Mémoires du maréchal Marmont, duc de Raguse (7/9)
CORRESPONDANCE ET DOCUMENTS
RELATIFS AU LIVRE VINGT ET UNIÈME
EXTRAIT DU JOURNAL DU COMTE WALDBOURG-TRUCHSESS
OFFICIER PRUSSIEN, L'UN DES COMMISSAIRES QUI ONT ACCOMPAGNÉ NAPOLÉON DEPUIS SON DÉPART DE FONTAINEBLEAU JUSQU'À SON EMBARQUEMENT POUR L'ÎLE D'ELBE.
«... À un quart de lieue en deçà d'Orgon, Napoléon crut indispensable la précaution de se déguiser: il mit une mauvaise redingote bleue, un chapeau rond sur sa tête avec une cocarde blanche, et monta un cheval de poste pour galoper devant sa voiture, voulant passer ainsi pour un courrier. Comme nous ne pouvions le suivre, nous arrivâmes à Saint-Canat, bien après lui. Ignorant les moyens qu'il avait pris pour se soustraire au peuple, nous le croyions dans le plus grand danger, car nous voyions sa voiture entourée de gens furieux qui cherchaient à ouvrir les portières: elles étaient heureusement bien fermées, ce qui sauva le général Bertrand. La ténacité des femmes nous étonna le plus; elles nous suppliaient de le leur livrer, disant: «Il l'a si bien mérité, que nous ne demandons qu'une chose juste!»
«À une demi-lieue de Saint-Canat, nous atteignîmes la voiture de l'Empereur, qui, bientôt après, entra dans une mauvaise auberge située sur la grande route, et appelée la Calade. Nous l'y suivîmes; et ce n'est qu'en cet endroit que nous apprîmes le travestissement dont il s'était servi, et son arrivée à cette auberge à la faveur de ce bizarre accoutrement; il n'avait été accompagné que d'un seul courrier; sa suite, depuis le général jusqu'au marmiton, était parée de la cocarde blanche dont ils paraissaient s'être approvisionnés à l'avance. Son valet de chambre, qui vint au-devant de nous, nous pria de faire passer l'Empereur pour le colonel Campbell, parce qu'en arrivant il s'était fait passer pour tel à l'hôtesse. Nous promîmes de nous conformer à ce désir, et j'entrai le premier dans une espèce de chambre, où je fus frappé de trouver le ci-devant souverain du monde plongé dans de profondes réflexions, la tête appuyée dans ses mains.
«Je ne le reconnus pas d'abord et je m'approchai de lui. Il se leva en sursaut en entendant quelqu'un marcher. Il me fit signe de ne rien dire, me fit asseoir près de lui, et, tout le temps que l'hôtesse fut dans la chambre, il ne me parla que de choses indifférentes. Mais, lorsqu'elle sortit, il reprit sa première position. Je jugeai convenable de le laisser seul; il nous fit cependant prier de passer de temps en temps dans sa chambre pour ne pas faire soupçonner sa présence.
«Nous lui fîmes savoir qu'on était instruit que le colonel Campbell avait passé la veille justement par cet endroit pour se rendre à Toulon. Il résolut aussitôt de prendre le nom de lord Burghersh.
«On se mit à table; mais, comme ce n'étaient pas ses cuisiniers qui avaient préparé le dîner, il ne pouvait se résoudre à prendre aucune nourriture, dans la crainte d'être empoisonné. Cependant, nous voyant manger de bon appétit, il eut honte de nous faire voir les terreurs qui l'agitaient et prit de tout ce qu'on lui offrit; il fit semblant d'y goûter, mais il renvoyait les mets sans y toucher. Son dîner fut composé d'un peu de pain et d'un flacon de vin, qu'il fit retirer de sa voiture et qu'il partagea même avec nous.
«Il parla beaucoup et fut d'une amabilité très-remarquable. Lorsque nous fûmes seuls, et que l'hôtesse qui nous servait fut sortie, il nous fit connaître combien il croyait sa vie en danger; il était persuadé que le gouvernement français avait pris des mesures pour le faire enlever ou assassiner dans cet endroit.
«Mille projets se croisaient dans sa tête sur la manière dont il pourrait se sauver; il rêvait aussi aux moyens de tromper le peuple d'Aix, car on l'avait prévenu qu'une très-grande foule l'attendait à la poste. Il nous déclara donc que ce qui lui semblait le plus convenable, c'était de retourner jusqu'à Lyon et de prendre de là une autre route pour s'embarquer en Italie. Nous n'aurions pu, en aucun cas, consentir à ce projet, et nous cherchâmes à le persuader de se rendre directement à Toulon, ou d'aller par Digne à Fréjus. Nous tâchâmes de le convaincre qu'il était impossible que le gouvernement français pût avoir des intentions si perfides à son égard, sans que nous en fussions instruits, et que la populace, malgré les indécences auxquelles elle se portait, ne se rendrait pas coupable d'un crime de cette nature.
«Pour nous mieux persuader, et pour nous persuader jusqu'à quel point ses craintes, selon lui, étaient fondées, il nous raconta ce qui s'était passé entre lui et l'hôtesse, qui ne l'avait pas reconnu. «Eh bien, lui avait-elle dit, avez-vous rencontré Bonaparte?--Non, avait-il répondu.--Je suis curieuse, continua-t-elle, de voir s'il pourra se sauver; je crois toujours que le peuple va le massacrer: aussi faut-il convenir qu'il l'a bien mérité, ce coquin-là! Dites-moi donc, on va l'embarquer pour son île?--Mais, oui.--On le noiera, n'est-ce pas?--Je l'espère bien!» lui répliqua Napoléon. «Vous voyez donc, ajouta-t-il, à quel danger je suis exposé!»
«Alors il recommença à nous fatiguer de ses inquiétudes et de ses irrésolutions. Il nous pria même d'examiner s'il n'y avait pas une porte cachée par laquelle il pourrait s'échapper, ou si la fenêtre, dont il avait fait fermer les volets en arrivant, n'était pas trop élevée pour pouvoir sauter et s'évader ainsi.
«La fenêtre était grillée en dehors, et je le mis dans un embarras extrême en lui communiquant cette découverte. Au moindre bruit il tressaillait et changeait de couleur.
«Après dîner, nous le laissâmes à ses réflexions, et de temps en temps nous entrions dans sa chambre, d'après le désir qu'il en avait témoigné.
«Il s'était rassemblé dans cette auberge beaucoup de personnes: la plupart étaient venues d'Aix, soupçonnant que notre long séjour était occasionné par la présence de l'empereur Napoléon. Nous tâchions de leur faire accroire qu'il avait pris les devants; mais elles ne voulaient pas ajouter foi à nos discours. Elles nous assuraient qu'elles ne voulaient pas lui faire du mal, mais seulement le contempler, pour voir quel effet produisait sur lui le malheur; qu'elles lui feraient tout au plus, de vive voix, quelques reproches, ou qu'elles lui diraient la vérité, qu'il avait si rarement entendue.
«Nous fîmes tout ce que nous pûmes pour les détourner de ce dessein, et nous parvînmes à les calmer. Un individu, qui nous parut un homme de marque, s'offrit de faire maintenir l'ordre et la tranquillité à Aix, si nous voulions le charger d'une lettre pour le maire de cette ville. Le général Koller communiqua cette proposition à l'Empereur, qui l'accueillit avec plaisir. Cette personne fut donc envoyée avec une lettre au magistrat. Elle revint avec l'assurance que les bonnes dispositions du maire empêcheraient tout tumulte d'avoir lieu.
«L'aide de camp du général Schuwaloff vint dire que le peuple qui était ameuté dans la rue était presque entièrement retiré. L'Empereur résolut de partir à minuit.
«Par une prévoyance exagérée, il prit encore de nouveaux moyens pour n'être pas reconnu.
«Il contraignit, par ses instances, l'aide de camp du général Schuwaloff de se vêtir de la redingote bleue et du chapeau rond avec lesquels il était arrivé dans l'auberge, afin sans doute qu'en cas de nécessité il passât pour lui.
«Bonaparte, qui alors voulut se faire passer pour un colonel autrichien, mit l'uniforme du général Koller, se décora de l'ordre de Sainte-Thérèse, que portait le général, mit ma casquette de voyage sur sa tête, et se couvrit du manteau du général Schuwaloff.
«Après que les commissaires des puissances alliées l'eurent ainsi équipé, les voitures avancèrent; mais, avant de descendre, nous fîmes une répétition, dans notre chambre, de l'ordre dans lequel nous devions marcher. Le général Drouot ouvrit le cortége; venait ensuite le soi-disant empereur, l'aide de camp du général Schuwaloff; ensuite le général Koller, l'Empereur, le général Schuwaloff, et moi, qui avais l'honneur de faire partie de l'arrière-garde, à laquelle se joignit la suite de l'Empereur.
«Nous traversâmes ainsi la foule ébahie, qui se donnait une peine extrême pour tâcher de découvrir, parmi nous, celui qu'elle appelait son tyran.
«L'aide de camp de Schuwaloff (le major Olewieff) prit la place de Napoléon dans sa voiture, et Napoléon partit, avec le général Koller, dans sa calèche.
«Quelques gendarmes dépêchés à Aix, par ordre du maire, dissipèrent le peuple, qui cherchait à nous entourer, et notre voyage se continua fort paisiblement.»
PROCLAMATION DE S. M. L'EMPEREUR AU PEUPLE FRANÇAIS 7.
«Au golfe de Juan, le 1er mars 1815.
«Napoléon, par la grâce de Dieu et les constitutions de l'État, Empereur des Français, etc., etc.
«Français!
«La défection du duc de Castiglione livra Lyon sans défense à nos ennemis; l'armée dont je lui avais confié le commandement était, par le nombre de ses bataillons, la bravoure et le patriotisme des troupes qui la composaient, à même de battre le corps d'armée autrichien qui lui était opposé, et d'arriver sur les derrières du flanc gauche de l'armée ennemie qui menaçait Paris.
«Les victoires de Champaubert, de Montmirail, de Château-Thierry, de Vauchamps, de Mormans, de Montereau, de Craonne, de Reims, d'Arcis-sur-Aube et de Saint-Dizier; l'insurrection des braves paysans de la Lorraine, de la Champagne, de l'Alsace, de la Franche-Comté et de la Bourgogne, et la position que j'avais prise sur les derrières de l'armée ennemie, en la séparant de ses magasins, de ses parcs de réserve, de ses convois et de tous ses équipages, l'avaient placée dans une situation désespérée. Les Français ne furent jamais sur le point d'être plus puissants, et l'élite de l'armée ennemie était perdue sans ressource; elle eût trouvé son tombeau dans ces vastes contrées qu'elle avait si impitoyablement saccagées, lorsque la trahison du duc de Raguse 8 livra la capitale et désorganisa l'armée. La conduite inattendue de ces deux généraux, qui trahirent à la fois leur patrie, leur prince et leur bienfaiteur, changea le destin de la guerre. La situation désastreuse de l'ennemi était telle, qu'à la fin de l'affaire qui eut lieu devant Paris il était sans munitions, par la séparation de ses parcs de réserve.
Note 8: (retour) L'accusation de trahison contre Marmont était, de la part de Napoléon, un moyen politique. Rien ne le prouve davantage que l'accusation faite au duc de Raguse d'avoir livré Paris. Que n'accusait-il aussi son frère Joseph, qui avait envoyé l'ordre ou l'autorisation de capituler? Que n'accusait-il aussi le duc de Trévise, qui a pris part à la capitulation? (Note de l'Éditeur.)
«Dans ces nouvelles et grandes circonstances, mon coeur fut déchiré, mais mon âme resta inébranlable. Je ne consultai que l'intérêt de la patrie; je m'exilai sur un rocher au milieu des mers. Ma vie vous était et devait encore vous être utile. Je ne permis pas que le grand nombre de citoyens qui voulaient m'accompagner partageassent mon sort; je crus leur présence utile à la France, et je n'emmenai avec moi qu'une poignée de braves, nécessaires à ma garde.
«Élevé au trône par votre choix, tout ce qui a été fait sans vous est illégitime. Depuis vingt-cinq ans, la France a de nouveaux intérêts, de nouvelles institutions, une nouvelle gloire, qui ne peuvent être garantis que par un gouvernement national et par une dynastie née dans ces nouvelles circonstances. Un prince qui régnerait sur vous, qui serait assis sur mon trône par la force des mêmes armées qui ont ravagé notre territoire, chercherait en vain à s'étayer des principes du droit féodal; il ne pourrait assurer l'honneur et les droits que d'un petit nombre d'individus, ennemis du peuple, qui, depuis vingt-cinq ans, les a condamnés dans nos assemblées nationales: votre tranquillité intérieure et votre considération extérieures seraient perdues à jamais.
«Français! dans mon exil j'ai entendu vos plaintes et vos voeux; vous réclamiez ce gouvernement de votre choix qui seul est légitime; vous accusiez mon long sommeil: vous me reprochiez de sacrifier à mon repos les grands intérêts de la patrie.
«J'ai traversé les mers au milieu des périls de toute espèce; j'arrive parmi vous reprendre mes droits, qui sont les vôtres. Tout ce que des individus ont fait, écrit, ou dit depuis la prise de Paris, je l'ignorerai toujours; cela n'influera en rien sur le souvenir que je conserve des services importants qu'ils ont rendus: car il est des événements d'une telle nature, qu'ils sont au-dessus de l'organisation humaine.
«Français! il n'est aucune nation, quelque petite qu'elle soit, qui n'ait eu le droit et ne se soit soustraite au déshonneur d'obéir à un prince imposé par un ennemi momentanément victorieux. Lorsque Charles VII rentra à Paris et renversa le trône éphémère de Henri VI, il reconnut tenir son trône de la vaillance de ses braves, et non du prince régent d'Angleterre.
«C'est aussi à vous seuls et aux braves de l'armée que je fais et ferai toujours gloire de tout devoir.
«Napoléon.
«Par l'Empereur,
«Le grand maréchal, faisant fonctions
de major général de la grande
armée,
«Comte Bertrand.»
RÉPONSE DU DUC DE RAGUSE
À LA PROCLAMATION DATÉE DU GOLFE DE JUAN, LE 1er MARS 1815.
«Une accusation odieuse est portée contre moi à la face de l'Europe entière, et, quel que soit le caractère de passion et d'invraisemblance qu'elle porte avec elle, mon honneur me force à y répondre. Ce n'est point une justification que je présente ici, je n'en ai pas besoin: c'est un exposé fidèle des faits qui mettra chacun à même de connaître la conduite que j'ai tenue.
«Je suis accusé d'avoir livré Paris aux étrangers lorsque la défense de cette ville a été l'objet de l'étonnement général. C'est avec des débris misérables que j'avais à combattre contre toutes les forces réunies des armées alliées; c'est dans des positions prises à la hâte, où aucune défense n'avait été préparée, et avec huit mille hommes, que j'ai résisté pendant huit heures à quarante-cinq mille, qui furent successivement engagés contre moi; et c'est un fait d'armes semblable, si honorable pour ceux qui y ont pris part, que l'on ose traiter de trahison!
«Après l'affaire de Reims, l'empereur Napoléon opérait avec presque toutes ses forces sur la Marne, et s'abandonnait à l'illusion que, ses mouvements menaçant les communications de l'ennemi, celui-ci effectuerait sa retraite, lorsqu'au contraire l'ennemi avait résolu, après avoir opéré la jonction de l'armée de Silésie avec la grande armée, de marcher sur Paris. Mon faible corps d'armée, composé de trois mille cinq cents hommes d'infanterie et de quinze cents chevaux, et celui du duc de Trévise, fort d'environ six à sept mille hommes, furent laissés sur l'Aisne pour contenir l'armée de Silésie, qui n'en était séparée que par cette rivière et qui, depuis la jonction du corps de Bulow, et de divers renforts, était forte de plus de quatre-vingt mille hommes. L'armée ennemie passa l'Aisne et nous força à nous replier. Mes instructions étant de couvrir Paris, nous nous retirâmes sur Fismes, et nous adoptâmes, le duc de Trévise et moi, un système d'opérations qui, sans nous compromettre, devait retarder la marche de l'ennemi: c'était de prendre successivement de fortes positions que l'ennemi ne pût attaquer sans les avoir reconnues ou sans avoir manoeuvré pour les tourner, ce qui nous préparait aussi les moyens de battre quelques-uns des détachements qu'il aurait faits. Des ordres vinrent de nous diriger à marches forcées sur Châlons. Nous les exécutâmes; mais, arrivés à Vertus, nous fûmes informés que la plus grande partie de l'armée ennemie occupait Châlons, tandis qu'un autre débouchait sur Épernay, et que le corps de Kleist, qui nous avait suivis, passait la Marne à Château-Thierry; et, apprenant en même temps que Napoléon était encore devant Vitry et avait une arrière-garde à Sommepuis, nous marchâmes, sans perdre un moment, pour le rejoindre, et, le 24 mars, je pris position à Soudé. Je croyais encore l'armée française à portée, car qui eût pu croire, en effet, au passage de la Marne sans avoir un pont, et que l'empereur Napoléon eût laissé entre Paris et lui des forces huit fois plus considérables que celles qu'il pouvait rassembler? Le 25 au matin, à peine avais-je acquis la certitude de ce mouvement, que toute l'armée ennemie déboucha sur moi. Je me retirai en canonnant l'ennemi, et toute la retraite se fût faite avec le même ordre si quelques troupes, malheureusement restées à Bussy-l'Estrée et à Vatrv, ne s'étaient trouvées ainsi en arrière de nous: il fallut les attendre pendant une heure à Sommesous, et nous soutenir contre des forces colossales, dont le nombre croissait toujours; le passage des défilés nous fit éprouver quelques pertes, et nous terminâmes la journée en prenant position sur les hauteurs d'Allement, près de Sézanne. Je ne parle pas de la division du général Pacthod, qui, d'après des ordres directs de l'Empereur, manoeuvrait pour son compte, donna dans l'armée ennemie et fut prise sans que j'eusse connaissance de son existence.
«Le lendemain, nous prîmes position de bonne heure au défilé de Tourneloup. L'ennemi arrivant, nous continuâmes notre retraite, et je fis l'arrière-garde. Arrivés le soir devant la Ferté-Gaucher, nous trouvâmes le corps de Kleist occupant cette ville, et à cheval sur la grande route de Coulommiers, tandis qu'un gros corps de cavalerie dépassait la gauche de l'armée ennemie. Notre position était critique, elle était presque désespérée. Nous nous en tirâmes par un bonheur inouï. Quelques troupes du duc de Trévise couvrirent notre mouvement contre le corps de Kleist; une défense héroïque de mes troupes dans le village de Moutis arrêta l'avant-garde ennemie; la nuit arriva, et nous effectuâmes notre mouvement sans faire aucune perte. Comme nous ne pouvions plus reprendre la route de Meaux, nous suivîmes celle de Charenton, et, le 29 au soir, nous occupâmes Charenton, Saint-Mandé et Charonne.
«Le duc de Trévise fut chargé de la défense de Paris, depuis le canal jusqu'à la Seine, et moi depuis le canal jusqu'à la Marne. Mes troupes étaient réduites à deux mille quatre cents hommes d'infanterie et huit cents chevaux. C'était le peu d'hommes qui avait échappé à une multitude de glorieux combats. On mit sous mes ordres les troupes que commandait le général Compans: c'étaient des détachements de divers dépôts, de vétérans et de troupes de toute espèce qui avaient été réunis plutôt pour faire nombre que pour combattre; ainsi toutes mes forces consistaient en sept mille quatre cents hommes d'infanterie, de soixante-dix bataillons différents, et environ mille chevaux. Je me portai au jour sur les hauteurs de Belleville; de là je me hâtai d'arriver à celles de Romainville, qui étaient la clef de la position, et que le général Compans, en se retirant de Claye, avait omis d'occuper; mais l'ennemi y était déjà, et ce fut dans le bois de Romainville que l'affaire s'engagea. L'ennemi s'étendit par sa droite et par sa gauche; il fut partout contenu et repoussé, mais son nombre allait toujours croissant. Plusieurs mêlées d'infanterie avaient eu lieu, et plusieurs soldats avaient été tués à côté de moi à coups de baïonnettes à l'entrée du village de Belleville, lorsque Joseph m'envoya, par écrit, l'autorisation, que j'ai entre les mains, de capituler. Il était dix heures; à onze, Joseph était déjà bien loin de Paris, et à trois heures je combattais encore; mais à cette heure, ayant depuis longtemps la totalité de mon monde engagé, et voyant encore vingt mille hommes qui allaient entrer de nouveau en ligne, j'envoyai divers officiers au prince de Schwarzenberg pour lui faire connaître que j'étais prêt à entrer en arrangement. Un seul de mes officiers put parvenir, et certes je ne l'avais pas envoyé trop tôt, car, lorsqu'il revint, le général Compans ayant évacué les hauteurs de Pantin, l'ennemi s'était porté dans la rue de Belleville, mon seul point de retraite; je l'en avais chassé en chargeant moi-même à la tête de quarante hommes sa tête de colonne, et assurant ainsi le retour de mes troupes; mais je me trouvais presque acculé aux murs de Paris, les hostilités furent suspendues, et les troupes rentrèrent dans les barrières. L'arrangement écrit, qui a été publié dans le temps, ne fut signé qu'à minuit.
«Le lendemain matin les troupes évacuèrent Paris, et je me portai à Essonne, où je pris position. J'allai voir l'empereur Napoléon à Fontainebleau. Il me parut juger enfin sa position et disposé à terminer une lutte qu'il ne pouvait plus soutenir. Il s'arrêta au projet de se retrancher, de réunir le peu de forces qui lui restait, de chercher à les augmenter et de négocier. C'était la seule chose raisonnable qu'il eût à faire, et j'abondai dans son sens. Je repartis aussitôt pour faire commencer les travaux de défense que l'exécution de ce projet rendait nécessaires. Ce même jour, 1er avril, il vint visiter la position, et là il apprit, par le retour des officiers que j'avais laissés pour la remise des barrières, la prodigieuse exaltation de Paris, la déclaration de l'empereur Alexandre et la révolution qui s'opérait. En ce moment la résolution de sacrifier à sa vengeance le reste de l'armée fut prise; il ne connut plus rien qu'une attaque désespérée, quoiqu'il n'y eût plus une seule chance de succès en sa faveur, avec les moyens qui lui restaient; c'étaient seulement de nouvelles victimes offertes à ses passions. Dès lors tous les ordres, toutes les instructions, tous les discours, furent d'accord avec ce projet, dont l'exécution était fixée au 5 avril.
«Les nouvelles de Paris se succédaient fréquemment. Le décret sur la déchéance me parvint. La situation de Paris et celle de la France étaient déplorables, et l'avenir offrait les résultats les plus tristes, si la chute de l'Empereur ne changeait pas ses destinées en faisant sa paix morale avec toute l'Europe et n'amortissait pas les haines qu'il avait fait naître. Les alliés, soutenus par l'insurrection de toutes les grandes villes du royaume, maîtres de la capitale, n'ayant plus en tête qu'une poignée de braves qui avaient survécu à tant de désastres, proclamaient partout que c'était à Napoléon seul qu'ils faisaient la guerre. Il fallait les mettre subitement à l'épreuve, les sommer de tenir leur parole et les forcer à renoncer à la vengeance dont ils voulaient rendre victime la France; il fallait que l'armée redevînt nationale en adoptant les intérêts de la presque totalité des habitants qui se déclaraient contre l'Empereur et appelaient à grands cris une révolution salutaire qui occasionnerait leur délivrance. Tout bon Français, de quelque manière qu'il fût placé, ne devait-il pas concourir à un changement qui sauvait la patrie et la délivrait d'une croisade de l'Europe entière armée contre elle, de la partie de l'Europe même possédée par la famille de Napoléon? S'il eût été possible de compter sur l'union de tous les chefs de l'armée; s'il n'eût pas été probable que les intérêts particuliers de quelques-uns croiseraient les mesures les plus généreuses et les plus patriotiques; si le moment n'eût pas été si pressant, puisque nous étions au 4 avril et que c'était le 5 que devait avoir lieu cette action désespérée, dont l'objet était la destruction du dernier soldat et de la capitale, c'était au concert des chefs de l'armée qu'il fallait recourir; mais, dans l'état actuel des choses, il fallait se borner à assurer la libre sortie de différents corps de l'armée pour les détacher de l'Empereur et neutraliser ses projets, et les réunir aux autres troupes françaises qui étaient éloignées de lui. Tel fut donc l'objet des pourparlers qui eurent lieu avec le prince de Schwarzenberg. En même temps que je me disposais à informer mes camarades de la situation des choses et du parti que je croyais devoir prendre, le duc de Tarente, le prince de la Moskowa, le duc de Vicence et le duc de Trévise arrivèrent chez moi à Essonne. Les trois premiers m'apprirent que l'Empereur venait d'être forcé à signer la promesse de son abdication, et qu'ils allaient à ce titre négocier la suspension des hostilités. Je leur fis connaître les arrangements pris avec le prince de Schwarzenberg, mais qui n'étaient pas complets, puisque je n'avais pas encore reçu la garantie écrite que j'avais demandée, et je leur déclarai alors que, puisqu'ils étaient d'accord pour un changement que le salut de l'État demandait, et qui était le seul objet de mes démarches, je ne me séparerais jamais d'eux. Le duc de Vicence exprima le désir de me voir les accompagner à Paris, pensant que mon union avec eux, après ce qui venait de se passer, serait d'un grand poids. Je me rendis à ses désirs, laissant le commandement de mon corps d'armée au plus ancien général de division, lui donnant l'ordre de ne faire aucun mouvement et lui annonçant mon prochain retour. J'expliquai les motifs de mon changement au prince de Schwarzenberg, qui, plein de loyauté, les trouva légitimes et sans réplique; et je remplis la promesse que j'avais faite à mes camarades dans l'entretien que nous eûmes avec l'empereur Alexandre. À huit heures du matin, un de mes aides de camp arriva et m'annonça que, contre mes ordres formels, et malgré ses plus instantes représentations, les généraux avaient mis les troupes en mouvement pour Versailles à quatre heures du matin, effrayés qu'ils étaient des dangers personnels dont ils croyaient être menacés et dont ils avaient eu l'idée par l'arrivée et le départ de plusieurs officiers d'état-major venus de Fontainebleau. La démarche était faite, et la chose irréparable.
«Tel est le récit fidèle et vrai de cet événement, qui a eu et aura une si grande influence sur toute ma vie.
«L'Empereur, en m'accusant, a voulu sauver sa gloire, l'opinion de ses talents et l'honneur des soldats. Pour l'honneur des soldats, il n'en était pas besoin: il n'a jamais paru avec plus d'éclat que dans cette campagne; mais, pour ce qui le concerne, il ne trompera aucun homme sans passion, car il serait impossible de justifier cette série d'opérations qui ont marqué les dernières années de son règne.
