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Mémoires du maréchal Marmont, duc de Raguse (8/9)

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J'allai coucher le mercredi, 8, à Portsmouth, et dès ce moment je commençai une nouvelle vie 11.

Note 11: (retour) Cette partie de mes Mémoires a été rédigée à Amsterdam pendant le mois de septembre 1830.
(Note du duc de Raguse.)


COPIE DE LA LETTRE AUTOGRAPHE QUI M'A ÉTÉ ÉCRITE
PAR LE ROI CHARLES X.

«Rade de Spithead, 18 août 1830.



«Je ne veux pas me séparer de vous, mon cher maréchal, sans vous répéter ici, comme je le pense, que je n'oublierai jamais les bons, fidèles et constants services que vous n'avez jamais cessé de rendre à la monarchie depuis la Restauration. Je vous prie, en même temps, d'accepter l'épée que je portais toujours lorsque j'étais avec les troupes françaises.

«Comptez pour la vie, mon cher maréchal, sur tous les sentiments qui m'attachent à vous.
«Signé: Charles.»



RÉFLEXIONS SUR LE RÈGNE DE CHARLES X ET SUR LES FAUTES
QUI ONT AMENÉ LA CATASTROPHE.

Jamais règne ne commença sous des auspices plus favorables que celui de Charles X. L'état de maladie où Louis XVIII se trouvait depuis longtemps avait donné à la fin de son règne un grand caractère de faiblesse et avait occasionné un assez grand mécontentement. On attendait beaucoup de son successeur. Les manières ouvertes et aimables qui l'avaient toujours distingué appelaient la confiance. On espérait trouver en lui un pouvoir réparateur. Le peuple a si grand besoin d'espérer, il a tant de dispositions à croire, à aimer! Il y a eu toujours en France une si grande bienveillance pour le pouvoir, que ceux qui le possèdent sont bien coupables ou bien maladroits quand ils ne se l'assurent pas d'une manière durable. Les premiers moments de Charles X furent donc brillants. Ses premières actions eurent de la popularité; mais à peine en avait-il éprouvé les effets bienfaisants, qu'un mauvais génie sembla s'être emparé de lui pour le faire travailler à les détruire. L'entrée du foi à Paris fut accompagnée des plus vives acclamations. Il pleuvait, et, nonobstant cette circonstance, la population entière était allée à sa rencontre ou était dans les rues; mais à peine deux mots étaient écoulés, et déjà l'opinion commença à changer.

Les officiers généraux de l'ancienne armée avaient beaucoup souffert à la fin du dernier règne. Le gouvernement en employait le moins possible. Un travail avait été préparé pour en mettre un grand nombre à la retraite. Le baron de Damas, dont la carrière s'était faite hors de la France, mais dans une bonne armée, et qui connaissait la valeur des grades obtenus à la guerre, n'avait jamais pu se résoudre, quand il était ministre de la guerre, à faire signer au roi et à signer lui-même ce travail dur et injuste. Après lui, il en fut autrement. Son successeur, M. de Clermont-Tonnerre, qui a vécu dans le temps de notre gloire et de notre grandeur, mais dont l'existence a passé inaperçue dans les derniers grades de la milice ou dans de misérables troupes auxiliaires sans valeur et sans considération, M. de Clermont-Tonnerre n'hésita pas. D'un trait de plume, il raya de l'activité cent cinquante officiers généraux dont les deux tiers étaient pleins de force et de santé, et dont les noms rappelaient les plus belles circonstances de nos temps héroïques. Une sorte de pudeur et une sage politique eussent commandé d'honorer leurs dernières années.

L'effet fut terrible dans l'opinion, et senti d'autant plus vivement, que le roi avait autorisé toutes les espérances contraires. En effet, le jour de son entrée, il avait fait inviter les généraux à l'accompagner. Il les avait accueillis avec sa grâce accoutumée, et, rappelant le pénible devoir qu'ils avaient rempli en suivant le cortége funèbre de Louis XVIII à Saint-Denis, il leur avait dit ces paroles: «Vous avez suivi à pied le roi mon frère; ce sera à cheval dorénavant que vous m'accompagnerez!» Ce mot avait fait fortune. Chacun l'interprétait à sa manière. Il y cul bien quelques personnes qui crurent n'y rien voir; mais un plus grand nombre chercha une interprétation favorable à ses intérêts, et l'on imagina que le roi avait voulu dire: Vous avez été maltraités sous le dernier règne; il n'en sera pas de même sous le mien. J'ai confiance en vous, et je vous emploierai. Effectivement, c'était la seule explication raisonnable de cette expression figurée. Que l'on juge donc de l'impression reçue par chacun des intéressés et par le public même, lorsque, au lieu de voir réaliser ces espérances, parut une ordonnance que l'on n'avait pas osé rendre sous le règne précédent. Cet événement me sembla si extraordinaire et si condamnable, que j'accusai M. de Villèle d'avoir été jaloux de la popularité du roi et d'avoir voulu démontrer que ses promesses personnelles ne signifiaient rien; enfin, qu'en lui seul résidait la puissance.

Si l'on se rappelle la marche tenue par ce ministère, la maladresse qu'il avait eue de se heurter contre les opinions, en proposant les lois les plus impopulaires; si l'on a présent à l'esprit quel mépris du bon sens les dépositaires du pouvoir semblaient prendre à tâche de manifester, on concevra les changements survenus promptement dans les dispositions du peuple envers le nouveau roi. Cet insolent mépris de la raison, cette tyrannie dans les petites choses, qui souvent est celle qui irrite et blesse le plus, sans produire ni pouvoir produire aucun résultat favorable, était éminemment du goût de M. de Corbières, ministre de l'intérieur. Ainsi, par exemple, la chaire d'astronomie au Collége de France, remplie par M. Delambre, devint vacante par sa mort. L'état de sa santé avait forcé à nommer depuis cinq ans un membre du bureau des longitudes 12 pour le suppléer. Eh bien, malgré les droits incontestables de celui-ci, malgré les efforts de tout le monde pour le faire choisir, M. de Corbières préféra, pour remplir cette place, un individu qui, peut-être, ne connaissait pas le nom et l'usage des instruments d'astronomie 13; mais c'était un protégé de la Congrégation.

Note 13: (retour) M. Nicolette.

Une place à l'Académie des sciences devint vacante. M. de Corbières voulut y faire nommer un de ses protégés, indigne, bien entendu, d'être l'objet d'un tel choix. L'Académie ne tint compte de sa recommandation, et il dépouilla un savant illustre, un vieillard, l'honneur de ce corps, M. Legendre, d'une pension sur laquelle était fondée l'aisance de ses dernières années, parce qu'il l'accusa d'avoir eu quelque influence sur la résolution prise par l'Académie.

Lorsque l'on privait l'armée des services des généraux distingués qui l'avaient illustrée, on faisait occuper leurs places par des courtisans tout à fait étrangers au service. On créait des sinécures et des emplois dont le titre était ridicule. On donnait six aides de camp à M. le duc de Bordeaux, enfant en bas âge. On peut former une maison civile à un prince un peu plus tôt, un peu plus tard; mais l'entourer de grades militaires qui lui sont subordonnés, lui donner des aides de camp quand il ne commande rien et ne peut rien commander, ce sont des choses qui choquent, révoltent et annoncent le parti pris par le prince de ne suivre que ses caprices. Cependant le plus grand événement de cette époque, cause de l'aliénation des sentiments des Parisiens pour le roi, fut le fatal renvoi de la garde nationale. De ce moment data la guerre entre cette ville et le roi, et c'est M. de Villèle qui doit en supporter toute la responsabilité; car ce licenciement, si brusque, si humiliant, et, j'ose le dire, si insensé, est particulièrement son ouvrage.

Quand le ministère Martignac arriva au pouvoir, il y avait beaucoup de moyens de salut; mais il manquait à cette administration de l'union et de la force. Il lui fallait un chef qui imprimât une marche plus uniforme, plus régulière et plus décidée; mais, certes, il ne fallait pas en changer la couleur. Il fallait surtout que Charles X fût d'accord avec son ministère et n'intriguât pas contre lui. Il aurait fallu aussi que ceux des libéraux de la Chambre qui étaient bien intentionnés, et qui auraient dû apprécier les difficultés dont ce ministère était entouré, le soutinssent au lieu de le combattre; mais personne, à cette époque, n'a eu le véritable sentiment de ses devoirs envers le pays, ni même le sentiment de son propre intérêt. Quand le ministère du 8 août a surgi, le péril est devenu immense, imminent, à cause de l'incapacité inouïe de ceux qui le composaient, à cause de leur ignorance et de leurs passions, à cause des noms qu'ils portaient, et qui étaient comme l'emblème vivant des intentions, des projets et des espérances d'un parti en horreur à presque toute la France. Le mal a toujours été en augmentant, parce que les doctrines qui étaient professées solennellement promettaient déjà tout ce qui est arrivé. Une ligue s'est formée; les intérêts les plus opposés se sont entendus, se sont ralliés, pour résister et combattre. Tout a été mis en oeuvre de tous les côtés pour augmenter la tension de l'opinion. Le gouvernement a donné le signal, et une explosion sans exemple a tout renversé.

La maison de Bourbon, et en particulier Charles X, s'était fait illusion sur les sentiments qu'elle inspirait dans les derniers temps. Les moeurs publiques, les besoins de la société, étaient d'accord avec les institutions. On voulait les conserver; et, partant, cette famille était nécessaire comme une des pièces de la machine constitutionnelle.

Charles X a brisé la machine; et cette pièce, qui en faisait partie, n'étant plus soutenue par le mouvement, a dû tomber. En résumé, Charles X n'a jamais connu la France actuelle. Il n'a jamais pu comprendre que l'on pouvait lui être fidèle et aimer la liberté. Il est resté dans une pureté de sentiments d'émigration au-dessus de toute croyance. Il ne prenait pas la peine de la déguiser. Vivant familièrement avec lui, il m'est souvent arrivé de lui faire remarquer les anniversaires de nos victoires. Son impression était toujours pénible. On voyait se renouveler, chez lui, celle qu'il avait ressentie la première fois. Son frère en éprouva peut-être autant, mais il avait l'habileté de le cacher, et même il avait l'air de s'associer à nos souvenirs.

Cette malheureuse dynastie a été perdue d'abord par le défaut absolu de talent et le goût décidé chez elle pour la médiocrité; ensuite par son éloignement invincible pour tout ce qui avait de la noblesse, de la force et de l'élévation; par son ignorance des choses de ce monde; par son mépris profond pour ce qui n'était pas elle; par cette faiblesse innée envers tout ce qui composait son misérable entourage; par l'influence du clergé, trop évidente, et dont l'action dans les affaires est si en opposition avec l'opinion publique; par sa mauvaise foi dans toutes ses démarches et le rêve continuel de pouvoir absolu qui aurait mis entre les mains de pygmées, sous des auspices bien différents et dans de bien autres circonstances, l'épée de Napoléon, dont le poids seul les aurait écrasés; enfin, en dernier lieu, par cette ignorance du prix du temps, qui a empêché de rien faire à propos, quoique cependant on se soit toujours résolu à tout, mais toujours trop tard.

Au moment de la crise, le complément des causes de la chute a été dans la stupidité, l'imprévoyance et l'infatuation des dépositaires du pouvoir. Jamais M. de Polignac n'avait prévu la moindre chance de résistance. Les prières, demandées à de saints archevêques pour le succès de ses entreprises, lui avaient paru un moyen suffisant pour l'assurer. Quoique d'une ignorance sans exemple, il avait pris sous sa direction la présidence du conseil, le portefeuille des affaires étrangères et celui de la guerre; et le malheureux était si étranger au service militaire, qu'il ne savait pas lire dans un état de situation et ne connaissait pas la différence de l'effectif au présent sous les armes. Jamais imprévoyance semblable à la sienne ne présida à une entreprise aussi sérieuse.

Même après le premier acte de la catastrophe, quelques chances de salut existaient encore. Si les représentants des grands souverains de l'Europe à Paris eussent eu du courage, de la présence d'esprit et du dévouement à la cause de la légitimité, le jour même de l'évacuation de Paris par les troupes royales, les ambassadeurs auraient dû en sortir et se grouper autour du roi à Saint-Cloud. Leur attitude eût fait éprouver une salutaire crainte aux factions, et M. le duc d'Orléans, qui est circonspect par caractère, eût été frappé d'une protestation aussi formelle. Il eût hésité à se charger du fardeau d'une couronne acquise avec de si grands dangers. Le corps diplomatique, auprès de Charles X, eût pris sur la conduite, sur les résolutions de ce prince, un ascendant salutaire, et contribué à soutenir son courage et sa persévérance. Mais aucun des représentants des grandes puissances ne se trouvait à la hauteur de ses devoirs.

D'Appony, ambassadeur d'Autriche, honnête homme, mais dépourvu d'esprit et de force, après avoir constamment caressé les illusions des ultra-royalistes et des membres de la Congrégation, était peu propre à prendre cette dictature. Stuart, ambassadeur d'Angleterre, dont l'inimitié contre la France et les Bourbons ne s'est jamais démentie, ne pouvait pas non plus exercer un grand pouvoir sur l'esprit de Charles X. Restait donc Pozzo di Borgo, ambassadeur de Russie. Celui-là connaissait bien les intentions positives et formelles de son souverain. Lui-même voyait sa gloire intéressée à sauver une Restauration à laquelle il avait puissamment contribué; mais, sans aucun courage personnel, il perdit la tête dans le péril, et, occupé de ses richesses si récemment acquises, il ne fut frappé que de la crainte de les perdre. On dit que, pendant le combat du 27 au 28, il offrait le plus misérable spectacle aux gens de sa maison. Il craignait la mort. Il craignait le pillage. Aussi se tint-il caché pendant la crise, et, aussitôt qu'elle fut passée, il courut au secours du vainqueur, dans l'espoir de contribuer au crédit public, auquel sa fortune était fortement intéressée. Si Pozzo eût été un homme de coeur, d'un caractère noble et élevé, qu'il eût entraîné le corps diplomatique à sa suite à Saint-Cloud, il eût conservé le trône à Charles X, ou au moins à son petit-fils. Il eût placé son nom à une grande hauteur dans l'histoire. Mais qu'espérer d'un révolutionnaire transfuge, toute sa vie ennemi de son pays, fauteur de ses discordes et d'une avidité sans exemple et sans bornes?

J'ai été placé, en peu d'années, deux fois dans des circonstances qui ne se renouvellent ordinairement qu'après des siècles. J'ai été témoin actif de la chute de deux dynasties. La première fois le sentiment le plus patriotique, le plus désintéressé, m'a entraîné. J'ai sacrifié mes affections et mes intérêts à ce que j'ai cru, à ce qui pouvait et devait être le salut de mon pays. La seconde fois, je n'ai eu qu'une seule et unique chose en vue, l'intérêt de ma réputation militaire; et je me suis précipité dans un gouffre ouvert dont je connaissais toute la profondeur.

Peu de gens ont apprécié le mérite de ma première action. Elle a été au contraire l'occasion de déchaînements, de blâmes et de calomnies qui ont fait le malheur de ma vie. Aujourd'hui, je suis l'objet de la haine populaire, et il est sage à moi de considérer ma carrière politique comme terminée.

Ainsi se sera accomplie une prédiction que j'ai souvent faite à mes amis, en voyant la maison de Bourbon marcher constamment à sa perte. Je leur avais dit souvent: «Par suite de la bizarrerie de ma destinée, après avoir brisé mon coeur en sacrifiant l'amitié à mon pays, je serai réduit à combattre pour des opinions opposées aux miennes, et à mourir pour des princes qui ne peuvent parler d'une manière puissante ni à mon esprit ni à mes affections.»

En quittant la France, je m'étais séparé de ma famille militaire, d'officiers dont plusieurs avaient été les compagnons de mes travaux passés, et les autres, plus jeunes, partageaient seulement ma fortune présente. J'en choisis un parmi les derniers, le baron de la Rue, chef d'escadron, pour m'accompagner dans mon exil. En me suivant, il regardait comme une faveur d'être admis à partager la vie décolorée que j'allais mener, et que rien ne semblait devoir embellir. J'acceptai le sacrifice qu'il me faisait et dont je sentais tout le prix. Il l'aurait continué pendant toute ma vie si mon estime et mon affection pour lui ne m'avaient déterminé à y mettre un terme. Un égoïsme condamnable eût pu seul permettre qu'un officier aussi distingué, aussi intelligent, aussi brave, et dans lequel il y a de si puissants éléments pour une carrière brillante, se consacrât sans mesure à rendre des soins à un vieux chef dont la vie politique et militaire était finie. Pendant dix-huit mois, il a été mon compagnon d'infortune, et son amitié a été une grande consolation pour moi. Mais, après ce temps, j'exigeai de lui qu'il allât remplir la vocation d'un soldat, qui est de servir son pays, et qu'il restât fidèle à la religion de la patrie. Il s'y est décidé, et, au moment où je retouche ces Mémoires, je vois avec plaisir quels succès constants ont signalé chacune de ses actions. Aucun étonnement n'en est résulté pour moi, car je sais qu'il y a autant de hautes facultés dans son intelligence que de nobles sentiments dans son coeur.


De la rade de Spithead je me rendis à Portsmouth, et de là à Londres. L'opinion, à Portsmouth, était en harmonie avec celle qui avait fait la révolution de France. Elle rendait toute la population hostile aux Bourbons. Des écriteaux insultants étaient placés dans toutes les rues, et les trois couleurs arborées dans beaucoup de lieux. Je passai vingt-quatre heures dans cette ville pour prendre quelques arrangements de voyage, sans y éprouver cependant aucun désagrément particulier.

