Mémoires du général baron de Marbot (3/3)
CHAPITRE XI
Nouvelles dispositions prises par Saint-Cyr.—Attaque et surprise de l'ennemi.—Incidents divers.—Combat de cavalerie.—Retraite de l'ennemi.—Établissement dans Polotsk.—Saint-Cyr est nommé maréchal.
Saint-Cyr prit d'une main habile et ferme les rênes du commandement, et en peu d'heures les choses changèrent totalement de face, tant est grande l'influence d'un homme capable et qui sait inspirer la confiance! Le maréchal Oudinot venait de laisser l'armée dans une situation très alarmante: une partie des troupes acculées à la rivière, les autres disséminées au delà des jardins où elles tiraillaient en désordre; les remparts mal garnis d'artillerie; les rues de la ville encombrées de caissons, de bagages, de cantiniers et de blessés; tout cela pêle-mêle!… Enfin les troupes n'avaient, en cas de revers, d'autre retraite que le pont de bateaux jeté sur la Düna. Ce pont était fort étroit et tellement mauvais que l'eau dépassait de plus de six pouces les planches du tablier. Enfin, la nuit approchait, et l'on craignait que les tirailleries n'amenassent une affaire générale qui pouvait nous devenir funeste, tant il régnait peu d'ordre parmi les régiments des différentes nations.
Le premier acte du général Saint-Cyr fut d'ordonner qu'on fît rentrer les tirailleurs engagés, certain que les ennemis fatigués imiteraient cet exemple, dès qu'on ne les attaquerait plus. En effet, le feu cessa bientôt des deux côtés. Les troupes purent se réunir, prendre quelque repos, et la partie parut remise au lendemain.
Afin d'être à même de l'engager avec des chances favorables, Saint-Cyr profita de la nuit pour se préparer à repousser les ennemis et s'assurer une retraite en cas de revers. Il réunit à cet effet tous les chefs de corps, et après leur avoir exposé franchement les dangers de la situation, dont le plus grave était l'encombrement de la ville et des abords du pont, il ordonna que les colonels, suivis de plusieurs officiers et de patrouilles, parcourraient les rues de Polotsk pour diriger les soldats valides de leurs régiments vers les bivouacs, et tous les blessés, les malades, chevaux demain, cantiniers et charrettes, au delà du pont. Le général Saint-Cyr ajouta qu'au point du jour il visiterait la ville et suspendrait de ses fonctions le chef de corps qui n'aurait pas ponctuellement exécuté ses ordres! Aucune excuse ne devait être admise. On s'empressa d'obéir! Les blessés et les malades furent transportés à bras sur la rive gauche, où l'on réunit ce qui n'était pas indispensable pour le combat, enfin tous les impedimenta de l'armée. Aussi, les remparts, les rues furent bientôt complètement libres, de même que le pont. On consolida celui-ci, par lequel Saint-Cyr fit repasser sur la rive droite la cavalerie et l'artillerie, qu'il établit dans le bourg le moins voisin de l'ennemi. Enfin, pour se ménager une retraite plus facile, le prudent général en chef fit établir, avec des tonneaux vides recouverts de planches, un second pont, uniquement destiné à l'infanterie. Tous ces préparatifs étant terminés avant le jour, l'armée attendit avec confiance les ennemis. Mais ils restèrent impassibles dans leurs bivouacs établis dans la plaine, sur la lisière d'une vaste forêt qui entoure Polotsk du côté opposé à la rivière.
Le général Saint-Cyr, qui s'était attendu à être attaqué de grand matin, attribuait la tranquillité qui régnait dans le camp des Russes aux pertes énormes qu'ils avaient éprouvées la veille. Elles pouvaient y contribuer; mais la principale cause de la quiétude dans laquelle se trouvait Wittgenstein provenait de ce que, attendant pour la nuit suivante une forte division d'infanterie et plusieurs escadrons de Saint-Pétersbourg, il avait reculé son attaque jusqu'à l'arrivée de ce puissant renfort, afin de nous vaincre le lendemain plus facilement.
Bien que les seigneurs polonais, grands propriétaires des environs de Polotsk, n'osassent prendre ouvertement parti pour les Français, de crainte de se compromettre vis-à-vis des Russes, néanmoins ils nous servaient en secret et nous procuraient facilement des espions. Le général Saint-Cyr, inquiet de ce qui se préparait dans le camp ennemi, ayant engagé l'un de ces nobles à y envoyer un de ses vassaux les plus éclairés, celui-ci fit conduire au bivouac russe plusieurs voitures de fourrage et plaça parmi les charretiers son intendant, habillé en paysan. Cet homme, fort intelligent, apprit en causant avec les soldats de Wittgenstein qu'on attendait de nombreuses troupes. Il fut même témoin de l'arrivée du régiment des Cosaques de la garde, d'un escadron des chevaliers-gardes, et fut informé que plusieurs bataillons seraient rendus au camp vers minuit. Ces renseignements pris, l'intendant fut en rendre compte à son maître, qui s'empressa de prévenir le général en chef de l'armée française.
En apprenant cette nouvelle, Saint-Cyr résolut de battre Wittgenstein avant l'arrivée des renforts attendus. Mais comme il ne voulait pas engager une affaire trop longue, il prévint les généraux et chefs de corps qu'il n'attaquerait qu'à six heures du soir, afin que, la nuit mettant fin au combat, les Russes n'eussent pas le temps de profiter de leur succès si les chances leur étaient favorables. Il est vrai que dans le cas où nous serions vainqueurs, il nous serait impossible de poursuivre les ennemis dans l'obscurité; mais Saint-Cyr n'en avait pas le projet et désirait pour le moment se borner à leur donner une bonne leçon qui les éloignât de Polotsk. Le général français, voulant agir par surprise, prescrivit que la plus parfaite tranquillité régnât dans la ville et sur toute la ligne des avant-postes, ce qui fut exécuté.
La journée nous parut bien longue. Chacun, et même le général en chef, malgré son sang-froid, avait constamment la montre à la main. Ayant remarqué la veille que l'éloignement de la cavalerie française avait permis aux Russes de refouler notre aile gauche jusque dans la Düna, le général Saint-Cyr, un moment avant l'attaque, fit venir en silence tous ses escadrons derrière de vastes magasins, au delà desquels commençaient les prairies. C'est sur ce terrain uni que devait agir la cavalerie pour fondre sur la droite des ennemis et couvrir la gauche de notre infanterie, dont les deux premières divisions devaient attaquer le camp russe, pendant que la troisième soutiendrait la cavalerie et que les deux dernières, formant la réserve, garderaient la ville. Tout était prêt, lorsque, enfin, à six heures du soir, le signal général de l'attaque fut donné par un coup de canon, suivi par la détonation de toute l'artillerie française, qui envoya de nombreux projectiles sur les avant-postes et même sur le camp ennemi.
À l'instant, nos deux premières divisions d'infanterie, précédées par le 26e léger, s'élancent sur les régiments russes placés dans les jardins, tuent ou prennent tous les soldats qu'ils peuvent joindre, et, mettant les autres en fuite, les poursuivent jusqu'au camp, où ils firent un grand nombre de prisonniers et enlevèrent plusieurs canons. La surprise, bien que faite en plein jour, fut si complète, que le général Wittgenstein dînait paisiblement dans un petit château touchant à son camp, lorsque, prévenu que des voltigeurs français étaient dans la cour, il sauta par une fenêtre, et trouvant sous sa main un petit cheval de Cosaque, il l'enfourcha et s'enfuit à toutes jambes vers le gros de ses troupes! Nos voltigeurs s'emparèrent des beaux chevaux, des papiers, des fourgons et des vins du général russe, ainsi que de l'argenterie et du dîner placés sur sa table. Le butin fait dans le camp par d'autres compagnies fut immense.
Au bruit produit par l'attaque si imprévue des Français, la terreur se répandit parmi les ennemis, qui s'enfuirent presque tous sans songer à prendre leurs armes! Le désordre était au comble; personne ne commandait, et cependant l'approche de nos divisions d'infanterie était annoncée par une vive fusillade et le son des tambours qui battaient la charge!… Tout présageait donc un immense succès aux troupes françaises, à la tête desquelles marchait Saint-Cyr, toujours calme!… Mais, à la guerre, un événement imprévu et souvent peu important change l'état des choses!…
Un grand nombre de soldats ennemis avaient gagné en fuyant les derrières du camp. C'était là que bivouaquait l'escadron des chevaliers-gardes, arrivé seulement depuis quelques heures. Cette troupe, composée de jeunes gens d'élite, choisis dans les meilleures familles nobles, était commandée par un major d'un courage éprouvé, dont l'ardeur venait, dit-on, de s'accroître par de copieuses libations. En apprenant ce qui se passe, cet officier monte rapidement à cheval, et, suivi de cent vingt chevaliers cuirassés, il s'élance vers les Français, qu'il ne tarde pas à rencontrer. Le premier de nos bataillons attaqué par lui appartenait au 26e léger. Il résista vigoureusement. Les chevaliers-gardes, repoussés avec perte, cherchaient à se rallier pour faire une seconde charge en ligne, lorsque leur major, impatienté par le temps qu'il faut à des cavaliers désunis pour reprendre leurs rangs, abandonne le bataillon français qu'il n'avait pu enfoncer, et ordonnant aux chevaliers-gardes de le suivre, il les lance à toutes brides en fourrageurs au travers du camp! Il le trouva rempli de fantassins portugais, suisses et même bavarois, nos alliés, dont les uns, éparpillés par l'effet même de la victoire, cherchaient à se réunir, tandis que les autres ramassaient le butin abandonné par les Russes.
Les chevaliers-gardes ayant tué ou blessé plusieurs de ces soldats, le désordre se mit dans cette foule, et bientôt une retirade tumultueuse se déclara et dégénéra même en terreur panique. Or, en pareil cas, les soldats prennent pour adversaires tous ceux des leurs qui courent pour venir se réunir à eux, et le nombre des ennemis qui les poursuivent paraît immense au milieu d'un nuage de poussière, tandis que, la plupart du temps, il n'est que d'une poignée d'hommes. C'est ce qui arriva ici. Les chevaliers-gardes, dispersés sur un vaste terrain et avançant toujours sans regarder derrière eux, simulaient, aux yeux des fuyards, un corps immense de cavalerie; aussi le désordre s'accrut et gagna un bataillon suisse au milieu duquel le général Saint-Cyr s'était réfugié. Il y fut tellement pressé par la foule que son cheval fut renversé dans un fossé.
Le général, vêtu d'une simple redingote bleue, sans marques distinctives, resta couché par terre et ne fit aucun mouvement à l'approche des chevaliers-gardes, qui, le croyant mort, ou le prenant pour un simple employé d'administration, passèrent outre et continuèrent leur poursuite à travers la plaine. On ne sait où ce désordre se serait arrêté, lorsque l'intrépide et intelligent général Berckheim, accourant à la tête du 4e régiment de cuirassiers, s'élança sur les chevaliers-gardes, qui, malgré leur courageuse défense, furent presque tous tués ou pris. Leur vaillant major resta au nombre des morts. La charge exécutée par cette poignée d'hommes aurait eu des résultats immenses si elle eût été soutenue, et le beau fait d'armes des chevaliers-gardes prouva de nouveau que les attaques de cavalerie imprévues sont celles qui ont le plus de chances de succès.
Le général Saint-Cyr, relevé par nos cuirassiers, fit avancer à l'instant toutes les divisions d'infanterie, avec lesquelles il attaqua les Russes avant qu'ils fussent remis de leur désordre. Le succès ne fut pas un moment indécis; les ennemis furent battus et perdirent beaucoup d'hommes et plusieurs canons.
Pendant que le combat d'infanterie que je viens de raconter se passait en avant de Polotsk, voici ce qui avait lieu à la gauche de notre armée dans les prairies qui longent la Düna. Au moment où le premier coup de canon donna le signal du combat, nos régiments de cavalerie, dont la brigade Castex formait la tête, se portèrent rapidement vers les escadrons ennemis qui, de leur côté, marchaient vers nous.
Un engagement sérieux paraissait imminent. Le bon général Castex me fit alors observer que si, malgré ma blessure, j'avais pu continuer à commander mon régiment aux combats de Sivotschina et de la Svolna, où il ne s'agissait que de braver le feu de l'infanterie et du canon, il n'en serait pas de même aujourd'hui où, ayant affaire à des cavaliers ennemis, j'allais me trouver compromis dans une charge sans moyen de me défendre, puisque, ne pouvant me servir que d'un seul bras, il me serait impossible de tenir en même temps la bride de mon cheval et mon sabre. En conséquence, il m'engagea à rester momentanément avec la division d'infanterie placée en réserve. Je ne crus pas devoir accepter cette offre bienveillante et exprimai si vivement le désir de ne pas m'éloigner du régiment, que le général se rendit à mes instances; mais il fit placer derrière moi six cavaliers des plus braves, commandés par l'intrépide maréchal des logis Prud'homme. J'avais d'ailleurs à mes côtés les deux adjudants-majors, deux adjudants, un trompette et mon ordonnance Fousse, un des meilleurs soldats du régiment. Ainsi entouré et placé devant le centre d'un escadron, j'étais suffisamment garanti; d'ailleurs, dans un besoin urgent, j'aurais lâché les rênes de mon cheval pour prendre de la main droite la lame de mon sabre, suspendu à mon poignet par la dragonne.
La prairie étant assez large pour contenir deux régiments en bataille, le 23e et le 24e marchaient de front. La brigade du général Corbineau, composée de trois régiments, était en seconde ligne, et les cuirassiers suivaient en réserve. Le 24e, placé à ma gauche, avait devant lui un corps de dragons russes; mon régiment se trouvait en face des Cosaques de la garde, reconnaissables à la couleur rouge de leurs vestes, ainsi qu'à la beauté de leurs chevaux, qui, bien qu'arrivés seulement depuis quelques heures, ne paraissaient nullement fatigués.
Dès que, en avançant au galop, nous fûmes à bonne portée des ennemis, le général Castex ayant commandé la charge, toute sa brigade fondit en ligne sur les Russes, et, du premier choc, le 24e enfonça les dragons qui lui étaient opposés… Mon régiment éprouva plus de résistance de la part des Cosaques de la garde, hommes choisis, de forte stature, et armés de lances de 14 pieds de long, qu'ils tenaient d'une main ferme. J'eus quelques chasseurs tués, beaucoup de blessés; mais enfin mes braves cavaliers ayant pénétré dans cette ligne hérissée de fer, tous les avantages furent pour nous, car la longueur des lances est nuisible dans un combat de cavalerie, quand ceux qui les portent, n'étant plus en bon ordre, sont serrés de près par des adversaires armés de sabres, dont ils peuvent facilement se servir, tandis que les lanciers éprouvent beaucoup de difficulté pour présenter la pointe de leurs perches. Aussi les Cosaques furent-ils obligés de tourner le dos. Mes cavaliers en firent alors un grand massacre et prirent un bon nombre de beaux et excellents chevaux.
Nous allions poursuivre ce succès, lorsque notre attention ayant été attirée vers la droite par un très grand tumulte, nous vîmes la plaine couverte de fuyards: c'était le moment où les chevaliers-gardes exécutaient leur vigoureuse charge. Le général Castex, pensant alors qu'il ne serait pas sage d'avancer encore lorsque notre centre paraissait rétrograder en désordre, fit sonner le ralliement, et notre brigade s'arrêta. Mais à peine avait-elle reformé ses rangs, que les Cosaques de la garde, enhardis par ce qui se passait au centre et désirant se venger de leur première défaite, revinrent à la charge et s'élancèrent en fureur sur mes escadrons, tandis que les hussards de Grodno attaquaient le 24e. Les Russes, repoussés sur tous les points par la brigade Castex, ayant fait avancer successivement leur seconde et leur troisième ligne, le général Corbineau accourut à son secours avec les 7e et 20e de chasseurs et le 8e de lanciers. Il y eut alors un grand combat de cavalerie, où chacun des deux partis éprouva des chances diverses!… Déjà nos cuirassiers accouraient pour prendre part à l'affaire, et ceux des Russes avançaient aussi, lorsque Wittgenstein, voyant son infanterie battue et vivement poussée par la nôtre, fit ordonner à sa cavalerie de se retirer; mais elle était beaucoup trop engagée pour que la retraite pût être facilement exécutée.
En effet, les généraux Castex et Corbineau, certains d'être soutenus par nos cuirassiers qui les suivaient de près, lancèrent tour à tour leurs brigades sur les cavaliers russes, qui furent jetés dans le plus grand désordre et subirent des pertes considérables. Arrivé au delà de la forêt où se réunirent nos divisions d'infanterie et de cavalerie toutes victorieuses, le général Saint-Cyr, voyant approcher la nuit, fit cesser la poursuite, et les troupes retournèrent vers Polotsk pour reprendre les bivouacs qu'elles avaient quittés peu d'heures avant.
Pendant le combat tumultueux de la cavalerie des deux partis, ma blessure m'avait causé de bien vives douleurs, surtout lorsque j'étais obligé de mettre mon cheval au galop. L'impossibilité de me défendre moi-même me plaça souvent dans une situation très difficile, dont je n'aurais pu sortir si je n'eusse été entouré par un groupe de braves qui ne me perdirent jamais de vue. Une fois, entre autres, poussé par la foule des combattants sur un peloton de Cosaques de la garde, je fus obligé, pour ma conservation personnelle, de lâcher la bride pour prendre mon sabre en main. Cependant, je n'eus pas besoin de m'en servir, car, en voyant leur commandant en péril, les hommes de tout grade qui m'escortaient, attaquant avec fureur les Cosaques qui déjà m'environnaient, firent mordre la poussière à plusieurs et mirent les autres en fuite. Mon ordonnance Fousse, chasseur d'élite, en tua trois, et l'adjudant-major Joly deux! Je revins donc sain et sauf de ce grand combat, auquel j'avais désiré me trouver en personne, afin d'imprimer un plus grand élan à mon régiment et lui prouver de nouveau que, tant que je pourrais monter à cheval, je tiendrais à honneur de le commander au moment du danger. Les officiers et la troupe me surent très bon gré de ce dévouement, et l'affection que tous me portaient déjà s'en accrut, ainsi que vous le verrez plus tard, lorsque je parlerai des malheurs de la grande retraite.
Les combats de cavalerie à cavalerie sont infiniment moins meurtriers que ceux contre l'infanterie. D'ailleurs, les cavaliers russes sont généralement maladroits dans le maniement de leurs armes, et leurs chefs, peu capables, ne savent pas toujours employer leurs cavaliers à propos. Aussi, bien que mon régiment se fût trouvé engagé pendant le combat de Polotsk avec les Cosaques de la garde, réputés une des meilleures troupes de l'armée russe, il n'éprouva pas de grandes pertes. J'eus dans cette journée huit ou neuf hommes tués et une trentaine de blessés. Mais au nombre de ces derniers était le chef d'escadrons Fontaine. Cet excellent et brave officier se trouvait au plus épais de la mêlée, lorsque son cheval fut tué. M. Fontaine, dont les pieds étaient embarrassés dans les étriers, cherchait à se dégager à l'aide de quelques chasseurs venus à son secours, lorsqu'un maudit officier de Cosaques, passant au galop au milieu de ce groupe, se penche avec dextérité sur sa selle et porte à Fontaine un terrible coup de sabre qui lui crève l'œil gauche, blesse l'autre et fend l'os du nez!… Mais au moment où l'officier russe, fier de cet exploit, s'éloignait, l'un de nos chasseurs, l'ajustant à six pas avec son pistolet, lui cassa les reins et vengea ainsi son commandant! Aussitôt que cela fut possible, je fis panser M. Fontaine, qui fut transporté à Polotsk, dans le couvent des Jésuites, où j'allai le voir le soir même. J'admirai la résignation de ce courageux militaire, qui, devenu borgne, supportait patiemment les douleurs et les inconvénients qu'entraîne la perte presque totale de la vue. Depuis lors, Fontaine ne put jamais faire de service actif. Ce fut une grande perte pour le 23e de chasseurs, dans lequel il servait depuis la formation, aimé et considéré de tous; je fus sensible à son malheur. Resté le seul officier supérieur du régiment, je m'efforçai de pourvoir à tous les besoins du service, ce qui était une très grande tâche.
Vous trouverez sans doute que je suis entré dans trop de détails relativement aux divers combats que soutint le 2e corps d'armée; mais je répéterai ce que je vous ai déjà dit: Je me complais aux souvenirs des grandes guerres auxquelles j'ai pris part, et j'en parle avec plaisir!… Il me semble alors que je suis sur le terrain, entouré de mes braves compagnons qui, presque tous, hélas! ont déjà quitté la vie!… Mais revenons à la campagne de Russie.
Tout autre que le général Saint-Cyr aurait, après d'aussi rudes engagements, passé ses troupes en revue pour les féliciter sur leur courage et s'enquérir de leurs besoins; mais il n'en fut pas ainsi, car à peine le dernier coup de fusil était-il tiré, que Saint-Cyr alla s'enfermer dans le couvent des Jésuites, où il employait tous les jours et une partie des nuits à quoi faire?—À jouer du violon! C'était sa passion dominante, dont la nécessité de marcher à l'ennemi pouvait seule le distraire! Les généraux Lorencez et de Wrède, chargés par lui du placement des troupes, envoyèrent deux divisions d'infanterie et les cuirassiers sur la rive gauche de la Düna. La troisième division française et les deux bavaroises restèrent à Polotsk, où elles furent occupées à élever les fortifications d'un vaste camp retranché, devant servir d'appui aux troupes qui, de ce point important, couvraient la gauche et les derrières de la Grande Armée, destinée à marcher sur Smolensk et Moscou. Les brigades de cavalerie légère Castex et Corbineau furent placées à deux lieues en avant du grand camp, sur la rive gauche de la Polota, petite rivière qui va se jeter dans la Düna à Polotsk.
Mon régiment alla bivouaquer auprès d'un village appelé Louchonski. Le colonel du 24e de chasseurs établit le sien à un quart de lieue en arrière, à l'abri du 23e. Nous restâmes là deux mois, dont le premier sans faire aucune course lointaine.
En apprenant la victoire remportée par le général Saint-Cyr devant Polotsk, l'Empereur lui envoya le bâton de maréchal de l'empire. Mais au lieu de profiter de cette occasion pour visiter ses troupes, le nouveau maréchal vécut dans une solitude plus profonde encore s'il est possible. Personne ne pouvait pénétrer près du chef de l'armée, ce qui lui valut, de la part des soldats, le sobriquet de hibou. En outre, bien que l'immense couvent de Polotsk contînt plus de cent appartements qui eussent été si utiles pour les blessés, il voulut y loger seul, croyant faire une très grande concession en permettant qu'on reçût dans les communs des officiers supérieurs blessés; encore fallait-il qu'ils n'y séjournassent que quarante-huit heures, après quoi, leurs camarades devaient les transporter en ville. Les caves et les greniers du couvent regorgeaient de provisions amassées par les Jésuites; vins, bière, huile, farine, etc., tout s'y trouvait en abondance; mais le maréchal s'était fait remettre les clefs des magasins, dont rien ne sortait, même pour les hôpitaux!… Ce fut à grand'peine que je parvins à obtenir deux bouteilles de vin pour le commandant Fontaine blessé. Ce qu'il y a de bizarre, c'est que le maréchal Saint-Cyr usait à peine de ces provisions pour lui-même, car il était d'une extrême sobriété, mais aussi d'une fort grande originalité. L'armée le blâma hautement, et ces mêmes provisions, dont le maréchal refusait de distribuer une partie à ses troupes, devinrent, deux mois plus tard, la proie des flammes et des Russes, lorsque les Français furent contraints d'abandonner la ville et le couvent en feu!
CHAPITRE XII
Marche de la Grande Armée.—Prise de Smolensk.—Ney au défilé de
Valoutina.—Bataille de la Moskova.—Épisodes divers.
Pendant que les événements que je viens de raconter s'accomplissaient devant Polotsk et sur les rives de la Drissa, l'Empereur était resté à Witepsk, d'où il dirigeait l'ensemble des opérations de ses nombreux corps d'armée. Quelques écrivains militaires ont reproché à Napoléon d'avoir perdu beaucoup de temps, d'abord à Wilna, où il demeura dix-neuf jours, et ensuite à Witepsk, où il en passa dix-sept, et ces écrivains prétendent que ces trente-six jours auraient pu être mieux employés, surtout dans un pays où l'été est fort court et où l'hiver commence à faire sentir ses rigueurs dès la fin de septembre. Ce reproche, qui paraît fondé jusqu'à un certain point, est néanmoins atténué, d'abord par l'espoir qu'avait l'Empereur de voir les Russes demander un accommodement; en second lieu, par la nécessité de ramener vers un centre commun les divers corps détachés à la poursuite de Bagration; enfin, parce qu'il était indispensable d'accorder quelque repos aux troupes qui, outre les marches régulières, se trouvaient, chaque soir, forcées d'aller chercher des vivres loin de leurs bivouacs; car, les Russes brûlant tous les magasins en se retirant, il était impossible de faire des distributions journalières aux soldats français. Cependant, il exista fort longtemps une heureuse exception à ce sujet pour le corps de Davout, parce que ce maréchal, aussi bon administrateur que grand capitaine, avait, bien avant le passage du Niémen, organisé d'immenses convois de petits chariots qui suivaient son armée. Ces chariots remplis de biscuits, de salaisons et de légumes, étaient traînés par des bœufs dont on abattait un certain nombre chaque soir, ce qui, en assurant les vivres de la troupe, contribuait infiniment à maintenir le soldat dans le rang.
