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Mémoires du maréchal Marmont, duc de Raguse (8/9)

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Avancement.--L'avancement se fait, en temps de paix, à l'ancienneté, jusqu'au grade de colonel: dans chaque régiment, jusqu'au grade de capitaine inclusivement; jusqu'à celui de major dans la division, et même quelquefois dans le corps d'armée. Les lieutenants-colonels et les colonels roulent sur toute l'armée et peuvent changer d'armes. Les avancements sont mis à l'ordre par le lieutenant général, en conséquence des tableaux existants. Si un officier est absolument incapable, mais n'a pas démérité au point d'être renvoyé du service, on prend celui qui le suit sur le tableau, et le motif de cette disposition est mis à l'ordre du jour. Cette obligation rend cette disposition très-rare.

Personne, sans exception, à quelque famille qu'il appartienne, ne peut être officier sans avoir été soldat et sous-officier. Une école de sous-officiers de la garde sert à donner aux jeunes gens protégés le moyen de remplir la disposition de la loi sans compromettre leurs moeurs. Après douze ans de service sans reproche et sans punition, un sous-officier est de droit officier. Il reçoit un emploi de ce grade ou une destination civile de ce rang. La qualité d'officier subalterne donne les droits de la noblesse, mais non transmissibles. Huit cents officiers à peu près sont nommés ainsi chaque année. L'officier de la vieille garde (il y a cinq régiments d'infanterie vieille garde et six de troupes à cheval) a deux grades au-dessus de son emploi. Ainsi le capitaine est lieutenant-colonel, et passe souvent colonel dans l'armée; le lieutenant est major et passe souvent lieutenant-colonel dans l'armée; le sous-lieutenant est capitaine et passe major. Dans la jeune garde, il n'y a qu'un grade au-dessus de l'emploi. L'avancement de la garde est si rapide, qu'un jeune homme est, au bout de dix ans de service, ordinairement colonel. Il prend alors son rang d'ancienneté avec les colonels de l'armée.

Armement.--Les troupes sont munies de bonnes armes faites dans les manufactures, sous la direction de l'artillerie. Les principales manufactures sont à Toula. L'infanterie est armée avec un fusil du modèle français, dit de 1777 corrigé. Les chasseurs ont des fusils de deux pouces plus courts, mais garnis de baïonnettes de deux pouces de plus de longueur. Les cuirassiers ont la double cuirasse comme en France.

Administration.--L'administration de chaque régiment est entre les mains du colonel. Il en rend compte au lieutenant général, qui remplit en même temps les fonctions d'inspecteur général et d'intendant. Aucun autre contrôle ne vient éclairer le gouvernement.

Les règles de l'administration n'ont rien de fixe. Les abus sont grands; dans la cavalerie, ils sont pires que dans l'infanterie à cause des fourrages, remontes, etc. Le prix des fourrages est basé sur les mercuriales; mais les mercuriales sont fixées par les chefs de l'état-major des corps d'armée, qui les augmentent d'après les besoins des régiments. On voit quelle confusion doit exister dans les dépenses et dans la comptabilité.

Les non-complets sont grands; ils favorisent les intérêts privés et fournissent aussi aux besoins du corps. Ainsi, par exemple, le prix des fourrages du septième escadron, qui ordinairement n'a pas de chevaux, sert à compléter le prix des chevaux des remontes, pour lequel l'empereur ne donne que cent vingt roubles. Les régiments de cavalerie colonisés ont leurs remontes assurées au moyen des haras que ces établissements renferment. Dans la garde, on prend un autre moyen pour avoir des chevaux de grand prix. On accorde à un officier riche un congé de six mois ou d'un an, qu'il demande, à condition de faire une remonte de dix, quinze, vingt et trente chevaux pour le régiment, suivant sa fortune. Les chevaux de remonte pour le régiment de la garde sont amenés à la parade et vus par l'empereur, qui sait quel officier les a fournis. Une grande émulation en résulte parmi les officiers, et souvent leur congé leur coûte ainsi quinze à vingt mille francs.

Excepté à Saint-Pétersbourg, Moscou et un petit nombre de villes, les troupes sont cantonnées. Les paysans nourrissent les soldats placés chez eux, et doivent recevoir en indemnité les trois livres de farine de seigle fournies par l'État. Mais habituellement le régiment ne donne rien au paysan et vend la farine. On exige de l'administration des seigneurs un certificat de la délivrance; mais ordinairement le certificat est donné sans que la délivrance ait eu lieu.

Les rations de la caserne sont augmentées de quatre onces de gruau. Les soldats achètent des choux aigres avec le prix d'une portion de la farine. Ils boivent du koas, liqueur fermentée faite avec de la farine. Les soldats casernés reçoivent la permission de travailler, ce qui améliore un peu leur condition. La garde a, indépendamment des distributions d'une livre et demie de viande et d'une demi-livre de poisson par semaine, des légumes à discrétion au moyen de jardins qui lui sont donnés, et qui sont cultivés par les soldats. Dans d'autres localités, les régiments sont l'objet d'une semblable faveur, et ont des terrains à leur disposition. Souvent les produits sont assez abondants pour qu'une partie puisse être vendue au profit de l'ordinaire.

Une chose singulière est la dureté du régime journalier du soldat russe. Les casernes n'ont aucunes fournitures, et les soldats couchent sur des lits de camp en bois, comme en France les soldats dans les corps de garde. Au surplus cette manière d'être se trouve conforme au goût de la nation; car, dans les classes élevées, on se sert de matelas dont la dureté est à peu près égale à celle du bois, et j'ai remarqué chez l'empereur le même usage.

L'habillement des troupes russes est beau, de bonne qualité, et la forme est élégante. La durée de l'habit n'est que de deux ans et de la capote de trois. Dans la garde, les soldats ont un habit neuf tous les ans. La solde des officiers subalternes est très-faible; celle des officiers supérieurs, au moyen de diverses allocations, s'élève au même taux qu'en France. Ainsi ces officiers sont plus riches que les nôtres. Celle des soldats n'est que de dix roubles en papier par an; celle d'un soldat de la garde, douze; celle du cavalier, douze. Les choses de première nécessité et les objets de consommation des troupes sont à si bas prix en Russie, que la dépense totale, faite par l'empereur pour l'entretien d'un soldat d'infanterie, en y comprenant tous les éléments qui le composent, ne s'élève, en mettant en ligne de compte l'armement à remplacer tous les vingt ans; ne s'élève, dis-je, qu'à cent vingt roubles en papier par an; la cavalerie avec l'entretien, la nourriture et le remplacement qu'à.... Enfin la dépense approximative d'un régiment d'infanterie, à trois bataillons sur le pied de paix, est de deux cent trente-six mille huit cent quarante roubles, et celle d'un régiment de cavalerie de six escadrons, composé de treize cents chevaux, est de trois cent quatre-vingt mille. Si la situation de l'empire russe, et les circonstances particulières dans lesquelles il est placé, exigent indispensablement qu'il entretienne, en temps de paix, de très-grandes forces sous les armes, le correctif se trouve dans le bas prix de l'entretien des troupes. La puissance des États se compose d'éléments variables. L'argent et la population, dans certaines proportions, se tiennent comme en équilibre. Dans cette combinaison de forces, la France est un des États les mieux partagés. Possédant une grande population, agglomérée et belliqueuse, on peut réunir avec facilité la portion réclamée par les besoins de l'armée, et elle possède des ressources financières suffisantes pour faire face à toutes les dépenses utiles.

J'ai déjà parlé ailleurs de l'artillerie; mais j'en dirai encore un mot. L'artillerie est organisée en brigades de cinq compagnies. Une brigade est attachée à chaque division de l'armée. Quatre compagnies doivent servir chacune douze bouches à feu; la cinquième est au parc. Ainsi chaque division doit avoir quarante-huit bouches à feu, ce qui fait au delà de quatre bouches à feu par mille hommes, proportion la plus forte qui jamais ait été admise, et qui n'est pas évidemment sans de grands inconvénients. La répartition de toute l'artillerie dans les divisions est d'ailleurs mauvaise; elle doit les rendre très-peu mobiles. Quand on a besoin de grands effets d'artillerie, on en retire momentanément des divisions; mais cette mesure doit amener toujours de la confusion. L'organisation de cette arme doit consacrer deux espèces d'artillerie: celle des divisions, qui doit être suffisante, mais sans excès, et celle de réserve, qui doit être en dehors des divisions. Celle-ci doit appartenir à toute l'armée. Elle est placée sous la main du chef suprême, qui la met, par sa prévoyance, toujours à portée du lieu où elle peut être la plus utile, sans en embarrasser la marche des divisions dans leurs mouvements respectifs. Le mouvement d'une armée en général est toujours lent. Aussi est-il indispensable pour un général habile et manoeuvrier que les fractions de l'armée, c'est-à-dire les divisions, puissent se combiner de diverses manières entre elles avec rapidité.

La compagnie d'artillerie a avec elle ses attelages, qui en font partie intégrante. Le nombre des canonniers servants, canonniers conducteurs, etc., et des chevaux, se compose, par batteries de douze et de grosses licornes, de trois cent vingt et un hommes et cent quatre-vingts chevaux. Dans l'artillerie à cheval, la compagnie est de deux cent soixante-six hommes et quatre cent un chevaux. Chaque batterie est commandée par un colonel ou lieutenant-colonel, et il y a par compagnie six officiers, savoir: un capitaine (en premier ou en second), deux lieutenants en second et deux enseignes, un sergent-major et vingt-trois sous-officiers. En général l'instruction théorique est faible; mais l'exercice du canon, l'exécution des manoeuvres et la promptitude des mouvements sont dignes des plus grands éloges.

L'avancement de l'artillerie a lieu, sur tous les corps, à l'ancienneté, jusqu'au grade de général, qui est réservé au choix. Le grand maître de l'artillerie fait le travail de ce corps avec le major général de l'empereur. Il a sous sa direction supérieure l'instruction, les arsenaux, les fonderies. Le service de tout l'empire est assuré par quatre grands arsenaux, savoir: l'arsenal de Saint-Pétersbourg, celui de Kazan, ceux de Kiew et de Biansk. Là se trouvent aussi les fabriques de poudre. Des dépôts d'artillerie sont établis dans un grand nombre de villes en raison de leur position géographique. Les parcs à la suite des troupes sont placés au centre des cantonnements des corps d'armée; enfin il existe aussi des compagnies d'artillerie de garnison sédentaires. Les places fortes de l'empire se trouvent former onze arrondissements, savoir: Saint-Pétersbourg, la vieille Finlande, la nouvelle Finlande, la Livonie, Kiew, le Danube, le Sud, le Caucase, la Géorgie, Orembourg et la Sibérie.

Je terminerai cet aperçu succinct sur l'armée russe en parlant de son esprit. Parmi les soldats on trouve un grand patriotisme, un grand amour du pays, un grand dévouement pour sa gloire et pour le souverain. Ce sentiment appartient à la nation. Le paysan russe, serf et esclave, a des sentiments pour la patrie qui l'honorent et qui surpassent souvent ceux des peuples qui font de ce mot sacré la base de leur langage. Chose bizarre! là où la nation n'a aucun droit personnel, les individus sont dévoués, et ailleurs, quand il semble que la cause du souverain est la sienne propre, on est moins sensible à ce qui la concerne. Tout est contradiction dans le coeur humain; mais, en approfondissant ce phénomène, on en trouve l'explication dans le fait suivant:

Dans l'état de barbarie, les hommes ne connaissent que les jouissances naturelles, dont l'origine est placée dans la famille. Tout le charme des souvenirs se trouve concentré dans le lieu qui les rappelle. En se civilisant, le cercle des jouissances s'agrandit, et on se trouve bientôt en communauté de sensations et de plaisirs avec des gens qu'on n'a jamais vus. En faisant intervenir les passions et l'amour-propre avec une vie qui matériellement est la même, il arrive un moment où il y a plus d'analogie, des rapports plus naturels, et plus de sympathie entre les mêmes classes des divers pays qu'entre les individus de différentes classes appartenant à la même nation.

Au surplus, l'esclavage, chez les Russes, est moins dur que le nom ne l'indique. En général, les paysans russes sont heureux matériellement. La protection de leurs seigneurs leur est, non-seulement utile, mais quelquefois si nécessaire, qu'il y a des exemples de serfs qui ont refusé leur affranchissement. Une seule circonstance le rend dur, c'est que le serf ne puisse pas s'affranchir ni se racheter quand il en a réuni les moyens et lorsqu'il en a la volonté. Il y a des exemples de paysans russes qui, autorisés par leurs seigneurs à s'établir à Moscou, y ont fait fortune et sont devenus millionnaires. Le seigneur est fier d'avoir un serf aussi riche, dont les biens pourraient lui appartenir, mais dont cependant il ne le dépouille pas. Sans le mettre à contribution, il lui refuse une liberté qui serait la garantie de son avenir et le complément de son bien-être.

L'esprit de religion est général dans le peuple et dans l'armée. Pour favoriser cet esprit et le satisfaire, on a établi dans chaque régiment une chapelle sous l'invocation d'un saint. Les soldats célèbrent la fête du patron de leur régiment, comme les paysans celui de leur paroisse. Dans la garde on y met une grande solennité, et cette fête devient fort touchante par la présence du souverain. L'empereur va au régiment, assiste au service divin et prend place à un repas de corps donné par les officiers, auquel sont invités un nombre déterminé de soldats, pris parmi les plus anciens, les plus recommandables, et l'empereur les embrasse. En général, rien n'est omis en Russie de ce qui peut honorer ce métier, tout à la fois si beau et si dur, dont le prix et la récompense ne peuvent se trouver que dans l'opinion et la considération publique.

Une autre chose remarquable en Russie, qui n'existe nulle part ailleurs, ce sont d'immenses salles d'exercice, établies à Saint-Pétersbourg, à Moscou et dans quelques autres villes, qui permettent d'exercer les troupes dans la mauvaise saison. Leur dimension donne la faculté à un fort bataillon, joint à un détachement de cavalerie et d'artillerie, de s'y former en bataille. Il peut y rompre et y défiler. La rigueur du climat explique ces constructions, qui auraient peu d'utilité ailleurs. Les charpentes de ces édifices, ordinairement faits d'après le système de Philibert Delorme, sont des modèles de légèreté et de grâce. Paul Ier fit établir les premières salles d'exercice.

Encore un mot sur le régime d'hiver. Pendant les grands froids, la cavalerie n'exerce pas; les chevaux restent à l'écurie. On est parvenu à les entretenir dans le meilleur état avec une ration extrêmement faible. Au commencement de leur retraite, on les nourrit très-fortement en grain pendant huit jours; ensuite on peut diminuer la ration à un point extraordinaire, sans inconvénient. Les chevaux ne souffrent pas et se conservent en bonne santé et dans un embonpoint suffisant.

Après avoir terminé cette digression sur l'armée russe, je reviens à mon voyage.

Je pris congé du grand-duc Constantin et continuai ma route pour Vienne, fort satisfait de ce que j'avais vu en Russie et en Pologne. Après avoir traversé Cracovie, petite république dont la création a été l'objet d'un singulier caprice de l'empereur Alexandre, je visitai les salines de Wieliczka, les plus belles mines de ce genre existant au monde. Je traversai la Silésie autrichienne, pays charmant, riche, peuplé et prospère. Une grande industrie s'y trouve établie. Le pays est pittoresque et les villes se touchent. Dès ce moment, on jouit d'un spectacle qui ne cesse de s'offrir aux yeux des voyageurs dans les États autrichiens, hors la Hongrie et la Galicie. On voit un peuple heureux, riche, jouissant d'une véritable liberté, conduit avec douceur et justice, soumis à l'ordre légal le plus régulier, pénétré de l'idée de la protection spéciale dont il est l'objet, et profondément attaché à son souverain.

J'eus un véritable bonheur à revoir Vienne. Le voyage que j'y avais fait, il y avait sept ans, était encore bien présent à ma pensée. Je renouvelai les expressions de ma reconnaissance à l'empereur pour les bontés dont j'avais été l'objet. Je passai trois jours avec le prince de Metternich, et je continuai ma route pour Paris, bien éloigné de penser que, la première fois que je reviendrais à Vienne, ce serait sous les auspices de mes malheurs personnels et des désastres de mon pays. Je pressai ma marche pour être à Paris avant le jour de la Saint-Charles, fête du roi, et j'y arrivai le 2 novembre.

Le roi me reçut avec une grâce parfaite, et me témoigna son entière satisfaction de la manière dont je l'avais représenté et dont j'avais rempli la mission qu'il m'avait donnée. Le dernier épisode brillant de ma vie venait de finir.

Après avoir raconté à Paris ce que mon voyage avait eu d'agréable et joui quelque temps des souvenirs encore vivants qu'il m'avait laissés, j'eus bientôt des motifs de vifs chagrins. Pendant mon absence de cinq mois, le désordre s'était mis dans mes affaires. Je les trouvai dans un état déplorable. Après de nouveaux et incroyables efforts pour sortir d'embarras, je dus me résoudre à voir tout l'édifice s'écrouler, à prendre des arrangements avec mes créanciers, et à vendre le patrimoine de mes pères, le lieu où j'étais né, que j'avais embelli et dans lequel je croyais devoir passer les dernières années de ma vie avec tranquillité et considération. J'espérais, pour prix d'une vie si agitée, si laborieuse, jouir de ce qu'Horace vante avec raison, et désigne ainsi: Otium cum dignitate. Mais il devait en être tout autrement, et une horrible tempête devait encore troubler mon existence. Après avoir arrêté la vente de tous mes établissements, de toutes mes propriétés, j'affectai tous mes autres revenus à mes créanciers et ne conservai que le nécessaire le plus strict pour vivre: douze mille francs par an. Enfin le roi me prêta cinq cent mille francs pour faciliter ces arrangements: j'omets à cet égard des détails inutiles dont les souvenirs seraient pénibles. L'ordre établi fut suivi. Il en était résulté une amélioration considérable dans ma position, quand la Révolution de juillet vint tout détruire de nouveau. J'avais la certitude, après avoir tout payé, de rentrer en possession du château et du parc, seuls objets de mon ambition. Des conventions particulières, faites avec le nouveau propriétaire, m'en avaient conservé le droit pendant cinq ans; mais, la Révolution m'ayant privé des moyens de liquidation, je n'ai pu jouir de cette faculté, qui alors formait la plus chère espérance de ma vie.

Au commencement de 1827, un événement privé occupa tout Paris. M. de Talleyrand étant allé, le 21 janvier, au service de Louis XVI, à Saint-Denis, y reçut une insulte publique et trouva le prix d'un projet criminel auquel sans doute il n'avait pas été étranger en 1814. Un comte ou marquis de Maubreuil, gentilhomme d'une province de l'Ouest et servant dans nos armées, avait montré une espèce de frénésie légitimiste au moment de la Restauration. C'était un homme d'une moralité plus que douteuse. Les entours de M. de Talleyrand, d'accord probablement avec lui, MM. de Vitrolle et Roux-Laborie, lui proposèrent d'aller assassiner Napoléon pendant son voyage à l'île d'Elbe. Sous divers prétextes, on lui fit donner des ordres pour requérir les troupes alliées, et il se mit en campagne.

Au lieu de courir après Napoléon, Maubreuil alla arrêter la reine de Westphalie, et lui enleva ses diamants. Poursuivi pour ce méfait, il fut mis en prison. Les diamants se retrouvèrent dans la Seine. Depuis, Maubreuil rechercha en vain la protection de M. de Talleyrand. Fatigué de démarches inutiles, il jura à celui-ci une haine éternelle, et répandit partout le récit de la commission dont il avait été chargé, mais qu'il n'avait acceptée, disait-il, que dans l'intention de sauver Napoléon. Ne trouvant pas sa vengeance suffisante, il attendit son ennemi dans une occasion solennelle pour le frapper. Après cet acte, il n'essaya pas même de fuir. Il fut mis en jugement. Il raconta devant la justice ses griefs et sa vengeance avec un grand calme. M. de Talleyrand attachait beaucoup de prix à persuader qu'on avait voulu attenter à sa vie; il insistait surtout pour établir qu'un horrible coup de poing lui avait été asséné sur le front. Maubreuil répondit: «J'ai donné à M. de Talleyrand un soufflet sur la joue gauche. Il a crié parce qu'il a eu peur, et il est tombé parce qu'il a de mauvaises jambes.» Maubreuil fut condamné à une détention, par voie de police correctionnelle, et chacun rit de la mésaventure du grand personnage.

Quelque temps après cette aventure, des discussions s'élevèrent entre le roi et la régence d'Alger. La guerre s'ensuivit. On parla d'une expédition devenue nécessaire pour faire disparaître enfin la piraterie à jamais, en détruisant les puissances barbaresques et en établissant des colonies à leur place. Je me mis de bonne heure sur les rangs, pour avoir le commandement, si l'expédition était jamais entreprise. J'étais, il me semblait, indiqué par mes antécédents, par les divers commandements que j'avais exercés et les expéditions auxquelles j'avais pris part. On traita, à la fin de 1827, la question de savoir si cette expédition était opportune: en ce moment, on conclut pour la négative; mais je reçus l'assurance du roi et du ministère d'alors, dont M. de Villèle était le président, que, si jamais elle était entreprise, ce serait moi qui en serais chargé. J'attendais donc. Je fis divers projets pour la préparer, et je m'occupai sans relâche à établir l'opinion de sa nécessité. En même temps, j'eus la pensée, pour me créer un intérêt permanent, de commencer la rédaction de mes Mémoires, et de vivre ainsi de mes souvenirs.

L'année 1827 se montrait fertile en événements précurseurs et symptômes de révolutions prochaines. L'influence de la Congrégation augmentait chaque jour. Les jésuites, dont les établissements se multipliaient rapidement, semblaient acquérir un pouvoir capable de tout envahir. Aussi chaque circonstance était saisie avec empressement par les mécontents pour manifester les sentiments dont ils étaient animés.

Le duc de Liancourt vint à mourir. C'était un homme de bien, un philanthrope. Son nom était populaire et donnait à son insu de l'autorité aux factieux, dont il encourageait sans le vouloir les intentions coupables. Les honnêtes gens sont ainsi presque toujours complices des révolutions. Eux seuls leur donnent le moyen d'éclore. Leur critique fondée de la marche du gouvernement sert d'appui aux ennemis de la société pour attaquer le pouvoir et en affaiblir l'action. Quand, par la suite des événements, l'existence de celui-ci est compromise, les honnêtes gens, effrayés de l'avenir, veulent le soutenir; mais alors leurs efforts sont impuissants, et ils sont les premiers qu'écrase l'édifice en venant à crouler. Le duc de Liancourt avait déjà joué ce rôle d'opposant, et le recommençait au moment où il termina sa carrière. De choquantes maladresses de la police occasionnèrent une collision entre les jeunes gens des écoles et l'autorité. Le refus de leur laisser porter le cercueil causa un désordre momentané et une espèce de scandale. Avec la disposition des esprits qui existait alors, le moindre événement prenait un caractère de gravité extraordinaire. Mais, quelque temps plus tard, un événement d'une bien autre importance eut lieu. Celui-ci prépara d'une manière directe et puissante l'écroulement du trône et de la dynastie.

En commémoration de l'expression énergique des sentiments des habitants de Paris au moment de la Restauration, Louis XVIII avait décidé que, le 3 mai de chaque année, anniversaire du jour de son entrée à Paris, le service serait fait au château uniquement par la garde nationale. La garde royale et les gardes du corps lui cédaient leurs postes, et le roi livrait entièrement les soins de sa sûreté aux citoyens: prérogative qui flattait leur amour-propre. Cet usage fut conservé par Charles X, et l'exercice en fut fixé au 12 avril, jour anniversaire de son entrée en 1814. Ordinairement, une grande revue de la garde nationale avait lieu à cette occasion. Effrayé des symptômes d'une opinion hostile, le roi hésita à l'ordonner; mais, sur la représentation du maréchal duc de Reggio, commandant en chef de la garde nationale, qui tenait à voir ce corps conserver son importance, elle fut fixée au dimanche 27 avril. On disposa tout pour en faire une fête publique.

En même temps, la Congrégation, toujours livrée à l'intrigue, ne cessait d'afficher des craintes d'un danger alors purement imaginaire, et voulait, à toute force, séparer le roi de son peuple pour l'empêcher de céder à l'opinion. Un instinct funeste lui faisait désirer des troubles. On disait que la vie du roi serait compromise à cette revue. On consigna les troupes dans leurs casernes et on en mit dans des emplacements retirés à portée du Champ de Mars, lieu de la réunion, après leur avoir distribué des cartouches et choisi, pour le jour de la revue, le moment où les régiments de la garde se relevaient et doublaient la force des troupes présentes à Paris. Désirant juger par moi-même de l'état des choses, quoique je ne fusse pas de service, je me décidai à accompagner le roi et à rester très-près de lui pendant toute la revue.

Une affluence extraordinaire de peuple garnissait les amphithéâtres du Champ de Mars. Jamais la garde nationale n'avait été si nombreuse. Cinquante mille hommes d'une tenue superbe se trouvèrent réunis sous les armes. Les choses se passèrent tout autrement qu'on l'avait supposé. Des cris de Vive le roi! se firent entendre avec la plus grande unanimité. Dans trois légions seulement, on y joignit ceux de À bas les ministres! à bas Villèle! et quelques-uns: À bas les jésuites! Dans deux de ces légions ces cris étaient isolés; dans une seule ils furent fort nombreux, et dans l'immense population située sur les tertres on ne fit entendre que Vive le roi! Ces faits sont de la plus exacte vérité. Je déclare les avoir constatés moi-même.

La même chose arriva au moment du défilé. Neuf légions crièrent uniquement Vive le roi! et les trois autres exprimèrent les sentiments qu'elles avaient montrés au moment où le roi avait passé devant leur front. Le roi n'en reçut pas une trop mauvaise impression. Après le défilé, le maréchal duc de Reggio s'approcha du roi pour prendre ses ordres. Charles X lui répondit en ma présence: «Monsieur le maréchal, vous ferez un ordre du jour où vous exprimerez à la garde nationale ma satisfaction sur le nombre et la belle tenue de ceux qui l'ont composée à la revue, ainsi que sur les sentiments qui m'ont été témoignés, en exprimant mes regrets que quelques cris, pénibles à entendre, y aient été mêlés.»

Le roi se mit en route pour tes Tuileries. Arrivé au château et ayant mis pied à terre, il nous congédia au bas de l'escalier, connu sous le nom d'escalier du roi. Il s'approcha de moi et me dit avec un air de bonhomie qui lui était familier: «Enfin il y en a plus de bons que de mauvais.--Comment! lui répondis-je, les trois quarts et demi sont bons.» Telle était la disposition du roi, quand il rentra chez lui; mais la légion de la Chaussée-d'Antin, celle dont les cris avaient été hostiles, ayant passé sous les fenêtres du ministère des finances, cria avec acharnement, tout en marchant: À bas Villèle! Le ministre dînait chez M. Appony, ambassadeur d'Autriche; il fut aussitôt informé de cette insulte. Hors de lui, exaspéré par la colère, il sort de table, se rend aux Tuileries et entraîne le roi à ordonner le licenciement de la garde nationale. L'ordonnance est signée et remise au duc de Reggio, au moment où il venait soumettre la rédaction de l'ordre du jour qui devait exprimer la satisfaction du roi. Les hommes de service de la garde nationale sont renvoyés brusquement et honteusement chez eux, au milieu de la nuit, sans avoir même été relevés dans les postes qu'ils occupent.

