quatre ans de distance, avait élevé des arcs de triomphe sur son passage, avait semé des fleurs sur son chemin. Il la voyait partir alors comme la dernière victime des ennemis qui avaient dévasté ses cités, et emportant avec elle le lien qui semblait encore, peu de temps auparavant, devoir l'unir indissolublement avec les Français. Son coeur était déchiré pendant ce triste voyage, tout lui était amer; elle ne trouva un peu de distraction que lorsque ses yeux ne furent plus frappés, des tableaux qui entretenaient sa douleur. Elle emporta les regrets de tout ce qui avait eu le bonheur de l'approcher, et laissa parmi nous le souvenir de toutes les vertus.
La mère de l'empereur était partie d'Orléans pour Rome avec son frère, le cardinal Fesch; le roi Louis suivit sa mère; le roi de Westphalie se rendit en Styrie; le prince Joseph alla en Suisse; les soeurs de l'empereur se retirèrent également en pays étranger. Il est temps de revenir à ce qui se faisait à Paris.
CHAPITRE XV.
Toujours M. de Talleyrand.—Incroyable transaction; ses motifs.—Le fermier des jeux Saint-Brice.—Arrivée du roi à Compiègne.—Harangue inconvenante de Berthier.—Saint-Ouen; la constitution du sénat.—Entrée de Louis XVIII à Paris.—Jugement sévère de la multitude.—Incidens fâcheux.—J'écris à Alexandre.—Pourquoi je ne puis aller dire adieu à l'empereur.
Depuis l'abdication de l'empereur, c'est-à-dire, depuis le 8 avril, la guerre était naturellement finie, puisque ce n'était qu'à lui, disait-on, qu'on la faisait; elle l'était effectivement, car les armées ennemies étaient de suite entrées en cantonnement, et une ligne de démarcation avait été tracée entre la portion de territoire qu'elles occupaient et celles où étaient réparties nos troupes. Les généraux de l'armée française étaient pour la plupart à Paris, ils y avaient même des troupes; l'armée entière avait d'ailleurs reconnu le gouvernement provisoire, et lui obéissait ainsi qu'à ses ministres, qui étaient fort assidus à rendre leurs hommages aux souverains alliés. On attendait le roi, qui ne devait pas tarder à arriver, et comme on ne pouvait pas espérer l'abuser par les contes que chacun se proposait de lui faire sur la part qu'il avait eue à son rappel au trône, on se hâta de lui lier les mains par une constitution que l'on fit faire à la hâte par le sénat. Il n'y eut que les dupes qui furent pris à un leurre de cette espèce. Le sénat ne pouvait pas plus donner une constitution aux Français, qu'il n'avait eu le droit de prononcer la déchéance de l'empereur. Le roi avait un esprit trop supérieur à celui de tous ces casse-cous politiques pour se faire illusion sur les véritables causes de son retour.
Un fait qui prouve combien ces artisans de troubles qui n'avaient cessé de tromper la nation en trahissant constamment le plus faible au bénéfice du plus fort, s'attendaient peu à la rentrée du prince auquel ils voulaient faire croire qu'ils avaient rendu la couronne, c'est qu'ils n'avaient pas même de conventions faites avec lui. Assurément s'ils eussent réellement songé à le remettre sur le trône, et qu'ils eussent eu les vues d'intérêt public dont ils se targuent, ils auraient fixé quelques bases, exigé quelques garanties, ou bien ils eussent été les plus imprévoyans des hommes. Mais ils ne méritent pas ce dernier reproche; le roi fut ramené par les événemens, et quand ils virent qu'ils ne pouvaient l'éviter, que leurs intrigues n'avaient tourné qu'au profit de l'émigration, ils imaginèrent de s'approprier l'oeuvre des circonstances, et de s'attribuer ce qui s'opérait malgré eux. Ils s'avisèrent alors d'improviser une constitution qu'il leur importait d'obtenir, d'abord pour leur propre sûreté ensuite parce que c'était une pièce nécessaire pour entraîner les Français près desquels ils n'avaient, pour moyen de persuasion, qu'une proclamation du roi, qui même avait près d'un an de date. Ils croyaient qu'avec cette constitution ils allaient être à l'abri des conséquences qu'ils redoutaient; on verra combien ils étaient dans l'erreur. Je sais du reste que M. de Talleyrand ne donnait pas dans cette illusion. Il ne s'abusait pas sur les suites que pourrait avoir le retour de la maison de Bourbon, et avait songé à prévenir les conséquences fâcheuses qu'il serait dans le cas d'avoir pour lui personnellement. Il était dans un besoin d'argent extrême, et perdait un traitement annuel de 100 mille écus dont il jouissait sous le gouvernement de l'empereur. Il voyait bien que le roi ne pourrait conserver à personne des émolumens aussi considérables. Un fait vient à l'appui de ce que j'avance: M. de Talleyrand avait acheté, du produit de l'hôtel qu'il avait vendu à l'empereur, une maison de plaisance nommée Saint-Brice, à peu de distance de Saint-Denis. La perte de son traitement le mettait dans l'impossibilité de conserver cette maison qui était d'un entretien dispendieux; en conséquence, il chercha à s'en défaire. Personne ne se présenta pour l'acquérir, mais il sut y suppléer. Il fit venir le fermier-général de l'entreprise des jeux de Paris, et lui proposa de lui acheter cette propriété; celui-ci déclina sa proposition, mais inutilement. On lui signifia qu'on ne l'avait pas fait appeler pour éprouver un refus, qu'il fallait acquérir, et que, si le contrat n'en était pas signé dans vingt-quatre heures, le bail était cassé et donné à un autre. Le fermier était sans appui, il avait affaire au chef du gouvernement provisoire, il se résigna et demanda le prix qu'on mettait à la maison. On lui répondit 250,000 francs; il les fit payer le jour même, sauf à se les faire rembourser par les joueurs, et à se défaire comme il pourrait de la maison.
Il fallait que M. de Talleyrand n'eût pas des pressentimens rassurans, pour se défaire, par de semblables moyens, de tout ce qui pouvait être d'une réalisation difficile. Mais revenons à la position de la France vis-à-vis des étrangers, qui avaient déclaré ne vouloir lui imposer aucun sacrifice.
On attendait le roi, dont l'arrivée avait été assignée à jour fixe. On pouvait discuter sur la paix à loisir, puisque l'on ne se battait plus, et qu'il n'y avait plus d'effusion de sang à arrêter. Cependant on se hâta d'ouvrir une négociation, et l'on fit signer au comte d'Artois des préliminaires qui nous dépouillaient de tout ce que nous possédions encore dans les contrées qui avaient été si long-temps annexées à la France. Flottes, arsenaux, places, constructions de toute espèce, nous nous dessaisîmes de tout. Comment achetâmes-nous si cher un armistice qui existait par le seul fait de l'abdication? Comment payâmes-nous si haut une suspension d'armes dont nous jouissions déjà? Comment M. de Talleyrand, qui connaissait si bien la valeur des objets négociables dans les transactions politiques, commença-t-il par priver la France de tous ceux qu'elle avait? Il consentit à rendre à l'instant tout ce qu'elle possédait au-delà de son ancienne frontière, hormis Chambéri, et quelques lambeaux de territoire, autour de cette place. Mais la Toscane, le Piémont, Genève, la Belgique, le Palatinat, les places de guerre avec leurs armemens et approvisionnemens, Anvers avec sa flotte, l'arsenal et ses magasins, tout fut cédé aux ennemis, et l'on fit ratifier cette désastreuse disposition à M. le comte d'Artois, avant même qu'il pût être instruit de ce qu'on lui proposait. On expédia de suite des courriers à tous les commandans de ces places, avec ordre de les rendre telles qu'elles étaient aux troupes ennemies qui en faisaient le blocus, et de se mettre de suite en marche avec leurs garnisons pour rentrer en France. On voulut observer que toutes les places que l'on abandonnait ainsi renfermaient la presque totalité de l'artillerie qui composait l'armement de celles de l'ancienne frontière. On remarqua que l'inventaire de la première prise de possession de ces places par les Français existait encore. On proposa d'en faire la remise d'après cet inventaire, et conséquemment de ramener tout ce qui avait été tiré de l'intérieur. Mais le gouvernement provisoire reçut mal cette observation, et voulut que les places fussent rendues dans l'état où elles se trouvaient. Il poussa la libéralité jusqu'à ordonner que l'arsenal de Turin, qui n'était composé et rempli que de l'ancien établissement de Valence, ainsi que des approvisionnemens achetés par la France, fût livré sans en rien distraire. Il ne pouvait cependant pas ignorer ce qu'il abandonnait, puisqu'il y avait des états au bureau de la guerre, et que rien ne s'opposait à ce qu'il en demandât communication.
On ne peut pas faire à M. de Talleyrand l'injustice de croire qu'il à été surpris dans cette transaction par les ministres des puissances étrangères, ni qu'il s'est mépris sur l'immensité du sacrifice qu'il laissait imposer à la France. Il voyait bien qu'il ne lui restait rien pour conclure la paix, et qu'il s'ôtait les moyens de prendre une position entre la nation et les ennemis, car que pouvait-il faire après la perte de ce qui aurait pu appuyer une prétention, quelque faible qu'elle fût? Comment M. de Talleyrand prit-il sur lui de conclure cette transaction avant l'arrivée du roi? D'une part, il n'y avait pas nécessité de traiter; de l'autre, aucun motif raisonnable ne justifiait les bases sur lesquelles on négociait. M. Talleyrand savait mieux que le comte d'Artois que la France avait encore plus de troupes que les alliés ne nous en avaient montrées. Il n'était besoin que de jeter les yeux sur les tableaux du ministre de la guerre pour s'en convaincre. Rien ne s'opposait plus à leur réunion; l'on pouvait donc s'en prévaloir dans la négociation.
Quand on cherche ce qui a pu déterminer M. de Talleyrand à ouvrir ou à ne pas renvoyer cette négociation jusqu'à l'arrivée du roi, on est, malgré soi, obligé d'accorder quelque croyance à des bruits qui coururent et rattachèrent la conclusion de cette affaire à des intérêts particuliers. On a dit, et on me l'a répété de bonne source, que M. de Talleyrand ayant eu la main forcée par les événemens, dans le retour des Bourbons, n'avait aucune confiance dans la position qu'il lui serait possible de prendre, parce qu'il jugeait déjà des sentimens dans lesquels ces princes revenaient, et que, ne prévoyant rien d'avantageux pour lui, il avait songé à acquérir une indépendance qui le mît à l'abri d'une disgrâce. Il avait, en un mot, usé de ses voies ordinaires pour faire arriver cette proposition d'armistice par les étrangers qui s'étaient engagés à reconnaître ses services. Comment en effet n'aurait-on pas été généreux envers celui qui, d'un trait de plume, remettait à des souverains étrangers un matériel d'artillerie avec des approvisionnemens tellement considérables, que la puissance la plus opulente n'aurait pu les acheter sans obérer ses finances? Quelque injurieux que soit le soupçon, il a existé. Je le rapporte comme je l'ai entendu émettre par des personnes qui avaient l'habitude de juger M. de Talleyrand.
Après la signature de cette convention, quelle paix restait-il à conclure? On ne pouvait qu'assembler avec plus ou moins d'esprit des conditions qui aujourd'hui ne sont plus des garanties pour la tranquillité des peuples. Si, comme il est probable, M. de Talleyrand avait des projets autres que ceux auxquels il avait été obligé de prendre part, il ne pouvait employer de meilleur moyen pour calmer l'enthousiasme avec lequel il craignait que l'on accueillît le roi à son retour, que de stigmatiser cette époque par un sacrifice comme celui qu'il laissa imposer à la nation, lorsqu'elle pouvait encore faire respecter ce qu'elle avait acquis au prix de tant d'efforts.
Ce fut le 21 avril que le roi fit son entrée à Paris. Il avait débarqué à Boulogne, et était venu de là à Compiègne, où le gouvernement provisoire, les ministres et les maréchaux de France s'étaient rendus pour lui présenter leurs hommages et lui offrir les assurances de leur fidélité. L'empereur était encore à Fontainebleau. Il lui était réservé de voir tous ces hommes qu'il avait élevés, enrichis, déserter ses drapeaux pour courir au-devant d'une nouvelle fortune; c'est, peut-on le croire? ce même Berthier dont il a été tant de fois question, qui était à la tête des maréchaux; ce fut lui qui porta la parole au roi, qui lui dit que, depuis vingt-cinq ans, la France, gémissant sous le poids des malheurs dont elle était accablée, attendait le jour fortuné qu'elle voyait luire, et il n'y avait pas une semaine qu'à Fontainebleau il promettait à l'empereur de ne pas l'abandonner. Berthier, son compagnon d'armes, l'ami choisi pour aller à Vienne épouser la fille de l'empereur d'Autriche, Berthier s'oublier à ce point! Et pourtant il était attaché au souverain qu'il outrageait; il payait tribut à la faiblesse de son caractère, au vertige de l'époque, sans cesser de chérir et de plaindre le bienfaiteur dont il n'avait pas le courage de partager l'infortune. De Compiègne, le roi vint à Saint-Ouen, qui, comme l'on sait, n'est qu'à deux lieues de Paris. Il y reçut le sénat, qui apportait la dernière constitution par laquelle il croyait avoir immuablement fixé ses destinées. J'ai ouï dire à quelques uns d'entre ces messieurs qu'à peine étaient-ils sortis de l'audience, qu'ils avaient prévu ce qui allait arriver.
Le cortége qui devait accompagner le roi à son entrée dans Paris était réuni. Il se mit en marche et entra par le faubourg Saint-Martin, après avoir suivi les boulevards extérieurs. Berthier était à la tête de la voiture du roi, qu'accompagnaient plusieurs maréchaux, ainsi que le duc de Feltre, qui avait dit en plein conseil, devant l'impératrice, que tant qu'il resterait un village où l'autorité de l'empereur serait reconnue, là serait la capitale et le lieu où tous les Français devaient se réunir. J'étais dans la foule occupé à voir passer le cortége; il rappelait, il est vrai, quelques souvenirs, mais le tableau en était pénible. Si l'on avait vu à cheval à côté de la voiture du roi les hommes qui avaient partagé les malheurs de son exil, cela aurait paru naturel; mais il y avait quelque chose d'indécent à voir figurer à la suite de Louis XVIII des hommes qui occupaient les premières places dans les marches triomphales de l'empereur.