Portsmouth est du très-petit nombre des places fortes d'Angleterre. Le pays, il est vrai, n'en a pas besoin. Défendu, comme il l'est, par une multitude de citadelles flottantes et avec un peuple animé d'un si grand patriotisme et de tant d'énergie, il n'a rien à craindre des étrangers. Portsmouth se compose de diverses parties distinctes et séparées, mais présentant un grand ensemble. La partie la moins complète m'a paru celle qui défend la rive occidentale du port. Je n'ai pas vu cette ville assez en détail pour pouvoir porter un jugement sur sa force; mais ce qui me frappa, c'est la manière dont les fortifications sont entretenues; on y trouve une recherche et des soins minutieux, cachet ordinaire de ce qu'on voit en Angleterre.

J'arrivai à Londres le 19 août, et, malgré la stérilité apparente du sol couvert de bruyère que je trouvai sur ma route, je fus frappé de l'aisance et du bien-être, dont les signes étaient évidents partout, de la grande quantité de jolies maisons de campagne dont le pays était semé, et de l'élégance des petites villes que je traversai. L'entrée de Londres ne parla pas à mon imagination. On se trouve dans cette grande ville, pour ainsi dire, sans s'en douter. On rencontre une agglomération immense d'habitations qui change plusieurs fois de nom, et, tout à coup, on est au milieu de Londres, d'une manière presque imprévue. Il en est de même de tous les côtés, et on est bientôt porté à se demander comment une semblable multitude peut subsister.

Londres, sous divers noms, c'est l'immensité, c'est un grand pays tout couvert d'habitations. Jusqu'à Greenwich, qui est à six milles de Londres, on ne quitte ni les rues ni le voisinage des maisons. Il est impossible de rendre la sensation d'un voyageur tout à la fois susceptible d'impressions et de raisonnement. Assurément Paris est une plus belle ville. Il y a chez nous plus de cette grandeur qui tient à la dignité d'un grand peuple, à une ancienne puissance, au luxe, dont les arts sont la parure. Nos habitations particulières ont quelque chose de plus grandiose. Enfin Paris, l'ancienne capitale d'un grand royaume, puissant depuis une succession de siècles, porte un caractère dont Londres, d'une origine assez récente, est dépourvue. On reconnaît, en cette ville, le produit d'un élément nouveau et variable dans sa nature, le commerce et l'industrie.

Je passai dix jours à Londres, et, comme j'employai bien mon temps, ces dix jours me suffirent pour voir tout ce qu'il y a de curieux. Les établissements les plus remarquables, sans contredit, sont les docks, ports creusés destinés à recevoir les bâtiments de commerce du plus grand tonnage. L'étendue de chacun d'eux est telle, qu'elle égale et surpasse même celle de nos ports de commerce les plus beaux, celle du port de Marseille, par exemple. Des bâtiments les environnent dans tout leur pourtour et servent de magasins vastes et commodes. Les docks appartiennent à de simples compagnies.

J'admirai beaucoup le tunnel, ouvrage d'un ingénieur français, M. Brunel, inventeur des plus belles machines employées dans les arsenaux, et dont le génie a été consacré à la prospérité de l'Angleterre. Ce tunnel, dont toute l'Europe s'est occupée, est exécuté à moitié. Il sera besoin de grands efforts pour le terminer. Cet immense travail, s'il est jamais fini, montrera ce que peuvent la volonté et l'intelligence de l'homme. Les procédés ingénieux et hardis employés dans ces travaux sont très-curieux et d'un vif intérêt; mais il serait trop long d'en faire le récit et d'en raconter les détails.

Les constructions publiques à Londres, le palais de Saint-James, Westminster, etc., m'ont paru sans grandeur et sans dignité. Les parcs sont de grandes prairies fort vastes, mais décorées par peu d'arbres. L'absence presque constante du soleil les rend, il est vrai, peu nécessaires. En général, excepté dans le nouveau quartier de Regent-Park, les façades des maisons sont sans architecture et sans aucune élégance. La rue de Regent-Street, qui présente une double colonnade formant des galeries devant les boutiques, a été créée récemment dans un vieux quartier démoli. C'est aujourd'hui la plus belle rue de Londres. Là se trouvent réunies les richesses mercantiles et la population la plus active.

Je fus accueilli avec empressement et bienveillance par ce qu'il y a de plus élevé en Angleterre, qui se trouvait alors à Londres. J'allai chercher le duc de Wellington sans le trouver, mais il vint bientôt chez moi et me fit une longue visite. Je lui racontai nos tristes événements, dont il n'était encore informé que d'une manière assez confuse. Je lui témoignai le désir de voir l'établissement de Woolwich, si célèbre, seul établissement pour l'artillerie de terre, et où toute la magnificence des Anglais dans les choses utiles se trouve déployée. Un officier fut chargé de me conduire et de m'accompagner. J'avais cru faire cette visite d'une manière obscure et modeste; mais, quand j'arrivai, je trouvai toutes les troupes d'artillerie sous les armes, les établissements ouverts, et tout me fut montré avec le plus grand détail. Les troupes exercèrent pour me faire connaître leur méthode et me faire juger leur pratique. Je partageai l'admiration de chacun, en voyant toutes les richesses renfermées dans cet arsenal, le bon ordre qui y règne, la bonne entente dans les arrangements, et je me convainquis que cet établissement d'artillerie est le plus grand, le plus complet et le mieux tenu de toute l'Europe.

J'avais d'abord eu la pensée de me rendre sur-le-champ d'Angleterre en Russie. Les anciennes bontés de l'empereur Nicolas me faisaient espérer d'y trouver un refuge et un appui. Cependant je pensai devoir rester quelque temps à portée de la France, afin de connaître plus facilement la marche que prendraient la révolution et les événements qui me concernaient. Demeurer en Angleterre eût été ruineux. Je résolus de me rendre en Hollande. Je me faisais une sorte de consolation de revoir ce pays où j'avais commandé autrefois, et où j'avais été si heureux! En m'y rendant j'espérais reprendre mes souvenirs dans l'ordre des actions de ma vie passée. Je devais d'ailleurs y trouver l'avantage de correspondre facilement avec mes amis, afin de m'entendre avec eux pour adopter, dans mes intérêts, la meilleure conduite à tenir à l'occasion du procès des ministres de Charles X, qui était au moment de commencer. En conséquence, je partis pour Amsterdam.

Une fois arrivé et livré, dans le silence, à toutes les réflexions que ma position présente, le passé et l'avenir pouvaient m'inspirer, je scrutai profondément mon coeur, et je trouvai qu'il n'y avait pour moi d'autre parti à prendre que de me vouer au repos, en renonçant d'une manière absolue à tous les calculs de l'ambition. En supposant de la part de quelque souverain étranger assez de bienveillance pour moi pour m'offrir du service, il n'était ni dans les intérêts bien entendus de ma réputation, ni dans la convenance de ma vie passée et de mes antécédents, de recommencer ma carrière. La guerre ne pouvait plus jamais avoir lieu qu'entre la France et le reste de l'Europe. Je ne voulais pas, je ne pouvais pas porter les armes contre mon pays, ni me battre contre l'armée où j'avais passé ma vie et à laquelle j'avais voué toutes mes affections. Le service que je prendrais à l'étranger n'aurait rien d'honorable pour moi, puisque aucune chance de gloire, comme aucune charge, n'en serait la conséquence. Il y aurait en outre de l'injustice à usurper, moi étranger, une dignité appartenant à ceux qui l'auraient méritée sous leurs propres drapeaux. Enfin je cherchai à envisager les choses sous leur vrai point de vue, à tirer nettement les conséquences d'une position déterminée, et je conclus que la seule chose raisonnable pour moi était de ne plus prétendre à rien, de vivre tranquille avec quelques amis, au milieu de mes souvenirs, en faisant des voeux pour la prospérité de mon pays, sans me séparer de lui, et de me placer en esprit dans la postérité. Je serai sans doute fidèle à cette règle de conduite pendant le temps qui me reste encore à vivre.

J'envoyai à Paris mon adhésion dans les limites du temps que la loi avait prescrit. Mon but, en faisant cet acte, était de déclarer que, sans vouloir servir le nouvel ordre de choses, ce à quoi j'étais bien résolu, je ne conspirerais jamais contre lui. Je voulais aussi, en gardant ma position légale, me réserver le droit, si la patrie un jour était menacée de grands dangers, de venir lui offrir mon épée, mon bras et mon sang pour la défendre.

Je me mis en route pour Vienne, où des affaires d'intérêt m'appelaient d'abord. Mon seul moyen d'existence était ma rente sur le gouvernement autrichien, et je devais m'en assurer la jouissance sans contestation. De là, je comptais faire une course momentanée en Russie, motivée par mon respect, mon attachement et ma reconnaissance pour l'empereur Nicolas, et revenir m'établir à Vienne, ville destinée à devenir ainsi ma seconde patrie, jusqu'à l'arrivée de temps plus heureux. Je partis donc d'Amsterdam, et j'arrivai à Vienne le 18 novembre. Le voyage d'hiver que je comptais faire à Saint-Pétersbourg, d'abord empêché par la révolte de la Pologne, le fut ensuite par le choléra. Plus tard, il ne me parut plus opportun, et je restai à Vienne.

Je trouvai, à mon arrivée à Vienne, le prince de Metternich, et je le vis immédiatement. Son accueil fut bienveillant et amical. Je le mis au fait de ma position et de la manière dont j'envisageais mon avenir. Il y donna une approbation qui me confirma dans mes résolutions. Je lui racontai, dans plusieurs conversations et avec le plus grand détail, les événements qui venaient de changer la face de l'Europe, et dans lesquels j'avais pris une si malheureuse part. Il comprit tout avec une sagacité rare, et tel fut dans son esprit l'effet de ces récits, que voici son jugement d'alors sur les Bourbons: «Les Bourbons ont perdu la France et le pouvoir pour avoir été conduits et dominés par l'esprit d'émigration, par l'ambition du clergé, et le complément s'est trouvé dans le manque absolu d'esprit et de calcul qui a caractérisé toutes leurs actions.»

Ce jugement est le résumé le plus clair, le plus vrai du gouvernement de la France depuis la Restauration jusqu'au 27 juillet 1830.

La question s'établit de savoir si M. le duc d'Orléans avait conspiré contre le trône. Je dis au prince que je ne le croyais pas. Il n'avait pas conspiré directement, et la preuve s'en trouvait dans le peu de forces dont il avait été investi au moment où il avait eu le pouvoir; mais je pensais qu'il avait prévu la révolution et s'était préparé de bonne heure à en profiter. À cet effet, il n'avait négligé aucun moyen de se populariser et de flatter les chefs libéraux. Il avait certainement causé un grand tort au roi en blâmant trop haut la marche du gouvernement; mais, pour une action directe, pour une entreprise déterminée et dans un but immédiat, il en était innocent. Le prince fut de mon avis, et à cette occasion il me raconta deux anecdotes assez curieuses et qui prouvent combien la pensée de monter sur le trône un jour, au moyen d'une révolution amenée par un mauvais gouvernement, était ancienne dans l'esprit de M. le duc d'Orléans.

En 1815, et après le retour de Gand, M. le duc d'Orléans vint faire une visite au prince de Metternich. Il lui dit qu'il devait connaître toute l'impopularité des Bourbons de la branche aînée en France, et à quel point ils étaient dépourvus de capacité; qu'une nouvelle chute se préparait évidemment pour eux; et il lui demanda si les puissances étrangères lui donneraient l'assistance de leur sanction, dans le cas où lui-même serait appelé à les remplacer sur le trône.--Le prince lui répondit négativement d'une manière formelle.

Plus tard M. le duc d'Orléans fit faire au prince Eugène l'ouverture suivante. Il lui fit dire qu'il était superflu de démontrer que les Bourbons ne pouvaient pas régner; lui, duc d'Orléans, et Eugène avaient chacun leurs partisans, et il lui proposait de les réunir pour (le cas d'une révolution arrivant) donner la couronne à celui des deux qui aurait le plus de suffrages. Eugène répondit que, si jamais la France était de nouveau en révolution, son influence serait au profit du fils de son bienfaiteur. Eugène fit connaître cette démarche et cette réponse à l'empereur d'Autriche.

En résultat, M. le duc d'Orléans a poussé de toutes ses forces à la démolition de l'édifice, persuadé qu'il trouverait le moyen de se loger dans ses décombres.

Quand j'arrivai à Vienne, la cérémonie du couronnement du roi de Hongrie venait d'avoir lieu à Presbourg. Je regrettai beaucoup de n'avoir pas hâté mon voyage afin d'en être témoin; mais à cette époque j'avais peu d'attrait pour me présenter dans des lieux de réunion, d'éclat et de fêtes. Cette cérémonie, une des plus curieuses et des plus augustes que l'on puisse voir, est unique par les circonstances qui l'accompagnent. Elle se fait en plein air et rappelle le moyen âge. La beauté des costumes et des chevaux, la présence de cette noblesse libre et guerrière, les serments prêtés par le souverain d'exécuter les lois du pays et de défendre la patrie, l'arrivée du roi sur un tertre élevé, d'où il fend l'air avec son sabre dans la direction des quatre points cardinaux, annonçant ainsi qu'il saura faire face à tous ses ennemis, les évêques et les prélats avec leurs ornements pontificaux, montés sur des chevaux richement caparaçonnés, tout cela place l'origine de cette cérémonie à l'époque où la nation hongroise était nomade et composait une grande tribu.--Après avoir vu les sacres de Reims et de Moscou, celui-ci eût été curieux à leur comparer; mais je n'eus pas d'abord la pensée d'aller le voir, et, quand le désir m'en vint, il était trop tard.

L'empereur vint à Vienne le 21. Deux jours après, il daigna me donner audience. Ma position particulière, qui était si singulière, me fit désirer de ne prendre aucun caractère et aucune couleur: car, si j'ai reconnu le gouvernement actuel pour rester Français et conserver une position sociale que quarante ans de travaux et beaucoup de sang versé m'ont valu, mon intention n'est pas de le servir. L'empereur accueillit cette demande avec bonté, et, chaque fois que je l'ai vu depuis, il en a été de même. L'audience de l'empereur dura plus d'une heure. Il me fit les questions les plus détaillées sur les événements de Juillet, sur la retraite et le départ de la famille des Bourbons. Il blâma le manque de foi montré par les ordonnances, l'imprévoyance et la faiblesse qui avaient présidé à toutes les mesures, jugea d'une manière saine, mais avec intérêt et pitié, la famille royale. De mon côté, j'établis les faits avec vérité, mais avec mesure et réserve, et en indiquant plutôt les fautes qu'en exprimant le blâme.

J'entretins l'empereur de ma situation personnelle, telle que je l'avais conçue. L'empereur me parla du duc de Reichstadt avec éloge. Il l'aimait beaucoup et avec raison; car, indépendamment de beaucoup de qualités, ce jeune prince était charmant pour lui. L'empereur me dit: «Il est bon, instruit, spirituel et dévoré de la passion du service militaire.» Il avait exprimé, ajouta-t-il, de l'intérêt pour les Bourbons lors de la catastrophe, et lui avait dit qu'il serait heureux de contribuer à les remettre sur le trône. L'empereur m'ayant dit ce propos, sa vérité est incontestable; mais, depuis, j'ai demandé au comte Maurice Dietrichstein si son élève lui avait montré ces sentiments. Celui-ci m'a assuré que ceux qu'il éprouvait réellement étaient tout contraires. J'ai conclu que le jeune homme, croyant et voulant être agréable à son grand-père, avait exprimé, en cette circonstance, autre chose que sa pensée. Au surplus, les sentiments du duc de Reichstadt étaient fort différents en faveur de la branche aînée ou de la branche cadette. Il reconnaissait à la première des droits; il avait été élevé avec le respect qu'inspire la possession du pouvoir; mais, quant à la seconde, c'était tout autre chose; et il a dit plus d'une fois: «Puisque ce ne sont pas les Bourbons légitimes qui règnent, pourquoi pas moi? car moi aussi j'ai ma légitimité.»

Cette révolution de Juillet, en lui révélant des droits que les circonstances pouvaient l'amener à faire valoir, l'a remué profondément. Elle a exalté ses facultés, son esprit, et contribué à développer la maladie dont il est mort.

L'empereur me parla du projet adopté, dès cette époque, par Charles X et sa famille de se retirer en Autriche, de l'accueil qu'il y recevrait et de l'assentiment à cet égard de tous les souverains de l'Europe. Il ajouta en riant: «Je lui ai offert la résidence de Brunn. S'il l'accepte, je changerai de garnison mon petit-fils et je le placerai ailleurs.» En ce moment Brunn servait d'habitation au duc de Reichstadt.

L'empereur me congédia et me donna l'assurance de sa protection, de ses bontés, et du plaisir qu'il avait à me voir choisir ses États pour asile.

J'allai voir l'archiduc Charles, dont j'ai l'honneur d'être connu depuis longtemps. J'eus une conversation d'une heure avec lui sur les événements de Paris, sur les campagnes auxquelles j'ai pris part, sur la nouvelle organisation de l'artillerie en France, enfin sur les ouvrages militaires dont l'archiduc est l'auteur, tous ouvrages classiques que les gens de guerre ne sauraient trop lire et méditer.

Pendant notre conversation, l'archiduc reçut la visite de sa fille l'archiduchesse Thérèse, aujourd'hui reine de Naples, charmante princesse, âgée alors de quatorze ans. Il eut la bonté de lui dire en me présentant à elle: «Si vous saviez bien l'histoire, vous connaîtriez déjà le maréchal.»

