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Mémoires du maréchal Marmont, duc de Raguse (8/9)

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The Project Gutenberg eBook of Mémoires du maréchal Marmont, duc de Raguse (8/9)

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Title: Mémoires du maréchal Marmont, duc de Raguse (8/9)

Author: duc de Raguse Auguste Frédéric Louis Viesse de Marmont

Release date: October 18, 2010 [eBook #33875]

Language: French

Credits: Produced by Mireille Harmelin, Rénald Lévesque and the
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generously made available by the Bibliothèque nationale
de France (BnF/Gallica)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK MÉMOIRES DU MARÉCHAL MARMONT, DUC DE RAGUSE (8/9) ***





MÉMOIRES

DU MARÉCHAL MARMONT

DUC DE RAGUSE

DE 1792 À 1841

IMPRIMÉS SUR LE MANUSCRIT ORIGINAL DE L'AUTEUR

AVEC

LE PORTRAIT DU DUC DE REISCHSTADT

CELUI DU DUC DE RAGUSE
ET QUATRE FAC-SIMILE DE CHARLES X, DU DUC D'ANGOULÊME, DE L'EMPEREUR
NICOLAS ET DU DUC DE RAGUSE

TOME HUITIÈME



PARIS
PERROTIN, LIBRAIRE-ÉDITEUR
41, RUE FONTAINE-MOLlÈRE, 41

L'éditeur se réserve tous droits de traduction et de reproduction.

1857




Lettre manuscrite datée du 18 Août 1830



MÉMOIRES

DU MARÉCHAL

DUC DE RAGUSE





LIVRE VINGT-TROISIÈME

1826-1829

Sommaire.--Mesures sur la censure et sur les officiers généraux.--Sacre du roi à Reims.--Anecdote sur Moncey.--Premiers symptômes du changement de l'opinion publique.--Influence croissante du clergé.--Anecdote.--Indemnité des émigrés.--Mort de l'empereur Alexandre.--Circonstances qui accompagnèrent l'arrivée de Nicolas au trône impérial.--Courage et inspiration heureuse de Nicolas.--Paroles de l'impératrice-mère.--Je suis envoyé ambassadeur extraordinaire en Russie.--La cour de Weimar.--La cour de Berlin.--L'armée prussienne.--Charlottenbourg.--Berlin.--Environs de Saint-Pétersbourg.--L'empereur Nicolas.--L'impératrice.--Saint-Pétersbourg et Pierre le Grand.--Inondations de Saint-Pétersbourg.--M. le comte de la Ferronays.--Portrait de l'empereur Nicolas.--Ses idées sur l'éducation de ses enfants.--Conspiration de Pestel.--Magnanimité de l'empereur.--Manufactures d'Alexandrowski.--La Monnaie.--École des mines.--Ponts et chaussées.--École du génie.--État-major.--Comité de perfectionnement.--Hôpitaux militaires.--Arsenal.--Éducation publique.--École des cadets.--Couvent des filles.--Palais, églises et aspect de Saint Pétersbourg.--Cronstadt.--Promenade dans la rade.--Château d'Oranienbaum.--Anecdote sur Orloff.--Peterhof.--Zarskoie-Selo.--Colpina.--Schlusselbourg.--Funérailles de l'impératrice Élisabeth.--Colonies militaires de Wolcoff.--Novogorod.--Route jusqu'à Moscou.--Moscou. L'impératrice-mère.--La grande-duchesse Hélène.--Arrivée de l'empereur à Moscou.--Rapports entre l'empereur et l'impératrice-mère.--Garde impériale.--Manoeuvres sous Moscou.--Généraux russes.--Arrivée inopinée de Constantin.--Caractère de ce prince.--Son attitude. --Réconciliation.--Sacre de l'empereur.--Cérémonies touchantes.--Illumination du Kremlin.--Fête à la bourgeoisie.--Dîner intime chez l'empereur.--Adieux de l'empereur.--Champ de bataille de la Moskova.--Smolensk.--La Bérézina.--Le grand-duc Constantin à Varsovie.--Son armée.--La princesse de Lovitz.--Retour dans les États autrichiens.--Armée russe.--Retour à Paris.--Ma ruine.--Bontés du roi.--Je vends Châtillon.--Mésaventure de Talleyrand.--Inhumation du duc de Liancourt.--Revue de la garde nationale du 27 avril 1827.--Expressions du roi à cette occasion.--Anecdote.--Dissolution de la garde nationale.--Camp de Saint-Omer.--Anecdote.--Nouvelles élections.--M. de Villèle est renvoyé du ministère.--Nouvelle administration.--Ministère Martignac.--Mouvement d'opinion en faveur des Grecs.--Guerre des Russes et des Turcs.--Ministère Polignac.


Le nouveau règne commença sous les plus heureux auspices. Charles X, à son entrée à Paris, fut accueilli par des expressions de joie sincère. Quoique le temps fût mauvais, toute la population était venue à sa rencontre dans les Champs-Élysées. Aussi cette entrée avait-elle l'air d'un triomphe. Les cris de Vive le roi! sortaient de toutes les bouches, et une satisfaction véritable animait toutes les figures. On attendait beaucoup du nouveau roi; en ce moment et pendant longtemps encore il fut puissant sur l'opinion. On avait du goût pour lui et une grande disposition à l'aimer. Son premier acte fut populaire, mais il fut peut-être précipité. Se désarmer complétement de la censure, sans rien mettre à sa place, fut imprudent, et tout homme de bonne foi convient aujourd'hui du mal qui en est résulté. L'opinion, à Paris, se développe quelquefois d'une manière capricieuse, et souvent un petit nombre d'individus, placés d'une manière déterminée, suffit pour lui donner une direction fâcheuse et une grande activité.

Les généraux de l'ancienne armée avaient toujours été l'objet de l'intérêt public. Ils formaient, hélas! les seuls monuments restant de notre grande époque! Depuis quelques années, objets d'une espèce de réprobation de la cour, il y avait eu autant d'injustice envers eux que d'oubli d'une bonne politique; ils crurent à une réparation à l'apparition du nouveau roi. Ils ne demandaient qu'à le servir. Il les accueillit avec cette bienveillance aimable qui caractérisait toutes ses actions; mais, au lieu de voir leurs espérances réalisées, leur sort fut encore pire, et une circonstance particulière sembla ajouter à la rigueur des procédés du pouvoir envers eux.

Les officiers généraux à demi-solde, dépourvus de chevaux, avaient suivi le cortége funèbre de Louis XVIII à pied. Charles X leur dit: «Vous avez accompagné à pied les restes de mon frère; c'est à cheval que désormais vous serez près de moi.» Que conclure de ces paroles, sinon d'y voir des promesses d'activité et d'emploi? Peu de jours après, ils étaient mis à la retraite. La réaction d'opinion qui en résulta ne saurait être exprimée. Depuis longtemps cet acte inique était préparé dans les bureaux. Le baron de Damas, ministre de la guerre, dont la carrière s'était faite dans une bonne armée, et par des services réels 1, n'avait pas voulu consentir à dépouiller de braves vétérans du prix de leurs longs travaux et de leurs nombreuses blessures; mais le marquis de Clermont-Tonnerre, son successeur, militaire de parade et de cour, sorti des troupes napolitaines et espagnoles, se chargea de l'accomplir. On supposa, au surplus, que cette mesure violente fut exigée par M. de Villèle qui, jaloux de l'espèce de popularité que le roi venait d'acquérir auprès des généraux, voulut montrer, sans retard, qu'en lui seul résidait véritablement le pouvoir.

Note 1: (retour) En Russie. (Note du duc de Raguse.)

La cérémonie du sacre eut lieu l'année suivante. Le roi s'étant rendu à Reims, elle fut exécutée le premier dimanche de juin 1825. Elle présenta une circonstance unique dans l'histoire. Il y avait juste cinquante ans qu'elle avait eu lieu pour Louis XVI, frère de Charles X, et également juste cent ans que leur grand-père commun, Louis XV, en avait été l'objet. Quelquefois les générations se pressent tellement, comme sous Louis XIV, qu'un espace de temps fort petit en renferme toute une suite. Quelquefois elles s'allongent et semblent embrasser les temps.

La cérémonie fut belle et imposante. On en a vu les détails partout, et je n'entreprendrai pas de les donner. Elle répondit à l'idée que je m'en étais faite par sa pompe et par sa majesté. Une chose singulière est l'aberration de certaines gens qui, en voyant de pareilles cérémonies, n'en comprennent pas l'esprit et ne savent pas se rendre compte de la pensée qui préside au spectacle qui se passe sous leurs yeux. Je vais en citer un exemple donné par un personnage qui semblait, par sa position sociale, devoir ne pas manquer d'intelligence. Le maréchal Moncey fut choisi, comme doyen des maréchaux, pour représenter le connétable au sacre. Sa fonction est de se tenir près du roi, avec l'épée nue, image de la puissance militaire dont le roi est assisté et qui dépend de lui. Eh bien, ce pauvre maréchal, ancien premier inspecteur de la gendarmerie, pénétré sans doute de la pensée que rien n'était plus beau que cette dernière espèce de fonctions, eut une tout autre idée. Il me dit: «C'est l'image des dangers dont les anciens rois étaient autrefois environnés au milieu des grands vassaux de leur couronne; le connétable était chargé de les surveiller et de les contenir.» Et, en disant ces paroles, il tournait la tête à droite et à gauche, en regardant comme un factionnaire chargé d'une consigne; il se trouvait, à ses yeux, être redevenu le chef de la gendarmerie.

Le lendemain du jour du sacre, le roi fut reçu grand maître de l'ordre du Saint-Esprit, cérémonie d'une grande beauté. Nous fûmes ensuite reçus chevaliers. Le troisième jour, le roi passa la revue de troupes peu nombreuses, rassemblées dans un camp à quelque distance, il accorda diverses récompenses, et nous obtînmes enfin qu'il les donnerait de sa main, chose à laquelle il avait répugné jusque-là, et qu'il n'a pas répétée depuis, moyen bien simple cependant d'en doubler le prix. Il tint chapitre du Saint-Esprit, et une promotion eut lieu. Elle comprit les maréchaux qui n'étaient pas décorés de cet ordre, à l'exception de deux, le maréchal Gouvion-Saint-Cyr et le maréchal Molitor.

Le retour du roi à Paris et son entrée n'eurent pas à beaucoup près le même éclat que celle de l'année précédente. L'opinion changeait déjà d'une manière fâcheuse. Cependant jamais plus de liberté n'avait protégé les citoyens. Le commerce florissait; les manufactures avaient doublé leurs produits, et la consommation, résultat du bien-être général, s'était élevée à leur hauteur. Les terrains, à Paris et dans les grandes villes, avaient acquis un prix si élevé, que de grandes fortunes furent la conséquence de la possession de quelques arpents de terre. On construisit en un moment plus de sept mille maisons à Paris, non pas destinées à une population nouvelle, mais à pourvoir aux besoins nouveaux, produits par une augmentation de bien-être et de richesses générale. Malgré cet état prospère dont la postérité ne pourra jamais se figurer l'étendue, prospérité qui avait pour base le gouvernement le plus légal, l'administration la plus régulière, une grande abondance de capitaux, le bas prix de l'argent, enfin un mouvement, une activité éclairée par les lumières Universellement répandues et les exemples d'un pays voisin, malgré, dis-je, tant de biens réunis et de motifs d'être heureux, une inquiétude sourde agissait sur les esprits. Une crainte de l'avenir, une absence de sécurité, que rien ne motivait suffisamment, était une véritable maladie morale qui affligeait la société.

Il faut le dire, l'action intrigante du clergé français se faisait sentir partout. Or, si la nation française est religieuse et disposée à rendre aux prêtres tout ce qu'on leur doit dans les intérêts de la morale et de la religion, les prêtres lui deviennent antipathiques aussitôt qu'ils se mêlent des affaires du monde; et cependant, chez nous, c'est leur manie. On les trouvait, dans la campagne, intolérants et insubordonnés envers leurs supérieurs, et, à la cour, saisissant toutes les occasions d'intervenir dans les plus hautes questions politiques. Quels que fussent les écarts de leur conduite, ils étaient toujours assurés de l'impunité. Un mandement de l'archevêque de Rouen, grand aumônier, le cardinal de Croï, brave homme, mais instrument passif des intrigants dont il était entouré, mit tout en émoi. Dans cette extravagante publication, il s'emparait de l'ordre civil et bouleversait toutes les lois qui régissent le royaume. Il n'en résulta cependant rien de fâcheux pour lui. Le prince de Metternich, alors à Paris, me dit à cette occasion ces propres paroles: «À Vienne, le grand aumônier, pour un fait semblable, aurait perdu sa charge et aurait été relégué dans un séminaire.» Mais le cardinal de Croï n'eut pas même une expression de mécontentement de la part du roi.

Cette action du clergé, si funeste, se faisait sentir partout et jusque dans l'armée. Les aumôniers des corps avaient reçu un rang trop élevé, qui humiliait les officiers. Ils faisaient des rapports réguliers au grand aumônier. Ils envoyaient des notes sur la conduite des officiers, et c'était souvent d'après ces notes que le ministre de la guerre faisait les nominations. Plus d'une fois le travail du grand aumônier l'a emporté sur celui des inspecteurs. On se demande dans quel pays un système semblable aurait pu réussir.

L'immense prospérité du pays, le bon état de ses finances, permirent au roi d'entreprendre l'exécution d'un grand acte de justice et de proposer la loi sur l'indemnité aux émigrés. Malgré les efforts du parti révolutionnaire pour la discréditer, elle était populaire, tant il est naturel aux hommes d'aimer la justice quand leurs passions et leurs intérêts ne s'y opposent pas. Indépendamment d'un grand acte d'équité consacré, cette loi était politique; car c'est en réparant les désastres et cicatrisant les plaies qu'on ferme le gouffre des révolutions. Elle était encore une loi de finance et d'administration, puisqu'elle rendait à une classe de propriétés une valeur dont l'opinion l'avait privée. C'était enfin une disposition sage, humaine et louable de toute manière. M. de Villèle l'exécuta avec un grand succès. Ce genre d'ouvrage était particulièrement propre à la nature de son talent. Financier profond, administrateur habile, il sut aussi bien concevoir son plan que le défendre et l'exécuter, et il reçut une approbation universelle. Chose remarquable! ceux qui ont le plus profité de son système et dont la fortune a été réparée par ses soins ont le plus contribué à sa chute, et en réalité l'ont renversé.

L'année 1825 était presque écoulée, lorsqu'on apprit la nouvelle de la mort de l'empereur Alexandre, immense événement, vu la manière dont l'Europe était accoutumée à plier sous ses volontés. Il se servait de la magie d'une puissance morale, fondée sur ses nombreuses armées, toujours prêtes à entrer en campagne, organisées en divisions, corps d'armée, et munies de toutes choses comme si elles devaient combattre le lendemain; du prestige qui accompagne nécessairement des États si étendus et composés de la septième partie de la surface des continents du globe, États invulnérables, ou au moins indestructibles, à cause de leur position. Menacer souvent, frapper rarement, mais à coup sûr, d'une manière qui fasse impression et laisse des souvenirs, voilà la politique qui convient à la Russie et que l'empereur Alexandre a suivie pendant les dernières années de son règne. Pendant les dix ans qu'Alexandre a vécu depuis la seconde Restauration, il a gouverné le monde et fixé les destinées de tous les peuples de l'Europe, sans engager un seul homme et par la seule puissance de son nom.

L'état dans lequel il laissait la Russie, l'incertitude de la succession, ajoutaient à l'importance du moment. Le testament d'Alexandre donnait la couronne à Nicolas, le second de ses frères. Les droits établis par la pragmatique de Paul investissaient au contraire Constantin de cet immense héritage. Nicolas refusa d'abord. Il s'en tint à la loi la plus ancienne et la plus reconnue. Il fit même prêter serment à Constantin, qui résidait à Varsovie. Constantin se souvint des promesses qu'il avait faites à Alexandre, de la haine que les écarts de sa jeunesse avaient fait naître dans beaucoup d'esprits, et il refusa. Dans ce combat de loyauté et de désintéressement entre les deux frères, combat sans exemple dans l'histoire, Nicolas fut vaincu; il fut obligé de se charger du fardeau. Les circonstances de son arrivée au trône sont si remarquables et si dramatiques, qu'elles méritent d'être racontées en détail. Nicolas, si jeune et si étranger jusque-là aux affaires, déploya sur-le-champ le plus grand caractère et cette puissance morale, ce courage dont l'âme et le for intérieur sont les principaux éléments.

Le séjour des troupes russes en France avait porté ses fruits. Des idées de réformes, de changements à opérer en Russie, remplissaient les têtes d'un grand nombre d'officiers. L'empereur Alexandre, dont la vie se composa de diverses phases sous le rapport politique, fut d'abord, pendant un certain nombre d'années, ennemi acharné de Napoléon, puis, pendant une autre époque, son admirateur passionné. Ensuite il devint libéral fanatique. Enfin, plus tard, il se livra à la mysticité, et revint aux idées de pouvoir absolu et de gouvernement despotique. Quand il était dans la phase libérale, il avait encouragé toutes les idées nouvelles et favorisé leur développement. Aussi divers projets d'amélioration lui furent-ils soumis. Son changement déconcerta ses anciens amis, et ils s'occupèrent à s'affranchir par eux-mêmes. Une conspiration, dont les ramifications étaient fort étendues, fut ourdie. Elle avait pris naissance dans la garde et avait pénétré dans presque tous les corps de l'armée; mais, quand les projets furent connus, on put voir quelles têtes folles les avaient conçus. Les idées les plus extravagantes, les plus inexécutables, accompagnées des mesures les plus atroces, avaient été adoptées.

La conspiration était au moment d'éclater quand l'empereur Alexandre mourut. Ce changement de règne, quand l'incertitude de la succession affaiblissait le pouvoir, était très-favorable aux conspirateurs. Je l'ai déjà dit, Nicolas, malgré le testament d'Alexandre, qui lui donnait l'empire, s'était empressé de faire prêter serment à Constantin. L'officier envoyé à celui-ci pour le lui annoncer fut mal reçu et réexpédié avec un refus formel. De retour, et ayant donné le titre de Majesté à Nicolas, il fut réprimandé. Spectacle singulier que cette lutte, cette horreur du trône et cette colère, témoignée alternativement au porteur d'une si grande nouvelle, ordinairement si bien accueilli et si bien récompensé! Il n'en avait pas été ainsi à l'avènement de Paul, qui donna le cordon bleu au comte Soubow, pour prix de la nouvelle de la mort de sa mère, qu'il lui avait annoncée. La résistance était sincère de part et d'autre, et les deux frères, en s'exprimant ainsi, montrèrent le fond de leur coeur et s'honorèrent beaucoup; mais, lorsque le refus opiniâtre de Constantin eut décidé Nicolas à prendre la couronne, les conspirateurs saisirent avidement la circonstance, encore obscure aux yeux du peuple, pour égarer l'opinion publique. Ils dirent que Nicolas, usurpateur, profitait de l'absence de son frère pour s'emparer d'un bien qui n'était pas à lui, comme si la conduite tenue d'abord ne répondait pas d'avance à cette odieuse et injuste accusation.

Le 26 décembre la garde impériale ayant reçu l'ordre de prendre les armes pour prêter serment au nouveau souverain, l'insurrection soufflée par les conspirateurs éclata. Les premières troupes qui se présentèrent sur la place étaient des révoltés. Nicolas, au premier bruit, sortit du palais d'hiver, où à peine étaient trois cents hommes de garde, et se porta sur la place, accompagné de quelques officiers. Là, seul et sans défense, il ne pouvait connaître encore quelles troupes lui seraient fidèles et jusqu'où irait l'insurrection. Un bataillon du régiment de Moscou, commandé par le major Paskoff, après s'être présenté à la forteresse, dont on lui avait refusé l'entrée, revenait sur ses pas. L'empereur va à lui, et, à son apparition, les soldats crient: Vive Constantin! L'empereur, sans montrer la moindre crainte, et avec ce calme imposant qui, dans le danger, agit si puissamment sur la multitude, leur dit: «Ah! vous êtes de ces gens-là! Eh bien, votre place n'est pas ici, elle est près du Sénat!» Et, prenant le ton du commandement, il ajouta: «Par le flanc droit, marche!» Et le bataillon continua sa route et s'éloigna.

Ce courage d'un ordre supérieur sauva Nicolas. S'il eût montré la plus légère crainte, placé ainsi au milieu des révoltés, il eût été perdu. Un moment plus tard, un autre régiment paraît: c'est celui d'Ismailowsky, dont Nicolas, comme grand-duc, a été propriétaire. L'empereur s'avance vers lui, et, trouvant les soldats mornes et silencieux, il leur dit: «Mes amis, nous avions reconnu Constantin pour empereur; il a refusé la couronne. Après lui elle me revient, et j'ai dû la prendre.» Même silence; aucun des hourras d'usage ne se fait entendre. «Eh bien, il me semble que vous êtes mal disposés pour moi; je veux voir jusqu'où ira votre mécontentement.» Alors il ordonne de charger les armes et ajoute: «Maintenant, que me répondez-vous?» Ce témoignage de confiance pénètre les soldats, les remplit d'admiration; ils crient et répètent: «Vive Nicolas!» Quelle inspiration sublime! Il y a courage, générosité et profonde connaissance des hommes, surtout des gens de guerre, toujours séduits par ce qui est magnanime.

Mais les heures s'écoulent, et, du côté du palais, les troupes fidèles se rassemblent, tandis que les révoltés et les factieux se réunissent sur la place du Sénat. Ainsi ils sont en vue les uns des autres, et une assez courte distance les sépare. Le chef de l'entreprise, le prince Trubezkoï, manque de coeur et ne paraît pas à la tête des mécontents. Ceux-ci, sans direction, n'entreprennent rien. Nicolas leur envoie des officiers pour les rappeler à leur devoir, mais ces officiers sont du nombre des conspirateurs. Au lieu de remplir la mission qu'il leur a donnée, ils exhortent les révoltés à persévérer, tandis qu'au retour ils annoncent à l'empereur une prochaine soumission. Le but de ces officiers traîtres était de gagner du temps, d'empêcher Nicolas d'employer des mesures de rigueur, et d'arriver ainsi, sans combat, à la fin du jour. Alors, avec les éternelles nuits de Saint-Pétersbourg dans cette saison, ils avaient de la marge devant eux pour se concerter et donner plus d'ensemble et d'énergie à la révolte.

Après des pourparlers inutiles pendant plusieurs heures, l'empereur, sentant les dangers d'un plus long délai, se décide à agir. Une batterie de six pièces de canon est avancée et placée à une demi-portée de mitraille des révoltés. Ceux-ci, sans chef, attendent stupidement le feu qui va commencer; ils ne font ni un mouvement en avant ni un mouvement en arrière. Trois salves en tuent bon nombre et dispersent le reste, qui fuit dans la direction du quai Anglais. La cavalerie est lancée à leur poursuite pour achever de les détruire ou pour les faire prisonniers.

Nicolas, jeune encore, tout nouveau au pouvoir, et dans une circonstance si grave, qui présentait à l'esprit des conséquences si confuses et si menaçantes, se trouva tout à coup à la hauteur de sa destinée. Il montra une grande force d'âme, une grande modération et sut se résoudre à employer les moyens de rigueur nécessaires et à répandre le sang au moment où une fausse pitié aurait entraîné après elle de grands malheurs. Le mélange de ses diverses qualités mises en action lui a conservé le trône et a préservé la Russie de l'anarchie et d'une horrible révolution. L'impératrice-mère, femme d'un grand caractère, et qui avait présidé à l'éducation de Nicolas, dit, le soir de ce jour célèbre, ces paroles mémorables: «Mon fils est sorti du palais jeune adolescent: il y est rentré homme fait et monarque éprouvé.»

L'avènement de Nicolas au trône de Russie motiva l'envoi, de la part de toutes les puissances, de personnes chargées de le complimenter. Plus tard, il nécessita la nomination d'ambassadeurs extraordinaires pour assister à son couronnement. Diverses personnes furent désignées pour la France. Il fallait, de toute nécessité, un militaire dont le nom fût connu et qui rappelât notre grande époque. En Russie, tout a le caractère militaire; tout se résout, fêtes, cérémonies, etc., etc., en parades et en exercices militaires. Un ambassadeur de l'ordre civil serait étranger à tout. Il aurait moins de moyens qu'un autre de voir l'empereur, de l'approcher et d'entrer dans une sorte d'intimité avec lui. Il fallait, en outre, un homme du monde, ayant le goût et l'habitude de la société. Le roi pensa que je remplissais la double condition, et je fus choisi. J'en éprouvai une grande satisfaction. Cette mission me remettait en évidence après tant d'années d'obscurité; elle me donnait l'occasion de voir un pays que je ne connaissais pas, de contempler de près et d'étudier cette puissance russe qu'un siècle a rendue si redoutable, et qui, chaque jour, acquiert plus de force et exerce plus d'action sur les destinées de l'Europe; enfin de voir le commencement d'un règne où le souverain, si jeune encore et si nouveau aux affaires, avait développé un si grand caractère et montré un si grand courage. Cette mission était un agréable épisode dans ma vie. Elle m'a fait passer cinq mois d'une manière brillante; elle m'a laissé d'agréables souvenirs, mais elle a eu une influence fâcheuse sur mes affaires de fortune; car mes entreprises si vastes, privées de ma surveillance pendant un si long temps, ont d'abord périclité et sont tombées ensuite dans un désordre qui a entraîné ma ruine.

Ce fut à la fin de février 1826 que le roi se décida à me nommer ambassadeur extraordinaire en Russie. Je fis mes préparatifs pour le représenter dignement. Des fonds considérables furent mis à ma disposition. Tout ce qu'il y avait de distingué, parmi la jeunesse de Paris, sollicita la faveur de m'accompagner. Quinze gentilshommes d'ambassade me furent donnés, et parmi eux il y avait trois officiers généraux 2. Jamais ambassade ne fut organisée avec plus de choix et même plus d'éclat. Tout étant disposé pour cette brillante mission, je me mis en route. Je quittai Paris, le 19 avril, pour me rendre d'abord à Berlin et ensuite à Pétersbourg.

Note 2: (retour) Liste des gentilshommes d'ambassade qui use furent donnés pour m'accompagner: Le vicomte de Talon, le comte de Damrémont, le vicomte de Broglie, maréchaux de camp; le comte de Caraman, le marquis de Castries, le marquis de Podenas, colonels; le comte Alfred de Damas, le vicomte Emmanuel de Brézé, le comte de Biron, le comte de Maillé, le vicomte de la Ferronays, le comte de Villefranche, le comte de Vogüé, le comte de Croï; et j'avais pour secrétaire un poëte illustre, M. Ancelot.
(Note du duc de Raguse.)