«Il m'accuse de trahison! Je demande où en est le prix? J'ai rejeté avec mépris toute espèce d'avantages particuliers qui m'étaient offerts pour me placer volontairement dans la catégorie de toute l'armée. Avais-je des affections particulières pour la maison de Bourbon? D'où me seraient-elles venues, moi qui ne suis entré dans le monde que peu de temps avant le moment où elle a cessé de gouverner la France? Quelle que fût l'opinion que j'eusse pu me faire de l'esprit supérieur du roi, de sa bonté et de celle des princes, elle était bien loin de la réalité; ce charme que l'on trouve près d'eux m'était inconnu et n'avait pas fait naître les engagements sacrés qui me lient à eux aujourd'hui, et que les malheurs actuels, si peu mérités, resserrent davantage encore; engagements sacrés, car, pour les gens de coeur, les égards et les témoignages d'estime valent mille fois mieux que les bienfaits et les dons. Où donc est le principe de mes actions? Dans un ardent amour de la patrie, qui a toute la vie maîtrisé mon coeur et absorbé toutes mes idées. J'ai voulu sauver la France de la destruction; j'ai voulu la préserver des combinaisons qui devaient entraîner sa ruine; de ces combinaisons si funestes, fruit des plus étranges illusions de l'orgueil, et si souvent renouvelées en Espagne, en Russie et en Allemagne, et qui promettaient une épouvantable catastrophe, qu'il fallait s'empresser de prévenir.
«Une étrange et douloureuse fatalité a empêché de tirer du retour de la maison de Bourbon tous les avantages qu'il était permis d'en espérer pour la France; mais cependant on leur a dû la fin prompte d'une guerre funeste, la délivrance de la capitale et du royaume, une administration douce et paternelle et un calme et une liberté qui nous étaient inconnus. Quelques jours encore, et cette liberté si chère, si nécessaire à tous les Français, était consolidée pour toujours.
«Les étrangers étaient perdus sans ressource, dit-on, et c'est moi qu'on accuse de les avoir sauvés. Je suis leur libérateur, moi qui les ai toujours combattus avec autant d'énergie que de constance, dont le zèle ne s'est jamais ralenti un moment; moi qui, après avoir attaché mon nom aux succès les plus marquants de la campagne, avais déjà une fois préservé Paris par les combats de Meaux et de Lizy! Disons-le, celui qui a si fort aidé les étrangers dans leurs opérations et rendu inutile le dévouement de tant de bons soldats et d'officiers instruits, c'est celui qui, avec trois cent mille hommes, a voulu garder et occuper l'Europe depuis la Vistule jusqu'à Cattaro et à l'Èbre, tandis que la France avait à peine pour la défendre quarante mille soldats réunis à la hâte; et les libérateurs de la France, ce sont ceux qui, comme par enchantement, l'ont délivrée de la croisade dirigée contre elle et assuré le retour de deux cent cinquante mille hommes éparpillés dans toute l'Europe et de cent cinquante mille prisonniers, qui font aujourd'hui sa force et sa puissance.
«J'ai servi l'empereur Napoléon avec zèle, constance et dévouement pendant toute ma carrière, et je ne me suis éloigné de lui que pour sauver la France, et lorsqu'un pas de plus allait la précipiter dans l'abîme qu'il avait ouvert. Aucun sacrifice ne m'a coûté lorsqu'il a été question de la gloire ou du salut de mon pays; et cependant que de circonstances les ont rendus quelquefois pénibles et douloureux! Qui jamais fit plus que moi abnégation de ses intérêts personnels et fut plus maîtrisé par l'intérêt général? Qui jamais paya plus d'exemple dans les souffrances, dans les dangers, dans les privations? Qui montra dans toute sa vie plus de désintéressement que moi? Ma vie est pure, elle est celle d'un bon citoyen, et on voudrait l'entacher d'infamie! Non, tant de faits honorables dans une si longue suite d'années démentent tellement cette accusation, que ceux dont l'opinion est de quelque prix refuseront toujours d'y croire.
«Quelle que soit la destinée qui m'est réservée, que ma vie entière se passe dans la proscription ou qu'il me soit encore permis de servir la patrie, que j'y sois rappelé ou que je sois repoussé de son sein, mes voeux pour sa gloire et pour son bonheur ne varieront jamais, car l'amour de la patrie a été et sera toujours la passion de mon coeur. Et le roi a bien connu mes sentiments et rendu justice à la droiture de mes intentions lorsqu'il a daigné ajouter à mes armes la devise: Patriæ totus et ubique, qui fait en peu de mots l'histoire de toute ma vie.
«Gand, le 1er avril 1815.
«Le maréchal, duc de Raguse.»
PIÈCES RELATIVES AUX OPÉRATIONS DU COLLÉGE ÉLECTORAL DE LA CÔTE-D'OR
dont le Duc de Raguse était Président en 1815
9.
«Paris, le 29 juillet 1815.
«Monsieur le duc, je m'empresse de vous informer que Sa Majesté, par ordonnance du 26 juillet courant, a daigné vous choisir pour présider le collége électoral du département de la Côte-d'Or, dans la prochaine session qui ouvrira le 22 août.
«J'ai l'honneur de vous transmettre,
«1º Votre brevet de nomination;
«2º La lettre que Sa Majesté vous a écrite à ce sujet;
«3º Un exemplaire des instructions que j'ai cru propres à faciliter les opérations que MM. les présidents auront à diriger.
«Je vous engage à vous rendre le plus tôt possible à Dijon, et à envoyer préalablement à M. le préfet du département un nombre suffisant d'exemplaires de la lettre que vous jugerez convenable d'adresser à MM. les électeurs pour les prévenir de la convocation.
«Veuillez, je vous prie, m'accuser la réception de la présente lettre et des pièces qui y sont jointes.
«Le ministre secrétaire d'État de la justice, chargé provisoirement du
portefeuille de l'intérieur,
«Pasquier.»
LETTRE CIRCULAIRE DU DUC DE RAGUSE AUX ÉLECTEURS.
«Monsieur, j'ai l'honneur de vous prévenir que, par ordonnance du, Sa Majesté a ordonné la convocation du collége électoral du département de la Côte-d'Or. La gravité des circonstances, le vif désir que le roi éprouve d'être entouré des véritables représentants de la nation, vous feront concevoir, monsieur, de quelle importance il est que tous les individus appelés à voter soient exacts à se rendre à la convocation dont ils sont l'objet. C'est donc au titre du bien de la patrie et du service du roi, et en particulier au nom de l'intérêt du pays qui nous a vus naître, que je vous engage à vous trouver à Dijon assez à temps pour assister à l'ouverture du collége, qui aura lieu le 22 de ce mois. Je me trouve heureux, monsieur, que la confiance du roi m'ait appelé à concourir avec vous à des choix qui auront, j'espère, une heureuse influence sur notre avenir.
DISCOURS DU DUC DE RAGUSE ADRESSÉ AU COLLÉGE ÉLECTORAL
DE LA CÔTE-D'OR
LE 22 AOUT 1815.
«Messieurs, la gravité des circonstances qui motivent notre réunion est d'une telle nature, qu'aucune époque de notre histoire ne peut lui être comparée. Une catastrophe sans exemple a causé des maux intérieurs et extérieurs qu'à peine on ose approfondir. Le patriotisme le plus désintéressé est le seul remède à tant de maux; ainsi de la bonne composition de l'Assemblée, à la formation de laquelle nous sommes appelés à concourir, dépend le sort de la France. C'est donc un esprit de concorde et d'union qui doit présider à nos choix. Nous chasserons loin de nous le souvenir de nos divisions, car dans ces divisions se trouvent le principe et la source des maux dont nous gémissons. Un peuple perd sa puissance, sa considération et sa physionomie lorsqu'il est divisé; dans quelque situation au contraire que l'empire des circonstances l'ait placé, il est toujours redoutable et sa position est toujours noble, lorsqu'il est uni. Que la cruelle épreuve que nous venons de faire nous serve au moins et ne soit pas perdue pour notre avenir; rallions-nous sincèrement autour de ce trône qui doit nous protéger, et de la Charte qui a consacré nos droits.
«Le roi, messieurs, dont la sagesse avait prévu, il y a cinq mois, tous les malheurs dont nous sommes accablés aujourd'hui, chercha vainement à les prévenir; sa voix ne fut point entendue. Depuis il est accouru pour se placer entre son peuple et les étrangers, auxquels d'anciennes haines venaient de faire reprendre les armes, et plus que personne au monde il gémit de notre situation. Le roi enfin, pour qui le trône serait sans charmes si le bonheur public n'était le prix de ses soins, consacre tous ses efforts à l'assurer. Il veut être environné des véritables représentants de son peuple, élus par la masse des électeurs, et non de ceux d'une faction, à l'exemple du gouvernement éphémère qui vient de finir après avoir appelé tant de calamités sur la France. Ses lumières lui ont assez fait connaître que la France ne saurait être heureuse sans une liberté sage, et il met sa gloire à la fonder; lui seul peut satisfaire ce voeu constamment exprimé, ce voeu qu'il partage, parce qu'il sait bien que ce noble sentiment élève l'âme, et que la force des souverains est dans l'opinion de leurs peuples. Enfin ses lumières et son coeur garantissent à la France qu'il confond et confondra toujours ses intérêts avec les siens.
«Tels sont, messieurs, les sentiments bien connus du souverain qui nous gouverne, et dont j'ai pu mieux juger qu'un autre par le bonheur que j'ai eu de l'approcher. Vous les apprécierez ces sentiments, messieurs, et vous l'environnerez d'hommes dépositaires de votre estime et de votre confiance, d'hommes au-dessus de leurs passions, d'hommes modérés, car avec la modération seule se trouvent la raison, la force et la vertu. Enfin, messieurs, vous l'environnerez d'hommes dignes de lui et de la France, qui, aimant leur pays avant tout, mettront ses intérêts avant les leurs propres, et qui, sous l'égide du roi et lui prêtant leurs forces, sauveront à la fois le roi et la patrie.»
LIVRE VINGT-DEUXIÈME
1815-1824
Je reviens à l'époque qui suivit le 8 juillet, jour de la deuxième rentrée du roi à Paris.
Le ministère fut composé de Talleyrand, Fouché, Gouvion-Saint-Cyr, Louis, Jaucourt, Pasquier, et le ministère de l'intérieur resta vacant. Il était destiné à Pozzo di Borgo, ambassadeur de Russie, désireux de devenir Français en recevant en même temps la pairie. La leçon des Cent-Jours, si grande, aurait dû profiter si on avait eu le talent de bien reconnaître les fautes commises. On aurait pu modifier la Charte; mais on prétendit la respecter, et cependant on sortait de diverses manières de l'ordre régulier qu'elle avait consacré.
Au lieu de se livrer, par des ordonnances de proscription, à la poursuite misérable de quelques gens, plus ou moins coupables, dont un grand nombre était tout à fait inconnu, n'aurait-on pas dû prendre de grandes mesures pour assurer l'avenir? Ainsi, par exemple, rien n'eût paru plus simple, plus juste, que de rendre inhabiles aux fonctions politiques les individus qui avaient siégé dans les deux Chambres créées par Napoléon. On faisait disparaître de la scène politique, sans répandre de sang, sans bannissement, les athlètes les plus redoutables et les plus factieux, et on pouvait relever de cette interdiction tous les individus qui, avec le temps, en seraient jugés dignes. La manière dont les listes de proscription furent faites mit le comble à l'absurdité de cette mesure. Ce travail si important fut arrêté sans réflexion, sans discussion et avec cette légèreté incroyable dont notre pays présente seul l'exemple. On porta ensuite une loi de bannissement contre ce qu'on appela les régicides relaps, et en cette circonstance on blessa à la fois la justice, le bon sens et la langue.
On appela régicides relaps ceux qui avaient, pendant les Cent-Jours, accepté des fonctions quelconques. Or, en bon français, si l'on peut appliquer le mot de relaps à autre chose qu'à la religion, le régicide relaps est un homme qui serait une seconde fois régicide après avoir eu sa grâce une première. On aurait pu, on aurait dû peut-être, en 1814, chasser tous les régicides; mais, en 1815, il fallait n'en frapper aucun; car la mesure prise contre eux alors présenta ce scandaleux et singulier spectacle: le meurtrier du roi resta tranquille, et ce fut l'ambitieux qui avait exercé des fonctions de simple maire de village qui fut proscrit. Le crime resta impuni, et une légère faute fut traitée comme un crime. Dans la forme et dans le fond, tout, dès le début, fut mal calculé, gauche et misérable. On menaça beaucoup sans faire grand mal. On injuria sans cesse, chose partout nuisible, mais toujours funeste en France, et qu'aucune circonstance ne justifie, même quand on est décidé aux actes de la plus sévère rigueur. On jeta ainsi les germes d'une redoutable réaction.
L'armée avait été coupable; mais toute l'armée avait participé à la faute. Quand une faute a été universelle, il faut trouver un moyen d'absoudre et chercher à se placer sur de meilleures bases pour l'avenir. On voulut faire des catégories, établir mille nuances entre ceux qui avaient servi plus ou moins Napoléon, et on ne vit pas les conséquences injustes, funestes et absurdes qui devaient en résulter. Beaucoup de ceux qui avaient les honneurs de la fidélité, sur lesquels on allait appeler les faveurs et faire reposer la confiance, étaient, à un très-petit nombre près, le rebut de l'armée. Ces officiers n'avaient pas servi, parce que Napoléon n'avait pas voulu les employer. Parmi les généraux, et au premier rang, je citerai d'abord Canuel et Donadieu, qui furent portés aux nues. Les préférences dont ils furent l'objet offensèrent plus les généraux honorables de l'armée que diverses mesures de rigueur dirigées contre eux-mêmes. Chacun dit: «S'il faut ressembler à ces individus pour être distingué par les Bourbons, je ne veux pas de leur faveur.» Il arriva que l'honneur, aux yeux de la multitude, fut dans la disgrâce, et cela dans le pays du monde où les hommes sont les plus courtisans et les plus solliciteurs. Triste début pour fonder le pouvoir! Il faut reconnaître les services rendus n'importe par qui; mais certes il vaut mieux placer sa confiance dans un caractère honorable et une vie entachée par une seule faute que dans l'individu qui a prouvé une seule fois son dévouement, mais dont la vie est remplie d'une suite de mauvaises actions; car l'une est l'exception, et l'autre l'habitude. Ainsi il fallait tenir compte aux généraux Canuel et Donadieu de leur bonne conduite pendant les Cent-Jours, mais ne pas les placer au-dessus d'hommes qui, de tout temps, avaient été entourés de l'estime générale. Il fallait, tout en reconnaissant la faute, la remettre généreusement et n'en plus garder le souvenir. Les braves gens sont plus sensibles à un traitement pareil, et la reconnaissance est plus sincère pour un témoignage de confiance reçu, quand ils savent qu'il pourrait leur être refusé, que pour des bienfaits. Quand le pouvoir s'élève à une grande hauteur et montre de la magnanimité, il double son éclat et ses moyens d'action sur l'esprit des hommes.
L'armée, s'étant retirée sur la Loire, présentait une masse compacte. Après avoir arboré le drapeau blanc, elle pouvait devenir menaçante si les circonstances l'eussent amenée à défendre les intérêts de la France, et non plus ceux d'une faction, contre les exigences des étrangers. La menace seule, de la part du roi, de se réfugier avec sa famille au milieu de cette armée, les eût effrayés. Mais cette menace prétendue, faite par Louis XVIII, ne l'a jamais été sérieusement. Les étrangers exigèrent, au contraire, le licenciement de l'armée, et le maréchal Gouvion-Saint-Cyr se chargea de rédiger l'ordonnance qui le prescrivait, tandis que le maréchal Macdonald reçut la douloureuse mission de l'exécuter. On adopta, en remplacement, le système des légions composées d'hommes de la même province; système économique et bien entendu, qui charge les mêmes hommes du soin de conserver la gloire des corps dans lesquels ils servent et des provinces où ils sont nés, moyen d'ajouter à l'énergie de leurs facultés en prolongeant, dans leur vieillesse et au milieu de leurs villages, les souvenirs communs des événements des camps et de leur jeunesse.
On donna le titre de légion à ces corps d'infanterie, parce qu'on voulut ajouter à chacun d'eux un détachement de cavalerie et d'artillerie, idée bizarre; car, s'il est vrai qu'à la guerre les armes doivent être mélangées, il est de principe et d'expérience qu'en temps de paix et pour l'instruction les armes doivent être séparées. Mais toute cette organisation ne fut qu'ébauchée et ne reçut jamais le développement qu'avait conçu son auteur. Avant de procéder à cette nouvelle organisation, chaque soldat licencié reçut l'ordre de rentrer dans ses foyers, et l'on vit cent cinquante mille vieux soldats répandus sur le sol du royaume, un bâton à la main, allant retrouver paisiblement leurs villages sans causer nulle part aucun désordre. On peut reconnaître, en cette circonstance, ce qu'opérèrent la soumission aux lois, le respect pour l'autorité et le sentiment des devoirs du citoyen. Il y avait loin de ces moeurs à celles des grandes compagnies conduites par du Guesclin.
Une fois les étrangers débarrassés de toute crainte à l'égard de l'armée, les exigences de leur part n'eurent plus de bornes. Rappeler l'enlèvement des objets d'art et des trophées que nos victoires avaient réunis dans notre capitale, les contributions de toute espèce imposées, et qui s'élevaient à de si épouvantables sommes, serait superflu. Enfin, pour mettre le comble à notre humiliation et blesser au coeur une nation glorieuse, on diminua encore l'étendue de notre territoire, déjà si fort restreint.
Il est impossible de se refuser à faire ici la comparaison des deux Restaurations. À la première, une grande partie du pays conquis nous est enlevée; mais cependant quelques fractions de nos conquêtes nous restent. À la seconde, le vieux territoire de l'ancienne France est même entamé, et on prend à tâche d'ouvrir la frontière pour nous mettre à la discrétion de ceux qui voudront nous attaquer. En 1814, pas un objet d'art n'est enlevé, pas un trophée ne nous est ravi, et la victoire respecte les propriétés que la victoire seule nous avait données. En 1815, tout est enlevé, et l'on va jusqu'à tout disposer pour détruire des monuments d'utilité publique, à cause des noms qu'ils portent 10, comme si on pouvait faire rétrograder les temps et effacer les souvenirs de l'histoire! En 1814, les propriétés sont respectées, et aucune contribution n'est imposée en représailles des sommes immenses que nous avions, pendant dix ans, enlevées à l'Europe, et des ravages qui partout ont marqué notre passage. En 1815, près de deux milliards sortent de nos coffres pour entrer dans ceux de l'étranger. Les Bourbons sont reçus avec joie, avec espérance d'abord; à la seconde fois comme une nécessité. Ces circonstances de la première Restauration sont dues à la manière prompte dont le pays se sépara des intérêts de Napoléon, juste représaille, puisque lui-même avait depuis longtemps séparé les siens de ceux du pays; alors cette séparation fut toute patriotique, et, s'il y eut corruption et intérêt privé dans quelques chefs, tout fut généreux dans les masses. Dans la seconde, une faction puissante s'étant substituée à la nation, la nécessité de l'abattre servit de prétexte à la vengeance et à la cupidité. Cette faction, qui s'est souvent présentée comme animée des sentiments les plus nationaux, n'a jamais pensé qu'à elle.
Cette révolution des Cent-Jours, si funeste au pays, à son honneur, à l'ordre public, à l'établissement d'une sage liberté, une fois réprimée, se trouva servir merveilleusement les intérêts et les passions de l'émigration; aussi combien de plaintes contre tous les individus occupant des places, quels que fussent leurs titres! Combien d'accusations, de calomnies! Avec quelle violence tout fut bouleversé, et avec quelle avidité tout fut envahi! L'ambition n'avait aucune règle, aucune limite, et demander tout et demander toujours était devenu l'habitude universelle.
Un homme se disant bien pensant, c'était l'expression du temps, était propre à tout. Le même individu (j'ai vu de ces sortes de pétitions) sollicitait à la fois ou le commandement d'un régiment, ou une sous-préfecture, ou une place de juge. Jamais confusion n'exista nulle part au même degré. Un ordre de choses pareil porta ses fruits. L'administration fut confiée aux hommes les plus inhabiles. On choisit presque tous les colonels de l'armée parmi des hommes qui n'avaient jamais servi; et les tribunaux, après une prétendue épuration, furent remplis d'hommes de parti et de passion. La société prit une nouvelle physionomie, eut une nouvelle constitution, et les pouvoirs de toute espèce arrivèrent aux mains des hommes les moins dignes ou les plus incapables de les exercer.
On s'occupa de former une nouvelle Chambre, en se servant des colléges électoraux en usage sous l'Empire, avec un certain nombre d'adjonctions pris dans les ordres royaux. Ces colléges étaient de nature à représenter l'opinion du pays, et cependant, malgré la conduite peu éclairée du gouvernement, malgré l'humiliation causée par les traitements des alliés, les élections se tirent toutes dans un sens royaliste: nouvelle preuve que la première Restauration avait été dans l'opinion nationale et reçue avec satisfaction, tandis que le retour de l'île d'Elbe, vu avec répugnance, avec effroi, avait rendu odieux ceux que l'on accusait d'en avoir été les auteurs. L'opinion publique devait être bien profondément pénétrée de ces sentiments, pour résister à tout ce qui aurait dû la changer.
Le gouvernement m'envoya à Dijon pour présider le collége électoral de la Côte-d'Or. Douze ans auparavant, dans des circonstances bien différentes, j'avais été chargé d'une semblable mission. Je fus reçu avec empressement et affection par mes compatriotes, jouissance à laquelle je n'ai jamais été insensible. Quoique les départements de l'Est en général, et particulièrement ceux de l'ancienne Bourgogne, aient toujours été les moins favorables aux Bourbons, les députés, choisis loyalement et sans fraude, furent des individus qui leur étaient attachés et dévoués de tout temps. L'opinion royaliste, alors celle de la France entière, était professée et sentie partout avec ardeur, avec exagération, comme il arrive si souvent chez nous, tandis que les partis opposés, objets de la haine publique, se tenaient silencieux dans l'observation.
Une énorme promotion de pairs fut faite alors, mais sans discernement, sans système et sans choix. En 1814, on avait suivi des principes raisonnables, en prenant pour le fond de la Chambre le Sénat. Ce corps avait rappelé le roi et se trouvait former le lien entre le passé et l'avenir. Il devait, sauf quelques exceptions, devenir la base de l'ordre politique nouveau. On y avait placé les anciens ducs et pairs, presque tous les anciens ducs, et, d'un autre côté, toutes les illustrations de l'Empire. Ces trois éléments étaient naturels, dans la formation du nouvel ordre de choses; mais, cette fois, on prit au hasard, choisissant suivant les caprices et les fantaisies de chacun. Les ministres présentèrent et firent admettre leurs protégés. Le roi se borna à choisir un seul individu, M. de Frondeville, recommandé par sa nièce. Chose indubitable, il fallait donner plus de consistance à la Chambre des pairs, mais atteindre ce résultat en y appelant les grandes notabilités provinciales; dans ce but, établir un mode régulier de recherche, de présentation et de choix. La marche suivie cette fois servit d'exemple à d'autres promotions qui ont été funestes.
C'est ici le moment de raconter un événement heureux pour moi. J'étais bien loin alors de deviner toute son importance pour mon avenir. La promesse de la restitution de mes dotations en Illyrie me fut faite, à cette époque, par l'empereur d'Autriche, de la manière la plus flatteuse et la plus aimable.
En 1814, un traité conclu à Fontainebleau, fixait le sort des dotations et en assurait la conservation aux titulaires. Je ne crus pas devoir faire alors la plus petite démarche pour assurer mes intérêts d'une manière particulière. Partager le sort commun était mon seul désir et ma seule prétention. Mais, en 1815, tout était naturellement remis en question. Les circonstances qui avaient accompagné la révolution du 20 mars semblaient devoir annuler les droits. N'ayant pas participé à cette félonie, je croyais avoir des titres à être excepté des mesures de rigueur projetées; mais les gouvernements sont si empressés de s'emparer de toutes les richesses à un titre quelconque, que je comptais faiblement sur cette justice. Les dotations de Hanovre, de Westphalie et de Poméranie ne me laissaient aucune espérance. Je ne pouvais en conserver que pour celles d'Illyrie, me fondant sur l'esprit d'équité de l'empereur d'Autriche et le souvenir du bien que j'avais fait dans ces provinces, quand j'en avais le gouvernement. Me trouvant dans le devoir d'aller lui faire ma cour, avant de me rendre chez lui, quelques amis m'engagèrent à profiter de la circonstance pour lui faire une demande en forme de la restitution de mes biens. En passant la porte de son cabinet, je n'avais aucune résolution prise. Je comptais en parler ou me taire, suivant l'accueil qui me serait fait, et suivant les dispositions plus ou moins bienveillantes que je remarquerais sur la figure de ce souverain. L'empereur me reçut à merveille, et me parla avec la plus grande complaisance du bien que j'avais fait à ses sujets d'Illyrie, aux Croates en particulier, dont j'avais conservé la précieuse organisation, malgré les faiseurs de Paris, dont le désir était de tout changer chez eux. Il me demanda mon avis sur l'organisation la meilleure à donner à la Dalmatie, et je lui dis qu'il me paraissait utile de former dans les montagnes deux ou trois régiments frontières, et de laisser le littoral sous l'autorité civile. Après une conversation assez longue, un silence absolu ayant succédé, je crus pouvoir hasarder ma demande, et je dis à l'empereur que la bonté avec laquelle il daignait me traiter me décidait à l'entretenir d'intérêts qui m'étaient personnels. L'empereur m'interrompit et, sans me laisser achever, il dit: «C'est de vos dotations en Illyrie que vous voulez parler?--Oui, Sire.
--Je vous les rends, ajouta-t-il. Quand l'empereur Napoléon était souverain des provinces illyriennes, par suite de la cession que je lui en avais faite, il était légitime propriétaire des domaines de la couronne qui y étaient renfermés, il y a donc pu en faire tel usage qu'il a voulu; et il m'est fort agréable de faire un acte de justice à votre profit, en vous rendant ceux qui vous étaient échus en partage.»
On juge de ma reconnaissance et de ma joie. Je me hâtai d'aller voir le prince de Metternich, qui me reçut avec la grâce qui le caractérise, et me promit son appui et son concours. Il a bien tenu parole; car, lorsque, fatigué de la lenteur des affaires qui se traitent à Vienne, je vins solliciter moi-même l'exécution des promesses faites si généreusement et si gracieusement par l'empereur, grâce à l'active amitié du prince de Metternich, en moins d'un mois, j'étais en possession d'une rente égale aux revenus des terres que je possédais, et en même temps j'avais reçu, sur le même taux, tout l'arriéré de ces revenus. Cette décision de l'empereur, qui me fut d'abord personnelle, ayant établi le principe, plusieurs dotés furent mis en possession de rentes égales à leurs anciens revenus, et les autres continuent à solliciter et conservent encore l'espoir d'obtenir.
