Mémoires du général baron de Marbot (3/3)
CHAPITRE XXII
1813. Fâcheuse situation générale.—Incurie de l'administration.—Observations sur la conservation des places fortes.—État de la France.—Levées forcées et illégales.—Je rejoins mon dépôt à Mons.
L'année 1813 commença pour la France sous de bien fâcheux auspices; car à peine les glorieux débris de notre armée revenant de Russie eurent-ils franchi la Vistule et commencé à se réorganiser, que la trahison du général prussien York et des troupes qu'il commandait nous contraignit à nous retirer derrière l'Oder, et bientôt à abandonner Berlin et toute la Prusse soulevée contre nous, à l'aide des corps que Napoléon avait eu l'imprudence d'y laisser. Les Russes hâtèrent autant que possible leur marche et vinrent se joindre aux Prussiens, dont le Roi déclara alors la guerre à l'empereur des Français.
Napoléon n'avait dans le nord de l'Allemagne que deux divisions, commandées, il est vrai, par le maréchal Augereau, mais presque entièrement composées de conscrits. Quant aux Français qui venaient de faire la campagne de Russie, dès qu'ils furent bien nourris et qu'ils cessèrent de coucher sur la neige, ils recouvrèrent leurs forces, et l'on aurait pu les opposer aux ennemis. Mais nos cavaliers étaient presque tous à pied; très peu de fantassins avaient conservé leurs fusils; nous n'avions plus d'artillerie; la plupart des soldats manquaient de chaussures, et leurs habits tombaient en lambeaux! Le gouvernement français avait cependant employé une partie de l'année 1812 à faire confectionner une grande quantité d'effets de tous genres; mais, par suite de la négligence de l'administration de la guerre, alors dirigée par M. Lacuée, comte de Cessac, aucun régiment ne reçut les vêtements qui lui étaient destinés. La conduite de nos administrateurs en cette circonstance mérite d'être signalée. Voici comment les choses se passaient.
Dès que le dépôt d'un régiment avait confectionné à grands frais les nombreux effets destinés à ses bataillons ou escadrons de guerre, l'administration traitait avec une maison de roulage pour les transporter jusqu'à Mayence, qui faisait alors partie de l'Empire. Les colis, traversant la France, ne couraient donc aucun danger jusqu'aux bords du Rhin; cependant, par ordre de M. de Cessac, un détachement devait les accompagner jusqu'à Mayence, où l'on renvoyait les rouliers français, ainsi que l'escorte, pour livrer les caisses à des entrepreneurs étrangers, chargés de les diriger sur Magdebourg, Berlin et la Vistule, sans qu'aucun agent français eût à surveiller ces expéditions; aussi se faisaient-elles avec tant de mauvaise foi et une si grande lenteur que les ballots contenant les effets d'habillement et les chaussures mettaient six à huit mois pour parcourir le trajet de Mayence à la Vistule, ce qui aurait pu être fait en quarante jours.
Mais ce qui n'avait été qu'un grave inconvénient lorsque les armées françaises occupaient paisiblement l'Allemagne et la Pologne devint une calamité après la campagne de Russie. Plus de deux cents bateaux chargés d'effets destinés à nos régiments étaient retenus par les glaces sur le canal de Bromberg, auprès de Nackel, lorsqu'en janvier 1813 nous passâmes sur ce point. Mais comme il ne se trouvait pas sur cet immense convoi un seul agent de l'administration française pour nous prévenir, et que les bateliers, tous Prussiens, se considéraient déjà comme nos ennemis, pas un ne parla, et nous passâmes outre, croyant que ces barques portaient des marchandises. Cependant, le lendemain, les Prussiens prirent pour plus de douze millions d'effets d'habillement, linge et chaussures, qui, destinés à nos malheureux soldats, servirent à vêtir plusieurs régiments que la Prusse leva contre nous. Le froid, qui sévissait de nouveau, fit périr quelques milliers de Français de plus, mais on n'en vanta pas moins notre habile administration!
Le peu de régularité qui régna dans la marche de l'armée française pendant qu'elle traversait la Prusse provint d'abord de l'incurie de Murat, qui avait pris le commandement après le départ de l'Empereur, et plus tard de la faiblesse du prince Eugène de Beauharnais, vice-roi d'Italie. Aussi était-il temps de repasser l'Elbe pour entrer sur le territoire de la Confédération du Rhin. Mais avant de se résoudre à éloigner ses troupes de la Pologne et de la Prusse, l'Empereur, voulant s'y ménager des moyens de retours offensifs, avait ordonné de laisser de fortes garnisons dans les places qui assurent le passage de la Vistule, de l'Oder et de l'Elbe, telles que Praga, Modlin, Thorn, Danzig, Stettin, Custrin, Glogau, Dresde, Magdebourg, Torgau, Wittemberg et Hambourg.
Cette grave décision de Napoléon peut être envisagée sous deux points de vue bien différents; aussi a-t-elle été louée par des militaires éclairés, tandis que d'autres, non moins instruits, l'ont fortement blâmée.
Les premiers disaient que la nécessité de donner enfin du repos et un refuge aux nombreux malades et blessés que son armée ramenait de Russie força l'Empereur de garder les places fortes dont l'occupation assurait, du reste, aux Français la conservation d'un immense matériel de guerre et de grands approvisionnements de vivres. Ils ajoutaient que ces forteresses embarrasseraient les mouvements des ennemis, qui, forcés de les bloquer, affaibliraient ainsi le nombre des troupes actives qu'ils pourraient employer contre nous; enfin, que si les renforts que Napoléon faisait venir de France et d'Allemagne le mettaient à même de gagner une bataille, les places fortes conservées par lui faciliteraient aux Français une nouvelle conquête de la Prusse, ce qui nous reporterait bientôt au delà de la Vistule et contraindrait les Russes à retourner dans leur pays.
On répondit à cela que Napoléon affaiblissait son armée en la morcelant sur tant de points éloignés, dont les garnisons ne pouvaient se prêter mutuellement aucun secours; qu'il ne fallait pas compromettre le salut de la France pour sauver quelques milliers de malades et de blessés, dont un très petit nombre pourrait servir de nouveau. En effet, ils périrent presque tous dans les hôpitaux. On disait encore que les régiments italiens, polonais et allemands de la Confédération du Rhin, joints par l'Empereur aux garnisons françaises pour ne pas trop diminuer ses troupes, serviraient mal. Effectivement, presque tous les soldats étrangers combattirent très mollement et finirent par passer à l'ennemi. On ajoutait enfin que l'occupation des places fortes gênerait fort peu les armées russes et prussiennes, qui, après les avoir bloquées par un corps d'observation, continueraient leur marche vers la France: ce fut en effet ce qui arriva.
Chacune de ces deux opinions présente, en thèse générale, des avantages et des inconvénients. Cependant, dans les conditions où se trouvait l'armée française, je crois devoir me ranger à l'avis de ceux qui proposaient d'abandonner les places, car puisque, de l'aveu même de leurs contradicteurs, ces places ne pouvaient nous être utiles qu'autant que nous battrions complètement les armées russes et prussiennes, c'était une raison de plus pour chercher à augmenter nos forces disponibles, au lieu de les disséminer à l'infini!…
Et qu'on ne dise pas que les ennemis n'ayant plus, dès lors, de blocus à faire, auraient aussi accru le nombre de leurs bataillons disponibles, ce qui aurait rétabli la proportion, car on tomberait dans une très grande erreur!… En effet, l'ennemi aurait toujours été obligé de laisser de fortes garnisons dans les places abandonnées par nous, tandis que nous eussions pu disposer de la totalité des troupes que nous y laissâmes, et qui furent ainsi paralysées. J'ajouterai que la défense inutile de ces nombreuses forteresses priva notre armée active de beaucoup de généraux expérimentés, entre autres du maréchal Davout, qui, à lui seul, valait plusieurs divisions. Je conçois d'ailleurs qu'on renonce à se servir, en campagne, de quelques brigades, lorsqu'il s'agit de leur confier la garde des places d'où dépend le salut de son pays, telles que sont les villes de Metz, de Lille, de Strasbourg pour la France, car alors c'est, pour ainsi dire, le corps de la patrie qu'on défend. Au contraire, les forteresses placées sur la Vistule, l'Oder et l'Elbe, à deux et trois cents lieues de France, n'avaient pas une importance positive, mais seulement une importance conditionnelle, c'est-à-dire subordonnée aux succès de nos armées actives. Ces succès n'ayant pas eu lieu, les quatre-vingt et quelques mille hommes de garnison que l'Empereur avait laissés en 1812 dans ces places furent obligés de mettre bas les armes!…
La situation de la France, dès les premiers mois de 1813, était des plus critiques, car, au midi, nos armées d'Espagne avaient éprouvé de très grands revers par suite de l'affaiblissement de nos forces dans la Péninsule, d'où l'on tirait sans cesse quelques régiments, tandis que les Anglais ne cessèrent d'envoyer des troupes à Wellington; aussi ce général avait-il fait une brillante campagne dans le courant de 1812. Il nous avait repris Ciudad-Rodrigo, Badajoz, le fort de Salamanque, avait gagné la bataille des Arapiles, occupé Madrid, et il menaçait les Pyrénées.
Au nord, les soldats nombreux et aguerris que Napoléon avait conduits en Russie avaient presque tous péri dans les combats ou succombé de misère. L'armée prussienne, encore intacte, venait de se joindre aux Russes. Les Autrichiens étaient sur le point d'imiter cet exemple. Enfin, les souverains et surtout les peuples de la Confédération germanique, excités par l'Angleterre, chancelaient dans leur alliance avec la France. Le Prussien baron de Stein, homme de moyens et fort entreprenant, saisit cette occasion pour publier divers pamphlets, dans lesquels il appelait tous les Allemands à secouer le joug de Napoléon et à reconquérir leur liberté. Cet appel fut d'autant mieux écouté que le passage, le séjour et l'entretien des troupes françaises qui, depuis 1806, avaient occupé l'Allemagne, lui avaient occasionné des pertes immenses auxquelles s'était jointe la confiscation des marchandises anglaises, par suite du blocus continental établi par Napoléon. La Confédération du Rhin lui aurait donc échappé, si les souverains des divers États dont elle se composait eussent dès lors pris la résolution de céder aux vœux de leurs sujets; mais aucun d'eux n'osa bouger, tant était grande l'habitude de l'obéissance à l'empereur des Français, ainsi que la crainte de le voir bientôt arriver à la tête de forces considérables, qu'il organisait promptement et dirigeait sans cesse sur l'Espagne.
La majeure partie de la nation française avait encore une très grande confiance dans Napoléon. Les gens instruits le blâmaient sans doute d'avoir, l'année précédente, poussé son armée jusqu'à Moscou et surtout d'y avoir attendu l'hiver; mais les masses populaires, habituées à considérer l'Empereur comme infaillible, et n'ayant d'ailleurs aucune notion sur les événements et sur les pertes éprouvées par nos troupes en Russie, voyaient seulement la gloire que la prise de Moscou faisait rejaillir sur nos armes; aussi y eut-il beaucoup d'élan pour donner à l'Empereur les moyens de ramener la victoire autour de ses aigles. Chaque département, chaque ville firent des dons patriotiques en chevaux; mais de nombreuses levées de conscrits et d'argent attiédirent bientôt cet enthousiasme. Cependant, au total, la nation s'exécuta d'assez bonne grâce, et les bataillons ainsi que les escadrons sortaient pour ainsi dire de terre comme par enchantement. Chose étonnante! après les nombreuses levées d'hommes qui avaient été faites en France depuis vingt ans, jamais le recrutement n'avait produit une aussi forte et une aussi belle espèce de soldats. Cela provenait de plusieurs causes.
D'abord, chacun des cent huit départements alors existants avait depuis plusieurs années une compagnie d'infanterie dite départementale, sorte de garde prétorienne de MM. les préfets, qui s'étaient complu à la former des hommes les mieux constitués. Ceux-ci, ne quittant jamais les principales villes du département où ils étaient fort bien casernés, nourris et vêtus, et où ils faisaient très peu de service, avaient eu le temps d'acquérir toutes leurs forces corporelles, car la plupart menaient cette vie depuis six à sept ans, et comme on les exerçait régulièrement au maniement des armes, à la marche et aux manœuvres, il ne leur manquait que le baptême du feu pour être des troupes parfaites. Ces compagnies étaient, selon l'importance du département, de 150, 200 et 250 hommes. L'Empereur les envoya toutes à l'armée, où elles furent fondues dans des régiments de ligne.
En second lieu, on appela au service une très grande quantité de conscrits des années précédentes, dont les uns par protection, les autres par ruse ou maladies passagères, avaient obtenu d'être placés à la queue des dépôts, c'est-à-dire de rester chez eux jusqu'à nouvel ordre. L'âge les avait rendus presque tous forts et vigoureux.
Ces mesures étaient légales; mais ce qui ne l'était pas, ce fut le rappel des individus qui, ayant déjà tiré à la conscription et s'étant trouvés libérés par le sort, n'en étaient pas moins contraints à prendre les armes, s'ils avaient moins de trente ans. Cette levée produisit une grande quantité d'hommes propres à supporter les fatigues de la guerre. Il y eut bien à ce sujet quelques murmures, principalement dans le Midi, la Vendée et la Bretagne; cependant, l'immense majorité du contingent marcha, tant était grande l'habitude de l'obéissance!… Mais cette abnégation des populations entraîna le gouvernement dans une mesure encore plus illégale, et d'autant plus dangereuse qu'elle frappait la classe supérieure; car, après avoir fait marcher les hommes que le sort avait exemptés, on força ceux qui s'étaient fait remplacer (ainsi que la loi les y autorisait) à prendre néanmoins les armes, bien que plusieurs familles se fussent gênées et même ruinées pour conserver leurs fils, car les remplaçants coûtaient alors 12, 15, 18 et jusqu'à 20,000 francs, qu'il fallait payer comptant. Il y eut même des jeunes gens qui, s'étant fait remplacer jusqu'à trois fois, n'en furent pas moins obligés de partir, et l'on en vit qui servaient dans la même compagnie que l'individu payé par eux pour les substituer!… Cette iniquité provenait des conseils de Clarke, ministre de la guerre, et de Savary, ministre de la police, qui persuadèrent à l'Empereur que, pour prévenir pendant la guerre tout mouvement hostile au gouvernement, il fallait éloigner de l'intérieur les fils des familles influentes et les envoyer à l'armée pour servir en quelque sorte d'otages!… Mais afin d'atténuer un peu aux yeux de la classe aisée l'odieux de cette mesure, l'Empereur créa, sous la dénomination de gardes d'honneur, quatre régiments de cavalerie légère spécialement destinés à recevoir les jeunes gens bien élevés. Ces corps, auxquels on donna un brillant uniforme de hussards, eurent des officiers généraux pour colonels.
À ces levées plus ou moins légales, l'Empereur ajouta le produit d'une conscription anticipée et de nombreux et excellents bataillons formés avec les matelots, ouvriers ou artilleurs de la marine militaire, tous hommes faits, instruits au maniement des armes, et qui, ennuyés de la vie monotone des ports, désiraient ardemment depuis longtemps aller acquérir de la gloire auprès de leurs camarades de l'armée de terre. Ils devinrent bientôt d'excellents et redoutables fantassins. Le nombre de ces marins s'élevait à plus de 30,000. Enfin l'Empereur, obligé d'employer tous les moyens pour reconstituer l'armée, dont une grande partie avait péri dans les glaces de la Russie, affaiblit encore ses armées d'Espagne, en y prenant non seulement quelques milliers d'hommes pour compléter sa garde, mais plusieurs brigades et divisions entières, composées de vieux soldats habitués aux fatigues et aux dangers.
De leur côté, les Russes, et surtout les Prussiens, se préparaient à la guerre. L'infatigable baron de Stein parcourait les provinces en prêchant la croisade contre les Français, et en organisant son Tugenbund ou ligue de la vertu, dont les adeptes juraient de prendre les armes pour la liberté de l'Allemagne. Cette société, qui nous suscita de si nombreux ennemis, agissait ouvertement dans la Prusse déjà en guerre avec Napoléon, et s'insinuait dans les États et les armées de la Confédération du Rhin, malgré quelques souverains et de l'aveu tacite de plusieurs autres, si bien que presque toute l'Allemagne en secret était notre ennemie, et les contingents qu'elle joignait à nos forces militaires se préparaient à nous trahir à la première occasion, ainsi que les événements le prouvèrent bientôt. Ces événements n'auraient pas tardé à se produire, si la mollesse et la lenteur naturelles aux Allemands ne les eussent empêchés d'agir beaucoup plus tôt qu'ils ne le firent, car les débris de l'armée française, qui avaient repassé l'Elbe à la fin de 1812, restèrent paisiblement cantonnés sur la rive gauche de ce fleuve pendant les quatre premiers mois de 1813, sans que les Russes et les Prussiens, postés en face, osassent les attaquer!… Ils ne se croyaient pas assez forts, bien que la Prusse eût mis sur pied sa landwehr, composée de tous les hommes valides, et que Bernadotte, oubliant qu'il était né Français, nous eût déclaré la guerre et eût joint les troupes suédoises à celles des ennemis de sa véritable patrie!…
Pendant le séjour que nous fîmes sur la rive gauche de l'Elbe, bien que l'armée française reçût continuellement des renforts, sa cavalerie était encore peu nombreuse, si l'on en excepte quelques régiments dont le mien faisait partie; aussi lui avait-on assigné comme cantonnements plusieurs communes et les deux petites villes de Brenha et de Landsberg, situées dans un excellent pays, non loin de Magdebourg. J'éprouvai là un bien vif chagrin. L'Empereur, voulant activer l'organisation des nouvelles levées, et pensant que la présence des chefs de corps serait pour cela momentanément fort utile aux dépôts de leurs régiments, décida que tous les colonels se rendraient en France, excepté ceux qui auraient encore un certain nombre d'hommes présents sous les armes. Le chiffre fixé pour la cavalerie était de quatre cents; j'en avais plus de six cents à cheval!… Je fus donc forcé de rester, lorsque j'aurais été si heureux d'embrasser ma femme et l'enfant qu'elle m'avait donné pendant mon absence!…
À la peine que je ressentais, se joignit encore une grande contrariété. Le bon général Castex, dont j'avais eu tant à me louer pendant la campagne de Russie, nous quitta pour entrer dans les grenadiers à cheval de la garde. Sa brigade et celle du général Corbineau, qui venait d'être nommé aide de camp de l'Empereur, furent réunies sous les ordres du général Exelmans. Le général Wathiez devait remplacer le général Castex, et le général Maurin, Corbineau; mais comme ces trois généraux s'étaient rendus en France après la campagne de Russie et que j'étais le seul colonel présent, le général Sébastiani, au corps duquel la nouvelle division allait être attachée, m'en donna le commandement, ce qui ajoutait aux obligations que j'avais à remplir dans mon régiment un surcroît de charges, puisque je devais, par un temps affreux, visiter souvent les cantonnements des trois autres. La blessure que j'avais reçue au genou, bien que cicatrisée, me faisait encore souffrir, et je ne sais vraiment comment j'aurais pu continuer ce service jusqu'à la fin de l'hiver, lorsqu'au bout d'un mois le général Wathiez, ayant rejoint l'armée, prit le commandement de la division.
Peu de jours après, sans que je l'eusse demandé, je reçus l'ordre de me rendre en France, afin d'organiser le très grand nombre de recrues et de chevaux envoyés au dépôt de mon régiment. Ce dépôt se trouvait dans le département de Jemmapes, à Mons en Belgique, qui faisait alors partie de l'Empire. Je me mis en route sur-le-champ. Mon voyage fut rapide, et comme je compris que, autorisé à venir en France pour affaires de service, il ne serait pas convenable de solliciter le plus petit congé pour aller à Paris, j'acceptai l'offre que me fit Mme Desbrières, ma belle-mère, de conduire à Mons ma femme et mon fils. Après une année de séparation et tant de dangers courus, je revis ma chère femme avec un bien grand plaisir et embrassai pour la première fois notre petit Alfred, âgé de huit mois. Ce jour fut un des plus beaux de ma vie! Vous comprendrez surtout la joie que j'éprouvai en embrassant mon enfant et en me rappelant qu'il avait été sur le point de devenir orphelin le jour même de sa naissance!…
Je passai au dépôt la fin d'avril, ainsi que les mois de mai et de juin, dans de très grandes occupations. Les recrues envoyées au 23e étaient fort nombreuses, les hommes superbes et de race belliqueuse, car ils provenaient presque tous des environs de Mons, ancienne province du Hainaut, d'où l'Autriche tirait ses meilleurs cavaliers, principalement les célèbres dragons de La Tour, lorsque les Pays-Bas lui appartenaient. Les habitants de cette contrée aiment et soignent bien les chevaux. Ceux que le pays produit étant un peu trop forts pour des chasseurs, j'obtins l'autorisation d'en faire acheter dans les Ardennes, d'où nous tirâmes une assez belle remonte.
J'avais trouvé au dépôt quelques bons officiers et sous-officiers. Plusieurs de ceux qui avaient fait la campagne de Russie s'y étaient rendus pour se rétablir de leurs blessures ou de maladies; enfin le ministre m'avait envoyé quelques jeunes sous-lieutenants sortant de l'École de cavalerie et de Saint-Cyr. Avec de tels éléments, je formai promptement divers escadrons qui n'étaient sans doute pas parfaits, mais dont les hommes pouvaient figurer sans inconvénient parmi les vieux cavaliers revenant de Russie que j'avais laissés sur l'Elbe et avec lesquels ils devaient être fondus à leur arrivée. Dès qu'un escadron était prêt, il partait pour l'armée.
CHAPITRE XXIII
Reprise des hostilités sur l'Elbe.—Batailles de Lutzen et de Bautzen.—Armistice.—Je rejoins mon régiment.—État de l'armée.—Malaise général.—Napoléon devait traiter.—Force des armées en présence.
Pendant que je m'occupais activement à reconstituer mon régiment et que tous les colonels, principalement ceux de cavalerie, étaient retenus en France par les mêmes soins, les hostilités recommencèrent sur l'Elbe, que les alliés avaient franchi.
L'Empereur, ayant quitté Paris, se trouvait le 25 avril à Naumbourg en Saxe, à la tête de 170,000 hommes, dont un tiers seulement étaient Français, une partie des troupes récemment dirigées sur l'Allemagne n'étant point encore arrivées sur le théâtre de la guerre. Les deux autres tiers de l'armée de Napoléon étaient formés des contingents de la Confédération du Rhin, dont la plupart étaient fort mal disposés à combattre pour lui. Le général Wittgenstein, auquel notre désastre de la Bérésina avait donné quelque célébrité, bien que les éléments nous eussent fait beaucoup plus de mal que ses combinaisons, commandait en chef les troupes russes et prussiennes réunies, fortes de 300,000 hommes, qui se présentèrent le 28 avril devant l'armée de Napoléon, aux environs de Leipzig.
Il y eut le 1er mai un vif engagement à Poserna, dans la plaine déjà célèbre par la mort de Gustave-Adolphe. Le maréchal Bessières y fut tué d'un coup de canon. L'Empereur le regretta plus que l'armée, qui n'avait pas oublié que les conseils donnés par ce maréchal, le soir de la bataille de la Moskova, avaient empêché Napoléon de compléter la victoire en faisant combattre sa garde, ce qui eût changé la face des événements et amené la destruction complète des troupes russes.
Le lendemain de la mort du maréchal Bessières, et pendant que Napoléon continuait sa marche sur Leipzig, il fut attaqué à l'improviste et en flanc par les Russo-Prussiens, qui avaient passé la rivière de l'Elster avant le jour. Dans cette bataille, qui prit le nom de Lutzen, l'action fut des plus vives; les troupes nouvellement arrivées de France combattirent avec la plus grande valeur. Les régiments de marine se firent particulièrement remarquer. Les ennemis, battus de toutes parts, se retirèrent vers l'Elbe; mais les Français, n'ayant presque pas de cavalerie, ne purent faire que peu de prisonniers, et leur victoire fut incomplète. Néanmoins, elle produisit un très grand effet moral dans toute l'Europe, et surtout en France, car ce premier succès prouvait que nos troupes avaient conservé toute leur supériorité, et que les glaces de la Russie avaient pu seules les vaincre en 1812.
L'empereur Alexandre et le roi de Prusse, qui, après avoir assisté à Lutzen à la défaite de leurs armées, s'étaient rendus à Dresde, furent obligés d'en sortir à l'approche de Napoléon victorieux, qui prit, le 8, possession de cette ville, où son allié le roi de Saxe vint bientôt le rejoindre. Après un court séjour à Dresde, les Français y passèrent l'Elbe et suivirent les Prusso-Russes, dont ils joignirent et battirent l'arrière-garde à Bischofswerda.
L'empereur Alexandre, mécontent de Wittgenstein, avait pris lui-même le commandement des armées alliées; mais ayant été défait à son tour par Napoléon au combat de Wurtchen, il reconnut probablement son insuffisance pour la direction des troupes, car bientôt il renonça à les conduire.