Je rencontrai, le 22, sur la grande route le duc de Wellington, revenant de Saint-Pétersbourg. Nous nous arrêtâmes et nous causâmes quelques moments. Ces espèces de liaisons, formées entre généraux qui ont combattu les uns contre les autres, sont dignes de remarque et d'un intérêt particulier; car l'estime réciproque, résultant du souvenir des actions passées, en fait la base, et à ce titre j'ai dû être flatté des sentiments que le duc de Wellington n'a jamais négligé l'occasion de me témoigner.

J'arrivai, le 25 avril, de bonne heure à Weimar. Je fus à la cour où je passai la soirée, et vis le grand-duc et toute sa famille.

Cette petite cour, renommée par sa politesse, ne manque pas de magnificence. Son étiquette ne trahit nullement l'intention de jouer le grand souverain; bon calcul de la part de ces princes secondaires que d'en agir ainsi. Quand il en est autrement, il en résulte souvent beaucoup de ridicule. Lorsque, au contraire, leur existence simple les rend accessibles à tous leurs sujets et les éloigne d'une représentation prétentieuse, ils ont à la fois tous les avantages de leur situation élevée et tous les charmes de la vie privée. Cette manière d'exister convient d'autant plus à la cour de Weimar, que, remplie de gens de mérite, l'amour des lettres, des sciences et des arts y est répandu généralement. Le grand-duc avait appelé près de lui beaucoup de gens distingués, et entre autres le célèbre Goethe, qui y a passé une grande partie de sa vie. La grande-duchesse était une femme d'un mérite reconnu et d'une grande autorité. Elle sauva, par sa conduite prudente et courageuse, ses États après Iéna. Elle ne s'effaroucha pas des désordres de la guerre. Elle attendit chez elle Napoléon, dont elle fit la conquête par son esprit et par sa raison. Je fis ma cour à la grande-duchesse Marie, épouse du prince héréditaire et soeur de l'empereur de Russie. Elle me toucha profondément par la douleur dont elle était pénétrée par la mort de l'empereur Alexandre. Au nombre de ses enfants se trouvaient alors deux princesses charmantes, d'une rare beauté et pleines d'attraits. Elles ont toutes les deux épousé deux princes de Prusse, gens très-aimables et très-distingués, les princes Charles et Guillaume.

Je retrouvai à la cour de Weimar le maréchal bavarois prince de Wrede, qui revenait d'une mission à Pétersbourg. Compagnon de nos travaux, je l'avais connu pondant nos campagnes, et je renouvelai connaissance avec lui. Sa vue me fit faire cette réflexion, que les armées des puissances du second ordre ont le singulier privilége d'être toujours victorieuses. Elles entrent nécessairement dans un système politique, et s'attachent à une grande puissance. Tant que la fortune couronne les efforts de celle-ci, elles restent dans la même alliance; mais, dès que la chance tourne, elles l'abandonnent pour en contracter une contraire, de manière que le vaincu voit, après des revers, ses forces diminuées et celles de son adversaire augmentées, ce qui assure à la nouvelle alliance une série de victoires. Aussi les généraux qui les commandent ont-ils des souvenirs communs avec tous les chefs des armées de l'Europe. De Wrede se trouvait être mon camarade d'Austerlitz, de Wagram, etc.; et, s'il se fût trouvé dans le même salon que Blücher, Schwarzenberg ou Sacken, il aurait pu s'entretenir et se féliciter avec eux des combats livrés en commun en 1813 et 1814.

Je partis, le lendemain, pour continuer ma route, et, le 25, j'arrivai à Berlin. Je fus sur-le-champ présenté au roi et à la famille royale. Je restai huit jours dans cette résidence pour voir tout ce que ce pays présente de curieux ou de remarquable. Berlin donne comme un avant-goût de Pétersbourg et de la Russie. Tout y a le caractère et la physionomie militaire; mais l'ordre y règne plus qu'en Russie. En Prusse l'administration est probe autant qu'éclairée, le système qui y est adopté et strictement suivi quadruple les ressources et les moyens du gouvernement.

En Prusse, le roi est, avant tout, le chef de l'armée. Son attitude, ses moeurs, ses occupations, sont en harmonie avec ce titre et cette fonction. Il entre dans le plus petit détail de ce qui concerne ses troupes. Ses fils, ses frères, ses cousins sont autant de généraux effectifs et d'inspecteurs qui remplissent avec zèle les devoirs qui leur sont imposés. Le roi reçoit les rapports journaliers, comme un généralissime. Il est accessible à tous les officiers qui veulent lui parler. Loin d'adopter les moeurs du Midi qui isolent les souverains, qui en font des individus à part et les rendent étrangers à tout ce qui se passe, il donne fréquemment à dîner aux nationaux distingués et aux étrangers de marque qui s'arrêtent chez lui. J'y fus invité, ainsi que tous ceux qui m'accompagnaient.

L'étiquette place le roi au centre de la table. À ses côtés sont les princes et princesses de sa famille suivant leur rang, et, comme la maison de Prusse est très-nombreuse, elle remplit presque tout le côté de la table où est le roi. L'étranger auquel le roi veut faire honneur est sur le côté parallèle du sien et en face de lui. De cette manière il peut lui adresser la parole et causer avec lui, la table étant peu large. La princesse de Liegnitz, femme du roi, est une agréable personne; mais, quoique reconnue, son existence équivoque, à moins qu'un sentiment très-vif pour son mari ne remplisse son coeur, rend sa vie peu digne d'envie. Elle n'a des grandeurs que les inconvénients, sans en avoir les avantages.

Le roi fit exécuter devant moi de grandes manoeuvres par la garnison de Berlin. Il y avait quatorze bataillons, vingt-deux escadrons, et une artillerie proportionnée. Les mouvements furent faits avec une précision et une rapidité extrêmement remarquables. Ce qui rendit à mes yeux ces manoeuvres étonnantes, c'est que le tiers des soldats placés dans les rangs se composait de recrues ayant rejoint leur régiment à la fin de l'année précédente. En quatre mois ils avaient été dressés, instruits et mis à l'école de bataillon. Les manoeuvres prussiennes, il est vrai, sont aujourd'hui les plus simples de l'Europe. Autrefois tout était fantasmagorie dans cette armée, tout y était compliqué. Après les revers de 1806, on a abandonné ce système de charlatanisme. Des hommes éclairés, des officiers habiles, après avoir cherché à reconnaître les véritables besoins de la guerre, ont réduit l'ordonnance prussienne à ses moindres termes, en supprimant tout ce qui est fait pour la parade et destiné seulement à parler aux yeux. Ce programme était la conséquence nécessaire du système militaire qui a été établi et dans lequel, comme tout le monde le sait, on appelle successivement la population entière sous les armes, système merveilleusement adapté à la position faible, dépendante dans laquelle la Prusse était tombée par ses malheurs.

Après la paix de Tilsitt, la Prusse était descendue au rang de puissance de second ordre; mais elle avait tous ses souvenirs et toutes ses passions nationales. Cela seul suffisait pour la rendre encore redoutable. Napoléon savait bien que l'amour-propre humilié ne pardonne pas: aussi se tint-il constamment en méfiance contre elle. La première preuve qu'il en donna fut de limiter la force de l'armée du roi de Prusse. Mais le gouvernement prussien, voulant de bonne heure préparer les moyens de son affranchissement quand les circonstances le rendraient possible, adopta, tout en semblant obéir, un mode de recrutement et de congé qui préparait dans le silence une armée dont la force serait immense en peu d'années. Le général Scharenhorst en fut l'auteur. On borna à trois ans le service des hommes appelés sous les drapeaux. Ainsi l'armée se renouvelait chaque année par tiers. Les cadres des régiments, ainsi consacrés à instruire, devinrent une école pour la nation entière. Napoléon ne s'aperçut pas de l'intention, tandis que les Prussiens, qui devinèrent sur-le-champ le but de ce système, le reçurent avec enthousiasme et y virent l'élément de leur salut. Les officiers et sous-officiers, transformés tous en instructeurs, rendirent en peu de temps des recrues animées d'un bon esprit, d'excellents soldats.

Quand, en 1815, la Prusse courut aux armes pour nous combattre, elle put réunir en un moment deux cent mille vieux soldats sous les drapeaux, et toute la jeunesse des écoles, pleine de passions généreuses et patriotiques, vint compléter cette armée et lui donner cette énergie qui la rendit si redoutable; car l'armée prussienne, à cette époque, nous combattit avec plus de courage et plus d'acharnement que toutes les autres.

Ce système, établi sous l'empire des circonstances exceptionnelles que je viens d'indiquer, a été continué, et il existe encore au moment où j'écris. Il exige, de la part des officiers et des sous-officiers, des soins et des travaux presque incroyables, et que ne semblent pas comporter des temps ordinaires. L'action personnelle du roi, le concours de tous les princes de sa famille, ont maintenu jusqu'à présent le mouvement imprimé au début. C'est un prodige qui cependant doit avoir un terme; car il exige des efforts inouïs et toujours renouvelés de la part des officiers de l'armée. On conçoit que le sentiment du salut public donne, pendant un certain temps, un zèle soutenu et que nulle fatigue n'arrête. Lorsque le but est atteint, on comprend que les habitudes continuent encore pendant quelque temps; mais il y a un moment où tout doit rentrer dans un ordre plus en rapport avec tes facultés de tous. Les officiers et sous-officiers, indépendamment des devoirs du service journalier, sont assujettis à faire sans relâche le métier d'instructeur. Ils recommencent chaque année à instruire des hommes qui, peu après, disparaissent pour être remplacés par d'autres, qu'il faut instruire encore, et qui doivent, immédiatement après, les quitter à leur tour; et ainsi constamment: travail décourageant et qui donne l'idée du supplice des Danaïdes.

On ne saurait, au surplus, trop admirer des troupes que leur excellent esprit et leur zèle ont maintenues et soutenues dans l'accomplissement de devoirs aussi pénibles. Aussi ont-elles atteint le but qu'elles avaient devant elles; car, je le répète, l'instruction est parfaite et satisfait à tous les besoins de la guerre. La marche est excellente et facile, les distances et les directions se conservent, les feux sont vifs et réguliers. Il n'en faut pas tant pour livrer et gagner des batailles.

Une chose cependant justifie, en Prusse, la permanence du système dont j'ai démontré l'épouvantable fatigue pour les officiers et sous-officiers des régiments: c'est la nécessité de former pour la guerre toute la partie virile de la population. La monarchie prussienne, dont la configuration est bizarre, n'a point de frontière défensive. Vulnérable partout, elle peut être attaquée par son milieu et coupée en deux par un premier succès. Elle doit donc pouvoir se défendre dans chacune de ses parties. À cet effet, le pays tout entier doit être considéré comme un camp, et la nation doit pouvoir se transformer en une armée. Il faut que la population puisse partout se lever et se défendre, et, pour qu'elle le fasse avec succès, il faut la maintenir organisée, instruite et placée dans les cadres. Sans cela, elle ne pourrait ni se mouvoir ni combattre. Dans ce système, et à quelque exception près, les places ne sont que des lieux de dépôt et d'armement des corps d'armée, où les approvisionnements de tout genre, faits d'avance, sont en sûreté.

J'allai visiter Postdam. Le roi voulut bien m'en faire voir la garnison. Cette fois il ne fut plus question de manoeuvres, mais d'une parade avec toutes les recherches d'une belle tenue. Les troupes étaient magnifiques et défilaient devant le roi.

Le prince Albert, fils du roi, jeune homme de seize ans, était lieutenant dans un régiment d'infanterie de la garde. Il défila à la tête de son peloton: beau spectacle et hommage flatteur rendu au service militaire, à son importance, à ses droits, et manière puissante de rehausser la considération dont il doit jouir à tant de titres; enfin, réponse péremptoire aux prétentions et aux ambitions désordonnées. Nous sommes loin de là en France! Et il semble que la raison, la partie pratique des affaires et du gouvernement, soient seulement connues dans le Nord. Au Midi, tout est caprice et misère. Chez nous, on donnait, il n'y a pas longtemps, à un enfant en jaquette et ne sachant pas lire, des aides de camp! Contre-sens misérable et digne de pitié!

Après avoir dîné chez le roi, je parcourus Postdam, Sans-Souci, et vis ce que le parc renferme de curieux. Tout est plein des souvenirs du grand Frédéric, dont la mémoire est en vénération. Cinq aigles françaises, prises en 1813 et 1814, sont déposées sur son tombeau: hommage le plus digne de la mémoire d'un si grand capitaine.

Je visitai Charlottenbourg. Le château renferme le mausolée élevé à la reine, ouvrage du célèbre Rauch. La statue de la princesse, couchée avec grâce, est le morceau de sculpture dont la vue m'a fait le plus de plaisir. On la dit ressemblante, ce dont je ne puis juger, n'ayant jamais connu la reine. Mais son attitude est remplie de grâce; la figure a une expression admirable; la vie et la mort s'y trouvent réunies; car l'existence vient de finir, et cependant on voit encore des traces d'un sentiment de douceur et de bienveillance.

Parmi les choses curieuses de Berlin, on doit mettre en première ligne l'arsenal, beau bâtiment, renfermant de grands approvisionnements d'artillerie de toute espèce, une immense salle d'armes, remplie de plus de cent mille fusils. Le prince Auguste de Prusse, chef de toute l'artillerie prussienne, m'en fit les honneurs.

À peine entré dans la salle, je fus frappé des trophées qui la décoraient. Une immense quantité de drapeaux français s'y trouvait. Mon premier mouvement fut de regretter d'être venu dans cette enceinte; mais, une fois là, il fallait faire, contre mauvaise fortune, bon coeur. Le nombre des drapeaux surtout me paraissait incroyable; mais ce nombre lui-même servit à m'éclairer sur leur peu de valeur, et le peu de gloire qui résultait de leur possession. Ces drapeaux avaient appartenu aux régiments français, avant le moment où les aigles, contre lesquelles ils avaient été échangés, leur eussent été données. Ainsi ils avaient été trouvés dans un magasin, lors de l'occupation de Paris. Bien plus, dans le nombre, se trouvaient des drapeaux de gardes nationales de village, et jusqu'à un drapeau rouge destiné, d'après la loi de l'Assemblée constituante, à être arboré lors des émeutes et de la proclamation de la loi martiale. Tous ces drapeaux, ramassés partout et présentés avec orgueil aux yeux des ignorants, n'attestaient pas autre chose que l'entrée, en France et à Paris, des armées étrangères, ce dont tout le monde est informé.

En général, il y a de l'esprit gascon chez les Prussiens, et beaucoup de forfanterie. On vise à l'effet par des apparences. Les maisons semblent des palais, et l'intérieur dément cette prétention. On peut appliquer au gouvernement comme aux particuliers cette expression vulgaire de «tapisser sur la rue;» mais, en reconnaissant cette vérité incontestable, on ne peut s'empêcher de voir aussi à quel point la raison, une sage économie, un admirable système d'administration et de gouvernement distinguent ce royaume. Une vigilance dont rien ne peut donner l'idée est le cachet de tout ce qui se fait en Prusse. Le sentiment des bienfaits de cette administration et de sa justice est sans doute bien profond et bien intime, puisqu'il a suffi à satisfaire ce peuple après les promesses, restées sans effet, d'institutions qui lui ont été prodiguées en 1815, dans le but de développer le mouvement énergique d'alors. Tous les souvenirs et toute l'influence morale de la France ont disparu devant le bien-être actuel. Personne ne pense plus à des choses superflues, parce qu'on est en jouissance des meilleurs résultats possibles; et peut-être aussi les secousses et les nouveaux malheurs dont la France a été le théâtre ont-ils éclairé les peuples sur leurs véritables intérêts. Souverains du monde, gouvernez bien, avec fermeté, justice, raison, et vous n'aurez pas de révolutions.

Je me mis en route, le 3 mai, pour continuer mon voyage. Le pays que je traversai est loin d'être beau. Des sables, presque toujours des sables, et la tristesse que donne à la nature un soleil pâle et l'absence de chaleur. La grande route, chaussée faite avec empierrement, était au moment de son achèvement. Ce beau, grand et utile travail mettra en communication avec le midi et l'occident de l'Europe ces peuples éloignés et les rapprochera ainsi des foyers de la civilisation. La campagne est couverte de blocs de granit erratiques, arrondis par les frottements, et amenés là des Karpathes ou de la Suède par les révolutions du globe. On brise ces blocs, seuls bons matériaux à portée, et leurs débris servent à former l'empierrement de la route. Je m'arrêtai à Mittau, où j'allai visiter le château, refuge de la famille royale de France pendant plusieurs années. À combien d'autres pèlerinages, plus pénibles encore, cette malheureuse famille n'était-elle pas condamnée!

Je m'arrêtai un jour à Riga. J'y trouvai, comme gouverneur, un officier, Italien de naissance, autrefois placé dans nos rangs, le général Paolucci, homme d'esprit, et qui avait fait en Russie une fortune rapide et extraordinaire. Il avait commandé dans cette place, sur cette frontière, pendant la campagne de 1812, devant le maréchal Macdonald. Cette place de Riga, peu de chose comme place de guerre et d'une force très-médiocre, est importante comme débouché du commerce de la Russie dans la Baltique. Il s'exporte, par la Dwina et le port de Riga, une énorme quantité de produits. Enfin, j'arrivai à Saint-Pétersbourg, le samedi 13 mai, 1er mai du calendrier russe, jour de joie et de plaisir, où l'on célèbre la renaissance de la nature.

En approchant de Saint-Pétersbourg, on traverse une espèce de désert, un vaste espace de terres incultes, de marécages et de plaines sans habitants. Cet état de choses est loin d'annoncer le voisinage d'une capitale. À commencer de Strella, on trouve, faisant face à la Newa, une multitude de jolies maisons de campagne de petites dimensions, mais propres, ornées et élégantes. Ces habitations sont la conséquence du luxe et du bien-être de la classe riche et élevée; mais elles n'ont point de rapport avec la population proprement dite, avec la masse des habitants.

Arrivé à Saint-Pétersbourg, on trouve une ville de la plus grande beauté, bâtie sur un plan régulier, avec des rues droites et larges. Mais cette ville, bâtie par la volonté toute-puissante d'un homme, est l'expression d'une pensée, mais non celle des besoins du pays. Or cette dernière condition seule caractérise une capitale. Le temps, les intérêts, les habitudes, la créent. Elle se fait par la seule puissance des siècles, et non autrement. D'après cela, Saint-Pétersbourg n'est qu'une résidence, une ville de commerce, mais non une capitale. Au surplus Pierre le Grand n'a jamais eu la pensée d'y faire son séjour habituel, et la preuve, c'est qu'il n'y a bâti, pour son usage, que de chétives maisons. Les palais ont été construits par ses successeurs. Des souverains, mal assis sur le trône, étrangers à la nation, ont dû adopter le système de gouverner de loin. Entourés d'une garde fidèle et nombreuse, séparés de populations qui pouvaient se mutiner et de grands seigneurs redoutables, ils étaient comme dans une forteresse inattaquable, entourée de déserts. Les ukases arrivaient avec le prestige causé par l'éloignement et une espèce de mystère. Les souverains de Russie, ainsi invisibles à leurs sujets, apparaissaient à leurs peuples comme le destin et les interprètes des arrêts du ciel.

À mon arrivée, l'empereur Nicolas me fit complimenter par un de ses aides de camp. Peu de jours après, j'eus mes audiences avec le cérémonial accoutumé. L'empereur me reçut au palais de l'Ermitage.

Il m'est impossible de rendre ma sensation à la vue de ce jeune souverain rempli de grâce et de majesté. Rien de plus imposant que sa personne, rien de plus simple que ses manières. Il y a dans son regard et dans son maintien une autorité impossible à dépeindre. Quand il est hors de son cabinet, avec son chapeau sur la tête, personne, je pense, n'éprouve la tentation de se trouver sur son chemin. C'est à lui que l'on peut faire l'application de ces vers célèbres:

«Quel qu'eût été le rang où le sort l'eût fait naître,

Le monde, en le voyant, eût reconnu son maître.»

Mais dans le tête-à-tête sa politesse est exquise. Ses manières affables, sa haute raison, provoquent la discussion, et l'on croit presque, au bout de peu de moments, être avec son égal. Il me reçut seul, et je fus dispensé de prononcer un discours public et solennel, comme cela se fait en France. Il m'exprima sa satisfaction de me voir et de faire la connaissance personnelle d'un général dont il avait souvent entendu parler. Après avoir causé pendant une demi-heure de la France et de la famille royale, de Napoléon et des guerres passées, il sortit, et je lui présentai les quinze officiers qui m'accompagnaient, en qualité de gentilshommes d'ambassade ou d'aides de camp.

Le lendemain je fus présenté à l'impératrice, au palais d'Aniskoff. Cette princesse charmante, belle, aimable et séduisante, aurait des succès aussi assurés dans la vie privée que sur le trône. Enfin, le grand-duc Michel, frère de l'empereur, me reçut, et là se termineront, pour le moment, mes présentations. Les deux impératrices Marie et Élisabeth, ainsi que la grande-duchesse Hélène, se trouvaient alors dans le midi de l'empire.

Peu après mon arrivée à Saint-Pétersbourg, on reçut la nouvelle de la mort de l'impératrice Élisabeth. Cette princesse, tombée malade après la mort d'Alexandre, avait fini par succomber à sa douleur. L impératrice, sa belle-mère, partie pour aller la soigner, n'arriva pas à temps pour lui fermer les yeux. Toute la famille impériale éprouva une grande douleur de cette perte. Cet événement retarda le couronnement, me donna l'occasion de voir la cérémonie funèbre qui en fut la conséquence, et me fit prolonger mon séjour à Saint-Pétersbourg. Ainsi j'eus le temps et l'occasion de voir en détail tout ce que cette ville et les environs renferment de curieux, de voir fréquemment l'empereur à la parade et d'assister aux manoeuvres de Zarskoïe-Sélo, où une partie de la garde était réunie et campée.

La vue imposante de Saint-Pétersbourg, la connaissance des immenses travaux de son fondateur, de ses entreprises si vastes et si variées, n'ont pas ajouté à mon admiration pour Pierre le Grand. L'activité de ce prince était prodigieuse, la force de sa volonté immense; mais son génie était éminemment imitateur. Il a trop servilement calqué ses projets sur ce qu'il avait vu ailleurs. Il a fait souvent de fausses applications. Saint-Pétersbourg en est un des plus évidents exemples.

Une pensée-mère à ses veux était d'avoir un grand établissement maritime, afin de mettre sa nation en communication prompte et facile avec l'Europe. C'était certainement une pensée belle et féconde. Il choisit d'abord les bords de la mer d'Azoff, dans ce but; les revers éprouvés dans la guerre contre les Turcs, les cessions qui en furent la suite, et que le traité du Pruth consacra, ayant mis obstacle à ses projets, il prit l'extrémité opposée de son empire, circonstance d'un grand bonheur pour lui, car il n'aurait tiré aucun parti dans le but proposé d'un établissement dont l'action ne pouvait se faire sentir d'une manière libre et efficace que sur les bords de la mer Noire, habités par des peuples plus barbares encore que les siens. Les Dardanelles et le Bosphore étant au pouvoir des Turcs, les rapports avec l'Italie et la France devaient toujours être incertains et douteux. En s'établissant sur la Baltique, il se trouva tout de suite en contact avec toute l'Europe civilisée.

Une fois l'idée de placer sa ville de commerce sur le bord de la Baltique arrêtée, le choix de l'embouchure de la Néva était bon. La difficulté de la navigation du lac de Ladoga, suppléée par un canal parallèle, travail d'une facile exécution, assura la communication par eau avec l'intérieur de l'empire. Les circonstances naturelles du sol de cet immense empire sont telles, d'ailleurs, qu'aucun obstacle ne s'oppose à ce qu'on lie, par des canaux, les différentes rivières qui le traversent. Ces rivières sont presque toutes navigables. Aussi, aujourd'hui, la navigation intérieure existe-t-elle du Midi au Nord dans toute son étendue, et Saint-Pétersbourg est devenu le lieu le plus important de l'exportation des produits de l'empire. Cette exportation, dont je donnerai plus bas l'indication, est immense. Elle est telle, qu'elle semble au-dessus de toute vraisemblance.

Mais Pierre Ier a-t-il choisi à l'embouchure de la Néva le point le plus convenable pour y fonder une ville? Il est possible de le révoquer en doute. On ne peut même l'excuser de l'avoir placée de manière à rendre son existence toujours incertaine et périlleuse à cause des circonstances qui reviennent à des époques plus ou moins éloignées, mais toujours constamment. Ces circonstances sont maintenant parfaitement connues et constatées. D'abord ce sont des vents d'ouest violents qui portent les eaux de la Baltique dans le golfe de Finlande et en élèvent le niveau. Ce sont ensuite les vents du nord qui, leur succédant immédiatement, refoulent les eaux du golfe de Bothnie et les accumulent tellement à l'embouchure de la Néva, que la mer envahit le lit du fleuve et s'élève à Saint-Pétersbourg à une hauteur telle, que la ville est au moment de périr, et périrait infailliblement, si cette disposition des vents durait deux jours après le moment où la crue se fait sentir et où les quais sont envahis.

Pierre Ier connaissait ce phénomène, et à cette occasion je raconterai une anecdote que les recherches faites après la dernière inondation ont fait connaître. Pierre était dans l'île Basile et présidait au commencement des travaux. Tout à coup, il remarqua une croix placée au-dessus d'un arbre. Il s'informe à des pêcheurs de ce qu'elle signifie. On lui répond qu'elle marque la hauteur des eaux de la dernière inondation. Cette découverte était de nature sans doute à modifier son ouvrage. Il réfléchit quelque temps et se borna à faire couper l'arbre.

L'idée dominante, dans l'esprit de Pierre le Grand, a été, en construisant sa ville, d'imiter Amsterdam. Il avait demeuré en Hollande, et il voulut faire une ville hollandaise. Il ne vit pas que les Hollandais n'avaient pas eu le choix de construire autrement et devaient multiplier les canaux pour assainir les terrains et pour élever l'emplacement de leur ville. Ces canaux, en communication avec le port rempli de bâtiments de commerce de toutes les grandeurs, sont d'une grande utilité pour les transports des marchandises dans les magasins situés sur leurs bords; mais, à Saint-Pétersbourg, ces canaux sont sans emploi; ils se comblent chaque jour et n'apportent que des éléments d'insalubrité. Ensuite cette ville, consacrée dans le principe uniquement au commerce, est placée en deçà d'une barre qui ne permet pas aux bâtiments ayant plus de huit ou neuf pieds de tirant d'eau d'y arriver.

Si Saint-Pétersbourg avait été placé où est aujourd'hui le château de Peterhof, c'est-à-dire à six lieues plus bas, cette ville aurait été dans un lieu sain, à l'abri des tempêtes et des eaux du fleuve. Son port, placé en avant de la barre, aurait pu recevoir les bâtiments du plus grand tonnage. Les eaux vives et abondantes, qui forment aujourd'hui de belles cascades, auraient fourni à tous les besoins de la population. L'emplacement des jardins du bas aurait pu servir à tous les établissements maritimes, à construire des bassins pour les vaisseaux, à creuser une darse et à tout ce qu'exige un grand port. Une simple digue, les enveloppant, appuyée à la montagne en aval et en amont, les aurait mis complétement à l'abri des accidents de la mer. Mais Pierre, servile imitateur de ce qu'il avait vu, voulut copier et copia, sans motif et sans raison, ce qui, par d'autres motifs et pour un but différent, existait ailleurs.