Le roi eût sans doute plus estimé ces nouveaux serviteurs de la légitimité, s'ils s'étaient excusés sur leur âge, leurs fatigues, et se fussent condamnés à la retraite, au lieu de s'avilir gratuitement; car enfin il ne les avait pas appelés, et il ne pouvait pas avoir une bien grande opinion d'hommes qui se conduisaient ainsi.
La pauvre espèce humaine est bien faible; elle a besoin de n'être pas mise à une trop forte épreuve. Que l'on dise après cela que le génie de quelques uns de ses lieutenans était d'un grand secours à l'empereur. Je n'avais pas eu besoin de cette circonstance pour m'étonner qu'il eût pu faire tant de choses merveilleuses avec de tels hommes; au reste, il y en a qui sont plus à plaindre qu'à blâmer: ils n'ont manqué que de jugement pour voir que leur rôle était fini, et qu'à moins qu'on ne les appelât, ils devaient se tenir à l'écart. Le peuple, qui a, plus qu'on ne l'imagine, le sentiment des convenances, ne ménagea pas Berthier; j'entendis à diverses reprises la foule lui crier: «À l'île d'Elbe, Berthier! à l'île d'Elbe!»
On ne finirait pas, si l'on s'abandonnait à toutes les réflexions que l'on pourrait faire sur la conduite de quelques-uns des grands personnages de l'empire. Quelle confiance espéraient-ils inspirer au roi? Quels étaient les gages de fidélité qu'ils venaient lui offrir? Était-ce leur constance? Le roi pouvait en être juge. Était-ce l'intérêt personnel qui les conduisait à ses pieds? Ils s'abusaient plus encore. Louis XVIII pouvait comparer les bienfaits qu'ils avaient reçus de celui qu'ils avaient abandonné, avec les avantages que pourrait leur faire celui auquel ils venaient offrir leur fraîche fidélité.
Le roi descendit à Notre-Dame, où il voulut aller rendre grâce à Dieu de son retour. Madame la duchesse d'Angoulême était à côté de lui dans une calèche attelée de huit chevaux des écuries de l'empereur, et conduits par des hommes qui avaient encore sa livrée. De Notre-Dame, il vint aux Tuileries. Je ne parlerai pas des cérémonies d'usage en pareil cas, cela serait fastidieux; d'ailleurs, je n'étais plus à portée de faire des observations.
J'ai dit que je n'avais pu aller dire adieu à l'empereur avant qu'il partît pour l'île d'Elbe. Voici ce qui m'en empêcha: j'avais reçu à Blois une lettre du général Bertrand, et je lui disais combien il était cruel de voir périr l'État avec autant de moyens de le sauver, puisqu'il y avait dans les places la valeur d'une bonne armée, et qu'enfin, si l'armée de l'empereur n'était pas en état d'entreprendre de suite quelque chose sur Paris, il ne fallait pas balancer à revenir sur la Loire, et à y appeler les armées des maréchaux Soult, Suchet et Augereau. Je pensais qu'alors on serait encore en état de balancer la fortune, parce qu'une bataille aux portes de Paris ferait décider la capitale à une insurrection qui n'éclaterait pas tant que la population ne verrait pas de moyens de succès. J'étais bien loin, comme on voit, des idées d'abdication; le malheur voulut qu'il n'y eût qu'une estafette de prise entre Orléans et Fontainebleau, et ce fut celle qui était chargée de ma lettre. J'ignorais cette circonstance lorsque je me mis, comme les autres ministres, en chemin pour revenir d'Orléans à Paris. Le grand-juge, M. Molé, dont la voiture précédait la mienne, reçut en route un avis qu'on lui transmettait de Paris, avec invitation de me le communiquer; il eut la bonté de laisser à la poste un de ses gens qui me remit la lettre lorsque j'y arrivai. Elle portait de me donner le conseil de ne pas venir à Paris, parce que la lettre que j'avais écrite au général Bertrand, à la date du 8 avril, avait été prise et portée à l'empereur de Russie, ainsi qu'au gouvernement provisoire, qui était fort indisposé contre moi. Je n'avais assurément, en donnant ce conseil, rien fait de répréhensible. Néanmoins je profitai de l'avis et retournai à Orléans, où je restai encore deux jours, car en révolution deux jours sont quelque chose.
À mon retour, je fis prier un aide-de-camp de l'empereur de Russie, M. de Czernicheff, de venir me voir. Il voulut bien demander de ma part à son souverain si je pouvais vivre tranquille au milieu de ma famille, et compter sur sa protection, en cas que je fusse recherché pour des faits antérieurs à l'époque où j'avais dû cesser mes fonctions. J'avais dit à M. de Czernicheff que le moment était arrivé où j'avais besoin des effets de la bienveillance dont son souverain m'avait donné tant de fois l'assurance pendant que je résidais près de lui. Il revint le soir même me prévenir que, pour sa protection, l'empereur de Russie ne me l'accorderait qu'autant que je donnerais ma parole d'honneur de me tenir tranquille, et de ne pas faire un pas hors de Paris sans sa permission. Je la donnai sans hésiter. M. de Czernicheff ajouta que, quant aux effets de l'ancienne bienveillance dont je lui avais parlé, il ne fallait plus y compter, parce que l'empereur Alexandre avait tout-à-fait changé de façon de penser à mon égard. Je lui répondis qu'au moins il ne pouvait pas me refuser son estime, et que ce sentiment me dédommageait de la perte de l'autre. J'écrivis deux lettres, à ce sujet, à l'empereur Alexandre, moins pour en obtenir des faveurs que pour lui témoigner combien j'étais peiné d'être obligé de reconnaître que tous les accueils bienveillans que j'avais reçus de lui avaient été plutôt accordés au caractère public dont j'étais revêtu qu'à l'estime particulière que je croyais emporter en le quittant, puisque lui-même m'en avait donné l'assurance. Ma démarche fut inutile: je ne gagnai rien sur ses préventions, et je dus prendre garde à moi. J'étais prisonnier, dans Paris à la vérité; mais, après tout ce qui s'était passé, j'étais celui qui devait mettre le plus de circonspection dans sa conduite.
L'empereur Napoléon parut surpris que je n'allasse pas prendre congé de lui; mais il ignorait la position dans laquelle j'étais à Paris, et lorsque M. de Caulaincourt me fit part de l'étonnement que ce prince lui avait témoigné, je le priai de la lui apprendre. M. de Caulaincourt ne reçut pas mon excuse, et me pressa même d'aller remplir mon devoir. J'y étais assurément très disposé; je lui demandai d'employer les facilités dont il jouissait près de l'empereur Alexandre pour obtenir de m'emmener à Fontainebleau et me ramener à Paris. Je ne voulais pas m'exposer, en cas qu'il survînt des troubles, à être accusé d'avoir été chercher des instructions à Fontainebleau. Je lui observai que j'aurais bien assez de peine à conserver ma tranquillité, sans ajouter encore de nouveaux embarras aux difficultés de ma position, étant en butte aux ressentimens inséparables de l'esprit de réaction qui s'emparait déjà de toutes les têtes. M. de Caulaincourt donna sans doute un autre motif à mon refus, et je n'en fus pas surpris, parce que je le voyais lui-même persuadé que le rappel de la maison de Bourbon était l'ouvrage d'un parti et le résultat d'une conjuration. Avec cette opinion, il était difficile de ne pas suspecter le ministre de la police d'y avoir pris part, ou d'avoir laissé agir. Il devait, en conséquence, lui supposer une position faite avec le gouvernement provisoire, de manière à n'avoir plus besoin de lui donner des gages de circonspection. Il était même naturel que l'on crût que j'avais, par suite de cela, des motifs pour ne pas oser me présenter devant l'empereur. M. de Caulaincourt allait jusqu'à me dire que, quand on avait, comme moi, des honneurs et beaucoup d'argent, on était toujours quelque chose dans un grand pays tel que la France. Je cherchai à l'éclairer; mais je n'y parvins pas. Ce ne fut que plus tard qu'il reconnut la marche qui avait été suivie pour amener cette grande catastrophe.
CHAPITRE XVII.
Arrivée de Fouché à Paris.—Ses regrets de ce qu'une conspiration avait eu lieu sans qu'il en fût.—Flatteries qu'on prodigue à Alexandre.—Nous n'avions rien vu de semblable ni à Vienne ni à Berlin.—La reine Hortense.—Alexandre se défend d'avoir été l'auteur de la perte de l'empereur.—Partage de nos dépouilles.—Comme l'âne de la fable.—Considérations politiques.
M. Fouché, qui avait attendu en Languedoc et en Provence le dénouement de toute cette longue agonie, venait d'arriver à Paris, aussi surpris que tout le monde de la direction qu'avaient prise les affaires; c'était la première fois que l'on faisait quelque chose sans lui. Il se donna mille mouvemens pour s'immiscer dans les affaires; mais tous les rôles étaient remplis: il eut beau se présenter à l'empereur de Russie, au comte d'Artois, se rapprocher de M. de Talleyrand, il était trop tard. Il prétendait, et ses adhérens ont répété d'après lui, que, s'il avait été à Paris, tout cela ne serait pas arrivé; les dupes ont pu le croire, mais les personnes qui connaissaient M. Fouché lui rendaient plus de justice, en disant qu'il n'y aurait eu de différence dans les événemens qu'une meilleure capitulation pour lui.
Pendant le séjour que les souverains alliés firent à Paris, on leur donna plusieurs divertissemens de société. On mettait à leur plaire un empressement dont nous n'avions vu d'exemple ni à Vienne, ni à Berlin. Il y avait bal chez M. de Talleyrand une ou deux fois par semaine, et on les composait de tout ce que la haute société offrait de jolies femmes. Il ne me souvient pas qu'on ait rien omis pour mieux faire ressortir la dégradation dans laquelle on était tombé.
Les dames polonaises avaient tenu une conduite bien différente lorsque les Autrichiens entrèrent à Varsovie en 1809, et l'empereur de Russie dut bien s'apercevoir que l'on n'aurait pas mis le feu à Paris pour l'empêcher d'y entrer. Il aimait les plaisirs, et suivait assidument ceux qu'on lui offrait à l'envi; il fut galant avec les dames, et même prévenant pour quelques unes qu'il alla voir. Par suite du plan de conduite qu'il avait adopté à Paris, il crut devoir faire visite à l'impératrice Joséphine. Il se fit annoncer à la Malmaison, et y rencontra toutes les déférences auxquelles la politesse de sa démarche lui donnait droit de prétendre; mais il était dans l'erreur, s'il croyait que dans cet asile l'on fût insensible aux malheurs de l'empereur. Aussi déchira-t-il le coeur de Joséphine, qui se contraignit pour ne pas laisser apercevoir ce qu'elle éprouvait, et faire un accueil gracieux à celui qui venait de détruire son existence et la tranquillité du reste de sa vie. Elle avait chez elle la reine Hortense, dont les agrémens de société attiraient beaucoup de monde à la Malmaison. L'empereur de Russie avait entendu parler de cette princesse, et eut aussi la curiosité de faire sa connaissance. On aurait pu croire qu'il cherchait à se réconcilier avec ceux dont il avait détruit l'avenir; mais on ne pouvait ni lui faire mauvaise grâce, ni s'excuser de paraître, parce que c'était lui-même qui était devenu le régulateur des convenances, et lorsqu'il ne craignait pas de venir étaler la pompe de son triomphe au milieu de ses victimes, c'était au moins leur ordonner de le bien accueillir.
Il prit goût à la société de la Malmaison, y revint plusieurs fois et finit par permettre qu'on le traitât avec une sorte de familiarité, qui d'ailleurs ne compromet jamais la gravité des souverains vis-à-vis des dames. Comme celles-ci avaient l'esprit cultivé, la conversation fut quelquefois établie sur un chapitre plus sérieux qu'il n'est d'ordinaire de la voir chez les femmes. Les événemens du jour étaient une matière suffisante pour fournir à la discussion que la reine Hortense était bien en état de soutenir.
J'eus l'honneur de voir cette princesse depuis cette époque, et je lui manifestai l'opinion que j'avais sur la cause de nos malheurs, en les attribuant exclusivement à l'empereur de Russie, sans lequel on n'aurait rien pu exécuter, parce qu'étant le chef de cette croisade, il n'avait laissé entreprendre que ce qui lui convenait. La reine Hortense le défendait; elle m'apprit qu'elle lui en avait fait l'observation, et qu'il lui avait soutenu qu'il n'avait pas eu la moindre part à la détrônisation de l'empereur.
«J'étais satisfait, lui disait-il, j'étais venu aussi à Paris. L'empereur n'était plus à craindre pour moi, parce qu'on ne fait pas deux fois dans la vie une entreprise comme celle de Moscou[29]; l'effet de ses ressentimens n'aurait jamais pu arriver jusqu'à moi: ainsi je n'avais aucune raison pour désirer sa perte. Il n'en était pas de même de mes alliés, qui, étant ses voisins, avaient sans cesse devant les yeux le tableau de tout ce qui leur était arrivé, et qu'ils redoutaient encore. L'empereur d'Autriche particulièrement craignait de revoir Napoléon à Vienne; il en était de même des autres. J'ai dû condescendre à leurs désirs; mais pour moi personnellement, je me lave les mains de ce qui a été fait.» La reine Hortense paraissait persuadée de la vérité de ce discours qu'elle avait la bonté de me répéter; quant à moi, je n'y vis qu'un artifice qui avait été employé pour détourner le reproche d'une action déloyale, et surtout indigne d'un grand souverain. Ces propos avaient encore un but, c'était de nous rendre l'Autriche odieuse, et de nous faire revenir par là sur l'intérêt que tout le monde témoignait à l'impératrice Marie-Louise, intérêt dont l'empereur Alexandre commençait à s'apercevoir.