La Restauration me rendit le repos et la liberté; mais elle me plaçait dans une position d'isolement pénible. Séparé de ma femme, et sans enfants, sans frère, ni soeur, ni neveux, aucun intérêt de famille ne remplissait mon coeur et ne pouvait servir d'aliment à ma vie. Pour la gloire militaire, tout était dit: il était probable qu'il n'y aurait plus de guerre. Restaient la politique et les affaires. On peut faire beaucoup de bien quand on arrive au pouvoir naturellement, quand on y est appelé; mais, quand la porte ne s'ouvre que par l'obsession et l'intrigue, on y entre désarmé, et les efforts longtemps impuissants qui ont précédé le succès ont fait acheter le pouvoir par bien des angoisses et des tourments. Il me parut digne et sage de dédaigner cette route pour l'emploi de mon temps.
Que faire cependant pour créer un intérêt nécessaire au bien-être de l'existence? Se livrer aux sciences était de mon goût, mais ne suffisait pas à l'activité de mon esprit. Cette carrière ne pouvait pas me satisfaire; car, sans manquer d'aptitude pour la suivre, j'étais trop âgé pour y jouer un rôle principal et pour y marquer par des découvertes. Rester à la hauteur des connaissances du moment était ce à quoi je pouvais prétendre. Des rapports habituels et une sorte d'intimité avec les savants du premier ordre suffisent pour atteindre ce but.
Il fallait quelque chose qui satisfît le besoin d'une âme brûlante, d'un esprit actif et d'un corps de quarante ans, plein de force et de santé. Je pensai qu'en embellissant l'habitation de mes pères, chose que j'avais rêvée pendant toute ma vie, je me créerais une belle et noble retraite. En me livrant à l'agriculture, j'apporterais dans ma province les bonnes méthodes, et fournirais d'utiles exemples. En peu d'années tout serait changé autour de moi. J'ai voulu joindre l'industrie manufacturière et l'industrie agricole, et montrer qu'en coordonnant les deux branches elles se servent merveilleusement d'appui, se portent réciproquement du secours et doublent les bénéfices. Avec ces idées premières et les ressources d'un esprit vif, d'une instruction suffisante, d'une grande activité et d'une grande force de volonté, on embrasse beaucoup et souvent trop pour bien faire. Cependant tout ce que j'ai fait dans ce système m'a réussi. Ce qui a été la cause de ma ruine, c'est l'industrie des fers, dans laquelle je me suis laissé entraîner et que j'ai créée au profit du pays, mais à mes dépens.
Comme création d'habitation et embellissement, voici ce que j'ai fait. Le château était assez beau, mais cependant incomplet et mal distribué. Je l'ai augmenté de deux pavillons, et il est en rapport aujourd'hui avec toutes les positions sociales. Placé sur un rocher escarpé, au-dessus de la Seine, son accès était difficile. J'ai fait tailler dans le roc une avenue qui aboutit à la grande route, auprès de la porte de la ville. Cette avenue de trois cent douze mètres de longueur en pente douce, de quarante pieds de largeur, plantée de quatre rangées d'arbres, serait digne de mener à une habitation royale. Un jardin de seize arpents a disparu; il a été remplacé par un parc de cinq cents arpents, clos de murs et où passe la Seine. Ce parc, composé de la vallée de la Seine, comprend les deux coteaux opposés et présente une admirable variété de sites. La rivière dont les eaux, vives et abondantes, sont toujours à plein bord, à cause des usines qui se succèdent dans son cours, coule au milieu du parc pendant près d'une lieue, et dans les propriétés de cette terre pendant une autre lieue encore. Un million deux cent mille pieds d'arbres, plantés avec intelligence, furent ajoutés à ce qui existait déjà, et au nombre se trouvaient quatre-vingt mille arbres de haute tige, dont dix-sept mille arbres exotiques; cent vingt arpents de prés arrosés, restant toujours verts, ornés de bouquets de bois, forment le fond de ce tableau, et une culture variée embellit les coteaux. Voilà ce qu'est devenue entre mes mains cette habitation, embellie encore par d'autres choses utiles, entre autres par des usines productives, dont je vais faire l'énumération et présenter le tableau.
Hors du parc, en amont, est un superbe moulin, le meilleur de la contrée, et formant un beau point de vue. Vient ensuite, également en vue du château, comme toutes les autres usines, une brasserie, dont les résidus servaient à mon bétail. Près d'elle une vinaigrerie qui avait le même emploi et fournissait par an deux mille pièces de vinaigre: près de là une tuilerie et une poterie servant à satisfaire aux besoins d'une sucrerie ayant entrée dans le parc d'un côté, et sur la grande route de l'autre; puis une superbe ferme renfermant des établissements complets, et entre autres une bergerie à deux étages pour deux mille bêtes à laine; enfin, sur le bord de la Seine, une magnifique sucrerie.
Cette sucrerie, qui avait un double moteur, l'eau et une machine à vapeur, a fabriqué jusqu'à trois cent cinquante mille livres de sucre de betterave dans une seule année. Les bénéfices de cette industrie sont grands quand elle est bien conduite. Aussi chaque jour elle se naturalise davantage en France. On ne saurait trop l'encourager, non-seulement parce que ses produits dispensent d'exporter beaucoup d'argent à l'étranger, mais encore parce que sa prospérité se lie à la perfection de l'agriculture. Les champs, après avoir été cultivés en betteraves, rapportent un cinquième de blé de plus que ceux qui n'en ont pas produit l'année précédente. Cette culture, loin de fatiguer la terre, lui profite pour l'avenir de tous les soins qui lui sont donnés. La première et la plus grande partie du travail de toutes les plantes se fait d'abord aux dépens de l'atmosphère. Ce n'est qu'au moment où la semence se forme que la terre est mise puissamment à contribution, et, comme la betterave ne rapporte sa graine que la deuxième année et qu'on récolte la betterave pour faire le sucre vers le cinquième mois de sa culture, la terre n'en est nullement fatiguée. Quand une manufacture de sucre est bien conduite et alimentée avec des betteraves de sa propre culture et au prix de la main d'oeuvre et du combustible de la Bourgogne, on a le résultat suivant: En représentant le bénéfice cumulé de la culture et de la fabrication par la surface des terres cultivées, un arpent de treize cent quarante-quatre toises rend mille francs de bénéfice. Ainsi notre terre avec notre climat est si favorable à la production du sucre, qu'une même quantité de terre de première qualité rend en France, en cinq mois, plus de sucre que la même surface aux colonies en seize mois.
À côté de la sucrerie se trouve une autre usine mue aussi par l'eau, et servant à battre le blé, machine suédoise, jointe à un tarare et placée sur deux étages. Le blé est battu et vanné en même temps. Deux hommes seulement suffisent pour la conduire; ils font ainsi l'ouvrage de vingt-deux ouvriers ordinaires. Plus bas est un autre moulin et une fabrique de pâte d'Italie, ce qui m'a donné l'occasion de cultiver des blés d'une nature particulière et préférables aux nôtres. Ce sont ceux connus sous le nom de blé de Taganrog. Une scierie était jointe à ce groupe de bâtiments; elle servait à débiter les planches et les bois de construction. Plus bas étaient deux forges anciennes et trois hauts fourneaux, puis enfin l'immense forge anglaise que j'ai construite et qui m'a ruiné, mais qui aujourd'hui est une source de richesses pour le pays. Je reviendrai sur ce dernier établissement quand j'arriverai à l'époque où il fut construit.
Le parc, indépendamment de ses immenses plantations, représentant une superficie de cent cinquante arpents et de cent vingt arpents de prés arrosés, offre une culture riche et variée. Le plateau sur lequel le château est bâti finit à la ville. D'abord fort étroit, il va en s'élargissant. Dans la partie du midi, opposée au château, il commande de vastes prairies, traversées par la Seine avant son entrée dans la ville. La plus grande partie de cet amphithéâtre est plantée en vignes d'une qualité supérieure, et la dernière forme un magnifique potager en terrasse. Telle est la description de l'habitation que j'avais pris plaisir à embellir, dans laquelle je croyais devoir finir mes jours, et que probablement je suis destiné à ne revoir jamais. Des bois et des fermes, à plus ou moins grande distance, composent le reste de cette belle propriété.
Si j'eusse réussi, j'aurais acquis la plus grande existence sociale possible dans les temps présents en France; car j'aurais réuni en ma personne, à l'influence d'une famille considérée dans le pays, celle qui résulte toujours d'une grande propriété et d'importantes manufactures, qui font vivre toute une population, et enfin celle qui accompagne la possession des premières dignités de l'État.
J'ai entrepris tous ces travaux et j'ai fait les acquisitions indispensables avec des capitaux insuffisants. J'ai pu y appliquer environ sept cent mille francs. Cette somme était bien inférieure aux besoins. J'ai donc dû emprunter, et les emprunts ne sortent souvent d'un embarras que pour jeter plus tard dans un autre pire. Cependant tout se serait liquidé avec le temps et par suite de l'économie que je mettais dans mes dépenses personnelles; mais, quand j'exploitai l'industrie des fers, des millions devinrent nécessaires, et je tombai dans un dédale dont je n'ai pu me tirer. Je tiens à finir ce tableau quand je serai arrivé à l'époque de ces pénibles souvenirs. Ces établissements d'industrie, ces entreprises si patriotiques, si belles et si admirables dans leur ensemble, ont eu une si grande influence sur ma destinée, et m'ont occupé pendant tant d'années, que j'ai dû en parler et que j'y reviendrai encore.
Tous les établissements que je viens d'énumérer furent formés dans l'espace de cinq années. J'en ai montré tout d'une fois le but et l'ensemble, ne pouvant en donner la progression par chaque année, et maintenant je reviens en arrière. Je parlerai à présent des événements politiques qui se succédèrent, et particulièrement de ceux auxquels j'ai été appelé à prendre part.
Cette Chambre de 1815, nommée sous l'influence de l'indignation inspirée par la félonie des Cent-Jours, était animée des meilleurs sentiments pour la dynastie. Elle reste dans les souvenirs un monument indestructible de l'opinion d'alors. Notre pays présente de fréquentes anomalies. On oublie vite ce que l'on dit, ce que l'on fait et ce que l'on a voulu. Les contrastes les plus singuliers, les plus frappants, se présentent sans cesse dans l'histoire de nos révolutions. Tous les députés de 1815 étaient donc des gens remplis d'amour pour la maison de Bourbon, des ennemis déclarés des révolutionnaires et des bonapartistes. Ces députés, en général pleins d'honneur, bien intentionnés, mais ignorants et passionnés, arrivèrent avec tous les préjugés, toutes ces petites vues de gens nouveaux dans les affaires. Ils apportèrent en outre cette importance, cet amour-propre si général en France, et cette vanité de hobereau qui donna à la chambre une physionomie factieuse.
Cette Chambre voulut être plus royaliste que le roi. Elle voulut gouverner et tout maîtriser; enfin, elle enfanta des projets de persécution qui ne pouvaient et ne devaient avoir qu'une influence funeste sur les destinées du pays. Elle devint exigeante, tracassière, et contraria la marche du gouvernement, d'autant plus que l'héritier du trône, Monsieur, lui donnait toute l'autorité de son nom, relevée encore par l'influence qui résultait du commandement de toutes les gardes nationales de France dont il s'était fait investir. La hiérarchie, qui en était la conséquence, établit en sa faveur et mit entre ses mains une sorte de gouvernement royal, constitué sur les principes de l'obéissance militaire, et en opposition habituelle avec la marche de l'administration. Enfin, la Chambre de 1815, qui, par les sentiments dont elle était animée, aurait dû faire tous ses efforts pour créer et fonder le pouvoir du roi, chose si nécessaire et si difficile, présenta des obstacles multipliés et invincibles à son développement. Elle ne négligea, en quelque sorte, rien pour affaiblir l'autorité royale, tout en déclarant son intention de la soutenir et de l'augmenter.
Parmi les trahisons signalées par la révolution du 20 mars, il y en avait de si patentes, et dont l'influence avait été si grande sur les événements, qu'on ne pouvait s'empêcher de les poursuivre. De ce nombre étaient celles de Charles de la Bédoyère et du maréchal Ney. Louis XVIII avait une sensibilité plus feinte que réelle; mais il était loin d'être sanguinaire. Son instinct était la douceur et la bonté; mais, comme tous les hommes faibles, ses opinions et ses résolutions variaient suivant les influences qui agissaient sur lui. Il fut affligé de la prise de ces deux grands coupables. La Bédoyère fut arrêté pendant mon absence de Paris. Je ne connais pas par moi-même les impressions que le roi reçut; mais j'étais près de lui quand Ney fut découvert par sa faute et livré à l'autorité. Louis XVIII en gémit avec moi et me dit: «On avait tout fait pour favoriser son évasion; l'imprudence et la folie de sa conduite l'ont perdu.»
La Bédoyère, condamné, fut exécuté malgré de nombreuses interventions. Le roi, pour faire une espèce de réparation à sa famille et lui donner une sorte de compensation, nomma son frère, Henri de la Bédoyère, officier dans les gardes du corps, quoiqu'il ne remplît aucune des conditions exigées par les ordonnances, et n'eût jamais servi. On peut difficilement comprendre comment cet officier accepta. C'était le prix du sang de son frère; car il est évident que, si Charles n'eût pas été fusillé, Henri n'aurait pas été l'objet de cette faveur.
Bientôt arriva le tour du maréchal Ney. On avait soif de son sang; et, comme on voulait faire des exemples, il devait en servir. Aucun coupable ne pouvait être puni avec plus de justice, car le crime était patent, et il n'y a pas de gouvernement possible avec la pensée que l'action du maréchal Ney mérite de l'indulgence.
La maréchale vint implorer le roi et s'adressa à moi pour obtenir une audience du roi. Je l'y conduisis. Le roi me répondit: «Mon devoir est de la recevoir. Elle peut venir, mais ce sera en vain. Il faut que justice soit faite.»
Effectivement, le roi l'accueillit avec bonté, mais ne lui donna aucune espérance de détourner le coup dont son mari était menacé. Le moment du jugement arriva. Le ministère, par la bouche de M. de Richelieu, parut vouloir agir sur la Chambre des pairs et presser la condamnation: chose superflue, tant l'évidence du crime était démontrée. Celui qui voulut remplir consciencieusement les devoirs de juge ne put hésiter à le condamner. L'exécution eut lieu immédiatement. L'esprit de parti a fait depuis du maréchal Ney un martyr. Une sage politique aurait dû peut-être sauver un homme couvert de gloire et échappé pendant tant d'années à d'innombrables dangers. Si sa grâce eût suivi sa condamnation, les Bourbons seraient mieux restés dans leur caractère et n'en auraient été que plus forts; mais le parti dominant fut inexorable: il voulait du sang. C'est ainsi qu'un sang, coupable, il est vrai, mais bien glorieux, fut répandu.
On réclamait une autre victime; mais celle-ci était l'objet d'un intérêt universel. Lavalette, ancien directeur général des postes sous l'Empire et allié au vice-roi d'Italie et à la reine Hortense, dont il avait épousé la cousine germaine, avait repris la direction de son administration dès le 20 mars, après le départ du roi. Assurément, cette action était sans importance, puisque Napoléon devait entrer à Paris peu d'heures après; mais on lui appliqua le principe de la loi; et, comme il avait usurpé le pouvoir tandis que le roi était encore en France, il était passible de la peine de mort. Arrêté longtemps après le retour du roi, il fut envoyé aux assises comme n'étant plus militaire. J'avais été fort lié avec Lavalette: notre amitié ne l'avait pas empêché de se ranger parmi mes ennemis à la première Restauration, et je ne le voyais plus. La peine ne me paraissait pas devoir dépasser quelque temps de prison. J'en étais peu occupé, quand tout à coup le jugement rendu me fit connaître l'état des choses. Il m'est difficile d'exprimer ce que je ressentis à cet instant et à quel point mon amitié pour lui se réveilla. Je me hâtai de m'offrir à lui pour faire toutes les démarches dans le but de le sauver. Il m'écrivit une longue lettre pour me remercier, et je me mis en mesure de le servir. J'allai chez le roi et lui parlai avec instance et chaleur de ce malheureux, beaucoup plutôt victime des passions du temps que de ses erreurs et de ses fautes; mais le roi fut inexorable. Je lui apportai et lui fis lire une lettre où la conclusion de sa demande était d'être fusillé, et non guillotiné 11. Le roi lut la lettre en entier et me répondit avec sécheresse: «Non; il faut qu'il soit guillotiné!»
Note 11: (retour)LETTRE DU COMTE DE LAVALETTE AU DUC DE RAGUSE.
«La Conciergerie, mercredi.
«Je viens d'apprendre au fond de ma prison que vous avez bien voulu vous rappeler mon nom, et que vous avez mêlé à des expressions de compassion des souvenirs touchants d'une ancienne amitié. Je suis embarrassé pour vous en remercier, mon général, si mon affreux malheur n'avait pas dû effacer de votre coeur des sentiments et des procédés qu'il faut bien que je me reproche, puisqu'une prévoyance plus saine et plus élevée les a condamnés. Cependant nous nous trouvons l'un et l'autre placés dans des positions si différentes, que j'ai besoin de franchir l'espace de beaucoup d'années pour pouvoir retrouver mon ancien compagnon d'armes et de lui présenter l'homme qu'il estimait sur le bord d'un abîme dont il ne peut être écarté que par une main amie. Ma tête est dévouée. J'ai pu entendre, sans trouble, l'arrêt fatal qui l'a proscrite; mais, je vous l'avoue, ce n'est pas sans horreur que je me vois entouré de bourreaux et marchant à l'échafaud. Mourir, pour nous, vieux soldats, est peu de chose, nous avons bravé la mort sur de nobles champs de bataille; mais la Grève!... Oh! cela est horrible! Si j'avais méconnu mes devoirs; si, lié par un serment ou engagé par de simples obligation de position, j'avais cru les oublier, je serais coupable. Mon malheur est de ne pas avoir distingué la nuance délicate qui séparait l'intervalle de l'autorité légitime qui s'éloignait de la violence qui la poursuivait. Hélas! notre éducation de sujets a été si mauvaise et si mal dirigée! J'ai consulté le mouvement de mon coeur, ainsi que j'ai toujours fait, et la différence de quelques heures a suffi pour me jeter dans l'abîme.
«La gravité de la cause, plus que l'intérêt que vous m'auriez conservé, vous a, sans doute, bien instruit des fautes qu'on me reproche, et des crimes qu'on m'impute. Je suis étranger aux malheurs de la France. Je suis étranger à l'infortune de notre souverain. Je me suis cru libre d'agir quand je n'ai plus aperçu les traces de l'autorité légitime et sacrée. Hélas! mon général, aujourd'hui, ma malheureuse compagne est tombée aux pieds de Louis XVIII, dans cette même salle où, il y a vingt trois ans, au 10 août, que, confondu avec les gardes suisses, je venais prodiguer ma vie pour Louis XVI et son auguste famille. Vous m'avez connu à l'armée peu d'années après; nous avons sans cesse été unis; ai-je jamais contribué aux malheurs de la France, ai-je jamais propagé ou partagé les principes empoisonnés qui ont corrompu l'esprit public et les moeurs nationales? Ai-je été travaillé de cette ambition inquiète qui troublait ma patrie et l'Europe? Non, non! occupé de devoirs obscurs, trouvant mon bonheur dans ma famille et dans la société de mes amis, j'ai laissé passer tranquillement devant moi tous les ambitieux. Ainsi, étranger à la Révolution, à ses principes et à ses désastres, je croyais avoir acquis le droit de ne plus craindre aucun danger. Je croyais même pouvoir défier l'envie d'approcher de moi, lorsqu'un affreux bouleversement de terre bouleversa tout, lorsqu'un épouvantable volcan s'éleva et envahit tout. Il fallait fuir ou se cacher. Les plus braves et les plus sensés l'ont fait. J'ai attendu le volcan, je l'ai vu arriver, je l'ai reconnu, et je m'y suis mêlé comme tant d'autres. Mais l'échafaud pour une étourderie, tout ce que l'ignominie a de plus exécrable pour une erreur, oh! mon Dieu! la proportion n'y est plus. Mon général, mon ancien compagnon de dangers, dites au roi que je suis un homme d'honneur, un homme de coeur, un homme de sens, et que, dans ces temps déplorables, il faut distinguer la volonté malveillante de l'erreur précipitée. S'il faut livrer ma tête aux bourreaux, je suis tout préparé. Mais qu'y gagnera l'autorité? quel avantage pour le souverain auguste qui s'honore du titre de petit-fils du grand Henri! Henri IV punit une fois avec éclat, mais c'était un traître. Il pardonna toujours, et ses fidèles serviteurs furent innombrables. L'histoire a fait de sa clémence le plus noble et le plus brillant fleuron de sa couronne. C'est celle qui ceint la tête de notre monarque révéré.
«Hélas! cette vie traversée de malheurs, cette vie si courte, il faudra la perdre; mais, au nom de notre ancienne amitié, au nom de nos anciens périls, ne souffrez pas qu'un de vos anciens compagnons d'armes monte à l'échafaud! Qu'un piquet de braves grenadiers la termine: en mourant, du moins, je pourrai me faire une illusion dernière: c'est au champ d'honneur que je vais tomber.
«Adieu, monsieur le maréchal, recevez avec bonté l'expression bien sincère de mon ancienne amitié et de mon profond respect. «Lavalette.»
On remua ciel et terre pour intéresser en sa faveur la famille royale. M. de Richelieu voulut essayer de l'intervention de madame la duchesse d'Angoulême pour lui obtenir sa grâce, en lui représentant que cette action lui serait utile dans l'opinion. Elle avait d'abord consenti; mais cette coterie ultra-affamée de vengeance dont elle était entourée eut bientôt fait changer ses résolutions, et la perte d'un homme inoffensif, de moeurs douces, d'un esprit aimable et cultivé, fut résolue plus que jamais.
Je vis madame de Lavalette pour concerter avec elle les démarches à faire dans l'intérêt de son mari. Elle me parla alors du projet de son évasion, qu'elle croyait pouvoir effectuer. Je lui dis de bien se garder d'en faire usage en ce moment; car, si elle échouait, son mari était alors perdu sans ressource. Il fallait auparavant essayer de tous les moyens de salut fondés sur la clémence; implorer elle-même sa grâce auprès du roi, en se jetant en public à ses pieds. Je me chargerais de lui donner le bras dans cette pénible circonstance. Ce projet arrêté, nous prîmes jour pour son exécution.
On eut connaissance à la cour de la tentative projetée, et l'ordre fut donné aux gardes du corps d'empêcher madame de Lavalette d'entrer au château. Cette pauvre femme, infirme et souffrante, ne pouvant marcher qu'avec peine, il lui fallait une chaise à porteurs pour le moindre trajet, et cela donnait une sorte d'éclat à ses démarches. Il y avait donc bien des difficultés à vaincre; mais je ne désespérai pas d'y parvenir. D'abord je décidai que nous nous rendrions dans la salle des gardes pendant le temps où le roi serait à la messe. Si nous nous y fussions établis auparavant, le roi, instruit de sa présence, aurait plutôt renoncé à entendre la messe ce jour-là que de s'exposer à recevoir la requête préparée. Le roi étant passé et arrivé dans la chapelle, nous nous présentâmes. Par un bonheur très-grand, le suisse du bas du grand escalier n'avait pas de consigne, et nous montâmes sans obstacle; mais, arrivés à la salle des gardes, là était la difficulté. La porte étant ouverte, j'attendis, pour entrer, le moment où le garde du corps en faction, se promenant dans le sens opposé à l'entrée, s'en éloignerait. Une fois introduit de dix pas environ, le factionnaire se retourne, me voit, et s'approche respectueusement, mais avec une contenance ferme, et me dit que je ne pouvais pas entrer avec la dame à laquelle je donnais le bras. Je discutai avec lui; mais lui, toujours avec le même calme et la même persistance, se place devant moi et m'empêche d'avancer, en réclamant l'exécution de sa consigne. Ne pouvant obtenir rien de favorable, je lui demandai d'appeler l'officier de garde, dont j'espérais avoir meilleure composition. Heureux d'être débarrassé de la responsabilité, ce garde du corps ne se le fit pas dire deux fois, et me voilà aux prises avec le sous-lieutenant des gardes, le marquis de Bartillac, mari d'une demoiselle de Béthune, et, par là, neveu du duc d'Havré, officier de cour, du reste bon homme. Il arrive près de moi en sautillant et me dit: «Monsieur le maréchal, je me rends à vos ordres,» et se place à mon côté. Tout en marchant pour arriver au fond de la salle, je lui dis qu'on avait voulu m'empêcher d'entrer. Il s'approche de mon oreille et me dit: «C'est madame de Lavalette que vous accompagnez; elle est consignée ici.
--On vient de me le dire; cependant répondez nettement; vous avez eu l'ordre de l'empêcher d'entrer, mais avez-vous eu celui de la faire sortir?
--Non, me dit-il.
--Eh bien, ajoutai-je, laissez-la en paix. Elle vient demander la grâce de son mari, et j'espère qu'elle l'obtiendra. Que risquez-vous? Est-ce au neveu du duc d'Havré à avoir rien à craindre? Le pis aller pour vous est de subir quelques jours d'arrêt, et, en vous soumettant à ce danger, vous courez la chance de sauver la vie d'un homme. On n'a pas souvent une occasion aussi favorable de faire une bonne action. C'est une bonne fortune, ne la laissez pas échapper!» Cette phrase alla droit au bon coeur et à la vanité de M. de Bartillac. Il me répondit qu'il s'en rapportait à moi et que madame de Lavalette pouvait rester. Je l'établis près de la porte d'entrée des appartements, et nous attendîmes la fin de la messe.
Aussitôt la tribune de la chapelle ouverte, M. le baron de Glandevès, major des gardes du corps, vint à moi pour me répéter que madame de Lavalette était consignée. «Oui, lui dis-je; mais apportez-vous l'ordre du roi de la faire sortir?--Non, répondit-il.--Eh bien, répliquai-je, elle restera.» Le roi arriva. Madame de Lavalette se jeta à ses pieds, et, en lui remettant son placet, elle cria: «Grâce, Sire, grâce!»
Le roi, avec beaucoup de noblesse, mais avec fermeté, lui répondit ces propres paroles: «Madame, je prends part à votre juste douleur, mais j'ai des devoirs qui me sont imposés, et je ne puis me dispenser de les remplir.» Et il passa. Un symptôme de l'esprit passionné du temps, c'est qu'après ces paroles les gardes du corps s'abandonnèrent à l'inconvenance de proférer en cette circonstance des cris de «Vive le roi!» qui avaient quelque chose de féroce et sentaient le cannibale.
Madame de Lavalette avait une autre pétition pour madame la duchesse d'Angoulême, qui suivait le roi: elle voulut la lui remettre. Celle-ci l'évita par un mouvement violent et un écart, et en lui lançant un regard furieux, impossible à peindre.
Le roi étant rentré, je ramenai madame de Lavalette à sa chaise à porteurs, et de là chez elle. C'était le 18 décembre. Cette pauvre femme s'abusait sur les intentions du roi; mais moi j'y voyais clair; car l'occasion était trop belle, la circonstance trop dramatique, pour n'en pas profiter et être clément si on n'avait pas eu des intentions contraires. Cependant je résolus une nouvelle tentative pour le lendemain, jour de naissance de madame la duchesse d'Angoulême et anniversaire de sa sortie du Temple.