L'Empereur quitta Witepsk le 13 août, et, s'éloignant de plus en plus des 2e et 6e corps, qu'il laissait à Polotsk sous les ordres de Saint-Cyr, il se porta sur Krasnoë, où une partie de sa Grande Armée se trouvait réunie en présence de l'ennemi. On espérait une bataille; on n'obtint qu'un léger combat contre l'arrière-garde russe, qui fut battue et se retira lestement.
Le 15 août, anniversaire de sa fête, l'Empereur fit défiler devant lui ses troupes, qui le reçurent avec enthousiasme. Le 16, l'armée découvre Smolensk, place forte que les Russes ont surnommée la Sainte, parce qu'ils la considèrent comme la clef de Moscou et le palladium de leur empire. D'anciennes prophéties annonçaient de grands malheurs à la Russie le jour où elle laisserait prendre Smolensk. Cette superstition, entretenue avec soin par le gouvernement, date de l'époque où la ville de Smolensk, située sur le Dniéper ou Borysthène, était l'extrême frontière des Moscovites, qui se sont élancés de ce point pour faire d'immenses conquêtes.
Le roi Murat et le maréchal Ney, arrivés les deux premiers devant Smolensk, pensèrent, on ne sait trop pourquoi, que l'ennemi avait abandonné cette place. Les rapports adressés à l'Empereur lui faisant ajouter foi à cette croyance, il prescrivit de faire entrer l'avant-garde dans la ville. L'impatience de Ney n'attendait que cet ordre: il s'avance vers la porte avec une faible escorte de hussards; mais tout à coup un régiment de Cosaques, masqué par un pli de terrain couvert de broussailles, se précipite sur nos cavaliers, les ramène et enveloppe le maréchal Ney, qui fut serré de si près qu'une balle de pistolet, tirée presque à bout portant, lui déchira le collet de son habit! Heureusement la brigade Domanget accourut et dégagea le maréchal. Enfin, l'arrivée de l'infanterie du général Razout permit à Ney d'approcher assez de la ville pour se convaincre que les Russes étaient dans l'intention de se défendre.
En voyant les remparts armés d'un grand nombre de bouches à feu, le général d'artillerie Éblé, homme des plus capables, conseilla à l'Empereur de tourner la place, en ordonnant au corps polonais du prince Poniatowski d'aller passer le Dniéper deux lieues au-dessus; mais Napoléon, adoptant l'avis de Ney, qui assurait que Smolensk serait facilement enlevé, donna l'ordre d'attaquer. Trois corps d'armée, celui de Davout, de Ney et de Poniatowski, s'élancèrent alors de divers côtés sur la place, dont les remparts firent un feu meurtrier, qui l'était cependant beaucoup moins que celui des batteries établies par les Russes sur les hauteurs de la rive opposée. Un combat des plus sanglants s'engagea; les boulets, la mitraille et les obus décimaient nos troupes, sans que notre artillerie parvînt à ébranler les murailles. Enfin, à l'entrée de la nuit, les ennemis, après avoir vaillamment disputé le terrain pied à pied, furent refoulés dans Smolensk, qu'ils se préparèrent à abandonner; mais en se retirant ils allumèrent partout l'incendie. L'Empereur vit ainsi s'évanouir l'espoir de posséder une ville qu'on supposait avec raison abondamment pourvue. Ce ne fut que le lendemain au point du jour que les Français pénétrèrent dans la place, dont les rues étaient jonchées de cadavres russes et de débris fumants. La prise de Smolensk nous avait coûté 12,000 hommes tués ou blessés!… perte immense qu'on aurait pu éviter en passant le Dniéper en amont, ainsi que l'avait proposé le général Éblé; car, sous peine d'être coupé, le général Barclay de Tolly, chef de l'armée ennemie, eût évacué la place pour se retirer vers Moscou.
Les Russes, après avoir brûlé le pont, s'établirent momentanément sur les hauteurs de la rive droite et se mirent bientôt en retraite sur la route de Moscou. Le maréchal Ney les y poursuivit avec son corps d'armée, renforcé par la division Gudin, détachée du corps du maréchal Davout.
À peu de distance de Smolensk, le maréchal Ney atteignit, à Valoutina, l'armée russe engagée avec tous ses bagages dans un défilé. L'action devint très sérieuse; ce fut une véritable bataille, qui serait devenue très funeste aux ennemis si le général Junot, chef du 8e corps d'armée, qui avait effectué trop tardivement le passage du Dniéper à Pronditchewo, à deux lieues au-dessus de Smolensk, et s'y était reposé quarante-huit heures, fût accouru au canon de Ney dont il n'était plus qu'à une lieue! Mais, bien qu'averti par Ney, Junot ne bougea pas! En vain l'aide de camp Chabot lui porta au nom de l'Empereur l'ordre d'aller se joindre à Ney; en vain l'officier d'ordonnance Gourgaud vint confirmer le même ordre, Junot resta immobile!…
Cependant, Ney, aux prises avec des forces infiniment supérieures, ayant successivement engagé toutes les troupes de son corps d'armée, prescrivit à la division Gudin de s'emparer des positions formidables occupées par les Russes. Cet ordre fut exécuté avec une rare intrépidité; mais, dès la première attaque, le brave général tomba mortellement blessé. Cependant, conservant toujours son admirable sang-froid, il voulut, avant d'expirer, assurer le succès des troupes qu'il avait si souvent conduites à la victoire, et désigna le général Gérard pour lui succéder dans le commandement, bien que celui-ci fût le moins ancien général de brigade de sa division.
Aussitôt Gérard se mit à la tête de la division, marcha sur l'ennemi, et à dix heures du soir, après avoir perdu 1,800 hommes et en avoir tué 6,000, il resta maître du champ de bataille, dont les Russes se hâtèrent de s'éloigner.
Le lendemain, l'Empereur vint visiter les troupes qui avaient si vaillamment combattu; il les combla de récompenses et nomma Gérard général de division. (Il devint plus tard maréchal de France.) Le général Gudin mourut peu d'heures après.
Si Junot eût voulu prendre part au combat, il pouvait enfermer l'armée russe dans un étroit défilé, où, placée entre deux feux, elle eût été obligée de mettre bas les armes, ce qui aurait amené la fin de la guerre. On regretta donc le roi Jérôme, qui, bien que médiocre général, fût probablement venu au secours de Ney, et l'on s'attendait à voir Junot sévèrement puni. Mais c'était le premier officier que Napoléon eût attaché à sa personne et qui l'avait suivi dans toutes ses campagnes depuis le siège de Toulon, en 93, jusqu'en Russie. L'Empereur l'aimait, il pardonna. Ce fut un malheur, car un exemple devenait nécessaire.
Dès que la prise de Smolensk fut connue par les Russes, un cri de réprobation générale s'éleva contre le général Barclay de Tolly. C'était un Allemand; la nation l'accusait de ne pas mettre assez de vigueur dans la conduite de la guerre, et pour défendre l'antique Moscovie, elle demandait un général moscovite. L'empereur Alexandre, contraint de céder, conféra le commandement en chef de toutes ses armées au général Koutousoff, homme usé, peu capable, connu pour sa défaite à Austerlitz, mais ayant le mérite, fort grand dans les circonstances actuelles, d'être un Russe de vieille roche, ce qui lui donnait beaucoup d'influence sur les troupes comme sur les masses populaires.
Cependant, l'avant-garde française, poussant toujours l'ennemi devant elle, avait déjà dépassé Dorogobouje, lorsque, le 24 août, l'Empereur se détermina à quitter Smolensk. La chaleur était accablante; on marchait sur un sable mouvant; les vivres manquaient pour une aussi immense réunion d'hommes et de chevaux, car les Russes ne laissaient derrière eux que des villages et des fermes incendiés. Quand l'armée entra dans Wiasma, cette jolie ville était en feu! Il en fut de même de celle de Ghiat. Plus on approchait de Moscou, moins le pays offrait de ressources. Il périt quelques hommes et surtout beaucoup de chevaux. Peu de jours après, à une chaleur intolérable succédèrent des pluies froides qui durèrent jusqu'au 4 septembre; l'automne approchait. L'armée n'était plus qu'à six lieues de Mojaïsk, seule ville qui restât à prendre avant d'arriver à Moscou, lorsqu'elle s'aperçut que les forces de l'arrière-garde ennemie s'étaient considérablement accrues. Tout indiquait qu'une grande bataille allait enfin avoir lieu.
Le 5, notre avant-garde fut un moment arrêtée par une grosse colonne russe fortement retranchée sur un mamelon garni de douze canons. Le 57e de ligne, que, dans les campagnes d'Italie, l'Empereur avait surnommé le terrible, soutint dignement sa réputation en s'emparant de la redoute et de l'artillerie ennemie. On était déjà sur le terrain où se donna, quarante-huit heures après, la bataille que les Russes nomment Borodino et que les Français appellent la Moskova.
Le 6, l'Empereur fit annoncer par un ordre du jour qu'il y aurait bataille le lendemain. L'armée attendait avec joie ce grand jour qu'elle espérait devoir mettre un terme à sa misère, car il y avait un mois que les troupes n'avaient reçu aucune distribution, chacun ayant vécu comme il pouvait. On employa de part et d'autre la soirée à prendre des dispositions définitives.
Du côté des Russes, Bagration commande l'aile gauche, forte de 62,000 hommes; au centre se trouve l'hetman Platow avec ses Cosaques et 30,000 fantassins de réserve; la droite, composée de 70,000 hommes, est aux ordres de Barclay de Tolly, qui, après avoir déposé le commandement en chef, en a pris un secondaire. Le vieux Koutousoff est généralissime de toutes ces troupes, dont le chiffre s'élève à 162,000 hommes. L'empereur Napoléon peut à peine opposer aux Russes 140,000 hommes ainsi disposés: le prince Eugène commandait l'aile gauche; le maréchal Davout, l'aile droite; le maréchal Ney, le centre; le roi Murat, la cavalerie; la garde impériale était en réserve.
La bataille se donna le 7 septembre; le temps était voilé, et un vent froid soulevait des tourbillons de poussière. L'Empereur, souffrant d'une horrible migraine, descendit vers une espèce de ravin où il passa la plus grande partie de la journée à se promener à pied. De ce point, il ne pouvait découvrir qu'une partie du champ de bataille, et, pour l'apercevoir en entier, il devait gravir un monticule voisin, ce qu'il ne fit que deux fois pendant la bataille. On a reproché à l'Empereur son inaction; il faut cependant reconnaître que du point central où il se trouvait avec ses réserves, il était à même de recevoir les fréquents rapports de ce qui se passait sur toute la ligne, tandis que s'il eût été d'une aile à l'autre en parcourant un terrain aussi accidenté, les aides de camp porteurs de nouvelles pressantes n'auraient pu l'apercevoir ni su où le trouver. Il ne faut d'ailleurs pas oublier que l'Empereur était malade, et qu'un vent glacial, soufflant avec impétuosité, l'empêchait de se tenir à cheval.
Je n'ai point assisté à la bataille de la Moskova. Je m'abstiendrai donc d'entrer dans aucun détail sur les manœuvres exécutées pendant cette mémorable action. Je me bornerai à dire qu'après des efforts inouïs, les Français obtinrent la victoire sur les Russes, dont la résistance fut des plus opiniâtres; aussi la bataille de la Moskova passe-t-elle pour une des plus sanglantes du siècle. Les deux armées éprouvèrent des pertes immenses qu'on évalue au total à 50,000 morts ou blessés!… Les Français eurent 49 généraux tués ou blessés et 20,000 hommes mis hors de combat. La perte des Russes fut d'un tiers plus considérable. Le général Bagration, le meilleur de leurs officiers, fut tué, et, chose bizarre, il était propriétaire du terrain sur lequel la bataille eut lieu. Douze mille chevaux restèrent dans les champs. Les Français firent très peu de prisonniers, ce qui dénote avec quelle bravoure les vaincus se défendirent.
Pendant l'action, il se passa plusieurs épisodes intéressants. Ainsi, la gauche des Russes, deux fois enfoncée par les efforts inouïs de Murat, Davout et Ney, et se ralliant constamment, revenait pour la troisième fois à la charge, lorsque Murat chargea le général Belliard de supplier l'Empereur d'envoyer une partie de sa garde pour achever la victoire, sans quoi il faudrait une seconde bataille pour vaincre les Russes! Napoléon était disposé à obtempérer à cette demande; mais le maréchal Bessières, commandant supérieur de la garde, lui ayant dit: «Je me permettrai de faire observer à Votre Majesté qu'elle est en ce moment à sept cents lieues de France», soit que cette observation déterminât l'Empereur, soit qu'il ne trouvât pas la bataille assez avancée pour engager sa réserve, il refusa. Deux autres demandes de ce genre eurent le même sort.
Voici un des faits les plus remarquables de cette bataille si féconde en actions courageuses. Le front de la ligne ennemie était couvert par des hauteurs garnies de redoutes, de redans, et surtout par un fort crénelé armé de 80 canons. Les Français, après des pertes considérables, s'étaient rendus maîtres de tous ces ouvrages, mais n'avaient pu se maintenir dans le fort. S'emparer de nouveau de ce point important était chose très difficile, même pour l'infanterie. Le général Montbrun, chef du 2e corps de cavalerie, ayant remarqué, à l'aide de sa longue-vue, que le fort n'était pas fermé à la gorge; que les troupes russes y entraient par pelotons, et qu'en tournant la hauteur on pouvait éviter les remparts, les ravins, les rochers, et conduire les escadrons jusqu'à la porte, par un terrain en pente douce et praticable pour les chevaux; le général Montbrun, dis-je, proposa de pénétrer dans le fort par derrière avec sa cavalerie, tandis que l'infanterie l'attaquerait par devant. Cette proposition téméraire ayant été approuvée par Murat et par l'Empereur, Montbrun fut chargé de l'exécution; mais, tandis que cet intrépide général prenait ses dispositions pour agir, il fut tué d'un coup de canon: ce fut une grande perte pour l'armée!… Sa mort ne fit cependant pas renoncer au projet qu'il avait conçu, et l'empereur envoya le général Caulaincourt, frère du grand écuyer, pour remplacer Montbrun.
On vit alors une chose inouïe dans les fastes de la guerre: un fort immense défendu par une nombreuse artillerie et plusieurs bataillons, attaqué et pris par une colonne de cavalerie!… En effet, Caulaincourt, s'élançant avec une division de cuirassiers en tête de laquelle marchait le 5e régiment de cette arme, commandé par l'intrépide colonel Christophe, culbute tout ce qui défend les approches du fort, arrive à la porte, pénètre dans l'intérieur et tombe mort, frappé d'une balle à la tête!… Le colonel Christophe et ses cavaliers vengèrent leur général en passant une partie de la garnison au fil de leurs sabres. Le fort resta en leur pouvoir, ce qui acheva d'assurer la victoire aux Français.
Aujourd'hui, où la soif de l'avancement est devenue insatiable, on s'étonnerait qu'après un aussi beau fait d'armes un colonel ne reçût pas d'avancement; mais sous l'Empire, l'ambition était plus modérée. Christophe ne devint général que plusieurs années après et ne témoigna aucun mécontentement de ce retard.
Les Polonais, ordinairement si braves, et notamment ceux organisés depuis cinq ans dans le grand-duché de Varsovie sous les ordres du prince Poniatowski, agirent si mollement que l'Empereur leur fit adresser des reproches par son major général. Le général Rapp reçut à la Moskova sa vingt et unième blessure!
Bien que les Russes eussent été battus et forcés de s'éloigner du champ de bataille, leur généralissime Koutousoff eut l'outrecuidance d'écrire à l'empereur Alexandre qu'il venait de remporter une grande victoire sur les Français! Cette fausse nouvelle étant arrivée à Saint-Pétersbourg le jour de la fête d'Alexandre, y causa une joie des plus vives!… On chanta le Te Deum; Koutousoff fut proclamé sauveur de la patrie et nommé feld-maréchal. Cependant, la vérité fut bientôt connue; l'allégresse se changea en deuil; mais Koutousoff était feld-maréchal! C'était ce qu'il voulait. Tout autre que le timide Alexandre eût sévèrement puni ce grossier mensonge du nouveau maréchal: mais on avait besoin de Koutousoff; il resta donc à la tête de l'armée.
CHAPITRE XIII
Mauvaises nouvelles d'Espagne.—Rostopschine.—Incendie de
Moscou.—Réveil de l'armée russe.—Fourberie de Koutousoff.
Les Russes se retirant vers Moscou furent rejoints le 8 au matin à Mojaïsk, où s'engagea un assez vif combat de cavalerie dans lequel le général Belliard fut blessé. Napoléon passa trois jours à Mojaïsk, tant pour donner les ordres nécessités par les circonstances, que pour répondre à de nombreuses dépêches arriérées. L'une d'elles, arrivée la veille de la grande bataille, l'avait très vivement affecté et avait beaucoup contribué à le rendre malade, car elle annonçait que notre armée dite de Portugal, commandée par le maréchal Marmont, venait d'éprouver une sanglante défaite aux Arapiles, près de Salamanque, en Espagne.
Marmont était une des erreurs de Napoléon, qui, l'ayant eu pour camarade au collège de Brienne, et plus tard dans l'artillerie, lui portait un grand intérêt; séduit par quelques succès d'école jadis obtenus par Marmont, l'Empereur supposait à ce maréchal des talents militaires que sa conduite à la guerre ne justifia jamais. Marmont avait, en 1811, remplacé Masséna dans le commandement de l'armée de Portugal, en annonçant qu'il battrait Wellington; mais ce fut tout le contraire. Marmont venait d'être vaincu, blessé; son armée, jetée dans le plus grand désordre et obligée d'abandonner plusieurs provinces, aurait éprouvé des pertes encore plus considérables si le général Clausel ne l'eût ralliée.
En apprenant cette catastrophe, l'Empereur dut faire de bien graves réflexions sur l'entreprise qu'il réalisait en ce moment, car, tandis qu'il se préparait à entrer sous peu de jours dans Moscou, à la tête de la plus nombreuse de ses armées, une autre venait d'être battue à mille lieues de là. Il envahissait la Russie et allait perdre l'Espagne!… Le chef d'escadrons Fabvier, aujourd'hui lieutenant général, qui avait porté les dépêches de Marmont, ayant voulu prendre part à la bataille de la Moskova, y fut blessé à l'attaque de la grande redoute. C'était venir chercher une balle de bien loin!…
Le 12 septembre, Napoléon quitta Mojaïsk, et le 15 il entrait dans Moscou. Cette ville immense était déserte. Le général Rostopschine, son gouverneur, en avait fait sortir tous les habitants. Ce Rostopschine, dont on a voulu faire un héros, était un homme barbare qui, pour acquérir de la célébrité, ne reculait devant aucun moyen. Il avait laissé étrangler par la populace un grand nombre de marchands étrangers, et surtout des Français, établis à Moscou, dont le seul crime était d'être soupçonnés de faire des vœux pour l'arrivée des troupes de Napoléon. Quelques jours avant la bataille de la Moskova, les Cosaques ayant enlevé une centaine de malades français, le général Koutousoff les envoya, par des chemins détournés, au gouverneur de Moscou, qui, sans pitié pour leurs souffrances et leurs fatigues, les laissa d'abord quarante-huit heures sans manger, et les fit ensuite promener en triomphe dans les rues, où plusieurs de ces malheureux moururent de faim, pendant que des agents de police lisaient au peuple une proclamation de Rostopschine qui, pour le déterminer à prendre les armes, disait que tous les Français étaient aussi débiles et tomberaient facilement sous ses coups. Cette affreuse promenade terminée, la plupart de ceux de nos soldats qui vivaient encore furent assommés par la populace, sans que Rostopschine fît rien pour les sauver!…
Les troupes russes vaincues n'avaient fait que traverser Moscou, d'où elles s'éloignaient pour aller se reformer à plus de trente lieues de là, vers Kalouga, sur la route d'Asie. Le roi Murat les suivit dans cette nouvelle direction, avec toute sa cavalerie et plusieurs corps d'infanterie. La garde impériale resta dans la ville, et Napoléon fut s'établir au Kremlin, antique palais fortifié, résidence habituelle des czars. Tout était tranquille en apparence, lorsque, pendant la nuit du 15 au 16 septembre, les marchands français et allemands, qui s'étaient soustraits aux recherches du gouverneur, vinrent prévenir l'état-major de Napoléon que le feu allait être mis à la ville. Cet avis fut bientôt confirmé par un agent de police russe, qui ne pouvait se résoudre à exécuter les ordres de son chef. On apprit par cet agent que, avant de quitter Moscou, Rostopschine avait fait ouvrir le bagne, les prisons, et rendre la liberté à tous les forçats, en leur faisant distribuer un très grand nombre de torches confectionnées par des ouvriers anglais. Tous ces incendiaires étaient restés cachés dans les palais abandonnés, où ils attendaient le signal[6]!
L'Empereur, informé de cet affreux projet, prescrivit sur-le-champ les mesures les plus sévères. De nombreuses patrouilles parcoururent les rues et tuèrent plusieurs brigands pris sur le fait d'incendie; mais c'était trop tard; le feu éclata bientôt sur différents points de la ville et fit des ravages d'autant plus rapides que Rostopschine avait fait enlever toutes les pompes; aussi, en peu de temps, Moscou ne fut plus qu'une grande fournaise ardente. L'Empereur quitta le Kremlin et se réfugia au château de Peterskoë; il ne rentra que trois jours après, lorsque l'incendie commençait à diminuer, faute d'aliments. Je n'entrerai dans aucun détail sur l'incendie de Moscou, dont le récit a été fait par plusieurs témoins oculaires. Je me bornerai à examiner plus tard les effets de cette immense catastrophe.
Napoléon, appréciant mal la situation dans laquelle se trouvait Alexandre, espérait toujours un accommodement, quand enfin, las d'attendre, il prit la détermination de lui écrire lui-même. Cependant, l'armée russe se réorganisait vers Kalouga, d'où ses chefs envoyaient vers Moscou des agents chargés de diriger vers leurs régiments les soldats égarés. On en évalue le nombre à 15,000. Retirés dans les faubourgs, ces hommes circulaient sans défiance au milieu de nos bivouacs, prenaient place aux feux de nos soldats et mangeaient avec eux, et personne n'eut la pensée de les faire prisonniers. Ce fut une grande faute, car, peu à peu, ils rejoignirent l'armée russe, tandis que la nôtre s'affaiblissait journellement par les maladies et les premiers froids. Nos pertes en chevaux étaient surtout immenses, ce qu'on attribuait aux fatigues extraordinaires que le roi Murat avait imposées pendant toute la campagne à la cavalerie dont il était le chef. Murat, se souvenant des brillants succès obtenus en 1806 et 1807 contre les Prussiens, en les poursuivant à outrance, pensait que la cavalerie devait suffire à tout et faire des marches de douze à quinze lieues par jour, sans se préoccuper de la fatigue des chevaux, l'essentiel étant d'arriver sur les ennemis avec quelques têtes de colonnes! Mais le climat, la difficulté de trouver des fourrages, la longue durée de la campagne, et surtout la ténacité des Russes, avaient bien changé les conditions. Aussi la moitié de notre cavalerie était sans chevaux lorsque nous arrivâmes à Moscou, et Murat achevait de détruire le surplus dans la province de Kalouga. Ce prince, fier de sa haute taille, de son courage, et toujours affublé de costumes bizarres mais brillants, avait attiré l'attention des ennemis, et, se complaisant à parlementer avec eux, il échangeait des présents avec les chefs cosaques. Koutousoff profita de ces réunions pour entretenir les Français dans de fausses espérances de paix, que le roi Murat faisait partager à l'Empereur. Mais, un jour, cet ennemi, qui se disait affaibli, se réveille, se glisse entre nos cantonnements, nous enlève plusieurs convois, un escadron de dragons de la garde et un bataillon de marche; aussi Napoléon défendit-il désormais, sous peine de mort, toute communication avec les Russes non autorisée par lui.
Cependant, Napoléon ne perdait pas tout espoir de conclure la paix. Il envoya, le 4 octobre, le général Lauriston, son aide de camp, au quartier général du maréchal Koutousoff. Ce Russe astucieux montra au général Lauriston une lettre adressée par lui à l'empereur Alexandre pour le presser d'adhérer aux propositions des Français, attendu, disait-il, que l'armée moscovite se trouvait hors d'état de continuer à faire la guerre. Mais à peine l'officier porteur de cette dépêche était-il parti pour Saint-Pétersbourg, muni par Lauriston d'un passeport qui devait le préserver de l'attaque de ceux de nos partisans qui rôdaient entre les deux armées, que Koutousoff expédia un autre aide de camp vers son empereur. Ce second envoyé n'ayant pas de laissez-passer français fut rencontré par nos patrouilles, et, comme il était de bonne prise d'après les lois de la guerre, il fut arrêté, et ses dépêches furent envoyées à Napoléon. Elles contenaient tout le contraire de celles que Koutousoff avait montrées à Lauriston. En effet, le maréchal russe, après avoir supplié son souverain de ne point traiter avec les Français, lui annonçait «que l'armée de l'amiral Tchitchakoff, ayant quitté la Valachie après la paix avec les Turcs, s'avançait sur Minsk afin de couper la retraite à Napoléon. Koutousoff instruisait aussi Alexandre des pourparlers qu'il avait engagés et qu'il poursuivait habilement avec Murat, à dessein d'entretenir la pernicieuse sécurité dans laquelle les Français vivaient à Moscou, à une époque si avancée de la saison…»
À la vue de cette lettre, Napoléon, comprenant qu'il avait été joué, entra dans une violente colère et forma, dit-on, le projet de marcher sur Saint-Pétersbourg; mais, outre que l'affaiblissement de son armée et les rigueurs de l'hiver s'opposaient à cette vaste expédition, des motifs d'une bien haute importance portaient l'Empereur à se rapprocher de l'Allemagne pour être plus à même de la surveiller et de voir ce qui se passait en France. Une conspiration venait d'éclater à Paris, et les chefs de ce mouvement avaient été les maîtres de la capitale pendant une journée!… Un exalté, le général Malet, avait jeté sur Paris cette étincelle qui aurait pu allumer l'incendie, et s'il ne se fût rencontré un homme perspicace autant qu'énergique, en la personne de l'adjudant-major Laborde, c'en était peut-être fait du gouvernement impérial.