La chute de l'empereur était trop nécessaire à l'exécution des autres projets qu'il avait en tête, pour qu'il laissât échapper une aussi belle occasion de détruire celui qui aurait pu les traverser. Il lui importait en conséquence beaucoup de mettre la France à la discrétion de son ennemi le plus irréconciliable, de l'Angleterre; il s'en rapportait à elle pour nous réduire à une impuissance absolue. Il devenait naturellement par là le maître du monde. L'empereur de Russie pouvait imaginer tout ce qu'il voulait faire répéter, pour former l'opinion sur la part qu'il avait eue à la perte de l'empereur; se défendre, c'était s'accuser, et c'était déjà reconnaître qu'il y avait eu une mauvaise action de faite que d'en accuser ses collaborateurs. Or, c'était se jouer de la crédulité publique, car il était évident qu'on n'avait rien pu faire sans lui. Je ne sais d'ailleurs si le rôle qu'il cherchait à se donner était préférable à celui qu'il voulait attribuer aux autres.
Pendant que l'empereur de Russie assistait à des bals, et respirait l'encens qu'on brûlait devant lui, le roi de Prusse songeait à réparer ses affaires, et il avait raison. Il vendait les magasins, les arsenaux, et faisait charger les chariots de bagages de son armée de tout ce dont nous avions fait si peu d'usage dans le moment où il s'agissait de notre sort. Les fusils, les canons, les caissons, tout prit la route de Berlin, et nous l'avions bien mérité. On ne toucha pas au Muséum, mais on voyait que les mains en démangeaient à tout le monde. Il suffisait qu'il attestât notre gloire pour qu'il fût déjà condamné, il ne fallait qu'une occasion pour y revenir; heureusement l'ombre de l'empereur protégeait encore cette riche collection.
Voilà donc la France réduite à laisser prendre sur elle tout ce qu'elle avait acquis depuis 1792, tant par le droit des armes qu'en retour des compensations qu'avaient obtenues ses ennemis dans les transactions qu'ils avaient faites avec elle. Les sacrifices furent supportés par la France seule; les autres puissances rentrèrent en possession de ce qu'elles avaient perdu, et ne se dessaisirent pas des compensations qu'elles avaient obtenues. Cela s'appelait rétablir l'équilibre entre les différentes puissances de l'Europe.
La France fut à si peu de chose près anéantie, que l'on ne comprend pas comment les gouvernemens à la merci desquels sa mauvaise fortune l'avait mise ont laissé aller les choses à ce point. L'Autriche ne s'est pas trompée dans l'issue qu'elle s'était flattée de donner aux affaires générales; il faut convenir qu'elle s'est jetée de confiance dans les bras des Russes, sans en prévoir les suites, ni tirer parti du poids que ses armes avaient mis dans la balance, ou bien que, dès les conférences de Prague, elle avait acquiescé à tous les projets des ennemis personnels de l'empereur contre la puissance de la France. Quels qu'aient été les antécédens de la détermination qu'elle prit à cette époque, elle expiera quelque jour l'erreur de son cabinet, et reconnaîtra qu'elle n'a fait que changer d'inconvéniens avec le désavantage pour elle de la perte de tous les moyens qu'elle avait de se rapprocher de la France, si le cas l'eût exigé, et que la politique en eût fait un devoir.
L'histoire de tous les siècles est à peu près la même. Celle du dernier nous apprend que, dans le temps où ni la Russie ni la Prusse n'étaient connues, la Suède était une puissance ainsi que la Pologne, et surtout l'empire ottoman. Dans ces temps-là, la monarchie autrichienne crut son existence assez menacée par l'appel au trône d'Espagne d'un petit-fils de Louis XIV, pour se déterminer à la longue guerre qui se termina par le traité d'Utrecht. On établit alors un équilibre entre les puissances, en démembrant une bonne partie de la monarchie espagnole. Aujourd'hui on a replacé la France dans une situation moins avantageuse que celle où elle se trouvait à cette époque, déjà malheureuse, mais qui lui donna depuis la facilité de se lier avec l'Espagne et la Hollande pour soutenir au moins son indépendance maritime. Elle ne pourrait reprendre aujourd'hui la même opération en sous-oeuvre, puisque ces deux États ont, ainsi qu'elle, perdu presque toutes leurs colonies; et ce sont ces possessions qui composent une puissance commerciale et facilitent l'entretien d'une marine. Les Anglais, en forçant cet état de choses, ont assuré pour long-temps leur supériorité navale, qui est tout le secret de leurs richesses, et par conséquent de leur influence sur le reste du monde. Il est bien vrai que l'Amérique s'est élevée; mais aussi elle est menacée de devenir tellement forte, qu'elle adoptera vraisemblablement une politique différente de celle qu'elle a suivie depuis la paix de 1783, et que la France, comme les autres, aura sa rivalité à craindre après avoir espéré son appui. Peut-être un jour verra-t-on les marines de l'Europe insuffisantes pour résister à celles de l'Amérique, qui, sous ce rapport, a les mêmes avantages de position que la Russie possède sur notre continent. Quoique cette époque soit éloignée, on peut la prévoir, et celle de laquelle nous traitons, ayant été assez laborieuse pour jeter un regard sur l'avenir, on est bien autorisé à émettre l'opinion que, du côté de l'équilibre naval, il n'y a pas même eu de l'équité dans les partages. Il ne faut que voir ce qui s'est fait pour reconnaître la puissance qui a, non pas dirigé, mais commandé en maîtresse absolue.
Dès le commencement du dix-septième siècle, la tranquillité de l'Europe avait fait sanctionner les partages faits à Utrecht. Si les calamités qui depuis ont affligé l'espèce humaine eussent eu pour but le rétablissement d'un ordre de choses propre à assurer au monde une longue paix, elles eussent porté leur excuse avec elles. Mais il n'en est pas ainsi: on est forcé d'en convenir, ce qui s'est fait paraît en opposition manifeste avec ce noble but. Assurément les changemens survenus depuis un siècle dans la répartition de l'Europe en avaient amené dans la politique. D'anciens États avaient en effet disparu, d'autres s'étaient élevés et se sont présentés au partage tout arrondis de la destruction de vingt peuples divers dont il n'est venu à l'idée d'aucune puissance de leur demander compte. Il n'y a que la France à laquelle on fit éprouver le sort de l'âne de la fable des Animaux malades de la peste. On la condamna en admettant comme juges et témoins tout ce qui avait pour le moins la conscience aussi chargée qu'elle. On aurait dû cependant remarquer que tout ressentiment devait être mis à part, qu'on commettait une grande faute, et que plus il y avait de puissances qui aspiraient à la prépondérance sur la grande scène du monde, plus on devait apporter d'attention à ce que l'on faisait. C'était en effet le moment de comprimer toutes les haines particulières; la prudence même commandait d'étouffer la discorde qui aurait pu se rallumer parmi les Français, afin de pouvoir porter tout le corps politique de cette nation du côté où cela aurait été nécessaire. Il y a de l'erreur à croire qu'en morcelant un pays, les portions que l'on réunit à divers autres États portent dans les affaires le même poids que lorsqu'elles appartenaient à un grand peuple, et agissaient avec lui. Tout ce qui a été enlevé à la France pour l'énerver n'a que faiblement augmenté la puissance des États qui ont acquis ses provinces. De même toutes les provinces que la Suède possédait avant le désastreux traité de Neustadt, la Pologne, l'intégrité de l'empire turc, l'indépendance des Tartares de la Géorgie et des provinces persanes aux bouches du Volga ne menaçaient point la tranquillité de l'Europe, qui eut le malheur de rester indifférente au sort que ces pays éprouvèrent successivement. La Russie, en les subjuguant hors des regards de l'Europe, a acquis une puissance incomparablement plus forte que tout ce qui nous a été transmis par l'histoire. À cette puissance plus que gigantesque se joint encore celle de l'unité d'action produite par un gouvernement despotique qui commande à plus d'un quart de la population du monde connu, et qui exerce une puissance morale sur la moitié du reste. Depuis le rétablissement de l'équilibre en Europe, une foule de peuples qui lui sont inconnus, ceux qui habitent sur la surface immense entre les glaces qui séparent le nord de l'Amérique de la Russie et une ligne tirée depuis l'embouchure de la Vistule par celle du Borysthène à celle du Volga, plus une étendue de pays égale à la surface de la France, et située à l'ouest de ces fleuves, et une autre plus inconnue encore, aux bords de la mer Caspienne; tous ces peuples, dis-je, sont vassaux immédiats du même gouvernement, qui ne reconnaît de loi que sa volonté, qui peut lever des armées, faire la guerre ou la paix selon son bon plaisir, sans qu'aucune institution intérieure puisse mettre des bornes à son pouvoir. Il peut donc exister dans cette immense monarchie des armées égales à celles du reste de l'Europe sans que celle-ci en ait connaissance, parce que les relations avec ce pays n'existent que sur un point tandis que celles de la Russie avec l'Europe ont des ramifications innombrables. Ces armées peuvent être transportées en Asie ou au centre de l'Europe, ayant qu'on sache à Paris, à Londres ou à Vienne de quoi il s'agit.
Telle est cependant la position dans laquelle on s'est jeté en se livrant exclusivement à l'esprit de vengeance et en lui sacrifiant tout.
On donne pour excuse que le souverain actuel de la Russie est ami de la paix, et qu'il tiendra à son ouvrage; cependant c'est ce même souverain qui a excité allumé la guerre de 1805, qui a amené toutes les autres. Mais admettons que, mûri par l'âge qui donne de l'expérience et de la philosophie, il soit disposé à maintenir l'harmonie entre les nations dont il s'est rendu l'arbitre: est-il immortel? S'il meurt, quelles mesures a-t-on prises contre son successeur, s'il est jeune et belliqueux? Comment même prévenir les effets de son ambition dans un pays qui, jusqu'à présent, compte presque autant de révolutions de palais que d'avènemens de souverains au trône[30]?
On voit à l'église de la forteresse de Saint-Pétersbourg les tombes sépulcrales des neuf ou dix souverains que la Russie compte déjà, et il n'y a guère que Catherine II qui ait eu une mort naturelle.
Mais admettons que le souverain actuel de la Russie veuille maintenir la paix, malgré les opérations qui lui sont encore commandées pour la gloire de son règne, et la consolidation d'un système qu'il doit bien penser être déjà l'objet de plusieurs sombres inquiétudes.
Si son successeur, qui n'aura pas la même puissance morale que lui sur la nation, est obligé d'entreprendre de nouvelles excursions, qu'arrivera-t-il au reste du monde, et où est l'alliance à former pour s'opposer à ce torrent?
La Prusse sera obligée de suivre la politique de la Russie, pour ne pas perdre les États qu'elle possède depuis Memel, au-delà du Niémen, jusqu'à l'embouchure de la Vistule; elle obligera la Saxe de l'imiter, et une bonne partie des États du nord de l'Allemagne suivront la même direction.
Alors que fera l'Autriche seule avec la Bavière? Pourra-t-elle appuyer les Turcs et se défendre elle-même? Il y a de la déraison à le supposer. Appellera-t-elle la France et l'Espagne à son secours? Elles arriveraient trop tard, et d'ailleurs il leur importe peu qui soit roi de Bohême et de Hongrie; elles auront l'une et l'autre leur bât à porter, on ne leur a laissé que ce droit-là par l'impuissance où on les a réduites. Si elles se laissaient séduire par des promesses, elles en seraient dupes; elles feront mieux de se réunir pour se présenter au partage des dépouilles du vaincu, que d'aller aux coups: elles ont des pertes à réparer, et rien à compromettre.
Plus on regarde avec sang-froid ce que l'Autriche a laissé faire, moins on peut expliquer une aussi étrange politique.
Si c'est aux conférences de Prague que cette puissance a souscrit à la destruction de la France en même temps qu'à celle de son chef, rien ne peut excuser une pareille erreur, et en supposant que l'empereur d'Autriche lui-même ait laissé rentrer dans son coeur des ressentimens qui paraissaient en être sortis depuis l'union de sa fille avec l'empereur Napoléon, son cabinet ne devait tout au plus que lui laisser faire le sacrifice de ce qui touchait à sa propre dignité, mais jamais celui de ce qui touchait aux intérêts immédiats de la monarchie.
Le monarque, dont les espérances avaient été trompées, pouvait avoir repris son ancienne aigreur; mais un cabinet devait être d'autant plus prudent, que le chef de l'État se livrait à une manière d'envisager qui obscurcit le jugement.
Un ministre doit être sans passion, parce qu'il est responsable, et doit toujours pouvoir rendre compte de ce qui a été la règle de sa conduite sans être autorisé à s'excuser par des erreurs.
Si le ministère autrichien a souscrit à Prague à l'anéantissement de la France, il est seul coupable de tout ce qui pourra en être la suite, parce que son refus aurait obligé à adopter d'autres bases, qu'il ne serait pas pardonnable de n'avoir pas présentées lui-même et fait discuter d'avance.
Si ce sont les événemens qui ont suivi l'entrée des alliés à Paris, au mois de mars 1814, qui ont déterminé l'Autriche à l'indifférence dans laquelle elle est restée, son cabinet est encore plus répréhensible, parce que ce qui aurait été une sage prévoyance avant de se livrer à la coalition, devenait un devoir, lorsque la politique russe et anglaise se développait de manière à faire reconnaître à l'Autriche si elle avait été trompée, et à lui faire apercevoir que l'on dirigeait de nouveau l'animadversion de la France contre elle, parce qu'il n'est pas permis à son cabinet de douter quelles peuvent en être les conséquences.
CHAPITRE XVII.
