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Mémoires Posthumes de Braz Cubas

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The Project Gutenberg eBook of Mémoires Posthumes de Braz Cubas

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Title: Mémoires Posthumes de Braz Cubas

Author: Machado de Assis

Translator: Adrien Delpech

Release date: December 4, 2019 [eBook #60847]
Most recently updated: October 17, 2024

Language: French

Credits: Produced by Laura Natal Rodrigues at Free Literature (Images
generously made available by Gallica, Bibliothèque nationale
de France.)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK MÉMOIRES POSTHUMES DE BRAZ CUBAS ***

MACHADO DE ASSIS

DE L'ACADÉMIE BRÉSILIENNE

MÉMOIRES POSTHUMES

DE

BRAZ CUBAS

TRADUITS DU PORTUGAIS

PAR

ADRIEN DELPECH

PARIS
GARNIER FRÈRES, LIBRAIRES-ÉDITEURS
6, BUE DES SAINTS-PÈRES, 6
1911

TABLE DES MATIÈRES
AU LECTEUR
I. MORT DE L'AUTEUR
II. L'EMPLÂTRE
III. GÉNÉALOGIE
IV. L'IDÉE FIXE
V. OÙ L'ON VOIT POINDRE L'OREILLE D'UNE FEMME
VI. «CHIMÈNE, QUI L'EÛT DIT? RODRIGUE, QUI L'EÛT CRU?»
VII. LE DÉLIRE
VIII. RAISON CONTRE FOLIE
IX. TRANSITION
X. CE JOUR-LÀ
XI. L'ENFANT EST LE PÈRE DE L'HOMME
XII. UN ÉPISODE DE 1814
XIII. UN SAUT
XIV. LE PREMIER BAISER
XV. MARCELLA
XVI. UNE RÉFLEXION IMMORALE
XVII. CONSIDÉRATIONS SUR LE TRAPÈZE
XVIII. VISION DANS LE CORRIDOR
XIX. À BORD
XX. JE PASSE MON BACCALAURÉAT
XXI. LE MULETIER
XXII. RETOUR À RIO
XXIV. COURT, MAIS GAI
XXV. À LA TIJUCA
XXVI. L'AUTEUR HÉSITE
XXVII. VIRGILIA
XXVIII. POURVU QUE
XXIX. LA VISITE
XXX. LA FLEUR DU BUISSON
XXXI. LE PAPILLON NOIR
XXXII. BOITEUSE DE NAISSANCE
XXXIII. BIENHEUREUX CEUX QUI SAVENT RESTER
XXXIV. À UNE ÂME SENSIBLE
XXXV. LE CHEMIN DE DAMAS
XXXVI. À PROPOS DE BOTTES
XXXVII. ENFIN!
XXXVIII. LA QUATRIÈME ÉDITION
XXXIX. LE VOISIN
XL. DANS LE CABRIOLET
XLI. L'HALLUCINATION
XLII. CE QUE N'A POINT TROUVÉ ARISTOTE
XLIII. MARQUISE: ATTENDU QUE JE SERAI MARQUIS
XLIV. UN CUBAS
XLV. NOTES
XLVI. L'HÉRITAGE
XLVII. LE RECLUS
XLVIII. UN COUSIN DE VIRGILIA
XLIX. LE BOUT DU NEZ
L. VIRGILIA MARIÉE
LI. ELLE EST À MOI
LII. LE PAQUET MYSTÉRIEUX
LIII. ......
LIV. LA PENDULE
LV. VIEUX DIALOGUE D'ADAM ET D'ÈVE
LVI. LE MOMENT OPPORTUN
LVII. DESTIN
LVIII. CONFIDENCE
LIX. UNE RENCONTRE
LX. L'ACCOLADE
LXI. UN PROJET
LXII. L'OREILLER
LXIII. FUYONS
LXIV. LA TRANSACTION
LXV. À L'AFFÛT ET AUX ÉCOUTES
LXVI. LES JAMBES
LXVII. LA PETITE MAISON
LXVIII. LE FOUET
LXIX. UN GRAIN DE FOLIE
LXX. DONA PLACIDA
LXXI. CRITIQUE DE CE LIVRE
LXXII. LE BIBLIOMANE
LXXIII. LE GOÛTER
LXXIV. HISTOIRE DE DONA PLACIDA
LXXV. RÉFLEXIONS
LXXVI. LE FUMIER
LXXVII. ENTREVUE
LXXVIII. LA PRÉSIDENCE
LXXIX. MOYEN TERME
LXXX. LE SECRÉTAIRE
LXXXI. LA RÉCONCILIATION
LXXXII. QUESTION DE BOTANIQUE
LXXXIII. 13
LXXXIV. LE CONFLIT
LXXXV. AU SOMMET DE LA MONTAGNE
LXXXVI. LE MYSTÈRE
LXXXVII. GÉOLOGIE
LXXXVIII. LE MALADE
LXXXIX. IN EXTREMIS
XC. VIEUX COLLOQUE D'ADAM ET DE CAÏN
XCI. UNE LETTRE EXTRAORDINAIRE
XCII. UN HOMME EXTRAORDINAIRE
XCIII. LE DÎNER
XCIV. LA CAUSE SECRÈTE
XCV. FLEURS D'AUTAN
XCVI. LA LETTRE ANONYME
XCVII. ENTRE LA BOUCHE ET LE FRONT
XCVIII. SUPPRIMÉ
XCIX. DANS LA SALLE
C. LE CAS PROBABLE
CI. LA RÉVOLUTION DALMATE
CII. REPOS
CIII. DISTRACTION
CIV. C'EST LUI
CV. ÉQUIVALENCE DES FENÊTRES
CVI. JEUX PÉRILLEUX
CVII. LE BILLET
CVIII. OÙ L'ON NE COMPREND PLUS BIEN
CIX. LE PHILOSOPHE
CX._31
CXI. LE MUR
CXII. L'OPINION
CXIII. LA SOUDURE
CXIV. FIN DE DIALOGUE
CXV. LE DÉJEUNER
CXVI. PHILOSOPHIE DES FEUILLES MORTES
CXVII. L'HUMANITISME
CXVIII. LA TROISIÈME FORCE
CXIX. PARENTHÈSE
CXX. COMPELLE INTRARE
CXXI. EN DESCENDANT LA COLLINE
CXXII. UNE INTENTION TRÈS FINE
CXXIII. LE VRAI COTRIM
CXXIV. POUR SERVIR D'INTERMÈDE
CXXV. EPITAPHE
CXXVI. DÉSOLATION
CXXVII. FORMALITÉS
CXXVIII. À LA CHAMBRE
CXXIX. SANS REMORDS
CXXX. UNE CALOMNIE
CXXXI. FRIVOLITÉS
CXXXII. LE PRINCIPE D'HELVÉTIUS
CXXXIII. CINQUANTE ANS
CXXXIV. OBLIVION
CXXXV. INUTILITÉ
CXXXVI. LE SHAKO
CXXXVII. À UN CRITIQUE
CXXXVIII. COMMENT JE NE FUS PAS MINISTRE D'ÉTAT
CXXXIX. QUI EXPLIQUE LE CHAPITRE ANTÉRIEUR
CXL. LES CHIENS
CXLI. LA DEMANDE SECRÈTE
CXLII. JE N'IRAI PAS
CXLIII. UTILITÉ RELATIVE
CXLIV. EXPLICATION SUPERFLUE
CXLV. LE PROGRAMME
CXLVI. UNE EXTRAVAGANCE
CXLVII. LE PROBLÈME INSOLUBLE
CXLVIII. THÉORIE DU BIENFAIT
CXLIX. ROTATION ET TRANSMISSION
CL. PHILOSOPHIE DES ÉPITAPHES
CLI. LA MONNAIE DE VESPASIEN
CLII. L'ALIÉNISTE
CLIII. LES NAVIRES DU PIRÉE
CLIV. RÉFLEXION CORDIALE
CLV. ORGUEIL DE LA SERVILITÉ
CLVI. PHASE BRILLANTE
CLVII. DEUX RENCONTRES
CLVIII. LA DEMI-DÉMENCE
CLIX. NÉGATIVES SUR NÉGATIVES


AU LECTEUR

Que Stendhal confesse avoir écrit ses livres pour une centaine de lecteurs, voilà de quoi s'étonner et s'attrister; mais qu'importe que ce volume ait les cent lecteurs de Stendhal, ou cinquante, ou même vingt, ou tout simplement dix! Dix... ou cinq, qui sait? C'est en vérité une œuvre diffuse, dans laquelle moi, Braz Cubas, j'ai adopté la forme libre d'un Sterne et d'un Xavier de Maistre, en y mettant peut-être une ombre de pessimisme. C'est bien possible: une œuvre de défunt... J'ai plongé ma plume dans une encre faite d'ironie et de mélancolie, et il n'est pas difficile de présumer ce qui peut sortir d'un tel mélange. D'ailleurs les gens graves trouveront à ce livre des apparences de pur roman, tandis que les lecteurs frivoles y chercheront en vain la contexture habituelle du roman. Me voici donc privé de l'estime des gens graves et de la sympathie des frivoles, qui sont les deux pivots de l'opinion.

Malgré tout, je ne désespère pas de la ramener à moi, et je vais tout d'abord m'abstenir d'un prologue trop explicite et long. La meilleure préface est celle qui contient le moins de choses possible, et qui les dit d'une façon obscure et tronquée. Donc je vous fais grâce des procédés extraordinaires que j'ai employés dans la confection de ces mémoires, écrits là-bas, dans l'autre monde. Ce serait sans doute intéressant, mais surtout long, et parfaitement inutile à la compréhension de ce livre. L'œuvre vaut ce qu'elle vaut. Si elle te plaît, ô délicat lecteur, paie-moi de ma peine. Sinon je te ferai la nique, et bonsoir.

BRAZ CUBAS.


I. MORT DE L'AUTEUR

Je me suis demandé pendant quelque temps si je commencerais ces mémoires par le commencement ou par la fin, c'est-à-dire si je parlerais d'abord de ma naissance ou de ma mort. L'usage courant est de commencer par la naissance, mais deux considérations me firent adopter une autre méthode. La première c'est que je ne suis pas à proprement parler un auteur défunt, mais un défunt auteur, pour qui la tombe fut un autre berceau. La seconde c'est que j'ai pensé que cet écrit en serait ainsi plus original et plus galant. Moïse, qui a aussi narré sa mort, ne la met pas au début mais à la fin de son récit: différence radicale entre mon livre et le Pentateuque.