Les esprits n'en furent pas moins frappés de cet événement, et l'on peut concevoir quelle fut la douleur de Napoléon en apprenant le danger qu'avaient couru sa famille et son gouvernement!
CHAPITRE XIV
La retraite est décidée.—Surprise du corps de Sébastiani.—Combat de Malo-Iaroslawetz.—Retour sur Mojaïsk et la Moskova.—Baraguey d'Hilliers met bas les armes.—Je suis nommé colonel.—Retraite héroïque du maréchal Ney.
À Moscou, la situation de Napoléon s'aggravait de jour en jour. Le froid sévissait déjà avec rigueur, et le moral des soldats Français de naissance était seul resté ferme. Mais ces soldats ne formaient que la moitié des troupes que Napoléon avait conduites en Russie. Le surplus était composé d'Allemands, de Suisses, de Croates, de Lombards, de Romains, de Piémontais, d'Espagnols et de Portugais. Tous ces étrangers, restés fidèles tant que l'armée avait eu des succès, commençaient à murmurer, et, séduits par les proclamations en diverses langues dont les agents russes inondaient nos camps, ils désertaient en grand nombre vers l'ennemi, qui promettait de les renvoyer dans leur pays.
Ajoutons à cela que les deux ailes de la Grande Armée, uniquement composées d'Autrichiens et de Prussiens, ne se trouvaient plus en ligne avec le centre, comme au commencement de la campagne, mais étaient sur nos derrières, prêtes à nous barrer le passage au premier ordre de leurs souverains, anciens et irréconciliables ennemis de la France!… La position était des plus critiques, et, bien qu'il dût en coûter beaucoup à l'amour-propre de Napoléon d'avouer au monde entier, en se retirant sans avoir imposé la paix à Alexandre, qu'il avait manqué le but de son expédition, le mot de retraite fut enfin prononcé!… Mais ni l'Empereur, ni ses maréchaux, personne enfin n'avait alors la pensée d'abandonner la Russie et de repasser le Niémen; il ne s'agissait que d'aller prendre ses cantonnements d'hiver dans les moins mauvaises provinces de la Pologne.
L'abandon de Moscou était décidé en principe; cependant, avant de se résoudre à l'exécuter, Napoléon, conservant encore un dernier espoir d'accommodement, envoya le duc de Vicence (Caulaincourt) vers le maréchal russe Koutousoff, qui ne fit aucune réponse!…
Pendant ces lenteurs, notre armée fondait de jour en jour, et, dans une confiance aveugle, nos avant-postes restaient aventurés dans la province de Kalouga, sur des positions difficiles, quant tout à coup l'événement le plus imprévu vint dessiller les yeux des plus incrédules et anéantir les illusions que l'Empereur conservait encore de conclure la paix!
Le général Sébastiani, que nous avons vu se laisser surprendre à Drouïa, venait de remplacer le général Montbrun dans le commandement du 2e corps de cavalerie, et, quoique près de l'ennemi, il passait ses journées en pantoufles, lisant des vers italiens et ne faisant aucune reconnaissance. Koutousoff, profitant de cette négligence, se porte, le 18 octobre, sur le corps d'armée de Sébastiani, l'investit de toutes parts, l'accable par le nombre et le contraint d'abandonner une partie de son artillerie!… Les trois divisions de cavalerie de Sébastiani, séparées du surplus des troupes de Murat, ne parvinrent à le rejoindre qu'en renversant plusieurs bataillons ennemis, qui cherchèrent vainement à s'opposer à leur passage. Dans ce combat sanglant, Sébastiani fit preuve de valeur, car il était très brave, mais on peut le signaler pour sa médiocrité comme général. Vous en verrez une nouvelle preuve lorsque nous en serons à la campagne de 1813.
En même temps que le maréchal Koutousoff surprenait Sébastiani, il faisait attaquer Murat sur toute la ligne. Ce prince fut blessé légèrement. L'Empereur, ayant appris le jour même cette mauvaise affaire, ainsi que l'arrivée au camp ennemi d'un renfort de dix mille cavaliers de l'armée russe de Valachie, que les Autrichiens, nos alliés, avaient laissés passer, l'Empereur, dis-je, donna l'ordre de départ pour le lendemain.
Le 19 octobre au matin, l'Empereur quitta Moscou, où il était entré le 15 septembre. Sa Majesté, la vieille garde et le gros de l'armée prirent la route de Kalouga; le maréchal Mortier et deux divisions de la jeune garde restèrent en ville pendant vingt-quatre heures de plus, afin d'en achever la ruine et de faire sauter le Kremlin. Ils devaient ensuite fermer la marche.
L'armée traînait après elle plus de quarante mille voitures qui encombraient les défilés. On en fit l'observation à l'Empereur, qui répondit que chacune de ces voitures sauverait deux blessés, nourrirait plusieurs hommes, et qu'on s'en débarrasserait insensiblement. Ce système philanthropique pourrait, ce me semble, être combattu, car la nécessité d'alléger la marche d'une armée en retraite paraît devoir passer avant toutes les autres considérations.
Pendant le séjour des Français à Moscou, le roi Murat et les corps de cavalerie avaient occupé une partie de la province de Kalouga, sans cependant s'être emparés de la ville de ce nom, dont les environs sont très fertiles. L'Empereur, voulant éviter de passer sur le champ de bataille de la Moskova, ainsi que par la route de Mojaïsk, dont l'armée avait épuisé les ressources en venant à Moscou, prit la direction de Kalouga, d'où il comptait gagner Smolensk par des contrées fertiles et, pour ainsi dire, neuves. Mais, au bout de quelques jours de marche, nos troupes, dont l'effectif, après la jonction du roi Murat, s'élevait encore à plus de 100,000 hommes, se trouvèrent en présence de l'armée russe qui occupait la petite ville de Malo-Iaroslawetz. La position de l'ennemi était des plus fortes; cependant l'Empereur la fait attaquer par le prince Eugène à la tête du corps italien et des divisions françaises Morand et Gérard. Aucun obstacle n'arrêtant l'impétuosité de nos troupes, elles s'emparèrent de la ville après un combat long et meurtrier, qui nous coûta 4,000 hommes tués ou blessés. Le général Delzons, officier d'un grand mérite, resta parmi les morts.
Le lendemain, 24 octobre, l'Empereur, étonné de la vive résistance qu'il avait éprouvée, et sachant que toute l'armée russe lui barrait le passage, arrête la marche de ses troupes et passe trois jours à réfléchir au parti qu'il doit prendre.
Pendant une des reconnaissances qu'il faisait sur le front des ennemis, Napoléon fut sur le point d'être enlevé par eux!… Le brouillard était épais… Tout à coup les cris de Hourra! hourra! se font entendre; de nombreux Cosaques sortent d'un bois voisin de la route, qu'ils traversent à vingt pas de l'Empereur en renversant et pointant tout ce qu'ils rencontrent sur leur passage. Mais le général Rapp, s'élançant à la tête de deux escadrons de chasseurs et de grenadiers à cheval de la garde, qui suivaient constamment l'Empereur, sabre et met en fuite les ennemis. Ce fut dans ce combat que M. Le Couteulx, mon ancien camarade à l'état-major de Lannes, devenu aide de camp du prince Berthier, s'étant armé de la lance d'un Cosaque tué par lui, commit l'imprudence de revenir en brandissant cette arme, imprudence d'autant plus grave que Le Couteulx était revêtu d'une pelisse et d'un bonnet fourré, sous lesquels on ne pouvait rien distinguer de l'uniforme français. Aussi, un grenadier à cheval de la garde le prit pour un officier de Cosaques, et, le voyant se diriger vers l'Empereur, il le poursuivit et lui passa son énorme sabre au travers du corps!… Malgré cette affreuse blessure, M. Le Couteulx, placé dans une des voitures de l'Empereur, supporta le froid, les fatigues de la retraite, et parvint à regagner la France.
Les reconnaissances faites par Napoléon l'ayant convaincu de l'impossibilité de continuer sa marche vers Kalouga, à moins de livrer une sanglante bataille aux nombreuses troupes de Koutousoff, Sa Majesté se décida à aller passer par Mojaïsk pour gagner Smolensk. L'armée quitta donc un pays fertile pour reprendre une route dévastée, déjà parcourue au mois de septembre au milieu des incendies et jalonnée de cadavres!… Le mouvement que fit l'Empereur, le reportant après dix jours de fatigues à douze lieues seulement de Moscou, donna aux soldats beaucoup d'inquiétudes pour l'avenir. Le temps devint affreux; le maréchal Mortier rejoignit l'Empereur après avoir fait sauter le Kremlin.
L'armée revit Mojaïsk et le champ de bataille de la Moskova!… La terre, sillonnée par les boulets, était couverte de débris de casques, de cuirasses, de roues, d'armes, de lambeaux d'uniformes et de trente mille cadavres à demi dévorés par les loups!… Les troupes et l'Empereur passèrent rapidement, en jetant un triste regard sur cet immense tombeau!
M. de Ségur, dans la première édition de son ouvrage sur la campagne de Russie, dit qu'en repassant sur le champ de bataille de la Moskova, on aperçut un malheureux Français qui, ayant eu les deux jambes brisées dans le combat, s'était blotti dans le corps d'un cheval ouvert par un obus, et y avait passé cinquante jours, se nourrissant et pansant ses blessures avec la chair putréfiée des morts!… On fit observer à M. de Ségur que cet homme eût été asphyxié par les gaz délétères, et qu'il eût, d'autre part, préféré couvrir ses plaies avec de la terre fraîche et même avec de l'herbe, plutôt que d'augmenter la putréfaction en y mettant de la chair pourrie!… Je ne fais cette observation que pour mettre en garde contre les exagérations d'un livre qui eut d'autant plus de succès qu'il est très bien écrit.
Après Wiasma, l'armée fut assaillie par des flots de neige et un vent glacial qui ralentirent sa marche. Un grand nombre de voitures furent abandonnées, et quelques milliers d'hommes et de chevaux périrent de froid sur la route. La chair de ces derniers servit de nourriture aux soldats et même aux officiers. L'arrière-garde passa successivement du commandement de Davout à celui du prince Eugène et définitivement sous celui du maréchal Ney, qui conserva cette pénible mission tout le reste de la campagne.
Le 1er novembre, on parvint à Smolensk. Napoléon avait fait réunir dans cette ville une grande quantité de vivres, de vêtements et de chaussures; mais les administrateurs qui en étaient chargés, ne pouvant connaître l'état de désorganisation dans lequel l'armée était tombée, ayant exigé des bons de distribution et toutes les formalités des temps ordinaires, ces lenteurs exaspérèrent les soldats, qui, mourant de faim et de froid, enfoncèrent les portes des magasins et s'emparèrent tumultueusement de ce qu'ils contenaient, de sorte que beaucoup d'hommes eurent trop, plusieurs pas assez, d'autres rien!
Tant que les troupes avaient marché en ordre, le mélange des diverses nations n'avait donné lieu qu'à de légers inconvénients; mais dès que la misère et la fatigue eurent fait rompre les rangs, la discipline fut perdue. Comment aurait-elle pu subsister dans un immense rassemblement d'individus isolés, manquant de tout, marchant pour leur compte et ne se comprenant pas?… Car dans cette masse désordonnée régnait vraiment la confusion des langues!… Quelques régiments, et principalement ceux de la garde, résistaient encore. Presque tous les cavaliers des régiments de ligne, ayant perdu leurs chevaux, furent réunis en bataillons, et ceux de leurs officiers qui étaient encore montés formèrent les escadrons sacrés dont le commandement fut confié aux généraux Latour-Maubourg, Grouchy et Sébastiani, qui y remplissaient les fonctions de simples capitaines, tandis que des généraux de brigade et des colonels faisaient celles de maréchaux des logis et de brigadiers. Cette organisation suffirait seule pour faire connaître à quelle extrémité l'armée était réduite!
Dans cette position critique, l'Empereur avait compté sur une forte division de troupes de toutes armes que le général Baraguey d'Hilliers devait conduire à Smolensk; mais en approchant de la ville, on apprit que ce général avait mis bas les armes devant une colonne russe, en spécifiant que lui seul ne serait pas fait prisonnier de guerre, et qu'il lui serait permis d'aller joindre l'armée française afin de rendre compte de sa conduite. Mais l'Empereur ne voulut pas voir Baraguey d'Hilliers, auquel il fit donner l'ordre de se rendre en France et d'y garder les arrêts jusqu'à ce qu'un conseil de guerre l'eût jugé. Baraguey d'Hilliers prévint ce jugement en mourant de désespoir à Berlin.
Ce général avait été l'une des erreurs de Napoléon, qu'il séduisit lors du camp de Boulogne, en lui promettant de dresser les dragons à servir tour à tour comme fantassins et cavaliers. Mais l'essai de ce système ayant été fait en 1805 pendant la campagne d'Autriche, les vieux dragons qu'on avait mis à pied, et que Baraguey d'Hilliers commandait en personne, furent battus à Wertingen sous les yeux de l'Empereur. On leur rendit des chevaux, ils furent encore défaits, et pendant plusieurs années les corps de cette arme se ressentirent du désordre que Baraguey avait jeté parmi eux. L'auteur de ce système bâtard, tombé en disgrâce, avait espéré se relever en demandant à venir en Russie, où il acheva de se perdre aux yeux de l'Empereur par sa capitulation sans combat et en violant le décret qui prescrit au chef d'un corps réduit à mettre bas les armes de suivre le sort de ses troupes, et lui défend de solliciter des ennemis des conditions favorables à lui seul.
Après avoir passé plusieurs jours à Smolensk afin de réunir les troupes restées en arrière, l'Empereur se rendit le 15 à Krasnoë où, malgré ses graves préoccupations (car on se battait non loin de la ville), il expédia un officier vers le 2e corps d'armée resté sur la Düna et devenu désormais son seul espoir de salut.
Les régiments dont se composait ce corps avaient éprouvé moins de fatigues et de privations que ceux qui avaient fait partie de l'expédition de Moscou; mais aussi, par compensation, ils avaient bien plus souvent combattu les ennemis. Napoléon, voulant les en récompenser en nommant à tous les emplois vacants, se fit apporter les propositions d'avancement relatives au 2e corps. Il y en avait plusieurs en ma faveur, dont l'une ne demandait pour moi que le grade de major (lieutenant-colonel). Ce fut celle que le secrétaire présenta. Je tiens du général Grundler, qui, ayant reçu l'ordre de porter ces dépêches, se trouvait dans le cabinet de l'Empereur au moment où il achevait son travail, que Napoléon, au moment de signer, raya de sa main le mot major pour y substituer celui de colonel, en disant: «C'est une ancienne dette que j'acquitte.» Je fus donc enfin colonel du 23e de chasseurs, le 15 novembre; mais je ne l'appris que quelque temps après.
La retraite continuait péniblement, et les ennemis, dont les forces augmentaient sans cesse, coupèrent de l'armée le corps du prince Eugène, ainsi que ceux de Davout et de Ney. Les deux premiers parvinrent à grand'peine à se faire jour les armes à la main et à rejoindre l'Empereur, dont l'esprit était douloureusement préoccupé par l'absence du corps de Ney, car il fut plusieurs jours sans en recevoir aucune nouvelle.
Le 19 novembre, Napoléon parvint à Orscha. Il s'était écoulé un mois depuis qu'il avait quitté Moscou, et il restait encore cent vingt lieues à faire pour parvenir au Niémen. Le froid était intense.
Tandis que de sombres inquiétudes agitaient l'Empereur sur le sort de l'arrière-garde et de son intrépide chef, le maréchal Ney, celui-ci exécutait un des plus beaux faits d'armes dont il soit fait mention dans les annales militaires. Parti le 17 au matin de Smolensk, après en avoir fait sauter les remparts, le maréchal, à peine en marche, fut assailli par des myriades d'ennemis qui l'attaquèrent sur les deux flancs, en tête et en queue!… Ney, les repoussant constamment, marcha au milieu d'eux pendant trois jours; mais enfin il se trouva arrêté au dangereux défilé du ravin de Krasnoë, au delà duquel on découvrait de fortes masses de troupes russes et une formidable artillerie, qui commença un feu vif et soutenu. Sans s'étonner de cet obstacle imprévu, le maréchal prend l'audacieuse résolution de forcer le passage et ordonne au 48e de ligne (commandé par le colonel Pelet, ancien aide de camp de Masséna) de charger vivement à la baïonnette. À la voix de Ney, les soldats français, bien que harassés de fatigue, exténués de besoin et engourdis par le froid, s'élancent sur les batteries russes et les enlèvent. Les ennemis les reprennent, et nos troupes les en chassent de nouveau. Mais enfin il fallut céder à la supériorité du nombre. Le 48e, accablé par la mitraille, fut en très grande partie détruit, car sur six cent cinquante hommes qui étaient entrés dans le ravin, une centaine seulement le repassèrent. Le colonel Pelet, grièvement blessé, était de ce nombre.
La nuit survint, et tout espoir de rejoindre l'Empereur et l'armée paraissait perdu pour le corps d'arrière-garde; mais Ney a confiance en ses troupes et surtout en lui-même. Par son ordre, de nombreuses lignes de feux sont allumées afin de retenir les ennemis dans leur camp, dans la crainte d'une nouvelle attaque le lendemain. Le maréchal a résolu de mettre le Dniéper entre lui et les Russes, et de confier sa destinée et celle de ses troupes à la fragilité des glaces de ce fleuve. Il était seulement indécis sur le chemin qu'il devait prendre pour gagner le plus tôt possible le Dniéper, lorsqu'un colonel russe venant de Krasnoë se présente comme parlementaire et somme Ney de mettre bas les armes!… L'indignation du maréchal éclate à la pensée d'une telle humiliation, et comme l'officier ennemi n'était porteur d'aucun ordre écrit, Ney lui déclare qu'il ne le considère pas comme parlementaire, mais bien comme un espion; qu'il va donc le faire passer au fil des baïonnettes s'il ne le guide vers le point le plus rapproché du Dniéper!… Le colonel russe fut contraint d'obéir.
Ney donne à l'instant l'ordre de quitter en silence le camp, dans lequel il abandonne artillerie, caissons, bagages et les blessés hors d'état de le suivre; puis, favorisé par l'obscurité, il gagne, après quatre heures de marche, les rives du Dniéper. Ce fleuve était gelé, mais cependant pas assez fortement pour être praticable sur tous les points, car il existait un grand nombre de crevasses et des parties où la glace était si mince qu'elle s'enfonçait lorsque plusieurs hommes y passaient à la fois. Le maréchal fit donc défiler ses soldats un à un. Le passage du fleuve, ainsi opéré, les troupes du maréchal Ney se croyaient en sûreté, quand au jour naissant elles aperçurent un bivouac considérable de Cosaques. L'hetman Platow y commandait, et comme il avait, selon son habitude, passé la nuit à boire, il dormait en ce moment. Or, la discipline est si forte dans l'armée russe que personne n'oserait éveiller son chef ni faire prendre les armes sans son ordre. Les débris du corps de Ney côtoyèrent donc à une lieue le camp de l'hetman sans être attaqués. On ne vit les Cosaques de Platow que le lendemain.
Le maréchal Ney marcha durant trois jours en combattant sans cesse le long des bords sinueux du Dniéper qui devaient le conduire à Orscha, et le 20 il aperçut enfin cette ville où il espérait trouver l'Empereur et l'armée; mais il est encore séparé d'Orscha par une vaste plaine, occupée par un corps nombreux d'infanterie ennemie, qui s'avance sur lui pendant que les Cosaques se préparent à l'attaquer par derrière. Prenant une bonne position défensive, il envoie successivement plusieurs officiers pour s'assurer que les Français occupent encore Orscha, sans quoi il eût été impossible de continuer la résistance. Un des officiers atteint Orscha, où le quartier général se trouvait encore. En apprenant le retour du maréchal Ney, l'Empereur manifesta une joie des plus vives, et pour le dégager de la situation périlleuse où il se trouvait, il envoya au-devant de lui le prince Eugène et le maréchal Mortier, qui repoussèrent les ennemis et ramenèrent à Orscha le maréchal Ney avec ce qui restait des braves placés sous ses ordres. Cette retraite fit le plus grand honneur au maréchal Ney.
Le lendemain, l'Empereur continua sa retraite par Kokanow, Toloczin et Bobr, où il trouva les troupes du maréchal Victor arrivées depuis peu d'Allemagne et entra en communication avec le 2e corps, dont Saint-Cyr venait de rendre le commandement au maréchal Oudinot.
CHAPITRE XV
Situation du 2e corps.—Démoralisation des Bavarois.—Mission auprès du comte Lubenski.
Comme il est important d'indiquer les causes qui avaient réuni le 2e corps au surplus de l'armée dont il s'était séparé dès le commencement de la campagne, je dois reprendre l'abrégé de son historique depuis le mois d'août, lorsque, après avoir battu les Russes devant Polotsk, le maréchal Saint-Cyr fit établir auprès de cette place un immense camp retranché gardé par une partie de ses troupes et distribua le surplus sur les deux rives de la Düna. La cavalerie légère couvrait les cantonnements, et, ainsi que je l'ai déjà dit, la brigade Castex, à laquelle mon régiment était attaché, fut placée à Louchonski, sur la petite rivière de la Polota, d'où nous étions à même de surveiller les grandes routes venant de Sébej et de Newel.
L'armée de Wittgenstein, après sa défaite, s'était retirée en arrière de ces villes, de sorte qu'il existait entre les Russes et les Français un espace de plus de vingt-cinq lieues, non occupé à poste fixe, mais où chacun des deux partis envoyait des reconnaissances de cavalerie, ce qui donnait lieu à de petits combats peu importants. Du reste, comme les environs de Polotsk étaient suffisamment garnis de fourrages et de grains encore sur pied, et qu'il était facile de comprendre que nous y ferions un long séjour, les soldats français se mirent à faucher et à battre les blés, qu'on écrasait ensuite dans de petits moulins à bras, dont chaque maison de paysan est garnie.
Ce travail me paraissant trop lent, je fis réparer à grand'peine deux moulins à eau situés sur la Polota, auprès de Louchonski, et dès ce moment le pain fut assuré pour mon régiment. Quant à la viande, les bois voisins étaient remplis de bétail abandonné; mais comme il fallait y faire une traque chaque jour pour avoir la provision, je résolus d'imiter ce que j'avais vu pratiquer à l'armée de Portugal et de former un troupeau régimentaire. En peu de temps, je parvins à réunir 7 à 800 bêtes à cornes, que je confiai à la garde de quelques chasseurs démontés, auxquels je donnai les chevaux du pays, trop petits pour entrer dans les rangs. Ce troupeau, que j'augmentai par de fréquentes excursions, exista plusieurs mois, ce qui me permit de donner au régiment de la viande à discrétion et entretenait la bonne santé de ma troupe, qui me sut gré des soins que je prenais d'elle. J'étendis ma prévoyance sur les chevaux, pour lesquels on construisit de grands hangars, recouverts en paille et placés derrière les baraques des soldats, de sorte que notre bivouac était presque aussi confortable qu'un camp établi en pleine paix. Les autres chefs de corps firent des établissements analogues, mais aucun ne forma de troupeaux: leurs soldats vivaient au jour le jour.
Pendant que tous les régiments français, croates, suisses et portugais s'occupaient sans relâche du soin d'améliorer leur situation, les Bavarois seuls ne faisaient rien pour se soustraire à la misère et aux maladies!… En vain le général comte de Wrède cherchait-il à les stimuler en leur montrant avec quelle activité les soldats français construisaient les baraques, moissonnaient, battaient le blé, le transformaient en farine, bâtissaient des fours et faisaient du pain, les malheureux Bavarois, totalement démoralisés depuis qu'ils ne recevaient plus de distributions régulières, admiraient les travaux intelligents de nos troupes sans essayer de les imiter; aussi mouraient-ils comme des mouches, et il n'en serait pas resté un seul si le maréchal Saint-Cyr, sortant momentanément de sa nonchalance habituelle, n'eût engagé les colonels des autres divisions à fournir quotidiennement du pain aux Bavarois. La cavalerie légère, placée plus avant dans les campagnes et près des forêts, leur envoyait des vaches.