Cet incroyable événement a eu une immense influence sur nos destinées. Il a préparé et facilité la Révolution de juillet. On voit en cette circonstance à quel point la colère conseille mal. On casse, on flétrit, on chasse ignominieusement un corps de cinquante mille hommes, composé de toute la bourgeoisie de Paris, quand quarante-cinq mille ont montré les meilleurs sentiments, et cinq mille seulement se sont écartés du respect dû au souverain. Singulière justice! on renvoie chez eux, sans les désarmer, des individus vaniteux, après les avoir mécontentés et offensés; singulière prudence! Enfin on oublie la politique la plus vulgaire. Dans les époques de division, il est d'usage, quand on parle de ses amis, d'en exagérer le nombre, et au contraire de réduire presque à rien celui de ses ennemis, et ce manége a souvent un effet utile sur l'opinion; ici c'est tout le contraire: on établit aux yeux de tout Paris, à ceux du royaume, à ceux des étrangers, que le roi de France est brouillé avec sa capitale! On ne sait quel nom donner à une pareille mesure. La raison eût permis, commandé même, de casser deux légions pour les réorganiser ensuite. On aurait fait ainsi, dans une mesure convenable, un acte utile de sévérité.

Les deux légions coupables avaient pour colonels, toutes les deux, des hommes de la cour, M. le comte de Boisgelin et Sosthène de la Rochefoucauld. Par cette seule raison, elles devaient avoir un moins bon esprit. Ces choix avaient été absurdes; mais alors on semblait prendre à tache de tout faire en raison inverse du sens commun. Une garde nationale, par sa nature même, ne peut être conduite ni par des punitions ni par des récompenses; elle peut être soumise seulement à des influences. Or on n'a d'influence qu'au moyen des rapports personnels naturellement établis, et par conséquent entre gens de la même classe. Un grand fabricant, qui emploie beaucoup d'ouvriers, un banquier qui peut ouvrir des crédits, voilà les hommes appelés par la nature des choses à ces commandements dans leurs propres quartiers; mais un grand seigneur, qui traite les gardes nationaux avec hauteur, qui a des exigences envers eux, comme avec des troupes de ligne, sera bientôt en horreur, et on prendra à tâche de lui déplaire ou de le contrarier. Enfin, pour achever ce triste chapitre de la garde nationale, j'ajouterai encore un mot. Si l'on eût voulu seulement s'en débarrasser, un moyen tout simple était de supprimer son service, en lui adressant des remercîments et des compliments. Tout le monde eût été content, car chacun était fatigué et désirait le repos. Mais il fallait toujours maintenir l'organisation et conserver les contrôles; car dans tous les cas il y a toujours un avantage immense pour l'ordre public et pour le gouvernement à ce que cinquante mille hommes armés soient encadrés et sous les ordres de chefs reconnus par eux et choisis par l'autorité. On pouvait difficilement parvenir à leur retirer leurs armes, et, en cas de trouble, on a action sur eux. Si la totalité n'est pas fidèle, une grande partie reste au moins, et celle-ci est la force légitime, régulière et légale.

Les événements dont je viens de rendre compte furent le principe et la cause des sentiments constamment hostiles des Parisiens contre le roi. Les électeurs, toujours contraires aux desseins de la cour, les exprimèrent suffisamment, et, depuis, ces sentiments amenèrent l'explosion du mois de juillet, explosion qui, faute d'une garde nationale, ne put être combattue que par l'action directe de la force, et qui, par suite de l'absence de moyens coercitifs suffisants réunis d'avance, amena le renversement du trône.

Dans la session, le gouvernement avait présenté à la Chambre des pairs un code de lois militaires. Deux commissions se divisèrent le travail, et je fus nommé président de la commission principale, chargée de fixer les peines, l'organisation des tribunaux et leur compétence. Un travail consciencieux, auquel je pris une part active, et où je fus puissamment secondé par un homme très-capable, de beaucoup de lumières et du caractère le plus honorable, le général d'Ambrugac, membre de la Chambre des pairs, fut le résultat de nos soins. Soumis à la Chambre des députés, il n'eut pas le temps d'être voté avant la fin de la session et resta imparfait. Jamais meilleur travail n'a été fait et ne sera fait sur cette matière. Il est désirable qu'il soit consacré un jour par le vote législatif.

Immédiatement après la fin de la session, une ordonnance royale rétablit la censure. On ne peut pas disconvenir que le besoin de cette mesure ne se fît sentir; mais aussi on doit regretter que le mouvement d'une opinion opposée n'eût agi précédemment et détruit, deux ans auparavant, une disposition que le temps aurait fini par consacrer.

Le roi se rendit ensuite au camp de Saint-Omer, où douze à quinze mille hommes étaient rassemblés, et visita les principales villes de la Picardie, de la Flandre et de l'Artois. Cette réunion de troupes, utile à l'instruction de l'armée, avait été l'objet de mille discours. En France on fait souvent de peu de chose beaucoup de bruit. On avait prétendu que le roi, placé au milieu de ces troupes, devait réformer la législation et modifier la Charte, bruits répandus à dessein pour agiter l'opinion, mais sans aucun fondement.

Le roi fut bien reçu par les troupes et très-content de leur esprit. Un léger mouvement de jouissance absolutiste s'empara de lui, et il dit, à la fin d'un jour de manoeuvre, au duc de Mortemart: «Avec ces braves gens, on pourrait se faire obéir et beaucoup simplifier la marche du gouvernement.--Oui, lui répondit Mortemart; mais le roi ne devrait plus descendre de cheval, et déjà il est fatigué.--Cela est vrai,» dit le roi.

Le ministère Villèle, dans sa marche incertaine, avait déplu à tous les partis. Si on pouvait contester au chef du cabinet de hautes vues politiques, on ne pouvait cependant se dispenser de lui reconnaître une grande capacité administrative et de la prudence. M. de Villèle, doué de beaucoup de courage, d'un esprit fin et délié, louvoyait au milieu des factions contraires et courait après la popularité, tout en cherchant à conserver les faveurs de la cour, chose toujours difficile en temps de partis, mais impossible à l'époque où il se trouvait. Une Chambre servile, produit d'élections scandaleusement frauduleuses, l'avait soutenu et servi avec un dévouement absolu. On peut reprocher au ministère de n'avoir pas mis plus à profit sa docilité pour fonder des institutions monarchiques et réformer les torts dont l'ordre de choses existant était rempli; mais telle n'était pas la portée de son esprit. Il se renfermait avec une sorte de passion dans les limites administratives, et croyait avoir beaucoup fait pour le pays en établissant, dans le budget voté, la spécialité, mesure funeste qui a placé le gouvernement dans les Chambres; car, si l'ordre dans les finances est un élément de stabilité pour le gouvernement, l'esclavage des finances est un obstacle immense à la marche du pouvoir, dont il entrave tous les mouvements. Dans un gouvernement semblable au nôtre, la loi doit se borner à déterminer les grandes masses de dépenses. Ses divisions doivent être fixées par le gouvernement; et autant une spécialité minutieuse, consacrée par ordonnance, pouvant être au besoin modifiée par une autre ordonnance, est utile, autant il est contraire au bien public de la voir établir par une loi. Cette erreur funeste, une des causes de la marche incertaine du gouvernement et de nos malheurs, est l'ouvrage de M. de Villèle.

Cependant, malgré ses efforts, M. de Villèle était devenu impopulaire, et l'opinion publique se retirait de lui. Il se soumit volontairement au danger de nouvelles élections. Il fit ainsi un appel à l'opinion du pays, mesure imprudente et que rien ne commandait, car la Chambre avait encore deux années d'existence légale. Cette mesure était même hors de son caractère circonspect. En même temps il nomma soixante-seize pairs pour asseoir son pouvoir dans la Chambre haute. Cette nomination, que rien ne justifiait, blessa l'opinion publique. Les élections lui furent en partie contraires; elles rendirent la durée de son pouvoir incertaine, tandis que des mouvements populaires hostiles, que je fis réprimer avec assez de facilité, se succédaient dans la rue Saint-Denis. Cependant le courage de M. de Villèle ne s'ébranlait pas; les nouveaux obstacles qui se présentaient semblaient au contraire le développer, et il comptait lutter avec succès contre ses ennemis; mais ceux qui devaient le renverser étaient au milieu des rangs qui auraient dû le soutenir.

Les ultra-royalistes, mécontents de sa modération, le parti dévot, les intrigants ambitieux, dépourvus de talents et de lumières, mais infatués de leur prétendu génie, à la tête desquels se trouvaient le prince de Polignac et le duc de Rivière, n'eurent ni contentement ni repos qu'ils ne l'eussent perdu dans l'esprit du roi, dans l'espérance de le remplacer. Et c'étaient ces mêmes hommes envers lesquels M. de Villèle venait de consacrer ce grand acte de justice, de l'indemnité des émigrés, et d'exécuter avec une habileté et un succès inouïs cette opération colossale! Ils croyaient bien hériter de son pouvoir; mais, pour cette fois, ils se trompèrent.

Le roi, après avoir renvoyé M. de Villèle au commencement de 1828, frappé de la physionomie de la Chambre, prit ses successeurs dans la nuance de l'opinion libérale. MM. de la Ferronays, de Caux, Portalis, Roi, Martignac, Saint-Cricq, Feutrier, Hyde de Neuville et Vatismenil composèrent cette administration. Les deux derniers appartenaient à la coterie connue sous le nom de la défection, et dont M. de Chateaubriand était le chef. Cette administration, débile par le défaut de talent, plus débile encore par la faiblesse des caractères, par la jalousie d'amours-propres misérables, qui empêchèrent de nommer un président, et par une rivalité bourgeoise, perdit toute espèce de dignité au moment où une attaque de paralysie força M. de la Ferronays à se retirer des affaires. Cependant, comme la modération était le caractère dominant de ce ministère, il calma les esprits; et le roi, ayant fait un voyage dans la Lorraine et l'Alsace, fut reçu en triomphe. Partout on lui donna des preuves d'amour et d'une grande popularité. Quelques concessions que le ministère avait faites avaient été blâmées par la cour, mais aucune d'elles n'avait de graves conséquences. Le mal véritable qui minait l'édifice nouvellement élevé était le peu d'appui que lui prêtait le roi. On savait que les hommes de son affection et de sa confiance intime restaient dans une opposition déclarée. Aussi ce gouvernement, faible de sa nature, avait encore à combattre l'influence du roi, employée à contrarier sa marche au lieu de la favoriser. Un ordre de choses semblable ne pouvait pas avoir de durée, et cependant une sorte de calme qui régnait dans les esprits aurait pu servir à fonder quelque chose de stable.

Un des premiers actes de ce nouveau ministère fut de former un conseil supérieur de la guerre, dans lequel je fus appelé. Trois maréchaux de France s'y trouvaient. M. le Dauphin le présidait, et, sous lui, chacun des maréchaux présidait une fraction du conseil, formée en commission. Chargé particulièrement de la commission de cavalerie, je présidais souvent le conseil dans ses travaux préparatoires. Nous nous livrâmes avec ardeur aux recherches et aux discussions les plus approfondies. Il n'est aucune question d'organisation que nous n'ayons abordée; mais l'incapacité de M. le Dauphin neutralisa tout. Le seul et unique travail qui obtint la sanction de l'autorité royale et son exécution fut l'organisation de l'artillerie, telle qu'elle est aujourd'hui, véritable chef-d'oeuvre, organisation qui satisfait à tous les besoins du service. L'artillerie n'est plus divisée en personnel, en matériel et en attelage. L'unité est la batterie, c'est-à-dire des pièces avec ce qu'il faut pour les servir et pour tes traîner. Tout est placé sous les ordres des mêmes officiers. Le matériel reçut aussi une simplification impossible à porter plus loin, et je ne conçois aucun désir à former dans l'intérêt d'un meilleur emploi de cette arme importante.

Nous avions voulu établir pour l'infanterie un système mixte qui se rapprochât un peu de ce qui existe en Autriche. Nous avions divisé la France on cinq grands arrondissements; les régiments qui s'y seraient recrutés n'en seraient pas sortis habituellement. Ainsi ces régiments auraient toujours été à portée de leurs moyens de recrutement et de leurs bataillons de réserve. Ces derniers bataillons eussent été composés uniquement des hommes ayant encore trois ans à servir, qui devaient être envoyés en congé après avoir passé cinq ans sous les drapeaux. Ces bataillons de réserve n'auraient dû comprendre que des hommes du même arrondissement que ceux des corps dans lesquels ils avaient été incorporés. Ainsi un régiment de trois mille hommes, par exemple, aurait été composé de quinze cents hommes, ayant moins de cinq ans de service, et présents au corps, venant de dix ou douze départements différents, et de quinze cents hommes ayant plus de cinq ans de service, absents du corps, appartenant à un seul et même département. Ce système aurait eu presque tous les avantages du système autrichien, sans avoir aucun des inconvénients qu'on peut lui reprocher: mais tout resta indécis, et M. le Dauphin ne sut se résoudre à rien.

L'administration nouvelle avait consenti au démembrement du ministère de la guerre, et M. le Dauphin avait voulu se charger du personnel. À cet effet, M. de Champagny, un de ses aides de camp, avait été nommé directeur et travaillait avec lui. Les promotions ainsi faites, les nominations officielles étaient signées par le ministre qui acceptait ainsi la responsabilité des choix du prince. Cette mesure impolitique donna à M. le Dauphin l'odieux des refus, tandis que le ministre semblait distribuer les faveurs. On ne peut blâmer les actes de M. le Dauphin, qui étaient en général réguliers et légaux; mais les rapports forcés, résultant de ses nouvelles fonctions, avec les officiers de l'armée, lui firent, eu égard à ses manières naturelles, une foule d'ennemis. Cette division de l'autorité affaiblit encore cette administration déjà si débile.

Les affaires de la Grèce occupaient les esprits depuis plusieurs années. La cause de la religion et de la liberté de ce peuple barbare semblait la pensée intime de chacun. Singulière disposition de la nation française, qui lui inspira subitement un engouement que rien ne justifiait. Les libéraux exploitèrent cette mine et se mirent à la tête de l'opinion. On s'associa au sort des Grecs; on fit des quêtes pour eux; un comité se forma pour diriger les secours à leur donner, et il semblait, à tes entendre, que les destinées du monde dépendaient de quelques milliers de bandits qu'on aurait dû apprécier à leur juste valeur. Je fus sollicité pour entrer dans ce comité grec; mais j'ai toute ma vie répugné à faire partie des associations politiques extra-légales, les croyant toujours composées de niais, de dupes et de fripons, et ne voulant figurer ni parmi les uns ni parmi les autres. Sans doute, les désordres de la Turquie et le sort des Grecs opprimés devaient éveiller l'attention et inspirer de l'intérêt; mais la politique devait suivre une autre marche.

Les puissances de l'Europe avaient à choisir entre deux partis: ou intervenir dans le but simple de l'humanité, ou préparer le remplacement de la puissance turque par une puissance nouvelle, forte et redoutable. Dans le premier cas, il fallait obtenir du Grand Seigneur, en lui conservant la souveraineté de la Morée, de donner à ce pays une organisation se rapprochant de celle de la Valachie et de la Moldavie, et les Grecs, affranchis d'une tyrannie journalière, auraient respiré en paix. Dans le second, il fallait embrasser, dans ce nouvel ordre de choses, une grande étendue de pays et former un corps d'État assez puissant pour jouer un rôle politique et occuper un jour Constantinople quand le destin aura amené le dernier jour de l'existence de ce trône en débris. Au lieu de cela, on a rêvé un royaume là où il y avait à peine des éléments pour une organisation provinciale; on a mis une couronne royale sur la tête du chef d'une population de huit cent mille malheureux mourant de faim; on a appelé à un régime constitutionnel une masse d'individus qu'on ne peut conduire autrement que par la force. Une organisation militaire, dont le but spécial eût été d'assurer l'obéissance, était seule en rapport avec les besoins de cette population. C'est le genre de gouvernement qui convient le mieux aux barbares; il suffit que les chefs soient éclairés. Un tel système économique, facile dans son jeu, prompt et puissant dans son action, garantit l'ordre et prépare la civilisation. Ce petit pays, dans son régime actuel, est et sera longtemps un embarras pour l'Europe.

Le système adopté s'est trouvé dans l'intérêt de la Russie, dont le but devait être l'affaiblissement de l'empire ottoman. Il a été dans les vues de l'Angleterre, qui, possédant les iles Ioniennes, a cru pouvoir facilement y dicter des lois et en faire comme une annexe, chose dans laquelle elle s'est trompée. Les vues seules de la Russie étaient saines et selon les intérêts d'une politique personnelle éclairée. La France et l'Angleterre ont joué, en cette circonstance, le rôle de dupes; mais l'Angleterre a été trompée par ses calculs, et la France par l'illusion de sentiments généreux, la puissance d'une opinion passagère, d'une mode capricieuse et fugitive.

Dès le 20 octobre, les escadres française, anglaise et russe avaient attaqué l'armée navale du Grand Seigneur et l'avaient réduite en cendres à Navarin. Ainsi les deux États les plus intéressés à la conservation de sa puissance navale avaient inconsidérément aidé une troisième, qui était intéressée à la détruire. Mais la victoire navale n'empêchait pas la Morée d'être occupée par l'armée égyptienne, alors fidèle au Grand Seigneur. Pour terminer enfin cette affaire longue et pénible, une expédition fut jugée nécessaire. Le commandement en fut donné au général Maison. Son opposition directe aux Bourbons aurait dû l'empêcher d'obtenir cette marque de confiance; mais ce faible ministère crut obtenir, en choisissant ce général, le concours et l'appui de l'opinion libérale. Maison, homme de nulle activité, général de peu d'ancienneté et ne jouissant d'aucune action sur l'armée, ne lui apporta de secours d'aucune espèce. Ce choix déconsidéra le pouvoir; mais le gouvernement se déconsidéra bien davantage encore quand, plus tard, sans un seul fait de guerre, le roi nomma maréchal un des généraux de l'armée qui y avait le moins de droits. Je m'en expliquai avec abandon et franchise avec Charles X, et lui demandai ce qu'il ferait pour un général qui aurait sauvé le royaume, puisqu'il accordait une pareille récompense à celui qui n'avait ni droits anciens ni droits récents à faire valoir.

Je m'étais fixé à la campagne, et j'y demeurais autant que mes occupations du conseil de la guerre et mes devoirs de cour me le permettaient. C'est dans le noble et vieux château Dépoisse, en Bourgogne, chez de bons amis et à côté d'aimables voisins, M. et madame de Guitaut, que je commençai, cette année, le travail que j'achève en ce moment, et que les circonstances ont rendu d'un si grand prix pour moi. Je m'établis aussi à Saint-Germain et au château de Grandchamp, situé dans le voisinage, chez une famille que j'aime tendrement. Le mari, le général de Damrémont, est mon parent; pendant plusieurs années il a été mon premier aide de camp, et s'est formé à son métier près de moi. C'est un officier distingué que j'honore et estime. Sa femme, personne remplie de talents, fille du général Baraguey-d'Hilliers, est ma pupille, sa famille m'ayant nommé son tuteur à la mort de son père en 1813, au retour de la Russie. Le temps s'écoulait doucement, et j'attendais de l'avenir une amélioration de ma position. Mes dettes se liquidaient; en huit ans j'avais la certitude de les payer et de rentrer dans la possession du manoir paternel, principale ambition dont mon esprit était encore rempli, et but de mes efforts. Cependant la fortune sembla vouloir m'accorder un sourire, m'offrir une occasion de sortir une dernière fois du repos et de rentrer encore dans les enivrantes scènes de la guerre. On parlait de nouveau de l'expédition d'Alger.

Au commencement de cette année, la guerre avait éclaté entre la Russie et la Porte. Le 4 juin, l'armée russe avait passé le Danube et pris Isastcha. Les portes de cette forteresse s'étaient ouvertes à la vue de l'ennemi. Le passage d'un aussi grand fleuve, exécuté avec succès, avait jeté la terreur et l'effroi parmi les Turcs. Aucun moyen de résistance n'était préparé et les Russes n'avaient qu'à marcher; mais, chose inouïe! les forces russes n'avaient pas été rassemblées d'avance, les troupes disponibles ne parurent pas suffisantes pour s'avancer dans le pays, et l'empereur resta avec une quinzaine de mille hommes, pendant dix-huit jours, dans les lignes de Trajan. Le retard de l'arrivée des troupes avant l'opération est impardonnable, et la suspension de l'offensive, même avec des troupes peu nombreuses, l'est également. Quinze mille hommes suffisent pour battre une grande armée turque, et les Russes n'avaient alors personne devant eux. Dans une guerre semblable, l'arrivée successive des troupes est fort avantageuse. On a peu de moyens pour vivre, les communications sont naturellement couvertes, et les pertes, constamment réparées, maintiennent les corps dans un complet suffisant. On mit le comble aux fautes alors, en s'occupant sans retard du siège de Brahilow, et en consacrant à cette opération immédiate des moyens qui ailleurs auraient été employés plus avantageusement. On suspendit donc une offensive qu'on n'aurait pu trop hâter. Schumla, qui, au début de la campagne, était sans défense, eut le temps de recevoir une garnison, et la campagne, manquée dès les premières marches, ne se composa plus que d'une série de fautes.

En marchant vite, on aurait pris Schumla sans combat et on se serait emparé des défilés du Balkan. La difficulté de cette guerre était principalement dans le défaut de vivres: en ne s'arrêtant pas, on la diminuait de beaucoup: en stationnant, comme on l'a fait, on éprouva de grandes privations et de grandes souffrances. On eut la malheureuse idée du siège de Varna, opération sans utilité et sans objet. Varna est un mauvais port marchand; il ne peut être le lieu de rassemblement d'une armée pour les Turcs, et n'était utile à rien aux Russes une fois entre leurs mains. Se donner la peine d'en faire le siège était donc superflu; autre chose eût été de s'emparer de la rade de Bourgas et du fort de Sisopoli, qui en défend l'entrée. Mouillage excellent, propre à contenir les plus grandes escadres au delà du Balkan, ce lieu était indiqué aux Russes pour y faire un établissement de dépôt pour les vivres, les blessés, les malades.

L'armée russe, maîtresse de ce point, avait, après le passage du Balkan, une double ligne de communication et des magasins de toute espèce à portée. Huit jours de travaux et six mille hommes de débarquement, soutenus par une flotte, leur donnaient le moyen de s'y défendre contre toutes les forces de la Turquie. Il fallait donc s'emparer d'abord de ce point, puis passer le Balkan, et on dictait la paix ou on entrait à Constantinople. On tint cette conduite en 1829. Les Turcs cependant, à cette époque, avaient réuni quelques moyens, et ce qui alors fut exécuté sans peine eût été fait encore d'une manière plus facile en 1828.

Le gouvernement français, disposé favorablement et avec raison, envers la Russie, se laissa entraîner à concourir à ses vues, d'une manière opposée à une saine politique. L'intervention de la France aurait dû avoir lieu sous d'autres auspices.

La France a toujours le choix de deux alliances en Europe: elle peut s'unir à la Russie, ou à l'Autriche. Cette dernière alliance lui donne la garantie de la paix en Europe, car l'Autriche, puissance centrale, modératrice, ne pouvant avoir l'ambition d'acquérir parce qu'elle possède tout ce qu'elle peut raisonnablement désirer, est intéressée au repos. À l'Autriche et la France se joint naturellement l'Angleterre, et cette alliance contient la Russie, dont la puissance colossale, les moyens immenses et l'ambition ne cessent de menacer l'Europe! Dans la position particulière où était la maison de Bourbon, une alliance russe promettait d'autres avantages, en favorisant un agrandissement dont la France a besoin et qui eut popularisé sa dynastie. Le gouvernement français pouvait hésiter entre le parti à prendre; mais, une fois décidé à favoriser les Russes, il fallait faire valoir cette amitié, en tirer parti et entamer une opération qui, en nous donnant les bords du Rhin et le grand-duché, satisfit les intérêts moraux et matériels de la France. Cette alliance seule peut un jour donner les moyens d'atteindre ce but.

L'Autriche est trop jalouse de la France, pour consentir volontiers à augmenter ses forces. Elle a encore des souvenirs trop récents de son humiliation, pour être disposée à la bienveillance. La Russie, au contraire, éloignée et ayant devant elle un champ immense à exploiter, ne saura jamais payer trop cher l'alliance et l'amitié de la France.

Un moyen terme était à prendre, et une politique circonspecte eût été encore à la portée du gouvernement français. Il fallait, avant le commencement des hostilités, effrayer la Turquie par une menace directe. Il fallait envoyer une escadre dans le Levant avec quelques troupes, s'interposer comme médiateur, et forcer le Grand Seigneur à faire justice aux Russes, dont les réclamations étaient pour la plupart fondées et motivées par la nécessité. Il fallait enfin traiter les Turcs comme des enfants qu'on empêche de s'exposer à un danger qui doit les faire périr. Mais on ne sut ni prendre un parti hardi, qui nous eût remis au premier rang en Europe et nous eût préparé de grandes destinées, ni s'établir en pacificateur prévoyant et prudent. On exprima des voeux pour les succès des Russes; on s'y associa d'intention et d'action même jusqu'à un certain point, en menaçant l'Autriche d'intervenir contre elle si elle agissait dans l'intérêt des Turcs. On contribua enfin puissamment à l'annihilation de la puissance turque, sans spécifier pour la France ni garantir à cette puissance aucun avantage; conduite inepte et sans aucune portée.

Pendant ce temps, le ministère se traînait péniblement. M. de Chabrol, qui d'abord était entré dans sa composition, après là chute de celui de M. de Villèle, auquel il appartenait, avait bientôt senti la nécessité de se séparer d'une administration dont la nuance politique n'était pas la sienne. Il avait, en conséquence, donné sa démission, et avait été remplacé par Hyde de Neuville; mais, en quittant les affaires, M. de Chabrol avait conservé la confiance du roi et restait en rapports fréquents avec lui. Dix-huit mois d'une administration douce et calme, mais faible et décolorée, s'étaient écoulés, et les ministres pleins de sécurité, se confiant dans les expressions bienveillantes que le roi leur adressait chaque jour, se virent tout à coup dépossédés, éloignés des affaires et privés de leurs portefeuilles.