Je mourus donc un vendredi du mois d'août 1869, sur le coup de deux heures de l'après-midi, dans ma belle propriété de Catumby. J'avais alors soixante-quatre ans, solides et verts; j'étais vieux garçon, je possédais environ trois cents contos, et onze amis m'accompagnèrent au cimetière. Onze amis! Il est vrai qu'on n'avait envoyé aucune lettre de faire part, et qu'il tombait une pluie fine passée au tamis, si implacable et si triste qu'un de mes fidèles de la dernière heure en intercala cette ingénieuse pensée dans le discours qu'il prononça sur le bord de ma sépulture: «Vous qui l'avez connu, Messieurs, ne vous semble-t-il pas comme à moi que la Nature paraît pleurer la perte irréparable d'un des plus beaux caractères dont se puisse honorer l'humanité? Cette ambiance sombre, ces gouttes du ciel, ces nuages obscurs qui voilent l'azur comme un crêpe funèbre, révèlent la douleur profonde dont la Nature est pénétrée, et tout cela constitue un sublime tribut de louange à notre illustre défunt.»

Bon et fidèle ami! comme j'ai bien fait de lui laisser vingt titres de rente par héritage. Ce fut de la sorte que j'arrivai au terme de mon voyage; ce fut ainsi que j'entrai dans l'indiscovered country de Hamlet, exempt des angoisses et du doute du jeune prince danois. Ma retraite fut calme et traînante, comme celle de quelqu'un qui se retire tard du spectacle. Tard et rassasié. Neuf ou dix personnes assistèrent à mon départ; trois femmes entre autres: ma sœur Sabine, mariée avec Cotrim; sa fille, un lis de la vallée, et... prenez patience: d'ici peu vous saurez quelle était la troisième. Contentez-vous d'apprendre pour l'instant que cette anonyme, bien qu'elle ne fût point ma parente, eut plus de réel chagrin que mes propres parents. En vérité, elle souffrit davantage. Elle ne cria pas, elle ne se roula pas sur le sol en proie à une attaque de nerfs, c'est vrai... Mais un vieux garçon qui meurt à soixante-quatre ans ne prête pas à la douleur tragique, et de toutes les façons il ne convenait pas à l'inconnue d'en donner les marques. Debout au chevet du lit, les regards stupides, la bouche entr'ouverte, la pauvre femme ne pouvait se convaincre de mon trépas: «Mort! mort!» se répétait-elle.

Et son imagination, comme les cigognes qu'un illustre voyageur vit cingler, en dépit des ruines et du temps, de l'Illyssus vers les plages africaines, vola par-dessus les débris des années jusqu'à une Afrique juvénile. (Nous l'y accompagnerons plus tard, quand moi-même je revêtirai les traits de mes premiers ans.) Pour le moment, je veux mourir tranquille et méthodiquement, en écoutant les sanglots des dames, les chuchotements des hommes, la pluie qui tambourine sur les feuilles des tignorons dans le jardin, le frottement strident d'un tranchet que le rémouleur aiguise dehors, à la porte du sellier. Je vous jure que cet orchestre mortuaire était beaucoup moins triste qu'on ne pourrait supposer. Il finit même par me sembler délectable: la vie trébuchait en moi, la conscience s'effaçait, je tombai de l'immobilité physique dans l'immobilité morale; mon corps devenait plante, pierre, boue, puis plus rien.

Je mourus d'une pneumonie. Si j'affirme pourtant que ma mort fut causée moins par cette maladie que par une idée grandiose et utile, le lecteur ne me croira pas, quoique ce soit la vérité pure. Je Vais exposer en connaissance de cause.


II. L'EMPLÂTRE

Effectivement, tandis que je me promenais un matin dans le jardin, une idée se suspendit au trapèze que j'avais dans le cerveau. Puis elle commença à jouer des bras et des jambes, à faire les plus scabreuses cabrioles et les plus audacieux exercices de voltige. Je m'abîmai dans sa contemplation. Soudain elle fit un saut périlleux, puis étendit bras et jambes en forme d'X: «Déchiffre-moi ou je te dévore».

Ce n'était rien moins que l'invention d'un médicament sublime, d'un emplâtre anti-hypocondriaque, destiné à soulager notre mélancolie humaine. Dans ma demande de brevet, j'appelai l'attention du Gouvernement sur ce résultat véritablement chrétien. Cela ne m'empêcha pas du reste de m'épancher avec mes amis au sujet des avantages pécuniaires qui devaient découler de la vente d'un produit si merveilleux dans ses résultats. Mais maintenant que je suis ici, de l'autre côté de la vie, je puis bien avouer que mon enthousiasme venait principalement de l'espoir de voir ces trois paroles: Emplâtre Braz Cubas, imprimées sur les journaux, sur les murs, sur des affiches, aux quatre coins des rues. Pourquoi le nierais-je? J'avais la passion de l'esbroufe, de l'annonce et du feu d'artifice. Les modestes s'indigneront peut-être, les habiles m'en feront un titre à leur considération. Ainsi mon idée, comme les monnaies, avait deux faces: l'une tournée vers le public, l'autre vers moi. D'un côté, philanthropie et lucre; de l'autre, soif de renommée. Disons: amour de la gloire.

Mon oncle, chanoine à prébende entière, avait l'habitude de me dire que l'amour de la gloire temporelle mène à la perdition, les âmes ne devant aspirer qu'à la gloire éternelle. À cela, mon autre oncle, ancien officier d'infanterie, répondait qu'il n'y a rien de plus véritablement humain que le sentiment de la gloire, qui est une des caractéristiques de notre espèce.

Le lecteur décidera entre le militaire et le prêtre; je reviens à mon emplâtre.


III. GÉNÉALOGIE

Mais puisque j'ai parlé de mes deux oncles, le moment est opportun pour ébaucher ma généalogie.

Un certain Damion Cubas, qui florissait dans la première moitié du XVIIIe siècle, fut le fondateur de ma famille. Il était né à Rio de Janeiro, où il exerçait la profession de tonnelier. S'il se fût limité à cet état, il serait mort sans doute dans la gêne et l'obscurité. Mais étant devenu agriculteur, il planta, cueillit et troqua ses produits contre de bons deniers sonnants jusqu'au jour où il mourut, laissant une grosse fortune à son fils, le licencié Luiz Cubas. C'est de lui que date vraiment la série de mes aïeux, de ceux que ma famille avoue—Damion Cubas n'ayant été après tout qu'un tonnelier, peut-être même un mauvais tonnelier, tandis que Luiz Cubas passa par l'Université de Coimbra, occupa de hautes charges, et fut un des confidents du vice-roi, comte de Cunha. Comme ce nom de Cubas sentait par trop le muid, mon père, qui était l'arrière petit-fils de Damion, alléguait les hauts faits d'armes d'un certain chevalier qui, sur la terre d'Afrique, aurait reçu ce titre, un jour qu'il enleva trois cents cuves[1] aux Mores. Mon père, homme d'imagination, échappait ainsi à la tonnellerie sur l'aile d'un calembour. C'était un digne homme, d'un bon naturel, digne et loyal entre tous. Il avait bien quelques fumées de vanité. Mais trouve-t-on quelqu'un en ce bas monde qui échappe à ce travers? Il est bon d'ajouter qu'il ne recourut à ce stratagème qu'après avoir cherché à greffer notre famille sur le vieux tronc de mon célèbre homonyme, le capitan Braz Cubas, qui fonda la ville de S. Vicente où il mourut en 1592. Ce fut pour ce motif qu'il me donna le nom de Braz. Mais les descendants légitimes protestèrent, et il inventa les trois cents cuves mauresques.

J'ai encore quelques parents vivants: ma nièce Venancia, par exemple: le lis de la vallée, fleur des dames de son temps. Son père aussi, Cotrim, un individu qui... mais n'anticipons pas sur les événements. Finissons-en d'une avec l'emplâtre.


IV. L'IDÉE FIXE

Après tant et tant de cabrioles, mon idée finit par devenir une idée fixe. Dieu te garde, lecteur, d'une semblable aventure. Mieux vaut un fétu ou même une poutre dans l'œil. Vois Cavour: ce fut l'idée fixe de l'unité italienne qui le tua. Il est vrai que Bismark n'est pas mort de la sienne. Mais la nature est une grande capricieuse, et l'histoire une éternelle toquée. Par exemple Suétone nous présente un Claude qui est un parfait imbécile,—une «citrouille», suivant l'expression de Sénèque,—et un Titus qui fut les délices de Rome. Et voici qu'un moderne professeur trouve le moyen de démontrer que des deux césars, le délicieux, l'exquis, c'est précisément la citrouille de Sénèque. Et toi, madame Lucrèce, fleur de la famille des Borgias, si un poète te peint sous les traits d'une Messaline catholique, il se présente aussitôt un Grégorovius incrédule pour adoucir ton profil. Si tu n'es pas un lis, au moins n'es-tu pas non plus un bourbier. Il me plaît de me tenir en équilibre, entre le poète et le savant.

Vive l'histoire, qui, dans sa volubilité, tourne à tous les vents. Et pour en revenir à l'idée fixe, je dirai que c'est elle qui fait les grands hommes et les fous. L'idée mobile, vague, chatoyante, est le propre des Claude, suivant la formule de Suétone.

Mon idée fixe, à moi, était fixe à un point que je ne saurais dire. Non, je ne trouve rien au monde qui soit assez fixe pour servir de terme de comparaison: peut-être la lune, peut-être les pyramides d'Égypte, ou l'ancienne diète germanique. C'est au lecteur de choisir et je le prie de ne pas faire la grimace, parce que je tarde à commencer la partie narrative de ces mémoires. Nous y viendrons. Je vois bien qu'il préfère l'anecdote à la réflexion, comme les autres lecteurs, ses confrères. Il est dans son droit. Encore un peu de patience. Ce livre est écrit avec flegme, avec le flegme d'un homme qui n'a plus à tenir compte de la brièveté du siècle. C'est une œuvre essentiellement philosophique, d'une philosophie inégale, tantôt austère, tantôt folichonne; elle n'édifie ni ne détruit; elle ne refroidit ni n'enflamme; et toutefois elle vise moins haut qu'à l'apostolat, et plus haut qu'au simple passe-temps.