Je ne prétends pas déprécier ce grand caractère, et je dirai que tout ce qu'on voit à Saint-Pétersbourg de Pierre le Grand, tout ce qu'on raconte de cet homme extraordinaire en Russie, prouve que jamais il n'a existé une activité pareille à la sienne. Son ambition, appliquée à tout, était sans bornes. Il voulait tout faire, tout savoir, tout entreprendre, tout exécuter. Il ne répugnait à aucune fatigue, à aucun travail. Il voulut être soldat, marin, ouvrier, artiste. Il prétendait suffire à tout et rassembler en lui les facultés qui sont réparties chez les individus de diverses classes de la société. Voilà ce qui le distingue éminemment des autres hommes. Avec une disposition semblable, on fait de grandes choses, on fait beaucoup; mais certes on ne suit pas la marche du génie. Le génie s'élève au-dessus de l'action vulgaire; il conçoit, il ordonne, il juge, et il lui reste du temps pour méditer. Pierre poussa la passion de l'universalité du savoir jusqu'à vouloir être chirurgien et dentiste, et l'on montre à Saint-Pétersbourg les instruments dont il s'est servi dans ses opérations, et avec lesquels il martyrisait probablement ses courtisans. Cependant, occupé de détails si petits et si misérables, il faut le dire, il n'y a aucune des grandes choses que son empire comportait alors dont il ne se soit occupé d'une manière efficace. Fondation de villes, création de ports et d'arsenaux, construction de canaux qui lient les diverses mers entre elles, formation d'une armée disciplinée, soumission des grands du pays, jusque-là en révolte habituelle, il a tout entrepris, il a tout exécuté, avec plus ou moins de succès, et il est mort à cinquante-trois ans. La première partie de son règne, partagée d'abord avec son frère, a éprouvé de grandes difficultés et de grands obstacles. Une constitution forte et robuste était l'auxiliaire que la nature lui avait donné, et une âme de feu dans un corps de fer explique le spectacle qu'il a offert au monde.

Puisque je suis entré déjà en tant de détails sur le matériel de Saint-Pétersbourg, je parlerai des moyens à employer pour mettre cette grande et belle ville à l'abri des dangers qui la menacent. Le projet ci-après m'a été communiqué par son auteur, le général Bazaine, Français de naissance, ancien élève de l'École polytechnique, ingénieur des ponts et chaussées très-distingué, chef des voies et communications sous l'autorité du prince Alexandre de Wurtemberg. Son exécution est facile, et il est incroyable qu'avec le sens droit et exquis de l'empereur, et attendu l'importance du résultat, il ne soit pas déjà mis à exécution.

Les inondations de Saint-Pétersbourg sont causées par l'arrivée et l'invasion des eaux de la mer quand elles s'élèvent, et non par la seule suspension de l'écoulement des eaux de la Néva. C'est donc contre cette action puissante qu'il faut diriger les précautions à prendre, et voici ce que le général Bazaine propose. De la pointe de la côte, située sur la rive gauche du fleuve, où est placé le château d'Oranienbaum, un banc élevé et solide court perpendiculairement à la longueur du fleuve et le barre dans son cours. Une passe, large et profonde, lui succède; ensuite le banc se reproduit et vient aboutir à Cronstadt. Le général Bazaine pense qu'en employant de gros morceaux de granit, faciles à tirer de Finlande, et en construisant une digue sur le banc existant, à peine couvert par l'eau dans les temps ordinaires, et en réduisant l'ouverture de la Néva à la partie où elle est profonde, on élèverait les eaux de trois pieds environ, ce qui donnerait les mêmes moyens d'écoulement qu'à présent. Les eaux trouvant en hauteur l'équivalent de ce qu'elles perdraient en largeur, quand les eaux de la mer s'élèveraient, elles trouveraient la digue, qui les empêcherait de pénétrer. En outre, comme dans ces circonstances l'élévation des eaux dans le lit de la rivière, si menaçante pour la ville, n'est pas seulement le résultat de la suspension du cours de la Néva, mais encore et surtout tient à l'invasion des eaux de la mer, agissant avec une grande pression, le rétrécissement de l'embouchure aurait pour effet, en diminuant la masse des eaux introduites et leur pression, de diminuer les accidents, si redoutables aujourd'hui. Il faudrait aussi barrer de même le bras de la Néva qui sépare l'île de Cronstadt de la terre ferme. Ces travaux rappelleraient parfaitement les murazzi de Venise; ils seraient d'une exécution plus facile, à cause du voisinage des matériaux, de leur nature et des moyens qu'on emploie en Russie. Indépendamment de la conservation de Saint-Pétersbourg, qui serait assurée, ce système aurait encore d'autres avantages. Presque tous les bâtiments de commerce qui naviguent sur la Baltique pourraient franchir la barre et arriver à Saint-Pétersbourg tout chargés. Aujourd'hui, les marchandises se débarquent à Cronstadt, et des alléges les apportent à la capitale. Ensuite, le niveau de la rivière étant changé, la résistance des eaux de la mer se trouverait plus bas dans son cours, et, par conséquent, les dépôts dont la barre est augmentée chaque jour se feraient ailleurs et ne contribueraient pas à l'accroître. En effet, la barre, à l'entrée de tous les fleuves, est toujours le résultat du dépôt des terres charriées et précipitées au moment où le repos est produit par le choc du courant contre la mer. Ainsi la barre actuelle ne serait jamais augmentée. On pourrait même y ouvrir un passage de quelques pieds, et, avant d'avoir à redouter les effets de la nouvelle barre, on aurait la marge de quelques milliers d'années.

Quand on pense aux immenses résultats d'un pareil travail, estimé par les calculs du général Bazaine à neuf millions de francs et à trois ans de temps pour être achevé, on se demande comment un souverain aussi éclairé que Nicolas ne l'a pas encore ordonné. Il est vrai qu'en Russie, comme ailleurs, les choses les plus simples et les meilleures rencontrent des difficultés qui tiennent aux personnes, et le général Bazaine me parlait avec douleur du triste sort d'un homme de métier dont les projets sont soumis à l'opinion et à la volonté d'un prince amateur. C'est ainsi qu'il désignait le prince Alexandre de Wurtemberg.

Je trouvai à Pétersbourg, comme ambassadeur de France, M. le comte de la Ferronays, homme aimable et spirituel, qui occupait ce poste depuis plusieurs années. Comme il est devenu ministre, j'entrerai dans quelques détails sur son compte.

M. de la Ferronays est un gentilhomme breton. Après avoir émigré très-jeune avec ses parents, il s'attacha au duc de Berry, le suivit partout, devint son compagnon de plaisirs et son ami. Plus tard et pendant la Restauration, madame de la Ferronays, étant dame d'atours de madame la duchesse de Berry, eut une querelle pour la possession de la layette d'un enfant de madame la duchesse de Berry, mort en naissant. Cette querelle devint vive. Des mots offensants furent prononcés. Cela décida M. le duc de Berry à se séparer de M. et madame de la Ferronays. Cette circonstance a ouvert à ce dernier la carrière politique. Envoyé d'abord en Danemark, il eut peu après la mission de Saint-Pétersbourg, qu'il remplit d'une manière satisfaisante.

M. de la Ferronays est peut-être le seul émigré qui n'ait conservé aucun vernis de l'émigration. Il a poussé même quelquefois trop loin les opinions libérales, par besoin de popularité. Il est raisonnable et désintéressé, mais rempli d'amour-propre et de vanité. Sa vie tout entière a été consacrée à la séduction des femmes. C'est un métier qu'il entend et qu'il a fait avec succès. Il aurait dû vivre à l'époque du Louis XV. Il se fût alors trouvé dans l'atmosphère qui lui convient. Je l'ai entendu professer la théorie de la séduction avec une grande supériorité, et il m'a même, à cette occasion, raconté des histoires fort curieuses et fort plaisantes. D'un physique agréable, son commerce est facile et doux. Il a un talent prodigieux pour occuper les autres de lui et pour se faire valoir. On conçoit qu'avec son habitude de tromper les femmes son caractère a dû en recevoir quelque atteinte. Aussi n'est-ce pas un de ses moindres succès que d'avoir obtenu cette réputation de chevalier, qu'il possède peut-être à bon marché. Une tête haute, un air confiant, ont fait naître cette illusion chez beaucoup de gens. Je sais par expérience, et à mes dépens, que M. de la Ferronays n'est pas toujours sincère. Quand il arriva au ministère, qu'au surplus il n'avait pas désiré, il a été l'espérance de beaucoup de gens. J'ignore si la tâche n'était pas au-dessus des forces humaines; mais au moins il est certain que, malgré de très-bonnes intentions, il l'a faiblement remplie.

Je vis avec détail tout ce que Saint-Pétersbourg présente de curieux; mais ce qui, sans nulle comparaison, m'intéressa le plus était de voir, d'étudier et de connaître l'empereur Nicolas. Cette haute raison à l'âge où les passions ont tant de force et d'énergie, sa modération avec une nature violente et emportée, cette domination qu'il exerce sur lui-même, qui est si méritoire quand on peut impunément s'abandonner à ses passions, doivent inspirer une sincère admiration. Il sait qu'il a des devoirs à remplir, et que tout n'est pas jouissance et plaisir dans la région élevée où il est placé. Je l'ai vu exercer ses troupes à Pétersbourg, au camp de Zarskoïe-Sélo, et plus tard à Moscou. Je n'ai jamais vu personne manier avec plus de facilite, d'aisance et un coup d'oeil plus juste des masses de troupes considérables. Il entend admirablement bien le mécanisme qui les fait mouvoir, et il en dirige l'action avec une rare perfection. À son âge, avec ses goûts et ses armées, on aurait dû croire qu'il chercherait les occasions de faire la guerre; mais le temps a prouvé le contraire. Sa modération d'un côté, et une philanthropie poussée à l'excès, de l'autre, sont des obstacles à ce qu'il soit belliqueux. L'épreuve d'une campagne l'a éclairé, et il a eu la haute vertu de s'abstenir d'un métier qu'il faisait volontiers, et de laisser un de ses généraux, qu'il reconnaissait plus savant que lui, acquérir une gloire qui aurait pu être sa propriété. Il lui a laissé le champ libre, il lui a donné avec profusion les moyens de bien faire et l'a récompensé sans jalousie avec magnificence, après le succès. Cette conduite suppose une si haute vertu, qu'elle paraît au-dessus de l'humanité.

Nicolas a été instruit avec soin. Il est modeste; il fait peu d'étalage de ses connaissances; il parle avec simplicité et réserve de ses actions. Il était peu aimé à l'époque ou j'étais en Russie, et j'en éprouvais de l'indignation; mais on en trouve l'explication par le fait suivant. Quoique destiné au trône par Alexandre, il n'avait été en rien associé au gouvernement: chose étrange, et qui tenait peut-être au mystère qui environnait le testament, dont on ne voulait pas divulguer les dispositions. Mais, enfin, telle était sa condition. Sa seule occupation était de commander une brigade de la garde, et alors, apportant dans ces fonctions l'activité de son âge et l'énergie de son caractère, il tourmentait beaucoup soldats et officiers. Il voulait arriver à une perfection que l'on ne peut atteindre et qu'on doit se dispenser de chercher. De là est résultée pour lui une réputation de sévérité et de dureté qui avait donné de fâcheuses préventions sur son caractère. Or les préventions motivées sur les premières actions d'un homme qui commence sa carrière sont difficiles à détruire. Il avait en outre devant lui un autre obstacle: c'était le souvenir de son prédécesseur.

L'empereur Alexandre peut être l'objet de diverses critiques; mais une qualité sur laquelle personne n'est en dissidence, c'est une bonté de coeur sans limites. Son active bienveillance, son besoin de bienfaisance, se montraient chaque jour et dans chaque occasion. Elle tenait peut-être à une conscience timorée et au désir d'une âme tendre de trouver des moyens de bénédiction. Des habitudes généreuses en résultaient, et quelquefois elles approchaient de la prodigalité. Nicolas, au contraire, mû par des sentiments de justice et d'économie, véritables règles des souverains, a souvent été calomnié par les courtisans avides.

Une chose admirable est l'éducation donnée par Nicolas à son fils, prince charmant, d'une rare beauté, et dont le temps n'aura sans doute fait que développer les qualités. Je demandai à l'empereur à lui être présenté, et il me répondit: «Vous voulez donc lui tourner la tête. Ce serait un beau motif d'orgueil pour ce petit bonhomme que de recevoir les hommages d'un général qui a commandé les armées. Je suis fort touché de votre désir de le voir, et vous pourrez le satisfaire quand vous irez à Zarskoïe-Sélo. On vous fera rencontrer mes enfants. Vous les examinerez et vous causerez avec eux; mais une présentation d'étiquette serait une chose inconvenante. Je veux faire de mon fils un homme, avant d'en faire un prince.» Tout l'état-major attaché à cet héritier d'un grand empire consistait en un lieutenant-colonel, son gouverneur, et en des maîtres chargés de l'instruire. Plus d'une fois l'empereur, en apprenant les détails de l'éducation de M. le duc de Bordeaux, a gémi avec moi de la pompe ridicule qui entourait ce prince dans sa plus grande enfance.

Le grand-duc héritier est propriétaire de deux régiments de la garde, un d'infanterie et celui des hussards; mais il y occupait alors un emploi de sous-lieutenant et y paraissait en cette qualité dans les revues. Je l'ai vu commander son peloton, composé de grenadiers dont la taille était double de la sienne. Ses manières avaient de la gravité et de l'autorité. Je l'ai vu défiler, à la tête de son peloton de hussards, et se démener à merveille, sur son très-petit cheval, au milieu d'une réunion de plusieurs milliers de chevaux. L'empereur me disait, en regardant son fils avec l'expression de la sollicitude la plus tendre: «Vous imaginez que j'éprouve de l'agitation et de l'inquiétude en voyant cet enfant, qui m'est si cher, dans un pareil mouvement; mais j'aime mieux m'y soumettre pour lui former le caractère et l'accoutumer de bonne heure à être quelque chose par lui-même.»

Voilà ce qu'on peut appeler de bons principes d'éducation; et, quand ils sont appliqués à l'éducation d'un homme destiné à être chef d'un grand empire, on doit en prévoir les meilleurs résultats.

Les libéraux ont beaucoup accusé l'empereur Nicolas d'un excès de sévérité à l'occasion de la conspiration qui a éclaté au moment où il est monté sur le trône, et ils ont, en cette circonstance comme en mille autres, été injustes et de mauvaise foi. Jamais conception plus affreuse, plus odieuse que cette conspiration, n'est entrée dans la tête des hommes. Jamais plus d'ingratitude ne s'est montrée à découvert. Jamais entreprise plus folle n'a été commencée. Si quelque chose peut surpasser la déraison des projets, c'est l'extravagance de la conduite tenue dans l'exécution. Ourdie d'abord contre Alexandre, contre le souverain le plus philanthrope, le plus doux, le plus rempli de bienfaisance, contre un souverain qui avait dignement porté la couronne et élevé si haut le nom russe, elle fut continuée ensuite contre Nicolas, encore inconnu, et sur lequel on pouvait fonder des espérances de bonheur public. Et quels sont les chefs de cette horrible entreprise, dont la première conséquence, en cas de succès, était la mort de tous les membres de la famille impériale? Ce sont des gens comblés hors de mesure des bienfaits de cette auguste famille. Un d'eux, nommé Pestel, avait été élevé dans l'intérieur du palais et d'une manière privilégiée. Blessé à la Moskowa, il avait été soigné dans le palais de l'impératrice-mère et traité comme aurait pu l'être son fils; et cet homme fut un des plus atroces! Les uns voulaient la division de l'empire; d'autres une république. Aucune idée raisonnable n'était entrée dans les esprits; tout était confusion et frénésie. Le nombre des coupables était grand, et l'empereur a réduit celui des condamnés tant qu'il l'a pu. Le petit-fils de Souwarow était fortement compromis. Il voulut l'interroger lui-même. Son but était de lui donner le moyen de se justifier. Aussi, dès les premières réponses, il lui dit: «J'étais bien certain qu'un Souwarow ne pouvait être complice d'une pareille infamie!» Et à chaque réponse ce fut la même réplique. L'empereur a avancé cet officier; il l'a envoyé faire la guerre dans le Caucase; il a ainsi conservé un grand nom dans sa pureté et acquis un serviteur qui lui doit plus que la vie.

J'étais à Saint-Pétersbourg pendant ce procès. Jamais instruction ne s'est faite avec plus de soin, et jamais marche ne fut plus régulière, au moins comme le comporte l'organisation politique et judiciaire en Russie. Jamais condamnations ne furent plus justes et mieux méritées. L'empereur a commué beaucoup de peines. Cinq individus, condamnés à être pendus, furent seuls exécutés, et l'on a crié à la barbarie! A-t-on donc oublié que l'empire avait été ébranlé et la famille impériale menacée d'être massacré? Si Nicolas avait, par une exagération de douceur, fait grâce à tous les coupables, il aurait donné une idée fausse de son caractère: on aurait cru à une clémence motivée par la peur. Il fallait une satisfaction publique, une réparation envers la société outragée, menacée, compromise; il fallait une punition exemplaire; mais il fallait aussi mettre des limites à la sévérité en ne faisant tomber la punition que sur les vrais coupables. Tout homme de bonne foi conviendra qu'il en a été ainsi. Les souverains doivent savoir punir. Institués pour maintenir la paix entre les citoyens et conserver l'ordre public, ils ne peuvent y parvenir s'ils n'effrayent les méchants et n'assurent le règne des lois.

Quand la justice, premier besoin des peuples, leur est garantie, ils chérissent le pouvoir qui la leur donne, et, si ensuite les souverains s'occupent du bien-être des citoyens, ils sont considérés comme des divinités sur la terre.

Pendant mon séjour en Russie, et malgré des souffrances très-vives de rhumatismes opiniâtres, je ne manquai pas une seule fols d'aller à la parade et aux manoeuvres où se trouvait l'empereur. Mon devoir était de lui faire ma cour, de chercher à lui plaire et de consolider les bons rapports existant entre lui et le roi de France. Je trouvais d'ailleurs du plaisir et du charme à l'approcher. J'ai rencontré constamment chez lui une bienveillance particulière pour moi, et une disposition pour la France telle que je pouvais la désirer. Sa politique comme ses sentiments le rapprochaient de nous. Et on conçoit cette politique: jamais d'intérêts opposés entre les deux pays, aucune source de débats et de discussions.

Si l'ambition venait s'emparer de son esprit, quelle meilleure alliance, pour tenir ses ennemis en échec, que celle d'une puissance compacte, placée aux confins opposés de l'Europe, et possédant une marine capable de présenter un contre-poids à l'Angleterre? Si ses vues sont pacifiques, modérées, quel gage de paix dans ces rapports favorables et cette unité des vues! En pais et en guerre, hors le cas de révolution, la France est l'alliée désirable pour la Russie; mais je ne conclurai pas que la Russie doit être au même degré l'alliée naturelle de la France.

Il a fallu les étranges écarts et les fautes inouïes du ministère la Ferronays pour suivre la politique tenue en 1828. Le caractère modéré de Nicolas s'est trouvé, au surplus, le correctif de cette politique si fausse; car il est exact de dire que la modération comme la loyauté sont la base du caractère de ce souverain. Je ne sais ce que l'avenir lui destine. Il a passé déjà par bien des épreuves; son règne jusqu'ici n'a pas été sans difficulté et sans de grands embarras; mais son début a été une double bonne fortune. Il a dû se sentir, se juger, et il a appris aux autres à le connaître. La droiture de ses intentions, l'énergie de son caractère, sa modération et sa modestie sont d'utiles auxiliaires pour surmonter les obstacles qu'il peut trouver sur sa route et vaincre les difficultés qu'il aura encore à combattre. Il a justifié mon opinion sur sa sagesse par la manière dont il a envisagé les projets déraisonnables de M. de Polignac au moment où il les a connus, et le blâme qu'il leur a donné démontre suffisamment à quel point il aurait été loin de son esprit de les conseiller.

Tout porte à croire que Nicolas s'est imposé la tâche particulière de régénérer l'intérieur en Russie et d'épurer l'administration. Cette tâche est immense; il faut sa force, sa jeunesse et sa volonté pour l'entreprendre avec espérance de réussir.

Tout le monde sait quelle corruption existait en Russie dans la haute classe. Je m'abstiendrai d'en rien dire; mais je ferai observer seulement, quant aux femmes, qu'il s'est fait, depuis vingt ans, une grande révolution en faveur des moeurs: car les désordres qui avaient lieu du temps de Catherine II ont à peine laissé des souvenirs. L'exemple des souverains a toujours sur leur cour une grande influence, et nulle part plus qu'en Russie cette influence ne se fait sentir. Aussi l'impératrice-mère, dont la vie est au-dessus de tout soupçon, a-t-elle exercé l'action la plus salutaire. Depuis, les vertus domestiques de Nicolas et de l'impératrice ont corroboré des principes respectés par tout le monde aujourd'hui. La société de Saint-Pétersbourg est remarquable par une grande régularité. Quant aux hommes, la délicatesse de moeurs, habituelle à l'occident de l'Europe, leur est encore inconnue, et peut-être en trouverai-je une explication naturelle.

Les institutions et les circonstances dans lesquelles se trouvent les sociétés sont dans des conditions déterminées. Les hommes en reçoivent plus particulièrement l'empreinte. Or trois choses, à mon avis, ont donné aux Allemands, aux Français et aux Anglais cette noblesse de coeur qui les distingue.

Je place en première ligne la chevalerie et son esprit, cet effort des temps barbares pour arriver à un état meilleur: association des bons contre les mauvais, élan généreux vers la vertu la plus sublime, le sacrifice de soi-même au profit des autres. Elle a dû avoir une grande influence sur les moeurs; et, quand son but a été rempli, quand la marche de la civilisation l'a rendue moins nécessaire, il en est resté une galanterie, un respect de soi-même, une dignité personnelle qui, en général, ont été et sont encore l'apanage des classes élevées.

Je place ensuite l'influence salutaire du clergé. Un clergé riche, instruit et puissant, dont l'instruction supérieure a servi puissamment au développement des lumières, a été, aux yeux des peuples, un exemple vivant de dignité et d'indépendance morale. Ses hautes vertus et ses enseignements ont épuré les moeurs; ses écarts mêmes ont semblé produire le même résultat, car, si, à une époque déjà loin de nous, la corruption s'y est montrée, la réforme en a été la suite, et alors le rigorisme a remplacé le relâchement.

Enfin je mentionnerai une troisième puissance de la société, l'ordre judiciaire. La magistrature, de bonne heure, s'est rendue respectable par ses lumières et par son intégrité. La justice, on le sait, est le premier besoin des hommes. Là où l'autorité l'assure, les individus se dispensent de chercher à se la faire eux-mêmes; et il en résulte le maintien du bon ordre et de la paix intérieure. Quand il en est autrement, la confusion et les désordres en sont les conséquences; car, sous prétexte de se faire justice, chaque individu, juge dans sa propre cause, s'abandonne bientôt à ses passions, et alors il n'y a aucun frein aux crimes, aux vengeances, à la corruption.

En Russie, ces trois éléments de bon ordre et d'éducation pour le peuple ont manqué à la fois. La chevalerie n'y a jamais existé; le clergé est ignorant et pauvre; la justice civile et criminelle avait un tarif pour ses décisions. L'état de confusion, il est vrai, où se trouve la législation, qui n'est qu'une collection des ukases rendus, en diverses circonstances, pour des faits particuliers, véritable dédale où l'on ne sait comment se retrouver; cet état de confusion, dis-je, se prête merveilleusement à l'arbitraire, au caprice et à la corruption. Ce sera un des plus grands bienfaits de l'empereur actuel envers ses peuples que le code dont il a ordonné la rédaction. Il établira, dans peu d'années, un mode régulier de jugement, et, en simplifiant les questions, il garantira la surveillance du gouvernement, l'équité et la régularité des décisions.

Les causes que je viens d'indiquer ont exercé une influence fâcheuse sur les moeurs de la haute classe de la société. Si l'on ajoute à cela la puissance immense du maître, qui, d'un mot, peut anéantir ce qu'il y a de plus grand ou élever ce qu'il y a de plus petit, sa présence partout, son action sur tout, on comprendra à quel point les caractères ont pu se dégrader. On croira donc sans peine tout ce qui a été dit sur la haute classe en Russie et répété trop souvent ailleurs, pour que j'en parle davantage ici; mais je dirai que l'administration proprement dite, les agents du gouvernement, dépositaires de deniers et de matières, passent en général pour être dilapidateurs. On prétend qu'il n'y a pas un régiment sur lequel le colonel ne spécule; pas un magasin dont le gardien ne vende une partie à son profit; pas un administrateur qui n'ait des intérêts personnels opposés à ceux du souverain. Tel capitaine de vaisseau vendit, dans ses voyages, ses approvisionnements, ses agrès et jusqu'à ses canons. Comme il n'y avait pas, lorsque j'étais en Russie, au moins, de mode régulier et journalier de comptabilité, rien ne garantissait la conservation des approvisionnements maritimes. Aussi, au moment où l'empereur est monté sur le trône, il y avait trente ans qu'aucune comptabilité n'avait été arrêtée. Nicolas, dont la pensée et la volonté est de rétablir l'ordre, y parviendra s'il est dans la puissance d'un homme de le faire. Actif, ferme, laborieux, ayant devant lui un grand nombre d'années à y consacrer, il a entrepris un travail à l'imitation de ceux d'Hercule.

Peu après mon arrivée à Saint-Pétersbourg, il envoya dans le port d'Arkhangel un de ses aides de camp pour prendre une connaissance détaillée des faits et de la situation des choses, et préparer des poursuites. Ayant eu avis de graves dilapidations commises dans le port de Cronstadt, il envoya, afin de les constater et de connaître les coupables, un officier de confiance pour faire mettre devant lui les scellés sur les magasins. Cette démarche annonçait une suite d'opérations; mais tous ces calculs furent déjoués. Un incendie consuma les magasins, et les comptables eurent ainsi bientôt rendu les comptes de leur gestion pendant un grand nombre d'années. Les sages mesures de l'empereur se trouvèrent dès lors sans effet.

Divers voyageurs ont rendu un compte détaillé des choses curieuses et dignes de remarque que renferment Saint-Pétersbourg et les environs. J'en dirai cependant un mot ici, et j'exprimerai succinctement les réflexions que leur vue m'a inspirées.

La manufacture d'Alexandrowsky, premier établissement que je visitai, est une filature de coton d'une grande beauté. Le nombre des ouvriers s'élève à six mille. Il y règne un grand ordre. Les machines à vapeur sont belles. En général cette manufacture offre un coup d'oeil satisfaisant et présente l'idée d'une bonne direction. Un Anglais est placé à sa tête. Les produits sont beaux; cependant les fils sont loin d'atteindre la finesse obtenue en France et en Angleterre, et on a renoncé à produire divers numéros.