Les Russo-Prussiens s'étant arrêtés et retranchés à Bautzen, l'empereur des Français fit tourner leur position par le maréchal Ney, et remporta le 21 mai une victoire que le manque de cavalerie rendit encore incomplète; mais les ennemis eurent 18,000 hommes hors de combat, et s'enfuirent dans le plus grand désordre.
Le 22, les Français, s'étant mis à la poursuite des Russes, atteignirent leur arrière-garde en avant du défilé de Reichenbach. Le peu de cavalerie qu'avait Napoléon était commandé par le général Latour-Maubourg, militaire des plus distingués, qui la mena avec tant de vigueur que les ennemis furent enfoncés et abandonnèrent le champ de bataille après de grandes pertes. Celles des Français, bien que peu nombreuses, leur furent très sensibles. Le général de cavalerie Bruyère, excellent officier, eut les deux jambes emportées et mourut de cette affreuse blessure. Mais l'événement le plus funeste de cette journée fut produit par un boulet qui, après avoir tué le général Kirgener (beau-frère du maréchal Lannes), blessa mortellement le maréchal Duroc, grand maréchal du palais, homme aimé de tout le monde, le plus ancien et le meilleur ami de Napoléon. Duroc ayant survécu quelques heures à sa blessure, l'Empereur se rendit auprès de lui et donna les preuves d'une grande sensibilité. Son désespoir fut des plus touchants. Les témoins de cette scène déchirante remarquèrent que, obligé de quitter son ami pour reprendre la direction de l'armée, Napoléon, en s'éloignant de Duroc, baigné de ses larmes, lui donna rendez-vous dans «un monde meilleur»!
Cependant l'armée française, poursuivant ses succès, était parvenue en Silésie, et occupa le 1er juin Breslau, sa capitale. Alors, frappés de terreur, les alliés, surtout les Prussiens, reconnurent ce qu'il y avait de critique dans leur position, et se sentant, malgré leur jactance, incapables d'arrêter seuls les Français, ils voulurent gagner du temps, dans l'espoir que l'Autriche, mettant un terme à ses hésitations, joindrait enfin ses armes aux leurs. Les Prusso-Russes envoyèrent donc des parlementaires chargés de solliciter un armistice qui, sous la médiation de l'Autriche, allait, disait-on, amener la conclusion d'un traité de paix. L'empereur Napoléon ayant cru devoir accorder cet armistice, il fut signé le 4 juin, pour durer jusqu'au 10 août.
Pendant que Napoléon marchait de succès en succès, le maréchal Oudinot se fit battre à Luckau et perdit 1,100 hommes. L'Empereur espérait que, pendant l'armistice, les nombreux renforts qu'il attendait de France et surtout la cavalerie, dont il avait si vivement regretté l'absence, le rejoindraient et pourraient participer à une nouvelle campagne, si elle devenait indispensable. Cependant, malgré cet avantage, plusieurs généraux regrettaient que l'Empereur n'eût pas poursuivi ses succès. Ils disaient que si l'armistice nous donnait le temps de faire arriver nos réserves sur le théâtre de la guerre, il laissait aussi la même faculté aux Russo-Prussiens, qui, outre les Suédois déjà en marche pour venir défendre leur cause, avaient l'espoir de voir se joindre à eux les Autrichiens. Ces derniers n'étaient pas prêts en ce moment, mais ils allaient avoir plus de deux mois pour organiser et mettre en mouvement leurs nombreuses troupes.
En apprenant à Mons les victoires de Lutzen et de Bautzen, je fus peiné de n'y avoir pas participé; mais les regrets que j'éprouvai furent atténués quand j'eus acquis la certitude que mon régiment ne s'y était pas trouvé; en effet, il était alors en avant de Magdebourg, sur la route de Berlin. M. Lacour, ancien aide de camp du général Castex, avait été vers la fin de 1812 nommé chef d'escadron au 23e de chasseurs, qu'il commandait en mon absence. C'était un officier très brave, qui s'était fait lui-même une demi-éducation avec des livres, ce qui lui donnait des prétentions peu en rapport avec l'habit militaire; en outre, son peu d'entente du commandement exposa le régiment à des pertes qu'on aurait pu éviter et dont je parlerai plus loin. Pendant mon séjour au dépôt, je reçus comme second chef d'escadrons M. Pozac, brillant officier sous tous les rapports, auquel sa valeur avait fait obtenir un sabre d'honneur à la bataille de Marengo.
Vers la fin de juin, tous les colonels envoyés en France pour organiser de nouvelles forces, ayant rempli cette tâche, reçurent l'ordre de retourner en poste à l'armée, bien que les hostilités dussent encore être suspendues pendant quelque temps. Je fus donc contraint de me séparer de ma famille, auprès de laquelle je venais de passer des jours si heureux; mais l'honneur et le devoir parlaient, il fallait obéir!
Je repris la route d'Allemagne et me rendis d'abord à Dresde, où l'Empereur avait convoqué tous les colonels, afin de les questionner sur la composition des détachements dirigés par eux sur l'armée. J'appris à ce sujet une chose qui me navra le cœur!… J'avais organisé dans mon dépôt quatre superbes escadrons de 150 hommes chacun. Les deux premiers (heureusement les plus beaux et les meilleurs) avaient rejoint le régiment; le troisième m'avait été enlevé par décision impériale, pour se rendre à Hambourg, où il fut incorporé dans le 28e de chasseurs, un des plus faibles régiments de l'armée. Cet ordre étant régulier, je m'y soumis sans murmurer. Mais il n'en fut pas de même lorsque je fus informé que le 4e escadron, que j'avais fait partir de Mons, ayant été vu à son passage à Cassel par Jérôme, roi de Westphalie, ce prince l'avait trouvé si beau que, de son autorité privée, il l'avait incorporé dans sa garde!… Je sus que l'Empereur, très irrité de ce que son frère s'était permis de s'emparer ainsi d'un détachement de ses troupes, lui avait ordonné de se remettre sur-le-champ en route, et j'espérais qu'il me serait rendu; mais le roi Jérôme fit agir quelques aides de camp de l'Empereur, qui représentèrent à Sa Majesté que la garde du roi de Westphalie étant uniquement composée d'Allemands peu sûrs, il serait convenable de lui laisser un escadron français sur lequel il pût compter; qu'en second lieu, le Roi venait de donner à grands frais à cet escadron le brillant uniforme des hussards de sa garde; enfin que même en perdant un escadron, le 23e de chasseurs serait encore un des plus forts régiments de la cavalerie française. Quoi qu'il en soit, l'incorporation de mon escadron dans la garde westphalienne fut ainsi maintenue, malgré mes vives réclamations. Je ne pouvais me consoler de cette perte et trouvais souverainement injuste de me voir ainsi dépouillé du fruit de mes peines et de mes travaux.
Je rejoignis mon régiment non loin de l'Oder, dans le pays de Sagan, où il était cantonné près de la petite ville de Freistadt, ainsi que la division Exelmans dont il faisait partie. M. Wathiez, mon nouveau général de brigade, avait été mon capitaine au 25e de chasseurs. Il fut toujours très bien pour moi. Nous allâmes loger dans un charmant et confortable château, nommé Herzogwaldau, placé au centre de plusieurs villages occupés par mes cavaliers.
Pendant notre séjour en ce lieu, il se passa un épisode fort bizarre. Un chasseur nommé Tantz, le seul mauvais sujet qu'il y eût au régiment, s'étant fortement grisé, osa menacer un officier qui le faisait conduire à la salle de police. Mis en jugement, cet homme fut condamné à mort et la sentence ratifiée. Or quand la garde, commandée par l'adjudant Boivin, alla chercher Tantz pour le conduire au lieu où il devait être fusillé, elle le trouva complètement nu dans la prison, sous prétexte qu'il faisait trop chaud. L'adjudant, très brave militaire, mais dont l'intelligence n'égalait pas le courage, au lieu de faire habiller le condamné, se borna à lui faire endosser un manteau; mais, arrivé sur le pont-levis des larges fossés du château, Tantz jette le manteau à la figure des hommes de garde, s'élance dans l'eau, la traverse à la nage, gagne la campagne et va joindre les ennemis de l'autre côté de l'Oder. On n'entendit plus parler de lui!… Je cassai l'adjudant pour avoir manqué de surveillance, mais il reconquit bientôt ses épaulettes par un trait de courage que je rapporterai sous peu.
Les escadrons que je venais de joindre au régiment portaient sa force numérique à 993 hommes, dont près de 700 avaient fait la campagne de Russie. Les soldats nouvellement arrivés étaient fortement constitués et presque tous tirés de la légion départementale de Jemmapes, ce qui avait beaucoup facilité leur instruction comme cavaliers. J'incorporai mes nouveaux escadrons dans les anciens. De part et d'autre on se préparait à la lutte, mais les ennemis avaient utilisé leur temps à nous susciter un puissant adversaire, en décidant l'Autriche à marcher contre nous!…
L'empereur Napoléon, que de nombreuses victoires avaient habitué à ne pas compter avec ses ennemis, se crut de nouveau invincible en se voyant en Allemagne à la tête de 300,000 hommes, et il n'examina pas assez les forces dont se composaient les éléments qu'il allait opposer à l'Europe entière, coalisée contre lui.
L'armée française venait, ainsi que je l'ai déjà dit, de recevoir une très forte espèce d'hommes; aussi, jamais elle n'avait été aussi belle! Mais comme, à l'exception de quelques régiments, la plupart de ces nouveaux soldats n'avaient point encore combattu, et que les désastres de la campagne de Russie avaient jeté dans les corps une perturbation dont les effets se faisaient encore sentir, nos superbes troupes formaient une armée plus propre à montrer pour obtenir la paix, qu'à faire en ce moment la guerre; aussi presque tous les généraux et colonels qui voyaient les régiments de près étaient-ils d'avis qu'il leur fallait quelques années de paix.
Si de l'armée française on passait à l'examen de celle de ses alliés, on ne trouvait que mollesse, mauvaise volonté et désir d'avoir l'occasion de trahir la France!… Tout devait donc porter Napoléon à traiter avec ses adversaires, et pour cela il aurait dû se rattacher d'abord son beau-père l'empereur d'Autriche, en lui restituant la Dalmatie, l'Istrie, le Tyrol et une partie des autres provinces qu'il lui avait arrachées en 1805 et 1809. Quelques concessions de ce genre, faites à la Prusse, auraient calmé les alliés qui, à ce qu'il paraît, offraient à Napoléon de lui rendre les colonies enlevées à la France et de lui garantir toutes les provinces en deçà du Rhin et des Alpes, de même que la haute Italie; mais il devait abandonner l'Espagne, la Pologne, Naples et la Westphalie.
Ces propositions étaient convenables; cependant; après en avoir conféré avec les diplomates étrangers envoyés pour traiter avec lui, Napoléon rudoya M. de Metternich, le principal d'entre eux, et les renvoya tous sans rien céder. On assure même qu'en les voyant sortir du palais de Dresde, il ajouta: «Comme nous allons les battre!…» L'Empereur paraissait oublier que les armées ennemies étaient près de trois fois plus nombreuses que celles qu'il pouvait leur opposer. En effet, il n'avait pas plus de 320,000 hommes en Allemagne, tandis que les alliés pouvaient mettre en ligne près de 800,000 combattants!
La fête de l'Empereur tombait au 15 août, mais il ordonna de l'avancer, parce que l'armistice finissait le 10. Les réjouissances de la Saint-Napoléon eurent donc lieu dans les cantonnements. Ce fut la dernière fois que l'armée française célébra le jour de la naissance de son empereur! Il y eut fort peu d'enthousiasme, car les officiers les moins clairvoyants comprenaient que nous étions à la veille de grandes catastrophes, et les préoccupations des chefs se reflétaient sur l'esprit des subalternes. Cependant, chacun se préparait à bien faire son devoir, mais avec peu d'espoir de succès, tant était grande l'infériorité numérique de notre armée, comparée aux troupes innombrables des ennemis, et déjà, parmi nos alliés de la Confédération du Rhin, le général saxon Thielmann avait déserté avec sa brigade pour se joindre aux Prussiens, après avoir tenté de leur livrer la forteresse de Torgau. Il régnait donc dans l'esprit de nos troupes un grand malaise et peu de confiance.
Ce fut en ce moment qu'on apprit le retour en Europe du célèbre général Moreau, qui, condamné au bannissement en 1804, à la suite de la conspiration de Pichegru et de Cadoudal, s'était retiré en Amérique. La haine que Moreau portait à Napoléon lui faisant oublier ce qu'il devait à sa patrie, il flétrit ses lauriers en allant se ranger parmi les ennemis de la France! Mais ce nouveau Coriolan subit bientôt la peine que méritait cette conduite infâme!…
Cependant, un immense demi-cercle se formait autour de l'armée française. Un corps de 40,000 Russes était en Mecklembourg; Bernadotte, prince royal de Suède, occupait Berlin et les environs avec une armée de 120,000 hommes, composée de Suédois, Russes et Prussiens. Les deux grandes armées russe et prussienne, fortes de 220,000 hommes, dont 35,000 de cavalerie, cantonnaient en Silésie, entre Schweidnitz et l'Oder; 40,000 Autrichiens étaient postés à Lintz, et la grande armée autrichienne, dont le nombre s'élevait à 140,000 hommes, était réunie à Prague; enfin, derrière et à peu de distance de cette première ligne composée de 560,000 combattants, d'immenses réserves étaient prêtes à marcher.
L'empereur Napoléon avait ainsi distribué ses troupes: 70,000 hommes, concentrés auprès de Dahmen en Prusse, devaient agir contre Bernadotte; le maréchal Ney, avec 100,000 hommes, gardait une partie de la Silésie. Un corps de 70,000 hommes se trouvait aux environs de Zittau. Le maréchal Saint-Cyr, avec 16,000 hommes, occupait le camp de Pirna et couvrait Dresde. Enfin, la garde impériale, forte de 20 à 25,000 hommes, était autour de cette capitale, prête à se porter où besoin serait. En ajoutant à ces forces les garnisons laissées dans les places, les troupes de Napoléon étaient infiniment moins nombreuses que celles des ennemis. Cette énumération ne comprend pas les armées laissées en Espagne et en Italie.
CHAPITRE XXIV
Du choix des chefs de corps.—Rupture de l'armistice.—Trahison de Jomini.—Combats en Silésie sur le Bober.—Épisodes divers.—Douloureux échec.
L'empereur des Français avait divisé son armée en quatorze corps, dits d'infanterie, bien qu'ils eussent chacun une division ou au moins une brigade de cavalerie légère. Les généraux en chef furent: pour le premier corps, Vandamme; pour le 2e le maréchal Victor; 3e, maréchal Ney; 4e, général Bertrand; 5e, général Lauriston; 6e, maréchal Marmont; 7e, général Reynier; 8e, prince Poniatowski; 9e, maréchal Augereau; 10e (enfermé dans Danzig), le général Rapp; 11e, maréchal Macdonald; 12e, maréchal Oudinot; 13e, maréchal Davout; 14e maréchal Saint-Cyr; enfin la garde, sous les ordres directs de l'Empereur. La cavalerie était divisée en cinq corps ainsi commandés, savoir: le 1er, par le général Latour-Maubourg; 2e, général Sébastiani; 3e, général Arrighi; 4e, général Kellermann; 5e, général Milhau. La cavalerie de la garde était sous les ordres du général Nansouty.
Si l'armée applaudit à quelques-uns de ces choix, tels que ceux de Davout, Ney, Augereau, Reynier et Saint-Cyr, elle regrettait de voir des commandements importants: à Oudinot, qui avait commis plus d'une erreur dans la campagne de Russie; à Marmont, qui par trop de précipitation venait de perdre la bataille des Arapiles; à Sébastiani, qui semblait au-dessous d'une telle tâche; enfin, elle se plaignit que pour une campagne qui devait décider du sort de la France, l'Empereur essayât les talents stratégiques de Lauriston et de Bertrand. Le premier était un bon artilleur; le second, un excellent ingénieur; mais n'ayant ni l'un ni l'autre dirigé des troupes sur le terrain, ils étaient par conséquent dans l'impossibilité formelle de mener un corps d'armée.
Napoléon, se rappelant que lorsqu'il fut nommé général en chef de l'armée d'Italie, il n'avait encore commandé que quelques bataillons, ce qui ne l'empêcha pas de conduire une armée dès son début, crut probablement que Lauriston et Bertrand pourraient faire de même; mais les hommes universels comme Napoléon sont fort rares, et il ne pouvait espérer en rencontrer de tels dans ces nouveaux chefs de corps. C'est ainsi que l'affection personnelle qu'il vouait à ces généraux l'entraîna dans l'erreur qu'il avait déjà commise en confiant une armée à l'artilleur Marmont.
En vain on discutera sur ce point; l'histoire des guerres passées nous prouve que pour être général en chef, les théories ne suffisent pas, et que, à très peu, mais très peu d'exceptions près, il faut avoir servi dans les régiments d'infanterie ou de cavalerie et y avoir commandé comme colonel pour être à même de bien diriger des masses de troupes, car c'est un apprentissage que très peu d'hommes peuvent bien faire comme officiers généraux, surtout comme chefs d'armée. Jamais Louis XIV ne confia en rase campagne le commandement d'un corps de troupes au maréchal de Vauban, qui était cependant un des hommes les plus capables de son siècle, et, si on le lui eût offert, il est à présumer que Vauban l'eût refusé, pour s'en tenir à sa spécialité, l'attaque et la défense des places. Marmont, Bertrand et Lauriston n'eurent pas la même modestie, et l'affection que Napoléon leur portait l'empêcha d'écouter aucune des observations qu'on lui fit à ce sujet.
Le roi Murat, qui s'était rendu à Naples après la campagne de Russie, rejoignit l'Empereur à Dresde. Les coalisés, c'est-à-dire les Autrichiens, Russes et Prussiens, ouvrirent la campagne par un manque de bonne foi indigne des nations civilisées. Bien que, aux termes de la dernière convention, les hostilités ne dussent commencer que le 16 août, ils attaquèrent nos avant-postes le 14 et mirent la plus grande partie de leurs troupes en marche, par suite de la trahison de Jomini.
Jusqu'à ce jour, on n'avait vu que deux généraux saxons, Thielmann et Langueneau, s'avilir au point de passer à l'ennemi; mais l'uniforme de général français était encore exempt d'une telle tache. Ce fut un Suisse, le général Jomini, qui la lui imprima. Ce malheureux était simple commis, au traitement de 1,200 francs, dans les bureaux du ministère de la République helvétique, en 1800, lorsque le général Ney fut envoyé à Berne par le premier Consul pour s'entendre avec le gouvernement de la Suisse sur les moyens de défense de cet État, alors notre allié. Les fonctions du commis Jomini, spécialement chargé de la tenue des registres de situation de la République helvétique, l'ayant mis en rapport avec le général Ney, celui-ci fut à même d'apprécier ses moyens, qui étaient grands, et, cédant à ses vives sollicitations, il le fit admettre comme lieutenant et bientôt comme capitaine dans un régiment suisse qu'on formait pour le service de la France. Le général Ney, prenant de plus en plus son protégé en affection, le fit faire officier français, le choisit pour aide de camp, et lui donna le moyen de publier les ouvrages qu'il écrivait sur l'art de la guerre, ouvrages qui, bien que trop vantés, ne manquent certainement pas de mérite.
Grâce à cette haute protection, Jomini devint promptement colonel, général de brigade, et se trouvait chef d'état-major du maréchal Ney lors de la reprise des hostilités, en 1813. Séduit alors par les brillantes promesses des Russes et oubliant ce qu'il devait au maréchal Ney, à l'Empereur, ainsi qu'à la France, sa patrie adoptive, il déserta en emportant les états de situation de l'armée, ainsi que toutes les notes relatives au plan de campagne qui allait s'ouvrir, et, de crainte que, en apprenant sa fuite, Napoléon ne modifiât ses projets, il insista auprès des alliés pour qu'ils commençassent les hostilités deux jours avant celui fixé pour la rupture de l'armistice. L'empereur Alexandre, au grand étonnement de l'Europe, récompensa la trahison de Jomini en le nommant son aide de camp, ce qui choqua tellement la délicatesse de l'empereur d'Autriche que, dînant un jour chez Alexandre et apercevant Jomini au nombre des convives, il s'écria tout haut: «Je sais que les souverains sont quelquefois dans la nécessité de se servir de déserteurs, mais je ne conçois pas qu'ils les reçoivent dans leur état-major et même à leur table!…»
La trahison de Jomini, chef d'état-major du maréchal Ney, ayant fait tomber aux mains des alliés les ordres de marche dictés par Napoléon, fut pour celui-ci un coup des plus funestes, car plusieurs de ses corps d'armée furent attaqués pendant leur mouvement de concentration et obligés de céder à l'ennemi des positions importantes, faute de temps pour en préparer la défense.
Cependant, l'Empereur, dont le projet était de se porter en Bohême, trouvant partout les ennemis prévenus et sur leurs gardes dans cette direction, résolut de marcher sur l'armée prussienne de Silésie et d'y faire reprendre l'offensive par les corps français, qui avaient été forcés de se retirer devant Blücher. En conséquence, Napoléon se rendit, le 20 août, à Löwenberg, où il attaqua une masse considérable de coalisés, composée de Prussiens, Russes et Autrichiens. Divers combats eurent lieu, les 21, 22 et 23, dans les environs de Goldenberg, Graditzberg et Bunslau. Les ennemis perdirent 7,000 hommes, tués ou pris, et se retirèrent derrière la Katzbach.
Pendant un des nombreux engagements qui eurent lieu durant ces trois jours, la brigade Wathiez, qui poursuivait les ennemis, fut arrêtée tout à coup par un large et bourbeux ruisseau, affluent du Bober. Il n'existait d'autre passage que deux ponts en bois, situés à un demi-quart de lieue l'un de l'autre, et que l'artillerie russe couvrait de boulets. Le 24e de chasseurs, qui était passé sous le commandement du brave colonel Schneit, ayant reçu l'ordre d'attaquer le pont de gauche, s'y porta avec son intrépidité habituelle; mais il n'en fut pas de même du 11e régiment de hussards hollandais, qui, nouvellement admis dans la brigade, avait pour mission d'enlever le pont de droite. En vain son colonel, M. Liégeard, bon et brave officier, le seul Français qu'il y eût dans ce corps, exhorta ses cavaliers à le suivre; pas un ne bougeait, tant ils étaient dominés par la peur. Mais comme mon régiment, placé par son tour de service en seconde ligne, recevait presque autant de boulets que le 11e de hussards, je courus sur le front de ce corps pour aider le colonel à décider ses cavaliers à fondre sur l'artillerie ennemie, ce qui était le seul moyen d'en faire cesser le feu, mais voyant mes efforts infructueux, et prévoyant que la lâcheté des Hollandais ferait perdre beaucoup de monde à mon régiment, je le fis passer devant eux et allais le lancer, lorsque je vis le pont de gauche s'écrouler sous le premier peloton du 24e, dont plusieurs hommes et chevaux furent noyés. Les Russes, en se retirant, avaient préparé cet événement, en faisant scier avec une telle habileté les principales poutres destinées à soutenir le tablier que, à moins d'être prévenu, on ne pouvait s'en apercevoir.
À la vue de ce funeste accident, je craignis que les ennemis eussent tendu un piège semblable sur le pont vers lequel je dirigeais la tête de ma colonne; j'arrêtai un moment sa marche afin de faire examiner le passage. Cette inspection était très difficile, car non seulement c'était le pont vers lequel les ennemis braquaient leur artillerie, mais la fusillade d'un de leurs bataillons le couvrait de balles! J'allais donc demander un homme de bonne volonté pour cette périlleuse entreprise, et j'avais la certitude d'en trouver, lorsque l'adjudant Boivin, que j'avais cassé naguère pour avoir, faute de surveillance, laissé évader le chasseur condamné à mort, mit pied à terre et vint à moi en disant «qu'il ne serait pas juste qu'un de ses camarades fût tué en allant reconnaître le passage, et qu'il me priait de lui permettre de remplir cette mission, afin de réparer sa faute». Cette noble détermination me plut, et je répondis: «Allez, monsieur, et vous retrouverez votre épaulette au bout du pont!…»
Boivin, s'avançant alors avec calme, au milieu des boulets et des balles, examine le tablier du pont, descend au-dessous et revient me donner l'assurance que tout est solide et que le régiment peut passer!… Je lui rendis son grade; il reprit son cheval, et, se plaçant en tête de l'escadron qui allait franchir le pont, il marcha le premier sur les Russes, qui n'attendirent pas notre attaque et se retirèrent promptement. L'Empereur ayant, le mois suivant, passé la revue du régiment et fait plusieurs promotions, je fis nommer M. Boivin sous-lieutenant.
Notre nouveau général, M. Wathiez, sut acquérir, dans ces divers combats, l'estime et l'affection des troupes. Quant au général Exelmans, commandant de la division, nous ne le connaissions encore que par la voix publique de l'armée qui nous avait informés de sa brillante valeur; mais elle le signalait aussi pour manquer souvent d'esprit de suite dans le commandement. Nous en eûmes la preuve dans le fait suivant, qui signala la reprise des hostilités.