J'ai pensé que dans ma position, et vu le peu d'exigences de la famille impériale, je devais borner là mes visites aux princes qui la composent. Je leur ai été seulement présenté dans le monde sans cérémonie. Plus tard, je vis l'archiduc Jean chez lui; j'eus avec lui une longue conversation que son esprit remarquable, ses connaissances et des antécédents militaires qui nous étaient communs rendirent pleine d'intérêt pour moi.

Le prince de Metternich me présenta dans les meilleures maisons. Ce fut sous ses auspices que j'entrai dans la société. Cette société de Vienne étant chose à part, il y a quelque intérêt à la faire connaître. D'abord elle se compose de la plus haute aristocratie de l'Europe. C'est un reste de cet ancien empire où l'empereur avait pour sujets et pour serviteurs des princes, qui eux-mêmes étaient souverains. On rencontre sans cesse des grands noms, des gens qui ont des alliances plus ou moins rapprochées avec des maisons souveraines et des têtes couronnées. Un Français éprouve une sensation extraordinaire, en entendant des gens du monde parler familièrement d'un oncle, d'un beau-frère où d'un cousin, qui est roi ou empereur, quand il réfléchit à l'effet singulier et presque ridicule que fait, dans la meilleure compagnie à Paris, l'arrivée du plus petit prince étranger. Ici il y a une atmosphère d'égalité qui fait disparaître toutes les distances, et ne laisse subsister que celles résultant de la bonne éducation et du sentiment des convenances. Le nombre des individus qui composent la société étant assez borné, il résulte de ce que je viens de dire une grande aisance et une grande facilité dans les rapports habituels. On se voit beaucoup, on se voit sans étiquette et sans façon. On se traite avec politesse et bienveillance. On a l'air même de s'adorer, et puis, au milieu de tout cela, il n'y a aucune intimité réelle.

La disposition du matériel de la ville de Vienne, et la manière dont cette ville est habitée, contribuent aussi aux moeurs de la société. Vienne, qui est la capitale d'un grand empire, et dont la population est de trois cent cinquante mille âmes, se trouve cependant dans les conditions d'une petite ville pour la haute classe, et elle en a les moeurs. La ville, proprement dite, est enceinte d'un rempart à douze bastions. Dans cette étendue ainsi fort restreinte, elle ne renferme que cinquante-quatre mille habitants. Tous les grands seigneurs, tous les gens riches, tous les magasins, en un mot, toutes les richesses, y sont réunies. Les faubourgs sont habités par le peuple, et renferment les ateliers et les ouvriers. Tous les membres de cette grande aristocratie sont donc réunis forcément d'une manière intime, et se rencontrent sans cesse. Chacun sait, à toute heure du jour, ce qui se passe chez son voisin. Des nouvelles circulent sans cesse sur les actions de tout le monde, sont colportées et répétées. Si l'empereur Joseph eût fait démolir les remparts et concédé les glacis pour y bâtir, les moeurs de Vienne seraient tout autres. Chaque grand seigneur eût construit un palais dans le lieu de son choix. Libre et disposant d'un grand emplacement, il eût donné à son habitation des dépendances en rapport avec sa fortune, dépendances qui l'eussent isolé. Loin des individus de sa caste, il aurait vécu pour lui-même, sans s'occuper des autres. De riches bourgeois, établis dans son voisinage, seraient entrés en rapport avec lui, et il se serait bientôt trouvé le centre d'une société mixte, comme il en existe à Paris et à Londres. Alors la haute classe n'eût plus été entièrement isolée. Une société plus nombreuse aurait donné lieu à la composition de diverses coteries, dont les éléments eussent été basés sur d'autres principes que la naissance. Pour peu qu'on y réfléchisse, on est frappé des conséquences qui fussent résultées de ce seul changement matériel pour l'ordre social.

J'ai expliqué la cause et la facilité des relations et des liaisons superficielles; je vais dire maintenant pourquoi ces amitiés ne sont pas plus profondes. D'abord la société, quoique assez peu nombreuse, l'est trop cependant pour l'intimité, tout en admettant la familiarité. Ensuite les familles elles-mêmes, composées d'un grand nombre d'individus, suffisent aux liaisons véritables, et encore l'amitié portée à un certain degré est-elle assez rare, même entre les femmes de la même famille. Ajoutez à cela que les jeunes femmes ont une tenue très-sérieuse et même sévère, et on comprendra qu'il en résulte beaucoup de froid dans la société. Les femmes âgées étaient, assure-t-on, tout autres dans leur jeunesse; mais les femmes de trente-cinq à quarante-cinq ans, que l'on doit compter certainement parmi les femmes de l'Europe dont la conduite est la plus régulière, sont au contraire d'une pruderie extrême. Elle va jusqu'à ne point comprendre la possibilité d'une amitié vive et pure entre les individus de différents sexes. Mais la génération qui suit semble revenir aux anciens errements, et rentrer dans les habitudes de ses grand'mères. Enfin toute cette société de Vienne est parfois soumise à l'influence de quelques femmes âgées qui y ont usurpé le pouvoir et y font la loi.

Un mot maintenant sur la manière d'être des hommes et des femmes sous les rapports de l'esprit, de l'instruction et des qualités sociales. Une si grande différence existe entre les deux sexes de la même classe, qu'on a peine à la concevoir. Les hommes, à très-peu d'exceptions près, ne sont pas distingués; leurs goûts sont vulgaires; ils aiment les plaisirs faciles et mènent une vie dissipée. L'explication de ces moeurs, pour ceux qui servent dans l'armée, se trouve dans la lenteur de l'avancement et le séjour prolongé dans des villages de Hongrie, où les jeunes officiers, privés de ressources, finissent par devenir étrangers aux habitudes du monde. De retour à Vienne ils s'y trouvent gênés. Ils prennent alors des goûts de mauvaise compagnie et ils vivent entre eux. Les femmes ainsi abandonnées ne sont l'objet d'aucun hommage, d'aucun soin, et cependant elles en méritent beaucoup. En général, celles-ci sont belles et le sang de la haute classe est aussi remarquable que celui de la classe inférieure. Les femmes reçoivent une éducation extrêmement soignée. Leur instruction est étendue. Elles parlent le français avec élégance et sans accent. Elles sont aimables dans l'acception française la plus étendue. J'en ai compté jusqu'à vingt-huit dans un cercle assez étroit, qui seraient avec raison très-remarquées à Paris.

Les grands noms qu'elles portent font encore ressortir cette amabilité, si rare ailleurs. On doit placer au premier rang de la noblesse autrichienne, la maison de Liechtenstein. Le nombre des individus qui la composent, les très-grandes richesses qu'elle possède, lui donnent une grande importance. Elle est fière et orgueilleuse avec ses égaux, mais elle est populaire dans le peuple et la bourgeoisie. Cette popularité vient, en grande partie, de ce que tous les hommes de cette famille ont toujours servi dans l'armée et ont bien rempli leur tâche dans les longues guerres qui viennent de finir. On accuse le prince Jean de Liechtenstein, dont les services militaires sont sans douté honorables par la bravoure brillante qu'il a toujours montrée, mais dont les talents peuvent être contestés, d'avoir signé, en 1809, les préliminaires de la paix, qu'il était seulement autorisé à négocier. Napoléon donna un grand éclata ces préliminaires qui devaient rester secrets, et le mouvement de l'opinion publique en faveur de la paix était trop prononcé, pour que l'empereur d'Autriche pût se dispenser de la ratifier. À cette occasion le comte de Stadion, alors premier ministre, ayant le portefeuille des affaires étrangères, donna sa démission, ne voulant pas attacher son nom à la ratification d'un traité de paix qu'il regardait comme désastreux pour l'Autriche, la croyant en mesure de continuer la guerre. Le comte de Stadion désigna alors à l'empereur François le prince de Metternich comme étant l'homme le plus propre à le remplacer dans les circonstances présentes.

Les femmes de cette famille sont bien élevées, charmantes et fort vertueuses. La princesse Jean de Liechtenstein, par sa taille et son grand air, rappelle les matrones romaines, et sa nombreuse famille, composée de onze enfants vivants, semble lui donner une sorte de magistrature.

Toutes les femmes nées princesses de Schwarzenberg sont remarquables par un esprit fin, une grande instruction et des manières charmantes. La comtesse de Mier, dont l'âge avancé ne diminue en rien l'amabilité, réunit à une grande douceur un adorable caractère, une grande indulgence pour la jeunesse, un esprit étendu et une activité peu commune, activité digne, car elle ne porte que sur des devoirs ou des choses utiles. Fort instruite, elle prend part avec ardeur à tout ce qui concerne le développement des facultés de l'esprit, et son âme se montre tout entière à chaque occasion. Sa nièce, la comtesse Valentin Esterhazy, n'était pas une nouvelle connaissance pour moi, je l'avais vue anciennement à Paris; elle et son mari, le comte Valentin Esterhazy, me firent l'accueil le plus cordial. Je trouvai dans cette famille le bienveillant intérêt qu'il est si doux de rencontrer loin de son pays; et, dans les tristes circonstances qui m'éloignaient de la France, j'y fus doublement sensible. Jeune encore, la comtesse joint à la plus haute raison l'amabilité la plus remarquable; aussi est-elle chérie de tout ce qui la connaît. Une bienveillance universelle lui est acquise, et, quand elle entre dans un salon, une expression de plaisir et de joie se montre sur toutes les figures. Aucun devoir ne lui coûte, et jamais elle n'a manqué à aucun; et cependant elle a, plus d'une fois dans sa vie, eu l'occasion d'en remplir de pénibles. Le dévouement est dans sa nature, comme la séduction qu'elle exerce partout. Jamais être au monde ne mérita plus l'affection qu'elle inspire et la considération publique qui est son apanage.

Enfin les femmes de Vienne présentent un ensemble qu'on ne rencontre nulle part. Les étrangers distingués sont bien accueillis; mais, après les premières politesses d'usage, il leur faut longtemps pour arriver à obtenir d'entrer dans une certaine intimité. On croit y atteindre tout d'abord, à cause de la politesse aisée qui règne partout; mais on est dupe des apparences et d'une fausse bonhomie. Il leur faut longtemps pour se faire adopter en réalité par une société qui semblait disposée d'abord à les comprendre dans ses habitudes et ses affections. Ce n'est qu'après un temps d'épreuve fort long qu'on atteint au but désiré, et quelquefois on n'y arrive jamais.

L'indépendance de la société de l'influence de la cour ne saurait s'exprimer. Comme la cour se montre rarement, et que dans les habitudes de la vie on peut même dire qu'il n'y a pas de cour, la société est fort peu en contact avec la famille impériale, et celle-ci peut difficilement exercer une grande action, par ses manières, sur ce qui se passe. Jamais donc, dans aucun pays, le gouvernement ne s'est moins mêlé qu'à Vienne des affaires des particuliers. Cela tient aussi au caractère personnel de l'empereur et aux moeurs de la famille impériale. L'empereur gouverne comme la Providence. On ne le voit nulle part, et partout on sent sa main protectrice. Aussi ce pays jouit-il d'une liberté véritable, effective, et il n'y a que les ennemis de la société qui aient raison de redouter le pouvoir. La richesse des hautes classes et leur dignité de caractère contribuent aussi à cet esprit d'indépendance. Comme la loi est égale pour tous, il n'y a aucune faveur à espérer, aucune injustice à redouter, et personne n'imagine de faire la cour aux ministres. Chacun est classé; ses droits sont établis, et l'on vit sans s'occuper de savoir qui commande, je citerai un exemple presque incroyable, mais qui prouve ce que j'avance d'une manière sans réplique.

J'avais dîné un jour chez la princesse Palffy avec dix ou douze personnes, toutes de Vienne et appartenant à ce qu'il y a de plus considérable. Une demi-heure après le dîner, entre un monsieur d'un certain âge et de bonnes manières, que personne ne connaît. Tout le monde s'interrogeait du regard, et un embarras général en était le résultat, lorsqu'il se trouva parmi les convives un individu qui le fit cesser, en prévenant le maître de la maison que l'inconnu était le comte de Mittrowsky, grand chancelier de Bohême (ce qui répond à notre ministre de l'intérieur), qui occupait cette place importante depuis cinq ans. On n'accusera pas de se prosterner devant le pouvoir une noblesse qui vit dans une pareille ignorance de ceux qui en sont les dépositaires. En France, un homme qui a été ministre de l'intérieur pendant quinze jours est connu de tout Paris et a reçu les hommages de tout ce qui peut se présenter chez lui.

Tel est, en résumé, le caractère et la physionomie de la société de Vienne; mais j'ajouterai encore un mot. Les rapports fréquents, journaliers qui existent entre tout le monde, et les habitudes de commérage, dont j'ai expliqué la cause, sont rarement animés par la bienveillance. Les gens qui semblent le plus liés disent assez volontiers du mal les uns des autres, et trouvent toujours des auditeurs pour les écouter et pour répandre les médisances et les calomnies qu'ils débitent. L'amitié, dont le devoir est avant tout d'être juste, ensuite indulgente et discrète, qui, en France, est quelquefois si courageuse, se tait ici, quand elle ne s'associe pas aux accusations. Les absents ont presque toujours tort à Vienne; car rarement les présents sont occupés ù les défendre. Tout se dit, se répète, se commente, et souvent se travestit. C'est par excellence un pays de formes, où l'on trouve, en fait de sentiments, les apparences beaucoup plus souvent que les réalités. On conçoit que je ne parle qu'en générai. Sans doute il y a de grandes et d'honorables exceptions si cet état de choses, si blessant pour le coeur et si peu conforme aux besoins et aux charmes de la société; j'en connais plusieurs, mais elles sont rares.

L'esprit du gouvernement est précisément l'opposé; tout y est réel et positif; rien n'y est donné à l'apparence, tout marche d'une manière régulière et systématique, mais aussi, il faut le dire, avec une lenteur désespérante. Dans l'intérêt des masses, cela serait parfait si la vie moyenne de l'homme durait cent cinquante ans.

Le gouvernement autrichien a un grand dédain pour l'opinion qu'on a de lui à l'étranger. Il ne s'inquiète guère que l'on se trompe complètement sur l'ordre de choses qui règne chez lui; il dédaigne une popularité européenne, que la connaissance des faits établirait infailliblement dans les esprits raisonnables. Ainsi, par exemple, en Europe, on croit en général que le paysan autrichien vit dans une grande ignorance et sous une oppression horrible, et il est, au contraire, le plus instruit, le plus riche et le plus protégé de l'Europe. Tous savent lire et écrire, et jouissent d'un bien-être matériel dont aucun autre peuple ne présente l'exemple. Leur liberté est entière, et cependant elle s'allie avec les intérêts du bon ordre. La classe qui souffre par l'effet du mode de l'administration est celle des seigneurs. En raison des charges publiques et des devoirs qui leur sont imposés, ils payent au moins moitié plus que les paysans. Tous les actes faits par un paysan avec son seigneur doivent être confirmés par l'autorité, tant on redoute l'abus de l'influence qu'il peut exercer sur lui. Si le paysan a un procès avec son seigneur, un avocat payé par l'empereur dans chaque cercle plaide pour lui. Par suite de la jurisprudence établie, pour peu qu'un cas soit douteux, la décision est contre le seigneur, comme dans le cas d'un procès entre un seigneur et l'empereur, l'empereur perd toujours, à moins que le droit ne soit tellement évident, qu'on ne puisse le méconnaître sans mauvaise foi manifeste.

Les travaux publics, dont l'importance est si grande, ont pris chaque jour, pendant ce long règne, un développement plus grand; et cependant la plupart sont ignorés. Une route a établi une communication entre la vallée de l'Adige et les sources de l'Adda par le Stelvio. Elle a exigé des travaux immenses. C'est le passage le plus élevé de l'Europe rendu praticable pour les voitures par la main des hommes, et ce magnifique monument n'est connu que des voyageurs. Nous avions fatigué l'Europe par le récit des travaux du Simplon, longtemps avant qu'ils fussent terminés, et l'on n'a jamais parlé de ceux-ci, qui sont depuis plusieurs années arrivés à leur perfection. Loin d'être charlatan comme nous le sommes en France, et comme on l'est dans d'autres pays, le gouvernement autrichien est trop modeste. Il suffirait qu'il fit connaître ses actes pour qu'on l'admirât dans ses oeuvres.

Enfui, souvent, on voit ici en pleine exécution, et depuis longtemps, des choses proposées ailleurs comme de hautes et nouvelles pensées. Quand on vient en Autriche, on est tout stupéfait de ce que l'on y trouve.

Lors de la réunion des savants d'Allemagne à Vienne, des géologues français apportèrent un échantillon de cartes souterraines dont le but était de faire connaître la composition des couches du globe, dans les différente pays. On leur montra que, dans plusieurs provinces de l'Autriche intérieure, cette carte existait depuis quelque temps et s'exécutait dans les autres.

Une opinion, assez généralement répandue, a consacré que l'Italie autrichienne est accablée d'impôts dont le produit s'envoie à Vienne. D'après un travail officiel, que j'ai vu et dont la vérité est incontestable, il est démontré que, sous l'administration française, la masse des impôts était de moitié plus forte qu'à présent; et en même temps qu'une somme très-inférieure était consacrée aux travaux publics dans le pays.