Cette fabrique, appartenant à l'empereur, était sous la protection particulière de l'impératrice-mère, et le personnel des ouvriers, composé uniquement d'enfants trouvés. À vingt ans, ils sont libres et s'engagent volontairement à la fabrique, ou la quittent, s'ils le préfèrent. L'administration a pourvu, non-seulement à leur instruction pour leur assurer les moyens de gagner leur vie par leur propre industrie, mais encore elle tend à leur former, par des retenues sur le prix de leurs travaux, un petit capital suffisant pour leur fournir une première ressource. Par suite il se trouve que les enfants trouvés sont véritablement une classe privilégiée. Un enfant légitime, fils d'un paysan, ne peut être affranchi que par la volonté de son seigneur. Il est tel paysan, livré au commerce et ayant acquis des millions, qui ne peut, à aucun prix, obtenir sa liberté, tandis que l'enfant trouvé, n'appartenant à personne, mais protégé par le gouvernement, entre dans la société avec tous les droits d'un citoyen. D'après cela, avec le temps, cette classe aura beaucoup contribué à la formation d'une espèce de bourgeoisie enrichie par le commerce et l'industrie.

Malgré la belle apparence de cette fabrique, je la crois d'un faible produit pour le gouvernement. Elle doit être plus à sa charge qu'à son profit. En la considérant comme école pour les ouvriers, elle devrait favoriser par tous les moyens les établissements particuliers et ne pas leur présenter souvent une rivalité funeste.

En général, quand un gouvernement veut naturaliser chez lui une industrie, il doit faire les premiers frais, parce qu'il est assez riche pour supporter les pertes qui accompagnent toujours les débuts; mais, quand l'éducation est faite, quand l'industrie, naturalisée, peut être exploitée avec succès par les particuliers, il doit se retirer de la concurrence et leur céder ses établissements. Tout le monde s'en trouve bien; le gouvernement ne dépense plus, et les particuliers n'ont plus à craindre un rival pourvu de trop d'avantages et trop favorisé. C'est d'après ce principe qu'il y a bien des années, étant premier inspecteur général de l'artillerie, j'ai décidé le gouvernement à renoncer à la possession d'une manufacture d'armes de luxe, établie à Versailles, fort dispendieuse, mais qui n'en a pas moins prospéré quand elle est devenue propriété particulière.

La fabrique de glaces, que je vis ensuite, est remarquable par la dimension des ouvrages qui en sortent; cette manufacture est productive pour le gouvernement. On y polit les glaces à la machine; mais ce polissage est moins parfait qu'en France, où il se fait à la main.

Là manufacture de porcelaine, située dans le voisinage, ne mérite aucune mention et ne devrait pas être montrée aux étrangers.

La Monnaie, placée dans la forteresse, est très-belle et très-curieuse à voir. Cet établissement a atteint un degré de perfection très-supérieur à ce qui existe en France, ou au moins y existait il y a peu d'années. Une machine à vapeur de la force de soixante chevaux, construite à Saint-Pétersbourg, est une des plus belles et des meilleures que j'aie jamais vues fonctionner. Les Anglais ne font pas mieux, et nous, nous faisons beaucoup moins bien. Toutes les pièces de monnaie sont frappées au moyen d'un moteur commun, et l'on en frappe jusqu'à six et sept à la fois. Le travail relatif à l'épurement de l'or des mines de Sibérie s'exécute au moyen de l'acide nitrique. Cette méthode est plus économique que l'emploi du mercure, dont on fait usage dans d'autres pays. Les pièces de monnaie sont assez belles. Elles présentent une singularité remarquable. Elles ne sont pas à l'effigie du souverain. Depuis Paul, les empereurs de Russie ont fait cet acte de modestie. Du temps de Catherine II, elles portaient son image.

Une chose digne d'une grande admiration est l'école des mines. La manière dont elle est tenue et organisée, ne laisse rien à désirer. L'instruction donnée est complète et la place déjà à la hauteur de tout ce qu'il y a de mieux en Europe en ce genre. Des galeries, construites à l'imitation de celles d'exploitation, où les différents minéraux sont placés dans leurs gangues habituelles, et avec leur physionomie naturelle, complètent l'instruction des élèves et leur donnent, pour ainsi dire, des connaissances pratiques.

Rien, au surplus, n'est d'un plus grand intérêt pour l'empire russe que la formation de bons ingénieurs des mines. Les richesses immenses, renfermées dans les monts Ourals, mises chaque jour davantage à découvert, semblent destinées à compléter ses moyens de puissance. Quand, aux avantages d'avoir à la fois des armées braves, nombreuses et instruites, des peuples animés de ce dévouement sans bornes, apanage du premier âge des nations sous une direction éclairée, il joindra encore la possession de grands trésors, on se demande comment on pourra lui résister.

Les résultats obtenus dans l'exploitation des mines d'or, en peu d'années, et avant d'avoir un grand nombre d'ingénieurs suffisamment instruits, sont à peine croyables. À l'exploitation des mines de fer a été ajoutée celle des mines de cuivre, et maintenant voilà des mines d'or tellement riches, qu'on était parvenu, à l'époque dont je parle, et au moment où l'exploitation était encore dans l'enfance, à récolter par an pour douze millions de francs d'or, quand les mines d'Amérique, celles du Brésil, du Mexique et du Pérou, n'ont jamais donné, d'après M. de Humboldt, que soixante millions par année. Au moment où j'écris, les produits sont presque doubles.

Il y a deux natures d'exploitation, celle des mines en filon, et celle des sables aurifères. Depuis le commencement de l'exploitation des mines d'Amérique, le plus gros morceau d'or natif qu'on ait recueilli pèse trente-six livres. Il est déposé au cabinet d'histoire naturelle de Séville. À peine quelques coups de marteau avaient été donnés dans les galeries des monts Ourals, qu'un morceau d'or de vingt-quatre livres a été trouvé. Il est exposé à l'école des mines de Saint-Pétersbourg. L'espace occupé par les sables aurifères présente une surface de deux mille verstes carrées. L'exploitation de ces sables n'a rien de dispendieux. Ils sont à la superficie. Ils rendent peu par le lavage; mais, en traitant le minerai par le feu, avec le plomb ou au moyen du mélange avec le mercure, les produits, d'abord tiercés, ont fini par être décuplés.

Pour donner une idée de la progression des recherches utiles faites dans les exploitations, je citerai, comme exemple, ce qui s'est passé sur les terres d'un particulier russe, le comte Demidoff, dont le nom est assez connu. Il y a trente ans, ses forges en Sibérie lui rapportaient quinze cent mille francs. Les mines de cuivre, trouvées près de ses mines de fer, ont doublé sa fortune; et celles d'or, reconnues ensuite, l'ont augmentée encore d'une somme pareille.

L'école des mines, si utile, si complète, ne coûte presque rien à l'État, et cette observation s'applique à bien d'autres établissements, dont je rendrai compte; car leur bas prix est à peine croyable. Pour celui-ci, l'empereur débourse seulement cent trente mille francs par an. Avec cette somme, soixante-dix élèves, nommés par lui, sont entretenus. L'établissement reçoit en outre trois cents étrangers payant huit cents francs, qui y acquièrent l'instruction la plus étendue.

Un autre établissement, dont j'ai approfondi les détails avec un vif intérêt, est celui des voies de communication, autrement dit, dans le langage français, ponts et chaussées. Fondé par l'empereur Alexandre, au moyen d'ingénieurs des ponts et chaussées français, mis à sa disposition par Napoléon, il est sous les ordres de l'un d'eux, le général Bazaine, son chef aujourd'hui. Homme d'un mérite supérieur, le général Bazaine jouit avec raison d'une célébrité méritée. Cet établissement était alors sous une sorte de surintendance du duc Alexandre de Wurtemberg, oncle de l'empereur, homme d'esprit, mais dont l'intervention était plus nuisible qu'utile. Instruit seulement d'une manière superficielle, il commettait souvent de grandes erreurs qu'il soutenait par son esprit et sa position.

Ce corps nombreux fait le service de tout l'empire. Il a été augmenté depuis peu, et porté jusqu'à six cents ingénieurs. Les connaissances exigées sont très-étendues, et peut-être trop étendues; car on y comprend les connaissances propres aux ingénieurs militaires, afin de les mettre à même de remplacer ceux-ci au besoin.

L'école se compose de cent élèves, dont quatre-vingt-dix sont entretenus aux frais de l'empereur, et les dix autres à leurs propres dépens ou à ceux de l'impératrice ou des princes de la famille impériale. Elle ne coûte que cent trente mille francs par an. Les sommes consacrées aux travaux publics sont fixées chaque année à six millions, dont moitié pour entretien et moitié pour constructions nouvelles.

Une remarque faite par le général Bazaine, et dont il m'a fait part, est digne d'être consignée ici. Les Russes sont par leur nature éminemment gens d'imitation. Ils arrivent vite à un degré de connaissances assez élevé, mais s'arrêtent à une limite qu'ils ne peuvent presque jamais dépasser. La direction de cette école lui a donné l'occasion de faire constamment cette observation.

La Russie est très-avancée pour sa navigation intérieure. Ses belles et grandes rivières ayant peu de pente, l'absence des montagnes sur cette immense surface, entre les monts Karpathes et les monts Ourals, a rendu facile la construction des canaux qui lient la navigation des fleuves et la complètent. On y ajoute encore chaque jour; mais dès à présent ou d'ici à très-peu de temps on pourra aller, par les eaux intérieures, de la Baltique à la mer Glaciale, des mers Baltique et Glaciale aux mers Noire et Caspienne. Tous les travaux s'exécutent à si bas prix en Russie, les moyens d'exécution sont si abondants, qu'il n'y a pas d'entreprise qu'il ne soit facile de mener à bien. La nature même semble s'y prêter par le peu d'obstacles que les localités présentent. On doit donc trouver tout simple qu'ils soient déjà très-avancés.

Les principales communications, indépendamment de la navigation propre de beaucoup d'autres rivières, sont les suivantes:

1º Communication de Saint-Pétersbourg avec le Volga et la mer Caspienne par le canal de Ladoga.

2º Communication du Volga avec la mer Blanche et Arkhangel par la Dwina du nord. Ainsi, dès à présent, un bateau partant de Saint-Pétersbourg peut aller à Arkhangel et de là à Astracan.

3º On établit en ce moment une communication entre le Volga et la Dwina du midi par la Moskowa.

4º On exécute une communication, entre la Vistule, le Niémen et la mer, qui détournera ainsi tout le commerce dont Dantzig est l'entrepôt.

5º Enfin on lie le Don et le Volga de manière à établir une navigation directe entre la mer Noire et la mer Caspienne.

De pareilles lignes de communication sont de puissants éléments de richesse et de prospérité!

L'école du génie militaire est établie dans le palais Michel, dans ce palais qu'occupait Paul, où il s'était fortifié et où il a péri. J'ai vu cette école en détail, et je n'ai trouvé que des éloges à lui donner. L'instruction des élèves m'a paru complète et à peu près la même que celle des élèves de l'école de Metz. Le général Opperman, sous les ordres duquel elle est placée, est un homme distingué. Des plans en relief des places principales de l'empire, à l'instar de ce qui existe aux Invalides, sont exécutés. On y voit la place de Swenborg en Finlande, sans doute aussi forte que Gibraltar. On a représenté dans cette collection de reliefs le champ de bataille de la Moskova. Des reliefs de cette étendue ne satisfont pas l'esprit et ne donnent pas le sentiment des localités. J'ai vu à cette école des planches en cuivre, revêtues d'un enduit particulier, possédant les propriétés des pierres à lithographier, et formant un appareil portatif et propre au service de la guerre.

On me montra en détail l'établissement de l'état-major, dont les attributions se composaient alors du personnel de l'armée, du mouvement, des opérations et de la partie qui tient à l'art. Il rappelait assez notre organisation sous l'Empire, où presque tout aboutissait au prince de Neufchâtel, major général. Une chose passagère et accidentelle chez nous, et qui tenait à ce que Napoléon était son véritable ministre et s'occupait des moindres détails de son armée, avait été rendue systématique et permanente en Russie. Le véritable ministre de la guerre y était le major général, rendant ses comptes journaliers à l'empereur, prenant ses ordres et les transmettant. Le ministre de la guerre était chargé du matériel; mais l'empereur Nicolas a depuis détruit cette organisation insolite. Le ministère de la guerre aujourd'hui renferme dans ses attributions tout ce qui concerne l'armée. Comme l'armée est constamment organisée en corps d'armée de deux ou trois divisions, avec leur cavalerie, leur artillerie, leur administration, leurs ambulances, etc., la correspondance avec les corps se fait par l'intermédiaire des généraux qui commandent.

Le dépôt des cartes et des plans est extrêmement soigné. Tout ce qui tient à la topographie ne laisse rien à désirer. Le général Diebitsch, alors à la tête de l'état-major, avait des connaissances étendues et donnait aux travaux une direction éclairée. Cent quatre-vingts commis suffisaient à toute la correspondance. Toutes les branches des arts et des sciences, qui ont rapport au service militaire, sont réunies dans cet établissement. Il y a jusqu'à des ateliers pour la fabrication des instruments de mathématiques et d'astronomie. Une imprimerie y est attachée; mais, comme le service particulier pour lequel elle est créée ne suffit pas à l'employer constamment, elle sert au public.

On a attaché à l'état-major un comité de perfectionnement, pour juger toutes les inventions nouvelles. Je regarde cette dernière institution comme une des meilleures et des plus utiles; nous en aurions grand besoin en France; car autant il est sage de se préserver des innovations qui ne sont pas suffisamment motivées, autant il est funeste de négliger d'adopter les inventions dont les effets peuvent être salutaires. C'est une vérité incontestable pour la société en général, mais dont l'application est plus vraie encore pour l'art de la guerre à l'époque où nous sommes, si féconde en découvertes et en applications utiles. Comme un premier succès a souvent des conséquences graves pour l'avenir et influe quelquefois puissamment sur la destinée des États, rien ne doit être négligé pour l'obtenir.

Nous avons, en France, une beaucoup trop grande idée de notre supériorité, et en général de tout ce que nous possédons. Par suite de ce sot et ridicule orgueil, nous sommes habituellement en arrière de toutes les autres puissances pour l'emploi des choses utiles. En Russie, c'est le contraire. On est avide de connaître et on cherche avec empressement le meilleur emploi de ses moyens. L'établissement de ce comité de perfectionnement (idée heureuse), composé d'hommes capables, à même de choisir, d'adopter, d'approuver ou de rejeter, offre certainement de grands avantages. J'ai passé ma jeunesse à entendre vanter notre artillerie, et nous avions certainement alors le plus mauvais matériel de l'Europe. Si on s'est occupé d'une manière un peu efficace des fusées à la Congrève, c'est à mes instances, à mon retour de Russie, que la France en est redevable; c'est à une espèce d'obsession et de violence que j'ai exercée auprès du ministre de la guerre.

Parmi les choses les plus dignes d'éloges que renferment Saint-Pétersbourg et les principales villes de Russie, je placerai les hôpitaux militaires. On a adopté l'usage des hôpitaux régimentaires. Les malades ont, pour garantie des soins dont ils sont l'objet, l'esprit de famille propre aux corps militaires et la sollicitude de leurs chefs. Chaque régiment a un établissement pour trois cents hommes qu'il entretient au moyen d'un abonnement. Une journée de malade lui est payée par l'État soixante-quinze centimes. Quand le régiment se met en marche, il emporte avec lui une partie de son matériel, de manière à pouvoir soigner quatre-vingts hommes. S'il ne doit pas revenir, il remet le surplus à l'administration, qui lui en tient compte. Pour assurer la bonne qualité des médicaments, l'État se charge de les lui fournir d'après un tarif. Les hôpitaux, en général spacieux et aérés, présentent l'aspect de soins satisfaisants et minutieux.

À Saint-Pétersbourg, il y a, indépendamment des hôpitaux régimentaires, un grand hôpital pour douze cents hommes, destiné à recevoir, en cas de mouvement, les malades que les corps seraient obligés de laisser en arrière. Ce système régimentaire, bon partout, est indispensable dans un aussi grand pays, où les villes sont rares et éloignées les unes des autres. Aussi donne-t-il les plus admirables résultats. Les guérissons sont promptes, les convalescences sont courtes, et l'armée russe, qui est si nombreuse, ne compte pas en totalité, en y comprenant les troupes sédentaires de police et tout ce qui reçoit ration par jour, plus de vingt ou vingt-cinq mille malades.

J'ai en beaucoup moins de motifs d'admiration en visitant l'arsenal. Il y a de grands magasins et de beaux ateliers, mais fort inférieurs à ce que l'on voit dans nos grands établissements en France. La salle d'armes cependant contient cent cinquante mille fusils. Ces fusils sont bons et leur modèle se rapproche de celui des nôtres. Le prix en diffère beaucoup. Ils coûtent de seize à dix-huit roubles, environ moitié du prix de France. La forgerie est belle. Les pièces sont forées et tournées en même temps. La fonderie est misérable. Elle est encore dans l'enfance de l'art. Il est singulier que les diverses branches du même service présentent de pareils disparates. Les chefs de l'artillerie m'ont paru avoir une instruction théorique fort bornée, et je suis autorisé à croire que les troupes de l'artillerie, très-fortes dans l'exécution des manoeuvres, sont commandées par un grand nombre d'officiers dont l'instruction théorique laisse beaucoup à désirer.

Une école d'artillerie assez bonne fournit une partie des officiers, et ceux-là sont les plus instruits. On peut comparer leurs connaissances à celles que l'on exigeait en France, pour le même service, à l'époque où je suis entré dans l'artillerie. Le nombre des officiers admis par cette voie est le plus petit de beaucoup. Ils reçoivent divers avantages, et, entre autres, ils ont en entrant un grade supérieur à celui des officiers qui sortent du corps des cadets ou des sous-officiers. Ceux qui sortent du corps des cadets sont les plus nombreux, et leurs connaissances théoriques sont à peu près nulles. Enfin, une troisième classe tire son origine du corps des sous-officiers. On exige de ceux-ci un examen à peu près semblable à celui que subissent les cadets. Ainsi ce ne sont pas des savants; mais ces connaissances, ajoutées à celles qui résultent de l'expérience et de l'habitude du service, leur donnent une valeur réelle, et peut-être serait-il dans l'intérêt bien entendu du service d'augmenter le nombre des emplois qui leur sont donnés, en diminuant celui qui est dévolu aux cadets. Le corps des sous-officiers, si important, en recevrait des encouragements et de la considération.

Il y a un autre établissement, où des fils de soldats d'artillerie sont réunis. Ils reçoivent quelque instruction théorique, une plus grande instruction pratique, et sortent de là pour entrer dans le corps comme sous-officiers.

Mais j'arrive maintenant à ce qui m'a paru au-dessus de tout éloge: c'est le système adopté, avec autant d'intelligence que d'économie, pour venir au secours des serviteurs de l'État et donner une éducation convenable à leurs enfants. Le premier besoin d'une société dont la civilisation est encore reculée consiste dans l'instruction. Aussi la première sollicitude du gouvernement, en Russie, est-elle de la répandre. Jamais conceptions plus vastes n'ont eu lieu en ce genre, et jamais résultats n'ont mieux répondu aux calculs et aux espérances. Ces établissements, commencés sous Catherine II, continués sous Paul, développés sous Alexandre, ne péricliteront pas sous leur successeur Nicolas, dont les sentiments sont paternels et l'esprit juste, qui a du positif dans tout ce qu'il entreprend, en sent toute l'importance, et j'ai la conviction qu'il trouve une grande douceur à répandre un genre de bienfait dont la distribution est si facile et dont les fruits sont si assurés. Quel encouragement pour celui dont la vie est consacrée à la défense de son pays, à la gloire de son souverain, que de voir le sort de ses enfants assuré d'avance par l'empereur, chef de la grande famille qui les adopte et se charge de leur avenir! Je ne connais rien de plus touchant, de plus moral et de plus politique. Voici un aperçu de ces établissements.

Le premier corps des cadets reçoit jusqu'à douze cents enfants. Admis dès l'âge de huit ans, ils sont divisés en cinq compagnies. Au-dessus de dix ans, on les place dans un local séparé; les autres sont soignés par des femmes. Les plus âgés, c'est-à-dire de dix ans et au-dessus, divisés en quatre compagnies, apprennent successivement le russe, le français et l'allemand, la géométrie, la fortification, les éléments de chimie, de physique et tout ce qui est relatif au service militaire. Quand ces jeunes gens ont justifié qu'ils possèdent les connaissances exigées, ils sont envoyés dans l'armée ou dans l'artillerie, où ils occupent des emplois d'enseignes. Un musée, rempli de modèles de tous les genres, est à leur disposition. Des reliefs de fortifications indiquent les divers systèmes, comme aussi les travaux d'attaque et de défense de place, et facilitent merveilleusement l'étude de cette partie de l'art de la guerre. Cette manière d'étudier ne suffirait pas pour faire des ingénieurs, mais elle satisfait à tous les besoins du service de la ligne.

Trois autres établissements du même genre existent: le deuxième corps des cadets, le régiment des nobles, les cadets de la marine, ainsi que les pages, qui sont au nombre de cent quatre-vingts. L'empereur entretient ainsi et pourvoit à l'éducation et au placement de quatre mille enfants nobles ou fils d'officiers. Il y a d'autres établissements semblables à Moscou et dans d'autres gouvernements. Ainsi un officier, homme de coeur, peut faire le sacrifice de sa vie à l'État et mourir pour l'empereur sans que des inquiétudes sur sa famille viennent le détourner de ses devoirs et troubler ses derniers moments. Je le répète, je ne connais rien de plus admirable, rien de plus utile au monde. Six cents francs par individu sont les frais supportés par l'État.

Le complément de ces établissements de bienfaisance se trouve dans les établissements destinés aux fils des soldats. Chaque régiment de la garde a une école, et chaque chef-lieu de gouvernement a un établissement semblable. Moscou possède l'établissement principal, il renferme six mille enfants de tout âge, réunis dans la même maison. Le nombre total des enfants des soldats entretenus et élevés aux frais de l'empereur, était, à l'époque dont je parle, de soixante-cinq à soixante-dix mille. Jamais bienfaisance n'a été plus éclairée et établie sur une aussi grande échelle.

La première condition dans toutes ces écoles, c'est-à-dire la salubrité, est remplie par de vastes salles bien tenues, une grande propreté, un habillement convenable et une nourriture qui est saine et abondante sans être recherchée. L'instruction se compose de l'étude de la langue russe, du dessin, de la géométrie, de la musique, de l'arpentage et de quelques autres arts. Une discipline sévère y est maintenue, et les soins les plus minutieux se rencontrent constamment et partout. Des officiers de l'armée et des élèves sortant de ces maisons d'éducation en sont les chefs et les instituteurs.

L'économie est si bien observée dans ces établissements, que, quoiqu'ils soient pourvus convenablement de toutes choses, la dépense totale, dans un des lieux les plus chers, à Moscou, ne s'élève, en y comprenant tous les frais quelconques, les appointements des chefs et l'entretien des bâtiments, qu'à soixante francs par an et par individu. C'est une chose à peine croyable, mais constatée. Quand on calcule les effets qui doivent en résulter pour la prospérité intérieure, on ne saurait trop admirer l'ingénieuse pensée, mère de cette création.

Les élèves, une fois formés, satisfont aux divers besoins de la société. Une partie est envoyée dans les régiments pour y remplir les fonctions de sous-officiers; d'autres sont placés comme arpenteurs-géomètres dans les gouvernements; d'autres deviennent des musiciens dans les chapelles, dans les théâtres, et enfin chaque propriétaire riche qui, pour ses exploitations ou ses manufactures, à besoin d'individus intelligents et instruits en demande et en obtient. Dans un certain nombre d'années, ils auront contribué puissamment à la création d'une classe intermédiaire dont la Russie est presque totalement privée.

Mais ces établissements ne sont pas les seuls sur lesquels la bienfaisance de l'empereur s'est étendue. Elle embrasse aussi les enfants de l'autre sexe. Le plus important est connu sous le nom de couvent. Il renferme sept cents jeunes filles. Il est divisé en deux parties distinctes: l'une, pour la noblesse, se composait de quatre cent soixante individus; l'autre, pour la bourgeoisie et les filles de sous-officiers faits officiers. Cette maison d'éducation était placée sous la protection de l'impératrice-mère. Les enfants y sont reçus de huit à dix ans. L'instruction qu'on y donne porte sur une multitude d'objets; mais elle est très-superficielle et traite de choses fort abstraites; elle-ne peut pas porter des fruits durables. De là sortent les gouvernantes destinées à élever les enfants dans les grandes maisons et dans les instituts particuliers et de province.

Les filles de beaucoup de généraux et de gens très considérables y sont élevées. Elles y trouvent l'avantage d'être connues et distinguées par l'impératrice et la famille impériale, qui portent un vif intérêt à cet établissement. En général, les sujets qui en sortent répondent aux soins dont ils ont été l'objet, principalement sous le rapport des moeurs et de la religion. On leur apprend le russe, le français, l'allemand, la littérature de ces langues, la géographie, l'arithmétique et la géométrie, la physique, la chimie, l'histoire naturelle, le dessin, la musique et les ouvrages de main. Elles chantent ensemble et en parties sans instrument, jusqu'au nombre de deux cents, avant leur repas. Ces belles voix fraîches et virginales, ces concerts, exécutés avec une rare perfection, donnent un avant-goût de la musique des anges.

Les professeurs des sciences m'ont paru d'une instruction fort médiocre. Madame Adelsberg, placée à la tête depuis vingt-cinq ans, est une femme considérée et fort respectable. Elle a élevé dans leur premier âge l'empereur actuel et le grand-duc Michel.

Une grande émulation se montre parmi toute cette jeunesse. Les punitions sont très-rares, et les moyens d'encouragement fondés sur des distinctions. Les fonds annuels formant la dotation du couvent montent à cent mille francs. L'empereur y ajoute chaque année cent quatre-vingt mille francs de sa cassette. Il nomme à cent places de demoiselles nobles, et à autant de filles de bourgeois. Les autres places sont remplies par des enfants élevés aux frais de leurs familles. Dans la section des filles nobles, elles payent onze cent quatre-vingt-dix francs par an, et dans celle des filles de bourgeois, six cents francs seulement. Il y a aussi quelque différence dans l'étendue de l'instruction de ces deux classes.