Allons, rectifiez la position de votre nez, et revenons à l'emplâtre. Laissons là l'histoire avec ses caprices de dame élégante. Nous n'étions pas à Salamine, et nous n'avons point écrit la confession d'Augsbourg. Pour ma part, si de temps à autre je me souviens de Cromwell, c'est seulement pour me dire que la main de Son Altesse, cette main qui ferma le Parlement, aurait pu imposer aux Anglais l'emplâtre Braz Cubas. Et ne vous riez pas de cette banale victoire de la pharmacie sur le puritanisme. Qui ne sait qu'au pied de chaque haute et ostensible bannière, il y a souvent de petits drapeaux, modestes et particuliers, qui se dressent et se déroulent à l'ombre de ceux-ci, et quelquefois même leur survivent. Voyez le village qui s'abritait sous la protection du château féodal. Le château tomba, le village demeure. Il est vrai qu'il a grandi et a pris des airs de noblesse... Décidément ma comparaison ne vaut rien.


V. OÙ L'ON VOIT POINDRE L'OREILLE D'UNE FEMME

Mais voici que tandis que j'étais en train de préparer et de perfectionner ma recette, je reçus en plein un vent coulis. Je tombai malade; je traitai le mal par le mépris. J'avais l'emplâtre en tête. Je portais en moi l'idée fixe des fous et des forts. Je me voyais de loin m'élevant au-dessus de la multitude, pour remonter au ciel comme un aigle immortel, et ce n'est pas en présence de ce spectacle sublime qu'un homme se laisse vaincre par la douleur. Le jour suivant j'étais plus mal. Je me soignai alors, mais incomplètement, sans méthode, et sans persistance. Telle fut l'origine du mal qui m'emporta dans le domaine de l'éternité. Vous savez déjà que je mourus un vendredi, jour de mauvais augure, et je crois avoir prouvé que ce fut ma découverte qui me tua. Il y a des démonstrations moins lucides et non moins triomphantes.

Il n'était pas impossible cependant que je devinsse centenaire et que mon nom figurât dans les journaux sur la liste des macrobiens. J'avais une bonne santé, j'étais robuste. Supposez qu'au lieu de poser les bases d'une invention pharmaceutique, j'eusse réuni les éléments d'une institution politique ou d'une réforme religieuse. Le courant d'air, supérieur aux spéculations humaines, me surprenait de la même manière, et tout s'en allait à vau-l'eau. Telle est la destinée humaine.

Ce fut sur cette réflexion que je pris congé de la femme, je ne dirai pas la plus sage, mais assurément la plus belle de toutes celles de son temps, de l'anonyme du premier chapitre, celle dont l'imagination, semblable aux cigognes de l'Illyssus... Elle avait alors cinquante-quatre ans; c'était une ruine, une imposante ruine. Figurez-vous, lecteur, que nous nous étions aimés, elle et moi, bien des années auparavant, et qu'un jour, au cours de ma maladie, je la vis paraître à la porte de ma chambre.


VI. «CHIMÈNE, QUI L'EÛT DIT? RODRIGUE, QUI L'EÛT CRU?»

Je la vis s'arrêter sur le seuil de l'alcôve, pâle, émue, vêtue de noir, et demeurer là sans oser entrer, peut-être intimidée par la présence d'un homme qui se trouvait avec moi. Du lit où j'étais étendu, je la contemplai pendant tout ce temps, sans lui rien dire et sans faire un geste. Nous ne nous voyions pas depuis deux ans déjà, et elle m'apparaissait, non telle qu'elle était, mais telle qu'elle avait été. Je me remémorai ce que nous fûmes tous deux, à l'époque juvénile vers laquelle un Ézéchias mystérieux fit soudain reculer le soleil. Je secouai toutes mes misères, et cette poignée de poussière, que la mort allait éparpiller dans l'éternité du néant, fut plus forte que le temps, ministre de la mort. Aucune eau de Jouvence n'eût valu cette simple et mélancolique évocation du passé.

Croyez-m'en: rien ne vaut le souvenir. On ne doit jamais se fier à la félicité présente; il y a en elle une goutte de bave de Caïn. Quand le temps a passé, quand le spasme a cessé, alors oui, on peut vraiment savourer celle des deux illusions qui est la meilleure, parce qu'elle est exempte de souffrance.

L'évocation fut d'ailleurs de courte durée. La réalité s'imposa, le présent fit disparaître le passé. Peut-être exposerai-je au lecteur, dans quelque page de ce livre, ma théorie des éditions humaines. Pour le moment, ce qu'il est important de savoir, c'est que Virgilia (elle s'appelait Virgilia) entra dans l'alcôve, avec la fermeté, la gravité que lui donnaient ses vêtements et aussi les années, et s'approcha de mon chevet. L'étranger se leva et sortit. C'était un individu qui venait tous les jours me rendre visite pour me parler du change, de la colonisation et de la nécessité de multiplier les chemins de fer au Brésil. Comme c'était passionnant pour un moribond! Il sortit; Virgilia demeura debout; durant quelques instants nous nous regardâmes en silence. Qui l'eût dit? de deux grands amoureux, de deux passions effrénées, il ne restait rien après vingt années: rien, ou tout au plus deux cœurs desséchés, dévastés par la vie et rassasiés d'elle, peut-être pas autant l'un que l'autre, mais enfin rassasiés tous deux. Virgilia avait alors la beauté de la vieillesse, un air austère et maternel. Elle était moins maigre qu'à notre dernière rencontre à la Tijuca dans une fête de la Saint-Jean. Elle faisait tête au temps: c'est à peine si quelques fils blancs s'intercalaient entre ses cheveux noirs.

—Voilà que vous rendez visite aux défunts, lui dis-je.

—Qui parle de défunts? répondit-elle en faisant la moue.

Et après m'avoir serré la main:

—Je m'occupe de secouer les paresseux.

Elle n'avait plus la caresse attendrie d'un autre temps, mais sa voix était amicale et douce. Elle s'assit. J'étais seul chez moi, en compagnie d'un simple infirmier. Nous pouvions nous parler en toute franchise. Virgilia me donna des informations du dehors: elle comptait avec esprit, assaisonnant ses discours d'un peu de médisance, ce sel de la conversation. Et sur le point de quitter le monde, j'éprouvais un plaisir satanique à me moquer de lui, à me convaincre que je perdais bien peu de choses en vérité.

—Quelle idée! interrompit Virgilia, en grossissant la voix. Si vous continuez, je ne reviendrai plus. Mourir! naturellement, nous sommes tous mortels. Il suffit d'être en vie.

Et regardant sa montre:

—Mon Dieu! déjà trois heures. Je file.

—Déjà?

—Oui; je reviendrai demain ou après-demain.

—Je ne sais trop que vous conseiller. Votre malade est un vieux garçon, et il n'y a aucune femme chez lui.

—Et votre sœur?

—Elle ne pourra venir qu'à partir de samedi.

Virgilia réfléchit un instant. Puis elle haussa les épaules, et dit gravement:

—Je suis vieille! Personne ne remarquera... D'ailleurs, pour couper court aux racontages, j'amènerai Nhonhô.

Nhonhô était l'unique fruit de son mariage, et à l'âge de cinq ans, il avait été le complice inconscient de nos amours. À l'époque de ma maladie, il était déjà avocat. Ils vinrent tous deux, le surlendemain, et j'avoue qu'en les recevant dans ma chambre, je fus pris d'une timidité qui ne me permit pas de répondre tout de suite aux paroles affectueuses du jeune homme. Virgilia devina ce qui se passait en moi, et lui dit:

—Nhonhô, regarde-moi ce grand enfant gâté qui ne dit rien pour faire croire qu'il est très malade.

Le jeune homme sourit; je souris aussi, je crois, et nous plaisantâmes. Virgilia était sereine et souriante, offrant l'aspect des existences immaculées, sans un regard suspect, sans un geste dénonciateur. Son égalité de parole et de caractère dénonçait une domination d'elle-même assez rare, sans doute. Notre conversation glissa par hasard aux amours illégitimes, moitié divulguées, moitié secrètes, d'une personne de notre connaissance, et qui était même son amie, ce qui ne l'empêcha pas de montrer à l'égard de celle-ci quelque dédain et même de l'indignation. Son fils écoutait avec satisfaction cette voix digne et forte, et je me demandais à moi-même ce que les pies-grièches diraient de nous, si Buffon était né pie-grièche.

C'était le délire qui méprenait.


VII. LE DÉLIRE

Je ne sache pas que personne ait encore raconté son propre délire. La science me sera redevable de ce service. Les lecteurs indifférents aux phénomènes mentaux pourront sauter ce chapitre. Mais même si vous n'êtes pas curieux, vous trouverez peut-être intéressant de savoir ce qui se passa dans ma tête pendant près d'une demi-heure.

Je pris d'abord la forme d'un barbier chinois habile et grassouillet, en train de raser de près un mandarin, qui me payait de ma peine par des chiquenaudes et des dragées: simples caprices de mandarin.

L'instant d'après, je devins la Somme de Saint Thomas, imprimée en un volume et reliée en maroquin, avec des fermoirs d'argent et des estampes. Ce délire donna à mon corps la plus rigide immobilité. Je me rappelle encore que mes mains formaient les fermoirs du livre. Je les tenais croisées sur le ventre, et quelqu'un (Virgilia sans doute) les décroisait, parce que cette attitude semblait celle de la mort.

Enfin je fus rendu à la forme humaine, et livré à un hippopotame, qui m'emporta. Je me laissai faire, sans protester, et je ne sais trop si je ressentais de la peur ou un sentiment de confiance. Mais au bout d'un instant, la course devint tellement vertigineuse que j'osai l'interroger, et lui dire, après quelques précautions oratoires, qu'il me semblait aller à l'aventure.

—Tu te trompes, me répondit l'animal. Nous remontons à l'origine des siècles.