Je fis transporter madame de Lavalette dans l'antichambre du capitaine des gardes de service, dont le suisse m'était dévoué; de là, elle devait se jeter aux pieds de Madame au moment où elle monterait l'escalier dit l'escalier du Roi. Mais des postes des gardes du corps, mis partout et jusqu'aux combles, les factionnaires multipliés, des portes condamnées pour être à l'abri des surprises, donnèrent à madame la duchesse d'Angoulême le moyen de circuler en liberté. Ce jour aurait dû lui rappeler qu'elle n'était pas étrangère à l'humanité par les hautes infortunes qui avaient été aussi son partage.
Dès ce moment, les esprits les plus prévenus ne pouvaient s'y tromper: on voulait à toute force la mort de Lavalette, et sa pauvre femme s'abandonnait encore à l'idée que le seul but était de l'effrayer. Ses meilleurs amis, madame la princesse de Vaudemont, le duc Charles de Plaisance, l'entretenaient dans cette illusion. Madame de Lavalette me disait: «Monsieur le maréchal, ils veulent n'accorder la grâce à mon mari que sur l'échafaud.
--Gardez-vous de vous y fier, lui répondis-je; s'il y monte, il est mort. Vous m'avez dit avoir moyen d'assurer son évasion. Voilà l'instant d'en faire usage, et je vous engage à ne pas différer: le moment est pressant.»
Le lendemain, on dressait l'échafaud pour s'en servir le jour d'après. Ce fut au moment où on était occupé à ces horribles préparatifs qu'elle exécuta la généreuse résolution dont le succès a été si complet, les circonstances si singulières et si dramatiques. Sa raison n'a pu résister aux émotions qu'elle éprouva. Son esprit s'est dérangé, et, après une démence de quelques années, elle est tombée dans un état d'inertie dont elle n'est pas sortie 12.
Note 12: (retour)LETTRE DE MADAME DE LAVALETTE AU DUC DE RAGUSE.
«Il y a bien longtemps que j'aurais voulu vous remercier, monsieur, de tout l'intérêt si bon et si aimable que vous avez bien voulu me témoigner. Je désirais seulement que vous sussiez que je ne pouvais point oublier ce que vous aviez fait. J'avais chargé quelqu'un, à plusieurs reprises, de vous l'exprimer. J'espère qu'on aura fait ma commission. Depuis mon retour chez moi, je sentais le besoin de vous écrire moi-même toute ma reconnaissance. Mais quel porteur fidèle employer, non pour moi, mais pour vous? Enfin, je suis sûre cette fois, et malgré que je sois malade horriblement d'un catarrhe, je ne veux pas remettre encore à vous offrir les expressions de mes voeux et la nouvelle expression de toute ma sensibilité. Veuillez l'agréer et me conserver votre souvenir.
«Isaur de Lavalette.»
Nous devons à l'obligeance de M. Chambry, ancien maire du quatrième arrondissement, la communication de cette lettre, ainsi que de celle de M. de Lavalette.
(Note de l'Éditeur.)
Madame de Lavalette, pendant bien des années, reportant ses souvenirs sur ce grand événement de sa vie, répétait mon nom avec reconnaissance; elle disait: «Il a été bien bon pour moi, et seul il m'a dit la vérité.» Mes intentions et mes démarches pour obtenir la grâce de son mari avaient été actives, mais infructueuses; et, si j'ai contribué efficacement à sauver la vie de cette malheureuse victime de nos discordes et de nos passions, c'est en faisant connaître à sa femme, dans le dernier moment, le véritable état des choses.
Madame de Lavalette fut d'autant plus admirable dans sa conduite, que, loin d'être heureuse dans son intérieur, quoique jeune, bien née et belle, elle était délaissée par son mari, qui, laid, petit et de peu de naissance, entretenait des maîtresses.
Si l'on se reporte à ces temps, on devinera les clameurs dont je fus l'objet. La société retentissait de plaintes. Les petites femmes de la cour, qui auraient perdu connaissance à la vue d'un supplice, paraissaient inexorables. Il était de mode d'être sans pitié. C'était à qui serait le plus atroce dans son langage. On ne parlait de rien moins que de me fusiller. Comment, disait-on, avoir une armée si un maréchal de France est le premier à oublier les lois de la discipline et à violer une consigne? Tout cela n'eut d'autre résultat que de donner une sorte de mérite à une action fort simple. Le roi fut à merveille pour moi en cette circonstance, et je ne saurais trop répéter que je l'ai toujours vu, de son propre mouvement, juste et bon. Il me fit appeler dans son cabinet et m'exprima son mécontentement d'avoir méconnu ses ordres; mais il ajouta que le sentiment, cause de ma démarche, excusait mes torts à ses yeux et les lui faisait pardonner.
Jamais donc, à aucune époque, la société de Paris ne montra des passions si violentes qu'alors. Les femmes surtout, avec l'activité qui les caractérise, se mirent en scène et voulurent jouer un rôle politique. Il n'est pas sans intérêt de parler de celles qui occupèrent le premier plan. Entré dans un monde tout nouveau pour moi, j'y contractai diverses liaisons, malgré les différences marquées qui existaient entre les sentiments dominants et les miens; mais des qualités d'esprit et de coeur d'un ordre élevé l'emportèrent sur les inconvénients d'idées politiques peu raisonnables.
La comtesse d'Escars fut celle qui d'abord se mit le plus en évidence. Un esprit très-remarquable, une instruction étendue et un dévouement historique pour les Bourbons l'y plaçaient naturellement. Napoléon l'avait lui-même mise sur un piédestal en la persécutant. Voici son histoire.
Mademoiselle de la Ferrière, petite-fille du maréchal de Balaincourt, avait épousé avant la Révolution le marquis de Nadaillac, homme de qualité. D'une figure jolie plutôt que belle, elle avait déjà une assez grande célébrité à l'époque de nos premiers troubles. Elle émigra. Devenue veuve peu après, elle se réfugia à Berlin. Accueillie par le roi Frédéric-Guillaume II, père du roi actuel, elle eut une existence remarquable par les hommages et les soins dont elle fut l'objet. Un émigré veuf, qui était au service de Prusse, homme de grande maison, le baron d'Escars, lui fit la cour et l'épousa. Revenue en France sous l'Empire, elle proclama tout haut ses sentiments pour les Bourbons et de manière à déplaire beaucoup à Napoléon, qui était fort irritable de sa nature. Un exil rigoureux la confina d'abord à l'île Sainte-Marguerite en Provence avec sa fille, personne charmante, dont le dévouement pour sa mère a toujours été sans bornes. Cet exil donna à madame d'Escars une sorte de célébrité. Plus tard, on fut un peu moins rigoureux à son égard; elle eut la permission de vivre à la Ferrière, terre échappée au naufrage universel et située en Touraine.
Napoléon, voulant dompter ses sentiments bourboniens, lui fit demander en mariage sa fille pour le duc Decrès, ministre de la marine; mais madame d'Escars, afin d'échapper à cette nouvelle persécution, trouva un gendre en peu de jours, et fit épouser à sa fille un homme bien né, d'un caractère honorable, mais peu agréable, le marquis de Podenas. C'est dans cette situation que la Restauration trouva madame d'Escars. Le comte d'Escars, frère aîné du baron, premier maître d'hôtel de la maison du roi, étant mort au même moment, la charge de premier maître d'hôtel du roi revint au baron, devenu comte et bientôt duc, et madame d'Escars, chargée de faire les honneurs de la cour, vint s'établir aux Tuileries.
Dans des temps calmes, personne n'eût mieux convenu à ces fonctions; mais alors elle eut une influence fâcheuse en tenant constamment au château, dans un salon ou la meilleure compagnie et le corps diplomatique étaient constamment rassemblés, des discours absolument opposés à ceux du roi et à la marche du gouvernement. Sa position élevée, les faveurs dont elle était l'objet, la considération dont elle jouissait à juste titre, donnaient du poids à ses paroles et faisaient quelquefois douter de l'union du roi avec son gouvernement. Elle ralliait à ses principes tous les énergumènes, tous les intrigants; et cependant la droiture est le fond de son caractère; mais, comme beaucoup de gens, elle rassemble sans cesse les contraires, et présente à chaque moment les disparates les plus étranges. Admirable dans la manière dont elle pose les principes généraux, rien n'est plus opposé que la façon dont elle en fait l'application. Son esprit me plut, son amitié me toucha, et un dévouement soutenu m'attacha à sa fille, femme d'autant d'esprit et d'autant d'instruction que sa mère, avec beaucoup plus de raison. Jamais dans ma vie je n'ai rencontré de femme d'une amabilité aussi constante et aussi usuelle. Elle sait causer avec tout le monde et tirer parti de chacun; elle sait discourir avec un savant, un artiste, un poëte, un homme d'esprit, un ignorant et même un sot. Sans être belle, la régularité de ses traits, l'ensemble de sa figure est rempli d'agrément, et son animation donne un prix inestimable à sa personne et à ses paroles. Une intime amitié a existé entre nous pendant de nombreuses années; elle a résisté à de grandes épreuves et survécu à nos bouleversements.
Le salon de madame d'Escars était funeste à la marche d'un gouvernement raisonnable et modéré. Il y avait aberration de la part du roi à le laisser subsister, en adoptant pour son gouvernement une marche tout opposée aux principes qui y étaient professés. Plus d'une fois j'ai rompu des lances avec madame d'Escars sur l'extravagance de ses paroles, mais constamment sans fruit. Retenu par des liens qui m'étaient doux, je la voyais sans cesse; mais, voulant vivre en paix, je m'étais imposé l'obligation de garder le silence et de ne répondre jamais aux folies que je lui entendais débiter; car, en lui répondant, une querelle sérieuse était toujours imminente. Mais, pour lui bien faire connaître, une fois pour toutes, mon opinion, je lui déclarai, avant de prendre le parti d'un silence absolu, que, si jamais le roi m'appelait à faire partie d'un ministère, je mettrais pour condition à mon acceptation, en réclamant pour elle d'autres témoignages d'intérêt et de bonté, sa sortie immédiate du palais, où ses paroles battaient en brèche la monarchie et sapaient l'édifice politique dans ses fondements en égarant les esprits et altérant la confiance publique. Mais cette critique amère de la conduite politique de madame d'Escars n'empêchait pas une affection sincère et véritable; car je ne sais comment on peut résister à la puissance du coeur et de l'esprit, réunis dans la même personne.
On jugera de mes sentiments pour elle par une plaisanterie délicate que je lui fis sous le voile de l'anonyme au premier de l'an. On suppose qu'avec le caractère de madame d'Escars les récits relatifs à son séjour à Sainte-Marguerite sortaient souvent de sa bouche. J'imaginai de faire faire en relief, et avec un grand soin, l'île, le fort, les bois, d'y placer, indépendamment des soldats, deux femmes à la promenade et avec les vêtements que portaient habituellement madame d'Escars et sa fille, et on mit avec mystère cet ouvrage dans son appartement. Sa joie et sa reconnaissance furent grandes.
Une autre femme politique de l'époque, la duchesse de Duras, essaya de jouer un rôle. Elle était fille de M. de Kersaint, capitaine de vaisseau dans la marine royale, ardent novateur et membre de la Convention nationale. M. le duc de Duras, premier gentilhomme de la chambre du roi, l'avait épousée à cause de sa grande fortune.
L'entraînement révolutionnaire de M. de Kersaint rendit plus remarquable son courage à défendre Louis XVI. Atteint d'une maladie grave, M. de Kersaint se fit porter à la Convention pour déposer son vote en faveur du malheureux roi. Après la catastrophe, il donna sa démission. Peu de temps après, il fut condamné par le tribunal révolutionnaire, et sa tête tomba sur l'échafaud. Sa fille, personne d'un esprit supérieur, animée des sentiments les meilleurs, présentait un contraste habituel entre les idées nouvelles, les intérêts et les nécessités de sa position. Le duc de Duras, très-honnête homme, était l'orgueil personnifié. Une rudesse habituelle lui paraissait la conséquence obligée de sa haute naissance. Deux êtres pareils pouvaient difficilement bien vivre ensemble; mais cependant la considération que donne un esprit supérieur uni à une conduite régulière et à une fortune considérable avait fait une position sociale élevée à madame de Duras, et son salon devint le siége de mille intrigues. Madame de Duras voulut créer des ministres et gouverner; mais son influence ne put se développer assez pour la satisfaire; et, quand les mouvements continuels qu'elle se donna eurent amené au ministère l'homme de sa prédilection, l'objet de son culte, M. de Chateaubriand, elle eut la pénible mortification d'être repoussée et de devenir étrangère aux affaires. Sans être laide, elle était dépourvue d'agréments physiques et ne put jamais inspirer de passion; ainsi sa vie se composa d'impossibilités. Elle a peint ses souffrances dans trois ouvrages charmants, qui tous, par divers exemples, donnent l'idée de ce supplice.
Dans le premier, Ourika, une négresse, élevée dans le monde avec tous les agréments et les avantages moraux désirables, ne peut, à cause de sa couleur, prendre dans la société la place qu'elle ambitionne, et que l'illusion de son éducation lui avait fait croire pouvoir occuper.
Dans le second, Édouard, un bourgeois, devient amoureux d'une grande dame, et, malgré ses hautes qualités, il ne peut l'épouser.
Enfin dans le troisième, Olivier (qui ne fut pas imprimé, mais dont la lecture fut réservée à quelques amis), sujet singulier choisi par une femme vertueuse, un homme privé des facultés de son sexe, ayant éprouvé et inspiré de l'amour, et enveloppant dans le mystère ses motifs pour ne pas accepter la main de la personne qu'il aime, se tue au moment où cette femme, ne pouvant expliquer une conduite si extraordinaire, au désespoir de le voir souffrir, s'offre à lui et lui propose de lui consacrer sa vie sans être dans les liens du mariage.
Madame de Duras me distingua, et bientôt des liens d'une sincère amitié nous réunirent. Son adoration pour M. de Chateaubriand fut payée d'une grande ingratitude; il s'éloigna d'elle au moment où une santé chancelante rendait plus nécessaires les soins de l'affection. Cette pauvre femme mourut blessée au coeur par une conduite dont elle lui fit connaître la cruauté dans une lettre destinée à lui être remise après sa mort. Au surplus, le sort de M. de Chateaubriand était d'inspirer, par la beauté de son talent, des sentiments exaltés à plusieurs femmes d'un esprit distingué, sans compromettre cependant leur réputation; car, autre Olivier, mais Olivier philosophe, on assure qu'il est peu capable de tirer parti de leurs faiblesses. Madame de Duras a eu deux filles: l'une, dont le nom a été mêlé aux tentatives politiques de madame la duchesse de Berry, auxquelles elle a pris part, madame de la Rochejaquelein, a fait, malgré de grands avantages personnels, le tourment de sa mère, tandis que l'autre, la duchesse de Rauzan, pleine de qualités et de vertus, a fait sa consolation.
Madame de Staël vivait encore et réunissait toujours du monde; mais tout annonçait en elle une fin prochaine. Elle est si connue par son esprit, ses écrits et tout ce qu'on a publié sur son compte, qu'il est presque superflu d'en parler. Napoléon l'a grandie en la persécutant. Il est remarquable à quel point il redoutait son influence. Elle possédait, il est vrai, une puissance de parole et d'esprit extraordinaire, et sa conversation produisait presque toujours un entraînement universel.
Je la voyais avant son exil, et, m'ayant pris en grande amitié, j'étais devenu un de ses habitués les plus assidus, chose qui peut-être avait dans ma position le mérite du courage.--Ses principes politiques étaient absolus et certainement fort dangereux. Elle a contribué, en 1814, à nous jeter dans les voies doctrinaires, où tout était spéculation, idéologie, théorie, incertitude. Malgré son esprit, on pouvait la combattre avec succès par une suite de raisonnements, sa logique peu sévère offrant à son adversaire des points d'attaque faciles à saisir. Il fallait seulement l'empêcher de dénaturer la question, de changer le point de départ, moyen puissant quelle savait employer avec succès, quand elle était embarrassée. En la réduisant à des raisonnements réguliers et en se mettant en garde contre l'action de son imagination vive, brillante et féconde, on pouvait lui résister et même la vaincre. D'une timidité poussée jusqu'à la poltronnerie, il était aisé de l'effrayer. Bonne femme au fond et fidèle à ses affections, elle a su inspirer à ses enfants une affection et une admiration profonde, et un respect pour sa mémoire tel, que des intérêts d'argent puissants n'ont pas pu les porter à méconnaître ses intentions. Elle m'avait pris en goût, et mes relations avec elle, rétablies en 1814, ont duré jusqu'à sa mort.
Beaucoup d'autres maisons également ouvertes avaient leur nuance d'opinion, dont il serait trop long de donner le détail. C'étaient autant d'arènes où on venait débattre les plus hautes questions politiques. Il n'y avait pas une seule femme qui ne se crût appelée à établir son opinion et à la défendre avec ardeur et souvent avec fureur. Chez madame de Montcalm, soeur de M. de Richelieu, femme infirme et contrefaite, d'un esprit fin et délié et d'un goût délicat, les réunions moins nombreuses étaient moins agitées, plus attrayantes et plus agréables; mais on payait chèrement le plaisir de s'y trouver en y rencontrant habituellement Pozzo di Borgo, ambassadeur de Russie, Français renégat, qui y dominait avec insolence.
Peu après le retour du roi, la maison militaire, rétablie sur de nouvelles bases, fut beaucoup diminuée. On supprima ce qu'on appelait la maison rouge, et les cinquième et sixième compagnies des gardes du corps. Les quatre qui furent conservées eurent une force moindre. Je me consolai facilement de la perte de ma compagnie, quelque agréable que fût un pareil commandement, consistant plutôt en un service de cour qu'en un service militaire. On s'occupa de l'organisation d'une garde royale, et je fus destiné à y avoir un des grands commandements.
Le maréchal Gouvion-Saint-Cyr, chargé de cette organisation, était opposé à cette création. Il fit tout au monde pour la faire échouer, et, quand il ne put plus reculer, il y introduisit des dispositions monstrueuses. On ne se rendit pas compte de leurs conséquences, et on se refusa à reconnaître les principes qui doivent servir de base à une garde. On agit par caprice et d'une manière incohérente.
La garde d'un souverain a plusieurs objets à remplir. D'abord elle doit défendre le trône contre les factieux. Ensuite elle doit être un objet de récompense et d'émulation pour l'armée. Enfin elle doit former une réserve d'une grande valeur pour la guerre.
Pour remplir le premier objet, il faut établir l'obéissance par tous les moyens possibles. La défense du trône devant avoir lieu en agissant contre ses compatriotes, mille considérations diverses concourent à relâcher les liens de la discipline. Il faut donc les multiplier et entourer les chefs de tous les moyens d'influence et d'action possibles. Or deux genres de pouvoir agissent sur les soldats et parlent à leur esprit, le premier tient à l'élévation du rang de celui qui commande, à l'éclat qui l'environne, et qui appartient aux généraux et aux chefs de l'armée; le second se trouve dans la puissance du chef de corps, du père de famille, dont l'action est constante, journalière, et porte sur tous les détails de la vie. Eh bien, pour rendre le commandement plus efficace, pour rendre l'obéissance plus assurée, on a réuni sur la même tête, dans beaucoup de pays, la puissance du chef de famille à l'éclat résultant des plus hauts grades. Ainsi en France autrefois, le colonel des gardes françaises était habituellement maréchal de France, et un régiment de gardes anglaises a pour colonel le duc de Wellington.
Pour remplir le second objet, une garde ne doit jamais être composée de recrues. Sa paye doit être forte, et les officiers de l'armée appelés à y entrer doivent y trouver des avantages de fortune et d'avancement. Enfin, cette garde, assez nombreuse pour ne pas être constamment de service, doit venir seulement par fractions dans la capitale. Le séjour d'une très-grande ville relâchera toujours la discipline et tendra à corrompre les troupes. Il est utile, après quelques mois de séjour, et quand ses effets pourraient s'en faire sentir, de pouvoir employer un temps suffisant dans de petites garnisons à remettre tout dans l'ordre accoutumé.
D'après ces considérations, j'avais proposé de former la garde de quatre légions de quatre à cinq mille hommes chacune, composée de troupes de différentes armes, et dont chacune d'elles serait commandée par un maréchal de France qui en serait le colonel. Les quatre légions auraient eu des quartiers à vingt lieues de Paris, et auraient fourni chacune quinze cents hommes pour le service. Ainsi le roi aurait eu six mille hommes de troupes, se relevant d'époque en époque, et composées de différentes légions.
On devine le motif de cette division pour le service journalier. Dans le cas du rassemblement de la garde, chaque légion aurait été réunie sous son chef propre. Enfin j'avais proposé de donner à chaque officier de la garde un grade supérieur à son emploi, mais sans lui en faire porter les distinctions. Au lieu de cela, on fit une espèce d'armée sans dispositions spéciales.
On créa huit régiments d'infanterie, six français et deux suisses, de trois bataillons chacun. Ces vingt-quatre bataillons furent organisés en deux divisions. Quatre régiments de cavalerie légère et quatre de grosse cavalerie, formant également deux divisions. Enfin, l'artillerie se composait de soixante bouches à feu.
Quatre maréchaux de France furent choisis pour avoir à tour de rôle le commandement de cette garde; mais, comme leur autorité était passagère et n'avait aucune influence sur le choix et les récompenses, aucun d'eux n'avait la plus légère action sur l'esprit des officiers et des soldats. Leurs fonctions ne s'élevaient guère au-dessus de celles des commandants d'armes qui, dans les garnisons, reçoivent les rapports, ordonnent le service et font défiler la parade.
À la guerre, la communauté des dangers, le souvenir des actions glorieuses, établissent entre les généraux et les soldats une espèce de fraternité dont les effets sont incalculables. En temps de paix, un général qui ne récompense pas n'est rien pour les troupes. Les soldats ne le connaissent que par des devoirs, des exercices, des fatigues et des punitions, et sa présence est moins une occasion de joie qu'un motif d'ennui et de tristesse.
On recruta la garde dans la population et par enrôlement volontaire, et jamais les enrôlements volontaires n'ont donné nulle part une composition d'armée comparable à celle des levées faites régulièrement par la loi. On y plaça beaucoup de Parisiens, et cette funeste habitude s'est conservée constamment. Enfin on donna aux officiers un rang supérieur et les distinctions d'un grade qu'ils n'exerçaient pas. Cette profusion de torsades en diminua la considération. On en reconnut plus tard l'inconvénient. On entreprit de faire une nouvelle législation pour la garde. Il en résulta une foule de prétentions et une cause de confusion et d'embarras pour l'administration.
Malgré les vices de son organisation, malgré l'influence fâcheuse de M. le duc d'Angoulême, malgré le peu d'action laissée aux majors généraux sur ce corps, il a répondu en grande partie à l'espérance qu'on avait pu en concevoir. Cependant, s'il eût été établi sur les bases indiquées plus haut, il se serait désorganisé moins rapidement lors des funestes événements de Juillet; mais, en somme, la garde a montré courage et fidélité. Elle commença son service auprès du roi le 1er janvier 1816, et les maréchaux prirent rang entre eux par trimestre dans l'ordre suivant: le duc de Bellune, le duc de Tarente, le duc de Reggio, et moi.
Je reviens maintenant à la politique. Le ministère de M. de Talleyrand perdit promptement tout crédit et toute considération. Louis XVIII sentait le besoin de s'appuyer sur la Russie, seule puissance sans intérêts directs opposés aux siens. Pour atteindre ce but il fallait composer un ministère sous son influence, et mettre à sa tête quelqu'un qui lui fût agréable. M. de Richelieu, homme d'un caractère honorable, d'un esprit modéré et de nobles sentiments, était très-propre à occuper cette place. Une intrigue, conduite avec succès, amena M. de Talleyrand à donner sa démission. Comme la cruelle négociation des charges imposées à la France et des frais de la guerre n'était pas terminée, ce fardeau fut laissé à M. de Richelieu. M. de Talleyrand prétendit n'avoir quitté le ministère que pour se dispenser de signer un traité aussi funeste, mais c'est une imposture. M. de Talleyrand était tout résigné. Le roi lui tendit le piége dans lequel il tomba.
Le ministère nouveau fut composé de M. de Richelieu, ministre des affaires étrangères et président du conseil; de MM. de Vaublanc, ministre de l'intérieur; duc de Feltre, ministre de la guerre; Corvetto, ministre des finances; Marbois, garde des sceaux; Dubouchage, ministre de la marine; et Decazes, ministre de la police. Cette administration, prenant la direction des affaires sous les auspices les plus difficiles, était peu homogène et en partie composée d'hommes de talents contestables.
M. de Richelieu avait quitté la France avant la Révolution, pour aller chercher les aventures et faire la guerre contre les Turcs dans l'armée russe. À la prise d'Ismaïlow, il monta à l'assaut d'une manière brillante. Resté en Russie, quand la Révolution se fut développée en France, il y prit du service. Il eut le commandement d'Odessa, qu'il administra avec sagesse et dont il est comme le créateur. Jamais M. de Richelieu n'adopta les principes, les idées et les préjugés de l'émigration, son penchant et ses opinions le portaient plutôt du côté des idées nouvelles et libérales. Revenu en France à la Restauration, il resta en 1814 sans emploi, s'en tenant à sa charge de cour de premier gentilhomme de la chambre, dont l'année de service n'était pas arrivée. Il suivit le roi à Gand et revint à Paris, où on jeta les yeux sur lui pour occuper la place de premier ministre. D'abord compris dans le ministère Talleyrand, comme ministre de la maison du roi, il avait refusé pour ne pas se trouver dans une position inférieure et pour éviter d'avoir Fouché pour collègue.
M. de Richelieu, connaissant peu la France, avait le sentiment de son ignorance des choses et des hommes. D'un esprit assez peu étendu, mais d'une conception facile, il réunissait à une grande défiance de lui-même un amour-propre très-irritable. Les meilleures intentions l'animaient; son amour du bien public, sa délicatesse et sa probité ne sauraient être placées trop haut; mais, irrésolu, indécis dans le choix de ses moyens, son incertitude sur la marche à suivre était augmentée par celle plus grande encore d'un homme fort vertueux, qui exerçait sur lui un grand empire, M. Lainé, depuis entré dans son ministère.
M. de Richelieu m'a donné l'idée d'un homme auquel on imposerait la tâche de parcourir dans l'obscurité une longue suite d'appartements dont il ne connaîtrait la distribution que d'une manière imparfaite. Cet homme marcherait à droite, à gauche, reviendrait sur ses pas, franchirait une porte, puis s'arrêterait pour essayer de s'orienter. Tel était M. de Richelieu en politique. Son caractère honorable et modéré inspirait l'estime et la confiance, sa mort a été un malheur. Un homme comme lui ne sauve pas un pays, mais il l'empêche de périr tel jour et à telle heure. Il est un point d'arrêt, et donne du répit en appelant la confiance des honnêtes gens. S'il eût vécu, peut-être fût-il rentré aux affaires à l'époque du ministère Martignac. Alors ce ministère aurait eu un centre, un point d'appui, et cette administration, misérable par le peu de force des gens qui la composaient, aurait peut-être pris quelque consistance et quelque dignité.
