Mémoires du maréchal Marmont, duc de Raguse (7/9)
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Title: Mémoires du maréchal Marmont, duc de Raguse (7/9)
Author: duc de Raguse Auguste Frédéric Louis Viesse de Marmont
Release date: October 17, 2010 [eBook #33869]
Language: French
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de France (BnF/Gallica)
MÉMOIRES
DU MARÉCHAL MARMONT
DUC DE RAGUSE
DE 1792 À 1841
IMPRIMÉS SUR LE MANUSCRIT ORIGINAL DE L'AUTEUR
AVEC
LE PORTRAIT DU DUC DE REISCHSTADT
CELUI DU DUC DE RAGUSE
ET QUATRE FAC-SIMILE DE CHARLES X, DU DUC D'ANGOULÊME, DE L'EMPEREUR
NICOLAS ET DU DUC DE RAGUSE
DEUXIÈME ÉDITION
TOME SEPTIÈME
PARIS
PERROTIN, LIBRAIRE-ÉDITEUR
41, RUE FONTAINE-MOLlÈRE, 41L'éditeur se réserve tous droits de traduction et de reproduction.
1857
TABLE DES MATIÈRES
LIVRE VINGT ET UNIÈME.--1814-1815.
Le gouvernement provisoire qui précéda la Restauration.--Le prince de Talleyrand.--L'abbé Louis.--Beurnonville.--Dupont.--Dessole.--L'abbé de Montesquiou.--Jaucourt.--On veut détruire les restes de l'armée.--Démarches avec Ney et Macdonald.--On m'introduit au conseil.--Débats violents.--Excuses de l'abbé Louis.
Cocarde tricolore.--Fausseté de Talleyrand.--Conversation avec l'empereur Alexandre.--Intrigues de Talleyrand.--Fautes du Sénat.--Entrée de Monsieur.--Enthousiasme populaire.--Ce qu'il signifiait.--Napoléon part de Fontainebleau.--Il est obligé de se déguiser.
Situation des Bourbons.--Traité monstrueux signé par Monsieur.--Arrivée de Louis XVIII à Calais.--Délégués pour le recevoir.--Réponse étrange qu'on nous fit.--Impression personnelle que me firent les Bourbons.--Louis XVIII.--Madame la duchesse d'Angoulême.--Les émigrés s'emparent de toutes les charges.
M. de Blacas.--Son portrait.--Le roi à Compiègne.--Paroles de Bernadotte.--Sa conversation avec Monsieur.--Cause précipitée du départ de Bernadotte.--Anecdote.--Ma franchise avec le roi.--Anecdote sur Louis XVIII.--Déclaration de Saint-Ouen.--Dissertation sur l'opportunité de la Charte.
Beugnot.--Anecdote.--Entrée du roi à Paris.--Maladresse vis-à-vis la vieille garde.--Idées fausses du roi.--Maison-Rouge.--Organisation des gardes du corps.--Triste mécontentement des officiers de l'armée.--Avancement donné aux émigrés.
Louis XVIII.--Son portrait.--Anecdote sur son orgueil bourbonien.--Ses habitudes intimes.--Sa vie de famille.--Sa vie aux Tuileries.--Anecdote sur ce prince.--Séance royale du 4 juin.--Faute à l'égard de Masséna.
Les ducs d'Angoulême et de Berry.--Commencement de mes chagrins.--Malheurs domestiques.--Châtillon.--Séjour qu'y fit Monsieur.--Anecdote.--Gouverneurs militaires.--Conduite de Soult dans l'Ouest.--Anecdote dur lui.--Mauvaises mesures à l'égard de la garde impériale.--J'en exprime mon opinion.--Mesure impolitique sur le changement des numéros des régiments.--Mécontentement général.
Conspiration contre le roi.--Soult remplace Dupont.--Insurrection des frères Lallemand.--Commencement du parti d'Orléans.--Le prétendu complot de l'île d'Elbe.--L'Empereur débarque le 1er mars.--Sa marche.--Mon opinion.--Ma conversation avec le roi.
Ney envoyé pour combattre Napoléon.--Séance royale.--Conduite de Soult.--Arrivée de l'Empereur à Auxerre.--Louis XVIII ordonne son départ de Paris.--Faute exorbitante.--Départ du roi.--Opinion des provinces que nous traversions.--Conduite des généraux.
Arrivée à Gand.--Conseils de M. de Blacas.--Le roi nomme un conseil des ministres.--Décision du congrès de Vienne.--Dissertation sur la conduite de Napoléon à cette époque.--Anecdote sur Napoléon et Decrès.--Séjour à Gand auprès du roi Louis XVIII.--Anecdote sur M. de Blacas.
Échec du duc d'Angoulême dans le Midi.--Conduite de Grouchy.--Je quitte le roi, et je vais aux eaux d'Aix-la-Chapelle.--Je visite une batterie d'artillerie anglaise.--Singulière rencontre.--Anecdote.--Commencement de la guerre.--Batailles de Fleurus et de Ligny.--Déroute des Prussiens.--Mes sensations d'alors.--Je rejoins le roi.
Discussion sur la campagne de Waterloo.--Blücher arrive devant Paris.--Il passe la Seine sous les yeux de Davoust.--Capitulation de Paris.--Rapprochement.--Le roi arrive à Saint-Denis.--Fouché entre au ministère sous la protection de Monsieur.--Anecdote sur le roi.--Dernières illusions de Napoléon.--Anecdotes diverses sur lui.
CORRESPONDANCE DU LIVRE VINGT ET UNIÈME.
Extrait du journal du comte Walbourg-Truchsess, officier prussien, l'un des commissaires qui ont accompagné Napoléon depuis son départ de Fontainebleau jusqu'à son embarquement pour l'île d'Elbe.
Proclamation de S. M. l'Empereur au peuple français, au golfe de Juan.
Réponse du duc de Raguse à la proclamation datée du golfe de Juan, le 1er mars 1815.
Pièces relatives aux opérations du collége électoral de la Côte-d'Or, dont le duc de Raguse était président.
Lettre circulaire du duc de Raguse aux électeurs.
Discours du duc de Raguse, adressé au collége électoral de la Côte-d'Or le 22 août 1815.
LIVRE VINGT-DEUXIÈME--1815-1824.
Nouveau ministère.--Nouvelles fautes.--Proscriptions.--Licenciement de l'armée de la Loire.--Exigences des étrangers.--Réduction du territoire.--Comparaison entre les deux Restaurations.--Nouvelles élections.--Promotion de pairs.--Restitution de ma dotation.
Création du parc de Châtillon et des industries qui y ont prospéré.--Chambre de 1815.--Appui que lui donne Monsieur.--Arrestation de la Bédoyère et du maréchal Ney.--Opinion du roi à cet égard.--Condamnation.--Paroles du roi.
Lavalette.--Dureté du roi.--Ses paroles.--Mes démarches.--Anecdote.--Je mène madame de Lavalette aux pieds du roi.--Peinture de la cour d'alors.--La duchesse d'Escars.--Sa famille, son salon.--La duchesse de Duras.--Son esprit, son salon.--Son amour pour M. de Chateaubriand.--Madame de la Rochejaquelein.--La duchesse de Rozan.--Madame de Staël, son salon.--Madame de Montcalm.
Formation de la garde royale.--Critique de son organisation.--Changement de ministère.--M. de Richelieu remplace M. de Talleyrand.--Portraits.--M. de Richelieu.--M. de Vaublanc.--M. de Marbois.--Jugement de l'Empereur sur lui.--M. Corvetto.--Le duc de Feltre.--M. Dubouchage.--M. Decazes.--Agitation passionnée du Midi.--1816.--Modification du ministère.--Conspiration Didier.--Le général Donadieu.--Le général Canuel.--M. de Chabrol.
Troubles de Lyon.--Ma mission.--Ma conduite.--Faiblesse du ministère.--Le ministère est changé.--La Chambre est dissoute.--Mauvaise réception de Monsieur.--Ses étranges paroles.--Bienveillance du roi.--Procès qui suit les affaires de Lyon.--Ma lettre au duc de Richelieu.--Violente humeur du conseil.--Decazes me défend.--Le roi me traite avec justice.--Je reçois l'ordre de m'éloigner de la cour.--J'y suis rappelé par mon service.--Bonté et affabilité du roi.--Chambre des pairs.
Je vais à Vienne.--Bontés de l'empereur d'Autriche.--Grâce du prince de Metternich.--Société de Vienne.--Assassinat du duc de Berry.--Chute de M. Decazes.--Anecdote.--Grossesse de madame la duchesse de Berry.--Conspiration du 19 août 1820.--Accouchement de madame la duchesse de Berry.--Mot prophétique du duc de Wellington.--Présence d'esprit et de courage de madame la duchesse de Berry.--Promotion dans l'ordre du Saint-Esprit.--Fêtes.
Établissement des forges anglaises à Châtillon.--Révolution d'Espagne.--La France intervient.--Dissidence dans le ministère français.--Critique du caractère politique de M. de Chateaubriand.--Tentatives sur la Bidassoa.--Critique de la conduite de Fabvier.--Critique de l'organisation de l'armée.--Marchés d'urgence avec Ouvrard.--Intrigues autour du duc d'Angoulême.--Le noble caractère qu'il y déploie.--Appréciation de cette campagne d'Espagne.
Affaiblissement de la santé de Louis XVIII.--Explications qu'il exige de son médecin Portal.--Affaiblissement graduel.--Derniers jours du roi.--Dernière visite de madame de Cayla.--Remarquable philosophie du roi.--Histoire des derniers jours.--Sa mort.
Monsieur est salué roi.--Étiquette.--Anecdote.--Grâce et à-propos du roi Charles X.--Obsèques du roi Loui XVIII.--Singuliers débats du clergé.--Inhumation du roi à Saint-Denis.--Entrée du roi à Paris.
PIÈCES JUSTIFICATIVES DU LIVRE VINGT-DEUXIÈME.
Lyon en 1817, par le colonel Fabvier, ayant fait les fonctions de chef d'état-major du lieutenant du roi dans les septième et dix-neuvième divisions militaires.
Lettre du duc de Raguse à M. le duc de Richelieu, président du conseil des ministres (1er juillet 1818).
Note du duc de Raguse sur les événements de Lyon, adressée aux membres de la Chambre des députés.
Pièces relatives à l'affaire de Lyon.--Notice des arrêts de la cour prévôtale du département du Rhône, à l'occasion des événements du mois de juin 1817; et motifs de lettres de grâce ou de commutation de peines pour la plupart des accusés qu'elle a condamnés.
Suite à la note relative aux opérations de la cour prévôtale du Rhône, par suite des événements du mois de juin 1817.
Lettre du duc de Raguse au duc de Richelieu (30 juillet 1818).
Note rectificative à joindre à la notice sur le prince de Metternich.
ERRATA DU SIXIÈME VOLUME
Page 384, au lieu de Tdouel, lisez: O'Donnel.
MÉMOIRES
DU MARÉCHAL
DUC DE RAGUSE
LIVRE VINGT ET UNIÈME
1814-1815
On a vu par quel enchaînement de circonstances je me suis trouvé lié d'une manière toute particulière à la Restauration. Je cherchai d'abord à rendre utile pour le pays l'influence que les circonstances et ma position pouvaient me donner; mais je ne découvris pas, dans les premiers dépositaires du pouvoir, un seul sentiment conforme à mes espérances. Le malheur de la Restauration a été d'être faite par des gens uniquement animés par des intérêts personnels et dépourvus de sentiments généreux et patriotiques. Si elle eût été dirigée par des hommes de quelque vertu, elle pouvait et devait faire le bonheur de la France. En jetant les yeux sur ceux qui se trouvèrent à la tête des affaires, à l'exception de trois individus, MM. Dessole, Jaucourt et l'abbé de Montesquiou, on ne voit que corruption.
Donner des détails sur M. de Talleyrand serait superflu: tout le monde le connaît. Il n'est ni un méchant homme ni un homme aussi capable qu'on s'est plu à le représenter. Réunissant en lui tout ce que les temps anciens et nouveaux peuvent offrir d'exemples de corruption, il a dépassé à cet égard les limites connues avant lui. Homme habile sur un terrain donné, et pour une chose déterminée, par exemple pour une négociation, sa capacité ne va pas au delà. Possédant tout juste la nature d'esprit et de caractère qui rend propre à ce genre d'affaires, il est dénué, comme chef de gouvernement, des premiers éléments indispensables à ces hautes fonctions. On ne peut se passer d'un certain degré de force pour suivre un système, et il n'a pas même celle de le concevoir. Il n'a ni fixité dans les principes ni constance dans la volonté. Instrument utile dans les mains d'un gouvernement établi, il ne sera jamais un principe d'action.--Que dire de l'abbé Louis, ce brutal personnage, ce financier philosophe? Que dire encore de Dalberg, homme avide, infidèle au pays qui lui a donné naissance, comme à celui qui l'a adopté, qui ne répugnait à aucune espèce de combinaisons du moment où elle pouvait l'enrichir. L'amour de l'argent était La seule passion de son coeur. Parlerai-je de Beurnonville, ce militaire de parade, hâbleur de profession, et dépourvu de toute capacité? Quant à Dupont, c'était un homme d'esprit. Pendant quelque temps, il fut un objet d'espérance pour l'armée; mais il était flétri par une capitulation dont l'objet, disait-on, avait été de sauver les fruits de son pillage et de ses dévastations.
J'arrive maintenant aux trois personnages que j'ai nommés d'abord, et que je regarde comme estimables. Le plus capable des trois était Dessole, un des généraux de l'armée, homme d'esprit, très-fin, mais malheureusement d'un caractère faible, sans élévation, trop préoccupé de ce qui concernait sa personne, et, par suite, hors d'état d'exercer une grande influence. L'abbé de Montesquiou était un homme d'un esprit piquant, mais bizarre, capricieux, irritable comme un enfant. Il était livré à la fois à des principes tout opposés; car il y avait en même temps chez lui du grand seigneur féodal et du doctrinaire. Enfin, Jaucourt, également doctrinaire, était plus remarquable par ses bonnes intentions que par son esprit et son caractère. Ce gouvernement provisoire, s'il eut eu tant soit peu le sentiment de ses devoirs envers la France, aurait dû s'occuper à conserver les troupes qui l'avaient reconnu. C'était le noyau d'une armée nationale qui aurait donné le moyen de combattre les étrangers, s'ils avaient voulu abuser de leurs avantages. J'avais compris ainsi sa position et sa marche; mais, quant à lui, il l'entendit tout autrement. Ses agents intervinrent pour achever la destruction de ces faibles débris de troupes dont j'ai fait le tableau. La désertion prit bientôt le développement le plus rapide, j'en fus alarmé, et j'en parlai à mes camarades, les maréchaux Ney et Macdonald. Nous étions d'accord de conserver et d'augmenter ce qui existait, au lieu de le laisser disperser. Je demandai, en mon nom et en celui des deux maréchaux que je viens de citer, à M. de Talleyrand, une conférence avec le gouvernement provisoire, pour parler de cette question. M. de Talleyrand ne s'en souciait nullement. Ses vues étaient tout autres qui les nôtres. Une sorte de pudeur seule l'y fit consentir. On nous assigna un jour et une heure. Nous fûmes exacts. On nous fit d'abord attendre sous divers prétextes. Le temps s'écoulait, et, la patience échappant à mes collègues, ils s'en furent. Plus tenace qu'eux, et y mettant plus d'intérêt, je restai. Enfin, de guerre lasse, à onze heures du soir, on se réunit, et on forma une espèce de conseil, où se trouvaient plusieurs individus dont je voyais les figures pour la première fois.
Je fis l'exposé de l'état des choses, et je cherchai à faire sentir la nécessité de prendre des mesures pour conserver le peu de forces françaises existantes encore. Un homme habillé de noir, de mauvaise figure, que je ne connaissais pas, me dit: «Monsieur le maréchal, nous manquons d'argent pour payer les troupes; ainsi nous avons plus de soldats qu'il ne nous en faut.--Monsieur, lui répondis-je, ce qui prouve qu'au lieu d'en avoir trop nous n'en avons pas assez, c'est que l'ennemi est entré dans la capitale. Je conçois qu'en temps de paix on règle la force des troupes sur les revenus; mais, en ce moment, il n'est pas question de système; il s'agit de conserver les débris que nous avons encore.»
Mon interlocuteur m'interrompit avec humeur et me dit: «Je vous répète, monsieur le maréchal, que nous avons trop de troupes, puisque nous n'avons pas d'argent, et d'ailleurs qu'elles nous sont fort inutiles; au surplus, M. le ministre de la guerre nous rendra compte de l'état des choses et nous proposera ce qu'il convient de faire.»
Tout homme, à ma place, aurait été irrité d'une réponse si impolie et si inconvenante; mais on jugera l'impression qu'elle me fit quand je vis percer l'idée de se mettre, sans garantie, à la disposition des étrangers.
Quand on réfléchira que, venant de passer tant d'années au milieu des troupes, avec cette autorité du quartier général que rien ne balance et ne contrarie, accoutumé à des expressions de respect, je devais au moins en obtenir de déférence. Je m'indignai, et je lui dis: «Qui êtes-vous donc, monsieur, pour me tenir un tel langage? Vous voulez détruire le peu de forces qui nous restent! Vous avez apparemment le goût de recevoir des coups de knout des Russes; mais, ni moi ni aucun de mes amis, nous ne partageons ce singulier caprice. Vous parlez du ministre de la guerre: eh mais, depuis six ans il est éloigné de l'armée; il ignore entièrement en quoi elle consiste et ce qui s'y passe. Au surplus, les sentiments que vous montrez sont ceux d'un mauvais Français. La manière dont vous les exprimez me blesse et m'offense; et, si vous continuez sur le même ton, je vous ferai sauter par la fenêtre: c'est toute la réponse que vous méritez.»
On juge l'impression que fit sur les auditeurs présents cette sortie, trop vive sans doute, mais en vérité bien justifiée, et dont je n'ai jamais eu la force de me repentir. Cet homme noir, si grossier, était l'abbé Louis, dont j'ai déjà dit un mot. Il se mit à trembler de colère. Sa mâchoire inférieure était si violemment agitée, qu'il ne pouvait parler et qu'on ne pouvait l'entendre. Le prince de Talleyrand s'approcha de lui, et lui dit: «Monsieur Louis, il faut parler d'affaires d'une manière plus calme.»
Après une pareille scène, on discuta peu et on se sépara sans résultat, mauvais début de toutes les manières et de bien mauvais augure.
Le jour de l'entrée de Louis XVIII à Paris, M. Louis m'aborda à Saint-Ouen pour me faire des excuses et m'exprimer ses regrets de m'avoir parlé d'une manière inconvenante. On suppose sans peine qu'il n'a jamais existé depuis entre nous que quelques relations obligées.
Il y eut sur-le-champ à agiter une immense question: celle de savoir si l'on garderait la cocarde tricolore, ou si l'on reprendrait la cocarde blanche, autrefois celle de la France, et depuis devenue celle de l'émigration. La première fois, ce fut un soir, chez M. de Talleyrand. Je soutins, comme on peut le croire, avec ardeur, les couleurs sous lesquelles nous avions combattu pendant vingt ans. Je dis que leur conservation était juste et politique; que la Restauration n'était pas la contre-révolution, mais le complément du dernier acte de la Révolution; qu'il fallait quelque chose qui constatât l'existence des intérêts nouveaux, et empêchât de confondre les intérêts de la France avec ceux d'un parti. Cette disposition, ajoutai-je, était encore politique. Elle empêcherait les émigrés de se supposer vainqueurs; et en effet, ils n'étaient pas vainqueurs, car ils n'avaient pas combattu. Les Bourbons revenaient en conséquence d'une révolution intérieure faite avec un sentiment universel. (On a beau le nier aujourd'hui, ce mouvement d'opinion n'en a pas moins existé alors.) Cette conservation des couleurs nationales était juste; car il était dur pour une armée, après de si longs et de si glorieux travaux, de changer le drapeau sous lequel elle avait combattu. Il était prudent d'enlever aux gens disposés à la révolte un signe de réunion toujours puissant sur les imaginations. Enfin la cocarde tricolore me paraissait alors, pour cette époque, le gage d'une restauration raisonnable, et le temps ne m'a pas fait changer d'avis. À part les idées religieuses, et seulement sous le rapport politique, qu'était-ce autre chose que la messe de Henri IV?
On reconnut qu'il y avait dans tout cela beaucoup de choses vraies; mais on n'en tint compte. M. de Talleyrand, dont l'opinion était d'un grand poids et aurait peut-être entraîné tout le monde, M. de Talleyrand avait déjà repris les moeurs de Versailles et ne s'occupait que de ses intérêts particuliers. Pas une pensée généreuse et politique n'était entrée dans son esprit. Il crut flatter les passions des Bourbons et de leur entourage, il crut faire acte de bon courtisan en leur sacrifiant les trois couleurs.
À travers ses discours, je crus apercevoir son opinion. Je lui en parlai avec franchise et chaleur. Alors il me répondit qu'il me conseillait, en ami, de ne pas me mêler de cette question. Au lieu de suivre ce conseil, je courus chez l'empereur Alexandre pour l'éclairer. Ce monarque eut l'air de me comprendre. Il me fit les promesses les plus formelles à cet égard, et m'annonça qu'il allait en écrire à Monsieur pour qu'il eût à faire son entrée à Paris avec la cocarde tricolore. M. de Talleyrand s'y opposa sous main, et la lettre ne partit pas. Je retournai chez l'empereur, qui me dit que la lettre était faite et qu'elle partirait sans retard.
M. de Talleyrand eut l'air de céder, et il fut convenu qu'un article paraîtrait dans le Moniteur pour indiquer que la cocarde blanche avait été arborée comme signe de ralliement momentané, mais qu'aujourd'hui, tout le monde étant d'accord sur le retour des Bourbons, elle devait faire place aux couleurs sous lesquelles tant de grandes choses avaient été faites, et qui devaient rester définitivement celles de la nation. Tout cela avait seulement pour but de gagner du temps et tachait un piége. Le gouvernement provisoire fit écrire au maréchal Jourdan, commandant à Rouen, que mon corps d'armée avait pris la cocarde blanche, ce qui n'était pas vrai, et lui, au même instant, la fit adopter par ses troupes en leur faisant un ordre du jour. Quand je revins sur cette question, on me répondit que j'étais bien difficile, puisque le doyen des années de la République venait de donner l'exemple. Le maréchal Jourdan ne se doutait guère du rôle qu'on lui faisait jouer. Il n'avait pas prévu qu'il deviendrait l'instrument de l'émigration. Ce grand changement, dont les conséquences ont été si graves, a donc été obtenu par une espèce d'escamotage. Fidèle à ma conviction, je conservai encore cette cocarde, et c'est avec elle que j'ai été à la rencontre de Monsieur à la barrière, le 12 avril. Le lendemain, personne, absolument personne, ne l'ayant plus, je la quittai.
C'est une chose remarquable que ces délicatesses de conscience si singulièrement placées. Monsieur ne pouvait pas entrer à Paris avec la cocarde tricolore à son chapeau, et il portait l'habit national aux trois couleurs.