Je lui fis observer que c'était un peu loin. Mais l'hippopotame ne m'entendit pas ou ne me comprit pas, ou feignit de ne pas entendre. Je lui demandai, puisqu'il parlait, s'il descendait du cheval d'Achille ou de l'âne de Balaam, et il me répondit par un geste commun à ces deux animaux: il secoua les oreilles. Je fermai alors les yeux et m'abandonnai au hasard. J'avoue que je ressentis quelque démangeaison de savoir où se trouvait placée l'origine des siècles, si elle était aussi mystérieuse que celle du Nil, et surtout si elle valait plus ou moins que la consommation des mêmes siècles: réflexions d'un cerveau malade. Comme je fermais les yeux, je ne voyais pas le chemin. Je me souviens seulement que l'impression du froid augmentait à mesure que nous avancions. À un certain moment, je crus entrer dans la région des neiges éternelles. J'ouvris alors les yeux, et je vis qu'en effet mon hippopotame galopait sur une plaine de neige, couverte de quelques montagnes de neige, d'une végétation de neige, et de quelques grands animaux également de neigé. On ne voyait que de la neige; un soleil de neige nous pénétrait de froidure. J'essaya de parler, mais de froidure. J'essayai de parler, mais je ne pus prononcer que cette question anxieuse:

—Où sommes-nous?

—Nous avons passé l'Éden.

—Arrêtons-nous alors sous la tente d'Abraham.

—Mais puisque nous allons en arrière, répartit ma monture en se moquant de moi.

Je demeurai ahuri et vexé. Le voyage me parut décidément extravagant et sans intérêt, le froid incommode, le moyen de locomotion brutal et le but inaccessible. De plus,—imagination de malade,—je me disais qu'en supposant même que nous y arrivions, il n'était pas impossible que les siècles, irrités de cette profanation, nous déchirassent entre leurs ongles, qui devaient être séculaires comme eux. Tandis que je me livrais à ces réflexions, nous dévorions l'espace, et la plaine fuyait sous nos pieds. Enfin l'animal s'arrêta, et je pus regarder autour de moi. Regarder seulement, car je ne vis rien, hors l'immense linceul de neige qui couvrait alors le ciel même, demeuré jusque-là limpide. Par moment, j'entrevoyais quelque énorme plante agitant au vent ses larges feuilles. Le silence était sépulcral. On eût dit que la vie des êtres se figeait en présence de l'homme.

Et voici qu'un visage énorme (tombait-il du ciel? sortait-il de terre, je ne sais), un visage de femme, fixant sur moi des regards rutilants comme le soleil, m'apparut. Il avait l'ampleur des solitudes sauvages et il échappait à la compréhension humaine, car ses contours se perdaient dans l'ambiance, et ce qui paraissait opaque était tout simplement diaphane. Dans ma stupéfaction, je ne dis rien, je ne poussai pas un cri. Mais au bout d'un instant, dans ma curiosité délirante, je lui demandai son nom.

—Je suis, comme il te plaira, la Nature ou Pandore. Je suis ta mère et ton ennemie.

En entendant ces mots, je reculai un peu, pris d'épouvante. La figure poussa un large éclat de rire, qui fit autour de nous l'effet d'une tempête. Les plantes se contorsionnèrent, et un long gémissement rompit le silence.

—Ne crains rien, me dit-elle; mon inimitié ne tue pas. C'est au contraire par la vie qu'elle s'affirme. Tu vis: je ne te souhaite pas d'autre mal.

—Vis-je vraiment? demandai-je en enfonçant mes ongles dans ma chair, pour me certifier de ma propre existence.

—Oui, ver de terre, tu vis. Ne crains pas de perdre ces haillons, dont tu t'enorgueillis. Pendant quelques heures encore, tu goûteras le pain de la douleur et le vin de la misère. Tu vis, dans ta folie actuelle, tu vis. Et si ta conscience se réveille un instant et reprend sa sagacité, tu diras encore que tu veux vivre.

Ce disant, la vision étendit le bras, me saisit par les cheveux, m'éleva dans les airs comme elle eût fait d'une plume. Alors seulement je contemplai de près son visage qui était énorme. Il était d'une quiétude parfaite, sans contorsions, sans expression de haine ou de férocité. Sa caractéristique unique et complète était l'impassibilité égoïste, l'éternelle surdité, la volonté immobile. Ses colères, si elle en ressentait, demeuraient enserrées dans son cœur. En même temps, sur ce visage glacial, il y avait un air de jeunesse, de force et de santé, en présence duquel je me sentais le plus débile et le plus décrépit des êtres.

—M'entends-tu? dit-elle enfin, au bout de quelques instants de mutuelle contemplation.

—Non, répondis-je; je ne veux pas te comprendre, tu es absurde, tu es un mythe. Je rêve, sans doute; ou si par hasard je suis devenu fou, tu n'es qu'une conception d'aliéné, une chose vaine, que la raison absente ne peut ni diriger ni palper. La Nature?... celle que je connais est bien une mère, mais non une ennemie. Elle ne fait pas de la vie un fléau; elle n'a pas, comme toi, cet air indifférent et sépulcral. Et pourquoi Pandore?

—Parce que je porte sur moi les biens et les maux, et le pire de tous, l'espérance, consolation des hommes. Tu trembles?

—Oui, ton regard me fascine.

—Sans doute; car je ne suis pas seulement la vie, mais aussi la mort; et d'ici peu tu vas me rendre ce que je n'ai fait que te prêter. Grand voluptueux, la volupté du néant t'attend.

Quand cette parole retentit comme un coup de tonnerre dans cette immense vallée, je crus que c'était le dernier son qui parviendrait à mes oreilles. Je sentis comme la décomposition subite de moi-même. Je lui lançai un regard suppliant et demandai un sursis de quelques années.

—Vie éphémère, s'écria la vision, pourquoi souhaiter encore quelque prolongement? pour dévorer encore, et être enfin dévorée à ton tour. N'es-tu point lasse du spectacle de la lutte? Tu connais à fond tout ce que je t'offre de moins ignoble et de moins triste: le lever du soleil, la mélancolie des soirs, le sommeil, enfin, qui est le plus grand présent de mes mains. Que te faut-il encore, sublime idiote?

—La continuation de moi-même: je ne te demande rien de plus. Qui donc m'a mis dans le cœur, sinon toi, cet amour de la vie? Et si j'aime la vie, n'est-ce point te frapper toi-même que de me tuer?

—Non; car je n'ai plus besoin de toi. Ce qui importe au temps, ce n'est pas la minute qui passe, c'est celle qui vient. Celle-ci est forte, allègre; elle se croit immortelle, bien qu'elle porte la mort en elle, et qu'elle doive périr comme celle qui l'a précédée. Seul le temps subsiste. Égoïsme, diras-tu; sans doute, mais j'ai encore une autre loi: égoïsme, et conservation. La panthère enlève un veau du troupeau en se disant qu'elle doit vivre; et si le veau est tendre tant mieux. C'est la règle universelle. Monte et regarde.

Ce disant, la vision m'emporta au sommet d'une montagne. J'abaissai mes yeux vers la vallée, et pendant longtemps je contemplai dans le lointain, à travers le brouillard, une chose unique. Figure-toi, lecteur, une réduction des siècles défilant devant moi, exhibant toutes les races, toutes les passions, le tumulte des empires, la guerre des appétits et des haines, la destruction réciproque des êtres et des choses. Curieux et cruel spectacle! L'histoire de l'homme et de notre planète prenait ainsi une intensité que ne sauraient lui donner ni l'imagination ni la science, car la science est plus lente et l'imagination plus vague, tandis que ce que j'avais devant moi était la condensation vivante de tous les temps. Impossible de décrire ce spectacle: ce serait vouloir fixer l'éclair. Les siècles se succédaient en tourbillon, et pourtant je voyais, avec la vision spéciale du délire, tout ce qu'ils contenaient: fléaux et délices, gloire et misère, et l'amour aggravant la faiblesse. Voici venir la jalousie qui dévore, la colère qui enflamme, l'envie qui bave, et la pioche et la plume humide de sueur, et l'ambition et la faim, et la vanité, et la mélancolie, et la richesse, et l'amour: toutes les passions qui agitent l'homme comme un jouet, ou le détruisent et en font un haillon. Je voyais les formes multiples du même vice originel, qui tantôt mord les viscères, tantôt s'attaque à la pensée, et promène éternellement son habit d'arlequin sur l'humanité tout entière. La douleur cédait parfois, ou à l'indifférence qui est un sommeil sans rêve, ou au plaisir qui est une douleur bâtarde. L'homme, flagellé et rebelle, courait au-devant de la fatalité des choses, après une figure nébuleuse et fuyante, faite de lambeaux de l'impalpable, de l'improbable, de l'invisible, mal cousus avec l'aiguille de l'imagination. Et cette image, vaine chimère de la félicité, ou s'éloignait perpétuellement, ou se laissait prendre par un pan de sa robe, dont l'homme s'enveloppait aussitôt la poitrine, tandis qu'elle partait d'un éclat de rire et jouissait comme un songe.

Devant tant de misères, je ne pus contenir un cri d'angoisse que Nature ou Pandore entendit sans rire ni protester; et je ne sais par quelle bizarrerie cérébrale ce fut moi qui me mis à rire d'un rire inextinguible et idiot.

—Tu as raison, dis-je; le spectacle est divertissant et vaut la peine d'être vu, quoiqu'il soit un peu monotone. Quand Job maudissait le jour où il fut conçu, il eût aimé à voir d'ici ce spectacle. Allons, Pandore, ouvre tes entrailles et digère-moi; le spectacle est divertissant, mais digère-moi.