M. de Vaublanc avait été préfet de la Moselle sous l'Empire, et avait suivi le roi à Gand. En ce moment il était préfet des Bouches-du-Rhône. Homme vain, médiocre et ridicule, il s'était jeté avec une violence sans égale dans l'exagération. Ses prétentions se portaient sur tout; son éloquence était une réunion de mots sonores, mais vides de sens; ses opinions celles des plus violents de son parti. Il se croyait le premier écuyer du monde, et engagea le sculpteur Lemot à venir le voir pour modeler, d'après lui, la statue équestre de Henri IV. Il avait, sur l'emploi de son temps, des idées si singulières, que, montant à cheval dans son jardin pour sa santé, il y donnait en même temps ses audiences. La naïveté de son amour-propre passe toute croyance. Je lui ai entendu dire, tout haut et de bonne foi, que la Chambre de 1813 n'avait fait qu'une faute, une grande faute, c'est de ne pas l'apprécier à sa juste valeur. «Il fallait, disait-il, qu'elle m'élevât des statues.» Cet homme ne pouvait marcher avec M. de Richelieu, dont le caractère modéré et raisonnable était l'opposé du sien. Au surplus, il a proclamé une grande vérité à la tribune, démontrée de plus en plus par le temps, en disant que le gouvernement représentatif n'a pas été inventé pour le repos des ministres.
M. de Marbois, ancien magistrat, a occupé, dans sa jeunesse, l'intendance de la Dominique, où il a laissé des souvenirs honorables. D'un esprit étroit et essentiellement maladroit, il n'a jamais pris la parole à la Chambre des pairs sans nuire à la cause qu'il défendait. Ministre du trésor sous Napoléon, une crise financière fut au moment d'arriver par son incapacité. Napoléon, me parlant de lui un jour à cette époque, me dit: «C'est un honnête homme, un bon garde de trésors, mais un imbécile; il imagine qu'on ne peut pas mentir.» De moeurs rigides, d'un caractère austère, sa faiblesse est extrême, quoique sa figure triste, son âge avancé et sa contenance sérieuse lui donnent l'apparence de la sévérité. Aussi l'a-t-on comparé à un roseau peint en fer. Il s'est prêté, dans l'épuration des tribunaux, à toutes les exigences du parti, sans pouvoir jamais désarmer sa haine. Un petit ouvrage écrit par lui, la Conjuration d'Arnold, aux États-Unis, est rempli d'intérêt et un modèle de style.
M. Corvetto était un célèbre avocat de Gênes. C'était un homme d'un esprit fin et piquant. Il a établi de bonnes doctrines d'administration et fondé le crédit dans le budget de 1816; mais, le premier, il a placé l'administration dans les Chambres, en faisant voter les dépenses et l'emploi des fonds, au lieu de s'en tenir au vote de l'impôt, comme le prescrit seulement la Charte. Il eût rempli la double condition de l'ordre et de la prérogative royale en se bornant à présenter le budget des dépenses seulement pour mémoire et comme renseignement, l'affranchissant ainsi du vote législatif. D'une grande dévotion, il passait pour honnête homme, mais avait près de lui un gendre nommé Schiaffino, d'une réputation vénale et réputé un grand fripon. Du reste, je l'ai trop peu connu pour donner des détails plus étendus sur lui.
Le duc de Feltre avait été ministre de la guerre sous Napoléon, et, à ce titre, les gens qui réfléchissent peu, et c'est le plus grand nombre, le croyaient un homme supérieur. La manière dont le ministère de la guerre était organisé alors prouve, au contraire, qu'il n'y avait rien à conclure de semblable, ou plutôt que c'était un homme d'une grande médiocrité.
Le ministère de la guerre se compose du personnel et du matériel. Or, sous l'Empire, les deux branches étaient séparées, et chacune avait un ministre spécial pour la diriger. Le personnel se compose des plans de campagne, de l'avancement, des récompenses, de l'organisation, de la solde et de la justice militaire. Sans doute, personne n'imagine que les plans de campagne de Napoléon étaient faits par le duc de Feltre. Le travail de l'avancement et des récompenses était présenté par les maréchaux commandant les corps d'armée au major général, qui, après les avoir soumis à l'Empereur, expédiait les lettres d'avis, et ensuite envoyait le travail arrêté au ministre de la guerre pour l'expédition des brevets. Les organisations accidentelles des régiments provisoires, des régiments de marche, étaient faites par le major général, quelquefois par l'Empereur lui-même, et renvoyées ensuite au bureau de la guerre pour l'expéditoire des ordres. Il restait donc la solde et la justice militaire; et encore la solde, sauf les garnisons de l'intérieur, ne se payait jamais que sur les ordres spéciaux de Napoléon. Le ministre de la guerre n'était donc rien du tout à cette époque, ou seulement une griffe et un garde des archives.
Le duc de Feltre avait parcouru la plus grande partie de sa carrière dans des emplois d'administration. Attaché, en 1793, au bureau topographique militaire de la Convention, il n'avait servi activement que jusqu'au grade de chef d'escadron, et, s'il avait paru à l'armée, c'était pour occuper des emplois de gouverneur de territoire. On ne pouvait donc plus le ranger parmi les militaires, et, sous Napoléon, il n'avait pas une seule chance pour arriver à la dignité de maréchal. Il se jeta à corps perdu dans les idées de réaction et de vengeance, et avec d'autant plus de plaisir et d'attrait, que, n'étant pas militaire et en portant l'habit, il était l'ennemi des gens de guerre véritables, dont il jalousait la gloire, l'éclat et la considération. Il professa donc des opinions d'une grande sévérité contre les fauteurs de la rébellion, et fit cette ordonnance de catégories si célèbre, qui devait aligner à jamais les esprits; car, chose inouïe! dans les dernières classifications, dans celles qui renfermaient les dispositions les plus rigoureuses, se trouvait tout ce qui avait quelque valeur et faisait la gloire et la force de l'armée.
Le duc de Feltre, nommé ministre peu de jours avant le 20 mars, en remplacement du maréchal Soult, avait suivi le roi à Gand, et cette marque de dévouement, jointe à l'exagération de ses opinions, lui avait donné beaucoup de crédit parmi les royalistes. Il serait allé à Gand, même sans y être appelé par ses fonctions, à cause du sentiment de ses torts en 1814 et de la conduite misérable qu'il avait tenue à l'époque du 30 mars. Il redoutait beaucoup de se retrouver en présence de Napoléon, et prit à Gand, lui, ancienne création du régicide Carnot, des sentiments qui l'auraient rendu digne de la première émigration. Renvoyé du ministère au retour et éloigné par Talleyrand des affaires, il resta le point de mire des royalistes, et fut destiné à entrer dans la première combinaison ministérielle faite dans un autre esprit: aussi le donna-t-on à M. de Richelieu pour collaborateur. Une vanité de naissance incroyable, dont rien ne peut donner l'idée, était caractéristique chez le duc de Feltre. Simple gentilhomme, il s'est ruiné à acheter des titres et à se faire faire une généalogie. Il en est venu au point de trouver, pour souche de sa famille, une maison souveraine. Comme les libéraux de notre temps ont souvent été courtisans à d'autres époques, il a obtenu de M. de Las-Cases de l'indiquer dans son ouvrage comme descendant des Plantagenets. Cette manie du duc de Feltre a dû servir, dans de pareilles circonstances, à l'égarer dans sa conduite politique. Du reste, homme probe et délicat, il est mort sans fortune après avoir occupé d'assez grandes places, et pendant assez de temps pour pouvoir s'enrichir.
M. Dubouchage, nommé ministre de la marine, sans manquer de finesse, était de la plus grande médiocrité. Officier dans le corps de l'artillerie, étant entré avant la révolution dans le 8e régiment, chargé du service des colonies, il avait passé au département de la marine. Après avoir fait sa carrière dans ce service obscur, à la Restauration il marqua par ses opinions exagérées. Appartenant à une des meilleures familles du Dauphiné, il se trouva en évidence, et M. de Vitrolles, son compatriote, servit à le grandir dans l'espérance d'en tirer parti pour son propre compte. On peut avoir une idée des lumières de M. Dubouchage et de son esprit de courtisanerie par le fait suivant. Il imagina d'établir l'école des aspirants de la marine dans la ville d'Angoulême, uniquement à cause du nom que portait M. le duc d'Angoulême, grand amiral. Les hommes les moins éclairés savent que l'on ne saurait trop tôt accoutumer à la mer les jeunes gens destinés à ce service. L'habitude des choses ne saurait être donnée de trop bonne heure; et, en vérité, il serait plus convenable de faire accoucher les mères des marins à bord des vaisseaux, que de voir les jeunes gens y monter pour la première fois à dix-huit ans. Mais M. Dubouchage aimait mieux recevoir une expression de faveur de cour que d'avoir la conscience d'une action utile.
Je finirai d'esquisser ce tableau en essayant de faire le portrait de M. Decazes, appelé, peu après la formation de ce ministère, à en faire partie.
M. Decazes appartient par sa naissance à la classe bourgeoise; sa carrière a été la magistrature. Né avec de l'esprit, de l'activité et de l'ambition, trop jeune pour avoir joué un rôle pendant la Révolution, il a commencé à être quelque chose seulement sous l'Empire, en s'approchant de la famille impériale. Il occupa le poste modeste de secrétaire des commandements de Madame-Mère. Né dans le Midi, où les opinions bourboniennes s'étaient déclarées avec force, il fut favorable à la Restauration. Sans être entré dans les intrigues qui l'ont appelée, il servit fidèlement les Bourbons en 1814. À l'époque du 20 mars et pendant les Cent-Jours, il leur montra un grand dévouement. Au retour du roi, fort vanté pour son activité et les sentiments qui l'animaient, il fut fait préfet de police. La méfiance inspirée par Fouché, son chef, ajouta à son importance, et bientôt des rapports immédiats s'établirent entre lui et le roi. M. Decazes plut au roi; son esprit vif, son adresse, les efforts qu'il fit pour satisfaire sa curiosité et l'amuser devaient le faire réussir. Il affichait pour la capacité supérieure de Louis XVIII une admiration sans bornes, et eut grand soin, pendant toute sa faveur, de faire comprendre au roi que, n'étant et ne pouvant être, en affaires politiques, que son élève, ses succès étaient entièrement son ouvrage. Ce genre de flatterie réussit toujours auprès des souverains. Moins la force de leur caractère et l'étendue de leurs facultés leur donnent les moyens de gouverner, plus ils tiennent à paraître les posséder. Aussi, quand ceux qui portent le fardeau leur rapportent tout, ils sont bientôt l'objet de leur affection la plus tendre. Le prince les identifie avec lui-même.
M. Decazes, comme homme privé, est doué de beaucoup de qualités. Son coeur est chaud, fidèle à l'amitié et serviable; son caractère est loyal. Son esprit, un peu léger, l'empêche souvent de réfléchir assez mûrement avant d'agir. Ses opinions sont modérées, et il comprend le pays en homme sensé. Peut-être n'a-t-il pas vu d'assez haut la nécessité de créer de grandes existences politiques et de donner plus de consistance aux provinces pour suppléer à l'insuffisance de l'aristocratie. Arrivé très-jeune et trop vite aux affaires, s'il fût venu au pouvoir avec plus d'expérience, il aurait beaucoup mieux fait. Il eut tort de se brouiller avec l'héritier du trône. Cette faute impardonnable lui a suscité des obstacles et des embarras de toute espèce dont il est impossible de se figurer l'étendue. S'il se fût appliqué à lui plaire, il eût réussi; mais il rompit en visière quand des négociations l'auraient sauvé, et, après avoir rompu, il ménagea un parti qui voulait le perdre et qu'il eût dû alors écraser. On en jugera à l'occasion des affaires de Lyon. Sa marche fut incertaine quand il eût fallu tout briser; et elle fut trop tranchée et trop décidée au moment où il eût été sage de louvoyer pour éviter de se faire des ennemis. Une immense fortune aurait pu être son partage, et, l'ayant dédaignée, il est sorti des affaires avec des dettes. Il a une tournure élégante, une fort belle figure, une élocution facile. Ses amis lui sont restés fidèles dans toutes ses différentes fortunes. Je n'ai jamais cessé d'être du nombre, parce que je lui ai trouvé des qualités de coeur toujours rares à rencontrer. Il chercha à se créer un appui dans M. le duc d'Angoulême, et fit de grands efforts pour lui plaire; mais il en obtint peu de secours au moment où arriva la crise qui l'a renversé.
Voilà quels étaient les collaborateurs de M. de Richelieu dans son premier ministère. Les travaux politiques du reste de l'année se bornèrent à la formation des listes destinées à être annexées aux ordonnances de proscription, à l'établissement des catégories pour l'armée, et à deux lois rendues, une sur la liberté individuelle, et l'autre sur les cris séditieux. La première fut l'objet de vifs débats, et j'y pris part à la Chambre des pairs. On sentait le besoin d'investir le gouvernement de pouvoirs plus étendus; mais le développement qui leur fut donné devait faire frémir. La faculté de faire arrêter, transmise à tout ce qui était officier de police judiciaire, descendait si bas, que c'était renverser l'ordre de la société. Je croyais nécessaire de donner le droit d'arrestations arbitraires aux ministres sur leur responsabilité, et c'est l'opinion que je soutins de toutes mes forces. On applaudit à mes paroles, mais le résultat ne fut pas conforme à mes espérances. Vinrent ensuite les condamnations de la Bédoyère, Ney et Lavalette, dont j'ai parlé.
On se rappelle avec quelle ardeur et quel enthousiasme la Restauration avait été reçue dans le Midi, en 1814; on se rappelle aussi ce symptôme si remarquable de l'opinion d'alors, que l'Empereur détrôné, marchant sous la sauvegarde des puissances, fut obligé de se déguiser en officier autrichien pour pouvoir traverser le pays en sûreté. Ces sentiments avaient reçu une nouvelle énergie par les événements des Cent-Jours. On avait couru aux armes à Marseille pour s'opposer à la marche de Napoléon. On accusa même dans le temps le maréchal Masséna d'avoir paralysé le zèle des gardes nationales. Un calcul de temps et de distance a démontré la fausseté de cette accusation. Les gardes nationales, rassemblées à Marseille par suite de la nouvelle du débarquement à Cannes, ne pouvaient pas arriver à temps pour disputer le passage de la Durance à Napoléon. Ainsi on ne pouvait pas accuser le prince d'Essling d'avoir favorisé la marche de l'Empereur. Sans doute, la révolution qui s'opérait ne lui était pas désagréable; mais il ne fut pas dans le secret du retour de Napoléon, et il n'y a aucun reproche à lui faire avec justice. On connaît la violence des passions des Méridionaux et avec quelle facilité ils portent tout à l'excès. Si l'on pense à la désorganisation que deux révolutions successives avaient produite, à cette nuée d'ambitieux, d'intrigants qui surgit de toute part, à chaque occasion, on se fera le tableau de l'agitation d'alors. Des assassinats, des emprisonnements, eurent lieu dans le Midi, et, les idées religieuses donnant un nouveau développement aux haines, bientôt la nécessité de la résistance se fit sentir. On arriva à la pensée de renverser un parti qui opprimait, le gouvernement qui le soutenait, et ces idées coupables se transformèrent promptement en projets et en espérances criminelles.
À cette époque, c'est-à-dire au mois d'avril 1816, le ministère se modifia. Les fautes sans cesse renouvelées de Vaublanc, le ridicule dont il était couvert et son incapacité démontrée décidèrent M. de Richelieu à proposer au roi son renvoi. Son remplaçant fut M. Lainé, homme austère, d'un caractère modéré, mais faible, grand orateur et homme de bien. On renvoya aussi M. de Marbois, qui était tout à fait au-dessous des circonstances, et, de plus, très-impopulaire à la Chambre, et on le remplaça par M. le chancelier Dambray, qui reprit les sceaux.
Le Dauphiné devint le théâtre des premières agitations. La révolte, dont Didier était le chef, éclata et fut réprimée immédiatement par le général Donadieu, commandant à Grenoble. La folie de cette entreprise était démontrée par la faiblesse des moyens des conspirateurs et l'époque choisie pour son exécution, car le succès était impossible. En supposant d'abord un résultat favorable, il ne pouvait être qu'éphémère, la présence des étrangers, établis sur la frontière avec une armée d'observation formidable, dans le but avoué de maintenir l'ordre en France, était un obstacle insurmontable au succès des mécontents. Mais le concours de l'armée d'occupation ne fut pas nécessaire: les troupes placées à Grenoble, suffisantes pour réprimer le mouvement, dispersèrent quelques révoltés en armes. Il y eut quelques hommes tués, d'autres arrêtés et jugés; vingt et un condamnés à mort, et dix-sept exécutés, mesure qui parut dans le temps d'une grande rigueur. Aucune révélation importante ne fut faite; on connut seulement le nom du chef, Didier, homme courageux, entreprenant, mais inconsidéré. Il échappa aux premières poursuites, se réfugia en Savoie; mais, son arrestation ayant été mise à prix, il fut livré. Il monta sur l'échafaud et mourut avec courage. Le général Donadieu avait montré de la vigilance; mais il exagéra la gravité des événements et l'importance des faits pour faire valoir davantage ses services. On le combla de récompenses, et il devint un grand homme dans le parti. Ayant fait son devoir, il méritait des témoignages de satisfaction; mais on outre-passa la mesure dans les faveurs dont il fut l'objet, et ces faveurs devinrent la cause principale des troubles qui eurent lieu à Lyon l'année suivante.
La tentative de Didier a certes été réelle; mais les circonstances qui l'ont amenée et son but ont toujours été enveloppés d'un mystère impénétrable. La seule explication raisonnable à lui donner, c'est qu'elle devait être au profit de M. le duc d'Orléans. Les mécontents espéraient sans doute un succès prompt et avaient la pensée que l'opinion, se prononçant en faveur du résultat, les étrangers, les voyant accomplis, en accepteraient les conséquences; mais cette explication même ne lui ôte pas le caractère d'une entreprise insensée.
Cependant des mécontents se montraient dans diverses provinces et à Paris. Des sentiments hostiles à la dynastie étaient exprimés partout, avec publicité et indiscrétion. Cette indiscrétion même était la preuve de leur peu de danger. Les gens du plus bas étage professaient cette hostilité. Des propos recueillis dans les cabarets donnèrent l'éveil à la police; des révélations firent connaître des associations formées, et fournirent la possibilité d'y pénétrer au moyen de cartes de reconnaissance distribuées. Bientôt MM. de la Fayette et Manuel se mirent à la tête de tous les mécontents. On eut la preuve de leur concours, et, par une faiblesse coupable, on n'entreprit pas de les poursuivre. Seulement un nommé Plaignier, chef apparent du complot, et quatre de ses complices, furent condamnés à mort et furent exécutes.
Dans une grande ville comme Lyon, il y avait quelques individus de l'espèce de ceux que je viens d'indiquer, exhalant dans les cabarets leur haine et leur mécontentement. Le général Canuel, qui commandait à Lyon, se piqua d'honneur. Son ambition étant stimulée par les récompenses données à Donadieu, il se détermina à mettre en oeuvre ce qui était sous sa main, et à donner du corps et une espèce de consistance à quelques hommes isolés qui n'avaient ni formé ni pu former aucun projet sérieux. Il leur choisit un chef, et ce chef, qui recevait ses ordres et ses instructions, prit toute la direction de la prétendue conspiration.
Lyon était le chef-lieu d'une association catholique dont l'origine remontait au temps de la persécution dirigée contre le pape par Napoléon. Depuis la Restauration, elle avait pris beaucoup de force. Elle était devenue le point d'appui de cette puissance occulte qui a fait tant de mal et contribué si puissamment à la perte des Bourbons par les ennemis qu'elle leur a créés et les fautes dans lesquelles elle les a entraînés. Ce parti voulait briser la Charte; il ne rêvait que gouvernement absolu; il ne désirait que troubles et que conspirations. Il savait que ces conspirations seraient impuissantes à cause de la présence des armées étrangères; mais il comptait qu'elles serviraient à motiver la prolongation de leur séjour, et qu'elles mèneraient à des mesures violentes, et à modifier l'ordre établi. Ce parti raisonnait comme si l'emploi de la force, qui est utile parfois en des circonstances passagères, pouvait jamais être une base permanente de gouvernement. L'emploi de la force, quand on est obligé d'y avoir recours, ne doit jamais être qu'accidentel, car le moyen s'use de lui-même, et le temps le détruit toujours. Un gouvernement ne peut avoir de solidité que fondé sur la conviction, la confiance et les intérêts; mais les partis, en général, et surtout le parti dont je parle en ce moment, à qui le ciel semble avoir refusé toute intelligence, ne sont pas capables de comprendre de semblables vérités; ce parti, par ses opinions et ses cris, servit puissamment les projets criminels du général Canuel.
Avant de faire le récit des événements qui se passèrent à Lyon à cette époque, je vais tâcher de faire connaître les deux individus marquants qui y exerçaient l'autorité.
Le général Canuel est un des plus anciens généraux de la République. Malgré cette ancienneté, il n'a jamais figuré dans nos campagnes mémorables à notre grande époque. Employé constamment dans l'intérieur ou sur les derrières de l'armée, à commander les territoires, jamais il ne s'est trouvé à une bataille. La seule guerre qu'il ait faite est celle de la première Vendée. Alors aide de camp d'un homme dont le nom rappelle tout ce qu'il y a de plus abject, le général Rossignol, il se distingua par sa férocité. Une demande de récompense, faite par le général Rossignol pour Canuel, consacrée par l'implacable Moniteur, est motivée sur la manière dont il avait, non pas combattu, mais puni les brigands, et cet acte héroïque était le massacre des Vendéens dans l'hôpital de Fougères, auquel Canuel avait prêté son bras. Pendant l'Empire, sa vie fut obscure. À la Restauration, il se mit en avant et protesta de son zèle. En 1815, placé dans la Vendée, il prétendit avoir fait de grandes prouesses et fit imprimer un récit de sa campagne. Le général Lamarque lui répondit dans une brochure, chef-d'oeuvre de plaisanterie et de bon goût. Il y tourne en ridicule, avec un succès complet, une campagne où lui, vainqueur, n'a jamais eu l'occasion de combattre. Le général Canuel, voulant faire étalage de sa fidélité, tint un jour cet horrible propos: «J'ai marché, disait-il, dans le sang jusqu'à la cheville pour la République; pour les Bourbons, ce sera jusqu'aux genoux!» Homme crapuleux, dépourvu d'esprit et d'instruction, il fut adopté par le parti moral et religieux. La faveur dont on l'investit devint un malheur public, en contribuant beaucoup à aliéner les coeurs généreux de l'armée.
M. de Chabrol, alors préfet de Lyon, est né en Auvergne. Son père, avocat ou procureur instruit et distingué, ayant fait fortune, acheta une charge qui l'anoblit. M. de Chabrol parcourut d'abord la carrière judiciaire, puis celle de l'administration. Il devint, sous l'Empire, intendant général des finances des provinces illyriennes, qu'il a administrées avec sagesse et probité. À la Restauration, il montra beaucoup de zèle pour les Bourbons et fit remarquer ses sentiments. Investi des pouvoirs de Louis XVIII pendant les Cent-Jours, et croyant devoir être ministre, il fut déconcerté d'être envoyé, comme simple préfet, dans le département du Rhône. Il s'y conduisit d'abord avec sagesse, et semblait peu d'accord avec le général Canuel. Son caractère de magistrat et d'honnête homme contrastait chaque jour avec les idées et les mesures révolutionnaires du général Canuel; car, sous un nom ou sous un autre, le général Canuel n'était qu'un infâme révolutionnaire. Ses propres observations et les rapports qu'il recevait contrariaient constamment le dire du général Canuel; mais, royaliste de bonne foi et sincèrement attaché à la dynastie, aussitôt qu'une révolte eut éclaté, il se repentit de la divergence de ses opinions avec le général Canuel, homme peu digne de lui être comparé. Timide et ambitieux, il chercha à réparer des torts imaginaires en abondant alors dans le sens de celui-ci. Il proclama qu'il s'était trompé, lorsqu'il avait eu raison. La préoccupation de son esprit fut telle, qu'elle l'empêcha de voir que, si le général Canuel avait prédit des révoltes, il l'avait fait à coup sûr, puisqu'il n'annonçait rien de plus que l'exécution de mouvements préparés par ses ordres. Une fois les premiers désordres éclatés, M. de Chabrol, vaincu, se livra à Canuel. Canuel se sentit bien fort quand il se trouva exercer un pareil ascendant sur un honnête homme.
M. de Chabrol a un esprit droit, mais peu étendu. Sa probité l'empêcha de soupçonner une conduite coupable. Une vanité excessive fit qu'il tint depuis aux idées qu'il s'était faites des choses et des hommes. Enfin la faiblesse de son caractère, corroborée par son ambition, le place habituellement dans une sorte de dépendance des autres. Cette ambition dévorante de M. de Chabrol a été satisfaite. Il a été ministre plusieurs fois; mais, pour un homme comme lui, dont les intentions sont pures, il aura le regret éternel d'avoir contribué, à la fin de sa carrière, à la formation d'un ministère dont les oeuvres devaient être, pour tout homme de sens, la perte de la monarchie.
On était donc, à Lyon, pendant la première partie de l'année 1817, dans une agitation et une inquiétude extrêmes. La cause en est encore cachée aux esprits sages et non prévenus. Tout à coup le bruit se répand qu'un complot va éclater, et trois ou quatre jours après, le 8 juin, jour de la fête du Saint Sacrement, une tentative de trouble a lieu. Personne ne bouge dans la ville. Un individu portant des cartouches est arrêté à la barrière, et pendant la nuit le capitaine Ledoux est poursuivi par des gens armés et tué de deux coups de pistolet; mais, si Lyon est tranquille, le tocsin sonne dans plusieurs villages de la banlieue, entre autres dans ceux de Saint-Genis-Laval, de Brignais, de Millery et d'Irigny. Plus tard il sonne à Saint-Andéol, et un capitaine à demi-solde, nommé Oudin, proclame Napoléon II, envoie des commissaires dans les environs et s'installe dans la municipalité. Lors de ces mouvements, qui eurent lieu presque simultanément, on ne parvint pas à réunir plus de quatre cents mécontents. Des détachements de troupes, accompagnés de gendarmerie, suffirent pour tout faire rentrer dans l'ordre. À peine fut-il tiré quelques coups de fusil. Mais, aussitôt le calme rétabli, on fit marcher la cour prévôtale, et partout on publia que le royaume avait couru les plus imminents dangers. On grossit beaucoup les événements dans les comptes rendus. Des actes de rigueur multipliés servirent les vengeances particulières et les intentions criminelles de ceux qui aspiraient à voir naître des troubles. Une sorte de terreur se répandit dans tout le pays. Les ouvriers des fabriques de Lyon, et les fabricants eux-mêmes, désertèrent la ville par crainte d'être compris dans quelques machinations infâmes, et, en peu de mois, il s'opéra un tel changement dans cette ville, dont la prospérité s'évalue par le nombre des métiers en activité, qu'au lieu de dix-huit mille métiers le nombre tomba rapidement et était réduit à sept mille au moment où je fus envoyé dans ce pays avec des pouvoirs extraordinaires.