Au moment où la division exécutait une retraite que mon régiment devait couvrir, le général Exelmans, sous prétexte de tendre un piège à l'avant-garde prussienne, m'ordonne de mettre à sa disposition ma compagnie d'élite et mes 25 plus habiles tirailleurs, dont il confie le commandement au chef d'escadrons Lacour; puis il place ces 150 hommes au milieu d'une plaine entourée de bois, et après avoir défendu de bouger sans son ordre, il s'en va et les oublie complètement!… Les ennemis arrivent, et, voyant le détachement ainsi abandonné, ils s'arrêtent, de crainte qu'on ne l'ait mis là afin de les attirer dans une embuscade. Pour s'en assurer, ils font glisser isolément quelques hommes à droite et à gauche dans les bois, et, n'entendant aucun coup de feu, ils en augmentent insensiblement le nombre, au point d'environner entièrement nos cavaliers! En vain quelques officiers font observer au commandant Lacour que cette marche enveloppante a pour but de lui couper la retraite; Lacour, très brave militaire, mais n'ayant aucune initiative, s'en tient à la lettre de l'ordre qu'il avait reçu, sans penser que le général Exelmans l'a peut-être oublié, qu'il serait bon de l'envoyer prévenir et de faire tout au moins reconnaître le terrain par lequel il pourra se retirer. On lui a dit de rester là, il y restera, dussent ses hommes y être pris ou périr.
Pendant que le chef d'escadrons Lacour exécutait sa consigne plutôt en simple sergent qu'en officier supérieur, la division s'éloignait!… Le général Wathiez et moi, ne voyant pas revenir le détachement, et ne sachant où trouver Exelmans qui galopait à travers champs, avions de sinistres pressentiments. Je demande alors et obtiens du général Wathiez de retourner vers le commandant Lacour. Je pars au grand galop avec un escadron, et j'arrive pour être témoin d'un spectacle affreux, surtout pour un chef de corps qui aime ses soldats!
Les ennemis, après avoir débordé les deux flancs et même les derrières de notre détachement, l'avaient fait charger de front par des forces infiniment supérieures, si bien que 700 à 800 lanciers prussiens entouraient nos 150 hommes, qui, pour comble de malheur, n'avaient pour toute retraite qu'une mauvaise passerelle en planches, posée sur le ruisseau très encaissé d'un moulin voisin!… Nos cavaliers ne pouvaient marcher que par un dans cet étroit défilé. Il y eut donc encombrement, et ma compagnie d'élite perdit plusieurs hommes. Un grand nombre de chasseurs, apercevant alors une immense cour, pensèrent qu'elle avait issue sur le ruisseau, et, dans l'espoir de trouver un pont, ils s'engagèrent dans ce passage, où tout le détachement les suivit. Le ruisseau longeait en effet la cour, mais il formait en cet endroit la retenue du moulin, dont les berges étaient soutenues par de larges dalles glissantes, ce qui en rendait l'accès extrêmement difficile pour les chevaux et donnait un avantage immense aux ennemis, qui, pour assurer la capture de tous les Français entrés dans cette vaste cour, en avaient fermé les portes.
Ce fut en ce moment critique que je parus de l'autre côté du ruisseau avec l'escadron de renfort que j'avais amené à la hâte. Je lui fis mettre pied à terre, quatre chevaux étant tenus par un seul homme; tous les autres cavaliers, armés de leurs carabines, coururent à la passerelle que gardait un escadron de Prussiens. Mais ceux-ci, restés à cheval et n'ayant que quelques pistolets pour toute arme de jet, ne purent résister au feu bien nourri des nombreuses carabines de nos chasseurs. Aussi furent-ils contraints de s'éloigner de quelques centaines de pas, en laissant sur le terrain une quarantaine de blessés et de morts.
Ceux de mes cavaliers qui étaient enfermés dans la cour voulurent profiter de ce moment de répit pour forcer la grande porte en faisant à cheval une vigoureuse sortie; mais je leur criai de n'en rien faire, parce que cet acte de vigueur ne les eût pas sauvés, car, pour me rejoindre, ils auraient été dans l'obligation d'aller avec leurs chevaux franchir le ruisseau sur la passerelle, ce qu'ils n'auraient pu exécuter qu'en marchant un par un, en prêtant le flanc et tournant le dos aux Prussiens, qui n'auraient pas manqué de les charger et de les exterminer pendant ce mouvement. Le rivage était garni d'arbres de rivière, au milieu desquels les fantassins pouvaient braver impunément une nombreuse cavalerie. Je plaçai donc en tirailleurs le long du ruisseau les hommes de l'escadron qui avaient déjà mis pied à terre, et, dès qu'ils furent en communication avec la cour du moulin, je fis dire à ceux qui s'y trouvaient de mettre également pied à terre, de prendre leurs carabines, et, pendant que cent d'entre eux tiendraient par leurs feux les ennemis à distance, les autres, se glissant derrière la ligne des tireurs, se passeraient de main en main les chevaux jusqu'au delà de la passerelle.
Pendant que ce mouvement, couvert par un cordon de 180 tirailleurs à pied, s'exécutait avec le plus grand ordre, les lanciers prussiens, furieux de voir leur proie près de leur échapper, essayèrent de troubler notre retraite par une vigoureuse attaque; mais leurs chevaux embarrassés par les branchages des saules, par des flaques d'eau, des trous nombreux, et pouvant à peine avancer au petit pas sur ce terrain fangeux, ne parvinrent jamais à joindre nos tirailleurs à pied, dont le feu bien ajusté, exécuté à très petite distance, leur fit éprouver une grande perte!…
Cependant, le major prussien qui commandait cette charge, poussant audacieusement sur le milieu de notre ligne, cassa d'un coup de pistolet la tête au lieutenant Bachelet, un des bons officiers de mon régiment. Je regrettai vivement M. Bachelet, qui fut promptement vengé par les chasseurs de son peloton, car le major prussien, percé de plusieurs balles, tomba mort auprès de lui!
La chute de leur chef, les nombreuses pertes qu'ils venaient d'éprouver, et surtout l'impossibilité de nous joindre, déterminèrent les ennemis à renoncer à leur entreprise; ils se retirèrent. Je fis relever les blessés et exécutai ma retraite sans être suivi. Mon régiment perdit dans cette déplorable affaire un officier et neuf cavaliers tués; treize avaient été faits prisonniers. Le lieutenant Maréchal était au nombre de ces derniers. La perte de ces vingt-trois hommes me déchira le cœur avec d'autant plus de raison qu'elle était inutile et qu'elle portait entièrement sur les plus intrépides guerriers du corps, dont la plupart étaient désignés pour la décoration ou l'avancement. Je ne pus jamais me consoler du chagrin que me causa ce rude échec! Il acheva de nous indisposer à l'égard d'Exelmans. Il en fut quitte pour être réprimandé par le général Sébastiani et par l'Empereur, auprès duquel le recommandait d'ailleurs l'amitié de Murat. Le vieux général Saint-Germain, ancien colonel et même créateur du 23e de chasseurs, pour lequel il avait conservé beaucoup d'affection, ayant dit hautement qu'Exelmans méritait un châtiment exemplaire, ces généraux se prirent de querelle et en seraient venus aux mains si l'Empereur ne s'y fût personnellement opposé. Le commandant Lacour, dont l'inhabileté avait si grandement contribué à cette catastrophe, perdit de ce jour ma confiance.
CHAPITRE XXV
Bataille des 28 et 27 août devant Dresde.—Vandamme à Kulm.—Fière attitude de Vandamme prisonnier.
Après les journées des 21, 22 et 23 août, dans lesquelles nous avions battu le corps prussien du feld-maréchal Blücher, qui s'était retiré derrière la Katzbach, l'Empereur venait de donner des ordres de poursuite pour le lendemain. Mais apprenant que la grande armée austro-prusso-russe, forte de 200,000 hommes, commandée par le prince de Schwartzenberg, venait de déboucher, le 22, des montagnes de Bohême en se dirigeant vers la Saxe, Napoléon prit avec lui toute sa garde, la cavalerie de Latour-Maubourg et plusieurs divisions d'infanterie. Il se porta à marches forcées sur Dresde, où le maréchal Saint-Cyr avait été s'enfermer avec les troupes qu'il avait retirées à la hâte du camp de Pirna.
L'Empereur, en s'éloignant de la Silésie, se fit suivre par le maréchal Ney et confia au maréchal Macdonald la direction de la nombreuse armée qu'il laissait sur le Bober, c'est-à-dire les 3e, 5e et 11e corps d'infanterie et le 2e de cavalerie, avec une très imposante artillerie, ce qui formait en totalité un effectif de 75,000 hommes. Le commandement d'une telle masse de combattants était une tâche trop lourde pour Macdonald, ainsi que la suite le démontra.
Vous avez dû remarquer que plus le nombre des troupes engagées est considérable, moins je décris en détail leurs mouvements: d'abord, parce que cela demanderait un travail immense que je craindrais de n'être pas capable de mener à bonne fin; en second lieu, ce serait rendre la lecture de ces Mémoires trop fatigante. Je serai donc encore plus concis sur les événements de la guerre de 1813, auxquels 600,000 à 700,000 hommes prirent part, que je ne l'ai été dans les récits des précédentes compagnes.
Le 28 août, 200,000 alliés ayant cerné la ville de Dresde, dont les fortifications étaient à peine à l'abri d'un coup de main, la situation du maréchal Saint-Cyr devint infiniment critique, car il n'avait que 17,000 Français pour résister aux forces immenses des ennemis. Ceux-ci, bien mal servis par leurs espions, ignoraient l'arrivée prochaine de Napoléon, et, pleins de confiance en leur grand nombre, ils remirent l'attaque au lendemain. Leur assurance s'accrut en voyant venir à eux deux régiments westphaliens qui, désertant le service du roi Jérôme, se joignirent aux Autrichiens.
Le maréchal Saint-Cyr, inquiet, s'attendait à être attaqué le 26 au matin; mais il fut rassuré sur les résultats du combat par la présence de l'Empereur, qui ce jour-là même entra de bonne heure à Dresde à la tête de la garde et de nombreuses troupes de toutes armes. Peu d'instants après, les ennemis, croyant encore n'avoir affaire qu'au seul corps de Saint-Cyr, marchèrent sur la ville avec une telle impétuosité qu'ils enlevèrent plusieurs redoutes, et déjà, les Russes et les Prussiens, maîtres du faubourg de Pirna, essayaient d'enfoncer la porte de Freyberg, lorsque, par ordre de l'Empereur, cette porte s'ouvrit tout à coup et donna passage à une colonne d'infanterie de la garde impériale, dont la première brigade était commandée par le brave général Cambronne!… Ce fut comme l'apparition de la tête de Méduse!… L'ennemi recula épouvanté, son artillerie fut enlevée au pas de course, et les canonniers tués sur leurs affûts! De toutes les portes de Dresde de pareilles sorties ayant été faites simultanément avec le même résultat, les coalisés abandonnèrent les redoutes prises par eux et s'enfuirent dans les campagnes voisines, où Napoléon les fit charger par sa cavalerie jusqu'au pied des collines. Dans cette première journée, l'ennemi perdit 5,000 hommes mis hors de combat, et on lui fit 3,000 prisonniers. Les Français eurent 2,500 hommes tués ou blessés: cinq généraux étaient au nombre de ces derniers.
Le lendemain 27, ce fut l'armée française qui, à son tour, prit l'initiative de l'attaque, bien qu'elle eût 87.000 hommes de moins que ses adversaires. L'engagement fut d'abord vif et sanglant; mais la pluie qui tombait par torrents sur un sol des plus gras eut bientôt converti le champ de bataille en larges flaques d'eau fangeuse, où nos troupes, dans leur marche vers l'ennemi, avaient grand'peine à se mouvoir. Néanmoins, on avançait toujours, et déjà la jeune garde faisait reculer la gauche des ennemis, lorsque l'Empereur, s'étant aperçu que le prince de Schwartzenberg, généralissime des coalisés, avait commis la faute de ne pas soutenir suffisamment son aile gauche, la fit écraser par l'infanterie du maréchal Victor et par la cavalerie de Latour-Maubourg.
Le roi Murat, qui commandait cette partie de la ligne française, y parut plus brillant que jamais, car, après avoir forcé le défilé de Cotta, il tourna et sépara de l'armée autrichienne le corps de Klenau, sur lequel il se précipita le sabre à la main à la tête des carabiniers et des cuirassiers. Le mouvement fut décisif: Klenau ne put résister à cette terrible charge!… Presque tous ses bataillons, enfoncés, furent forcés de mettre bas les armes, et deux autres divisions d'infanterie éprouvèrent le même sort.
Pendant que Murat battait ainsi la gauche des ennemis, leur aile droite était mise en déroute par la jeune garde, de sorte qu'à trois heures, la victoire était assurée, et les coalisés battaient en retraite vers la Bohême.
Dans cette deuxième et sanglante journée, les ennemis laissèrent sur le champ de bataille 48 drapeaux, 26 canons et 40,000 hommes, dont 20,000 prisonniers. La perte principale tomba sur l'infanterie autrichienne, qui eut deux généraux tués, trois blessés et deux faits prisonniers.
Il est à noter qu'à cette époque, les armes à percussion étant à peine connues, les fantassins de toutes les nations se servaient encore de fusils à pierre, dont le feu devenait à peu près impossible dès que la poudre de l'amorce était mouillée. Or, comme la pluie n'avait cessé de tomber pendant toute la journée, elle contribua beaucoup à la défaite de l'infanterie ennemie attaquée par nos cavaliers. Il se passa même, à ce sujet, un fait très remarquable.
Une division de cuirassiers, commandée par le général Bordesoulle, se trouvant en présence d'une forte division d'infanterie autrichienne formée en carré, la fit sommer de se rendre. Le général ennemi s'y étant refusé, Bordesoulle, s'avançant, lui fit observer que pas un des fusils de sa troupe n'était en état de tirer. L'Autrichien répondit que ses soldats se défendraient à la baïonnette avec d'autant plus d'avantage que les chevaux des Français, enfonçant dans la boue jusqu'aux jarrets, ne pourraient venir les choquer du coup de poitrail qui fait la force de la cavalerie. «Je vais foudroyer votre carré avec mon artillerie!…—Mais vous n'en avez pas, car elle est restée dans les boues!—Cependant, si je vous montre les canons placés derrière mon premier régiment, vous rendrez-vous?—Il le faudrait bien, puisqu'il ne me resterait aucun moyen de défense!»
Le général français fit alors avancer jusqu'à trente pas des ennemis une batterie de six pièces dont les artilleurs, la lance à feu en main, s'apprêtaient à tirer sur le carré. À cette vue, le général autrichien et sa division mirent bas les armes.
La pluie ayant ainsi paralysé le feu de l'infanterie des deux armées et beaucoup ralenti la marche de la cavalerie, ce fut l'artillerie qui, malgré la grande difficulté de se mouvoir sur un terrain détrempé par des pluies diluviennes, joua le rôle principal, surtout l'artillerie française, dont Napoléon avait fait doubler les attelages avec des chevaux momentanément retirés aux fourgons de l'administration qui étaient en sûreté dans la ville de Dresde; aussi nos pièces de campagne firent-elles un grand ravage, et ce fut un de leurs boulets qui frappa Moreau.
La voix publique annonçait depuis quelque temps le retour en Europe de cet ancien et illustre général français, qu'elle assurait avoir pris du service parmi les ennemis de son pays; mais très peu de gens ajoutaient foi à ce bruit, qui fut cependant confirmé le soir de la bataille de Dresde d'une manière fort bizarre. Notre avant-garde poursuivait les ennemis en déroute, lorsque l'un de nos hussards apercevant à l'entrée du village de Notnitz un magnifique chien danois qui, d'un air inquiet, paraissait chercher son maître, l'attire, s'en empare et lit sur son collier ces mots: «J'appartiens au général Moreau.» On apprend alors, par le curé du lieu, que le général Moreau vient de subir chez lui une double amputation; un boulet français, tombé au milieu de l'état-major de l'empereur de Russie, avait d'abord brisé l'un des genoux du célèbre transfuge; puis, ayant traversé le corps de son cheval, il avait été frapper l'autre jambe de Moreau. Cet événement ayant eu lieu au moment de la défaite des armées alliées, l'empereur Alexandre, pour éviter que Moreau ne fût pris par les Français, l'avait fait porter à bras par des grenadiers, jusqu'au moment où la poursuite de nos troupes s'étant ralentie, on avait pu panser le blessé et lui couper les deux cuisses!… Le curé saxon, témoin de cette cruelle opération, rapportait que Moreau, à qui l'on n'avait pu cacher que sa vie était en danger, se maudissait lui-même et répétait sans cesse: «Comment, moi! moi, Moreau, mourir au milieu des ennemis de la France, frappé par un boulet français!…» Il expira le 1er septembre, et les Russes emportèrent son corps.
Personne dans l'armée française ne regretta Moreau, dès qu'on sut qu'il avait pris les armes contre sa patrie. Un parlementaire russe étant venu réclamer le chien de la part du colonel Rapatel, aide de camp de Moreau, dont il avait suivi la fortune, on lui remit cet animal, mais sans le collier, qui fut envoyé au roi de Saxe. Ce collier figure à présent parmi les curiosités de la galerie de Dresde.
Cependant, le prince de Schwartzenberg, généralissime des troupes ennemies battues à Dresde, ayant indiqué la ville de Tœplitz comme point de réunion aux débris de ses armées, les Autrichiens effectuèrent leur retraite par la vallée de Dippotiswald, les Russes et les Prussiens par la route de Telnitz, et les débris du corps de Klenau par celle de Freyberg. L'empereur Napoléon suivit jusqu'auprès de Pirna les mouvements des colonnes françaises qui poursuivaient les vaincus; mais, au moment d'arriver dans cette ville, il fut pris d'une indisposition subite, accompagnée d'un léger vomissement, et causée par la fatigue qu'il avait éprouvée pour être resté cinq jours constamment à cheval, exposé à une pluie incessante.
L'un des plus grands inconvénients attachés à la position des princes, c'est qu'il se trouve toujours dans leur entourage quelques personnes qui, voulant témoigner d'un excès d'attachement, feignent de s'alarmer à leur moindre indisposition et exagèrent les précautions qu'il faut prendre: c'est ce qui arriva en cette circonstance. Le grand écuyer Caulaincourt conseilla à Napoléon de retourner à Dresde, et les autres grands officiers n'osèrent donner l'avis infiniment meilleur de continuer jusqu'à Pirna, distant seulement d'une lieue. La jeune garde s'y était déjà rendue, et l'Empereur y eût trouvé, avec le repos dont il avait besoin, l'immense avantage d'être à même d'ordonner les mouvements des troupes engagées à la poursuite des ennemis, ce qu'il ne pouvait faire de Dresde, situé à une bien plus grande distance du centre des opérations. Napoléon laissa donc aux maréchaux Mortier et Saint-Cyr le soin de soutenir le général Vandamme, chef du 1er corps, qui, détaché de la Grande Armée depuis trois jours, avait battu un corps russe, menaçait à présent les derrières des ennemis, interceptait la route de Dresde à Prague et occupait Peterswalde, d'où il dominait le bassin de Kulm en Bohême, ainsi que la ville de Tœplitz, point des plus importants, par où les coalisés devaient nécessairement faire leur retraite. Mais la rentrée de Napoléon à Dresde annula le succès qu'il venait de remporter et amena un immense revers, dont les effets contribuèrent infiniment à la chute de l'Empire. Voici le récit très succinct de cette catastrophe célèbre.
Le général Vandamme était un très bon et fort brave officier, qui, déjà illustré dès les premières guerres de la Révolution, avait presque constamment commandé en chef divers corps dans celles de l'Empire; aussi l'on s'étonnait qu'il n'eût pas encore reçu le bâton de maréchal, dont ses manières brusques et cassantes l'avaient privé. Ses détracteurs ont dit, après sa défaite, que le désir d'obtenir enfin cette haute récompense l'avait poussé à se jeter à l'étourdie, avec 20,000 hommes seulement, sur le chemin de 200,000 ennemis, auxquels il prétendait barrer le passage; mais la vérité est qu'ayant été prévenu par le major général qu'il serait soutenu par les deux armées des maréchaux Saint-Cyr et Mortier, et reçu l'ordre formel d'aller s'emparer de Tœplitz pour couper toute retraite aux ennemis, le général Vandamme dut obéir.
Se croyant certain d'être soutenu, il descendit donc bravement le 29 août vers Kulm, d'où, poussant devant lui les troupes ennemies, il chercha à gagner Tœplitz; et il est positif que si Mortier et Saint-Cyr eussent exécuté les ordres qu'ils avaient reçus, les corps prussiens, russes et autrichiens, engagés dans des chemins affreux et se trouvant coupés de la Bohême par la prise de Tœplitz, se fussent vus attaqués en tête et en queue, et contraints de mettre bas les armes. Vandamme eût alors reçu les plus grands éloges, de ceux mêmes qui l'ont blâmé depuis.
Quoiqu'il en soit, Vandamme, arrivé devant Tœplitz le 30 au matin, s'y trouva en présence de la division d'Ostermann, un des meilleurs et des plus braves généraux de l'armée russe, et il l'attaqua avec d'autant plus de vigueur que, voyant descendre des hauteurs de Peterswalde un corps d'armée qui suivait la route parcourue la veille par ses propres troupes, il dut croire que c'étaient les armées de Mortier et de Saint-Cyr, dont l'Empereur lui avait fait promettre le secours. Mais au lieu d'amis, ces nouveaux venus étaient deux fortes divisions prussiennes, conduites par le général Kleist, et qui, dirigées sur Kulm, d'après l'avis de Jomini, venaient de passer entre les corps de Saint-Cyr et de Mortier sans que ces maréchaux s'en fussent aperçus, tant était grand le mauvais vouloir de Saint-Cyr lorsqu'il devait seconder un de ses camarades, mauvais vouloir qui dans cette circonstance influa sur le général Mortier!… Ni l'un ni l'autre ne bougèrent lorsque leur coopération, jointe aux efforts courageux de Vandamme, eût infailliblement amené la défaite totale des ennemis. En effet, leurs colonnes d'infanterie, de cavalerie, d'artillerie et d'équipages, jetées dans le plus grand désordre, se trouvaient entassées pêle-mêle dans les étroits défilés des hautes montagnes qui séparent la Silésie de la Bohême.
Au lieu du secours qu'il attendait, le général Vandamme vit paraître les deux divisions du général Kleist, qui fondirent à l'instant sur lui. Vandamme, tout en continuant de combattre en tête les Russes d'Ostermann, placés devant Tœplitz, retourna son arrière-garde contre Kleist, qu'il attaqua avec furie. Déjà les ennemis faiblissaient de toutes parts, lorsque les immenses renforts qui leur survinrent, portant leurs forces à plus de 100,000 hommes, établirent une telle disproportion avec les 15,000 combattants qui restaient au général Vandamme, que celui-ci, malgré sa valeur et sa ténacité, dut penser à faire retraite sur les corps de Saint-Cyr et de Mortier, qu'il croyait être non loin de lui, d'après ce que l'Empereur lui avait fait écrire par le prince Berthier.
Arrivés au défilé de Telnitz, les Français le trouvèrent occupé par les divisions ennemies du corps du général Kleist, qui leur barraient entièrement le passage. Mais nos bataillons, précédés par la cavalerie du général Corbineau qui, malgré l'aspérité des montagnes, avait réclamé l'honneur de continuer à faire l'avant-garde, se précipitèrent sur les Prussiens avec une telle impétuosité qu'ils les culbutèrent et parvinrent à franchir le défilé, après avoir pris toute l'artillerie ennemie, dont ils ne purent emmener que les chevaux, à cause du mauvais état des chemins.
Les militaires qui ont fait la guerre comprendront qu'un tel succès ne peut être obtenu qu'au prix de bien du sang, et qu'après un aussi terrible combat, le 1er corps d'armée fût infiniment réduit Cependant Vandamme, environné de tous côtés par des forces décuples des siennes, refusa de se rendre, et, se plaçant en tête de deux bataillons du 85e, les seuls dont il pût encore disposer, il fondit au milieu des ennemis, dans l'espoir d'y trouver la mort. Mais son cheval ayant été tué, un groupe nombreux de Russes se précipita sur lui et le fit prisonnier.
Les généraux, les officiers et jusqu'aux simples soldats ennemis, admirant le courage de Vandamme, eurent pour lui les plus grands égards; mais, chose incroyable, et cependant certaine, les bons procédés cessèrent et se changèrent en outrages dès que le prisonnier eut été conduit à Prague, devant l'empereur de Russie et le grand-duc Constantin, son frère, qui, oubliant ce qu'on doit au courage malheureux, lui adressèrent la parole en termes insultants; le grand-duc Constantin lui arracha lui-même son épée. Vandamme, indigné de ce procédé, s'écria: «Mon épée est facile à prendre ici; il eût été plus noble de venir la chercher sur le champ de bataille; mais il paraît que vous n'aimez que les trophées qui ne vous coûtent pas cher!…» En entendant ces paroles, l'empereur Alexandre, furieux, ordonna d'arrêter Vandamme, auquel il donna les épithètes de pillard et de brigand!