Je fus invité, pour toute réponse, à regarder au-dessous de moi les siècles qui continuaient à passer, rapides et turbulents, les générations qui se superposaient aux générations, les unes tristes compte la captivité d'Israël, les autres gaies, comme les extravagances de Commode, et toutes s'engouffrant ponctuellement dans le sépulcre. Je voulais fuir, mais une force inconnue alourdissait mes pieds. Alors je me dis en moi-même: «Bon! laissons passer les siècles; le mien aura son tour et tous après lui, jusqu'au dernier, qui me donnera le mot de l'énigme de l'éternité.» Et je regardai, et je continuai à voir les âges qui survenaient et passaient, et je me sentais résolu et tranquille, peut-être même satisfait. Oui, peut-être bien, satisfait. Chaque siècle apportait sa part d'ombre et de lumière, d'apathie et de combativité, d'erreur et de vérité, son cortège de systèmes d'idées neuves, de nouvelles illusions. En chacun d'eux un printemps reverdissait, un automne jaunissait, suivi d'un autre renouveau. L'histoire et la civilisation se tissaient ainsi avec cette régularité de calendrier, et l'homme, d'abord nu et désarmé, s'armait et se vêtait, construisait sa cabane et son palais, la sauvage bourgade ou la Thèbes aux cent portes, créait la science qui scrute, et l'art qui charme, devenait orateur, mécanicien, philosophe, parcourait le globe, descendait dans les entrailles de la terre, s'élevait jusqu'aux nuages, collaborant ainsi à l'œuvre mystérieuse du maintien de la vie et de la mélancolie de l'abandon. Mon regard, lassé et distrait, vit ainsi arriver le siècle présent et derrière lui les siècles futurs. Celui-ci venait agile, adroit, vibrant, rempli de lui-même, un peu diffus, audacieux, savant, et malgré tout aussi misérable que les autres, et ainsi je le vis passer comme tous passeront après lui, avec la même égalité et la même monotonie. Je redoublai d'attention, j'allais enfin voir le dernier,—le dernier! Mais à ce moment, la vélocité était telle qu'elle ne donnait plus prise à la compréhension; auprès d'elle, la durée de l'éclair était un siècle. Les objets commencèrent à se confondre; les uns grandirent, les autres s'amoindrirent, d'autres se perdirent dans l'ambiance. Une brume s'étendit autour de moi et couvrit tout, moins l'hippopotame qui m'avait amené, et qui lui-même commença à diminuer, à diminuer, et fut réduit aux dimensions d'un modeste chat. Et c'était bien un chat, en vérité. En regardant attentivement, je reconnus Sultan qui jouait à la porte de ma chambre avec une boule de papier.


VIII. RAISON CONTRE FOLIE

Vous avez déjà compris, lecteur, que la Raison réintégrait sa demeure, et qu'elle invitait le Délire à en sortir, en répétant à meilleur droit les paroles de Tartufe:

La maison est à moi, c'est à vous d'en sortir.

Mais ce n'est pas d'hier que la Folie aime à habiter la maison d'autrui, de telle sorte qu'il est fort difficile de la faire déloger lorsqu'une fois elle a élu domicile quelque part. C'est un tic: elle n'en démord pas; il y a beau temps qu'elle a toute honte bue. Et si nous comptons le nombre des habitations dont elle s'empare d'une fois, ou pour y passer une saison, nous conclurons que cette aimable voyageuse doit être la terreur des propriétaires. Dans mon cas, il y eut presque une émeute à la porte de mon cerveau, car l'intruse ne voulait pas sortir, et la propriétaire réclamait à cor et à cris ce qui lui appartenait. La Folie capitula, ne demandant qu'une toute petite place au grenier, pour y fixer sa résidence.

Mais la Raison répliqua:

—Non, madame, je suis lasse de vous souffrir dans mon grenier, et je suis payée pour vous connaître. Ce que vous voulez c'est prendre pied pour envahir progressivement la salle à manger, le salon et le reste de la maison.

—Laissez-moi au moins quelques minutes de répit; je suis sur la piste d'un mystère.

—Quel mystère?

—De deux, même, corrigea la Folie: celui de la vie et de la mort. Je ne vous demande que dix minutes.

La Raison se prit à rire.

—Tu seras toujours la même, toujours la même, toujours la même.

Et ce disant, elle la prit par les poignets et la flanqua dehors. Puis elle rentra, et ferma la porte derrière elle. La Folie proféra encore quelques reproches; mais enfin, perdant toute espérance, elle tira la langue en faisant la grimace, et suivit son chemin...


IX. TRANSITION

Et savourez l'habileté, l'art avec lequel je fais la plus importante transition de ce livre. Voyez plutôt: mon délire commence en présence de Virgilia; Virgilia fut mon grand péché de jeunesse; il n'y a pas de jeunesse qui ne soit précédée de l'enfance; l'enfance suppose la naissance; et voilà comment, sans efforts, nous arrivons au 20 octobre 1805, qui est le jour où je naquis. Avez-vous bien remarqué: aucune suture apparente, rien qui distraie la sereine attention du lecteur, rien; de telle sorte que ce livre conserve ainsi tous les avantages de la méthode, sans la rigidité de la méthode. En vérité il était temps. La méthode est indispensable; mais je la préfère en déshabillé, sans atours ni colifichets, se moquant des opinions du voisin et de celles du commissaire de police de quartier. C'est comme l'éloquence: il en est une naturelle et vibrante, d'un art sincère et ensorceleur; et une autre empesée et vide.

Revenons au 20 octobre.


X. CE JOUR-LÀ

Ce jour-là, une fleur gracieuse poussa sur l'arbre des Cubas: je naquis. Paschoela, insigne sage-femme venue du Minho, et qui se vantait d'avoir ouvert les portes de la vie à une génération entière de gentilshommes, me reçut dans ses bras. Il est possible que mon père l'ait entendue faire son habituelle déclaration; je veux croire pourtant que ce fut le sentiment paternel qui induisit l'auteur de mes jours à la gratifier de deux demi-doublons. On me lava, on m'emmaillota, et je devins aussitôt le héros de la maison. Chacun pronostiquait à mon égard ce qui lui plaisait davantage. Mon oncle Jean, ancien officier d'infanterie, trouvait que j'avais le regard de Bonaparte, ce qui déplut à mon père. Mon oncle Ildefonso, alors simple prêtre, devinait en moi un futur chanoine.

—Il sera au moins chanoine; je ne dis pas plus, pour ne point paraître orgueilleux. Mais je ne serais pas surpris si Dieu le destinait à l'épiscopat. Et pourquoi, après tout, ne serait-il pas évêque! la chose n'est pas impossible. Qu'en dites-vous, Bento, mon frérot?

Mon père répondait à tous que je serais ce qu'il plairait au ciel. Et il me soulevait en l'air comme s'il eût eu l'intention de me montrer à la ville et à l'univers. Il demandait à tout le monde si je lui ressemblais, si j'étais joli, si je paraissais intelligent.

Je raconte ces choses en gros, et telles que l'on me les a narrées plus tard. J'ignore naturellement la plupart des faits de ce jour mémorable. Je sais que les voisins vinrent en personne ou envoyèrent leurs souhaits au nouveau-né, et que pendant les premières semaines, ce fut un défilé de visites à la maison. Toutes les chaises étaient prises, et jusqu'au moindre tabouret. On tailla force layettes. Si je n'énumère point les cadeaux, les baisers, les exclamations et les bénédictions, c'est que je n'en finirais plus avec ce chapitre, et qu'il faut pourtant bien qu'il ait une fin.

Je ne parlerai pas non plus de mon baptême. Tout ce qu'on m'en a dit, c'est que ce fut une des plus brillantes fêtes de l'année suivante, 1806. La cérémonie eut lieu dans l'église de São Domingos, un mardi de mars, par une belle journée, lumineuse et pure; mon parrain et ma marraine furent le colonel Rodrigues de Mattos et sa femme. Tous deux descendaient de vieilles familles du Nord et honoraient le sang qui coulait dans leurs veines, et que leurs aïeux avaient répandu dans les guerres contre la Hollande. Je crois bien que leurs noms à tous deux furent au nombre des premiers mots que je balbutiai. Et je devais le faire avec grâce, et en révélant quelque talent précoce, car sitôt que quelqu'un se présentait, il me fallait réciter ma leçon.

—Bébé, tu vas dire à ces messieurs comment s'appelle ton parrain.

—Mon parrain? c'est S. Exc. le colonel Paulo Vaz Lobo Cezar de Andrade e Souza Rodrigues de Mattos; ma marraine c'est S. Exc. Dona Maria Luiza de Macedo Rezende e Souza Rodrigues de Mattos.

—Il est extraordinaire, ce petit, s'écriaient les assistants.

Mon père était du même avis, et ses yeux brillaient d'orgueil; il passait la main sur mon front, me regardait longtemps avec tendresse satisfait de lui-même.

Je ne sais pas trop non plus quand je fis mes premiers pas; mais ils furent prématurés: peut-être pour presser la nature, m'obligea-t-on de bonne heure à m'accrocher aux chaises, ou me tenait-on par ma robe, ou me donna-t-on un cerceau. «Allons! tout seul!»... me disait ma bonne. Et moi, attiré par le hochet de fer-blanc que ma mère agitait devant moi, j'allais de l'avant, tombant par-ci, tombant par-là; et je marchais, probablement mal; mais enfin je marchais, et j'ai continué par la suite.


XI. L'ENFANT EST LE PÈRE DE L'HOMME

Je grandis; ma famille n'y fut pour rien. Je grandis naturellement, comme les magnolias et les chats. Les chats sont peut-être moins madrés, et sûrement les magnolias sont moins dissipés que je ne l'étais. Un poète disait que l'enfant est le père de l'homme. S'il en est ainsi, étudions quelques traits de mon enfance.

J'avais cinq ans à peine, et déjà l'on m'avait surnommé «l'Endiablé»; et vraiment je méritais ce titre. Je fus un des plus terribles gamins de ma génération: malin, indiscret, turbulent et volontaire. Par exemple un jour qu'une esclave me refusa une cuillerée de confiture de coco qu'elle était en train de préparer, je lui mis la tête en capilotade; et non content de cette méchanceté, je lançai une poignée de cendre dans le chaudron; puis, pour comble, j'allai raconter à ma mère que l'esclave avait gâté la confiture par simple perversité. J'avais alors six ans à peine. Prudencio, un petit mulâtre élevé à la maison, me servait de monture. Il se mettait à quatre jambes, les mains à terre, je lui glissais une corde entre les dents, en guise de frein; je lui montais sur le dos; puis le fustigeant avec une baguette, je lui faisais faire mille tours à droite et à gauche et il obéissait, en gémissant parfois; mais enfin il obéissait sans rien dire ou en murmurant un «aï! aï! Nhonhô» auquel je répondais en lui disant: «Vas-tu te taire, animal!» Cacher le chapeau des gens qui venaient nous voir, mettre des queues en papier aux personnes graves, ou les tirer par la perruque; faire des pinçons sur le bras des matrones, et autres exploits du même genre, étaient certainement des preuves d'un caractère indocile; mais je me figure que c'était en même temps des manifestations d'un esprit robuste, car mon père m'avait en grande admiration. En public il me réprimandait bien, pour la forme; mais en particulier, il me couvrait de baisers.