Ainsi que je l'ai déjà dit, M. de Chabrol avait combattu jusque-là les idées du général Canuel, et blâmé les actes irréguliers dont il s'était rendu coupable. Homme légal, il était opposé à tout ce qui sentait l'arbitraire. Mais, une fois le mouvement éclaté, la peur s'étant emparée de son esprit, il ne jugea plus rien d'après lui-même et n'eut plus de direction. Non-seulement la peur des révolutionnaires le faisait trembler, mais il redoutait davantage encore le jugement des hommes de son parti. La crainte d'être accusé de manquer de zèle ou d'avoir une indulgence coupable, le glaçait d'effroi. C'est un sentiment de cette nature qui a donné tant d'extension aux crimes de 1793.
M. de Chabrol porta aux nues le général Canuel, proclama ses services, et celui-ci, débarrassé ainsi d'un censeur importun, et libre d'agir à sa guise, se mit à son aise. L'arbitraire le plus révoltant, les mesures les plus coupables et les plus vexatoires envers les citoyens, furent à l'ordre du jour. On feignit de croire à un danger imminent. Les troupes, munies de cartouches, reçurent l'ordre de se tenir sur leurs gardes. À force de proclamer le danger, on le fit naître, et des précautions, d'abord superflues, devinrent nécessaires, par suite de l'indignation publique et du mécontentement universel. Ces rapports alarmants, se succédant, donnaient de vives inquiétudes au gouvernement. Les efforts patents avaient été si peu de chose de la part des mécontents, et les cris d'alarme si vifs de la part des autorités et des chefs du parti, qu'il parut y avoir de l'obscurité dans les causes aux yeux des hommes de bonne foi. Le roi eut la pensée d'approfondir ce mystère et de m'envoyer sur les lieux pour vérifier les faits et porter le remède que les circonstances commandaient.
J'étais à Châtillon, et un courrier extraordinaire vint, le 20 août, m'y chercher pour m'appeler à Paris 13. Les pouvoirs les plus étendus me furent délégués, et un titre nouveau, celui de lieutenant du roi, destiné à les rappeler, me fut donné: seule fois que, dans la Restauration, semblable mesure ait été prise. Le 25 août au matin (jour de la fête de saint Louis), étant chez M. Decazes, ministre de la police, et causant avec lui, on lui apporta une dépêche télégraphique, datée de Lyon, à dix heures du matin. On lui mandait que, malgré les mouvements annoncés, tout était encore tranquille. Il me dit, à plusieurs reprises, combien serait éminent le service rendu au roi et à la France si je parvenais à rétablir la paix et le calme dans ce pays. Il avait bon espoir dans ma prudence et ma fermeté. Mes pouvoirs civils et militaires s'étendaient sur les deux divisions voisines, celles de Lyon et de Grenoble. J'avais la faculté de faire mouvoir les troupes dans un rayon de quarante lieues, et de rassembler toutes les forces existantes dans le centre du royaume; enfin on voulait un résultat favorable, et on ne négligea aucun des moyens convenables pour m'aider à l'obtenir.
Note 13: (retour)«Monsieur le maréchal,
«Je m'empresse de vous annoncer que le roi m'a chargé de vous engager à revenir le plus tôt possible à Paris. L'intention de Sa Majesté est de vous confier une commission très-importante, et qui intéresse le bien de son service et de l'État. Le roi, qui connaît tout votre zèle, et qui désire le mettre à profit, ainsi que vos talents et votre expérience, espère que vous lui donnerez encore, à cette occasion, une nouvelle preuve de votre dévouement. Je suis heureux, monsieur le maréchal, d'être l'interprète de la confiance du roi à votre égard, et de vous assurer en même temps de l'inviolable attachement et de la haute considération avec laquelle j'ai l'honneur d'être, monsieur le maréchal,
«Votre très-humble et très-obéissant serviteur.
«Richelieu.
«Paris, le 20 août 1817.»
Je me mis en route à la fin d'août, et j'arrivai à Lyon le 3 septembre au matin. Reçu avec les honneurs dus à ma dignité de maréchal commandant en chef, je fis mon entrée à Lyon. Je ne perdis pas un moment pour entretenir les autorités, et je déclarai à tout le monde qu'investi de la confiance du roi, muni de ses pouvoirs, et chargé par lui de rendre la paix à ces provinces agitées, j'allais écouter, entendre et rechercher les causes des troubles qui avaient existé et qui menaçaient l'avenir. Je réclamai de chacun tous les renseignements propres à m'éclairer et la connaissance des faits.
M. de Chabrol, étant conseiller d'État, avait le premier rang. Je le vis d'abord, et le plus habituellement. Nous nous connaissions de réputation, à l'occasion des fonctions remplies par tous deux en Illyrie, quoique en des temps différents. Il me portait une considération particulière, ayant été témoin des souvenirs que j'y avais laissés. De mon côté, je le savais un homme estimable, et ce fut avec confiance que je le consultai; mais lui-même, tout en me présentant les troubles comme sérieux et redoutables, m'éclaira beaucoup, en me faisant l'historique des temps qui avaient précédé le mouvement du 8 juin. Son incrédulité d'alors, son opposition au général Canuel, la censure qu'il avait d'abord faite de ses actes, et sa soumission crédule ensuite, me firent naître l'idée qu'en ce moment M. de Chabrol était la dupe d'un misérable coquin.
Un M. de Senneville, commissaire général de police, compromis par une absence momentanée de Lyon à l'époque des troubles, était l'objet de la haine du parti. Il rassembla une multitude de faits qui contribuèrent puissamment à me confirmer dans ma pensée. J'eus d'abord une grande défiance de ses rapports et de ses opinions; mais la vérité n'a qu'un langage. Il me fut bientôt démontré que tous les troubles étaient factices. Le général Canuel et ses agents avaient voulu les faire naître et les propager pour avoir la gloire de les réprimer et recevoir des récompenses. Enfin les chefs du parti ultra-royaliste entraient ardemment dans ces combinaisons machiavéliques, dans des vues politiques de l'intérêt le plus élevé. Ce crime, de la part des dépositaires du pouvoir, si odieux, devait trouver beaucoup d'incrédules; car il n'en est aucun qui lui soit comparable. Employer les armes mises dans nos mains pour le maintien de la paix à la troubler; faire usage du pouvoir protecteur dont on est revêtu dans l'intérêt de la société pour la déchirer; un pareil crime est au-dessus de tous les autres: aucune punition ne peut lui être proportionnée.
Indépendamment des actes criminels dont je viens de rendre compte, il se passait chaque jour des faits capables d'irriter au plus haut degré tout ce qui avait des sentiments honnêtes ou élevés. Les officiers en non-activité, assez malheureux par la misère à laquelle ils étaient réduits, par le renversement de leur carrière, étaient abreuvés de dégoûts et d'humiliations. Un misérable général Maringoné, homme vil et méprisable, sortant de nos rangs et ayant servi dans la garde impériale, était commandant de la place. Pour plaire au parti, il traitait ces officiers de la manière la plus infâme, les insultait et en passait la revue dans son écurie. On peut juger à quel point de désordre on en était venu par l'événement arrivé sous mes yeux, et quand ma présence semblait tenir en bride les factieux; mais l'oppression était passée dans les moeurs.
Une multitude d'individus avaient été arrêtés, et les prisons étaient encombrées. Un de ces détenus, de fort mauvaise humeur, et à juste titre, adressa quelques injures à un factionnaire; celui-ci lui répondit par un coup de fusil et le tua. La garde sortit et tira aussi contre les prisonniers qui se montraient à la fenêtre et que cet acte atroce avait révoltés. Le concierge, étant entré dans la prison pour y mettre l'ordre, faillit périr par le feu des soldats; et ce n'était pas la première fois qu'un pareil mode de discipline était en usage dans les prisons!
Après quelques jours d'observation et de mûres réflexions, le remède le plus simple et le plus efficace me parut consister à tenir la main à l'exécution des lois et à sévir contre les individus qui se rendaient coupables d'abus de pouvoirs, de voies de fait, et insultaient les citoyens. Les troupes avaient partout leurs armes chargées; j'ordonnai, en laissant un petit nombre de cartouches à chaque soldat de garde, de défendre de charger les armes, autrement que sur un ordre spécial du chef de poste, si quelque chose d'extraordinaire lui en faisait pressentir la nécessité. Je déclarai ensuite à tout le monde être venu pour donner de la force aux lois, et non pour m'en écarter. Je renvoyai de Lyon six officiers de l'état-major du général Canuel, ses infâmes agents dans l'exécution de ses intrigues criminelles. Il me parut nécessaire de destituer quelques maires de village, coupables d'avoir concouru au même but avec ardeur, la plupart habitants de Lyon et ne résidant pas, revêtus d'un pouvoir dont ils faisaient le plus funeste usage. Enfin je regardai comme indispensable le rappel du général Canuel lui-même, et comme utile de le mettre en jugement, si je parvenais à réunir assez de preuves de son crime pour le faire condamner.
Les preuves arrivaient de toutes parts, et, si le gouvernement eût senti comme moi la nécessité d'éclaircir complétement cette question et de faire cet exemple, on les aurait réunies en foule. Tout ce qui était de bonne foi reconnut que le capitaine Ledoux, de la légion de l'Yonne, assassiné dans la nuit du 8 au 9 juin, était le chef donné par le général Canuel aux conspirateurs. Cet officier avait été à Saint-Genis, lieu d'où le principal mouvement devait partir. Quelques démarches incertaines et équivoques donnèrent des soupçons aux conspirateurs. Craignant une trahison, ils épièrent la conduite du capitaine Ledoux, et l'assassinèrent au moment où il se rendait chez son général. Il avait été prouvé par la procédure que plusieurs des accusés avaient agi en vertu d'ordres donnés, et ils furent acquittés. Le principal coupable, Oudin, ne fut jamais saisi; cet homme aurait pu faire d'importantes révélations; mais on repoussa, au lieu de les accueillir, les insinuations qui vinrent de sa part. Enfin tout porta le caractère de la plus infâme combinaison et des entreprises les plus criminelles. Cependant un grand nombre de condamnations avaient eu lieu.
Je suis loin d'accuser M. de Chabrol d'avoir participé d'une manière directe à ces crimes; mais son amour-propre était engagé dans la question, et, quoique au fond de sa conscience il dût s'apercevoir à quel point il avait été trompé et dupe, jamais il ne voulut en convenir. Au contraire, il s'obstina à légitimer ce qui avait été fait. Dès ce moment, son séjour à Lyon devait être funeste, et je provoquai son remplacement, qui eut lieu immédiatement. M. de Lesai-Marnesia vint occuper le poste de préfet du Rhône. Homme d'esprit, de caractère et animé des intentions les plus droites; homme de naissance et n'ayant jamais occupé d'emplois pendant l'Empire ni la République, il offrait aux royalistes de bonne foi toutes les garanties désirables. Le général Canuel fut remplacé par le général Maurice Matthieu, homme rempli de droiture, d'honneur et de vérité. Ces deux individus, revêtus de pouvoirs civils et militaires, animés des mêmes intentions, s'entendirent parfaitement et n'eurent besoin d'aucun moyen extraordinaire pour maintenir l'ordre public et assurer l'exécution des lois.
Le parti jeta les hauts cris; il n'y eut sorte d'infamie qui ne fut débitée sur moi. J'étais complice des jacobins et un jacobin moi-même. Je voulais le renversement de la monarchie. Les plus odieuses déclamations furent le prix de la pacification sincère et réelle qui était mon ouvrage. Le ministère me soutint, mais me soutint faiblement. Il accepta une partie de mes propositions, sans s'engager dans une lutte corps à corps avec le parti. Il aurait triomphé, et son triomphe lui aurait servi à fonder la puissance royale sur les intérêts nationaux, la justice, la raison et la vérité. Ce fut une grande faute dont il devint plus tard la victime.
La question de Lyon, dénaturée par les passions, a été embrouillée à dessein. Elle est facile cependant à éclaircir et à juger en observant les faits et surtout les résultats.
Un pays est en fermentation et en révolte; tout est alarme et danger aux yeux de tous. La population industrielle, frappée de terreur et de l'idée des dangers qu'elle court, se disperse; le chaos semble prochain, et tout menace la société. Un homme, revêtu de grands pouvoirs, arrive; il ne dit pas autre chose que ces paroles: «Je viens donner de la force aux lois et assurer leur empire. Que les lois règnent donc, et le premier qui les enfreindra sera l'objet de ma sévérité.» Il renvoie le général et le préfet, et avec eux douze individus civils et militaires occupant des emplois subalternes.
Dès ce moment, le pays reste tranquille; pas un signe de mécontentement ne se montre; la population est docile et disciplinée, et, pendant treize ans, la paix la plus profonde règne dans cette cité. L'industrie renaît, et, en moins d'un an, elle se développe au point de dépasser ce qu'elle avait été dans les temps les plus prospères. Au lieu de sept mille métiers en activité, et dont le nombre diminuait constamment, plus de vingt mille sont en mouvement, et, plus tard, il y en a vingt-sept mille.
Quand de pareils résultats sont obtenus, sans doute l'autorité a pris les meilleurs moyens pour assurer la paix, et, quand les mesures employées se réduisent à celles indiquées, on doit croire que les individus éloignés étaient les seuls obstacles à la prospérité publique, et qu'ils faisaient usage de leur pouvoir d'une manière opposée à leurs devoirs et aux intérêts du souverain. Mais il fallait donner satisfaction à l'opinion, et aux individus blessés dans leurs droits, et menacés dans leur existence. Le gouvernement devait punir d'une manière sévère un général coupable d'un si exécrable forfait. J'en étais si convaincu, que, dans une lettre à M. de Richelieu, je lui disais: «En faisant tomber la tête du général Canuel, supplice qu'il a mérité mille fois pour les victimes qu'il a immolées et l'ébranlement qu'il a fait subir à l'ordre social, le roi acquerrait un pouvoir plus grand, une autorité plus forte que celle que lui donneraient cent mille soldats dévoués; car sa puissance serait fondée sur la reconnaissance et la confiance de ses sujets.» Mais on ne me comprit pas. On prit un terme moyen: en ajournant les dangers, on en créa d'autres. Au lieu de mettre en jugement le général Canuel, après l'avoir retiré de Lyon, on le fit inspecteur, et, s'il perdit la faculté de remuer et d'irriter les populations, il eut un poste honoré et recherché. Les discours les plus violents furent dirigés contre moi à la Chambre. M. Decazes osa à peine me défendre. Sans désarmer ses ennemis, il donna beaucoup de force aux miens et rendit ma position pénible et difficile.
À mon retour à Paris, je me trouvai au milieu du choc des partis, blessé, froissé, meurtri. On me fit ministre d'État pour faire un acte public d'approbation de ma conduite; mais on ne s'était pas prononcé nettement et avec énergie sur mes actes particuliers, chose bien plus nécessaire à l'intérêt public qu'une récompense dont je n'avais pas besoin.
Qu'arriva-t-il de cet état de choses? le peuple de Lyon, délivré par mes soins, après avoir été victime et avoir souffert, attendait, de la part du gouvernement, des garanties contre le retour d'un pareil ordre de choses. Voyant ces garanties lui échapper, il les chercha en lui-même, c'est-à-dire dans les élections. Qu'augurer de l'avenir quand le libérateur, auteur du rétablissement de la paix, est pour ainsi dire, abandonné par le gouvernement? Ne doit-on pas redouter, pour d'autres temps, l'essai de nouvelles persécutions? Le même remède se trouvera-t-il une seconde fois? Alors que reste-t-il à faire? Nommer des députés pour être les sentinelles vigilantes de leurs concitoyens. Il en arriva ainsi. Mais bientôt les passions font dépasser les limites et tomber dans un excès contraire. De détestables élections eurent lieu, tandis qu'elles auraient été toutes dans le sens du gouvernement si on eût fait justice du général prévaricateur.
Quant à M. Decazes, quel fut, pour lui-même, le fruit de sa politique? Le parti, acharné à sa perte, se soutint; il acquit une force proportionnée au ménagement qu'on avait pour lui, et il finit, quand l'occasion lui fut favorable, par le renverser. Si M. Decazes eût adopté hautement tous mes actes, eût tenu mon langage, épousé mes intérêts sans inquiétude et eût fait condamner Canuel, il aurait soumis tous ses ennemis d'un seul coup et serait resté toujours au pouvoir. Soutenu par de bonnes élections et par l'opinion, il eût été invulnérable. Cette époque présente une crise où le trône aurait pu facilement se consolider; mais, au contraire, il a commencé à être ébranlé. Dès ce moment une guerre à mort fut déclarée entre les hommes exaltés et les hommes raisonnables.
M. Decazes avait obtenu le consentement du roi pour la dissolution de la Chambre et faire faire de nouvelles élections. Il fallait nécessairement une autre assemblée d'une composition plus raisonnable, moins passionnée et plus maniable, qui pût servir de base à un meilleur système de gouvernement; mais, pour arriver à l'ordonnance qui prescrivait cette grande mesure, il fallait obtenir de la majorité du ministère une opinion conforme à la sienne. Il y avait sept ministres: MM. de Richelieu, Lainé, Decazes, Dubouchage, Corvetto, le duc de Feltre et Dambray. Les trois premiers étaient favorables à cette mesure; les quatre autres lui étaient opposés. On promit au duc de Feltre de le faire maréchal s'il voulait passer à la minorité du ministère et lui donner ainsi la majorité. Dévoré d'ambition et sans aucun titre à faire valoir pour la satisfaire, un événement extraordinaire pouvait seul lui faire obtenir cette dignité; aussi, saisissant cette occasion avec empressement, il fit le marché. L'ordonnance célèbre du 5 septembre signée, Dambray, Dubouchage et Corvetto se retirèrent du ministère, et furent remplacés par MM. Louis, Pasquier et maréchal Gouvion-Saint-Cyr à la marine, d'où bientôt il passa à la guerre.
Après avoir tout mis en ordre à Lyon, je partis pour faire une tournée dans la septième division. Il n'y avait aucune trace des désordres de l'année précédente; seulement le général Donadieu était en guerre avec les autorités. On se plaignait de son ton absolu, de ses formes et de quelques actes arbitraires. Je l'engageai à modifier sa conduite; mais je ne portai aucune plainte contre lui; je le soutins même contre ses ennemis, parce qu'il avait rendu des services véritables dans des troubles réels et dont les conséquences eussent pu devenir graves, s'ils n'avaient pas été réprimés sur-le-champ. Je fis aussi une excursion dans le département de la Loire, à Saint-Étienne, ce centre si prodigieusement actif de l'industrie française, qui, par l'abondance des combustibles, leur bas prix, et l'esprit de la population, est appelé à une prospérité à peine possible à concevoir. Je revins à Lyon, où je restai jusqu'à ce que les travaux de la cour prévôtale fussent terminés. Je me méfiais des vengeances auxquelles on ne manquerait pas de se livrer après mon départ, si je laissais quelques affaires en arrière. Tout étant clos et fini, et les nouveaux pouvoirs en fonction, je revins à Paris.
Jamais mission n'avait eu un succès plus complet. La paix la plus profonde avait été rétablie d'une manière tellement durable, que la tranquillité n'a plus été troublée depuis. Eh bien, les accusations les plus étranges, les moins vraisemblables, les plus absurdes furent dirigées contre moi. Ce parti qui se tient ordinairement dans l'ombre, et dont l'arme habituelle est la calomnie; ce parti qui disparaît toujours dans le danger, et qui, après avoir opéré les plus grandes catastrophes par son imprudence et sa lâcheté, accuse ses victimes des malheurs qu'il éprouve, ce parti se déchaîna contre moi. Un journal intitulé le Moniteur royaliste, porté à domicile furtivement, était rempli des plus grandes horreurs. Il inspira cependant du dégoût aux honnêtes gens, et sa vie ne dépassa pas son cinquième numéro.
Monsieur, chef et confident du parti, me reçut fort mal à mon retour. Je me défendis en citant les faits, et, montrant que la paix régnait à la place des troubles et du chaos. Il me fit cette étrange réponse: «Je le crois bien: ils ont tout ce qu'ils veulent.» Et ce qu'ils voulaient, et ce qui les avait contentés, c'était une protection égale pour tout le monde et le règne des lois. Je méprisai les clameurs, et je me réfugiai dans l'idée consolante du bien réel que j'avais fait à mon pays. Le roi m'accueillit aussi bien que je pouvais le désirer, et m'exprima se satisfaction de ma conduite.
Pendant le cours de l'hiver, des plaintes et des récriminations sur l'affaire de Lyon se renouvelèrent à plusieurs reprises. Il sembla nécessaire de réprimer tant d'impudence par un exposé officiel et positif des faits, et d'empêcher ainsi l'opinion d'être égarée. Le colonel Fabvier, officier de la plus grande distinction, qui m'était fort attaché et avait fait les dernières campagnes près de moi et rempli, pendant ma mission, les fonctions de chef d'état-major, se trouvait naturellement, par cette circonstance, appelé à se charger de la rédaction et de la publication de cet exposé. Homme d'un esprit remarquable, d'un caractère fort élevé et du plus grand courage, mais d'une nature ardente et emportée, il avait vu, avec plus d'indignation encore qu'un autre, ce qui s'était fait. Il mettait du prix à confondre de lâches calomniateurs. Il publia, au printemps, un écrit ayant pour titre: Lyon en 1817, qui fit grand bruit. On y répondit avec violence; il répliqua, les réponses furent publiées au nom du général Canuel, de M. de Chabrol, de M. de Fargues, maire de Lyon. Ce dernier, si fier de sa fidélité, avait cependant si bien accueilli Napoléon dans les Cent-Jours et lui avait montré tant de dévouement, qu'à son passage en 1815 il en avait reçu la décoration de la Légion d'honneur. La réplique de Fabvier était vive; les individus accusés par lui se décidèrent à l'attaquer en calomnie. Un procès eut lieu, et ce procès mit en jeu toutes les passions.
J'étais à Châtillon, occupé de mes affaires, approuvant complétement les assertions de Fabvier, toutes entièrement vraies; mais j'étais bien tourmenté par l'idée de le voir se mettre en avant pour défendre mes actes et se battre pour moi, tandis que je restais à l'écart. Demander à être mis en cause aurait eu l'inconvénient d'amener l'affaire à la Chambre des pairs, et de donner un éclat, une importance fâcheuse à une chose qu'il eût mieux valu pouvoir étouffer. Après y avoir réfléchi, je me décidai à un acte public, destiné à corroborer les assertions de Fabvier, et à me faire partager, au moins moralement, sa responsabilité. Mécontent, d'ailleurs, de la conduite faible et incertaine du ministère dans cette circonstance, je résolus de le prendre à témoignage des faits, en lui rappelant mes divers rapports et les convictions que je lui avais, en grande partie, fait partager 14.
Note 14: (retour)LE MARÉCHAL MARMONT AU ROI LOUIS XVIII.
«Sire,
«Il y a quelques mois que, tourmenté par les accusations les plus injustes sur ma mission de Lyon, je formai le projet de publier un écrit qui devait rétablir les faits, et fixer l'opinion.
«Votre Majesté me fit connaître par son ministre qu'elle trouvait plus convenable que je m'abstinsse d'entrer moi-même en lice, et il fut convenu que des officiers employés près de moi se chargeraient de cette publication. C'est à ce titre, et par suite de cette disposition, que le colonel Fabvier prit la plume. Respectueux observateur des désirs de Votre Majesté, j'ai constamment gardé le silence depuis, quelque grave que soit devenue la discussion.
«J'aurais persévéré dans cette résolution si de nouvelles circonstances n'étaient venues me forcer d'y renoncer; mais, aujourd'hui, la question a changé de nature. Le colonel Fabvier est appelé devant les tribunaux, et je suis pour beaucoup dans les causes qui l'y conduisent, puisqu'il a combattu pour me défendre; je dois appeler sur moi les coups qui sont dirigés vers lui.
«J'ose donc croire que Votre Majesté, qui est si juste appréciatrice des sentiments élevés, ne désavouera pas le parti que je prends de publier une très-courte lettre qui fixe ma place dans la question qui s'entame, à laquelle je ne saurais honorablement rester étranger. La forme que j'ai prise d'écrire au président du conseil m'a paru la plus digne et la plus convenable, eu égard aux hautes fonctions que j'ai exercées, à la place élevée que je dois aux bontés de Votre Majesté et que je remplis près d'elle. J'ai dû m'expliquer avec force et netteté; mais j'ose croire n'avoir pas dépassé les bornes que je devais respecter.
«Mon désir le plus ardent, Sire, est, en cette circonstance, comme il le sera dans toute ma vie, d'obtenir l'approbation de Votre Majesté.»
J'écrivis une lettre à M. de Richelieu, président du conseil des ministres; et cette lettre, imprimée, fut répandue dans tout Paris au moment même où elle lui était remise. Il en résulta un effet honorable pour moi et utile pour Fabvier, dont les assertions reçurent un grand appui; mais le gouvernement fut blessé d'une démarche qui le compromettait et le mettait ainsi à nu. On délibéra pour savoir quelle punition on m'infligerait. Gouvion-Saint-Cyr, alors ministre de la guerre, en bon camarade, proposa de me destituer de ma place de major général, et conclut aux plus grandes rigueurs. M. de Richelieu, se croyant personnellement insulté, demandait à chacun s'il ne devait pas se battre avec moi. Decazes, dont l'amitié pour moi est réelle, et pénétré d'ailleurs de la pensée de la justice de la cause que je défendais, tout en blâmant la forme, me soutint et démontra qu'on ne devait pas traiter ainsi un homme honorable, dans ma position; et le roi lui-même, que je n'ai jamais trouvé en défaut comme homme juste et bon, et dont, personnellement, j'ai toujours eu à me louer, fut de l'avis de l'indulgence. Il se déclara contre toute rigueur. Le ministre de la guerre fut chargé de me faire connaître le mécontentement du roi pour la publicité donnée à ma lettre à M. de Richelieu, et de m'ordonner de m'abstenir de paraître à la cour jusqu'à nouvel ordre 15. Je reçus avec respect ce témoignage de blâme, mais j'écrivis cependant au roi 16. J'eus soin de ne point aller à Paris pour ne pas mettre en évidence la disgrâce momentanée dont j'étais l'objet, et je gardai le silence. Il n'était ni dans mon caractère ni dans mes goûts de chercher à inspirer l'intérêt public en me présentant comme une victime, et je ne voulais certes pas m'appuyer sur l'opposition. Ce que j'avais fait avait été dicté uniquement par un sentiment d'honneur et de délicatesse. J'avais, à mes yeux, rempli un devoir. Maintenant un autre devoir me commandait de me taire et d'attendre en silence le moment où je rentrerais dans les bonnes grâces du roi.