Vandamme répondit, en regardant fièrement Alexandre en face: «Je ne suis ni pillard ni brigand; mais, dans tous les cas, mes contemporains et l'histoire ne me reprocheront pas d'avoir trempé mes mains dans le sang de mon père!» Alexandre pâlit à cette allusion faite à la catastrophe de l'assassinat de Paul Ier, son père, auquel la voix publique l'accusait d'avoir donné son assentiment, de crainte d'être lui-même mis à mort par les conjurés. Atterré par les souvenirs de la scène horrible à laquelle il devait le trône, et que Vandamme venait de lui rappeler d'une façon presque directe devant son nombreux état-major et un peloton de ses gardes, Alexandre s'éloigna rapidement. Le général français, gardé à vue, fut conduit à Wintka, aux frontières de la Sibérie, et ne revit sa patrie qu'après la paix de 1814.
La bataille de Kulm coûta au 1er corps de l'armée française 2,000 hommes tués et 8,000 faits prisonniers, parmi lesquels se trouvait son général en chef. Le surplus des soldats de Vandamme, au nombre de 10,000, commandés par les généraux Teste, Mouton-Duvernet, du Monceau et Corbineau, étant parvenus à se faire jour les armes à la main, allèrent rejoindre Saint-Cyr et Mortier. Ces deux maréchaux avaient gravement manqué à leur devoir en ne poursuivant pas l'ennemi en déroute et en s'arrêtant, ainsi qu'ils le firent, le premier à Reinhards-Grimme, et Mortier à Pirna, d'où ils entendaient le bruit du combat que soutenait le brave et malheureux Vandamme.
On doit s'étonner que de Dresde, si voisin de Reinhards et de Pirna, Napoléon n'ait pas envoyé quelques-uns de ses nombreux aides de camp s'assurer que Saint-Cyr et Mortier s'étaient mis en marche pour se porter au secours de Vandamme, ainsi qu'il le leur avait prescrit. Ces deux maréchaux, n'ayant pas exécuté les ordres qu'ils avaient reçus, méritaient d'être traduits devant un conseil de guerre; mais déjà l'armée française, accablée sous le nombre immense des ennemis que Napoléon avait soulevés contre lui, en était arrivée à un tel point d'épuisement que, si l'Empereur eût voulu punir tous ceux qui manquaient de zèle, il eût dû renoncer à se servir de presque tous les maréchaux. Il se borna donc à réprimander Saint-Cyr et Mortier, parce qu'il avait plus que jamais besoin de cacher ses désastres. En effet, ce n'était pas seulement à Kulm que ses troupes avaient éprouvé des revers, mais sur tous les points de l'immense ligne qu'elles occupaient.
CHAPITRE XXVI
Défaite d'Oudinot à Gross-Beeren et de Macdonald à la Katzbach.—Le plateau de Jauër.—Nous repassons la Katzbach.
On a dit avec raison que, dans les dernières campagnes de l'Empire, la guerre était rarement bien faite lorsque Napoléon ne dirigeait pas en personne le combat. Il est donc à regretter que ce grand capitaine ne fût pas bien pénétré de cette vérité et eût trop de confiance dans les talents de ses lieutenants, dont plusieurs n'étaient pas à la hauteur de leur tâche, bien qu'ils ne manquassent pas de présomption, ainsi qu'on venait d'en avoir de nouveaux exemples. Au lieu d'ordonner aux chefs des corps d'armée qu'il détachait de se tenir autant que possible sur la défensive, jusqu'à ce qu'il vînt avec de puissantes réserves écraser les forces placées devant eux, l'Empereur leur laissait beaucoup trop de latitude, et, comme chacun voulait faire parler de soi et avoir sa bataille d'Austerlitz, ils attaquaient souvent à contresens et se faisaient battre par leur faute.
C'est ce qui était advenu au maréchal Oudinot, auquel Napoléon avait donné une armée considérable, composée des corps de Bertrand et de Reynier, en le chargeant d'observer les nombreuses troupes prussiennes et suédoises réunies auprès de Berlin, sous le commandement supérieur de Bernadotte, devenu prince de Suède. Le maréchal Oudinot, étant moins fort que son adversaire, aurait dû temporiser; mais l'habitude d'aller en avant, la vue des clochers de Berlin, et la crainte de ne pas répondre à la confiance de Napoléon l'entraînant, il poussa droit devant lui le corps de Bertrand, qui fut battu, ce qui n'empêcha pas Oudinot de persister, malgré ce premier échec, à vouloir s'emparer de Berlin. Mais il perdit une grande bataille à Gross-Beeren et fut contraint de se retirer par la route de Wittemberg, après avoir essuyé de très nombreuses pertes.
Peu de jours après, le maréchal Macdonald, que Napoléon avait laissé sur la Katzbach à la tête de plusieurs corps d'armée, voulut aussi profiter du moment de liberté que lui laissait l'éloignement de l'Empereur, pour essayer de gagner une bataille et faire oublier la sanglante défaite qu'il avait éprouvée à la Trébia, dans la campagne d'Italie de 1799; mais il se fit encore battre!
Macdonald, très brave de sa personne, était constamment malheureux à la guerre, non qu'il manquât d'aptitude, mais parce que, semblable aux généraux de l'armée autrichienne et surtout au célèbre maréchal Mack, il était trop compassé et trop exclusif dans ses mouvements stratégiques. Avant le combat, il se traçait un plan de conduite qui était presque toujours bon; mais il aurait dû le modifier selon les circonstances, et c'est ce que son esprit lent ne savait pas faire. Il agissait comme certains joueurs d'échecs qui, lorsqu'ils dirigent leur partie et celle de l'adversaire absent, conduisent tout à bien dans leur intérêt tant qu'ils jouent seuls et ne savent plus que faire, lorsque, dans une partie réelle, l'adversaire place ses pièces tout autrement qu'ils ne l'avaient supposé!… Aussi le 26 août, le jour même où l'Empereur remportait une victoire éclatante devant Dresde, le maréchal Macdonald perdait une bataille que les Français ont nommée de la Kaztbach et les Allemands de Jauër[18].
L'armée française, forte de 75,000 hommes, dont mon régiment faisait partie, était placée entre Liegnitz et Goldenberg, sur la rive gauche de la petite rivière de la Katzbach, qui la séparait de plusieurs corps prussiens commandés par le feld-maréchal Blücher. Le terrain que nous occupions était entrecoupé de mamelons boisés qui, bien que praticables pour la cavalerie, rendaient cependant ses mouvements difficiles, mais offraient par cela même d'immenses avantages à l'infanterie. Or, comme les principales forces de Macdonald consistaient en troupes de cette arme, et qu'il n'avait que les 6,000 chevaux du corps de Sébastiani, tandis que les ennemis disposaient de 15 à 20,000 cavaliers, placés sur l'immense plateau de Jauër, dont le sol est presque partout uni, tout faisait un devoir à Macdonald d'attendre les Prussiens dans la position qu'il occupait. Ajoutons à cette considération que la Katzbach, peu encaissée à la rive gauche sur laquelle nous nous trouvions, l'est infiniment du côté opposé, de sorte que, pour gagner le plateau de Jauër, il faut gravir une colline élevée, couverte de rochers, et n'offrant qu'un chemin pierreux et fort rapide.
La Katzbach, qui coule au fond de cette gorge, n'a de ponts que devant les rares villages de la contrée, et n'offre que des gués fort étroits, qui deviennent impraticables à la moindre crue d'eau. Cette rivière couvrait le front de l'armée française, ce qui nous était on ne peut plus favorable; mais le maréchal Macdonald, voulant attaquer les Prussiens, abandonna les grands avantages qu'offrait cette position et se mit la Katzbach à dos, en ordonnant à ses troupes de la traverser sur plusieurs points. Le corps de cavalerie de Sébastiani, dont faisait partie la division Exelmans, dans laquelle se trouvait mon régiment, devait franchir la rivière au gué de Chemochowitz.
Le temps, qui était déjà menaçant le matin, aurait dû porter le maréchal à remettre son attaque à un autre jour, ou l'engager du moins à agir sur-le-champ. Il ne prit aucun de ces deux partis et perdit des moments précieux à donner des ordres de détail, si bien que ce ne fut qu'à deux heures de l'après-midi que ses colonnes se mirent en mouvement. Mais à peine l'armée était-elle en marche qu'elle fut assaillie par un orage affreux, qui fit gonfler la Katzbach et rendit le gué tellement difficile que la division de cuirassiers du général Saint-Germain ne put le passer.
Arrivés sur la rive opposée, nous dûmes gravir par un défilé fort étroit une côte des plus raides, dont la pluie avait rendu le terrain si glissant que nos chevaux s'abattaient à chaque pas. Nous fûmes donc obligés de mettre pied à terre et ne remontâmes à cheval qu'après avoir atteint l'immense plateau qui domine la vallée de la Kaztbach. Nous y trouvâmes plusieurs divisions d'infanterie française, que les généraux avaient prudemment placées auprès des bouquets de bois dont cette plaine est garnie; car, ainsi que je l'ai déjà dit, on savait que l'ennemi nous était infiniment supérieur en cavalerie, désavantage d'autant plus grand que les armes à percussion n'étant pas connues à cette époque, la pluie mettait les fantassins hors d'état de faire feu.
En arrivant dans ces vastes plaines, nous fûmes très étonnés de ne pas voir d'ennemis! Le silence complet qui y régnait me parut cacher quelque piège, car nous avions la certitude que la nuit précédente le maréchal Blücher occupait cette position avec plus de 100,000 hommes. Il était donc nécessaire, à mon avis, de bien faire reconnaître le pays avant de s'y engager. Le général Sébastiani pensa différemment; aussi, dès que la division Roussel d'Urbal fut formée, il la lança dans l'immensité de la plaine, non seulement avec l'artillerie qui lui appartenait, mais encore avec celle de la division Exelmans, que nous avions eu tant de peine à conduire sur le plateau.
Dès qu'Exelmans, qui s'était éloigné de ses troupes, nous rejoignit à la sortie du défilé et s'aperçut que Sébastiani avait emmené ses canons, il courut après ce général pour les réclamer et laissa sa division sans ordres. Les deux brigades qui la composaient étaient à cinq cents pas l'une de l'autre, sur le même front, et ployées en colonnes par régiment. Le mien formait la tête de la brigade Wathiez, ayant derrière lui le 24e de chasseurs. Le 11e de hussards était à la queue.
Le plateau de Jauër est tellement vaste que, bien que la division Roussel d'Urbal, partie en avant, fût composée de sept régiments de cavalerie, nous l'apercevions à peine à l'horizon. À mille pas du flanc droit de la colonne dont je faisais partie, se trouvait un des nombreux bouquets de bois dont la plaine est parsemée. Si mon régiment eût été seul sur ce point, j'aurais certainement fait fouiller ce bois par un peloton; mais comme Exelmans, très jaloux de son autorité, avait établi comme règle que pas un homme de sa division ne devait sortir des rangs sans son ordre, je n'avais osé prendre les précautions d'usage, et, par le même motif, le général commandant la brigade avait cru devoir s'en abstenir aussi. Cette obéissance passive fut sur le point de nous être fatale.
J'étais placé devant mon régiment, qui, ainsi que je l'ai déjà dit, se trouvait en tête de la colonne, lorsque, tout à coup, j'entends derrière moi de très grands cris: ils provenaient de l'attaque imprévue de nombreux lanciers prussiens qui, sortant à l'improviste du bois, s'étaient jetés sur le 24e de chasseurs et le 11e de hussards, qu'ils avaient pris en flanc et mis dans le plus grand désordre. La charge des ennemis, étant oblique, avait d'abord porté sur la queue de notre colonne, puis sur le centre, et menaçait de venir frapper en tête. Mon régiment allait donc être attaqué par le flanc droit. La situation était d'autant plus critique que l'ennemi avançait rapidement. Mais, plein de confiance dans le courage et l'intelligence de mes cavaliers de tous grades, je commandai un changement de front à droite au grandissime galop.
Cette manœuvre, si dangereuse devant l'ennemi, s'exécuta avec tant de vélocité et d'ordre que, en un clin d'œil, le régiment se trouva en ligne devant les Prussiens, et comme ceux-ci, en marchant obliquement vers nous, présentaient le flanc, nos escadrons profitèrent de cet avantage et pénétrèrent tous dans les rangs ennemis, qu'ils enfoncèrent et où ils firent un grand carnage.
En voyant le succès obtenu par mon régiment, le 24e de chasseurs, revenu de la surprise occasionnée par l'attaque de flanc qui l'avait d'abord rompu, se rallia promptement et repoussa la partie de la ligne ennemie qui lui était opposée. Quant au 11e de hussards, entièrement composé de Hollandais, dont l'Empereur avait cru faire des Français par un simple décret, il fut impossible à son chef de le ramener à la charge. Mais nous sûmes nous passer de l'assistance de ces mauvais soldats, car le 23e et le 24e suffirent pour achever la déroute des trois régiments prussiens qui nous avaient attaqués.
Pendant que nos chasseurs les poursuivaient à outrance, un vieux colonel ennemi, déjà, démonté, ayant reconnu mon grade à mes épaulettes et craignant d'être achevé par quelqu'un de mes cavaliers, vint se réfugier près de moi, où, malgré l'animation du combat, personne n'osa plus le frapper dès que je l'eus pris sous ma sauvegarde. Bien que cet officier marchât à pied dans des terres labourées changées en boue, il suivit pendant un quart d'heure les mouvements précipités de mon cheval, en s'appuyant d'une main sur mon genou, et me répétant sans cesse: «Vous êtes mon anche tutélaire!…» Ce vieillard me faisait vraiment pitié, car il allait tomber de fatigue et ne voulait cependant pas me quitter, lorsque, voyant un de mes chasseurs ramenant un cheval de prise, je le fis prêter au colonel prussien, que j'envoyai sur les derrières, sous la conduite d'un sous-officier de confiance. Vous verrez que cet officier ennemi ne tarda pas à me témoigner sa reconnaissance.
Cependant, le plateau de Jauër et les rives de la Katzbach étaient devenus subitement le théâtre d'une sanglante bataille, car de chaque bois il sortait des troupes prussiennes. La plaine en fut bientôt couverte. Mon régiment, dont je n'avais pu modérer l'ardente poursuite, se trouva bientôt devant une brigade d'infanterie ennemie dont les fusils, mis hors de service par la pluie, ne purent nous envoyer une seule balle. J'essayai de rompre le carré prussien; mais nos chevaux, empêtrés dans la boue jusqu'aux jarrets, ne purent avancer qu'au petit pas, et l'on sait que, sans élan, il est à peu près impossible à la cavalerie de pénétrer dans les rangs serrés des bataillons qui, bien composés et bien commandés, présentent bravement une haie de baïonnettes. En vain nous arrivions si près des ennemis que nous parlions avec eux et frappions leurs fusils avec la lame de nos sabres, nous ne pûmes jamais enfoncer leurs lignes, ce qui nous eût été facile si le général en chef Sébastiani n'eût pas envoyé l'artillerie de la brigade sur un autre point.
Notre situation et celle de l'infanterie ennemie placée devant nous étaient vraiment ridicules, car on se regardait dans le blanc des yeux sans se faire le moindre mal, nos sabres étant trop courts pour atteindre des ennemis dont les fusils ne pouvaient partir! Les choses étaient depuis quelque temps dans cet état, lorsque le général Maurin, commandant une brigade voisine de la nôtre, envoya à notre aide le 6e régiment de lanciers, dont les longues armes, dépassant les baïonnettes ennemies, tuèrent en un instant beaucoup de Prussiens, ce qui permit, non seulement à nos lanciers, mais aux chasseurs du 23e et du 24e, de pénétrer dans le carré ennemi, où nos cavaliers firent un affreux carnage. Pendant ce terrible combat, on entendait la voix sonore du brave colonel Perquit, qui criait, avec un accent alsacien des plus prononcés: «Bointez, lanciers! bointez!»
La victoire se déclarait ainsi en notre faveur sur cette partie du vaste champ de bataille, lorsqu'elle nous fut ravie par l'arrivée imprévue de plus de 20,000 cavaliers prussiens, qui, après avoir écrasé la division Roussel d'Urbal, si imprudemment envoyée seule à plus d'une lieue en avant, venaient attaquer la nôtre avec des forces infiniment supérieures!
L'approche de cette énorme masse ennemie nous fut signalée par l'arrivée du général Exelmans, qui avait, ainsi que je l'ai déjà dit, quitté momentanément sa division pour aller, presque seul, réclamer au général Sébastiani sa batterie d'artillerie, que ce général en chef avait si mal à propos envoyée joindre celle de Roussel d'Urbal. N'ayant pu rencontrer Sébastiani, il n'était arrivé auprès de la première division que pour être témoin de la prise des canons de Roussel d'Urbal ainsi que des siens propres, et se trouver entraîné dans l'affreuse déroute des escadrons de son collègue. Nous eûmes le pressentiment de quelque malheur, en voyant accourir notre général, la figure altérée, ayant perdu son chapeau et même sa ceinture! Aussi nous empressâmes-nous d'arrêter nos soldats, occupés à sabrer les fantassins ennemis que nous venions d'enfoncer. Mais, pendant que nous nous efforcions de remettre nos gens en bon ordre, nous fûmes totalement enveloppés par les nombreux escadrons prussiens qui poursuivaient jusque dans nos rangs les débris de la division d'Urbal!…
En un clin d'œil, le corps d'armée de cavalerie de Sébastiani, fort tout au plus de 5 à 6,000 combattants, fut accablé par 20,000 cavaliers ennemis, qui, outre l'immense supériorité du nombre, avaient l'avantage d'être presque tous des uhlans, c'est-à-dire d'être armés de lances, tandis que nous n'avions que quelques escadrons qui en portassent!… Aussi, malgré la vive résistance que nous cherchions à opposer, les groupes que nous formions étaient constamment dispersés par les Prussiens, qui, nous poussant sans cesse, nous ramenèrent enfin à l'extrémité de la plaine, au point où commence la descente de la profonde gorge au bas de laquelle coule la rivière de la Katzbach!
Nous fûmes reçus sur ce point par deux divisions d'infanterie française, auprès desquelles nous espérions nous rallier; mais les fusils de nos fantassins étaient si mouillés qu'ils ne pouvaient faire feu. Il ne leur restait d'autre moyen de défense qu'une batterie de six canons et leurs baïonnettes, qui arrêtèrent un moment les cavaliers ennemis; mais les généraux prussiens ayant fait avancer une vingtaine de bouches à feu, celles des Français furent en un instant démontées, et leurs bataillons furent enfoncés!… Alors, un hourra général lança contre nos troupes les 20.000 cavaliers ennemis, qui nous rejetèrent en désordre vers la Katzbach!…
Cette rivière, que nous avions traversée le matin avec tant de peine, bien qu'elle soit peu considérable, avait été transformée en torrent impétueux par les pluies diluviennes qui n'avaient cessé de tomber pendant toute la journée. Les eaux, refluant sur les deux rives, couvraient presque entièrement les parapets du pont de Chemochowitz et empêchaient de reconnaître si le gué de ce nom était encore praticable. Cependant, comme c'était par ces deux passages que nous étions venus le matin, on se dirigea vers ces points. Le gué était infranchissable pour les fantassins: beaucoup s'y noyèrent, mais le pont sauva la grande masse.
Je réunis autant que possible mon régiment, que je fis marcher par demi-pelotons très serrés, qui, se soutenant mutuellement, entrèrent dans l'eau avec assez d'ordre et gagnèrent la rive opposée, n'ayant perdu que deux hommes. Tous les autres régiments de cavalerie prirent la même direction, car, malgré la confusion inséparable d'une telle retraite, les cavaliers comprirent qu'il fallait laisser les ponts aux fantassins. J'avouerai que la descente de la côte fut un des moments les plus critiques de ma vie… Le terrain, très escarpé, glissait sous les pieds de nos chevaux, qui trébuchaient d'ailleurs à chaque pas sur de nombreux quartiers de roches. Enfin la mitraille que vomissait sur nous l'artillerie ennemie achevait de rendre notre situation horrible. J'en sortis néanmoins sans éprouver aucun accident personnel, grâce au courage, à l'ardeur, ainsi qu'à l'adresse de mon excellent cheval turc, qui, marchant au bord des précipices comme un chat sur un toit, me sauva la vie, non seulement dans cette affaire, mais dans plusieurs autres. Je reparlerai plus tard de cet excellent animal.
Les troupes d'infanterie et de cavalerie françaises qui venaient d'être précipitées du haut du plateau de Jauër se crurent à l'abri des ennemis dès qu'elles eurent franchi la Katzbach; mais les Prussiens avaient dirigé une forte colonne vers un pont situé au-dessus de celui de Chemochowitz, où elle avait passé la Katzbach, de sorte qu'en arrivant sur la rive que nous avions quittée le matin, nous fûmes très étonnés d'y être attaqués par de nombreux escadrons de uhlans. Cependant, malgré la surprise, quelques régiments, au nombre desquels le maréchal Macdonald cita le mien dans son rapport, se portèrent sans hésiter contre les ennemis… Je ne sais néanmoins ce qui serait advenu sans l'arrivée de la division du général Saint-Germain, qui, laissée le matin sur la rive gauche et n'ayant par conséquent pas pris part au combat, se trouva toute portée pour venir à notre aide. Cette division, composée de deux régiments de carabiniers, d'une brigade de cuirassiers et de six pièces de 12, attaquant avec fureur les ennemis, rejeta dans la rivière tous ceux qui l'avaient franchie pour venir nous couper la retraite, et comme il n'y a rien d'aussi terrible que les troupes qui, après avoir subi un échec, reprennent l'offensive, les cavaliers des divisions Exelmans et Roussel d'Urbal exterminèrent tout ce qu'ils purent atteindre.
Ce retour offensif nous fut d'une grande utilité, car il arrêta les ennemis, qui n'osèrent ce jour-là nous suivre au delà de la Katzbach. Cependant, le désastre de l'armée française fut immense, car le maréchal Macdonald lui ayant fait le matin traverser la rivière sur tous les ponts et les gués qui existaient entre Liegnitz et Goldeberg, c'est-à-dire sur une ligne de plus de cinq lieues, et presque tous les passages ayant été momentanément interceptés par l'inondation, l'armée française se trouva étendue sur un long cordon, ayant les Prussiens à dos, et en face une rivière presque infranchissable; aussi les scènes désastreuses dont j'avais été témoin sur le plateau de Jauër ainsi qu'au pont de Chemochowitz se reproduisirent-elles sur tous les points du champ de bataille! Partout la pluie paralysa le feu de notre infanterie et favorisa les attaques de la cavalerie prussienne, quatre fois plus nombreuse que la nôtre!… Partout la retraite fut rendue très périlleuse par la difficulté que nos troupes éprouvèrent à franchir la Katzbach débordée. La plupart des hommes qui essayèrent de franchir cette rivière à la nage se noyèrent. Le général de brigade Sibuet fut de ce nombre: nous ne pûmes sauver que quelques pièces d'artillerie.
CHAPITRE XXVII
Concentration sur Dresde.—Épisodes.—Les Baskirs.—Napoléon au camp de
Pilnitz.—Je suis comblé de faveurs.
Après la malheureuse affaire de la Katzbach, le maréchal Macdonald, cherchant à réunir ses troupes, indiqua comme points de ralliement les villes de Bunzlau, de Lauban et de Gorlitz. Une nuit des plus obscures, des chemins défoncés, la pluie tombant toujours à torrents, rendirent la marche lente et fort pénible; aussi beaucoup de soldats, surtout des confédérés, s'égarèrent ou restèrent en arrière.
L'armée de Napoléon perdit à la bataille de la Katzbach 13,000 hommes tués ou noyés, 20,000 prisonniers et 50 pièces de canon. Ce fut une véritable calamité. Le maréchal Macdonald, dont les faux calculs stratégiques avaient amené cette catastrophe irréparable, sut, tout en perdant la confiance de l'armée, conserver son estime par la franchise et la loyauté avec lesquelles il convint de ses torts; car le lendemain du désastre, ayant réuni auprès de lui tous les généraux et colonels, il nous dit, après nous avoir engagés à contribuer tous à la conservation de l'ordre, «que, dans les troupes et parmi les officiers, chacun avait fait son devoir; qu'un seul était cause de la perte de la bataille, et que le coupable était lui, parce qu'en voyant la pluie, il n'aurait pas dû quitter un terrain accidenté pour aller attaquer dans de vastes plaines un ennemi dont les escadrons étaient infiniment plus nombreux que les nôtres, ni se mettre une rivière à dos par un temps orageux». Ce noble aveu désarma la critique, et chacun s'efforça de contribuer au salut de l'armée, qui battit en retraite vers l'Elbe, par Bautzen.
Le destin semblait vouloir nous accabler; car, peu de jours après que le maréchal Oudinot eut perdu la bataille de Gross-Beeren, Macdonald celle de la Katzbach et Vandamme celle de Kulm, les Français éprouvèrent un immense revers. Le maréchal Ney, qui avait remplacé Oudinot dans le commandement des troupes destinées à marcher sur Berlin, n'ayant pas des forces assez considérables pour remplir cette mission difficile, fut battu à Jutterbach par le transfuge Bernadotte, et contraint d'abandonner la rive droite de l'Elbe.