Cependant, ces Allemands, si mous lorsqu'il fallait travailler, étaient fort braves devant l'ennemi; mais dès que le péril cessait, ils retombaient dans leur complète apathie. La nostalgie, ou maladie du pays, s'emparait d'eux; ils se traînaient vers Polotsk, et, gagnant les hôpitaux établis par les soins de leurs chefs, ils demandaient la chambre où l'on meurt, s'étendaient sur la paille et ne se relevaient plus! Un très grand nombre périrent de la sorte, et les choses en vinrent au point que le général de Wrède se vit obligé de placer dans son fourgon les drapeaux de plusieurs bataillons qui n'avaient plus assez d'hommes pour les garder. Cependant, on était au mois de septembre, le froid ne se faisait pas encore sentir; le temps était, au contraire, fort doux; aussi les autres troupes étaient en bon état et vécurent gaiement en attendant les événements futurs.
Les cavaliers de mon régiment se faisaient surtout remarquer par leur bonne santé, ce que j'attribuais d'abord à la quantité de pain et de viande que je leur donnais, et surtout à l'eau-de-vie que j'étais parvenu à me procurer en abondance, par suite d'une convention conclue avec les Jésuites de Polotsk. Ces bons Pères, tous Français, avaient à Louchonski une grande ferme dans laquelle se trouvait une distillerie d'eau-de-vie de grain; mais, à l'approche de la guerre, les ouvriers s'étant enfuis vers le monastère en y apportant les alambics et tous les ustensiles, la fabrication avait cessé, ce qui privait les religieux d'une partie de leur revenu. Cependant, l'agglomération de l'armée autour de la ville avait rendu les alcools si rares et si chers, que les cantiniers faisaient plusieurs jours de marche pour aller en chercher jusqu'à Wilna. Il me vint donc en pensée de faire avec les Jésuites un traité par lequel je devais protéger leurs distillateurs, faire ramasser et battre par mes soldats le blé nécessaire, à condition que mon régiment aurait chaque jour une partie de l'eau-de-vie qui en proviendrait. Ma proposition ayant été acceptée, les moines eurent de grands bénéfices en faisant vendre de l'alcool au camp, et j'eus l'immense avantage d'en faire distribuer trois fois par jour à mes soldats, qui depuis qu'ils avaient passé le Niémen ne buvaient que de l'eau.
Je sais qu'au premier aspect ces détails sont oiseux, mais je les rappelle avec plaisir parce que les soins que je pris de mes hommes sauvèrent la vie à beaucoup d'entre eux et maintinrent l'effectif du 23e de chasseurs fort au-dessus de celui des autres régiments de cavalerie du corps d'armée, ce qui me valut de la part de l'Empereur un témoignage de satisfaction dont je parlerai plus loin.
Parmi les précautions que je pris, il en est encore deux qui sauvèrent la vie à beaucoup de mes cavaliers. La première fut de les contraindre, dès le 15 septembre, à se munir tous d'une de ces redingotes en peau de mouton avec toison qu'on trouvait en quantité dans les habitations des villages abandonnés. Les soldats sont de grands enfants, dont il faut prendre soin pour ainsi dire malgré eux. Les miens prétendirent d'abord que ces grandes pelisses étaient inutiles et surchargeaient leurs chevaux; mais dès le mois d'octobre ils les placèrent avec plaisir sous leurs manteaux, et, lorsque les grands froids furent venus, ils me remercièrent de les avoir forcés à les garder.
La seconde des précautions que je crus devoir prendre fut d'envoyer sur les derrières de l'armée tous les chasseurs démontés par le feu ennemi ou dont les chevaux étaient morts de fatigue. Un ordre du jour du major général prescrivait d'envoyer tous ces hommes sur Lepel, en Lithuanie, où ils devaient recevoir des chevaux qu'on attendait de Varsovie. Je me préparais à exécuter cet ordre, lorsque, ayant appris que le dépôt de Lepel était encombré de cavaliers à pied, manquant de tout et n'ayant rien à faire, car il n'arrivait pas un seul cheval de remonte, je pris sur moi d'envoyer tous mes hommes démontés directement à Varsovie, sous le commandement du capitaine Poitevin, qui avait été blessé. Je savais très bien que ce que je faisais était contraire aux règlements; mais dans une armée immense, transportée aussi loin et placée dans des conditions aussi extraordinaires, il était physiquement impossible que l'état-major et l'administration pussent pourvoir aux besoins des troupes. Il fallait donc qu'un chef de corps pût prendre bien des choses sous sa responsabilité; aussi, le général Castex, qui ne pouvait me donner une autorisation officielle, m'ayant promis de fermer les yeux sur ce qui se passait, je continuai à agir de la sorte tant que cela fut possible, si bien qu'insensiblement le nombre de chasseurs démontés envoyés par moi à Varsovie s'éleva à 250. Après la campagne, je les retrouvai sur la Vistule, tous habillés de neuf, bien équipés et ayant d'excellents chevaux, ce qui fut un très bon renfort pour le régiment. Les hommes démontés appartenant à d'autres corps et réunis à Lepel, au nombre de plus de 9,000, ayant été surpris par la grande retraite des troupes revenant de Moscou, furent presque tous faits prisonniers ou périrent de froid sur les routes! Il eût été cependant si facile de les diriger pendant l'été et l'automne sur Varsovie, dont le dépôt de remonte avait beaucoup de chevaux et manquait de cavaliers.
Je passai à Louchonski un grand mois dans le repos, ce qui avança la guérison de la blessure que j'avais reçue en juillet à Jakoubowo. Nous étions bien, dans ce camp, sous le rapport matériel, mais fort inquiets de ce qui se passait vers Moscou, et n'avions que très rarement des nouvelles de France. Je reçus enfin une lettre, par laquelle ma chère Angélique m'annonçait qu'elle venait de donner le jour à un garçon. Ma joie, quoique bien vive, fut mêlée de tristesse, car j'étais bien loin de ma famille, et, sans prévoir tous les dangers auxquels je serais exposé avant peu, je ne me dissimulais pas que de grands obstacles s'opposeraient à notre réunion.
Vers le milieu de septembre, le maréchal Saint-Cyr me donna une mission fort délicate. Elle avait un double but: d'abord, aller reconnaître ce que faisaient les ennemis dans les environs de Newel, et revenir ensuite par les rives du lac Ozérichtchi, afin de m'aboucher avec le comte Lubenski, le plus grand seigneur du pays et l'un des rares Polonais disposés à tout entreprendre pour secouer le joug des Russes. L'Empereur, qui, tout en hésitant à proclamer le rétablissement de l'ancienne Pologne, voulait organiser en départements les parties déjà conquises, avait éprouvé beaucoup de refus de la part des seigneurs auxquels il s'était proposé d'en confier l'administration; mais, d'après les assurances qui lui furent données sur le patriotisme du comte Lubenski, Sa Majesté venait de le nommer préfet de Witepsk. Ce seigneur vivant retiré dans une terre située au delà des cercles occupés par les Français, il était difficile de lui faire parvenir sa nomination et d'assurer son arrivée. Napoléon avait donc ordonné d'envoyer un parti de cavalerie légère vers le comte Lubenski.
Chargé de remplir cette mission, avec trois cents hommes de mon régiment, je choisis les cavaliers les plus braves, les mieux montés, et, après les avoir pourvus de pain, de viandes cuites, d'eau-de-vie et de tout ce qui était nécessaire, je quittai, le 14 septembre, le camp de Louchonski, où je laissai la brigade Castex et le surplus de nos escadrons. J'emmenai avec moi Lorentz, qui devait me servir d'interprète.
La vie de partisan est périlleuse et très fatigante. Éviter les grandes routes, nous cacher le jour dans les forêts sans oser y faire du feu, prendre dans un hameau des vivres et des fourrages, que nous allions consommer à quelques lieues de là, afin de donner le change aux espions ennemis; marcher toute la nuit, en se dirigeant quelquefois vers un point différent de celui où l'on doit aller; être sans cesse sur le qui-vive, telle fut la vie que je menai lorsque, lancé avec trois cents hommes seulement dans une contrée immense et inconnue pour moi, je dus m'éloigner de l'armée française et me rapprocher de celle des Russes, dont je pouvais rencontrer de nombreux détachements. Ma situation était fort difficile; mais j'avais confiance dans ma destinée, ainsi que dans la valeur des cavaliers dont j'étais suivi. J'avançais donc résolument, en côtoyant à deux ou trois lieues au large la route qui, de Polotsk, se rend à Newel par Tomtschino, Krasnopoli et Petschski.
Je ne vous ferai pas le récit détaillé des événements peu intéressants qui nous survinrent; il vous suffira de savoir que, grâce aux bons avis que nous donnaient les paysans, antagonistes déclarés des Russes, nous fîmes le tour de la ville de Newel en évitant tous les postes ennemis, et que, après huit jours, ou plutôt huit nuits de marche, nous parvînmes au lac Ozérichtchi, sur les rives duquel est situé le magnifique château qui appartenait alors au comte Lubenski.
Je n'oublierai jamais la scène qui se passa à notre arrivée dans cet antique et vaste manoir. La lune éclairait une superbe soirée d'automne. La famille du comte était réunie pour célébrer l'anniversaire de sa naissance et se réjouir de la victoire remportée par Napoléon à la Moskova, lorsque des domestiques accourant annoncer que le château est cerné par des soldats à cheval qui, après avoir placé des postes et des sentinelles, pénétraient déjà dans les cours, on pensa que c'était la police russe qui venait arrêter le maître du logis. Celui-ci, homme des plus courageux, attendait avec calme qu'on le conduisît dans les prisons de Saint-Pétersbourg, quand un de ses fils, que la curiosité avait porté à ouvrir une fenêtre, vient dire: «Ces cavaliers parlent français!»
À ces mots, le comte Lubenski, suivi de sa nombreuse famille et d'une foule de serviteurs, se précipitant hors du château, les réunit sur un immense péristyle, dont je montais alors les degrés, et, s'avançant vers moi les bras tendus, il s'écria d'un ton tragique: «Sois le bienvenu, généreux Gaulois, qui apportes la liberté dans ma patrie si longtemps opprimée!… Viens, que je te presse sur mon cœur, guerrier du grand Napoléon, libérateur de la Pologne!…» Non seulement le comte m'embrassa, mais il voulut que la comtesse, ses filles et ses fils fissent de même. Puis l'aumônier, les précepteurs, les institutrices vinrent me baiser la main, et toute la domesticité posa ses lèvres sur mon genou!… Bien que fort étonné des honneurs de divers degrés qu'on me rendait, je les reçus avec toute la gravité dont j'étais capable, et je croyais la scène terminée, lorsque, sur un mot du comte, chacun se prosternant se mit en prière.
Entré au château, je remis à M. Lubenski sa nomination de préfet de Witepsk, revêtue de la signature de l'empereur des Français, et lui demandai s'il acceptait: «Oui, s'écria-t-il avec force, et je suis prêt à vous suivre!…» La comtesse montra le même enthousiasme, et il fut convenu que le comte, accompagné de son fils aîné et de deux serviteurs, partirait avec moi. J'accordai une heure pour faire les préparatifs du voyage. Il n'est pas besoin de dire qu'elle fut employée à donner un bon souper à mon détachement, qui fut obligé de le manger à cheval, tant je craignais d'être surpris. Les adieux faits, nous allâmes coucher à quatre lieues de là, dans une forêt où nous restâmes cachés tout le jour suivant. La nuit d'après, nous continuâmes notre marche; mais, pour dépister les partis ennemis, qui auraient pu être surpris de la présence d'un détachement français dans ces parages, je me gardai bien de reprendre les chemins que j'avais suivis en venant, et, passant par Lombrowka, Swino et Takarena, tantôt par des sentiers, tantôt à travers champs, je parvins, au bout de cinq jours, à Polotsk. Je me félicitai d'autant plus d'avoir changé de route en revenant, que j'appris plus tard, par des marchands de Newel, que les Russes avaient envoyé un régiment de dragons et 600 Cosaques m'attendre aux sources de la Drissa, vers Krasnopoli.
Après avoir rendu compte de ma mission au maréchal Saint-Cyr et lui avoir présenté M. Lubenski, je regagnai le bivouac de Louchonski, où je retrouvai le général Castex et la partie de mon régiment que j'y avais laissée. Mon expédition avait duré treize jours, pendant lesquels nous avions éprouvé bien des fatigues, quelques privations; mais je ramenais mon monde en bon état. Nous n'avions pas combattu, car les petits groupes d'ennemis que nous avions aperçus s'étaient tous enfuis en nous voyant.
Le trajet que le comte Lubenski avait fait avec nous m'avait mis à même de le juger et de l'apprécier. C'était un homme fort instruit, capable, aimant son pays par-dessus tout, mais dont l'exaltation faussait quelquefois le jugement lorsqu'il s'agissait de choisir les moyens de reconstituer la Pologne. Néanmoins, si tous ses compatriotes avaient partagé son ardeur et eussent pris les armes à l'arrivée des Français, la Pologne eût peut-être recouvré son indépendance en 1812; mais, à peu d'exceptions près, ils restèrent tous dans la plus profonde apathie.
En s'éloignant de Polotsk, le comte alla prendre possession de sa préfecture. Il ne la garda pas longtemps, car un mois s'était à peine écoulé que l'armée française, après avoir quitté Moscou, traversait la province de Witepsk en effectuant sa retraite. Forcé, par ce fatal événement, d'abandonner sa préfecture et de se soustraire à la vengeance des Russes, le comte Lubenski se réfugia dans la Galicie, en Pologne autrichienne, où il possédait de très grands biens. Il y vécut en paix jusqu'en 1830, époque à laquelle il revint dans la Pologne russe, lorsqu'elle prit les armes contre le Czar. J'ignore quelle a été la destinée du comte Lubenski pendant et après ce soulèvement. Plusieurs de ses compatriotes m'ont assuré qu'il s'était de nouveau retiré sur ses terres de Galicie. C'était un grand patriote et un excellent homme.
Peu de jours après notre retour à Louchonski, je fus grandement surpris en voyant arriver de France un détachement de trente cavaliers de mon régiment. Ils venaient de Mons et avaient par conséquent traversé la Belgique, les provinces rhénanes, toute l'Allemagne, une partie de la Prusse, de la Pologne, et parcouru plus de 400 lieues sous le commandement d'un simple sous-officier. Cependant, pas un homme n'était resté en arrière et pas un cheval n'était blessé!… Cela suffirait pour démontrer le zèle et le bon esprit dont le 23e de chasseurs était animé.
CHAPITRE XVI
Défection des Autrichiens.—Défense de Polotsk.—Wittgenstein prisonnier nous échappe.—Nouveaux combats.—Évacuation de la ville.—Les Bavarois nous abandonnent.—Jonction avec le corps de Victor.—Le marais de Ghorodié.
Vers le 12 octobre, le 2e corps d'armée, qui, depuis le 18 août, vivait dans l'abondance et la tranquillité à Polotsk et dans les environs, dut se préparer à courir derechef la chance des combats. Nous apprîmes que l'amiral Tchitchakoff, commandant en chef de l'armée russe de Valachie, après avoir fait la paix avec les Turcs par l'intermédiaire des Anglais, se dirigeait vers Mohilew, afin de se porter sur les derrières de l'empereur Napoléon, qui, n'ayant pas encore quitté Moscou, se berçait toujours de l'espoir de conclure un traité avec Alexandre. On s'étonnait que le prince Schwartzenberg, chargé avec trente mille Autrichiens, nos alliés, de surveiller le corps russe de Valachie, eût laissé passer Tchitchakoff; mais le fait n'était pas moins réel. Non seulement les Autrichiens n'avaient pas barré le chemin aux Russes, ainsi qu'ils le pouvaient; mais, au lieu de les suivre en queue, ils étaient restés fort tranquilles dans leurs cantonnements de Volhynie.
Napoléon avait trop compté sur la bonne foi des ministres et des généraux de son beau-père l'empereur d'Autriche, en leur confiant le soin de couvrir l'aile droite de la Grande Armée. En vain le général de Ségur cherche à pallier les torts du gouvernement autrichien et du prince Schwartzenberg, commandant de ses armées; il y eut trahison flagrante de leur part, et l'histoire flétrira leur conduite!
Pendant qu'à notre droite les Autrichiens livraient passage au corps russe venant de Turquie, les Prussiens, dont on avait si imprudemment formé notre aile gauche, se préparaient à pactiser aussi avec les ennemis, et cela presque ouvertement, sans se cacher du maréchal Macdonald, que l'Empereur avait mis à leur tête pour les maintenir dans la fidélité. Dès que ces étrangers apprirent que l'occupation de Moscou n'avait pas amené la paix, ils prévirent les désastres de l'armée française, et toute leur haine contre nous se réveilla. Ils ne se mirent point encore en rébellion complète, mais le maréchal Macdonald était fort mal obéi, et les Prussiens, cantonnés près de Riga, pouvaient d'un moment à l'autre se réunir aux troupes russes de Wittgenstein pour accabler le 2e corps français campé sous Polotsk.
On comprend combien la situation du maréchal Saint-Cyr devenait difficile. Elle ne put cependant l'émouvoir, et, toujours impassible, il donna avec calme et clarté les ordres pour une défense opiniâtre. Toute l'infanterie fut réunie dans la ville et le camp retranché: plusieurs ponts furent ajoutés à ceux qui unissaient déjà les deux rives de la Düna. On plaça les malades et les non-combattants au vieux Polotsk, ainsi qu'à Ekimania, postes fortifiés situés sur la rive gauche. Le maréchal, ne pensant pas avoir assez de troupes pour disputer la plaine à Wittgenstein qui venait de recevoir de très puissants renforts de Saint-Pétersbourg, crut ne devoir garder que cinq escadrons, et il en prit un dans chaque régiment de cavalerie légère. Le surplus passa sur la rive opposée.
Le 16 octobre, les éclaireurs ennemis se montrèrent devant Polotsk, dont l'aspect dut leur paraître bien changé, tant à cause de l'immense camp retranché nouvellement établi, que par les nombreuses fortifications dont la plaine était couverte. La plus grande et la plus forte était une redoute surnommée la Bavaroise. Tous ceux des malheureux soldats du général de Wrède qui avaient survécu à la maladie du pays demandèrent à défendre cette redoute, ce qu'ils firent avec beaucoup de valeur.
Le combat commença le 17 et dura toute la journée, sans que le maréchal Saint-Cyr pût être forcé dans sa position. Le général Wittgenstein, furieux, attribuant cet échec à ce que ses officiers n'avaient pas assez reconnu le fort et le faible de nos ouvrages défensifs, voulut les examiner lui-même et s'en approcha très courageusement; mais cet acte de dévouement faillit lui coûter la vie, car le commandant Curély, l'un des plus braves et des meilleurs officiers de l'armée française, ayant aperçu le général russe, s'élance sur lui à la tête de l'escadron fourni par le 20e de chasseurs, sabre une partie de son escorte, et poussant jusqu'à Wittgenstein, auquel il met la pointe sur la gorge, il le force à rendre son épée!
Après l'importante capture du général en chef ennemi, le commandant Curély aurait dû se retirer promptement entre deux redoutes et conduire son prisonnier dans le camp retranché; mais Curély était trop ardent, et, voyant que l'escorte du général russe revenait à la charge pour le délivrer, il crut l'honneur français engagé à ce qu'il conservât son prisonnier, malgré tous les efforts des ennemis!… Wittgenstein se trouva donc pendant quelques minutes au milieu d'un groupe de combattants qui se disputaient sa personne; mais le cheval de Curély ayant été tué, plusieurs de nos chasseurs mirent pied à terre pour relever leur chef, et Wittgenstein, profitant de la confusion produite par cet événement, s'enfuit au grand galop, en ordonnant aux siens de le suivre!…
Cet épisode, bientôt connu de toute l'armée, donna lieu à une controverse des plus vives. Les uns prétendaient que la modération dont Curély avait fait preuve en ne portant aucun coup au général Wittgenstein devait cesser du moment où les Russes, revenus au combat, étaient sur le point de délivrer leur général, et ils soutenaient que Curély aurait dû lui passer alors son sabre au travers du corps. Mais d'autres disaient que, du moment où Curély avait reçu le général ennemi à merci, il n'avait plus le droit de le tuer. Il peut y avoir du vrai dans ce dernier raisonnement; cependant, pour qu'il fût complètement exact, il faudrait que, à l'exemple des anciens chevaliers, le général Wittgenstein se fût constitué prisonnier, secouru ou non secouru; mais il paraît qu'il n'avait pas pris cet engagement, ou bien qu'il y manqua, puisqu'il s'évada dès qu'il en vit la possibilité. En avait-il le droit? C'est une question très difficile à résoudre. Il en est de même de celle relative au droit qu'aurait eu Curély de tuer Wittgenstein pendant qu'on cherchait à le reprendre. Quoi qu'il en soit, lorsque, plus tard, on présenta le commandant Curély à l'Empereur pendant le passage de la Bérésina, où le général Wittgenstein nous fit éprouver de si grandes pertes, Napoléon dit au chef d'escadrons: «Ce malheur ne fût probablement pas arrivé si, usant de votre droit, vous eussiez tué Wittgenstein sur le champ de bataille de Polotsk, au moment où les Russes cherchaient à l'arracher de vos mains…» Malgré ce reproche, mérité ou non, Curély devint colonel peu de temps après et officier général en 1814.
Mais revenons à Polotsk, dont les ennemis, repoussés le 17 octobre, renouvelèrent l'attaque le 18, avec des forces tellement supérieures que, après avoir éprouvé des pertes immenses, Wittgenstein s'empara du camp retranché. Mais Saint-Cyr, se mettant à la tête des divisions Legrand et Maison, l'en chassa à coups de baïonnette. Sept fois les Russes revinrent avec acharnement à la charge, et sept fois les Français et les Croates les repoussèrent, et restèrent enfin maîtres de toutes les positions.
Le maréchal Saint-Cyr, quoique blessé, n'en continua pas moins à diriger les troupes. Ses efforts furent couronnés d'un plein succès, car les ennemis, abandonnant le champ de bataille, se retirèrent dans la forêt voisine. 50,000 Russes venaient d'être battus par 15,000 hommes. La joie régnait dans le camp français. Mais le 19 au matin, on apprit que le général Steinghel, à la tête de 14,000 Russes, venait de traverser la Düna devant Disna et remontait la rive gauche pour tourner Polotsk, s'emparer des ponts et enfermer l'armée de Saint-Cyr entre les troupes qu'il amenait et celles de Wittgenstein. En effet, on vit bientôt l'avant-garde de Steinghel paraître devant Natcha, se dirigeant vers Ekimania, où se trouvaient la division de cuirassiers et les régiments de cavalerie légère dont le maréchal n'avait gardé qu'un escadron à Polotsk.
En un clin d'œil, nous fûmes tous à cheval et repoussâmes les ennemis, qui auraient cependant fini par prendre le dessus, car il leur arrivait de puissants renforts, et nous n'avions pas d'infanterie, lorsque le maréchal Saint-Cyr en envoya trois régiments, détachés des divisions qui gardaient Polotsk. Dès lors, Steinghel, qui n'avait plus que quelques efforts à faire pour arriver aux ponts, s'arrêta tout court, tandis que sur l'autre rive Wittgenstein gardait aussi l'immobilité. Il semblait que les deux généraux russes, après avoir combiné un plan d'attaque très bien conçu, n'osaient en achever l'exécution, chacun d'eux s'en reposant sur l'autre du soin de vaincre les Français.
Cependant la position de ces derniers devenait horriblement critique, car, sur la rive droite, ils étaient acculés par l'armée de Wittgenstein, triple de la leur, contre une ville entièrement construite en bois et une rivière considérable, n'ayant d'autre moyen de retraite que les ponts, dont les troupes de Steinghel menaçaient de s'emparer par la rive gauche.
Tous les généraux pressent alors Saint-Cyr d'ordonner l'évacuation de Polotsk; mais il veut gagner la nuit, parce qu'il sent que les 50,000 Russes placés devant lui n'attendent que son premier mouvement rétrograde pour s'élancer sur son armée affaiblie et porter le désordre dans ses rangs. Il resta donc immobile, et, profitant de l'inconcevable inaction des généraux ennemis, il attendit le coucher du soleil, dont heureusement le moment fut avancé par un brouillard fort épais, qui déroba les trois armées à la vue les unes des autres. Le maréchal saisit cet instant favorable pour exécuter sa retraite.
Déjà sa nombreuse artillerie et quelques escadrons restés sur la rive droite avaient traversé les ponts en silence, et l'infanterie allait suivre en dérobant sa marche à l'ennemi, lorsque, sur le point de partir, les soldats de la division Legrand, ne voulant pas abandonner aux Russes leurs baraques intactes, y mirent le feu. Les deux autres divisions, pensant que c'était un signal convenu, firent de même, et en un instant toute la ligne fut embrasée. Cet immense incendie ayant annoncé aux Russes notre mouvement rétrograde, toutes leurs batteries éclatèrent, et leurs obus mirent le feu aux faubourgs ainsi qu'à la ville, sur laquelle leurs colonnes se précipitèrent. Mais les Français, et principalement la division Maison, la défendirent pied à pied, car, à la lueur de l'incendie, on se voyait comme en plein jour.
Polotsk brûla complètement: les pertes des deux partis furent considérables; néanmoins la retraite de nos troupes s'effectua avec ordre: on emmena nos blessés transportables; les autres, ainsi qu'un grand nombre de Russes, périrent dans les flammes.