M. de Chabrol, dont l'ambition insatiable n'avait pu s'accoutumer au repos, dont l'esprit et l'instinct le portaient à l'intrigue, quoique son caractère ne manquât pas d'honnêteté, profitait de ses relations avec le roi pour recevoir la confidence de son mécontentement, qu'il aggravait par une approbation habituelle et par une critique journalière des opérations du ministère. Il fut chargé de former un nouveau ministère, dont M. de Polignac serait le chef; idée funeste, presque folle, dont les conséquences devaient être la perte de la monarchie. M. de Chabrol, en s'y prêtant, devint ainsi l'artisan de nos malheurs. Entré lui-même dans ce ministère, il y associa quelques hommes raisonnables, mais faibles, incapables d'arrêter le torrent auquel on allait s'exposer. Les ministres nommés eurent peine à s'entendre, et le ministère fut remanié et composé définitivement de MM. de Polignac, de Chabrol, Courvoisier, Bourmont, d'Haussez, Montbel et Guernon de Banville, jusqu'au moment, en 1830, où, l'époque des mesures violentes approchant, M. de Chabrol et M. Courvoisier, voyant le précipice ouvert devant eux et ne voulant pas s'y jeter avec le trône qu'il allait engloutir, abandonnèrent leurs postes, lis furent remplacés par MM. de Peyronnet, Chantelauze et Capelle. J'étais en Normandie, dans le château de Dangu, chez une femme distinguée de mes amies, la comtesse de la Grange, mariée à un général longtemps mon compagnon d'armes, quand parut l'ordonnance funeste du 7 juillet. J'en fus atterré, et je n'en croyais pas mes yeux. Dès ce moment, je ne prévis plus que malheurs et désastres pour mon pays.


LIVRE VINGT-QUATRIÈME

1830-1831

Sommaire.--Mes efforts pour faire entreprendre l'expédition d'Alger.--Mes relations avec le général Bourmont et avec les autres membres du ministère.--Déloyauté de Bourmont.--Plaisanterie de mauvais goût du Dauphin.--Déceptions diverses.--Caractère du Dauphin.--Ordonnances du 25 juillet 1830.--Ordre de me rendre à Paris.--Occupation militaire de Paris.--27, 28, 29 juillet.--Je remets le commandement à M. le Dauphin.--Situation d'esprit du roi.--Discussion sur les opérations de Paris.--Discussion avec M. le Dauphin sur le retrait des ordonnances.--Je fais un ordre du jour pour retenir les troupes sous les drapeaux.--Scène violente du Dauphin.--Retraite du roi.--Il arrive à Rambouillet.--Événement de Trappes--Je conseille au roi l'abdication en faveur du duc de Bordeaux.--Arrivée des commissaire auprès du roi.--Ils retournent à Paris.--Arrivée des colonnes parisiennes.--Les commissaires sont introduits près du roi.--Départ de Rambouillet.--Changement de résolution du roi.--Retraite sur Cherbourg.--Voyage du roi.--Son embarquement à Cherbourg.--Appréciation du ministère Villèle.--Des fautes qui ont amené la révolution de 1830.--Londres.--Je passe en Hollande, puis à Vienne.--Le prince de Metternich.--Anecdote sur le duc d'Orléans.--Anecdote sur Eugène Beauharnais.--L'empereur d'Autriche et sa famille.--La Société de Vienne.--Le gouvernement autrichien.--Nos travaux.--Je rencontre le duc de Reichstadt.--Conversation.--Mes rapports intimes avec ce prince.--Son intelligence.--Son opinion sur sa position.--Mes récits des campagnes de son père.--Ses adieux.--Sa maladie.--Sa mort.--Portrait du duc de Reichstadt.--Voyage en Hongrie.--Lintz.--Ichll.--Salzbourg. Travaux de la route entre la vallée du Rhin et celle du Pô.--La Suisse en 1833.--Îles Borromées.--Côme.--Milan.--Arc de triomphe.--Champ de bataille de 1796.--Monument élevé par Eugène.--Vérone.--Venise.--Question d'Orient.--Solution possible, où la France aurait sa légitime part.


Huit mois d'un doux loisir s'étaient écoulés à la campagne. J'avais retrouvé dans la délicieuse habitation du général de Damrémont une vie d'intérieur, une vie de famille qui m'était inconnue depuis longtemps, un bien-être et un calme tout nouveaux pour moi. Livré à la rédaction de ces Mémoires, nourrissant mon esprit des plus beaux souvenirs, le passé se présentait à moi sous des couleurs brillantes. Le moment de quitter cette douce existence était venu, et, vers le 15 janvier, à mon grand regret, je rentrai à Paris.

On se rappelle que, depuis le commencement des hostilités avec Alger, le rêve de ma vie avait été de commander l'expédition qui, tôt ou tard, serait dirigée contre cette ville. Les diverses administrations avaient semblé consacrer en principe que moi seul je pouvais être chargé de cette opération. Aussi je m'étais regardé constamment comme ayant des droits acquis et comme le général désigné de cette expédition future. Effectivement, je paraissais remplir mieux qu'un autre les conditions exigées. Le grade de maréchal était jugé nécessaire pour un commandement de cette nature, se composant de trente mille hommes de troupes de terre, se compliquant de marine et devant s'exercer au loin. Les grades n'ont pas été imaginés pour le plaisir de ceux qui en sont revêtus, mais faits pour établir les commandements et assurer l'obéissance. En temps de paix, dans les circonstances ordinaires, rien n'est plus facile à un général que de se faire obéir; mais, au milieu des obstacles et des complications de la guerre, rien n'est si difficile. Quand les dangers, les passions, les souffrances, agissent sur les hommes, tout les arrête, tout devient cause ou prétexte de résistance. Le chef doit être le plus grand possible pour avoir plus de chances de tout surmonter. Il lui faut l'autorité du grade, qui lui donne d'une manière constante une supériorité sociale; il doit y ajouter l'autorité du caractère, celle de l'opinion de sa capacité, fondée sur ses actions antérieures, et celle de son crédit. Alors, s'il ne rencontre pas des obstacles réellement supérieurs aux forces humaines, il réussira là où eût échoué un autre général auquel aurait manqué quelques-uns de ces moyens d'action. C'est ce qui fait que, à égalité de talents, de bravoure et de caractère, une naissance illustre est encore un avantage, et qu'un général d'un sang royal doit être préféré à tout autre.

Ce raisonnement, pris dans la nature même des choses, dans la connaissance du coeur humain et dans l'expérience des conditions et des nécessités de la guerre, suffisait pour démontrer que, pour le commandement de l'expédition d'Alger, un maréchal devait être préféré à un simple lieutenant général, qui n'apporterait ni l'autorité du grade ni celle de la réputation, et dont le devoir, au milieu des difficultés d'une guerre d'une nature nouvelle, serait de prononcer souverainement, et au delà des mers, sur ses égaux.

Plusieurs circonstances militaient encore en ma faveur et me désignaient particulièrement parmi les maréchaux: j'étais le seul qui eût fait la guerre d'Égypte. Or la guerre qu'on méditait était de même nature. J'avais été en outre longtemps en rapport avec les musulmans, et je connaissais leurs moeurs. Il était question d'un siége, et j'avais parcouru la première partie de ma carrière dans le service de l'artillerie. Enfin ma position politique devait inspirer toute confiance. Tout semblait donc me promettre qu'aucun changement ne serait apporté aux résolutions antérieurement prises, et tout semblait me garantir la réalisation de mes espérances.

À l'époque funeste où M. de Bourmont fut nommé ministre de la guerre, j'abordai cette question avec lui. Je lui fis part des promesses faites par le roi, de mes désirs et de ce que je croyais pouvoir appeler mes droits. Je réclamai son concours et son appui. Il me promit l'un et l'autre. Je lui parlai franchement de ce qui lui était personnel. Il me déclara formellement, m'en déduisant les raisons, qu'il ne pensait pas et ne pouvait penser pour lui à ce commandement. Il ne voyait que moi, disait-il, qui pût en être chargé.

Je le remerciai, mais je lui répondis que je prenais cette déclaration pour une politesse, et j'ajoutai qu'il me paraissait tout simple qu'un ministre lieutenant général profitât de son crédit pour arriver à un commandement dont le bâton de maréchal de France paraissait devoir être la conséquence. Il persista dans ses dénégations, il renouvela ses assurances, et avec des expressions telles, que je ne pouvais pas raisonnablement douter de sa sincérité. Cette persuasion redoubla mon zèle pour faire entreprendre l'expédition.

De temps à autre M. de Bourmont m'entretenait de ses projets relatifs à l'expédition. Il demanda à me communiquer le mémoire qu'il avait fait pour démontrer la nécessité de son exécution et en développer les moyens. Je me rendis chez lui suivant ses désirs. Nous consacrâmes trois heures à discuter son travail. En général, il me parut bon et mériter d'être adopté, sauf quelques légères modifications. Mais les choses n'avançaient pas, et cela par une première raison: c'est que M. de Bourmont est par sa nature d'une lenteur inouïe; le temps s'écoule avec lui sans emploi utile; il semble n'en pas connaître le prix. Aussi les jours se succédaient sans qu'il fît aucune proposition sérieuse, et cependant on avait toujours reconnu deux choses sur lesquelles tout le monde était d'accord: que quatre mois au moins étaient nécessaires pour les préparatifs, et que l'époque la plus favorable pour entreprendre l'expédition était le commencement du mois de mai.

La fin de l'année approchait, mais je pressais fréquemment le ministre de la guerre pour le décider à entrer en matière avec ses collègues, et toujours inutilement. Il hésitait à élever sérieusement cette question d'Alger, à laquelle il savait M. le Dauphin contraire.

Un jour, vers la fin de décembre, ayant été chez lui, il me prit à part et me dit: «Notre affaire va mal; la marine ne veut pas de l'expédition et présente obstacles sur obstacles. Elle prétend qu'il est trop tard pour y penser cette année.--Mais l'amiral Mackau y est favorable, faites-le venir, endoctrinez-le et mettez-le en avant.--Lui-même, répondit-il, adopte l'opinion manifestée par son ministre.--Je le verrai, répliquai-je, je ne conçois rien à ce changement de langage, car, il n'y a pas longtemps, il m'a parlé tout autrement.»

Là-dessus je quittai le ministre. J'écrivis un petit mot à M. de Mackau, et il vint chez moi. Il me dit ces propres paroles: «Jamais M. de Bourmont ne nous a parlé de l'expédition d'une manière ni sérieuse ni officielle. Étant à dîner avec lui chez le ministre de Suède, au moment du café, il nous réunit, le ministre de la marine et moi, dans un coin du salon et nous parla vaguement de l'expédition. Nous lui répondîmes qu'il semblait rester peu de temps d'ici au printemps pour les préparatifs; qu'aucune disposition première n'ayant été prise, avant que tout ne fût en train, si on s'y résolvait, il s'écoulerait un temps bien précieux.--Après dix minutes de conversation sur ce ton, ajouta-t-il, nous nous séparâmes sans que rien n'annonçât l'intention de traiter cet objet de nouveau.»

Je fus étonné, comme on le suppose, de cette explication, et la conclusion entre M. de Mackau et moi fut que M. de Bourmont, ni personne, hors moi, ne voulait de l'expédition. C'était un leurre, un aliment pour l'opinion publique, mais il n'y avait aucun projet réel.

M. de Polignac avait eu l'étrange pensée de faire vider notre querelle avec le dey d'Alger par le pacha d'Égypte, et de charger celui-ci de le mettre à la raison au moyen d'un subside. L'idée était folle. Jamais le pacha d'Égypte, placé à une si grande distance d'Alger, dépourvu alors de moyens en matériel régulièrement construits, et d'un personnel instruit, en rapport avec les besoins d'un siége, n'aurait pu réussir dans une pareille entreprise. C'était M. Drovetti, consul de France, lié d'intérêt avec le pacha, auquel il aurait fait gagner de l'argent qu'il aurait partagé sans doute avec lui, qui avait suggéré cette idée bizarre. M. de Polignac l'adopta. Un aide de camp du général Guilleminot, nommé Huder, fut chargé de la négociation et envoyé à cet effet à Alexandrie.

Bourmont m'en avait prévenu dans le temps, et, comme moi, il trouvait la chose extravagante. Huder était venu prendre ses ordres. Il lui avait parlé longuement et l'avait convaincu, me dit-il, des inconvénients de ce projet. Il lui avait recommandé spécialement de faire sentir au pacha les immenses difficultés de son exécution. Pour encourager cet envoyé dans cette marche, opposée au but apparent de sa mission, il lui avait donné d'avance la décoration de la Légion d'honneur.

Mais Méhémet-Ali, qui avait vu de bons millions à prendre et à garder, car il en aurait été quitte pour une petite démonstration, endoctriné d'ailleurs par Drovetti, avait accepté toutes les propositions, et renvoyé M. Huder avec une réponse favorable.

Celui-ci étant arrivé au lazaret, Drovetti partit pour Toulon, afin de conférer avec lui et de hâter l'accomplissement de ses désirs. On était au 15 janvier, époque où, de retour de la campagne, j'étais établi pour le reste de l'hiver à Paris. À mon arrivée, étant allé, suivant l'usage, voir les divers ministres au jour de leur réception, celui de la marine me parla vaguement d'Alger, ensuite me prit à part, et me dit: «Monsieur le maréchal, vous avez beaucoup réfléchi sur cette opération, je voudrais avoir l'occasion d'en causer avec vous d'une manière un peu suivie et connaître votre opinion sur les moyens de son exécution.» Je lui dis que j'étais à ses ordres, et lui offris de venir dès le lendemain chez lui. Le rendez-vous pris, nous décidâmes d'y appeler M. de Mackau.

Dans cette conférence, où tous les projets faits par diverses commissions mixtes de terre et de mer furent lus, je démontrai à M. d'Haussez qu'il y avait beaucoup d'exagération dans les demandes, en prenant pour point de comparaison l'expédition d'Égypte, et en profitant des diverses circonstances aujourd'hui en notre faveur. Je prouvai qu'il ne fallait ni le nombre de bâtiments demandé, ni le nombre de chevaux, ni, par conséquent, le temps indiqué comme nécessaire pour les préparatifs. Cette conférence fit impression sur M. d'Haussez; mais, tout à fait nouveau dans l'administration de la marine, et forcé pour ainsi dire de s'en rapporter à ses bureaux et aux amiraux qui, en général, étaient contraires à l'expédition, il hésitait encore dans l'opinion qu'il devait adopter.

Je prévins M. de Bourmont de cette conférence, en l'engageant à chercher à en tirer parti. Il me le promit, quoiqu'il me parût sans aucun espoir. Les choses restèrent quelques jours dans cet état. Nous étions arrivés à la fin de janvier. Encore quinze jours, et il n'y avait aucune possibilité de rien entreprendre cette année. La conclusion de ce traité ridicule avec le pacha d'Égypte paraissait devoir être immédiate, et j'en gémissais à tous les titres.

J'avais souvent entretenu M. de Chabrol de mes désirs et de mes espérances personnelles, lorsque, faisant partie du ministère Villèle comme ministre de la marine, il avait participé à la résolution prise à cette époque de me confier le commandement quand l'expédition aurait lieu. Continuant à m'être favorable, je lui en reparlai de nouveau aux Tuileries, le dimanche 31 janvier, et l'informai de la conférence que j'avais eue avec M. d'Haussez. Il me dit:

«En avez-vous parlé à M. de Polignac?

--Non, lui dis-je.

--Je vous engage, répliqua-t-il, à le faire; cela est indispensable pour le succès.»

À l'instant même je m'adressai à M. de Polignac, qui, étant souffrant ce jour-là, venait seulement d'entrer dans le cabinet du conseil, et je lui fis la demande d'un rendez-vous. C'était la première fois de ma vie que j'allais l'entretenir d'une affaire importante et me rendre chez lui pour autre chose que pour lui faire une simple politesse. Il fixa notre entretien au lendemain lundi, 1er février, à midi.

J'entrai immédiatement en matière, en lui demandant pardon d'aborder de moi-même des questions de politique et d'État que je n'étais pas appelé à traiter; mais j'ajoutai: «Les circonstances de ma vie, les connaissances qui en résultent, seront mon excuse.» Je lui dis ensuite: «Le bruit public, prince, est généralement répandu que le gouvernement est dans l'intention de charger, au moyen d'un traité et de subsides, le pacha d'Égypte de venger notre querelle avec Alger, et d'obtenir pour nous satisfaction. Je suis autorisé à penser, si ces bruits sont fondés, que votre but ne sera pas atteint. Le pacha d'Égypte peut vous faire telles promesses qu'il voudra, mais il est hors de sa puissance de les tenir. Où est l'artillerie de siége qui lui est nécessaire? où sont ses canonniers, ses sapeurs, ses officiers du génie, etc.? Une opération de cette nature, aussi compliquée, est au-dessus des facultés des Turcs, par les difficultés naturelles qu'elle présente et l'ensemble qu'elle exige.

--Mais, répondit-il, son armée viendra par terre et son matériel par mer.

--Mais, prince, il y a cinq cents lieues de distance d'Alexandrie à Alger; il y a des déserts à traverser, il y a des régences à vaincre, des tribus d'Arabes à subjuguer ou à séduire. La conquête de l'Asie par Alexandre était plus facile à exécuter que celle de la côte d'Afrique par Méhémet-Ali. Je suppose même non la conquête, mais une révolution en sa faveur, ce que tant d'intérêts opposés rendent impossible, aurait-il des myriades d'Arabes à ses ordres, les sept ou huit mille Turcs qui sont dans Alger s'y défendraient avec succès.

--Mais la place d'Alger n'est pas forte par terre.

--Elle est imprenable pour des gens qui n'ont pas de canons ou qui n'ont qu'une mauvaise artillerie mal servie. À la guerre, comme presque partout ailleurs, rien n'est absolu, tout est relatif. Là où les moyens d'attaque sont nuls, les moyens de défense sont faciles. Contre une armée munie d'une mauvaise artillerie, de simples murailles sont imprenables, tandis que Metz et Lille doivent succomber au bout d'un temps donné devant les moyens que l'art de la guerre et le développement des connaissances actuelles permettent de consacrer aujourd'hui au siége des places.

--Mais la France pourrait fournir sa marine, les canonniers, les officiers du génie, etc., etc.

--Oubliez-vous, prince, que l'armée protectrice qui tient la campagne est toujours le principal, que l'artillerie, malgré sa haute importance dans cette circonstance, n'est qu'accessoire? Ses opérations, quoique spéciales, sont cependant subordonnées. Eh bien, la mettrez-vous sous les ordres du pacha, et les troupes du roi de France seront-elles réduites à être les auxiliaires d'un barbare ignorant? Leur sûreté dépendra-t-elle de ses dispositions? Cela présenterait un scandale capable de révolter l'armée entière. Il n'y a qu'une manière raisonnable d'envisager la question: c'est de faire faire l'expédition par une armée française, munie de tous ses moyens; et, si l'on veut y faire participer le pacha d'Égypte, employer un corps de ses troupes comme auxiliaires. Il faut retourner la question: agir avec une armée française sous le commandement d'un Français, et y réunir un détachement d'Égyptiens. Comme cela je comprends l'opération; comme cela je vois dans le concours des Turcs une certaine utilité. Les opérations véritables sont faites par l'armée. Les obstacles réels, c'est elle qui les surmonte, tandis que le corps turc prouve, par sa présence, aux habitants de l'intérieur, que nous ne faisons pas une guerre de religion. Des turbans aux avant-postes doivent désarmer tous les Maures, laisser la milice turque isolée et ainsi abandonnée à la haine dont partout elle est l'objet. Tout autre système, croyez-moi, est pure illusion et n'aurait pas d'autre résultat que d'enrichir le pacha et de nous rendre la fable de l'Europe.»

M. de Polignac se rabattit sur l'impossibilité de rien entreprendre cette année, eu égard à l'époque à laquelle on était arrivé et les moyens immenses nécessaires à rassembler. Alors je lui fis voir qu'en ne perdant pas un moment il était encore temps. On pourrait réduire sans inconvénient les demandes qu'on avait faites, et qui étaient véritablement exagérées; je choisis pour exemple les dispositions prises lors de l'expédition d'Égypte. Je traitai à fond la question des moyens d'exécution. Après quelques moments de réflexion, le prince me dit: «Monsieur le maréchal, vous venez de changer toutes mes idées, et la manière dont vous avez envisagé les choses est toute nouvelle pour moi. Je vous demande d'y réfléchir et de vous en reparler.»

Le premier résultat de cet entretien fut l'abandon immédiat du projet de Drovetti. On y substitua quelque chose d'analogue à ce que j'avais indiqué à M. de Polignac. M. de Langsdorf, attaché d'ambassade, qui se trouvait alors à Paris, fut envoyé sur-le-champ à Alexandrie pour rompre à tout prix la négociation entamée avec Méhémet-Ali. Il devait proposer au pacha un autre projet, dont la base était une expédition simultanée par terre contre les régences de Tripoli et de Tunis. M. de Langsdorf, malgré ses efforts auprès d'Ibrahim et de Méhémet-Ali, ne put réussir à leur faire accepter ces nouvelles propositions. Le vice-roi craignait de compromettre par cette alliance sa popularité parmi les populations musulmanes. Cette négociation, qui avait vivement inquiété les agents anglais, se perdit au milieu du fracas de l'expédition et de la prise d'Alger.

Le mercredi suivant, 3 février, je reçus un billet de M. de Polignac qui m'engageait à passer sur-le-champ chez lui. Il sortait du conseil et me dit: «Vos raisonnements m'ont complétement convaincu. Cette conviction est partagée par le roi et par mes collègues, et l'expédition est résolue. Une commission de généraux de terre et de mer va se réunir pour discuter, la plume à la main, quels sont les moyens d'exécution indispensablement nécessaires. Si tous les calculs confirment votre opinion, comme je n'en doute pas, on se mettra à l'oeuvre à l'instant même. Je vous engage à voir le ministre de la guerre sans retard, pour vous concerter avec lui, afin de fournir à cette commission, qui, dès demain, commencera son travail, tous les renseignements dont elle a besoin.»

Je lui parlai de mes intérêts propres et du commandement. Il me répondit: «Je ne pense pas qu'il puisse être remis en de meilleures mains, et c'est toute ma pensée; c'est aussi celle de mes collègues; et, n'en doutez pas, vous ne trouverez aucune opposition du côté du roi; il m'en a déjà parlé. Le seul conseil que j'aie à vous donner, c'est de voir M. le Dauphin, et de lui faire parler.»

Je me rendis chez le ministre de la guerre, qui me confirma cette bonne disposition, et me fit hommage d'un succès sur lequel il n'avait pas compté. Je lui parlai de la réunion du lendemain. Il en désigna devant moi tous les membres; mais il me dit qu'il croyait convenable à mes intérêts de ne pas m'y mettre, pour ne pas irriter M. le Dauphin, mécontent de la résolution prise, et qu'il m'attribuait. «En effet, ajouta-t-il, M. de Polignac a dit au roi et au conseil que vous l'aviez convaincu, et, comme il y est opposé, il vaut mieux ne pas mettre votre nom constamment en avant.»

Cette précaution me parut de la bienveillance, et je l'en remerciai. C'était, au contraire, un commencement de trahison envers moi.

Je sus, quelques jours après, que M. le Dauphin, dans son emportement, avait dit: «Et de quoi se mêle le duc de Raguse? il n'est pas membre du gouvernement; il n'est pas appelé à délibérer sur ces projets. D'ailleurs, si cette expédition se fait, il ne la commandera pas.»

On travailla avec une grande activité à la discussion des projets. J'entraînai plusieurs membres de la commission, et elle reconnut la possibilité de l'expédition pour cette année. Le 7 février, les ordres définitifs furent donnés aux ministres de la guerre et de la marine.

Il était assez naturel de faire d'abord le choix du commandant. Il devait influer sur celui des principaux agents; mais le roi, me dit le ministre de la guerre, avait ajourné cette nomination pour le moment. Il ajouta: «Cela nous donnera le temps de tout arranger pour faire tomber le choix sur vous. Ne faites aucune démarche. Laissez-moi les commencer, en entretenir le roi et surtout M. le Dauphin.»

Je croyais encore à sa loyauté, et je gardai le silence. Cependant mes réflexions et quelques avis firent naître des inquiétudes dans mon esprit. J'eus une nouvelle explication avec Bourmont, qui n'hésita pas à me renouveler les mêmes assurances.

M. de Polignac était ou paraissait être toujours dans la même conviction pour ce qui me concernait.

Fatigué d'attendre en vain que Bourmont eût parlé, j'allai trouver M. le Dauphin. Je lui rappelai ses promesses anciennes; je lui présentai et lui fis valoir mes titres. Il m'accueillit bien, sembla m'écouter volontiers, et me dit que, comme ma démarche avait été prévue, il avait demandé au roi ce qu'il devait me répondre. Le roi lui avait dit de ne prendre aucun engagement, et il se conformait à ses ordres, ne voulant ni détruire des espérances qui peut-être étaient fondées, ni les encourager, car peut-être aussi ne se réaliseraient-elles pas. Il ajouta qu'il m'écoutait avec plaisir. Je terminai cette conversation par un résumé de mes titres, et je lui dis en riant: «Monseigneur, si le commandement de cette expédition m'est enlevé, j'en éprouverai, je crois, un tel chagrin et un tel dégoût, qu'il ne me restera plus qu'à me faire capucin.»

M. le Dauphin rit beaucoup de cette plaisanterie, et mon audience se termina.

L'impression que j'avais reçue était assez favorable. Je n'ai jamais été gâté par M. le Dauphin. Ce prince m'a même toujours montré peu de bienveillance; mais ses manières brusques et habituellement déplaisantes avaient disparu en ce moment, et je le crus favorable à mes désirs. J'allai voir le roi le soir.

Le roi a toujours eu, pour tout le monde et pour moi en particulier, des manières aimables et gracieuses. Je lui exposai ce qui m'amenait auprès de lui. Il commença à répondre par des choses vagues sur l'incertitude de l'expédition et sur son importance, qu'il cherchait à diminuer. Mes réponses étaient faciles: j'établis mes droits. Quand je vins à ceux que je fondai sur ma fidélité, il m'interrompit et me dit: «Oh! pour ceux-là, je les reconnais!

--Et les autres, Sire! Est-ce donc rien d'avoir commandé en chef des armées pendant dix ans, d'avoir été en Égypte, en Turquie, et d'être, de plus, officier d'artillerie, quand il est question d'un siége?»

Le roi convint de tout cela et me fit une réponse obligeante, mais vague. Je sortis de chez lui moins satisfait que de chez M. le Dauphin. Cependant je ne pouvais pas mettre en comparaison le sentiment de l'un et de l'autre pour moi. Les jours s'écoulaient, et cette nomination, qui aurait dû précéder les autres, ne se faisait pas. Tout le travail s'expédiait, et, la nomination des agents principaux, dont le contact avec le général en chef est habituel, étant terminée, je crus y voir l'indication positive d'un choix arrêté en secret et se portant sur le général Bourmont. Je m'en ouvris à M. de Polignac, qui parut surpris et ne pas le croire. Rien, me dit-il, ne le lui avait indiqué. J'ignore s'il me trompait: mais je serais disposé à en douter; car le lendemain il me dit, après avoir parlé au roi, qu'effectivement il y avait des chances pour Bourmont, mais aussi pour moi, qu'il fallait attendre en balançant les craintes par les espérances. Mais je m'aperçus enfin à quel point j'étais dupe de ma crédulité et de ma bonne foi. Bourmont n'avait pas voulu se mettre en avant pour faire décider l'expédition, de peur de déplaire à M. le Dauphin. Il m'avait fait promesses sur promesses pour m'engager à faire les démarches nécessaires à son exécution. Ce but rempli, tous ses efforts tendaient à m'écarter afin de se réserver à lui-même le commandement.