Il ne faudrait pas croire cependant que j'aie passé le reste de ma vie à casser des têtes ou à cacher des couvre-chefs. Mais que je sois demeuré opiniâtre, égoïste, et que j'aie toujours aimé à me moquer un peu des gens, c'est la pure et simple vérité. Si je n'ai point toujours caché leurs chapeaux, je les ai toujours un peu tirés par la perruque.

Je me suis toujours intéressé aussi à la contemplation des injustices humaines avec une tendance à les atténuer, à les expliquer, à les classer par catégories, non pas suivant un étalon rigide, mais en les considérant comme le produit des circonstances et du milieu. Ma mère m'éduquait à sa façon, en me faisant apprendre par cœur des préceptes et des oraisons. Mais c'était le sang et les nerfs qui me gouvernaient bien plus que toutes les prières; et les règles de morale perdaient l'âme qui les fait vivre pour se réduire à de simples formules. Le matin avant la bouillie, le soir avant de m'endormir, je demandais à Dieu de me pardonner mes offenses comme je pardonnais à ceux qui m'avaient offensé; mais entre la matinée et la soirée, je faisais quelque grave espièglerie, et mon père, après le premier mouvement de mauvaise humeur, me donnait de petites tapes en me disant: «Ah! polisson! ah! polisson!»

Oui, vraiment, mon père m'adorait. Ma mère était une femme faible, de peu d'esprit et d'un grand cœur, crédule, sincèrement pieuse, casanière bien que jolie, et modeste quoique riche. Elle ne craignait que deux choses au monde, le tonnerre et son mari, qui était son oracle et son Dieu. De la collaboration de ces deux êtres résulta mon éducation qui, bonne peut-être par quelque côté, était en général vicieuse, incomplète et même négative sur certains points. Mon oncle, le chanoine, faisait bien quelques reproches à son frère; il lui disait que j'étais trop libre et pas assez bien élevé, que j'étais trop gâté et pas assez châtié. Mais mon père répondait que mon éducation était faite suivant un système très supérieur à la routine coutumière; et de la sorte, sans persuader mon oncle, il arrivait à se convaincre lui-même.

De pair avec l'hérédité et l'éducation, il y eut aussi l'exemple du dehors et le milieu domestique. J'ai parlé de mes père et mère, j'avais aussi des oncles. L'un d'eux, Jean, avait la langue bien pendue, menait une vie galante et se plaisait aux conversations scabreuses. Dès que j'eus onze ans, il commença à me raconter des anecdotes plus ou moins vraies, mais toutes farcies d'obscénités. Il ne respectait pas plus mon adolescence que la soutane de son frère. Seulement, celui-ci disparaissait dès qu'il pressentait l'histoire leste. Moi non, je restais sans rien comprendre tout d'abord. Peu à peu je compris et trouvai cela drôle. Au bout d'un certain temps, c'est moi qui recherchais la compagnie de mon oncle. Il m'aimait beaucoup, me donnait des gâteaux et m'emmenait à la promenade. Quand j'allais passer quelques jours chez lui, il m'arrivait souvent de le trouver au fond du jardin, dans le lavoir, en train de causer avec les esclaves qui lavaient le linge. Il en défilait, des anecdotes, des bons mots, au milieu d'éclats de rire qu'on ne pouvait entendre de la maison, dont le lavoir était fort éloigné. Les négresses, un pagne sur le ventre, les jupes relevées, les unes dans le bassin, les autres en dehors, penchées sur les monceaux de linge sale qu'elles savonnaient, battaient ou tordaient, écoutaient les plaisanteries de l'oncle Jean, y répondaient et les commentaient de temps à autre par ces exclamations: «Doux Jésus!... Monsieur Jean est le diable en personne.»

Bien différent était mon oncle le chanoine, homme austère et chaste. Ces qualités, d'ailleurs, ne mettaient pas en relief un esprit supérieur; elles compensaient tout au plus la médiocrité de son intelligence. Il n'était pas de ceux qui voient la partie substantielle de l'Église; il ne considérait que le côté externe, la hiérarchie, les préséances, les surplis et les génuflexions. Il appartenait plutôt à la sacristie qu'à l'autel. Une lacune dans le rituel l'indignait plus qu'une infraction des commandements. Après tant d'années, je me demande s'il eût été capable d'interpréter un passage de Tertullien, ou d'exposer sans hésitations l'histoire du symbole de Nicée. Mais personne, aux grand'messes, ne connaissait mieux que lui le moment et le nombre des révérences auxquelles l'officiant a droit. L'unique ambition de sa vie fut d'être chanoine, et il avouait, du fond du cœur, que c'était la seule dignité à laquelle il pût aspirer. Pieux, sévère dans ses mœurs, minutieux dans l'observance des règles, mais faible, timide, subalterne, il possédait quelques vertus et s'y montrait exemplaire, mais il lui manquait totalement l'énergie pour les inculquer et les imposer à autrui.

De ma tante Emerenciana, sœur de ma mère, je ne dirai rien sinon qu'elle était la seule personne qui exerçât quelque autorité sur moi. Elle avait un caractère à part; mais elle ne vécut qu'un ou deux ans en notre compagnie. Il n'y a guère d'intérêt non plus à citer des parents et des intimes avec qui nous n'eûmes que des relations intermittentes, coupées par de longues séparations, et avec qui nous ne fîmes jamais vie commune. Ce qui peut être intéressant, c'est l'expression générale de la vie domestique que j'ai ébauchée: vulgarité des caractères, amour des apparences rutilantes et du tapage, faiblesse des volontés, triomphe du caprice, et le reste. De cette terre et de ce fumier, naquit cette fleur.


XII. UN ÉPISODE DE 1814

Mais je me reprocherais d'aller de l'avant sans compter un galant épisode de 1814; j'avais alors neuf ans.

Quand je naquis, Napoléon se trouvait au faîte de la gloire et du pouvoir. Il était empereur, et s'était imposé à l'admiration des hommes. Mon père qui, à force de vouloir convaincre les autres de notre noblesse, avait fini par y croire lui-même, nourrissait contre l'usurpateur une haine purement mentale. C'était un prétexte à continuelles discussions avec l'oncle Jean, qui, par esprit de classe ou sympathie de métier, pardonnait au despote en faveur du général. Mon oncle l'abbé se montrait inflexible, contre le Corse, et nos autres parents étaient partagés d'avis. De là naissaient de fréquentes controverses et d'éternelles discussions.

Lorsque la nouvelle de la première abdication arriva à Rio de Janeiro, il y eut naturellement chez nous une vive émotion, mais aucun brocard. Les vaincus, témoins de la satisfaction publique, se maintinrent dans un silence plein de dignité. Quelques-uns même virèrent casaque et battirent des mains. La population, franchement satisfaite, donna des signes évidents de son attachement à la famille royale. On illumina; on chanta la Te Deum, on tira des salves, on organisa des manifestations et l'on se répandit en acclamations. Ce jour-là, j'étrennais une petite épée dont mon parrain m'avait fait présent à la Saint-Antoine; et franchement, cette épée m'intéressait bien autrement que la chute de Bonaparte. Jamais je n'ai oublié cette circonstance: j'ai toujours pensé depuis que, pour chacun de nous, notre petite épée a bien plus d'importance que celle de Napoléon. Notez qu'au cours de mon existence j'ai entendu bien des discours, lu bien des pages où bruissaient de grandes idées et de plus grandes phrases, mais je ne sais trop pourquoi, par derrière les applaudissements qui s'échappaient de mon âme, j'entendais une voix lointaine me répéter cette leçon de l'expérience:

—Allons donc! tu ne penses qu'à ton épée.

Ma famille ne se contenta point de prendre une part anonyme à la joie publique; elle jugea opportun et même indispensable de célébrer la destitution de l'empereur par un dîner tel que l'écho des acclamations et des toasts arrivât aux oreilles de Son Altesse, ou tout au moins de ses ministres. Aussitôt fait que dit: on retira des armoires toute la vieille vaisselle plate, héritage de mon aïeul Louis Cubas; et aussi les serviettes de Flandre et les grands vases des Indes. On égorgea le cochon gras; les compotes et les confitures furent commandées aux commères de la rue d'Ajuda; on lava, on frotta, on polit le plancher des salles, les escaliers, les bougeoirs, les bobèches, les larges manchons de verre, tout l'appareil du luxe classique.

À l'heure dite, une société choisie se trouvé réunie: le juge provincial, trois ou quatre officiers militaires, quelques commerçants et hommes de lettres, un grand nombre de fonctionnaires des administrations, les uns accompagnés de leurs femmes et de leurs filles, les autres seuls, mais tous parfaitement unanimes dans leur désir d'étouffer la mémoire de Bonaparte sous la farce d'un dindon. Ce n'était pas un dîner, mais un Te Deum. Ce fut d'ailleurs à peu près ce que déclara un des littérateurs de l'assistance, le docteur Villaça, improvisateur insigne, qui ajouta aux mets du service un plat préparé par les muses. Je me souviens, comme si c'était d'hier, du moment où il se leva, dans sa lévite de soie où tombait la queue de sa perruque. Une émeraude ornait son doigt. Il demanda à mon oncle l'abbé le refrain de l'impromptu, fixa ses regards sur la chevelure d'une dame, toussa, leva la main droite fermée, d'où surgissait le doigt indicateur levé vers le toit, et dans cette position étudiée, il développa le texte donné. Il fit non pas un impromptu, mais trois; ensuite il jura de ne s'arrêter plus. Il demandait un thème, un autre, improvisant sans hésiter, à tel point qu'une des dames présentes ne put cacher sa grande admiration.

—Madame, répondit modestement Villaça, on voit bien que vous n'avez pas comme moi entendu Bocage, à Lisbonne, sur la fin du siècle dernier. Celui-là, oui!... quelle facilité et quels vers. Combien de fois, pendant des heures, au café Nicola, nous avons lutté à qui improviserait le plus brillamment, au milieu des bravos et des applaudissements. Quel talent, ce Bocage!... La duchesse de Cadaval me le disait encore, il y a quelques jours...