Il paraît que le désaccord le plus complet régnait entre les chefs de l'armée ennemie, car pendant cette nuit de combat Steinghel resta fort tranquille dans son camp et ne seconda pas plus l'attaque de Wittgenstein que celui-ci n'avait secondé la sienne le jour précédent[7]. Ce fut seulement quand Saint-Cyr, après avoir évacué la place, se fut mis hors des atteintes de Wittgenstein, en brûlant les ponts de la Düna, que Steinghel commença le 20 au matin à prendre des dispositions pour nous attaquer; mais les troupes françaises étant alors toutes réunies sur la rive gauche, Saint-Cyr les porta contre Steinghel, qui fut culbuté avec perte de plus de 2,000 hommes tués ou pris.
Dans ces rudes engagements de quatre jours et une nuit, les Russes eurent six généraux et 10,000 hommes tués ou blessés. La perte des Français et de leurs alliés ne fut que de 5,000 hommes hors de combat, différence énorme, qu'il faut attribuer à la supériorité du feu de nos troupes, surtout à celui de l'artillerie. Mais l'avantage que nous avions eu sous le rapport des pertes était en partie compensé, car les blessures que le maréchal Saint-Cyr avait reçues allaient priver l'armée du chef en qui elle avait une entière confiance. Il fallait le remplacer. Le comte de Wrède, alléguant son rang de général en chef des corps bavarois, prétendit avoir le commandement sur les généraux de division français; mais ceux-ci refusant d'obéir à un étranger, le maréchal Saint-Cyr, quoique très souffrant, consentit à garder quelque temps encore la direction des deux corps d'armée et ordonna la retraite vers Oula, afin de se rapprocher de Smoliany et couvrir ainsi le flanc de la route d'Orscha à Borisoff, par laquelle l'Empereur revenait de Moscou.
Cette retraite fut si bien ordonnée, que Wittgenstein et Steinghel, qui, après avoir réparé les ponts de la Düna, nous suivaient en queue avec 50,000 hommes, n'osèrent nous attaquer, bien que nous n'eussions que 12,000 combattants, et ils n'avancèrent que de quinze lieues en huit jours. Quant au comte de Wrède, dont l'orgueil blessé ne voulait plus se plier à l'obéissance, il marchait à volonté avec un millier de Bavarois qui lui restaient et une brigade de cavalerie française, qu'il avait emmenée par subterfuge, en disant au général Corbineau qu'il en avait reçu l'ordre, ce qui n'était pas! La présomption du comte de Wrède ne tarda pas à être punie; il fut attaqué et battu par une division russe. Il se retira alors sans autorisation sur Wilna, d'où il gagna le Niémen. La brigade Corbineau, refusant de le suivre, revint joindre l'armée française, pour laquelle son retour fut un grand bonheur, ainsi que vous le verrez lorsque je parlerai du passage de la Bérésina.
Cependant, par ordre de l'Empereur, le maréchal Victor, duc de Bellune, à la tête du 9e corps d'armée fort de 25,000 hommes de troupes, dont la moitié appartenait à la Confédération du Rhin, accourait de Smolensk pour se joindre à Saint-Cyr et rejeter Wittgenstein au delà de la Düna. Ce projet eût certainement été suivi d'un prompt effet, si Saint-Cyr eût eu le commandement supérieur; mais Victor étant le plus ancien des deux maréchaux, Saint-Cyr ne voulut pas servir sous ses ordres, et, la veille de leur réunion, qui eut lieu le 31 octobre devant Smoliany, il déclara ne pouvoir continuer la campagne, remit la direction du 2e corps au général Legrand et s'éloigna pour retourner en France. Saint-Cyr fut regretté des troupes, qui, tout en n'aimant pas sa personne, rendaient justice à son courage et à ses rares talents militaires. Il ne manquait à Saint-Cyr, pour être un chef d'armée complet, que d'avoir moins d'égoïsme et de savoir gagner l'attachement des soldats et des officiers en s'occupant de leurs besoins: mais il n'y a pas d'homme sans défaut.
Le maréchal Victor avait à peine réuni sous son commandement les 2e et 9e corps d'armée, que la fortune lui offrit l'occasion de remporter une victoire éclatante. En effet, Wittgenstein, ignorant cette jonction et se fiant à sa supériorité, vint attaquer nos postes en s'adossant imprudemment à des défilés très difficiles. Il ne fallait qu'un effort simultané des deux corps pour le détruire, car nos troupes, maintenant aussi nombreuses que les siennes, étaient animées du meilleur esprit et désiraient vivement le combat; mais Victor, se méfiant sans doute de lui-même, sur un terrain qu'il voyait pour la première fois, profita de la nuit pour se retirer, gagna Sienno et cantonna les deux corps d'armée dans les environs. Les Russes s'éloignèrent aussi, en laissant seulement quelques Cosaques pour nous observer. Cet état de choses, qui dura toute la première quinzaine de novembre, fut très favorable à nos troupes, car elles vécurent largement, la contrée offrant beaucoup de ressources.
Le 23e de chasseurs, posté à Zapolé, couvrait un des flancs des deux corps réunis, lorsque le maréchal Victor, informé qu'une nombreuse armée ennemie se trouvait à Vonisokoï-Ghorodié, prescrivit au général Castex de faire reconnaître ce point par un des régiments de sa brigade. C'était au mien à marcher. Nous partîmes à la tombée du jour et arrivâmes sans encombre à Ghorodié, village situé dans un bas-fond, sur un très vaste marais desséché. Tout y était fort tranquille, et les paysans que je fis interroger par Lorentz n'avaient pas vu un soldat russe depuis un mois. Je me mis donc en disposition de revenir à Zapolé, mais le retour ne fut pas aussi calme que l'avait été notre marche en avant.
Bien qu'il n'y eût pas de brouillard, la nuit était fort obscure; je craignais d'égarer le régiment sur les nombreuses digues des marais que je devais traverser de nouveau. Je pris donc pour guide celui des habitants de Ghorodié qui m'avait paru le moins stupide. Ma colonne cheminait en très bon ordre depuis une demi-heure, lorsque tout à coup j'aperçois des feux de bivouac sur les collines qui dominent les marais!… J'arrête ma troupe et fais dire à l'avant-garde d'envoyer en reconnaissance deux sous-officiers intelligents qui devront observer, en tâchant de n'être pas aperçus. Ces hommes reviennent promptement me dire qu'un corps très nombreux nous barre le passage, tandis qu'un autre s'établit sur nos derrières! Je tourne la tête, et, voyant des milliers de feux entre moi et Ghorodié que je venais de quitter, il me parut évident que j'avais donné sans le savoir au milieu d'un corps d'armée qui se préparait à bivouaquer en ce lieu!… Le nombre des feux augmentait sans cesse; la plaine ainsi que les coteaux en furent bientôt couverts et offraient l'aspect d'un camp de 50,000 hommes, au centre duquel je me trouvais avec moins de 700 cavaliers!… La partie n'était pas égale; mais comment éviter le péril qui nous menaçait? Il n'y avait qu'un seul moyen, c'était de nous lancer au galop et en silence par la digue principale que nous occupions, de fondre sur les ennemis surpris par cette attaque imprévue, de nous ouvrir un passage le sabre à la main, et, une fois éloignés de la clarté des feux du camp, l'obscurité nous permettrait de nous retirer sans être poursuivis!… Ce plan bien arrêté, j'envoie des officiers tout le long de la colonne pour en prévenir la troupe, certain que chacun approuverait mon projet et me suivrait avec résolution!… J'avouerai néanmoins que je n'étais pas sans inquiétude, car l'infanterie ennemie pouvait prendre les armes au premier cri d'un factionnaire et me tuer beaucoup de monde pendant que mon régiment défilerait devant elle.
J'étais dans ces anxiétés, lorsque le paysan qui nous guidait part d'un grand éclat de rire, et Lorentz en fait autant… En vain je questionne celui-ci, il rit toujours, et, ne sachant pas assez bien le français pour expliquer le cas extraordinaire qui se présentait, il me montre son manteau, sur lequel venait de se poser un des nombreux feux follets que nous avions pris pour des feux de bivouac… Ce phénomène était produit par les émanations des marais, condensées par une petite gelée, après une journée d'automne dont le soleil avait été très chaud. En peu de temps, tout le régiment fut couvert de ces feux, gros comme des œufs, ce qui amusa beaucoup les soldats. Ainsi remis d'une des plus vives alarmes que j'aie jamais éprouvées, je regagnai Zapolé.
CHAPITRE XVII
Oudinot nous rejoint et se sépare de Victor.—Grave situation de l'armée.—Abandon et reprise de Borisoff.—Incendie du pont de la Bérésina.—Nous faisons un immense butin à Borisoff.
Au bout de quelques jours, il m'échut une nouvelle mission, dans laquelle nous n'eûmes plus à braver les feux follets, mais bien ceux des mousquetons des dragons russes. Un jour que le général Castex s'était rendu à Sienno, auprès du maréchal Victor, et que, le 24e de chasseurs étant en expédition, mon régiment se trouvait à Zapolé, je vois arriver deux paysans et reconnais dans l'un M. de Bourgoing, capitaine aide de camp d'Oudinot. Ce maréchal, qui s'était rendu à Wilna après avoir été blessé à Polotsk, le 18 août, ayant appris que Saint-Cyr, blessé à son tour le 18 octobre, venait de quitter l'armée, avait résolu de rejoindre le 2e corps et d'en reprendre le commandement.
Oudinot, sachant que ses troupes étaient dans les environs de Sienno, se dirigeait vers cette ville, lorsque, arrivé à Rasna, il fut prévenu, par un prêtre polonais, qu'un parti de dragons russes et de Cosaques rôdait auprès de là; mais comme le maréchal apprit en même temps qu'il y avait de la cavalerie française à Zapolé, il résolut d'écrire au commandant de ce poste pour lui demander une forte escorte, et expédia sa lettre par M. de Bourgoing, qui, pour plus de sûreté, se déguisa en paysan. Bien lui en prit, car à peine était-il à une lieue qu'il fut rencontré par un fort détachement de cavaliers ennemis qui, le prenant pour un habitant de la contrée, ne firent pas attention à lui. Peu de moments après, M. de Bourgoing, entendant plusieurs coups de feu, pressa sa marche et parvint à Zapolé.
Dès qu'il m'eut informé de la position critique dans laquelle se trouvait le maréchal, je partis au trot, avec tout mon régiment, pour lui porter un prompt secours. Il était temps que nous arrivassions, car, bien que le maréchal se fût barricadé dans une maison en pierres où, ayant réuni à ses aides de camp une douzaine de soldats français qui rejoignaient l'armée, il se défendait vaillamment, il allait néanmoins être forcé par les dragons russes, lorsque nous apparûmes. En nous voyant, les ennemis remontèrent à cheval et prirent la fuite. Mes cavaliers les poursuivirent à outrance, en tuèrent une vingtaine et firent quelques prisonniers: j'eus deux hommes blessés. Le maréchal Oudinot, heureux d'avoir échappé aux mains des Russes, nous exprima sa reconnaissance, et mon régiment l'escorta jusqu'à ce que, arrivé dans les cantonnements français, il fût hors de danger.
À l'époque dont je parle, tous les maréchaux de l'Empire paraissaient résolus à ne pas reconnaître entre eux les droits de l'ancienneté, car aucun ne voulait servir sous un de ses camarades, quelle que fût la gravité des circonstances. Aussi, dès qu'Oudinot eut repris le commandement du 2e corps d'armée, Victor, plutôt que de rester sous ses ordres pour combattre Wittgenstein, se sépara de lui et se dirigea vers Kokhanow avec ses 25,000 hommes. Le maréchal Oudinot, resté seul, promena ses troupes pendant quelques jours dans diverses parties de la province, et alla enfin établir son quartier général à Tschéréia, ayant son avant-garde à Loukoulm.
Ce fut pendant un petit combat, soutenu en avant de cette ville par la brigade Castex, que me parvint enfin ma nomination au grade de colonel. Si vous considérez que j'avais reçu, comme chef d'escadrons, une blessure à Znaïm, en Moravie, deux à Miranda de Corvo, en Portugal, une à Jakoubowo, fait quatre campagnes dans le même grade, et que, enfin, je commandais un régiment depuis l'entrée des Français en Russie, vous penserez peut-être que j'avais bien acquis mes nouvelles épaulettes. Je n'en fus pas moins reconnaissant envers l'Empereur, surtout en apprenant qu'il me maintenait au 23e de chasseurs que j'affectionnais beaucoup, et dont j'avais la certitude d'être aussi aimé qu'estimé. En effet, la joie fut grande dans tous les rangs, et les braves que j'avais si souvent menés au combat vinrent tous, soldats comme officiers, m'exprimer la satisfaction qu'ils éprouvaient de me conserver pour leur chef. Le bon général Castex, qui m'avait toujours traité comme un frère, voulut me faire reconnaître lui-même à la tête du régiment. Enfin, le colonel du 24e lui-même, bien que nous fussions peu liés, crut devoir venir me féliciter à la tête de son corps d'officiers, dont j'avais su acquérir la considération.
Cependant la situation de l'armée française s'aggravait chaque jour. Le feld-maréchal Schwartzenberg, commandant en chef du corps autrichien dont Napoléon avait formé l'aile droite de son armée, venait, par la trahison la plus infâme, de laisser passer devant lui les troupes russes de Tchitchakoff, qui s'étaient emparées de Minsk, d'où elles menaçaient nos derrières. L'Empereur dut alors vivement regretter d'avoir confié le commandement de la Lithuanie au général hollandais Hogendorf, son aide de camp, qui, n'ayant jamais fait la guerre, ne sut rien entreprendre pour sauver Minsk, où il pouvait facilement réunir les 30,000 hommes des divisions Durutte, Loison et Dombrowski, mises à sa disposition. La prise de Minsk était un événement grave auquel l'Empereur attacha néanmoins peu d'importance, parce qu'il comptait passer la Bérésina à Borisoff, dont le pont était couvert par une forteresse en très bon état gardée par un régiment polonais. La confiance de Napoléon était si grande à ce sujet que, pour alléger la marche de son armée, il avait fait brûler à Orscha tous ses équipages de pont. Ce fut un bien grand malheur, car ces pontons nous eussent assuré le prompt passage de la Bérésina, qu'il nous fallut acheter au prix de tant de sang!
Malgré sa sécurité relativement à ce passage, Napoléon, en apprenant l'occupation de Minsk par les Russes, manda au maréchal Oudinot de quitter Tschéréia pour se rendre à marches forcées sur Borisoff; mais nous y arrivâmes trop tard, parce que le général Bronikowski, chargé de la défense du fort[8], se voyant entouré par de nombreux ennemis, crut faire un acte méritoire en sauvant la garnison, et au lieu d'opposer une vive résistance, qui eût donné au corps d'Oudinot le temps d'arriver à son secours, le général polonais abandonna la place, puis il passa avec toute sa garnison sur la rive gauche, par le pont, et prit la route d'Orscha pour venir rejoindre le corps d'Oudinot, qu'il rencontra devant Natscha. Le maréchal le reçut fort mal et lui ordonna de revenir avec nous vers Borisoff.
Non seulement cette ville, le pont de la Bérésina et la forteresse qui le domine étaient déjà au pouvoir de Tchitchakoff, mais ce général, que ses succès rendaient impatient de combattre les troupes françaises, s'était porté le 23 novembre au-devant d'elles avec les principales forces de son armée, dont le général Lambert, le meilleur de ses lieutenants, faisait l'avant-garde avec une forte division de cavalerie. Le terrain étant uni, le maréchal Oudinot fit marcher en tête de son infanterie la division de cuirassiers, précédée par la brigade de cavalerie légère Castex.
Ce fut à trois lieues de Borisoff, dans la plaine de Lochnitza, que l'avant-garde russe, marchant en sens contraire des Français, vint se heurter contre nos cuirassiers, qui, ayant fort peu combattu pendant le cours de cette campagne, avaient sollicité l'honneur d'être placés en première ligne. À l'aspect de ces beaux régiments, encore nombreux, bien montés, et sur les cuirasses desquels étincelaient les rayons du soleil, la cavalerie russe s'arrêta tout court; puis, reprenant courage, elle se reportait en avant, lorsque nos cuirassiers, chargeant avec furie, la renversèrent et lui tuèrent ou prirent un millier d'hommes. Tchitchakoff, à qui l'on avait assuré que l'armée de Napoléon n'était plus qu'une masse sans ordre et sans armes, ne s'était pas attendu à une vigueur pareille; aussi s'empressa-t-il de battre en retraite vers Borisoff.
On sait qu'après avoir fourni une charge, les grands chevaux de la grosse cavalerie, et surtout ceux des cuirassiers, ne peuvent longtemps continuer à galoper. Ce furent donc le 23e et le 24e de chasseurs qui reçurent l'ordre de poursuivre les ennemis, tandis que les cuirassiers venaient en seconde ligne à une allure modérée.
Non seulement Tchitchakoff avait commis la faute de se porter au-devant du corps d'Oudinot, mais il y avait encore ajouté celle de se faire suivre par tous les équipages de son armée, dont le nombre de voitures s'élevait à plus de quinze cents!… Aussi le désordre fut-il si grand dans la retraite précipitée des Russes vers Borisoff, que les deux régiments de la brigade Castex virent souvent leur marche entravée par les chariots que les ennemis avaient abandonnés. Cet embarras devint encore plus considérable dès que nous pénétrâmes dans la ville, dont les rues étaient encombrées de bagages et de chevaux de trait, entre lesquels se faufilaient les soldats russes qui, après avoir jeté leurs armes, cherchaient à rejoindre leurs troupes. Cependant nous parvînmes au centre de la ville, mais ce ne fut qu'après avoir perdu un temps précieux, dont les ennemis profitèrent pour traverser la rivière[9].
L'ordre du maréchal était de gagner le pont de la Bérésina et de tâcher de le passer en même temps que les fuyards russes; mais, pour cela, il aurait fallu savoir où se trouvait ce pont, et aucun de nous ne connaissait la ville. Mes cavaliers m'amenèrent enfin un Juif que je questionnai en allemand; mais, soit que le drôle ne comprît pas cette langue ou feignît de ne pas la comprendre, nous n'en pûmes tirer aucun renseignement. J'aurais donné beaucoup pour avoir auprès de moi Lorentz, mon domestique polonais qui me servait habituellement d'interprète; mais le poltron était resté en arrière dès le commencement du combat. Il fallait pourtant sortir de l'impasse dans laquelle la brigade se trouvait engagée. Nous fîmes donc parcourir les rues de la ville par plusieurs pelotons, qui aperçurent enfin la Bérésina.
Cette rivière n'étant pas encore assez gelée pour qu'on pût la traverser sur la glace, il fallait donc la franchir en passant sur le pont; mais pour l'enlever il aurait fallu de l'infanterie, et la nôtre se trouvait encore à trois lieues de Borisoff. Pour y suppléer, le maréchal Oudinot, qui arriva sur ces entrefaites, ordonna au général Castex de faire mettre pied à terre aux trois quarts des cavaliers des deux régiments, qui, armés de mousquetons et formant un petit bataillon, iraient attaquer le pont. Nous nous empressâmes d'obéir, et, laissant les chevaux dans les rues voisines à la garde de quelques hommes, nous nous dirigeâmes vers la rivière sous la conduite du général Castex, qui, dans cette périlleuse entreprise, voulut marcher à la tête de sa brigade.
La déconfiture que venait d'éprouver l'avant-garde russe ayant porté la consternation dans l'armée de Tchitchakoff, le plus grand désordre régnait sur la rive occupée par elle, où nous voyions des masses de fuyards s'éloigner dans la campagne. Aussi, bien qu'il m'eût paru d'abord fort difficile que des cavaliers à pied et sans baïonnettes pussent forcer le passage d'un pont et s'y maintenir, je commençai à espérer un bon résultat, car l'ennemi ne nous opposait que quelques rares tirailleurs. J'avais donc prescrit aux pelotons qui devaient arriver les premiers sur la rive droite de s'emparer des maisons voisines du pont, afin que, maîtres des deux extrémités, nous pussions le défendre jusqu'à l'arrivée de notre infanterie, et assurer ainsi à l'armée française le passage de la Bérésina. Mais tout à coup les canons de la forteresse grondent et couvrent le tablier du pont d'une grêle de mitraille qui, portant le désordre dans notre faible bataillon, le force à reculer momentanément. Un groupe de sapeurs russes, munis de torches, profite de cet instant pour mettre le feu au pont; mais comme la présence de ces sapeurs empêchait l'artillerie ennemie de tirer, nous nous élançons sur eux!… La plupart sont tués ou jetés dans la rivière, et déjà nos chasseurs avaient éteint l'incendie à peine allumé, lorsqu'un bataillon de grenadiers, accourant au pas de charge, nous force à coups de baïonnette à évacuer le pont, qui bientôt, couvert de torches enflammées, devint un immense brasier dont la chaleur intense contraignit les deux partis à s'éloigner!
Dès ce moment, les Français durent renoncer à l'espoir de passer la Bérésina sur ce point, et leur retraite fut coupée!… Cette immense calamité nous devint fatale et contribua infiniment à changer la face de l'Europe en ébranlant le trône de Napoléon!
Le maréchal Oudinot, ayant reconnu l'impossibilité de forcer le passage de la rivière devant Borisoff, jugea qu'il serait dangereux de laisser encombrer cette ville par les troupes de son armée. Il leur envoya donc l'ordre de camper entre Lochnitza et Némonitza. La brigade Castex resta seule dans Borisoff, avec défense de communiquer avec les autres corps, auxquels on voulait cacher aussi longtemps que possible la fatale nouvelle de l'embrasement du pont, qu'ils n'apprirent que quarante-huit heures plus tard.
D'après les usages de la guerre, les bagages de l'ennemi appartiennent aux capteurs. Le général Castex autorisa donc les chasseurs de mon régiment et ceux du 24e à s'emparer du butin contenu dans les 1,500 voitures, fourgons et chariots que les Russes avaient abandonnés en fuyant au delà du pont. Le butin fut immense! Mais comme il y en avait cent fois plus que la brigade n'aurait pu en porter, je réunis tous les hommes de mon régiment, et leur fis comprendre qu'ayant à faire une longue retraite, pendant laquelle il me serait probablement impossible de continuer les distributions de viande que je leur avais fait faire pendant toute la campagne, je les engageais à s'attacher principalement à se munir de vivres, et j'ajoutai qu'ils devaient songer aussi à se garantir du froid et ne pas oublier que des chevaux surchargés ne duraient pas longtemps; qu'il ne fallait donc pas accabler les leurs sous le poids d'une quantité de choses inutiles à la guerre; qu'au surplus, je passerais une revue, et que tout ce qui ne serait pas vivres, chaussures et vêtements serait impitoyablement rejeté. Le général Castex, afin de prévenir toute discussion, avait fait planter des jalons qui divisaient en deux portions l'immense quantité de voitures prises. Chaque régiment avait son quartier.
Le corps d'armée d'Oudinot environnant trois côtés de la ville, dont le quatrième, couvert par la Bérésina, était en outre observé par divers postes, nos soldats pouvaient se livrer avec sécurité à l'examen du contenu des voitures et chariots russes. Aussitôt le signal donné, l'investigation commença. Il paraît que les officiers du corps de Tchitchakoff se traitaient bien, car jamais on ne vit dans les équipages d'une armée une telle profusion de jambons, pâtés, cervelas, poissons, viandes fumées et vins de toutes sortes, plus une immense quantité de biscuits de mer, riz, fromage, etc., etc. Nos soldats profitèrent aussi des nombreuses fourrures, ainsi que des fortes chaussures trouvées dans les fourgons russes, dont la capture sauva ainsi la vie à bien des hommes. Les conducteurs ennemis s'étant enfuis sans avoir eu le temps d'emmener leurs chevaux, qui étaient presque tous bons, nous choisîmes les meilleurs pour remplacer ceux dont nos cavaliers se plaignaient. Les officiers en prirent aussi pour porter les vivres dont chacun venait de faire si ample provision.
La brigade passa encore la journée du 24 dans Borisoff, et comme, malgré les précautions prises la veille, la nouvelle de la rupture du pont avait pénétré dans les bivouacs du 2e corps, le maréchal Oudinot, voulant que toutes ses troupes profitassent des denrées contenues dans les voitures des ennemis, consentit à laisser entrer successivement en ville des détachements de tous les régiments, qui faisaient place à d'autres, dès qu'ils avaient opéré leur chargement. Nonobstant la grande quantité de vivres et d'objets de tout genre enlevés par les troupes d'Oudinot, il en restait encore beaucoup dont s'emparèrent, le jour suivant, les nombreux soldats débandés qui revenaient de Moscou.
Cependant, les chefs, ainsi que les officiers capables d'apprécier la fâcheuse position de l'armée, étaient dans de vives anxiétés. En effet, nous avions devant nous la Bérésina, dont les troupes de Tchitchakoff garnissaient la rive opposée; nos flancs étaient débordés par Wittgenstein, et Koutousoff nous suivait en queue!… Enfin, excepté les débris de la garde, les corps d'Oudinot et de Victor, réduits à quelques milliers de combattants, le surplus de cette Grande Armée, naguère si belle, se composait de malades et de soldats sans armes, que la misère privait de leur ancienne énergie. Tout paraissait conspirer contre nous; car si, grâce à l'abaissement de la température, le corps de Ney avait pu, quelques jours avant, échapper aux ennemis en traversant le Dniéper sur la glace, nous trouvions la Bérésina dégelée, malgré un froid excessif, et nous n'avions pas de pontons pour établir un passage!