L'Empereur revint à Dresde avec sa garde. Les divers corps d'armée aux ordres de Macdonald prirent position non loin de cette ville, tandis que le maréchal Ney, après avoir refoulé les Suédois sur la rive droite, réunissait ses troupes sur la rive gauche, à Dessau et à Wittemberg. Durant près de quinze jours, de la fin de septembre au commencement d'octobre, l'armée française resta presque immobile autour de Dresde. Mon régiment était bivouaqué auprès de Veissig, sur les hauteurs de Pilnitz, qu'occupait une de nos divisions d'infanterie, soutenue par la cavalerie de Sébastiani et d'Exelmans.
Bien qu'il n'eût pas été conclu d'armistice officiel, la lassitude des deux partis établit entre eux une suspension d'armes de fait, dont chacun profita pour se préparer à de nouveaux et plus terribles combats.
Ce fut au camp de Pilnitz que je reçus une lettre du colonel de cavalerie prussienne auquel j'avais prêté un cheval, après qu'il eut été pris et blessé par des cavaliers de mon régiment au début de la bataille de la Katzbach. Cet officier supérieur, nommé M. de Blankensée, ayant été délivré par les siens lorsque la chance tourna contre nous, n'en était pas moins reconnaissant de ce que j'avais fait pour lui, et, afin de me le prouver, il m'envoya dix chasseurs et un lieutenant de mon régiment qui, restés blessés sur le champ de bataille, avaient été à leur tour faits prisonniers. M. de Blankensée les avait fait panser, et, après les avoir comblés de soins pendant quinze jours, il avait obtenu de ses chefs l'autorisation de les faire conduire aux avant-postes français, et me les adressait avec mille remerciements, m'assurant qu'il me devait la vie. Je crois qu'il avait raison, mais je n'en fus pas moins sensible à l'expression de la reconnaissance d'un des chefs de nos ennemis.
Tandis que nous campions sur le plateau de Pilnitz, il se passa un fait curieux dont toute la division fut témoin.
Dans un moment d'ivresse, un brigadier du 4e de chasseurs avait manqué de respect à son lieutenant, et un lancier du 6e que son cheval mordait avec fureur, ne pouvant lui faire lâcher prise, l'avait frappé au ventre avec des ciseaux, ce qui avait amené la mort de l'animal. Certainement ces deux hommes méritaient d'être punis, mais seulement par mesure disciplinaire. Le général Exelmans les condamna à mort de son autorité privée, et ayant fait monter la division à cheval pour assister à leur exécution, il en forma un grand carré dont trois faces seulement étaient pleines, et sur la quatrième on creusa deux trous devant lesquels on conduisit les deux patients.
Ayant été en course toute la nuit, je rentrais au camp en ce moment, et voyant ces lugubres préparatifs, je ne mis point en doute que les coupables n'eussent été jugés et condamnés. Mais j'appris bientôt qu'il n'en était rien, et, m'approchant d'un cercle formé par le général Exelmans, les deux généraux de brigade et tous les chefs des régiments, j'entendis M. Devence, colonel du 4e de chasseurs, et M. Perquit, colonel du 6e de lanciers, supplier le général de division de vouloir bien faire grâce aux deux coupables. Le général Exelmans refusait, tout en parcourant au pas le front des troupes pendant qu'on implorait sa clémence.
Je n'ai jamais pu me défendre d'exprimer mon indignation quand je vois commettre un acte qui me semble injuste. J'eus peut-être tort, mais apostrophant les colonels Devence et Perquit, je leur dis qu'ils compromettaient leur dignité en souffrant qu'on promenât dans le camp comme criminels des hommes de leurs régiments qui n'avaient pas été jugés, et j'ajoutai: «L'Empereur n'a concédé à personne le droit de vie ou de mort, et s'est personnellement réservé celui de faire grâce.»
Le général Exelmans s'émut en voyant l'effet produit par ma sortie et s'écria qu'il pardonnait au chasseur du 4e mais que le lancier allait être fusillé; c'est-à-dire qu'il graciait le soldat qui avait manqué à son lieutenant, et voulait faire exécuter celui qui avait tué un cheval.
Pour mettre à mort ce malheureux, on fit demander dans chaque régiment deux sous-officiers; mais comme ceux-ci n'ont pas de mousqueton, ils durent prendre ceux de quelques soldats. Dès que cet ordre me fut transmis, je ne répondis pas à mon adjudant-major, qui me comprit; aussi aucun homme du 23e ne se présenta pour participer à l'exécution. Le général Exelmans s'en aperçut et ne dit rien!… Enfin une détonation retentit, et tous les assistants frémissent d'indignation! Exelmans ordonne alors que, selon l'usage, on fasse défiler les troupes devant le cadavre. On se met en marche. Mon régiment était le second dans la colonne, et j'hésitais pour savoir si je devais le faire passer devant le corps de cette malheureuse victime de la sévérité d'Exelmans, lorsque de grands éclats de rire se firent entendre dans le 24e de chasseurs, qui, marchant devant moi, était déjà arrivé sur le lieu de l'exécution. J'envoyai un adjudant pour s'informer de ce qui causait cette joie indécente en présence d'un cadavre, et j'appris bientôt que le mort se portait à merveille!
En effet, tout ce qui venait de se passer n'était qu'une parodie inventée pour effrayer les soldats qui seraient tentés de manquer à la discipline; parodie qui consistait à fusiller un homme à blanc, c'est-à-dire sans balles! Et pour que le secret de ce simulacre d'exécution fût mieux gardé, notre chef en avait chargé des sous-officiers, auxquels on avait distribué des cartouches qui ne contenaient que de la poudre!… Mais comme, pour compléter l'illusion, il fallait que les troupes vissent le cadavre, Exelmans avait prescrit au lancier qui devait jouer ce rôle de se jeter la face contre terre dès qu'on ferait feu sur lui, de contrefaire le mort, et de s'éloigner de l'armée la nuit suivante avec des habits de paysan et un peu d'argent qu'on lui avait remis à cette intention! Mais le soldat, qui était un Gascon des plus madrés, ayant fort bien compris que le général Exelmans outrepassait ses pouvoirs et n'avait pas plus le droit de le fusiller sans jugement que de le renvoyer sans congé, était resté debout après la détonation, et refusait de s'éloigner, à moins qu'on ne lui délivrât une feuille de route qui le garantît d'être arrêté par la gendarmerie!
En apprenant que c'était cette discussion entre le général et le prétendu mort qui avait excité les éclats de rire du 24e de chasseurs placé en tête de la colonne, je ne voulus pas que mon régiment participât à cette comédie, qui, selon moi, était bien plus contraire à la discipline que les fautes qu'on voulait punir ou prévenir. Je fis donc faire demi-tour à mes escadrons, et, prenant le trot, je les éloignai de cette scène pénible pour les faire rentrer au camp, où je leur fis mettre pied à terre. Cet exemple ayant été suivi par tous les généraux de brigade et les colonels de la division, Exelmans resta seul avec le prétendu mort, qui reprit tranquillement le chemin du bivouac, où dès son arrivée il se mit à manger la soupe avec ses camarades, dont les éclats de rire recommencèrent de plus belle!…
Pendant notre séjour sur le plateau de Pilnitz, les ennemis, surtout les Russes, reçurent de nombreux renforts, dont le principal, conduit par le général Benningsen, ne comptait pas moins de 60,000 hommes et se composait des corps de Doctoroff, de celui de Tolstoï et de la réserve du prince Labanoff. Cette réserve venait d'au delà de Moscou et comptait dans ses rangs une très grande quantité de Tartares et de Baskirs, armés seulement d'arcs et de flèches.
Je n'ai jamais compris dans quel but le gouvernement russe amenait d'aussi loin et à grands frais de telles masses de cavaliers irréguliers qui, n'ayant ni sabres, ni lances, ni aucune espèce d'armes à feu, ne pouvaient résister à des troupes réglées et ne servaient qu'à épuiser le pays et à affamer les corps réguliers, les seuls capables de résister à des ennemis européens. Nos soldats ne furent nullement étonnés à la vue de ces Asiatiques à demi sauvages qu'ils surnommaient les Amours, à cause de leurs arcs et de leurs flèches!
Néanmoins, ces nouveaux venus, qui ne connaissaient pas encore les Français, avaient été si exaltés par leurs chefs presque aussi ignorants qu'eux, qu'ils s'attendaient à nous voir fuir à leur approche: il leur tardait donc de nous joindre. Aussi, dès le jour même de leur arrivée devant nos troupes, ils se lancèrent en bandes innombrables sur elles; mais ayant été reçus partout à coups de fusil et de mousqueton, les Baskirs laissèrent un grand nombre de morts sur le terrain.
Ces pertes, loin de calmer leur frénésie, semblèrent les animer encore davantage, car, marchant sans ordre, et tous les passages leur étant bons, ils voltigeaient sans cesse autour de nous comme des essaims de guêpes, se glissaient partout, et il devenait fort difficile de les joindre. Mais aussi, quand nos cavaliers y parvenaient, ils en faisaient d'affreux massacres, nos lances et nos sabres ayant une immense supériorité sur leurs flèches! Toutefois, comme les attaques de ces barbares étaient incessantes et que les Russes les faisaient soutenir par des détachements de hussards afin de profiter du désordre que les Baskirs pourraient jeter sur quelques points de notre ligne, l'Empereur ordonna à ses généraux de redoubler de surveillance et de visiter souvent nos avant-postes.
Cependant, on se préparait des deux côtés à reprendre les hostilités, qui, ainsi que je l'ai déjà dit, n'avaient été suspendues par aucune convention, mais seulement de fait. Le plus grand calme régnait dans notre camp, lorsqu'un matin où, selon mon habitude, j'avais mis habit bas et me préparais à me raser en plein air devant un petit miroir cloué à un arbre, je me sens frappé sur l'épaule!… Comme je me trouvais au milieu de mon régiment, je me retournai vivement pour savoir quelle était la personne qui se permettait cette familiarité à l'égard de son colonel… J'aperçus l'Empereur, qui, voulant examiner les positions voisines sans donner l'éveil aux ennemis, était venu en poste avec un seul aide de camp. N'ayant aucun détachement de sa garde, il s'était fait suivre d'escadrons choisis par portions égales dans tous les régiments de la division. Ayant pris, sur son ordre, le commandement de l'escorte, je marchai toute la journée auprès de lui et n'eus qu'à me louer de sa bienveillance.
Comme on se disposait à retourner à Pilnitz, nous aperçûmes un millier de Baskirs qui accouraient vers nous de toute la vitesse de leurs petits chevaux tartares. L'Empereur, qui n'avait pas encore vu des troupes de ce genre, s'arrêta sur un monticule, en demandant qu'on tâchât de faire quelques prisonniers. J'ordonnai à cet effet à deux escadrons de mon régiment de se cacher derrière un bouquet de bois, tandis que le surplus continuait à marcher dans une autre direction. Cette ruse bien connue n'aurait pas trompé des Cosaques, mais elle réussit parfaitement avec les Baskirs, qui n'ont pas la moindre notion de la guerre. Ils passèrent donc auprès du bois, sans le faire visiter par quelques-uns des leurs, et continuaient à suivre la colonne, lorsque tout à coup nos escadrons, les attaquant à l'improviste, en tuent un grand nombre et en prennent une trentaine.
Je les fis conduire auprès de l'Empereur, qui, après les avoir examinés, manifesta l'étonnement que lui faisait éprouver la vue de ces piteux cavaliers, qu'on envoyait, sans d'autres armes qu'un arc et des flèches, combattre des guerriers européens munis de sabres, de lances, de fusils et de pistolets!… Ces Tartares Baskirs avaient des figures chinoises et portaient des costumes fort bizarres. Dès que nous fûmes rentrés au camp, mes chasseurs s'amusèrent à faire boire du vin aux Baskirs, qui, charmés de cette bonne réception, si nouvelle pour eux, se grisèrent tous et exprimèrent leur joie par des grimaces et des gambades si extraordinaires qu'un rire homérique, auquel Napoléon prit part, s'empara de tous les assistants!…
Le 28 septembre, l'Empereur, ayant passé la revue de notre corps d'armée, me donna les témoignages d'une bienveillance véritablement exceptionnelle, car lui, qui n'accordait que très rarement plusieurs récompenses à la fois, me nomma en même temps officier de la Légion d'honneur, baron, et m'accorda une dotation!… Il combla aussi mon régiment de faveurs, en disant que c'était le seul du corps de Sébastiani qui se fût maintenu en bon ordre à la Katzbach, eût enlevé des canons à l'ennemi, et repoussé les Prussiens partout où il les avait joints.
Le 23e de chasseurs fut redevable de cette distinction aux éloges qu'avait faits de lui le maréchal Macdonald, qui, lors de la déroute de la Katzbach, avait cherché un refuge dans les rangs de mon régiment et assisté aux belles charges qu'il fit pour rejeter les ennemis au delà de la rivière.
La revue terminée, et les troupes ayant repris le chemin de leur camp, le général Exelmans passa sur le front de mon régiment et le complimenta à haute voix de la justice que l'Empereur venait de rendre à sa valeur, et, s'adressant particulièrement à ma personne, il s'attacha à faire un éloge véritablement exagéré des qualités du colonel.
Cependant l'armée française se concentrait aux environs de Leipzig, tandis que toutes les forces des ennemis se dirigeaient aussi sur cette ville, autour de laquelle leur grand nombre leur permettait de former un cercle immense, qui se resserra chaque jour davantage, et qui avait évidemment pour but d'enfermer les troupes françaises et de leur couper toute retraite.
Il y eut le 14 octobre un vif combat de cavalerie à Wachau, entre l'avant-garde austro-russe et la nôtre; mais, après des succès balancés, on se replia de part et d'autre dans ses positions respectives, et l'action se termina par ce qu'il y a de plus ridicule à la guerre, une canonnade qui dura jusqu'à la nuit, sans autre résultat qu'une grande perte d'hommes.
L'Empereur, après avoir laissé à Dresde une garnison de 25,000 hommes, commandés par le maréchal Saint-Cyr, se rendit à Leipzig, où il arriva le 15 au matin.
CHAPITRE XXVIII
Napoléon, sourd aux avis du roi de Wurtemberg, se décide à combattre à
Leipzig.—Combat de Wachau.—Topographie de Leipzig.—Position de nos
troupes.—Surprise avortée des souverains alliés au
Kelmberg.—Alternatives de la journée du 16 octobre.
On ne connaîtra jamais bien l'exacte vérité sur la bataille de Leipzig, tant à cause de l'étendue et de la complication du terrain sur lequel on combattit plusieurs jours, qu'en raison du nombre immense des troupes de différentes nations qui prirent part à cette mémorable affaire. Ce sont principalement les documents relatifs à l'armée française qui manquent, parce que plusieurs commandants de corps d'armée, de division, et une partie des chefs d'état-major, ayant trouvé la mort sur le champ de bataille, ou étant restés au pouvoir de l'ennemi, la plupart des rapports n'ont jamais pu être terminés, et ceux qui l'ont été se ressentent de la précipitation et du désordre inévitables qui présidèrent à leur rédaction. D'ailleurs, comme à Leipzig j'étais colonel d'un régiment encadré dans une division dont je dus suivre tous les mouvements, il ne me fut pas possible d'aussi bien connaître ceux des autres corps que je l'avais fait dans les campagnes précédentes, lorsque, étant aide de camp de divers maréchaux, j'avais dû, par position, avoir connaissance de l'ensemble général des opérations de l'armée en portant des ordres sur les diverses parties du champ de bataille. Je dois donc plus que jamais circonscrire mon récit et le borner à ce qui est absolument nécessaire pour vous donner un aperçu des faits les plus importants de la bataille de Leipzig, dont le résultat eut une si grande influence sur les destinées de l'Empereur, de la France et de l'Europe.
Le cercle de fer dans lequel les ennemis se préparaient à enfermer l'armée française n'était point encore complet autour de Leipzig, lorsque le roi de Wurtemberg, homme d'un caractère violent, mais plein d'honneur, crut de son devoir de prévenir Napoléon que l'Allemagne entière allait, à l'instigation des Anglais, se soulever contre lui, et qu'il ne lui restait plus que le temps nécessaire pour se retirer avec les troupes françaises derrière le Mein, car toutes celles de la Confédération germanique l'abandonneraient sous peu pour se joindre à ses ennemis. Il ajouta que lui-même, roi de Wurtemberg, ne pourrait s'empêcher de les imiter, car il devait enfin céder à ses sujets qui le poussaient à suivre le torrent de l'esprit public allemand, en rompant avec lui pour se ranger du côté des ennemis de la France.
L'Empereur, ébranlé par l'avis du plus capable comme du plus fidèle de ses alliés, eut, dit-on, la pensée de faire retraite vers les montagnes de la Thuringe et de la Hesse, de s'y couvrir de la rivière de la Saale et d'attendre que les alliés vinssent l'attaquer à leur désavantage dans ces contrées difficiles, boisées et remplies de défilés.
L'exécution de ce plan pouvait sauver Napoléon; mais pour cela, il fallait agir promptement, lorsque les armées ennemies n'étaient pas encore entièrement réunies ni assez rapprochées pour nous attaquer pendant la retraite; mais au moment de se déterminer à abandonner une partie de ses conquêtes, l'Empereur ne put s'y résoudre, tant il lui paraissait pénible de laisser croire qu'il se considérait comme vaincu, puisqu'il cherchait un refuge derrière des montagnes si difficiles à traverser. Le trop de courage de ce grand capitaine nous perdit; il ne considéra pas que son armée, très affaiblie par de nombreuses pertes, comptait dans ses rangs beaucoup d'étrangers qui n'attendaient qu'une occasion favorable pour le trahir, et qu'elle se trouvait exposée à être accablée par des forces supérieures dans les immenses plaines de Leipzig. Il aurait donc bien fait de la conduire dans les montagnes de la Thuringe et de la Hesse, si favorables à la défense, et d'annuler ainsi une partie des forces des rois coalisés. D'ailleurs, l'approche de l'hiver et la nécessité de nourrir leurs nombreuses troupes devaient bientôt forcer les ennemis à se séparer, tandis que l'armée française, garantie sur son front et ses flancs par l'extrême difficulté de venir l'attaquer dans un pays hérissé d'obstacles naturels, aurait eu derrière elle les fertiles vallées du Mein, du Rhin et du Necker.
Cette proposition nous aurait du moins permis de gagner du temps et peut-être de fatiguer les alliés au point de leur faire désirer la paix. Mais la confiance que Napoléon avait en lui, comme dans la valeur de ses troupes, l'ayant emporté sur ces considérations, il prit le parti d'attendre les ennemis dans les plaines de Leipzig.
Cette fatale décision était à peine prise, qu'une seconde lettre du roi de Wurtemberg vint informer l'Empereur que le roi de Bavière, ayant subitement changé de parti, venait de pactiser avec les coalisés, et que les deux armées bavaroise et autrichienne, cantonnées sur les bords de l'Inn, s'étant réunies en un seul camp sous les ordres du général de Wrède, marchaient sur le Rhin; enfin que le Wurtemberg, bien qu'à regret, mais contraint par la force de cette armée, était obligé d'y joindre la sienne; en conséquence, l'Empereur devait s'attendre à ce que bientôt 100,000 hommes cerneraient Mayence et menaceraient les frontières de France.
À cette nouvelle inattendue, Napoléon crut devoir revenir au projet de se retirer derrière la Saale et les montagnes de la Thuringe; mais il était trop tard, puisque déjà les forces principales des alliés étaient en présence de l'armée française et trop rapprochées d'elle pour qu'il fût possible de la mettre en retraite sans qu'elle fût attaquée pendant ce mouvement difficile. L'Empereur se détermina donc à combattre!… Ce fut un grand malheur, car l'effectif des troupes françaises ou alliées de la France que Napoléon avait réunies autour de Leipzig ne s'élevait qu'à 157,000 hommes, dont seulement 29,000 de cavalerie, tandis que le prince de Schwartzenberg, généralissime des ennemis, disposait de 350,000 combattants, dont 54,000 de cavalerie!…
Cette armée immense se composait de Russes, Autrichiens, Prussiens et Suédois, que l'ex-maréchal français Bernadotte conduisait contre ses compatriotes, contre ses anciens frères d'armes! Le nombre total des combattants des deux partis s'élevait à 507,000 hommes, sans compter les troupes laissées dans les places fortes.
La ville de Leipzig, l'une des plus commerçantes et des plus riches de l'Allemagne, est placée vers le milieu de la vaste plaine qui s'étend depuis l'Elbe jusqu'aux montagnes du Harz, de la Thuringe et de la Bohême. La situation de cette contrée l'a presque toujours rendue le théâtre principal des guerres qui ont ensanglanté la Germanie. La petite rivière de l'Elster, qu'on pourrait nommer un ruisseau, tant elle est peu large et peu profonde, coule du sud au nord jusqu'à Leipzig, dans une vallée peu encaissée, au milieu de prairies humides. Ce cours d'eau se divise en un grand nombre de bras, qui opposent un véritable obstacle aux opérations ordinaires de la guerre et nécessitent une infinité de ponts pour mettre en communication les villages qui bordent la vallée.
La Pleisse, autre ruisseau de la même nature, mais encore plus faible que l'Elster, coule à une lieue et demie de celui-ci, auquel elle se joint sous les murs de Leipzig.
Au nord de la ville vient se jeter la Partha, faible ruisseau qui serpente dans un vallon étroit et présente à chaque pas des gués ou de petits ponts à traverser.
Leipzig, se trouvant au confluent de ces trois ruisseaux et presque entourée vers le nord et l'ouest par leurs bras multipliés, est ainsi la clef du terrain occupé par leurs rives. La ville, peu considérable, était à cette époque environnée par une vieille muraille, percée par quatre grandes portes et trois petites. La route de Lutzen par Lindenau et Markranstadt était la seule par laquelle l'armée française pût encore communiquer librement avec ses derrières.
C'est dans la partie du terrain situé entre la Pleisse et la Partha que se livra le plus fort de la bataille. On y remarque le Kelmberg, qui est un mamelon isolé, surnommé la redoute suédoise, parce que, dans la guerre de Trente ans, Gustave-Adolphe avait établi quelques fortifications sur ce point, qui domine au loin toute la contrée.
La bataille de Leipzig, commencée le 16 octobre 1813, dura trois jours; mais l'engagement du 17 fut infiniment moins vif que ceux du 16 et du 18.
Sans vouloir entrer dans les détails de cette mémorable affaire, je crois devoir néanmoins indiquer les principales positions occupées par l'armée française, ce qui donnera une idée générale de celles des ennemis, puisque chacun de nos corps d'armée avait en face de lui au moins un corps étranger et souvent deux.
Le roi Murat dirigeait notre aile droite, dont l'extrémité s'appuyait à la petite rivière de la Pleisse, auprès des villages de Connewitz, Dölitz et Mark-Kleeberg que le prince Poniatowski occupait avec ses Polonais. Après ceux-ci et derrière le bourg de Wachau, se trouvait le corps du maréchal Victor. Les troupes du maréchal Augereau occupaient Dösen.
Ces divers corps d'infanterie étaient flanqués et appuyés par plusieurs masses de la cavalerie des généraux Kellermann et Michaud.
Le centre, aux ordres directs de l'Empereur, se trouvait à Liebert-Wolkwitz. Il était composé des corps d'infanterie du général Lauriston, ainsi que de celui du maréchal Macdonald, ayant avec eux la cavalerie de Latour-Maubourg et de Sébastiani. (Mon régiment, qui faisait partie du corps de ce dernier général, était placé en face du monticule du Kelmberg ou redoute suédoise.)
L'aile gauche, commandée par le maréchal Ney, se formait du corps d'infanterie du maréchal Marmont, ainsi que de ceux des généraux Reynier et Souham, soutenus par la cavalerie du duc de Padoue. Elle occupait Taucha, Plaussig et les rives de la Partha. Un corps d'observation, fort de 45,000 hommes, aux ordres du général Bertrand, était détaché au delà de Leipzig pour garder Lindenau, Lindenthal, Gohlis, les passages de l'Elster et la route de Lutzen.
À Probstheyda, derrière le centre, se trouvait, aux ordres du maréchal Oudinot, la réserve composée de la jeune, de la vieille garde, et de la cavalerie de Nansouty.
Le vénérable roi de Saxe, qui n'avait pas voulu s'éloigner de son ami l'empereur des Français, était resté dans la ville de Leipzig avec sa garde et plusieurs régiments français qu'on y avait laissés pour y maintenir l'ordre.
Pendant la nuit du 15 au 16, les troupes du maréchal Macdonald avaient fait un mouvement pour se concentrer sur Liebert-Wolkwitz en s'éloignant du Kelmberg, ou redoute suédoise; mais comme on ne voulait cependant pas abandonner ce poste aux ennemis avant la fin de la nuit, je reçus l'ordre de le surveiller jusqu'au petit point du jour. La mission était fort délicate, car, pour la remplir, je devais me porter en avant avec mon régiment jusqu'au pied du monticule, pendant que l'armée française se retirerait d'une demi-lieue dans la direction opposée. J'allais courir le risque de me voir cerné et même enlevé avec toute ma troupe par l'avant-garde ennemie, dont les éclaireurs ne manqueraient pas de gravir le sommet du monticule, dès que les premières heures de l'aurore leur permettraient d'apercevoir ce qui se passait dans de vastes plaines situées à leurs pieds et occupées par l'armée française.