Suite du chapitre précédent.—Ce qu'a fait la Russie.—Ce qu'eût dû faire l'Autriche.—Différence de la marche des deux cabinets.—Qu'ont à dire les Français?—Résumé de la conduite des souverains vis-à-vis de la France.—Projet de Pitt et d'Alexandre.—Est-ce l'empereur ou la France qu'on voulait abattre?
Si le cabinet de Vienne avait protesté contre la fin de cette campagne, il aurait remis tout en problème. L'Autriche aurait repris sa place de médiatrice des destinées de l'Europe, en s'appuyant de la force qui restait encore à la France, et qu'elle cherchait à joindre à celle d'un protecteur.
L'Autriche pouvait redevenir dans ce moment-là ce qu'elle devait être à Prague, l'arbitre de la France, et qui plus est, celle de l'Italie, dont elle eût mieux fait de protéger l'indépendance sous un ou plusieurs princes de sa maison. Et puisque les souverains de l'Europe avaient successivement souscrit à la ruine de la maison de Bourbon, pour favoriser l'agrandissement des leurs, il n'aurait pas été déraisonnable à l'Autriche, dans cette circonstance, de tenter de ressaisir l'équivalent de la puissance de Charles-Quint, au moins en Europe.
Elle ne risquait rien et ne pouvait qu'améliorer ses affaires, qui ne l'ont pas beaucoup été par le recouvrement d'anciennes provinces. Celles-ci ont été détachées de la métropole pendant trop d'années pour lui reporter une sincère affection.
L'Autriche, en protégeant l'indépendance administrative de l'Italie, aurait empêché l'agrandissement de ses autres voisins, auxquels elle a laissé faire des acquisitions incomparablement plus avantageuses qu'une bonne partie de celles dans lesquelles elle est rentrée; il ne faut, pour s'en convaincre, que comparer ce que la France et l'Italie présentaient de forces avant 1814 à ce que pourraient présenter aujourd'hui cette même France, la Belgique, les pays du Rhin qui ont été donnés à plusieurs princes différens, et enfin la Toscane et le Piémont.
L'ancien royaume d'Italie a à peine augmenté l'armée autrichienne de quatre régimens, et il en faut huit ou dix autrichiens pour imposer à l'esprit de mécontentement du pays.
La Prusse, et surtout la Russie, ont fait des acquisitions qui n'ont pas ces inconvéniens. Cette dernière puissance, en obligeant les autres à se replacer dans leurs anciennes ornières, n'a pas adopté ce principe pour elle-même; elle s'est au contraire tracé une route nouvelle par laquelle nous la verrons encore s'approcher du soleil au milieu des ruines de plus d'une nation, et amener ainsi de nouveaux bouleversemens sur la scène du monde.
Il n'y a que contre la France que l'on prêcherait une nouvelle croisade, si elle voulait tenter seulement de reprendre Landau ou de reconstruire Huningue. Il y a peu d'années qu'un article de journal appelait vingt batailles, et aujourd'hui les cabinets de l'Europe sont indifférens à tout ce qui prépare l'asservissement du monde. On se demande où sont les hommes d'État qui ont fait tant de bruit pour abaisser la France, et ce que la tranquillité de l'Europe a gagné à lui substituer une puissance plus dangereuse, contre laquelle il ne reste pas même la ressource des alliances pour s'opposer à ses entreprises de domination universelle. C'est par là qu'elle-même a commencé à s'assurer d'avance de toutes les positions, il n'y a qu'à voir ce qu'il en reste. Par les femmes, l'empereur de Russie est un des prétendans à la couronne de Suède, car si celle-ci, à la mort de Charles XIII, passe à Bernadotte, elle n'arrivera pas assurément à son fils; de plus, l'empereur de Russie est beau-frère du roi de Bavière, du grand-duc de Bade, du prince héréditaire de Hesse-Darmstadt, du roi de Wurtemberg, et qui plus est, neveu de tous les princes de cette maison; il est beau-frère du roi des Pays-Bas, du duc de Mecklembourg-Schwerin, du prince héréditaire de Saxe-Weimar, qui, comme l'on sait, est la branche aînée de Saxe; elle n'a été dépossédée de l'électorat de ce nom, aujourd'hui royaume de Saxe, que par la puissance d'un empereur d'Allemagne, qui mit l'électeur au ban de l'empire pour lui avoir fait la guerre, et le fit condamner à céder son électorat à la branche cadette de Weimar, avec laquelle on l'obligea de permuter. Enfin, l'empereur de Russie est beau-frère du prince héréditaire de Prusse, dont la soeur vient d'épouser un grand-duc de Russie; il est en outre allié à la maison de Saxe-Cobourg par le mariage du grand-duc Constantin, son frère, avec une princesse de cette maison. Pouvait-on tirer un meilleur parti de ses moyens d'alliance, que n'a fait la Russie? Non assurément. Cette position est le complément des travaux de Catherine II; que l'on aille détrôner une de ces princesses, et l'on trouvera à qui parler.
C'est ici le cas de rappeler qu'aux époques où la Russie traitait avec la France sur des bases peu avantageuses, on ne fit point cet outrage aux princesses de son sang, dont les maris s'étaient déclarés contre nous, et dont les États pouvaient, en 1807, être employés à indemniser la Prusse. L'Autriche a plus de princesses et surtout de princes dans les deux branches de Lorraine et d'Est que n'en avait la Russie. Tous sont capables de commander, il s'en faut bien cependant qu'elle en ait tiré un parti aussi avantageux pour sa gloire et sa puissance. Ils occupent, pour la plupart, des emplois militaires au gouvernement des provinces où ils se font aimer; mais, en général, ils vivent si retirés, que sans les vertus du grand-duc de Toscane on douterait de l'existence de ses frères: on n'entend au contraire parler que des voyages des grands-ducs de Russie. Si on ne les destinait qu'à gouverner en Sibérie, au Caucase, ou au Kamtschatka, on ne les enverrait pas faire des reconnaissances à Paris, Londres, Vienne et Berlin.
Quelles que soient les raisons politiques qui déterminèrent au parti que l'on prit, il est plus essentiel d'en prévenir les suites que de chercher à les approfondir; c'est aux États menacés à sentir le besoin de se rapprocher et à se donner secours.
Les Français n'ont assurément pas un mot à dire sur ce qu'on leur a imposé, et ils ne sont pas à la fin des maux qu'ils ont cru éviter en se jetant entre les mains de leurs ennemis. Ils supporteront encore le poids des puissances qui se sont agrandies aux dépens de la France. Telle pourra être la conséquence de l'erreur dans laquelle ils sont tombés en jetant le gouvernail à la mer au plus fort du danger, et si telle est leur destinée, qu'ils aient encore à gémir sur de nouveaux malheurs, on aura le droit de leur dire (tout esprit de parti mis à part): Comment avez-vous pu douter du but qu'avaient les puissances alliées? Lorsqu'elles vous firent la guerre en 1792, ce n'était pas pour vous arracher vos conquêtes; c'était donc pour vous asservir, et si à la suite des sanglantes querelles qui eurent lieu entre cette époque, et le traité de Campo-Formio, vous n'avez pas subi le joug qu'on voulait vous imposer, ce n'est que parce que les immortelles campagnes d'Italie avaient mis vos ennemis dans l'impuissance de vous nuire, et dans l'obligation de respecter l'organisation sociale que vous veniez d'adopter. À qui deviez-vous les victoires qui avaient fait reconnaître votre indépendance? La renommée répondra, à l'empereur. Et lorsqu'il fut parti pour l'Égypte, d'où il paraissait impossible qu'il revînt jamais, comment pûtes-vous vous méprendre sur le motif qui fit recourir vos ennemis aux armes? Pourriez-vous encore douter quels étaient leurs projets alors, et ce qui aurait été fait de vous sans la bataille de Zurich, et la défense de Gênes, qui donna au premier consul le temps de réorganiser l'intérieur et d'aller vaincre à Marengo? En quel état vous avait-il retrouvés à son retour d'Égypte? Comparez-le à celui dans lequel il vous avait replacés après les traités de Lunéville et d'Amiens. Si à cette dernière époque vous n'avez pas subi le joug, c'est qu'il fut ramené par la fortune pour vous sauver de nouveau.
Lorsqu'il était uniquement occupé des soins que demandait l'entreprise formée à Boulogne pour terminer nos différends avec l'Angleterre, on ne pouvait assurément pas accuser son ambition: il doit vous souvenir de toutes les circonstances de l'agression de l'Angleterre, et combien la France entière faisait de voeux pour l'empereur, qu'elle excitait à franchir le détroit, au-delà duquel semblait être l'événement qui devait nous amener une paix profonde.
Vous ne pouvez pas non plus avoir oublié comment il fut tout à coup obligé d'abandonner ce projet pour courir en Allemagne à la rencontre de la plus honteuse comme de la plus injuste des agressions dont l'histoire nous ait transmis le souvenir. Quel était l'ambitieux dans cette circonstance, ou au moins l'agitateur des discordes, le perturbateur de la paix? N'était-ce pas ce même empereur Alexandre que vous venez d'encenser comme un libérateur? Si vous n'avez pu juger des projets des puissances coalisées contre vous à cette époque, les révélations du général en chef de l'armée autrichienne, que la fortune abandonna dans les champs d'Ulm, et surtout les plans concertés entre l'Angleterre et la Russie[31] pour ramener la France dans ses limites de 1792, plans connus, avoués dès-lors, ne devaient-ils pas vous en instruire, et vous démontrer que votre organisation politique intérieure était le véritable grief que l'on vous imputait? Et si, au lieu d'avoir vu les ennemis vous dicter des lois, vous avez au contraire rejeté sur eux l'humiliation qu'ils vous réservaient, à qui le devez-vous, si ce n'est à la bataille d'Austerlitz?
Ce fut donc encore l'empereur qui, dans cette occasion, couvrit la France de son bouclier, après l'avoir fait triompher par son génie. Lorsque, l'année suivante, il triompha à Iéna, puis à Friedland, ne pouvait-il pas se laisser séduire par la victoire? et si telle avait été la faiblesse de son esprit, qui aurait pu l'empêcher de devenir ambitieux? Ne pourrait-on pas opposer le traité de Tilsit à tous les reproches de cette nature que l'on voudrait lui adresser? J'arrive à l'entreprise formée sur l'Espagne, qui est la seule que l'opinion publique ait désapprouvée assez hautement en France, pour y rattacher la cause de tous les malheurs qui ont affligé la patrie. Les projets de l'empereur sur cette péninsule n'étaient pas plus ambitieux que n'avaient été ceux de Louis XIV; mais ceux de ce monarque furent plus habilement conduits, car quant aux droits que l'un et l'autre avaient sur ce pays, ils consistaient dans l'intérêt des peuples des deux États et dans les moyens que ces deux souverains avaient pour vaincre les obstacles qu'ils devaient rencontrer. Si, par suite du principe qui a déterminé Louis XIV à faire passer la couronne d'Espagne sur la tête de son petit-fils, l'empereur a pu être autorisé à entreprendre le même ouvrage, ne doit-on pas reconnaître qu'il avait au moins saisi l'occasion la plus favorable pour exécuter ce projet, en y faisant participer la seule puissance qui pouvait le traverser, et dont le poids suffisait au maintien de la paix en Europe? Alors que ne peut-on pas penser de ce qu'au mépris des engagemens que l'on venait de prendre avec lui, on laissa troubler la sécurité qu'on lui avait garantie, et qu'on l'obligea de courir de nouveau au-devant de l'agression dont ses alliés avaient déjà été victimes au printemps de l'année 1809? Est-il raisonnable d'admettre que les ennemis, qui l'attaquaient sans déclaration préalable, étaient plus autorisés à craindre pour leur propre sûreté qu'il ne l'était lui-même à supposer qu'ils n'avaient entrepris cette nouvelle guerre que parce qu'ils espéraient que l'éloignement de son armée leur donnerait la facilité de revoir toutes les transactions qu'ils avaient faites précédemment avec lui? Si cela n'est pas déraisonnable à supposer, il ne le sera pas davantage de faire remarquer ce qui serait vraisemblablement advenu à la suite des succès des ennemis, si toutefois ils en avaient obtenu dans la campagne de 1809. Or, quel est l'événement de cette savante campagne qui les mit dans l'impuissance de nous nuire pour cette fois encore? La bataille de Wagram.
Ce fut donc encore l'empereur qui, dans cette occasion, préserva la France de toutes les désastreuses conséquences qui auraient été la suite d'un revers. Il fit la paix en 1809, parce que l'indifférence des Russes, qui lui avaient garanti la tranquillité du nord, lui démontra qu'il ne devait pas compter sur eux. Il dut le croire encore davantage, lorsque cette puissance montra de la répugnance à resserrer son alliance avec lui. Était-il déraisonnable alors de se rapprocher de l'Autriche, qui présentait l'archiduchesse Marie-Louise de bonne grâce et même avec de l'empressement? Une fois uni à cette puissance, était-ce une folle entreprise que de vouloir à son tour réviser ses comptes avec les Russes? Assurément on ne peut refuser de convenir que l'on ne pouvait pas avoir pris plus de précautions qu'il ne l'avait fait pour s'assurer le succès. Toute l'Europe, à l'exception de l'Angleterre, marchait sous ses drapeaux, et vraisemblablement, s'il avait différé d'un an à former cette croisade, il aurait vu plus d'une puissance rejeter la proposition d'y prendre part.