Note 15: (retour) «Monsieur le maréchal, M. le duc de Richelieu vous a prévenu que le roi avait appris avec autant de surprise que de mécontentement l'intention où vous paraissiez être de publier la lettre que vous aviez cru devoir adresser au président du conseil des ministres.«Sa Majesté, qui a été informée de la publicité que vous avez donnée à cette lettre, me charge de vous faire connaître, monsieur le maréchal, qu'elle désire que vous vous absteniez de paraître en sa présence jusqu'à nouvel ordre, et qu'en conséquence elle vous dispense de prendre votre service, comme major général de sa garde, à l'époque accoutumée du 1er octobre prochain.
«Recevez, monsieur le maréchal, etc.
Le maréchal Gouvion-Saint-Cyr.
«Paris, le 14 juillet 1818.»
À Son Excellence M. le maréchal duc de Raguse.
Note 16: (retour)«Sire,
«Il y a quatre ans que les malheurs de la France me décidèrent à me déclarer l'un des premiers pour Votre Majesté. Cette détermination motiva contre moi les calomnies les plus atroces, et a eu sur mon existence personnelle les conséquences les plus graves.
«Sire, il y a trois ans B, j'ai été proscrit pour les intérêts de Votre Majesté, et pour elle j'abandonnai patrie et fortune.
«Il y a un an que vous jugeâtes, Sire, qu'un serviteur ferme et dévoué était nécessaire pour remédier aux maux auxquels était en proie une grande partie de votre royaume; vous me désignâtes, et le résultat de mes efforts a justifié votre choix et votre confiance.
«La haine immodérée d'un parti qui n'est ni français ni royaliste, et dont les espérances criminelles étaient détruites par mes opérations, m'a poursuivi sans relâche. Réduit à me justifier moi-même, réduit par un sentiment d'honneur à prendre la défense de ceux qui m'ont défendu, je suis frappé d'un témoignage de mécontentement de Votre Majesté.
«Sire, la fatalité qui me poursuit a dépassé les bornes que je croyais pouvoir lui assigner, car aucune des actions qui ont eu pour moi des résultats si fâcheux n'ont eu pour cause que les sentiments les plus désintéressés et les intentions les plus pures.
«J'étais loin de croire avoir mérité votre disgrâce.
«Puisqu'il en est autrement, je le regrette vivement, et, en supportant mon sort avec résignation, je placerai ma consolation du malheur de vivre éloigné de Votre Majesté dans l'espoir que, quelque jour encore, elle me mettra à même de la servir utilement et de lui prouver, par mon dévouement, que je n'ai jamais cessé d'être digne de ses bontés.
«Le maréchal duc de Raguse.»
Mon service devait commencer le 1er octobre. La défense de venir au château n'étant pas levée à cette époque, je restai à la campagne; mais, le 15 octobre, le ministre de la guerre m'annonça que je pouvais venir remplir mes fonctions. La manière dont le roi me reçut doit être racontée; elle est de bon goût et me toucha. Je ne me rendis point dans le cabinet du roi, pour avoir une conversation particulière avec lui, avant de me montrer en public. Je n'avais rien à lui dire qu'il ne sût comme moi. J'attendis son entrée dans le grand cabinet du conseil, pour se rendre à la messe, afin de l'accompagner. Aussitôt qu'il me vit, il me dit ces propres paroles: «Monsieur le maréchal, j'ai dû vous exprimer mon mécontentement d'une démarche qui blessait mon autorité. Aujourd'hui j'en ai perdu le souvenir, et je désire que nos rapports soient tels qu'ils étaient il y a quelques mois. J'ai voulu vous donner cette explication franche sur-le-champ, afin qu'aucun embarras n'existe désormais entre nous.»
Et, dès ce moment, il reprit avec moi ses manières affables et gracieuses, qu'il n'a jamais quittées depuis. Quelques jours après, je rencontrai au château M. de Richelieu, revenu d'Aix-la-Chapelle, où il avait négocié le départ de l'armée d'occupation. Un mot d'explication suffit pour nous réconcilier. Les travaux des Chambres recommencèrent bientôt, et j'y pris part de nouveau. J'avais été nommé secrétaire dans deux sessions, témoignage de la considération de la Chambre. Je tins à l'être une troisième fois à cause de la circonstance, et ma nomination eut lieu presque à l'unanimité.
Pendant les diverses sessions, la Chambre avait montré de la sagesse, et une majorité tout à la fois monarchique et constitutionnelle s'était trouvée toute formée à chaque question. Nous nous étions réunis en secret un petit nombre d'individus, partageant alors les mêmes opinions, et nous fîmes l'épreuve du pouvoir que l'on peut exercer quand plusieurs individus s'entendent et agissent avec un accord secret. Nous étions sept et nous dînions fréquemment les uns chez les autres, et sans qu'aucun étranger y fût admis. Nous discutions les projets soumis à la Chambre et décidions dans quel sens nous devions voter. Nous arrêtions aussi la composition des commissions. Une fois nos opinions fixées, nous les proposions chacun à nos amis, et une majorité se trouvait ainsi formée sans qu'elle se doutât du mécanisme qui l'avait créée. Ces sept individus étaient: MM. Pastoret, Garnier, Molé, Castellane, Dessole, duc de Choiseul, et moi. Notre puissance a duré deux ans. Notre succès a été complet tant que cette organisation a été inconnue. M. de Castellane l'ayant divulguée, elle perdit tout son pouvoir.
Je repris mes travaux d'agriculture et d'industrie; mais mes fonds s'épuisaient. Un abus de confiance, une friponnerie me fit perdre cent mille francs, ce qui ajouta à mes embarras. Le roi vint à mon secours et me prêta deux cent mille francs. J'avais dû compter sur la promesse de l'empereur d'Autriche pour la restitution de mes domaines. J'attendais cette ressource avec impatience, et cependant elle n'arrivait pas. J'eus la pensée d'aller solliciter moi-même à Vienne, et de presser par ma présence la conclusion d'une affaire si importante pour moi; entreprise hardie de me mettre ainsi en évidence pour une chose dont le résultat, il est vrai, paraissait certain, mais qui pouvait être fort éloigné, vu la marche lente de tout ce qui se fait à Vienne. J'aurais éprouvé beaucoup de crainte si alors j'eusse connu, comme je l'ai fait depuis, les moeurs de l'administration de ce pays; mais je me décidai, et, muni d'une lettre du roi pour l'empereur, des lettres de MM. de Richelieu et Decazes pour le prince de Metternich, je me mis en route. J'arrivai dans les premiers jours de septembre. J'avais calculé ma marche pour arriver à l'époque où le prince de Metternich serait de retour de ses terres de Bohême. Je fus accueilli avec amitié par lui et avec cette grâce qu'il possède au plus haut degré. Il devint, en cette circonstance, une seconde providence pour moi.
L'empereur m'accueillit avec une bonté remarquable, me parla encore des souvenirs laissés par moi en Illyrie et du bien que j'y avais opéré, enfin du plaisir qu'il aurait à tenir ses promesses, et j'attendis avec confiance. Je cherchai à être agréable, et je fis tous mes efforts pour plaire à la bonne compagnie de Vienne Je fus comblé partout et particulièrement par la famille du prince Esterhazy, qui me reçut à Eisenstadt, et me fit connaître de quoi se compose l'existence d'un grand seigneur hongrois. Tout en m'amusant beaucoup, mes affaires se terminaient. Chose incroyable! en vingt-sept jours, les décisions de l'empereur furent prises et exécutées. Je me trouvai en possession du titre d'une rente de cinquante mille francs sur le trésor, en remplacement des domaines d'un pareil revenu, et l'arriéré de six ans me fut payé. Je me mis en route immédiatement pour retourner à Paris, où j'arrivai triomphant et où je repris mon service.
Le souvenir du mois que je passai alors à Vienne ne s'effacera jamais de ma mémoire. Jamais je n'éprouvai plus de satisfaction que ne m'en occasionnèrent les succès obtenus, et aussi le charme de la société dans laquelle je vécus.
Le mois de septembre 1819 s'écoula ainsi dans l'intimité du prince de Metternich. Son salon, le soir, était fréquenté par quelques hommes d'une amabilité très-remarquable, et qui payaient bien leur écot dans la conversation; le prince de Ruffo, ambassadeur de Naples; les comtes de Stadion et de Lebzeltern, ministres autrichiens, Schoulembourg, ministre de Saxe. J'y pris mon rôle, et cherchai à le bien remplir. Le prince de Metternich, dont la mémoire était encore remplie des temps de l'Empire et de Napoléon, ne pouvait tarir sur son compte. Nous racontâmes, chacun à notre tour, des choses concernant cet homme extraordinaire. Les soirées étaient si intéressantes, le temps s'écoulait si rapidement, que la princesse Laure, première femme du prince de Metternich, femme maladive et accoutumée à se retirer de bonne heure, s'est souvent laissé entraîner, par le charme de la conversation, à veiller jusqu'à deux ou trois heures avec nous.
Le prince de Metternich revenait à cette époque de Carlsbad. Là, il avait réuni les ministres de toutes les puissances de l'Allemagne, pour y concerter les mesures à prendre pour préserver ce grand pays des révolutions qui le menaçaient. On était alors autorisé à redouter des troubles; mais, grâce à ces mesures, tout se calma, et les dangers disparurent comme les craintes qu'ils avaient inspirées. Depuis il a eu beaucoup à se louer de sa prévoyance à cette époque. Il m'entretint souvent de ce qu'il avait fait, de ce qu'il ferait si des troubles survenaient, et me disait: «La position est bien prise, et nous devons gagner la bataille.» La position était si bonne, qu'il n'y a pas eu de bataille à livrer. C'est ainsi que doivent agir toujours les gouvernements. Après avoir prévu les obstacles, s'ils se placent bien, tout leur est facile. Dans le cas contraire, peu de chose les ébranle, et quelquefois les renverse.
Je retournai à Paris, où mes succès à Vienne retentirent. Madame la duchesse d'Angoulême, qui avait habité cette ville et connaissait la marche du gouvernement et des affaires, me félicita beaucoup d'avoir pu les faire sortir de la routine ordinaire.
Malgré des inquiétudes universellement répandues, l'hiver s'était écoulé avec assez de gaieté, quand arriva l'horrible attentat du 13 février. L'assassinat du duc de Berry consterna la France. On a écrit partout la relation de la belle mort de ce prince, qui montra tant de courage, de force d'âme et de générosité. On a beaucoup discuté la question de savoir si ce crime fut l'effet d'un complot: je suis pour la négative. Ce crime abominable fut isolé, et l'infâme Louvel n'avait pas de complices. Il y avait une agitation universelle, une multitude de projets coupables déjà formés; mais Louvel était un fanatique atrabilaire, excité par le mécontentement général, et son caractère fut exalté par la méditation et une disposition mélancolique profonde. Cet événement donnant une grande puissance aux ennemis de M. Decazes, il quitta les affaires, et M. de Richelieu y rentra, sur les vives instances et les prières de toute la famille royale.
Les royalistes accusaient M. Decazes d'être complice de la mort du duc de Berry, calomnie dont l'absurdité égale l'infamie. Monsieur, madame la duchesse d'Angoulême et Madame la duchesse de Berry, réunirent leurs efforts, et cette ligue ne négligea aucune démarche pour éveiller les passions. Aussi, une majorité, à la Chambre des députés, composée d'une réunion momentanée de la droite et de la gauche, se prononçant contre M. Decazes, le roi l'abandonna. Ce sacrifice lui fut extrêmement pénible, car sa confiance en lui égalait l'affection qu'il lui portait. Jamais, dans ses lettres, il ne l'appelait autrement que mon fils. Pendant longtemps il ne prononça pas son nom sans répandre des larmes; et, comme il fallait toujours que ses sentiments s'exprimassent avec une sorte de manière et d'apprêt, il consigna sa douleur en donnant, le jour du départ de M. Decazes de Paris, deux mots d'ordre qui rappelaient son nom de baptême et le lieu où il devait coucher, Élie et Chartres.
Plus tard, madame du Cayla s'étant emparée de toutes ses pensées, les jours fixes de la semaine où il la voyait, le nom de Zoé ou celui de Victoire, et chacun d'eux à leur tour, étaient donnés pour mot d'ordre du château.
Au moment où M. le duc de Berry fut frappé, il recommanda à sa femme de se conserver pour le dépôt qu'elle portait dans son sein. Bientôt sa grossesse fut constatée et déclarée. Cet événement irrita la fureur de ces conspirateurs de cabaret, de ces factieux du ruisseau, qui ne cessaient de s'agiter. On conçut l'horrible pensée d'effrayer madame la duchesse de Berry, pour lui faire faire ainsi une fausse couche, et un pétard fut tiré sous l'un des passages qui communiquent de la place du Carrousel dans la rue de Rivoli. Le coupable, arrêté en flagrant délit, fut jugé et condamné à je ne sais quelle peine. Ce malheureux, bossu, être abject, donna, au moment où il fut arrêté, les signes de peur les plus honteux et les moins équivoques.
Peu après, et quand j'étais de service, un autre pétard, mis dans le château, fit explosion dans une petite antichambre voisine d'un escalier dérobé qui aboutit d'un côté à la gâterie de pierre et de l'autre près du cabinet du roi. Mais celui-ci, après avoir mis tout le château en émoi, fut reconnu pour oeuvre royaliste, dans le but d'effrayer le roi et de le décider à multiplier ses mesures de rigueur. Cette circonstance, bien constatée, ayant fait grand tort à ses auteurs, il n'en fut plus parlé; mais bientôt des projets dune extrême gravité furent au moment d'être exécutés. Une conspiration véritable éclata. Découverte à temps, des mesures convenables en empêchèrent le succès. Cet événement remua toutes les passions et amena les coupables devant la Chambre des pairs.
Conspiration du 19 août 1820.
Le 13 août, deux sous-officiers du 2e régiment d'infanterie de la garde se rendirent chez moi et demandèrent à me parler. Ces deux sous-officiers se nommaient Petit et Vidal. Ils me firent connaître qu'un grand complot existait contre la personne du roi et contre la sûreté de l'État. Des manoeuvres criminelles étaient employées dans les troupes de la garnison et dans la garde pour se procurer des complices. On s'était adressé à eux pour les séduire. Je me rendis immédiatement chez M. de Richelieu pour l'informer de cette révélation, premier avis que le gouvernement recevait des projets hostiles formés contre lui. Ni la police civile ni la police militaire n'avaient aucun soupçon, et cependant on était sur le bord d'un abîme, à la veille d'y tomber. Ces sous-officiers, gens de coeur et de devoir, furent encouragés. Je leur ordonnai de paraître accepter les propositions qui leur étaient faites et de m'en donner successivement avis, de me faire connaître la nature des projets et les dispositions préparées pour leur exécution. Ils remplirent fidèlement ce devoir et me mirent à même de prévenir l'explosion d'un complot qui, bien que tramé avec une légèreté et une confiance particulière aux Français, était cependant de nature, par son étendue et son importance, à compromettre gravement l'ordre public.
La conspiration avait dû éclater d'abord le 10. Ensuite on choisit le 19, afin d'avoir le temps nécessaire pour compléter les préparatifs; mais, à l'instant de l'exécution, l'arrestation de quelques-uns des principaux coupables et la fuite des autres mirent fin à l'entreprise et donnèrent naissance à un procès criminel qui offrit au public un scandale sans exemple. Le premier corps politique de l'État se refusait à l'évidence des faits. Des hommes honorables et influents, par l'appui qu'ils donnèrent aux conspirateurs, se rendirent en quelque sorte leurs complices et devinrent les défenseurs des ennemis de la société, au lieu d'en être les juges équitables, mais sévères.
Les renseignements d'alors, l'instruction du procès et les révélations faites depuis mirent fort au jour ces événements. Un mécontentement assez général existait dans diverses classes et surtout dans l'armée. Les choix plus que médiocres des colonels commandant les régiments en étaient en partie la cause. On connaît l'influence d'un bon chef sur l'esprit de son corps, sur sa conduite, sur sa discipline. De vieux émigrés, qui n'avaient été militaires que de nom, ou des jeunes gens sans antécédents militaires, avaient été portés à la tête des corps. Ils étaient peu faits pour inspirer de la confiance aux officiers et aux soldats. Souvent même ils prêtaient à rire par leurs manières, leur ignorance ou leur tenue. Sans autorité véritable sur leurs subordonnés, il s'établit dans beaucoup de ces corps un pouvoir de fait en faveur d'un officier considéré et expérimenté qui l'emportait de beaucoup sur l'autorité du colonel, et quelquefois même cet officier, seulement connu du corps, n'en faisait pas partie.
L'organisation, faite par province, favorisait singulièrement cet état de choses. Un officier général ou supérieur marquant était naturellement connu des officiers de son pays, soit pour avoir servi avec lui, soit comme compatriote. Cette influence ne paraissait pas dans la vie journalière. Tout semblait être dans un ordre régulier, aux yeux de colonels crédules et inexpérimentés, quand chaque matin ils recevaient les rapports et donnaient les ordres de service; mais on voit ce qui devait arriver à la moindre secousse politique et au moment où des intérêts et des passions opposés aux devoirs viendraient à parler. Quatre régiments de ligne, les légions de la Meurthe, du Nord, du Bas-Rhin et des Côtes-du-Nord, formant la garnison de Paris, étaient tous les quatre commandés par des hommes d'une incapacité sans mesure.
Divers officiers de l'ancienne armée, surtout de la garde impériale, habitaient Paris et s'étaient associés dans une spéculation dite le Bazar français. Cet établissement formait un point de réunion naturel et une occasion de se voir habituellement. La politique, les regrets, les intérêts et les passions y prirent bientôt leur place.
Les ennemis de l'ordre de choses, dans une classe plus élevée, voulurent profiter de cette disposition des esprits. À leur tête était M. de la Fayette, dont les sentiments haineux contre la dynastie prenaient chaque jour une nouvelle force. Divers individus, animés par des sentiments républicains, se réunirent à lui, et un comité s'organisa. Parmi les républicains étaient MM. d'Argenson, Dupont (de l'Eure), Manuel, Corcelles, Koechlin, Tarrayre, Mérilhou, Fabvier, et un assez grand nombre de jeunes gens ardents et exaltés. Des bonapartistes y furent affiliés, mais n'entrèrent ni dans le secret ni dans la direction supérieure des opérations. Parmi ces derniers, on comptait les généraux Merlin, Pajol, Bachelu. On les tint à peu près au courant de ce qui se projetait, parce qu'on avait besoin de gens d'exécution et de réputation pour le moment d'opérer; mais, comme ce mouvement était essentiellement républicain, on ne voulait ni se mettre dans leurs mains ni leur donner une importance trop grande. Au surplus, les chefs de la famille Bonaparte se mirent peu en avant dans toutes ces circonstances, et il n'y eut aucune relation directe avec eux ni avec le prince Eugène de la part des conspirateurs.
On s'occupa à travailler l'esprit des troupes et à s'y créer des intelligences. Le colonel Fabvier, chargé de ce soin important, y était éminemment propre pour diverses raisons. Les fonctions qu'il avait exercées près de moi l'avaient mis en rapport avec un grand nombre d'officiers. Son activité prodigieuse, la force de sa volonté, son esprit, et par-dessus tout cela la haine ardente qui l'animait contre les Bourbons, et dont la source était dans les injustices dont il avait été l'objet et la victime à l'occasion des affaires de Lyon, devaient le soutenir dans ses efforts et lui donner le moyen d'atteindre son but. Il se trouvait d'ailleurs, par une circonstance particulière, avoir à sa disposition de nombreux instruments dont il pouvait se servir. Fabvier étant né à Pont-à-Mousson, en Lorraine, et la légion de la Meurthe se trouvant de son pays, il en connaissait presque tous les officiers, et son influence sur ce corps lui donnait une autorité bien plus respectée que celle du colonel. Il recevait régulièrement les rapports de tout ce qui s'y passait, et l'on s'adressait à lui pour avoir une règle de conduite dans toutes les circonstances les plus importantes. Un certain capitaine Nantil, ancien élève de l'École polytechnique, bon officier, mais embarrassé par beaucoup de dettes, et irrité de la destitution d'un emploi que son père avait occupé, ardent et entreprenant par caractère, fut le bras droit de Fabvier, et l'individu qu'il mit en avant. Chargé des missions extérieures et étrangères à son corps, Nantil entra en rapport avec les officiers à demi-solde qui se réunissaient au Bazar français, et dont les principaux étaient le colonel Sausset et le chef d'escadron Masiau, de l'ancienne garde.
Quelques hommes de l'ordre civil furent associés à ces conciliabules, entre autres un nommé Paubelle et un autre individu nommé Dumoulin, Dauphinois, qui servait dans la garde nationale de Grenoble en 1815. Napoléon, l'ayant distingué à cause de l'ardeur de ses sentiments, l'avait attaché à sa personne, à son retour de l'île d'Elbe, en qualité d'officier d'ordonnance. Ce Dumoulin, homme d'une conception assez vaste, grand joueur à la Bourse, ayant gagné plusieurs millions qu'il avait ensuite perdus, apporta dans cette conspiration la finesse et l'audace de son caractère. Nantil se mit en rapport avec un chef de bataillon des Côtes-du-Nord, nommé Bérard, et celui-ci crut pouvoir disposer de son régiment. Nantil étendit ses relations dans la garde, et deux régiments eurent quelques hommes séduits. Dans le 2e d'infanterie, deux lieutenants, nommés Laverderie et Hutteau, l'adjudant-major Trogoff, Valentin, adjudant sous-officier, entrèrent dans le complot; un nommé Henri, sous-officier dans le 5e, et quelques autres. Dans chacun des corps en garnison à Paris, il y eut des hommes entraînés. Dans les écoles il y avait beaucoup d'individus dévoués aux conspirateurs, et un grand nombre étaient armés.
La séduction s'étendit aussi dans les provinces. À Cambrai, où la première légion de la Seine était en garnison, les capitaines Varlot et Lamotte furent acquis à la conspiration. Le capitaine Parquin, dans le régiment des chasseurs du Cantal, et Carron, officier en retraite, et résidant en Alsace, se mirent en devoir de sonder les dispositions des troupes et de faire des amis et des partisans à l'entreprise qui se projetait. Enfin un réseau, assez faible il est vrai, mais fort vaste, s'étendait dans le Nord et l'Est, et les conspirateurs comptaient pour le succès sur l'état de l'opinion et les nombreux mécontents qui viendraient sans doute se joindre à eux après la levée de boucliers et à l'apparition du drapeau tricolore.
Des sommes d'argent plus ou moins considérables étaient données ou offertes. Le moment de l'exécution approchant, il fallait nécessairement un chef marquant et actif qui se déclarât. Les ouvertures faites aux généraux Bachelu, Pajol, Merlin ne furent pas accueillies avec empressement, les moyens leur paraissant d'autant moins suffisants, qu'on ne les avait pas mis dans le secret complet de l'association. Ils se déclaraient hommes du lendemain, promettant leur concours après l'explosion, mais non auparavant. D'autres généraux semblaient, par leurs propos hostiles, devoir se rallier à la révolution qui se préparait. Leurs noms étaient souvent prononcés, et, parmi eux, on distinguait celui du général Maison. La place de gouverneur de la première division militaire, quoiqu'il n'eût plus de lettres de service, lui donnait quelque importance. On parlait aussi de la même manière du général Defrance, commandant de la première division, et ses absences fréquentes à la campagne semblaient autoriser les bruits répandus sur son compte.
Les conspirateurs n'avaient aucun projet convenu et arrêté autre que celui de détruire l'ordre de choses existant: s'emparer des Tuileries et de la famille royale, proclamer un gouvernement provisoire, voilà quel devait être le résultat de la première entreprise. Plus tard on verrait à quel système de gouvernement il conviendrait de se fixer. C'est dans ces dispositions, et avec ces moyens, que l'on arriva au 19 août. La révolte devait avoir lieu dans la nuit du 19 au 20, la légion de la Meurthe se porter sur Vincennes, s'en rendre maîtresse par surprise et au moyen des intelligences qui y étaient tramées. La légion des Côtes-du-Nord, avec les autres corps, devait prendre les armes, marcher rapidement sur les Tuileries, et s'en emparer pendant que beaucoup de jeunes gens des écoles, répandus par troupes de dix ou douze dans diverses maisons, et bien armés, se joindraient aux troupes au moment de l'explosion. D'un autre côté, des insurrections devaient éclater à Cambrai, à Vitry-le-Français et à Colmar. Dans tous ces points éloignés on devait arborer les trois couleurs aux cris de Vive Napoléon II!
Mais les révélations de Petit et Vidal avaient été suivies de rapports successifs sur ce qui se préparait, et je me mis en mesure d'y résister. À l'entrée de la nuit, des dispositions spéciales, prises pour Vincennes, mirent à l'abri cette forteresse. La masse des troupes des environs de Paris reçut l'ordre de se mettre en marche pour la capitale, et en même temps tous les individus de la garde compromis furent arrêtés et conduits à Paris. Aucun d'eux n'échappa. La garde se concentra à minuit autour du château. Si les troupes de la garnison eussent pris les armes contre le roi, je les aurais fait attaquer dès le premier quart d'heure de leur rébellion, en mettant à la tête des troupes tous les chefs et généraux qui avaient de l'influence sur elles, de manière à prévenir la moindre hésitation. Avec ces précautions, il ne pouvait pas y avoir de lutte sérieuse. Mais, dans l'après-midi du 19, Nantil, le bras droit de Fabvier, l'élément actif du complot, informé de la découverte de la conspiration, ne pensa plus qu'à se sauver. Il coupa ses favoris, se déguisa et disparut. Les chefs, voyant l'impossibilité de réussir pour le moment, ajournèrent à une autre époque leur entreprise.
Le gouvernement résolut alors de changer la garnison de Paris, et de remplacer les quatre légions compromises par d'autres corps. Ce mouvement prochain donna aux conspirateurs l'idée de renouer la partie. La légion des Côtes-du-Nord, destinée pour Châlons et Verdun, devait, une fois arrivée à Châlons, quitter cette route pour se rendre à Vitry, où il y avait une réunion de mécontents et de complices. Elle serait précédée dans cette ville par Sausset. Mais le chef de bataillon Bérard, qui était chargé d'exécuter ce mouvement et avait été de très-bonne foi jusque-là, effrayé des conséquences qui pouvaient en résulter pour lui, se décida à dénoncer ce nouveau complot. Compatriote du général Montélégier, il alla le trouver et lui fit des révélations. Montélégier m'en rendit compte. Je lui ordonnai de continuer à recevoir ses déclarations. Plus tard, je me rendis chez lui, pour entendre moi-même Bérard et le questionner. Tout fut clair et précis, et les chefs de la conspiration, qui ne se doutaient pas de la trahison de Bérard, continuant leurs rapports avec lui, se compromettaient chaque jour davantage, quand un mandat d'arrêt de la Chambre des pairs vint enlever Bérard à sa liberté, l'empêcher de recueillir de nouvelles preuves et de faire de nouvelles découvertes. Dès ce moment il n'y avait plus rien à faire, pour les conspirateurs, qu'à s'occuper à se garantir de la vengeance des lois. Ils furent singulièrement favorisés par l'esprit d'alors. La Chambre des pairs, ce tribunal auguste, intéressé à la punition d'une entreprise aussi criminelle, manqua complétement à ses devoirs et au but de son institution, et, ainsi que je l'ai déjà dit, on vit des hommes marquants, d'un caractère honorable, se rendre les défenseurs des accusés. On minait ainsi le trône jusque dans ses fondements. On semblait vouloir absoudre d'avance ceux qui parviendraient à le renverser.