Après six semaines d'angoisses de ma part, il fut nommé.

J'ai rarement éprouvé en ma vie une peine aussi vive; je voyais renversée l'espérance d'entendre encore prononcer mon nom avec louange, et de rappeler les services passés par des services nouveaux, d' être le vengeur de la civilisation sur la barbarie, d'effacer la honte séculaire de la chrétienté; enfin de faire une guerre qui pouvait peut-être contrarier la politique de quelque gouvernement, mais dont le succès aurait les applaudissements du monde civilisé. Je m'étais bercé de l'idée d'être l'agent d'un pareil bienfait pour l'humanité. Toutes ces espérances disparurent comme un songe.

M. le Dauphin, dont le naturel l'a toujours porté à se livrer à des sentiments hostiles aux autres, parut jouir dans cette circonstance de ma déconvenue. Il eut bien soin de se rappeler la plaisanterie que je lui avais faite six semaines auparavant. Comme j'étais absent, le soir même, d'un grand cercle de la cour, madame la duchesse de Berry ayant demandé où j'étais, M. le Dauphin prit la parole et répondit tout haut: «Le maréchal! il s'est retiré dans un couvent et se fait moine.»

La plaisanterie ne fut pas comprise d'abord; mais, lorsqu'elle fut expliquée, on la trouva de mauvais goût. Les gens qui n'avaient pas d'amitié pour moi en portèrent le même jugement.

La peine que je ressentis de la nomination de Bourmont aurait été bien plus vive encore si j'avais pu en deviner toutes les conséquences. Je ne voyais et ne pouvais voir alors que la perte de grands avantages; mais comment deviner la masse de maux dont une absence de Paris m'aurait garanti!

Je fus un moment tenté de donner ma démission de la place de major général. Un motif de délicatesse m'en empêcha. J'avais consacré presque tous mes appointements à payer mes dettes. En les diminuant j'en privais mes créanciers. Toutefois je m'absentai de la cour et n'y revins qu'au 1er mai, pour prendre mon service. Les ministres, et particulièrement M. de Polignac, avaient senti combien ma situation était pénible, et à quel point on avait été injuste envers moi; car mes droits au commandement étaient incontestables, d'abord à raison de promesses anciennes, ensuite, et c'était mon premier titre, parce que moi seul j'avais démontré la possibilité de l'expédition et l'avais fait décider par mes démarches. Elle était pour ainsi dire mon ouvrage. J'avais empêché la plus fausse et la plus mauvaise des combinaisons, celle d'avoir recours au pacha d'Égypte. Par là j'avais préservé le gouvernement d'un ridicule ineffaçable et le ministère d'une responsabilité d'argent terrible; car, à coup sur, les millions donnés à Méhémet-Ali n'auraient rien produit, et leur emploi n'aurait jamais pu être justifié ni approuvé. Le gouvernement, se sentant mon obligé, avait une dette à acquitter. Il le reconnut, et l'assurance m'en fut donnée de toutes parts et à plusieurs reprises. D'abord il fut arrangé qu'aussitôt la ville d'Alger conquise le ministre de la guerre reviendrait, et qu'alors j'aurais la mission d'achever la conquête de ce pays. Le gouvernement m'en serait donné, et je serais chargé de fonder une colonie.

Mon amour-propre pouvait souffrir de cette combinaison; mais je me mis au-dessus de considérations vulgaires. J'envisageai la beauté, l'importance et les difficultés de la mission, sans me rappeler ce que la conquête de la ville aurait ajouté à son éclat. Je fis ce raisonnement. Dans un temps régulier et loin du moment de la conquête, un semblable commandement, avec les pouvoirs qu'il comporte, serait recherché par les individus de la plus haute position. Au moment où il fallait fonder, établir, créer, il était plus beau, plus important, plus difficile, par conséquent plus désirable, et, parce que l'éclat de la première conquête en était séparé, ce n'était pas un motif pour le dédaigner. Je me croyais éminemment propre à cette mission. La nature de mon caractère, l'esprit de suite qui m'est propre, ma grande activité, des connaissances dont je trouverais l'application à chaque instant, mon aptitude à gouverner des peuples de divers degrés de civilisation, prouvée par les succès obtenus dans les provinces illyriennes, où mon nom est encore vivant et prononcé avec respect et bienveillance, m'avaient décidé à accepter éventuellement cette mission. Je crus pouvoir la regarder comme assurée après la reddition d'Alger, reddition opérée après une canonnade de quatre heures contre le fort impérial, et sans siége régulier.

J'attendais les ouvertures officielles de mon envoi prochain dans ce pays, mais en vain. Tout avait été changé par l'influence de la politique extérieure, qui empêchait d'y fonder une colonie.

Je fis exprimer le désir d'avoir l'ambassade de Russie, que la retraite du duc de Mortemart devait laisser vacante, et à laquelle j'avais l'espérance que l'empereur Nicolas me verrait arriver avec plaisir. Je sus qu'elle serait donnée à un autre. Ainsi, cette dette reconnue envers moi, on ne s'occupait pas de l'acquitter, et cependant on ne la niait pas. Était-il donc déjà arrêté dans la pensée du gouvernement que ses dons perfides envers moi se composeraient de la plus cruelle mission, d'une mission qui aurait pour résultat de me mettre dans la position la plus difficile, la plus déchirante dans laquelle un homme puisse jamais être placé: position pire pour moi que pour tout autre, parce que mes opinions bien connues, mes doctrines politiques, proclamées et incontestables, étaient en tous points et en toutes choses opposées à la marche du gouvernement. Le fond qu'on faisait sur moi était uniquement basé sur mes sentiments d'honneur et ma religion à remplir mes devoirs, mais non sur mes intérêts et ma conviction; chose honorable sans doute et qui témoigne de l'idée qu'on s'était faite de ma loyauté, et qu'en effet j'ai justifiée au prix de tout mon avenir.

La marche du gouvernement augmentait mes inquiétudes. L'extravagant renvoi de la Chambre pour l'expression des sentiments quelle éprouvait, droit qu'elle possédait et dont elle fit usage dans des formes respectueuses; les doctrines, plus extravagantes encore, soutenues par les journaux défenseurs du ministère, cette assertion insensée que le renvoi à la Chambre nouvelle de deux cent vingt et un députés qui avaient signé l'Adresse était une insulte faite au roi, prouvèrent jusqu'à quel point d'aberration étaient tombés les dépositaires du pouvoir. Aussi le sentiment de leur inconcevable incapacité était dans la conscience publique. Un des traits les plus remarquables de cette incapacité était leur confiance absolue au milieu des immenses difficultés qui les entouraient. En effet, une grande confiance ne résulte jamais que de deux choses: ou du sentiment de ses forces, qu'un génie d'un ordre supérieur a presque toujours en lui-même, et de la puissance qu'il exerce sur la multitude par les souvenirs qu'il lui rappelle; ou de la stupidité qui ne voit rien, n'entend rien, ne comprend rien, et se jette, sans s'en douter, dans l'abîme ouvert sous ses pas. Dans la circonstance, l'incertitude entre ces deux explications ne pouvait pas exister un moment.

Le spectacle présenté par la famille royale n'était pas plus rassurant. On connaît la portée d'esprit de M. le Dauphin. Elle ne va pas jusqu'à combiner deux idées; mais, en revanche, il y a, dans son absurdité, une résolution, une volonté inimaginables, et cependant cette décision absolue, qu'aucun raisonnement ne parvient à changer, c'est presque toujours le hasard qui l'a fait naître. Aussi est-il impossible de mener à bien avec lui la moindre affaire. Son concours au pouvoir était donc funeste. Il empêchait d'apporter aucun remède efficace aux immenses difficultés du moment. Le roi Charles X a de la douceur, de la bienveillance; il sait que la nature, en lui donnant des avantages qui le font aimer, ne l'a pas pourvu de ces qualités éminentes capables de subjuguer et de tout maîtriser. Il est facile de remuer son coeur. On agit même momentanément sur son esprit. L'action est fugitive, mais on peut la renouveler. Il est d'ailleurs resté soumis à l'empire des opinions de sa jeunesse. Je pourrais raconter mille traits qui rappellent le prince de Coblentz dans toute sa pureté: mais enfin il y a chez lui de la bonté et du mouvement. Eh bien, toutes ces qualités-là, mises en oeuvre à propos, pouvaient le sauver et nous sauver; mais elles étaient anéanties par la rudesse et par l'orgueil sauvage de son fils.

Mécontent pour ce qui me concernait personnellement, effrayé de l'avenir, je ne rêvais qu'une chose, c'était mon éloignement. Aussi attendais-je, avec la plus vive impatience, la fin de mon service. Le 1er septembre, je devais être libre.

J'avais tout disposé pour une longue absence, et j'avais résolu de partir dès le mois d'octobre pour l'Italie. Je comptais y passer l'hiver et le printemps. Mon intention était de revoir les immortels champs de bataille de ma jeunesse. Là je trouverais des souvenirs qui me dédommageraient des misères présentes, me rajeuniraient en me rappelant les vives sensations que m'avait causées une gloire éclatante, en me rappelant le premier âge dans le plus beau pays du monde. Si le bouleversement de cette pauvre France fût arrivé pendant mon absence, des devoirs impérieux n'auraient pas uni mon nom à la catastrophe.

C'est dans cette disposition d'esprit et au milieu de ces projets que m'ont surpris les ordonnances tristement célèbres du 25 juillet.

Le plus profond secret fut gardé le dimanche, 25, et personne ne sut que le roi venait de signer l'arrêt de mort de la monarchie. Le lundi, 26, au matin, le Moniteur, à son arrivée, apprit la résolution de la veille. Le roi venait de partir pour Rambouillet, et personne ne le vit dans la journée.

Je me rendis à Paris. N'ayant pas encore vu le Moniteur, je le fis demander chez le baron de Faguel, ministre des Pays-Bas, logé dans l'hôtel qui touchait le mien. Ma surprise fut d'autant plus grande en lisant ces ordonnances, que M. de Polignac avait donné sa parole à l'ambassadeur de Russie, Pozzo di Borgo, dans la nuit du samedi au dimanche, qu'il n'y aurait point de coup d'État. Témoin de l'agitation générale dont tous les esprits étaient saisis, je rentrai à Saint-Cloud, où le roi n'arriva qu'à dix heures trois quarts. En descendant de voiture, il me demanda si j'avais été à Paris et ce qu'il y avait de nouveau.

--Un grand effroi, un grand abattement, Sire, et une chute de fonds extraordinaire.

M. le Dauphin suivait le roi, et me dit:

--De combien les fonds sont-ils tombés?

--Monseigneur, de quatre pour cent.

--Ils remonteront, me dit le prince.

Nous arrivâmes dans le cabinet; le roi me donna le mot d'ordre, et sur-le-champ fut se coucher.

J'étais dans l'usage d'aller passer la journée du mardi dans les environs de Saint-Germain, et je me disposais à m'y rendre quand un message du roi m'apporta l'ordre de me rendre chez lui après la messe, à onze heures et demie. Lorsque je fus entré dans son cabinet, le roi me dit: «Il paraît que l'on a quelques inquiétudes pour la tranquillité de Paris. Rendez-vous-y, prenez le commandement, et passez d'abord chez le prince de Polignac. Si tout est en ordre le soir, vous pouvez rentrer à Saint-Cloud.»

Cet ordre était la conséquence naturelle de mes fonctions. Il ne me restait qu'à obéir. Je demandai mes chevaux et partis. Le prince de Polignac me donna connaissance de l'ordonnance qui m'investissait du commandement 5, et j'allai m'établir au logement du major général de service.

Note 5: (retour) «Charles, par la grâce de Dieu, roi de France et de Navarre, salut Sur le rapport du président du conseil des ministres, Nous avons ordonné et ordonnons ce qui suit:

ARTICLE PREMIER.

«Notre cousin le maréchal duc de Raguse est chargé du commandement supérieur des troupes de la première division militaire.

ARTICLE II.

«Notre président du conseil, chargé par intérim du portefeuille de la guerre, est chargé de l'exécution de la présente ordonnance.

«Donné en notre château de Saint-Cloud, le 27 juillet de l'an de grâce 1830, et de notre règne le sixième. «Signé: Charles.

Par le roi:

«Le président du conseil des ministres, chargé par intérim du portefeuille de la guerre, «Le prince de Polignac.


«Pour ampliation:

«Le président du conseil des ministres, chargé par intérim du portefeuille de la guerre, «Le prince de Polignac


Une grande agitation régnait dans les esprits. Du mouvement, des groupes, se faisaient remarquer; mais d'abord aucunes dispositions n'annonçaient des intentions éminemment hostiles. Cependant les rassemblements de la rue Saint Honoré commencèrent à grossir; ils se portèrent ensuite sur la place du Palais-Royal. Là, on jeta des pierres aux gendarmes qui s'y trouvaient; on les assaillit; enfin on les mit dans le cas de faire usage de leurs armes. Une trentaine de coups de fusil furent tirés en cette circonstance. Ces événements pouvaient faire craindre des choses plus graves pour la soirée.

Je donnai l'ordre à toutes les troupes de sortir des casernes et de venir occuper les positions suivantes:

Le 1er régiment de la garde vint occuper le boulevard des Capucines, avec deux pièces de canon et cinquante lanciers;

Le 3e, le Carrousel, avec quatre pièces de canon et cent cinquante lanciers;

Les Suisses, la place Louis XV, avec six pièces de canon;

Le 15e occupa le pont Neuf;

Le 5e, la place Vendôme;

Le 50e, les boulevards Poissonnière et Saint-Denis;

Le 53e avec les cuirassiers, la place de la Bastille.

Toutes ces troupes étaient en position à cinq heures; elles se mirent en communication entre elles par des patrouilles dans toutes les directions, et ne rencontrèrent nulle part de résistance. Vers les sept heures, des attroupements se portèrent encore dans la rue Saint-Honoré, en arrivant par les rues transversales. Deux barricades, commencées près des rues du Duc-de-Bordeaux et de l'Échelle furent détruites par mon ordre. Les troupes s'étant retirées, on les recommença. Il fallut y retourner. Des matériaux de construction, qui se trouvèrent là, servirent d'armes contre les troupes. Quelques soldats furent blessés par des pierres, et à deux reprises ils furent obligés de faire feu. Ces hostilités de la part des Parisiens ne pouvaient pas être sérieuses, et ces espèces de retranchements, construits si près des lieux où des forces considérables étaient réunies, semblaient n'avoir d'autre but que de provoquer et de juger les dispositions des troupes.

Des patrouilles ont pu avoir quelque rencontre ailleurs, et cela est probable, puisqu'un homme a été tué vers la rue Feydeau; mais cependant rien de plus important ne se passa dans cette journée.

À neuf heures, les groupes se dissipèrent d'eux-mêmes. Chacun rentra à son logis, et, à dix heures et demie, toutes les rues devinrent libres. La tranquillité étant parfaitement rétablie, rien absolument n'annonçant des projets de désordre pour la nuit, les troupes reçurent l'ordre de rentrer dans les casernes.

Le mercredi, 28, de grand matin, les groupes se reformèrent, et une extrême agitation se manifesta dans la population. Les choses pouvant devenir graves, j'expédiai des officiers à Versailles et à Saint-Denis pour en faire venir les garnisons, et des courriers à Melun, Provins, Fontainebleau, Beauvais, Compiègne et Orléans. J'envoyai un officier au-devant du 4e régiment de la garde, venant de Caen et devant arriver seulement le 3 août, afin de hâter sa marche.

L'agitation se changea bientôt en tumulte. Dès sept heures, les désordres prirent le caractère le plus hostile. On brisait partout les armes de France; on coupait les cordes des réverbères; on traînait les drapeaux blancs des mairies dans le ruisseau, et on criait: À bas les Bourbons!

J'écrivis immédiatement au roi pour l'informer de ce qui se passait.

J'envoyai partout l'ordre aux troupes de sortir des casernes aussitôt après avoir mangé la soupe, et de s'établir de la manière suivante:

Le 1er régiment de la garde, boulevard des Capucines, avec deux pièces de canon et cent lanciers;

Le 6e à son arrivée de Saint-Denis, devait se placer en réserve à la Madeleine;

Le 3e de la garde et deux cents lanciers sur le Carrousel, aussitôt après avoir été remplacé par le 2e régiment venant de Versailles, avec le 2e de grenadiers à cheval;

Le 15e régiment fut placé sur le pont Neuf;

Le 5e et le 50e sur la place Vendôme;

Le 53e et les cuirassiers sur la place de la Bastille.

À huit heures, je fus informé que, par la plus étrange fatalité, deux gendarmes d'élite, chargés de porter ma lettre au roi, l'avaient perdue. Le mal était fait, il fallait se hâter de le réparer. J'écrivis une autre lettre qui lui parvint sans retard 6.

Note 6: (retour) «Sire, j'ai déjà eu l'honneur de rendre compte à Votre Majesté de la dispersion des groupes qui ont troublé la tranquillité de Paris.--Ce matin, ils se reforment plus nombreux et plus menaçants.--Ce n'est plus une émeute, c'est une révolution. Il est urgent que Votre Majesté prenne des moyens de pacification. L'honneur de la couronne peut encore être sauvé.--Demain, peut-être, il ne serait plus temps.

«Je prends mes mesures pour combattre la révolte. Les troupes seront prêtes à midi; mais j'attends avec impatience les ordres de Votre Majesté.»

L'officier d'ordonnance, porteur de cette lettre, me dit, au retour, que, remise au moment où le roi allait à le messe, elle resta déposée sur un tabouret de la galerie, et ne fut ouverte par le roi qu'au retour de la chapelle. Il n'y fut pas fait de réponse.

À neuf heures, un jeune homme, envoyé par le préfet de police pour demander un renfort de troupes, s'informa près de mes officiers s'il était vrai que la ville fût mise en état de siége. Prévenu de cette question, j'envoyai chez M. de Polignac pour savoir ce que cela voulait dire.

Sur ces entrefaites, et vers dix heures, je fus mandé chez le président du conseil ou je trouvai les ministres réunis.

Ils me remirent l'ordonnance du roi, qui déclarait la ville de Paris en état de siége 7. Et, comme je ne connaissais pas au juste l'étendue des pouvoirs que cette ordonnance me conférait, un des ministres me lut l'article du Code, et ils me prévinrent que, pour faciliter leurs rapports avec moi, ils allaient venir s'établir aux Tuileries, et me demandaient de leur faire préparer des logements.

Note 7: (retour)

«Charles, par la grâce de Dieu, roi de France et de Navarre, à tous ceux qui ces présentes verront, salut;

«Vu les articles 53, 101, 102 et 103 du décret du 24 décembre 1811;

«Considérant qu'une sédition intérieure a troublé, dans la journée du 27 de ce mois, la tranquillité de Paris;

«Notre conseil entendu,

«Nous avons ordonné et ordonnons ce qui suit:

ARTICLE PREMIER.

«La ville de Paris est mise en état de siége.

ARTICLE II.

«Cette disposition sera publiée et exécutée immédiatement.

ARTICLE III.

«Notre ministre secrétaire d'État de la guerre est chargé de l'exécution de la présente ordonnance.

«Donné en notre château de Saint-Cloud, le vingt-septième jour de juillet de l'an de grâce 1830, et de notre règne le sixième. «Signé: Charles.

«Par le roi:

«Le président du conseil des ministres, chargé par intérim du portefeuille de la guerre. «Le prince de Polignac.


«Pour ampliation:

«Le président du conseil des ministres, chargé par intérim du portefeuille de la guerre, «Le prince de Polignac



À midi, ne recevant aucune instruction de Saint-Cloud, et le désordre croissant toujours, je crus urgent de mettre à profit la disposition favorable des troupes, dont le bon esprit pouvait changer. J'étais d'autant plus autorisé à le craindre, que soixante hommes du 50e avaient, dès les huit heures du matin, abandonné leurs drapeaux, et s'étaient réunis au peuple. Ce funeste exemple avait déjà été offert, dès la veille, par quelques hommes du 5e régiment de ligne; je donnai donc l'ordre de marcher sur les rassemblements et de les disperser.

Le général Saint-Chamans, chargé du commandement de la colonne de gauche, devait suivre le boulevard jusqu'à la place de la Bastille, disperser les rassemblements qui s'opposeraient à sa marche, rallier le 53e et les cuirassiers, prendre le commandement de ces corps, observer le faubourg Saint-Antoine, et se mettre en communication avec la place de Grève. Le général Talon devait aller, avec un bataillon du 3e de la garde, un bataillon suisse, cinquante lanciers et deux pièces de canon, occuper la place de Grève, en passant par l'île et débouchant par le pont au Change. Il devait être soutenu au besoin par le 15e régiment, placé au pont Neuf, et se mettre en communication avec les troupes qui occupaient la place de la Bastille.

Le général Quinsonnas devait partir du Carrousel avec deux bataillons du 3e régiment, deux pièces de canon et des gendarmes, pour nettoyer la rue Saint-Honoré, et occuper le marché des Innocents. Enfin, le général Wall, avec un régiment de la ligne et des gendarmes, avait ordre d'occuper la place des Victoires.

Tous ces chefs eurent pour instruction de disperser par leur marche tous les rassemblements qui se trouveraient devant eux, de détruire les barricades qui s'opposeraient à leur marche, et de ne faire usage de leurs armes que s'ils étaient attaqués. J'ajoutai: «Vous entendez bien: vous ne devez tirer que si on engage sur vous une fusillade; et j'entends par fusillade, non pas quelques coups de fusil isolés, mais cinquante coups de fusil tirés d'ensemble sur les troupes.»

Les colonnes s'ébranlèrent. À peine mises en mouvement, les groupes placés devant elles se dispersèrent; mais une horrible fusillade sortit des fenêtres de presque toutes les maisons. Les troupes ripostèrent et exécutèrent les mouvements avec vigueur et résolution. Elles montrèrent en cette circonstance un courage admirable.

J'appelai à moi le 6e régiment, et le 2e fut chargé d'occuper tout à la fois la place Louis XV et la Madeleine. Je fis renforcer les troupes du pont Neuf par un bataillon suisse, afin de mettre à l'abri de tout danger ma communication avec la place de Grève. Cette marche des troupes ne fut partout qu'un long combat. Cependant elles parvinrent à occuper les postes qui leur avaient été assignés, et à s'y maintenir tout le reste de la journée. La colonne du général Wall, n'ayant pas reçu de coups de fusil dans la rue des Petits-Champs, n'en rendit pas, et, dans sa marche, tout se passa d'une manière assez pacifique. Il n'y eut, de ce côté, des hostilités qu'à la place des Victoires.

L'engagement du général Talon fut extrêmement vif à la place de Grève, et l'Hôtel de Ville fut occupé. Le général Quinsonnas, qui avait ordre de s'établir sur la place du marché des Innocents, et d'éclairer ensuite la rue Saint-Denis, jeta imprudemment trop en avant un bataillon du 3e, à la tête duquel se trouvait le colonel Plaineselves. Ce bataillon, n'étant pas soutenu, se trouva séparé du reste de la colonne. Assailli par un feu meurtrier, son colonel a la cuisse cassée. Ce brave bataillon fait un brancard avec des fusils et emporte son chef toujours en combattant. Obligé d'éviter le boulevard, où les barricades se sont multipliées après le passage du général Saint-Chamans, il arrive heureusement à l'hôpital de la garde au Gros-Caillou, après avoir passé par la rue de Clichy. D'un autre côté, le général Quinsonnas était bloqué. Il me fait informer de sa détresse par son aide de camp, le capitaine Courtigis. Cet officier ne peut parvenir au quartier général que déguisé, et après avoir couru les plus grands dangers.

J'envoie le bataillon suisse, placé sur le pont Neuf, pour le dégager. Il y parvient, et le général Quinsonnas prend position sur le quai de l'École.

À trois heures, l'affaire avait un caractère très-grave, et je dus en informer le roi. Tous les calculs avaient été faits contré une émeute, une insurrection partielle; mais, dès le moment où la population entière prenait part à la révolution, il n'y avait d'autre ressource pour rétablir l'ordre que des négociations; car, pour la soumettre, il eût fallu d'autres moyens, et les moyens n'étaient pas à ma disposition. L'insuffisance du nombre de troupes était évidente. Il eût donc été nécessaire d'évacuer momentanément Paris, en convoquant la garde nationale et lui confiant la police de la ville; d'établir ailleurs le siége du gouvernement, etc, etc. Mais ce sont là des mesures de gouvernement qui sont au-dessus des pouvoirs d'un général chargé du commandement d'une ville; au surplus, je discuterai plus tard ce qui est relatif aux opérations et à la direction qu'a reçue l'affaire militaire. Toutefois le résultat n'était plus équivoque en ce moment. Il fallait négocier et faire des concessions, en profitant, pour en diminuer l'étendue, de l'effet moral produit sur les esprits par un combat vaillamment soutenu, et la crainte que cet état de choses ne se prolongeât.

J'étais occupé à écrire au roi quand on m'annonça cinq notables de Paris. C'étaient MM. Casimir Périer, Laffitte, Gérard, Lobau et Mauguin. Je les reçus immédiatement. Laffitte porta la parole; il me dit: «Monsieur le maréchal, nous venons, au milieu des angoisses que nous cause l'état des choses, vous demander de faire arrêter l'effusion du sang.--Et nous adresser, ajouta le général Gérard, à un général qui a le coeur français.

--Messieurs, leur répondis-je, je vous fais la même demande. Des troubles graves se sont manifestés ce matin et ont présenté tous les signes d'une rébellion. J'ai ordonné de disperser les rassemblements et de rétablir le bon ordre. Les troupes, en se rendant sur les points qui leur avaient été indiqués, ont été assaillies par une fusillade meurtrière. Elles ont répondu à ce feu, et elles ont dû y répondre. Que les Parisiens suspendent leurs hostilités, et les nôtres cesseront à l'instant même. Ceux qui ont commencé doivent finir les premiers; cela est de justice et de droit; on ne peut se laisser tuer sans se défendre.»

Pour l'obtenir, me dirent-ils, il faudrait pouvoir annoncer le retrait des ordonnances, et, dans ce cas, ils s'engageaient à employer leur influence pour rétablir la paix. Je leur répliquai que, n'ayant pas de pouvoirs politiques, je ne pouvais prendre aucun engagement à cet égard; mais je leur proposai, s'ils faisaient cesser le feu des citoyens, de me rendre à leur tête à Saint-Cloud pour donner plus de poids à leurs réclamations. MM. Mauguin et Laffitte ayant voulu développer leurs griefs contre la marche du gouvernement, je leur dis: «Messieurs, n'entrons pas dans une discussion superflue et sans objet. Ce serait perdre notre temps, car vous blâmeriez des choses que je suis loin d'approuver; mais il y a une question militaire. En ce moment elle prime toutes les autres à mes yeux, et je ne peux l'abandonner.»