Le Sénat, constamment servile sous l'Empire, avait cru se réhabiliter, aux yeux de la nation, par l'acte de vigueur qu'il venait de faire; mais il montra bientôt quel était le véritable mobile de ses actions. L'espèce de constitution qu'il se hâta de rédiger, et surtout la disposition par laquelle il garantissait aux familles des sénateurs la propriété des biens, dont les titulaires avaient seulement la jouissance viagère, trahirent promptement ses intentions.
Enfin arriva le 12 avril, jour fixé pour l'entrée solennelle de Monsieur. Une députation des corps constitués alla le complimenter et le recevoir à la barrière. Presque tous les maréchaux s'y trouvaient. Monsieur nous reçut avec grâce et bienveillance, et le charme de ses manières eut un succès universel, la population entière de Paris et des environs était dans les rues, sur les boulevards, aux fenêtres des maisons. Jamais transports de joie ne furent plus énergiques et plus unanimes. Il y avait une sorte d'ivresse dans les esprits. Ces faits ne seront contredits par aucune personne de bonne foi ayant été présente à ce spectacle.
Je l'ai déjà dit, et je te répète, ces acclamations, cette joie folle, n'étaient pas et ne pouvaient pas être de l'amour pour les Bourbons. À peine si la génération d'alors en avait entendu parler. Elles exprimaient seulement la fatigue extrême que l'on avait du pouvoir déchu, dont l'oppression des dernières années avait été insupportable. La présence des Bourbons semblait alors offrir un refuge et garantir pour l'avenir une sorte d'affranchissement. Les cris de Vive le roi! de Vive Monsieur! devaient être traduits de cette manière: Plus de guerre éternelle; un régime doux et du bien-être pour le peuple. Telles étaient les pensées dominantes dans tous les esprits. Telles étaient les espérances qui remplissaient tous les coeurs.
Pendant ces événements, Napoléon était encore à Fontainebleau. Les dispositions relatives à son établissement à l'île d'Elbe, à son départ et à ses intérêts privés étant arrêtées, le 20 avril il se mit en route, accompagné des commissaires des divers souverains de l'Europe. Son voyage ne fut pas sans danger. Les populations du Midi, portant toujours à l'excès l'expression de leurs sentiments, étaient exaspérées contre lui. Il fut obligé, pour traverser la Provence, de se déguiser en officier autrichien. Si, à son passage aux environs d'Orange, il eut été reconnu, il aurait péri misérablement victime des fureurs populaires.
Le début des Bourbons était difficile, et cependant leur position aurait pu se définir avec une grande simplicité.--La société en France avait été reconstituée pendant leur absence. Chacun était classé, et le rang qu'il occupait dans l'ordre social, l'importance dont il jouissait, fruits de longs travaux et de mille chances courues, en avaient rendu la possession légitime. Les Bourbons devaient de bonne foi la conserver dans sa réalité, en appelant toutefois à partager ces biens ceux de leurs amis qui avaient des titres personnels à faire valoir; car il n'est pas du siècle où nous vivons de posséder tout, uniquement par droit de naissance. Le mérite individuel doit venir justifier en partie la faveur dont on peut être l'objet. Enfin les Bourbons devaient se dire: Un ouragan a enlevé celui qui tenait ici la première place. Elle est devenue vacante, et personne n'a eu la pensée de l'occuper. Tous les intérêts se sont trouvés d'accord pour nous la rendre; mais chacun veut garder ce qu'il a acquis, et ne le céder à personne. S'ils eussent agi ainsi, s'ils eussent pris pour règle de conduite ces réflexions, si fort à la portée des esprits les moins éclairés, leur puissance aurait été à l'abri de toute attaque; au lieu de cela, à leur suite sont venus des gens de peu de valeur, qui prétendaient à tout. Les intérêts nouveaux se sont alarmés avec raison.
Changer l'ordre social était tout à la fois une injustice et une entreprise supérieure à la force des Bourbons, à leur esprit, à la puissance de leurs bras; le modifier avec circonspection était possible et raisonnable. Mais, indépendamment des intérêts privés qu'il fallait bien se garder de menacer et de heurter, des intérêts d'une tout autre nature auraient dû être sacrés. Il fallait épouser la gloire du pays, et attacher du prix à son éclat et à son influence extérieure. Ainsi, quand, le 23 avril, Monsieur, d'un trait de plume, par un traité monstrueux, céda, contre rien, cinquante-quatre places garnies de dix mille pièces de canon, que nous possédions encore en Allemagne, en Pologne, en Italie, en Belgique, il a heurté l'opinion en ce qu'elle a de plus honorable et de plus légitime. Une nation n'a pas combattu pendant vingt ans pour être insensible à la gloire acquise. Elle peut être blasée sur ses succès et n'en pas désirer d'autres, mais elle ne souffre pas que, traitant sans considération ce qu'elle a fait, on montre du mépris ou du dédain pour des actions payées au prix du plus pur de son sang.
La réduction du royaume au territoire de l'ancienne France devait être pénible pour tout le monde. Il eût été habile de garder comme gage, pendant la négociation, ce qu'on tenait à l'étranger. C'était un moyen d'obtenir peut-être de meilleures conditions. Les Bourbons, n'étant pas la cause de nos désastres, ne pouvaient pas être responsables de leurs conséquences; mais il eût été politique de ne rien négliger pour en diminuer la gravité et pour restreindre l'étendue des sacrifices. Leurs efforts à cet égard auraient dû être ostensibles et patents. Au lieu de cela, ils ont paru aller au-devant des désirs des souverains de l'Europe. Il semblait que le surplus de ce qu'ils regardaient comme leur patrimoine leur était à charge. On aurait dit qu'ils considéraient comme au-dessous d'eux d'être les successeurs de Napoléon, au lien d'être les héritiers de Louis XVI. Et cependant ce patrimoine, qui le leur a rendu?
Napoléon, par ses grandes qualités, pouvait seul maîtriser la Révolution et relever le trône. Il est vrai sans doute que son intention n'était pas de le leur transmettre, et qu'il n'en fût jamais descendu s'il eût su résister aux entraînements de son ambition.
Les Bourbons n'ont donc rien senti de ce que leur propre intérêt, de ce que l'intérêt de leur conservation, leur prescrivait, ni relativement à l'État en masse, ni à l'égard du sentiment de dignité du pays, ni par rapport à l'existence propre des familles nouvelles que l'Empire avait élevées et dont il avait fondé l'avenir. Ils furent les dupes de leur entourage. Ils entrèrent, sans s'en douter, dans des voies impraticables et sans issue possible. Leurs passions personnelles, il est vrai, n'étaient que trop d'accord avec cette marche, et leurs souvenirs que trop en harmonie avec l'esprit, les calculs et les vues de ceux qui, sans le vouloir, les conduisaient à leur perte.
L'époque de l'arrivée du roi était heureusement prochaine. Sa présence devenait nécessaire, car les fautes s'accumulaient. Après avoir traversé une partie de l'Angleterre en triomphe, il débarqua à Calais le 24 avril. Là, il apprit la signature de cet étrange traité qui remettait au pouvoir des étrangers les seuls gages encore entre nos mains. La précipitation avec laquelle il a été fait et le nom de ses auteurs autorisent à penser que la corruption n'y a pas été étrangère.
Le maréchal Moncey, doyen des maréchaux et premier inspecteur général de la gendarmerie, fut envoyé à Calais pour y recevoir le roi, l'accompagner et veiller à la sûreté de sa marche. Le général Maison, qui commandait dans le Nord, s'y rendit aussi. Le roi et madame la duchesse d'Angoulême prirent la route de Compiègne. Partout ils furent reçus avec des transports de joie. Tous les maréchaux se réunirent à Compiègne, et deux d'entre eux, le maréchal Ney et moi, furent désignés pour aller au-devant du roi et le complimenter. Nous rencontrâmes le roi en deçà de la dernière poste. Sa voiture s'arrêta; nous mimes pied à terre; le maréchal Ney, comme le plus ancien, porta la parole. Le roi répondit d'une manière gracieuse et bienveillante, mais termina sa réponse par une phrase qui me parut une espèce de niaiserie. Il parla avec raison de son aïeul Henri IV. C'était le cas sans doute; mais voici ce qu'il dit en montrant son chapeau, auquel était attaché un petit plumet blanc de héron: «Voilà le panache de Henri IV! Il sera toujours à mon chapeau.»
Je me demandai le sens de ces paroles et s'il y avait quelque relique de ce genre gardée par la famille royale.
Je dois dire ici l'impression personnelle que la vue des Bourbons, à leur retour, me fit éprouver.
Les sentiments de mon enfance et de ma première jeunesse se réveillèrent dans toute leur force et parlèrent puissamment à mon imagination. Une sorte de prestige accompagnait cette race illustre. De l'antiquité la plus reculée, l'origine de sa grandeur est inconnue. La transmission de son sang marque de génération en génération les époques de notre histoire et sert à les reconnaître. Son nom est lié à tout ce qui s'est fait de grand dans notre pays. Cette descendance d'un saint, déjà il y a six cents ans homme supérieur et grand roi, lui donne une auréole particulière. Toutes ces considérations agirent puissamment sur mon esprit.
J'avais approché et vécu dans la familiarité d'un souverain puissant; mais son élévation était notre ouvrage. Il avait été notre égal à tous; c'était un chef. Je lui portais les sentiments que comporte ce titre, ceux dérivant de la nature de mes relations anciennes et en rapport avec l'admiration que j'avais éprouvée pour ses hautes qualités; mais ce chef était un homme comme moi avant qu'il fût devenu mon supérieur, tandis que celui qui apparaissait en ce moment devant moi semblait appartenir aux temps et à la destinée. Ces deux sentiments, qui tiennent à une sorte d'instinct, se devinent plus facilement qu'ils ne s'expriment. En outre, cette race si infortunée revenait, comme le dit si bien Bossuet «avec cet éclat, ce quelque chose de fini et d'achevé que donne une grande adversité soutenue avec dignité et courage.» Et cet éclat était encore rehaussé par le retour de la prospérité et de la puissance. Enfin, à tous ces moyens d'action, ces princes ajoutaient, pour les deux principaux au moins, la séduction d'une politesse exquise et d'une bienveillance de tous les moments. Il résulta de tout cet ensemble une action sur moi dont je n'ai pu me défendre et que je ne saurais oublier.
Je parlerai souvent de Louis XVIII et avec détail; j'aurai l'occasion de le faire connaître et de faire son portrait. Je dirai seulement en ce moment que sa belle figure, son air imposant, son regard d'autorité, la facilité de son élocution, répondaient aux idées les plus favorables établies d'avance sur sa personne. L'attitude digne, noble et grave de madame la duchesse d'Angoulême, son grand air et sa tristesse touchaient tous les coeurs. Ses yeux rouges semblaient fatigués par les larmes, et on ne pouvait regarder cette princesse sans penser qu'elle était l'être du monde sur lequel les plus grandes infortunes s'étaient accumulées. Ces observations étaient les mêmes chez tout le monde. Combien il lui eût été facile de féconder les sentiments qu'elle inspirait alors et de se les assurer pour toujours!
Cette cour, au milieu de laquelle je me trouvai tout à coup placé, renfermait un monde entièrement nouveau pour moi. Une foule d'anciens émigrés, rentrés depuis un grand nombre d'années, se pressa autour des Bourbons. Ceux qui avaient possédé des charges autrefois en virent le rétablissement par le retour de la famille royale, et les choses se passèrent à cet égard sans discussions, sans commentaires et comme étant la conséquence d'un principe ressuscité. La maison civile du roi se reconstitua donc d'elle-même; chacun vint y remplir ses fonctions et se mettre en quête de nouveaux moyens de fortune pour réparer le temps perdu et satisfaire un appétit que vingt ans avaient laissé en souffrance.
Je parlerai brièvement des personnes qui entouraient le roi. Que dire de tant de physionomies effacées, jetées dans le même moule, de gens habitués aux usages du monde, polis dans leurs manières, bienveillants dans leurs discours; mais avides, égoïstes, souvent dépourvus d'esprit et d'élévation, d'une ignorance complète des affaires, des choses et des hommes, meubles de toutes les cours, entièrement inhabiles aux moindres fonctions, mais non pas dépourvus d'une sorte d'importance par leur présence continuelle et leur habileté à découvrir les passions du maître qu'ils s'occupent à flatter.
Cet entourage a servi puissamment à égarer les Bourbons et à les maintenir dans la fausse route qu'ils ont prise. Si Louis XVIII et Charles X l'eussent écarté et se fussent préservés de son influence, il est probable qu'ils n'auraient pas succombé. L'esprit d'émigration et les intrigues politiques du clergé ont été les premières causes de leur malheur. Un seul homme parmi les courtisans revenant d'Angleterre, M. de Blacas, mérite d'être nommé ici et d'être dépeint à cause du rôle important qu'il a joué, et plus encore de celui qu'on lui a attribué. Je vais essayer de faire son portrait.
M. de Blacas est né en 1772, d'une très-ancienne maison de Provence, mais sans aucune espèce de fortune. Grand et bien fait, pourvu des avantages extérieurs, bien venu des femmes âgées, de moeurs légères, il débuta dans la vie par exercer la profession d'homme aimable: ses succès le dispensèrent de chercher une carrière. La Révolution l'ayant fait émigrer très-jeune, il a vécu d'abord d'industrie. Son goût décidé pour les beaux-arts l'avait fixé en Italie. Il était à Florence, quand M. d'Avaray, tout-puissant sur l'esprit de Louis XVIII, y fit un voyage. Celui-ci avait besoin d'un cicerone, et M. de Blacas s'offrit à lui. Satisfait de son intelligence et touché de sa position, M. d'Avaray l'emmena avec lui comme secrétaire. Dès ce moment il vécut près du roi, qu'il ne quitta pendant l'émigration que momentanément et pour des missions déterminées. M. d'Avaray étant parti pour Madère dans l'espérance d'y retrouver la santé, M. de Blacas le remplaça provisoirement auprès de Louis XVIII, et ensuite définitivement après la mort de M. d'Avaray. Il se trouva ainsi chargé de l'administration de la modeste fortune de Louis XVIII et de la direction du peu d'affaires politiques que sa position d'alors comportait. Jamais le roi n'éprouva d'attrait pour lui. Sa pédanterie dans les petites choses le lui rendait désagréable, et l'infériorité de son esprit ainsi que de son instruction nuisait singulièrement à sa considération.
Voilà ce qu'était M. de Blacas en 1814, à l'époque de la rentrée du roi. Cette position d'habitude lui donna cependant de l'importance, et l'esprit de courtisanerie, malheureusement si commun et si actif en France, y ajouta beaucoup. M. de Blacas, d'un esprit fort borné, mais assez juste en tout ce qui ne touche pas à ses préjugés, d'un orgueil extrême, était le type des émigrés de Coblentz. Il avait leur suffisance et leur mépris pour tout ce qui n'était pas eux. L'Empire et son éclat avaient passé sans avoir frappé ses yeux. Il n'en tenait pas compte. La France, pour lui, n'avait pas cessé d'être à Hartwel. Cette suffisance naturelle s'augmenta beaucoup par l'action des flatteurs. Il eut entrée au conseil comme ministre de la maison du roi. Ses collègues firent de lui une espèce de premier ministre et s'assemblèrent souvent chez lui; mais il n'y eut dans ce ministère ni union, ni talent, ni vues, ni connaissance du pays et des affaires, et sa marche fausse, erronée et incertaine amena rapidement le changement de l'opinion et la catastrophe du 20 mars.
Après avoir esquissé les torts et les défauts de M. de Blacas, j'ajouterai que le fond de son caractère ne manque pas de vérité ni d'une certaine dignité: sa parole mérite de la confiance. M. de Blacas, souvent accusé à tort des fautes du gouvernement, torts appartenant, aux yeux de tout homme bien instruit, à Louis XVIII, n'a jamais cherché à s'en justifier. Constamment il a accepté pour lui-même tout ce qui pouvait nuire au roi. Mais son orgueil et son insolence sans exemple gâtent les qualités qu'il peut avoir. C'est à son occasion qu'un homme d'esprit a dit qu'il ne connaissait rien de pire que les parvenus à parchemins.
Il trouva bientôt le moyen d'accumuler une immense fortune. En 1814, un fort pot-de-vin sur la ferme des jeux en fut le principe, et, en 1815, au moment du retour de Gand, le roi, obligé de se séparer de lui à Mons, laissa entre ses mains sept ou huit millions qu'il rapportait, et dont il n'avait plus besoin. M. de Blacas les a fait valoir, prospérer et augmenter d'autant plus facilement, que de grands traitements étaient attachés à l'ambassade de Rome qu'il occupait, et aux dignités dont il était revêtu. Lors de la puissance de M. Decazes, en 1819, étant arrivé inopinément à Paris, sous prétexte des affaires du concordat, il se fit donner, à ce qu'on assure, par un acte régulier, la propriété des fonds qu'il avait en dépôt. Ce ne fut qu'à ce prix qu'il consentit à retourner sans retard à son poste. Cette version est la seule qui puisse expliquer la fortune qu'il a laissée, et qui, entièrement nulle à son arrivée en France, s'est trouvée, à sa mort, s'élever à plus de quinze millions 1. Je m'arrête maintenant sur son sujet. Les récits que j'ai à faire le mettront souvent en scène, et le feront connaître par ses opinions mêmes et ses actions.
Le roi eut un grand succès à Compiègne. Il reçut tous les maréchaux et ceux qui vinrent lui faire leur cour avec grâce et dignité. Il trouva un mot aimable à adresser à chacun. Il me dit, en regardant mon bras, que je portais en écharpe et encore sans mouvement, qu'il espérait lui voir retrouver bientôt toute sa force pour le servir. Bernadotte, prince royal de Suède, vint lui faire sa cour. Je l'avais vu à Paris quelques jours auparavant. Se rappelant nos bons rapports anciens, il était venu me voir le premier, et me dit alors, avec l'accent gascon si marqué qu'il a conservé, les paroles suivantes dont l'ai gardé le souvenir: «Mon cher Marmont, quand on a commandé dans dix batailles, on est de la famille des rois.»
Je rapporterai aussi ce qu'il répondit alors à Monsieur qui l'entretenait des difficultés du gouvernement dans les circonstances d'alors et avec le caractère français. Bernadotte, qui est un homme de beaucoup d'esprit, lui parla par image, et lui donna un conseil dont la sagesse me paraît démontrée; il lui dit: «Monseigneur, pour gouverner les Français, il faut une main d'acier, mais avec un gant de velours.» C'est-à-dire, il faut savoir ce que l'on veut, le vouloir tous les jours, et ménager la vanité irritable et naturelle à notre caractère. J'ajouterai, qu'il faut dire nettement ce que l'on veut. La franchise est un signe de force; la duplicité, au contraire, un symptôme de faiblesse. Elle ne sert à rien auprès d'un peuple spirituel, éveillé sur ses intérêts. Elle inspire toujours le mépris. Le caractère courtisan des Français leur fait promptement adopter les opinions et les projets du souverain, quand ses opinions et ses projets n'ont rien que de raisonnable. Il faut planter hardiment son pavillon, et assez haut pour être vu de tout le monde. Si le vent souffle d'une manière décidée et constamment du même côté, chacun oriente bientôt ses voiles en conséquence.
Bernadotte ne passa que peu de jours à Paris et retourna promptement à son armée. On a ignoré alors la cause d'un si prompt départ; mais, depuis, elle est venue à ma connaissance. Ce fait se rattache à des événements d'une si grande importance, que rien ne doit en être perdu pour l'histoire.
Pendant la campagne de 1814, le général Maison, depuis fait maréchal par Charles X, commandait un corps d'armée en Flandre, opposé à l'armée du prince royal de Suède. Maison avait été longtemps l'aide de camp de confiance de Bernadotte. Il entra par intermédiaire en rapport secret avec lui, et chercha à l'émouvoir sur les malheurs auxquels la France était en proie. Bernadotte y fut sensible. Il entra dans les idées de Maison, et finit par déclarer par écrit à Maison qu'il était prêt à embrasser les intérêts des Français avec son armée. Il désarmerait le corps prussien sous ses ordres et passerait dans nos rangs avec ses Suédois. Pour toute condition il ne demandait qu'un mot d'écrit, signé par Napoléon, mot par lequel l'Empereur prendrait l'engagement de lui procurer une souveraineté, dans le cas où sa démarche lui enlèverait ses droits au trône de Suède. Napoléon, informé de ces propositions, y donna les mains, mais avec la restriction que l'engagement serait signé par son frère Joseph, et non par lui. C'était déclarer d'une manière assez positive l'intention de s'affranchir personnellement de l'obligation. On comprend qu'une pareille condition mit fin à la négociation. Napoléon, possesseur de l'écrit de Bernadotte, le fit tomber entre les mains de l'empereur Alexandre. Quand Bernadotte vint chez ce dernier, à Paris, il fut reçu d'une manière glaciale. Puis Alexandre lui remit le papier accusateur, en ajoutant que, ne voulant jamais oublier sa conduite en 1812, il chasserait de sa mémoire le tort récent dont il s'était rendu coupable et ne lui en parlerait jamais, mais qu'il l'engageait à ne pas prolonger son séjour à Paris et à quitter la France sans retard.
Je ne tiens pas ces détails du maréchal Maison même, mais du colonel de la Rue qui, pendant dix-sept ans, m'a été attaché comme aide de camp, et dont j'honore particulièrement le caractère vrai et loyal. Devenu aide de camp du maréchal Maison depuis la Révolution de juillet, et chargé de missions importantes qu'il a remplies toutes avec succès, c'est de la bouche même du maréchal Maison qu'il a entendu ce récit. Son authenticité m'est donc aussi prouvée que si c'était à moi que Maison eût parlé. De la Rue ajoutait que le maréchal n'en faisait pas mystère et n'hésiterait pas à me raconter cet événement quand je le rencontrerais, si je lui en parlais 2.
Note 2: (retour) J'ai su depuis, par M. de Bodenhausen, ministre de Hanovre à Vienne, et qui, pendant la campagne de 1814, servait dans l'état-major de Bernadotte, qu'il avait été chargé deux fois de conduire mystérieusement, d'une armée à l'autre, l'agent du général Maison, qui fut reçu en secret. Cet agent était colonel et aide de camp de Maison. Il fut accompagné une fois par Benjamin Constant, qui se trouvait habituellement au quartier général du prince royal de Suède, et y resta toute la campagne. (Note du duc de Raguse.)On peut supposer que Napoléon a vu dans Bernadotte un rival dangereux pour l'avenir, et que Bernadotte se croyait appelé, après un coup aussi hardi, qui aurait sauvé et délivré la France, à remplacer Napoléon.
Le roi eut bientôt une occasion de reconnaître la franchise de mon caractère et les sentiments qui m'animaient.
Une femme de beaucoup d'esprit, avec laquelle j'étais lié depuis ma première jeunesse, et qui a passé sa vie dans des intrigues de toute espèce, m'avait raconté que M. de Talleyrand avait proposé à Ouvrard un marché pour nourrir et entretenir trente mille Russes, destinés à rester à Paris pendant plusieurs années. Les circonstances étaient de nature à m'empêcher de pouvoir douter de la vérité du fait. J'en éprouvai un sentiment d'indignation profonde. Plus je me trouvais lié à cette Restauration, plus je désirais lui voir un caractère national; si elle l'eût perdu, elle eût été à jamais déshonorée à mes yeux.