Un hiver détruisit tout, et ramena sur l'empereur l'orage qu'il avait conduit sur ses ennemis. C'était un malheur qu'il ne pouvait prévoir; mais, par des efforts de génie, il reprit sa supériorité à Lutzen. Là encore il soutint l'édifice qui allait peut-être s'écrouler. À Prague, peut-être on ne fit pas assez pour détacher l'Autriche; mais la coalition était en armes et réunie tout entière: elle fit tout pour éluder la paix. La bataille de Dresde eut lieu; malheureusement ce beau fait d'armes fut suivi d'une série de revers qui nous annonçait notre décadence et nous présageait la chute de celui qui jusqu'alors nous avait soutenus. Je ne recommencerai pas une longue narration de tous ces événemens, je ne me permettrai que quelques réflexions. Les ennemis prétendaient n'en vouloir qu'à l'empereur. Il est vrai qu'ils lui en voulaient beaucoup, et cela était tout simple: ils avaient éprouvé qu'il n'y avait que lui qui arrêtât l'exécution des projets qu'ils n'avaient cessé de poursuivre depuis 1792. Ils engageaient les Français à se détacher de l'empereur. Ceux-ci, abstraction faite des différences d'opinions qui les divisaient encore, et de tous les reproches qu'ils se croyaient fondés à adresser à leur souverain, n'ont pas eux-mêmes considéré qu'ils avaient placé la révolution ainsi que leurs intérêts à fonds perdu sur sa tête, et qu'en l'abandonnant dans un danger qui les menaçait autant que lui, ils le mettaient dans l'obligation de leur faire banqueroute, et c'est ce qui est arrivé. L'empereur une fois abattu, toutes les circonstances de cet événement ont été naturelles, et quelles que soient les plaintes que les Français puissent faire entendre, on leur répondra toujours: Fiez-vous à la foi punique!
Les hommes qui ont ainsi égaré la nation, qui est toujours bonne et pure, sont les mêmes qui ont été les moteurs de tous les grands désordres depuis 1789 jusqu'à cette désastreuse époque, et qui chaque fois se sont montrés avec un degré de démoralisation de plus. Que disent-ils à présent à cette même nation qui redemande le prix des efforts qu'elle a faits pendant vingt ans, et du sang que ses enfans ont répandu? La renverront-ils au roi ou aux princes de la maison de Bourbon? Mais le roi ne peut être comptable de ce qu'il n'a pas reçu; le gouvernement provisoire de M. de Talleyrand, en trafiquant de l'armistice qui a précédé l'entrée du roi à Paris, a mis le monarque dans l'impossibilité de faire valoir les droits de conquête que pouvait encore appuyer la nation. C'est ce gouvernement provisoire qui a consommé sa ruine, et qui par là a peut-être jeté parmi elle les élémens de quelques discordes nouvelles. Enfin on dira aux Français: Si les Autrichiens avaient abandonné leur monarque dans les deux occasions où vous avez été à Vienne, la monarchie autrichienne était perdue. Si les Prussiens avaient été infidèles à leur roi après les malheurs dont leur pays fut accablé, c'en était fait de leur existence politique. Si les Russes avaient de même abandonné l'empereur Alexandre, parce que nous étions les maîtres de Moscou, cette vaste monarchie aurait été démembrée. Ces trois peuples ont supporté patiemment de longues calamités; ils ont obtenu le prix de leur persévérance. Quant à vous, Français, vous n'avez pas voulu voir que, si vous n'avez pas subi le joug quinze ans plus tôt, c'est que vous aviez l'empereur à votre tête; maintenant vous vous convaincrez que, si les ennemis vous accablent de tout leur ressentiment, c'est qu'ils ne craignent plus le prince qui vous protégeait et qu'ils exécutent en sûreté l'arrêt prononcé contre la France depuis 1792.
Vous en aurait-il coûté autant pour lui donner les moyens de vous défendre qu'il vous en coûte après vous être séparés de lui? Souffrez donc et ne vous plaignez pas; mais surtout évitez de nouvelles discordes qui achèveraient de perdre le reste de votre existence; songez que vous restez vingt-quatre millions d'hommes, ayant les mêmes lois et la même langue, et qu'il y a là d'immenses ressources avec de la sagesse.
CHAPITRE XVIII.
État de l'opinion.—Composition du ministère de Louis XVIII.—Les intrigans remettent les fers au feu.—M. Fouché.—Confidence singulière du duc Dalberg.—Projets sur la personne de l'empereur.—Le roi s'y refuse.—M. de Talleyrand.—Ses mesures avant de partir pour Vienne.—Projets de massacre.—Ce qui m'arrive.
Je passerai rapidement sur tout ce qui eut lieu entre l'arrivée du roi et le retour de l'île d'Elbe. Je n'étais plus placé pour bien observer; je ne veux rapporter que des faits exacts, et j'aime mieux ne pas tout dire que de raconter des choses dont la vérité peut être contestée.
La déchéance une fois proclamée, chacun prit son parti, et la maison de Bourbon eut, à son retour en France, une force d'opinion que l'on pourrait comparer à celle que l'empereur avait eue contre le directoire à son arrivée d'Égypte. Il fallait bien peu de chose pour assurer au roi un règne paisible. Si l'on n'avait pas fait des événemens qui l'avaient replacé sur le trône une révolution, qui d'ordinaire en amène une autre; qu'il fût venu s'asseoir aux Tuileries sans rien changer que sa manière de vivre intérieure, il n'y a nul doute que l'administration aurait marché. Il y avait plusieurs raisons pour cela: la direction des affaires était dans les mains d'hommes habiles, qui depuis long-temps étaient accoutumés à les diriger; en second lieu, il y a en France un besoin d'être gouverné qui est généralement senti, et fait que tout le monde obéit dès que les mesures qu'on prend sont raisonnables. Hormis les deux ministères de la police et des relations extérieures, qui doivent toujours être entre les mains d'hommes possédant la confiance particulière du monarque, le roi ne pouvait pas faire de meilleurs choix que ceux que l'empereur avait faits.
Mais un tel arrangement ne convenait pas aux intrigans qui s'étaient groupés autour du gouvernement provisoire. Celui-ci cherchait à brider le roi, et à prendre une position assez forte pour écarter tout ce qui aurait été tenté de signaler sa conduite au prince.
Au fait, ces messieurs n'avaient pas pactisé avec les étrangers, abattu l'empereur, pour rester dans leur obscurité; ils ne s'étaient vendus aux ennemis que pour avoir les premières places, ils n'entendaient pas qu'on les en frustrât: aussi ne négligèrent-ils rien pour persuader qu'il fallait qu'on les en pourvût.
Le roi ne connaissait personne; il dut nécessairement croire ceux qui se présentaient comme ayant tout hasardé dans l'intérêt de son retour. En conséquence, il confirma, à quelques changemens près, les choix du gouvernement provisoire; de cette manière, la majorité dans le conseil resta à M. de Talleyrand.
Ceci est important à observer, à cause des conséquences qui vont s'en déduire.
Talleyrand était ministre des relations extérieures;
L'abbé de Montesquiou était ministre de l'intérieur;
L'abbé Louis (ami de Talleyrand depuis 1789), ministre des finances;
Le général Dupont (créature de Talleyrand), ministre de la guerre;
Malouet, très attaché au roi, mais dupe de Talleyrand, ministre de la marine;
M. de Vitrolles, ministre secrétaire d'État.
La police, tant celle de Paris que du royaume, était entre les mains de
M. Beugnot, qui était trop honnête homme pour n'être pas dupe de M. de
Talleyrand. (On ne créa d'abord qu'un directeur-général de police; j'en
dirai le motif tout à l'heure.)
La garde nationale était entre les mains du général Dessoles; l'ex-garde impériale dans celles du maréchal Oudinot.
Le duc Dalberg était ministre d'État, ainsi que Beurnonville. Comment le roi, ainsi entouré, aurait-il fait un pas contre le gré de M. de Talleyrand? Aussi les choses marchèrent-elles tant bien que mal pendant deux mois. Il fallait bien ce temps-là au roi pour apprendre à connaître les hommes auxquels il avait affaire.
La chambre des députés fut convoquée. On réunit celle qui avait été ajournée par l'empereur au mois de janvier précédent: elle accourut le coeur plein de vengeance. On croyait le retour des Bourbons amené, préparé de longue main, et par conséquent accompagné de toutes les garanties de liberté publique que l'on désirait; on se crut heureux, et on ne ménagea pas plus l'encensoir aux arrivans que les injures à l'empereur.
On ne peut s'empêcher de faire de tristes réflexions sur le caractère national, en comparant les diatribes de la tribune avec les flatteries dont elle avait si long-temps retenti: tant il est vrai qu'il faut vaincre, et que c'est le succès, et non la nature des intérêts que l'on défend, qui fait la gloire.
Plus on parlait, plus la presse était libre, et plus le roi reconnaissait, d'un côté, les forces qui étaient à lui, et de l'autre, la nécessité de prendre une autre position que celle que lui avait faite le gouvernement provisoire.
Par la même raison, celui-ci sentait le besoin de renforcer son parti, et c'est dans cette circonstance que je jugeai de tous les projets à venir de M. de Talleyrand. Il avait besoin, pour les exécuter, de l'éloignement des étrangers: aussi fut-il expéditif de ce côté-là, et on en fut bientôt débarrassé.
Cela fait, il chercha à grossir son parti, et eut recours à ce que l'on appelle vulgairement les jacobins. Ceux-ci n'existaient plus depuis long-temps, mais il en fallait; on imagina ce moyen-ci pour en trouver. On supposa qu'ils étaient déjà en grand nombre, on répandit même qu'il y avait parmi eux de l'agitation. On en parla au roi, afin de pouvoir l'entretenir de M. Fouché, que l'on voulait lui donner pour ministre de la police. On lui signala le duc d'Otrante comme le seul homme vraiment habile sous ce rapport que possédât la France, comme le seul capable de contenir les jacobins, qui étaient d'autant plus à craindre qu'ils avaient des rapports avec les illuminés d'Allemagne.
C'était afin de pouvoir lui faire donner le portefeuille de la police que l'on n'avait d'abord nommé qu'un directeur-général dans cette partie, car celui-ci aurait vu sans se plaindre un ministre passer avant lui.
Si M. Fouché avait été agréé par le roi, on eût pu recréer à l'aise le parti des jacobins, tout en ayant l'air de le combattre et de le contenir. On aurait poussé ces démagogues aux places, aux fonctions électives. De cette manière, on aurait préparé l'exécution du projet que l'on avait été obligé d'abandonner lorsque les souverains alliés s'étaient déclarés pour les Bourbons.
Le roi refusa obstinément d'accepter M. Fouché, et déjoua ainsi le projet, sans s'en douter. Voici à ce sujet une anecdote que je tiens du duc Dalberg lui-même.
Il y avait déjà une quinzaine que le roi était à Paris, lorsque l'on admit à l'honneur de lui être présentées toutes les personnes qui avaient été pourvues de titres honorifiques sous l'empereur. Les ducs, entre autres, furent invités par la voie du Moniteur à se présenter. Les injures dont j'étais l'objet n'arrêtaient pas; j'étais insulté dans les pamphlets, décrié dans les journaux; tout cela m'indiquait sur quel pied j'étais au château, et n'avais garde d'y paraître.
J'attendis une seconde invitation; le Moniteur la fit, je me décidai, j'allai rendre mes devoirs au chef du gouvernement. Je rencontrai le duc Dalberg dans le salon du Trône, je liai conversation avec lui, en attendant que la messe fût finie.
Il me demanda ce que je comptais faire: je lui répondis que je n'avais pas de projets, et que je voulais vivre en paix et loin des affaires. Je ne sais où il avait pris que j'avais de l'ambition, mais il me conseilla de renoncer à courir la fortune, ajoutant que j'étais un brave homme, mais tout-à-fait incapable de remplir un grand emploi. L'homme d'État avait prononcé, et reconnu même qu'il n'y avait jamais eu que M. Fouché de réellement habile dans le ministère de la police. Il m'apprit que l'on avait proposé au roi de le reprendre, mais que l'on n'avait pu vaincre la répugnance que montrait ce prince à employer un homme qui avait voté la mort de son frère. M. Dalberg trouvait cela extraordinaire, et disait que c'était un grand malheur pour la France, qu'il n'y avait que M. Fouché qui fût en état de la gouverner dans la situation où elle était, et que l'on verrait de belles choses d'ici à peu de temps, si l'on ne prenait pas un parti contre toutes les têtes remuantes, tant en France qu'en Allemagne.
Je ne pus m'empêcher de lui observer que je ne concevais pas comment, avec une pareille opinion, il avait pu concourir à la destruction d'un ouvrage qui était une aussi forte garantie contre la propagation des principes qu'il paraissait tant redouter.
Il me répondit qu'on n'avait pas été le maître des événemens, qu'il avait bien fallu accepter ce que l'on n'avait pas eu les moyens de refuser. Il ajouta: «Nous avons eu une belle peur un soir, et si l'on ne s'était pas pressé d'accepter ceux-ci (en parlant des princes de la maison de Bourbon), nous aurions bien pu revoir l'empereur. Encore n'est-il pas sûr que, sans Marmont, il eût été détrôné.
«Que vouliez-vous que l'on fît? on n'a eu le temps de rien arranger avant leur retour. C'est à présent seulement que l'on va s'en occuper: mais si l'on ne parvient pas à faire adopter à ceux-ci la résolution de régner avec les idées libérales, le pays ne sera pas tenable; il faudra que chacun s'enfuie.»
Ainsi me parlait M. Dalberg vingt jours environ après l'arrivée du roi; cela m'expliqua pourquoi on voulait mettre M. Fouché au ministère de la police. On cherchait déjà à s'emparer des postes, pour commencer la destruction d'un gouvernement que l'on avait à peine établi.
Pendant les trois premiers mois qui suivirent le retour des Bourbons, les esprits étaient contens. L'on s'était néanmoins déjà aperçu qu'aucune garantie n'avait été prise contre les projets que Louis XVIII aurait pu former par la suite, pour remettre les choses au point où elles étaient avant la révolution de 1789. Mais les entourages du roi ne tardèrent pas à jouir de la confiance que leur avait méritée la position dans laquelle ils avaient vécu, par suite des malheurs que ce prince avait lui-même éprouvés pendant vingt-cinq ans.
Cet entourage était composé en majeure partie de vieillards qui ne connaissaient plus la France. Ils étaient restés sur la mauvaise humeur que leur avaient donnée les événemens de la révolution, et n'avaient rien appris depuis qu'ils avaient été obligés de chercher un asile à l'étranger.