Enfin, de quelque manière que l'on envisage la question, et sauf les obstacles mis à la facilité du déplacement des individus, qui sont portés trop loin, on ne voit que des choses utiles et raisonnables dans les actes du gouvernement autrichien. Il agit en père vigilant au milieu de ses enfants. Ennemi du bruit, il semble redouter la louange comme un autre craindrait le blâme, et il cache ses bonnes actions comme il serait dans la nature des choses de cacher les mauvaises. Il se contente de faire le bien, et méprise une critique qui n'est fondée ni sur les faits ni sur la raison. Le complément du bien-être dont jouit l'Autriche, et sa garantie, étaient dans la popularité méritée de l'empereur défunt auprès de ses sujets. Accessible à tout le monde, livré sans réserve aux soins du gouvernement calme, persévérant, raisonnable, il maintenait la règle et faisait tout ce qu'un souverain pénétré de ses devoirs peut exécuter dans l'intérêt de ses peuples. Grâce à cet esprit, son long règne a traversé de grands malheurs et surmonté de grandes difficultés. Il se survit dans le règne actuel. Les moeurs politiques maintiendront cet état de choses tant que le calme durera; mais une secousse en Europe semblerait, de quelque côté qu'elle vînt, devoir amener sur ce pays de grands malheurs.

Après avoir pris poste à Vienne, un intérêt d'affection et de curiosité, tenant au plus beau temps de ma vie, devait me faire vivement désirer de voir le fils de Napoléon. Comme il était encore séquestré du monde, je n'imaginais pas pouvoir l'approcher: mais je désirais au moins l'apercevoir. Il allait quelquefois au spectacle de l'Opéra, et je me mis en mesure de m'y trouver un jour à portée de le contempler. Je ne me doutais guère alors qu'une espèce d'intimité allait bientôt exister entre nous deux. On me dit qu'il avait appris mon arrivée à Vienne avec plaisir et désirait vivement me rencontrer et me connaître. Sa prochaine entrée dans le monde devait bientôt en être l'occasion.

Le mercredi, 26 janvier, lord Cowley, ambassadeur d'Angleterre, donna un grand bal, où presque toute la famille impériale se rendit. Le duc de Reichstadt y vint avec elle. Mes yeux se portèrent avec avidité sur lui. Je le voyais pour la première fois de près et avec facilité. Je lui trouvai le regard de son père, et c'est en cela qu'il lui ressemblait davantage. Ses yeux, moins grands que ceux de Napoléon, plus enfoncés dans leur orbite, avaient la même expression, le même feu, la même énergie. Son front aussi rappelait celui de son père. Il y avait encore de la ressemblance dans le bas de la figure et le menton. Enfin son teint était celui de Napoléon dans sa jeunesse, la même pâleur et la même couleur de la peau; mais tout le reste de sa figure rappelait sa mère et la maison d'Autriche. Sa taille dépassait celle de Napoléon de cinq pouces environ.

Informé par le comte de Dietrichstein, son gouverneur, qu'il m'aborderait pendant le bal et causerait avec moi, peu de moments s'étaient écoulés, quand je le vis à mes côtés. Il m'adressa immédiatement les paroles suivantes: «Monsieur le maréchal, vous êtes un des plus anciens compagnons de mon père, et j'attache le plus grand prix à faire votre connaissance.»

Je lui répondis que j'étais vivement touché de ce sentiment, que je trouvais beaucoup de bonheur à le voir et à être près de lui. Là-dessus, nous entrâmes en matière. Il me demanda si, comme il le croyait, j'avais fait les premières campagnes d'Italie. Je lui répondis que oui; que mes rapports de service et d'amitié avec Napoléon étaient d'une époque encore plus reculée; qu'ils remontaient au delà du siège de Toulon; que ma connaissance de sa personne datait de 1790, époque où il était lieutenant d'artillerie en garnison à Auxonne, et moi occupé à Dijon à achever mon instruction pour entrer dans le corps où il servait, et où était également un proche parent à moi, son ami intime.

Il me fit quelques questions sur ces campagnes si célèbres, et je lui répondis de manière à éveiller sa curiosité. Il me parla de l'Égypte, du 18 brumaire, de la campagne de 1814, etc., et je répondis succinctement sur ces divers objets. J'eus bien soin de jeter promptement mes idées générales sur le caractère et la carrière de Napoléon, qui présentent des changements tellement complets dans sa personne, que l'on peut considérer en lui deux hommes. Son élévation, due sans doute en grande partie à ses talents, mais puissamment favorisée par le temps où il a paru, fut l'expression, sentie par tout le monde, des besoins de la société d'alors. À ce titre, chacun l'aida, le soutint et le favorisa; tandis que sa chute fut son ouvrage et le résultat de ses efforts constants. Enfin ce beau génie, si calculateur dans les premières années de sa grandeur, fut obscurci par les illusions de l'orgueil, qui ont faussé son jugement. À cette occasion, je lui citai tout de suite le mot qu'il prononça le soir du combat de Champaubert, où il semblait prévoir son retour prochain sur la Vistule, mot déjà rapporté dans mes récits, en racontant les événements de la campagne de 1814.

Le duc de Reichstadt me parla avec une grande ardeur de sa passion pour son métier, du désir qu'il avait de faire la guerre, et ajouta combien il serait heureux de l'apprendre sous moi. En général, il caressait souvent cette idée. Plus d'une fois il me l'a exprimée; rêve d'un enfant qui se berçait d'espérances chimériques. La France et l'Autriche, disait-il, pouvaient un jour être alliées, et leurs armées combattre l'une à côté de l'autre. «Car, disait-il, ce n'est pas contre la France que je puis et dois faire la guerre. Un ordre de mon père me l'a défendu, et jamais je ne l'enfreindrai. Mon coeur me le défend aussi, de même qu'une sage et bonne politique.»

Le vif intérêt qu'il montrait dans cette conversation, s'augmentant toujours, l'amena à exprimer le désir de connaître avec détail par mes récits les événements passés. Mais je crus prudent de ne pas prendre d'engagements trop positifs à cet égard; car je ne pouvais savoir ce qui conviendrait à l'empereur et au prince de Metternich. Autant par devoir que par prudence, une grande circonspection dans ma conduite m'était imposée, et je ne devais rien faire d'un peu important qu'avec l'assentiment du pouvoir protecteur qui me donnait asile.

Notre conversation finit après avoir duré une demi-heure et avoir été l'objet des remarques de tous les spectateurs. Une fois libre, le prince de Metternich étant au bal, je lui soumis immédiatement la question. Il me répondit ces propres paroles: «Il n'y a aucun inconvénient à ce que vous voyiez le duc de Reichstadt et que vous lui parliez de son père. On ne peut le mettre en meilleures mains que les vôtres. Je regarderais comme une mauvaise action de ne pas lui faire connaître Napoléon tel qu'il était et avec la supériorité qui le caractérisait d'une manière si éminente; mais aussi il est bon qu'il sache quels ont été ses illusions, son orgueil et son ambition, passions qui l'ont perdu et conduit à démolir lui-même sa puissance. Vous, plus que tout autre, êtes capable de lui faire connaître et sentir la vérité.»

Ce raisonnement si simple, si vrai, cette conduite si raisonnable, si loyale envers ce jeune homme, est d'accord avec tout ce que j'ai pu voir et répond victorieusement aux sottises débitées sur l'éducation du duc de Reichstadt, éducation tout autre et l'opposé de ce qu'on a dit.

Je prévins immédiatement le duc de Reichstadt que j'étais en mesure de le satisfaire, et que, quand il le voudrait, je lui raconterais les campagnes d'Italie de 1796 et 1797. On va voir combien la raison et la prudence étaient précoces chez ce jeune homme; il me dit: «Monsieur le maréchal, dans nos positions respectives, il me semble convenable d'en parler d'avance au prince de Metternich et d'agir avec son assentiment.» Je répliquai: «Monseigneur, mes démarches ont devancé vos justes observations, et c'est avec son approbation que je viens prendre vos ordres.»

Nous primes jour pour le vendredi suivant 28, à onze heures du matin. Depuis ce moment, et pendant trois mois environ, les lundis, vendredis et quelquefois les mercredis, depuis onze heures jusqu'à une heure et demie, étaient consacré; à mes récits, qui comprirent l'histoire de son père et des guerres de notre temps. Quand les circonstances en faisaient naître l'occasion, je faisais l'exposé des principes de l'art de la guerre.

Avant d'entrer en matière et de raconter les immortelles campagnes de 1796 et 1797 en Italie, je commençai par lui apprendre les détails qui concernent la première partie de la vie de son père, et, pour ainsi dire, de son enfance politique et militaire, et les circonstances qui l'amenèrent, presque indépendamment de sa volonté, en présence d'événements qui ont été la base de sa fortune et qui ont formé le point de départ de sa grandeur; car, ajoutai-je, nous appartenons en beaucoup de choses à la destinée; mais cependant nous sommes souvent aussi enfants de nos oeuvres. Pour arriver à faire de grandes choses, il faut que les circonstances ne manquent pas aux hommes capables et que les hommes ne manquent pas aux grandes circonstances qui s'offrent à eux. Napoléon les a rencontrées telles qu'il pouvait les désirer, et lui même s'est trouvé à leur hauteur. Cet accord nécessaire est rare, et, quand la fortune le fait naître, il en résulte des choses qui étonnent le vulgaire. Beaucoup d'individus possèdent les qualités nécessaires pour devenir de grands hommes et meurent ignorés, sans doute faute d'occasion de se faire connaître. La société aurait été préservée de beaucoup de calamités si, dans les grandes crises, le caprice de la fortune n'avait pas fait déposer souvent le pouvoir en des mains incapables de l'exercer.

Toutes les idées du duc de Reichstadt étaient dirigées vers son père, auquel il rendait une espèce de culte. Un coeur ardent et ce sentiment primitif qui joue un si grand rôle dans les pays où la civilisation est en retard, comme la Corse, lui était échu dans toute son énergie comme un héritage.

Il m'est impossible d'exprimer avec quelle avidité il entendait mes récits. Je m'excusai auprès de lui de parler souvent de moi; mais, en racontant ce qui concernait son père, je ne pouvais pas l'éviter; car, à cette époque, le cadre était petit, le nombre de ceux qui y étaient compris peu considérable, et j'en faisais partie. Je racontai donc au duc de Reichstadt les premières années de son père, l'occasion de ma première connaissance avec lui, ma rencontre au siège de-Toulon et le rôle important qu'il y joua bientôt, quoique alors seulement pourvu d'un grade subalterne; puis sa nomination au grade de général dans le corps de l'artillerie employé à l'armée de Nice; son importance personnelle, les opérations qu'il dirigea et qui furent comme une première esquisse de la campagne faite une année plus tard, son besoin d'activité l'amenant à proposer une expédition maritime qui ne sortit pas à cause des revers éprouvés par l'escadre; son voyage dans la ville de Gènes, qu'il conseillait d'enlever par surprise; son arrestation comme partisan de Robespierre, sa mise en liberté, son changement de destination, qui l'amena à Paris, où je l'accompagnai, après m'être arrêté avec lui dans ma famille pendant quelques jours, séjour qui l'empêcha d'arriver à Paris à temps pour être compris dans le travail de l'artillerie, et le fit renoncer à une activité qui ne lui convenait pas hors de ce corps. Je fis observer au duc de Reichstadt combien il est remarquable qu'à cette époque Napoléon ait été aussi soumis aux préjugés du corps dans lequel il servait, préjugés qui semblaient devoir l'enlever à une grande destinée et l'empêcher de suivre une carrière seule capable de le conduire à la gloire et à la puissance. Ce fait est une des plus grandes preuves de l'influence des opinions du premier âge sur les opinions de toute notre vie. Il a fallu des événements hors de tous les calculs pour en détruire l'effet chez lui.

Dans la seconde séance, je continuai à raconter au duc de Reichstadt ces premiers temps de son père, si peu connus, et dont je suis aujourd'hui le seul témoin vivant: son séjour à Paris, ses velléités de se faire négociant, son espérance d'aller à Constantinople, qui ne se réalisa pas, qui le fit ainsi trouver à Paris lors du 13 vendémiaire et l'amena au commandement; enfin les circonstances qui lui firent avoir, au printemps, le commandement de l'armée d'Italie, et son départ pour cette destination.

Les séances suivantes furent employées à lui raconter, dans le plus grand détail, les campagnes de 1796 et 1797. J'eus soin de faire ressortir les difficultés résultant de l'infériorité numérique de l'armée, de la pénurie de toutes choses, et plus encore du peu d'autorité dans l'opinion que devait avoir, à son arrivée, un jeune général qui, n'ayant jamais commandé une division, une brigade, ni même un régiment, se trouvait avoir sous ses ordres des généraux âgés et expérimentés. Je lui fis remarquer avec quelle promptitude soit autorité se trouva établie, l'obéissance obtenue et la confiance universelle inspirée. Après avoir posé quelques principes généraux de la grande guerre, je lui lis comprendre quelle série de fautes les généraux ennemis avaient commises et avec quelle habileté Bonaparte en avait profité.

Pendant le cours de mes récits sur les campagnes d'Italie, et quand ils furent terminés, je m'attachai à peindre Napoléon dans sa vie privée, et tel que je l'ai connu: ayant de la bonté et une véritable bonté, quoique ce soit loin de l'opinion consacrée, susceptible d'un attachement durable et sincère pour ceux qui en étaient dignes. J'ajoutai que sa sensibilité s'était émoussée avec le temps, mais sans changer son caractère; et, pour preuve de la bonté qui lui était naturelle, je lui racontai plusieurs circonstances de sa vie, entre autres ce qui a rapport à Dandolo de Venise, lors de la paix de Campo-Formio, et à Blanc, lors du départ de l'Égypte. Enfin, je ne négligeai rien pour représenter Napoléon à son fils, tel que je l'ai connu et aimé. Ces récits l'attachèrent beaucoup et l'intéressèrent à un point impossible à exprimer.

Après le récit des guerres d'Italie, je commençai celui de la campagne de 1814, les deux époques de la vie de son père, qu'il avait désiré particulièrement connaître. Je lui présentai, en résumé, la situation des choses, en novembre 1813; en quoi consistaient nos misérables débris au moment de notre arrivée sur les bords du Rhin, débris qu'un horrible typhus anéantissait. Je lui exposai alors les changements survenus dans l'esprit de son père, et les illusions dont il était rempli, les rêves qu'il nourrissait, et qui n'étaient fondés sur rien de réel; l'espoir d'une offensive prochaine, quand il était évident que l'hiver entier passé dans le repos lui donnerait à peine le moyen de créer les éléments d'une défensive incomplète. Je lui rapportai l'unanimité des opinions à cet égard, et lui citai le mot du général Drouot, rapporté ailleurs, et qui peint si bien, et avec tant de mesure, notre situation d'alors. Je lui fis remarquer le tort grave qu'eut Napoléon de ne pas accepter immédiatement les propositions de paix apportées par M. de Saint-Aignan, et les conséquences d'une obstination qui s'est renouvelée plusieurs fois pendant la campagne et qui fut toujours aussi funeste. Enfin, j'entrepris le récit des opérations militaires, à commencer par le moment où l'ennemi passa le Rhin, à Bâle, le 19 décembre, et sur toute la ligne du Rhin, le 1er janvier.

Ces récits nous amenèrent, à la fin de la campagne, au combat de Paris, combat si honorable pour le petit nombre de soldats qui a soutenu, pendant si longtemps, une lutte si inégale. Je lui fis l'exposé de l'esprit qui régnait en France alors, et particulièrement à Paris; de la faiblesse montrée par Joseph; de la capitulation qui eut lieu, et des événements d'Essonne, des motifs qui m'ont dirigé, et des intentions patriotiques qui, seules, m'ont animé. En un mot, mes récits, relatifs aux événements d'alors, furent à peu près semblables à ce que j'ai raconté dans mes Mémoires. Le duc de Reichstadt écouta avec une attention profonde et une grande émotion. Il comprit tout et porta sur tous les événements le jugement le plus sain. Il remarqua de lui-même la faute faite par Napoléon de laisser tant de troupes dans les places d'Allemagne, troupes qui, rentrées en France, auraient suffi pour défendre le territoire. Il a eu depuis occasion de parler de ce qui m'est personnel, et il a défendu ma conduite avec chaleur, comme je l'aurais fait moi-même. Il a fait ressortir aussi la grande faute commise d'avoir éloigné sa mère, dont la présence aurait tout sauvé. Elle aurait imposé aux conspirateurs, ranimé la tendresse de son père, provoqué les hommages d'Alexandre, parlé à son esprit chevaleresque, et, par ces divers motifs, elle aurait empêché son fils d'être dépouillé. Enfin, il prononça ces propres paroles qui sont remarquables par leur concision et par la justesse de la pensée: «Mon père et ma mère n'auraient jamais dû s'éloigner de Paris, l'un pour la guerre, et l'autre pour la paix.»

Ces deux mots résument toute la conduite militaire et politique qu'il eût été opportun de tenir. Le duc de Reichstadt ayant manifesté le désir de voir mes récits embrasser la totalité de la vie de son père, je revins en arrière, et je racontai la campagne d'Égypte. Je fis l'exposé des circonstances personnelles au général Bonaparte. Je lui démontrai à quel nombre de chances contraires il s'était abandonné; car il était peu probable, au moment du départ, que cette traversée si longue, si difficile, avec un convoi si nombreux, et de si mauvais bâtiments, pût s'exécuter avec un succès qui tiendrait du miracle. Il comprit que la prise de Malte fut un coup de fortune, hors de tous les calculs; qu'une fois arrivé en Égypte, et le débarquement effectué, les difficultés étaient vaincues, l'occupation et la conquête de ce pays devenaient chose facile. Je lui expliquai en quoi consistaient les combats en Égypte, combats auxquels on a donné à tort le nom fastueux de batailles, et je lui racontai tout ce que mes Mémoires renferment de curieux sur les choses et sur les personnes, en un mot sur ce pays alors si peu connu.