J'ai rendu un compte succinct des établissements de bienfaisance que j'ai visités; mais je ne saurais trop faire l'éloge de tous les soins éclairés et minutieux qui ont présidé à leur création, et qui sont observés dans leur direction. Tout y est plus beau et mieux qu'ailleurs. La cause en est facile à découvrir. On les a faits d'un seul jet et assez récemment. On a pu tailler en plein drap. Avant de commencer, on a pris pour modèles les meilleurs établissement de l'Europe, et l'on a souvent apporté à ceux-ci des perfectionnements reconnus utiles. En France, par exemple, et dans les vieux pays, la charité a fondé, il y a plusieurs siècles, des hôpitaux; mais alors mille soins, dont aujourd'hui on connaît l'importance, étaient inconnus. Ce sont d'anciens bâtiments, dans de vieux quartiers, qui présentent peu de salubrité. On les a améliorés sans doute, mais sans pouvoir détruire complétement les vices primitifs. En Russie, c'est tout autre chose: on a trouvé table rase, et tout a été fait sur un plan arrêté d'avance, après avoir tout prévu.

Avant de rendre compte de ce que j'ai vu dans les environs de Saint-Pétersbourg, je dirai encore un mot sur cette ville et sur le caractère particulier de son matériel. Je consignerai ici les observations qui me sont venues à l'esprit. Elle est sans contredit la ville la plus régulière de l'Europe, ayant été construite comme on ferait bâtir un château, après en avoir adopté le plan. Son architecture est prétentieuse, et les colonnes, bel ornement des palais et des établissements publics, ont été prodiguées partout. Chaque maison particulière un peu importante a sa colonnade et son péristyle. Ces péristyles ouverts, ces cotonnades entourant autrefois les temples des anciens, étaient appropriés au climat et offraient un supplément de logement et d'abri pour les subalternes et pour le peuple. Dans les climats du Nord, elles présentent un contre-sens, et ici l'abus est poussé à un excès dont on ne peut pas se faire idée. La grande largeur des rues, le peu d'élévation des maisons, répandent la population sur une surface immense. Cette ville, qui est au moins aussi grande que Paris, n'a pas quatre cent mille habitants: on juge de l'effet. En général, une ville est vivante par l'accumulation de sa population réunie sur une petite surface. Pour cela les maisons doivent être élevées et les rues étroites. Ici c'est tout juste l'opposé. On peut bien avoir, comme à Paris, des quartiers à places et à rues de larges dimensions, mais il faut d'autres quartiers où la population soit entassée. Pendant le jour elle se déverse et circule dans les quartiers moins populeux; elle leur donne ainsi la vie qui leur manque. Ensuite, cette direction droite des rues, permettant d'embrasser un espace immense d'un seul coup d'oeil, ajoute à la tristesse et à la monotonie de cette ville, malgré son élégance et sa beauté.

Le palais, en le considérant dans son ensemble, c'est-à-dire avec l'Ermitage, est très-vaste, beaucoup moins grand cependant que l'ensemble des Tuileries et du Louvre. L'architecture du palais d'hiver est lourde et de mauvais goût. Bâti à une mauvaise époque pour les beaux-arts, vers le premier tiers du siècle dernier, plus grand dans ses dimensions, il rappelle le palais de Berlin. On croirait ces deux palais construits par le même architecte, curieux de répéter son premier ouvrage. Des statues fort médiocres en décorent le faîte. Saint-Pétersbourg, comme toutes les villes russes, renferme une multitude d'églises, mais elles sont très-petites. Elles passeraient chez nous pour des chapelles. La plus grande, d'une construction récente, bâtie ou finie sous Alexandre, l'église de Kasan, est cependant d'une certaine grandeur. Elle est obstruée par une multitude de colonnes de granit qui occupent une grande partie de l'intérieur, dont la dimension n'est en rapport ni avec l'élévation ni avec sa surface. On s'occupe de la construction de l'église d'Isaac. Ici tout sera d'un grand style et de la plus vaste dimension. Cette église, assure-t-on, sera, après Saint-Pierre de Rome et Saint-Paul de Londres, la plus grande de la chrétienté. Elle est construite toute en granit rouge de Finlande. Quarante-huit colonnes de la même matière, de cinquante pieds de hauteur, et chacune d'un seul morceau, la décoreront à l'extérieur. Ces colonnes, du poids de deux cent cinquante mille livres, sont transportées sur des bâtiments faits exprès, du port de cinq cents tonneaux. Chaque bâtiment en reçoit deux à la fois. M. de Montgeraud, architecte français, dirige tous les travaux. Il a imaginé les appareils nécessaires pour mouvoir ces masses. Quarante-huit poêles doivent être placés dans l'intérieur pour la chauffer; mais une partie sera placée à la région supérieure, afin de rendre la température uniforme et d'empêcher les vapeurs condensées de retomber en pluie, comme il arrive quelquefois dans l'église de Kasan. On estimait alors la dépense totale à vingt-cinq millions de francs, et le temps nécessaire à son achèvement, à vingt-quatre ans. Ce sera un grand et beau monument, digne de la capitale d'un grand souverain.

Beaucoup de choses encore sont à remarquer à Saint-Pétersbourg: le palais de marbre, situé sur le quai, plus haut que l'Ermitage, l'habitation du grand-duc Constantin, quand il venait à Saint-Pétersbourg; le palais d'Anitchkov, situé sur la Perspective, demeure du grand-duc Nicolas, avant son arrivée au trône; le palais de la Tauride, construit par Potemkin pour donner une fête à l'impératrice Catherine; le palais du grand-duc Michel, construction toute nouvelle, délicieuse habitation, où le bon goût le dispute à la magnificence; le musée, dont le vaste bâtiment désert attend les tableaux et les statues, destinés sans doute un jour à l'orner; enfin de très-grandes et très-magnifiques casernes, où quarante mille hommes peuvent être sainement et commodément établis.

Il y a encore à Saint-Pétersbourg deux choses qu'on ne saurait trop admirer. La première, la statue équestre de Pierre le Grand, ouvrage immortel du fondeur français Falconet, la plus belle de cette espèce existante au monde. Son attitude est sublime et correspond à la pensée. Pierre, après avoir gravi le rocher qui sert de base, étendant la main, semble dire: «C'est là que je bâtirai ma ville!» Et la seconde, le superbe quai de la Néva, de près d'une lieue de longueur, d'une grande largeur, revêtu du côté de la rivière par des constructions en granit, dont chaque pierre est de quatre-vingts à cent pieds cubes, et bordé du côté opposé par des palais ou de beaux hôtels. Cette immense rivière, avec l'île Basile, équivalant elle seule à une ville, la forteresse et les constructions de la rive droite forment un ensemble dont il est impossible de se faire une idée quand on ne l'a pas vu. Mais une pensée triste vient diminuer l'impression ressentie. Cette belle ville, résultat de plusieurs milliards employés à sa construction, ne peut être conservée qu'au pris de continuelles dépenses et de réparations constantes à cause de la rigueur de son climat destructeur. Le jour où l'éloignement du souverain, où l'abaissement de sa prospérité, diminueraient les moyens consacrés à son entretien, sa perte serait assurée. Ainsi on peut dire, s'il est permis de s'exprimer ainsi, que cette ville est condamnée à une éternelle jeunesse ou à périr.

Une circonstance embellit Saint-Pétersbourg et y ajoute un charme qu'on ne trouve que dans cette capitale. L'éloignement où Saint-Pétersbourg est du centre de l'empire, les devoirs ou les intérêts qui fixent une grande quantité de noblesse à la cour, empêchent beaucoup de grands seigneurs d'habiter leurs terres, situées à de grandes distances. Il en est résulté le besoin de créer une multitude de jolies maisons de campagne dans les environs, et particulièrement dans les iles de la Néva. Dans les autres capitales, dans la belle saison, ou un peu plus tôt ou un peu plus tard, chacun s'éloigne. Ici on se contente de changer de logement pour s'établir à une ou deux lieues au plus, et ce qui compose la haute classe se trouve toujours réuni. On pourrait appeler cette réunion de jolies campagnes dans les îles de Caminostro, de Yelagin, etc, la Ville d'Été. L'empereur Alexandre avait une maison charmante à Caminostro, et en a fait construire une autre à Yelagin. Cette dernière est la plus délicieuse résidence que l'imagination puisse créer. Il en fit hommage à sa mère, l'impératrice Marie. Elle est meublée uniquement avec des produits des manufactures du pays. Tout y est simple et magnifique à la fois. C'est la petite maison d'un très-grand souverain.

Je commençai mes excursions autour de Saint-Pétersbourg par Cronstadt. Ce point, par sa grande importance, méritait la préférence. Je me rendis à Cronstadt sur un bateau à vapeur; ce fut la première fois que je fis usage de ce moyen de navigation. C'est une admirable application de cette nouvelle force, devenue, pour ainsi dire, intelligente, qui se charge de produire tous les grands effets demandés, puissance nouvelle qui change l'état des sociétés et dont l'hommage a été fait à Napoléon. Il n'a tenu qu'à lui de s'en servir le premier pour l'exécution de ses desseins contre l'Angleterre, et, sans doute alors, il aurait réussi; mais son esprit routinier, si je puis m'exprimer ainsi sur un génie aussi extraordinaire, l'emporta alors sur ses autres facultés: sic voluere fata.

L'adoption de la navigation à vapeur diminue, en beaucoup de circonstances, l'importance de la science de la marine, mais cependant ne pourra jamais la détruire tout à fait. La sensation éprouvée sur un bateau à vapeur est qu'aucune combinaison n'est nécessaire à sa direction, tandis qu'elles sont si vastes, si variées et si multipliées dans la conduite des bâtiments à voile. Un bâtiment est dirigé par son timonier, comme un gros animal dompté obéit aux ordres et aux indications de son conducteur.

Les effets produits par l'inondation de 1824 étaient encore visibles. Deux forts, construits en bois, et destinés à la défense de la rade, avaient été rasés et détruits de fond en comble par les eaux: un seul était reconstruit. Un vaisseau de cent vingt canons, ayant été porté à terre, n'avait pu être remis à flot, et on s'occupait à le démolir. Les conditions naturelles de cet important établissement sont peu favorables. Le projet du général Bazaine, dont j'ai rendu compte, y remédierait en partie; car les vaisseaux pourraient mouiller dans la passe en arrière de la digue, et, par conséquent, être garantis contre une partie des grands efforts de la mer. En bâtissant des forts en pierre pour protéger la rade dans le lieu même où sont les forts en bois, on aurait d'autres abris d'un usage facile.

L'établissement de Cronstadt est grand et vaste, les casernes sont considérables, les magasins en rapport avec les besoins; mais tout est moins beau et beaucoup moins complet que dans nos grands ports: tout semble avoir encore un caractère de provisoire. Il est vrai que presque tout date de Pierre Ier. Une chose seulement est remarquable et digne d'envie: c'est l'immense bassin divisé en huit formes, pouvant servir à construire ou à radouber sept vaisseaux et une frégate à la fois. Chacune de ces formes peut se vider séparément au moyen d'une machine à vapeur.

L'armement de Cronstadt est très-considérable; mais les batteries du côté de la mer sont trop basses et auraient de la peine à résister au feu des vaisseaux. Il n'y a point de fourneaux à réverbère pour rougir les boulets, et une grande partie des parapets est en bois. La rade est défendue par divers forts, les uns en bois, les autres en pierre, qui croisent leurs feux entre eux et avec ceux du corps de la place. Malgré les mauvaises dispositions de détail, l'immense artillerie accumulée rendrait toujours l'attaque de Cronstadt une affaire difficile et chanceuse. Et puis, combien le grand éloignement des puissances qui pourraient avoir intérêt et moyen de l'entreprendre, la nature de la mer et de la côte, ajouteraient aux obstacles et aux dangers de cette opération!

Il existe à Cronstadt une école de pilotage et de bas officiers. Elle est bien tenue et établie sur un bon pied. L'instruction théorique qui y est donnée est suffisante sans être poussée trop loin. Cet établissement, comme tous les autres d'une nature analogue, est mené d'une manière paternelle et avec une grande économie. Il est de la plus grande utilité, et voici pourquoi: La navigation russe est encore peu étendue; le commerce forme peu de matelots. Il ne peut donc pas, comme en France et en Angleterre, offrir des ressources à la marine militaire ni lui fournir des hommes propres aux fonctions de contre-maîtres et de chefs d'équipage. Dès lors la prévoyance du gouvernement doit y pourvoir.

En général, je le dis de nouveau, on ne saurait trop admirer les soins pris en Russie pour l'éducation des enfants des serviteurs de l'État. Fils de matelots, fils d'employés, fils de soldats, tous sont adoptés par le souverain, qui se charge de les rendre utiles à son service et de leur ouvrir la carrière de la fortune s'ils sont dignes de la parcourir. Les soins pris par Alexandre pour l'éducation de la jeunesse peuvent à peine se concevoir, monument durable et glorieux pour son coeur et son esprit, conforme aujourd'hui aux plus grands intérêts de la Russie.

Peu de jours après ma visite à Cronstadt, l'empereur s'y rendit pour inspecter la flotte, qui était au moment de sortir pour évoluer dans la Baltique. Il me fit dire de me rendre dans la rade, sur le bateau à vapeur, d'où je viendrais le trouver à bord de son yacht. L'escadre se composait de trois vaisseaux de ligne et de neuf frégates. Je me rendis près de l'empereur, et je l'accompagnai à bord des principaux bâtiments dont il fit la visite. Ces bâtiments étaient assez bien tenus, mais on pouvait reconnaître sans peine que les équipages étaient peu instruits. J'en fus surtout frappé sur le yacht de l'empereur, alors à la voile et monté par des marins de la garde. Les moindres manoeuvres semblaient les embarrasser, et je fus au moment de donner mon avis sur la manière d'orienter les voiles pour virer de bord, après que ce bâtiment eût manqué à virer une première fois par la maladresse de l'équipage. L'impératrice était à bord du yacht. Rien ne peut rendre son amabilité, sa grâce et les agréments qui la distinguent. Combien ce couple, si tendrement uni, est beau à voir, et qu'il est naturel de faire des voeux pour son bonheur et sa prospérité!

L'empereur me fit remarquer que l'équipage du yacht était composé du soldats mitraillés au mois de décembre. Je lui répondis: «Ah! Sire, on fait des hommes ce que l'on veut, et vous avez pris le moyen de vous assurer de leur fidélité par vos généreuses inspirations et votre confiance noble et magnanime. Quand on les ressent et qu'on sait y céder à propos, on a le génie du gouvernement!»

Au surplus, ces soldats révoltés de Saint-Pétersbourg ne doivent pas être confondus avec les misérables qui les commandaient et les ont entraînés dans la rébellion. Autant ceux-ci étaient infâmes et criminels, autant les autres étaient dignes d'indulgence. De leur part c'était un acte de vertu, et ils ont cru être des héros de fidélité et se sacrifier à leur devoir. En effet, huit jours avant la révolte, ils avaient prêté serment de fidélité à Constantin. On leur demande un nouveau serment en vers un prince présent, et Constantin est absent. Ne sont-ils pas autorisés à douter de la validité des droits, à craindre une usurpation? Ils ne sont pas au fait de ce qui s'est passé. La publicité est peu habituelle en Russie, et elle arrivé difficilement jusqu'aux classes inférieures. Les événements qui venaient de se succéder, presque incroyables pour les gens bien informés, étaient tout à fait incompréhensibles pour ces soldats. Dès lors la défiance est expliquée, même légitimée, et de là à la révolte il n'y a qu'un pas. Induits en erreur par leurs propres officiers, ils persistent dans le serment déjà prêté et sont victimes d'un sentiment louable de fidélité et de constance á leur devoir, tandis qu'on les accuse du crime opposé. Ces malheureux doivent inspirer une grande pitié, car ils ont été punis pour une action dont le principe mérite une récompense. Ainsi, autant les officiers conspirateurs doivent inspirer d'horreur, autant les soldats sont dignes d'intérêt, et c'est ce que Nicolas a senti. Aussi n'avait-il aucune inquiétude, aucune crainte, en se confiant de nouveau à la garde de ceux-ci.

En revenant de Cronstadt, je visitai deux châteaux impériaux. Celui de Oranienbaum, qui est fort peu de chose et très-délabré, rappelle cependant deux événements importants. Catherine II, encore grande-duchesse, faillit y périr en descendant une montagne russe. Le char qui ta portait, étant sorti de sa rainure, allait être précipité, quand Orloff, dont la force était prodigieuse, saisit le char en mouvement et l'arrêta. Probablement cette circonstance a eu de l'influence sur la puissance qu'il exerça sur elle et sur le rôle politique qu'il a joué. Dans ce château Pierre III fut arrêté, précipité du trône et confiné ensuite dans une prison, où peu après il trouva la mort.

Peterhof, que je visitai ensuite, est à une assez faible distance d'Oranienbaum, sur la même rive de la Néva. Le château est beau et vaste, mais son architecture est mesquine. Le bâtiment est peu élevé; il manque de grandeur et de dignité. Une rivière, riche en belles eaux, a donné le moyen de faire des cascades magnifiques, des jets d'eau et d'autres choses de cette nature, dont l'intention est de rappeler les eaux de Versailles, sans cependant en approcher. Des jardins, situés au-dessous du coteau où le château est bâti, sont grands, bien tenus et dans le style des jardins de le Nôtre. Une petite maison en briques, habitée par Pierre le Grand, y est conservée avec un respect religieux, comme tout ce qui rappelle cet homme extraordinaire.

En général, les Russes, dont l'origine comme puissance est si nouvelle, et qui sont admis à peine depuis un siècle dans la famille européenne, attachent beaucoup de prix à se créer des souvenirs et à en préparer pour leur postérité. Les peuples, comme les hommes privés, éprouvent le besoin de reconnaître la source dont ils descendent et de se livrer aux souvenirs qui s'y rattachent. On trouve un charme mystérieux à se livrer à ces pensées et à conserver tout ce qui les réveille. Dans notre vieille Europe, anciennement civilisée, dont l'histoire est présente à notre esprit, nous trouvons à chaque pas des monuments qui en rappellent les grandes époques, et les époques remontent jusqu'à celle de la puissance romaine. En Russie, où tout est d'hier, tout, excepté le Kremlin de Moscou, dont l'existence se lie avec l'invasion des Tartares et la lutte des grands-ducs de Moscovie contre eux, tout date de Pierre le Grand. Aussi on a recueilli avec soin ce qui lui a appartenu, ainsi qu'à ses successeurs.

Dans tous les châteaux, et à Peterhof particulièrement, il y a une grande quantité d'habits et de cannes de Pierre Ier; des robes de Catherine Ire, d'Élisabeth; l'habit de cheval en taffetas vert que portait Catherine Ire le jour où elle s'empara du pouvoir. Le trésor de Moscou, plus riche en objets de souvenirs, remonte un peu plus haut; maison dirait ici que l'on cherche à suppléer par le nombre des objets au nombre de siècles qui manquent.

Peterhof est le lieu, chaque année, d'une fête populaire très-remarquable. Elle est célébrée à une époque déterminée. Quand la cour occupe le château, quarante ou cinquante mille individus viennent se réjouir dans les jardins en toute liberté; ils s'y établissent, y couchent, y restent pendant plusieurs jours et sont nourris aux frais de l'empereur, avec son argenterie et par sa maison. L'empereur et sa famille se promènent au milieu de cette foule sans garde et sans appareil, et n'en sont que plus respectés. Une fête analogue a lieu à Saint-Pétersbourg au 1er janvier de chaque année. Il y a un bal où tout le peuple, sans exception, est admis dans le palais; il y vient un grand nombre de milliers de personnes. Là, l'empereur est accessible au dernier de ses sujets. Des repas servis en argenterie sont également donnés, et jamais ni désordre, ni tumulte, ni vol, ne s'y commettent. Ces fêtes populaires, instituées dans presque tous les pays soumis à des gouvernements absolus et arbitraires, consacrent momentanément une liberté sans limites pour le peuple, espèce d'indemnité donnée de la perte de ses droits, et hommage rendu à la pensée qui représente le souverain comme chef de la famille. C'est enfin un moyen de flatter, de caresser l'opinion des masses et de conquérir leur affection, affection précieuse et nécessaire; car cette espèce de souverain n'a d'autre appui que la multitude et les soldats. Si cet appui, si cette affection, venaient à leur manquer, si la haine succédait à l'amour, la révolte serait immédiate et ferait crouler le trône. Quand, au contraire, les gouvernements cherchent la base de leur puissance et la garantie de leur durée dans un ordre régulier, dans le règne des lois et le respect pour toutes les existences que la succession des siècles et les services rendus à l'État ont grandies, ils ont des appuis moins variables, plus solides, et ils conservent plus de dignité et de véritable indépendance.

J'allai passer une journée à Zarskoïe-Sélo, belle habitation, mais que les Russes, comme toujours, pour ce qui les concerne, placent trop haut. La comparaison de ce palais avec Versailles est une impertinence. Il est fort vaste. Il présente un bel aspect, mais il n'a rien de ce grandiose qui caractérise l'oeuvre de Louis XIV. Les jardins sont beaux, bien dessinés et tenus dans une rare perfection. Il s'y trouve, comme ornement et pour donner de la vie, des établissements d'agriculture. On pourrait comparer ces jardins à ceux de Laxembourg, jardin impérial de Vienne; ils les rappellent par leur nature et par la manière dont ils sont soignés; mais il y a quelques mouvements de terrain naturels dans ceux de Zarskoïe-Sélo, et des eaux rares et factices, tandis qu'à Laxembourg tout est parfaitement plat, et les eaux abondantes et magnifiques.

J'ai visité l'intérieur du palais et vu l'appartement qu'occupait Alexandre. Tout y est resté intact, comme il l'a laissé en partant de Zarskoïe-Sélo pour commencer le voyage où il a trouvé la mort. Il avait le pressentiment d'une fin prochaine. Il parcourut, avant de partir, toutes les allées de son jardin; puis, s'étant mis en route, il s'arrêta à la distance dont on voit encore Zarskoïe-Sélo pour lui jeter un coup d'oeil et lui faire un dernier adieu, inspiration inouïe, car il ne devait plus revoir ce lieu qu'il chérissait. La chambre d'Alexandre à Zarskoïe-Sélo renferme une très-petite bibliothèque, où les ouvrages de Fénelon ont la place d'honneur. Les ouvrages de cet homme célèbre devaient être dans le goût d'un souverain d'un coeur tendre, rempli de douceur et de bienfaisance.

Je ne puis m'empêcher de revenir encore sur les souvenirs qu'il a laissés en Russie. Il n'y a pas une famille à Saint-Pétersbourg qui ne soit son obligée. Faire du bien était son premier besoin. Une mère de famille lui demandait-elle une audience pour l'entretenir de ses intérêts privés, il arrivait inopinément chez elle et s'occupait ensuite à remplir le but de ses désirs. Il y avait chez lui quelque chose d'angélique.

L'appartement occupé par Catherine II est délicieux: tout y respire la volupté, et elle s'y entendait. La colonnade de marbre et la terrasse donnant sur le lac devaient être, pour une cour gaie, spirituelle et occupée de plaisirs, des lieux de réunion charmants à la fin d'une belle journée.

J'ai vu, pour la première fois, dans le jardin de Zarskoïe-Sélo, les enfants de l'empereur, et, en particulier, le grand-duc héritier. J'ai déjà parlé de lui, et je dirai cependant combien sa vue m'intéressa, et à quel point son air résolu me séduisit. Il maniait une petite barque sur la rivière anglaise, et, un des officiers qui m'accompagnaient lui ayant demandé de traverser cette rivière sur cette barque, la barque fit, au moment où il s'embarqua brusquement, un mouvement si marqué, que l'eau y entra. Un autre enfant de son âge aurait jeté un cri. Lui ne montra pas la moindre émotion, saisit son crochet pour la pousser au large, et ensuite ses rames pour la conduire. Il eut un aplomb et un calme admirables. Que Dieu le conserve, et que ce jeune prince donne à son père tout le bonheur qu'il a droit d'en attendre!

Après avoir vu en détail Zarskoïe-Sélo, j'allai visiter Paolowsky, situé à peu de distance. C'était la résidence de prédilection de l'impératrice Marie, le lieu qu'elle a habité avec Paul, du temps de Catherine II. C'est aussi le lieu où Paul apprit son avènement au trône. Bonne habitation, commode, agréable, un peu sauvage, parce qu'elle est environnée de bois, mais donnant l'idée seulement d'appartenir à un riche particulier. Les mouvements de terrain y sont plus prononcés qu'à Zarskoïe-Sélo, où la nature se montre beaucoup moins que l'art. Ici les bois sont venus d'eux-mêmes; à Zarskoïe-Sélo, c'est la main de l'homme qui les a plantés.

Un des établissements les plus curieux situés dans les environs de Saint-Pétersbourg, la manufacture de Colpina, est une des plus belles fabriques que l'on puisse voir. Ses produits sont tous relatifs au service de la marine. On y forge des ancres pour les vaisseaux; on y construit des machines à vapeur, des affûts pour les canons, des cuisines de vaisseau; on y lamine des cuivres pour le doublage des bâtiments; on y fait des clous et des boulons en cuivre, des instruments d'astronomie, etc. Enfin on s'occupe de tout ce qui tient à l'armement et l'aménagement des vaisseaux.

Elle forme un immense fer à cheval, au milieu duquel est un grand bassin servant de port, et d'où les bateaux se rendent sur la Néva, au moyen d'une rivière navigable. Un Anglais, nommé Wilson, est chargé de diriger cette fabrique. Un calculait alors qu'avec un travail de quatre années et une dépense de quinze cent mille francs elle serait portée à sa perfection.

Après avoir visité Colpina, j'allai voir Schlusselbourg, point ou le canal de Ladoga débouche dans la Néva. De magnifiques écluses venaient d'être achevées. L'activité de la navigation a obligé d'en réunir deux ensemble pour le même objet. Dans quelques circonstances de l'année, on doit ménager l'eau du canal, et en diminuer autant que possible la consommation. À cet effet, on a imaginé un moyen fort ingénieux. Deux écluses jumelles sont accolées l'une à l'autre. Quand les bateaux descendants sont dans un des sas, au lieu de verser l'eau dans le canal inférieur, avant d'ouvrir l'écluse, on la fait écouler dans l'écluse voisine. Les eaux des deux sas se mettent de niveau alternativement, et ce mouvement conserve une partie de l'eau, qui sans cela serait versée dans le canal inférieur et serait perdue. Il y a plusieurs canaux en France où ce moyen d'économiser l'eau devrait être employé. En portant le nombre des écluses ainsi accolées à trois ou plus, on diminuerait encore davantage la consommation de l'eau, dont la dépense serait ainsi réduite a fort peu de chose.

Les exportations faites par ces débouchés sont si considérables et la navigation si active, qu'année commune il passe par les écluses de Schlusselbourg de vingt-six à vingt-huit mille bâtiments, du port de cent vingt à deux cents tonneaux, ou des trains de bois qui les représentent. Pour donner un terme de comparaison, je dirai que, dans les meilleures années, la navigation du canal de Languedoc ne consiste que dans le passage de quinze cents bateaux d'une moindre grandeur.

Élisabeth fit enfermer, depuis sa plus tendre enfance, dans le château de Schlusselbourg, Ivan, petit-neveu de Pierre 1er, qui avait été déclaré héritier du trône par l'impératrice Anne. Ce malheureux prince y périt, par l'ordre de Catherine II, à l'occasion d'une entreprise faite en sa faveur.