J'interpellai mes camarades présents, les généraux Gérard et Lobau, et ils ne purent s'empêcher de le reconnaître.

«Voyez, messieurs, quelle puissance j'aurais pour soutenir vos voeux si le calme était rétabli! Au surplus la fatalité m'a chargé de ce cruel commandement. C'était le plus grand chagrin qui pût accabler ma vie. Mais je ne puis transiger avec mes devoirs, dussent la proscription et la mort être le prix de leur accomplissement. Aidez-moi à tout concilier en faisant cesser, de la part des habitants, des hostilités qui ont prévenu et motivé celles des troupes.»

Là-dessus ces messieurs réclamèrent de moi d'envoyer au roi sur-le-champ l'expression de leurs demandes, et je le fis immédiatement. Je leur proposai de voir M. de Polignac, qui était dans la pièce voisine avec tous les ministres. Ils l'acceptèrent; mais M. de Polignac s'y refusa. Cette lettre importante, qui faisait connaître au roi le véritable état des choses et la gravité des circonstances, fut confiée à mon premier aide de camp, le colonel Komiérowski, avec ordre d'aller vite, de la remettre lui-même au roi, et de donner des explications verbales sur la situation de la capitale. Il partit avec une escorte de vingt-cinq lanciers, et arriva à Saint-Cloud avant quatre heures. Il fut introduit près du roi par M. le duc de Duras. Le roi lut la dépêche et lui dit d'aller attendre sa réponse.

En sortant du cabinet, il fut entouré par les personnes de service à Saint-Cloud. On y conservait une sécurité parfaite et on y était incrédule sur le véritable état des choses.

Enfin, après vingt minutes d'attente, Komiérowski, qui savait la gravité de la position, insista auprès du duc de Duras pour avoir une réponse du roi. Le premier gentilhomme de la chambre allégua les règles de l'étiquette qui ne lui permettaient pas de rentrer si promptement chez le roi. Enfin Sa Majesté fit entrer Komiérowski. Le Dauphin et madame la duchesse de Berry étaient dans le cabinet. Le roi dit au colonel pour toute réponse: «Dites au maréchal qu'il réunisse ses troupes, qu'il tienne bon et qu'il opère par masses.»

Ce sont les seuls ordres qui me furent rapportés et que le roi me confirma par écrit, quelques heures après, dans la soirée 8.

Note 8: (retour)
LE ROI CHARLES X AU MARÉCHAL DUC DE RAGUSE.

«Mon cher maréchal, j'apprends avec grand plaisir la bonne et honorable conduite des troupes sous vos ordres.

«Remerciez-les de ma part, et accordez-leur un mois et demi de solde.

«Réunissez vos troupes, en tenant bon, et attendez mes ordres de demain.

«Bonsoir, mon cher maréchal.
«Charles



ORDRE POUR LE MARÉCHAL DUC DE RAGUSE, COMMANDANT SUPÉRIEUR
DE LA PREMIÈRE DIVISION MILITAIRE.

«1º Rassembler toutes les forces entre la place des Victoires, la place Vendôme et les Tuileries;

«2º Assurer le ministère des affaires étrangères, celui des finances et celui de la marine;

«3º Assurer le voyage des ministres de Paris à Saint-Cloud, demain, 29, entre dix et onze heures;

«4º Dans cette position, attendre les ordres que je serai dans le cas de donner dans la journée de demain;

«5º Repousser les assaillants s'il s'en présente, mais ne point faire de nouvelles attaques contre les révoltés.

«Fait à Saint-Cloud, le 28 juillet 1830.
«Charles



AU PRINCE DE POLIGNAC, PRÉSIDENT DU CONSEIL DES MINISTRES.

«D'après les ordres que j'envoie au maréchal duc de Raguse, le prince de Polignac et tous les ministres ses collègues se rendront demain, à onze heures et demie, à Saint-Cloud, escortés de manière à assurer leur voyage.

«Le prince de Polignac et le ministre des finances auront soin de tout ce qui concerne le Trésor royal, ainsi que des moyens de pouvoir transporter les sommes en argent qui peuvent se trouver dans ce trésor.

«Fait à Saint-Cloud, le 28 juillet 1830.
«Charles



Il serait impossible d'expliquer cette conduite si je ne me rappelais que M. de Polignac, après avoir refusé de recevoir les députés, me dit qu'il allait écrire au roi.

En effet, j'appris plus tard que, pendant que j'écrivais au roi, un homme d'écurie, un fouet à la main, entra dans le billard où se tenaient les officiers de service, et demanda la dépêche qu'il devait porter. À ce moment M. de Polignac sortit du cabinet et remit une dépêche à cet homme.

Cette estafette dut nécessairement précéder la lettre que j'écrivais au roi, puisqu'elle était portée par un courrier, et que mon aide de camp avait l'entrave d'une escorte. Il me paraît très-probable que cette lettre engageait le roi à persévérer dans la lutte et à ne point céder aux conseils que je pouvais donner.

M. le duc de Guiche était en bourgeois chez M. de Polignac quand les députés entrèrent chez moi. Il n'attendit pas la fin de ma conférence avec eux, et partit de là à cheval pour Saint-Cloud. Lui aussi devait y apporter les appréciations personnelles de M. de Polignac et y précéder mon aide de camp.

Les ministres m'avaient présenté une liste de douze personnes à faire arrêter, les considérant comme les chefs du mouvement. Elle avait été ensuite réduite à six et se composait de MM. Laffitte, la Fayette, Gérard, Marchais, Salverte et Puyraveau. Les ordres étaient déjà donnés. Deux des personnes désignées faisaient partie de la députation. Quand elle fut sortie, je déclarai à M. de Polignac que je ne ferais point arrêter ces deux individus. Il y aurait eu une sorte de déloyauté à faire mettre la main sur des gens qui venaient d'eux-mêmes se présenter. Il y aurait eu un tort grave à les poursuivre, au moment où ils se présentaient comme conciliateurs, et j'ajoutai: «Quand une population entière est en armes, quand les maisons sont transformées en forteresses, et les fenêtres en créneaux, qu'est-ce que des chefs? Il n'en manquera jamais.»

Je dois à la vérité et à la justice de dire que M. de Polignac ne me fit aucune observation. Voilà la vérité de cette affaire des arrestations, qui a été racontée de diverses manières. Au surplus, toute arrestation était déjà devenue impossible en ce moment dans Paris, excepté celle des deux personnes désignées faisant partie de la députation.

J'avais tenté la fortune d'après des calculs positifs, dont je donnerai plus tard l'explication; mais tout annonçait une résistance telle, qu'il n'était pas possible d'espérer de la vaincre. Puisque le développement de mes forces et leur action la plus vigoureuse n'avaient rien produit, je n'avais plus d'autre parti à prendre que de les concentrer à la nuit, de les établir dans une bonne position défensive et d'attendre. Mais la nuit arrivait lentement au gré de mes désirs. La marche du général Saint-Chamans avait été suivie d'incroyables efforts, de la part des Parisiens, pour le séparer complètement de moi. Les arbres du boulevard coupés, des barricades multipliées, les boulevards dépavés, enfin une défensive imposante, créée comme par enchantement, mettaient entre lui et moi des obstacles insurmontables. D'un autre côté, toutes les tentatives qu'il fit pour se mettre en communication avec le général Talon, occupant l'Hôtel de Ville, furent impuissantes. La rue Saint-Antoine, dépavée, barrée par un grand nombre de barricades, était défendue par le feu des maisons. Tout mouvement de troupes était donc devenu impossible dans cette direction. Cependant le général Talon avait reçu l'ordre d'attendre le général Saint-Chamans pour se retirer. De nouveaux ordres furent envoyée par des officiers déguisés, et la retraite de ces deux principales colonnes s'opéra, celle du général Saint-Chamans par le pont d'Austerlitz, les boulevards extérieurs, et celle du général Talon par l'île et le pont Neuf.

Ces deux officiers distingués ramenèrent tous leurs blessés. Toutes les troupes se trouvèrent ainsi réunies et concentrées, après un des plus rudes combats qui se soient jamais livrés. Nous avions consommé la plus grande partie de nos munitions. J'avais beaucoup d'artillerie à Vincennes. La difficulté de traverser Paris m'avait empêché d'en disposer. Je fis partir, mercredi au soir, le 2e régiment de grenadiers à cheval, dont je n'avais pas cru devoir me priver jusqu'à ce moment pour Vincennes, en le dirigeant par l'extérieur. Il était chargé d'y prendre l'artillerie et des munitions et de les escorter; mais il ne put nous rejoindre qu'après l'évacuation de Paris.

Dans ma longue carrière militaire, et au milieu d'événements de tout genre dans lesquels j'ai été acteur, je n'ai rien éprouvé de comparable aux tourments et aux anxiétés de cette journée. Mon quartier général était établi sur la place du Carrousel. Je recevais à chaque moment une multitude de rapports alarmants. À force de calme et de soins, j'étais parvenu à pourvoir à tout, et la journée s'était terminée aussi bien que possible, c'est-à-dire sans graves accidents; mais toute illusion devait cesser pour un homme raisonnable, et, à moins que les réflexions de la nuit, les pertes éprouvées, ne changeassent complètement l'esprit des Parisiens, il n'y avait plus d'espérance possible que dans une transaction très-prompte.

Les troupes, à la pointe du jour, prirent une position entièrement défensive et concentrée. Je plaçai deux bataillons suisses dans le Louvre. C'était la tête de ma ligne, et je considérais ce poste comme une forteresse imprenable. Le 3e bataillon suisse, le 3e régiment de la garde et le 6e étaient sur le Carrousel avec six pièces de canon. Le 1er et le 2e régiment de la garde occupaient la place Louis XV et le boulevard de la Madeleine avec deux pièces d'artillerie. Le 15e régiment et le 50e étaient placés dans le jardin des Tuileries, et deux pièces de canon étaient à la grille, en face de la rue de Castiglione. Le 5e et le 53e étaient sur la place Vendôme. Enfin j'établis des postes dans les maisons à l'entrée des rues aboutissantes au Carrousel et à la place qui sépare le Louvre des Tuileries.

Je plaçai une batterie dans la rue de Rohan. Elle enfilait la rue de Richelieu et empêchait tout mouvement offensif de ce côté. Je mis un détachement du 6e régiment de la garde dans les maisons de la rue de Rohan, en face de la rue de Rivoli, pour empêcher les habitants de ces maisons de fusiller les troupes qui se trouvaient dans cette dernière rue.

J'en fis autant dans les maisons de la place du Carrousel, placées en face du château des Tuileries. Une proclamation engagea les habitants à se tranquilliser. Je convoquai les maires et les adjoints, en costume et en écharpe, pour les envoyer parcourir les environs des Tuileries et parler au peuple. Mais il est pénible de n'avoir à citer que MM. Hutteaux d'Origny, maire du dixième arrondissement, Olivier, adjoint au dixième, Petit, maire du deuxième, de la Garde, adjoint au onzième: ce furent les seuls qui se rendirent à ma convocation.

Je défendis, de la manière la plus formelle, aux troupes de tirer autrement que pour se défendre contre une attaque. Je provoquai la réunion des ministres et leur déclarai que, dans l'état des choses, je n'entrevoyais d'autres ressources, pour sauver la monarchie, que de traiter et de rapporter les ordonnances. Ils me répondirent qu'ils n'en avaient pas le pouvoir. Je les déterminai alors à se rendre sur-le-champ à Saint-Cloud, et leur fournis une escorte. J'envoyai le général Girardin au roi avec un mot qui lui donnait créance, et il avait pour mission de représenter au roi l'urgence des circonstances. Enfin, MM. de Sémonville et d'Argout étant venus me trouver, je les engageai à se rendre également à Saint-Cloud, pour chercher à éclairer et à convaincre le roi.

J'attendais à chaque moment des nouvelles et des pouvoirs. Si encore à onze heures j'eusse été autorisé à promettre le retrait des ordonnances, la dynastie était sauvée.

Dans une circonstance aussi critique, il était de la plus grande importance de traiter quand on occupait encore Paris, quand le château des Tuileries, véritable chef-lieu de la capitale, était encore en notre possession; aussi étais-je décidé à tout risquer plutôt qu'à me retirer volontairement. Cependant les circonstances devenaient toujours plus pressantes. Quelques tiraillements insignifiants avaient eu lieu sur plusieurs points; mais tout à coup un parlementage s'établit sur le boulevard, et bientôt jusque sur la place Vendôme. M. Casimir Périer, dont le nom a une grande autorité, s'avança, s'adressa aux régiments qui l'occupaient. Après une courte, mais vive allocution, il les entraîna. Cette défection était le destin de cette importante journée; car, si les troupes fussent restées fidèles, ma défense pouvait encore durer vingt-quatre heures.

Informé par le général Wall de ce funeste événement, je fis sortir du jardin des Tuileries le 15e régiment et le 50e, qui auraient pu être entraînés par cet exemple, et les renvoyai aux Champs-Élysées. Je ne pouvais les faire remplacer par un bataillon du 2e régiment, déjà bien faible pour garder les débouchés de la rue Royale et contenir les forces venant du boulevard et du faubourg Saint-Honoré, tandis que les insurgés, occupant le palais Bourbon et les avenues des ponts, menaçaient les Invalides et semblaient se disposer à passer la rivière. En conséquence j'envoyai le bataillon suisse, stationné sur la place du Carrousel, à la grille de Castiglione pour la défendre, et un des deux bataillons placés au Louvre en fut retiré pour occuper le Carrousel. Tous les calculs militaires auraient été en ce moment pour l'évacuation immédiate. Il n'y avait pas un moment à perdre; mais les calculs politiques ordonnaient impérieusement de rester, et j'étais résolu d'y demeurer jusqu'à l'extrémité. Je rendis compte au roi de ce nouvel événement, et je renouvelai mes efforts pour faire cesser les hostilités de la part des Parisiens.

Un groupe nombreux s'avançait dans la rue de Richelieu, faisant un feu assez vif, et déjà était arrivé à la hauteur du passage Saint-Guillaume. Le capitaine d'artillerie, commandant la pièce de canon placée dans cette direction, me fit demander l'autorisation de tirer sur le rassemblement.

Je me rendis moi-même près de la pièce et j'examinai avec attention ce rassemblement, dont le feu redoubla à ma vue. Ayant remarqué des femmes dans le groupe, je défendis de tirer. Voulant cependant arrêter les hostilités sur ce point, je donnai l'ordre au chef de bataillon de la Rue, mon aide de camp, d'aller parlementer et d'annoncer à ces individus qu'on était en négociation, mais que s'ils avançaient davantage on tirerait sur eux. Cet officier parvint à faire cesser le feu. Les Parisiens crièrent: Vive le roi! vive la Charte! et firent le même accueil à M. Hutteaux d'Origny, l'un des maires, qui, l'ayant suivi revêtu de son écharpe, bravait avec un grand sang-froid les balles qui sifflaient et ricochaient le long des maisons.

Il était déjà une heure, tout paraissait enfin tranquille, lorsqu'une vive fusillade se fit tout à coup entendre. J'étais encore en ce moment dans la rue de Rohan. Peu après le feu cesse, un bruit confus frappe mes oreilles et j'aperçois le bataillon suisse en désordre. Il avait évacué précipitamment le Louvre, où de braves gens, comme les soldats qui le composaient, auraient pu se défendre éternellement contre des ennemis sans canons. La cause de cet événement inattendu fut d'abord un mystère pour moi; mais l'ensemble des explications qui m'ont été données depuis m'a fait connaître la manière dont les choses se sont passées. Le bataillon auquel j'avais donné l'ordre de sortir du Louvre pour occuper la place du Carrousel avait laissé en arrière une compagnie, placée à l'angle de gauche du Louvre, du côté de la rue du Coq, où se trouvaient des constructions qui favorisaient les approches. L'adjudant-major de ce bataillon, étant allé chercher cette compagnie, la retira inconsidérément, sans prévenir le colonel Salis qui l'eût fait remplacer. Les Parisiens, ayant vu le poste dégarni, pénétrèrent et se montrèrent à l'entrée des appartements, où ils tirèrent quelques coups de fusil. Les Suisses, surpris, se retirèrent précipitamment. Le colonel perdit la tête: au lieu de refouler et de faire prisonniers cette poignée d'ennemis qu'il avait devant lui, frappé de l'idée du danger d'être bloqué dans le Louvre, il en sortit en toute hâte et en désordre. Une fois dehors, il voulut essayer de résister et de combattre, mais vainement, et le désordre dégénéra bientôt en une véritable fuite. À la vue de cette retraite précipitée des Suisses et de l'arrivée des Parisiens qui les suivent; à la vue des coups de fusil partant des maisons de la place du Carrousel, les troupes placées sur le Carrousel se précipitent, infanterie, cavalerie et artillerie sous l'arc de triomphe. La plus grande confusion en est la suite. Je monte à cheval et passe le défilé un des derniers. Des hommes et des chevaux sont tués à mes côtés, et j'arrive dans la cour du château. Là je rallie soixante Suisses. Avec cette faible troupe je fais tête à ceux qui nous pressent, afin de donner à la foule le temps de s'écouler par la porte de l'Horloge. Les Parisiens pénètrent dans la cour même, et l'un d'eux tombe percé d'une balle, au moment où, arrivé à dix pas, il venait de tirer sur moi. Je les fais charger par quatre officiers qui m'accompagnaient, et ils sont chassés. Je fais fermer la grille sous les coups de fusil. Mes soixante Suisses restent maîtres du champ de bataille.

J'envoie courir après les troupes, dont la retraite a été trop prompte. Je fais revenir un bataillon déjà arrivé au Pont-Tournant. Je le place à ta tête du quinconce pour protéger la retraite et faire l'arrière-garde, et nous gagnons la place en bon ordre. J'y fais halte pendant le temps nécessaire pour assurer la retraite des troupes venant du boulevard de la Madeleine, et contenir les masses qui s'étaient rassemblées dans le faubourg Saint-Honoré, et dont la tête occupait tous les débouchés. Une fois qu'elles sont passées, nous continuons notre mouvement. Arrivés à l'avenue Marigny, nous trouvons une barricade établie, d'où partent de nombreux coups de fusil. On nous fusille aussi des jardins. Nous continuons notre mouvement lentement, tandis que j'envoie l'ordre aux troupes marchant en tête de s'arrêter à la barrière. D'un autre coté, la cavalerie aux ordres du général Saint-Chamans avait dû se porter jusqu'à la hauteur de la porte Maillot pour chasser les bandes de Neuilly, Courbevoie, etc., rassemblées sur nos derrières. Enfin la masse des troupes prend position à la barrière, et j'y arrive moi-même. J'occupe la tête du faubourg du Roule, assuré que dans cette position personne ne se présentera devant nous. En vue du château, ayant de l'artillerie dans un lieu découvert, nous étions encore menaçants. C'était quelque chose pour la négociation. Tant que nous étions en présence, nos paroles avaient du poids.

Si la cour alors eût évacué Saint-Cloud et fût venue s'établir à Saint-Denis, libres des soins de sa sûreté, nous aurions pu, une fois rejoints par l'artillerie de Vincennes, dont l'arrivée devait avoir lieu dans la journée; nous aurions pu, dis-je, aller prendre position à Montmartre et de là foudroyer la ville, ou au moins la menacer. Au lieu de cela, on en avait jugé autrement à Saint-Cloud, et je reçus en ce moment la nouvelle que le roi avait donné le commandement de son armée à M. le Dauphin. Celui-ci me prescrivait d'évacuer Paris, et de ramener les troupes à Saint-Cloud. En conséquence, après quelques moments de repos, elles continuèrent leur mouvement, et allèrent prendre les nouvelles positions qui leur étaient assignées 9.

Note 9: (retour)
LE DAUPHIN AU MARÉCHAL DUC DE RAGUSE.

«Mon cousin, le roi m'ayant donné le commandement en chef de ses troupes, je vous donne l'ordre de vous retirer sur-le-champ, avec toutes les troupes, sur Saint-Cloud. Vous y servirez sous mes ordres. Je vous charge, en même temps, de prendre les mesures nécessaires pour faire transporter à A Paris toutes les valeurs du Trésor royal, suivant l'arrêté que vient d'en prendre le ministre des finances. Vous voudrez bien prévenir immédiatement les troupes qu'elles ont passé sous mon commandement.

«De mon quartier général, à Saint-Cloud, le 29 juillet 1830.
«Louis-Antoine



Note A: (retour) Faute que nous conservons, parce qu'elle est dans l'original; car sans doute le prince a cru écrire de Paris.

En évacuant le Carrousel et les Tuileries d'une manière si brusque et si inopinée, je ne pus faire retirer de toutes les maisons les postes placés pour défendre l'entrée des petites rues. Plusieurs détachements, voyant cette retraite forcée, eurent le temps de sortir et de rejoindre leurs corps en mouvement. D'autres restèrent et se défendirent jusqu'à extinction. Enfin il y en eut un du 6e régiment, commandé par le lieutenant Ferrier, qui, resté ainsi en arrière, déboucha et traversa, toujours en combattant, les masses qui occupaient déjà le Carrousel et l'entrée de la rue de Rivoli. Il nous rejoignit aux Champs-Élysées, amenant avec lui seulement vingt-deux hommes d'un détachement de cinquante, le reste ayant péri. Cette action vigoureuse mérite de grands éloges. Je pourrais encore citer beaucoup d'autres officiers pour le courage qu'ils montrèrent dans ces deux journées difficiles.

Voilà l'exposé le plus exact des événements dans les journées des 27, 28 et 29 juillet, et des ordres qui furent donnés. Peut-être, dans leur exécution, y a-t-il eu des fautes commises et des modifications apportées par les circonstances; mais, les bouleversements politiques m'ayant empêché de recevoir des rapports détaillés, je ne puis ni les raconter ni en prendre sur moi la responsabilité. Dans une guerre de cette nature, dans de pareils combats, comme dans les guerres dont les pays coupés sont le théâtre, le chef qui, par la force des choses, perd sur-le-champ ses colonnes de vue, n'a que deux choses à faire: ordonner les dispositions générales, et parer aux grands accidents. C'est à ce double devoir que j'ai dû me borner.

Je rencontrai M. le Dauphin entre Saint-Cloud et Boulogne. Il me reçut froidement. Je lui expliquai succinctement ce qui s'était passé, il continua sa marche au-devant des troupes, et moi, je me rendis près du roi qui était en ce moment avec le prince de Polignac. Depuis quelques heures il avait perdu beaucoup de terrain; ses intérêts étaient bien compromis; eh bien, il n'était pas encore décidé à une transaction, ni à renoncer à ce ministère qui perdait la monarchie, ni à ses funestes ordonnances.

Je trouvai le roi triste, mais bon pour moi. Il me questionna. Je le pressai vivement de ne pas perdre une minute. Je lui exprimai mon vif regret de ce que la réponse aux propositions n'eût pas pu être faite, au moins de la position de l'Étoile. C'eût été encore tout autre chose, et on aurait été d'accord avant la nuit; mais au moins il fallait se hâter. À cinq heures la résolution fut prise, et cependant ce fut à sept heures du lendemain seulement que le duc de Mortemart partit pour Paris avec des pouvoirs.

Les événements, après mon arrivée à Saint-Cloud, tenant à un tout autre ordre de choses, je reviens à ce qui s'est passé à Paris. Les conséquences en ont été si grandes, si immenses, ayant changé l'état de la société, qu'elles ont dû être et devront être encore longtemps le sujet d'une controverse.

Je vais démontrer que, malgré les résultats, je ne pouvais agir autrement. Tout autre parti présentait des inconvénients plus graves en apparence, sans offrir aucun des avantages que celui-ci promettait.

J'aborderai franchement toutes les questions, et je chercherai à n'oublier aucun des arguments qui ont été faits contre la conduite tenue, ni aucune des opinions manifestées sur ce que j'aurais dû et pu faire.

Je commence par rappeler ce qui est établi plus haut et d'une manière incontestable. Je n'étais dans le secret de rien. Je n'avais été consulté sur rien. Par conséquent je n'avais rien pu préparer. Voici maintenant l'état des forces dont je pouvais disposer:

                         RÉGIMENTS DE LA GARDE.

1er régiment de la garde.                                 800
 (Ce régiment fournissait le service de Saint-Cloud.)

2e régiment de la garde.                                1,200

3e        idem.                                         1,200

6e        idem.                                           800
 (Ce régiment fournissait la garnison de Vincennes.)

7e régiment suisse.                                     1,500
                                                        -----
Infanterie de la garde.                                 5,500
 (Seule infanterie parfaitement sûre.)

                        INFANTERIE DE LA LIGNE.

5e           |
50e          | régiment.                                4,000
53e          |
15e (léger). |

Total de l'infanterie.                                  9,500

                             CAVALERIE.

Lanciers.                                                 400
Cuirassiers.                                              350
                                                          ---
Total de la cavalerie.                                    750

                            ARTILLERIE

Douze pièces de canon.

J'ajouterai que le service de Paris s'élevait à quinze cent vingt-six hommes. Tant que Paris restait tranquille, on ne pouvait pas faire rentrer les postes nécessaires au maintien du bon ordre et à la police des rues. Aussi, lorsque la révolution éclata, comme elle se montra partout à la fois, presque tous les postes furent désarmés, de manière que ce fut au moins une diminution de douze cents hommes dans les forces de la garnison.

Les libéraux ont prétendu que, revêtu d'un grand pouvoir, il fallait en user dans l'intérêt du pays, et non dans l'intérêt de ceux qui m'en avaient investi. Je devais déclarer au roi qu'il fallait céder à l'opinion publique, rapporter les ordonnances, et, pour l'y contraindre, faire arrêter les ministres et m'unir aux mécontents.

Ce projet m'a été apporté par des gens qui m'ont vivement sollicité de l'exécuter le mardi et le mercredi; mais aucune illusion n'a masqué un moment, à mes yeux, l'extravagant et l'odieux de ce projet.