Le 25, l'Empereur entra dans Borisoff, où le maréchal Oudinot l'attendait avec les 6,000 hommes qui lui restaient. Napoléon, ainsi que les maréchaux et officiers de sa suite, furent étonnés du bon ordre qui régnait dans le 2e corps, dont la tenue contrastait singulièrement avec celle des misérables bandes qu'il ramenait de Moscou. Nos troupes étaient certainement beaucoup moins belles qu'en garnison, mais chaque soldat avait conservé ses armes et était prêt à s'en servir courageusement. L'Empereur, frappé de leur air martial, réunit tous les colonels et les chargea d'exprimer sa satisfaction à leurs régiments pour la belle conduite qu'ils avaient tenue dans les nombreux et sanglants combats livrés dans la province de Polotsk.
CHAPITRE XVIII
La brigade Corbineau rejoint le 2e corps.—Fausse démonstration en aval de Borisoff et passage de la Bérésina.
Vous devez vous souvenir que, quand le général bavarois comte de Wrède s'éloigna sans autorisation du 2e corps, il avait emmené la brigade de cavalerie Corbineau, en trompant ce général, auquel il assura avoir reçu des ordres à cet effet, ce qui n'était pas. Eh bien, cette supercherie eut pour résultat de sauver l'Empereur et les débris de sa Grande Armée!
En effet, Corbineau, entraîné malgré lui dans une direction opposée à celle du 2e corps dont il faisait partie, avait suivi le général de Wrède jusqu'à Gloubokoé; mais là, il avait déclaré qu'il n'irait pas plus loin, à moins que le général bavarois ne lui montrât l'ordre qu'il prétendait avoir de garder sa brigade auprès de lui. Le comte de Wrède n'ayant pu satisfaire à cette demande, le général Corbineau se sépara de lui, gagna vers Dockchtsoui les sources de la Bérésina; puis, longeant sa rive droite, il espérait atteindre Borisoff, y passer la rivière sur le pont et, prenant la route d'Orscha, aller au-devant du corps d'Oudinot, qu'il supposait être dans les environs de Bobr.
On a reproché à l'Empereur, qui avait plusieurs milliers de Polonais du duché de Varsovie à son service, de n'en avoir pas, dès le commencement de la campagne, placé quelques-uns comme interprètes auprès de chaque officier général et même de chaque colonel, car cette sage mesure aurait fait éviter bien des erreurs et rendu le service infiniment plus exact. On en eut la preuve dans la périlleuse course de plusieurs jours que la brigade Corbineau fut obligée de faire dans un pays nouveau pour elle, dont aucun Français ne connaissait la langue; car fort heureusement, parmi les trois régiments commandés par ce général, se trouvait le 8e de lanciers polonais, dont les officiers tiraient des habitants tous les renseignements nécessaires. Cet avantage immense servit merveilleusement Corbineau.
En effet, comme il était parvenu à une demi-journée de Borisoff, des paysans ayant informé ses lanciers polonais que l'armée russe de Tchitchakoff occupait cette ville, Corbineau désespérait de parvenir à traverser la Bérésina, lorsque ces mêmes paysans, l'engageant à rétrograder, conduisirent sa colonne en face de Studianka, petit village situé non loin de Weselowo, à quatre lieues en amont de Borisoff, et devant lequel se trouvait un gué. Les trois régiments de cavalerie de Corbineau le traversèrent sans pertes, et ce général, se dirigeant ensuite à travers champs, en évitant habilement d'approcher de Borisoff, de même que des troupes de Wittgenstein, établies à Roghatka, passa entre-deux et rejoignit enfin le maréchal Oudinot, le 23 au soir, près de Natscha.
La marche hardie que venait de faire Corbineau fut glorieuse pour lui et on ne peut plus heureuse pour l'armée, car l'Empereur, ayant reconnu l'impossibilité physique de rétablir promptement le pont de Borisoff, résolut, après en avoir conféré avec Corbineau, d'aller traverser la Bérésina à Studianka. Mais comme Tchitchakoff, informé du passage de la brigade Corbineau sur ce point, venait d'envoyer une forte division et beaucoup d'artillerie en face de Studianka, Napoléon employa pour tromper l'ennemi une ruse de guerre qui, bien que fort ancienne, réussit presque toujours. Il feignit de n'avoir pas de projet sur Studianka et de vouloir profiter de deux autres gués situés au-dessous de Borisoff, dont le moins défavorable est devant le village de Oukoloda. À cet effet, on dirigea ostensiblement vers ce lieu un des bataillons encore armés, qu'on fit suivre de plusieurs milliers de traînards, que les ennemis durent prendre pour une forte division d'infanterie. À la suite de cette colonne marchaient de nombreux fourgons, quelques bouches à feu et la division de cuirassiers. Arrivées à Oukoloda, ces troupes tirèrent le canon et firent tout ce qu'il fallait pour simuler la construction d'un pont.
Tchitchakoff, prévenu de ces préparatifs et ne doutant pas que le projet de Napoléon ne fût de franchir la rivière sur ce point pour gagner la route de Minsk qui l'avoisine, se hâta non seulement d'envoyer par la rive droite toute la garnison de Borisoff en face d'Oukoloda, mais, par suite d'une aberration d'esprit inqualifiable, le général russe, qui avait assez de forces pour garder en même temps le bas et le haut de la rivière, fit encore descendre vers Oukoloda toutes les troupes placées la veille par lui en amont de Borisoff, entre Zembin et la Bérésina. Or, c'est précisément en face de Zembin qu'est situé le village de Weselowo, dont le hameau de Studianka est une dépendance. Les ennemis abandonnaient donc le point sur lequel l'Empereur voulait jeter son pont, et couraient inutilement à la défense d'un gué situé à six lieues au-dessous de celui que nous allions franchir.
À la faute qu'il commit d'agglomérer ainsi toute son armée en aval de la ville de Borisoff, Tchitchakoff en ajouta une qu'un sergent n'eût pas commise et que son gouvernement ne lui a jamais pardonnée. Zembin est bâti sur un vaste marais, que traverse la route de Wilna par Kamen. La chaussée de cette route présente vingt-deux ponts en bois que le général russe, avant de s'éloigner, pouvait, en un moment, faire réduire en cendres, car ils étaient environnés d'une grande quantité de meules de joncs secs. Dans le cas où Tchitchakoff eût pris cette sage précaution, l'armée française devait être perdue sans retour, et il ne lui eût servi de rien de passer la rivière, puisqu'elle eût été arrêtée par le profond marais dont Zembin est entouré; mais, ainsi que je viens de le dire, le général russe nous abandonna les ponts intacts et descendit stupidement la Bérésina avec tout son monde, ne laissant qu'une cinquantaine de Cosaques en observation en face de Weselowo.
Pendant que les Russes, trompés par les démonstrations de l'Empereur, s'éloignaient du véritable point d'attaque, Napoléon donnait ses ordres. Le maréchal Oudinot et son corps d'armée doivent se rendre la nuit à Studianka, pour y faciliter l'établissement de deux ponts, passer ensuite sur la rive droite et se former entre Zembin et la rivière. Le duc de Bellune, partant de Natscha, doit faire l'arrière-garde, pousser devant lui tous les traînards, tâcher de défendre Borisoff pendant quelques heures, se rendre ensuite à Studianka et y passer les ponts. Tels furent les ordres de l'Empereur, dont les événements empêchèrent la stricte exécution.
Le 25 au soir, la brigade Corbineau, dont le chef connaissait si bien les environs de Studianka, se dirigea vers ce lieu en remontant la rive gauche de la Bérésina. La brigade Castex et quelques bataillons légers marchaient à sa suite; puis venait le gros du 2e corps. Nous quittâmes à regret la ville de Borisoff, où nous avions passé si heureusement deux journées. Il semblait que nous eussions un triste pressentiment des maux qui nous étaient réservés.
Le 26 novembre, au point du jour, nous étions à Studianka, et l'on n'apercevait, à la rive opposée, aucun préparatif de défense, de sorte que si l'Empereur eût conservé l'équipage de ponts qu'il avait fait brûler quelques jours avant à Orscha, l'armée eût pu franchir la Bérésina sur-le-champ. Cette rivière, à laquelle certaines imaginations ont donné des dimensions gigantesques, est tout au plus large comme la rue Royale, à Paris, devant le ministère de la marine. Quant à sa profondeur, il suffira de dire que les trois régiments de cavalerie de la brigade Corbineau l'avaient traversée à gué, sans accident, soixante-douze heures avant, et la franchirent de nouveau le jour dont je parle. Leurs chevaux ne perdirent point pied ou n'eurent à nager que pendant deux ou trois toises. Le passage n'offrait en ce moment que de légers inconvénients pour la cavalerie, les chariots et l'artillerie. Le premier consistait en ce que les cavaliers et conducteurs avaient de l'eau jusqu'aux genoux, ce qui, néanmoins, était supportable, puisque malheureusement le froid n'était pas assez vif pour geler la rivière, qui charriait à peine quelques rares glaçons: mieux eût valu pour nous qu'elle fût prise à plusieurs degrés. Le second inconvénient résultait encore du peu de froid qu'il faisait, car une prairie marécageuse, qui bordait la rive opposée, était si fangeuse, que les chevaux de selle y passaient avec peine et que les chariots enfonçaient jusqu'à la moitié des roues.
L'esprit de corps est certainement fort louable, mais il faut savoir le modérer, et même l'oublier, dans les circonstances difficiles. C'est ce que ne surent pas faire, devant la Bérésina, les chefs de l'artillerie et du génie, car chacun de ces deux corps éleva la prétention de construire seul les ponts, de sorte qu'ils se contrecarraient mutuellement, et rien n'avançait, lorsque l'Empereur, étant arrivé le 26, vers midi, termina le différend en ordonnant qu'un des deux ponts serait établi par l'artillerie et l'autre par le génie. On arracha à l'instant les poutres et les voliges des masures du village, et les sapeurs, ainsi que les artilleurs, se mirent à l'ouvrage.
Ces braves soldats donnèrent alors une preuve de dévouement dont on ne leur a pas assez tenu compte. On les vit se jeter tout nus dans les eaux froides de la Bérésina et y travailler constamment pendant six ou sept heures, bien qu'on n'eût pas une seule goutte d'eau-de-vie à leur donner et qu'ils ne dussent avoir pour lits, la nuit suivante, qu'un champ couvert de neige!… Aussi presque tous périrent-ils lorsque les grandes gelées arrivèrent.
Pendant qu'on travaillait à la construction des ponts et que mon régiment, ainsi que toutes les troupes du 2e corps, attendaient sur la rive gauche l'ordre de traverser la rivière, l'Empereur, se promenant à grands pas, allait d'un régiment à l'autre, parlant aux soldats comme aux officiers. Murat l'accompagnait. Ce guerrier si brave, si entreprenant, et qui avait accompli de si beaux faits d'armes lorsque les Français victorieux se portaient sur Moscou, le fier Murat s'était pour ainsi dire éclipsé depuis qu'on avait quitté cette ville, et il n'avait, pendant la retraite, pris part à aucun combat. On l'avait vu suivre l'Empereur en silence, comme s'il eût été étranger à ce qui se passait dans l'armée. Il parut néanmoins sortir de sa torpeur en présence de la Bérésina et des seules troupes qui, s'étant maintenues en ordre, constituaient en ce moment le dernier espoir de salut.
Comme Murat aimait beaucoup la cavalerie et que, des nombreux escadrons qui avaient passé le Niémen, il ne restait plus que ceux du corps d'Oudinot, il dirigea les pas de l'Empereur de leur côté. Napoléon s'extasia sur le bel état de conservation de cette troupe en général et de mon régiment en particulier, car il était à lui seul plus fort que plusieurs brigades. En effet, j'avais encore plus de 500 hommes à cheval, tandis que les autres colonels du corps d'armée n'en comptaient guère que 200! Aussi, je reçus de l'Empereur de très flatteuses félicitations, auxquelles mes officiers et mes soldats eurent une large part.
Ce fut en ce moment que j'eus le bonheur de voir venir à moi Jean Dupont, le domestique de mon frère, ce serviteur dévoué dont le zèle, le courage et la fidélité furent à toute épreuve. Resté seul, après que son maître eut été fait prisonnier dès le début de la campagne, Jean suivit à Moscou le 16e de chasseurs, fit toute la retraite en soignant et nourrissant les trois chevaux de mon frère Adolphe, et il n'en voulut pas vendre un seul, malgré les offres les plus séduisantes. Ce brave garçon vint me joindre après cinq mois de fatigues et de misères, rapportant tous les effets de mon frère; mais en me les montrant, il me dit, les larmes aux yeux, qu'ayant usé sa chaussure et se voyant réduit à marcher pieds nus sur la glace, il s'était permis de prendre une paire de bottes de son maître. Je gardai à mon service cet homme estimable, qui me fut d'une bien grande utilité, lorsque, quelque temps après, je fus blessé derechef au milieu des plus horribles jours de la grande retraite.
Mais revenons au passage de la Bérésina. Non seulement tous nos chevaux traversèrent cette rivière facilement, mais nos cantiniers la franchirent avec leurs charrettes, ce qui me fit penser qu'il serait possible, après avoir dételé plusieurs des nombreux chariots qui suivaient l'armée, de les fixer dans la rivière les uns à la suite des autres, afin de former divers passages pour les fantassins, ce qui faciliterait infiniment l'écoulement des masses d'hommes isolés qui le lendemain se presseraient à l'entrée des ponts. Cette idée me parut si heureuse que, bien que mouillé jusqu'à la ceinture, je repassai le gué pour la communiquer aux généraux de l'état-major impérial. Mon projet fut trouvé bon, mais personne ne bougea pour aller en parler à l'Empereur. Enfin, le général Lauriston, l'un de ses aides de camp, me dit: «Je vous charge de faire exécuter cette passerelle dont vous venez de si bien expliquer l'utilité.» Je répondis à cette proposition, vraiment inacceptable, que n'ayant à ma disposition ni sapeurs, ni fantassins, ni outils, ni pieux, ni cordages, et ne devant pas d'ailleurs abandonner mon régiment, qui, placé sur la rive droite, pouvait être attaqué d'un moment à l'autre, je me bornais à lui donner un avis que je croyais bon et retournais à mon poste!… Cela dit, je me remis à l'eau et rejoignis le 23e.
Cependant, les sapeurs du génie et les artilleurs ayant enfin terminé les deux ponts de chevalets, on fit passer l'infanterie et l'artillerie du corps d'Oudinot, qui, dès leur arrivée sur la rive droite, allèrent placer leurs bivouacs dans un grand bois situé à une demi-lieue, au delà du hameau de Zawniski, où la cavalerie reçut ordre d'aller les rejoindre. Nous observions ainsi Stakowo[10] et Dominki, où aboutit la grande route de Minsk, par laquelle le général Tchitchakoff avait emmené toutes ses troupes vers la basse Bérésina, et qu'il devait reprendre nécessairement pour se reporter sur nous en apprenant que nous avions franchi la rivière auprès de Zembin.
Le 27 au soir, l'Empereur passa les ponts avec sa garde et vint s'établir à Zawniski, où la cavalerie reçut l'ordre d'aller les rejoindre. Les ennemis n'y avaient pas paru.
On a beaucoup parlé des désastres qui eurent lieu sur la Bérésina; mais ce que personne n'a dit encore, c'est qu'on eût pu en éviter la plus grande partie, si l'état-major général, comprenant mieux ses devoirs, eût profité de la nuit du 27 au 28 pour faire traverser les ponts aux bagages et surtout à ces milliers de traînards qui le lendemain obstruèrent le passage. En effet, après avoir bien établi mon régiment au bivouac de Zawniski, je m'aperçus de l'absence d'un cheval de bât qui, portant la petite caisse et les pièces de comptabilité des escadrons de guerre, n'avait pu être risqué dans le gué. Je pensais donc que le conducteur et les cavaliers qui l'escortaient avaient attendu que les ponts fussent établis. Ils l'étaient depuis plusieurs heures, et cependant ces hommes ne paraissaient pas! Alors, inquiet sur eux aussi bien que sur le dépôt précieux qui leur était confié, je veux aller en personne favoriser leur passage, car je croyais les ponts encombrés. Je m'y rends donc au galop, et quel est mon étonnement de les trouver complètement déserts!… Personne n'y passait en ce moment, tandis qu'à cent pas de là et par un beau clair de lune j'apercevais plus de 50,000 traînards ou soldats isolés de leurs régiments, qu'on surnommait rôtisseurs. Ces hommes, tranquillement assis devant des feux immenses, préparaient des grillades de chair de cheval, sans se douter qu'ils étaient devant une rivière dont le passage coûterait le lendemain la vie à un grand nombre d'entre eux, tandis qu'en quelques minutes ils pouvaient la franchir sans obstacles dès à présent, et achever les préparatifs de leur souper sur l'autre rive. Du reste, pas un officier de la maison impériale, pas un aide de camp de l'état-major de l'armée ni d'aucun maréchal n'était là pour prévenir ces malheureux et les pousser au besoin vers les ponts!
Ce fut dans ce camp désordonné que je vis pour la première fois des militaires revenant de Moscou. Mon âme en fut navrée!… Tous les grades étaient confondus: plus d'armes, plus de tenue militaire! Des soldats, des officiers et même des généraux couverts de haillons et n'ayant pour chaussures que des lambeaux de cuir ou de drap mal réunis au moyen de ficelles!… Une cohue immense dans laquelle étaient pêle-mêle des milliers d'hommes de nations diverses, parlant bruyamment toutes les langues du continent européen, sans pouvoir se comprendre mutuellement!
Cependant, si l'on eût pris dans le corps d'Oudinot ou dans la garde quelques-uns des bataillons encore en ordre, ils eussent facilement poussé cette masse au delà des ponts, puisque, en retournant vers Zawniski, et n'ayant avec moi que quelques ordonnances, je parvins, tant par la persuasion que par la force, à faire passer deux ou trois mille de ces malheureux sur la rive droite. Mais un autre devoir me rappelant vers mon régiment, je dus aller le rejoindre.
En vain, en passant devant l'état-major général et celui du maréchal Oudinot, je signalai la vacuité des ponts et la facilité qu'il y aurait à faire traverser les hommes sans armes au moment où l'ennemi ne faisait aucune entreprise; on ne me répondit que par des mots évasifs, chacun s'en rapportant à son collègue du soin de diriger cette opération[11].
Revenu au bivouac de mon régiment, je fus heureusement surpris d'y trouver le brigadier et les huit chasseurs qui, pendant la campagne, avaient eu la garde de notre troupeau. Ces braves gens se désolaient de ce que la foule des rôtisseurs, s'étant jetée sur leurs bœufs, les avait tous dépecés et mangés sous leurs yeux, sans qu'ils pussent s'y opposer. Le régiment se consola de cette perte, car chaque cavalier avait pris à Borisoff pour vingt-cinq jours de vivres.
Le zèle de mon adjudant, M. Verdier, l'ayant poussé à retourner au delà des ponts pour tâcher de découvrir les chasseurs gardiens de notre comptabilité, ce brave militaire s'égara dans la foule, ne put repasser la rivière, fut fait prisonnier dans la bagarre du lendemain, et je ne le revis que deux ans après.
CHAPITRE XIX
Perte de la division Partouneaux.—Combat de Zawniski près Brillowa.—M. de Noailles.—Passage des ponts et catastrophe de la Bérésina.—Le 2e corps protège la retraite.—Je suis blessé à Plechtchénitsoui.
Nous voici arrivés au moment le plus terrible de la fatale campagne de Russie… au passage de la Bérésina, qui eut lieu principalement le 28 novembre…
À l'aube de ce jour néfaste, la position des armées belligérantes était celle-ci. À la rive gauche, le corps du maréchal Victor, après avoir évacué Borisoff pendant la nuit, s'était rendu à Studianka avec le 9e corps, en poussant devant lui une masse de traînards. Ce maréchal avait laissé, pour faire son arrière-garde, la division d'infanterie du général Partouneaux, qui, ayant ordre de n'évacuer la ville que deux heures après lui, aurait dû faire partir à la suite du corps d'armée plusieurs petits détachements qui, unis au corps principal par une chaîne d'éclaireurs, eussent ainsi jalonné la direction. Ce général aurait dû, en outre, envoyer jusqu'à Studianka un aide de camp chargé de reconnaître les chemins et de revenir ensuite au-devant de la division; mais Partouneaux, négligeant toutes ces précautions, se borna à se mettre en marche à l'heure prescrite. Il rencontra deux routes qui se bifurquaient, et il ne connaissait ni l'une ni l'autre; mais comme il ne pouvait ignorer (puisqu'il venait de Borisoff) que la Bérésina était à sa gauche, il aurait dû en conclure que pour aller à Studianka, situé sur ce cours d'eau, c'était la route de gauche qu'il fallait prendre!… Il fit tout le contraire, et, suivant machinalement quelques voltigeurs qui le précédaient, il s'engagea sur la route de droite et alla donner au milieu du nombreux corps russe du général Wittgenstein!
Bientôt environnée de toutes parts, la division Partouneaux fut contrainte de mettre bas les armes[12], tandis qu'un simple chef de bataillon qui commandait son arrière-garde, ayant eu le bon esprit de prendre la route de gauche, par cela seul qu'elle le rapprochait de la rivière, rejoignit le maréchal Victor auprès de Studianka. La surprise de ce maréchal fut grande en voyant arriver ce bataillon au lieu de la division Partouneaux, dont il faisait l'arrière-garde! Mais l'étonnement du maréchal se changea bientôt en stupéfaction lorsqu'il fut attaqué par les Russes de Wittgenstein, qu'il croyait tenus en échec par la division Partouneaux! Victor ne put dès lors douter que ce général et tous ses régiments ne fussent prisonniers.
Mais de nouveaux malheurs l'attendaient, car le maréchal russe Koutousoff, qui, depuis Borisoff, avait suivi Partouneaux en queue avec de nombreuses troupes, ayant appris sa capitulation, pressa sa marche et vint se joindre à Wittgenstein pour accabler le maréchal Victor. Celui-ci, dont le corps d'armée était réduit à 10,000 hommes, opposa une résistance des plus vives. Ses troupes (même les Allemands qui en faisaient partie) combattirent avec un courage vraiment héroïque et d'autant plus remarquable que, attaquées par deux armées à la fois et étant acculées à la Bérésina, leurs mouvements se trouvaient en outre gênés par une grande quantité de chariots conduits sans ordre par des hommes isolés, qui cherchaient tumultueusement à gagner la rivière!… Cependant le maréchal Victor contint Koutousoff et Wittgenstein toute la journée.
Pendant que ce désordre et ce combat avaient lieu à Studianka, les ennemis, qui prétendaient s'emparer des deux extrémités des ponts, attaquaient sur la rive droite le corps d'Oudinot, placé en avant de Zawniski. À cet effet, les 30,000 Russes de Tchitchakoff, débouchant de Stakowo, s'avancèrent à grands cris contre le 2e corps, qui ne comptait plus dans ses rangs que 8,000 combattants. Mais comme nos soldats, n'ayant pas été en contact avec ceux qui revenaient de Moscou, n'avaient aucune idée du désordre qui régnait parmi ces malheureux, le moral du corps d'Oudinot était resté excellent, et Tchitchakoff fut vigoureusement repoussé, sous les yeux mêmes de l'Empereur, qui arrivait en ce moment avec une réserve de 3,000 fantassins et 1,000 cavaliers de la vieille et de la jeune garde. Les Russes renouvelèrent leur attaque et enfoncèrent les Polonais de la légion de la Vistule. Le maréchal Oudinot fut grièvement blessé, et Napoléon envoya Ney pour le remplacer. Le général Condras, un de nos bons officiers d'infanterie, fut tué; le vaillant général Legrand reçut une blessure dangereuse.
L'action se passait dans un bois de sapins de dimensions colossales. L'artillerie ennemie ne pouvait donc apercevoir nos troupes que fort imparfaitement; aussi tirait-elle à toute volée sans que ses boulets nous atteignissent; mais, en passant au-dessus de nos têtes, ils brisaient beaucoup de branches plus grosses que le corps d'un homme, et qui tuèrent ou blessèrent dans leur chute bon nombre de nos gens et de nos chevaux. Comme les arbres étaient très espacés, les cavaliers pouvaient circuler entre eux, quoique avec difficulté. Cependant, le maréchal Ney, voyant approcher une forte colonne russe, lança contre elle ce qui nous restait de notre division de cuirassiers. Cette charge, faite dans des conditions aussi extraordinaires, fut néanmoins l'une des plus brillantes que j'aie vues!… Le brave colonel Dubois, à la tête du 7e de cuirassiers, coupa en deux la colonne ennemie, à laquelle il fit 2,000 prisonniers. Les Russes, ainsi mis en désordre, furent poursuivis par toute la cavalerie légère et repoussés avec d'énormes pertes jusqu'à Stakowo[13].
Je reformais les rangs de mon régiment, qui avait pris part à cet engagement, lorsque je vis arriver à moi M. Alfred de Noailles, avec lequel j'étais lié. Il revenait de porter un ordre du prince Berthier dont il était aide de camp; mais, au lieu de retourner vers ce maréchal après avoir rempli sa mission, il dit, en s'éloignant de moi, qu'il allait jusqu'aux premières maisons de Stakowo pour voir ce que faisaient les ennemis. Cette curiosité lui devint fatale, car, en approchant du village, il fut entouré par un groupe de Cosaques qui, après l'avoir jeté à bas de son cheval et pris au collet, l'entraînèrent en le frappant! J'envoyai sur-le-champ un escadron à son secours, mais cet effort resta infructueux, car une vive fusillade partie des maisons empêcha nos cavaliers de pénétrer dans le village: depuis ce jour, on n'entendit plus parler de M. de Noailles!… Les superbes fourrures et l'uniforme couvert d'or qu'il portait ayant tenté la cupidité des Cosaques, il fut probablement massacré par ces barbares. La famille de M. de Noailles, informée que j'étais le dernier Français avec lequel il eût causé, me fit demander des renseignements sur sa disparition; je ne pus donner que ceux susmentionnés. Alfred de Noailles était un excellent officier et un bon camarade.