J'arrivai enfin au retour de l'expédition de Syrie, à la bataille d'Aboukir, aux motifs qui firent prendre au général Bonaparte la résolution de revenir sur-le-champ en France, et à tout ce que cette traversée offrit de bizarre, d'obstacles apparents, obstacles qui n'étaient qu'une combinaison favorable de la destinée, protégeant son avenir et ses projets à son insu. Je lui fis un tableau vrai des transports de joie causés par le retour en France de Bonaparte, de l'accueil qu'il reçut en traversant les provinces et en se rendant à Paris. Enfin, je lui fis connaître ce qui est relatif à la révolution du 18 brumaire, la chose la plus nationale, la plus populaire, que l'opinion de la France entière avait appelée et qu'elle accepta avec transport. Je mis un soin tout particulier à lui faire comprendre la cause de l'arrivée si facile du général Bonaparte au pouvoir. Elle avait été souhaitée universellement comme un moyen unique de salut, et, en l'acceptant, il avait eu l'apparence de céder aux nécessités du pays, au lieu d'agir seulement dans son intérêt propre. Tout avait été de soi-même, tandis que tout aurait été obstacle pour lui si, avant l'expédition d'Égypte, il s'était emparé de l'autorité.

Les séances suivantes furent employées au récit de la campagne de l'armée de réserve, du passage de l'artillerie au mont Saint-Bernard, ensuite sous le fort de Bard, passages mémorables, qui furent spécialement mon ouvrage, et enfin de la bataille de Marengo. Je lui fis connaître les dispositions militaires que le premier consul ordonna pour l'occupation et la défense de l'Italie; enfin la campagne que je fis en 1800, comme commandant en chef l'artillerie de l'armée d'Italie, tout ce qui tient aux opérations de cette armée, au passage du Mincio et de l'Adige, et à l'armistice qui suivit, dont la négociation m'avait été confiée.

Lui ayant parlé du poste de premier inspecteur général de l'artillerie, dans lequel j'avais été placé à ma rentrée en France, je profitai de cette occasion pour faire au duc de Reichstadt un exposé succinct des principes du service de l'artillerie, service dont je fis l'application dans les changements du matériel qui furent exécutés. J'arrivai ensuite à la guerre avec l'Angleterre et aux projets formés par le premier consul, projets dont l'exécution fut préparée avec une ardeur constante peu commune et en harmonie avec la force de sa volonté.

Je donnai au duc de Reichstadt des détails très-circonstanciés sur les armements faits alors, sur leur nature, et sur tout ce qui concerne cette expédition, que quelques individus qui se prétendent bien informés disent n'avoir jamais dû être exécutée. Je lui donnai des preuves palpables du contraire, de la possibilité de sa réussite, qui ne tint, quand plus tard on fut au moment de la tenter, qu'à l'irrésolution de l'amiral Villeneuve.

Du récit de l'expédition d'Angleterre, je passai à celui de la campagne de 1805, qui s'y lie immédiatement, et je fis le tableau des désastres de l'armée autrichienne, détruite à Ulm par suite de la stupidité et de la folie du général Mack, qui la commandait. Je racontai au duc de Reichstadt à quelle occasion j'avais été envoyé en Dalmatie, les événements militaires qui se passèrent dans ce pays, et j'entrai dans le détail de tout ce que cette province renferme de curieux.

La campagne de 1809 arriva ensuite. Je lui fis le récit de ce qui concernait l'armée de Dalmatie en particulier, jusqu'au moment où elle se trouva confondue dans la grande armée et en ligne avec les corps qui la composaient.

J'entrai dans de grands développements sur la bataille de Wagram. Je lui fis comprendre les conséquences qui étaient résultées des incertitudes et des changements divers survenus dans les projets de l'archiduc Charles. Je lui parlai ensuite de ma mission dans les provinces illyriennes, dont j'avais été gouverneur; cela me donna l'occasion de l'instruire avec détail de ce qui concerne les régiments frontières, dont l'organisation est si ingénieuse, si admirable, donne des résultats si utiles au pays où ces régiments sont organisés et au souverain auquel ils appartiennent. Je saisis cette occasion pour lui faire l'exposé du système continental, système d'une conception grande et menaçante pour l'Angleterre, d'une exécution difficile pour nous, mais devenue impossible au moment où le seul intéressé à le maintenir y dérogea pour le transformer en une série d'actes d'une tyrannie brutale qui ont rendu la puissance française odieuse, insupportable, et qui ont ainsi contribué puissamment, par les haines qu'elles ont développées, au renversement de l'Empire.

Je l'entretins de l'époque de sa naissance, dont j'avais été témoin, et des joies que sa venue au monde avait fait naître. Il parla de cette prospérité éphémère avec le calme et la modération d'un philosophe et d'un sage.

J'entrai en matière sur les affaires d'Espagne, l'état de ce pays et la série de circonstances qui avaient amené les malheurs dont il était accablé. Je lui fis un précis des événements politiques et militaires qui s'y étaient passés depuis vingt ans. Après lui avoir fait comprendre ce que le système de guerre et de commandement adopté par Napoléon pour ce pays avait ajouté de difficultés à celles déjà si grandes qui existaient naturellement, il conclut lui-même que, devenues insurmontables, le résultat ne pouvait manquer d'être funeste.

J'entrepris le récit des deux campagnes que j'ai faites dans la Péninsule en 1811 et 1812. En lui donnant, jour par jour, la marche des événements et l'indication des ordres donnés, il put voir à quel point Napoléon se refusa à comprendre la situation des choses en Espagne, et reconnaître comment, en voulant conserver un pouvoir de détail, qu'il ne pouvait exercer, Napoléon contribua, plus que tout autre, au triomphe de la cause opposée et au succès de ses ennemis. Il vit aussi combien funeste avait été l'influence de Soult dans plusieurs circonstances, d'abord lorsqu'il renonça à détruire l'armée anglaise en Espagne, après la bataille de Talavera; ensuite, lorsque après la bataille de Salamanque, en 1812, ayant trouvé cette armée séparée en plusieurs corps, éloignés les uns des autres, il ne pensa point à l'accabler avec toutes ses forces, qui, en ce moment, se trouvaient réunies, et formaient un effectif double de celui de l'ennemi; et enfin une troisième fois devant Pampelune, en perdant la moitié de son armée sans motif et sans raison.

Ces récits m'amenèrent à l'époque où, blessé et remplacé en Espagne, je rentrai à Paris peu de jours avant l'arrivée de Napoléon lui-même, qui venait d'échapper aux désastres de la campagne de Russie. Alors la destinée de l'Empereur avait pâli; mais on pouvait encore espérer de la grandeur dans l'avenir avec une conduite sage et mesurée. Je dis au prince que je ne pouvais lui parler ex professo de la campagne de 1812 en Russie, ne l'ayant pas faite, mais que le temps m'avait appris à reconnaître, dans la relation écrite par Philippe de Ségur, l'ouvrage le meilleur sur cette époque importante de notre histoire, l'ouvrage où il y avait le plus de vérité dans les faits et dans la physionomie des événements. J'ajoutai: «Ce n'est pas un critique sévère qui se livre à des recherches, constate des faits et accuse, c'est un admirateur, un ami, qui, trompé dans ses espérances et ses calculs, déplore des fautes et cherche vainement à les excuser.»

Il ne me restait plus, pour compléter mes récits, que d'effectuer ceux de la campagne de 1813. Je le fis avec détail. Après avoir fait ressortir ce qu'il y eut de beau et d'éclatant pour le pays et le souverain dans cette espèce de résurrection de l'armée française et dans les succès qui marquèrent la première partie de la campagne, je lui fis comprendre combien la seconde partie fut loin de la première, et Napoléon différent de ce qu'il avait été autrefois. Je le lui montrai alors tel que M. de Ségur le peint en 1812, c'est-à-dire abandonné à des illusions constantes, qui servirent à l'égarer sous les rapports politiques comme sous les rapports militaires.

Je terminai cette espèce de cours d'une durée de trois mois par la lecture de ce que j'ai écrit sur les événements de 1830. Cette tâche remplie, je dis au duc de Reichstadt que, n'ayant plus rien à lui raconter qui pût l'intéresser, je prenais congé de lui. Il m'embrassa tendrement en me remerciant. Il me déclara que je lui avais fait passer les moments les plus doux qu'il eût encore goûtés depuis qu'il était au monde, et me fit promettre de continuer à venir le voir de temps en temps, devoir que je n'ai cessé de remplir.

Il m'envoya peu après son portrait fait par Daffinger: il est d'une assez grande ressemblance, quoique un peu trop jeune. Le buste de son père est en face, et il a écrit de sa main les vers de Racine ci-après:

«Arrivé près de moi par un zèle sincère,

Tu me contais alors l'histoire de mon père:

Tu sais combien mon âme, attentive à ta voix,

S'échauffait au récit de ses nobles exploits.»

Ce gage de son souvenir et de son amitié est une des choses les plus précieuses que je puisse posséder. Il avait, comme son père, l'instinct de se rendre agréable aux gens auxquels il voulait plaire.

Je continuai à le visiter environ tous les quinze jours, et chaque fois j'étais reçu par lui avec l'expression du plaisir. Quand j'avais fait une absence de Vienne, c'étaient de nouvelles étreintes. Dans mes visites, la conversation roulait sur la politique, sur les nouvelles du jour.

Je n'ai pas omis une seule occasion de lui donner les conseils que je croyais sages et conformes à sa position particulière. Dans une des premières conversations, je lui dis: «Monseigneur, vous voilà livré au monde, libre de vos actions: croyez à mon tendre attachement pour vous et aux voeux que je fais pour votre gloire et votre bonheur. Mettez-vous en défiance contre les intrigants français qui vont chercher à vous entourer et à s'emparer de vous; notre pays abonde en cette sorte de gens. Leur influence sur vous, s'ils en acquéraient jamais, vous mènerait à votre perte. Ils vous engageraient dans des combinaisons impuissantes qui vous compromettraient infailliblement. Vous n'avez qu'une ligne à suivre, une conduite à tenir. Grandissez dans l'opinion par votre instruction, par une conduite droite et ferme; montrez-vous apte à tout, et faites voir que le fils de Napoléon est doué par la nature de hautes facultés et d'un grand caractère. Faites-vous des amis; vous y réussirez facilement, car l'opinion vous est très-favorable, et il y a, en général, une grande bienveillance pour vous dans le public. Ne faites, dans aucun cas, la guerre à la France, afin de n'avoir jamais, aux yeux des Français, une physionomie hostile, et attendez ce que la Providence décidera de vous. Si elle a des desseins sur vous, si vous êtes appelé à jouer un rôle politique, il faut que vous soyez une nécessité du temps, une solution du problème, et qu'on vienne vous chercher. C'est ainsi que votre père est arrivé au faîte du pouvoir sans éprouver de difficultés. Les choses sont plus fortes que les hommes. Quand on marche dans leur sens, quand on est soutenu par elles, tout est aisé, tout est facile; quand on les contrarie, quand on marche dans un sens opposé, on s'épuise en vains efforts, et un succès éphémère n'est que le prélude d'une catastrophe. La règle de conduite que je prends la liberté de vous conseiller est le résultat d'une longue expérience et de réflexions dictées par mon attachement pour vous; elle est conforme aux intérêts bien entendus de votre ambition, à ceux de votre considération et de votre bonheur.»

Le prince me répondit sur-le-champ: «Ma position doit paraître difficile. Eh bien, elle le serait pour une âme faible. Quand on a pris une résolution, que l'on peut se rendre compte des conditions dans lesquelles on est placé, tout devient facile. Je puis éprouver quelques tourments par l'impatience de trouver une occasion d'acquérir de la gloire, et, en conséquence, des embarras que ma position y apporte. C'est un tribut que je paye à l'humanité, mais c'est un mal passager. Jamais je ne sortirai de la ligne que vous m'indiquez, et qui est celle que j'ai choisie; je ne ferai, dans aucune circonstance, la guerre à la France: c'est une recommandation de mon père à laquelle je serai toujours fidèle. Si la politique des souverains de l'Europe les déterminait à me mettre en avant, je protesterais solennellement. Le fils de Napoléon doit avoir trop de grandeur pour servir d'instrument, et, dans des événements de cette nature, je ne veux pas être une avant-garde, mais une réserve, c'est-à-dire arriver comme secours, en rappelant de grands souvenirs. Voilà quels sont mes sentiments, quelle est ma manière de voir et les règles de conduite que je me suis invariablement tracées.»

Je lui exprimai la joie que j'éprouvais de le voir pénétré de sentiments aussi nobles et d'idées aussi raisonnables. Il s'est réjoui avec moi des espérances de paix. «La guerre, m'a-t-il dit, dans les circonstances présentes serait, pour vous et pour moi, une source de chagrins, puisque d'aucune manière ni l'un ni l'autre nous ne pourrions y prendre part.»

Nous discutâmes si, en principe, un chef suprême devait choisir ses principaux instruments parmi les hommes capables, au lieu de les chercher dans des gens du second ordre. On conçoit la pensée qui fait choisir des hommes sans réputation, et il était assez incliné à adopter de préférence cette opinion. Mais je lui fis sentir qu'écarter les hommes supérieurs était une preuve de faiblesse et du sentiment de sa propre infériorité; qu'avant tout il fallait ne rien négliger pour assurer le succès de ses opérations, sauf à en partager la gloire avec ses collaborateurs. Un devoir positif l'ordonne; mais d'ailleurs la part du chef est toujours assez belle, quand il a attaché son nom au triomphe. La conversation se termina par une réflexion spirituelle du duc de Reichstadt. Je lui faisais remarquer combien le secret était nécessaire dans les grandes affaires, car presque jamais on n'a regretté le silence: qu'ainsi on devait se borner à confier ses projets au plus petit nombre d'individus possible, et aux agents indispensables; il ajouta: «Et quelquefois à ceux qui les ont devinés.»

Dans une autre conversation, dont les sujets avaient été variés, le duc de Reichstadt traita une question abstraite et compara l'homme d'honneur à l'homme de conscience. Il donnait la préférence à ce dernier, «parce que, disait-il, c'est toujours le mieux et le plus utile qu'il désire atteindre, tandis que l'autre peut être l'agent aveugle d'un méchant ou d'un insensé.»--On se rappelle que j'ai rendu compte dans le récit de la campagne de 1813, d'une conversation à Düben avec Napoléon sur le même sujet; mais la conclusion était opposée. Je fus confondu de voir ce jeune homme occupé de questions si élevées, et je trouvais quelque chose de surnaturel à ce qui se passait, car je n'avais pas dit un mot de cette conversation au prince.

Le duc de Reichstadt, ayant été nommé lieutenant-colonel du régiment de Giulay, se livra avec ardeur au commandement du bataillon qui lui était confié. À cinq heures du matin, il était à l'exercice. Cela n'empêchait pas le travail du soir, qu'il continuait comme autrefois, et qu'il poussait jusque bien avant dans la nuit. J'allai le voir exercer. Il s'en acquittait bien. Cette activité, trop grande pour l'état de ses forces, pour une poitrine faible, pour un tempérament en travail et achevant de se développer, soumis à l'action maligne d'une humeur qu'il avait reçue de son père, fit naître la maladie dont un an après il est mort. Une extinction de voix, accompagnée de fièvre, survint. Le duc de Reichstadt fut forcé, pendant quinze jours, de suspendre les manoeuvres et de vivre dans la retraite; avertissement de la nature dont on aurait dû profiter, en le faisant renoncer, pendant deux ans, à une vie qui lui était funeste. On aurait dû aussi l'envoyer habiter des pays d'un climat plus doux. Enfin, en ne négligeant rien, on aurait pu consolider une santé chancelante et un tempérament faible.

Il est probable qu'on serait parvenu à conserver cet aimable jeune homme; mais, au lieu de cela, on traita légèrement une indisposition d'un caractère grave. Des gens mal intentionnés, entre autres un nommé Kutschera, aide de camp général de l'empereur, prétendirent que le duc de Reichstadt était efféminé et manquait d'énergie, puisqu'il se laissait abattre si facilement. Ces propos lui étant revenus le blessèrent profondément. Dès ce moment il fit volontairement des imprudences pour prouver son courage. Il aimait la chasse et s'y livra d'une manière inconsidérée et par le plus mauvais temps. Les effets de ce régime furent prompts et terribles. Les accidents se multiplièrent, et bientôt on ne put plus avoir l'espoir fondé de lui conserver la vie. Je le vis alors plus souvent. Ma présence lui était agréable et lui causait des distractions utiles.

C'était à Schoenbrunn, dans la chambre même où j'avais vu souvent Napoléon, qu'il me recevait. Un jour il dormait et l'on me renvoya. On le lui dit plus tard, et il répondit: «Pourquoi ne m'avez-vous pas réveillé? C'est le seul homme dont la conversation m'amuse et m'intéresse.»

Une autre fois, au mois de juillet, peu de jours avant sa mort, je me rendis chez lui et l'on m'annonça. Il était horriblement faible et souffrant, il répondit: «Dites au maréchal que je dors; je ne veux pas qu'il me voie dans ma misère.»

Il mourut le 22 juillet, anniversaire de la bataille de Salamanque, jour devenu ainsi doublement funeste pour moi.

Je terminerai cet article en essayant de faire le portrait de ce jeune prince, qui n'a fait qu'apparaître au monde.

Le duc de Reichstadt est un des plus remarquables exemples des caprices de la fortune. Né sur la marche du trône le plus élevé et le plus puissant, destiné, selon les apparences, à régner sur une multitude de peuples, son étoile, si brillante à son aurore, n'a jamais cessé de pâlir. Chaque jour, durant sa vie, a vu obscurcir son avenir, et enfin tout a fini pour lui à vingt et un ans, après avoir passé sa courte vie dans une situation fausse, remplie d'oppositions, de contradictions et de peines. Avec des apparences contraires, il reçut de la nature un corps faible. Une crue extraordinaire, qui tenait à une espèce de rachitisme, l'a beaucoup énervé. Plusieurs des organes les plus importants ne se développèrent pas suffisamment, tandis que d'autres semblèrent absorber toutes les puissances de sa vie. Son estomac était extrêmement petit et son cerveau énorme. Un régime mal entendu, la rareté de ses repas, d'abord faute d'appétit et ensuite résultat d'une erreur de jugement, ont sans doute contribué à augmenter cet état de souffrances.