L'expression des sentiments publics avait autorisé alors toute espèce de confiance; l'espérance était dans tous les coeurs, et j'ai vu des gens, devenus depuis ses ennemis les plus ardents, qui étaient à cette époque ses plus chauds partisans. Madame Regnault de Saint-Jean-d'Angély, excessivement bonapartiste pendant tout le temps de la Restauration, était dans des transports de joie au moment au je la rencontrai la première fois. Elle voyait tout en beau. Je la cite, non pour elle-même, son opinion est d'un poids léger, mais comme symptôme de celle de son mari, homme influent parmi les bonapartistes, et très-marquant par son instruction, sa facilité et ses lumières. Toutefois cette idée de nous voir mettre en tutelle sous trente mille Russes, cette flétrissure, prête à nous être infligée, eussent été des moyens infaillibles pour empêcher les Bourbons de prendre jamais racine chez nous. Elle me révolta, et je crus de mon devoir d'informer le roi du complot, afin de le mettre en garde et de lui faire voir d'avance les conséquences infaillibles d'une mesure semblable. Je lui demandai un entretien. Il fut accordé sur-le-champ. Je lui exprimai mes craintes de l'aborder si promptement et si brusquement sur une question générale, sans être provoqué par lui; mais mon amour pour mon pays et l'urgence des circonstances me serviraient d'excuse. Quelles que fussent ses lumières, dont l'opinion consacrait l'étendue, il avait à se délier de caractères peu honorables et de beaucoup d'intérêts particuliers, opposés à l'intérêt public. Je lui dis donc que j'avais la certitude du projet formé par M. de Talleyrand de conserver à Paris, pendant plusieurs années, une armée étrangère. À ce récit, je dois le dire à la louange de Louis XVIII, il eut un soubresaut sur son fauteuil et s'écria: «Ah! mon Dieu! quelle infamie!» J'éprouvai de ce mouvement un sentiment de joie, car je vis qu'il revenait roi de France, et non roi des émigrés. Il sentait la dignité de la couronne et le légitime orgueil de la nation. Je développai avec rapidité les conséquences qui résulteraient immédiatement du seul soupçon d'un pareil projet. Le roi me fit des questions sur les hommes placés en évidence, et je lui répondis en conscience et sans passion. Il me remercia de mon zèle et m'engagea à venir le trouver pour lui dire tout ce que je croirais pouvoir lui être utile. Il se servit d'une expression vulgaire et triviale en me disant: «Vous sentez que celui qui tient la queue de la poêle est souvent bien embarrassé et a bien des considérations à envisager avant de se décider sur les partis à prendre; mais les opinions d'un homme de bien sont toujours bonnes à connaître.»
De Compiègne le roi se rendit à Saint-Ouen. Il data de ce château la déclaration qui servit de base à l'ordre politique nouveau, et qui fut peu après consacrée par la charte.--Ici une grande question s'élève. Le roi devait-il donner la Charte? Je vais discuter cette question dans toute son étendue et développer l'opinion seulement pressentie alors, mais dont le temps et les événements m'ont démontré chaque jour davantage la justesse.
Un État comme la France ne peut marcher sans des bases convenues, un ordre politique régulier et l'existence de pouvoirs dont les rapports et le jeu soient consacrés. On ne pouvait pas revenir à ce qui existait autrefois; jamais une tête sensée n'a conçu la possibilité de reconstruire un édifice dont tous les matériaux avaient été dispersés et détruits. Il fallait donc autre chose.
On pouvait choisir entre l'ordre politique fondé par Napoléon, en le modifiant dans une certaine mesure, ou créer de nouvelles institutions. La raison, la prudence, une sage circonspection, commandaient de s'en tenir au premier parti. Cet établissement avait déjà quatorze ans de vie, et on était certain d'obtenir par lui, dans la composition des assemblées, des choix conformes aux intérêts de l'ordre et de la tranquillité. Toutes les existences créées par la Révolution et l'Empire en ces temps pleins de virilité se trouvaient conservées intactes. On continuait un ordre régulier. On ne provoquait aucun mécontentement. Au contraire, on ajoutait au Sénat les anciennes illustrations, on lui donnait un certain éclat; car rien ne sert plus à la considération des institutions nouvelles que de les confondre avec l'ouvrage des siècles. Alors tous les intérêts étaient représentés. Pour se rapprocher un peu des idées nouvelles, il fallait démuseler le Corps législatif, dont le mutisme complet avait porté atteinte à sa considération; il fallait donner à la presse la dose de liberté réclamée par les progrès des lumières et les besoins des sociétés actuelles. Or ces besoins ne dépassent pas la publicité des ouvrages, sous la responsabilité des auteurs. Aussi fallait-il bien se garder d'affranchir la presse périodique d'une censure. La censure peut seule mettre obstacle à la dissolution qu'une prédication constante et sans contrôle doit infailliblement opérer dans la société. Il fallait enfin rendre à l'ancienne noblesse ses titres. Ces trois choses-là exécutées, l'union était faite entre les Bourbons, les intérêts anciens et la France nouvelle. Aucune révolution n'était à craindre, et rien ne donnait prise aux mécontents, ni de prétexte aux projets coupables.
Au lieu de cela, Louis XVIII se livra d'une part aux intrigants, de l'autre aux doctrinaires, à ces hommes orgueilleux, de principes absolus, à ces hommes vains qui se croient destinés par la Providence à l'enseignement du monde, qui sont convaincus qu'avant eux tout était ténèbres ou obscurité, et qu'eux seuls comprennent les mystères de la société, et sont capables d'apprendre aux hommes pourquoi et comment ils existent. Esprits téméraires et aveugles, dont la pensée est de rendre tout uniforme, ils ne conçoivent pas que rien ne peut être absolu. Dans chaque ordre social, tout doit être relatif aux temps et aux circonstances particulières dans lesquelles chaque peuple se trouve placé. Êtres dangereux, qui ne savent créer que des ruines et pour lesquels l'expérience est toujours superflue, ces hommes, dans leurs abstractions, ne font jamais entrer les obstacles qui naissent de la nature des choses et du froissement des intérêts. Ils oublient toujours quel rôle jouent tant de passions diverses qui se développent si facilement et d'une manière si capricieuse. Aussi deviennent-ils la perte des nations qui leur confient leurs destinées. Je n'attaque pas leur caractère. En général, leurs intentions sont pures; mais, si on peut et doit lire leurs ouvrages pour profiter de ce qu'ils peuvent renfermer d'utile, il faut se défier de leur orgueil, de leur folle confiance, et se garder de leur donner du pouvoir, car il périra dans leurs mains.
M. de Talleyrand, homme léger, dont les conceptions n'ont jamais eu rien de complet, était un mauvais guide pour le roi dans de semblables circonstances et en pareille matière, Louis XVIII fut peut-être, d'un côté, frappé de l'idée qu'il était au-dessous de la dignité d'un Bourbon d'hériter de l'établissement politique fondé par Napoléon, et, de l'autre, séduit par celle d'être un législateur. Cependant l'esprit d'ordre, d'obéissance, les sentiments monarchiques qu'avait ressuscités et mis en honneur Napoléon, faisaient sa force et sa puissance. Il pouvait se servir également des lois qui avaient contribué à rétablissement des nouvelles moeurs. Quant à l'idée d'être législateur, chez un homme incapable de rien créer, mais dont le rôle était d'accepter de confiance ce qui lui serait donné, c'était une vanité puérile; et un esprit circonspect, comme le sien, devait trembler à l'idée d'un remaniement complet de la société. Combien d'épreuves à faire et d'obstacles à surmonter, pour un homme nouveau dans le gouvernement! car, jusqu'alors, Louis XVIII n'avait rien fait, et il en était aux simples théories. Ajoutez que ses infirmités devaient paralyser en partie ses actions. Ce prince a été entraîné, sans s'en douter, dans d'immenses difficultés. Il les aurait évitées s'il se fût contenté de l'ordre établi en le modifiant.
Il était donc infiniment préférable de s'en tenir à ce dernier parti. Louis XVIII, voulant absolument faire du nouveau et devenir roi législateur, s'y est pris étrangement. Il aurait dû se borner, pour le moment, à pourvoir aux nécessités de l'époque, reconnaître le principe qui règle la matière, et, après s'être rendu compte de ce qui constitue une charte, en jeter seulement les bases.
Une charte est tout entière dans la division des pouvoirs et dans la fixation de leurs attributions. Quand ces dispositions sont clairement établies, la charte est faite. La plus courte est la meilleure; car ce qui est inutile devient nuisible. L'introduction de dispositions réglementaires est funeste, en mettant obstacle aux changements rendus nécessaires par les nouvelles circonstances. Les lois ne peuvent être éternelles. Destinées à exprimer les besoins de la société, elles doivent changer avec eus et se modifier lorsque le temps en développe de nouveaux. On pourrait les comparer aux vêtements dont ni les dimensions ni même la forme ne peuvent également convenir à l'enfance, à l'âge mûr et à la vieillesse. Mais le mode de faire les lois doit être fixé, et c'est là ce qui constitue la charte d'un peuple.
Quand le législateur a dit: le trône sera occupé par telle famille et on y succédera de telle manière, il y a une Chambre de pairs héréditaires à laquelle le roi nomme; il y a une Chambre de députés qui a telles attributions et où on est admis par telle élection; quand enfin on a déterminé ce qui est du ressort de la loi et ce qui est du domaine des ordonnances, dès ce moment une constitution est faite.
Il fallait en outre concilier les anciens intérêts avec les nouveaux, en faisant un traité de paix entre eux, et consacrer tout à la fois la vente des biens des émigrés et une indemnité pour les anciens propriétaires. Cet ouvrage ainsi terminé, toutes les questions importantes étaient résolues et le nouvel ordre politique fondé.
La chose la plus grave était sans doute le mode de nomination à la Chambre des députés; et c'est précisément celle qu'on a évité de décider. Au lieu de prononcer d'une manière définitive sur cette importante question, on s'est jeté dans une multitude de dispositions réglementaires, on a créé à plaisir des difficultés superflues. En Angleterre, un axiome dit: Le Parlement peut tout faire, excepté de changer un homme en femme, et cela est raisonnable. Les pouvoirs qui représentent la société ne peuvent avoir de limites dans leur action. La société ne peut pas périr par respect pour une phrase écrite. Ce qui est contraire au bien de l'État doit pouvoir être changé, mais, bien entendu, par ceux qui, appelés à être juges de ses besoins, sont investis par la loi du droit et du devoir d'intervenir suivant les formes consacrées. Ces vérités n'ont pas été senties à cette époque mémorable, et aussi on a fait une oeuvre mauvaise. Au surplus, on avait choisi un étrange rédacteur. Beugnot, homme d'esprit, mais sans opinion, sans aucun principe, prétendant se concilier tout le monde et se plaisant dans une sorte de courtisanerie, fut chargé de ce travail important.
Tel est l'homme dont M. de Talleyrand fit choix pour être notre Solon et notre Lycurgue.
Malgré cela, la Charte, toute vicieuse qu'elle était, donnait au roi un immense pouvoir et des moyens de gouvernement si étendus, qu'avec le moindre talent il était facile de fonder son autorité d'une manière durable; mais les divers ministères se sont plu, par amour d'une fausse popularité, à l'amoindrir. Ils sont arrivés ainsi jusqu'au moment où le dernier de tous a fait crouler le trône par une ineptie sans exemple. Chose étrange à dire, mais d'une exacte vérité, c'est le ministère le plus royaliste, celui de M. de Villèle, c'est celui-là même qui a le plus dépouillé le roi de ses prérogatives, tant le besoin de popularité était la maladie universelle alors!
Le roi fit son entrée le 3 mai. Un temps magnifique, la présence d'une population immense et la plus vive allégresse donnèrent à cette solennité le plus grand éclat. Il y avait dans les esprits une joie impossible à exprimer, la même que le 12 avril, mais avec plus de calme. Ce n'était plus l'agitation que donne l'espérance, c'était la satisfaction que donne la possession.
Le roi se rendit d'abord à Notre-Dame, où un Te Deum fut chanté. Il alla ensuite s'établir au palais des Tuileries.
Une circonstance inaperçue montra, dès les premiers jours, la maladresse et l'ignorance des choses et des hommes dont les Bourbons, dans leurs différents actes, devaient sans cesse offrir la preuve. Une partie de la vieille garde était casernée à Paris; d'elle-même elle alla se placer aux postes qu'elle était dans l'usage d'occuper au château; mais on la fit évacuer pour l'y faire remplacer par un détachement de la garde nationale à cheval, composé de jeunes gentilshommes qui venaient offrir leurs services et demander des emplois.
Pour des gens du moindre jugement, il était de bon augure et d'une importance capitale de voir ces vieux soldats, ces vétérans, s'empresser de venir d'eux-mêmes se rallier autour du nouveau souverain. Cette troupe, l'élite de l'armée, non-seulement par sa bravoure, mais encore par sa bonne conduite, était composée des meilleurs sujets des régiments qui les avaient fournis. Leur prétention et leur ambition étaient d'environner le trône. Les priver d'un droit dont ils étaient en possession et acquis au prix de leur sang était une injustice, et les mécontenter, une grande faute. En les comblant et en les traitant avec considération et confiance, on les attachait pour toujours au nouvel ordre de choses. La vieille garde étant dévouée, l'armée suivait. Tout est exemple et imitation chez les hommes, et particulièrement dans les troupes. Quand la tête de l'armée est satisfaite, le reste est facile à contenter.
Il en était de même pour les généraux. En traitant bien les principaux, et satisfaisant l'ambition des trente les plus renommés, les autres ne devaient plus inquiéter. Ils auraient été dociles, empressés et nullement à craindre; mais loin de là, sauf quelques belles paroles, tous les actes ne cessèrent de menacer l'existence de tous et de chacun.
Louis XVIII se pénétra de l'idée fausse que le rétablissement complet de la maison du roi, telle qu'elle était avant la réforme opérée par M. de Saint-Germain, était une action prudente et politique. Aussi s'en occupa-t-il sur-le-champ. On l'augmenta même de deux compagnies de gardes du corps, données à deux maréchaux, au prince de Neufchâtel et à moi.--Un corps d'officiers faisant fonction de soldats n'est plus de notre temps. En le formant d'individus qui, n'ayant jamais servi, ne pouvaient mériter les grades qu'on leur prodiguait, on proclamait, en présence d'une armée dans laquelle des grades pareils avaient été le prix des plus grands travaux et des plus grands dangers, on proclamait, dis-je, l'intention de donner bientôt aux nouveaux venus une préférence décidée sur les anciens, et de rendre les premiers l'objet de toutes les faveurs.
Cette création d'une multitude d'emplois d'officiers supérieurs semblait avoir pour objet de préparer le remplacement de tous les colonels et lieutenants-colonels de l'armée. Aussi ceux-ci avaient une grande inquiétude et une sorte d'effroi. Si on avait fait cette création avec plus de réserve et plus de discrétion, si on avait exigé des services antérieurs pour être admis dans la maison du roi, comme on l'a fait depuis pour les gardes du corps, le mal eût été moindre. C'eût été un moyen de donner une espèce d'activité à quelques-uns des officiers que la réduction sur le pied de paix devait mettre sans emploi, et lier la maison du roi à l'armée. Je m'imposai cette règle dans l'organisation de ma compagnie. Sur trois cent quarante gardes qui la composaient, je plaçai comme simples gardes vingt-sept capitaines de l'armée, soixante-cinq lieutenants et sous-lieutenants, et cent quatre-vingts ayant servi comme sous-officiers ou soldats. Aussi ma compagnie fut-elle très-promptement organisée, et présenta-t-elle en peu de mois instruction et discipline. Mes camarades agirent autrement. Une belle, bonne et estimable jeunesse, mais sans instruction et sans esprit militaire, entra dans leurs compagnies. Les anciens gardes du corps étant vieux, usés et ignorants, et les capitaines des gardes incapables, ces compagnies n'avaient encore aucune consistance, quand la révolution du 20 mars 1815 nous surprit.
Convaincu qu'en toute chose une vérité fondamentale doit servir de base et de règle, et que si on ne la découvre pas on marche au hasard, je me demandai ce qui devait distinguer une maison du roi de toute autre troupe, et quel était le but particulier à remplir en la formant.
Une maison militaire, composée uniquement d'officiers, a pour objet principal de mettre la vie du roi à l'abri des dangers qu'elle peut courir. Ceux qui y sont admis doivent donc offrir des garanties particulières de fidélité. Or ces garanties se trouvent non-seulement dans la moralité et la bravoure de chaque individu, mais encore dans les sentiments de sa famille dont il est comme le représentant, et qui lui sert de caution. D'après cela, il faut qu'il appartienne à une classe élevée de la société.
Un autre motif démontre aussi la nécessité d'une semblable composition; c'est celui de donner à ce corps la considération qui lui est nécessaire. En effet, un officier sans commandement, faisant fonction de soldat, n'a pas droit à une considération supérieure à celle qui lui appartient comme individu. Un capitaine de grenadiers de la moindre extraction aura toujours de l'importance par son commandement; mais un garde du corps, homme du peuple, ne serait pas respecté, et son grade, que rien ne motive (car les grades ont été uniquement imaginés et institués pour établir les commandements et assurer l'obéissance), le rend presque ridicule. Ainsi, dans l'armée, la considération résulte pour les officiers de leur autorité, tandis que, dans ces corps d'officiers, elle dépend de la nature des individus. Il faut donc observer avec soin la règle de choisir les gardes du corps dans la classe aisée, noble ou vivant noblement, c'est-à-dire parmi cette bourgeoisie estimable et nombreuse en France, dont l'existence est, à peu de chose près, celle de la noblesse. Sans cette condition, les corps d'exception sont plus nuisibles qu'utiles.
Un dernier but doit être de satisfaire les désirs de service que cette classe moyenne éprouve, sans donner à l'armée un développement dans ses cadres, que les finances de l'État ne supporteraient pas, en lui procurant une position convenable et en rapport avec une bonne éducation et une origine honorable. Mais, pour ne pas l'éloigner des principes militaires, il faut que ce soit parmi les sous-officiers des différentes armes, et après un service d'un temps déterminé. Alors il en résulte un avantage pour l'armée, puisque l'avancement des sous-officiers est plus rapide, ayant à pourvoir aux besoins des cadres extérieurs.
J'ai suivi ces régies ponctuellement, et j'ai eu toujours égard à l'origine et aux services; aussi ma compagnie fut-elle à l'instant même aussi belle et aussi bonne qu'on pouvait le désirer. Les individus que je choisis ayant des droits antérieurs, je pus les faire valoir, solliciter et obtenir pour eux des récompenses. Ma position étant très-favorable, ils furent comblés. Il en résulta de leur part un grand attachement pour moi, et par suite de cela j'acquis l'affection de toute la maison du roi. Aussi, quand plus tard ma compagnie fut réformée, à chaque nouvelle de la retraite d'un capitaine des gardes, le bruit courait-il que j'étais destiné à le remplacer.
On forma donc six compagnies de gardes du corps, fortes, avec les surnuméraires, de quatre cents hommes chacune, et quatre compagnies, dites compagnies rouges, une des gendarmes de la garde, une de chevau-légers et deux de mousquetaires. Cette formation donna lieu à la création de cinq mille officiers subalternes, supérieurs ou officiers généraux. On peut juger d'un coup d'oeil de l'effet produit sur l'armée, au moment même où les réformes les plus grandes et les plus mal entendues venaient frapper une multitude de braves officiers, couverts de gloire et dans la force de l'âge. En même temps, comme on voyait dans les nominations intempestives des dispositions préparatoires pour remplacer les officiers actuellement en possession des emplois dans les troupes, l'avenir ne promettait pas de dédommagements aux malheurs présents. L'abbé Louis, par un calcul dur et sordide, fit mettre à la réforme un grand nombre de ces officiers, dans le moment même où il était si important de s'attacher l'armée, de lui donner de la sécurité et d'adoucir ce que les changements présents pouvaient avoir de pénible pour elle; et tout cela pour une économie de deux millions, quand la maison du roi en devait coûter plus de trois. On aura peine à comprendre une conduite si injuste et si impolitique.
Pendant l'émigration, les Bourbons n'avaient accordé aucun grade, aucun avancement. Mesure très-sage et donnant la preuve de leur considération pour les grades militaires. Cette mesure avait été observée si religieusement, qu'en 1814, quand tous les anciens officiers généraux reparurent, il n'existait que quatre lieutenants généraux, MM. de Viomenil, de Vaubecourt, de Coigny et de Béthisi. Tous les autres étaient maréchaux de camp. Mais Dupont, voulant plaire à tout le monde, prodigua les grades de la manière la plus coupable et la plus insensée. Sur sa proposition, des avancements furent donnés, et les effets rapportés à des époques passées et très-éloignées. Il en résulta une confusion extrême, et l'alarme la mieux fondée dans l'état-major général de l'armée.
Une circonstance en apparence futile eut une influence fâcheuse sur cette prodigalité de grades et sembla y ajouter encore. Le roi crut plaire à l'armée, en adoptant, en opposition aux usages de la cour de France, l'habit militaire pour son costume habituel, au lieu de reprendre l'habit habillé que les rois de France avaient constamment porté depuis cent ans. À son exemple, tous les courtisans, tous les individus investis de charges à la cour, en firent autant. C'était d'ailleurs une manière économique de se faire une garde-robe. Mais, aucun d'eux n'ayant servi depuis vingt ans, ils se trouvèrent en possession seulement des grades qu'ils avaient eus dans leur jeunesse, et chacun se trouva avoir une épaulette qui ne donnait pas un rang en harmonie avec la dignité dont il était investi. Par exemple, M. de Brézé, grand maître de cérémonies, était capitaine. Cette mesquine distinction faisait souffrir son amour-propre. Beaucoup d'autres étaient dans un cas semblable. Chacun donc voulut de grosses épaulettes ou des broderies. Si Louis XVIII eût repris l'habit habillé, tout le monde eût fait de même. Je dois dire qu'en cette circonstance M. de Blacas montra du jugement et un bon esprit. Il s'opposa, tant qu'il le put, à cette espèce de dévergondage dans la distribution des grades et refusa à plusieurs reprises l'avancement dont Dupont voulait le gratifier.
Avant d'aller plus avant, je chercherai à faire connaître Louis XVIII, tel que j'ai cru le voir. Louis XVIII était un composé de qualités et de défauts fort opposés. Il présentait les plus grands disparates dans ses habitudes et dans son caractère. Ayant adopté quelques idées nouvelles, il tenait du doctrinaire; mais ses habitudes et ses moeurs étaient toutes de Versailles et rappelaient ses premières années. Ainsi en lui se livrait un combat perpétuel entre les nécessités dans lesquelles il était placé, ses opinions et ses goûts. Ces combats ont plus d'une fois rendu la marche de son gouvernement incertaine et vacillante. Son esprit beaucoup trop vanté, et en réalité d'assez peu d'étendue, était souvent faux. Sa mémoire prodigieuse et son instruction très-grande en littérature lui donnaient le moyen de faire les tours de force les plus extraordinaires et d'éblouir ses auditeurs; mais il était au-dessous de la plus mince discussion. Son cerveau, propre à tout retenir, ne produisait rien. Jamais il n'alla jusqu'à un troisième raisonnement pour défendre une opinion adoptée d'avance. Son caractère avait de la modération, peu de franchise et assez de bonté. On trouvait en lui de la séduction dans les manières, de la grâce dans le langage, de la coquetterie dans les paroles, et une puissance et une autorité dans le regard que je n'ai vu à personne au même degré. On le savait faible, et malgré cela il imposait, il était assez généreux, et même grand et délicat dans ses largesses. Son orgueil bourbonien était tellement exagéré et absurde, que lui, si redevable aux souverains de l'Europe, imagina dans deux circonstances de prendre le pas sur eux et chez lui. Donnant à dîner à l'empereur d'Autriche, à l'empereur Alexandre et au roi de Prusse, il passa le premier pour se mettre à table. Dans une autre occasion, étant placé sur un balcon pour voir défiler les troupes, il avait fait placer un fauteuil pour lui et des chaises pour eux. Les souverains restèrent debout, et il fut supposé que le roi était placé dans un fauteuil à cause de ses infirmités.