Et ces trois derniers mots, prononcés avec emphase, produisirent dans toute l'assistance un frémissement d'admiration et de surprise. Eh quoi! cet homme si familier, si simple, non seulement luttait avec les poètes, mais encore vivait dans l'intimité des duchesses! Un Bocage et une Cadaval! Au contact d'un tel personnage, les femmes se sentaient magnifiées; les hommes le considéraient avec respect: les uns avec envie, d'autres avec incrédulité. Pendant ce temps, il continuait à accumuler épithètes sur épithètes, adverbes sur adverbes, épuisant tous les mots qui riment avec tyran et usurpateur. On en était au dessert; personne ne pensait plus à manger. Dans l'intervalle des impromptus, courait un murmure allègre, une causerie d'estomacs satisfaits. Les yeux tendres et humides s'alanguissaient encore; ceux dont l'expression était vive et chaude projetaient des regards d'un bout à l'autre de la table couverte de desserts et de fruits, d'ananas en tranches, de melons éventrés, de compotiers de cristal au travers desquels en apercevait la confiture de coco finement râpé et jauni par les œufs, ou la mélasse gluante et obscure, auprès des fromages et des caras. De temps à autre, un rire jovial, ample, déboutonné, un bon gros rire de famille rompait la gravité politique du banquet. À côté de l'intérêt supérieur et commun, s'agitaient d'autres intérêts secondaires et particuliers. Les jeunes filles parlaient des chansonnettes qu'elles devaient chanter au clavecin, et du menuet et de la gigue. Il n'y avait pas une matrone qui ne se promît de danser au moins quelques mesures, pour rappeler ce qu'elle avait été au temps de son jeune âge. Un individu assis à mon côté parlait d'un arrivage de nègres qu'on lui annonçait de Louanda. Son neveu l'avisait par une lettre qu'il avait déjà acheté quarante têtes, et il avait dans sa poche une autre lettre qu'il ne pouvait pas Montrer en ce moment et qui... Ce qu'il pouvait affirmer c'est qu'on allait recevoir, par ce seul bateau, cent vingt nègres pour le moins.

Pan... pan... pan... faisait Villaça en battant des mains. La rumeur cessait subitement comme un orchestre sous la baguette du chef, et tous les regards se tournaient vers l'improvisateur. Ceux qui étaient les plus éloignés arrondissaient leurs mains autour de l'oreille pour ne pas perdre une seule syllabe. La plupart, avant même que le poète eût parlé, avaient déjà sur les lèvres un demi-sourire d'assentiment, candide et banal.

Quant à moi, seul et oublié, je regardais d'un œil amoureux une certaine compote qui était un de mes desserts favoris. Après chaque impromptu, je me disais avec satisfaction que ce serait sûrement le dernier, mais il en venait encore un autre, et le dessert demeurait intact. Personne ne pensait à en appeler. Mon père assis au haut bout, savourait largement la joie des convives, les figures joyeuses, les plats, les fleurs, enchanté de voir cette familiarité communicative qui s'établit entre les esprits les plus distants sous l'influx d'un bon repas. Je me rendais compte de tout cela, attendu que mes regards allaient de sa place au compotier avec de vains appels pour qu'il me servît. Mais il ne voyait rien que lui-même et ses convives. Et les impromptus se succédaient comme des ondées, m'obligeant à rentrer mon envie et ma demande. Je patientai tant que je pus. À la fin, je n'y tins plus. Je demandai de la confiture à voix basse; puis j'élevai la voix, je criai, je battis du pied. Mon père, qui m'eût donné la lune s'il eût dépendu de lui de le faire, appela une esclave pour me servir du dessert. Mais il était déjà trop tard. Ma tante Emerenciana m'avait enlevé de ma chaise et livré à une servante, en dépit de mes cris et de mes protestations.

L'improvisateur ne commit d'autre délit que de retarder le dessert et de provoquer ainsi mon exclusion. C'en fut assez pour que je jurasse d'exercer une vengeance, n'importe laquelle, pourvu qu'elle fût grande et exemplaire, et autant que possible rendît ma victime ridicule. Le Dr Villaça était un homme grave, lent et posé dans ses manières, âgé de quarante-sept ans, marié et père de famille. La queue en papier pendue à l'habit ou à l'extrémité de la perruque me parut insuffisante. Je rêvais mieux que cela. Je me mis à le suivre, à l'épier dans le jardin où nous étions tous descendus pour nous promener. Je le vis causer avec Dona Eusebia, sœur du sergent major Domingues. C'était une robuste fille qui n'était peut-être pas fort jolie, mais pas laide non plus.

Je l'entendis qui disait:

—Je suis très fâchée contre vous.

—Et pourquoi?

—Pourquoi... je ne sais pas... c'est ma destinée... Il y a des jours où je voudrais mourir...

Ils étaient entrés dans un petit bosquet. Le soir tombait. Je les suivis. Villaça avait dans le regard des éclairs de vin et de volupté.

—Laissez-moi, lui dit-elle.

—Personne ne nous voit. Mourir, cher ange, quelle idée! Vous savez bien que je vous suivrais dans la mort... Que dis-je!... je meurs tous les jours de passions et de tristesse...

Dona Eusebia porta son mouchoir à ses yeux.

L'improvisateur cherchait quelque phrase littéraire dans sa mémoire et trouva ceci, qu'il avait plagié comme j'eus l'occasion de le vérifier plus tard.

—Ne pleure pas, mon amour, tu ne voudrais pas que le jour se levât avec deux aurores.

Ceci dit, il l'attira vers lui. Elle résista pour la forme et se laissa faire. Leurs lèvres s'unirent, et j'entendis le bruit d'un léger baiser, du plus timide des baisers.

—Le Dr Villaça vient de donner un baiser à Dona Eusebia, m'écriai-je en courant dans le jardin.

Mes paroles furent comme un coup de tonnerre. Chacun demeura stupéfait. On se regardait, on échangeait des sourires, des observations à demi-voix. Les mères entraînaient leurs filles, sous prétexte que la nuit était fraîche.

Mon père me tira les oreilles, en cachette, vraiment même de mon indiscrétion. Mais le lendemain, à l'heure du déjeuner, en rappelant l'aventure, il me donna une petite pichenette sur le nez en disant: «Ah! polisson, va! polisson!»


XIII. UN SAUT

Sautons maintenant à pieds joints par-dessus l'école fastidieuse où j'appris à lire, à écrire, à compter, à donner des calottes et à en recevoir: temps de diableries sur les collines et les plages, partout où l'occasion se présentait de faire l'école buissonnière.

Il y avait bien aussi quelques contrariétés: les réprimandes, les châtiments, les leçons arides et longues, et quelques autres petits ennuis, si rares et si légers. Seule la férule lourde; et encore!... ô férule, terreur de mon enfance, tu fus le Compelle intrare avec lequel un vieux maître chauve et osseux me fourra dans la tête l'alphabet, la prosodie, la syntaxe et le peu qu'il savait lui-même. Sainte férule, maudite par les générations plus modernes, que n'ai-je pu demeurer éternellement sous ton joug, avec mon âme imberbe, mes ignorances, ma petite épée de 1814, supérieure à celle de Napoléon. Car enfin, qu'exigeais-lu, ô mon vieux maître de rudiment? quelques leçons apprises par cœur, et un peu de sagesse à l'école. Rien de plus que ce que la vie exige de nous, avec cette différence que si tu m'effrayais, tu ne m'irritais point. Je te revois en ce moment, tel que tu entrais dans la classe, avec tes pantoufles de cuir blanc, ta casaque, ton mouchoir à la main, ta tête chauve et ta barbe rasée. Je te revois t'asseoir, souffler, grogner, humer une prise initiale, avant de nous faire réciter la leçon. Cette vie obscure, tu la menas vingt-trois ans, silencieux et ponctuel, enterré dans ta maisonnette de la rue do Piolho, sans attrister le monde de ta médiocrité, jusqu'au jour où tu fis le grand plongeon dans les ténèbres. Personne ne te pleura, sauf peut-être un vieux serviteur noir: personne d'autre, pas même moi qui te dois de connaître les éléments de la grammaire.

Il s'appelait Ludgero, mon vieux professeur. Je veux écrire son nom tout au long sur cette page: Ludgero Barata[2]—nom funeste qui servait aux élèves d'éternel motif de plaisanteries. Un d'entre nous, Quincas Borba, sen montrait vraiment cruel envers le pauvre homme. Deux ou trois fois par semaine, il lui glissait dans la poche de son large pantalon un cafard qu'il tuait à cette intention. Site maître mettait la main dessus aux heures de classe, il faisait un bond, et promenait sur nous ses regards irrités. Il nous disait alors les pires injures. Il nous traitait de sauvages, de paysans du Danube, de gamins des rues. Les uns tremblaient, autres protestaient. Quincas Borba demeurait impassible, les yeux en l'air.

Quel être extraordinaire, ce Quincas!... Jamais, dans mon enfance, ni du reste pendant toute ma vie, je n'ai rencontré un enfant plus spirituel, plus inventif, plus endiablé. C'était la perle, je ne dirai pas seulement de l'école, mais de la ville tout entière. Sa mère, veuve et possédant quelque bien, adorait son fils et le gâtait, le bichonnait, le faisait accompagner d'un domestique en livrée, qui nous laissait faire l'école buissonnière, dénicher les oiseaux ou courir après les lézards, sur les collines de Livramento et de la Conceição, ou tout simplement flâner dans les rues comme deux gommeux oisifs. C'était plaisir de voir Quincas Borba faire le rôle d'empereur aux fêtes du Saint-Esprit. Du reste, dans nos jeux d'enfants, il choisissait toujours un rôle de roi, de ministre, de général, la marque d'une suprématie, n'importe laquelle. Il avait de l'élégance, de la gravité, une certaine magnificence dans les attitudes et les gestes. Qui aurait dit que... mais n'anticipons pas. Faisons un saut jusqu'en 1822, date de notre indépendance politique, et de ma première captivité.


XIV. LE PREMIER BAISER

Je venais d'avoir dix-sept ans; au-dessus de mes lèvres s'estompait un léger duvet, sur lequel je tirais pour le transformer en moustaches. Je n'avais de vraiment viril que mes yeux, qui étaient vifs et résolus. Comme je montrais une certaine arrogance, il était difficile de dire si j'étais encore un enfant avec des airs d'homme, ou un homme ayant conservé des airs d'enfant. J'étais en somme un joli garçon, joli et audacieux, qui entrait dans la vie avec bottes et éperons, le fouet en main, du sang dans les veines, chevauchant une monture nerveuse, rapide et résistante comme le coursier des antiques ballades, que le romantisme alla chercher dans les châteaux du moyen âge pour le lâcher dans les rues de notre siècle. Le pis est que, fourbu de tant de courses qu'on lui fit faire, il fut mis au rancart. Le réalisme le trouva rongé de lèpre et de vermine, et par compassion lui donna asile dans ses livres.