Le temps était superbe, et, malgré la nuit, on y voyait passablement à la clarté des étoiles; mais, comme en pareil cas on aperçoit infiniment mieux de bas en haut les hommes qui arrivent sur une hauteur, tandis qu'ils ne peuvent eux-mêmes apercevoir ceux qui sont en bas, je portai mes escadrons le plus près possible du monticule, afin que l'ombre projetée par le sommet cachât mes cavaliers, et après avoir prescrit le plus profond silence et une parfaite immobilité, j'attendis les événements.
Le hasard fut sur le point d'en produire un qui eût été bien heureux pour la France, pour l'Empereur, et eût rendu mon nom à tout jamais célèbre!… Voici le fait.
Une demi-heure avant les premières lueurs de l'aurore, trois cavaliers, venant du côté des ennemis, grimpent à petits pas sur le monticule du Kelmberg, d'où ils ne pouvaient nous apercevoir, tandis que nous distinguions parfaitement leur silhouette et entendions leur conversation. Ils parlaient français: l'un était Russe, les deux autres Prussiens. Le premier, qui paraissait avoir autorité sur ses compagnons, ordonna à l'un d'eux d'aller prévenir Leurs Majestés qu'il n'y avait aucun Français sur ce point-là et qu'elles pouvaient monter, car dans quelques minutes on apercevrait toute la plaine; mais qu'il fallait profiter de ce moment pour que les Français n'envoyassent pas des tirailleurs de ce côté…
L'officier auquel s'adressaient ces paroles fit observer que les escortes, marchant au pas, étaient encore bien éloignées. «Qu'importe, lui fut-il répondu, puisqu'il n'y a ici personne que nous!» À ces mots, ma troupe et moi redoublâmes d'attention et aperçûmes bientôt, sur le haut du monticule, une vingtaine d'officiers ennemis, dont l'un mit pied à terre.
Quoique, en établissant une embuscade, je n'eusse certainement pas la prévision de faire une bonne capture, j'avais cependant prévenu mes officiers que, si l'on voyait quelques ennemis sur la redoute suédoise, il faudrait, au signal que je ferais avec mon mouchoir, que deux escadrons contournassent ce monticule, l'un par la droite, l'autre par la gauche, afin de cerner les ennemis qui se seraient ainsi hasardés à venir si près de notre armée. J'étais donc plein d'espoir, lorsque l'ardeur immodérée d'un de mes cavaliers fit échouer mon projet. Cet homme, ayant par hasard laissé tomber la lame de son sabre, prit à l'instant sa carabine en main, et, de crainte d'être en retard lorsque je donnerais le signal de l'attaque, il tira au beau milieu du groupe étranger et tua un major prussien.
Vous pensez bien qu'en un clin d'œil tous les officiers ennemis, qui n'avaient d'autre garde que quelques ordonnances et se voyaient sur le point d'être environnés par nous, s'éloignèrent au grand galop. Nos gens ne purent les suivre bien loin, de crainte de tomber eux-mêmes dans les mains des escortes qu'on entendait accourir. Mes chasseurs prirent néanmoins deux officiers, dont on ne put tirer aucun renseignement. Mais j'appris depuis, par mon ami le baron de Stoch, colonel des gardes du grand-duc de Darmstadt, que l'empereur Alexandre de Russie et le roi de Prusse se trouvaient au nombre des officiers qui avaient été sur le point de tomber aux mains des Français auprès de la redoute suédoise. Cet événement aurait alors changé les destinées de l'Europe. Le hasard en ayant décidé autrement, il ne me restait plus qu'à me retirer lestement, avec tout mon monde, vers l'armée française.
Le 16 octobre, à huit heures du matin, les batteries des alliés donnèrent le signal de l'attaque. Une vive canonnade s'engagea sur toute la ligne, et l'armée alliée marcha sur nous de tous les points. Le combat commença à notre droite, où les Polonais, repoussés par les Prussiens, abandonnèrent le village de Mark-Kleeberg. À notre centre, les Russes et les Autrichiens attaquèrent six fois Wachau et Liebert-Wolkwitz, et furent constamment battus avec de très grandes pertes. L'Empereur, regrettant sans doute d'avoir abandonné le matin la redoute suédoise que les ennemis avaient occupée et d'où leurs artilleurs faisaient pleuvoir sur nous une grêle de mitraille, ordonna de se réemparer de ce monticule, ce qui fut promptement exécuté par le 22e d'infanterie légère, soutenu par mon régiment.
Ce premier succès obtenu, l'Empereur, ne pouvant agir sur les ailes des ennemis qui, par leur supériorité. numérique, présentaient un front trop étendu, résolut de les occuper à leurs extrémités, pendant qu'il essayerait de percer leur centre. En conséquence, il dirigea sur Wachau le maréchal Mortier avec deux divisions d'infanterie, et le maréchal Oudinot avec la jeune garde. Le général Drouot, avec soixante bouches à feu, soutenait l'attaque, qui réussit.
De son côté, le maréchal Victor enfonça et mit en déroute le corps russe, commandé par le prince Eugène de Wurtemberg; mais, après des pertes considérables, celui-ci rallia son corps à Gossa. En ce moment, le général Lauriston et le maréchal Macdonald débouchant de Liebert-Wolkwitz, l'ennemi fut culbuté, et les Français s'emparèrent du bois de Grosspossnau. Le général Maison reçut une blessure en s'emparant de ce point important.
En vain la nombreuse cavalerie autrichienne du général Klenau, soutenue par un pulk de Cosaques, essaya de rétablir le combat; elle fut culbutée et mise en désordre par le corps de cavalerie du général Sébastiani. Le combat fut des plus acharnés; mon régiment y prit part; je perdis quelques hommes, et mon premier chef d'escadrons, M. Pozac, fut blessé d'un coup de lance à la poitrine, pour avoir négligé de la garantir, selon l'usage, avec son manteau roulé en fourrageur.
Cependant, le prince de Schwartzenberg, voyant sa ligne fortement ébranlée, fit avancer ses réserves pour la soutenir, ce qui détermina l'Empereur à ordonner une grande charge de cavalerie, à laquelle prirent part les deux corps de Kellermann, de Latour-Maubourg et les dragons de la garde. Kellermann renversa une division de cuirassiers russes; mais, pris en flanc par une autre division, il dut se replier sur les hauteurs de Wachau, après avoir enlevé plusieurs drapeaux à l'ennemi.
Le roi Murat fit alors avancer de l'infanterie française, et le combat se renouvela. Le corps russe du prince de Wurtemberg, enfoncé derechef, perdit vingt-six pièces de canon. Ainsi maltraité, le centre de l'armée ennemie pliait et allait être enfoncé, lorsque l'empereur de Russie, témoin de ce désastre, fit avancer rapidement la nombreuse cavalerie de sa garde, qui, rencontrant les escadrons de Latour-Maubourg dans le désordre qui suit toujours une charge à fond, les ramena à leur tour et reprit aux Français vingt-quatre des canons qu'ils venaient d'enlever. Ce fut dans cette charge que le général Latour-Maubourg eut la cuisse emportée par un boulet.
Cependant, comme aucun des deux partis n'avait obtenu d'avantages marquants, Napoléon, pour décider la victoire, venait de lancer sur le centre ennemi la réserve composée de la vieille garde à pied et à cheval et d'un corps de troupes fraîches arrivant de Leipzig, lorsqu'un régiment de cavalerie ennemie, qui s'était glissé ou égaré sur les derrières des Français, jeta quelque inquiétude parmi nos troupes en mouvement, qui s'arrêtèrent, se formèrent en carré pour ne pas être surprises, et, avant qu'on ait pu connaître la cause de cette alerte, la nuit vint suspendre sur ce point les opérations militaires.
D'autres événements s'étaient passés sur l'extrême droite des Français. Pendant toute la journée, le général Merfeld avait inutilement tenté de s'emparer du passage de la Pleisse, défendu par le corps de Poniatowski et ses Polonais; cependant, vers la fin du jour, il parvint à se rendre maître du village de Dölitz, ce qui compromettait notre aile droite; mais les chasseurs à pied de la vieille garde, conduits par le général Curial, étant accourus de la réserve au pas de charge, culbutèrent les Autrichiens au delà de la rivière et leur firent quelques centaines de prisonniers, parmi lesquels se trouvait le général Merfeld, qui tombait pour la troisième fois au pouvoir des Français.
Quoique les Polonais se fussent laissé enlever Dölitz, l'Empereur, pour relever leur moral, crut devoir donner le bâton de maréchal de France à leur chef, le prince Poniatowski, qui ne jouit pas longtemps de l'honneur de le porter.
De l'autre côté de la rivière de l'Elster, le général autrichien Giulay s'était emparé du village de Lindenau, après sept heures d'un combat acharné. L'Empereur, informé de ce grave événement, qui compromettait la retraite de la majeure partie de ses troupes, fit attaquer si vigoureusement Lindenau par le général Bertrand que ce poste fut repris à la baïonnette.
À notre gauche, l'impatience de Ney faillit amener une grande catastrophe. Ce maréchal, qui commandait l'aile gauche, placée par l'ordre de l'Empereur, voyant qu'à dix heures du matin aucune troupe ne paraissait devant lui, envoya de son autorité privée, sous la conduite du général Souham, un de ses corps d'armée à Wachau, où le combat paraissait fortement engagé; mais, pendant ce mouvement irréfléchi, le maréchal prussien Blücher, dont la marche avait été retardée, parut avec l'armée de Silésie et s'empara du village de Möckern. Alors Ney, qui, diminué d'une partie de ses troupes, n'avait plus à sa disposition que le corps de Marmont, fut obligé, sur le soir, de se replier jusque dans les murs de Leipzig et de se borner à défendre le faubourg de Halle.
Les Français perdirent beaucoup de monde dans cet engagement, qui produisit d'ailleurs un fort mauvais effet sur ceux de nos soldats qui, placés en avant ou sur les flancs de Leipzig, entendaient le canon et la fusillade derrière eux. Cependant, vers les huit heures du soir, le combat cessa totalement de part et d'autre, et la nuit fut tranquille.
CHAPITRE XXIX
Vaine tentative d'armistice.—Bataille du 18 octobre.—Bernadotte combat contre nous.—Défection des Saxons.—Loyauté du roi de Wurtemberg.—Résultat indécis du combat.
Cette première journée avait laissé la victoire indécise; cependant elle était à l'avantage des Français, puisque, avec des forces infiniment moins considérables, ils avaient non seulement tenu tête aux coalisés, mais les avaient chassés d'une partie du terrain qu'ils occupaient la veille.
Les troupes des deux partis se préparaient à renouveler le combat le lendemain matin; mais, contrairement à leur attente, la journée du 17 s'écoula sans qu'aucun mouvement hostile eût lieu de part ni d'autre. Les coalisés attendaient l'arrivée de l'armée russe de Pologne, ainsi que des troupes qu'amenait le prince royal de Suède, Bernadotte, ce qui devait accroître infiniment leurs forces.
De son côté, Napoléon, regrettant d'avoir rejeté les propositions de paix qui lui avaient été faites deux mois auparavant, pendant l'armistice, espérait quelque résultat d'une mission pacifique qu'il avait envoyée la nuit précédente aux souverains alliés par le général autrichien comte de Merfeld, qui venait d'être fait prisonnier.
Il se produit quelquefois des séries de faits bien étranges. Le comte de Merfeld était le même qui, seize ans auparavant, était venu demander au général Bonaparte, alors chef de l'armée d'Italie, le célèbre armistice de Léoben. C'était lui qui avait rapporté à Vienne le traité de paix conclu entre le gouvernement autrichien et le Directoire, représenté par le général Bonaparte. C'était lui qui, dans la nuit de la bataille d'Austerlitz, avait transmis à l'empereur des Français les propositions d'armistice faites par l'empereur d'Autriche, et comme la singulière destinée du général Merfeld le conduisait de nouveau vers Napoléon au moment où celui-ci avait à son tour besoin d'armistice et de paix, l'Empereur sourit à l'espoir que cet intermédiaire amènerait encore le résultat qu'il désirait. Mais les choses étaient trop avancées pour que les souverains alliés consentissent à traiter avec Napoléon, dont la proposition seule dénotait un grand embarras. Aussi, quoiqu'ils n'eussent pu nous vaincre dans la bataille du 16, ils ne perdirent pas l'espoir de nous accabler par un nouvel effort de leurs troupes, supérieures en nombre, et comptaient beaucoup sur la défection des corps allemands qui se trouvaient encore parmi nous, et dont les chefs, tous membres de la société secrète du Tugenbund, profitèrent du repos que donna l'espèce d'armistice du 17, pour se concerter sur la manière dont ils devaient exécuter leur insigne trahison. La mission du comte de Merfeld n'obtint même pas de réponse.
Le 18 octobre, dès le matin, l'armée des coalisés commença l'attaque contre nous. Le 2e corps d'armée de cavalerie, dont mon régiment faisait partie, se trouva placé, comme il l'avait été le 16, entre Liebert-Wolkwitz et le Kelmberg, ou redoute suédoise. Le combat, engagé sur tous les points, fut surtout terrible vers notre centre, au village de Probstheyda, qu'attaquèrent à la fois un corps russe et un corps prussien; tous deux furent repoussés avec des pertes immenses. On se battait sur tous les points. Les Russes attaquèrent très vivement Holzhausen, que Macdonald défendit avec succès.
Vers onze heures, on entendit une canonnade en arrière de Leipzig, du côté de Lindenau, et l'on apprit que, sur ce point, nos troupes venaient de rompre le cercle dans lequel l'ennemi se flattait d'enfermer l'armée française, et que le corps du général Bertrand marchait sur Weissenfeld, dans la direction du Rhin, sans que l'ennemi eût pu l'en empêcher. L'Empereur prescrivit alors d'évacuer les équipages vers Lutzen.
Cependant, le plateau de Leipzig était, vers Connewitz et Lössnig, le théâtre d'un épouvantable engagement; la terre répétait au loin le bruit des feux précipités d'un millier de canons. Les ennemis tentaient de forcer le passage de la Pleisse. Ils furent repoussés, bien que les Polonais eussent fait manquer quelques-unes des charges à la baïonnette de notre infanterie.
Alors, le 1er corps de cavalerie française, voyant les escadrons autrichiens et prussiens venir au secours de leurs alliés, sortit de derrière le village de Probstheyda, et, se précipitant au milieu des ennemis, il les enfonça et les poursuivit jusque sur leurs réserves, qu'amenait le prince Constantin de Russie. Les alliés, encore enfoncés sur ce point, réunirent des forces immenses pour enlever Probstheyda; mais ces formidables masses y furent si bien reçues par quelques-unes de nos divisions d'infanterie et par les chasseurs à pied de la vieille garde, qu'elles reculèrent promptement. Nous perdîmes là les généraux Vial et Rochambeau. Celui-ci venait d'être nommé maréchal de France par l'Empereur.
Bernadotte, prince de Suède, n'avait point encore combattu contre les Français, et paraissait, dit-on, indécis; mais enfin, stimulé et même menacé par le maréchal prussien Blücher, il se détermina à passer la Partha au-dessus du village de Mockau, à la tête des troupes suédoises et d'un corps russe placé sous ses ordres[19]. Lorsqu'une brigade de hussards et de lanciers saxons, postés sur ce point, vit arriver les Cosaques qui précédaient Bernadotte, elle marcha vers eux comme pour les charger; mais faisant tout à coup volte-face et oubliant à quoi ils exposaient leur vieux roi, notre allié, qui se trouvait au milieu des troupes de Napoléon, les infâmes Saxons dirigèrent leurs fusils et leurs canons contre les Français!
La tête d'armée conduite par Bernadotte, suivant la rive gauche de la Partha, se dirigea vers Sellerhausen, défendu par Reynier. Ce général, dont le corps d'armée était presque entièrement composé de troupes provenant des contingents allemands, ayant été témoin de la désertion de la cavalerie saxonne, se défiait de l'infanterie de cette nation, qu'il avait placée près de la cavalerie de Durutte, afin de la contenir; mais le maréchal Ney, trop confiant, lui prescrivit de déployer les Saxons et de les envoyer soutenir un régiment français qui défendait le village de Paunsdorf. Mais à peine les Saxons furent-ils à quelque distance des troupes françaises, que, apercevant dans la plaine de Paunsdorf les enseignes prussiennes, ils se précipitèrent vers elles au pas de course, ayant à leur tête l'indigne général Russel, leur chef. Quelques officiers français, ne pouvant comprendre une pareille trahison, pensaient que les Saxons allaient attaquer les Prussiens; aussi le général Gressot, chef d'état-major de Reynier, courut-il vers eux pour modérer ce qu'il croyait être un excès d'ardeur; mais il ne trouva plus devant lui que des ennemis! Cette défection d'un corps d'armée tout entier, qui produisit un vide effrayant dans le centre de l'armée française, eut, de plus, le grave inconvénient de ranimer l'ardeur des alliés, et, sur-le-champ, la cavalerie wurtembergeoise suivit l'exemple des Saxons.
Non seulement le prince de Suède Bernadotte accueillit dans ses rangs les perfides Saxons, mais il réclama le secours de leur artillerie pour augmenter l'effet de la sienne, et supplia même l'ambassadeur anglais de lui prêter la batterie de fusées à la Congrève qu'il avait amenée avec lui, et que l'ancien maréchal de France fit diriger sur les Français.
À peine le corps saxon fut-il dans les rangs des ennemis, qu'il signala sa trahison en faisant contre nous une décharge générale de toute son artillerie, dont le commandant s'écria, en arrivant parmi les Russes, «qu'après avoir brûlé la moitié de ses munitions pour les Français, il allait tirer le reste contre eux!» En effet, il lança sur nous une grêle de projectiles, dont mon régiment reçut une très large part, car je perdis là une trentaine d'hommes, au nombre desquels était le capitaine Bertin, officier du plus grand mérite: ce brave eut la tête emportée par un boulet.
C'était cependant Bernadotte, un Français, un homme auquel le sang français avait procuré une couronne, qui nous portait ainsi le coup de grâce!
Au milieu de cette déloyauté générale, le roi de Wurtemberg présenta une honorable exception, car, ainsi que je l'ai déjà dit, il avait prévenu Napoléon que les circonstances allaient le forcer à abandonner son parti; mais, même après qu'il eut pris cette suprême décision, il mit dans son exécution les procédés les plus loyaux, en prescrivant à celles de ses troupes placées dans son voisinage de n'agir contre les Français qu'après leur avoir dénoncé les hostilités dix jours d'avance, et, bien que devenu ennemi de la France, il chassa de son armée le général, ainsi que plusieurs officiers wurtembergeois, qui avaient entraîné ses troupes dans les rangs des Russes pendant la bataille de Leipzig, et retira toutes les décorations aux régiments transfuges.
Cependant Probstheyda continuait à être le théâtre de la lutte la plus meurtrière. La vieille garde, déployée derrière le village, se tenait prête à voler au secours de ses défenseurs. Le corps prussien de Bulow, ayant essayé de faire un mouvement en avant, fut écrasé; mais nous perdîmes dans ce combat le brave général Delmas, militaire distingué et homme des plus honorables, qui, brouillé avec Napoléon depuis la création de l'Empire, avait passé dix ans dans la retraite, mais avait sollicité du service dès qu'il avait vu sa patrie en danger.
Au milieu d'une affreuse canonnade et de vives attaques partielles, les Français se maintenaient sur toute la ligne dans leurs positions. Ainsi, vers la gauche, le maréchal Macdonald et le général Sébastiani avaient conservé le terrain situé entre Probstheyda et Stötteritz, malgré les nombreuses attaques des Autrichiens de Klenau et des Russes de Doctoroff, lorsque tout à coup celles de nos troupes qui étaient placées sur ce point furent assaillies par une charge de plus de 20,000 Cosaques et Baskirs. Les efforts de ces derniers portèrent principalement sur le corps de cavalerie du général Sébastiani.
En un clin d'œil, les barbares entourèrent à grands cris nos escadrons, contre lesquels ils lancèrent des milliers de flèches, qui ne nous causèrent que très peu de pertes, parce que les Baskirs, étant totalement irréguliers, ne savent pas se former en rangs et marchent tumultueusement comme un troupeau de moutons. Il résulte de ce désordre que ces cavaliers ne peuvent tirer horizontalement devant eux sans tuer ou blesser ceux de leurs camarades qui les précèdent. Les Baskirs lancent donc leurs flèches paraboliquement, c'est-à-dire en l'air, en leur faisant décrire une courbe plus ou moins grande, selon qu'ils jugent que l'ennemi est plus ou moins éloigné; mais cette manière de lancer les projectiles ne permettant pas de viser exactement pendant le combat, les neuf dixièmes des flèches s'égarent, et le petit nombre de celles qui atteignent les ennemis ayant usé pour s'élever en l'air presque toute la force d'impulsion que la détente de l'arc leur avait communiquée, il ne leur reste plus en tombant que celle de leur propre poids, qui est bien faible; aussi ne font-elles ordinairement que de fort légères blessures. Enfin, les Baskirs n'ayant aucune autre arme, c'est incontestablement la troupe la moins dangereuse qui existe au monde.
Cependant, comme ils arrivaient sur nous par myriades, et que plus on tuait de ces guêpes, plus il en survenait, l'immense quantité de flèches dont ils couvraient l'air devait nécessairement, dans le nombre, faire quelques blessures graves; ainsi, un de mes plus braves sous-officiers légionnaires, nommé Meslin, eut le corps traversé par une flèche qui, entrée par la poitrine, lui sortait dans le dos! L'intrépide Meslin, prenant la flèche à deux mains, la cassa et arracha lui-même les deux tronçons de son corps, ce qui ne put le sauver: il succomba peu d'instants après. C'est, je crois, le seul exemple de mort que l'on puisse citer à la suite d'un coup de flèche tiré par un Baskir. Mais j'eus plusieurs hommes et chevaux atteints, et fus moi-même blessé par cette arme ridicule.
J'avais le sabre à la main; je donnais des ordres à un officier et j'étendais le bras pour lui indiquer le point vers lequel il devait se diriger, lorsque je sentis mon sabre arrêté par une résistance étrange, et éprouvai une légère douleur à la cuisse droite, dans laquelle était implantée d'un pouce dans les chairs une flèche de quatre pieds de long dont l'ardeur du combat m'avait empêché de sentir le coup. Je la fis extraire par le docteur Parot et placer dans une des caisses de l'ambulance régimentaire, car je voulais la conserver comme monument curieux; je regrette qu'elle se soit égarée.
Vous comprenez bien que pour une blessure aussi légère, je ne m'éloignai pas de mon régiment, d'autant plus que le moment était fort critique… En effet, les renforts amenés par Bernadotte et Blücher attaquaient vivement le bourg de Schönfeld, situé non loin du lieu où la Partha entre dans la ville de Leipzig. Les généraux Lagrange et Friederichs, qui défendaient ce point important, repoussèrent sept assauts et chassèrent sept fois les alliés des maisons qu'ils avaient enlevées. Le général Friederichs fut tué dans ce combat; c'était un excellent et très brave officier, qui joignait à ces qualités morales l'avantage d'être le plus bel homme de toutes les armées françaises.
Cependant, les ennemis allaient peut-être se rendre maîtres de Schönfeld, lorsque le maréchal Ney vola au secours de ce village, qui resta au pouvoir des Français. Le maréchal Ney reçut à l'épaule une contusion qui le força de quitter le champ de bataille.
Quand la nuit vint, les troupes des deux armées étaient sur une grande partie de la ligne dans la même position qu'au commencement de la bataille; ce soir-là, les cavaliers de mon régiment, ainsi que ceux de toutes les divisions du corps de Sébastiani, attachèrent leurs chevaux aux mêmes piquets qui leur avaient servi à la fin des trois journées précédentes, et presque tous les bataillons occupèrent les mêmes bivouacs. Ainsi cette bataille, dont les ennemis ont tant célébré le succès, fut indécise, puisque, bien inférieurs en nombre, ayant contre nous presque toutes les nations de l'Europe et comptant une foule de traîtres dans nos rangs, nous ne perdîmes pas un pouce de terrain!… Aussi le général anglais sir Robert Wilson, qui se trouvait à Leipzig en qualité de commissaire britannique, et dont le témoignage ne peut être suspecté de partialité, dit-il au sujet de cette bataille: «Malgré la défection de l'armée saxonne au milieu du combat, malgré le courage ardent et persévérant des troupes alliées, on ne put enlever aux Français un seul des villages qu'ils se proposaient de garder comme essentiels à leur position. La nuit termina l'action, laissant aux Français, surtout aux défenseurs de Probstheyda, la gloire d'avoir inspiré à leurs ennemis une généreuse envie!…»
Après le coucher du soleil, au moment où commençait l'obscurité, je reçus l'ordre de faire cesser sur le front de mon régiment ce tiraillement inutile qui suit ordinairement les engagements sérieux. Ce n'est pas sans peine que l'on parvient à séparer alors les hommes des deux partis qui viennent de combattre les uns contre les autres, d'autant plus que, pour ne pas faire connaître cette disposition aux ennemis, qui pourraient en profiter pour fondre à l'improviste sur nos avant-postes, on ne se sert ni de tambours ni de trompettes pour prescrire aux tirailleurs de cesser le feu et de se réunir pour rejoindre leurs régiments; mais on fait prévenir à voix basse les chefs des pelotons, qui envoient des sous-officiers chercher en silence les petits postes. Les ennemis, de leur côté, agissant de même, le feu diminue insensiblement et finit bientôt entièrement.