Mais cette digression m'a éloigné de Tchitchakoff, qui, battu par le maréchal Ney, n'osa plus venir nous attaquer ni sortir de Stakowo de toute la journée.
Après vous avoir fait connaître sommairement la position des armées sur les deux rives de la Bérésina, je dois vous dire en peu de mots ce qui se passait sur le fleuve pendant le combat. Les masses d'hommes isolés qui avaient eu deux nuits et deux jours pour traverser les ponts et qui, par apathie, n'en avaient pas profité, parce que personne ne les y contraignit, voulurent tous passer à la fois, lorsque les boulets de Wittgenstein vinrent tomber au milieu d'eux. Cette multitude immense d'hommes, de chevaux et de chariots s'entassa complètement à l'entrée des ponts, qu'elle obstruait sans pouvoir les gagner!… Un très grand nombre, ayant manqué cette entrée, furent poussés par la foule dans la Bérésina, où presque tous se noyèrent!
Pour comble de malheur, un des ponts s'écroula sous le poids des pièces et des lourds caissons qui les suivaient! Tout se porta alors vers le second pont, où le désordre était déjà si grand que les hommes les plus vigoureux ne pouvaient résister à la pression. Un grand nombre furent étouffés! En voyant l'impossibilité de traverser les ponts ainsi encombrés, beaucoup de conducteurs de voitures poussèrent leurs chevaux dans la rivière; mais ce mode de passage, qui eût été fort utile si on l'eût exécuté avec ordre deux jours auparavant, devint fatal à presque tous ceux qui l'entreprirent, parce que, poussant leurs chariots tumultueusement, ils s'entre-choquaient et se renversaient les uns les autres! Cependant, plusieurs parvinrent à la rive opposée; mais comme on n'avait pas préparé de sortie en abattant les talus des berges, ainsi que l'état-major aurait dû le faire, peu de voitures parvinrent à les gravir, et il périt encore là bien du monde!
Dans la nuit du 28 au 29, le canon des Russes vint augmenter ces horreurs en foudroyant les malheureux qui s'efforçaient de franchir la rivière. Enfin, à neuf heures du soir, il y eut un surcroît de désolation, lorsque le maréchal Victor commença sa retraite et que ses divisions se présentèrent en ordre devant le pont, qu'elles ne purent gagner qu'en refoulant par la force tout ce qui obstruait le passage!… Mais jetons un voile sur ces horribles scènes!…
Le 29, au point du jour, on mit le feu à toutes les voitures restant encore sur la rive gauche, et lorsque enfin le général Éblé vit les Russes s'approcher du pont, il le fit aussi incendier! Quelques milliers de malheureux restés devant Studianka tombèrent aux mains de Wittgenstein. Ainsi se termina le plus horrible épisode de la campagne de Russie! Cet événement eût été bien moins funeste si l'on eût su et voulu employer le temps que nous avaient laissé les Russes depuis notre arrivée devant la Bérésina. L'armée perdit dans ce passage 20 à 25,000 hommes.
Ce grand obstacle franchi, la masse des hommes isolés échappés à cet affreux désastre était encore immense. On la fit évacuer sur Zembin. L'Empereur et la garde suivirent. Venaient ensuite les débris de quelques régiments, et enfin le 2e corps, dont la brigade Castex faisait l'extrême arrière-garde.
J'ai déjà dit que la route de Zembin, la seule voie qui nous restât, traverse un immense marais au moyen d'un très grand nombre de ponts que Tchitchakoff avait négligé de brûler lorsque, plusieurs jours avant, il occupait cette position. Nous ne commîmes pas une pareille faute, car, après le passage de l'armée, le 24e de chasseurs et mon régiment y mirent aisément le feu, avec des joncs secs entassés dans le voisinage.
En ordonnant de brûler les ponts de Zembin, l'Empereur avait espéré se débarrasser pour longtemps de la poursuite des Russes; mais il était écrit que toutes les chances nous seraient contraires!… En effet, la gelée, qui à cette époque de l'année aurait dû transformer en un chemin facile les eaux de la Bérésina, leur avait laissé presque toute leur fluidité quand nous devions les traverser; mais à peine les eûmes-nous franchies, qu'un froid rigoureux vint les geler au point de les rendre assez solides pour porter du canon!… Et comme il en fut de même de celles du marais de Zembin, l'incendie des ponts ne nous fut d'aucune utilité[14]. Les trois armées russes que nous avions laissées derrière nous purent, sans obstacle, se mettre à notre poursuite; mais, fort heureusement, elle fut peu vigoureuse. D'ailleurs, le maréchal Ney, qui commandait l'arrière-garde française, ayant réuni tout ce qui était encore en état de combattre, faisait de fréquents retours offensifs sur les ennemis lorsqu'ils osaient approcher de trop près.
Depuis que le maréchal Oudinot et le général Legrand avaient été blessés, le général Maison commandait le 2e corps, qui, se trouvant, malgré ses grandes pertes, le plus nombreux de toute l'armée, était habituellement chargé de repousser les Russes. Nous les maintînmes au loin pendant les journées du 30 novembre et du 1er décembre; mais, le 2, ils nous serrèrent tellement avec des forces considérables qu'il en résulta un combat très sérieux dans lequel je reçus une blessure d'autant plus dangereuse qu'il y avait ce jour-là 25 degrés de froid!… Je devrais peut-être me borner à vous dire que je fus frappé d'un coup de lance, sans entrer dans aucun détail, car ils sont si horribles que je frémis encore lorsque j'y pense!… Mais enfin je vous ai promis le récit de ma vie tout entière. Voici donc ce qui m'advint au combat de Plechtchénitsoui.
Pour vous mettre plus à même de bien comprendre mon récit et les sentiments qui m'agitèrent pendant l'action, je dois vous dire d'abord qu'un banquier hollandais, nommé Van Berchem, dont j'avais été l'intime ami au collège de Sorèze, m'avait envoyé au commencement de la campagne son fils unique, qui, devenu Français par la réunion de son pays à l'Empire, s'était engagé dans le 23e, bien qu'il eût à peine seize ans!… Ce jeune homme, rempli de bonnes qualités, avait beaucoup d'intelligence; je l'avais pris pour secrétaire, et il marchait toujours à quinze pas derrière moi avec mes ordonnances. Il était ainsi placé le jour dont je parle, lorsqu'en traversant une vaste plaine, le 2e corps, dont mon régiment formait l'extrême arrière-garde, vit accourir vers lui une énorme masse de cavalerie russe qui, en un moment, le déborda et l'attaqua de toutes parts. Le général Maison prit de si bonnes dispositions que nos carrés d'infanterie repoussèrent toutes les charges de la cavalerie régulière des ennemis.
Ceux-ci ayant alors fait participer au combat une nuée de Cosaques qui venaient insolemment piquer les officiers français devant leurs troupes, le maréchal Ney ordonna au général Maison de les faire chasser, en lançant sur eux tout ce qui restait de la division de cuirassiers, ainsi que des brigades Corbineau et Castex. Mon régiment, encore nombreux, se trouva devant un pulk de Cosaques de la mer Noire, coiffés de hauts bonnets d'astrakan et beaucoup mieux vêtus et montés que ne le sont ordinairement les Cosaques. Nous fondîmes sur eux, et, selon la coutume de ces gens-là, qui ne se battent jamais en ligne, les Cosaques firent demi-tour et s'enfuirent au galop; mais, étrangers à la localité, ils se dirigèrent vers un obstacle bien rare dans ces vastes plaines: un immense et profond ravin, que la parfaite régularité du sol empêchait d'apercevoir de loin, les arrêta tout court!… Se voyant dans l'impossibilité de le franchir avec leurs chevaux et obligés de faire face à mon régiment qui allait les rejoindre, les Cosaques se retournent, et, se serrant les uns contre les autres, ils nous présentent bravement leurs lances!
Le terrain, couvert de verglas, était fort glissant, et nos chevaux, très fatigués, ne pouvaient galoper sans tomber. Il n'y eut donc pas de choc, et ma ligne arriva seulement au trot sur la masse ennemie qui restait immobile. Nos sabres touchaient les lances; mais celles-ci ayant treize à quatorze pieds de long, il nous était impossible d'atteindre nos adversaires, qui n'osaient reculer, de crainte de tomber dans le précipice, ni avancer pour venir affronter nos sabres! On s'observait donc mutuellement, lorsqu'on moins de temps qu'il n'en faut pour le raconter, se passa la scène suivante.
Pressé d'en finir avec les ennemis, je criai à mes cavaliers qu'il fallait saisir quelques lances de la main gauche, les détourner, pousser en avant, et pénétrer au milieu de cette foule d'hommes, où nos armes courtes nous donneraient un avantage immense sur leurs longues perches. Pour être mieux obéi, je voulus donner l'exemple, et, écartant quelques lances, je parvins en effet à pénétrer dans les premiers rangs ennemis!… Mes adjudants-majors, mes ordonnances me suivirent, et tout le régiment fit bientôt de même. Il en résulta une mêlée générale. Mais au moment où elle s'engageait, un vieux Cosaque à barbe blanche, qui, placé aux rangs inférieurs, se trouvait séparé de moi par d'autres combattants, se penche, et, dirigeant adroitement sa lance entre les chevaux de ses camarades, il me frappe de son fer aigu, qui passe, d'outre en outre, sous la rotule de mon genou droit!…
En me sentant blessé, je poussai vers cet homme pour me venger de la douleur affreuse que j'éprouvais, lorsque je vis devant moi deux beaux jeunes gens de dix-huit à vingt ans, portant un brillant costume couvert de riches broderies: c'étaient les fils du chef du pulk. Un homme âgé, espèce de mentor, les accompagnait, mais n'avait pas le sabre à la main. Le plus jeune de ses élèves ne se servait pas du sien, mais l'aîné fondit bravement sur moi et m'attaqua avec fureur!… Je le trouvai si peu formé, si faible, que, me bornant à le désarmer, je le pris par le bras, le poussai derrière moi et ordonnai à Van Berchem de le garder. Mais à peine avais-je accompli cet acte d'humanité, que je sentis un corps dur se poser sur ma joue gauche… une double détonation éclate à mes oreilles, et le collet de mon manteau est traversé par une balle!… Je me retourne vivement, et que vois-je?… Le jeune officier cosaque qui, tenant une paire de pistolets doubles dont il venait de tirer traîtreusement un coup sur moi par derrière, brûlait la cervelle au malheureux Van Berchem!!!…
Transporté de fureur, je m'élance alors sur cet enragé, qui déjà m'ajustait avec le second pistolet!… Mais son regard ayant rencontré le mien qui devait être terrible, il en fut comme fasciné et s'écria en très bon français: «Ah! grand Dieu! je vois la mort dans vos yeux!… Je vois la mort dans vos yeux!!!—Eh bien, scélérat, tu vois juste!!!…» En effet, il tomba!…
Le sang appelle le sang! La vue du jeune Van Berchem étendu à mes pieds, ce que je venais de faire, l'animation du combat et peut-être aussi l'affreuse douleur que me causait ma blessure, tout cela réuni me jetant dans un état de surexcitation fébrile, je cours vers le plus jeune des officiers cosaques, je le saisis à la gorge, et déjà mon sabre était levé, lorsque le vieux gouverneur, cherchant à garantir son élève, penche le haut du corps sur l'encolure de mon cheval, de manière à m'empêcher de remuer le bras, et s'écrie d'un ton suppliant: «Au nom de votre mère, grâce, grâce pour celui-ci, il n'a rien fait!…»
En entendant invoquer un nom vénéré, mon esprit, exalté par tout ce qui m'entourait, fut frappé d'hallucination, au point que je crus voir une main blanche, si connue de moi, se poser sur la poitrine du jeune homme que j'allais percer, et il me sembla entendre la voix de ma mère prononcer les mots: «Grâce! grâce!» Mon sabre s'abaissa! Je fis conduire le jeune homme et son gouverneur sur les derrières.
Mon émotion était si grande après ce qui venait de se passer, que je n'aurais pu donner aucun ordre au régiment, si le combat eût encore duré quelque temps; mais il fut bientôt terminé. Un grand nombre de Cosaques avaient été tués, et les autres, abandonnant leurs chevaux, s'étaient laissés glisser dans les profondeurs du ravin, où la plupart périrent dans les énormes tas de neige que les vents y avaient amoncelés. Les ennemis furent aussi repoussés sur tous les autres points. (Mes états de service portent ma blessure comme reçue le 4 décembre; elle le fut en réalité le 2, jour du combat de Plechtchénitsoui.)
Dans la soirée qui suivit cette affaire, je questionnai mon prisonnier et son gouverneur. J'appris que les deux jeunes gens étaient fils d'un chef puissant qui, ayant perdu une jambe à la bataille d'Austerlitz, avait voué aux Français une haine si vive que, ne pouvant plus les combattre, il avait envoyé ses deux fils pour leur faire la guerre. Je prévis que le froid et le chagrin feraient bientôt périr le seul qui lui restât. J'en eus pitié et lui rendis la liberté, ainsi qu'à son vénérable mentor. Celui-ci, en prenant congé de moi, me dit ces mots expressifs: «En pensant à son fils aîné, la mère de mes deux élèves vous maudira; mais en revoyant le second, elle vous bénira, ainsi que votre mère, en considération de laquelle vous avez épargné le seul enfant qui lui reste!»
Cependant, la vigueur avec laquelle les troupes russes avaient été repoussées dans la dernière action ayant calmé leur ardeur, nous fûmes deux jours sans les revoir, ce qui assura notre retraite jusqu'à Malodeczno; mais si les ennemis nous laissaient un moment de trêve, le froid nous faisait une guerre des plus rudes, car le thermomètre descendit à 27 degrés! Les hommes et les chevaux tombaient à chaque pas, et beaucoup pour ne plus se relever. Je n'en restai pas moins avec les débris de mon régiment, au milieu duquel je bivouaquai sur la neige chaque nuit: où aurais-je pu aller pour être moins mal? Mes braves officiers et soldats, considérant leur colonel comme un drapeau vivant, tenaient à me conserver et m'entouraient de tous les soins que comportait notre affreuse situation. La blessure que j'avais reçue au genou m'empêchant de me tenir à califourchon, j'étais obligé de placer ma jambe sur l'encolure du cheval et de garder l'immobilité, ce qui me glaçait. Aussi mes douleurs devinrent-elles intolérables; mais que faire?
La route était parsemée de morts et de mourants, la marche lente et silencieuse. Ce qui restait d'infanterie de la garde formait un petit carré dans lequel marchait la voiture de l'Empereur. Il avait à ses côtés le roi Murat.
Le 5 décembre, après avoir dicté son vingt-neuvième bulletin, qui jeta toute la France dans la stupeur, Napoléon quitta l'armée à Smorgoni, pour se rendre à Paris. Il faillit être enlevé à Ochmiana par un parti de Cosaques. Le départ de l'Empereur produisit un effet immense sur l'esprit des troupes. Les uns le blâmaient en le qualifiant d'abandon; les autres l'approuvaient comme le seul moyen de préserver la France de la guerre civile et de l'invasion de nos prétendus alliés, dont la plupart, n'attendant qu'une circonstance favorable pour se déclarer contre nous, n'oseraient bouger, en apprenant que Napoléon, rentré dans ses États, y organisait de nombreux régiments. Je partageais cette dernière opinion, dont les faits prouvèrent la justesse.
CHAPITRE XX
Intensité du froid.—Brigandage armé.—Arrivée à Wilna.—Le défilé de
Ponari.—Retraite en traîneaux.—Arrivée à Kowno.—Passage de la
Vistule.
L'Empereur, en s'éloignant, confia le commandement des débris de l'armée à Murat, qui, dans cette circonstance, se montra au-dessous de sa tâche. Il faut convenir aussi qu'elle était on ne peut plus difficile. Le froid paralysait les facultés morales et physiques de chacun; la désorganisation était partout. Le maréchal Victor refusa de relever le 2e corps, qui faisait l'arrière-garde depuis la Bérésina, et le maréchal Ney eut beaucoup de peine à l'y contraindre. Chaque matin, on laissait des milliers de morts dans les bivouacs qu'on quittait. Je m'applaudis alors d'avoir, au mois de septembre, forcé mes cavaliers à se munir de redingotes en peau de mouton: cette précaution sauva la vie à beaucoup d'entre eux. Il en fut de même des provisions de bouche que nous avions faites à Borisoff, car, sans cela, il aurait fallu disputer à la multitude affamée des cadavres de chevaux.
Je dirai à ce sujet que M. de Ségur exagère lorsqu'il dit que, pour assouvir leur faim, on vit des malheureux réduits à manger de la chair humaine[15]! La route était suffisamment garnie de chevaux pour que personne ne songeât à se faire anthropophage. Au surplus, on serait dans une grande erreur si l'on croyait que les vivres manquaient totalement dans la contrée, car ils ne faisaient défaut que dans les localités situées sur la route même, parce que ses environs avaient été épuisés lorsque l'armée se rendait à Moscou; mais comme elle n'avait fait que passer comme un torrent, sans s'étendre sur les flancs, et que depuis cette époque la moisson avait été faite, le pays s'était un peu remis, et il suffisait d'aller à une ou deux lieues sur les côtés pour retrouver une certaine abondance. Il est vrai que les détachements encore en bon ordre pouvaient seuls faire de telles excursions sans être enlevés par des partis de Cosaques qui rôdaient autour de nous.
Je me concertai donc avec plusieurs colonels pour organiser des maraudes armées qui revenaient toujours non seulement avec du pain et quelques pièces de bétail, mais avec des traîneaux chargés de viandes salées, de farine et d'avoine prises dans les villages que les paysans n'avaient pas abandonnés. Cela prouve que si le duc de Bassano et le général Hogendorf, auxquels l'Empereur avait confié, au mois de juin, l'administration de la Lithuanie, avaient rempli leur devoir pendant le long espace de temps qu'ils passèrent à Wilna, ils auraient pu facilement créer de grands magasins; mais ils s'étaient surtout attachés à approvisionner la ville, sans s'occuper des troupes.
Le 6 décembre, l'intensité du froid s'accrut infiniment, car le thermomètre descendit à près de 30 degrés; aussi cette journée fut-elle encore plus funeste que les précédentes, surtout pour les troupes qui n'avaient pas été habituées peu à peu à l'intempérie du climat. De ce nombre était la division Gratien, qui, forte de 12,000 conscrits, avait quitté Wilna le 4 pour venir au-devant de nous. La brusque transition de casernes bien chaudes avec le bivouac de 29 degrés et demi de froid fit périr en quarante-huit heures presque tous ces malheureux! La rigueur de la saison produisit des effets encore plus terribles sur 200 cavaliers napolitains de la garde du roi Murat. Ils venaient aussi à notre rencontre après avoir séjourné longtemps à Wilna; mais ils moururent tous dès la première nuit qu'ils passèrent sur la neige!
Ce qui restait d'Allemands, d'Italiens, d'Espagnols, de Croates et autres étrangers que nous avions conduits en Russie, sauvèrent leur vie par un moyen qui répugnait aux Français: ils désertaient, gagnaient les villages à proximité de la route et attendaient, en se chauffant dans les maisons, l'arrivée des ennemis, qui, souvent, n'avait lieu que quelques jours après, car, chose étonnante, les soldats russes, habitués à passer l'hiver dans des habitations bien calfeutrées et garnies de poêles toujours allumés, sont infiniment plus sensibles au froid que ceux des autres contrées de l'Europe; aussi l'armée ennemie éprouvait-elle de grandes pertes, ce qui explique la lenteur de la poursuite.
Nous ne comprenions pas comment Koutousoff et ses généraux se bornaient à nous suivre en queue avec une faible avant-garde, au lieu de se jeter sur nos flancs, de les déborder et d'aller nous couper toute retraite en gagnant la tête de nos colonnes. Mais cette manœuvre, qui eût consommé notre perte, leur devint impossible, parce que la plupart de leurs soldats périssaient, ainsi que les nôtres, sur les routes et dans les bivouacs, car l'intensité du froid était si grande qu'on distinguait une sorte de fumée sortant des oreilles et des yeux. Cette vapeur, se condensant au contact de l'air, retombait bruyamment sur nos poitrines comme auraient pu le faire des poignées de grains de millet. Il fallait s'arrêter souvent pour débarrasser les chevaux des énormes glaçons que leur haleine formait en se gelant sur le mors des brides.
Cependant quelques milliers de Cosaques, attirés par l'espoir du pillage, supportaient encore l'intempérie de la saison et côtoyaient nos colonnes, dont ils avaient même l'audace d'attaquer les points où ils apercevaient des bagages; mais il suffisait de quelques coups de fusil pour les éloigner. Enfin, pour jeter facilement le trouble parmi nous sans courir aucun danger, car nous avions été réduits, faute d'attelages, à abandonner toute notre artillerie, les Cosaques placèrent sur des traîneaux de petits canons légers, avec lesquels ils tiraient sur nos troupes jusqu'à ce que, voyant un détachement armé s'avancer vers eux, ils se sauvassent à toutes jambes. Ces attaques partielles, qui, en réalité, faisaient peu de mal aux Français, ne laissaient pas que d'être fort désagréables par leur continuelle répétition. Beaucoup de malades et de blessés ayant été pris et dépouillés par ces coureurs, dont quelques-uns firent un immense butin, le désir de s'enrichir aussi nous attira de nouveaux ennemis, sortant des rangs de nos alliés: ce furent les Polonais.
Le maréchal de Saxe, fils d'un de leurs rois, a dit avec raison que «les Polonais sont les plus grands pillards du monde et ne respecteraient même pas le bien de leurs pères». Jugez si ceux qui étaient dans nos rangs respectaient celui de leurs alliés. Aussi, dans les marches et dans les bivouacs, ils volaient tout ce qu'ils voyaient; mais comme on se méfiait d'eux et que les larcins isolés devinrent fort difficiles, ils résolurent de travailler en grand. Pour cela, ils s'organisèrent en bandes, jetèrent leurs casques, se coiffèrent de bonnets de paysans, et, se glissant hors des bivouacs dès que la nuit était close, ils se réunissaient sur un point donné, et, revenant ensuite vers nos camps en poussant le cri de guerre des Cosaques: «Hourra! hourra!» ils portaient ainsi la terreur dans l'esprit des hommes faibles, dont beaucoup fuyaient en abandonnant effets, voitures et vivres. Alors les prétendus Cosaques, après avoir tout pillé, s'éloignaient et rentraient avant le jour dans la colonne française, où ils reprenaient le titre de Polonais, sauf à redevenir Cosaques la nuit suivante.
Cet affreux brigandage ayant été signalé, plusieurs généraux et colonels résolurent de le punir. Le général Maison fit faire si bonne garde dans les bivouacs du 2e corps, qu'une belle nuit nos postes surprirent une cinquantaine de Polonais au moment où, s'apprêtant à jouer le rôle de faux Cosaques, ils allaient faire leur hourra de pillage!… Se voyant cernés de toutes parts, ces bandits eurent l'impudence de dire qu'ils avaient voulu faire une plaisanterie!… Mais comme ce n'était ni le lieu ni le moment de rire, le général Maison les fit tous fusiller sur-le-champ! On fut quelque temps sans voir des voleurs de cette espèce; mais ils reparurent plus tard.
Nous arrivâmes le 9 décembre à Wilna, où il existait quelques magasins; mais le duc de Bassano et le général Hogendorf s'étaient retirés vers le Niémen, et personne ne donnait d'ordre… Aussi, là comme à Smolensk, les administrateurs exigeaient, pour délivrer des vivres et des vêtements, qu'on leur remît des reçus réguliers, ce qui était impossible à cause de la désorganisation de presque tous les régiments. On perdit donc un temps précieux. Le général Maison fit enfoncer plusieurs magasins, et ses troupes eurent quelques vivres et des effets d'habillement, mais le surplus fut pris le lendemain par les Russes. Les soldats des autres corps se répandirent en ville dans l'espoir d'être reçus par les habitants; mais ceux-ci, qui, six mois avant, appelaient les Français de leurs vœux, fermèrent leurs maisons dès qu'ils les virent dans le malheur! Les Juifs seuls reçurent ceux qui avaient de quoi payer cette hospitalité passagère.
Repoussés des magasins ainsi que des habitations particulières, l'immense majorité des hommes affamés se porta vers les hôpitaux, qui furent bientôt encombrés outre mesure, bien qu'il ne s'y trouvât pas assez de vivres pour tous ces malheureux; mais ils étaient du moins à l'abri des grands froids!… Cet avantage précaire détermina cependant plus de 20,000 malades et blessés, parmi lesquels se trouvaient deux cents officiers et huit généraux, à ne pas aller plus loin! Leurs forces morales et physiques étaient épuisées.