Enfin on en vint jusqu'à établir et soutenir que Nantil était un agent provocateur et toute cette conspiration prétendue une intrigue de la police, tandis que Nantil était brûlant de haine et d'activité contre la dynastie. Il fut de bon ton de tourner en ridicule un légitime effroi et de blâmer la punition des coupables. Cependant, en raison de l'évidence, on ne put s'empêcher de condamner à quelques peines un certain nombre d'individus. Mais les grands coupables échappèrent. M. de la Fayette, le drapeau de la conspiration, et M. d'Argenson, son complice, qui avait prodigué l'argent, ne furent pas mis en jugement, tandis que Fabvier, qui en était l'épée, fut acquitté. Le général Defrance, dont la conduite avait été fort équivoque, fut remplacé par le général Coutard. Le général Maison, devenu chef d'opposition, perdit son gouvernement, qui me fut donné, et les deux sous-officiers Petit et Vidal, qui avaient rendu un si grand service, furent faits officiers.
Telle est en résumé l'histoire de cette conspiration du 19 août 1820, où la dynastie a couru quelques dangers. Ce qu'il y eut de plus effrayant pour elle fut de voir le peu d'ardeur à la défendre, et de remarquer un grand nombre de ses ennemis au milieu de ceux qui, par leur intérêt propre, n'auraient jamais dû séparer leur cause de la sienne.
Les conspirateurs reprirent l'exécution de leur premier projet, mais sur une base plus large. Alors commença l'organisation des sociétés secrètes et du carbonarisme, qui, depuis, a joué un rôle si important.
Madame la duchesse de Berry approchait du terme de sa grossesse, et les esprits étaient en suspens. Si elle fût accouchée d'une fille, la maison d'Orléans n'avait plus de motif pour pousser à une révolution. La couronne lui revenait par la force des choses. D'un autre côté, si les fautes de la famille royale avaient amené à désirer un changement, peut-être aurait-il été accéléré par la pensée de chacun de hâter un événement certain, définitif, et l'arrivée au trône d'une branche de la maison royale, destinée à régner, dont les opinions, étant plus sympathiques avec celles de la nation, promettaient un gouvernement plus conforme à ses voeux. Il est certain aussi que, la branche aînée étant menacée de s'éteindre prochainement, et se trouvant ainsi sans avenir, elle eût gouverné au jour le jour et n'aurait pas rêvé de coup d'État. M. le duc d'Orléans, qui n'aurait plus été un motif d'épouvante, aurait pu alors exercer une utile influence. Il est difficile de décider ce qui serait arrivé; mais probablement il y aurait eu, d'un côté, plus de sagesse, et, de l'autre, moins d'ambition.
La Providence semblait alors vouloir fonder la stabilité; mais les effets, jusqu'à présent, ont été opposés à ce résultat. Toutefois, le 20 septembre, après l'accouchement de madame la duchesse de Berry, une joie universelle se répandit partout. La famille royale fut au comble de la satisfaction, et la France entière y prit part. Tous ceux qui n'avaient pas des désirs de changement devaient être contents, car la naissance du duc de Bordeaux paraissait un gage de repos. Le premier besoin des peuples est protection et repos. Rien n'est plus contraire à ces biens que les changements qui portent sur l'occupation du trône. La jouissance du bien présent doit être garantie par l'avenir afin d'être complète, car le mal prévu gâte, dénature et détruit souvent le bien-être actuel.
On regardait la naissance de M. le duc de Bordeaux comme destinée à préserver de nouveaux orages et à protéger la génération nouvelle. En général, son apparition au monde fut considérée comme un grand bienfait et une garantie de paix intérieure. J'ignore ce que les temps lui réservent, mais il semble aujourd'hui que sa destinée est bien différente. Des individus marquants portèrent un jugement opposé, et on assure que le duc de Wellington, entendant le canon qui annonçait la naissance d'un prince, s'écria: «Voilà le glas de la légitimité!»
Madame la duchesse de Berry, dont le courage sublime et la présence d'esprit peu commune s'étaient montrés d'une manière si éclatante lors de l'événement funeste qui la rendit veuve, ne démentit pas, en cette circonstance, sa réputation. On avait pris les précautions d'usage pour constater la naissance de l'enfant qu'elle portait. On les avait, pour ainsi dire, redoublées par le choix des individus appelés à être témoins. Si on eût choisi seulement pour remplir ces fonctions de vieux seigneurs de la cour attachés aux Bourbons, on aurait pu suspecter leurs témoignages; mais l'un d'eux fut le maréchal Suchet, duc d'Albufera, qui, par son origine et son alliance avec les Bonaparte, ne pouvait être suspect. Établi d'avance aux Tuileries, il devait être placé dans la chambre de madame la duchesse de Berry au moment où naîtrait le royal enfant.
L'accouchement de madame la duchesse de Berry fut extraordinaire par sa promptitude. Son fils vint au monde en quelques minutes. Suchet et les autres témoins furent appelés immédiatement; mais le temps nécessaire pour se mettre en mesure de paraître convenablement, à trois heures du matin, les empêcha d'arriver aussi promptement qu'on le désirait. Madame la duchesse de Berry y suppléa d'abord en faisant entrer dans sa chambre le poste de gardes nationaux de service au pavillon Marsan. Ainsi des individus de la bourgeoisie ou du peuple, pris au hasard, furent les premiers appelés à témoigner de la vérité de l'accouchement et du sexe de l'enfant. Mais, comme elle sentait l'importance de ne rien négliger pour éviter les plus légères objections, fondées sur un changement dans les formes, elle demanda à l'accoucheur si le retard de sa délivrance compromettait la vie de son fils. Celui-ci ayant répondu que les dangers étaient pour elle seule, elle s'opposa à ce que le cordon fût coupé avant l'arrivée des témoins officiels: acte de courage, de présence d'esprit, qui mérite l'admiration universelle. Des femmelettes de Paris ont critiqué cette conduite par des motifs de pudeur. Objection misérable! Devant les intérêts d'une dynastie et du repos d'une nation, de pareilles considérations doivent disparaître, et madame la duchesse de Berry s'éleva au niveau des circonstances. Elle fut sublime. En général, elle a beaucoup d'âme, beaucoup de force morale; elle a un grand instinct de gouvernement. Si la fortune l'avait placée dans des circonstances possibles, il est probable qu'elle aurait réussi dans ses entreprises, qu'elle serait parvenue à se faire un grand nom; et ses succès alors eussent été assurés si elle avait eu auprès d'elle des gens capables.
Le roi, voulant signaler par des grâces la naissance d'un neveu qui continuait sa dynastie, fit la première promotion dans l'ordre du Saint-Esprit. J'y fus compris le quinzième. On autorisa, par exception, tous les chevaliers qui furent nommés à en porter immédiatement les marques distinctives. Le baptême eut lieu au printemps, avec une grande magnificence, et on le célébra par les réjouissances d'usage. La garde me parut aussi devoir fêter ce grand événement. En cette circonstance, ce n'était pas simplement la naissance d'un prince qu'il s'agissait de solenniser, mais la continuation d'une branche de la maison royale prête à s'éteindre, le rejeton posthume du seul membre de cette branche dont on avait pu espérer des héritiers. Il était de bon goût à la garde, comblée de bienfaits par le roi, de célébrer cet immense bonheur de la famille royale avec éclat et splendeur. Étant de service, je mis en avant cette opinion. Elle prit difficilement parmi les généraux et les officiers. Une indigne parcimonie y mettait obstacle. Je passai par-dessus ces considérations, et j'ordonnai la fête à leurs dépens. Mais j'avais calculé que la somme ne dépasserait pas leurs facultés. Le roi me promit de payer la moitié de la dépense en sa qualité de colonel général de la garde.
La maison du roi se réunit à nous, et un jour de solde suffit pour pourvoir à tout. La salle de l'Odéon fut choisie. Quatre mille personnes s'y réunirent. Un spectacle de circonstance d'abord, une admirable cantate ensuite: Dieu l'a donné! et un magnifique bal, suivi d'un beau souper servi avec abondance, composèrent cette fête qui réussit à souhait.
J'avais tout disposé pour y ajouter une chose tout à fait nouvelle. Mais je ne sais quelle misérable intrigue survint et l'empêcha, sous prétexte de danger. Des troupes placées sur les deux quais de la rive droite et de la rive gauche, depuis le pont des Arts jusqu'au pont Neuf, devaient tirer des cartouches à étoile et former ainsi un immense berceau de feu sur la rivière, tandis que la statue de Henri IV, d'abord dans l'obscurité, serait illuminée subitement au passage de la famille royale. Cette partie de la fête fut contremandée. On éclaira seulement la statue, et un transparent fit lire des vers que j'avais fait composer, où le grand roi parlait à son descendant et lui donnait des préceptes de conduite. Le roi, ayant une attaque de goutte, ne put quitter les Tuileries.
À cette époque je commençai à m'occuper de l'établissement de mes forges; superbe entreprise, qui aujourd'hui fait la richesse du pays, après avoir causé ma ruine.
La manière de fabriquer des Anglais commençait à être connue. Les avantages qui en résultent m'ayant frappé, je résolus d'en faire jouir ma province. Des Anglais fabricants de machines, établis à Charenton, me persuadèrent qu'au moyen d'avances assez faibles je pouvais l'entreprendre, tandis que des bénéfices prompts et considérables m'en couvriraient promptement. La fabrication avec les cylindres et les fours à puddler emploie du charbon de terre. Un ingénieur anglais, nommé Holkroff, homme de beaucoup de talent, mais léger dans ses assertions, prétendit que le bois pouvait être employé à cet usage avec succès, en ayant fait lui-même l'expérience dans l'Amérique septentrionale. Je me décidai à me livrer à cette entreprise, après m'être assuré cependant qu'au pis aller il y avait possibilité de fabriquer encore avec bénéfice, si j'étais dans la nécessité d'employer le charbon de terre.
Le magnifique cours d'eau existant dans mon parc fut disposé en conséquence. De grandes difficultés étaient à vaincre. Elles furent surmontées, et j'obtins une chute de quinze pieds. Une roue en fer de vingt pieds de diamètre et d'un poids de quarante milliers, de la force de cent chevaux, fut établie comme moteur unique. Un grand étang factice donna à la forge une réserve d'eau, destinée à assurer un travail régulier dans les temps de sécheresse. Enfin une machine à vapeur de trente-six chevaux ajoutée comme supplément, et des cylindres propres à la fabrication des fers de tous les échantillons étant réunis, cet établissement, le plus grand qui existe en France, fut mis en activité en moins d'une année, et on put y fabriquer soixante mille livres de fer par vingt-quatre heures. D'anciennes petites forges furent supprimées et remplacées par de hauts fourneaux. J'en possédais un déjà, j'en achetai encore deux autres, en sorte que j'eus tous les moyens nécessaires pour alimenter la grande forge de ma fabrication.
Malgré tous mes soins et tous mes calculs, mille obstacles devaient contrarier le succès de cette grande entreprise. Les fers étant d'abord de mauvaise qualité, mes concurrents n'eurent point de peine à les discréditer. Quarante ouvriers anglais, appelés à grands frais, me coûtèrent des sommes énormes. Les maîtres des forges du pays se réunirent pour me faire payer à un prix exorbitant les bois vendus annuellement par l'État et dont l'emploi était nécessaire pour alimenter mes fourneaux.
Dans cette industrie nouvelle, il fallait faire l'éducation de tout le monde, à commencer par la mienne propre. Mes agents firent souvent des fautes qui tombèrent à ma charge. Je m'étais consacré au métier le plus pénible. Je passais dix-huit heures sur vingt-quatre à remplir les fonctions de commis de forge, et cependant des devoirs politiques, des devoirs de cour, me forçaient quelquefois à aller à Paris. D'un autre côté, le prix élevé des fers baissa et aggrava ma position. La fabrication avec du bois démontrée mauvaise, sinon impossible, avec la qualité et l'espèce des bois dont je pouvais disposer et leur prix, il fallut recourir à l'emploi du charbon de terre. Alors le canal de Bourgogne, qui sert aujourd'hui à le faire arriver, n'étant pas terminé, il revenait à un prix fort élevé.
La beauté de l'établissement, la lutte établie entre moi et les fabricants de fers de l'arrondissement, leur firent désirer la réunion de nos intérêts. Je souhaitais moi-même ardemment cette association. Aussi fut-elle conclue, mais à des conditions onéreuses pour moi. Cependant, si les prix des fers se fussent soutenus, tout aurait été surmonté; mais ils baissèrent constamment. Enfin, l'ambassade dont je fus chargé en Russie m'ayant rendu pendant cinq mois étranger à mes affaires, ma ruine fut complète.
Je luttai contre mon infortune avec un courage et une persévérance dignes d'un meilleur sort. Une forte volonté, jointe à un esprit actif et industrieux, peut beaucoup. J'avais commencé presque sans capitaux, et cependant mes affaires m'ont forcé souvent à faire des payements de trois cent mille francs dans un seul mois. J'ai pu pendant plusieurs années faire face à de pareilles obligations. Il a fallu de grands efforts pour y parvenir. Avec moins de ressources dans l'esprit et moins de ténacité dans le caractère, j'aurais été arrêté dès les premiers pas et je n'aurais pas été ruiné; mais souvent il arrive aussi, dans l'industrie, que la ruine vient de n'avoir pas voulu persévérer. Quand on est dans une bonne route, un caractère opiniâtre garantit le succès; mais, quand le point de départ est mauvais, et ici le vice se trouvait dans le manque de capitaux suffisants et l'obligation de recourir souvent à des emprunts usuraires, cette force de volonté est la cause infaillible d'une ruine complète; car chaque jour les obstacles augmentent. Plus on fait d'efforts pour les surmonter, plus en quelque sorte on les accroît; on les accumule et on les masse en quelque sorte devant soi, et il arrive un jour où on est écrasé: telle fut ma destinée.
Une révolution avait éclaté en Espagne le 1er janvier 1820. Des troupes accumulées sans solde à l'île de Léon, avec destination pour l'Amérique, destination qui les mécontentait, s'étaient insurgées et avaient donné le mouvement. Une mauvaise administration dans tout le royaume et une absence totale de pouvoir avaient merveilleusement préparé cette révolution. Le colonel Riégo sortit de l'île de Léon avec cinq cents hommes, parcourut toute l'Andalousie, et propagea partout l'insurrection. Cette révolution avait cependant si peu de racines dans la nation, qu'avec un peu de fermeté tout aurait pu être facilement comprimé. La faiblesse et les hésitations du roi Ferdinand lui donnèrent de la consistance. L'insurrection gagna du terrain et s'approcha de Madrid. Le roi envoya au-devant des révoltés le général O'Donnel, connu sous le nom du comte de l'Abisbal. Il devait les combattre; mais il se laissa entraîner et se réunit à eux avec ses troupes. Dès ce moment, Ferdinand se soumit, et la révolution prit une forme régulière. Les Cortès furent rassemblées, et le gouvernement réglé d'après les dispositions de la constitution de Cadix.
Cet événement, qui était funeste pour l'Espagne, n'était cas moins fâcheux pour nous. Un foyer de révolution, si près d'un pays rempli, comme le nôtre, de grands éléments de troubles, était quelque chose de menaçant. On fit un rassemblement de troupes sur la frontière, et l'on établit un cordon, sous le prétexte d'une maladie contagieuse qui venait de se déclarer en Espagne. Les dangers que présentait la nouvelle situation de la Péninsule furent complétés par une révolution du même genre opérée en Portugal.
Les diverses cours de l'Europe ne pouvaient rester indifférentes à des événements aussi graves. De là la réunion à Vérone des souverains et des chefs de leurs cabinets. On y résolut de porter assistance au roi Ferdinand, et la France, admise dans l'union de la sainte-alliance, fut chargée d'agir en son nom. Cette politique ne convenait pas à M. de Villèle. La France, à son avis, ne devait pas se mêler de ce qui se passait chez ses voisins. M. de Chateaubriand, en entrant au ministère, avait adopté les idées opposées, qui étaient aussi celles de l'empereur Alexandre. Il contribua puissamment à les faire exécuter. Aussi, après qu'un succès complet eut couronné cette entreprise, Alexandre voulut récompenser M. de Chateaubriand. Il lui envoya l'ordre de Saint-André, chose choquante; car, en agissant ainsi envers un ministre du roi de France, qui n'était pas le chef du cabinet, et dont la dissidence avec le président du conseil était connue, il faisait acte de gouvernement et allait sur les droits de Louis XVIII. Mais celui-ci n'osa pas s'y opposer. M. de Villèle, contre qui cet acte était dirigé, en fut furieux. Louis XVIII, pour le dédommager, lui donna l'ordre du Saint-Esprit. Dès ce moment, il y eut guerre entre ces deux ministres, guerre qui amena le renvoi brusque de M. de Chateaubriand, qui fut opéré d'une manière injurieuse. Ce fut là le principe et la cause de cette opposition ardente dans laquelle M. de Chateaubriand s'est jeté, et qui a été si hostile et si funeste à la monarchie. M. de Chateaubriand n'a que des intérêts et un amour-propre sans bornes. N'ayant point de principes fixes, point de doctrine ni de règle de conduite, il a concouru avec imprévoyance, mais avec ardeur, à la destruction d'un ordre de choses que ses mains débiles seront impuissantes à rétablir 17.
Note 17: (retour) J'ai connu plus tard les circonstances qui ont servi de prétexte au renvoi si brusque de M. de Chateaubriand et qui l'ont justifié. Les voici: M. de Chateaubriand était lié d'une manière intime avec une personne de la cour, qui est assez connue pour que je ne donne aucun détail sur elle. La fortune de cette dame étant dérangée, le désir de la rétablir lui donna l'idée d'une grande opération de bourse sur les fonds espagnols qui étaient tombés au plus vil prix. M. de Chateaubriand, sur sa demande, écrivit d'une manière impérative à M. le marquis de Talarue, ambassadeur de France à Madrid, pour qu'il eût à obtenir du roi la reconnaissance immédiate des anciens emprunts faits par les Cortès. Ferdinand, qui était d'un caractère naturellement opiniâtre, malgré l'injonction et les menaces qui accompagnaient cette demande, refusa de se soumettre, et, dans l'indignation que lui inspirait cet acte oppressif, s'adressa au roi Louis XVIII pour se plaindre. La démarche n'avait été ni décidée en conseil ni ordonnée par le roi, et celui-ci comprit la nécessité d'un désaveu formel et de la destitution de son ministre. Cette mesure, qui servait merveilleusement les passions et les intérêts de M. de Villèle, dont l'autorité ne rencontrerait plus alors d'opposition dans l'avenir, fut prise sans le moindre retard, sans aucune explication, et tellement, que M. de Chateaubriand l'apprit de la manière la plus inopinée, un jour de réception aux Tuileries, où il s'était rendu pour faire sa cour au roi. (Note du duc de Raguse.)
La guerre d'Espagne était une chose politique et raisonnable dans les circonstances où on était placé. Faire disparaître une révolution sur la frontière, mettre fin aux intrigues et aux déclamations qui l'accompagnaient, étaient choses prudentes. L'exécution devait en être facile, car cette révolution n'était soutenue que par une très-petite fraction du peuple. Sans aucune racine dans les masses, elle était combattue par toutes les hautes influences. La maison de Bourbon avait une bonne occasion de faire un essai de l'armée. Le baptême de sang est nécessaire à de nouveaux drapeaux, à de nouvelles couleurs; jusque-là des troupes n'offrent que peu de garantie. On avait senti la nécessité de s'attacher les chefs de l'armée; mais des faveurs gratuites produisent des effets tout autres que des faveurs méritées. Celle-ci apportent avec elles le sentiment des droits. On y a la conviction de la justice rendue et confiance dans les sentiments de bienveillance témoignés. L'armée désirait sincèrement mériter, et lui en offrir le moyen était d'une sage politique. Elle reçut en effet l'annonce de la guerre avec une grande joie.
Les mécontents avaient rêvé une défection parmi les troupes, et quelques centaines de réfugiés et de gens exaltés qui avaient passé la frontière vinrent planter le drapeau tricolore sur la rive espagnole de la Bidassoa. J'eus la douleur d'apprendre que Fabvier était avec eux. Exaspéré par le débordement de haine dont il avait été l'objet à l'occasion des affaires de Lyon, époque où il était encore animé de bons sentiments et avait de bonnes intentions, il avait fini par se jeter à corps perdu dans tout ce qu'il y avait de plus hostile au gouvernement. Il avait été l'un des principaux conspirateurs en août 1820, et, quoique acquitté par la Chambre des pairs, il avait vu avec joie une occasion de nuire. Il se réunit donc à cette poignée de Français qui se déclaraient les ennemis de leur pays et recommençaient, sans avoir un noble sentiment à présenter pour excuse ni un motif louable à faire valoir, la conduite des émigrés, trouvée autrefois par eux si criminelle. Fabvier, plus qu'un autre, était coupable; car il ne cessait jamais et à tout propos de professer sa haine contre les étrangers et la doctrine qu'il est criminel de combattre son pays. Il agissait en opposition avec ses principes au moment même où ses passions et ses intérêts l'y invitaient. Pauvre humanité!
Une armée de cent mille hommes, commandée par le duc d'Angoulême, fut organisée. Le duc de Bellune, alors ministre de la guerre, très-brave homme, bon et excellent soldat, du caractère le plus honorable, mais mauvais administrateur, donna des ordres assez confus, nullement appropriés aux besoins. Leur mauvaise exécution en fit ressortir particulièrement l'insuffisance. Les idées les plus bizarres se présentaient aux ministres et aux généraux. À les entendre, il semblait, en vérité, que la France n'eût jamais eu d'armée, et que personne ne connût l'art d'administrer.
On partait d'emporter des munitions de guerre à raison de huit cents cartouches par homme, tandis que le plus grand approvisionnement ne s'élève pas ordinairement au delà de cent, dont les deux tiers sont transportés par des attelages réguliers. On voulait transporter avec soi des fourrages pour la cavalerie, et que sais-je? on montrait une ignorance incroyable, et on faisait des projets et des raisonnements qui tenaient de la stupidité. Je dis au duc de Bellune et au général Bordesoulle qui m'en parlèrent: «Si l'on parvient à faire transporter à la suite de l'armée soixante cartouches par homme et du pain pour huit jours, on doit remercier le ciel, et je doute, ajoutai-je, que vos moyens puissent arriver jusque-là.»
Des approvisionnements se formaient; mais, au lieu d'avoir de la farine, on eut du blé, et les moyens de mouture des environs de Bayonne n'étaient pas en rapport avec les consommations. On plaça des magasins de fourrages sur un point, et on avait soin de diriger la cavalerie sur un autre. On omit de passer de bonne heure des marchés pour les transports, et de s'assurer ainsi des voitures et des mulets de la frontière. Enfin, au lieu de réunir l'armée d'abord sur les bords de la Garonne, dans des cantonnements larges, pour organiser les divisions et les en faire partir pour passer à jour fixe la frontière, on les accumula à Bayonne, où il y eut encombrement.
Les mesures de l'administration avaient été mal prises; elles avaient été surtout incomplètes. Cela parut au grand jour, mais ces torts furent singulièrement augmentés par les généraux placés près de M. le duc d'Angoulême et particulièrement le général Guilleminot, son major général, et le général Bordesoulle, investi de sa confiance. Ces généraux, qui auraient dû se considérer comme les sauvegardes de l'honneur de l'ancienne armée et prouver aux Bourbons, de toutes les manières, la confiance que méritaient ses chefs, spéculèrent sur l'ignorance de M. le duc d'Angoulême. On exagéra les besoins, et en même temps on présenta, pour sortir d'embarras, un spéculateur attentif, un homme habile, qui ne manque jamais aux grandes circonstances, et dont la prévoyance et l'esprit ne sont jamais en défaut. Ouvrard s'était emparé de tous les moyens de transport du pays, par des marchés passés d'avance, chose que l'administration militaire aurait pu faire comme lui, et il vint les offrir. C'était un secours pour l'expédition, mais non pas une nécessité.
Une armée en offensive ne peut vivre avec des magasins et des transports à sa suite que pendant peu de jours. Arrivée à quatre marches de distance, des réquisitions dans le pays traversé peuvent seules la faire subsister. On établit le contraire et l'on fit des marchés d'urgence avec Ouvrard. On le mit en possession de tous les magasins formés par le ministère, dont la valeur dépassait douze millions, et dont l'emploi ne pouvait être fait au profit de l'armée qui entrait en campagne et allait s'en éloigner immédiatement.
L'opinion publique en Espagne était favorable à l'expédition. Aussi, au moment où les troupes parurent, des vivres furent apportés de toutes parts. Ouvrard les fit d'abord payer comptant à un prix élevé. L'abondance fit baisser les prix et bientôt on ne paya plus qu'avec des bons. Cette opération, si simple en elle-même, aurait pu être faite par l'administration, car le trésor de l'armée regorgeait d'argent. En attachant à chaque division un agent de la trésorerie, en payant chaque jour les bons délivrés la veille, l'armée était assurée de ne manquer de rien, et le pays était content et satisfait.
Je le répète, la moindre réflexion démontre qu'une armée stationnée, ou en retraite, peut seule vivre par des magasins. Dans l'offensive, des ressources locales doivent satisfaire à ses besoins. Dans un pays ennemi, ces réquisitions sont faites comme impôt; en pays ami à titre d'avances. Dans la circonstance et ayant de l'argent, il fallait payer directement, et non au moyen d'un intermédiaire qui payait à vil prix ou ne payait pas, tandis que lui-même était payé à des prix exorbitants. Mais les entourages de M. le duc d'Angoulême n'y auraient pas trouvé leur compte. À la solde d'Ouvrard, et payés par lui pour fasciner les yeux de leur chef, ils ne négligèrent rien pour remplir cette tâche facile. Le prince fut donc trompé et dupe. On ne doit pas s'en étonner ni trop l'en blâmer; mais on peut lui reprocher d'avoir pris fait et cause pour les fripons qui l'entouraient avec une obstination incroyable, quand, la voix publique les avant accusés, le roi nomma une commission pour faire une enquête. Cette commission, composée des hommes les plus honorables et les plus capables de la Chambre des pairs, amena un résultat concluant. Les torts d'une administration prodigue et corrompue furent démontrés, et le duc d'Angoulême ne pardonna jamais au maréchal Macdonald, président de la commission, d'avoir fait connaître la vérité.
Les généraux Guilleminot et Bordesoulle furent poursuivis par l'opinion. On leur conseilla de demander à la Chambre des pairs d'être mis en jugement. Ils hésitèrent longtemps, craignant d'être pris au mot. Enfin, cette démarche ayant été faite, tout fut bientôt assoupi.