J'assistais habituellement aux manoeuvres de la garde quand elle s'exerçait par brigade. Je vis successivement les régiments de Préobragensky et de Moscou, les chasseurs de Finlande et les chasseurs de la garde, les régiments d'Ismailowsky et Pawlowsky, enfin ceux d'Alemanowsky, et les grenadiers du corps; infanterie superbe et fort instruite; un peu lourde, un peu pesante, mais dont la composition, pour la taille et la tournure des hommes, est admirable. Elle est, il est vrai, l'objet d'un choix tout particulier, et recrutée dans les grenadiers, qui sont eux-mêmes choisis dans l'armée, où les conditions imposées sont remplies et au delà.

J'accompagnai l'empereur au camp de Zarskoïe-Sélo, où une grande partie de la garde fut réunie. J'y passai trois jours à voir manoeuvrer les troupes, que l'empereur commandait en personne. On y fit aussi la petite guerre. J'eus l'occasion d'admirer l'aplomb et la facilité avec laquelle l'empereur dirigeait les mouvements et son coup d'oeil pour remuer des masses considérables; mais j'aurai l'occasion de traiter plus en détail cet objet en parlant des manoeuvres de Moscou, et de donner des renseignements circonstanciés sur l'armée russe.

Je fus frappé, en ce moment, de la promptitude et de la facilité avec laquelle l'infanterie russe se fatigue. Après une marche de quatre heures, les soldats semblaient aussi épuisés que les nôtres après une journée entière. L'instruction remarquable des régiments, pris séparément, est supérieure à celle des chefs. Les généraux ne m'ont pas satisfait. L'empereur est le meilleur manoeuvrier de tous ceux que j'ai vus à ces réunions.

Il y avait aussi de la cavalerie de la garde au camp de Zarskoïe-Sélo; cavalerie superbe. Les cuirassiers, chevaliers-gardes et gardes à cheval sont montés sur des chevaux immenses, qui cependant sont très-maniables et ont une grande souplesse, la cavalerie légère, hussards, chasseurs, lanciers et dragons, est montée plus haut que dans l'armée française; mais ces différentes troupes doivent être considérées comme destinées à combattre en ligne, attendu que les Cosaques suffisent à tous les services des avant-postes et des reconnaissances. Aussi les hussards, chasseurs, etc., n'ont ni l'habitude ni l'expérience de ce genre de service.

L'arrivée du corps de l'impératrice Élisabeth fut suivie de ses funérailles. Son entrée à Saint-Pétersbourg eut lieu avec la plus grande solennité. L'empereur, l'impératrice, le reçurent à la barrière et l'accompagnèrent à pied jusqu'à l'église de la forteresse, lieu de sépulture des souverains russes depuis Pierre 1er. Le cortège était immense et occupait plus d'une lieue de longueur. En faire la description me serait impossible. Dans aucun autre pays, une cérémonie semblable n'offre quelque chose d'aussi imposant, ni d'une aussi grande pompe, ni d'un caractère plus religieux.

Le corps diplomatique y fut invité, et nous nous rendîmes tous à l'église pour assister au service et à l'inhumation, église petite et mesquine, dont la construction est récente comme celle de la ville. Le terrain sur lequel elle est construite est si bas et si rapproché des eaux, qu'il semble soumis à mille chances de destruction. Les souvenirs des âges anciens n'y figurent pas, et cependant ces impressions conviennent beaucoup aux solennités qui rappellent l'éternité. Les restes mortels des souverains de ce grand empire, déposés dans un lieu aussi moderne, sont un témoignage du peu d'ancienneté politique de ce peuple. Il en résulte, pour ainsi dire, un manque de dignité pour ce grand pays. Combien Moscou est préférable pour recevoir les dépouilles des empereurs: vieille ville et véritable capitale, dont l'action se fait sentir tout à la fois sur l'Asie et sur l'Europe; vieux Kremlin et accumulation de tombes, dans l'église la plus ancienne de cette ancienne résidence!

Quand l'empereur, le jour de son sacre, va faire, comme chose de cérémonie, une station et une prière dans l'église de ses ancêtres, remplie de leurs cercueils, on éprouve, malgré soi, un pieux recueillement et une sainte émotion. Cette cérémonie parle tout à la fois au coeur et à l'esprit.

Après les funérailles de l'impératrice Élisabeth, tout le monde se disposa à partir pour Moscou. L'empereur se mit en route immédiatement après le jugement définitif du procès de la conspiration et après avoir fait tous les actes de clémence compatibles avec la justice et une bonne politique. Je quittai Saint-Pétersbourg la veille du jour où les cinq individus, condamnés à être pendus, devaient être exécutés; je pris ma route par les colonies militaires, situées sur le Volcoff, que l'empereur m'avait autorisé à visiter, et dont je vais rendre compte.

L'empereur Alexandre avait été frappé des avantages de toute nature que l'empereur d'Autriche tire des régiments frontières, établis sur les confins de ses États du côté de la Turquie. Le but de cette organisation, indépendamment de la garde de la frontière, est d'entretenir en temps de paix, et de former pour la guerre, un grand nombre de soldats avec une faible dépense; de tirer d'une population assez faible des soldats dans une proportion très-forte, mais à la condition de les laisser habituellement dans leurs familles, et occupés de leurs travaux, quand la guerre ne les appelle pas ailleurs. Dans les provinces civiles d'Autriche, un régiment d'infanterie est entretenu par une population de quatre cent mille âmes, et dans les provinces militaires par une population de cinquante ou soixante mille âmes. Celles-ci donnent donc huit fois autant de soldats que les premières. Le succès de cette organisation en Autriche, dans l'intérêt du souverain, dans l'intérêt de la population, de son bien-être et des progrès de la civilisation, justifie la proportion adoptée, et prouve combien le système est bon et salutaire.

Les faiseurs en Russie imaginèrent de coloniser des régiments sans les placer au milieu d'une population correspondante par sa force aux besoins qu'exige leur entretien. Chose inouïe! on prit pour base d'un régiment une population de trois, quatre ou cinq mille âmes, soumise violemment à ce régime; et cette population, d'ailleurs peu propre au métier qu'on voulait lui faire faire, se composait en grande partie de bateliers du Volcoff, riches de leur industrie; ainsi la nature et le défaut de population, tout était contraire.

Ou avait donc renversé la question, et, au lieu de faire des soldats avec des paysans, on faisait des paysans avec des soldats. Un régiment étant placé dans un canton, la population lui fut donnée. Les filles devinrent les femmes des soldats, et le soldat, institué chef de famille, commanda dans la maison. Beau-père, belle-mère et belle-soeur, tout lui fut soumis. On bâtit des villages en forme de camps baraqués, et on donna aux familles des terres à défricher. De belles constructions pour les officiers, pour les hôpitaux, pour les exercices à couvert, furent exécutées avec magnificence, et de la manière la plus large et la plus intelligente; mais tout, en définitif, n'était qu'une manière de casernement. Ce système isolé ne pouvait se soutenir par lui-même. Ces régiments, n'étant pas formés et entretenus par la population du territoire, ne pouvaient rester au complet qu'au moyen de recrues fournies par les provinces de l'empire. Les soldats enrôles, indépendamment de leurs services militaires, étant tenus de consacrer la plus grande partie de leur temps à cultiver la terre, formèrent ainsi des colonies agricoles, organisées militairement, et non des colonies militaires; corps de laboureurs recruté par l'armée, et non réunion de soldats faite avec des laboureurs. Le troisième bataillon, attaché au sol, ne devait jamais sortir, et cependant ceux qui le composaient étaient assujettis aux mêmes exercices militaires: véritable contre-sens. Il y a une grande différence à être soumis à l'autorité militaire, comme en Autriche, à porter le nom de soldat afin d'en prendre plus ou moins l'esprit, ou bien d'être obligé de remplir sa vie des détails qui constituent ce métier, indépendamment des devoirs imposés comme cultivateurs et comme colons. Il y avait donc autant d'erreur dans l'application des principes et dans le régime que dans les bases dont on était parti. Aussi a-t-on abandonné cette institution, et, si elle n'est pas détruite formellement par un ukase, le respect porté au nom de l'empereur Alexandre en est le seul motif. Les immenses constructions exécutées n'ont d'autre destination aujourd'hui que de loger des troupes de la garde ou de l'armée.

Les colonies militaires de cavalerie, situées en Ukraine, sont tout autre chose. Établies sur des bases raisonnables, conduites par un homme d'esprit, actif et éminemment propre à la direction de semblables établissements, le général de Witt, elles ont obtenu le succès le plus complet. J'aurai ailleurs l'occasion d'entrer dans quelques détails sur ce sujet.

Des colonies militaires, je me rendis à Novogorod, qui fut une ville riche et prospère aux temps du moyen âge, avec laquelle les souverains étaient obligé de compter, mais qui présente aujourd'hui le spectacle le plus misérable, la grande enceinte qui la contenait à peine autrefois existe encore; mais la plus grande partie de la surface qu'elle enferme est un désert aujourd'hui, et la partie habitée elle-même ne présente que quelques chétives cabanes; triste spectacle offert aux yeux du voyageur par cette cité célèbre, qui fut autrefois république puissante.

Les villes de Russie que je visitai alors ne m'offrirent rien de séduisant. Un peuple a besoin de la succession d'un grand nombre d'années pour se policer et s'enrichir. Une aisance générale, un bien-être universel, une grande sécurité, et la conscience d'une protection efficace de la part du pouvoir, peuvent seuls donner le goût d'embellir sa demeure. Des révolutions ayant autrefois détruit Novogorod, des ruines l'ont remplacée, et, jusqu'à présent, aucune circonstance n'en a favorisé lu renaissance.

Chose singulière et digne de remarque: la marche politique de la société a été, en Russie, en sens inverse de celle du reste de l'Europe. Tandis que l'Occident était soumis à la plus dure féodalité, tout le Nord était libre. Les circonstances qui ont fondé chez nous la féodalité l'expliquent: effet de la conquête, elle devint la base de l'ordre social. Dans le Nord, berceau des conquérants, la liberté s'était conservée; mais l'ordre de choses changea successivement en Occident, et particulièrement en France et en Angleterre. La formation des communes et leur affranchissement, l'alliance des souverains avec les peuples modifia, diminua l'existence et les droits des seigneurs; et, tandis que la marche progressive des temps protégeait ces peuples, un acte isolé attacha les paysans russes à la glèbe. Sous le règne de Boris Godunow, usurpateur qui s'empara du trône des czars en 1598 et ne régna que cinq ans, un ukase changea le sort de toute la population. Sur la représentation des seigneurs, pour empêcher les paysans de quitter leurs villages et de laisser les terres sans culture, il fut ordonné que les paysans ne pourraient s'éloigner à l'avenir et appartiendraient au sol qui les avait vus naître. Le seigneur, maître du sol, devint ainsi propriétaire de leurs personnes. Cet ukase, reçu sans contradiction, devint et forme encore le fondement de la société en Russie.

De Novogorod, je continuai ma route pour Moscou, où j'arrivai en quatre jours. Le passage des monts Valdaï coupe un peu la monotonie du voyage. Ces monts, placés au point de partage des eaux qui se rendent dans la Baltique et dans la mer Caspienne, présentent à peine à l'oeil une élévation supérieure de deux ou trois fois à celle de Montmartre. Au pied du versant méridional se trouvent de beaux et vastes lacs, dont la navigation se lie à celle des rivières et des canaux qui traversent l'empire.

Le pays que j'ai parcouru est souvent marécageux, d'autres fois riche et bien cultivé. La plaine de Tarjock en présente un remarquable exemple. On exécute une grande chaussée de Saint-Pétersbourg à Moscou, chose de luxe, car les grands transports se font ou par les canaux et les rivières, ou par le traînage en hiver. Cette route servira donc seulement aux voyageurs. Au reste, l'importance de la communication entre les deux capitales en justifie suffisamment la construction. Toutefois, dans un but aussi restreint, elle m'a paru trop large; mais tout, en Russie, se conçoit et s'exécute dans des dimensions gigantesques. L'immense étendue de l'empire a sans doute accoutumé les esprits à des nombres et des proportions supérieurs à tout ce que l'on conçoit ailleurs. Ce bel ouvrage, qui était, à cette époque, au tiers de son exécution, est terminé complétement aujourd'hui; mais alors on parcourait encore deux cent quarante verstes de route sur des rondins, espèce de route odieuse, produisant des secousses insupportables, et cependant c'était le seul moyen d'arriver.

Ce genre de construction exige une énorme consommation de bois, car à peine la durée des arbres employés est-elle de quatre ans. On rend les chemins moins rudes en équarrissant les bois, mais ceux-ci alors deviennent plus chers, soit à cause de la quantité de bois perdu, soit à cause de l'accroissement de la main-d'oeuvre. Je m'arrêtai à Tiver, l'une des villes les plus importantes de la Russie. Elle est grande, mais dépeuplée: aussi offre-t-elle le spectacle le plus triste. Elle ne porte le caractère ni d'une ville nouvellement bâtie, par la beauté des édifices, ni celui d'une ancienne ville, par les vestiges d'une ancienne population. Elle est située sur le Volga, fleuve qui traverse presque toute la Russie en y portant l'abondance et la richesse. Ce fleuve est la grande artère de cet immense corps.

Le 29 juillet, j'arrivai à Moscou, ville qui ne ressemble à aucune autre, et dont la vue étonnerait même celui dont l'esprit serait le plus prévenu. Son étendue immense, le caractère de ses édifices, les mille ou onze cents dômes dorés ou peints qui s'élèvent dans les airs, les intervalles cultivés, les vallons qui séparent les différents quartiers et font de chacun une ville à part, trois boulevards circulaires concentriques, plantés d'arbres, formant la plus magnifique promenade du monde, enfin le Kremlin avec ses tours, ses créneaux et ses fortifications du moyen âge, composent un ensemble dont il est impossible de donner une juste idée. On dirait une agrégation de villes; et cette ville est comme une image de l'empire lui-même, qui est une agrégation de royaumes.

Le Kremlin, situé sur une élévation, domine un peu la ville. Tout y porte le cachet du moyen âge. Ancien fort, ancienne résidence des grands-ducs de Moscovie, il renferme encore aujourd'hui le palais qu'habite l'empereur. Sa surface, assez peu étendue, contient cependant huit églises, le palais et une place suffisante pour les parades journalières. Diverses architectures, orientales et chinoises, ont été suivies dans la construction de ces églises. Une d'elles renferme les tombeaux des czars, dont elle est entièrement remplie.

Du haut des remparts, cette immense ville parle puissamment à l'imagination. Mais quelle impression sa vue ne devait-elle pas faire sur un Français! Comment ne pas se rappeler que cette ville avait été entre nos mains, et que la puissance de nos armes s'était étendue jusqu'au centre de l'empire russe, à l'extrémité de l'Europe, aux confins de l'Asie, et cela, il y avait à peine quinze ans! Alors tout pliait devant nous; alors tout se prosternait sur nos pas. Mais ce triomphe d'un moment fut acheté au prix de quatre cent mille hommes laissés dans les déserts, au prix de l'invasion de la France et de l'entrée dans Paris des armées de toute l'Europe! Il me semblait voir apparaître, avec un éclat extraordinaire, notre grandeur passée et l'immense chute qui l'a suivie, dans ce lieu même où tant de souvenirs sont encore récents. Grand exemple des vicissitudes humaines et de la justice divine! L'abus de la force appelle une résistance légitime; la résistance amène la victoire, et, bientôt après, la vengeance. Les cendres de Moscou devinrent comme l'élément régénérateur de la monarchie russe. Notre destinée avait été de parcourir toutes les périodes de la fortune pour arriver aux plus grands malheurs. La compensation des maux qui nous avaient frappés s'était trouvée dans la possession d'un gouvernement doux et paternel, dans ta jouissance d'une liberté véritable, d'un état tranquille et d'une prospérité sans exemple. Mais, ces biens, mal apprécies au bout de seize ans, devaient nous être enlevés pour faire place au chaos; et, tandis que les principaux auteurs des grandes scènes passées disparaissaient du monde, Moscou, théâtre de tant de désolation et de tant de calamités, plus belle et plus imposante que jamais, était devenue le séjour paisible et brillant d'un empereur éclatant de jeunesse et de beauté, au moral comme au physique.

L'impératrice-mère était restée à Moscou depuis la mort de l'impératrice Élisabeth. Je fus présenté, immédiatement après mon arrivée, avec toute mon ambassade, à cette princesse. Je fus frappé de son air imposant, mais théâtral. Elle avait une sorte de grandeur dans les manières, un air grave et digne. Elle cherchait évidemment à faire effet par ses discours et quelques mots marquants. Sa grande gloire est d'avoir élevé Nicolas: tâche qui, par la manière dont elle l'a remplie, honore sa haute intelligence. Son esprit actif la rendait ambitieuse et avide de pouvoir. Pour donner quelque aliment à ses facultés, elle s'était chargée de la direction supérieure et de l'inspection de divers établissements d'éducation, de bienfaisance et d'industrie. Au moment où son jeune fils monta sur le trône, elle se crut destinée à régner sous son nom; mais lui, malgré son respect religieux pour elle, sut bientôt s'affranchir d'une dépendance que son droit, comme son devoir, lui défendait de supporter.

La plus tendre union n'a jamais cessé d'exister parmi les membres de la famille impériale. On l'attribue avec raison à l'autorité et à l'influence constante de l'impératrice-mère sur ses enfants. On l'accusait de manquer de franchise; j'ignore si cette accusation était fondée. Son regard incertain ne contredirait pas cette assertion. Elle a renouvelé, pour ainsi dire, la race de Romanow. Son mari, l'empereur Paul, était horriblement laid, et aujourd'hui la maison impériale de Russie est une des plus belles de l'Europe. Certes, cet avantage, dédaigné habituellement dans notre Occident, est précieux et donne de grands moyens d'action sur l'esprit des peuples. Elle l'a relevée aussi au moral. La pureté de ses moeurs, la régularité de sa conduite, ont effacé, pour ainsi dire, les souvenirs des désordres de Catherine.

Je vis ensuite la grande-duchesse Hélène, princesse charmante, remplie de beauté et d'esprit; comme l'impératrice Marie, de la maison de Wurtemberg, et tout à la fois sa petite-nièce et sa belle-fille, princesse également remarquable par son amabilité, les grâces de son esprit et ses avantages extérieurs.

L'empereur arriva enfin à Moscou, et y fit son entrée. Le cortège et les équipages étaient médiocres. Les Russes, sentant le besoin de se vieillir, portent jusqu'au ridicule l'emploi de choses qui chez nous seraient mises au rebut. Ainsi, par exemple, de vilaines voitures, comme on en avait il y a soixante ans, sont précieusement conservées à la cour pour les cérémonies. On en ferait au besoin faire de cette forme, pour être gâtées ensuite, plutôt que de faire usage de voitures élégantes et commodes comme celles d'aujourd'hui. L'empereur, à cheval, avec son état-major, par sa bonne grâce et son grand air, faisait tout l'éclat de cette fête. De belles troupes en grand nombre bordaient la haie depuis la barrière jusqu'au Kremlin.

L'empereur donna, peu de jours après son arrivée, la mesure de son caractère, de sa volonté et de son jugement sain. Sa mère, éloignée de lui depuis deux mois, et étrangère aux affaires, crut qu'à l'arrivée de son fils tout lui serait communiqué et que tout serait soumis à sa décision. Il en fut autrement, et les soins d'une tendresse active ne furent entremêlés d'aucune confidence. L'impératrice s'en formalisa. Elle s'en plaignit, et son fils, en lui montrant un tendre respect, résista à ses volontés. Il lui dit: «Ma mère, des hommages, des soins, de la tendresse, il sera toujours doux à mon coeur de vous les témoigner, et ce sera même un de ses premiers besoins. Concourir à vos désirs, vous donner les moyens de faire prospérer vos établissements de bienfaisance, vos fabriques, etc., tout cela est sacré pour moi, et le trésor de l'empire vous sera toujours ouvert pour cet objet; mais les affaires de l'État me regardent, souffrez que je les fasse seul.» Et, deux jours après, une revue de soixante mille hommes avait lieu. C'était un hommage rendu à l'impératrice-mère. L'empereur défilait à la tête de ses troupes et saluait sa mère: jamais il ne s'est écarté de cette conduite.

Cette revue fut suivie de beaucoup d'autres, de manoeuvres et de petites guerres. Le camp établi près de Moscou se composait de huit bataillons de la garde, du corps de grenadiers de vingt-quatre bataillons, du cinquième corps de dix-huit bataillons. Il y avait trente-trois escadrons, dont dix-sept de la garde, et cent soixante-huit bouches à feu attelées. Tous ces corps étaient au grand complet et présentaient un effectif présent sous les armes de cinquante-trois mille sept cents hommes. Je n'ai rien vu de plus beau en ma vie. Les troupes de ligne pouvaient supporter sans inconvénient la comparaison avec la garde, et, sous certains rapports, elles m'ont paru lui être préférables. L'instruction y était meilleure et leurs officiers valaient évidemment mieux. Ils étaient jeunes, comme ceux de la garde, matis savaient mieux leur métier. Dans la garde, à cette époque, les soldats étaient supérieurs aux officiers, aimables de salon, beaucoup plus occupés à plaire aux femmes qu'à remplir les fonctions de leurs grades. L'empereur Nicolas, dont la sollicitude est si grande pour tout ce qui est utile, aura, j'en suis convaincu, modifié cet ordre de choses. Quand les officiers de la garde vaudront leurs soldats, ce corps ne laissera absolument rien à désirer.

Le goût de l'empereur et les usages de la Russie rendent les exercices militaires l'objet de plaisirs journaliers. Tantôt c'était la cavalerie, toute réunie et seule, qui manoeuvrait dans les grandes plaines environnant Moscou; tantôt c'étaient vingt ou trente bataillons d'infanterie; une autre fois, toute l'artillerie. On fit la petite guerre à plusieurs reprises: une fois elle dura deux jours.

L'empereur commandait constamment lui-même. Je n'ai pas cessé d'admirer son aplomb, son calme, son coup d'oeil, à lui qui n'avait jusque-là commandé qu'une brigade. Il est né avec un instinct particulier pour manier les troupes; mais il attache peut-être à des minuties plus d'importance qu'il ne convient à un général d'armée et encore bien plus à un souverain. La force de son caractère et son courage étaient déjà prouvés. L'amour de la gloire, dans une âme comme la sienne, ne pouvait pas être mis en doute. La bonté et la force de son armée lui donnaient le moyen de se livrer à tous les calculs de l'ambition. Ainsi tout devait le faire supposer amoureux de la guerre et avide de gloire militaire. Une véritable et grande philanthropie semble être un contre-poids à ces qualités, et détruire un instinct belliqueux, sans lequel on ne fait rien de grand. Cette modification de son caractère est sans doute un bienfait de la Providence pour assurer le repos du monde, car personne plus que lui n'aurait pu le troubler. Sans doute il en résultera aussi un grand bien pour ses peuples. Tout entier à ses devoirs de souverain, éclairé par un esprit juste et par la voix de sa conscience, soutenu par un zèle infatigable et la force de la jeunesse, il régénérera son peuple et formera un ordre de choses meilleur que celui qu'il a trouvé. Alors il aura rempli la tâche dont le succès intéresse le plus la Russie. Les éléments qui composent ce pays, les circonstances naturelles qui lui sont propres, garantissent suffisamment la puissance que la Providence lui réserve dans l'avenir.

À l'occasion de ces exercices, j'ai beaucoup vécu avec les officiers généraux russes, et je les ai souvent reçus chez moi. Il y eut promptement entre nous une grande cordialité, resserrée par les souvenirs du champ de bataille. Le métier des armes comporte et amène une fraternité qui établit des rapporte faciles entre les gens de guerre de tous les pays, et particulièrement entre ceux qui se sont vus en face les uns des autres, noble mouvement du coeur humain, dont l'application se trouve dans l'estime qui résulte en soi-même et aux yeux des autres de l'accomplissement de ses devoirs; car les meilleurs juges en cette circonstance sont ceux qui en ont été les victimes. On fait un triste accueil à un général qui s'est laissé facilement battre, et lui-même ne se rappelle une époque honteuse qu'avec embarras. On éprouve des sentiments d'une tout autre nature pour celui qui nous a battu ou pour celui qui, quoique battu, n'a cédé qu'à la puissance du nombre et a fait une longue et vigoureuse résistance. Il est dans la nature de l'homme de respecter ce qui a le caractère de la force. On redoute celle qui nous menace; on chérit celle qui nous protège, et l'idée de la force porte avec elle un caractère toujours imposant. Or rien ne la constate, rien ne la caractérise davantage et ne l'embellit plus que le courage dans les revers et dans le malheur. En rapportant ces observations à ce qui me concerne, je dirai qu'en 1813 et 1814 j'ai presque constamment combattu les Russes et les Prussiens, et que, quand je ne les ai pas battus, je leur ai fait payer cher leur victoire. C'est à ces souvenirs que j'attribue l'accueil personnel si favorable et si bienveillant que j'ai reçu en Russie.

Je parlerai de l'état-major russe avec une grande réserve. Beaucoup d'officiers généraux n'étaient ni à Pétersbourg ni à Moscou, et les absents pouvaient être les plus distingués. Toutefois, après avoir cité le comte Michel Woronzoff, exprimé la haute estime que je porte à son caractère et à sa capacité, ainsi que l'étonnement qu'un homme de cette distinction soit aussi peu employé, je dirai qu'en masse les généraux que j'ai vus m'ont paru assez faibles. Je parle ici non de l'instruction proprement dite, que j'ai été peu à même de juger à fond, mais de cette physionomie à laquelle nous autres gens de guerre nous reconnaissons assez vite les bons officiers. Toutefois j'ai remarqué un général Vassiltchicoff qui a toute l'apparence d'un militaire distingué; le général Benkendorf qui commandait une division de cuirassiers de la garde; le général Tolstoï, homme de jugement et d'expérience. Il est indubitable qu'il y a un grand nombre de généraux à la hauteur de ceux que je viens de nommer.

Dans les grandes armées, après de longues guerres, il se forme nécessairement beaucoup de généraux capables de conduire et de bien commander huit à dix mille hommes; car, pour cet emploi, il ne faut que trois choses: du courage, du bon sens et de l'expérience; mais, pour les fonctions d'un ordre supérieur, il faut bien d'autres qualités. Aussi, dans tous les pays et dans tous les temps, les gens capables de les remplir sont rares.