Le lieutenant Hernoux, l'un des plus vigoureux et des plus braves officiers de mon régiment, était tellement consterné de ce qu'il voyait depuis quelques jours, qu'il se coucha sur la neige, et rien ne pouvant le déterminer à se lever, il y mourut!… Plusieurs militaires de tous grades se brûlèrent la cervelle pour mettre un terme à leurs misères!
Dans la nuit du 9 au 10 décembre et par 30 degrés de froid, quelques Cosaques étant venus tirailler aux portes de Wilna, bien des gens crurent que c'était l'armée entière de Koutousoff, et, dans leur épouvante, ils s'éloignèrent précipitamment de la ville. J'ai le regret d'être obligé de dire que le roi Murat fut de ce nombre: il partit sans donner aucun ordre; mais le maréchal Ney resta. Il organisa la retraite le mieux qu'il put, et nous quittâmes Wilna le 10 au matin, en y abandonnant, outre un très grand nombre d'hommes, un parc d'artillerie et une partie du trésor de l'armée.
À peine étions-nous hors de Wilna que les infâmes Juifs, se ruant sur les Français qu'ils avaient reçus dans leurs maisons pour leur soutirer le peu d'argent qu'ils avaient, les dépouillèrent de leurs vêtements et les jetèrent tout nus par les fenêtres!… Quelques officiers de l'avant-garde russe qui entraient à ce moment furent tellement indignés de cette atrocité qu'ils firent tuer beaucoup de Juifs.
Au milieu de ce tumulte, le maréchal Ney avait poussé vers la route de Kowno tout ce qu'il pouvait mettre en mouvement; mais à peine avait-il fait une lieue, qu'il rencontra la hauteur de Ponari. Ce monticule, qu'en toute autre circonstance la colonne eût franchi sans y faire attention, devint un obstacle immense, parce que la glace qui le couvrait avait rendu la route tellement glissante que les chevaux de trait étaient hors d'état de monter les chariots et les fourgons!… Ce qui restait du trésor allait donc tomber aux mains des Cosaques, lorsque le maréchal Ney ordonna d'ouvrir les caissons et de laisser les soldats français puiser dans les coffres. Cette sage mesure, dont M. de Ségur n'a probablement pas connu le motif, l'a porté à dire que les troupes pillèrent le trésor impérial. Dans le Spectateur militaire de l'époque, j'ai également relevé cette phrase de M. de Ségur: «Après le départ de l'Empereur, la plupart des colonels de l'armée, qu'on avait admirés jusque-là marchant encore, avec quatre ou cinq officiers ou soldats, autour de leur aigle… ne prirent plus d'ordres que d'eux-mêmes… Il y eut des hommes qui firent deux cents lieues sans tourner la tête!» J'ai prouvé que le maréchal Ney, ayant vu tomber dans un combat le colonel et le chef de bataillon d'un régiment qui ne comptait plus que soixante hommes, comprit que de telles pertes s'opposeraient à la réorganisation de l'armée et ordonna qu'on ne gardât devant l'ennemi que le nombre d'officiers supérieurs proportionné à celui de la troupe.
Plusieurs jours avant notre arrivée à Wilna, l'intensité du froid ayant fait périr beaucoup de chevaux de mon régiment et empêchant de monter ceux qui nous restaient encore, tous mes cavaliers marchaient à pied. J'aurais bien voulu pouvoir les imiter; mais ma blessure s'y opposant, je fis prendre un traîneau auquel on attela un de mes chevaux. La vue de ce nouveau véhicule m'inspira l'idée de sauver par ce moyen mes malades devenus nombreux, et comme en Russie il n'y a pas de si pauvre habitation dans laquelle on ne trouve un traîneau, j'en eus bientôt une centaine, dont chacun, traîné par un cheval de troupe, sauvait deux hommes. Cette manière d'aller parut si commode au général Castex, qu'il m'autorisa à placer tous les autres cavaliers en traîneaux. M. le chef d'escadron Monginot, devenu colonel du 24e de chasseurs depuis que M. A… avait été nommé général, ayant reçu la même autorisation, tout ce qui restait de notre brigade attela ses chevaux et forma une caravane qui marchait avec le plus grand ordre.
Vous croyez, sans doute, qu'en marchant ainsi nous paralysions nos moyens de défense; mais détrompez-vous, car sur la glace nous étions bien plus forts avec des traîneaux qui passent partout et dont les brancards soutiennent les chevaux, que si nous fussions restés en selle sur des montures tombant à chaque pas!
La route étant couverte de fusils abandonnés, nos chasseurs en prirent chacun deux et firent aussi ample provision de cartouches, de sorte que lorsque les Cosaques se hasardaient à nous approcher, ils étaient reçus par une mousqueterie des plus vives, qui les éloignait promptement. D'ailleurs, nos cavaliers combattaient à pied au besoin; puis, le soir, nous formions avec les traîneaux un immense carré, au milieu duquel nous établissions nos feux. Le maréchal Ney et le général Maison venaient souvent passer la nuit en ce lieu, où il y avait sécurité, puisque l'ennemi ne nous suivait qu'avec des Cosaques. Ce fut sans doute la première fois qu'on vit faire l'arrière-garde en traîneaux; mais la gelée rendait tout autre moyen impraticable, et celui-ci nous réussit.
Nous continuâmes donc à couvrir la retraite jusqu'au 13 décembre, où nous revîmes enfin le Niémen et Kowno, dernière ville de Russie. C'était par ce même lieu que, cinq mois plus tôt, nous étions entrés dans l'empire des Czars. Combien les circonstances étaient changées depuis!… Quelles pertes immenses l'armée française avait éprouvées!
À son entrée dans Kowno avec l'arrière-garde, le maréchal Ney trouva pour toute garnison un faible bataillon de 400 Allemands, qu'il joignit aux quelques troupes qui lui restaient, afin de défendre la place le plus longtemps possible et de donner ainsi aux malades et blessés la facilité de s'écouler vers la Prusse. En apprenant l'arrivée de Ney, le roi Murat s'éloigna pour gagner Gumbinnen.
Le 14, les Cosaques de Platow, suivis de deux bataillons d'infanterie russe, placés ainsi que plusieurs canons sur des traîneaux, parurent devant Kowno, qu'ils attaquèrent sur plusieurs points. Mais le maréchal Ney, secondé par le général Gérard, les repoussa et se maintint dans la ville jusqu'à la nuit. Alors, il nous fit traverser le Niémen sur la glace et quitta le dernier le territoire russe!
Nous étions en Prusse, en pays allié!… Le maréchal Ney, accablé de fatigue, malade, et considérant d'ailleurs la campagne comme terminée, nous quitta aussitôt et se rendit à Gumbinnen, où se réunissaient tous les maréchaux. Dès ce moment, l'armée n'eut plus de chef, et les débris de chaque régiment marchèrent isolément en avançant sur le territoire prussien. Les Russes, en guerre avec ce pays, auraient eu le droit de nous y suivre; mais satisfaits d'avoir reconquis leur territoire, et ne sachant d'ailleurs s'ils devaient se présenter en Prusse comme alliés ou ennemis, ils voulurent attendre les ordres de leur gouvernement et s'arrêtèrent sur le Niémen. Nous profitâmes de leur hésitation pour nous diriger vers les villes de la Vieille-Prusse.
Les Allemands sont généralement humains; beaucoup d'entre eux avaient des parents et des amis dans les régiments qui avaient suivi les Français à Moscou. Ils nous reçurent donc assez bien, et j'avoue qu'après avoir couché pendant cinq mois à la belle étoile, ce fut avec délices que je me vis logé dans une chambre chaude et placé dans un bon lit! Mais cette brusque transition d'un bivouac glacial à un bien-être depuis si longtemps oublié me rendit gravement malade. Presque toute l'armée éprouva les mêmes effets: nous perdîmes beaucoup de monde, entre autres les généraux Éblé et Lariboisière, chefs de l'artillerie.
Malgré la réception convenable qu'ils nous firent, les Prussiens, se rappelant leur défaite d'Iéna et la manière dont Napoléon les avait traités en 1807, en démembrant une partie de leur royaume, nous haïssaient secrètement et nous auraient désarmés et arrêtés au premier signal donné par leur roi. Déjà le général York, chef du nombreux corps prussien dont l'Empereur avait si imprudemment formé l'aile gauche de la Grande Armée, le général York, cantonné entre Tilsitt et Riga, venait de pactiser avec les Russes et de renvoyer le maréchal Macdonald, que, par un reste de pudeur, il n'osa cependant pas faire arrêter. Les Prussiens de toute classe applaudirent à la trahison du général York, et comme les provinces que traversaient en ce moment les soldats français malades et sans armes étaient garnies de troupes prussiennes, il est probable que les habitants auraient cherché à s'emparer de nous, s'ils n'avaient craint pour leur roi qui était à Berlin, au milieu d'une armée française commandée par le maréchal Augereau. Cette crainte et le désaveu que le roi de Prusse (le plus honnête homme de son royaume) infligea au général York, en le faisant juger et condamner à mort pour crime de haute trahison, ayant empêché un soulèvement général contre les Français, nous en profitâmes pour nous éloigner et pour gagner les rives de la Vistule.
Mon régiment la traversa auprès de la forteresse de Graudenz, au point même où nous l'avions passée en nous rendant en Russie; mais le trajet fut cette fois très périlleux, car le dégel s'étant déjà fait sentir à quelques lieues en amont, la glace était recouverte d'un grand pied d'eau, et l'on entendait d'affreux craquements, présage d'une débâcle générale. Ajoutez à cela que ce fut au milieu d'une nuit obscure que je reçus l'ordre de passer le fleuve à l'instant même, car le général venait d'être informé que le roi de Prusse ayant quitté Berlin pour se réfugier en Silésie, au centre d'une armée considérable, les populations commençaient à s'agiter, et il était à craindre qu'elles ne se soulevassent contre nous, dès que la débâcle nous empêcherait de traverser la Vistule. Il fallait donc absolument affronter le danger. Il était immense, car le fleuve est très considérable devant Graudenz, et il existait dans la glace de larges et nombreuses crevasses qu'on n'apercevait que fort difficilement à la lueur des feux allumés sur les deux rives.
Comme il ne fallait pas songer à faire ce trajet avec nos traîneaux, nous les abandonnâmes: on prit les chevaux en main, et, précédés de quelques hommes armés de perches qui signalaient les crevasses, nous commençâmes cette périlleuse traversée. Nous étions jusqu'à mi-jambes dans l'eau à demi gelée, ce qui aggrava la position des blessés et des malades; mais la douleur physique n'était rien auprès des craintes que nous inspiraient les craquements des glaçons, menaçant à chaque instant de s'enfoncer sous nos pieds! Le domestique d'un de mes officiers tomba dans une crevasse et ne reparut plus! Enfin, nous arrivâmes à la rive opposée, où nous passâmes la nuit à nous réchauffer dans des huttes de pêcheurs, et le lendemain nous fûmes témoins d'un dégel complet de la Vistule, de sorte que si nous eussions retardé notre passage de quelques heures, nous étions faits prisonniers!…
Du lieu où nous avions franchi la Vistule, mon régiment se rendit dans la petite ville de Sweld, où il avait déjà cantonné avant la guerre: ce fut là que je commençai l'année 1813. Celle qui venait de finir avait été certainement la plus pénible de ma vie!
CHAPITRE XXI
Causes de nos désastres.—Manque d'interprètes.—Confiance aveugle dans la fidélité de nos alliés.—Considérations sur l'incendie de Moscou.—Chiffre de nos pertes.—Témoignage flatteur accordé par l'Empereur au 23e de chasseurs.
Jetons maintenant un coup d'œil rapide sur les causes qui firent manquer la campagne de Russie.
La principale fut incontestablement l'erreur dans laquelle tomba Napoléon, lorsqu'il crut pouvoir faire la guerre dans le nord de l'Europe avant de terminer celle qu'il soutenait depuis longtemps en Espagne, où ses armées venaient d'essuyer de grands revers, à l'époque où il se préparait à aller attaquer les Russes chez eux. Les troupes vraiment françaises, ainsi disséminées au nord et au midi, se trouvant insuffisantes partout, Napoléon crut y suppléer en joignant à leurs bataillons ceux de ses alliés. C'était affaiblir un vin généreux en y mêlant de l'eau bourbeuse!… En effet, les divisions françaises furent moins bonnes; les troupes des alliés restèrent toujours médiocres, et ce furent elles qui, pendant la retraite, portèrent le désordre dans la Grande Armée.
Une cause non moins fatale de nos revers fut la mauvaise organisation, ou plutôt le manque total d'organisation des pays conquis. Car, au lieu d'imiter ce que nous avions fait pendant les campagnes d'Austerlitz, Iéna et Friedland, en établissant dans les pays dont l'armée s'éloignait de petits corps de troupes qui, échelonnés d'étapes en étapes, communiquaient régulièrement entre eux pour assurer la tranquillité de nos derrières, l'arrivée des munitions, des hommes isolés, et le départ des convois de blessés, on avait imprudemment poussé toutes les forces disponibles vers Moscou, si bien que, de cette ville au Niémen, il n'y avait, si on en excepte Wilna et Smolensk, pas une seule garnison, pas un magasin, pas un hôpital! Deux cents lieues de pays étaient ainsi livrées à quelques partis de Cosaques errants. Il résulta de cet abandon que les malades rétablis ne pouvaient rejoindre l'armée, et que, faute de convois d'évacuation, on fut obligé de laisser pendant près de deux mois tous les blessés de la Moskova dans le couvent de Kolotskoï. Ils s'y trouvaient encore au moment de la retraite; presque tous furent pris, et ceux qui, comptant sur leurs forces, voulurent suivre l'armée périrent de fatigue et de froid sur les grandes routes! Enfin les troupes en retraite n'avaient pas de subsistances assurées dans des contrées qui produisent d'immenses quantités de blé.
Le défaut de petites garnisons sur nos derrières fut encore cause que sur plus de 100,000 prisonniers faits par les Français dans le cours de la campagne, pas un, mais à la lettre pas un seul, ne sortit de Russie, parce qu'on n'avait pas organisé sur les derrières des détachements pour les conduire en se les passant de main en main. Aussi, tous ces prisonniers s'échappaient facilement et retournaient vers l'armée russe, qui récupérait par ce moyen une partie de ses pertes, tandis que les nôtres s'aggravaient chaque jour.
Le manque d'interprètes contribua aussi à nos désastres beaucoup plus qu'on ne le pense; en effet, quels renseignements obtenir dans un pays inconnu, quand on ne peut échanger une seule parole avec les habitants?… Ainsi, lorsque sur les bords de la Bérésina le général Partouneaux se trompa de chemin, quittant celui de Studianka pour se diriger vers le camp de Wittgenstein, Partouneaux avait avec lui un paysan de Borisoff, qui, ne sachant pas un mot de français, tâchait de lui faire comprendre par des signes expressifs que ce camp était russe; mais, faute d'interprète, on ne s'entendit pas, et nous perdîmes une belle division de 7 à 8,000 hommes!
Dans une circonstance à peu près semblable, le 3e de lanciers, surpris au mois d'octobre, malgré les avis incompris de son guide, avait perdu 200 hommes. Cependant, l'Empereur avait dans son armée plusieurs corps de cavalerie polonaise, dont presque tous les officiers et beaucoup de sous-officiers parlaient très bien le russe; mais on les laissa dans leurs régiments respectifs, tandis qu'on aurait dû en prendre quelques-uns dans chaque corps pour les placer auprès de tous les généraux et colonels, où ils auraient rendu de très grands services. J'insiste sur ce point, parce que l'armée française étant celle où les langues étrangères sont le moins connues, il en est souvent résulté de très grands inconvénients pour elle, ce qui néanmoins ne nous a pas corrigés de l'insouciance que nous apportons dans cette partie si essentielle à la guerre.
J'ai déjà fait observer combien fut grande la faute que l'on commit en formant les deux ailes de la Grande Armée avec les contingents de la Prusse et de l'Autriche. L'Empereur dut vivement s'en repentir, d'abord en apprenant que les Autrichiens avaient laissé passer l'armée russe de Tchitchakoff, qui venait nous couper le chemin de la retraite sur les bords de la Bérésina, et en second lieu lorsqu'il connut la trahison du général York, chef du corps prussien. Mais les regrets de Napoléon durent être encore bien plus amers pendant et après la retraite, car si dès le commencement de la campagne il eût composé les deux ailes de la Grande Armée de troupes françaises, en amenant à Moscou les Prussiens et les Autrichiens, ceux-ci, ayant éprouvé leur part de misères et de pertes, auraient été au retour aussi affaiblis que tous les autres corps, tandis que Napoléon aurait retrouvé intactes les troupes françaises laissées par lui aux deux ailes! J'irai même plus loin, car je pense que l'Empereur, afin d'affaiblir la Prusse et l'Autriche, aurait dû exiger d'elles des contingents triples et quadruples de ceux qu'elles lui envoyèrent!… On a dit, après l'événement, que ces deux États n'auraient pas adhéré à cette demande; je pense tout le contraire, car le roi de Prusse venant à Dresde supplier Napoléon de vouloir bien agréer son fils pour aide de camp n'aurait osé rien lui refuser; et l'Autriche, dans l'espoir de recouvrer quelques-unes des riches provinces que l'empereur des Français lui avait arrachées, aurait de son côté fait tout pour lui complaire!… La trop grande confiance que Napoléon eut en 1812 dans la Prusse et l'Autriche le perdit!…
On a prétendu, et l'on répétera longtemps, que l'incendie de Moscou, dont on a fait honneur à la courageuse résolution du gouvernement russe et du général Rostopschine, fut la principale cause de la non-réussite de notre campagne de 1812. Cette assertion me paraît contestable. D'abord, la destruction de Moscou ne fut pas tellement complète qu'il n'y restât assez de maisons, de palais, d'églises et de casernes, pour établir toute l'armée, ainsi que le prouve un état que j'ai vu entre les mains de mon ami le général Gourgaud, alors premier officier d'ordonnance de l'Empereur. Ce ne fut donc pas le défaut de logements qui contraignit les Français à quitter Moscou. Bien des gens pensent que ce fut la crainte de manquer de vivres; mais c'est encore une erreur, car les rapports faits à l'Empereur par M. le comte Daru, intendant général de l'armée, prouvent que, même après l'incendie, il existait dans cette ville immense plus de provisions qu'il n'en aurait fallu pour nourrir l'armée pendant six mois! Ce ne fut donc pas la crainte de la disette qui détermina l'Empereur à faire retraite, et sous ce rapport le gouvernement n'aurait pas atteint le but qu'il se proposait, s'il l'avait eu toutefois. Ce but était tout autre.
En effet, la cour voulait porter un coup mortel à la vieille aristocratie des boyards en détruisant la ville, centre de leur constante opposition; le gouvernement russe, tout despotique qu'il est, a beaucoup à compter avec la haute noblesse, dont plusieurs empereurs ont payé de leur vie le mécontentement. Les plus puissants et les plus riches membres de cette noblesse faisant de Moscou le foyer perpétuel de leurs intrigues, le gouvernement, de plus en plus inquiet de l'accroissement de cette ville, trouva dans l'invasion française une occasion de la détruire. Le général Rostopschine, un des auteurs du projet, fut chargé de l'exécution, dont il voulut plus tard rejeter l'odieux sur les Français[16]; mais l'aristocratie ne s'y trompa pas; elle accusa si hautement le gouvernement et montra un tel mécontentement de l'incendie inutile de ses palais, que l'empereur Alexandre, pour éviter une catastrophe personnelle, fut obligé non seulement de permettre la reconstruction de Moscou, mais de bannir Rostopschine, qui, malgré ses protestations de patriotisme, vint mourir à Paris, haï par la noblesse russe.
Mais quels que fussent les motifs de l'incendie de Moscou, je pense que sa conservation aurait été plus nuisible qu'utile aux Français, car pour dominer une cité immense, habitée par plus de 300,000 individus, toujours prêts à se révolter, il aurait fallu affaiblir l'armée, pour placer à Moscou une garnison de 50,000 hommes qui, au moment de la retraite, auraient été assaillis par la populace, tandis que l'incendie ayant éloigné presque tous les habitants, quelques patrouilles suffirent pour maintenir la tranquillité.
La seule influence qu'ait eue Moscou sur les événements de 1812 provint de ce que Napoléon, ne voulant pas comprendre qu'Alexandre ne pouvait lui demander la paix, sous peine d'être mis à mort par ses sujets, pensait que s'éloigner de cette capitale avant d'avoir conclu un traité avec les Russes serait avouer l'impuissance dans laquelle il était de s'y maintenir. L'empereur des Français s'obstina donc à rester le plus longtemps possible à Moscou, où il perdit plus d'un mois à attendre inutilement des propositions de paix. Ce retard nous devint fatal, puisqu'il permit à l'hiver de se prononcer avant que l'armée française pût aller se cantonner en Pologne. Mais lors même que Moscou aurait été conservé intact, cela n'eût rien changé aux événements; la catastrophe provint de ce que la retraite ne fut pas préparée d'avance et exécutée en temps opportun. Il était cependant facile de prévoir qu'il ferait très grand froid en Russie pendant l'hiver!… Mais, je le répète, l'espérance de conclure la paix séduisit Napoléon et fut la seule cause de son long séjour à Moscou.
Les pertes de la Grande Armée pendant la campagne furent immenses; on les a cependant beaucoup exagérées. J'ai déjà dit que j'avais vu entre les mains du général Gourgaud un état de situation surchargé de notes écrites de la main de Napoléon, et qu'il résultait de ce document officiel que le nombre d'hommes qui passèrent le Niémen fut de 325,900, dont 155,400 Français et 170,500 alliés. À notre retour, les contingents prussiens et autrichiens passèrent en masse à l'ennemi, et presque tous les autres alliés avaient déserté individuellement pendant la retraite. Ce n'est donc qu'en établissant une balance entre l'effectif des Français à leur entrée en campagne et ce qu'il était à leur second passage du Niémen, qu'on peut faire un premier calcul approximatif de leurs pertes.
Or il résulte des états de situation produits en février 1813 que 60,000 Français avaient repassé le Niémen; il en manquait donc 95,000. Sur ce nombre, 30,000 des prisonniers faits par les Russes rentrèrent dans leur patrie après la paix de 1814. La perte totale des Français regnicoles fut donc, pendant la campagne de Russie, de 65,000 morts[17].
La perte éprouvée par mon régiment fut dans des proportions relativement beaucoup moindres. En effet, à l'ouverture de la campagne, le 23e de chasseurs comptait dans ses rangs 1,018 hommes. Pendant son séjour au camp de Polotsk, il en reçut 30, ce qui portait à 1,048 le nombre de cavaliers de ce corps entrés en Russie. Sur ce nombre, j'eus 109 hommes tués, 77 faits prisonniers, 65 estropiés et 104 égarés. Le déficit ne fut donc que de 355 hommes; de sorte que, après la rentrée des cavaliers que j'avais dirigés sur Varsovie après la campagne, le régiment qui, des bords de la Vistule, avait été envoyé au delà de l'Elbe, dans la principauté de Dessau, put réunir en février 1813 un total de 693 hommes à cheval, ayant tous fait la campagne de Russie.
En voyant ce chiffre, l'Empereur, qui de Paris surveillait la réorganisation de son armée, pensa qu'il y avait erreur, et renvoya la situation, en me faisant ordonner d'en faire produire une plus exacte, et comme la seconde fut conforme à la première, l'Empereur ordonna au général Sébastiani d'aller inspecter mon régiment et de lui faire dresser un état nominatif des hommes présents. Cette opération ayant détruit tous les doutes et confirmé ce que j'avais avancé, je reçus peu de jours après du major général une lettre des plus flatteuses pour les officiers et sous-officiers, et surtout pour moi. Elle portait que «l'Empereur chargeait le prince Berthier de nous exprimer la satisfaction de Sa Majesté, pour les soins que nous avions donnés à la conservation des hommes placés sous nos ordres; que l'Empereur, sachant que le 23e de chasseurs n'avait pas été jusqu'à Moscou, ne fondait pas la comparaison sur les pertes essuyées par les régiments qui avaient poussé jusque-là, mais qu'il l'établissait entre ceux du 2e corps d'armée qui, s'étant trouvés dans les mêmes conditions, auraient dû ne faire qu'à peu près les mêmes pertes; que néanmoins le 23e de chasseurs, bien qu'il eût plus souffert du feu de l'ennemi que les autres, était celui de tous qui avait ramené le plus d'hommes, ce que Sa Majesté attribuait au zèle du colonel, des officiers et sous-officiers, ainsi qu'au bon esprit des soldats!»
Après avoir mis à l'ordre et fait lire cette lettre devant tous les escadrons, je comptais la garder comme un titre glorieux pour ma famille, mais j'en fus empêché par un scrupule que vous approuverez sans doute. Il me parut peu convenable de priver le régiment d'une pièce qui, portant les marques de la satisfaction impériale pour tous, appartenait à tous. J'envoyai donc la lettre du major général aux archives du régiment. Je me suis bien souvent repenti de cet acte de délicatesse, car un an s'était à peine écoulé, que le gouvernement de Louis XVIII ayant été substitué en 1814 à celui de l'Empereur, le 23e de chasseurs fut incorporé au 3e de même arme. Les archives de ces deux corps furent d'abord réunies, mal conservées, puis, au grand licenciement de l'armée en 1815, elles se perdirent dans l'immense gouffre du bureau de la guerre. En vain, après, la révolution de 1830, j'ai fait rechercher la lettre du major général, si flatteuse pour mon ancien régiment et pour moi, je n'ai pu parvenir à la retrouver.