Son éducation fut soignée et dirigée par un homme honorable, le comte Maurice de Dietrichstein, son gouverneur. Elle aurait pu être mieux entendue et de manière à en obtenir plus de fruit. Le résultat de ses études fut médiocre. Il savait bien les langues vivantes; mais il avait peu d'aptitude pour les sciences exactes. Une bonne mémoire avait favorisé l'étude de l'histoire, qu'il savait assez bien. Les études militaires étaient celles pour lesquelles il avait le plus d'attrait. Sa passion pour le service militaire était extrême. L'éclat de la gloire de son père semblait avoir sur lui l'effet d'un foyer brûlant. Il ne concevait aucun bonheur sur la terre comparable à celui d'être soldat et de faire la guerre. Il trouvait peu de charme dans les plaisirs du monde, où cependant il était bien vu et bien reçu. Plus tard, son développement étant complet, il en aurait sans doute été autrement; mais une prétention de stoïcisme et de haute raison l'aurait pendant longtemps mis en garde contre l'ascendant des femmes.

Le duc de Reichstadt était leste et adroit dans les exercices du corps. Il montait bien à cheval, et avec beaucoup de grâce. Sa figure avait quelque chose de doux, de sérieux, de mélancolique, et quelquefois un regard perçant et dur qui rappelait celui de son père, quand il était irrité. Son éducation, la position bizarre qu'il occupait, l'avaient forcé de bonne heure à user de dissimulation. Aussi cette disposition de son esprit était un trait marquant de son caractère. On l'a accusé d'être faux et menteur. Cette accusation ne me paraît pas avoir été fondée; mais son extrême réserve, une prudence au-dessus de son âge, l'empêchèrent d'être jamais entraîné plus loin qu'il ne voulait. Enfin ses manières, quelquefois caressantes, et la séduction qu'il exerçait quand il voulait s'en donner la peine, ont pu autoriser, jusqu'à un certain point, cette injuste accusation de la part de ses ennemis.

Pour donner une idée de la réserve et de la prudence qui ne l'abandonnaient jamais, je raconterai le fait suivant:--Un de mes aides de camp, le baron de la Rue, qui m'avait accompagné à Vienne, était au moment de retourner à Paris. Le duc de Reichstadt l'avait rencontré souvent dans le monde et fort bien traité. Lorsque M. de la Rue lui annonça son départ prochain, il lui adressa en même temps cette phrase banale qui est dans la bouche de tous les voyageurs, que, s'il avait des commissions pour Paris, il s'en chargerait. Je vois encore le duc de Reichstadt lui répondant avec expression et vivacité: «Pour Paris? je n'y connais personne. Je n'y connais que la colonne de la place Vendôme.»

Le surlendemain, au moment où M. de la Rue montait en voiture, le comte de Dietrichstein, en venant lui-même renouveler, de la part de Son Altesse Impériale, ses souhaits de bon voyage, lui remit un pli du prince contenant ces mots:

«Quand vous reverrez la colonne, présentez-lui mes respects.»

Le duc de Reichstadt avait un esprit lucide et vif. Sa compréhension était facile, ses aperçus prompts, ses applications justes. Il m'est arrivé souvent de lui voir faire, lors de mes récits, des rapprochements ingénieux de circonstances analogues, quoique à des espaces de temps considérables, et des applications des principes posés qui avaient germé dans son esprit. Il avait le défaut de viser trop à l'effet; et, particulièrement dans le monde, ce défaut était sensible. Il hasardait quelquefois légèrement des phrases ambitieuses et des paradoxes qu'il ne pouvait pas soutenir avec succès; mais le temps l'aurait probablement corrigé à cet égard. Ce jeune homme, malgré ses qualités et sa séduction, n'était pas complet, et j'ignore si la nature l'avait doué d'assez hautes facultés pour jouer un rôle de premier ordre au milieu des complications de l'époque; mais il y avait des éléments précieux en lui, et, en première ligne, le caractère, la grâce et la finesse, qualités bien nécessaires dans la position difficile où il se trouvait.

Il chérissait son grand-père et avait le talent de pouvoir tout lui dire sans lui déplaire. De son côté, l'empereur l'aimait tendrement, comme toute la famille impériale. Sans aucune espèce de doute, les événements de Juillet 1830 ont fait une puissante impression sur le duc de Reichstadt. Ils ont développé chez lui des idées d'ambition qui dormaient. Alors il s'établit dans son coeur un combat continuel, ce tourment, le pire de tous, qui naît de désirs paraissant justes et fondés et qui ne sont pas satisfaits. Il n'aimait pas les Bourbons, mais il concevait leurs droits et leur grandeur. Ceux-ci mis hors de cause, il répétait que, lui aussi, avait des droits et des droits plus clairs, plus en harmonie avec la doctrine du temps que ceux de Louis-Philippe. Ainsi, sous le rapport politique, il était tourmenté; sous le rapport militaire, il ne voyait dans sa carrière rien de réel; car la réflexion l'amenait facilement à reconnaître que, puisqu'il ne pouvait pas faire la guerre à la France ni pour la France, il lui était interdit de la faire jamais, et toute sa vie se passerait ainsi en exercices et en manoeuvres. Dans d'autres moments, il lui est arrivé de s'abandonner à une sorte de désespoir en réfléchissant qu'il ne pouvait y avoir de guerre en Europe qu'entre la France et le reste des puissances du continent. Alors il lui échappait de dire: «Mais est-ce que la gloire acquise, même aux dépens des Français, ne me grandirait pas à leurs yeux, et, si j'étais appelé un jour à les gouverner, n'en serais-je pas plus digne, si j'avais prouvé ma capacité par mes actions?»

Et puis il revenait aux premières idées que le sang français devait être sacré pour lui. Son père lui avait tracé la marche qu'il devait suivre pendant toute sa carrière, durant toute sa vie, et il lui arrivait, comme il arrive souvent dans le malheur, de s'abandonner à des espérances vagues qui, n'étant basées sur aucune chose positive, ne sont qu'une chimère envoyée par la Providence pour alléger les peines du coeur et les souffrances de l'esprit. Sa mort, dans les circonstances où elle a eu lieu, a été un grand événement politique. Le parti militaire, en France, connu sous le nom de parti bonapartiste, n'a plus eu de lien ni d'existence après la mort du duc de Reichstadt. Il n'avait de consistance que par le fils de celui qui avait été l'étonnement du monde; de manière que, pour le passé, il parlait aux imaginations, et, pour le présent, il était présumé avoir l'appui d'un monarque puissant. Sans l'Autriche, le parti bonapartiste n'était rien. Ce parti, réduit aux autres membres de la famille de Bonaparte, n'a plus même une existence nominale. Il a fini, et il n'en reste que des souvenirs.


Je cherchai à mêler le travail de la rédaction de mes Mémoires à des distractions agréables et instructives, et je fis de temps en temps des voyages dans les différentes provinces de la monarchie autrichienne.

Le premier objet de ma curiosité fut de voir la Hongrie. Je parcourus la partie in plus voisine de l'Autriche avec un vif intérêt. Je n'en dirai rien aujourd'hui, ayant déjà publié ailleurs mes remarques sur ce pays.

Quelques mois plus tard, j'allai voir la Haute-Autriche et le Tyrol allemand. Je suivis la rive gauche du Danube jusqu'à Lintz, et partout je ne pus trop admirer ce pays enchanteur, surtout depuis Mölk jusqu'à Lintz.

À Lintz, je vis le commencement de ces travaux de fortification, en ce moment exécutés, qui sont l'objet d'une si grande controverse. Les éléments qui les composent, les tours dont l'enceinte est formée, sont bien connues et faites avec soin. Les soins de détail, minutieux et ingénieux, qui ont présidé à leur construction et à leur armement, leur donnent une assez grande perfection. Leur ensemble forme un camp retranché, imprenable quand il est défendu par une armée; mais, si jamais on croyait pouvoir abandonner cet ensemble à lui-même, avec de simples garnisons dans les tours, il résisterait à peine un moment. En appliquant cette création à la défense de la frontière de l'Autriche, je l'approuve complétement. L'emplacement est bien choisi. À cheval sur le Danube, appuyé à des montagnes difficiles et d'un développement de plusieurs lieues, ce camp retranché est impossible à bloquer. Les routes nombreuses qui y aboutissent, les unes suivant les deux rives du Danube, les autres se rendant en Bohême et dans le Tyrol, offrent des moyens de manoeuvres faciles. Dans tous les cas, elles assurent l'arrivée des secours de toute espèce et des renforts qui pourraient donner à une armée battue ou inférieure le moyen de reprendre l'offensive. Une armée s'y trouvera toujours en sûreté et y pourra, sans danger, attendre les événements.

La création de ces moyens de défense et de manoeuvres est préférable à la création d'une grande place. D'abord, elle aurait coûté quarante millions et dix ans de travaux. Le camp retranché de Lintz est terminé aujourd'hui et n'a pas coûté cinq millions. Je le crois donc bien conçu, utile dans la circonstance; et, si en 1805 et en 1809 il eût existé, il est probable et même certain que nous ne serions pas arrivés à Vienne, ou au moins nous y serions arrivés beaucoup plus tard. Or un retard d'un mois, dans les progrès d'une armée qui attaque une grande monarchie dont les ressources ne demandent que du temps pour être mises en oeuvre, change tout l'état de la question; et, dans la circonstance, à moins d'avoir des forces quadruples de celles de l'ennemi, une armée venant de la Bavière ne peut s'enfoncer dans la vallée du Danube et marcher sur Vienne, quand le camp retranché de Lintz est occupé par des forces un peu respectables.

De Lintz je me rendis à Gmünden et à Ischl, pays délicieux, pittoresque et rempli de lacs, où un grand nombre d'habitants de Vienne vont passer la belle saison. De là je fus à Salzbourg, pays plus beau encore, plus ouvert, d'une extrême fertilité, d'une grande richesse. Je n'ai rien vu de plus beau en ma vie, au climat près. Ce pays, quoique ouvert, est coupé par des collines ornées de cultures et d'habitations. La vue se termine à de hautes montagnes qui donnent à l'horizon une grande étendue, et encadrent le plus beau tableau possible, de la manière la plus imposante.

Indépendamment de la beauté de la nature, Salzbourg est un point du plus haut intérêt sous les rapports militaires. Sous les rapports stratégiques, il est merveilleusement placé. Intermédiaire entre Vienne et le Tyrol, placé au noeud de plusieurs routes qui se rendent à Inspruck, en Carinthie, en Styrie, il prend des revers sur la vallée du Danube, et les troupes qui s'y trouvent sont libres dans le choix de leurs mouvements. C'est un point naturel de réunion, dans une guerre malheureuse, pour les troupes qui auraient défendu le Tyrol. En outre la localité offre d'immenses avantages défensifs. Des rochers isolés, susceptibles d'être occupé par des forts d'assez petites dimensions, seraient imprenables, et formeraient l'enceinte. Ces rochers qui sont tendres de leur nature, se coupent à pic avec facilité. De simples murs, dans les rentrants, suffiraient pour établir la liaison entre eux. La montagne, dite des Capucins, devrait être occupée de la même manière, et fournirait des feux que l'on ne pourrait éteindre et qui défendraient le front de la place du côté de la plaine. Enfin, on pourrait encore, mais chose superflue, se procurer des inondations, et on aurait une place vraiment imprenable, susceptible d'être occupée avec quinze cents hommes, défendue avec six mille, capable de donner refuge à une armée de soixante mille hommes, et cette place, qui remplit toutes ces conditions, qui jouit d'immenses avantages, eu égard aux circonstances naturelles des localités et en raison de tous les établissements existant déjà, ne coûterait pas à construire cinq millions de francs. On ne conçoit pas pourquoi le gouvernement autrichien ne l'a pas encore fait construire.

De Salzbourg, je continuai ma route pour le Tyrol. Je vis Inspruck, le Vorarlberg et les Grisons. Décrire ces différents pays serait superflu. Ils sont connus de tout le monde; mais un objet d'admiration, peu connu en France, est la quantité de routes qui traversent les différentes chaînes, et ont fait tomber ces barrières naturelles dans l'intérêt du commerce et des richesses.

La route du Splugen, ouvrant la communication entre la vallée du Rhin et celle du Pô, est admirable à voir. De grandes difficultés ont été surmontées. Rien n'est plus imposant que la partie de la route qui suit, pendant plusieurs lieues, les bords du Rhin, roulant au-dessous avec fracas, à une profondeur de plusieurs centaines de pieds, dans une gorge étroite. Une double descente en Italie, sur Chiavenna et Bellinzona, ouvre les portes de la Lombardie, tandis qu'une autre communication plus belle encore, dans un pays plus difficile, et qui passe par le Monte-Stelvio, passage le plus élevé de l'Europe, rendu praticable par la main des hommes, établit une communication courte et directe entre le coeur du Tyrol et Milan. Cette route lie les bords du haut Adige avec ceux de l'Adda supérieure, côtoie cette rivière depuis sa source jusqu'au lac de Côme, et les bords de ce lac jusqu'à l'Ecco.

Cette route est un des plus beaux monuments de notre époque. Il est supérieur en difficulté et en exécution au Simplon. Au surplus, cette route est purement militaire, et le commerce, malgré l'augmentation des distances, préférera toujours suivre la direction de Trente, Vérone et Brescia. Ces villes, qui sont autant de points de consommation, lui créent des intérêts et lui offrent plus d'avantages. En prenant celle de la Valteline, les seuls points de départ et d'arrivée ont de l'importance; mais, pour faire jouer à cette route, sous le rapport militaire, le rôle qu'on en attend, il est urgent de construire un fort qui bouche la vallée et rende l'armée autrichienne maîtresse exclusive de ce passage. Sans cela cette route ne servira à personne à la première guerre, ou servira seulement à l'armée française. En effet, son action doit particulièrement se faire sentir quand l'armée autrichienne, chassée du Milanais, se retire dans le Tyrol. Si cette route ouvre un passage court et facile pour la retraite, elle fournit à l'armée française un passage non moins facile pour pénétrer. Les Autrichiens, avec leur économie instinctive et leur respect pour des considérations de second ordre, ne se résoudront jamais à la faire sauter en la quittant. Mais, quand, après s'être réfugiés dans le Tyrol, après avoir reçu des renforts et reprenant l'offensive, ils s'imagineront s'en servir pour déboucher et marcher vers Milan, les Français, en se retirant, ne se feront pas scrupule de la détruire, et en vingt-quatre heures on peut y parvenir sur un développement de cinq cents toises. Je le répète, elle sera pour les opérations ou nulle ou d'un effet contraire au but qu'on s'est proposé en la construisant. La seule chose à faire est d'établir une place qui la couvre et en interdire l'usage à l'armée française. Quand on ouvre un passage il faut y mettre une porte dont on garde la clef, afin d'en conserver l'usage en l'ôtant à l'ennemi. Mais où cette place doit-elle être bâtie? Le plus près possible du Monte-Stelvio.

J'ai entendu discuter cette question, et à mon avis elle ne peut être un moment indécise. Placée dans le lieu où les difficultés d'en faire le siége pour l'armée française sont augmentées par son éloignement de Milan, elle se trouve plus à portée de recevoir des secours efficaces au moindre mouvement offensif de l'armée autrichienne. Au contraire, si elle était placée près de l'Ecco, comme on la proposé, on pourrait, en réunissant beaucoup de moyens, la prendre avant qu'elle put être secourue, parce que l'armée autrichienne ne peut venir du Tyrol à l'Ecco qu'après une suite de succès décidés, tandis qu'il en est tout autrement quand il s'agit d'arriver près de Bormio. En faisant entrer dans les calculs le temps nécessaire pour transporter de si loin un matériel de siége suffisant, on peut établir en fait qu'une place, moitié moins forte, située ainsi en arrière, rendrait un service double d'une autre beaucoup plus forte, placée plus en avant. En parcourant le pays, et dans les idées que je viens d'exprimer, j'ai remarqué un défilé entre Tirano et Bormio, où un fort pourrait être construit, et qui, défendu par cinq cents hommes, remplirait le but indiqué.

Chaque année je consacrais ainsi la belle saison à visiter quelques parties de la monarchie autrichienne, et particulièrement les environs de Vienne.

En 1833, des devoirs d'amitié m'appelèrent en Suisse, et j'y passai près d'un mois. À cette occasion, je visitai l'Oberland et j'admirai ce pays enchanteur. Rien n'est au-dessus des bords du lac de Thun. Richesse, élégance, calme, beautés pittoresques, tout s'y trouve réuni sous les yeux. Le lac d'Interlachen, si renommé, me parut moins digne de sa réputation. Après avoir traversé le lac de Brienz, remonté l'Aar, je me rendis dans le Valais, en traversant le Grimsel. Je visitai les glaciers d'où sort le Rhône, et j'entendis ces bruits remarquables, assez fréquents, qui annoncent un travail continuel de la nature. Ils ont été décrits trop de fois par les voyageurs et des physiciens pour que j'en parle ici.