Je dois parler ici du général Diebitsch dont la vie, quoique courte, a été marquée par des succès brillants et des revers qui ont empoisonné les derniers moments de sa carrière. Le général Diebitsch était un homme très-distingué, très-instruit, ayant des idées saines et toutes les bonnes doctrines sur la guerre. J'ai eu de très-longues conversations avec lui, et je l'ai vu pénétré de ces principes simples qu'une expérience plus longue que la sienne m'a montrés être l'essence du métier. Son activité était extrême, sa bravoure brillante, sa volonté forte. Il avait donc toutes les qualités nécessaires pour commander. La mauvaise campagne de 1828, contre les Turcs, n'est pas son ouvrage. Celle de 1829 lui appartient et lui fait honneur. Quant à sa campagne de Pologne, la première partie, quoique malheureuse, a dépendu de circonstances qui étaient en dehors des calculs qui devaient le diriger. On ne peut, avec justice, le rendre responsable du mauvais succès; car il a été le jouet des caprices de la fortune, auxquels tous les événements de la guerre sont plus ou moins soumis. La seconde partie de cette campagne peut seule être l'objet d'un blâme mérité. Il s'est abandonné à une sécurité coupable. Le général Diebitsch avait la confiance absolue de l'empereur Nicolas, et il m'a semblé la mériter. Parmi les généraux que j'ai vus en Russie il n'en est pas un seul qui pût lui être comparé, excepté le comte Woronzoff et le comte Paskewitz. Et Nicolas n'avait pas pu faire un meilleur choix. Au reste, ce choix avait été d'abord celui d'Alexandre.

À l'occasion des petites guerres aux environs de Moscou, je dois raconter un fait qui peint le caractère russe. Le mot impossible n'est pas compris par les Russes; on est même en droit de supposer qu'il n'existe pas dans leur dictionnaire. En conséquence, un ordre n'est jamais commenté par les subalternes. On ne s'occupe que de son exécution. Il est vrai que pour arriver au but, quel qu'il soit, on prodigue les moyens. L'empereur avait déterminé, en arrêtant le plan d'une opération, que le rassemblement d'un des corps se ferait sur un point déterminé. Pour y arriver, il fallait traverser un vallon marécageux d'une longueur de cent toises environ et un ruisseau. On y accumula les travailleurs, qui se relevaient de deux en deux heures. On passa la nuit à ce travail. Le lendemain, la digue et le pont étaient achevés. En France, un pareil travail aurait duré quinze jours. Je fus stupéfait du résultat, dont le souvenir ne s'est pas effacé de ma mémoire. La volonté russe est une chose à part, et on ne saurait trop l'admirer.

Le temps s'écoulait; le moment fixé pour le couronnement et le sacre approchait. Il devait avoir lieu le dimanche 27 août. Quelques circonstances particulières le firent remettre au dimanche suivant. Il survint, sur ces entrefaites, un événement imprévu d'une grande importance, l'arrivée inopinée du grand-duc Constantin. Pour en faire bien comprendre toutes les conséquences, je vais reprendre les choses de plus haut.

On se rappelle les circonstances de la révolte éclatée au moment où Nicolas était monté sur le trône. Constantin s'était conduit loyalement envers son frère et avait refusé une couronne qui lui était décernée, mais à laquelle il avait déjà renoncé dans des temps antérieurs. En faisant cet acte louable, il avait éprouvé un combat intérieur et un regret secret de perdre un semblable héritage. Ces sentiments se montrèrent dans mille occasions, et l'aigreur de sa correspondance avec Nicolas en était un indice suffisant. Nicolas avait désiré voir Constantin à Pétersbourg. La présence de son frère lui paraissait devoir être une approbation solennelle de sa conduite, et une confirmation de la reconnaissance de ses droits; mais celui-ci, sous différents prétextes, s'y était constamment refusé. Il craignait, en paraissant, disait-il, de causer des troubles. Il terminait habituellement ses réponses en disant: «Cependant, si Votre Majesté me l'ordonne, je me rendrai près d'elle,» mais de ce ton équivalant à un refus quand celui auquel on écrit est résolu aux égards.

Nicolas avait renoncé à l'espérance de voir son frère céder à ses désirs. Il en avait pris son parti. Après sa conduite envers lui à la mort d'Alexandre, après la déférence que depuis il lui avait montrée, il ne pouvait rien se reprocher; aussi se dit-il probablement: Mon frère n'a pas voulu de la couronne, il faut que quelqu'un règne: je suis chargé, malgré moi, du fardeau, mais je saurai le porter et me mettre au-dessus de ses caprices.

Les choses en étaient là quand la réflexion, et peut-être plus encore les sages conseils de la princesse de Lovitz 3 vinrent éclairer Constantin. Il dut penser que l'indulgence de Nicolas aurait des bornes, qu'après avoir respecté des caprices le maître pourrait parler, et qu'alors sa position serait insupportable. La marche sage et prudente de Nicolas assurait la durée de son pouvoir. Chaque jour le consolidait davantage, Constantin résolut donc, par une démarche inopinée, de réparer ses torts passés et de rentrer dans les bonnes grâces de son frère. Il se mit en marche, sans être annoncé, pour Moscou, voyagea rapidement, empêcha tous les courriers de le devancer, tomba comme une bombe à Moscou, et se présenta inopinément au Kremlin et au palais de l'empereur. Nicolas était occupé d'un travail avec le prince Galitzin, gouverneur de Moscou, lorsqu'on lui annonça le grand-duc. L'empereur répondit qu'il le recevrait après le travail qu'il faisait, croyant parler du grand-duc Michel. Mais, comme on lui répliqua que c'était Constantin, il se leva subitement en disant: «Constantin!» Et il courut dans la pièce voisine et se précipita dans ses bras. Dans une heure, cette ville immense de Moscou, et en deux heures tous les environs, furent informés de son arrivée, tant cette nouvelle paraissait grande à tous les esprits.

Note 3: (retour) Épouse morganatique du grand-duc Constantin.
(Note de l'éditeur.)

Constantin, en partant de Varsovie, avait cru remplir un devoir; mais, comme il le faisait à contre-coeur, il voulait en restreindre autant que possible les conséquences. Il avait calculé sa marche pour arriver la veille du couronnement, et il comptait repartir le lendemain. Heureusement, le couronnement avait été retardé de huit jours et renvoyé au dimanche suivant. Constantin fut ainsi forcé de passer une semaine entière à Moscou. Un symptôme de la violence qu'il s'était faite se montrait dans sa physionomie et son humeur. On le voyait soumis aux impressions les plus contraires, et on reconnaissait que les passions les plus fortes et les plus opposées se combattaient dans son coeur.

Jamais événement de cette nature ne fit une impression plus vive et plus universelle. Le peuple russe est fidèle par sa nature. La question des droits de Nicolas n'était pas complètement claire aux yeux des masses. Il y avait encore dans les esprits un fond d'inquiétude et de défiance. L'arrivée volontaire de Constantin, sa présence au sacre, expliquaient tout, confirmaient tout; aussi, dès ce moment, l'opinion la plus favorable se prononça-t-elle en faveur du jeune empereur, et, le lendemain, vingt mille individus étaient, rassemblés au Kremlin pour assister à la parade et constater par leurs yeux un fait qui les remplissait de joie et de bonheur.

Je me rendis à la parade suivant mon usage, et je revis le grand-duc Constantin, que j'avais beaucoup connu à Paris en 1814 et 1815, et dans plusieurs voyages faits depuis dans cette ville. Sa figure, habituellement laide, animée par de mauvais sentiments, était devenue atroce et indiquait évidemment des combats intérieurs. On voyait avec quel regret il était venu à Moscou, dont le séjour lui était insupportable. Après la parade, il me reçut chez lui. Il me fut facile de reconnaître, à ses discours, ses véritables sentiments et la confirmation de mes soupçons. Ses paroles étaient incohérentes. Il me raconta ce qui s'était passé d'une manière confuse, me dit avoir été blessé du doute qu'on avait sur la persévérance de ses résolutions. Au surplus, ajoutait-il, il n'était pas fait pour régner et se sentait tout à fait impropre aux soins du gouvernement. Il me fit, à cette occasion, une comparaison triviale avec un domestique à lui, qui, ayant été quinze ans cuirassier, avait refusé d'être fait brigadier, parce qu'il ne se trouvait pas capable. Je le quittai, le laissant visiblement dévoré de regrets et en proie à mille sentiments contraires.

L'empereur ne cessa d'être admirable pour le grand-duc Constantin, il lui montra constamment la plus grande déférence; mais ce caractère farouche recevait les soins dont il était l'objet sans en paraître touché. Il y eut des grandes manoeuvres et des petites guerres. Il prenait à tâche de tout critiquer d'une manière amère et à haute voix. Son langage avait quelque chose de si inconvenant, que plusieurs fois je m'éloignai pour ne pas l'entendre, et j'évitai habituellement d'être auprès de lui. Mais, à la fin, les attentions délicates de Nicolas parvinrent à le toucher. La satisfaction de l'impératrice-mère, qui lui savait un gré infini de ce voyage, gage de la bonne harmonie qui régnerait à l'avenir dans sa famille, la joie publique exprimée chaque jour avec plus d'énergie, le sentiment universel que le principe des troubles dont l'empire pouvait être menacé avait disparu pour jamais, tout cela finit par l'émouvoir. Il se sut gré de ce qu'il avait fait; il en reconnut l'utilité, non-seulement pour lui, mais encore pour le pays. Il éprouva ce bonheur intérieur que produit une bonne conscience, et, dès ce moment, ses impressions, devenues douces, se peignirent sur sa figure. Cette figure prit une expression de contentement et de joie extraordinaires; d'horrible qu'elle était, elle devint presque belle. Je n'ai jamais vu une métamorphose pareille. Arriva le dimanche, 4, jour du couronnement. Constantin y remplit les fonctions de premier aide de camp de l'empereur. Sa bonne grâce, sa joie et sa satisfaction frappaient tous les yeux, et la vue de sa personne dans de pareilles dispositions donna un caractère particulier à cette cérémonie.

Lu petitesse de l'église où se fait la cérémonie, local peu favorable, réduit nécessairement à peu d'individus le nombre des témoins de ce spectacle auguste. Les autorités d'un ordre élevé y furent seules placées. Cette église ne peut être comparée qu'à une chapelle. Pour donner à la cérémonie plus d'éclat et y faire participer le peuple, on eut soin de réunir, par un amphithéâtre en plein air, trois églises, que l'empereur et sa famille vont visiter processionnellement. Six mille spectateurs pouvaient y être placés. Les détails du couronnement et du sacre ressemblent assez à ce qui se passe à Reims; mais la différence du local y apporte des changements. Une chose digne de remarque consiste dans ce que le couronnement du prince précède le sacre, tandis qu'en France la couronne n'est placée sur sa tête et l'intronisation n'a lieu qu'après le sacre. On conçoit les idées qui se rattachent à cette différence et la motivent.

La partie morale de la cérémonie fut une des plus belles choses que l'imagination puisse concevoir. L'empereur, placé sur son trône, reçut les hommages de tous les membres de su famille. L'impératrice-mère la première vint s'agenouiller devant lui. Alors l'empereur déposa le sceptre et la main de justice, descendit du trône avec précipitation, et baisa la main de sa mère qui l'embrassa et le serra dans ses bras. Constantin vint à son tour pour baiser la main de son frère. Celui-ci lui ouvrit les bras, l'embrassa et le serra dans de douces étreintes. Plus tard, au moment où l'empereur descend du trône pour se rendre au sanctuaire et aller à la communion, il remet son épée nue à l'aide de camp de service. Constantin, remplissant ces fonctions, reçut cette épée avec grâce. On eût cru, en la voyant entre ses mains, qu'elle était bien gardée! Après les détails minutieux des cérémonies grecques, l'empereur sortit avec son cortège, marcha au pied de l'amphithéâtre, se rendit à l'église des ancêtres, où il fit une station et des prières. Lorsqu'il parut ainsi en public, les plus vives acclamations, les transports de joie les plus unanimes et les plus sincères, l'accueillirent. L'union de la famille impériale complétait le bonheur général. Le temps était magnifique. Jamais fête ne put avoir un plus grand éclat ni paraître plus auguste.

Un repas d'étiquette eut lieu en public pour la famille impériale dans les vieux appartements du Kremlin. Le soir une illumination, dont il est difficile de donner une juste idée, vint terminer cette belle journée.

Le Kremlin, bâti sur un plateau, domine un peu la ville. Du côté de la rivière, il est à pic. Ces fortifications du moyen âge ne manquent pas d'élégance, et les vieux édifices qu'elles renferment leur servant d'ornement. La tour d'Ivan, qui est fort élevée, domine le tout. Les illuminations indiquaient l'architecture dans tous ses détails, et des masses de feu, élevées au milieu des airs sur la tour d'Ivan, couronnaient dignement ce spectacle et semblaient associer le ciel à la parure de la terre. Le lieu le plus avantageux pour voir l'illumination était le bord de la Moskowa, au point où la rivière fait un coude, et d'où l'on voyait également la magnifique illumination de la promenade au-dessous du Kremlin, au bout de laquelle se trouve l'immense salle d'exercice.

Les fêtes d'usage eurent lieu après le couronnement, et voici dans quel ordre:

La première fut donnée au Kremlin, et les premières classes seules y furent admises. Cette réunion de toute la cour, qui fut fort belle et très-nombreuse, fut aussi de peu de durée. À peine eut-on le temps de se reconnaître. La famille impériale, après une courte apparition de moins d'une heure, se retira.

La seconde fête, dédiée par l'empereur à la bourgeoisie, eut pour local la salle du spectacle. Les femmes portaient, presque toutes, des costumes de quelques provinces russes, costumes très-riches et fort élégants. Les hommes étaient en uniforme, sans épée ou en domino. Rien de plus beau que cette variété, en quelque sorte infinie, que la richesse des costumes et la profusion de perles et de diamants dont les femmes étaient couvertes.

Une table était dressée sur le théâtre pour la famille impériale. Les ambassadeurs, les ambassadrices, les dames à portrait et le maréchal Sacken y furent seuls admis.

La troisième fête fut donnée à l'empereur par les marchands. On choisit l'immense salle d'exercice. Elle se composa d'un dîner, où huit cents officiers furent invités. Le milieu de la salle, divisée en trois parties, servait au banquet, et les deux extrémités étaient disposées en jardin.

La quatrième fut celle de la noblesse. Elle eut lieu dans le bâtiment du club de la noblesse, local magnifique, un des plus vastes et des mieux disposés pour cet objet qui puissent exister. Elle se composa d'un bal brillant et d'un souper avec l'étiquette d'usage. La réunion était immense. Rien de plus splendide que cette fête.

Je donnai la cinquième. J'occupais le palais Kourakin, un des plus grands de Moscou, un de ceux que le hasard a fait échapper à l'incendie de 1812. Quoique vaste, il se trouva trop petit pour le nombre des invités. Je fis construire une magnifique salle à manger, décorée en tente, avec des trophées, et des ornements convenables à la circonstance. Une cantate avait été faite exprès et préparée pour cette fête; mais l'empereur me fit défendre de la donner. Toutes les femmes recevaient des bouquets. Un ordre remarquable régna partout. Le service se fit, pendant toute cette soirée, avec autant de facilité et de précision que s'il eût été question d'une petite réunion.

L'empereur fut charmant et causa pendant plus d'une heure avec moi. Il resta au bal jusqu'à deux heures, ce qui, pour lui, était sans exemple. Il me combla de témoignages de bonté. Lors du souper, les femmes, qui furent seules d'abord introduites aux diverses tables, présentaient un coup d'oeil éblouissant à cause de la richesse de leurs parures et de leurs bijoux. Dix-sept cents bougies éclairaient la salle et donnaient à la lumière un éclat qui rappelait celui du soleil. Je ne quittai pas de vue l'empereur, sans cependant le fatiguer de ma présence; mais je fus toujours à portée de lui pour remplir ses moindres désirs. Enfin, je pus croire qu'aucune fête n'avait mieux réussi et travail eu un plus grand succès.

Les dernières furent celles du duc de Devonshire, ambassadeur extraordinaire d'Angleterre. Celles-ci étaient médiocres et mal dirigées: il y eut aussi peu de monde. Vinrent ensuite les fêtes des grands personnages russes, celle du prince de Yousoupoff et celle de la comtesse Orloff, où la plus grande magnificence fut déployée.

Tout fut enfin terminé par une fête populaire hors de la ville. Des constructions considérables avaient été élevées exprès. Au milieu était un beau pavillon pour l'empereur, sa famille et toute la cour; autour et à distance se trouvaient des amphithéâtres, les uns garnis de musique, d'autres remplis de comestibles dont la distribution se faisait au peuple. On avait, en outre, réuni tout ce qui, en pareille circonstance, doit amuser la multitude. La fin de la fête rappela ce qu'il y a encore de sauvage dans les moeurs russes. Tout fut livré au pillage; chacun emporta ce qu'il voulut des débris de toute espèce qui tombèrent sous sa main.

Avant de quitter Moscou, je fis quelques excursions dans les environs pour voir les principaux châteaux et les maisons de campagne du voisinage. En général, elles sont assez peu nombreuses: il y en a beaucoup moins qu'on ne devrait le supposer, à cause du nombre considérable de grands seigneurs qui habitent Moscou, et dont les fortunes passent pour immenses. Celle du comte Cheremetoff, située à Staulies, à peu de distance de la ville, où il y a eu des fêtes magnifiques autrefois, était dans un état de délabrement extraordinaire L'intérieur est rempli d'objets d'art du plus grand prix, entassés avec profusion, mais la maison menace ruine; et cependant le comte Cheremetoff a un revenu de trois millions. Sa fortune, pendant sa minorité, a été liquidée, et ses dettes ont été payées. On ne comprend rien à ces fortunes russes; elles effrayent, pour ainsi dire, l'imagination par leur chiffre; puis elles disparaissent et sont remplacées par des dettes et la gêne.

La plus belle campagne des environs de Moscou, à mon goût, appartient à un prince Galitzin. Elle est située à Kaulminik, sur un affluent de la Moskowa. C'est un lieu délicieux; tout y est arrangé et entretenu avec le plus grand soin. Cette campagne aurait une réputation, même dans les environs de Paris et dans les environs de Londres. Le pays environnant Moscou est ondulé; le plateau est creusé par les courants d'eau qui le sillonnent. Des bois et des champs le divisent, et cependant il est triste et monotone. Il y manque une population suffisante pour lui donner la vie.

Le moment du départ approchait. L'empereur me donna l'ordre de Saint-André pour témoignage de sa satisfaction et de son estime. Cet ordre, le plus ancien 4 et le plus considéré en Russie, donne ceux de Saint-Alexandre et de Sainte-Anne. Les Russes lui ont conservé une grande valeur par la réserve avec laquelle il est distribué. À l'époque où je l'ai reçu, il y avait seulement trente-cinq chevaliers de Saint-André, y compris les étrangers. L'empereur y ajouta d'autres dons, des objets de malachite et une pelisse de martre.

Note 4: (retour) Fondé par Pierre Ier in 1689.       (Note du duc de Raguse.)

L'empereur, qui m'avait donné à dîner comme ambassadeur et en représentation, voulut me recevoir comme particulier. Je dînai chez lui, moi cinquième, avec lui, l'impératrice, le prince Charles de Prusse, son beau-frère, et le prince Philippe de Hesse, son parent. Rien ne peut exprimer la simplicité de cet intérieur, le bon goût qui y préside et la politesse qui y règne. L'empereur me dit en riant quand j'entrai: «Je vous ai fait inviter à dîner sans façon; c'est chez madame de Nicolas que vous venez dîner.» Il se montra maître de maison aimable et bienveillant pour ses convives, plein de soins, de gaieté et d'attention. Le grand-duc héritier vint, pendant le repas, voir ses parents. Le dîner fini, il se retira; puis, peu après, il reparut avec son habit de soldat et son fusil, et fit l'exercice devant nous.

Toutes les fêtes devaient être terminées par le feu d'artifice préparé par l'artillerie de la garde. Ce spectacle fut sans contredit le plus magnifique que j'aie jamais vu. J'en dirai deux mots. On vit d'abord, comme partout, des pièces d'artifice de diverse nature, un temple, le tout exécuté avec des feux de couleur d'une grande perfection; ensuite on vit apparaître un cirque d'une vaste étendue avec des portiques ouverts; trois chars de forme antique, couverts d'artifice, traînés par des chevaux, conduits par des hommes aussi vêtus à l'antique, également couverts d'artifice, étaient places dans l'intérieur, et s'y disputèrent le prix de la course. Ils firent deux fois le tour du cirque. Le feu d'artifice fut terminé par un bouquet dont l'imagination peut à peine comprendre la dimension. Il y avait cinquante-quatre mille fusées et cent mille serpenteaux; et toutes ces pièces, partant à la fois, représentèrent l'éruption d'un volcan. Pendant que le feu d'artifice parlait aux yeux, quarante pièces de canon, tirant continuellement, parlaient aux oreilles.

Après ce beau spectacle, je pris un dernier congé de l'empereur. Il m'embrassa avec une expression d'amitié et d'intérêt dont le souvenir ne s'effacera jamais de ma mémoire. Il m'engagea, avec une bienveillance toute particulière, à ne pas oublier la promesse que je lui avais faite de venir le voir dans quelques années, promesse que j'ai été au moment de tenir, mais sous des auspices bien différents de ceux sous lesquels je l'avais faite. S'il plaît à Dieu, je la remplirai un jour. Le lendemain je me mis en route pour Varsovie. Mes premiers pas sur cette route me conduisirent sur le terrain de la bataille de la Moskowa.

Mon intention étant de visiter avec détail le champ de bataille de la Moskowa, appelé par les Russes Borodino, et d'apprécier sur les lieux les circonstances qui ont accompagné ce grand événement, j'emportai les trois relations publiées sur cette bataille, celle de Chambrai, celle de Ségur et celle de Boutourlin. J'avais, parmi les gentilshommes d'ambassade, des officiers qui s'y étaient trouvés; j'emmenai plusieurs officiers russes qui y avaient combattu: ainsi j'eus tous les moyens possibles pour recueillir, sur le terrain même, les renseignements désirables. Le champ de bataille est d'ailleurs assez petit; en peu de moments on peut le traverser dons toute son étendue.

Des trois relations que j'ai citées, celle de Ségur est la meilleure, la plus intelligible et doit être la plus vraie. Tout a dû se passer comme il le dit. On voit le lieu où Napoléon s'est tenu pendant la bataille, et l'on conçoit qu'il n'a rien pu voir, rien pu juger, rien pu ordonner à propos. Les dispositions premières ont été faites évidemment avec l'idée que la garde entrerait en ligne s'il était nécessaire, et appuierait les corps de Davoust et de Ney. Avec cette condition, les dispositions étaient bonnes. Quand on la demanda, elle fut refusée, ce qui changea toute l'économie de la bataille. Si elle n'avait pas dû marcher, la disposition était fautive; il y avait trop de troupes au centre, où était une fausse attaque, pas assez à la droite, où devaient se porter les grands coups et se faire le grand effort. Après l'enlèvement des flèches qui couvraient le village de Semanovsky et la prise de ce village, les corps de Davoust et de Ney étaient hors d'état de combattre. Les pertes effectuées et la dispersion des hommes ôtaient toute consistance à ces corps. Il fallait nécessairement des troupes fraîches pour les soutenir et même pour les remplacer. La cavalerie, faute de mieux, s'en chargea. Elle perdit beaucoup de monde par le feu de l'ennemi. Elle culbuta cependant ce qu'elle avait devant elle; elle tourna la redoute située au centre, s'en empara et la livra au vice-roi, qui, dès ce moment, put déboucher.

Alors la bataille était gagnée; mais, pour avoir des résultats, il fallait marcher franchement, avec des moyens compactes et réunis sur le chemin de Moscou. Aucune résistance n'aurait été opposée aux troupes françaises qui se seraient montrées sur ce point, parce que l'armée russe, en cet instant, était dans le désordre et la confusion. C'est en ce moment que le général Belliard vint trouver l'Empereur et lui demander sa garde pour soutenir la cavalerie. Il la refusa, et l'on perdit tout le fruit des succès obtenus. Aucun engagement sérieux n'aurait eu lieu, et l'armée russe, hors d'état de se reformer et de combattre, aurait été détruite ou prise en grande partie.

Assurément un général habile doit éviter de faire donner trop tôt ses réserves. Il doit refuser le premier secours qu'on lui demande; car ceux qui sont aux prises sont toujours empressés à en réclamer. Il faut tirer de chaque individu tout le parti possible, forcer chacun à employer toute l'énergie et toutes les facultés qu'il possède; mais il y a un moment (et le talent est de le juger) où il est aussi important de faire accourir le secours qu'auparavant il était utile d'en suspendre l'envoi, et c'est en cela que Napoléon a failli à la Moskowa. Il a été d'ailleurs, ce jour-là, infidèle à un principe que je lui ai entendu établir et soutenir toute sa vie: c'est que les généraux qui conservent les troupes pour le lendemain de la bataille sont toujours battus. Quand le succès est complet, quand le jour est décisif, les réserves sont superflues le lendemain. C'est donc au jour de la bataille, jour véritable de la crise, qu'il faut tout sacrifier, sans s'occuper de l'avenir. Alors Napoléon n'a pas agi ainsi quand il pouvait suivre et appliquer son principe sans danger; car, je le répète, sa garde n'aurait eu aucun engagement sérieux.

Napoléon, pendant toute cette campagne de Russie, n'était plus le même homme, son génie militaire avait pâli, son activité avait disparu; une grande insouciance, une grande apathie, avait remplacé sa sollicitude d'autrefois; une irrésolution habituelle était devenue le fond de son caractère; et M. de Ségur, tout en gémissant d'un si grand changement, l'a peint avec vérité. Il est représenté en 1812 tel que je l'avais trouvé en 1815. Le grand capitaine s'était survécu à lui-même.

Après avoir passé une journée entière sur le champ de bataille de la Moskowa, je continuai ma route et je m'arrêtai à Smolensk. Mêmes observations pour le combat malheureusement trop célèbre qui y fut livré. On ne peut concevoir quel génie infernal a pu inspirer l'idée de se ruer contre des murailles hautes de trente pieds, dans lesquelles il n'y avait aucune brèche, et de les escalader sans échelles? Comment a-t-on pu concevoir la pensée de les ouvrir avec des pièces de campagne? Ces murailles sont très-épaisses et construites en briques. Aussi huit à dix mille hommes restèrent sur la place et furent sacrifiés sans aucune espèce d'utilité. Un homme raisonnable ne pouvait pas se faire illusion à cet égard. Ceux qui virent Napoléon ce jour-là m'ont tous parlé de son indifférence à tout ce qui se passait sous ses yeux, et de l'insouciance dont chacune de ses paroles était empreinte.