Je répondis à ceux qui me parlaient ainsi: «Vous voulez que j'aille trahir un vieillard qui a mis en moi sa confiance et sa foi. Infidèle à mon mandat, je tournerais mes armes contre celui qui les a mises entre mes mains! Y pensez-vous? Je serais l'artisan immédiat et volontaire de la ruine de la monarchie. Quel nom aurais-je mérité, et quel nom recevrais-je dans l'histoire? Je serais considéré comme le sauveur de la monarchie, en prenant ce parti, dites-vous? Vous vous faites illusion. Je sais mieux qu'un autre, et par expérience, ce qu'il en coûte pour s'élever à des considérations de cette hauteur. Je sais quelle est la récompense accordée aux actions les plus généreuses, les plus désintéressées, les plus patriotiques, quand elles sont hors de la règle des devoirs positifs. Les intérêts froissés sont sans miséricorde. D'ailleurs, on n'est rien que par le droit; c'est à titre d'obéissance que je commande; si je désobéis, je n'ai plus de droit à commander. Au surplus, et vous le savez bien, mes opinions particulières sont opposées aux coups d'État. Mes principes, non plus que mes affections, ne me commandent pas en ce moment un dévouement aveugle. Ainsi il n'y a aucun entraînement dans ma conduite, mais le sentiment d'un devoir pénible, cruel, auquel je dois tout sacrifier. Ces raisons sont de nature à vous fermer la bouche, à vous faire voir en moi une résolution inébranlable; mais cette pensée criminelle, si elle pouvait me séduire un moment, ne produirait pas l'effet que vous en attendez. Serais-je obéi, le croyez-vous? Non, tout serait désorganisé, chacun irait de son côté. Le roi serait livré sans défense, et je n'aurais aucun moyen d'arrêter un mouvement qui emporterait tout. La ruine complète, qui serait le résultat infaillible de cette conduite, serait donc attribuée à moi seul et avec raison. Au lieu d'être un dictateur, comme vous le prétendez, je serais un malheureux sans action, sans pouvoir, et couvert de mépris, même aux yeux de ceux dont j'aurais servi les intérêts. Je serais, dites-vous, porté en triomphe. Dieu me préserve d'un éclat ainsi justifié, et d'un triomphe au prix de la malédiction et du mépris de la postérité!»

Aujourd'hui que toutes les circonstances ont tourné contre moi, ma conviction est encore plus vive, s'il est possible. Après avoir répondu à cette étrange accusation de n'avoir pas parlé en maître, en imposant ma propre volonté au roi, j'attaque la question des dispositions militaires.

Le mardi, on ne peut élever de doute sur ce qu'il y avait à faire, puisque tout rentra dans l'ordre, et, pour ainsi dire, sans effusion de sang.

Le mercredi matin, c'était tout autre chose. Une grande insurrection se manifestait. Des actes hostiles à la royauté étaient commis. Les cris factieux proférés donnaient aux événements un caractère qui prescrivait de grandes mesures.

Trois partis étaient à prendre dans ces circonstances difficiles: ou employer la force pour comprimer l'insurrection;--ou prendre position et négocier;--ou évacuer Paris, et traîner la guerre en longueur.

Ne pas attaquer une insurrection au moment où elle éclate, c'est en assurer le succès. Le retard dans l'emploi des moyens de répression, quand on n'a aucun secours important à recevoir immédiatement, double la confiance des révoltés, et, par conséquent, leurs moyens de résistance, et, en même temps, les mêmes retards agissent en sens inverse sur l'esprit des troupes. Si les troupes, après avoir pris une position défensive, fussent restées l'arme au bras pendant la journée, et témoins tranquilles des outrages faits aux insignes de la royauté, elles eussent été, dés le lendemain, moins disposées à agir. On n'aurait pas manqué d'employer la séduction envers elles, et, au bout de trois jours, leur fidélité et leur dévouement auraient été plus qu'ébranlés.

Dans des événements de cette nature, des troupes bien disciplinées sont redoutables le premier jour; le second, elles sont moins bonnes, et après leur valeur diminue à chaque moment. Si ensuite des fatigues, des privations et des intrigues surviennent, elles vous abandonnent. Il est donc dans la nature des choses et dans tous les calculs de la raison de les faire agir le plus tôt possible, afin de s'en servir quand elles sont au moment de toute leur valeur. Enfin, si j'avais ajourné l'action, on n'aurait pas manqué de dire, et avec une grande apparence de vérité, que ma lenteur, mon incertitude et ma faiblesse avaient fait triompher la révolte, en lui donnant une confiance funeste et le temps de s'organiser. Cette accusation m'aurait paru fort juste à moi; car, il n'y a pas longtemps, lisant l'histoire de Lacretelle et discutant avec quelques amis les événements du 14 juillet 1789, j'accusais M. de Besenval de s'être retiré, le 11 juillet, dans les Champs-Élysées avec des troupes fidèles, au lieu de les employer à attaquer et à combattre.

Entreprendre de négocier: on a déjà vu qu'à Saint-Cloud on ne le voulait pas. Attendre: je n'aurais pas manqué de le faire si le roi avait été aux Tuileries.

Alors on aurait pu supposer et croire que les insurgés, se portant sur le château, viendraient en masse pour l'attaquer.

Dans ce cas, il eût été sage de les attendre pendant quelques heures dans une position forte et concentrée, et, comme au 13 vendémiaire, après les avoir reçus par un bon feu, de les poursuivre. Mais il n'y avait pas de chances pour qu'il en fût ainsi. Le roi dehors, il n'y avait nul but d'attaque pour les Parisiens. Leur objet était rempli, quand la ville entière, sauf le quartier occupé par les troupes, avait renoncé à l'obéissance envers le gouvernement, et que les nouvelles couleurs étaient partout arborées.

On a dit qu'il ne fallait pas opérer par les petites rues. Les boulevards, les places et les quais sont les champs de bataille les plus favorables; les troupes ne peuvent pas en choisir de meilleur dans cette ville. L'occupation des places est la première condition pour être maître d'une ville; et, comme presque toutes les communications y aboutissent, elle est indispensable.

Il fallait, a-t-on dit aussi, dès le mardi, juger l'importance de l'insurrection, attaquer ce jour-là, et, n'ayant pu réussir à tout soumettre, évacuer Paris le lendemain, prendre ensuite position à Montmartre, canonner la ville, la brûler, etc.

Les désordres du mardi ont été peu de chose. Il eût été absurde et atroce de tirer le canon dans les rues: on doit proportionner les moyens à l'objet et au but. Tout a été pacifié en quatre heures, et, pour ainsi dire, sans répandre de sang. Le but était donc rempli et l'emploi de la force superflu. Évacuer Paris le mercredi à la vue de l'insurrection eût été une opération impossible à justifier: c'était donner gain de cause à la révolution; c'était faciliter l'organisation de tous ses moyens et les rendre compactes. Le drapeau tricolore une fois placé sur les Tuileries, la révolte en possession du château, de la trésorerie, des ministères, etc., la révolution était faite. Les troupes, retirées hors des barrières par ordre, se seraient crues trahies et auraient été peu disposées à combattre plus tard. D'ailleurs, j'avais été envoyé à Paris pour y maintenir l'ordre, pour le rétablir s'il était troublé, et non pour évacuer cette ville. Le roi était à deux lieues, et, s'il l'avait cru nécessaire, il me l'aurait fait connaître.

Occuper Montmartre le mercredi par de l'artillerie et canonner Paris n'était ni praticable ni raisonnable. D'abord je n'avais pas eu le temps de faire venir l'artillerie de Vincennes; elle ne pouvait arriver sans escorte, et, le mercredi au soir seulement, j'ai pu disposer d'un régiment pour cet objet. Ensuite, l'artillerie eût-elle été sous ma main, je n'aurais pas pu, avec aussi peu de forces, occuper à la fois Montmartre, le château et ses avenues, avoir des réserves aux Champs-Élysées, assurer une communication avec Saint-Cloud et agir immédiatement sur les insurgés. La tentative de les disperser et de les soumettre en les attaquant corps à corps devait d'ailleurs toujours précéder un parti aussi violent. Je ne pouvais pas raisonnablement commencer les hostilités en m'en prenant tout d'abord à la ville en masse, et il était indispensablement nécessaire d'avoir acquis auparavant la certitude que la ville entière était ennemie. Le jeudi, après avoir évacué, c'eût été différent, et ma station à la barrière où j'avais pris position, où je voulais rester, était le commencement de cette opération; mais, comme mes troupes étaient extrêmement réduites par les pertes éprouvées et par l'abandon des régiments de ligne, il aurait fallu, pour pouvoir occuper Montmartre, que la cour évacuât Saint-Cloud et vînt s'établir à Saint-Denis. Alors l'artillerie étant arrivée, et elle nous rejoignit vers les quatre heures du soir, on eût pu prendre cette altitude menaçante. Mais, arrivé à la barrière, je reçus tout à la fois l'avis officiel que M. le dauphin avait le commandement général, et l'ordre de celui-ci de me rendre à Saint-Cloud avec les troupes. Il ne me restait plus qu'à obéir; et, si ce mouvement rétrograde peut être l'objet de la critique, elle ne doit pas tomber sur moi.

Éviter de combattre dès le commencement, pour ensuite traîner la guerre en longueur, n'était pas faisable davantage. Certaines gens, dont le rêve était depuis longtemps la guerre civile, n'ont jamais voulu comprendre qu'ils n'en avaient pas les éléments. Je ne conçois la guerre civile, je ne la crois possible qu'avec des passions personnelles des deux côtés. Le soldat doit être dans la cause tout aussi bien que le chef suprême, et souvent plus que lui.

Aussi les guerres civiles les plus habituelles ont-elles été causées par la religion. Des troupes recrutées dans la masse du peuple, d'après un système régulier, et dont les individus ont été désignés par le sort, ne peuvent avoir aucune propension à se battre contre la population même qui les a fournies. On peut obtenir par l'empire de la discipline, par l'esprit de corps, par les sentiments d'honneur, par de bons traitements et des récompenses, etc., on peut, dis-je, arriver, par tous ces moyens réunis, à pouvoir se servir des troupes contre les citoyens; mais cette action doit être de courte durée. La réflexion relâchera promptement les ressorts tendus avec peine, et en peu de jours il ne restera plus rien des sentiments qu'on avait cru établis d'une manière durable. Ainsi donc, quand les circonstances politiques exigent l'emploi de ces moyens, on doit différer le moins possible à en faire usage, et tout retard doit être funeste à celui qui les emploie. Une action semblable doit être de la plus courte durée. Si un choc immédiat ne couronne pas les efforts, il faut renoncer à en obtenir du temps; car, au milieu de ces crises, les sensations se multiplient dans le coeur humain. Je vais chercher à en dévoiler le mystère.

Chaque homme a une dose déterminée de force morale, qu'il dépense plus ou moins vite, suivant la nature des événements. Quand des troupes, dans une guerre ordinaire, ont éprouvé de grandes pertes, de grandes fatigues, de grandes privations, elles se battent beaucoup moins bien que lorsqu'elles n'ont pas souffert. Cependant le devoir est toujours simple; il ne peut y avoir de discussions sur la conduite à tenir. Les gens braves se soutiennent, mais c'est toujours le petit nombre; les autres sont abattus, et ils conviennent tacitement par leur découragement de l'effet produit sur eux, quoiqu'il n'ait rien d'honorable. Mais, quand il s'agit d'une guerre de la nature de celle-ci, où aucune passion n'entraîne, quand c'est contre des Français, contre des compatriotes, des parents qu'on est appelé à combattre, c'est tout autre chose. La peur, la fatigue, agissent de même, mais leur effet est masqué par des sentiments honorables. Tel homme qui, la veille, n'avait pas hésité à répandre du sang français en a tout à coup l'esprit frappé et y répugne. Ces sentiments sont bons en eux-mêmes; je suis loin de vouloir les condamner; mais, très-probablement, il se passe au fond du coeur quelque chose de honteux. Quand les mots d'humanité, de concitoyens viennent à être prononcés dans ces circonstances, quelle puissance ils apportent avec eux! quelle éloquence les accompagne!

Dans la guerre ordinaire, l'éloignement de ses devoirs dégrade et avilit; ici on se fait illusion sur le véritable motif qui nous dirige; on se trompe soi-même en s'abandonnant à une action réprouvée par un devoir positif, et dont cependant une espèce d'ovation est la récompense. Certes on rougirait si on se rendait bien compte de ses véritables impressions, et au contraire on prétend s'honorer.

Je crois avoir démontré, 1º que, le 27, il n'y avait pas d'autre conduite à tenir que celle qui fut suivie, c'est-à-dire pacifier sans combattre, puisque la force n'a pas été nécessaire; 2º qu'on ne pouvait pas laisser, le 28, les troupes en présence de la révolte, sous peine de les voir se pervertir, et la révolte se constituer et s'organiser; 3º qu'on ne pouvait pas évacuer Paris, car c'était renoncer à tout, et qu'il fallait agir tout en reconnaissant l'empire des circonstances et les immenses difficultés à surmonter. On pouvait supposer, et c'était mon opinion, que vingt à trente mille mécontents prendraient les armes, se présenteraient aux troupes sur le boulevard et sur les places. Les troupes, marchant avec des moyens organisés, devaient, si l'on commettait contre elles des hostilités, tout renverser, tout pulvériser. C'était la foudre qui sillonnait dans les principales directions, et alors chacun rentrait chez lui pour y chercher un asile. Une crainte salutaire rétablissait la tranquillité et tout était fini; mais, du moment où les groupes se sont dispersés sans combattre et où les hostilités sont parties des maisons, du moment où il est devenu évident que la population entière prenait part à l'action, la question était résolue et les armes n'avaient plus rien à faire.

Mais les troupes, une fois arrivées, ne pouvaient plus rétrograder avant la nuit et suspendre leur feu, qu'au moment où les Parisiens auraient cessé le leur. De là il est résulté un long combat.

Les troupes étaient insuffisantes pour remplir la tâche immense qu'on leur avait préparée, et cependant elles ont pu exécuter tout ce que je leur avais prescrit. Malgré le changement survenu dans les circonstances, aucun danger ne les a arrêtées, et elles ont répondu à tout ce qu'on pouvait attendre de braves et valeureux soldats. Il fallait, pour rendre possible le succès de l'opération, n'avoir devant soi, comme je l'ai dit plus haut, qu'une partie de la population de Paris et non la population presque entière. On pouvait, et on devait le croire, je l'ai cru et en cela je me suis trompé, mais il en était encore bien autrement: c'était pour ainsi dire à toute la France qu'on avait affaire. Partout et simultanément dans toutes les villes, la révolte éclata. Versailles, Saint-Germain même, si près de Saint-Cloud, fermèrent leurs portes aussitôt après la sortie des troupes qui les occupaient et commirent des hostilités. L'insurrection, comme un incendie, gagna les campagnes autour de Paris, et en un moment les troupes ne possédaient plus que le terrain sur lequel elles étaient campées.

Si l'on eût eu la certitude des dispositions hostiles de la population entière et de sa résolution de combattre dans ses maisons, il fallait sans doute ne pas attaquer et s'empresser de négocier; mais d'abord comment le reconnaître avant d'avoir eu un engagement sérieux, et ensuite, quand, après un combat aussi chaud, au moment où cette vérité était bien démontrée, je n'ai pas pu l'obtenir, aurais-je pu avoir cette autorisation avant le combat et quand on pouvait encore élever des doutes sur le nombre des combattants à soumettre? Je le répète, de deux choses l'une: ou l'on réussissait, et on ne pouvait pas espérer de mettre plus de chance en sa faveur, puisque c'était l'instant où les troupes étaient le plus ardentes et les moyens de leur résister le plus incomplets; ou l'on ne réussirait pas, et il fallait négocier sans perdre un moment, car on tombait nécessairement dans une défensive impossible à faire durer longtemps, plus difficile encore à convertir en siége, à cause de l'exiguïté et de la faiblesse extrême de nos moyens et des effets de l'opinion. Il fallait négocier franchement le mercredi soir, et tout était sauvé.

D'après ce qui précède, ma règle de conduite pour le jeudi, 29, fut et devait être de prendre une bonne position concentrée, de ne point commettre d'hostilités inutiles, de conserver le Louvre, le château et les postes qui en sont les conséquences, et d'attendre les ordres du roi, si souvent demandés. Malgré les souffrances des troupes, malgré les pertes de la veille, j'aurais, j'en ai la certitude, gardé pendant vingt-quatre heures encore la position prise si les troupes de ligne fussent restées fidèles. Mes proclamations et les paroles de paix des magistrats et des officiers envoyés auprès du peuple commençaient à produire un effet utile. Enfin j'étais autorisé à avoir quelque sécurité pour le moment, quand les 5e et 53e régiments, stationnés sur la place Vendôme, nous abandonnèrent et fraternisèrent avec les Parisiens.

La fatigue et la lassitude des troupes les avaient mal disposées, mais la voix de celui qui leur parla fit plus encore. M. Casimir Périer avait de l'autorité, de la puissance dans l'opinion. L'effet de ses paroles fut sans remède. Toutes les raisons militaires m'ordonnaient de quitter et d'évacuer; mais je ne pouvais pas supposer qu'un ordre de traiter n'arrivât pas enfin, tant était évident l'avantage de traiter encore en possession du château, et non hors de Paris. Aussi sacrifiai-je tout à cette pensée. L'événement a prouvé que le sacrifice devait être inutile dans tous les cas. Notre défense, se fût-elle prolongée, n'eût servi à rien, puisque je rencontrai à l'Étoile l'officier envoyé pour m'apporter l'ordre d'évacuer Paris et de venir prendre position à Saint-Cloud. Ainsi donc, si nous n'avions pas été forcés de quitter par les circonstances de la guerre, nous l'aurions fait une demi-heure plus tard, par suite des ordres de M. le Dauphin, et, sauf les inconvénients d'une retraite forcée, c'eut été la même chose pour les intérêts généraux. Ainsi, à Saint-Cloud, personne ne devait comprendre l'état de la question, et le seul remède possible alors à tous nos maux.

Les souffrances des troupes avaient été extrêmes, et effectivement il est difficile de s'en faire une juste idée. Le jeudi, elles étaient depuis trente heures sous les armes, elles avaient eu à soutenir les combats les plus opiniâtres et les plus sanglants. Une chaleur épouvantable les avait exténuées. Le manque de subsistances avait complété leurs souffrances, et je ne sais ce qui leur serait arrivé sans quelques secours en vivres envoyés par l'hôtel des Invalides.

Je vais expliquer la cause de cette disette, et l'on verra s'il avait été en mon pouvoir de l'empêcher.

Avec de l'activité et des ressources dans l'esprit, on fait beaucoup en peu de temps; mais, comme le temps est un des éléments de tout, quand il manque absolument, on ne peut rien.

On se le rappelle, c'est seulement le mardi, dans l'après-midi, que j'ai pris le commandement. Les troupes étaient à jour pour les vivres, et il n'y avait aucune réserve ni à l'École-Militaire ni à la manutention. Les circonstances du mercredi matin empêchèrent de distribuer les vivres fabriqués pendant la nuit. La manutention, quoique gardée, fut forcée pendant la journée, et, ne l'eut-elle pas été, on n'aurait pu aller y chercher des vivres sans livrer un combat. D'ailleurs, comment aurait-on pu les transporter? Nous étions sans aucun moyen de transport. L'on ne pouvait, dans une semblable circonstance et à une pareille distance, envoyer des hommes de corvée. Il en était de même pour la viande.

Depuis plusieurs années, toutes nos institutions avaient perdu leur caractère militaire. Sous le prétexte d'économie de combustibles, on avait supprimé les marmites d'escouades portatives, pour les remplacer par des marmites de compagnie, maçonnées dans les casernes. Ainsi c'est dans les casernes seules que les troupes pouvaient manger la soupe. Dans la circonstance, les casernes étaient ou trop éloignées ou enlevées, et il fut impossible d'avoir recours aux ressources qu'elles présentaient. Enfin, pour le fourrage, on avait imaginé, je ne sais par quel caprice, d'établir le magasin de Bercy au-dessus de Paris, au lieu de le mettre au-dessous, du côté de Grenelle, lieu de la plus grande consommation et du rassemblement présumé des troupes. Il en résulta que les fourrages, devant traverser tout Paris ou faire un long détour, on manqua de nourriture pour les chevaux au moment même où, des divers points, la cavalerie de la garde se réunissait aux Champs-Elysées. D'un autre côté, les villages de la banlieue étaient insurgés et se refusaient à toute espèce de fournitures. La force seule aurait pu les y contraindre. Ainsi, dans ce moment si pressant, les troupes, hommes et chevaux, furent privées de toutes ressources en vivres. Pour compléter le tableau des difficultés sans nombre, accumulées dans ces misérables circonstances, je dirai un mot de l'espèce de désorganisation introduite comme à plaisir dans les troupes.

On connaît l'influence qu'exerce sur de bons résultats dans l'action des troupes une organisation fixe et l'autorité des mêmes chefs. Eh bien! d'abord les quatre lieutenants généraux commandant les quatre divisions de la garde étaient absents à la fois. M. de Bourmont, en entrant au ministère, n'avait pas voulu renoncer à sa division. Il l'avait encore conservée quand il avait eu le commandement de l'armée d'Afrique, et cette division, alors de service, était sans chef.

Le général Ricard, commandant la première division d'infanterie, était également absent. Dix jours avant il avait obtenu un congé pour aller aux eaux. Le lieutenant général Foissac-Latour, commandant la division de cavalerie légère, avait été envoyé en mission en Normandie à l'occasion des incendies, et avec deux régiments de la garde (4e d'infanterie et 1er de grenadiers à cheval), en outre du 5e régiment, en garnison à Rouen et dont il disposait. Enfin le général Bordesoulle, commandant la grosse cavalerie, faisait son service de menin auprès de M. le Dauphin.

Les divisions de la garde étaient donc commandées par des maréchaux de camp, dont plusieurs, fort médiocres, avaient peu d'autorité sur l'esprit des troupes. Le lieutenant général Coutard, commandant depuis dix ans la garnison de Paris, était aux eaux. Pendant son absence, son autorité avait été confiée à un vieil émigré, très-brave homme, mais assez peu capable. Pour mettre le comble à tant d'ineptie, tous les officiers de la garde qui étaient électeurs, et ils étaient en grand nombre, avaient reçu des congés pour se rendre aux élections; et, mieux que cela encore, ils avaient l'autorisation, pour éviter les frais de voyage, d'attendre chez eux les congés de semestre. Ainsi plus de la moitié des officiers supérieurs étaient absents. Dans beaucoup de compagnies, il n'y avait qu'un seul officier. Malgré cela, la garde a fait son devoir; mais on comprend que les moyens d'action, si nécessaires dans des circonstances aussi difficiles pour lui conserver son esprit, étaient bien diminues. C'est avec de tels instruments et cette imprévoyance que M. de Polignac a osé tenter le coup le plus hardi, le plus audacieux, un coup d'État dont le succès aurait été même douteux après de puissants préparatifs.

Tel est le récit fidèle des événements pendant les trois jours de Juillet. Tel est le tableau des souffrances inouïes auxquelles les troupes ont été en proie. La garde s'est montrée digne de sa réputation par son courage. Elle eût tout comprimé si elle n'eût eu affairé qu'à une révolte partielle; mais elle avait l'universalité des citoyens à combattre, et l'opinion l'a vaincue, beaucoup plus encore que le courage de ses ennemis.

Une transaction, quand le véritable état des choses, à défaut des moyens qu'on n'avait pas songé à préparer pour soutenir une pareille lutte, a été connu, pouvait seule sauver la dynastie. Elle n'a été ni acceptée ni proposée à temps, et tout a été perdu.

Je ne sais si je m'abuse; mais je crois n'avoir rien négligé pour présenter la critique des opérations avec toute la force dont elle est susceptible, et je crois y avoir répondu d'une manière victorieuse. Il m'est donc permis de conclure que j'ai fait tout ce que le dévouement et les calculs de la raison commandaient, au moment même où il le fallait, et de manière à mettre quelques chances en notre faveur; et, s'il demeure constaté que le seul remède à tant de maux n'était pas en ma puissance, les résultats malheureux ne peuvent pas m'être attribués; il faut d'abord s'en prendre à d'autres, et ensuite à la fatalité.

Après l'arrivée des troupes à Saint-Cloud, M. le Dauphin les répartit depuis Sèvres jusqu'à Puteaux. Il ne fit pas occuper Neuilly ni couper le pont que les habitants avaient barricadé.

Je fus voir les troupes de la garde le lendemain pour leur donner de la confiance. Leur attitude n'était pas trop mauvaise pour la circonstance. Je pourvus, autant que possible, à leurs besoins en vivres; mais une chose me contraria beaucoup. Déjà la solde se trouvait en arrière, et une gratification, ordonnée par le roi, n'avait été payée qu'en partie.

Dans la journée, quelques désertions eurent lieu. Vingt grenadiers du 1er régiment sur quarante, d'un poste en avant du pont de Boulogne, laissèrent leurs armes aux faisceaux, et partirent pour Paris.

Ce commencement était de nature à inquiéter. Le bruit courait que presque tous les soldats du 3e régiment en feraient autant pendant la nuit suivante. Je m'occupai particulièrement de ce régiment, et je rentrai à Saint-Cloud, assez content de l'effet que je croyais avoir produit.

J'eus en ce moment une conversation avec M. le Dauphin. Il blâma le roi d'avoir promis de retirer les ordonnances et de faire un nouveau ministère.

«Mais quels sont vos moyens dans cette hypothèse? dis-je à M. le Dauphin.

--N'importe, me répondit-il, il vaut mieux périr que de reculer!

--Mais périr, c'est la fin de tout; c'est quand on ne peut pas faire autre chose, et il y a des ressources, si on veut en faire usage.

--Les électeurs ont fait une impertinence au roi, en renvoyant les députés qui avaient voté l'adresse.

--Peut-être n'est-ce ni poli ni aimable pour le roi; mais, quand on est occupé de la défense de ses droits, on n'en est pas aux politesses, et le pays s'est défendu dans cette circonstance avec les armes que la Charte lui a données.

--Enfin le roi est le maître, dit-il; mais je suis loin d'approuver ce qu'il a fait.»--Et là-dessus il me congédia.

Ce court exposé ne justifie-t-il pas la réputation de sa faible intelligence? On connaîtra bientôt sa justice et sa bonté.

Le reste du jour fut employé à des soins d'administration. Vers le soir, je vis le roi. Je l'engageai à partir sans retard, avec tout ce qu'il y avait de troupes réunies, pour s'éloigner de Paris, dont l'atmosphère lui serait funeste, et à se rendre, sans s'arrêter, sur la Loire, à Blois, par exemple. Il me parla de Tours, que je trouvai également favorable; mais il me dit: «Il faut attendre les effets du voyage de Mortemart.»

Je lui répondis que son silence depuis le matin devait faire concevoir peu d'espoir de sa démarche. En s'éloignant promptement, on conserverait les troupes. En rapportant officiellement les ordonnances, et convoquant les Chambres sans retard dans un lieu quelconque, en appelant le corps diplomatique près de lui, son gouvernement prendrait de l'aplomb, de la dignité, et frapperait d'illégalité tout ce qui se ferait à Paris. Notre conversation en resta là.--Je me retirai.

Il était six heures lorsque, entouré de plusieurs personnes du service du roi, MM. le duc de Maillé, comte de Pradel, etc., etc., on introduisit près de moi le général Tromelin, arrivant à pied de Paris, et me prévenant qu'une attaque sur Saint-Cloud se préparait au moment de son départ, et que, sur la route, il s'était croisé avec un certain nombre de soldats de la garde rentrant à Paris sans armes.