Je sortis du Valais en traversant le Simplon, route que j'avais déjà parcourue en me rendant, en 1809, à Laibach, pour prendre le gouvernement des provinces illyriennes. Alors les frontières de la France étaient sur la Drave et contiguës à la Styrie, et, peu d'années après, elles étaient à l'ouest de la Savoie. Triste rapprochement qui, en un mot, exprime notre éclat passager, ainsi que notre humiliation et notre infortune actuelles; funeste résultat de l'abus de nos succès; monument de la fragilité des grandeurs du monde, quand elles ne sont pas fondées sur la raison, la justice, la modération et la sagesse.

Je revis le sol de l'Italie avec transport. Que les impressions de la jeunesse ont de durée et de puissance sur tout notre être! Que les souvenirs de gloire sont puissants! Ils réchauffent le coeur; ils raniment même des sens prêts à s'éteindre! Je croyais renaître à la vie en respirant de nouveau l'air embaumé de l'Italie, en sentant l'action des rayons de son soleil créateur, et en reposant mes yeux sur les admirables paysages que son sol merveilleux offre sans cesse à la vue.

J'allai revoir les îles Borromées. Le caprice d'un homme riche a donné naissance à l'Isola-Bella, qui est un ouvrage des hommes, et non une création de la nature. Un rocher a servi de fondations à un palais, et des voûtes très-hautes, fort étendues, construites sur pilotis dans le lac, ont servi de base à un jardin d'une assez grande étendue. Une immense quantité de terre a été apportée et a donné le moyen de le livrer à la culture. Aujourd'hui, il est couvert d'arbres de toute grandeur. Des orangers en pleine terre garnissent les terrasses du côté du midi, et ces terrasses, pendant chaque hiver, sont transformées en serres pour mettre les orangers en sûreté contre l'action du froid. On me montra un beau cyprès sur l'écorce duquel on me dit que Napoléon avait gravé le mot bataille avec un couteau, avant la bataille de Marengo. Des traits confus justifient l'opinion que quelque chose fut écrit sur cet arbre; mais, si Napoléon s'en chargea, ce ne fut certes pas à l'époque dite. Il n'alla pas et n'eut pas la pensée d'aller se promener alors aux îles Borromées. D'autres soins absorbaient tous ses moments.

J'allai à Côme, et j'admirai les bords enchanteurs du lac. Je les avais parcourus en 1797 avec le général Bonaparte, madame Bonaparte, le marquis de Gallo et d'autres étrangers de distinction. De nouvelles villas y sont placées et les embellissent encore davantage. La villa Sommariva, dont le jardin renferme plusieurs centaines d'arpents, est orné d'objets d'art, de statues, de tableaux du plus grand prix, et, entre autres, d'un magnifique bas-relief de Thorwaldsen représentant le triomphe d'Alexandre exécuté dans d'autres temps pour Napoléon. La villa Melzy est située en face; c'est une délicieuse habitation, moins riche que la première, mais digne demeure d'un philosophe ami des beaux-arts. Je revis la Plimiana, fontaine intermittente qui y existe depuis bien des siècles, et je me rappelai qu'en 1797 on se perdit en raisonnements pour expliquer ce phénomène. Aujourd'hui, il me paraît tout simple, en supposant un siphon naturel existant dans la terre.

De Côme je fus à Milan, dont la vue, l'éclat et la prospérité me frappèrent. J'y passai dix jours à voir tous les monuments, tous les objets d'art qui y sont renfermés. Je n'en rendrai pas compte ici; je ne pourrais faire mieux que le plus chétif itinéraire, mais je n'omis rien de ce qui méritait la peine d'être vu. Je passai une journée entière à examiner la magnifique cathédrale, objet le plus curieux de ce genre après Saint-Pierre de Rome. Cette richesse de matériaux, ce peuple de statues de toutes les dimensions, qui occupent toutes les parties du temple (il y en a plus de cinq mille), ce fini extraordinaire dans le détail des ornements, ces terrasses en marbre d'une étendue si grande, couvrant tout l'édifice et permettant de circuler avec facilité, font de cette église un des plus beaux monuments dont les hommes puissent se glorifier.

L'arc de triomphe, à l'entrée de Milan, sur la route venant du Simplon, commencé par Napoléon et fini par l'empereur François, allait alors recevoir ses derniers décors. On posait le bas-relief de la partie supérieure. On coulait les chevaux de bronze destinés à occuper la plate-forme.

Ce monument présentera un fait curieux et honorable pour le souverain qui l'a fini. Au lieu d'imiter Napoléon, qui faisait disparaître de tous les monuments publics où il mettait la main les signes de ses devanciers et y substituait les siens, pour faire naître chez la postérité l'illusion qu'il les avait créés, l'empereur François a voulu que cet arc de triomphe conservât le caractère et consacrât le souvenir des temps où il avait été élevé. L'histoire ne peut périr. Au lieu de changer les faits, elle doit les faire connaître dans l'ordre où ils se sont passés. Ici on a suivi ce principe. L'arc de triomphe de Milan, dans sa partie inférieure, représente Napoléon faisant son entrée à Vienne; la partie supérieure montre l'empereur François entrant à Paris. C'est toute l'histoire de nos temps en résumé! Heureux ceux qui ont terminé l'édifice, les victorieux à la dernière heure de la bataille! Cependant, tout en rendant justice aux intentions de l'empereur François, on en a déguisé l'esprit dans l'exécution. Les bas-reliefs faits par Napoléon sont bien restés en place, mais le livret qui explique le monument applique à l'empereur François ce qui était relatif à Napoléon. Or l'entrée de celui-ci à Vienne est censé représenter celle de l'empereur d'Autriche à Milan. Cette manière d'interpréter le bas-relief est la seule connue aujourd'hui et restera ainsi la seule dans l'avenir.

Après Milan, j'allai revoir les champs de bataille de 1796. Quelle source de jouissances pour moi! Je ne croyais pas mon pauvre coeur, affaissé sous le poids de tant de souffrances, susceptible encore des jouissances qu'il a ressenties. Ma mémoire me rappela tous les lieux que quelques circonstances avaient caractérisés, et les détails les plus minutieux se représentèrent à mon esprit. À Lodi, je reconnus l'emplacement où j'avais, à la tête d'un régiment de hussards, culbuté l'avant-garde autrichienne et pris ses canons. Je revis le lieu où, envoyé en reconnaissance près de l'Adda, j'échappai comme par miracle au feu d'une grande partie de l'armée ennemie; à Crémone, la place de ma première rencontre avec des hulans; à Castiglione, le lieu où j'avais placé toute l'artillerie à cheval de l'armée, mise sous mes ordres, et qui culbuta la gauche de l'armée autrichienne; à Rivoli, les points les plus marquants de cette glorieuse bataille; à Arcole, le terrain étroit où pendant trois jours nous avons lutté contre des forces triples, et le lieu où, aidé par Louis Bonaparte, je retirai d'un fossé plein d'eau le général en chef qui venait d'y tomber, par suite du désordre et de la confusion causés par un moment de retraite précipité. Je vis les restes du monument élevé par Eugène, en mémoire du fait d'armes inventé du passage du pont d'Arcole, qui jamais n'eut lieu. Ce monument a été privé de ses inscriptions par l'autorité autrichienne, non comme consacrant un fait faux, mais comme consacrant une action glorieuse pour nous. Ainsi, dans l'un et l'autre de ces buts qui semblent opposés, tout est charlatanisme, il en est ainsi de beaucoup d'actions des hommes.

En ce moment, Vérone était le théâtre de travaux importants. On a le projet d'en faire une grande place, projet insensé, si on a la prétention de faire une place véritable, destinée à se défendre isolément et après avoir perdu ses communications; projet très-bien conçu, si l'on se contente d'en faire une place de manoeuvre, un grand camp retranché, d'où une armée puisse déboucher promptement et, sous son appui, manoeuvrer à son aise. Dans le premier cas, elle exigerait une très-grande garnison, à cause de son étendue. De plus, elle ne serait jamais très-forte, à cause des localités qui lui sont contraires. Mantoue, comme grande place de dépôt, suffit aux besoins de cette frontière, et, en multipliant inutilement les grandes places, on augmente les embarras d'une guerre malheureuse qui, en portant l'armée en arrière, oblige de l'affaiblir encore par de grandes garnisons. Considéré comme simple camp retranché, Vérone peut rendre inexpugnable cette courte frontière, comprise entre le lac de Garda et le Pô, qui est couverte par Peschiera, Mantoue et le Mincio. Alors une armée, appuyée à l'Adige et débouchant de Vérone, a des moyens de mouvement si faciles et si multipliés, qu'elle semble impossible à vaincre. Alors l'Italie de la rive gauche de l'Adige me semble ne pouvoir être conquise que par une armée débouchant par le Tyrol.

Je me rendis à Venise, où je passai huit jours. Jamais je n'avais vu cette ville avec autant de détail. Les richesses qu'elle possède en tableaux sont si étendues, que leur étude finit par établir une sorte de confusion dans mon esprit. La décadence de cette ville afflige le voyageur; mais, les circonstances qui l'ont créée et maintenue pendant tant de siècles n'existant plus et ne pouvant plus renaître, il est difficile d'espérer de la voir prospérer jamais. Indépendamment de la difficulté de l'entrée et de la sortie du port, qui donne toujours à la navigation des chances périlleuses, l'obstacle particulier à sa prospérité est placé dans l'esprit nonchalant de ses habitants. Quoique les intérêts de Trieste et de Venise soient de nature à pouvoir se concilier, la prodigieuse activité des habitants de Trieste sait envahir le domaine où le Vénitien peut exercer son industrie. Au moment où le dernier se lève, le Triestin a déjà fini ses spéculations et les démarches de sa journée. Deux circonstances cependant peuvent ranimer Venise: c'est, d'une part, le chemin de fer de Milan à cette ville, qui en ferait comme le port de Milan, le débouché nécessaire des produits de la Lombardie et le port d'entrée et de distribution des denrées coloniales; d'une autre part, ce sera la chute de l'empire ottoman, qui, amenant un partage, rendrait forcément l'empire autrichien une puissance maritime.

L'arsenal de Venise est suffisant pour servir à la création des plus grandes escadres. Le port de Pola deviendrait le port d'armement et de réparation des plus nombreuses flottes, tandis que les côtes de l'Adriatique fourniraient tous les matelots nécessaires. Le jour où l'Autriche mettra en mer des escadres, Venise, quoique déchue de sa gloire de capitale, quoique privée des avantages de la présence du gouvernement, retrouvera une nouvelle vie.

Je vis en détail les travaux destinés à défendre les lagunes contre l'action de la mer, et j'admirai les murazzi, beau travail que je place à côté de ce que le Nord-Hollande présente de plus remarquable. Je traversai l'Adriatique dans le bateau à vapeur. Je revis Trieste avec plaisir et intérêt; j'admirai sa prospérité toujours croissante, et je revins à Vienne par Laybach et Grätz, au milieu de mille souvenirs divers qui m'accompagnaient et en recevant à chaque pas des témoignages touchants de la manière dont les habitants de ces contrées ont conservé la mémoire de mon nom.

L'année 1833 était prête à finir. J'avais terminé les Mémoires de ma vie; je ne voyais aucune occupation d'un suffisant intérêt pour moi pendant l'année 1834, et une famille à laquelle je suis tendrement attaché, qui habitait Vienne, se disposait à partir pour l'Italie. Son absence allait rendre pour moi le séjour de cette ville triste et monotone. Sentant le besoin de distraction, je conçus le projet du long voyage que j'exécutai. En l'entreprenant, je devais me créer de grandes jouissances; en réveillant en moi d'anciens souvenirs, je m'en préparerais de nouveaux pour les dernières années de ma vie; enfin, en le terminant, je comptais retrouver en Italie les amis qui m'allaient quitter. Je n'hésitai donc plus un moment, et toutes mes pensées ne cessèrent d'être dirigées vers l'exécution de ce projet, auquel je me préparai pendant l'hiver par des études suivies.

Je me mis en route le 22 avril. Je n'entrerai dans aucun détail à l'égard de ce voyage; son récit, objet d'une publication particulière, doit être considéré comme faisant partie de ces Mémoires 14.

Note 14: (retour) Voyages du duc de Raguse.--Cinq volumes in-8º, publiés en 1838.
(Note de l'Éditeur.)

Je dirai seulement encore un mot sur la question politique de l'Orient, que j'ai abordée dans mon ouvrage, mais que je n'ai cependant pas traitée complétement. J'ai fait voir les avantages géographiques et matériels, ainsi que les circonstances naturelles et d'opinion dont jouissent les Russes: j'ai montré avec quelle habileté ils les ont mises en oeuvre; j'ai démontré, je crois, que, la chute de l'empire ottoman arrivant, l'Europe choisirait un mauvais champ de bataille en leur disputant Constantinople, où, dans les circonstances présentes, tout est en leur faveur. On a pu supposer que je ne voyais aucune possibilité de leur résister et qu'il fallait subir leur joug. Il n'en est pas ainsi, mais il ne faut pas se tromper sur le choix des moyens. Ceux qui lisent avec attention ont pu remarquer ces paroles dans mon ouvrage: «Il faudra trouver dans les combinaisons de la politique le moyen de concilier les intérêts de la sûreté de l'Europe avec ceux de la sécurité de la navigation de la Russie. Les politiques habiles doivent d'avance chercher la solution de ce problème.»

Or voici mes idées à cet égard. La chute de l'empire ottoman arrivant, l'empereur de Russie ne veut pas voir une puissance européenne s'emparer de Constantinople. En conséquence, il s'établit dans cette ville, il se l'approprie, et il veut la garder; mais on veut l'en chasser. Il me paraît que les efforts de l'Europe y seront impuissants, car avec les avantages de position, le passage du Bosphore et des Dardanelles est si vital pour lui, qu'il ne doit répugner à aucun sacrifice, n'épargner aucun effort pour s'en assurer la possession d'une manière durable. Mais il n'a pas les mêmes titres à faire valoir ni des raisons aussi urgentes pour s'emparer des provinces de la Turquie d'Europe, limitrophes de son empire; car, si la convenance seule était un motif suffisant, il n'y aurait aucune limite à mettre à ses prétentions; et d'ailleurs les provinces qu'il peut convoiter ne sont pas tellement situées, que, seul, il soit à portée de les envahir et en mesure de les défendre, le seul enfin pour qui elles soient un champ de bataille avantageux. Les provinces dont je parle sont celles qui sont voisines du Danube et de la mer Noire.

La sûreté de l'Europe, son repos, son équilibre, sa liberté, tiennent à ce que jamais la Russie ne possède la Moldavie, la Valachie, la Bulgarie. Si donc, au moment du cataclysme politique, et quand cette riche proie de l'empire ottoman devra être partagée, les puissances de l'Europe sont sages, elles laisseront Constantinople et ses dépendances à la Russie, sous la double condition de renoncer à toutes les îles de la Méditerranée et de donner à l'Autriche la Moldavie, la Valachie, la Bulgarie, la Servie et la Bosnie, ou de faire de ces provinces un État indépendant, sous la protection de l'Autriche et de l'alliance occidentale, alliance qui est destinée à être un jour la seule politique de l'Europe; car, dans toutes les affaires du monde, les intérêts compliqués se réduisent toujours à deux, qui se combattent et se balancent. Chaque individualité entre nécessairement dans le système de l'un ou de l'autre; et peut-être, dans assez peu d'années, la Russie seule sera en mesure de contre-balancer le reste du monde.

L'Autriche, en possession de ce vaste territoire, ferait de Silistrie une grande place, capable de la plus longue résistance. Un canal large et profond, partant de ce point, irait à la mer Noire, près de la bouche méridionale du Danube, où un port, creusé dans ce terrain facile, recevrait les vaisseaux de commerce, des bâtiments de guerre de moyenne grandeur. Ce port deviendrait l'entrepôt du commerce de l'Europe et de l'Asie. Des forts intermédiaires entre le Danube et la mer Noire, couvrant le canal et appuyés aux lacs placés sur les alluvions du fleuve, élèveraient sur cette frontière un obstacle insurmontable, une barrière impossible à franchir, et d'autant plus forte, que la frontière de la Transylvanie prend sur elle des revers. La Russie, ainsi séparée de Constantinople, ne tiendrait plus à cette ville que par des liens maritimes ou de longues communications par l'Asie, autour de la mer Noire. D'un autre côté, les îles de Lemnos et de Ténédos, qui seraient données à la France ou à l'Angleterre, deviendraient des appuis maritimes. Lemnos, fortifié avec soin, enfermerait, à l'instar de Malte, de nombreuses escadres et des moyens de réparation, tandis que Ténédos serait un point d'observation. La Macédoine, réunie à la Grèce antique, à l'Albanie et à la plus grande partie des îles, formerait un état susceptible d'acquérir une assez grande puissance. Les États actuels de Méhémet-Ali, augmentés de Chypre et d'autres îles à portée, seraient constitués eu royaume indépendant. Des dangers communs réunissant tant d'intérêts divers dans un même but de résistance contre la Russie, l'Europe pourrait vivre en repos et voir l'avenir avec sécurité.

La Russie menace-t-elle la Méditerranée et semble-t-elle vouloir y dicter des lois; devient-elle redoutable à l'Italie et au midi de la France; l'Europe, pour conserver sa liberté, doit-elle se résoudre à livrer un combat corps à corps à la Russie? Alors l'alliance, avec les points d'appui qu'elle possède, peut faire la guerre en Orient avec de grands avantages. Tout lui devient favorable. Les bouches du Danube infranchissables, les montagnes de Transylvanie faciles à défendre, et la Russie séparée de ses lignes d'opération, l'alliance peut porter les armes à son choix sur le Bosphore ou sur les Dardanelles. Pour nuire à son ennemi, pour détruire son action offensive dans la Méditerranée, il ne faut pas prendre Constantinople ou tel ou tel point. Il faut s'emparer seulement d'un point quelconque, sur le bord du canal, qui empêche de le franchir avec des escadres et des flottes; et, sur une étendue pareille, la chose devient facile. Une armée autrichienne, débouchant en Bosnie, opère sur Andrinople, tandis qu'un corps français, appuyé d'une escadre, débarque dans la Chersonèse et occupe toute cette presqu'île de Gallipoli. Alors toute action offensive des Russes cesse. Quoique maîtres de la mer Noire, ils ne peuvent en sortir. Toute leur puissance extérieure s'évanouit donc, et l'Europe peut lui dicter des lois.