Solennel dans les petites choses, Louis XVIII croyait se faire admirer par des phrases dites avec prétention, souvent très-ridicules. Son organisation était incomplète et bizarre: avec une bonne tête et un bon estomac, le reste du corps était si mal conformé, qu'à un âge peu avancé encore il pouvait à peine marcher. On sait, sous d'autres rapports, avec quelle parcimonie et quelle rigueur la nature l'avait traité; et, malgré cela, il avait beaucoup de prétention à des facultés qu'il n'avait jamais possédées. Il racontait les succès de sa jeunesse, et faisait, à cette occasion, des contes dépourvus de toute vérité. Il aimait les histoires licencieuses. On connaît ses amours trop célèbres dans ses dernières années, où une femme bien née s'est prostituée aux caprices d'un vieillard infirme et impuissant. Ayant beaucoup vu, il savait une multitude d'anecdotes, qu'il contait agréablement. Mais ceux qui, comme moi, l'ont approché d'une manière habituelle pendant beaucoup de temps, les savaient toutes par coeur; et, quoiqu'il ne pût l'ignorer, il n'en faisait jamais grâce dans l'occasion. Il était éminemment poli et maître de maison rempli d'attentions.
L'uniformité de l'emploi de son temps était incroyable. Dans les temps ordinaires, jamais il ne faisait chaque jour autre chose que ce qu'il avait fait la veille. Il se levait à sept heures; il recevait le premier gentilhomme de la chambre ou M. de Blacas à huit heures; à neuf heures, il avait quelque rendez-vous d'affaire; à dix heures, il déjeunait avec le service et les personnes autorisées, une fois pour toutes, à y venir tous les jours, les titulaires des grandes charges et les capitaines des compagnies de la maison du roi. Après le déjeuner, qui dura d'abord vingt-cinq minutes, et qui, avec le temps, devint beaucoup plus long, on passait dans son cabinet, où une conversation s'entamait. Madame la duchesse d'Angoulême et une ou deux de ses dames déjeunaient toujours avec lui. À onze heures moins cinq minutes, elle se retirait, et alors quelque histoire graveleuse, tenue en réserve, était racontée par le roi pour égayer ses auditeurs. À onze heures, il congédiait son monde. Alors commençaient pour lui les audiences accordées aux particuliers, et cela jusqu'à midi. À midi, il se rendait à la messe avec son cortége, toujours composé au moins de vingt personnes. Au retour de la messe, il recevait ses ministres quand ils avaient à lui parler, ou son conseil, qu'il tenait une fois par semaine. Ce conseil ne durait jamais une heure. Lorsque, quelques années plus tard, madame du Cayla fut dans les bonnes grâces du roi, c'était toujours le mercredi, après le conseil, qu'elle arrivait. Elle restait deux ou trois heures avec lui sans que personne pût entrer. Les autres jours, il passait une heure ou deux à écrire ou à lire et à faire des plans de maison, qu'il jetait ensuite au feu. Arrivé à deux, trois ou quatre heures, suivant la saison, il allait à la promenade, et faisait quatre, cinq, jusqu'à dix lieues, dans une grosse berline, sur le pavé, les chevaux courant ventre à terre, accompagné d'une nombreuse escorte. Louis XVIII avait cinq promenades fixes, tracées d'avance et toujours les mêmes. Des relais d'attelage et des détachements de troupes, placés de distance en distance, employaient jusqu'à trois cents chevaux. Il dînait à six heures en famille, mangeait beaucoup, et avait des prétentions légitimes à la gourmandise. Le dîner durait jusqu'à sept heures environ. La famille royale restait réunie jusqu'à huit heures, et puis se retirait. À huit heures, tout ce qui avait le droit d'entrer chez le roi, sans audience préalable, et qui voulait lui parler en particulier, pouvait demander à être admis, et était reçu à son tour. Un ou deux ministres y venaient presque chaque jour. À neuf heures, il sortait dans la salle du conseil, et donnait l'ordre, c'est-à-dire le mot d'ordre du château. Un certain nombre d'individus avait le privilége d'y venir, et ils en profitaient pour lui faire leur cour. L'ordre durait ordinairement vingt minutes, et, après avoir dit un mot à chacun, il se retirait. Alors arrivait M. Decazes, pendant le temps de son ministère. Le roi, après être resté seul avec lui jusqu'à onze heures, se couchait.
Louis XVIII avait quelquefois des mots heureux; plusieurs ont été conservés. Il était d'une exactitude extrême. Un jour qu'on le remarquait, il dit cette phrase connue: «L'exactitude est la politesse des rois.»--Souvent aussi ses paroles avaient une sorte de niaiserie prétentieuse. J'en pourrais citer beaucoup, mais en voici deux que ma mémoire me rappelle en ce moment.
Nous étions à déjeuner, et j'envoyai demander de la poularde à M. de Luxembourg, placé presque en face du roi. Au lieu de m'envoyer, comme il est d'usage, une aile ou une cuisse, il se mit à lever des aiguillettes, comme on fait au canard. Le roi, s'en apercevant, lui dit: «Monsieur de Luxembourg, mais comment servez-vous donc cette volaille?» Et celui-ci, avec un ton niais qui lui était particulier, lui répondit: «Mais, Sire, c'est à l'anglaise.» Le roi lui répondit d'une voix de tonnerre: «À l'anglaise! à l'anglaise! soyons Français avant tout.» Il crut avoir dit un mot à la Louis XIV et la plus belle chose du monde.
Dans les dernières années de sa vie, à l'époque de l'expédition d'Espagne par M. le duc d'Angoulême, on parlait un soir à l'ordre avec éloge de ses opérations; et lui, prenant la parole, dit: «Il y a longtemps que les Espagnols connaissent mon neveu. En 1815, à sa voix, ils se sont arrêtés et ont rebroussé chemin. (Effectivement, M. le duc d'Angoulême vint interposer ses bons offices pour empêcher l'entrée des Espagnols, alors superflue, puisque le roi était à Paris et que les provinces du Midi s'étaient prononcées en sa faveur.) Sa voix les a frappés de crainte. Cet événement m'a rappelé ce beau passage d'Homère où, racontant la fuite des Grecs devant les Troyens, ceux-ci furent frappés de terreur et abandonnèrent leur poursuite à la voix d'Achille qu'ils avaient reconnue.» On imagine qu'un sourire moqueur de l'auditoire accueillit cette citation.
Louis XVIII avait de la pédanterie et tenait du rhéteur dans sa manière de s'exprimer, et cependant il ne savait pas parfaitement le français. Je le lui ai entendu dire à lui-même; et, quoique assurément il parlât très-bien, il avait cependant raison, car j'ai remarqué quelquefois des fautes dans son langage. Son caractère était faible, et il avait besoin d'être dominé; mais il avait le premier degré de force, qui rend fidèle et obéissant à celui que l'on a pris pour maître. Le comble de la faiblesse, c'est d'appartenir au dernier qui nous parle. Il avait horreur de prendre un parti. Se décider était pour lui un supplice. Aussi un ministre habile ne pouvait mieux faire que de toujours lui présenter des solutions toutes faites. Je l'ai entendu dire à M. de Bonnet, homme de beaucoup d'esprit, qui a passé de longues années près de lui et dans son intimité. Quand on lui présentait des doutes, il entrait dans une incertitude qui ajournait souvent un résultat désiré et pressant. Sans doute on finissait par l'obtenir, mais d'une manière moins avantageuse. Il fallait lui dire: «Sire, il faut faire telle chose; il n'y a pas à hésiter; c'est une chose évidente.» Et tout était aussitôt terminé.
En résultat, Louis XVIII était plutôt un homme de sens qu'un homme d'esprit. Il avait de la générosité dans le coeur et de la bonté quand les passions de son entourage ne l'empêchaient pas de se montrer tel qu'il était. Sa paresse naturelle, comme ses infirmités, était d'accord avec la modération de son caractère. Il n'avait aucune superstition, et ses pratiques religieuses étaient plutôt d'étiquette que de foi et de conviction. Il ne manquait pas de courage, mais possédait le courage passif, propre aux Bourbons. Sa mort a été digne d'admiration. Ce prince a été grand et fort dans cette circonstance où tant d'hommes sont faibles; il a vu arriver sa fin avec un calme, une résignation qui m'inspirèrent dans le temps une profonde admiration. Il s'est montré avec la physionomie d'un sage de l'antiquité au moment de cette grande épreuve.
Le 4 juin, la Charte fut proclamée et le nouvel ordre de choses constitué. Une séance royale le consacra, et les Chambres, réunies pour la première fois, prêtèrent serment en présence du roi. On établit de la manière la plus explicite le droit divin, tandis qu'il eût été sage, la question étant résolue par le fait, de laisser tout dans le vague. Les mots de charte octroyée et d'ordonnance de réformation déplurent, donnèrent sur-le-champ des arguments spécieux aux mécontents, et agirent puissamment auprès des esprits inquiets et défiants. Combien tout eût été facile si l'on eût adopté et continué l'ordre ancien, le régime impérial, amélioré et modifié! Tout eût coulé de source, et aucune question ardue n'aurait été élevée. La Chambre des députés fut formée de l'ancien Corps législatif, en attendant une autre Chambre qui serait choisie d'après un nouveau mode d'élection. La Chambre des pairs fut composée d'une manière systématique et raisonnable. On prit, pour en faire la base, la plus grande partie de l'ancien Sénat. On y joignit les anciens ducs et pairs, un certain nombre d'individus appartenant à de grandes familles anciennes, et presque tous les maréchaux et les illustrations nouvelles. Une chose fâcheuse, maladroite et injuste, fut de n'y pas comprendre Masséna, dont le nom glorieux marque d'une manière si éclatante dans notre époque. On en vint jusqu'à disputer à cet homme illustre la qualité de Français, comme si tant de services rendus, tant de batailles gagnées pour la France, ne l'avaient pas naturalisé de fait! Le traiter avec faveur était une démarche habile et politique. Il était monstrueux et absurde de manquer ainsi à la plus rigoureuse justice envers un de ceux qui avaient le plus contribué à illustrer le nom français, la conduite tenue alors fut le résultat d'une de ces inspirations funestes qui devaient se renouveler si souvent dans la suite.
Le roi avait été précédé ou rejoint par ses deux neveux, les ducs d'Angoulême et de Berry. J'aurai tant d'occasions de parler du premier que j'en dirai peu de chose ici. Seulement il parut dépourvu de grâce et d'esprit. M. le duc de Berry semblait lui être fort supérieur. On remarqua en lui du mouvement, de la gaieté, le goût des beaux-arts et des plaisirs. Les jeunes officiers généraux attachés à l'état-major de l'Empereur, ces courtisans qui avaient porté à l'armée l'esprit des cours, esprit mille fois plus funeste et plus révoltant sur le terrain de la guerre où la vérité, la franchise, le dévouement, devraient seuls régner; ces militaires, dis-je, après avoir dévoré autrefois bien des faveurs sans partager les dangers, crurent qu'il y avait encore pour eux bonne curée à faire avec le nouvel ordre de choses. Aussi se précipitèrent-ils sur les pas et autour de M. le duc de Berry, qui d'abord en fut flatté. Mais bientôt après la brusquerie habituelle de ce prince, cette manie de singer Napoléon dans ses écarts et ses défauts, que rien chez lui ne pouvait ni justifier ni excuser, et les symptômes qui semblèrent bientôt annoncer le peu de solidité de la Restauration, les refroidirent pour le nouveau maître de leur choix. Enfin, la catastrophe du 20 mars 1815 les ayant jetés dans le parti de la trahison et de la révolte, ils devinrent décidément et restèrent plus tard les ennemis des Bourbons. Dès ce moment, ils ne négligèrent aucun des moyens en leur pouvoir pour leur nuire.
Ici commence pour moi une série de chagrins et de tribulations que la force de ma conscience, la pureté de mes intentions et le sentiment de ce que j'ai fait pour mon pays m'ont donné la force de supporter.
Les calomnies les plus horribles s'attachèrent à mon nom. On se rappelle mes efforts inouïs, incessants pendant la campagne de 1814. Je crois pouvoir le dire, sans être injuste envers aucun de mes camarades: dans cette campagne j'ai fait plus que les autres, et, si la chute du gouvernement n'eût pas été le résultat définitif, l'opinion m'aurait fait une assez grande part dans la gloire de cette époque.
Ce combat de Paris, où certes j'ai rempli largement mon devoir de général et de soldat, fut l'objet des plus injustes et des plus odieuses accusations. On dit et on répéta que la capitulation avait été un crime et une trahison, lorsque je m'étais, pour ainsi dire, dévoué seul à là défense de cette ville 3. Ces bruits, répandus dans les lieux les plus bas, colportés par la haine et les intérêts froissés, prirent du crédit. Plein du sentiment de ma propre dignité, des souvenirs de ce que j'avais fait, je me crus au-dessus de la calomnie. Je m'imaginai qu'il était indigne de moi de répondre, et j'eus tort. J'ai porté la peine de mon orgueil; mais une circonstance particulière influa puissamment sur ma destinée. En donnant du crédit à mes accusateurs, de l'union à mes ennemis, elle a modifié mon existence d'une manière funeste. Aussi elle doit entrer dans mes récits. Je parlerai donc une fois avec détail de mes chagrins domestiques, afin de ne plus revenir dans la suite sur ces pénibles souvenirs.
Note 3: (retour) Ces infâmes accusations furent corroborées plus tard par l'odieuse proclamation de l'Empereur, datée du golfe de Juan, le 1er mars 1815. Voici comment, peu d'années après, ces calomnies furent réfutées par lui-même dans ses Mémoires.En critiquant l'ouvrage du général Roguat, intitulé Considérations sur l'art de la guerre, l'Empereur dit:
«Le maréchal Marmont n'a point trahi en défendant Paris. L'armée, les gardes nationales parisiennes, cette jeunesse si brillante des écoles, se sont couvertes de gloire sur les hauteurs de Montmartre; mais l'histoire dira que, sans la défection du sixième corps, après l'entrée des alliés à Paris, ils eussent été forcés d'évacuer cette grande capitale; car ils n'eussent jamais livré bataille sur la rive gauche de la Seine, en ayant derrière eux Paris, qu'ils n'occupaient que depuis trois jours; ils n'eussent pas violé, certes, toutes les règles de la guerre. Les malheurs de cette époque sont dus aux défections des chefs du sixième corps et de l'armée de Lyon, et aux intrigues qui se trouvèrent dans le Sénat.»
Ainsi l'Empereur rend justice à ce que la défense de Paris a eu de brillant et d'héroïque.
Il est assez connu que la bataille s'est livrée sur les hauteurs de Belleville et de Romainville, occupées par le sixième corps seul; c'est donc aux troupes qui le composaient et à leurs chefs que le mérite en appartient.
La garde nationale n'a figuré en rien dans l'action; au delà du canal de Saint-Denis et à Montmartre, à peine quelques coups de fusil ont-ils été tirés, et c'est là seulement qu'il y avait quelques bataillons de garde nationale; quant aux écoles, elles sont restées éloignées du combat, et n'ont pas même pris les armes, à l'exception d'un détachement de l'École polytechnique qui servit aux batteries, en avant de la barrière du Trône, batteries qui, placées ainsi contre tout calcul raisonnable, furent prises par les chevau-légers wurtembourgeois, après avoir seulement tiré quelques coups de canon.
Les malheurs de l'époque ne sont pas venus de la défection dont parle Napoléon; ils ont été la conséquence forcée des maux dont Napoléon avait accablé la France et l'Europe, et qui ont soulevé le monde entier contre lui, tous ses alliés, même ceux de sa famille, et la presque universalité des Français.
Ils ont été la conséquence de la perte de un million cinq cent mille hommes en moins de dix-huit mois, sacrifiés d'une manière qui rappelle les folies de l'antiquité, et, sous le rapport militaire, en 1814, de la désobéissance formelle du vice-roi d'Italie, qui, rappelé avec son armée pour défendre la France, est resté en Italie, malgré la défense de son père adoptif, et s'est occupé de négociations dont le but était de le faire monter sur le trône, en le séparant de la cause française au moment où celle-ci succombait.
Napoléon oubliait-il donc, quand il parle de livrer bataille aux deux cent mille hommes qui occupaient Paris, qu'ils avaient été reçus avec des transports frénétiques de joie; oubliait-il que, lorsque le sixième corps a fait son mouvement sur Versailles, mouvement exécuté contre mes ordres formels, qui par conséquent ne m'appartient pas, et que j'ai déploré plus que personne; oubliait-il, dis-je, QUE DÉJÀ DEPUIS QUINZE HEURES IL AVAIT ABDIQUÉ PAR SUITE DE LA PRESSION DE SES LIEUTENANTS CONTRE LUI À FONTAINEBLEAU?
Était-ce sous de pareils auspices, et avec de misérables débris, qu'il pouvait être question de tenter encore la fortune?
Au moment où je relis ces Mémoires, un écrit publié à l'occasion de la mort de Joseph Bonaparte me tombe sous la main. Sa lecture peint d'une manière si vraie et si vive la situation dans laquelle Napoléon avait mis la France et s'était mis lui-même en 1814, que je ne puis me refuser à le consigner en grande partie à la fin de ce volume; se composant uniquement de pièces officielles écrites à l'époque des événements, on ne peut révoquer en doute l'exactitude des faits qu'il rappelle A.
On se demande avec étonnement quelle avait été la chute de la volonté et de l'activité de Napoléon, pour avoir laissé tomber la France dans un pareil excès de misère, dans un manque absolu d'armes, au point d'être obligé de distribuer des piques aux nouvelles recrues.
Sans doute, un million cinq cent mille hommes détruits avaient dû épuiser les arsenaux; mais, quand après les désastres de Leipzig, il était évident qu'à moins d'une paix faite subitement sur la frontière l'ennemi n'hésiterait pas à la franchir, ne fallait-il pas mettre en usage les moyens puissants qui, vingt ans auparavant, avaient servi à satisfaire nos besoins, à assurer notre salut?
On sait qu'en se bornant à un modèle grossier, mais capable d'un bon service, Paris peut fournir plusieurs centaines de mille fusils par mois.
Comment! le trésor impérial est vide: quelques rares mille francs peuvent à peine en sortir chaque jour, et, faute d'argent, on ne peut ni acheter des chevaux ni confectionner des habits, des harnais etc., etc., et des demandes réitérées, adressées à Napoléon par son frère, ne peuvent parvenir à faire ouvrir le coffre-fort du domaine extraordinaire; c'est quand tout s'écroule que les illusions mensongères entraînent une si singulière parcimonie!
Le passage du Rhin avec deux cent cinquante mille hommes, auxquels on n'a pas même quarante mille hommes de débris à leur opposer, annonce suffisamment que le champ de bataille s'étendra jusqu'à Paris; et cependant on n'exécute pas de travaux défensifs. Bien plus, le 17 mars, Napoléon n'a pas même approuvé et arrêté le projet des travaux dont la proposition lui avait été faite dès le commencement de l'année.
Comment expliquer une semblable conduite, si ce n'est que, placé constamment dans l'idéal, il se berçait de folles illusions, et qu'il préférait s'exposer à une perte certaine plutôt que de reconnaître d'avance un péril éminent dont les esprits les moins clairvoyants étaient frappés. Il n'a donc rien voulu prévoir ni rien préparer, et cependant avec une autre détermination il avait des chances de salut. Car, s'il se fût abandonné à un mouvement généreux sous les yeux des Parisiens, appuyé à des ouvrages faits avec soin, avec le secours de tous les moyens matériels et moraux des habitants, dont les esprits eussent été électrisés, Napoléon eût obtenu une fin magnanime et glorieuse ou un triomphe immortel.
(Note du duc de Raguse.)
Note A: (retour) Les pièces dont il est question ici font partie de la correspondance du roi Joseph, publiées dans l'ouvrage ayant pour titre: Mémoires et correspondance politique et militaire du roi Joseph, publiés, annotés et mis en ordre par A. Du Casse Perrotin, éditteur, Paris, 1854. Voyez tome X, de la page 35 à la page 218. On a jugé inutile de reproduire ici ces lettres, quoiqu'elles semblent réunies comme tout exprès pour dire ce que dit le duc de Raguse lui-même dans le volume précédent de ses Mémoires. (Note de l'Éditeur.)Mes longues absences, et l'existence indépendante et brillante dont jouissait madame de Raguse, avaient porté leur fruit. Des chagrins de toute espèce avaient été mon partage. Revenu dans mes foyers, j'y trouvai des habitudes que je ne pouvais supporter, habitudes tellement prises, qu'il était impossible de les combattre avec succès. Je me bornai à vouloir, de la part de madame de Raguse, de la réserve. Je calculai une existence toute de convenance; mais son caractère était peu propre à la conciliation, et elle trouva moyen de me rendre la vie insupportable. Tout en elle était passion et déraison. Alors je résolus de me séparer d'elle à l'amiable et sans éclat. Je poussai la délicatesse de ma conduite jusqu'à renoncer volontairement aux avantages de fortune qui résultaient légitimement de mon union avec elle.
Quand je l'avais épousée, elle m'avait apporté en dot quinze mille francs de rentes. À l'époque de mon mariage, j'étais riche, ou au moins je le devins peu après. De grands traitements, qui augmentaient sans cesse, des dotations considérables et tous les avantages d'une position brillante qui, certes, avaient de beaucoup dépassé les espérances qu'elle avait pu concevoir en m'épousant, furent partagés avec elle.
En ce moment, c'est-à-dire à l'époque de la rentrée des Bourbons, elle était, par la mort de son père, en possession d'une grande fortune, tandis que mon existence avait déchu. Mes revenus étant diminués par le fait de la Restauration, il eût été juste, comme il était de droit, qu'après avoir pris sa bonne part de mes prospérités, je pusse jouir des siennes; mais je déclarai qu'étant déterminé à ne plus vivre avec elle je ne voulais pas de sa fortune. Dès ce moment nos intérêts furent distincts. J'allai me loger loin d'elle, et il fut convenu seulement que, ne jouissant pas de sa fortune et renonçant à son administration, je n'en serais pas responsable.