La chambre des députés au contraire était composée d'hommes qui avaient à peine connu ce que les premiers ne voulaient pas oublier, c'est-à-dire toutes les pratiques de l'ancien régime. Les députés de cette même chambre professaient hautement tous les principes politiques que la révolution avait consacrés. Dès-lors il était facile de voir que l'on ne pouvait pas rester long-temps d'accord, et qu'il fallait, ou que les vieillards se réformassent, ce qui n'était pas présumable, ou que les hommes élevés dans la révolution fissent rétrograder leurs idées, et abjurassent tout ce qu'ils avaient professé comme dogmes, ou suivi par habitude depuis plus de vingt ans.
On passa ainsi tout l'été de 1814. Vers le mois de septembre, on commença à s'apercevoir de tout ce qu'il y aurait encore à faire, pour obtenir ce que l'on demande depuis si long-temps, et que vraisemblablement on demandera plus long-temps encore, sans que l'on puisse parvenir à s'entendre.
Il faut croire que, malgré les milliers de productions de toute espèce qui ont été publiées sur les constitutions et les gouvernemens, on n'a pas présenté aux esprits des choses bien claires; autrement l'on serait forcé de reconnaître que ceux-ci ont manqué de sagacité pour les saisir. Voilà près de trente ans que l'on se bat pour une constitution, et à force de vouloir la perfectionner, on a fini par n'en point avoir du tout.
Pendant que l'on discutait sur les droits de l'homme et la liberté individuelle, on a vu proscrire des citoyens recommandables par de longs services, et asservir la nation en la dépouillant de la première des prérogatives. On a vu également, pendant que l'on discutait sur des plans de finances, et que l'on s'occupait de la prospérité nationale, détruire la fortune publique et souscrire à tous les désastreux arrangemens qui ont rendu tout, jusqu'au territoire, l'hypothèque des engagemens pris avec les ennemis.
Une constitution est sans doute une chose fort nécessaire, mais il est bon aussi de mettre aux affaires des hommes dont les intentions soient pures, et la conduite honorable.
Les mêmes hommes qui avaient attribué à leur influence les événemens qui avaient amené le retour de la maison de Bourbon, étaient très attentifs à observer la dissemblance qu'il y avait entre les sentimens qui animaient ces entourages du roi, et ceux qui animaient la majorité des Français.
L'expérience a assez démontré où conduisent les discordes, lorsqu'une fois la nation est en mésintelligence avec le pouvoir. Dans cette occasion-ci, on prévoyait déjà qu'une nouvelle catastrophe serait la suite de cet état de choses, qui cependant ne faisait que commencer. Mais lorsqu'on n'est pas d'accord sur les principes, on ne l'est pas davantage sur les conséquences qu'ils entraînent. Les opinions se rallièrent en silence; bientôt on vit de tous côtés se former des sociétés où l'on parlait librement contre le gouvernement et tous les actes de son administration.
M. de Talleyrand et ses collaborateurs ne songèrent dès-lors qu'à préparer un ordre de choses qui pût être substitué à celui qui était établi, dans le cas où ils parviendraient à le faire écrouler.
Ce fut sur ces entrefaites que le roi nomma le diplomate ambassadeur près du congrès réuni à Vienne. M. de Talleyrand s'y rendit, emmenant avec lui le duc Dalberg, à qui il fit donner un caractère diplomatique. Il eut toutefois la précaution de bien organiser sa correspondance avec Paris, afin de ne manquer d'aucunes informations[32].
Il fit nommer par interim, aux relations extérieures, M. de Jaucourt qui était sa créature, et partit ensuite pour Vienne.
En quittant Paris, M. de Talleyrand était convaincu qu'une nouvelle révolution était inévitable; il avait cherché en conséquence de quel côté on parviendrait à rallier le plus de monde. On avait déjà parlé du duc d'Orléans, mais on ne s'était pas arrêté à cette idée, parce que ce prince n'offrait pas assez de sécurité sur les inconvéniens que l'on trouvait déjà insupportables avec les alentours des princes de la branche aînée, c'est-à-dire que le duc d'Orléans n'aurait pas fait une scission assez complète avec les émigrés et tout ce qu'on entend communément par cette dénomination. Comme on ne voulait ni de la république ni d'un gouvernement électif, on trouva que ce qu'il y avait de plus raisonnable était de se rattacher à la régence; mais pour cela faire, il fallait prendre un parti contre l'empereur, qui pouvait partir de son île, et arriver à Paris comme un trait. Les artisans de la déchéance s'étaient mis à la besogne. Ils s'étaient affilié tout ce qu'ils avaient trouvé de brouillons et avaient formé le projet de faire assassiner l'empereur. Ils avaient imaginé d'associer l'autorité à cet attentat; l'assassin était prêt, il ne s'agissait que d'obtenir l'agrément du roi. On s'adressa à M. de Blacas; on le détermina à soumettre le projet au souverain, mais celui-ci ne voulut rien entendre. Les meneurs, à qui ses intentions furent assez durement signifiées, n'en persistèrent pas moins dans la coupable résolution qu'ils avaient prise.
Ce qui déterminait encore à adopter le parti de la régence, c'est que les armées étaient rentrées en France après avoir successivement évacué tous les points qu'elles occupaient encore au-delà des frontières.
Les prisonniers de guerre étaient revenus tant d'Angleterre que des autres pays. Les uns et les autres ne voyaient plus de perspective par la création d'une troupe de noblesse pour la garde du roi. Quelques dispositions de cette espèce avaient fourni des prétextes à ceux qui étaient mécontens, pour laisser apercevoir leur mauvaise humeur.
Les choses étaient allées rapidement; au mois d'octobre, on rencontrait déjà dix personnes prêtes à s'armer contre le roi, pour une qui était résolue à le défendre.
D'autres considérations personnelles à M. de Talleyrand l'obligeaient aussi à ne pas perdre un instant pour changer sa position, qu'il avait bien jugée être mauvaise et incompatible avec les principes qui semblaient devoir être la base du gouvernement du roi.
En quittant Paris, sa résolution était arrêtée; mais il n'était pas fixé sur les moyens dont il convenait de faire usage, ni sur ce qu'on pourrait substituer au gouvernement après sa chute. Comme il prévoyait bien que la majorité de la nation, que l'armée entière seraient plus favorables à la régence qu'au duc d'Orléans, que l'on ne connaissait pas beaucoup plus que la branche aînée, il ne songea qu'à se garantir personnellement de tout ce qu'il y aurait eu de dangers pour lui dans le retour d'un gouvernement qu'il avait lui-même abattu. Aussi à Vienne fit-il son affaire principale de l'enlèvement de l'empereur, qu'il peignait comme pesant sur la France, et y entretenant les espérances des esprits remuans. Sous ce rapport, il avait raison.
On était très occupé de l'empereur, et plus on approfondissait les détails de tout ce qui avait amené sa chute, plus on lui témoignait d'intérêt.
Talleyrand avait l'exemple du retour d'Égypte. Il craignait une seconde représentation de cet événement. L'on avait tant dit que la tranquillité de l'Europe dépendait de celle de la France, qu'on se persuada aisément que l'enlèvement de l'empereur était une chose nécessaire au bonheur général: aussi M. de Talleyrand parvint-il à l'obtenir. Il n'y eut que l'empereur de Russie qui fit difficulté de se rendre à cette proposition, mais qui, enfin, y avait tacitement consenti.
L'on a prétendu que le roi de France avait donné cette instruction à son plénipotentiaire. Je ne sais à cet égard que ce qui m'en a été dit, mais comment croire que M. de Talleyrand aurait pris sur lui d'ouvrir une pareille négociation, si elle n'avait pas été conforme à ses instructions? Elle n'était pas, du reste, déraisonnable de la part du roi, mais aussi il mettait par là l'empereur en droit de se défendre et de le prévenir comme il le fit en effet.
Il n'avait jamais été convenu qu'il ne pourrait pas attaquer le roi de France, et à plus forte raison se défendre contre lui. L'opinion est injuste lorsqu'elle attribue à l'empereur seul les tristes résultats dont son entreprise à été suivie. Un jour ou l'autre, on reviendra sur cette question, et ce sera tant pis.
Il y avait peu de temps que le congrès de Vienne était ouvert, lorsqu'il survint un changement dans le ministère à Paris; M. Malouet, qui était ministre de la marine, mourut, et enleva ainsi une voix à M. de Talleyrand.
Il fut remplacé par M. Beugnot, qui n'a jamais rien connu à la marine. D'un autre côté, la police fut donnée à M. d'André, homme de bien et indépendant, qui ne pouvait pas être rangé sous l'influence de M. de Talleyrand. Enfin le roi, ayant reconnu quelques malversations dans les dépenses du ministère de la guerre, retira le portefeuille au général Dupont. Il le remplaça par le maréchal Soult, qui était encore moins disposé à se mettre sous l'aile du diplomate.
Celui-ci se trouvait par là avoir perdu beaucoup de sa puissance depuis son départ de Paris, ce qui ne contribua pas peu à le décider à mener la seconde partie de son projet un peu plus vite qu'il n'en avait d'abord eu l'intention.
À Paris, l'on tourmentait les imaginations des esprits faibles par des prétendus projets de proscription; on faisait circuler dans le monde des listes sur lesquelles on avait inscrit le nom des personnes qui semblaient devoir être les premières victimes de la réaction. L'on avait été jusqu'à pousser les alentours du roi à se porter à toute sorte de mesures propres à le dépopulariser; on avait probablement imaginé ce moyen pour hâter sa perte.
Cet état de choses ne pouvait manquer d'être souvent la matière de la correspondance de Paris avec Vienne, où l'on informait exactement M. de Talleyrand de tout ce qui pouvait l'intéresser. Vers les mois de novembre et décembre, il y avait à Paris un horizon politique si obscur, même pour ceux qui habitaient cette capitale, qu'il était difficile de ne pas s'en former une idée encore pire, quand on ne jugeait de l'état des choses que par des données de correspondance.
À cette époque, la famille royale se trouvait sur une pente de déclinaison; loin de regagner dans l'opinion publique, elle perdait tous les jours davantage. Il y avait une double raison à cela.
D'abord l'opposition aux vues politiques qu'on lui supposait. La restitution des biens nationaux et autres choses de cette espèce avaient seules suffi pour détacher d'elle.
Ensuite il y eut, dès cette époque, une agence active qui ne laissa rien échapper de tout ce qui pouvait dépopulariser la maison de Bourbon. On saisit adroitement le ridicule, qui en France est une arme si puissante, et dans cette circonstance on l'employa sous toutes ses formes. On eut l'air de mépriser ce moyen dangereux; mais il fit des plaies profondes. La famille royale parut bientôt isolée au milieu de la nation.
J'avais été autrefois trop avant dans les affaires pour ne pas rechercher les causes de ce que j'apercevais, et qui était si général, que, dans la terre où je vivais retiré, les gens de la campagne me disaient que j'eusse patience, que cela ne pouvait pas durer.
Ce ne fut néanmoins que plus tard que je sus tout ce qui avait produit les effets que je remarquais du fond de mon exil. Je le rapporterai tel qu'on me l'a donné; mais auparavant je dois raconter une anecdote qui m'est personnelle, parce que cela revient à l'appui de l'opinion que l'on voulait établir sur la formation des listes de proscription.
J'ai toujours cru que c'était à quelque machinateur de nouvelles révolutions que je dus l'ordre qui me fut donné de sortir de Paris. Quelque répugnance que j'eusse à y obtempérer, je fus obligé de le faire, car je n'étais pas dans une position assez bonne pour braver la malveillance qui s'acharnait sur moi. Il était d'ailleurs si facile aux intrigans à projets nouveaux, de mettre leurs faits et gestes à l'adresse d'un homme qui avait été ministre de la police, que je dus prendre garde à moi. Les choses en étaient au point que mes démarches les plus simples étaient devenues suspectes. On en jugera par le fait suivant.
Je m'étais livré à la grande culture; la récolte des pommes de terre avait manqué, je fus obligé de faire acheter deux ou trois cents sacs de ces tubercules sur les marchés des environs de Paris, d'où, après les avoir emmagasinés dans une des remises de mon hôtel, on les conduisait à ma terre à dix lieues de la capitale. Croirait-on qu'une chose aussi simple devint une affaire de gouvernement, et qu'on ne craignit pas d'adresser à des princes du sang une dénonciation d'accaparement, de projet d'affamer Paris? Il y eut un ordre donné au commissaire du quartier de constater l'existence et la quantité de ces pommes de terre, et recevoir ma déclaration sur l'emploi que je comptais en faire. Cette ridicule visite eut lieu avec la sévérité la plus grave; je dois l'avouer, les employés de police qui l'exécutaient en étaient honteux; mais enfin ils devaient obéir.
Obligé de quitter Paris, je me retirai dans ma terre où je vivais seul, ma femme et mes enfans étant restés dans mon hôtel.
Nous étions au mois de novembre; un homme à décoration se présente et demande à m'entretenir; je le reçois: il m'apprend qu'il est un de mes obligés, que la reconnaissance lui prescrit de me dévoiler ce qui se trame contre moi. «Ne restez pas ici, monsieur le duc, me dit-il, ne restez pas ici; je ne puis trop vous engager à rentrer à Paris, d'où on ne vous a pas assurément fait sortir sans motifs. Avant-hier, on devait se présenter chez vous; on ne l'a pas fait, mais la chose n'est que différée. Dans peu de jours, vous verrez entrer ici quatorze personnes conduites par un nommé D***[33], que vous devez connaître; les autres sont des hommes de même espèce (il me les nomma): l'on viendra vous réclamer de l'argent; ce sera le prétexte que l'on prendra pour commencer une querelle dans laquelle on doit vous assassiner. On est sûr de l'impunité, déjà même on a rédigé le rapport de cette aventure, afin de la mettre dans les journaux. Il est conçu de manière à faire penser que l'on serait venu chez vous vous réclamer de l'argent et vous proposer un défi que vous auriez refusé, mais que, forcé par les hommes d'honneur auxquels vous aviez affaire, vous avez été contraint de l'accepter; et comme l'on a supposé que vous blesseriez quelqu'un en vous défendant, on a de même supposé que c'est en duel que vous auriez blessé le premier, le second, tous ceux qui le seraient; mais qu'enfin vous auriez succombé à votre tour.