Ces bruits, et surtout la désertion, étant de nature à causer les plus grandes inquiétudes pour la sûreté du roi, je me décidai, pour remédier au silence que M. le Dauphin avait gardé, à mon grand regret, vis-à-vis de la troupe, à adresser un ordre du jour à la garde, sur laquelle se bornait alors mon commandement. J'y faisais sentir aux troupes qu'approchant du terme de leurs souffrances ce n'était pas le moment de renoncer, en quittant leurs drapeaux, aux récompenses méritées. J'y annonçais enfin que le duc de Mortemart, nommé premier ministre, s'était rendu à Paris pour tout finir. Cet ordre du jour ne renfermait pas autre chose.

J'avais d'abord eu la pensée d'aller le soumettre à M. le Dauphin; mais, pour ne pas perdre une minute et afin que cet ordre fût lu dans les bivacs avant l'appel du soir, je descendis à l'état-major et je le dictai aux officiers présents, les capitaines Puibusque et de Berteux 10.

Note 10: (retour)
ORDRE DU JOUR.

«Soldats! vous venez, dans ces jours de combats, de donner des preuves de courage et de dévouement. Le roi est content de vous. Des récompenses vont être accordées.--Les ordonnances sont rapportées.--M. le duc de Mortemart, nommé premier ministre, va assurer la pacification.--C'est le moment de serrer vos rangs autour du trône que vous avez si vaillamment défendu, et de rester près de vos drapeaux.

«Le maréchal major général de la garde,

«Duc de Raguse.

«Saint-Cloud, 29 juillet 1830.»

Si l'on se rappelle le récit des événements passés depuis trois jours, et si on lit attentivement ce qui suit, on verra s'il n'a pas été dans ma destinée de connaître l'excès des misères humaines. M'étant rendu chez le roi, vers neuf heures, pour prendre ses ordres pour le lendemain, je lui rendis compte de ce que je venais de faire. Il me dit: «Vous avez tort; il ne faut jamais parler politique aux troupes.

--Cela est vrai, répondis-je, quand tout est en ordre; mais, quand tout se découd, il faut bien chercher à maintenir. La politique est forcément dans l'esprit des soldats. Ce ne sont pas des automates; il faut parler à leur intelligence, à leur honneur, à leurs intérêts.

--L'avez-vous dit à mon fils?

--Non, Sire; le temps pressait; je ne me suis adressé qu'à la garde, et je me réservais d'en donner connaissance à monseigneur en venant à l'ordre chez Votre Majesté.

Vous avez eu tort! Courez chez lui pour le lui apprendre.»

Je quittai le roi, et je fus chez M. le Dauphin.

M. le Dauphin était entré chez le roi au moment où j'en sortais, mais par une autre porte. Je ne le rencontrai donc pas, mais je ne l'attendis pas long-temps. Deux minutes à peine étaient écoulées, et il arriva avec un air égaré. En passant devant moi, il me dit avec un air furieux: «Entrez!»

À peine dans son salon, il me prend à la gorge en s'écriant:

«Traître! misérable traître! vous vous avisez de faire un ordre du jour sans ma permission!»

À cette attaque subite, je le saisis par les épaules et le repousse loin de moi; lui, redoublant ses cris et recommençant ses insultes:

«Rendez-moi votre épée!

--On peut me l'arracher, mais je ne la rendrai jamais!»

Il se jette sur moi, la tire; il semble vouloir m'en frapper, et s'écrie:

«Gardes du corps, à moi! Saisissez ce traître; emmenez-le!»

Dire la sensation que j'éprouvai dans cet horrible moment est chose impossible. Un sentiment d'horreur, d'indignation, de mépris, me domina.... Mais je m'arrête; car j'aurai cessé d'exister quand ces Mémoires paraîtront. Le récit des faits sera, pour la postérité, ma seule vengeance.

Je fus enveloppé par six gardes du corps et conduit ainsi dans mon logement. Les six gardes du corps restèrent dans ma chambre, où je fus retenu prisonnier.

Je cherchais la cause d'une semblable folie. Une susceptibilité exagérée, surexcitée par les malheurs du moment, et la faiblesse naturelle de ses organes, sont les motifs auxquels il faut s'arrêter pour chasser le soupçon d'un calcul odieux par lequel il m'eût signalé à l'opinion publique comme la cause véritable de la catastrophe. Cette idée me vint cependant à l'esprit, et je crus fermement à ma fin prochaine; mais, je puis le dire avec orgueil, je n'en fus pas agité, tant les autres sentiments dont j'étais animé avaient envahi toutes mes facultés.

Une demi-heure s'écoula dans cet état de choses. M. de Luxembourg, capitaine des gardes de service, arriva, accompagné de tous les officiers supérieurs des gardes du corps, me rapportant mon épée et m'annonçant que le roi me demandait. Je me rendis chez lui sur-le-champ.

Le roi me dit: «Vous avez mal fait de publier un ordre du jour sans le soumettre à mon fils; mais je conviens qu'il a été trop vif. Allez chez lui. Convenez de votre tort; il reconnaîtra le sien.

--Trop vif, Sire! Est-ce ainsi que l'on traite un homme d'honneur? Voir M. le Dauphin? Jamais! Un mur d'airain est désormais entre lui et moi. Voilà donc le prix de tant de sacrifices, la récompense de tant de dévouement! Sire, mes sentiments pour vous ne sont pas équivoques; mais votre fils me fait horreur!

--Allons, mon cher maréchal, calmez-vous; n'ajoutez pas à tous nos malheurs celui de vous séparer de nous,» me dit le roi avec une douceur admirable, moi lui répondant avec l'indignation du dévouement outragé et du désespoir. Alors, m'attirant par les deux mains, m'entourant de ses bras, il me conduisit jusqu'au seuil de son cabinet, dont la porte avait été laissée ouverte, sans doute avec intention, pour que tous les officiers de service chez le roi fussent témoins de la réparation. Il chargea le duc de Guiche de me conduire près du Dauphin.

Une fois seul avec le duc de Guiche, ma fureur me reprit, et j'ajoutai avec une énergie dont je ne pourrais jamais donner la mesure: «Fasse le ciel que la France ne tombe jamais dans les mains d'un pareil homme!» Après un quart d'heure de débats et dans la triste circonstance où nous étions, je vis bien la nécessité de me résoudre à obéir. J'allai chez M. le Dauphin. Je lui dis avec hauteur et de la manière la plus solennelle: «Monseigneur, c'est par l'ordre exprès au roi que je viens près de vous et que je reconnais avoir eu tort en publiant un ordre du jour sans votre assentiment.»

Il attendit un moment, et me répondit: «Puisque vous reconnaissez votre tort, je conviens que j'ai été un peu vif.» Je ne répondis rien, et il ajouta: «Au surplus, j'en ai été puni, car je me suis blessé avec votre épée.» Et il me montra la coupure qu'il s'était faite à la main. Je lui repartis vivement: «Elle n'avait pas été destinée à faire couler votre sang, mais à le défendre.

--Allons, me dit-il, n'y pensons plus et embrassons-nous.» Il m'embrassa avec difficulté, car assurément je ne pliai pas les reins pour me rapprocher de sa taille. Il me prit la main, que je ne serrai pas. Je fis une profonde révérence sans le regarder, et je m'en fus chez moi.

Tous les habitants du château vinrent dans mon appartement pour m'exprimer la part que chacun prenait à cet événement et l'indignation éprouvée par tout le monde. M. le baron de Damas, homme droit et loyal, me toucha vivement par ses expressions. On vint me demander mes ordres; je déclarai ne plus commander, ne voulant avoir aucun rapport quelconque avec M. le Dauphin, mais ajoutant que je n'abandonnerais pas le roi, tant que durerait cette crise. Cet horrible événement a eu peut-être sur la destinée du roi et de sa famille une grande influence. Il m'a rendu étranger à tout ce qui se passa le lendemain, et dont les effets ne sauraient être calculés.

Le roi se décidant à partir à trois heures du matin pour Trianon, il exigea que je prisse le commandement des quatre compagnies des gardes du corps. M. le Dauphin resta avec les troupes; mais, au lieu de suivre le roi à une heure d'intervalle, il eut la fantaisie de prolonger son séjour jusqu'à onze heures. C'était une mesure impolitique et peu militaire. Provoquer une espèce d'action au moment où il fallait éviter jusqu'à la plus légère apparence d'un combat, c'était donner un prétexte à la désorganisation, au désordre, et en quelque sorte vouloir les faire naître.

J'ai déjà parlé de l'opinion dans les troupes au milieu des crises de la guerre, il serait superflu d'y revenir. Seulement je dirai que les trente-six heures écoulées depuis l'évacuation de Paris avaient donné le temps aux esprits de fermenter, aux influences d'agir, aux exemples de séduire. Aussi fallait-il, à tout pris, éviter l'apparence d'un combat qui pouvait tout compromettre et tout détruire. Il fallait se retirer à petites journées en pourvoyant à tous les besoins des troupes, et, une fois arrivé assez loin pour être hors de l'influence de Paris, s'occuper à changer leur esprit et à retremper leur moral; mais la pensée de cette nécessité ne vint pas à M. le Dauphin. Si je fusse resté près de lui, peut-être la lui aurais-je fait sentir, et, alors à quatre heures du matin, nous aurions commencé notre mouvement. Au lieu de cela il voulut se retirer en se battant, ce qui est toujours, même à la guerre, un pis aller, et il eut le triste sort de se faire battre par les seuls habitants de Sèvres.

Effectivement, quelques hommes armés de ce village, de Meudon et de Boulogne, se présentèrent et tirèrent quelques coups de fusil. Un bataillon du 3e régiment de la garde fut envoyé contre eux et refusa de faire feu. Six compagnies du Ier régiment suisse, ayant reçu le même ordre, mirent bas les armes. Deux pièces de canon, chargées de tirer sur eux, passèrent le pont et se dirigèrent sur Paris.

Tel fut le résultat de ce séjour intempestif à Saint-Cloud, M. le Dauphin mit en mouvement ses troupes et se dirigea sur Versailles. Dans cette échauffourée, le duc d'Esclignac, excellent officier, reçut une blessure qui entraîna la perte d'une jambe. Versailles, dont la basse population a toujours eu de mauvais sentiments pour la famille royale, était occupée par le général Bordesoulle, avec trois régiments de sa division, savoir, les deux régiments de cuirassiers et le 2e de grenadiers à cheval, le 1er étant en route pour revenir de la Basse-Normandie. Les troupes avaient été travaillées par la population d'une manière fâcheuse, et, au lieu de les enlever le plus promptement possible à cette funeste influence, on les y avait soumises en y prolongeant leur séjour.

Le roi quitta cette ville, et, sans s'arrêter, gagna Rambouillet. Il y arriva après minuit avec ses gardes du corps. M. le Dauphin resta à Trappes, où les troupes n'eurent ni vivres ni secours. Le lendemain, dimanche, il amena l'infanterie et la cavalerie légère près de Rambouillet. Il les plaça au hasard dans cet entonnoir, qui n'offre absolument rien de défensif. Il laissa le 2e régiment suisse, arrivant d'Orléans au village du Perey, et la division de grosse cavalerie à Cognières. Cette division, dont le moral avait si fort souffert pendant son séjour à Versailles, continuant à rester en communication avec cette ville, fut bientôt entièrement séduite, et, chose remarquable, mais déplorable, les colonels de ces trois régiments partirent à la tête de leurs corps pour Paris, le lundi au matin, étendards déployés. Le général Bordesoulle se rendit de sa personne à Rambouillet, en passant au Perey. Il donna l'ordre au 2e régiment suisse, placé dans ce village, de le suivre. Par cette disposition, Rambouillet se trouvait tout à fait à découvert, à la merci de la première alerte et de la première terreur panique qui pourrait s'emparer des esprits.

La défection si prompte et si criminelle des trois régiments de grosse cavalerie de la garde s'explique par un fait qui est aujourd'hui démontré, mais qui est venu seulement longtemps après à ma connaissance. Le général Bordesoulle avait fait, dès le vendredi au matin, et quand le roi était encore à Saint-Cloud, à la municipalité de Versailles, sa déclaration de soumission au gouvernement établi à Paris.

Enfin, pour compléter le tableau de cette déplorable époque et faire connaître l'esprit des troupes, je dois raconter ce qui se passa à Trappes dès le dimanche au matin.

Ce jour-là donc les colonels des divers corps de la garde qui se trouvaient à Trappes, et entre autres celui du 2e, Chérésies; celui du 4e, Farincourt; celui du 6e, Rével; Salis, colonel du 7e suisse; Besenval, du 8e suisse; Fontenille, du 1er grenadier à cheval; Dandrié, de la gendarmerie d'élite, et plusieurs autres se réunirent en conseil. Rével, colonel du 6e exposa l'état de désorganisation des régiments, la désertion allant toujours croissant, et le danger prochain où se trouvaient les chefs en restant avec quelques officiers et les drapeaux exposés aux insultes et aux attaques des paysans. Il proposa d'envoyer à Paris pour conclure, avec le gouvernement provisoire, une convention par suite de laquelle les régiments se rallieraient et retourneraient dans leurs garnisons. Un autre, le colonel Farincourt, dit qu'aux motifs exposés on devait ajouter la position particulière aux régiments suisses. Lorsque les régiments français se seraient débandés, ces corps se trouveraient seuls en butte à la haine populaire. Il s'offrit pour être le négociateur et fut accepté. Deux ou trois colonels prirent peu de part à la délibération, et, sans exprimer une opposition formelle, eurent l'air de ne pas l'approuver. M. de Farincourt se mit en route immédiatement pour les avant-postes. Cependant les observations du général Bordesoulle, qu'il rencontra, et une sorte de pudeur, l'empêchèrent de donner suite à ce projet pour le moment; mais les colonels suisses s'y déterminèrent pour leur compte, ainsi qu'on le verra plus tard. Cependant le désordre allait toujours croissant. Les soldats désertaient par bandes. Les chefs, découragés, n'y mettaient plus aucun obstacle.

Je restai tout à fait étranger à ce qui se faisait. Simple spectateur du plus triste tableau, j'attendais avec anxiété la fin de cet horrible drame. Une femme de mes amies m'écrivit de Paris pour me prévenir de l'exaspération existante contre moi, et m'engagea à m'éloigner de ma personne. Elle m'envoyait un homme sûr pour me conduire; elle m'offrait de l'argent, tous les secours et toutes les garanties de sûreté personnelle dont je pouvais avoir besoin. Je refusai ses offres, tout en appréciant les sentiments qui les avaient dictées. L'honneur me prescrivait de rester, quelles qu'en pussent être les conséquences.

Le duc de Mortemart n'avait pas pu donner de ses nouvelles. La combinaison qui se rattachait à sa personne était évidemment manquée: il ne fallait plus y penser. Girardin, revenu de Paris, avait annoncé que M. le duc d'Orléans, auquel on offrait la couronne, déclarait n'en pas vouloir; il avait dit et répété qu'il ne serait jamais un usurpateur. Il fallait appeler au trône M. le duc de Bordeaux. Il est vrai, ajoutait-il, qu'il ne voyait pas comment on pourrait obtenir l'abdication de M. le Dauphin.

On était, le lundi matin, dans des angoisses, agité tout à la fois par les nouvelles de Paris, par la vue de la défection des troupes et de tout le désordre résultant d'une complète anarchie; car le commandement nominal de M. le Dauphin n'avait eu rien d'effectif.

S'il y avait une planche de salut pour la dynastie, elle était uniquement dans l'abdication en faveur de M. le duc de Bordeaux. Je parlai avec chaleur à ce sujet dans le salon de Rambouillet. Le roi en fut informé; il me fit appeler, et j'entrai dans son cabinet. J'abordai la question sans mystère et sans détour; je lui dis que, pour essayer de conserver la couronne dans sa maison, une abdication prompte en faveur de son petit-fils me paraissait indispensable. «Avec le mouvement imprimé, avec ce qui se passe, Sire, vous dire que vous pouvez encore régner serait vous tromper. Chaque jour votre situation deviendra plus fâcheuse, et j'ose dire plus misérable. Il y a encore de la grandeur à s'élever volontairement et de soi-même au-dessus d'une grande infortune. Que Votre Majesté ne se laisse pas arracher sa couronne qui tombe; qu'elle sache s'en dépouiller elle-même, la prendre et la mettre sur la tête de son petit-fils. Cette action peut rallier beaucoup de monde pour lui; elle consacre le principe de la légitimité et ôte le droit à l'Europe de se mêler de nos tristes affaires; elle conserve nos institutions, seuls éléments de gouvernement et d'opinion qui nous restent et peuvent nous préserver de l'anarchie. Cette résolution est un grand acte de patriotisme, puisqu'elle peut sauver la France; elle est un grand acte de prudence, puisqu'elle coupe court à d'immenses difficultés, dont les conséquences sont au-dessus des prévisions humaines.»

Le roi m'écouta avec calme et sang-froid. Il me remercia de la franchise avec laquelle je venais de lui parler, et il entra en matière.

«J'ai déjà pensé à ce parti, me dit-il; mais il y a bien des inconvénients: il faut d'abord que mon fils y consente, car ses droits sont les mêmes que les miens; ensuite, ce pauvre enfant, il faudra le confier aux soins de M. le duc d'Orléans.

--Sur la première question, répliquai-je, je ne puis supposer que M. le Dauphin se sépare du roi dans une résolution jugée nécessaire au salut de ses peuples. Quant à la seconde, c'est une mesure d'exécution; et, certes, il n'y aura rien à négliger pour assurer sa vie et sa conservation.»

Après avoir retourné cette question sous toutes les faces, donné de nouveaux développements à cette idée, le roi me congédia en me remerciant encore et me disant que peut-être il prendrait ce parti.

Une demi-heure après, sa résolution était arrêtée. Le général Latour-Foissac nous avait rejoints la veille au matin, arrivant de Normandie. Homme aussi bon dans le conseil qu'à la guerre et excellent dans les rapports de l'amitié, il fut chargé de porter l'abdication du roi et de M. le Dauphin à Paris. Le roi lui remit ses instructions à cet effet, et M. le Dauphin lui donna les siennes pour défendre les intérêts des troupes qui n'avaient point abandonné la famille royale. À trois heures il était en route. Une fois cette grande résolution prise, le roi me fit appeler pour m'en informer. Il me demanda de reprendre le commandement. Il m'en coûtait beaucoup, mais, en ce moment, je n'avais rien à lui refuser.

Étant descendu dans la cour du château pour y donner des ordres, j'aperçus M. le Dauphin à l'une des fenêtres, regardant les préparatifs de départ. Il me fit signe de monter près de lui. En l'abordant, il me dit:

«Monsieur le maréchal, vous savez les résolutions prises par le roi, et auxquelles je me suis associé; je suis donc destiné à ne jouer désormais aucun rôle politique dans ce pays. Je vous demande maintenant, comme chrétien et comme homme, d'oublier ce qui s'est passé entre nous.»

Le Dauphin me tendit alors la main; et, touché d'une aussi grande infortune, je la serrai avec une émotion douloureuse.

M. le Dauphin eut le caprice de ne me remettre le commandement qu'à six heures du soir. Ainsi je ne pus employer le reste de la journée à voir les troupes et à les échauffer dans le sens de leur devoir. Cependant je m'occupai tout de suite de pourvoir à leurs besoins, car elles manquaient de tout. À six heures, l'acte d'abdication du roi étant imprimé, je me rendis auprès de chaque régiment. J'en fis faire la lecture. Je parlai aux officiers, sous-officiers et soldats réunis en masse autour de moi. Je leur fis sentir quelle importance il y avait pour la sûreté du roi, comme pour sa dignité, qu'il restât entouré du plus grand nombre d'individus possible. C'était une tâche d'honneur et de conscience pour chacun de nous. La résolution du roi était magnanime, et il fallait lui en faire trouver le prix dans un redoublement de soins et de respect de notre part. Je dis enfin tout ce qui me vint à l'esprit et me semblait réclamé par la circonstance. Je recommençai mes discours cinq ou six fois en faisant partout reconnaître Henri V.

À l'instant où je me trouvais sur la grande route, je vis arriver le 2e régiment suisse, venant du Perey, d'après l'ordre du général Bordesoulle, pour s'établir comme le reste des troupes à Rambouillet. Cette disposition nous enlevait notre avant-garde, et les mécontents pouvaient venir à cinq cents pas de Rambouillet tirer des coups de fusil et y jeter l'alarme. Pareille chose eût fait naître un grand désordre parmi des troupes campées d'une manière aussi confuse, avec l'immensité de bagages et de voitures de toute espèce qui se trouvent toujours à une cour comme celle de France. Je donnai l'ordre au colonel Besenval de retourner sur ses pas avec son régiment, d'aller prendre position à trois quarts de lieue dans un emplacement reconnu au sommet de la côte, à la tête du parc, au lieu où le mur coupe à angle droite la grande route; la droite était couverte par un étang. La position était bonne pour le but qu'il fallait atteindre et pour la force du corps employé à l'occuper. Jamais on ne vit un homme plus déconcerté et plus mécontent. Il me donna diverses raisons pour ne pas exécuter mon ordre toutes plus mauvaises les unes que les autres. C'était un homme terrifié, et cependant ce régiment, arrivant d'Orléans et n'ayant pas combattu, aurait dû être dans la fraîcheur de son zèle.

Il se trouvait qu'immédiatement après l'évacuation du Perey, le nommé Poques (se disant aide de camp de M. de la Fayette, ancien garde du corps de la compagnie de Raguse, dont il avait été renvoyé pour un acte d'insubordination) était entré dans ce village avec cent à cent cinquante paysans pris dans les campagnes voisines. Cette force redoutable avait inspiré à M. de Besenval la terreur dont son esprit était rempli. Je lui fis des raisonnements calmes d'abord. Enfin, ne pouvant pas lui faire comprendre l'extravagance de sa conduite, j'ordonnai impérativement et je le traitai avec plus de dureté qu' il n'est dans mes habitudes d'en mettre avec un officier; mais, dans la circonstance, il ne méritait aucun ménagement. J'établis le régiment moi-même et je chargeai le général Vincent, homme de coeur, auquel j'avais donné le commandement de toute l'infanterie réunie à Rambouillet, des détails de la position.

Ce malheureux M. de Besenval se croyait perdu. Il dit au général Vincent que, si trois coups de fusil étaient tirés, son régiment entier partirait. Il se trompait, j'en suis sur; ce régiment était calomnié; mais, avec un pareil chef dans des dispositions semblables, il ne donnait pas une grande sécurité. Aussi envoyai-je chercher cent gardes du corps pour les établir en avant du régiment, quoique assurément, au milieu des bois, ce ne fut pas un poste de cavalerie; mais au moins j'étais sûr qu'avec ces braves gens on attendrait l'attaque avant de s'en aller, et qu'on ne se retirerait que si l'ennemi se présentait réellement, et non sur le simple rêve d'une imagination malade.

Je venais de rentrer. J'avais rendu compte au roi de la tournée faite dans les camps, quand arrivèrent à Rambouillet cinq commissaires envoyés par le lieutenant général du royaume auprès de Charles X. C'étaient le maréchal Maison, le duc de Coigny, MM. de Schonen, Odilon Barrot et le colonel Jacqueminot. Le duc de Coigny vit le roi. L'objet de leur mission était de veiller à sa sûreté. On avait annoncé à M. le duc d'Orléans que tout le monde l'avait abandonné; et ils accouraient, disaient-ils, pour suppléer par leur présence aux troupes qui lui manquaient. Le roi répondit qu'il n'avait pas besoin d'eux, et ne voulait pas les voir. Ces messieurs furent assez piqués de cette réponse et demandèrent au duc de Coigny à me parler.

Celui-ci vint chez moi en exprimant leur désir, et je me rendis à leur auberge pour éviter leur entrée dans le château. Ces messieurs me firent part de l'objet de leur mission, je leur répondis que le roi n'était point abandonné. Si quelques individus l'avaient quitté, il lui restait plus de monde qu'il ne lui eu fallait pour sa sûreté. Il avait envoyé dans la journée l'acte de son abdication. Infailliblement cette grande résolution allait terminer tous nos embarras, et il fallait en attendre les effets.

M. Odilon Barrot prit la parole et me dit que je me trompais et ne connaissais pas l'état de l'opinion. Cette démarche ne produirait rien. Les esprits étaient tellement prévenus contre te retour de la maison de Bourbon, qu'on éprouvait la crainte, en déférant la couronne à M. le duc d'Orléans, de le voir ta considérer comme un dépôt entre ses mains, pour la rendre un jour au duc de Bordeaux, et qu'avant de la lui remettre on exigerait de lui des assurances, des déclarations explicites et formelles, pour être à l'abri de ce danger.

Là-dessus une discussion s'établit sur les intérêts de la France, par rapport aux étrangers, de ne pas sortir de l'ordre naturel et légitime. M. de Schonen prit part à la discussion, et pendant plus d'une heure je soutins mon opinion contre tous mes interlocuteurs. En résumé, je leur déclarai que le roi, n'ayant pas besoin d'eux, les remerciait et remerciait M. le duc d'Orléans de sa sollicitude; qu'ils pouvaient à leur choix rester ou se retirer.

Ils se décidèrent à partir en motivant leur départ sur une sorte de délicatesse, ne voulant pas être accusés, dirent-ils, d'employer leur influence à accélérer la dispersion des troupes. Le fait est et la chose est devenue évidente pour moi, que la présence de Charles X à Rambouillet gênait à Paris. On ne croyait pas qu'il eût autant de monde avec lui, et on supposait que le témoignage d'intérêt qui lui était donné hâterait son départ.--Les commissaires, se voyant trompés dans leurs calculs, crurent de leur devoir de rentrer à Paris pour informer le pouvoir et aviser à d'autres moyens.

À une heure du matin, les commissaires reprirent la route de Paris.

La désertion continua pendant la nuit, mais elle fut faible. Je parvins par de grands efforts, à faire délivrer des vivres aux troupes pendant la journée du 3, et, comme on manquait d'argent, je fis engager l'argenterie du roi et abattre les bestiaux de la ferme royale de Rambouillet.

On attendait avec impatience des nouvelles de l'effet produit par l'abdication. Les nouvelles arrivèrent, mais ne répondirent pas aux espérances. L'abdication était venue trop tard: deux jours plus tôt, elle aurait été accueillie avec empressement. Alors elle ne fut qu'un embarras de plus. Cependant la Chambre des pairs était au moment de s'assembler, et cet acte allait y être mis en discussion. Il fallait attendre.

La vue de ce château, où tant de grandeur se montrait encore dans tout son éclat, il y avait à peine huit jours, cette tristesse profonde, cet avenir incertain, cette perspective de dangers pire que la mort, ce chaos succédant si promptement à l'ordre, tout cela fit sur moi une impression profonde qui jamais ne s'effacera de mon esprit. Au milieu de ces circonstances, l'attitude de Charles X était digne; elle avait quelque chose de touchant. Sa résignation pieuse et calme, sa figure noble, triste et bienveillante, complétaient un tableau qu'aucun peintre ne saurait représenter. M. le Dauphin, par sa gaieté et une insouciance qui tenait de la stupidité, présentait une disparate révoltante. N'imagina-t-il pas de dire à Girardin: «Qu'est-ce que je ferai de mes chiens?