Ma séparation la contrariait beaucoup. Elle craignait les effets qui en résulteraient pour elle dans l'opinion. Elle aurait trouvé commode d'avoir auprès du monde la protection de son mari, que la position qu'elle avait prise lui rendait si nécessaire, et cependant elle répugnait à l'aider dans ses succès sociaux. Un jour, quand je croyais encore possible de vivre avec elle, et lui ayant dit: «Nous allons tenir une bonne maison; il en résultera de grands avantages pour ma position à la cour,» elle me répondit: «Ah! vous croyez que je vais vous servir de marchepied!» Réponse où la haine se montre à découvert, puisqu'elle l'aveuglait même sur ses propres intérêts. Effrayée cependant du jugement du public et dans le but de l'égarer sur les véritables causes de notre séparation, elle n'hésita pas à réunir autour d'elle mes ennemis politiques, afin d'avoir des amis et des prôneurs. Des amis, hélas! le seul moyen, pour elle, d'avoir des gens qui en tinssent le langage était de servir leurs passions et de donner de bons diners. Aujourd'hui, moins riche, elle est fort délaissée, son caractère étant tout à fait incompatible avec l'amitié. Ce sentiment divin exige un coeur tendre, généreux, de la justice, de la raison, de l'indulgence, et une sorte d'égalité au moins dans les rapports, si elle n'est pas dans la nature des choses. Elle, au contraire, égoïste, passionnée, déraisonnable, enfant gâté, exigeante, impérieuse, voulait des esclaves, et non des égaux. Du moment où la femme portant mon nom, qui, de près ou de loin, devait toujours partager mes succès et mon existence, s'unissait intimement à mes ennemis, elle donnait le plus grand crédit aux calomnies débitées contre moi.
Voilà ce que madame de Raguse a été envers moi; voilà mon principal grief contre elle, celui que je ne saurais jamais lui pardonner. Elle a tenté de flétrir ma vie; mais, si elle n'y a pas réussi, elle est parvenue au moins à la déchirer. Pour finir enfin ce qui la concerne, je dirai qu'au 20 mars (1815) son affection parut se réveiller; mais, comme avant tout elle s'occupait toujours de ses intérêts, et que nos affaires d'argent n'avaient pas pu encore été définitivement réglées, elle me demanda, en raison des chances que j'avais de périr dans la lutte, de faire une disposition testamentaire qui lui donnât la jouissance des bénéfices de la communauté, afin de ne pas avoir de discussion avec mes héritiers. J'eus la bonté d'y consentir. Elle a dit et a répété qu'elle m'avait envoyé des sommes considérables à Gand. Elle m'aurait peut-être donné quelque argent si je lui en avais demandé; mais je n'en ai pas eu besoin, et elle ne m'en a pas offert.
Les événements qui m'ont fait quitter la France ont semblé rappeler en elle quelques bons sentiments pour moi. J'ai tant de peine à haïr, je trouve tant de douceur dans les sentiments opposés à la haine, que je me suis montré sensible à son intérêt. Voilà une tâche pénible achevée. À présent, je ne m'occuperai plus d'elle.
Je disposai des premiers moments de liberté pour faire un voyage à Châtillon et aller voir ma mère. Elle eut un grand bonheur à me retrouver sain et sauf, après une vie si longtemps livrée aux périls. Sa santé était chancelante, et je devais bientôt la perdre. Heureusement pour elle, elle échappa aux douleurs que lui auraient données les Cent-Jours et ma proscription. Je m'occupai de mettre à exécution les embellissements projetés depuis longtemps au manoir paternel. Le château de Sainte-Colombe, qui touche Châtillon, placé dans une situation charmante, était susceptible de devenir un très-beau lieu, une magnifique habitation. Je suis parvenu à le rendre tel. Ce ne sont pas ces embellissements qui ont causé la perte de ma fortune. Un homme raisonnable ne se ruinera jamais par de semblables travaux. Il doit en savoir d'avance le prix à peu près; dans tous les cas, s'arrêter quand la somme qu'il lui faut dépasse ses moyens. C'est en faisant des entreprises d'industrie que l'on se ruine facilement, parce que, l'argent dépensé devant produire, on se fait illusion sur les résultats et on exagère les espérances. On n'est pas arrêté par une dépense momentanée, parce qu'on la regarde en quelque sorte comme un prêt fait à l'industrie qu'on exploite; mais le moment n'est pas venu de rendre compte de cette partie des soucis et des tourments de ma vie.
Pendant mon premier séjour à Châtillon, Monsieur, depuis Charles X, en route pour visiter le Midi, s'arrêta vingt-quatre heures chez moi. Il y reçut tout ce que le voisinage avait de distingué. Il semait partout des encouragements et des récompenses. Il prodiguait les croix de la Légion d'honneur. Il en fit, ainsi que les princes ses fils dans leurs divers voyages, une telle distribution, que je soupçonnai le gouvernement de vouloir déconsidérer cet ordre; mais j'étais dans l'erreur. Peu après, on fut tout aussi peu mesuré dans la distribution de la croix de Saint-Louis. On devait supposer que les Bourbons auraient dû en être avares; mais ces princes n'ont jamais mis aucune mesure dans la distribution de leurs grâces. Quelquefois, sans motif, ils en sont parcimonieux, et dans d'autres occasions leur bonté allant jusqu'à la faiblesse, leur en fait faire un tel emploi, qu'il en diminue le prix. Ce qui passe par leurs mains est bientôt démonétisé. On l'a vu, pour les distinctions de tout genre, pendant les seize ans qu'ils ont régné. Je revins à Paris pour siéger à la Chambre et m'occuper de l'établissement de ma compagnie de gardes du corps.
Les travaux de la Chambre furent peu de chose, et je n'y pris cette année aucune part. Le ministère présenta une loi sur la presse, assez mal faite et dont la discussion donna beaucoup de ridicule à l'abbé de Montesquiou. Benjamin Constant, le premier faiseur de pamphlets du monde, réfuta tous ses arguments avec une supériorité remarquable, sans sortir des bornes de la politesse et d'une bonne plaisanterie.
Ma compagnie, établie à Melun, se livra à l'instruction avec ardeur. J'avais placé, parmi les lieutenants et sous-lieutenants, des officiers généraux et supérieurs de cavalerie très-distingués. Aussi fut-elle promptement tout ce qu'un corps semblable peut devenir. Je m'attachai à cette belle jeunesse, qui là, et partout ailleurs depuis, a justifié mon estime et ma confiance.
Il y eut, vers le mois d'août, un événement de peu d'importance, mais qui sert à peindre le caractère calme et indifférent de Louis XVIII. Au retour d'une chasse et d'une fête qu'avait donnée le duc de Berry au bois de Boulogne, M. de Blacas se rendit chez moi et me dit avoir l'ordre du roi de me conduire chez lui sur-le-champ. Je m'y rendis; le roi me dit: «Je viens de recevoir l'avis que le prince de Wagram est en correspondance avec l'île d'Elbe, et qu'il en a reçu une lettre il y a peu de jours. Comme il m'en a fait mystère, cette correspondance est coupable. Rendez-vous chez lui avec M. de Blacas, et demandez-lui l'explication de ce fait. S'il en est ainsi, vous l'arrêterez et le conduirez à Vincennes. J'ai pensé qu'en vous choisissant, vous qui êtes doublement son camarade, cette mesure de rigueur lui serait moins pénible.» Si la chose eût existé, dans l'esprit que supposait le roi, et cette supposition pouvait seule motiver un acte aussi sévère et aussi éclatant, la chose était très grave. Napoléon, en rapport avec son ancien major général, pouvait faire craindre une conspiration et une révolte prochaine. Assurément, il y avait pour Louis XVIII sujet à réflexion. Eh bien, je le trouvai dans son cabinet occupé à lire Andromaque!
Je me rendis chez Berthier et lui demandai l'explication de cette prétendue correspondance. Il me dit qu'effectivement il avait reçu une lettre du général Bertrand pour avoir des livres. Il en avait parlé au roi, et celui-ci se le rappela.
Le gouvernement nomma un gouverneur dans chaque division militaire. Presque tous les maréchaux furent investis de cette dignité et eurent des lettres de service pour aller y exercer leur autorité. Cette mesure était bonne. C'était tout à la fois un moyen de satisfaire l'ambition des chefs de l'armée, de créer de grandes existences indépendantes des rouages habituels, nécessaires à l'administration, et de pourvoir ainsi à notre manque d'aristocratie. On aurait pu leur donner des attributions plus étendues sans contrarier l'ordre constitutionnel. Elles auraient servi à augmenter la force du gouvernement, à ajouter à son action et à préparer des influences utiles pour les élections; mais tout cela ne fut qu'ébauché. Bientôt même, le gouvernement revint sur ces dispositions salutaires en retirant tout pouvoir aux gouverneurs. Il cédait en cela à la tendance que les ministres n'ont cessé d'avoir, pendant toute la Restauration, de rabaisser le pouvoir du roi, l'éclat de la couronne et la considération due aux militaires, de se mettre en tutelle sous les avocats et de rehausser l'ordre civil, si habituellement en France composé de gens sans antécédents et sans autres droits que ceux résultant du caprice de ceux qui les nomment, tandis que l'ordre militaire existe par lui-même, exige de longues épreuves de la part de ceux qui parviennent à devenir ses chefs, et ne les admet qu'après avoir montré leur capacité dans la conduite des hommes.
Le maréchal Soult eut en partage, comme gouverneur, les départements de l'Ouest. Il y tint une conduite étrange, indigne d'un homme qui se respecte, en feignant des sentiments qu'il n'avait pas et ne pouvait pas avoir. Mais il arriva à son but, tant les Bourbons, naturellement défiants avec les gens loyaux et francs, sont facilement trompés par ceux qui flattent leurs passions.
Soult vit en détail les officiers qui avaient soutenu la cause royale dans nos guerres civiles. Son devoir était sans doute de réclamer des actes de justice et de bienfaisance du roi, en faveur de gens qui avaient défendu ses intérêts, été victimes de leur dévouement, et possédaient des droits incontestables au moment où la chance, funeste depuis tant d'années, leur était devenue favorable. Mais il ne devait pas oublier ses antécédents. Il dit à ces vieux officiers royalistes rassemblés: «Messieurs, c'est nous qui nous sommes trompés; vous ne devez pas venir dans nos rangs, c'est nous qui devons passer dans les vôtres.»--Ainsi il abjurait les actions de toute sa vie et tout ce qui l'avait élevé au-dessus de la foule. Il oubliait la gloire de nos champs de bataille, le dévouement de notre jeunesse, et les temps héroïques qui nous donneront une place distinguée aux yeux de la postérité. Il reniait ses dieux pour se faire courtisan. N'imagina-t-il pas d'élever un monument aux victimes de Quiberon, non de faire poser modestement une pierre sépulcrale où on aurait gravé une phrase d'une piété et d'une philosophie chrétiennes sur les malheurs des temps où nous avons vécu; mais il proposa une souscription pour faire un monument destiné plutôt à rallumer des haines qu'à calmer les passions.
Ce projet étant adopté avec empressement par la cour, le maréchal Soult fut porté aux nues. Je gémissais intérieurement de tant de fausseté d'un côté, de tant de crédulité de l'autre, quand un jour, aux Tuileries, Soult m'aborda pour me proposer de souscrire. Je lui répondis qu'assurément on me couperait le poing avant d'y poser ma signature. Il me répliqua, en prenant un ton solennel et pathétique: «Les ossements sont encore à découvert.»--Je lui répondis: «Je ne vous connaissais ni si religieux ni si sensible;» et je lui tournai le dos. Bientôt, à la cour, on ne jura que par lui.
On avait imaginé de conserver la garde impériale, sans la satisfaire. De trois partis on avait pris le plus mauvais. La vieille garde étant composée de l'élite de l'armée, se l'attacher et la combler, c'était conquérir toute l'armée. Puisque les Bourbons voulaient des gardes du corps, elle se serait contentée d'un service extérieur, ainsi que l'a fait depuis la garde royale. Il fallait se prononcer nettement et promptement sur cette question capitale, et moi qui connaissais bien l'état des choses, je déplorais l'erreur dans laquelle on était tombé. On lui laissa sa solde et on lui donna le titre de grenadiers de France, en lui assignant Metz pour garnison. Il était louable de ne pas toucher à son bien-être; mais c'était bien peu connaître les gens de guerre en général et surtout en France, que de mettre ses intérêts pécuniaires avant ce qui est honneur et considération. Il y a de l'un à l'autre une distance incommensurable.
Notre métier a l'amour-propre et une noble fierté pour base. Tout ce qui choque ces sentiments aliène les esprits et blesse profondément le coeur. Je cherchai à éclairer le général Dupont à cet égard; mais il ne sut ou ne voulut rien comprendre. J'en parlai à M. de Blacas à plusieurs reprises; mais, quoiqu'il m'écoutât, mes phrases glissaient sur lui. Un matin cependant, avant le déjeuner, nous renouvelâmes cette conversation, et il me demanda ce que ferait cette vieille garde si Napoléon venait à tomber comme du ciel au milieu du royaume. Je lui répondis: «Si alors la garde est attachée à la maison du roi, honorée et satisfaite, elle sera fidèle; mais, si elle est surprise dans l'état où elle est aujourd'hui, elle ira, quoi qu'on puisse faire, joindre Napoléon et entraînera toute l'armée.» Et c'est ce qui est arrivé! le roi devait s'emparer de cette troupe, adopter ses intérêts, s'entourer de ce monument vivant de nos temps de puissance et d'éclat. Il fallait, petit à petit et au moyen d'avancements et de récompenses, changer les officiers, et il n'y avait plus alors une seule chance pour que ce corps d'élite fût infidèle; car les braves gens se gagnent par la confiance. La compagnie de grenadiers à cheval de la Rochejaquelein, sortant de la garde impériale, n'a pas hésité un instant à remplir ses devoirs jusqu'au moment où, le roi ayant quitté la France, elle a été licenciée. Plus tard, les soldats revenus de l'île d'Elbe, placés dans la garde royale, ont donné constamment l'exemple de la fidélité et du dévouement.
On prit envers l'armée une mesure dont je gémis comme de tant d'autres choses: elle montrait une grande ignorance de l'esprit militaire. Le ministre de la guerre imagina de faire signer au roi une ordonnancé qui changeait les numéros de presque tous les régiments, et voici à quelle occasion. Deux ou trois numéros étaient vacants par suite de réformes anciennes. Il était assurément fort peu important que ces numéros fussent remplis ou non. On imagina, par un esprit d'ordre et de symétrie poussé jusqu'au ridicule, de faire disparaître cette lacune. Puisqu'on était décidé à satisfaire ce caprice, on pouvait prendre les derniers régiments pour leur donner les numéros vacants. Au lieu de cela, on arrêta de faire les changements de proche en proche. Ainsi le 30e régiment, par exemple, devint le 29e, le 31e le 30e, etc., de manière que tous les numéros au-dessous des vacants furent changés. Cependant, après de longues guerres, les numéros des régiments sont devenus des noms propres, auxquels les souvenirs de la gloire acquise attachent, et c'est blesser gratuitement des sentiments nobles et légitimes que de les en dépouiller. Le premier acte de Napoléon après son retour, pendant les Cent-Jours, fut de rendre à chaque corps le numéro ancien qu'il avait perdu.
Nous étions six capitaines des gardes du corps. Chacun de nous avait ainsi deux mois de service par an. En 1814, quatre mois étant déjà écoulés à l'époque de rentrée du roi, il fut décidé que chaque capitaine des gardes, pour cette fois, ne ferait que six semaines de service. Ma compagnie étant la sixième, mon service commença le 16 novembre.
On pouvait déjà remarquer bien du mécontentement, de l'inquiétude, et soupçonner des intentions coupables. Les rênes du gouvernement flottaient. On avait le sentiment de n'être pas gouverné, et les actes du pouvoir, souvent en contradiction avec l'opinion publique, semblaient menaçants pour l'avenir. On redoutait tout des influences qui entouraient la famille royale; mais, quand à la tribune un ministre du roi vint flétrir le passé par son langage, l'alarme fut à son comble. En effet, M. Ferrand, je ne sais plus à quel propos, parla de ceux qui avaient suivi la ligne droite pendant la Révolution, et l'on devine que cette ligne droite était celle de l'émigration. Dès ce moment, chacun se crut frappé dans son honneur. À mes yeux, les hommes qui ont le plus influé sur la catastrophe de 1815, et contribué le plus puissamment à amener le 20 mars, sont MM. Dupont et Ferrand. L'un a compromis et sacrifié les intérêts matériels de l'armée; l'autre, les intérêts moraux de tout ce qui avait servi, de tout ce qui avait eu du pouvoir ou marqué pendant la Révolution et l'Empire.
Le mécontentement se montrait de diverses manières, et mille symptômes le faisaient reconnaître. Des réunions eurent lieu parmi les factieux, et des projets criminels furent conçus. Le roi avait cru convenable de se montrer en public aux différents spectacles. Ses infirmités lui rendaient difficile de se mouvoir. On disposa dans chaque salle de spectacle, pour la circonstance, une grande loge d'un accès facile, où il pût arriver commodément. Cet appareil et l'éclat des préparatifs firent de ces représentations de véritables fêtes. L'affluence était extrême. La loge du roi, placée au centre des premières, ornée avec soin, très-vaste, contenait toute la famille royale. Le roi, madame la duchesse d'Angoulême et les princes arrivaient ordinairement dans une seule voiture à glaces, où cinq personnes pouvaient tenir à l'aise.
Le tour de la représentation de l'Odéon vint au moment où j'étais de service, vers la fin de novembre ou dans les premiers jours de décembre. Tout était commandé et prêt pour partir à sept heures, quand, vers cinq heures, un homme affidé et dévoué, accourut près de moi et me prévint qu'un complot était formé coutre la vie du roi et de sa famille. L'exécution devait avoir lieu le soir même. Cet homme, dont j'ai oublié le nom, sortait d'une réunion de mécontents où l'on avait arrêté de s'embusquer au nombre de cent cinquante hommes, armés de pistolets et de poignards, dans les environs du pont Neuf. On devait arrêter la voiture du roi, s'emparer de la famille royale et la jeter tout entière à l'eau. L'escorte ordinaire du roi, dans ces occasions, ne se composait alors que de douze gardes du corps.
Aussitôt après avoir reçu ce rapport, je montai chez le roi pour lui en rendre compte. Il me dit, sans la moindre émotion, qu'il ne changerait rien à ses projets, et me chargeait de pourvoir à sa sûreté. J'envoyai chercher le général Maison, commandant la division, et le général Dessole, commandant la garde nationale, et nous convînmes des mesures à prendre. Je fis monter à cheval cent gardes du corps; des détachements de la garnison furent répartis sur la route que devait parcourir le roi, et, au lieu de l'accompagner en voiture, je l'accompagnai à cheval. Ces mesures déconcertèrent les conspirateurs, et rien ne fut tenté. Le roi et sa famille furent parfaitement calmes en allant et en revenant, et cependant un véritable et grand danger avait été couru. On chercha à tourner en ridicule les mesures de sûreté prises; mais le fait était certain, le projet formé et au moment d'être exécuté. Dans les Cent-Jours, un officier-général médiocre, et jouissant de fort peu de considération dans l'armée, qui était à la tête du complot, s'en vanta publiquement.
L'hiver se passa en agitations sourdes. Chacun avait le sentiment des dangers dont la société était menacée. Mille symptômes de révolution s'annonçaient, et les dépositaires de l'autorité étaient seuls dans une sécurité funeste. Un voile épais couvrait leurs yeux. Les sottises de Dupont s'accumulaient sans cesse, la voix publique s'élevait toujours davantage contre lui. L'on se décida enfin à le remplacer. Il avait cru fonder la durée de sa puissance sur la protection des courtisans; protection achetée au prix de mille abus. Il faisait un calcul indigne d'un homme d'esprit, et surtout d'un honnête homme. Le devoir d'un ministre est de tout sacrifier au bien de son pays et du service de son souverain; mais son intérêt bien entendu lui commande la même conduite; car le désir le plus ardent des souverains devant être avec raison, de vivre tranquilles, puissants et honorés, il ne leur viendra jamais dans la pensée de renvoyer un ministre qui leur procure ces biens. C'est toujours à l'occasion d'un embarras, d'une difficulté dans la marche du gouvernement, que les mécontentements publics se développent, et ces mécontentements amènent les changements de ministres. Que les ministres et les souverains gouvernent bien; les premiers sont assurés de conserver leurs portefeuilles, et les seconds de vivre tranquilles sur leur trône. Voilà le secret pour empêcher les révolutions.
Dupont fut renvoyé; mais par qui fut-il remplacé? Par Soult. Et cela devait être. Homme de talents contestables, d'un esprit médiocre, ses qualités militaires se bornent à savoir bien organiser; mais jamais il n'a su mener ses troupes au combat. Il est seulement remarquable par une ambition sans bornes. Son instinct le rend propre à jouer tous les rôles. On a vu comment il avait préparé et établi son crédit. On le crut pénétré des sentiments d'un émigré de Coblentz, et on le choisit. S'il en avait été ainsi, cette circonstance eût dû être un motif d'exclusion. Le jour où un homme, changeant d'opinion, devient infidèle à ses principes, à ses antécédents, il perd son crédit. Or le crédit, force morale, puissance d'opinion, ajoutée à une puissance réelle et positive, est nécessaire dans toutes les carrières et dans toutes les situations de la vie. Le crédit, c'est la confiance qui change de nom et d'objet, suivant l'application qui en est faite. Le crédit, chez le négociant, est fondé sur l'idée de sa fortune et de sa probité; chez l'homme de guerre, c'est la croyance en son talent et son courage; chez l'homme d'État, c'est la foi en son expérience et son génie. Quand l'homme public est, à tort ou avec raison, dépouillé de son crédit, il ne peut plus rien, il est tout seul avec ses cinq sens et n'a plus que la misérable et chétive puissance d'un seul homme.
Soult entra donc au ministère, au grand étonnement de tout ce qu'il y avait de sensé. L'abbé de Montesquiou me questionna sur ce choix; je lui dis: «Le changement de Dupont était indispensable, car on aurait péri par suite des fautes qu'il commettait chaque jour par ignorance: mais il y a les mêmes dangers avec celui-ci, et, de plus, à craindre celles qu'il commettra peut-être volontairement. En résultat, si Soult est de bonne foi, il est possible, mais encore incertain, qu'il fasse des choses utiles; s'il est de mauvaise foi, nous sommes perdus, car les hommes comme lui ont plus d'habileté pour faire le mal que pour faire le bien.»
Les propos les plus hostiles, les plus scandaleux, étaient tenus publiquement contre le nouvel ordre de choses. Un officier brave, actif et spirituel, Charles de la Bédoyère, était particulièrement renommé par l'audace de ses discours. Ayant épousé mademoiselle de Chatelux, et, à ce titre, se trouvant l'allié des Damas, il était protégé par eux. Or, chez les gens de la cour, les intérêts de famille passent avant ceux de parti et d'opinion. Les Damas donc sollicitèrent le commandement d'un régiment pour lui et l'obtinrent. Employer de cette manière un homme connu par les sentiments hostiles était fort blâmable; mais le comble de l'imprudence fut de lui donner un régiment situé à la frontière, et de plus à la frontière d'Italie, point suspect et par lequel des troubles pouvaient pénétrer chez nous. Aussitôt informé, j'en prévins M. de Blacas, sans produire, comme toujours, aucune impression sur lui. Son infatuation le rendait toujours sourd à tous les discours et à tous les avis.
Cependant les partis s'agitaient dans divers sens. Celui de M. le duc d'Orléans semblait devoir être le plus formidable. Une insurrection éclata, fut réprimée, et les frères Lallemand échouèrent dans leur tentative sur la ville de la Fère, dont un brave officier, le général d'Aboville, ferma les portes et prit le commandement. La garnison de Lille s'insurgea sous les ordres du comte d'Erlon. Tous ces mouvements-là avaient lieu au profit de M. le duc d'Orléans.