Afin de m'assurer qu'on n'oubliait aucune vedette sur le terrain et que cette petite retraite vers le bivouac était exécutée en bon ordre, je la faisais habituellement diriger par un adjudant-major. Celui qui était de service ce soir-là se nommait le capitaine Joly, militaire instruit, fort capable et d'un grand courage, mais un peu obstiné. Il en avait donné des preuves quelques mois avant la bataille, lorsque, chargé de distribuer aux officiers des chevaux de remonte, dont l'Empereur faisait présent à ceux d'entre eux qui avaient fait la campagne de Russie, M. Joly, malgré mes observations et celles de ses amis, avait choisi pour lui un superbe cheval blanc, dont ni moi ni aucun de mes camarades n'avions voulu à cause de sa robe trop éclatante, et que j'avais d'abord mis au rang des trompettes. Aussi, le soir de la bataille de Leipzig, au moment où M. Joly, en remplissant ses fonctions, marchait au pas derrière la ligne des tirailleurs, la blancheur de sa monture fut si bien remarquée par les ennemis, malgré l'obscurité, que le cheval et le maître furent tous deux grièvement blessés. Le capitaine avait reçu une balle au travers du corps et mourut pendant la nuit, dans une maison du faubourg de Halle, où j'avais fait transporter la veille le commandant Pozac.
Bien que la blessure de celui-ci ne fût pas dangereuse, il se désolait en pensant que probablement l'armée française s'éloignerait et qu'il resterait prisonnier des ennemis, qui s'empareraient alors du sabre d'honneur qui lui avait été donné par le premier Consul après la bataille de Marengo, lorsqu'il n'était encore que sous-officier; mais je calmai ses justes regrets en me chargeant du glorieux sabre, qui, transporté par un des chirurgiens du régiment, fut remis à Pozac à son retour en France.
CHAPITRE XXX
Situation critique.—Défaut de prévoyance dans l'organisation de la retraite.—Adieux du roi de Saxe.—Magnanimité exagérée de Napoléon.—Les alliés pénètrent dans Leipzig.—Rupture prématurée du pont de l'Elster.—Quel fut le sort de mon régiment.
Le calme de la nuit ayant enfin succédé dans les champs de Leipzig à la terrible bataille dont ils venaient d'être témoins, les chefs des deux partis purent examiner leur position.
Celle de l'empereur Napoléon était la plus défavorable: en effet, si l'on a blâmé ce grand homme de ne s'être pas retiré derrière la Saale huit jours avant la bataille, lorsqu'il pouvait encore éviter de compromettre le salut de son armée, autour de laquelle des forces infiniment plus nombreuses que les siennes allaient former un grand cercle de fer, à plus forte raison beaucoup de militaires ont-ils désapprouvé les opérations de l'Empereur, lorsqu'à Leipzig il se laissa complètement cerner sur le champ de bataille par les ennemis. Je dis complètement, car le 18, à onze heures du matin, le corps autrichien de Lichtenstein s'étant emparé du village de Kleinzschocher, sur la rive gauche de l'Elster, il fut un moment où la route de Leipzig à Weissenfels, seule retraite qui restât aux Français, se trouva interceptée, et l'armée de Napoléon complètement environnée.
Cette situation critique ne dura, il est vrai, qu'une demi-heure; mais fut-il prudent de s'exposer aux fâcheux événements qui auraient pu en résulter, et n'aurait-il pas mieux valu, avant que toutes les forces ennemies se fussent réunies pour entourer l'armée française, que le chef de celle-ci l'eût abritée derrière les montagnes de la Thuringe et la rivière de la Saale?…
Nous approchons d'un moment bien critique!… Les Français avaient conservé leurs positions pendant les trois jours qu'avait duré la bataille; mais ce succès moral n'avait été obtenu qu'au prix de bien du sang, car, tant en tués qu'en blessés, ils avaient près de 40,000 hommes hors de combat!… Il est vrai que les ennemis en avaient perdu 60,000; différence énorme à leur désavantage, qu'il faut attribuer à l'obstination qu'ils mirent à attaquer les villages retranchés par nous. Mais comme le nombre des troupes alliées était infiniment plus considérable que celui des Français, notre armée, après avoir perdu 40,000 combattants, se trouvait proportionnellement bien plus affaiblie que la leur.
Ajoutons à cela que l'artillerie française ayant tiré depuis trois jours 220,000 coups de canon, dont 95,000 dans le seul engagement du 18, les réserves étaient épuisées, et il n'y restait pas plus de 16,000 coups, c'est-à-dire de quoi entretenir le feu du combat pendant deux heures seulement. Ce défaut de munitions, qu'on aurait dû prévoir avant de s'engager loin de nos frontières contre des forces infiniment supérieures, mettant Napoléon hors d'état de livrer une nouvelle bataille, qu'il eût peut-être gagnée, il fut contraint de se résoudre à ordonner la retraite.
L'exécution en était infiniment difficile, à cause de la nature du terrain que nous occupions, et qui, parsemé de prairies humides, de ruisseaux, et traversé par trois rivières, présentait une quantité de petits défilés qu'il fallait passer sous les yeux et à petite portée des ennemis, qui pouvaient facilement jeter le désordre dans nos rangs pendant cette marche périlleuse.
Un seul moyen pouvait assurer notre retraite; c'était l'établissement d'une infinité de ponceaux sur les prairies, les fossés, les petits cours d'eau, et celui de ponts plus grands sur les rivières de la Partha et de la Pleisse, et principalement de l'Elster, qui reçoit ces divers affluents aux portes et même dans la ville de Leipzig. Or, rien n'était plus facile que la création de ces passages indispensables, puisque la ville et les faubourgs de Leipzig, placés à une petite portée de fusil, offraient une immense provision de poutres, de planches, de madriers, de clous, de cordes, etc.
Toute l'armée avait donc la persuasion que de nombreux passages avaient été établis dès son arrivée devant Leipzig; qu'on les avait augmentés le 16 et surtout le 17, dont la journée entière s'était écoulée sans combat. Eh bien!… par un concours de circonstances déplorables et d'une négligence incroyable, aucune mesure n'avait été prise!… et parmi les documents qui nous sont restés sur cette célèbre bataille, on ne trouve rien, absolument rien d'officiel, qui démontre qu'il eût été pris des mesures pour faciliter, en cas de retraite, l'écoulement des nombreuses colonnes engagées au delà des défilés que forment les rivières ainsi que les rues de la ville et des faubourgs de Leipzig. Aucun des officiers échappés à la catastrophe, pas plus que les auteurs qui l'ont décrite, n'ont pu prouver que les chefs de l'armée aient rien fait pour l'établissement de passages nouveaux et la libre circulation sur ceux déjà existants. Seulement, le général Pelet, qui est, avec raison, très grand admirateur de Napoléon et pousse quelquefois cette admiration jusqu'à l'exagération, le général Pelet écrivit, quinze ans après la bataille, «que M. Odier, sous-inspecteur aux revues, c'est-à-dire sous-intendant de la garde impériale, lui a dit plusieurs fois qu'il était présent lorsque dans la matinée (il ne spécifie point de quel jour) l'Empereur donna l'ordre à un général de l'état-major de suivre la construction des ponts et le chargea spécialement de ce travail». Le général Pelet ne fait pas connaître le nom de l'officier général auquel l'Empereur aurait donné cet ordre; cependant, il eût été fort important de le savoir.
M. Fain, secrétaire de Napoléon, dit, dans ses Mémoires, «que l'Empereur ordonna d'établir dans les marais voisins quelques nouveaux passages qui pussent faciliter la traversée de ce long défilé».
Je ne sais jusqu'à quel point l'histoire admettra la vérité de ces assertions posthumes; mais en les supposant véridiques, plusieurs auteurs pensent que le chef de l'armée française n'aurait pas dû se borner à donner un ordre à un général d'état-major qui n'avait peut-être à sa disposition ni sapeurs ni le matériel nécessaire, et qu'il aurait fallu charger de l'établissement de nouveaux passages plusieurs officiers, et au moins un par régiment dans chaque corps d'armée, car il est constant que personne ne s'en occupa. Et en voici le véritable motif, qui ne fut alors connu que de bien peu de personnes.
L'Empereur avait pour chef d'état-major général le maréchal prince Berthier, qui ne l'avait pas quitté depuis la célèbre campagne d'Italie en 1796. C'était un homme capable, exact, dévoué, mais qui, ayant souvent éprouvé les effets de la colère impériale, avait conçu une telle crainte des boutades de Napoléon qu'il s'était promis de ne jamais prendre l'initiative sur rien, de ne faire aucune question, et de se borner à faire exécuter les ordres qu'il recevait par écrit. Ce système, qui maintenait les bons rapports du major général avec son chef, était nuisible aux intérêts de l'armée; car, quelles que fussent l'activité et les vastes capacités de l'Empereur, il était physiquement impossible qu'il vît tout et s'occupât de tout; et cependant, s'il oubliait quelque chose d'important, rien n'était fait.
Il paraît qu'il en fut ainsi à Leipzig, où, presque tous les maréchaux et généraux chefs de corps d'armée ayant à plusieurs reprises, et notamment les deux derniers jours, fait observer à Berthier combien il était nécessaire d'établir de nombreux passages pour assurer la retraite en cas de revers, le major général leur avait constamment répondu: «L'Empereur ne l'a pas ordonné!» On ne put rien en obtenir; aussi, pas une poutrelle, pas une planche n'avaient été placées sur un ruisseau lorsque, dans la nuit du 18 au 19, l'Empereur prescrivit de battre en retraite sur Weissenfels et la rivière de la Saale.
Les alliés avaient éprouvé de si grandes pertes que, sentant l'impossibilité de recommencer la lutte, ils n'osaient nous attaquer de nouveau et étaient sur le point de se retirer eux-mêmes, lorsque, apercevant les gros bagages de l'armée se diriger vers Weissenfels par Lindenau, ils comprirent que Napoléon se préparait à la retraite, et firent leurs préparatifs pour être à même de profiter des chances que ce mouvement pouvait amener en leur faveur.
Le moment le plus affreux d'une retraite, surtout pour un chef de corps, est celui où il faut se séparer des blessés qu'on est forcé d'abandonner à la pitié des ennemis, qui souvent n'en ont aucune et pillent ou achèvent les malheureux trop fortement atteints pour suivre leurs camarades. Cependant, comme le pire de toutes choses est d'être laissé gisant sur la terre, je profitai de la nuit pour faire relever par les soldats valides tous les blessés de mon régiment, que je réunis dans deux maisons contiguës, d'abord pour les soustraire au premier moment de fureur des ennemis pris de vin qui occuperaient le faubourg, et en second lieu pour les mettre à même de s'aider les uns les autres et de soutenir mutuellement leur moral. Un chirurgien sous-aide, M. Bordenave, m'ayant offert de rester avec eux, j'acceptai, et à la paix je fis avoir la décoration de la Légion d'honneur à cet estimable docteur, dont les bons soins avaient sauvé la vie à beaucoup d'hommes.
Cependant, les troupes se mirent en marche pour s'éloigner de ce champ de bataille témoin de leur gloire et inondé de tant de sang! L'empereur Napoléon quitta son bivouac à huit heures du soir, se rendit en ville et s'établit dans l'auberge des Armes de Prusse, sur le boulevard du Marché aux chevaux. Après avoir donné quelques ordres, Napoléon alla visiter le vénérable roi de Saxe, qu'il trouva faisant des préparatifs pour le suivre.
Ce roi, modèle des amis, s'attendait à ce que, pour le punir de la fidélité inaltérable qu'il avait eue pour l'empereur des Français, les souverains alliés lui arracheraient son royaume, et cependant, ce qui l'affligeait le plus, c'était la pensée que son armée s'était déshonorée en passant à l'ennemi. Napoléon ne pouvait consoler ce digne vieillard, et ce ne fut qu'avec peine qu'il obtint de lui qu'il resterait à Leipzig dans ses États et enverrait un de ses ministres vers les confédérés pour demander un accommodement.
Cet émissaire parti, l'Empereur fit ses adieux au vieux roi de Saxe, à la Reine, à la princesse leur fille, modèle de toutes les vertus, qui avait suivi son père jusque sous les canons ennemis. La séparation fut d'autant plus touchante que l'on apprit que les alliés refusaient de prendre aucun engagement sur le sort qu'ils réservaient au monarque saxon… Ce prince allait donc se trouver à leur merci… Il avait de belles provinces… Que de motifs pour que ses ennemis fussent impitoyables!
Vers huit heures du soir, la retraite commença par les corps des maréchaux Victor et Augereau, les ambulances, une partie de l'artillerie, la cavalerie et la garde impériale.
Pendant que ces troupes défilaient à travers le faubourg de Lindenau, les maréchaux Ney, Marmont et le général Reynier gardaient les faubourgs de Halle et de Rosenthal. Les corps de Lauriston, de Macdonald et de Poniatowski entrèrent successivement dans la ville et s'établirent derrière les barrières, dont les murs étaient crénelés. Tout était ainsi disposé pour qu'une résistance opiniâtre faite par notre arrière-garde mît l'armée à même d'opérer régulièrement sa retraite. Néanmoins, Napoléon, voulant éviter à la ville de Leipzig les horreurs qui suivent toujours un combat dans les rues, avait permis aux magistrats d'adresser une demande aux souverains alliés pour régler, par un armistice de quelques heures, l'évacuation de la ville. Cette proposition philanthropique fut rejetée, et les alliés, dans l'espoir que le désordre se mettrait dans l'arrière-garde française et qu'ils en profiteraient, n'hésitèrent pas à exposer à une destruction totale l'une des plus grandes villes de l'Allemagne!
Ce fut alors que, dans leur indignation, plusieurs généraux français proposèrent à l'Empereur d'assurer la retraite de son armée en la massant dans l'intérieur de la ville et incendiant les faubourgs, excepté celui de Lindenau, par lequel nos troupes s'écouleraient, pendant que le feu arrêterait les ennemis.
Je pense que le refus de consentir à ce que la retraite eût lieu sans combat nous donnait le droit d'employer tous les moyens de défense possibles, et le feu étant le plus certain en pareil cas, nous aurions dû nous en servir; mais Napoléon ne put s'y résoudre, et cette magnanimité exagérée lui coûta sa couronne, car le combat dont je vais parler lui fit perdre presque autant d'hommes que la bataille de trois jours qu'il venait de livrer. Elle nous fut même bien plus funeste, car elle porta la désorganisation dans l'armée, qui, sans cela, pouvait arriver en France encore très puissante. Or, la belle résistance que ces faibles débris opposèrent aux alliés pendant trois mois démontra assez ce que nous aurions pu faire si tous les guerriers français qui avaient survécu à la grande bataille eussent repassé le Rhin en conservant leurs armes et leur organisation!… La France eût probablement repoussé l'invasion!…
Mais il en fut autrement, car pendant que Napoléon, par une générosité trop chevaleresque et blâmable selon moi, refusait de faire incendier une ville ennemie, ce qui devait assurer sans coup férir la retraite d'une partie de son armée, le prince royal de Suède, l'indigne Bernadotte, blâmant le peu d'ardeur que les alliés mettaient à exterminer les Français ses compatriotes, lança toutes les troupes placées sous ses ordres contre le faubourg de Taucha, s'en rendit maître et pénétra ainsi jusque sur les boulevards et dans la ville.
Entraînés par cet exemple, le maréchal Blücher et ses Prussiens, ainsi que les Russes et les Autrichiens, font de même, et attaquent de toutes parts les derrières des colonnes françaises, qui se retiraient vers le pont de Lindenau. Enfin, pour combler la mesure, une vive fusillade éclata auprès de ce pont de l'Elster, seule retraite qui restât à nos troupes!… Cette fusillade provenait des bataillons des gardes saxonnes qui, laissées en ville auprès de leur roi, et regrettant de n'avoir pu déserter avec les autres régiments de leur armée, voulaient donner des preuves de leur patriotisme allemand, en attaquant par derrière les Français qui passaient sur la place du château où résidait leur souverain!… En vain ce malheureux et vénérable prince, paraissant au balcon du palais au milieu des balles, criait à ses officiers et soldats: «Tuez-moi, lâches!… Tuez votre roi, afin qu'il ne soit pas témoin de votre déshonneur!…» Les misérables continuèrent d'assassiner les Français!… Alors, dans son indignation, le roi saxon, rentrant dans ses appartements, saisit le drapeau de sa garde et le jeta dans le feu!…
Le coup de pied de l'âne fut donné à nos troupes, en cette fatale circonstance, par un bataillon badois qui, signalé pour sa lâcheté, avait été laissé en ville pendant la bataille, afin de fendre les bûches nécessaires pour chauffer les fours à pain!… Ces infâmes Badois, abrités derrière les fenêtres et les murs de la grande boulangerie, tirèrent aussi sur nos soldats, dont ils tuèrent un grand nombre!…
Cependant, les Français résistèrent courageusement et se défendirent dans les maisons, et bien que toutes les armées alliées eussent pénétré en masse dans la ville, dont elles occupaient les boulevards et les rues principales, nos troupes, malgré les pertes immenses qu'elles éprouvaient, disputaient le terrain pied à pied, en se retirant en bon ordre vers le grand pont de l'Elster à Lindenau.
L'Empereur était difficilement parvenu à sortir de la ville et à gagner le faubourg par lequel l'armée s'écoulait. Il s'arrêta et mit pied à terre au dernier pont, celui dit du Moulin, et ce fut alors seulement qu'il fit charger la mine du grand pont. Il adressa de là aux maréchaux Ney, Macdonald et Poniatowski l'ordre de conserver la ville encore pendant vingt-quatre heures, ou du moins jusqu'à la nuit, afin de laisser au parc d'artillerie, ainsi qu'aux équipages et à l'arrière-garde, le temps nécessaire pour traverser le faubourg et les ponts. Mais à peine l'Empereur, remonté à cheval, se fut-il éloigné de mille pas sur la route de Lutzen, que tout à coup on entendit une terrible explosion!…
Le grand pont de l'Elster venait de sauter!… Cependant, les troupes de Macdonald, de Lauriston, de Reynier et de Poniatowski, ainsi que plus de deux cents pièces d'artillerie, se trouvaient encore sur le boulevard de Leipzig, et tout moyen de retraite leur était enlevé! Le désastre était à son comble!…
Pour expliquer la cause de cette catastrophe, on a dit plus tard que des tirailleurs prussiens et suédois, auxquels les Badois avaient ouvert les portes de Halle, s'étant glissés de proche en proche jusqu'aux environs du pont où, réunis à des gardes saxons, ils s'étaient emparés de plusieurs maisons et tiraient sur les colonnes françaises, le sapeur chargé de mettre le feu à la mine, trompé par cette fusillade, pensa que l'ennemi arrivait, et que le moment d'exécuter sa consigne et de faire sauter le pont était venu; il avait donc mis le feu aux poudres. D'autres attribuèrent cette déplorable erreur au colonel du génie Montfort, qui, en apercevant quelques tirailleurs ennemis, aurait, de son autorité privée, ordonné de mettre le feu à la mine. Cette dernière version fut adoptée par l'Empereur, qui ordonna de mettre en jugement M. de Montfort, dont on fit le bouc émissaire de ce fatal événement; mais il fut démontré plus tard qu'il n'y avait pris aucune part.
Quoi qu'il en soit, l'opinion de l'armée accusa encore le major général de négligence, et l'on disait avec raison qu'il aurait dû confier la garde du pont à une brigade entière, dont le général aurait été chargé, sous sa responsabilité personnelle, d'ordonner lui-même de mettre le feu aux poudres lorsqu'il reconnaîtrait que le moment était favorable. Mais le prince Berthier se défendait avec sa réponse habituelle: «L'Empereur ne l'avait pas ordonné!…»
Après la rupture du pont, quelques-uns des Français auxquels cet événement coupait la retraite se jetèrent dans l'Elster, qu'ils espéraient traverser à la nage. Plusieurs y parvinrent: le maréchal Macdonald fut de ceux-là; mais le plus grand nombre, entre autres le prince Poniatowski, se noyèrent, parce que, après avoir traversé la rivière, ils ne purent gravir ses bords fangeux, qui étaient d'ailleurs bordés de tirailleurs ennemis.
Ceux de nos soldats qui étaient restés en ville et dans les faubourgs après la rupture du pont, ne songeant plus qu'à vendre chèrement leur vie, se barricadèrent derrière les maisons et combattirent vaillamment toute la journée et une partie de la nuit suivante; mais les cartouches leur ayant manqué, ils furent forcés dans leurs retranchements improvisés et presque tous égorgés! Le carnage ne cessa qu'à deux heures du matin!…
Pendant cela, les souverains alliés, réunis sur la grande place et ayant Bernadotte parmi eux, savouraient leur victoire et délibéraient sur ce qu'ils auraient à faire pour en assurer le résultat.
On porte à 13,000 le nombre des Français massacrés dans les maisons, et à 25,000 celui des prisonniers. Les ennemis ramassèrent 250 pièces de canon.
Après le récit des événements généraux qui terminèrent la bataille de Leipzig, je crois devoir vous faire connaître ceux qui ont particulièrement trait à mon régiment et au corps de cavalerie de Sébastiani, dont il faisait partie. Comme nous avions repoussé pendant trois jours consécutifs les attaques des ennemis et conservé notre champ de bataille, l'étonnement et la douleur furent grands parmi les troupes, lorsqu'on apprit le 18 au soir que, faute de munitions de guerre, nous allions battre en retraite!… Nous espérions du moins, et il paraît que c'était le projet de l'Empereur, qu'elle se bornerait à aller derrière la rivière de la Saale, auprès de la place forte d'Erfurt, où nous pourrions renouveler nos provisions de poudre et recommencer les hostilités. Nous montâmes donc à cheval le 18 octobre à huit heures du soir, et abandonnâmes ce champ de bataille sur lequel nous avions combattu pendant trois jours et où nous laissions les corps de tant de nos infortunés et glorieux camarades.
À peine fûmes-nous hors du bivouac, que nous éprouvâmes les inconvénients résultant de la négligence de l'état-major impérial, qui n'avait absolument rien préparé pour faciliter la retraite d'une armée aussi nombreuse!… De minute en minute, les colonnes, surtout celles d'artillerie et de cavalerie, se trouvaient arrêtées au passage de larges fossés, de marais et de ruisseaux sur lesquels il eût été cependant si facile de jeter de petits ponts!… Les roues et les chevaux enfonçaient dans la boue, et la nuit étant des plus obscures, il y avait encombrement partout; notre marche fut donc des plus lentes, tant que nous fûmes dans la plaine et les prairies, et souvent complètement arrêtée dans la traversée des faubourgs et de la ville. Mon régiment qui faisait la tête de colonne de la division d'Exelmans, qui ouvrait cette pénible marche, n'arriva au pont de Lindenau qu'à quatre heures du matin de la journée du 19 octobre. Lorsque nous franchîmes ce passage, nous étions bien loin de prévoir l'épouvantable catastrophe dont il serait témoin dans quelques heures!
Le jour parut: la route, large et belle, était couverte de nombreuses troupes de toutes armes, ce qui annonçait que l'armée serait encore considérable en arrivant sur la Saale. L'Empereur passa… Mais en longeant au galop les flancs de la colonne, il n'entendit pas les acclamations accoutumées qui signalaient toujours sa présence!… L'armée était mécontente du peu de soin qu'on avait mis à assurer sa retraite dès son départ du champ de bataille. Qu'auraient dit les troupes si elles avaient été informées de l'imprévoyance avec laquelle avait été dirigé le passage de l'Elster, qu'elles venaient de traverser, mais où tant de leurs camarades allaient bientôt trouver la mort!…
Ce fut pendant la halte de Markranstadt, petite ville située à trois lieues de Leipzig, que nous entendîmes la détonation de la mine qui détruisait le pont de l'Elster; mais, au lieu d'en être peiné, chacun s'en réjouit, car on ne mettait pas en doute que le feu n'eût été mis aux poudres qu'après le passage de toutes nos colonnes et pour empêcher celui des ennemis.
Pendant les quelques heures de repos que nous prîmes à Markranstadt, sans nous douter de la catastrophe qui venait d'avoir lieu sur la rivière, je pus voir nos escadrons en détail et connaître les pertes éprouvées par le régiment durant la bataille des trois jours. J'en fus effrayé!… Car elles s'élevaient à 149 hommes, dont 60 tués, parmi lesquels se trouvaient deux capitaines, trois lieutenants et onze sous-officiers, ce qui était énorme sur un chiffre de 700 hommes avec lequel le régiment était arrivé sur le champ de bataille le 16 octobre au matin. Presque tous les blessés l'avaient été par les boulets ou la mitraille, ce qui donnait malheureusement peu d'espoir pour leur guérison!… Mes pertes se fussent peut-être élevées au double si, pendant la bataille, je n'eusse pris la précaution de soustraire autant que possible mon régiment au feu du canon. Ceci mérite explication.