«Je ne puis vous en dire davantage sans m'exposer moi-même; mais pour rien, ne restez chez vous, parce que je ne pourrais pas venir deux fois vous donner un pareil avis.»
Cet honnête homme me quitta, et, comme l'on pense bien, j'envoyai au ministre de la police une copie de sa déclaration, lui indiquant les noms qu'il m'avait cités. Ils étaient aisés à trouver, puisque ce *** était chevalier de Saint-Louis, et garde de la porte de la maison du roi. Je fis donner communication de son projet à son capitaine, M. de Mortemart, et je n'en entendis plus parler.
Malgré cette précaution, je jugeai prudent de rentrer à Paris, et d'y passer quelques jours pour faire abandonner le projet de venir m'assassiner à ma campagne. C'est pendant ce petit séjour que je fis dans la capitale que je vis ce qui se préparait. Je n'en connus cependant les ramifications qu'après le retour de l'île d'Elbe. Je vais les consigner ici.
CHAPITRE XX.
L'enlèvement de l'empereur est décidé.—À quoi servait M. Dalberg.—Metternich se met en rapport avec Fouché.—Questions posées par le diplomate.—Menées de Fouché.—Il est obligé de s'adjoindre des collaborateurs.—Ceux-ci le jouent.—Maladresse de la cour.—Anecdotes diverses.—J'envoie un émissaire à l'île d'Elbe.—M. André.—Ma conversation avec ce ministre.
M. de Talleyrand, apprenant d'un côté ce qui se passait à Paris, et se croyant sûr de l'enlèvement de l'empereur de l'île d'Elbe, ne songea plus qu'à hâter cette dernière opération, dont s'était chargé, disait-on alors, l'amiral anglais Sidney-Smith, auquel on devait donner pour mission apparente le commandement d'une expédition contre les puissances barbaresques dans la Méditerranée.
Je n'appris cette circonstance que par tout ce qui se disait publiquement à Paris, où une foule de lettres qu'on recevait de Londres donnaient des détails sur le congrès, vers lequel tous les regards étaient tournés. Les feuilles publiques anglaises disaient même que l'on devait conduire l'empereur à Sainte-Hélène, et celles d'Allemagne l'avaient répété. L'empereur les recevait à l'île d'Elbe.
On ne faisait guère de doute que cette opération n'eût lieu. Comment d'ailleurs ne l'aurait-on pas cru d'après les détails suivans, qui m'ont été confirmés par M. Fouché lui-même au mois de mai 1815?
Il faut rappeler que M. de Talleyrand avait près de lui le duc Dalberg. Celui-ci avait épousé la fille de madame de Brignole, qui avait suivi l'impératrice Marie-Louise à Vienne. M. de Talleyrand avait ainsi un moyen naturel de négocier sa position avec la régente, après avoir mis sur le compte de l'instruction du roi de France l'enlèvement de l'empereur pour Sainte-Hélène, quoique cela le servît lui-même pour le moins autant que cela pouvait être utile aux intérêts du roi.
Pendant qu'il négociait ce point officiellement, il se servait du duc Dalberg pour faire répandre autour des ministres étrangers que l'on serait prochainement obligé, en France, de se détacher de la maison de Bourbon, qui ne pouvait rallier à elle aucun des partis de la nation. Il faisait insinuer qu'il était sage de prévoir ce cas-là, et d'être prêt à substituer un ordre de choses quelconque à celui qui existait, si l'on ne voulait pas voir de nouveau le pays tout en feu.
En présentant cela comme une prévoyance, on était bien assuré de se faire écouter, et, qui mieux est, d'exciter assez d'attention pour que l'on cherchât à pénétrer la vérité d'une semblable assertion, qui ne pouvait manquer d'être justifiée par tout ce que la correspondance de Paris apprenait.
Fouché m'a dit que le duc Dalberg lui avait écrit à cette époque, pour lui demander quelques renseignemens de ce genre, afin sans doute d'en faire son profit à Vienne; mais comme il connaissait le correspondant auquel il avait à faire, il lui répondit qu'il ne voulait se mêler de rien avant d'avoir une lettre du ministre autrichien. Il ajoutait que c'était alors que (sur les instances de M. Dalberg sans doute) M. de Metternich, probablement dans l'intention de juger du degré de confiance que l'on devait accorder au langage que ce diplomate en sous-ordre tenait à Vienne, lui écrivit, et qu'il lui avait répondu.
Il ajouta que cette première lettre de M. de Metternich avait été suivie de quatre autres. Ainsi assuré des intentions de l'Autriche, il se mit à l'oeuvre; mais jusque-là il avait rejeté (il le prétendait du moins) toutes les sollicitations qui lui avaient été faites.
«Je garde, ajoutait-il, toutes ces lettres de Metternich, pour m'en servir en temps et lieu. J'en ai cinq, et il doit en avoir autant de moi. Il m'en a écrit une pour avoir mon opinion sur une question qu'il avait posée en trois points, qui étaient ceux-ci:
«Si l'empereur reparaissait en France, qu'arriverait-il?
«Si le roi de Rome était présenté à la frontière et appuyé d'un corps de troupes autrichiennes, qu'arriverait-il?
«Et enfin, si rien de tout cela n'avait lieu, et que le mouvement qui viendrait de la population fût national, quelle direction prendrait-il?
M. Fouché me disait lui avoir répondu à chaque question de la manière suivante:
«Si l'empereur reparaissait à la frontière, tout dépendrait du premier régiment que l'on enverrait contre lui: s'il passait de son côté, toute l'armée suivrait son exemple.
«Si le roi de Rome paraissait à la frontière avec un corps autrichien pour le protéger, dans un moment, tout le monde serait pour lui.
«Si aucun de ces deux cas ne se présentait, et que le mouvement révolutionnaire vînt de l'intérieur, il se ferait en faveur du duc d'Orléans.»
C'est à la suite de ces communications qu'il se mit à travailler.
La maladie de Fouché et Dalberg est de croire qu'ils persuadent. Ils ne veulent pas s'apercevoir qu'on les devine, et que, dans ce cas-ci surtout, on voyait qu'ils ne songeaient à un autre bouleversement que parce que leurs espérances personnelles avaient été déçues par les principes qu'avaient adoptés les princes de la maison de Bourbon. Ils ne voulaient que les premières places, et peu leur importait l'honneur national, etc., etc. Mais les étrangers faisaient un autre calcul: il leur importait peu que MM. Fouché et Dalberg eussent les premières ou les dernières places, mais ils tenaient beaucoup à profiter des trames qu'ils pouvaient ourdir.
Je ne sais si on les jouait dans ce cas-ci: je ne suis autorisé ni à en douter, ni à le croire, mais je suis certain qu'on les connaissait trop bien l'un et l'autre pour être leurs dupes. Ils ne le croyaient pas, car le propre de la vanité est de s'abuser.
Quoi qu'il en soit, M. Fouché ne pouvait manquer d'observer qu'à Paris la maison de Bourbon perdait tous les jours, et qu'une révolution était d'autant plus probable, qu'elle était plus facile; il avait eu des communications avec Vienne, et ne songea qu'à profiter d'un nouveau désordre pour se faire personnellement une meilleure position.
En conséquence, il commença à faire pratiquer de jeunes généraux parmi ceux qui avaient été conservés en activité de service et qui commandaient des troupes. Il eut soin de choisir les plus susceptibles d'exaltation, de leur peindre les malheurs dont le pays était accablé, et de leur faire observer que de braves gens comme eux ne seraient jamais considérés par un gouvernement qui ne s'entourait que de vieille noblesse; qu'enfin ils devaient s'attendre avant peu à être renvoyés.
M. Fouché n'était pas assez connu de ceux à qui il tenait ce langage pour qu'ils jugeassent de ses projets. Ils ne les envisagèrent que d'un côté et fort légèrement; ils reçurent les directions qu'il voulut leur donner.
Ce fut dans ce temps-là qu'eut lieu à Paris l'affaire du général Excelmans. Cet officier était employé dans la première division militaire; le ministre, après l'avoir fait mettre à la demi-solde à cause d'une lettre qu'il avait écrite au roi de Naples dont il avait été l'aide-de-camp, voulut le contraindre à quitter Paris. Excelmans refusa de se soumettre à la décision, et invoqua les dispositions de la Charte constitutionnelle. Comme les esprits étaient mal disposés pour le gouvernement, tout le monde fut favorable à Excelmans, et l'on crut avoir rencontré une occasion d'éclater.
Le ministre de la guerre ordonna l'arrestation du général. Celui-ci s'enfuit et demanda un conseil de guerre; on le renvoya devant celui de Lille, il s'y rendit. Les officiers de la garnison allèrent le chercher en cérémonie pour le conduire à la salle où se tenait le conseil, et le ramenèrent chez lui au milieu des acclamations après le jugement qui l'acquitta. Une telle décision, déjà si grave par elle-même, devint capitale à raison de la disposition où étaient les esprits.
M. Fouché saisit cette circonstance, et en même temps qu'il la commentait pour échauffer les têtes, il faisait entretenir les généraux qui commandaient des troupes hors de Paris. Il se mit en relation de suite avec quelques-uns de ceux qui tenaient garnison dans le nord, et réussit bientôt à les égarer. Il vint ensuite à la garde nationale.
Il avait naturellement action sur elle par M. Tourton. Le général Dessoles, qui la commandait, était d'ailleurs un homme qui avait fait ses preuves en révolution.
De plus, il avait su attirer à lui le général Lallemand, qui commandait une brigade de dragons dans les environs de Laon et Soissons. Il avait dès-lors assez de moyens; il ne s'agissait que de mettre tout cela en mouvement, car ce n'est pas une petite chose que de se déterminer à franchir les bornes du devoir pour se jeter gratuitement dans une démarche criminelle. Fouché le savait mieux qu'un autre: aussi ne mit-il son nom nulle part, et se ménagea-t-il une porte de retraite au besoin.
Il arriva aussi quelques scènes de rues que l'on saisit avidement pour railler la cour.
La célèbre actrice mademoiselle Raucourt mourut. Les sociétaires du Théâtre-Français, accompagnés de ceux des autres théâtres de la capitale, lui rendirent les derniers devoirs et lui avaient composé un très beau cortége. Ils vinrent présenter la défunte à l'église de Saint-Roch; le curé ne voulut pas la recevoir. Il ferma la porte de son église, dans laquelle il se tint pendant que tout le cortége se débattait dans la rue Saint-Honoré. Ce spectacle eut bientôt attiré la foule. On commença par rire, puis vinrent les menaces contre le curé, qui refusait toujours d'ouvrir son église. Il y avait déjà quelque temps que ce désordre durait, lorsque des Tuileries, où l'on avait été prévenu, il arriva un ordre pour faire ouvrir les portes de l'église de Saint-Roch et recevoir le corps de la défunte. La malveillance s'empara de ce fait, et en fit mille plaisanteries plus piquantes les unes que les autres.
À peu près à la même époque eut lieu l'exhumation du corps du roi Louis
XVI et de celui de la reine Marie-Antoinette, que l'on transporta en
grande cérémonie, le 21 janvier 1815, depuis le cimetière de la
Madeleine, rue d'Anjou, jusqu'à Saint-Denis.
On était déjà si mal disposé, que l'on saisit l'occasion de manifester son mécontentement. On avait mis les troupes sous les armes de très bonne heure; elles bordaient la haie, à partir du cimetière jusqu'à la barrière par laquelle le cortége devait sortir pour se rendre à Saint-Denis.
Les restes du roi Louis XVI, ainsi que ceux de la reine Marie-Antoinette, consistaient dans un peu de terre blanchâtre que l'on avait retrouvée à la place où ils avaient été enterrés dans de la chaux vive. On conçoit aisément qu'ils avaient dû être consumés: on prétendit cependant que l'on avait retrouvé le crâne de la reine et même une de ses jarretières. C'était tant mieux.
Ces faibles restes avaient été placés sur un char funèbre d'une élévation si disproportionnée, qu'il était hors d'état de passer sous les réverbères de la rue. On n'en avait pas fait la remarque, et on n'avait pris aucune précaution pour rehausser ceux-ci.
Le cortége se mit en marche; le char funèbre s'accrocha aux réverbères; on fut obligé, à diverses reprises, de s'arrêter pour le dégager. Il faisait mauvais: le temps, la négligence de l'administration des cérémonies eurent bientôt mis tout le monde en gaieté. Chacun se répandit en railleries sur cette pompe funèbre; quelques voix même, saisissant le moment où les décorations du char s'engageaient dans un réverbère, firent entendre le cri: À la lanterne! Il semblait qu'on eût pris à tâche de faire faire à la cour tout ce qui offrait prise aux saillies.
Je n'étais pas encore dans le monde lorsque la révolution commença, mais j'entendais dire à tous ceux qui avaient assisté à l'origine du drame que c'était par des bagatelles de cette espèce que l'on était parvenu à ébranler le colosse que son antiquité semblait avoir rendu indestructible.
Plus l'on voyait la cour faire de fausses démarches, plus l'on prenait des avantages sur elle. Les hommes à mouvement s'agitaient, les communications de M. Fouché étaient devenues plus actives, et dès les premiers jours de février tout annonçait l'explosion.
Il fallait que les administrations du roi eussent les yeux bien peu ouverts, car on conspirait, comme on dit, sur les bornes, au coin des rues. Personne, si ce n'est le ministère, n'ignorait ce qui se préparait.
Avant d'aller plus avant, je placerai ici une réflexion.