Napoléon avait eu une correspondance très-active avec la France. Ses principaux agents étaient la duchesse de Saint-Leu, le duc de Bassano, Lavalette, etc. Des agents subalternes agissaient auprès des troupes et du peuple. Sans ourdir de trame positive, ils s'occupaient à semer partout la désaffection, puissamment secondés par le maréchal Soult, qui ne négligeait de prendre aucune des mesures capables de mécontenter. Des fautes si multipliées, et dont les effets étaient si certains, devaient sans doute être commises à dessein.
Napoléon connut le mécontentement universel et l'agitation des partis dans tous les sens. Dès lors il se décida à se présenter et à entrer en lice. En se montrant subitement et d'une manière inopinée, il était bien certain de rallier tous les ennemis de l'ordre de choses établi. Sa présence devenait un si grand événement, qu'elle ferait oublier tous les projets formés sans lui. Il héritait ainsi, de droit, de tous les préparatifs faits contre les Bourbons dans d'autres intérêts que les siens. Je pense donc encore aujourd'hui qu'il n'y a pas eu un complot positif et immédiat dans le but de son retour, et que, si diverses personnes espéraient son arrivée, aucune n'en avait la certitude.
On a tout fait pour détruire les Bourbons, pour favoriser l'exécution des combinaisons auxquelles Napoléon pouvait se livrer; mais il n'y a pas eu de ces conspirations proprement dites, éclatant à jour nommé, et dont toutes les circonstances sont prévues.
Napoléon avait jugé les fautes multipliées du gouvernement des Bourbons, apprécié sa marche imprudente; il connaissait le mécontentement public, et savait bien, relativement à lui, qu'en France le mécontentement de la veille est effacé par le mécontentement du jour. Enfin il était informé que les Bourbons avaient confié le pouvoir à des hommes sans prévoyance, sans talents et sans énergie. Le ministère de la marine, l'un des plus importants à cause de la surveillance à exercer sur l'île d'Elbe, était entre les mains de M. Beugnot, l'homme le plus léger, le plus frivole. La direction générale de la police avait été remise à un honnête homme, fort dévoué sans doute, mais dépourvu des facultés nécessaires pour remplir convenablement ce poste, et privé de cette espèce de malice qui donne le moyen de découvrir les intentions coupables. Enfin, l'obstination de M. de Talleyrand au congrès de Vienne à dépouiller Murat du royaume de Naples ayant amené celui-ci à mettre son armée en mouvement, des bruits de guerre en étaient résultés. Le gouvernement français s'en était inquiété, et, en conséquence, il dirigeait vers notre frontière des Alpes cinquante mille hommes de troupes pour en former un corps d'observation. C'est dans ces circonstances et sous ces auspices que Napoléon se décida, avec mille hommes dévoués, à venir tenter la fortune. Il masqua avec habileté son départ de l'île d'Elbe; il échappa aux croisières françaises et anglaises chargées de le surveiller, et débarqua enfin au golfe de Juan le 1er mars.
J'étais allé fermer les yeux de ma mère qui mourut le 27 février et je comptais rester quelques jours à Châtillon, quand un courrier, expédié de Paris, me fit revenir promptement dans la capitale. J'y étais de retour le 7 au soir. Je trouvai les esprits dans une grande agitation, et tout le monde dans un grand émoi. On connaissait déjà le refus d'Antibes d'ouvrir ses portes; mais en même temps le commencement du mouvement de Napoléon par les montagnes pour se rendre en Dauphiné. Les ennemis des Bourbons étaient ivres de joie à Paris. Leurs partisans affectaient une inepte sécurité, et cependant il était difficile qu'elle partît du coeur. L'aveuglement de quelques-uns était tel, qu'ils se réjouissaient de voir Bonaparte venir se livrer lui-même, comme un papillon, disaient-ils, qui vient se brûler à la chandelle.
La maison du roi était composée de douze compagnies. Ce corps ayant besoin d'un chef unique pour présenter un peu d'ensemble, le commandement général m'en fut donné. Je ne dirai rien de la marche de Napoléon et de la manière brillante dont il se tira des dangers qu'il avait à courir. La grande crise pour lui était l'effet que produirait sa rencontre avec les premières troupes. La moindre résistance devait occasionner sa perte, comme aussi la première défection en amener beaucoup d'autres. On sait comment il présenta sa poitrine aux premiers soldats qui avaient refusé d'abord de parlementer, et l'effet produit par ce mouvement généreux. La résolution de défendre Grenoble, prise par le général Marchand, fut déconcertée par la démarche de la Bédoyère, qui vint avec son régiment rejoindre Napoléon. Depuis ce moment la contagion gagna rapidement. Un obstacle matériel, qui aurait forcément arrêté l'Empereur, favorisé un engagement à distance et empêché un contact immédiat avec ses troupes, pouvait seul suspendre ses progrès.
Cette entreprise audacieuse, la manière dont elle fut exécutée, la supériorité avec laquelle Napoléon avait jugé l'état véritable de l'opinion, rappellent son plus beau temps et l'éclat des prodiges de sa jeunesse. C'était le dernier éclair de son génie, la dernière action digne de sa grande renommée.
Monsieur partit pour Lyon, accompagné de M. le duc d'Orléans et du maréchal duc de Tarente. On pressait l'arrivée des corps précédemment mis en mouvement pour se porter à la frontière. Des troupes nombreuses étaient déjà à Lyon. La garde nationale semblait animée d'un bon esprit, et Napoléon approchait. Rien ne semblait plus urgent que de couper les ponts du Rhône, et de ramener sur la rive droite tous les bateaux. Alors il n'eût pas été impossible de parvenir à faire tirer quelques coups de canon. Dix suffisaient peut-être pour changer l'état de la question. Des dispositions furent prises pour faire sauter le pont de la Guillotière; mais M. de Farges, maire de Lyon, vint pleurer auprès de Monsieur sur ce dégât fait à un monument de la ville, et Monsieur, avec cette bonté tenant de la faiblesse, si souvent l'apanage des Bourbons, donna l'ordre de cesser les travaux. On fit un barrage. Les soldats de Napoléon le franchirent, après avoir parlementé un moment avec ceux qui étaient chargés de le défendre. Tout le monde cria: «Vive l'Empereur!» et Monsieur, le duc d'Orléans et le maréchal Macdonald n'eurent d'autre parti à prendre que celui d'une retraite précipitée.
À mon arrivée à Paris, j'avais parlé au roi de la grandeur des circonstances, et il me parut les apprécier, quoique montrant beaucoup de confiance dans la fidélité des troupes; mais chaque jour rendait plus vaines ses espérances. Les événements de Grenoble et de Lyon me parurent décisifs, et je redoublai mes instances auprès du roi pour qu'il arrêtât, sur-le-champ, le parti à prendre quand Napoléon serait près de Paris, car son arrivée était inévitable et prochaine.
Chaque soir j'allais trouver le roi. Je cherchais à réveiller son esprit et à provoquer une résolution. Je lui disais et lui répétais sans cesse: «Sire, le courage ne consiste pas à se déguiser le danger. Le talent le fait reconnaître de bonne heure. Le courage, avec le secours du temps, donne le moyen de le vaincre; mais le temps, élément indispensable, doit être employé utilement. Voulez-vous quitter Paris à l'approche de Napoléon? Alors où irez-vous? Il est indispensable de vous décider d'avance, car il faut préparer votre route, et s'assurer que des mains fidèles vous conserveront la retraite choisie. Si vous vous décidez à rester à Paris, il faut pourvoir à votre sûreté, et pour cela mettre en état de défense les Tuileries. Il serait fou d'adopter ce parti, sans prendre des précautions de sûreté dans votre propre palais, et de croire que la majesté du trône imposerait à Bonaparte. Une insurrection populaire, fomentée par lui, vous aurait bientôt fait disparaître, sans avoir mis son autorité ostensiblement en jeu. Si vous restez à Paris, et je crois que c'est le parti le meilleur, il faut disposer le palais de manière à exiger qu'une batterie de pièces de gros calibre soit nécessaire pour le démolir. Je suis du métier, et je prends l'engagement, si on me donne tout pouvoir, et avec les ressources que présente Paris, de mettre, en cinq jours, les Tuileries et le Louvre dans un état de défense convenable, tel, en un mot, qu'il exige l'établissement d'une batterie de brèche. Il faut placer dans le château des vivres pour deux mois, et s'y enfermer avec trois mille hommes. La maison du roi, sans instruction pour le service de campagne, sera excellente pour cet objet. Elle est composée de gens de coeur, de gens dévoués, et chacun briguera l'honneur d'être associé à cette défense; muni de vivres, on ne serait pas obligé, au bout de huit jours, de se rendre à discrétion. Il faut que le roi s'enferme dans cette espèce de forteresse, avec tout ce qui constitue la majesté du gouvernement, avec ses ministres, avec les Chambres, mais qu'il y soit seul de sa famille. Monsieur et ses fils doivent sortir de Paris; non pas furtivement, mais à midi, après une proclamation, et chacun doit prendre une direction différente. Cette proclamation annoncera qu'ils vont chercher des défenseurs, ou au moins des vengeurs. Alors que fera Napoléon? Osera-t-il attaquer le roi dans son palais par les moyens d'un siège régulier? Le monde verra-t-il, sans émotion et sans intérêt, un vieux souverain restant sur le trône, et résolu à s'ensevelir sous les débris de sa maison! Non, assurément, l'opinion serait révoltée, même parmi les amis de Napoléon; et les femmes de Paris, dont le royalisme est si prononcé, auraient bientôt séduit les soldats restés fidèles à Napoléon, devenus les instruments de ses rigueurs. Le scandale d'une semblable lutte, si éloignée de nos moeurs, en empêcherait le succès. Une résolution si magnanime réagirait sur les troupes de la manière la plus puissante. Il faut le dire à la honte de l'humanité: on va volontiers au secours du vainqueur; un pouvoir qui surgit et dont on prévoit le triomphe réunit promptement tout le monde; mais, si la question reste quelque temps indécise, beaucoup de gens, qui étaient d'abord accourus, s'éloignent presque aussitôt. Dans ce cas, le noble dévouement du roi à ses devoirs de souverain rappellera chacun à l'accomplissement des siens, et peut-être que les forces de Napoléon s'éparpilleront d'elles-mêmes. Ensuite voyez quel est l'état de l'opinion dans les trois quarts de la France, c'est-à-dire dans la France entière. Les départements de l'Est exceptés, et sauf quelques mécontents épars, partout elle vous est favorable. Les masses dans l'Ouest, en Normandie, en Picardie, en Flandre, vous sont toutes dévouées. Les gardes nationales sont à vous. Donnez-leur le temps de se lever, et il ne leur faudra pas deux mots pour venir vous délivrer; mais ayez, jusqu'à ce moment-là, des vivres pour pouvoir les attendre. Enfin, pensez à l'Europe contemplant le spectacle auguste que vous lui donnerez, et qui s'ébranle pour venir à votre secours. Le succès de toutes les manières me paraît certain. Si assuré que je sois que ma position particulière, après les décrets de Lyon, est très grave si je venais à tomber entre les mains de Napoléon, je réclame l'honneur de m'enfermer avec vous, soit comme chef, soit comme soldat. Remarquez bien, Sire, que vous, votre personne même ne risque rien. Si toute la famille royale était au pouvoir de votre ennemi, peut-être la ferait-il périr pour détruire des droits opposés aux siens; mais quel avantage tirerait-il de votre mort quand Monsieur, vos neveux, vos cousins sont dehors? Vous mort, vos droits et vos titres passent à un autre. Ainsi, autant par inutilité que par le respect que vous devez inspirer, et la nature du coeur de Napoléon, qui n'a rien de cruel et de sanguinaire, vos dangers personnels sont nuls; mais, Sire, il faut se décider, car quelque temps est nécessaire pour préparer l'exécution du projet que je viens de vous soumettre. Rester à Paris, sans ces précautions, est tout à fait hors de prudence et de raison.»
Le roi me répondit qu'il me remerciait, qu'il y penserait. Chaque jour je recommençai mes démarches auprès de lui, mais sans plus de résultat. Une réponse vague, évasive, une résolution de rester sans en préparer les moyens, misérable comédie, était toujours la solution qu'il me présentait, et à laquelle je ne pouvais croire. Je cherchai à échauffer le pauvre duc d'Havré, homme de peu d'esprit, mais ayant de l'âme, et l'un de ceux qui, dans l'entourage du roi, avaient de l'élévation dans le coeur. Il essaya de convaincre le roi; mais celui-ci, plus franc avec lui qu'avec moi, lui répondît ces propres paroles que le duc d'Havré me rapporta à l'instant: «Vous voulez donc que je me mette sur une chaise curule? Je ne suis pas de cet avis et de cette humeur.»
Le maréchal Ney avait été envoyé dans son gouvernement pour y rassembler tes troupes et les opposer à la marche de Napoléon. À son départ, il avait, en présence de nombreux témoins, baisé la main du roi et promis de ramener Napoléon dans une cage de fer. Cette expression était hideuse de la part d'un de ses anciens lieutenants. On sait ce qui arriva. Malgré l'opinion adoptée par beaucoup de gens sur sa résolution de trahir en partant de Paris, je suis convaincu qu'il n'en était rien. Le caractère mobile et emporté du maréchal Ney l'empêchait d'être longtemps d'accord avec lui-même. Quelques circonstances semblent déposer contre ses intentions; mais je suis convaincu qu'en partant il était de bonne foi et qu'il comptait servir fidèlement le roi. L'opinion de ses troupes, cette magie qui accompagne toujours le nom et la personne d'un chef sous lequel on a longtemps servi, et enfin les conseils de ceux qui étaient près de lui, et au nombre desquels était M. de Bourmont, l'ont entraîné et décidé. Tous ses généraux, y compris celui que je viens de nommer, ont arboré ce jour-là la cocarde tricolore et assisté au repas qui eut lieu pour célébrer le retour de l'Empereur et porter sa santé.
La nouvelle des événements de Lons-le-Saulnier sembla développer l'énergie du roi. Il se rendit aux Chambres réunies, où une séance royale eut lieu, et il leur annonça, dans un discours touchant, la résolution prise de mourir pour son peuple. L'effet en fut prodigieux. Jamais rien de plus pathétique n'agit plus puissamment sur des hommes rassemblés; jamais je n'ai éprouvé des sensations plus profondes. On peut juger d'après cela des résultats qu'on aurait obtenus par la mise en action de ces mémorables paroles. Je crus le roi décidé à exécuter ce que je lui avais proposé. Le colonel Fabvier, d'après mes ordres, avait dressé tous les projets de détail; mais le roi ne changea pas de langage avec moi. Il me parla du camp de Villejuif, où les troupes se rassemblaient, et de la bataille qu'il allait y livrer. Parler de combattre, avec des troupes dont les dispositions étaient si connues, si patentes et si évidemment hostiles contre lui, était chose pitoyable. Une revue de la garde nationale avait montré un bon esprit dans la population, mais cependant personne ne se présenta pour marcher à l'ennemi. Dès lors, n'ayant rien préparé pour se défendre, on ne pouvait plus se faire illusion sur l'avenir.
Les nouvelles se succédaient avec rapidité. Les troupes à portée de la route allaient rejoindre l'Empereur et n'attendaient pas même de recevoir ses ordres. Cette vieille garde tant dédaignée, on la faisait partir de Metz, et on crut se l'attacher en promettant le grade de sous-lieutenant à chacun des soldats qui la composaient. On demanda l'avis des chefs par le télégraphe; mais la réponse fut que de semblables faveurs, dans des circonstances pareilles et avec des antécédents si récents, ne produiraient que le mépris. Bientôt cette troupe reprit les anciennes couleurs et se sépara de ceux de ses chefs qui voulurent rester fidèles.
Soult avait eu précédemment l'étrange idée de rassembler tous les officiers à demi-solde présents à Paris et dans la division, et d'en faire un corps armé de fusils pour l'opposer à Napoléon, mesure si étrange, qu'elle motiva, de ma part, auprès du roi, l'accusation de trahison contre son ministre. En effet, le foyer du mécontentement était placé parmi les officiers, et particulièrement parmi les officiers non employés. Leur donner des fusils et en faire des soldats aurait pu à peine réussir, en supposant chez eux l'affection la plus vive et le dévouement le plus absolu: mais, dans la circonstance, et avec leurs mauvaises dispositions bien connues, l'absurdité de cette mesure était évidente. Quand une révolte a lieu, la première disposition à prendre est d'ordonner la dispersion des individus qui se sont réunis dans un but coupable, parce que chacun, placé à côté d'autres mécontents, sent sa force, tandis qu'isolé il devient faible; et, dans ce cas-ci, réunir ceux qui doivent y participer, n'est-ce donc pas organiser la révolte? L'effet fut conforme à ces prévisions. L'insurrection immédiate de ce corps d'officiers, réuni à Melun, força à le dissoudre. Des cris universels s'élevèrent contre Soult, et le roi lui retira son portefeuille.
Je ne sais si Soult avait été dans le secret du retour de l'Empereur: j'en doute; mais, ce dont je suis bien convaincu, c'est qu'il a employé son intelligence à augmenter le nombre des ennemis des Bourbons, au lieu de chercher à leur faire des partisans, et qu'il voulut évidemment leur perte, mais au profit de qui?
Les défections se succédaient rapidement; elles précédaient l'arrivée de Napoléon. Aucun rapport ne faisant connaître sa marche avec certitude, je pris le parti d'envoyer deux détachements de la maison du roi, l'un à Provins et l'autre à Sens, à la tête desquels étaient deux officiers intelligents. De quatre heures en quatre heures, un officier m'était expédié en poste avec la nouvelle des événements dont on avait connaissance.
Le 19 mars, à neuf heures du matin, je reçus le rapport que Napoléon était entré le 17 à Auxerre et continuait sa marche sur Paris. Je me rendis immédiatement chez M. de Blacas, et nous fûmes ensuite ensemble chez le roi. Aussitôt après lui avoir rendu compte de ce que je venais d'apprendre, le roi me dit, sans aucune émotion et comme une chose arrêtée d'avance dans son esprit: «Je partirai à midi. Donnez les ordres en conséquence à ma maison militaire.»--Et toujours auparavant il m'avait répété jusqu'à satiété qu'il voulait rester. Je lui répondis que la chose était impossible. L'appel étant fait depuis huit heures, tout le monde était dispersé. Il insista, et je lui démontrai qu'avec la meilleure volonté on ne pouvait pas prévenir chacun avant l'appel du soir à six heures; mais il ne voulut entendre à rien. Alors je lui demandai de me donner au moins jusqu'à deux heures, afin que j'eusse le temps de faire courir partout pour rassembler mon monde. Il m'exprima son indécision sur le lieu où il se retirerait; mais il pensait sortir du côté de la barrière de l'Étoile, de là se rendre au Champ de Mars, sous prétexte de passer la revue de sa maison, et, arrivé à la hauteur des Champs-Élysées, continuer sa route. Je devrais alors suivre la même direction que lui.
Je le quittai pour exécuter ses ordres. On parvint à prévenir les gardes du corps, chevau-légers, gendarmes, mousquetaires, etc., etc., et, à deux heures, toute la troupe dorée était à cheval, au Champ de Mars, attendant la nouvelle du départ du roi pour se mettre en mouvement et marcher à sa suite.
Trois heures étaient passées, et le roi n'arrivait pas. Des rassemblements étaient formés sur la place Louis XV et aux environs du château. Je crus à propos de porter la tête de ma colonne dans l'allée des Veuves, prête à déboucher sur la route ou à se porter sur les Tuileries, si les circonstances le rendaient nécessaires. J'envoyai plusieurs aides de camp aux renseignements.
Nous étions dans cette situation quand le roi arriva au Champ de Mars en voiture; il continua jusqu'à l'allée des Veuves, où il s'arrêta. Je m'approchai de la portière, et il me dit: «J'ai changé d'avis, et je ne partirai que cette nuit. Faites rentrer les troupes, et à sept heures venez chez moi.»
Cette disposition avait été prise dans un conseil tenu par le roi depuis que je l'avais quitté. On y avait décidé de conduire le roi à Lille, et on va voir la sagesse des mesures prises pour l'exécution de cette disposition. Napoléon, en débarquant, avait mille hommes avec lui, et nous pouvions en réunir quatre-vingt mille. Les forces respectives ne comportaient donc pas une guerre. Il ne pouvait être question d'aucun combat. C'était une affaire d'opinion. Si les troupes étaient fidèles au roi, la troupe de Napoléon disparaissait comme un nuage; si les troupes prenaient parti pour lui, comme cela arriva, c'était lui alors qui avait quatre-vingt mille hommes, et nous qui n'avions rien. Le jour même où plus de quarante mille avaient rejoint l'Empereur, il était hors de doute que toute l'armée en ferait autant. Cependant on imagina d'ordonner la formation d'un camp à Villejuif, et, mieux encore, on ordonna d'en former un autre avec les garnisons du Nord à Amiens. Si les troupes de Villejuif suivaient l'exemple de celles de Lons-le-Saulnier et des autres réunies à Napoléon, il était absurde de croire que celles d'Amiens agiraient différemment. Dans cette situation, le roi étant décidé à ne pas se retrancher dans son palais, et se retirant dans le nord du royaume, le camp formé sur nos derrières, au lieu de nous être utile, pouvait nous être contraire, mettre obstacle à notre retraite et empêcher la liberté de nos mouvements.
Ce n'est pas tout: Lille choisi comme point de retraite, on avait pu avoir pour objet de se servir du prétexte de la formation d'un camp pour en faire sortir des troupes peu sûres et confier la garde de cette forteresse aux habitants, aux gardes nationales, dont le dévouement était constaté et absolu. Alors la disposition aurait été raisonnable; mais on se garda bien de penser à une semblable combinaison. On avait formé le camp d'Amiens sans motif d'une utilité possible et avec de grands inconvénients; puis, quand il devenait important de le conserver, quand le destin de la cause royale semblait dépendre de l'éloignement des troupes de Lille, on le licencia; en sorte que, les troupes revenant dans leurs garnisons, le roi n'y fut plus maître.
À sept heures, m'étant rendu chez le roi, il remit entre mes mains un ordre écrit par lui pour me mettre en marche à minuit avec sa maison pour Saint-Denis, et en même temps un second ordre également de lui, censé reçu à Saint-Denis pour me diriger sur Lille. Je lui demandai si ce point de retraite était invariablement arrêté. Un autre, le Havre, me paraissait beaucoup meilleur. Je lui dis: «Vous seriez à trois marches de Paris et toujours à portée de cette ville. Quoique cette place ne soit pas forte, elle est capable d'une défense suffisante pour la circonstance. Vous êtes au milieu d'une population toute dévouée, la Normandie, à portée d'autres qui vous sont également attachées, les Flamands, les Picards, les Bretons. Vous pouvez recevoir des secours de ces provinces par mer, et en recevoir même des Anglais s'il est nécessaire. On ne peut ni vous bloquer ni gêner votre retraite personnelle. La maison du roi, moins que rien pour combattre en rase campagne, est suffisante pour la défense d'une petite place. Si Napoléon va à la frontière et que Paris remue, vous pouvez y revenir. Dans tous les cas, votre présence à portée de la capitale vous fera opérer une puissante diversion. Au défaut du Havre, je choisirais Dunkerque, une place maritime enfin.»