Voilà comment je conçois les ressources de l'avenir. Il faut concéder ce qui est indispensable à l'un et ce que l'autre ne peut défendre, mais prévoir l'abus qu'on peut faire des avantages concédés. Ainsi faut-il laisser aux Russes une navigation sans laquelle ils ne peuvent vivre, en se mettant à même de la leur enlever au moment où, au lieu de l'employer seulement à leur prospérité, ils en feraient usage pour nous nuire.

En accordant à l'Autriche et à la maison de Bavière d'aussi grands avantages, il faudrait sans doute assurer à d'autres États de l'Europe une augmentation de puissance. La France pourrait reprendre la possession des bords du Rhin et du grand-duché; la Prusse avoir la Saxe; le roi de Saxe être envoyé pour régner ailleurs. Un même système politique unissant par un traité la France, l'Angleterre, l'Autriche, la Grèce et l'Égypte, créerait une masse de résistance capable d'assurer le repos du monde. Son équilibre serait mieux garanti par le système ci-dessus que par rétablissement précaire d'un nouveau souverain à Constantinople et l'abandon des bouches du Danube et des provinces limitrophes à la Russie.


PIÈCES JUSTIFICATIVES

RELATIVES AU LIVRE VINGT-QUATRIÈME.

Le maréchal duc de Raguse à M. le prince de Polignac.

«Vienne, 26 mars 1833.



«Prince, il est des bornes aux égards que l'on doit au malheur; il faut qu'il se respecte pour mériter d'être plaint. Je m'étais tu devant le vôtre, plus longtemps même que ne le comportaient vos procédés à mon égard, à l'époque de votre procès à la Chambre des pairs. Alors vous défendiez votre vie. S'il n'est pas généreux à vous de chercher à détourner sur une autre tête la foudre qui grondait sur la vôtre, j'ai compris que l'imminence du danger avait pu vous entraîner, peut-être vous paraître une excuse, et j'ai voulu que mon silence diminuât vos périls. Depuis, les murs de votre prison m'avaient semblé une égide contre laquelle devaient expirer les ressentiments les plus justes. Aujourd'hui que vos publications en franchissent l'enceinte, aujourd'hui que vous faites imprimer, que vous essayez d'étayer de votre signature de calomnieuses suppositions contre moi, je rentre dans mes droits, et je prends la parole.

«Ma réponse sera brève. Je n'examinerai point votre système politique. La raison l'avait jugé avant les événements, et l'histoire le jugera à son tour. Je ne viens point non plus faire le récit de ce qui s'est passé en 1830. C'est un soin que je me réserve pour l'avenir, et c'est de vous seul que je m'occupe en ce moment. Ai-je rempli tout entières les obligations que m'imposaient mon devoir militaire et une triste fatalité? Telle est la question que vous avez si odieusement soulevée, telle est la question dans laquelle je me renferme.

«Vous dites qu'au mois de juillet la garnison de Paris était forte de treize mille hommes. Elle ne présentait qu'un effectif, présent sous les armes, de neuf mille trois cent vingt-quatre combattants, infanterie et cavalerie. En y ajoutant les troupes de Saint-Denis, Versailles, Rueil et Courbevoie, elle se montait à onze mille quarante hommes. Je n'y comprends pas le service de Saint-Cloud, la garnison indispensable à Vincennes, et les non-valeurs de chaque régiment. Mais je ne fais, au surplus, que noter cette différence. Qu'était-ce que vos treize mille hommes prétendus contre tout Paris en armes? Vous parlez de troupes que vous aviez échelonnées aux environs de la capitale. Toutes celles que vous citez étaient des troupes de la garde; les villes que vous nommez, leurs garnisons habituelles, moins Sèvres, où il n'y avait et où il n'y a jamais eu accidentellement qu'un escadron de cavalerie légère pour les escortes, lorsque le roi habitait Saint-Cloud.

«Votre prévoyance n'avait donc abouti qu'à ne rien changer à un ordre établi de tous les temps, et pour les époques les plus tranquilles. C'est moi qui, dès le 28 juillet, au matin, envoyai en toute hâte des ordres pour faire venir ces troupes à Paris. Deux régiments d'infanterie et deux de cavalerie purent seuls arriver. Le soulèvement presque général du pays qu'ils avaient à traverser, joint à l'éloignement où ils se trouvaient, ne permirent pas aux autres corps de rejoindre avant Saint-Cloud, Versailles et Rambouillet. Un régiment d'infanterie et un de cavalerie de la garde ne purent pas même rejoindre du tout. L'artillerie de Vincennes ne fut mise, dites-vous, en marche, vous ne savez pourquoi, que pour se réunir à la hauteur de Rambouillet. Vous savez très-bien, au contraire, que je la mandai, le 28, au soir, que je dirigeai sur Vincennes un régiment entier pour l'escorter, et que, si j'ai attendu pour cette opération la fin de la journée, c'est que cette artillerie ne pouvait pas venir sans escorte, et qu'au milieu du combat je ne pouvais pas me dégarnir des troupes nécessaires pour assurer sa marche. Vous savez encore que cette artillerie, obligée à de très-longs détours, ne put entrer à temps dans Paris, et qu'elle est arrivée, dans l'après-midi du 29 juillet, à Saint-Cloud, où, depuis le matin, étaient déjà les canons de Saint-Cyr, avec les élèves de cette école appelés pour y rester.

«J'ai donc fait venir toutes les troupes qui étaient sous mon commandement direct aussitôt que les développements de l'insurrection nécessitèrent un déploiement de forces. Quelles troupes aviez-vous mises en mouvement, vous, ministre de la guerre? Ce n'est que le 30 que l'ordre est arrivé au camp de Saint-Omer de se mettre en marche sur Paris.

«Je ne cherche pas dans quel but vous me dites que, dès le 27 au matin, vous m'aviez remis mes lettres de service. Mieux que personne vous savez que ce n'est qu'à une heure après midi que je suis arrivé auprès de vous, et que le premier avis de ma nomination au commandement de Paris ne m'avait été donné que peu avant midi par le roi lui-même. Quels renseignements utiles ai-je reçus de vous alors? Quels autres m'ont été fournis, pendant la durée de la lutte, par l'autorité qui avait mission et devoir de me les procurer? Aucuns. Ainsi, tandis que je cherchais toutes les chances que je pouvais me donner, je n'ai trouvé ni concours ni assistance là où je devais les espérer. Réduit aux seules ressources que je pouvais me créer, je n'avais pas à les calculer, mais à les employer, et je l'ai fait. Le mardi, c'était une émeute, elle a été réprimée; le mercredi, c'était une insurrection. J'ai dit au roi la vérité sur son importance, et j'ai marché au-devant d'elle, parce que, pour la vaincre, il fallait la combattre.

«Si, comme vous le voudriez aujourd'hui que vous avez résolu d'oublier vos opinions et vos avis d'alors; si, dis-je, j'avais laissé les insurgés, maîtres de tout Paris, s'y organiser et s'y établir librement; si j'avais attendu que l'on vînt m'attaquer aux Tuileries, diriez-vous qu'il fut fait ainsi au 13 vendémiaire? Vous me reprocheriez, et avec raison, d'être resté spectateur bénévole de l'insurrection, et de n'avoir pas tenté le moindre effort pour l'empêcher de s'accroître et de s'affermir: vous me rappelleriez ce qui, deux ans auparavant, s'était passé dans la rue Saint-Denis. Au 13 vendémiaire, la révolte organisée marchait en colonne sur un seul point: c'était ce point unique que Bonaparte avait à défendre. Ici, la révolution bouillonnait partout; il fallait essayer de comprimer partout la menace avant qu'elle fût devenue une réalité invincible. Quand j'ai vu nos efforts inutiles, je me suis réduit à l'attitude défensive où vous prétendez que j'aurais dû rester d'abord. Là, faisant abstraction de l'exaltation toujours croissante de la population et de l'ébranlement croissant des troupes, j'espérais tenir longtemps; et de cet espoir, que je vous avais exprimé, vous concluez que vous aviez donc admirablement pourvu à tout, puisque je pouvais garder ma position dans Paris. Le Louvre et les Tuileries, attaqués et enveloppés par Paris tout entier, c'est ce que vous appelez ma position! ce qui vous paraît la position du roi de France! C'était pour arriver là que vous aviez fulminé les ordonnances fatales! Prince, vous parliez avec moins d'assurance alors, et, en gardant le souvenir de mes espérances du 28 au soir, aviez-vous perdu la mémoire du 29 au matin, lorsque je vous conjurai de vous rendre à Saint-Cloud pour éclairer le roi sur l'état de ses affaires, et lorsque je vous déclarai qu'il était tel, que, sans un prompt rapport des ordonnances, le mal deviendrait si grand, que rien ne pourrait plus le réparer?

«Aujourd'hui, la retraite précipitée de Paris vous est un mystère, dites-vous. Voici la réponse que je vous fais: J'étais rue de Rohan, à la tête de mon état-major, observant ce point, par lequel le peuple aurait pu couper le Louvre des Tuileries, quand je vis tout à coup le premier de ces palais au pouvoir des insurgés. Resté presque seul, avec une poignée d'officiers et de soldats, je défendais encore de ma personne et de mon épée la cour du Carrousel, que déjà les troupes qui avaient quitté le Louvre étaient près de la place Louis XV.... Huit jours de plus cependant, assurez-vous, et la monarchie était sauvée par les mesures que vous aviez prises. Alors, prince, à votre tour, expliquez-moi, si le salut de la monarchie tenait absolument à ce que je fusse aux Tuileries, comment il se fait que l'ordre d'évacuer Paris ait été rédigé à Saint-Cloud plus d'une heure avant que je l'aie quitté.--Vous n'avez pu l'ignorer, cet ordre, car il a dû être délibéré dans le conseil, et vous en étiez encore le président. Quand on le signait, on ne pouvait pas même avoir appris que le passage dans les rangs du peuple de deux régiments de la ligne rendait à peu près intenable ma position aux Tuileries; on ne savait pas l'abandon imprévu du Louvre. Moi, témoin de tous les revers, j'avais moins désespéré que le conseil, et j'essayais de tenir de position en position.--Malgré la défection de la ligne, je restais aux Tuileries; forcé de les quitter par l'abandon du Louvre, je prenais une nouvelle position à la barrière de l'Étoile, et c'est là que j'ai reçu cet ordre de quitter, non-seulement les Tuileries, mais Paris, et de me rendre à Saint-Cloud. Ainsi cette évacuation si funeste, selon vous, elle a été voulue, elle a été prescrite, et les événements n'ont fait que la hâter d'une heure tout au plus. Et c'est vous, prince, vous qui élevez la voix, vous qui m'accusez!

«Ici je m'arrête. Innocent de l'entreprise qui a perdu la monarchie, je n'aurais cependant pas soulevé volontairement ces souvenirs douloureux. Douloureux, ils le sont pour moi; car, s'ils ne me retracent que de cruels devoirs, honorablement remplis, ils me retracent par cela même ce qu'il y a de plus pénible pour un soldat, le sang français versé par des mains françaises.

«Vous qui avez fait tous ces maux, vous avez plus de courage. Continuez. Déjà une fois victime de votre impéritie, rendez-moi encore responsable de vos fautes, et cherchez à m'immoler, si vous le pouvez, à l'opinion. Je dédaignerai, à l'avenir, de répondre à vos accusations. Je les livre d'avance au jugement des gens de bien, et je leur laisse le soin de les qualifier.

«Le maréchal, duc de Raguse




FIN DU TOME HUITIÈME.


TABLE DES MATIÈRES

LIVRE VINGT-TROISIÈME.--1824-1829.

Mesures sur la censure et sur les officiers généraux.--Sacre du roi à Reims.--Anecdote sur Moncey.--Premiers symptômes du changement de l'opinion publique.--Influence croissante du clergé.--Anecdote.--Indemnité des émigrés.

Mort de l'empereur Alexandre.--Circonstances qui accompagnèrent l'arrivée de Nicolas au trône impérial.--Courage et inspiration heureuse de Nicolas.--Paroles de l'impératrice mère.--Je suis envoyé ambassadeur extraordinaire en Russie.

La cour de Weimar.--La cour de Berlin.--L'armée prussienne.--Charlottenbourg.--Berlin.--Environs de Saint-Pétersbourg.--L'empereur Nicolas.--L'impératrice.--Saint-Pétersbourg et Pierre le Grand.--Inondations de Saint-Pétersbourg.--M. le comte de la Ferronays.

Portrait de l'empereur Nicolas.--Ses idées sur l'éducation de ses enfants.--Conspiration de Pestel.--Magnanimité de l'empereur.

Manufactures d'Alexandrowski.--La Monnaie.--École des mines.--Ponts et chaussées.--École du génie.--État-major.--Comité de perfectionnement.--Hôpitaux militaires.--Arsenal.--Éducation publique.--École des cadets.--Couvent des filles.--Palais, églises et aspect de Saint-Pétersbourg.--Cronstadt.--Promenade dans la rade.--Château d'Oranienbaum.--Anecdote sur Orloff.--Peterhof.--Zarskoie-Selo.--Colpina.--Schlusselbourg.

Funérailles de l'impératrice Élisabeth.--Colonies militaires de Wolcoff.--Novogorod.--Route jusqu'à Moscou.--Moscou. L'impératrice-mère.--La grande-duchesse Hélène.--Arrivée de l'empereur à Moscou.--Rapports entre l'empereur et l'impératrice-mère.--Garde impériale.--Manoeuvres sous Moscou.--Généraux russes.--Arrivée inopinée de Constantin.--Caractère de ce prince.--Son attitude.--Réconciliation.

Sacre de l'empereur.--Cérémonies touchantes.--Illumination du Kremlin.--Fête à la bourgeoisie.--Dîner intime chez l'empereur.--Adieux de l'empereur.--Champ de bataille de la Moskowa.--Smolensk.--La Bérézina.--Le grand-duc Constantin à Varsovie.--Son armée.--La princesse de Lovitz.--Retour dans les États autrichiens.--Armée russe.

Retour à Paris.--Ma ruine.--Bontés du roi.--Je vends Châtillon.--Mésaventure de Talleyrand.--Inhumation du duc de Liancourt.--Revue de la garde nationale du 27 avril 1827.--Expressions du roi à cette occasion.--Anecdote.--Dissolution de la garde nationale.--Camp de Saint-Omer.--Anecdote.

Nouvelles élections.--M. de Villèle est renvoyé du ministère.--Nouvelle administration.--Ministère Martignac.--Mouvement d'opinion en faveur des Grecs.--Guerre des Russes et des Turcs.--Ministère Polignac.

LIVRE VINGT-QUATRIÈME.--1830-1834.

Mes efforts pour faire entreprendre l'expédition d'Alger.--Mes relations avec le général Bourmont et avec les autres membres du ministère.--Déloyauté de Bourmont.--Plaisanterie de mauvais goût du Dauphin.--Déceptions diverses.--Caractère du Dauphin.

Ordonnances du 25 juillet 1830.--Ordre de me rendre à Paris.--Occupation militaire de Paris.--27, 28, 29 juillet.--Je remets le commandement à M. le Dauphin.--Situation d'esprit du roi.

Discussion sur les opérations de Paris.--Discussion avec M. le Dauphin sur le retrait des ordonnances.--Je fais un ordre du jour pour retenir les troupes sous les drapeaux.8

Scène violente du Dauphin.--Retraite du roi.--Il arrive à Rambouillet.--Événement de Trappes.--Je conseille au roi l'abdication en faveur du duc de Bordeaux.--Arrivée des commissaires auprès du roi.--Ils retournent à Paris.--Arrivée des colonnes parisiennes.--Les commissaires sont introduits près du roi.

Départ de Rambouillet.--Changement de résolution du roi.--Retraite sur Cherbourg.--Voyage du roi.--Son embarquement à Cherbourg.--Appréciation du ministère Villèle.

Des fautes qui ont amené la révolution de 1830.--Londres.--Je passe en Hollande, puis à Vienne.--Le prince de Metternich.--Anecdote sur le duc d'Orléans.--Anecdote sur Eugène Beauharnais.--L'empereur d'Autriche et sa famille.--La Société de Vienne.--Le gouvernement autrichien.--Nos travaux.

Je rencontre le duc de Reichstadt.--Conversation.--Mes rapports intimes avec ce prince.--Son intelligence.--Son opinion sur sa position.--Ses récits des campagnes de son père.--Ses adieux.--Sa maladie.--Sa mort.--Portrait du duc de Reichstadt.

Voyage en Hongrie.--Lintz.--Ichll.--Salzbourg.--Travaux de la route entre la vallée du Rhin et celle du Pô.--La Suisse en 1833.--Îles Borromées.--Côme.--Milan.--Arc de triomphe.--Champ de bataille de 1796.--Monument élevé par Eugène.--Vérone.--Venise.--Question d'Orient.--Solution possible, où la France aurait sa légitime part.

PIÈCES JUSTIFICATIVES DU LIVRE VINGT-QUATRIÈME.

Le maréchal duc de Raguse à M. le prince de Polignac (Vienne, 26 mars 1833).

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