Il est des circonstances et des positions où le général le plus humain se trouve dans la pénible obligation de placer ses troupes en évidence sous les boulets de l'ennemi; mais il arrive aussi très souvent que certains chefs étalent inutilement leurs lignes sous les batteries ennemies et ne prennent aucune mesure pour éviter les pertes d'hommes, ce qui cependant est quelquefois bien facile, principalement pour la cavalerie, qui, par la vélocité de ses mouvements, peut en un instant se porter sur le point où elle est nécessaire, et prendre la formation qu'on désire. C'est surtout dans les grandes masses de cavalerie et sur les grands champs de bataille que ces précautions conservatrices sont les plus nécessaires, et où cependant on s'en occupe le moins.
Ainsi, à Leipzig, le 16 octobre, Sébastiani, général en chef du 2e corps de cavalerie, ayant placé les nombreux escadrons de ses trois divisions entre le village de Wachau et celui de Liebert-Wolkwitz, en assignant approximativement à chaque général de division l'emplacement que la sienne devait occuper, celle d'Exelmans se trouva établie sur un terrain ondulé, entrecoupé par conséquent de petites buttes et de bas-fonds. Le corps d'armée formait une ligne considérable. Les ennemis avaient leur cavalerie à grande portée de nous et ne pouvaient donc pas nous surprendre. Je profitai des bas-fonds qui existaient sur le terrain où notre brigade était formée, pour y masquer mon régiment, qui, ainsi garanti du canon et cependant se trouvant à son rang et prêt à agir, eut le bonheur de voir s'écouler une grande partie de la journée sans perdre un seul homme, car les boulets passaient au-dessus des cavaliers, tandis que les corps voisins éprouvaient des pertes notables.
Je me félicitais d'avoir si bien placé mes escadrons, lorsque le général Exelmans, sous prétexte que chacun devait avoir sa part de danger, m'ordonna, malgré les représentations du général de brigade, de porter le régiment à cent pas en avant de la ligne. J'obéis, mais en très peu de temps j'eus un capitaine tué, M. Bertin, et une vingtaine d'hommes hors de combat. J'eus alors recours à une nouvelle méthode: ce fut d'envoyer de braves cavaliers, bien espacés, tirer des coups de carabine sur l'artillerie des ennemis, qui, à leur tour, firent aussi avancer des tirailleurs, de sorte que ces groupes des deux partis s'étant mis ainsi à tirailler entre les lignes, les canonniers ennemis ne pouvaient faire feu sur mon régiment, de crainte de tuer leurs propres gens. Il est vrai que les nôtres éprouvaient le même embarras; mais ce silence de l'artillerie des deux partis sur un point minime de la bataille était tout à notre avantage, les alliés ayant infiniment plus de canons que les Français. D'ailleurs, notre infanterie et celle des ennemis étant en ce moment aux prises dans le village de Liebert-Wolkwitz, la cavalerie française et la leur n'avaient qu'à attendre l'issue de ce terrible combat; il était inutile qu'elles se démolissent mutuellement à coups de boulets, et mieux valait s'en tenir à un engagement entre des tirailleurs qui, la plupart du temps, brûlent leur poudre aux moineaux. Aussi mon exemple fut-il suivi par tous les colonels des autres brigades, et les ennemis placés devant elles ayant aussi fait taire leurs canons, la vie de bien des hommes fut épargnée. Un plus grand nombre l'eût été si le général Exelmans ne fût venu ordonner de faire rentrer les tirailleurs, ce qui devint le signal d'une grêle de boulets que les ennemis lancèrent sur nos escadrons. Heureusement, la journée touchait à sa fin.
C'était le 16 au soir. Tous les colonels de cavalerie du 2e corps s'étaient si bien trouvés de cette manière d'épargner leurs hommes que, d'un commun accord, nous l'employâmes tous dans la bataille du 18. Quand les corps ennemis tiraient le canon, nous lancions nos tirailleurs, et, comme ils auraient enlevé les pièces si on ne les eût défendues, nos adversaires étaient contraints d'envoyer des tirailleurs contre les nôtres, ce qui, des deux côtés, paralysait l'artillerie. Les chefs de la cavalerie ennemie placés en face de nous, ayant probablement deviné et approuvé le motif qui nous faisait agir, firent de même, de sorte que dans la troisième journée les canons attachés à la cavalerie des deux partis furent beaucoup moins employés. Cela n'empêchait pas de s'aborder mutuellement dans des charges vigoureuses, mais au moins elles avaient pour but d'attaquer ou de défendre une position, et alors on ne doit pas s'épargner, tandis que les canonnades sur place, qui ont trop souvent lieu de cavalerie à cavalerie, ne servent qu'à faire périr inutilement beaucoup de braves gens. Voilà ce qu'Exelmans ne voulait pas comprendre; mais comme il courait sans cesse d'une aile à l'autre, dès qu'il s'éloignait d'un régiment, le colonel lançait ses tirailleurs en avant, et le canon se taisait.
Tous les généraux de cavalerie, ainsi que Sébastiani, furent tellement persuadés des avantages de cette méthode, qu'Exelmans reçut enfin l'ordre de ne plus agacer les canonniers ennemis en faisant tirer les nôtres sur eux, lorsque nos escadrons, étant en observation, n'avaient ni attaque à faire ni à repousser.
Deux ans plus tard, j'employai ce même système à Waterloo devant l'artillerie anglaise, et je perdis beaucoup moins de monde que si j'eusse agi autrement. Mais revenons à Markranstadt.
CHAPITRE XXXI
Je recueille sur l'Elster les débris de notre armée.—Massacre de cinq cents brigands alliés.—Retraite sur la Saale.—Erfurt.—Murat quitte l'armée.—Les Austro-Bavarois à Hanau.—Je force le défilé de Gelnhausen, sur la Kinsig.—L'armée devant Hanau.
Pendant la halte que l'Empereur et les divisions sorties de Leipzig faisaient en ce lieu, on apprit le funeste événement de la rupture du pont de Lindenau, qui privait l'armée de presque toute son artillerie, de la moitié de ses troupes restées prisonnières, et livrait des milliers de nos camarades blessés aux outrages et au fer de la soldatesque ennemie, enivrée et poussée au massacre par ses infâmes officiers! La douleur fut générale!… Chacun regrettait un parent, un ami, des camarades aimés!… L'Empereur parut consterné!… Cependant, il ordonna de faire rebrousser chemin jusqu'au pont de Lindenau à la cavalerie de Sébastiani, afin de recevoir et de protéger les hommes isolés qui auraient pu franchir la rivière sur quelques points, après la catastrophe causée par l'explosion de la mine.
Afin de hâter le secours, mon régiment et le 24e de chasseurs, qui étaient les mieux montés du corps d'armée, reçurent l'ordre de précéder cette colonne et de partir au grand trot. Le général Wathiez étant indisposé, je dus, comme étant le plus ancien colonel, le remplacer dans le commandement de la brigade.
Dès que nous eûmes parcouru la moitié de la distance qui nous séparait de Leipzig, nous entendîmes de nombreux coups de fusil, et, en approchant des faubourgs, nous distinguâmes les cris de désespoir jetés par les malheureux Français qui, n'ayant plus aucun moyen de retraite, manquant de cartouches pour se défendre, traqués de rue en rue, de maison en maison, et accablés par le nombre, étaient lâchement égorgés par les ennemis, surtout par les Prussiens, les Badois et les gardes saxonnes.
Il me serait impossible d'exprimer la fureur qu'éprouvèrent alors les deux régiments que je commandais!… Chacun respirait la vengeance et pensait à regret qu'elle était à peu près impossible, puisque l'Elster, dont le pont était brisé, nous séparait des assassins et des victimes! Notre exaspération s'accrut encore lorsque nous rencontrâmes environ 2,000 Français, la plupart sans vêtements et presque tous blessés, qui n'avaient échappé à la mort qu'en se jetant dans la rivière et l'avaient traversée à la nage au milieu des coups de fusil qu'on leur tirait de la rive opposée!… Le maréchal Macdonald se trouvait parmi eux; il n'avait dû la vie qu'à sa force corporelle et à son habitude de la natation. Il était complètement nu, et son cheval s'était noyé. Je lui fis donner à la hâte quelques vêtements et lui prêtai le cheval de main qui me suivait constamment, ce qui lui permit d'aller au plus tôt rejoindre l'Empereur à Markranstadt et de lui rendre compte du désastre dont il venait d'être témoin et dont un des principaux épisodes était la mort du maréchal Poniatowski, qui avait péri dans les eaux de l'Elster.
Le surplus des Français qui étaient parvenus à franchir la rivière s'étaient vus obligés de se débarrasser de leurs armes pour pouvoir nager et n'avaient plus aucun moyen de défense; ils couraient à travers champs pour éviter de tomber dans les mains de 4 à 500 Prussiens, Saxons et Badois, qui, non contents de s'être baignés dans le sang français pendant les massacres exécutés dans la ville et les faubourgs, avaient, au moyen de poutres et de planches, établi une passerelle au-dessus des arches du pont que la mine avait détruit et s'en étaient servis pour traverser l'Elster et venir tuer ceux de nos malheureux soldats qu'ils pouvaient atteindre sur la route de Markranstadt!…
Dès que j'aperçus ce groupe d'assassins, je prescrivis à M. Schneit, colonel du 24e, un mouvement qui, concordant avec ceux de mon régiment, enferma tous les brigands dans un vaste demi-cercle, et je fis à l'instant sonner la charge!… Elle fut terrible, effroyable!… Les bandits, surpris, n'opposèrent qu'une très faible résistance, et il en fut fait un très grand massacre, car on ne donna quartier à aucun!…
J'étais si outré contre ces misérables que, avant la charge, je m'étais bien promis de passer mon sabre au travers du corps de tous ceux qui me tomberaient sous la main. Cependant, me trouvant au milieu d'eux et les voyant ivres, sans ordre et sans autres chefs que deux officiers saxons qui tremblaient à l'approche de notre vengeance, je compris qu'il ne s'agissait plus d'un combat, mais d'une exécution, et qu'il ne serait pas bien à moi d'y participer. Je craignis de trouver du plaisir à tuer de ma main quelques-uns de ces scélérats! Je remis donc mon sabre au fourreau et laissai à nos cavaliers le soin d'exterminer ces assassins, dont les deux tiers furent couchés morts sur place!…
Les autres, parmi lesquels se trouvaient deux officiers et plusieurs gardes saxons, s'enfuirent vers les débris du pont, dans l'espoir de traverser de nouveau la rivière sur la passerelle; mais, comme on ne pouvait y marcher qu'un à la fois, et que nos chasseurs les serraient de près, ils gagnèrent une grande auberge voisine, d'où ils se mirent à tirer sur mes gens, aidés en cela par quelques pelotons badois et prussiens postés sur la rive opposée.
Comme il était probable que le bruit de ce combat attirerait vers le pont des forces considérables, qui, sans franchir la rivière, pourraient détruire mes deux régiments par une vive fusillade et quelques coups de canon, je résolus de hâter la conclusion, et fis mettre pied à terre à la grande majorité des chasseurs, qui, prenant leurs carabines et bien munis de cartouches, attaquèrent l'auberge par ses derrières et mirent le feu aux écuries et aux greniers à foin!… Les assassins que renfermait ce bâtiment, se voyant alors sur le point d'être atteints par les flammes, essayèrent de faire une sortie; mais à mesure qu'ils se présentaient aux portes, nos chasseurs les tuaient à coups de carabine!
En vain ils députèrent vers moi un des officiers saxons; je fus impitoyable et ne voulus pas consentir à traiter en soldats qui se rendent après s'être honorablement défendus, des monstres qui avaient égorgé nos camarades prisonniers de guerre! Ainsi les 4 à 500 assassins prussiens, saxons et badois qui avaient franchi la passerelle furent tous exterminés!… J'en fis prévenir le général Sébastiani, qui arrêta à mi-chemin les autres brigades de cavalerie légère.
Le feu que nous avions allumé dans les greniers à fourrages de l'auberge gagna bientôt les habitations voisines. Une grande partie du village de Lindenau, qui borde les deux côtés de la grande route, fut brûlée, ce qui dut arrêter le rétablissement du pont et le passage des troupes ennemies chargées de poursuivre et d'inquiéter l'armée française dans sa retraite.
Cette prompte expédition terminée, je ramenai la brigade à Markranstadt, ainsi que les 2,000 Français échappés à la catastrophe du pont. Il y avait parmi eux plusieurs officiers de tous grades; l'Empereur les questionna et voulut connaître ce qu'ils savaient relativement à l'explosion de la mine et aux massacres commis par les alliés sur les Français prisonniers de guerre. Il est probable que ce triste récit fit regretter à Napoléon de n'avoir pas suivi le conseil qui lui avait été donné, le matin, d'assurer la retraite de son armée et d'empêcher les ennemis de nous attaquer pendant ce mouvement, en leur barrant le passage par le feu mis aux faubourgs et même, au besoin, à la ville de Leipzig, dont presque tous les habitants s'étaient enfuis pendant la bataille des trois jours.
Dans le retour offensif que je venais de faire jusqu'au pont de Lindenau, la brigade que je commandais avait eu seulement trois blessés, dont un de mon régiment; mais c'était un des plus intrépides et des plus intelligents sous-officiers. Il avait la décoration de la Légion d'honneur et se nommait Foucher. Une balle, reçue à l'attaque de l'auberge qu'il fallait incendier, lui avait fait quatre trous, en traversant ses deux cuisses de part en part!… Malgré cette grave blessure, le courageux Foucher fit toute la retraite à cheval, ne voulut point entrer à l'hôpital d'Erfurt, auprès duquel nous passâmes peu de jours après, et suivit le régiment jusqu'en France. Il est vrai que ses camarades et tous les cavaliers de son peloton prenaient un soin tout particulier de lui: il le méritait à tous égards.
En m'éloignant de Leipzig, où les alliés avaient égorgé des milliers de prisonniers français, je craignais pour les malheureux blessés de mon régiment que j'y avais laissés, et au nombre desquels se trouvait le chef d'escadrons Pozac; mais, heureusement, le faubourg éloigné dans lequel je les avais logés ne fut pas visité par les Prussiens.
Vous avez vu que, pendant le dernier jour de la grande bataille, un
corps autrichien ayant voulu nous couper la retraite en s'emparant de
Lindenau, où passe la grande route qui conduit à Weissenfels et de là à
Erfurt, l'Empereur l'avait fait repousser par les troupes du général
Bertrand. Celui-ci, après avoir rouvert les communications, avait gagné
Weissenfels, où nous le rejoignîmes.
Après les pertes que nous avait occasionnées la rupture du pont de Lindenau, il n'était plus possible de songer à arrêter sur la Saale ce qui restait de l'armée française; aussi Napoléon passa-t-il cette rivière. Quinze jours avant la bataille, ce cours d'eau lui offrait une position inexpugnable qu'il avait alors dédaignée pour courir les chances d'un engagement général en pays découvert, en se mettant à dos trois rivières et une grande ville qui présentaient des défilés à chaque pas!… Le grand capitaine avait trop compté sur son étoile et sur l'incapacité des généraux ennemis.
Dans le fait, ceux-ci commirent des fautes tellement grossières que non seulement, malgré l'immense supériorité du nombre de leurs troupes, ils ne purent, pendant une bataille de trois jours, nous enlever un seul des villages que nous défendions; mais j'ai entendu le roi des Belges, qui servait alors dans l'armée russe, avouer devant le duc d'Orléans que, par deux fois, les alliés furent jetés dans une telle confusion que l'ordre de la retraite fut donné à leurs armées! Mais les événements ayant changé, ce fut la nôtre qui dut céder à la mauvaise fortune!
Après avoir passé la Saale, Napoléon remercia et congédia les officiers et quelques troupes de la Confédération du Rhin qui, soit par honneur, ou faute d'occasion d'abandonner notre armée, se trouvaient encore dans ses rangs. L'Empereur poussa même la magnanimité jusqu'à laisser les armes à tous ces militaires, qu'il avait le droit de retenir comme prisonniers, puisque leurs souverains s'étaient rangés parmi ses ennemis. L'armée française continua sa retraite jusqu'à Erfurt, sans autre événement que le combat de Kosen, où une seule division française battit un corps d'armée autrichien et fit prisonnier le comte de Giulay, son général en chef.
Toujours séduit par les espérances d'un grand retour offensif vers l'Allemagne et par les ressources que lui offriraient, en pareil cas, les places fortes dont il était contraint de s'éloigner, Napoléon établit une nombreuse garnison à Erfurt. Il avait laissé à Dresde 25,000 hommes et le maréchal Saint-Cyr; à Hambourg, 30,000, sous le maréchal Davout, et les nombreuses places de l'Oder et de l'Elbe étaient aussi gardées en proportion de leur importance: ce furent de nouvelles pertes à ajouter à celles que nous coûtaient déjà les forteresses de Danzig et de la Vistule.
Je ne répéterai point, à cette occasion, ce que j'ai dit sur l'inconvénient de disséminer une trop grande partie de ses forces pour conserver des places dont on était forcé de s'éloigner.
Je me bornerai à dire que Napoléon laissa dans les forteresses de l'Allemagne 80,000 soldats, dont pas un seul ne revit la France avant la chute de l'Empire, qu'ils eussent peut-être prévenue si on les avait réunis sur nos frontières!
L'arsenal d'Erfurt répara les pertes de notre artillerie. L'Empereur, qui jusque-là avait supporté les revers avec une fermeté stoïque, fut cependant ému par l'abandon du roi Murat, son beau-frère, qui, sous prétexte d'aller défendre son royaume de Naples, s'éloigna de Napoléon auquel il devait tout!… Murat, jadis si brillant à la guerre, n'avait rien fait de remarquable pendant cette campagne de 1813. Il est certain que ce prince, bien qu'il fût encore dans nos rangs, entretenait une correspondance avec M. de Metternich, premier ministre d'Autriche, qui, en mettant sous ses yeux l'exemple de Bernadotte, lui garantissait au nom des souverains alliés la conservation de son royaume, s'il venait se ranger parmi les adversaires de Napoléon. Ce fut à Erfurt que Murat quitta l'armée française, et, à peine arrivé à Naples, il se prépara à nous faire la guerre!
Ce fut aussi à Erfurt que l'Empereur apprit la manœuvre audacieuse des Bavarois, ses anciens alliés, qui, après avoir trahi sa cause et s'être réunis à un corps autrichien et à plusieurs pulks de Cosaques, s'étaient mis en marche sous le commandement du général comte de Wrède, qui non seulement avait la prétention de s'opposer au passage de l'armée française, mais encore de la faire prisonnière, ainsi que son empereur!
Le général de Wrède côtoyait notre armée à deux journées de marche et se trouvait déjà à Wurtzbourg avec 60,000 hommes. Il en détacha 10,000 sur Francfort, et avec les 50,000 autres il se dirigea vers la petite place forte de Hanau, afin de barrer le passage aux Français. Le général de Wrède, qui avait fait la campagne de Russie avec nous, croyait trouver l'armée française dans le déplorable état auquel le froid et la faim avaient réduit les débris de celle de Moscou, lorsqu'elle parvint sur la Bérésina. Mais nous lui prouvâmes bientôt que, malgré nos malheurs, nous avions encore des troupes en bon état, et suffisantes pour battre des Austro-Bavarois!
Le général de Wrède, ignorant que depuis Erfurt les troupes de ligne des alliés, que nous avions combattues à Leipzig, ne nous suivaient plus que de fort loin, était devenu très entreprenant et croyait nous mettre entre deux feux. Cela ne lui était pas possible; cependant, comme plusieurs corps ennemis cherchaient à déborder notre droite par les montagnes de la Franconie, pendant que les Bavarois se présentaient en tête, notre situation pouvait devenir critique.
Napoléon, s'élevant alors à la hauteur du danger, marcha vivement sur Hanau, dont les avenues sont couvertes par d'épaisses forêts et surtout par le célèbre défilé de Gelnhausen, que traverse la Kinzig. Ce cours d'eau, dont les rives sont très escarpées, coule entre deux montagnes qui ne laissent entre elles qu'un étroit passage pour la rivière, le long de laquelle on a établi une très belle grande route, taillée dans le roc, et allant de Fulde à Francfort-sur-le-Mein, par Hanau.
Le corps de cavalerie de Sébastiani, qui avait fait l'avant-garde depuis Weissenfels jusqu'à Fulde, où l'on entre dans les montagnes, devait être remplacé par l'infanterie, en arrivant sur ce point. Je n'ai jamais connu les motifs qui s'opposèrent à ce que ce grand principe de guerre fût suivi dans cette grave circonstance; mais, à notre étonnement, la division de cavalerie légère d'Exelmans continua de marcher en avant de l'armée. Mon régiment et le 24e de chasseurs étaient en tête. Je commandais la brigade. Nous apprîmes par les paysans que l'armée austro-bavaroise occupait déjà Hanau, et qu'une forte division venait au-devant des Français, pour leur disputer le passage du défilé.
Ma situation, comme chef d'avant-garde, devint alors fort critique; car comment pouvais-je, sans un seul fantassin et avec de la cavalerie resserrée entre de hautes montagnes et un torrent infranchissable, combattre des troupes à pied, dont les éclaireurs, grimpant sur les rochers, allaient nous fusiller à bout portant? J'envoyai sur-le-champ à la queue de la colonne prévenir le général de division; mais Exelmans fut introuvable. Cependant, comme j'avais ordre d'avancer et ne pouvais arrêter les divisions qui me suivaient, je continuai ma marche, lorsqu'à un coude que fait la vallée, mes éclaireurs me firent prévenir qu'ils étaient en face d'un détachement de hussards ennemis.
Les Austro-Bavarois avaient commis la même faute que nos chefs; car si ceux-ci faisaient attaquer avec de la cavalerie un long et étroit défilé dans lequel dix à douze chevaux seulement pouvaient passer de front, nos ennemis envoyaient de la cavalerie pour défendre un passage où cent voltigeurs auraient arrêté dix régiments de cavalerie! Ma joie fut donc extrême en voyant que l'ennemi n'avait pas d'infanterie, et comme je savais par expérience que lorsque deux colonnes de partis divers se rencontrent sur un terrain étroit, la victoire est à celle qui, fondant sur la tête de l'autre, la pousse toujours sur les fractions qui sont derrière elle, je lançai au triple galop ma compagnie d'élite, dont le premier peloton put seul aborder l'ennemi; mais il le fit si franchement que la tête de la colonne autrichienne fut enfoncée et tout le reste mis dans une si grande confusion que mes cavaliers n'avaient qu'à pointer.
Nous continuâmes cette poursuite pendant plus d'une heure. Le régiment ennemi que nous avions devant nous était celui de Ott. Jamais je ne vis de hussards aussi beaux. Ils arrivaient de Vienne, où on les avait complètement habillés de neuf. Leur costume, bien qu'un peu théâtral, faisait un très bel effet: pelisse, dolman blancs, pantalon et shako amarante; tout cela propre et luisant à plaisir. On aurait dit qu'ils venaient du bal ou de jouer la comédie!… Cette brillante tenue contrastait d'une étrange façon avec la toilette plus que modeste de nos chasseurs, dont beaucoup portaient encore les vêtements usés avec lesquels ils avaient bivouaqué pendant dix-huit mois, tant en Russie qu'en Pologne et en Allemagne, et dont les couleurs distinctives s'étaient effacées au contact de la fumée du canon et de la poussière des champs de bataille; mais sous ces habits râpés se trouvaient des cœurs intrépides et des membres vigoureux! Aussi les blanches pelisses des hussards de Ott furent-elles horriblement ensanglantées, et ce régiment coquet perdit, tant en tués qu'en blessés, plus de 200 hommes, sans qu'aucun des nôtres ne reçût le plus petit coup de sabre, les ennemis ayant toujours fui sans avoir une seule occasion de se retourner. Nos chasseurs prirent un grand nombre d'excellents chevaux et de pelisses dorées.
Tout allait bien pour nous jusque-là; cependant, en suivant au grand galop le torrent des vainqueurs qui poursuivaient les vaincus, je n'étais pas sans inquiétude sur la conclusion de cet étrange combat, car l'affaissement des montagnes qui bordaient des deux côtés la Kinzig annonçait que nous approchions du point où se termine la vallée, et il était probable que nous trouverions là une petite plaine garnie d'infanterie, dont la fusillade et le canon devraient nous faire payer bien cher notre succès. Mais heureusement il n'en fut rien, et, en sortant du défilé, nous n'aperçûmes pas un fantassin, mais seulement de la cavalerie, dont faisait partie le gros du régiment des hussards de Ott que nous venions de si malmener et qui, dans sa frayeur, continua sa fuite précipitée et entraîna une quinzaine d'escadrons, qui se retirèrent sur Hanau.
Le général Sébastiani fit alors déboucher ses trois divisions de cavalerie, que vinrent bientôt appuyer l'infanterie des maréchaux Macdonald et Victor, et plusieurs batteries. Enfin, l'Empereur et une partie de sa garde parurent, et le surplus de l'armée française suivait.
C'était le 29 octobre au soir; on établit les bivouacs dans un bois voisin; nous n'étions qu'à une lieue de Hanau et de l'armée austro-bavaroise.