Mes raisonnements étaient évidents, et cependant le roi ne put les comprendre. Il persista dans les dispositions faites. Le départ eut lieu vers minuit avec son cortége ordinaire, et cinq capitaines des gardes. Je me mis ensuite en marche avec Monsieur, M. le duc de Berry et la maison du roi.
Nous allâmes le premier jour coucher à Noailles. Cette troupe, dont j'avais le commandement, était conduite par les officiers les plus étrangers au service. Une jeunesse très-recommandable n'offrait de ressources que pour défendre un poste fermé, où on pourrait l'organiser et l'instruire. Les gardes du corps, non montés, furent armés de fusils; mais, peu accoutumée à la fatigue des marches, cette partie de nos forces se désorganisa promptement. Nous couchâmes le second jour à Poix, en avant de Beauvais. Mon intention étant de passer par Amiens, je voulus savoir, avant de me porter sur cette ville, s'il ne s'y trouvait pas de troupes insurgées. J'envoyai en conséquence un garde du corps pour avoir des nouvelles; mais, ce garde du corps n'étant pas revenu à temps, nous prîmes la direction d'Abbeville.
Partout nous trouvâmes la population dans les meilleures dispositions pour nous. L'expression des bons sentiments était universelle. Le désespoir de voir tomber un gouvernement doux et paternel était exprimé sur toutes les figures et dans toutes les paroles. Jamais souverain renversé de son trône n'a reçu un pareil accueil, et des témoignages plus vrais, plus évidemment sincères que Louis XVIII en cette circonstance. L'espoir d'un prompt retour était hautement exprimé, et l'opinion était alors si prononcée en faveur de l'ordre de choses qui croulait, la haine pour ce qui l'avait précédé si énergique, que le concours des étrangers dans l'arrangement de nos affaires ne présentait rien d'odieux, aux yeux du peuple. La fierté nationale, qui réclame avec raison une indépendance absolue dans la discussion de nos intérêts propres, s'était alors soumise à l'empire des circonstances, et l'on ne regardait plus les étrangers comme ennemis. Les ennemis, aux yeux des trois quarts des habitants de ces départements, étaient ceux qui renversaient le roi de son trône et allaient ramener la guerre.
Nous allâmes, le 23, à Saint-Pol. Le 24, nous prîmes la petite route conduisant directement à Lille; mais, à l'approche de cette ville, nous apprîmes le départ du roi, forcé d'en sortir par l'insurrection des troupes, qui avaient fermé les portes de la citadelle et arboré les trois couleurs. On nous annonça en même temps que le roi avait passé la frontière et pris la route de Bruges. N'ayant aucune possibilité d'entrer à Lille, nous nous dirigeâmes sur Béthune, avec l'intention de continuer plus tard notre route pour la Belgique.
Nous étions suivis, dans notre mouvement, depuis Paris, par un corps de cavalerie commandé par le général Excelmans. S'il nous eût atteint et eût voulu presser notre retraite, il aurait pu causer beaucoup de désordre et nous faire éprouver d'assez grandes pertes; mais il était parti tard et n'avait pas l'ordre d'agir avec vigueur. Aussi tout s'était passé jusque-là d'une manière très-pacifique. Cependant, réunis devant Béthune, pour une halte, pêle-mêle, avec le peu d'ordre qui accompagne ordinairement des troupes semblables et d'aussi nouvelle formation, il y eut une grande alerte. La cavalerie d'Excelmans n'entreprit cependant rien de sérieux, et nous continuâmes notre mouvement pour la frontière au milieu de boues épouvantables.
Arrivé à Estaire, Monsieur renvoya la maison du roi et chargea le général Lauriston, qui restait en France et commandait une compagnie de mousquetaires, d'opérer ce licenciement d'une manière régulière. Peu de monde eût obéi si l'on avait prescrit de passer la frontière; seulement ceux qui voulurent suivre la fortune de la famille royale reçurent l'assurance de ne pas être abandonnés.
Environ trois cents gardes du corps et autres nous suivirent, et nous partîmes pour nous rendre à Ypres. La caisse de ma compagnie était bien garnie, j'avais en outre quelques fonds à ma disposition comme commandant la maison du roi; je les distribuai aux officiers et aux gardes de ma compagnie, de manière à les mettre pour le premier moment au-dessus du besoin, et de les empêcher de prendre du service trop tôt après s'être séparés du roi.
Telles sont les circonstances de cette catastrophe du 20 mars, où tout ce que le coeur humain a de plus perfide et de plus bas s'est montré à découvert. Jamais on ne s'est joué avec plus d'audace et d'impudence de ce que les hommes doivent avoir de plus sacré, leur serment. On répétait avec éclat et à chaque instant des assurances de fidélité, quand on était résolu à trahir le lendemain, ou dès le jour même. Les chefs de l'armée, les généraux, portèrent cet oubli de leurs devoirs jusqu'au cynisme. On acceptait des faveurs, car c'était toujours cela d'acquis, et l'on ne faisait rien, absolument rien pour les justifier.
Une semblable conduite dut imprimer dans l'esprit des Bourbons une grande haine et une profonde défiance. Ces souvenirs peuvent expliquer la conduite qu'ils tinrent plus tard envers eux, mais non la justifier; car ce qu'ils firent était opposé à leurs intérêts bien entendus. Des hommes supérieurs se seraient élevés si haut, qu'ils auraient écrasé par leur magnanimité leurs adversaires, et conquis pour toujours tout ce qui portait un coeur généreux. Mais n'anticipons pas sur cette grande question de la conduite tenue à la seconde Restauration. Ce sera bientôt l'objet de mes récits et d'une triste critique.
Malgré ce que je viens de dire de sévère sur la conduite des généraux, il n'est pas démontré qu'un bon nombre n'eût servi fidèlement, s'il y eût eu un temps d'arrêt, une lutte engagée sur un point quelconque dans un poste fermé, sous les yeux du roi. Par un motif ou par un autre, beaucoup de ceux qui l'avaient quitté lui seraient revenus. L'opinion publique, et le désir de préserver la France de nouveaux malheurs, eussent singulièrement favorisé ce retour et servi de prétexte. Un souverain a droit d'exiger l'obéissance de ses peuples; mais ses peuples ont le droit d'exiger de lui protection et direction. Quand l'une et l'autre manquent, les liens sont rompus entre eux; il n'y a plus de rapport qui les unisse. Je me suis souvent demandé ce qu'aurait fait Napoléon, s'il eût trouvé louis XVIII dans son château fortifié, avec des défenseurs dévoués et des vivres? Il aurait fait usage de toutes sortes de séductions; mais certes il n'aurait pas essayé d'employer la violence.
Le roi s'était, comme je l'ai dit, rendu d'abord à Bruges. Il vint ensuite à Gand, où nous l'avions précédé, après avoir passé deux jours à Ypres. On assure qu'arrivé à Bruges M. de Blacas voulait le décider à passer en Angleterre. La fortune qu'il avait acquise pendant les dix mois de son administration suffisait alors à l'ambition de ce personnage. Accoutumé à la pauvreté, quelques millions réunis lui paraissaient le nec plus ultra de la fortune, et il voulait mettre en sûreté des richesses de beaucoup supérieures à tous les rêves qu'il avait jamais faits; mais le roi résista. S'il eût passé la Manche, il est probable que la couronne de France lui échappait ainsi qu'à son frère. Le roi s'établit donc à Gand, y réunit tout ce qui était sorti de France, et nomma des ministres in partibus, qui tinrent une espèce de conseil et crurent gouverner. M. de Chateaubriand, dévoré de la manie ministérielle, quelque impuissant qu'il soit à exercer le pouvoir, se crut réellement ministre, fit divers rapports au roi, dont les colonnes du Moniteur de Gand furent remplies. Une vanité enfantine, poussée jusqu'à l'excès, lui a fait depuis rappeler à tout propos ce prétendu ministère.
À notre arrivée à Gand, nous fûmes informés de la déclaration du congrès de Vienne, en date du 13 mars. Elle décidait la question de l'avenir. Napoléon avait commis une immense faute en précipitant son entreprise. S'il eût attendu, pour quitter l'île d'Elbe, le départ de Vienne des souverains (et ils étaient au moment de se séparer), il doublait ses moyens de résistance, en gagnant le temps nécessaire à ses ennemis pour s'entendre et concerter leurs efforts contre lui. Mais voyons maintenant si, une fois le masque jeté, et dans la position où Napoléon s'était placé, il a pris le meilleur parti et tenu la conduite la plus conforme à ses intérêts.
Le débarquement de Napoléon avec une poignée de soldats, sa marche hardie, sa manière de se présenter devant les premières troupes qu'il rencontra, rappellent ces inspirations sublimes dont sa vie est remplie et cette supériorité de génie qui le caractérisait. Mais, arrivé à Paris, il ne fut plus le même homme. En contact avec de grandes difficultés, il les aurait vaincues dans sa jeunesse, mais alors elles furent plus fortes que lui. Cette grande énergie de volonté qui anciennement lui était propre avait disparu. Ces hommes à phrases, si funestes au succès des affaires dont ils se mêlent, s'emparèrent de lui et lui imposèrent. Il voulut les tromper, et pour cela il masqua son caractère, tandis qu'en le conservant dans sa vérité il pouvait réussir et mettre plus de chances en sa faveur.
Le pays n'a pas rappelé Napoléon, c'est l'armée. L'armée seule faisait sa force 4. Une fraction de la nation s'est réjouie de son retour, mais la masse en a été au désespoir; et la preuve s'en trouve dans le peu d'efforts faits pour continuer la lutte après les premiers revers, malgré tant de moyens employés pour les développer. La déclaration du 13 mars, rendant la guerre certaine, et son appui véritable étant l'armée, il devait baser sur elle presque tous ses calculs et réduire son thème à une question toute militaire. L'armée qu'il retrouvait n'était pas cette armée composée de misérables débris comme en 1814, mais une armée reposée, refaite, remplie de vieux soldats revenus de Russie, d'Autriche et d'Angleterre, ayant des injures à venger. Nous avions organisé quatre-vingt mille hommes et cent pièces de canon attelées contre lui. Ces quatre-vingt mille hommes ayant fait demi-tour, il était en état d'opposer immédiatement aux étrangers quatre-vingt mille hommes, qu'il aurait pu facilement porter à cent ou cent vingt mille, avec une artillerie nombreuse, bien attelée et en état d'entrer en campagne.
Note 4: (retour) Le 21 mars, M. Mollien, ancien ministre du Trésor, vint féliciter Napoléon sur son retour et sur les transports de joie que les populations lui avaient témoignés, disait-il, sur son passage. Napoléon lui répondit: «Est-ce que vous croyez cela aussi? Ce sont des contes; elles m'ont laissé passer comme elles ont laissé partir l'autre.» (Note du duc de Raguse.)Son débarquement à Cannes et son arrivée à Paris m'avaient rappelé le Bonaparte d'Italie et d'Égypte. Je le crus revenu tout entier et j'étais convaincu qu'après avoir reconquis le pouvoir il se hâterait d'employer le seul moyen de le consolider. Napoléon, en ce moment, devait continuer à frapper l'opinion, à étonner le monde par quelque chose de surnaturel. Puisqu'il avait parlé de trahison, quelque absurde que fût cette assertion, il devait rejeter tous les malheurs passés sur elle. Des succès éclatants eussent remué encore les coeurs, même des gens les moins dévoués, tant la gloire a de prix aux yeux des Français!
Si Napoléon eût donc conçu son rôle ainsi, s'il fût entré tout de suite en campagne pour ressaisir ce que l'on est accoutumé à appeler les frontières naturelles, il les aurait reprises en un moment et sans la moindre difficulté. Persuadé qu'il agirait ainsi, je calculais le commencement de ses mouvements pour le 4 avril.
Six mille Anglais seulement, se trouvant en Belgique, se seraient immédiatement réfugiés dans Anvers. L'armée belge, depuis si peu de temps séparée de l'armée française, animée précisément du même esprit, n'aurait pas hésité à se réunir à elle et l'aurait augmentée de trente mille hommes. Les troupes prussiennes dans le grand-duché, étant peu nombreuses et toutes éparpillées, se seraient jetées dans Juliers ou auraient repassé le Rhin.
Ainsi, sans coup férir, sans combattre et par de simples marches, Napoléon aurait eu, en peu de jours, ses avant-postes sur l'Escaut et sur le Rhin. Après avoir rallié trente mille soldats et acquis Bruxelles et des pays riches, pleins de ressources de toute espèce, calcule-t-on le retentissement d'un pareil résultat dans toute la France, et le mouvement qui en serait résulté en faveur du gouvernement? De tous côtés les conscrits se seraient levés et l'auraient rejoint avec empressement. Les discussions intempestives auraient été ajournées et la France était débourbonisée. Au lieu de cela, Napoléon se laissa imposer par les vieux révolutionnaires et les jeunes libéraux, sortant de l'école créée par la Restauration; et, tandis que la guerre l'aurait peut-être sauvé, il fit de la politique et de la révolution, ce qui devait infailliblement le perdre; car il en résultait pour les étrangers un répit et du temps pour s'organiser, s'entendre et agir avec ensemble. D'ailleurs une révolution, celle même qui un jour doit donner des produits utiles, s'affaiblit immédiatement en divisant les moyens. Elle commence toujours par le désordre, et le désordre est une cause de mort pour tout pays comme pour tout gouvernement qui y est en proie.
Il est assez bizarre de reprocher à Napoléon de n'avoir pas fait la guerre, mais dans la circonstance il eut tort. Elle était dans ses intérêts et devait résulter de sa position. Il eut l'air d'ouvrir les yeux à la lumière, et les doctrinaires, si vains de leur nature, furent enchantés de sa conversion, comme si un homme semblable pouvait jamais changer. Il voulut paraître avoir modifié ses idées et son caractère. Il ne trompa que peu de gens et perdit la faculté d'agir dans le moment le plus opportun. Il resta donc et se mit à discuter avec Benjamin Constant et consors. Il annonça le retour prochain de Marie-Louise, et l'on sut promptement qu'il n'aurait pas lieu. L'Autriche restant sourde à sa voix et à ses efforts pour la détacher de l'alliance, il vit chaque jour s'évanouir ses espérances et s'amonceler de nouveaux obstacles devant lui. Au moment d'entrer en campagne, il avait les plus tristes pressentiments. Il s'en expliqua plusieurs fois dans l'intimité, et Decrès, la veille de son départ pour l'armée, surprit un jour sa pensée intime. Entré dans son cabinet, il le vit enfoncé dans un fauteuil, ayant l'air assoupi. Decrès resta silencieux et immobile pour attendre le moment du réveil. Peu après Napoléon se leva brusquement en prononçant tout haut ces paroles: «Et puis cela ira comme cela pourra!»
Je le répète, Napoléon manqua à sa fortune en devenant infidèle à son caractère. Il aurait donné un mouvement immense aux esprits, enflammé les imaginations, s'il avait conquis la Belgique et les bords du Rhin. En éloignant à vingt ou trente marches les premiers champs de bataille, il donnait à la guerre un tout autre caractère. Mais sa volonté n'était plus la même, l'homme était usé, et les deux dernières campagnes ne l'avaient que trop montré. Relevé avec éclat pour un moment, bientôt il était retombé. La manière dont il fit personnellement la campagne de Waterloo le prouve. Decrès, que je citerai encore, homme d'esprit, bon observateur et bien placé pour voir, me dit de lui, au retour de Gand, ces propres paroles: «Il y a toujours en lui un esprit prodigieux. Sous ce rapport, il est tel que vous l'avez connu; mais plus de résolution, plus de volonté, plus de caractère. Cette qualité, si remarquable autrefois chez lui, a disparu. Il ne lui reste que son esprit.»
On connaît les proclamations du golfe de Juan, où j'étais accusé de trahison, ainsi que le duc de Castiglione. Mon devoir m'ordonnant d'y répondre, je publiai une défense peu après à Gand. Cette réponse, envoyée en France, imprimée, y produisit l'effet désiré auprès de ceux qui en eurent connaissance. Le caractère de vérité qu'elle porte donna du crédit à mes paroles; mais le gouvernement, mécontent de l'accueil qui lui était fait, mit obstacle à sa circulation, et elle ne fut pas alors suffisamment répandue 5. Je fis la faute de ne pas la faire réimprimer à notre retour en France, et insérer dans le Moniteur. Quand on a la conscience pure et un noble et légitime orgueil, l'idée d'être réduit à se justifier d'une infamie offense et blesse le coeur. Cette justification se trouve jointe aux pièces justificatives de ces Mémoires. Écrite à Gand, au quartier général de l'émigration, elle a le ton de modération et la nuance d'opinion qui convenaient à mes antécédents.
Je ne parlerai pas des affaires politiques qui se traitèrent à Gand, n'ayant pas été mis dans leur secret. Je restai un mois environ dans cette ville, vivant dans la familiarité du roi et le voyant beaucoup. Pendant ces longues journées et les soirées, j'ai pu juger plus particulièrement de la nature de l'esprit de Louis XVIII, et me convaincre qu'il y avait chez lui peu de ce que l'on appelle vulgairement esprit, c'est-à-dire la faculté de combiner ses idées avec promptitude. Il contait volontiers, ne se refusait pas à la discussion, et l'autorisait sans jamais l'approfondir; mais il savait admirablement bien, avec son incroyable mémoire, appliquer son érudition, faculté qui te rendait quelquefois éblouissant auprès de ses nouveaux auditeurs.
J'ai à citer un trait qui peint merveilleusement l'imprévoyance de M. de Blacas et sa coupable insouciance dans la conduite des affaires. Le Moniteur avait annoncé que Napoléon avait trouvé dans le cabinet de Louis XVIII une très-grande quantité de papiers importants; il donnait l'indication de leur nature et parlait de la correspondance du roi avec ses partisans en France pendant tout le temps de l'émigration. Je crus le fait faux et justifié seulement par la trouvaille de quelques lettres égarées et insignifiantes. On en parla à dîner. J'étais auprès de M. de Blacas, et je lui dis: «Sans doute ce que dit le Moniteur est de pure invention, car il serait incroyable que l'on eût agi ainsi?
--Je vous demande pardon, me dit M. de Blacas avec cet air de satisfaction qui accompagne toujours ses paroles; tous les papiers existent en effet en totalité, et classés par année et par lettre alphabétique.
--Comment! lui dis-je, et vous n'avez pas craint de compromettre et de perdre tant de gens et de familles qui se sont attachés au roi! Mais comment n'avez-vous pas emporté les papiers? Si vous ne pouviez les emporter, vous pouviez les faire jeter dans des malles, des sacs, en les confiant en dépôt à des personnes sûres. Enfin le pis aller était de les brûler.»
Il persista dans son opinion et me dit encore que cela eût été impossible. En vérité, il paraissait jouir de l'idée du bon ordre et du classement dans lequel il les avait laissés. Et puis, faites des affaires dans des temps extraordinaires, avec de pareilles gens, aussi peu prévoyants, aussi dépourvus de ressources dans l'esprit!
Nous étions à Gand depuis plusieurs jours quand nous apprîmes, par le Moniteur, l'issue fâcheuse de l'entreprise de M. le duc d'Angoulême et le rôle joué, dans cette circonstance, par le général Grouchy. Je n'ai jamais vu Monsieur dans une fureur pareille: elle était assurément bien légitime, car il voyait la vie de son fils très-compromise. Il jura de se venger de Grouchy si la fortune lui en fournissait l'occasion; mais, quand elle s'est offerte, en bon chrétien, il l'a dédaignée.
Je ne veux pas caractériser la conduite de Grouchy dans cette circonstance; je ne veux que raconter les faits 6. Grouchy avait reçu, quatre jours avant la catastrophe, le cordon rouge et renouvelé les assurances de sa fidélité; mais à peine M. le duc d'Angoulême eut-il remué dans le Midi et marché sur la Drôme, que le zèle exprimé par Grouchy à Napoléon détermina celui-ci à l'envoyer pour s'opposer à ses progrès et mettre de l'ensemble dans le mouvement des troupes employées contre lui. Avec ses antécédents, Grouchy devait, ou ne pas se charger de cette mission, ou n'y consentir qu'à la condition expresse de sauver la personne du prince. À son arrivée, il trouva la besogne faite et une capitulation assurant à M. le duc d'Angoulême une libre retraite en Espagne, véritable fortune pour Grouchy de voir un arrangement déjà fait, signé et en pleine exécution. Des engagements semblables sont toujours respectés, et cette circonstance sortait Grouchy d'embarras sans compromettre sa responsabilité; mais, loin de profiter d'une occasion si favorable, il déchira la capitulation. Le malheureux prince perdait ainsi sa sauvegarde et tombait entre ses mains. Si Napoléon, en domptant son caractère, ne fût pas revenu sur un premier mouvement, tout de vengeance et de sévérité; si les hommes qui l'entouraient n'eussent pas cherché à agir sur lui pour adoucir ses résolutions, M. le duc d'Angoulême, selon toutes les apparences, devait périr.
Le général Grouchy était dévoré du désir d'être maréchal. Il fut élevé à cette dignité après cette singulière campagne. Le scandale de ce choix fut bientôt expié par la conduite qu'il tint à Waterloo. Les tristes souvenirs des causes de sa promotion ne l'ont pas empêché de crier à l'injustice quand les Bourbons n'ont pas voulu le reconnaître comme maréchal. Il a fallu une nouvelle révolution, celle de 1830, pour le faire jouir enfin de ce titre, tant ambitionné.
Tout se disposait à la guerre; les troupes arrivaient de toutes parts en Belgique. J'étais bien résolu à ne jouer aucun rôle actif dans une guerre contre mon pays. En conséquence, je crus convenable de m'éloigner du théâtre des opérations laissant à l'avenir de décider de mon sort. Si les événements eussent fait triompher Napoléon, j'étais bien décidé, à moins d'une réparation solennelle de sa part, à ne jamais rentrer en France; et j'avais envisagé mon exil avec le même courage que quinze ans plus tard, j'ai retrouvé dans une circonstance analogue et pire; car alors il ne fallait que le retour à la justice et à la vérité d'un seul coeur, celui de Napoléon. J'ai eu depuis l'assurance qu'il était non-seulement disposé, mais encore tout résolu; tandis qu'aujourd'hui j'ai contre moi les passions populaires, cette hydre à cent têtes, si dangereuse à combattre et si difficile à vaincre. Je me décidai donc à me rendre à Aix-la-Chapelle pour y prendre les eaux, que mes blessures reçues en Espagne me rendaient nécessaires. Le roi, auquel je parlai avec franchise de mes opinions et de ma résolution, l'approuva complétement.
Avant de partir de Gand, j'eus le désir de voir une compagnie d'artillerie à cheval anglaise, qui s'y trouvait. Le matériel anglais est si différent de celui dont nous nous servions autrefois, que la comparaison était curieuse à faire. Je l'examinai donc en détail, et j'admirai la simplicité de ces constructions, adoptées depuis en France. Cette visite donna lieu à une circonstance singulière. On me présenta le maréchal des logis, qui, le 22 juillet 1812, avait pointé la pièce dont la décharge m'avait fracassé le bras, une heure avant la bataille de Salamanque. On ne pouvait s'y tromper, cette blessure fatale avait été causée par un coup de canon unique, tiré à une heure connue, sur un point déterminé. Je fis bon accueil à ce sous-officier. Depuis j'ai revu ce même homme à Woolich, où il est garde-magasin, quand j'ai été, en 1830, visiter ce magnifique arsenal; mais alors il n'avait qu'un bras, ayant perdu l'autre à Waterloo; et, lui faisant mon compliment de condoléance, je lui dis: «Mon cher, à chacun son tour.»