Après Smolensk, j'allai voir la Bérézina, lieu tristement célèbre, où tous les débris de l'armée semblaient devoir périr. La poursuite des armées de Koutousoff et Wittgenstein fut molle et timide. L'armée française, si peu en état de combattre, eût été facilement précipitée dans la rivière si elle eût été attaquée avec un peu de vigueur; mais une chose inexplicable, c'est la conduite tenue par l'amiral Tischakoff, qui, avec une belle armée intacte, était placé sur la rive droite de la rivière. Au moment même où il voyait l'armée française occupée de préparer son passage et des travaux préliminaires, il donna ordre à la division Chaplitz, placée en face, de s'éloigner, et en partant il ne fit pas brûler les ponts établis sur les marais de la route de Wilna. Leur destruction eût suffi pour mettre un obstacle insurmontable à la marche de l'armée, après son passage de la Bérézina. Elle eût été alors détruite sans combat; car, une fois établie sur la rive droite, elle était dans l'impossibilité aussi bien d'avancer que de reculer. Un enchaînement de circonstances si extraordinaires autorisa Napoléon à croire, malgré tant de maux ressentis, que son étoile n'avait pas renoncé à le protéger.

J'arrivai à Varsovie. Le lendemain j'allai voir le grand-duc Constantin, qui me conduisit à la parade. Après la parade, nous allâmes voir le corps polonais, tout entier sous les armes dans la plaine de Vola. Pendant trois heures, cette armée exécuta de grandes manoeuvres avec une rare perfection. Je n'ai vu des troupes aussi belles, aussi instruites, que chez nous, dans notre beau temps et par exception. Elles ne laissaient rien, absolument rien à désirer. Le lendemain et le jour suivant, j'accompagnai de même le prince à la parade. Nous vîmes ensuite la cavalerie réunie, et le jour d'après l'artillerie. Ces différentes armes étaient à la hauteur de l'infanterie.

Si le grand-duc Constantin, comme on l'assure, n'était pas un grand général (et à cet égard il lui manquait, dit-on, une des qualités les plus essentielles), c'était certainement le meilleur inspecteur qui fût jamais et l'homme le plus capable de former des troupes. Après avoir rendu justice à son mérite personnel sous ce rapport, je ferai remarquer que jamais général n'a eu, autant que lui, de moyens à sa disposition pour créer de bonnes et belles troupes. La matière sur laquelle il opérait est excellente; car les Polonais sont essentiellement belliqueux et naissent gens de guerre. Bon nombre d'officiers de ces troupes avaient servi et fait la guerre avec nous.

L'armée polonaise était campée, par divisions, dans la belle saison, aux portes de Varsovie. Ces magnifiques camps baraqués m'ont rappelé le camp de Zeist de ma jeunesse. On sait combien les réunions permanentes contribuent à former l'esprit militaire et à compléter l'instruction. L'armée polonaise, payée en argent, avait la solde française, et, eu égard au prix des denrées, ces soldats étaient les plus riches de l'Europe.

Le grand-duc Constantin nommait directement à tous les emplois, jusqu'au grade de lieutenant-colonel inclusivement. Ce droit de promotion, donné à un homme qui connaissait tous les officiers de cette armée, qui vivait avec eux et était, plus que qui que ce soit, capable de les juger, garantissait la justice et le discernement des choix. Enfin, pour donner une idée de l'instruction exigée, je vais dire ce qui précédait la nomination des sous-officiers au grade de sous-lieutenant. Le grand-duc me présenta une trentaine de sous-lieutenants qui étaient nouvellement promus après avoir satisfait aux conditions imposées et qui attendaient des emplois vacants. Un sous-officier, avant d'être reçu officier, devait d'abord commander un peloton, puis un bataillon, puis une brigade. Quel que soit le prix mis à l'instruction, ici il y a exagération. Aussi m'écriai-je, en répondant au grand-duc, que cette troupe de généraux, si subalternes dans leurs véritables fondions, serait bien difficile à contenter, à conduire, et deviendrait une source d'embarras pour ses chefs naturels.

L'armée polonaise, dont le grand-duc avait l'entière disposition, se composait de douze régiments d'infanterie à trois bataillons, de huit régiments de cavalerie de quatre escadrons, et en outre de deux régiments de troupes à cheval des gardes; enfin de six compagnies d'artillerie.

L'armée polonaise était si bien instruite, qu'on aurait pu, en cas de guerre, la dédoubler pour y placer un nombre de recrues égal à celui des soldats. Au bout de trois mois, cette nouvelle composition aurait fourni des troupes excellentes pour combattre.

J'eus occasion de juger, pour la première fois, du grand parti que l'on peut tirer des fusées à la Congrève. Le tir en fut si juste et la manoeuvre, avec des chevalets à main, si facile, que je fus frappé des applications qu'on peut en faire. Cette nouvelle arme peut jouer, à la première guerre, un rôle très-important.

J'en rendis compte à mon retour en France. Je pressai le gouvernement de s'en occuper. Il l'a fait, et aujourd'hui la France est en mesure. Le général d'armée qui s'en servira le plus habilement à la première campagne aura une suite de succès non interrompus. La tactique moderne recevra probablement des changements, et, par suite, l'organisation des armes et les proportions existantes entre elles. Ces fusées feront époque dans la science militaire. Je vais indiquer les causes et déduire les principales conséquences de cette invention.

On connaît l'influence de l'artillerie aux jours de bataille, et le rôle qu'elle joue à la guerre. Ce rôle est devenu de plus en plus important, non-seulement en raison de son augmentation dans les armées, mais encore à cause de son extrême mobilité qui donne le moyen de combiner ses mouvements à l'infini: cependant cette mobilité a encore des limites, et le nombre des canons à conduire à la guerre est borné, non-seulement par la dépense, mais encore par l'embarras qu'un excès de matériel apporterait avec lui; embarras pouvant être tel, qu'il dépasserait de beaucoup en inconvénients dans les marches les avantages qu'il promettrait pour le moment de l'action.

L'expérience a démontré que les limites à observer ne doivent pas dépasser quatre pièces par mille hommes, et encore, ce principe suivi, cette proportion se trouve-t-elle toujours franchie, après quelques mois de campagne, la diminution du matériel n'étant pas soumise aux mêmes causes que celle de l'infanterie et de la cavalerie. Les fusées à la Congrève ont reçu successivement un grand perfectionnement. Dirigées maintenant avec une assez grande justesse, elles forment aujourd'hui une artillerie auxiliaire destinée à devenir bientôt une arme principale par le développement qu'on peut lui donner dans son action.

En effet, quand l'arme se compose seulement du projectile employé, quand aucune machine n'est nécessaire pour le lancer, et ne présente pas au feu de l'ennemi de surface sur laquelle il puisse diriger ses coups; quand enfin on peut, par des dispositions très-simples, donner momentanément à ce feu un développement tel, que le front d'un seul régiment soit couvert par une pluie de boulets qui représentent le feu d'une batterie de cent pièces de canon; alors les moyens de destruction sont tels, qu'il n'est plus possible de lutter contre eux, en suivant les règles et les principes que l'état actuel de l'art de la guerre a consacrés.

Voici comment je concevrais l'emploi des fusées à la Congrève. Je ferais former dans chaque régiment six cents hommes au service de cette arme nouvelle. Deux chariots suffisent pour porter cent chevalets tels que les Autrichiens les ont adoptés, et, à l'ordre donné, ces cent chevalets, servis chacun par trois ou quatre hommes, déploieraient un feu dont l'imagination peut à peine concevoir l'idée. À un feu pareil peut-on opposer et exposer des masses? même des troupes en bataille et plusieurs lignes parallèles? Non assurément. Mais, le gain de la bataille consistant à faire reculer l'ennemi, il faut marcher à lui et traverser l'espace qui nous sépare de lui. Or, pour le faire avec le moins de danger possible, on doit employer l'arme qui parcourt les distances le plus rapidement. Dès lors la cavalerie doit être employée de préférence, et cette cavalerie devra être soumise à une nouvelle manière de manoeuvrer, afin de se présenter au feu de l'ennemi avec moins de chances de destruction, c'est-à-dire éparpillée en tirailleurs, et cependant prête à se réunir à un signal donné pour se préparer au choc qui doit suivre la charge exécutée. Dans ce système de guerre et dans cette nouvelle manière de combattre, l'infanterie, changeant de rôle, devient l'auxiliaire dés fusées à la Congrève, ou plutôt ces fusées sont sa véritable arme, et les fusils de simples accessoires pour repousser ceux qui viennent l'aborder.

L'infanterie devra donc avoir une instruction toute différente. Elle devra se diviser en deux parties: la première, chargée de tirer des fusées; la seconde, destinée à appuyer la première et à lui servir de point de ralliement au moment où elle sera en contact immédiat avec l'ennemi. Alors la proportion des armes doit changer. Il faut plus de cavalerie et moins d'infanterie. Il faut une cavalerie exercée d'une manière toute différente de ce qu'elle l'est aujourd'hui. Il faut une infanterie-artillerie, si je puis m'exprimer ainsi, et dont l'emploi soit borné au service des fusées, à les soutenir et à les appuyer, à occuper les postes retranchés, à défendre les places, à faire la guerre de montagne.

Mais cette nouvelle artillerie prend une grande importance en mille circonstances où l'artillerie à canon ne joue aucun rôle. Dans les montagnes ou transporte aujourd'hui à grand'peine un petit nombre de pièces qui y fait peu d'effet. Avec des fusées, on a une arme à longue portée, facile à établir partout et à profusion sur la cime des rochers, comme sur les plateaux inférieurs. Dans les plaines rases, chaque édifice est transformé en forteresse, et la tour ou la terrasse d'une église de village devient à volonté la plate-forme d'une batterie formidable. Enfin cette invention, telle qu'elle est aujourd'hui, et avec les perfectionnements qu'elle comporte, se prête à tout, se plie à mille circonstances diverses, à toutes les combinaisons possibles et doit prendre un ascendant immense sur le destin des armées.

Si les fusées sont servies par un corps spécial, si elles sont traitées comme l'artillerie, étant nécessairement rares et leur direction toujours un peu incertaine, elles ne produiront que peu d'effet. Un développement immense leur donnera seul le moyen d'étonner et d'épouvanter, de foudroyer; c'est ainsi seulement qu'elles peuvent être employées avec utilité, et pour cela elles doivent devenir l'arme de l'armée proprement dite.

Les hommes réfléchissent peu sur la nature des choses. On admet volontiers et de confiance ce que d'autres ont déterminé. On agit souvent par routine, sans avoir employé son intelligence à modifier et à améliorer ce qui en est susceptible. Aussi ce ne sera qu'à la longue que la puissance des fusées à la Congrève sera appréciée et sentie; mais, si à la première guerre un général habile et calculateur entrevoit la question dans tous ses développements, s'il embrasse toutes les conséquences qu'il est permis d'en tirer, s'il prépare ses moyens dans le silence pour les déployer sur le premier champ de bataille, il obtiendra des succès tels, que, jusqu'à ce que l'ennemi ait employé les mêmes moyens, rien ne pourra lui résister. Au moment de cette grande expérience, le génie personnel du chef aura un grand ascendant, une immense action sur le sort de la guerre.

Cependant, quoique tous les calculs de la raison, toutes les prévisions puissent annoncer les résultats que je prédis, l'expérience seule établira d'une manière incontestable le mérite de cette nouvelle invention. Il y a tant de circonstances imprévues qui modifient les prévisions les plus fondées, les apparences les plus séduisantes, que l'homme sage et prudent ne sera convaincu dune manière absolue que lorsque les faits seront venus réaliser ces espérances; mais les apparences sont telles, les probabilités se montrent d'une manière si concluante, qu'un général calculateur doit, à la première guerre, préparer d'avance ses moyens, comme je l'ai dit, et étonner son ennemi par leur emploi. S'il est seul à en faire usage, il est probable qu'il sera maître de la campagne. Si son adversaire a été aussi prévoyant et aussi vigilant que lui, il se garantira au moins d'être sa victime, et, si les résultats ne correspondent pas complètement à ses espérances, il en sera pour quelques travaux inutiles et pour quelques dépenses. Mais la prévoyance doit embrasser, non-seulement l'emploi immédiat de cette arme nouvelle, mais encore toutes les conséquences qui en résultent relativement aux autres armes, à leurs proportions et à leurs manoeuvres.

L'accueil du grand-duc avait été rempli d'amabilité pour moi; et, si je pus me rassasier de jouissances militaires, il me donna aussi des plaisirs d'un autre genre qui n'eurent pas moins de charmes à mes yeux. Il me présenta à la princesse de Lovitz, sa femme. Chaque jour je dînais avec elle et le grand-duc. Je passais trois ou quatre heures ensuite dans leur intimité. Rien n'était comparable à la douceur, à la bonté et à l'amabilité de cette femme charmante. La vivacité de son esprit n'en était pas le principe, mais une douceur, une raison, une bonté, un laisser aller simple et bienveillant que l'on ne saurait exprimer.

La princesse de Lovitz, sans être belle, sans être même très-jolie, avait tout ce qui peut séduire. Sa douce influence avait calmé l'humeur farouche de Constantin, adouci son caractère violent. Elle exerçait d'une manière salutaire pour tout le monde son empire sur lui. Véritable ange descendu sur la terre, la manière dont elle a fini confirme les éloges que je donne à sa mémoire et que j'aurais voulu pouvoir offrir à sa personne. Dans ces causeries familières, le grand-duc fut d'une amabilité et d'une gaieté constantes. Il y aurait de quoi remplir un volume des histoires qu'il m'a racontées, toutes plus ou moins remplies d'intérêt pour moi, en raison des personnes et des lieux qui en étaient l'objet. Enfin, après trois jours de manoeuvres et de cette société intime, je continuai mon voyage pour Paris, en passant par Vienne.

Le royaume de Pologne jouissait déjà des fruits d'une administration éclairée. De belles routes se traçaient de toutes parts. J'étais venu de Breizt à Varsovie sur une magnifique chaussée. Il en existait une pareille pour aller à Kalisch. Dans la direction que je suivis, elle était moins avancée; mais déjà des parties considérables de route étaient terminées, et, au moment où la révolution a éclaté, tout était achevé. J'avais retrouvé plusieurs officiers polonais fort distingués qui avaient anciennement servi avec moi, entre autres le général Zimersky, et un capitaine ou major nommé Zemanovsky. J'eus grand plaisir à les revoir. Je me rendis à Cracovie, où je passai la Vistule pour entrer dans les États autrichiens.

Avant de poursuivre mes récits, je vais donner un aperçu sur l'armée russe, telle qu'elle était à cette époque, qui pourra donner des idées sur son organisation d'alors, son administration, ses moeurs et les circonstances particulières dans lesquelles elle est placée. Depuis, cette organisation a éprouvé de grands changements, et un autre ouvrage renferme des documents complets à cet égard. Ces doubles renseignements ne seront pas sans intérêt pour les militaires.

ARMÉE RUSSE.

La situation particulière de l'empire russe, son immense étendue, la population répandue sur sa surface, qui, à quelques provinces exceptées, est peu agglomérée, rendent le recrutement difficile et lent, et forcent l'empereur de Russie, pour peu qu'il veuille jouer en Europe un rôle en rapport avec sa puissance, à entretenir son armée toujours au complet, et à avoir, en temps de paix, sous les armes tout ce qu'il faut pour la guerre.

S'il agissait autrement (les événements arrivant d'une manière inopinée, les prévisions de la politique étant facilement en défaut, et dans tous les cas les moyens fort bornés), s'il devait les préparer seulement à l'instant où il calcule leur emploi, il ne serait alors jamais prêt à temps pour agir d'une manière efficace, et souvent les résultats définitifs seraient obtenus au moment où il serait à peine en état de les favoriser ou de les contrarier. J'ai vu tel soldat qui avait marché pendant onze mois, en parlant de son village, pour rejoindre le corps auquel il avait été destiné. Comme ces longues routes se font avec des recrues fort jeunes, avec des hommes nouveaux et nullement accoutumés à se tirer d'affaire au milieu de semblables difficultés, comme les secours qui leur seraient nécessaires sont souvent incomplets, il en résulte une perte d'hommes considérable, qui réduit souvent à moitié le produit du recrutement ordonné. Ainsi cent mille hommes levés se trouvent donner, dans les cadres, un effectif de cinquante mille hommes. Ces cinquante mille hommes n'arrivent, terme moyen, que six mois après avoir été levés, et encore il leur faut au moins, pour être dressés et instruits convenablement, le double de temps nécessaire aux autres soldats de l'Europe, et particulièrement aux Français, c'est-à-dire un an pour l'infanterie, et deux ans pour la cavalerie.

Ainsi trois causes rendent les effets du recrutement lent et les levées inapplicables aux besoins immédiats. Il faut donc, lorsque les circonstances paraissent les plus simples, les besoins les plus faibles, et quand la politique n'entrevoit aucun événement probable qui réclame le concours des armes; il faut, dis-je, dans ces hypothèses, que l'armée russe soit cependant au complet, prête à marcher effectivement, afin que, le cas arrivant, elle puisse le faire. Or, comme la population de la Russie est à présent de plus de cinquante millions d'habitants, elle a ainsi la faculté de recruter de très-nombreuses armées. La considération de cette puissance en Europe dépendant des forces qu'elle déploie; de plus, quand elle agit au loin, ses armées devant être d'autant plus fortes pour fournir les échelons dont elle ne peut se passer et réparer les pertes que les longues marches occasionnent, il lui faut avoir constamment de nombreux cadres au complet.

Il n'en est pas de même des puissances d'Occident, où la population agglomérée permet de lever et de rassembler en peu de temps les recrues dont on a besoin. En Autriche, où chaque régiment a son territoire, où le cadre d'un bataillon reste toujours sur place, surveille les hommes en congé qui sont envoyés dans leurs familles, et où on les réunit quand il le faut pour les exercices prescrits, on a tout à la fois une armée nombreuse pour la guerre et un nombre plus ou moins grand de soldats dans la paix, suivant la volonté du souverain. Ainsi tous les avantages se trouvent réunis, toutes les conditions sont remplies. En France, où l'on n'a pas cette organisation élastique qui se prête à toutes les circonstances, deux choses y suppléent: la grande population sur une étendue de pays fort bornée, et la facilité avec laquelle les paysans français deviennent soldats. Avec de bons cadres, on peut, en trois mois, dresser des soldats pour la guerre et au bout de ce temps les présenter à l'ennemi. J'en ai fait l'expérience plusieurs fois.

Pour appuyer par un exemple mes observations sur les lenteurs indispensables du recrutement de l'armée russe, je citerai un fait récent qui est sans réplique. À l'époque où je quittai la Russie, l'armée russe était d'une force telle, qu'après avoir défalqué les troupes d'Asie, de Finlande, et les garnisons de l'intérieur indispensables, il y avait trois cent mille hommes de troupes de ligne disponibles pour être portés partout, non compris l'armée polonaise et les Cosaques. Les deux campagnes de Turquie ont consommé par les maladies, la peste, etc., et le feu de l'ennemi deux cent mille hommes. Cette évaluation paraîtra peut-être bien considérable; mais elle a été faite par un des généraux les plus distingués de la Russie, un homme vrai, capable de bien juger, et dont l'assertion est une autorité pour moi, le général Woronzoff. L'état de l'Europe n'étant pas alarmant, on ne se pressa pas de les remplacer. Arriva la révolte de Pologne en 1830, et l'on ne put jamais parvenir à réunir plus de cent vingt mille hommes. Dans le cours de cette guerre, qui a duré neuf mois, on n'eut pas la faculté de mettre en action au delà de cent cinquante mille hommes, ce qui prolongea la lutte. Ce grand complet de l'armée russe, en 1826, était encore le résultat des levées extraordinaires de 1812 et de 1813, disponibles seulement en 1815, et qui se sont conservées, la paix ayant duré depuis cette époque.

Après être entré dans ces détails pour expliquer les principes sur lesquels l'armée russe est fondée, je vais entrer dans ceux de son organisation. L'infanterie de l'armée russe se composait alors de cent quatre-vingt-trois régiments à trois bataillons, savoir:

Garde impériale, dix régiments;

Grenadiers, seize;
Carabiniers, sept;
Infanterie de ligne, cent;
Chasseurs, cinquante.

Total, cent quatre-vingt-trois.

Il y avait en outre vingt-quatre bataillons de garnisons détachés, qui formaient deux divisions en Sibérie.

La cavalerie se composait de soixante-seize régiments, savoir:

Garde impériale, dix régiments;

Cuirassiers, huit;
Dragons, dix-sept;
Lanciers, vingt;
Chasseurs, huit;
Hussards, douze;
Cosaques de la garde, un.

Total, soixante-seize.

L'artillerie était formée, savoir:

L'artillerie à pied, de trente-deux brigades à cinq compagnies chacune;
L'artillerie à cheval, de trente-sept compagnies;
Les pionniers, de huit bataillons;
Le train, de quarante bataillons.

Enfin, il existait hors ligne cinquante-deux régiments de Cosaques à pied ou à cheval.

En outre l'armée polonaise était formée de:

Régiments d'infanterie, huit;
Régiments de chasseurs à pied, quatre;
--de chasseurs à cheval, quatre;
--de lanciers, quatre;
Brigades d'artillerie, deux.
Dans lesquelles sont quatre compagnies à cheval.

Indépendamment de l'armée proprement dite, telle qu'on vient de la dépeindre, il existe des troupes hors de ligne:

Soixante-seize bataillons de garnison;
Cinq cent quatre compagnies à district;
Douze idem d'ambulance;
Quarante-deux idem.

L'armée était organisée en vingt-neuf divisions d'infanterie, qui, ajoutées aux deux divisions des gardes et aux deux divisions polonaises, formaient un total de trente-trois divisions. Chaque division était formée de six régiments: quatre de ligne, deux de chasseurs, et se composait de trois brigades. Beaucoup de ces régiments n'avaient que deux bataillons dans la formation de ces brigades, quatre-vingt-seize troisièmes bataillons étant organisés en divisions de réserve, et employés à des travaux du gouvernement.

La cavalerie formait dix-huit divisions de quatre régiments chacune, et chaque régiment à quatre escadrons. Toutes ces divisions étaient organisées en divers corps d'armée, de deux ou trois divisions d'infanterie, et d'une ou de deux de cavalerie. Ces corps d'armée étaient celui de la garde, celui des grenadiers, et sept corps distingués par leur taille et le choix des hommes. Ensuite existaient: le corps de Lithuanie, celui de Finlande, celui du Caucase, celui de Sibérie, et le corps d'Orembourg (ces deux derniers composés seulement d'une division d'infanterie chacun, et de cavalerie irrégulière). À ces corps il fallait ajouter l'armée polonaise. Tous ces corps, ceux de Finlande, de Sibérie, d'Orembourg à part, formaient trois commandements.

Le premier, sous le nom de première armée, se composait de la garde, du corps de grenadiers et des cinq premiers corps;

Le second, sous le nom de seconde armée, des sixième et septième corps;

Enfin le troisième, sous le nom d'armée polonaise, des troupes polonaises et du corps de Lithuanie.

D'après des bases qui m'ont paru assez exactes et dont il serait trop long de donner le détail ici, l'effectif approximatif des sept corps d'armée et du corps de Lithuanie s'élevait à trois cent dix-huit mille hommes d'infanterie et soixante-trois mille sept cents chevaux. Ainsi, en ôtant les malades et non-valeurs de toute espèce, on est encore dans la vérité en disant que l'empereur de Russie pouvait, à cette époque, après avoir pourvu à tous les besoins de l'intérieur et des lignes du Midi, agir hors de chez lui avec trois cent mille hommes, sans y comprendre l'armée polonaise et les Cosaques.

L'artillerie attelée était, sur le pied de paix, alors de mille quatre-vingt-douze bouches à feu, et devait être augmentée de moitié au moment d'une entrée en campagne, en portant les batteries de huit à douze bouches à feu.

Les bataillons étaient composés de quatre compagnies, chaque compagnie forte par organisation de deux cent cinquante-huit hommes; cinq officiers par compagnie, et deux officiers supérieurs par bataillon. Chaque régiment de cavalerie était composé de six escadrons de campagne, de cent quarante chevaux, sept officiers, et d'un septième escadron de dépôt.

Excepté à Saint-Pétersbourg, à Moscou, et un fort petit nombre de villes où il y a garnison et où les troupes sont casernées, l'armée russe est placée dans des cantonnements. Ces cantonnements étant fort étendus, il en résulte une grande dispersion qui nuit à l'instruction. Voici comment on y supplée et ce qui se passe, chaque année, dans toutes les diverses divisions de l'armée.

Infanterie.--Au 1er avril, les compagnies sont réunies au chef-lieu de bataillon et exercées pendant un mois au détail. Les bataillons de chaque régiment se réunissent au 1er mai, et l'on manoeuvre pendant vingt jours par régiment.

Les manoeuvres par brigade ont lieu pendant les dix premiers jours de juin, et les divisions sont campées et manoeuvrent en division du 10 juin au 10 juillet, et, après le 10 juillet, la dislocation a lieu; les troupes retournent dans les cantonnements où elles ont passé l'hiver. Les capitaines sont responsables de l'instruction de leur compagnie. On calcule qu'il faut un an pour former un soldat d'infanterie.

Cavalerie.--Au printemps on resserre les cantonnements pendant un mois, et on fait manoeuvrer pendant ce temps les escadrons du même régiment. En automne, les régiments se rapprochent, manoeuvrent par brigade pendant quinze jours, ensuite par division pendant dix jours. Les commandants d'escadron sont responsables de l'instruction de leurs escadrons. Les principes d'équitation sont les mêmes qu'en Prusse. La tenue est roide, et les chevaux sont assis sur leurs jarrets. Les mouvements se font par trois, ce qui exige une grande précision pour les demi-tours. Les officiers, à ce que l'on assure, étaient alors peu instruits. Les corps d'armée, infanterie et cavalerie, doivent être réunis tous les deux ans, et manoeuvrer pendant un temps plus ou moins long.

Les ordonnances des manoeuvres d'infanterie et de cavalerie sont, à peu de chose près, les mêmes qu'en France; mais l'ordonnance pour le campement des troupes est entièrement différente de la nôtre et me paraît préférable. Chez nous, les troupes campent en front de bandière, et, en sortant du camp, elles sont naturellement formées en bataille. Il en résulte que nos camps occupent un espace énorme et sont très-minces; que les troupes ainsi étendues, si elles sont surprises par de la cavalerie, peuvent être détruites. En Russie, le campement se fait en colonne par bataillon; les rues du camp sont perpendiculaires au front de bandière, et leur largeur permet aux soldats qui sortent de leur tente de composer, par un à droite et à gauche, les deux sections du peloton que leur réunion doit former. Ainsi, en un moment, toute l'armée est formée en colonne par bataillon, prête à déboucher, et la profondeur du camp en fait comme une forteresse contre la cavalerie. L'habitude de faire la guerre contre les Turcs, les nécessités qui en sont la suite, ont fait naître chez les Russes l'idée de cette manière de camper, qui devrait être suivie constamment et partout; car, en sortant du camp, des troupes doivent être formées, non pour combattre, mais pour marcher.

Il existe à Saint-Pétersbourg une école de cavalerie, où les régiments envoient des élèves, qui retournent à leurs corps comme écuyers.

Un régiment d'infanterie, connu sous le nom de régiment d'instruction, est attaché à la garde. Il est composé de détachements de tous les corps d'infanterie de l'armée. Ces détachements sont relevés et rapportent ainsi dans leurs régiments respectifs une instruction uniforme.

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