--Monseigneur, vous avez d'autres intérêts qui passent avant ceux-là.

--Eh bien! je ne veux m'occuper que de mes chiens.

--Libre à vous, monseigneur; mais moi, je ne veux pas parler de chiens.»

Au surplus, M, le Dauphin est un homme indéfinissable, tranchant, despote, susceptible et rempli d'amour-propre quand il avait du pouvoir. Il a dit et répété depuis la catastrophe, et, je crois, avec sincérité, que de tout cela il ne regrettait que ses chiens et ses chevaux.

La journée s'écoula paisiblement. À sept heures, je reçus un mot des commissaires, daté de Cognières. Ils annonçaient leur retour et réclamaient des ordres prompts pour empêcher leur marche d'éprouver aucun retard, ayant une mission aussi importante qu'urgente à remplir auprès du roi. Je prévins le roi et j'envoyai un aide de camp à leur rencontre. Ils annoncèrent qu'un mouvement violent s'était déclaré à Paris vers onze heures. Tout le monde s'était armé et avait crié: À Rambouillet! pour y attaquer Charles X. La population entière s'était ébranlée. Toutes les voilures de place avaient été prises pour la transporter. Elle se recrutait de celle des villes et des villages voisins, et ils avaient voyagé pendant quatre heures au milieu de cette foule immense, dont la tête atteignait Cognières quand ils en étaient partis.

Les commissaires, qui peut-être n'étaient pas tous étrangers à ce mouvement, arrivaient maintenant pour le faire valoir et en tirer parti. Ils en attendaient le départ du roi. Cela était clair; mais il était clair aussi que le mouvement, quoique exagéré, était réel. Quelque peu redoutables que fussent militairement les bandes tumultueuses qui s'avançaient contre nous, nous n'étions pas en mesure, avec l'esprit actuel des troupes, de les arrêter ni de les combattre. Il eut été tout simple de marcher, avec mille chevaux et six pièces de canon, contre cette masse sans organisation. Il eût été facile de la mettre en fuite, sans même lui faire grand mal; mais, dans toute la cavalerie, nous n'avions de troupes sûres que les gardes du corps, et leur destination ne pouvait être changée. Ils ne pouvaient quitter la personne du roi. D'un autre côté, pour pouvoir agir avec de la cavalerie, il fallait aller à près de trois lieues, puisque les bois de Rambouillet s'étendent jusqu'à cette distance du côté de Paris. Déjà la tête des Parisiens était arrivée au Perey, c'est-à dire à l'entrée du bois: ils s'y seraient trouvés en plus grand nombre au jour. La moindre troupe qui aurait fusillé dans le bois aurait pu arrêter cette cavalerie. Il eût donc fallu emmener avec soi un peu d'infanterie, et l'on vient de voir que nous n'en avions plus. Rien donc de ce genre n'était possible. L'offensive n'était pas praticable. D'un autre côté, comme défensive, Rambouillet n'offre aucune espèce de position. C'est un entonnoir au milieu des bois. On ne peut pas même y former régulièrement des troupes. Que faire alors? La disposition des troupes était telle, qu'elle ne promettait rien de bon. On ne pouvait que s'éloigner. Une échauffourée aurait été quelque chose d'horrible à Rambouillet, et elle était assurée à l'arrivée de la plus misérable tête de colonne, d'après l'esprit du 2e régiment suisse, qui formait notre avant-garde et sur lequel reposait notre sécurité.

Comme il est d'une grande importance historique de bien constater l'esprit de découragement sans exemple qui s'était alors emparé des troupes, je vais résumer les faits qui en sont la preuve.

1º Les troupes de ligne nous avaient abandonnés, moitié à Paris, le jeudi, et le reste en masse le lendemain, à Saint-Cloud, en se débandant;

2º À l'arrivée à Saint-Cloud, la désertion se mit dans la garde. Elle commença dès le lendemain par le départ de vingt hommes faisant partie d'un poste de quarante grenadiers du 1er régiment, situé en avant du pont de Saint-Cloud, et depuis elle ne cessa pas;

3º Le samedi, 31, M. le Dauphin ayant ordonné à un bataillon du 3e de la garde, à six compagnies du 1er régiment suisse (7e) et à deux pièces de canon de repousser quelques habitants de Sèvres et de Meudon, qui commettaient des hostilités, le bataillon du 3e refusa de tirer, les six compagnies suisses mirent bas les armes et les deux pièces de canon passèrent le pont et se rendirent à Paris pour rejoindre l'insurrection;

4º Le dimanche au matin, les colonels de la garde, présents à Trappes, se réunirent en conseil, résolurent d'envoyer faire leur soumission à Paris et demander des ordres. Cette résolution n'eut cependant pas de suites immédiates, excepté de la part des colonels commandant les deux régiments suisses;

5º Le lundi, 2, les trois régiments de grosse cavalerie de la garde, restés à Cognières, passèrent aux insurgés, et dès ce moment les avant-postes de ceux-ci furent composés en partie de la grosse cavalerie de la garde.

6º On se rappelle l'esprit qui animait le 26e régiment suisse arrivant d'Orléans. Il était tel, d'après la déclaration de son colonel, que je crus nécessaire de faire couvrir par cent gardes du corps ce régiment en position dans les bois.

7º Les colonels suisses avaient obtenu une sauvegarde écrite, réclamée par eux, et, de plus, une feuille de route du gouvernement de Paris, pour se retirer en Bourgogne. Ils étaient tellement pressés d'en profiter, que, cette feuille de route et le sauf-conduit étant tombés dans mes mains, ils osèrent les réclamer.

8º Enfin, la désertion avait fait de tels progrès, que les cinq régiments d'infanterie française de la garde étaient réduits à rien. Le 6e, par exemple, n'avait pas plus de cent vingt hommes. Ces cinq régiments, parmi lesquels étaient le 4e arrivant de Normandie et te 2e qui n'avait eu aucun engagement sérieux, ne formaient plus qu'un total de treize cent cinquante hommes.

Le seul parti à prendre était donc de se retirer, d'aller prendre d'abord immédiatement position sur l'Eure, à Maintenon, et plus tard sur la Loire. Je conduisis les commissaires chez le roi. Ils lui parlèrent avec chaleur de ses dangers, et de la nécessité où il était de quitter Rambouillet sans retard. M. Odilon Barrot fit un discours pathétique, et le départ fut résolu. Je n'avais pas prévu une retraite aussi précipitée, et rien disposé pour l'exécuter. Cependant, le moment devenu pressant, il fallut pourvoir à tout. Les dispositions furent faites et exécutées avec un ordre parfait, et tout se débrouilla avec rapidité. Je fis partir le roi avec les gardes du corps pour Maintenon; les immenses bagages, avec une escorte convenable, suivirent, et les troupes des différentes armes ensuite, dans un ordre déterminé. Chacun marcha à son tour et à son rang, sans confusion, et nous suivîmes le roi à Maintenon où nous arrivâmes à quatre heures du matin. En une heure, tout avait quitté Rambouillet, même l'arrière-garde. Les commissaires nous précédèrent à Maintenon.

Le départ de Rambouillet était indispensable, et je l'avais conseillé. J'avais pensé qu'arrive à Maintenon, et après un repos convenable, on continuerait la retraite sur Chartres, pour aller gagner la Loire, et qu'enfin on tenterait un essai de gouvernement de Henri V. Aussi avais-je envoyé une avant-garde, commandée par le général Talon, sur Chartres, et, dans cette ville, des officiers pour y faire préparer des vivres; mais il devait en être autrement. Les commissaires, dans leur allocution du soir, avaient parlé de la nécessité où le roi était de quitter la France, annoncé des dispositions faites à Cherbourg pour le recevoir. Des paquebots américains devaient s'y rendre pour le transporter avec sa famille, dans le pays qu'il aurait choisi. Toutes les précautions étaient prises pour la route. Enfin, si le nouveau pouvoir désirait le départ de Charles X, c'était surtout en vue de la sûreté personnelle de ce prince, qui était l'objet de ses plus vives sollicitudes. Ces observations avaient germé dans l'esprit du roi. À mon arrivée à Maintenon, étant allé lui demander ses ordres pour continuer le mouvement, il m'annonça qu'il avait pris le parti de renoncer à prolonger la lutte, qu'il n'irait pas sur la Loire, mais se rendrait à Cherbourg pour s'embarquer; que le jour même il en prendrait la route, et irait coucher à Dreux. Alors toute la question politique était terminée.

Dans la marche de nuit de Rambouillet à Maintenon, un courrier, expédié de Paris, apporta aux deux régiments suisses de la garde le sauf-conduit du lieutenant général du royaume, pour se rendre à Châlons et à Mâcon. Il y était dit qu'il était accordé, sur la demande faite par le lieutenant-colonel de Maillardoz, au nom de ces régiments. Ce sauf-conduit tomba entre les mains du général Vincent qui me l'envoya. J'éprouvai un profond sentiment d'indignation, en voyant ces deux régiments, comblés des bienfaits du roi, s'empresser de l'abandonner au moment même où leur présence semblait lui être la plus utile et la plus nécessaire.

On peut difficilement qualifier une démarche pareille; elle était bien opposée à la prétention des Suisses d'être l'exemple de la fidélité. Je le demande: quel avantage résultait-il pour les Bourbons d'avoir eu, à prix d'or et en blessant l'opinion publique, des troupes bonnes, sans doute, mais qui ne pouvaient assurément avoir la prétention d'être supérieures aux troupes françaises? À quoi bon ces troupes privilégiées qui étaient exemptes, dans divers cas, de service? À quoi tout cela servait-il, si ces troupes ne se dévouaient pas au moins à la défense personnelle du roi? En les prenant avec tant d'inconvénients, on avait eu la pensée qu'elles seraient étrangères à la politique, et échapperaient à l'influence des factions. Cela est clair, et voilà qu'au premier cas échéant des circonstances prévues elles se retirent. Ce ne sont pas des troupes qui se désorganisent, des soldats qui désertent, ce sont des corps entiers, conduits par leurs colonels, qui abandonnent le roi quand il réclame leur appui, et lorsque entouré d'eux il peut trouver son salut! Et, pour avoir eu sitôt ce sauf-conduit, il fallait l'avoir sollicité au moment même du départ de Saint-Cloud, ou au moins pendant la marche de Saint-Cloud à Rambouillet, c'est-à-dire au milieu même de la crise.

Le parti, pris par le roi, de renoncer à toute lutte et de se rendre à Cherbourg pour s'embarquer rendant inutile de conserver les troupes encore rassemblées, il décida leur renvoi, et je leur fis les adieux du roi dans un ordre du jour.

Je dirigeai d'abord l'infanterie sur Chartres, où elle devait trouver des vivres, et de là être envoyée dans ses garnisons pour y recevoir les ordres du nouveau gouvernement. Elle était réduite: l'infanterie française à douze cents hommes. La cavalerie légère, la seule qui existât, se trouvait divisée. Les lanciers, les hussards et l'artillerie, qui étaient près de Chartres, reçurent l'ordre de s'y rendre et de rentrer ensuite dans leurs garnisons respectives, comme l'infanterie. Restaient les chasseurs, les dragons, les gendarmes d'élite et les gardes du corps.

Les chasseurs étaient désorganisés, et Alfred de Chabannes, en emmenant avec lui son escadron à Paris, avait commencé la dislocation de ce régiment. Les dragons, commandés par le lieutenant-colonel Cannuet, officier très-distingué de l'ancienne armée, suivirent le roi, sans qu'il restât un seul homme en arrière. Arrivé à Dreux, le roi renvoya également ce brave régiment, exemple de bonne discipline et de fidélité, et lui adressa des éloges qu'il venait de mériter. L'escorte du roi ne se composa plus que des gardes du corps, de la gendarmerie d'élite et de deux pièces de canon.

Arrivé à Dreux, le roi régla son itinéraire; mais il le composa de journées si courtes et de tant de séjours, que son voyage eût été éternel. Je fus chargé de communiquer cet itinéraire aux commissaires. Ceux-ci demandèrent quelques changements qui furent l'objet d'arrangements postérieurs. On commença par le suivre tel que le roi l'avait donné, et le lendemain, jeudi, on alla coucher à Verneuil.

Nous trouvâmes, sur la route, au haut des clochers de tous les villages et dans toutes les villes, le drapeau tricolore établi et les gardes nationales parées des trois couleurs. Ce spectacle était extrêmement désagréable au roi. Du reste, la population se montrait calme et silencieuse, résultat de sa disposition personnelle, de son instinct et aussi des recommandations des commissaires qui, nous précédant, avaient soin de les renouveler constamment.

J'étais l'unique intermédiaire entre le roi et les commissaires. Je cherchais à concilier des dispositions souvent opposées, surtout à diminuer les angoisses d'un pareil voyage. Les commissaires m'avaient fait connaître leurs pouvoirs pour faire payer aux troupes tout ce qui leur était dû. On s'occupa d'abord de celles qui avaient été dirigées sur Chartres et devaient retourner dans leurs garnisons. À Verneuil on donna des à-comptes aux gardes du corps et aux officiers d'état-major, réduits à un pressant besoin.

Les commissaires me chargèrent de faire l'offre au roi de tout l'argent qu'il voudrait, en annonçant à Cherbourg un million à sa disposition. J'en rendis compte au roi, qui m'ordonna de leur faire connaître son refus. Il exigeait, au contraire, que l'on tint une note exacte des dépenses de son voyage, pour qu'il pût en opérer plus tard le remboursement.

Nous arrivâmes le vendredi, 6, à Laigle; le samedi, 7, à Merlerault; et le 8 à Argentan. Notre manière de voyager était celle-ci: une heure ou deux avant le moment fixé pour le départ du roi, je faisais partir les bagages et les gens de la suite avec un détachement de gendarmes; le roi entendait la messe, et jamais il ne s'en est dispensé, même quand il partait à quatre heures du matin. Deux compagnies de gardes du corps ouvraient la marche. Après elles, les voitures des enfants, des princesses, de M. le Dauphin et celles du roi, où étaient avec lui le duc de Polignac, premier écuyer, et le duc de Luxembourg, capitaine des gardes de service. Venaient ensuite les deux autres compagnies des gardes du corps et les gendarmes.

Je marchais à cheval à peu de distance de la voiture du roi.

On fit séjour à Argentan.

Chaque jour les commissaires venaient chez moi pour se lamenter sur la lenteur de la marche, sur les inconvénients et les inquiétudes que l'on en avait à Paris. Ils me montraient les lettres vives et presque dures qui leur étaient adressées, enfin les accusations dont ils devenaient l'objet.

Mille contes étaient faits à Paris sur ce voyage, et une circonstance bizarre y avait donné lieu. Un rapport des commissaires, envoyé de Verneuil, avait été mis à la poste sans adresse, et par conséquent n'était pas parvenu au ministère de l'intérieur. Un autre rapport, porté par un courrier, avait été retardé de trente-six heures. Pendant deux jours, on avait été sans nouvelles aucune, ce qui avait fort alarmé. On avait répandu le bruit que Charles X avait avec lui des forces considérables, que les commissaires étaient arrêtés et détenus comme otages, que l'intention du roi était de gagner le pays des Chouans et de commencer la guerre civile. Quand ces bruits-là nous revinrent, je ne pus m'empêcher d'en rire. Quels Chouans nous aurions été, avec cette file de carrosses, cette nuée d'équipages et cette multitude de cuisiniers et de marmitons!

Ensuite, on accusa les commissaires de tiédeur, et on annonça l'envoi d'un quatrième commissaire pour stimuler leur zèle, M. de la Pommeraye, député de Caen. Les commissaires demandèrent le renvoi des deux pièces de canon. Ils insistèrent, et il fallut y consentir. Cette résolution coûta beaucoup au roi. Je ne sais pas pourquoi ils l'exigèrent; c'était plutôt une affaire de parade qu'une chose d'une utilité réelle. Cependant, dans telle circonstance donnée, ces pièces eussent pu nous sauver, quoique la véritable garantie du succès de notre voyage fût dans la présence des commissaires, et non dans nos forces. Nous allions entrer au milieu d'une population mal disposée, exaspérée par le souvenir récent des incendies dont son territoire avait été le théâtre, et dont les prêtres et les jésuites étaient accusés par la multitude d'être les auteurs. Tout le pays est rempli de fabriques, et ces populations sont les plus mutines et les plus difficiles à conduire en temps de révolution.

Les commissaires étaient dans une position véritablement difficile. Ils se conduisaient cependant avec respect et déférence pour le roi, en cherchant à concilier ce qui pouvait lui convenir avec leurs instructions. Ayant voulu faire valoir ces circonstances auprès de Charles X, qui n'en était pas assez frappé, il me répondit en riant, à Argentan, ces paroles: «Au fait et au prendre, ce sont deux coquins et un renégat.»

Cette lenteur dans la marche avait pour prétexte de conserver les chevaux, et d'arriver à Cherbourg avec tous les équipages. Indépendamment de ces motifs en partie réels, il y en avait un autre secret. On n'avait pas perdu l'espérance qu'une révolution rappellerait M. le duc de Bordeaux: chimère véritable! mais elle existait et on trouvait quelque charme à s'y abandonner. Elle fut fortifiée par l'arrivée à Merlerault du colonel Cradock, attaché à l'ambassade d'Angleterre, envoyé par lord Stuard, pour dire au roi que, M. le duc de Bordeaux ayant encore des chances pour monter sur le trône, il fallait plutôt ralentir la marche que l'accélérer.

Les rapports sur la disposition de la population sur cette route avaient inquiété les commissaires, et ils proposèrent au roi, à Falaise, de prendre une autre direction et de passer par Caen. M. de la Pommeraye, qui arrivait de cette ville, assurait que tout y était tranquille, et que le roi y serait bien reçu. Après un moment de délibération, on se décida à ne pas changer de route et l'on fut coucher à Condé.

Les inquiétudes éprouvées à Paris, et dont la cause était dans le silence accidentel des commissaires, avaient motivé quelques mesures qui faillirent mettre tout en feu. On avait ordonné des mouvements de gardes nationales pour flanquer la marche du roi, la suivre et s'interposer entre la route qu'il tenait et les pays où on lui croyait des partisans. Tous ces corps, dont une partie avait été mise en mouvement par ordre, se recrutèrent, se multiplièrent, et il n'y eut pas une seule petite ville qui ne voulût mettre son armée en campagne et fournir son contingent.

Pendant ce temps-là le générai Hulot, voulant se faire valoir, se mit, de son propre mouvement, en marche pour venir à notre rencontre avec toutes les gardes nationales de la presqu'île et occuper Carentan. Ces colonnes n'étaient pas composées de gens bien disposés pour les Bourbons, et les chefs n'avaient pas été choisis parmi les meilleures têtes du pays. C'était une espèce de chasse qui était au moment de commencer. Les résultats en étaient fort à craindre. Mon nom fut mêlé à toutes ces dispositions d'une manière toute particulière, et mon arrestation ou ma vie paraissaient devoir être spécialement le prix de la victoire. Ces nouvelles se répandirent à Condé, et effectivement depuis cette ville commencèrent les dangers très-grands que je n'ai cessé de courir pendant le reste de cette pénible route.

Nous arrivâmes le mercredi, 11, à Vire. De tout ce pays, c'est le lieu où la population est la plus mobile, la plus difficile à manier et la plus dangereuse. Cette population est très-considérable.

Des officiers supérieurs des gardes du corps, envoyés en avant pour le logement, revinrent à ma rencontre et me dirent qu'ils avaient la certitude d'un complot formé pour m'enlever. Des gens bien intentionnés de la ville étaient venus les avertir que, si je traversais la ville seul ou faiblement accompagné, je serais assassiné ou bien saisi et jeté dans quelque repaire. Je fis mon profit de cet avis, et je ne marchai qu'entouré d'un bon nombre d'officiers.

Le lendemain, nous allâmes à Saint-Lô. Cette population est plus douce que celle de Vire. Nous vîmes distinctement à Saint-Lô des hommes de Condé et de Vire attachés à nos pas, les mêmes qu'on m'avait désignés comme lancés contre moi. Ainsi leur projet subsistait toujours. Enfin le vendredi nous arrivâmes à Valognes. Il fut décidé de prolonger notre séjour dans cette ville, jusqu'au moment où tout serait prêt à Cherbourg pour notre embarquement.

Nous trouvâmes à la frontière du département de la Manche son préfet, le comte Joseph d'Estourmel, qui était venu, comme dans des temps ordinaires, prendre les ordres du roi, en habit de gentilhomme de la chambre et avec la cocarde blanche, quand partout sur notre route nous avions trouvé la révolution faite. Il s'était prononcé contre les ordonnances, et fit preuve de courage et de loyauté jusqu'au bout. Nous logeâmes dans sa préfecture à Saint-Lô, et il accompagna le roi jusque sur le vaisseau.

Il était sage d'éviter de s'arrêter à Cherbourg, ville populeuse, animée de sentiments hostiles très-exaltés. Aussi passâmes-nous deux jours à Valognes, pour donner le temps de préparer l'embarquement du roi sur les deux paquebots américains, la Grande-Bretagne et le Charles-Caroll. On dit qu'ils appartiennent à Joseph Bonaparte: quel singulier rapprochement!

Je pris les ordres du roi, relativement à la maison militaire. Il fit un ordre du jour, dont un exemplaire certifié fut remis à chaque individu présent. Il est touchant, et devient par la circonstance un titre de famille. Jamais corps n'a montré un plus admirable esprit. L'ordre, le respect et le dévouement ont régné jusqu'au bout. Aucune exigence ne s'est fait sentir. Quand, au commencement de cette triste campagne, les moyens de subsistance et l'argent étaient insuffisants, les gardes du corps refusaient d'être servis avant les troupes, dont les besoins, disaient-ils, étaient plus pressants encore que les leurs. Je voudrais pouvoir exprimer à chacun des gardes du corps des quatre compagnies toute mon admiration pour leur noble conduite.

Les commissaires ne négligèrent rien pour adoucir à chacun les derniers instants. Je leur fis à Valognes la déclaration qu'après avoir rempli ma tâche auprès du roi je me croyais libre de mes actions. Je quittais cependant la France par suite de l'exaltation populaire contre moi; mais mon absence serait momentanée et uniquement motivée par les circonstances. J'ajoutai qu'aussitôt qu'elles auraient cessé je rentrerais dans ma patrie, dont je ne me séparais en ce moment qu'à regret.

Le roi me demanda quels étaient mes projets. Je lui répondis qu'après m'être embarqué avec lui, et lorsqu'il serait arrivé à la côte où il voulait aborder, je prendrais congé, j'irais chercher quelque part un asile jusqu'au moment où je pourrais rentrer en France. Il approuva entièrement mes projets, mais ne s'informa pas de mes ressources pour vivre. Je me gardai bien, par mille motifs de délicatesse et d'indépendance, de lui faire aucune demande et d'exprimer aucun besoin.

Parmi les bruits sur les complots dirigés contre moi, on avait beaucoup dit que, si j'échappais pendant la route, ce serait à Cherbourg que je succomberais.

Ces bruits prirent beaucoup de force à Valognes. Je serais, dit-on, le prix de la liberté du roi, et on ne le laisserait embarquer qu'après m'avoir livré. Je ne pouvais supposer aucune arrière-pensée dans les dépositaires du pouvoir; mais je pouvais craindre un mouvement populaire. Un ancien garde du corps, propriétaire dans les environs, me fit des offres pour ma sûreté. Je le remerciai. On me proposait, et les commissaires eux-mêmes, comme ils l'avaient déjà fait précédemment, m'engagèrent à quitter mon uniforme et à ne pas me montrer. Je m'y refusai de même, et, quoique tout ce qui entourait le roi eût pris cette précaution, je déclarai que, puisque je commandais, je voulais rester à mon poste avec les gardes, et ne mettre bas mon uniforme que lorsque je serais sur le bâtiment.

Les commissaires avaient demandé que les gardes du corps n'entrassent pas à Cherbourg. Une simple escorte aurait accompagné le roi au port. Le roi y avait consenti. Je représentai, vivement et à plusieurs reprises, que le roi devait à sa maison de ne se séparer d'elle qu'au moment où la terre manquerait sous ses pas. Après la conduite de tous les gardes du corps, c'était un témoignage d'estime et d'affection qu'il leur devait; c'était une question d'honneur pour eux. J'eus beaucoup de peine à l'obtenir, mais j'y parvins enfin. J'avais encore un autre motif. En traversant la ville de Cherbourg avec une simple escorte, rien ne garantissait d'une insulte et de quelque entreprise, tandis que six cents hommes déterminés, bien armés et marchant serrés, imposeraient une crainte salutaire à la population.

Enfin, le lundi, 16, le départ eut lieu. L'heure fut calculée sur celle de la marée. À neuf heures du matin nous nous mîmes en route et nous arrivâmes, à midi et demi, à l'entrée de Cherbourg. J'avais grand soin de faire marcher tout bien ensemble et dans le meilleur ordre. Tout à coup la colonne s'arrête. Le prince de Solre fait dire de l'avant-garde que toute la population est agglomérée sur la route. Une députation de la garde nationale venait de se présenter, en assurant que, si l'on ne prenait pas, pour entrer, la cocarde tricolore, elle ne répondait de rien. Le sort était jeté. La seule chose à faire était d'avancer, et nous continuâmes notre marche. Je crus à une catastrophe, et que cette démarche devait en être le prélude et le prétexte; mais la belle contenance des gardes du corps imposa. On vit le peu de sûreté à se jouer à de pareils hommes. Notre entrée se fit tranquillement; mais, près du port, les ouvriers de la marine vociférèrent et jetèrent les cris les plus scandaleux au passage du roi. Je me sus bon gré d'avoir insisté pour amener toute la maison du roi jusqu'au lieu même de rembarquement. À cette précaution seule, nous devons d'avoir heureusement fini notre voyage. Le roi monta immédiatement à bord de la Grande-Bretagne. J'en fis autant, après de pénibles et touchants adieux à ceux qui restaient. On mit à la voile et l'on se dirigea sur la rade de Spithead. La couronne de Louis XIV venait de se briser pour la troisième fois en moins de quarante ans.

Nous nous trouvâmes le mardi en face de Portsmouth. La marée et le veut nous forcèrent à mouiller. Le lendemain matin nous arrivâmes en face de Coves, dans l'île de Wight. Je pris congé du roi, de la famille royale, et je partis pour Londres. Mon affection pour la personne du roi était encore devenue plus vive pendant le voyage par la vue de son malheur et de sa résignation touchante. Jamais souverain détrôné n'a eu, dans des circonstances semblables, une attitude plus digne. Tout en gémissant sur mes malheurs personnels, je sentais vivement les siens. Je le quittai avec émotion. En me séparant de lui, il m'embrassa et me remit, comme souvenir, l'épée qu'il portait, et, comme témoignage de sa satisfaction et de ses sentiments, une lettre qui me sera toujours précieuse par les expressions qu'elle renferme.

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