Je n'écris pas pour un parti, je recueille mes souvenirs et ne dois de secret à aucun de ceux qui non seulement ne m'en ont pas confié, mais qui ont eu la lâcheté de mettre mon nom sur une liste de proscription où les leurs auraient dû figurer les premiers, parce qu'ils étaient les seuls vrais coupables.
Je ne veux dénoncer personne; mais en écrivant les événemens de l'époque, je tracerai les noms chaque fois qu'ils se trouveront liés à ma narration.
Si je rapporte des erreurs, je suis prêt à les redresser, mais pour les injures et les récriminations, je les tiens d'avance pour non avenues.
Je ne puis faire aucun mal à ceux qui m'en ont tant fait, et d'ailleurs je ne leur dois pas plus de ménagemens qu'ils n'en ont eu pour moi, soit au retour de l'île d'Elbe, soit au dernier départ de l'empereur. Je suis las d'être le bouc émissaire de ces excitateurs, et je veux leur renvoyer ce qu'ils ont mis à mon adresse; ils courent d'autant moins de dangers, que leur habileté en révolution les a déjà mis à couvert de ce qu'ils avaient à craindre.
M. Fouché regardait la chute du roi comme certaine. Il n'y avait que sur le gouvernement qu'on pourrait faire succéder à ce prince, qu'il n'était pas fixé. Cet homme, à qui l'on accordait tant d'habileté, était hors d'état d'assembler deux idées. C'étaient cette légèreté d'esprit et cette inconséquence de caractère qui lui étaient propres, qui avaient fait appeler habileté ce qui n'était qu'une longue suite de duplicités. Il suffit d'ailleurs d'un peu de réflexion pour voir que si M. Fouché avait été un homme qui eût de l'âme, qui eût servi franchement son parti, il aurait succombé dix fois. Il ne s'est maintenu au milieu des orages révolutionnaires qu'en livrant successivement ceux auxquels il s'était attaché.
Je suis un des hommes du monde qui peut mieux le juger, parce que, lui ayant succédé, j'ai vu ce qu'il n'avait pas fait et ce qu'il avait laissé faire; c'est de cette époque que je suis revenu de l'opinion que j'en avais moi-même avant de connaître son administration. Sa vacillation continuelle n'a pas peu contribué à empêcher la fixation des esprits à un principe qui avait été adopté comme base du repos général.
Cet homme, qui avait occupé quinze ans la place administrative d'où l'on juge toutes les autres, ne savait comment il se conduirait le lendemain du jour où il aurait abattu le roi; car enfin, après avoir détruit, il faut réédifier et le faire assez promptement pour entraîner toutes les irrésolutions avant que la partie adverse soit revenue de son étonnement.
Il lui fallait un homme pour la partie militaire, un autre pour la partie civile; il fut obligé de s'adjoindre des collaborateurs. Il chercha à se rapprocher de deux hommes qui avaient fait leurs preuves en ce genre. Tous deux connaissaient le personnage auquel ils avaient affaire, tous deux méprisaient sa versatilité et éprouvaient la plus forte aversion pour lui; mais la nécessité réconcilie même des ennemis qui semblent ne devoir jamais s'entendre. Les auxiliaires que voulait se donner Fouché prêtèrent l'oreille, sans toutefois s'engager.
L'un et l'autre avaient trop d'expérience pour être dupes. Ils exigèrent avant tout que Fouché leur fît connaître les moyens dont il pouvait disposer. Celui-ci le fit-il? Leur dit-il tout ce qu'il avait ébauché avec Metternich? Je l'ignore, mais je le crois, parce qu'une entreprise pour changer le gouvernement pendant la réunion du congrès de Vienne était une folie, à moins d'être d'accord avec une des grandes puissances étrangères. M. Fouché n'a eu garde de ne pas répondre aux objections qui lui en auront été faites; il a sans doute communiqué sa correspondance avec le duc Dalberg et avec les ministres étrangers. Après la communication de pareilles pièces, personne ne pouvait disconvenir que l'entreprise ne présentât des chances favorables. Les deux collaborateurs que s'était adjoint Fouché étaient fort attachés à l'empereur et incapables de prendre part à quelque chose qui n'aurait pas été dans ses intérêts. Le duc, qui les connaissait, eut grand soin de leur protester qu'il pensait comme eux, mais que, s'il avait dit un mot de l'empereur à Vienne, on ne l'aurait pas écouté, et qu'enfin le seul moyen de ramener ce prince était de commencer par appeler son fils, parce qu'il était naturel de rendre son père à cet enfant. Il persuada à ces messieurs qu'il avait travaillé pour l'empereur, et j'ai vu l'un des deux persuadé qu'il avait réellement agi dans les intérêts de l'empereur.
Fouché les jouait, comme il jouait les généraux dont j'ai parlé, hormis un ou deux auxquels il avait reconnu des caractères propres aux conjurations. Tous croyaient être mis en mouvement pour l'empereur; mais les auxiliaires dont il a déjà été plusieurs fois question connaissaient M. Fouché, ils ne s'y fièrent qu'à demi, et songèrent à faire prendre une direction conforme à leur manière de voir à tout ce qu'il se proposait de tenter dans un autre but. Ils travaillèrent dans ce sens, et réussirent à jouer Fouché.
On ne peut s'empêcher de remarquer qu'il n'y avait pas un seul homme dans cette entreprise qui n'eût un double jeu et un double langage. Appellera-t-on cela de l'habileté? J'y consens; mais j'aurai bientôt occasion de tirer de tristes conséquences de cette versatilité de conduite.
Voici quelle était au mois de février notre situation intérieure. M. Fouché était en communication directe avec les ministres du congrès, à ce qu'il disait, mais l'était positivement avec le duc Dalberg, c'est-à-dire avec Talleyrand, qui travaillait à faire place nette en faisant enlever l'empereur. Il était trop intéressé à mener à fin cette tentative pour permettre qu'on fît la moindre entreprise avant que celle-là fût exécutée.
À Paris, Fouché était en rapport avec MM. *** et ***, qu'il cherchait à abuser comme ceux-ci travaillaient à lui donner le change. Il était de plus en rapport avec le général *** et le général Lallemand; il confiait à quelques uns la haine qu'il portait à l'empereur, avec les autres il déplorait sa perte. Il savait que c'était un moyen sûr de les enlever et ne se l'épargnait pas.
Tout paraissait monté de manière à devoir réussir au gré des auteurs de ces projets. On attendait, disait-on, un courrier de Vienne pour commencer, lorsqu'il arriva tout autre chose.
Comment la police de France n'a-t-elle rien su de cela? Ce n'est pas faute de confidens, car il y en avait partout.
Il paraît, au reste, que l'on ne se taisait pas beaucoup mieux à Vienne qu'à Paris. On en jugera tout à l'heure.
Dans les premiers jours de février, il était arrivé à Paris un jeune négociant de l'île d'Elbe, qui avait, entr'autres commissions de la mère de l'empereur pour son homme d'affaires, celle de visiter un parent qu'elle avait à Paris. Il demanda à me voir; mais comme je séjournais habituellement à la campagne, je profitai de la circonstance pour décliner sa proposition, et je ne le reçus pas.
J'ai su plus tard qu'il avait non seulement fait les commissions dont il était chargé, mais encore qu'un haut fonctionnaire, ayant appris qu'il cherchait à me voir, s'était imaginé que j'allais me mettre en communication avec l'empereur. Il employa, en conséquence, les moyens dont il disposait pour suspendre le retour de ce jeune négociant, afin de donner de l'avance à un messager qu'il envoyait à l'île d'Elbe. Il voulait montrer qu'il était toujours le plus zélé et le plus habile à servir. C'était peine perdue, comme on vient de voir.
Lorsque je sus tout le tripotage dont je viens de rendre compte, je ne me fis pas illusion sur ce qui allait arriver, et me décidai à envoyer quelqu'un à l'empereur pour le conjurer de n'ajouter foi à aucune insinuation, car je ne doutais pas qu'elle ne couvrît un piège dont il serait la victime. Je pensais que M. *** était dupe de M. Fouché, que je persistais à regarder comme l'ennemi mortel de Napoléon.
Je me donnai de la peine inutilement: le gant était jeté. Mon messager apprit en chemin le débarquement de l'empereur, et ne jugea pas nécessaire d'aller le joindre. Il revint directement à Paris.
Je ne pouvais pas comprendre qui avait pu porter l'empereur à cette résolution; j'en étais au désespoir pour lui. Ce ne fut que quelque temps après son arrivée que j'appris les considérations qui l'avaient déterminé.
Avant de les rapporter, je dois citer une anecdote qui m'est particulière. J'étais à Paris, à la fin de février 1815, lorsque je reçus la visite inattendue de M. d'André, qui était ministre de la police du roi; c'était le 27 ou le 28 février, et la première fois qu'il venait chez moi. Je n'en devinais pas le motif, lorsqu'il m'apprit qu'on lui avait rendu compte que je serais disposé à voir le roi, et qu'il venait lui-même pour s'assurer si je ne me refuserais pas à l'entretenir de ce que je pouvais savoir sur les événemens qui se préparaient.
Si M. d'André me lit, il verra si je rapporte exactement notre conversation.
J'eus du plaisir à le voir, parce qu'il avait été pour moi un magistrat équitable, et qu'il avait eu le courage de me défendre contre l'esprit de réaction.
«Je n'ai nullement, lui dis-je, témoigné le désir de voir le roi, parce que j'ai adopté un genre de vie qui m'a rendu indifférent aux affaires du monde en général.
«Si j'avais été appelé au service, j'aurais servi le roi comme j'ai servi l'empereur, ou bien j'aurais donné ma démission; mais, loin de vouloir m'employer, il n'y a pas d'injures dont on ne m'ait abreuvé, ni d'épithètes odieuses qu'on ne m'ait prodiguées. Vous conviendrez qu'à moins d'être un homme sans âme, on ne se rapproche pas d'un gouvernement qui vous traite de la sorte: aussi je me regarde comme entièrement libre. Je vois, j'écoute et garde pour moi le produit de mes observations.
«Qu'irai-je faire chez le roi dans la position où l'on m'a placé? Le moins que l'on pût en penser serait que j'ai été me déshonorer par une lâche délation.»
M. d'André m'interrompit et me dit:
«Non, M. le duc, vous n'êtes pas fait pour être un délateur; mais ayant été long-temps ministre de la police, vous devez connaître ce pays-ci et avoir une opinion sur ce qui se passe. Est-ce que vous craindriez d'en entretenir le roi? Cela est même dans votre intérêt, parce que, en cas de troubles, vous seriez un des premiers frappés, si l'on n'était pas entièrement sûr de vous.»
Je repris:
«En cas de troubles, je ne crains rien; je saurais me mettre à couvert. Mais est-ce mon opinion que vous désirez connaître? Je vais m'expliquer, quoique vous sachiez que, depuis près de huit mois, je ne vis pas à Paris, et que conséquemment j'ai dû rompre tout-à-fait avec les sources ordinaires de mes informations. Ce que je vois ici m'explique très bien ce que j'apercevais dans les campagnes, c'est-à-dire une conviction de bouleversement qui s'est emparée de tous les esprits, au point que l'on croit n'avoir plus besoin que de quelques jours de patience pour voir éclater de nouveaux désordres.
«D'où cela vient-il? Ce n'est qu'ici, à Paris, qu'il faut en chercher la cause. Vous avez traversé la révolution, et vous avez vu que c'est Paris qui donna le mouvement aux provinces; récemment encore, c'est Paris qui a décidé la catastrophe de l'empereur. Paris lui-même a un régulateur dans ce cas-ci: c'est le château des Tuileries. Voyez ce qui s'y fait, et vous connaîtrez la cause de la détérioration de l'opinion publique à l'égard de la cour.
«Comparez l'état dans lequel elle est aujourd'hui avec les dispositions dans lesquelles on l'a accueillie à son arrivée, et vous serez forcé de convenir qu'il y a eu de l'inhabileté dans la manière dont on a gouverné une machine qui irait toute seule, par le besoin naturel qu'elle a d'aller.
«Aujourd'hui tout le monde est persuadé qu'elle ne peut plus marcher, et chacun se prépare déjà pour ce qu'il croit apercevoir.
«Je pense cependant qu'avec de la prudence on pourra mener cela aussi long-temps que vivra le roi, parce que l'on a généralement une grande estime pour lui, et que l'on croit qu'il s'oppose de toutes ses forces aux mesures réactives; mais ne vous le dissimulez pas, les tintemens de son De profundis deviendront des coups de tocsin contre son successeur. Vous dire pourquoi, cela serait trop long, mais vous devez remarquer ce qui se passe. L'opinion ainsi que la confiance publique ont tout-à-fait tourné leurs espérances d'un autre côté.
«Je ne sais s'il y a des excitateurs qui la tourmentent; je ne m'en suis point occupé, car cela m'est indifférent: je ne veux pas d'une position meilleure que celle que j'ai. Quant à vous, vous êtes sur un volcan qui fera incessamment explosion. Au bénéfice de qui je n'en sais rien; mais ce dont je suis certain, c'est que l'on ne travaille pas pour l'empereur, parce que les artisans de troubles craignent son retour.
«Voilà, monsieur, ma manière de voir sur la situation des affaires. Vous ferez particulièrement l'expérience que c'est bien peu de chose que le pouvoir de la police, lorsque tous les étais de l'administration rompent à la fois. Le roi paraît compter sur quelques maréchaux pour contenir les troupes; il verra ce que feront ces messieurs, lorsqu'ils seront dans le cas de prendre un parti entre lui et leurs intérêts.»
Lorsque je tenais ce langage à M. d'André, j'ignorais complètement qu'on eût envoyé quelqu'un à l'île d'Elbe; ce n'est qu'au retour de l'empereur que je l'ai appris.
M. d'André me quitta, et vraisemblablement lorsqu'il aura appris, cinq jours après notre entretien, que l'empereur était débarqué à la côte de Provence, il aura pensé que j'en étais prévenu, et que je le lui avais caché; la vérité est cependant que je n'en savais rien.