Je me rendis à Aix-la-Chapelle, où je me soignai avec un tel succès, que je retrouvai, à une diminution de forces près, l'usage complet de mon bras. J'attendis les événements dans cette ville, et le commencement de la guerre. Napoléon débuta par des succès sur l'armée prussienne: le combat de Fleurus, où les Prussiens furent surpris, et la bataille de Ligny, gagnée par les Français. Indépendamment des pertes éprouvées sur le champ de bataille, les Prussiens eurent un si grand nombre de fuyards, que plus de trois mille hommes arrivèrent jusqu'à Aix-la-Chapelle, avec une promptitude extraordinaire. J'eus ce spectacle sous mes yeux. Rappelant mes souvenirs, je dois exprimer mes sensations d'alors. Elles étaient toutes de joie intérieure et de satisfaction; et cependant un second succès m'aurait fait quitter ma retraite pour me porter plus loin. Mais, après avoir passé sa vie au milieu d'une armée, dont on a partagé la gloire et les malheurs, on ne peut être insensible à ses succès, quoique devenu étranger à sa destinée, et lors même que ses succès doivent nous être personnellement funestes. Ces affections profondes dépassent de beaucoup les limites des intérêts. Ceux-ci gouvernent les masses; celles-là nourrissent les coeurs élevés. Toutefois, je le répète, j'éprouvai une satisfaction véritable en voyant fuir les Prussiens; mais je restai chez moi, afin de ne pas montrer des impressions qui m'auraient rendu suspect à l'autorité, deux jours après, la nouvelle de la bataille de Waterloo arriva, et successivement celle de la dispersion de l'armée française et de la marche des étrangers sur Paris; enfin, celle du départ du roi pour Cambrai. Je me mis en route peu après, pour aller le rejoindre.
Je me garderai bien de discuter à fond les circonstances militaires de cette courte campagne. Cependant j'en dirai deux mots. Le début en fut habile et brillant. L'offensive fut préparée avec mystère. L'ennemi fut surpris dans ses cantonnements. La faute du 16 est d'avoir trop affaibli le maréchal Ney, ce qui l'empêcha d'emporter la position des Quatre-Bras, et d'écraser l'avant-garde ennemie, chose qui aurait été d'un effet immense, en mettant obstacle au rassemblement de l'armée anglaise. Le corps du comte d'Erlon passa, comme le troisième corps à Leipzig, la journée en marches et en contre-marches, et ne fut utile ni contre les Prussiens, où il était inutile, ni contre les Anglais, où il aurait été nécessaire, conséquence naturelle des indécisions de Napoléon. La bataille de Ligny paraît devoir être aussi un objet de critique par la manière dont l'armée prussienne fut attaquée, et cependant des succès couronnèrent les efforts de cette journée; mais ce qui ne peut se comprendre, c'est la manière d'opérer de Napoléon, le 18, jour décisif de la bataille de Waterloo.
Après la bataille de Ligny, gagnée, le 16, sur les Prussiens, ceux-ci s'étaient retirés sur Wavres. Napoléon mit à leur poursuite Grouchy avec un corps de quarante mille hommes, et lui, avec tout le reste de l'armée, se porta dans la direction de Bruxelles, par la grande route. Les Anglais, qui occupaient la position des Quatre-Bras, l'évacuèrent et prirent position en avant de la forêt de Soignies. Là, s'étant arrêtés, ils se décidèrent à livrer bataille. Les Prussiens, après s'être ralliés et réorganisés, rejoints par des troupes fraîches, devaient déboucher sur le flanc de l'armée française. Ce mouvement ordonné et convenu, naturel à penser, fut connu par Napoléon, au moyen d'une lettre interceptée du général Blücher, annonçant qu'il ne pourrait pas déboucher avant les quatre heures de l'après-midi. Napoléon avait donc un motif puissant de commencer la bataille de très-bonne heure. Il était en mesure de combattre successivement, et non ensemble, les deux armées ennemies. Une attaque matinale lui donnait des chances de succès, et, s'il était vaincu dans le premier combat, il avait le temps de s'éloigner du champ de bataille, avant l'arrivée des nouvelles forces de l'ennemi. Une sorte de négligence, le mauvais temps, des calculs de munitions (et il est incroyable que, si peu de temps après l'ouverture de cette campagne et si peu éloignés des dépôts de la frontière, on fût déjà à court de munitions); enfin, le concours de ces divers motifs fit que l'action ne commença qu'à onze heures. Elle fut menée sans ensemble. On attaqua les différents points isolément. Une grosse ferme retranchée, la Belle-Alliance, fut assaillie sans avoir été auparavant écrasée par un bon feu d'artillerie. Enfin, on ne suivit aucune des règles indiquées en pareils cas.
Tout à coup un grand mouvement s'opère dans la cavalerie française; elle se réunit à la droite de l'armée et attaque la gauche des Anglais. La cavalerie anglaise est mise en poussière; elle se réfugie sous l'appui de son infanterie. Celle-ci est chargée avec vigueur; mais elle repousse pendant une demi-heure les diverses attaques qui sont dirigées contre elle, et la cavalerie française, après avoir fait des efforts de valeur surnaturels, n'étant pas soutenue, dut renoncer au combat. Si un corps d'infanterie d'une force suffisante eût concouru en ce moment et appuyé l'attaque de la cavalerie française, il est probable que l'infanterie anglaise aurait été culbutée. Dans le terrain étroit où était placée cette armée, avec les embarras et le matériel qui couvraient les défiles par lesquels elle pouvait seulement se retirer, elle eût probablement été détruite. Après les efforts infructueux de la cavalerie, et à l'instant où commençait le désordre, la garde s'ébranla pour attaquer l'armée anglaise; mais elle fut écrasée sans même avoir montré une valeur conforme à son ancienne réputation. Prise en flanc et menacée sur ses derrières par l'armée prussienne, elle se mit en déroute. Alors toute l'armée prit la fuite, et les corps et les différentes armes confondus prirent la direction de Charleroi.
Pendant le cours de la journée, Napoléon s'était trouvé si éloigné du champ de bataille, qu'il n'avait pas pu modifier l'exécution de ses projets, et particulièrement faire soutenir, à temps, ce mouvement de cavalerie qui aurait pu produire un effet si utile et si décisif. Prématuré et exécuté d'une manière isolée, il devint inutile; et cependant, si, quand il commença, on eût fait donner la garde, on aurait remédié au mal.
Au moment du désordre, la terreur s'empara de l'esprit de Napoléon. Il se retira au galop à plusieurs lieues, et, à chaque instant (il était nuit), il croyait voir sur sa route ou sur son flanc de la cavalerie ennemie et l'envoyait reconnaître.
Je tiens ces détails d'officiers attachés à l'Empereur et en ce moment près de lui, et entre autres du général Bernard, officier du génie, son aide de camp de confiance, officier distingué et homme très-véridique. Grouchy, détaché à la poursuite de l'armée prussienne, avait eu l'ordre de la presser et de ne pas la perdre de vue. Il agit mollement, suivant son habitude, se complaisant dans l'importance du commandement qui lui avait été confié.
L'ennemi se retira sur Wavres, y passa la Dyle, et, le 18, marcha dans la direction du Mont-Saint-Jean. Il fit ce mouvement, chose incroyable, sans avoir rompu les ponts de la Dyle, de Sainte-Marie, Montion, Ottignies, et sans avoir placé des troupes sur ces points pour les défendre ou au moins pour les observer. Une avant-garde française s'était portée sur Wavres, tandis que les coureurs avaient passé la Dyle aux points que je viens d'indiquer. Ceux-ci virent le mouvement rapide de l'armée prussienne, qui, avant de tomber sur le flanc de l'armée française, avait encore les défilés de Lasnes à passer. La masse des forces de Grouchy, étant à portée, pouvait l'attaquer sur ses derrières et sur son flanc gauche. Le mouvement de l'ennemi, se faisant d'une manière décousue et sans aucune formation régulière, si une tête de colonne seulement eût paru, l'armée prussienne s'arrêtait; et, si Grouchy eût marché avec abandon, il est probable que cette armée, atteinte ainsi, sans être préparée à combattre sur ce point, divisée par les défilés de Lasnes, aurait été détruite presque sans résistance. Au lieu de cela, Grouchy hésita et resta dans cette irrésolution, fond de son caractère, dont j'ai donné de si étranges preuves dans le récit de la campagne de 1814. Il raisonna beaucoup et resta en place. La journée s'écoula, et les Prussiens vinrent compléter les malheurs de l'armée française et donner d'immenses fruits à la victoire défensive que l'armée anglaise avait déjà remportés; car on peut dire que la bataille a été gagnée par l'armée anglaise seule, mais les résultats ont été obtenus par l'armée prussienne.
Cette question relative à Grouchy a été l'objet d'une grande controverse entre lui et le général Gérard, commandant un corps sous ses ordres. J'ai cru pouvoir accuser le général Gérard de juger après l'événement et de se targuer de conseils donnés après coup. Une fois la guerre finie, il n'y a pas de petit officier qui ne blâme, à tort et à travers, les opérations de son général. Beau mérite que de juger des coups quand les cartes sont sur la table! C'est lorsque tout est incertitude et soumis aux calculs des probabilités que le métier est difficile; mais, dans la circonstance, la polémique élevée a amené des publications, des récits et l'établissement de faits qui décident la question sans réplique pour tout homme raisonnable.
Grouchy entendait le canon de Waterloo. Il connut par ses avant-gardes le mouvement de l'ennemi sur la rive gauche de la Dyle. Il était à portée de marcher sur lui et de l'atteindre. Il occupait les ponts de la Dyle, et avait des postes en avant; ainsi sa conduite est impardonnable.
Cependant, sans le défendre sur des fautes aussi graves, sans vouloir le justifier d'avoir manqué au premier principe du métier en pareille circonstance, celui de prendre pour point de direction le bruit du canon, direction qui lui était de plus indiquée par la vue du mouvement des colonnes ennemies, il est certain que, le soir du 17, Grouchy écrivit à l'Empereur pour lui rendre compte de sa position et de ce qu'il avait appris. Sa lettre arriva à huit heures du soir, et était apportée par un officier du 15e régiment de dragons. Le général Bernard, aide de camp de service, la remit à Napoléon et lui demanda une réponse. À minuit, cet officier la réclama de nouveau, et Bernard vint la demander. Il lui fut dit d'attendre. À quatre heures, mêmes instances de la part de l'officier, qui déclara avoir l'ordre de ne pas revenir sans en apporter une, et il fut congédié sans en recevoir. Un homme comme Grouchy avait besoin d'être corroboré dans ses instructions, et il eût fallu lui recommander de nouveau de presser le corps prussien et de l'attaquer sans relâche. On ne courait pas le risque de lui voir faire des imprudences, et on se mettait en garde contre sa lenteur et sa timidité. Abandonné à lui-même, il ne sut ni juger l'importance de sa position, ni le prix du temps, ni le devoir qu'il avait à remplir. Il fut à Waterloo ce qu'il avait été, en 1814, à Montmirail; mais, en ce dernier moment, les circonstances et son influence sur les destinées de l'armée étaient d'une tout autre importance.
La perte de la bataille de Waterloo a été causée d'un côté par la direction incertaine, le décousu des attaques et l'éloignement du champ de bataille de Napoléon, tandis que de l'autre l'armée anglaise était ensemble, et Wellington, placé dans les lieux les plus exposés, a su maintenir la confiance par sa présence et la bravoure extraordinaire qu'il a déployée. Enfin le résultat funeste de la bataille a été l'ouvrage de l'impéritie de Grouchy.
La dispersion de l'armée, la marche des étrangers sur Paris, déterminèrent Louis XVIII à se rapprocher de sa capitale. Au moment de passer la frontière, il voulut se laver des fautes dont on accusait son gouvernement pendant les dix mois qu'il avait eu le pouvoir en France. Une opinion, favorable au roi, les rejetait sur. M. de Blacas, dont on supposait le crédit plus grand qu'il n'était effectivement. Pour donner une espèce de satisfaction à l'opinion publique, M. de Blacas quitta le roi. Il se résigna sans murmurer. Le roi lui donna l'ambassade de Rome et lui laissa l'administration de six ou sept millions qui lui restaient et dont plus tard il lui fit don.
L'armée française se rallia en partie à Laon, d'où elle se retira sur Paris. Le corps nombreux dont Grouchy avait fait un si pauvre usage s'y rendit également. Des bataillons de fédérés, campés à Montmartre, à Belleville et dans la plaine de Saint-Denis, portaient toutes ces forces à cent mille hommes. On pouvait opérer avec au moins quatre-vingt mille hommes. L'ennemi parut bientôt. Blücher, avec l'ardeur qui le caractérisait, avec la passion dont il était animé, arriva le premier. Quoique se trouvant à plus de deux marches en avant des Anglais, il entreprit, avec une imprudence inouïe, d'exécuter le passage de la Seine en présence de forces aussi considérables, et il réussit. Il choisit Argenteuil, et défila en vue de Paris et pour ainsi dire à la portée des canons de Montmartre.
Le maréchal Davoust, qui commandait, l'aurait détruit cent fois pour une s'il avait eu la moindre résolution; mais il fit de la politique là où un succès ne pouvait qu'améliorer singulièrement la position des choses. L'armée prussienne n'avait pas alors plus de soixante mille hommes réunis, loin des Anglais, et divisée par la Seine au moment de son passage, elle était à sa discrétion. Il envoya des troupes sur la rive gauche de la Seine, et il y eut à Versailles un combat de cavalerie très-brillant, très-glorieux pour les troupes françaises, mais qui fut le dernier de la guerre.
Une fois les Anglais arrivés, le maréchal Davoust signa une capitulation pour l'évacuation et la remise de la ville. Curieux rapprochement à faire avec ce qui s'était passé l'année précédente! En 1814, huit ou dix mille hommes de troupes composées de débris s'éloignèrent après avoir soutenu un combat opiniâtre et montré une valeur presque sans exemple contre toutes les forces alliées, montant à cent quatre-vingt mille hommes, et cela, quand la population de Paris semblait leur être hostile. En 1815, quatre-vingt-dix mille hommes de belles troupes, soutenues par une partie de la population en armes, évacuèrent la capitale en présence de cent et quelques mille hommes. Je demande à tout homme impartial quelle est celle des deux armées dans laquelle l'énergie, le courage et le dévouement ont été le plus remarquables?
Le roi arriva bientôt à Saint-Denis. Je l'avais rejoint à Roye deux jours auparavant. Là, les intrigues se développèrent. L'opinion de Paris, sauf les fédérés et une faction, était en faveur du roi; mais on chercha et l'on parvint à créer une espèce de fantasmagorie. On présenta la disposition des esprits, et en particulier de la garde nationale, comme hostile, et à cet effet des postes d'hommes choisis dans cette disposition d'esprit furent placés aux barrières; mais une multitude d'individus franchit les murailles pour venir au-devant du roi et fit connaître bientôt le véritable état des choses. On chercha à démontrer la nécessité de composer le ministère de manière à rallier les intérêts révolutionnaires. Cette opinion, professée par le duc de Wellington, soutenue par Monsieur, concluait à admettre Fouché comme ministre. Il faut rendre justice à Louis XVIII, il s'y refusa longtemps. Il voyait toute la flétrissure imprimée à son règne par cette lâche condescendance. Monsieur, échauffé par ses amis de Paris, qui, protégés par Fouché pendant les Cent-Jours, étaient devenus ses partisans, insista, et Fouché fut nommé. On demanda l'adoption de la cocarde tricolore, chose monstrueuse alors. Je me gardai bien d'adopter une pareille opinion. J'avais défendu cette cocarde avec ardeur l'année précédente, et, si on l'eût conservée alors, peut-être aurait-on été préservé de cette déplorable révolution. À cette époque, la victoire et le temps l'avaient consacrée; aujourd'hui, elle était devenue l'emblème de la perfidie et de la révolte. On ne pouvait la prendre sans se déshonorer. On le sentit, et ces exigences furent rejetées.
Fouché voulait empêcher le roi d'entrer avec ses gardes du corps et le forcer à s'en séparer pour ne pas émouvoir et irriter, disait-il, la population. Il traçait l'itinéraire du roi pour son entrée par la barrière de Clichy, afin d'éviter les quartiers populeux. Louis XVIII montra du jugement, du courage, de l'élévation en cette circonstance. Il ne crut à aucun de ces contes sans cesse répétés à ses oreilles. Il prit son escorte ordinaire, entra par le faubourg Saint-Denis, et suivit le boulevard pour se rendre aux Tuileries. Partout un peuple nombreux était rassemblé, et partout il reçut des témoignages de respect et fut l'objet d'acclamations plus ou moins vives; mais l'effet de toutes ces menées était en partie produit: Fouché était ministre. On proposa au roi de le comprendre dans la promotion des pairs, faite peu après. Mais le roi s'y refusa; il répondit: «On peut bien, quand on est forcé par les circonstances, prendre un tel homme pour ministre, sauf à s'en débarrasser bientôt; mais on n'assoit pas d'une manière durable sa position en l'admettant à la Chambre des pairs.»
Je reviens en arrière, pour parler encore une dernière fois de Napoléon. Il avait quitté l'armée immédiatement après la perte de la bataille de Waterloo, et était arrivé à Paris avec la nouvelle de sa défaite. Il manda Davoust, alors ministre de la guerre, et, après lui avoir raconté les événements à sa manière, il lui dit qu'il lui fallait une levée de quatre cent mille hommes. Davoust lui répondit brutalement: «Vous n'en aurez point, et vous ne pouvez plus régner!»
La plus vive effervescence se montra dans les Chambres, et une nouvelle abdication de Napoléon fut exigée. Il la donna sans se faire trop prier et resta à l'Élysée comme simple particulier. Mais il ne tarda pas à se repentir d'avoir ainsi renoncé à la partie. Quelques groupes d'ouvriers ou de gens du peuple venaient quelquefois près du jardin de l'Élysée crier: Vive l'Empereur! Napoléon cherchait à en tirer des conséquences favorables et à s'abandonner à l'illusion qu'il pouvait reprendre le pouvoir; mais les gens sensés, placés près de lui, le ramenaient à des idées plus raisonnables. Le général Bernard, envoyé plusieurs fois pour vérifier la valeur de ces cris auxquels il attachait encore tant d'importance, revenait en les lui montrant sous leur véritable jour. Depuis, Napoléon se rendit à la Malmaison, et là il eut une velléité prononcée de reprendre le commandement. Les dispositions des troupes semblaient s'y prêter. Il envoya demander des chevaux sous un vain prétexte et dut s'adresser au duc de Vicence, tout à la fois grand écuyer et membre du gouvernement provisoire. Celui-ci, jugeant de l'intention, refusa les chevaux. Napoléon dut recevoir une rude et une cruelle humiliation d'une semblable dépendance de la part d'un de ses serviteurs, d'un officier de sa propre maison. J'ai reçu ces détails de ceux mêmes qui étaient dans la confiance de Napoléon, et qui furent les intermédiaires de cette démarche. Napoléon prit la route de Rochefort; son voyage et les événements qui suivirent sont écrits partout, et je ne pourrais que répéter ce qui a déjà été dit à cet égard.
Je citerai, avant de finir sur Napoléon, quelques-unes de ses réponses, dont plusieurs me sont relatives. Quelque temps après le 20 mars, le colonel Fabvier, resté en France, compatriote du général Drouot et lié avec lui, se plaignait de l'oubli de l'Empereur envers quelques officiers qui n'étaient pas employés, et de l'injustice des accusations qu'il avait portées contre moi dans sa proclamation. Drouot en parla à l'Empereur, qui lui répondit: «Je sais mieux qu'un autre tout ce qui s'est passé. Les circonstances m'ont fait une loi du langage que j'ai tenu; mais que les choses s'arrangent, et tout sera bientôt réparé.»
Une autre fois le générai Clausel lui parla avec intérêt de ce qui me concernait. Il lui répondit: «Vous savez quelles sont les exigences de la politique. Ce que j'ai fait m'était commandé; mais que tout s'arrange, il nous reviendra et j'aurai grand plaisir à l'embrasser.»
Lorsque, deux jours avant la bataille de Waterloo, Bourmont passa à l'ennemi, Napoléon, en apprenant cette nouvelle, dit ces paroles au général Bernard: «Mon cher, entre les bleus et les blancs c'est une guerre à mort. Si les choses vont bien, tous les nôtres nous reviendront.» Il voulait parler du duc de Bellune et de moi.
Napoléon avait eu la plus grande répugnance à employer Bourmont. Ce ne fut qu'après les demandes multipliée du général Gérard, qui s'était fait son patron, qu'il y consentit, et, celui-ci ayant dit: «Sire, je réponds de lui sur ma tête,» Napoléon lui répondit: «Je vous l'accorde; mais je vous préviens d'avance que votre tête m'appartient.»
Un jour avant l'ouverture de la campagne, un rapport de police annonçait que je devais prendre le commandement d'un corps d'armée ennemi. Napoléon lut le rapport attentivement, regarda Bernard, et, en jetant le papier avec dédain, il lui dit ces paroles remarquables: «C'est une infamie, il en est incapable!»
Enfin, quand Montrond revint de la mission qu'il avait eue à Vienne pendant les Cent-Jours, il s'informa auprès de lui de ce qui me concernait et de ce que je devenais. Il demanda, avec une sorte d'inquiétude, si je n'entrais pas pour quelque chose dans la direction des opérations contre lui; et, comme Montrond paraissait étonné que, dans cette supposition, il s'en alarmât, il lui répondit: «Ne vous y trompez pas: Marmont est un homme de beaucoup d'esprit et de beaucoup de talent, mais de beaucoup de talent!»
Enfin le duc de Vicence m'a plusieurs fois rapporté que Napoléon lui avait dit que j'étais le seul de ses maréchaux qui le comprît et avec lequel il aimât à parler de guerre.
Quelque peu de modestie qu'il y ait à rappeler ainsi moi-même des éloges aussi directs, on en trouvera peut-être l'excuse dans le prix que je mets à transmettre à la postérité l'opinion de Napoléon sur mon compte.
Enfin un dernier mot de cet homme extraordinaire, dont je n'aurai plus jamais l'occasion de prononcer le nom, et qui peint ce caractère si peu en harmonie avec les autres hommes. Avant l'entrée en campagne de 1815, il demanda au général Bernard, chargé de son bureau topographique, la carte de France, ainsi que les cartes de la frontière du Nord. Il poussait la manie des grandes cartes jusqu'à l'exagération; il ajouta: «Est-ce que vous n'avez rien de plus grand que cela?
--Non, Sire, c'est la seule carte que l'on puisse consulter, parce qu'elle est sur la même échelle que celle des Pays-Bas.
--Et c'est toute la France?
--Oui, Sire.»
Il resta en contemplation pendant quelque temps, les bras croisés, et dit: «Pauvre France! ce n'est pas l'affaire d'un déjeuner!»