C'est vrai que j'étais un joli garçon élégant et riche; et l'on peut facilement s'imaginer que plus d'une femme, à cette époque, baissait devant moi son front pensif, ou me fixait de ses égards avides. Entre toutes, celle qui me captiva était une... une... je ne sais trop comment dire, car ce livre est chaste, au moins dans mon intention. Ah! dans mon intention, combien il est chaste! Mais enfin, comme il faut tout dire ou rien, celle qui fit ma conquête était une Espagnole, Marcella, la «Belle Marcella» comme l'appelaient avec raison les jeunes gens de ce temps-là. Elle était fille d'un jardinier des Asturies, comme elle me l'avoua elle-même dans une heure d'expansion; car la version courante lui donnait comme père un homme de lettres de Madrid, victime de l'invasion française, qui avait été blessé puis emprisonné et enfin fusillé quand elle avait à peine dix ans. Cosas de España. Quoi qu'il en soit, fille de littérateur ou de jardinier, il est certain que Marcella ne possédait plus l'innocence rustique et ne comprenait qu'avec peine la morale prescrite par la loi. C'était une bonne fille, joyeuse, sans scrupules, un peu comprimée par l'austérité du temps, qui ne lui permettait pas d'exhiber par les rues son équipage et ses folies. Elle était impatiente, amie du luxe, de l'argent et des jeunes hommes. Cette année-là, elle se mourait d'amour pour un certain Xavier, individu riche et phtisique, une perle!

La première fois qu'elle m'apparut, ce fut au Rocio Grande, le soir de la grande illumination improvisée dès qu'on connut les premières nouvelles de la déclaration d'indépendance. Vraie fête de printemps, superbe aurore de la conscience nationale. Nous étions deux gamins: peuple et moi. Nous sortions de l'enfance avec toute la fougue de la jeunesse. Je la vis descendre d'une chaise à porteurs. Elle était imposante dans sa démarche, faite au moule, le corps svelte et ondulant, un galbe, un je ne sais quoi qu'on ne trouve que chez les impures. «Suivez-moi», dit-elle à son valet de pied; et moi je la suivis, aussi asservi que l'autre, comme si l'ordre s'adressait à moi. Je la suivis, amoureux d'elle, vibrant, le cœur illuminé des premières aurores. Chemin faisant, je l'entendis nommer: «La Belle Marcella». Marcella: j'avais entendu l'oncle Jean prononcer ce nom; et je demeurai tout étourdi.

Trois jours plus tard, mon oncle me demanda en secret si je voulais souper avec de petites femmes, aux Cajueiros. J'acceptai, et il me conduisit chez Marcella. Xavier, avec tous ses tubercules, présidait le nocturne banquet. Je ne mangeai rien ou presque rien, n'ayant d'yeux que pour la maîtresse de la maison. Quelle gracieuse petite Espagnole!... Il y avait là une demi-douzaine de femmes, toutes entretenues, jolies et pleines de charme. Mais l'Espagnole!... L'enthousiasme, quelques gorgées de vin, mon caractère impérieux et emporté, tout cela me fit faire une chose dont je ne me serais point cru capable. Sur le seuil de la maison, je dis à mon oncle de m'attendre un instant, et je gravis de nouveau les escaliers.

—Vous avez oublié quelque chose?... me demanda Marcella, debout sur le palier.

—Mon mouchoir.

Elle allait me précéder dans la direction du salon. Mais je lui saisis les mains, l'attirai à moi, et lui donnai un baiser. Je ne sais ce qu'elle me dit, si elle cria, si elle appela. Je descendis de nouveau les escaliers, rapide comme un vent d'orage, et titubant comme un homme ivre.


XV. MARCELLA

Je mis trente jours pour aller du Rocio Grande au cœur de Marcella, non plus en galopant sur le coursier fougueux du désir, mais en chevauchant l'âne de la patience, à la fois artificieux et entêté. Il n'y a en vérité que deux moyens de dominer la volonté des femmes: la violence symbolisée par le taureau d'Europe, l'insinuation que rappellent le cygne de Léda et la pluie d'or de Danaé. Ces trois inventions du vieux Jupiter sont passées de mode et j'y substitue le chevalet l'âne. Je ne dirai point les ruses ourdies, les tentatives de séduction, les alternatives de confiance et d'amour, les attentes déçues; je tairai tous ces préliminaires. Mais je puis affirmer que l'âne fut digne du cheval, un véritable âne de Sancho, philosophe en vérité, qui me conduisit à bon port à la fin du laps de temps déjà connu. Je descendis, caressai la croupe de l'animal, et l'envoyai paître.

Ô premières émotions de ma jeunesse, comme vous vous étiez suaves en vérité!... Telle, dans la création biblique, dut être l'effet du premier rayon de soleil, lorsqu'il éclaira la face du monde en fleur. Oui, ce fut ainsi pour moi, et pour toi aussi, ami lecteur; s'il y eut dans ta vie une dix-huitième année, tu concorderas qu'il en fut ainsi.

Notre passion, union, ou tout ce que l'on voudra, le nom importe peu, eut deux phases: la phase consulaire et la phase impériale. La première fut courte, et jamais Xavier ne soupçonna qu'il partageait avec moi le gouvernement de Rome. Le jour pourtant où la crédulité ne put tenir devant l'évidence, il déposa les insignes, je concentrai tous les pouvoirs dans mes mains. Ce fut la phase césarienne. L'univers m'appartint; mais Dieu sait ce qu'il m'en coûta. Il fallut trouver de l'argent et en inventer. J'exploitai d'abord la générosité de mon père, qui me donnait tout ce que je lui demandais, sans reproches, sans retard, sans froideur. Il disait qu'il faut que jeunesse se passe, et qu'il avait été jeune comme moi. Pourtant, j'abusai tant et tant, qu'il resserra peu à peu les cordons de sa bourse. J'eus alors recours à ma mère, qui trouvait moyen de me glisser quelque argent en cachette. C'était peu. Aux grands maux les grands remèdes: j'escomptai l'héritage paternel, je signai des lettres, sans échéance précise, et à des taux usuraires.

En vérité, disait Marcella, quand je lui apportais des soieries ou des bijoux, il faut que je me fâche. A-t-on jamais vu... un cadeau de cette valeur!...

Et s'il s'agissait d'un bijou, elle le contemplait entre ses doigts tout en proférant ces paroles; die l'examinait à la lumière, en essayait l'effet sur elle, et elle me couvrait de baisers impétueux et sincères. En dépit de ses protestations, la joie coulait dans ses regards, et je me sentais satisfait de la voir ainsi. Elle aimait particulièrement nos anciens doublons d'or, et je lui en apportais autant que j'en pouvais trouver. Marcella les enfermait tous dans un coffret de fer dont personne ne sut jamais où elle gardait la clef. Elle les cachait ainsi par crainte des esclaves. Sa maison des Cajueiros lui appartenait. Les meubles étaient bons et solides, en palissandre sculpté, et tout était à l'avenant, bibelots, miroirs, vases, vaisselle, une superbe vaisselle des Indes que lui avait donnée un conseiller à la Cour d'appel. Ah! vaisselle du diable, me portais-tu assez sur les nerfs!... Combien de fois ne l'ai-je pas dit à sa propriétaire. Je ne lui dissimulais pas l'écœurement que me causaient toutes ces reliques de ses amours d'antan. Elle m'écoutait en souriant, avec une expression de candeur,—de candeur et d'autre chose encore que je ne pouvais comprendre en ce temps-là. Mais maintenant, en me reportant en arrière, je songe que son rire offrait le singulier mélange d'un être qui serait issu d'une sorcière de Shakespeare et d'un ange de Klopstock. Je ne sais si je me fais bien comprendre. Dès qu'elle devinait mes inutiles et tardives jalousies, je crois qu'elle prenait plaisir à les exciter davantage. Par exemple, un jour que je n'avais pu lui offrir un certain collier trop cher pour ma bourse, et qu'elle avait vu à la devanture du bijoutier, elle me dit qu'elle avait voulu plaisanter, que son amour se passait fort bien de tels stimulants.

Et elle me menaça du doigt en disant:

—Jamais je ne te pardonnerais d'avoir de moi une aussi triste opinion.

Et voilà que, rapide comme un oiseau, elle bat des mains, m'en entoure le visage, m'attire à elle d'un geste gracieux, avec des minauderies d'enfant. Ensuite, étendue sur la chaise longue, elle continua sa profession de foi, avec simplicité et franchise. Son affection n'était pas à vendre. On pouvait bien en acheter les apparences. Quant à la réalité, elle la gardait pour un petit nombre. Duarte, par exemple, le sous-lieutenant Duarte, qu'elle avait aimé pour de vrai, deux ans auparavant, avait toutes les peines du monde à lui faire accepter un objet de valeur, tout comme moi; elle ne recevait de lui, sans réluctance, que de petits cadeaux modestes comme la croix d'or qu'il lui avait offerte le jour de sa fête.

—Cette croix...

Ce disant, elle porta la main à son corsage, en retira une fine croix d'or, pendue à son coupar un ruban bleu.

—Mais cette croix, lui fis-je observer, ne m'as-tu pas dit qu'elle te venait de ton père?

Marcella secoua la tête avec commisération.

—Tu n'as pas compris que c'était un mensonge... pour ne pas t'attrister. Allons, viens, chiquito, ne sois pas défiant comme cela. J'en ai aimé d'autres; et puis après, qu'importe, puisque c'est fini? Un jour quand nous nous quitterons...

—Ne dis pas cela, m'écriai-je.

—Tout passe! un jour...

Elle ne put achever; un sanglot étouffa sa voix. Elle étendit les mains, m'attira sur son sein, me murmura tout bas à l'oreille:

—Jamais, jamais, mon amour!...

Je la remerciai, les yeux humides. Le lendemain, je lui apportai le collier qu'elle avait refusé.

—Comme souvenir de moi, quand nous nous séparerons, lui dis-je.

D'abord elle se concentra dans un silence indigné. Ensuite, elle fit un geste magnifique. Elle essaya de jeter le collier par la fenêtre. Je retins son bras. Je la suppliai de ne pas me faire une telle offense, de garder le bijou. Elle m'obéit en souriant.

D'ailleurs elle me payait largement de mes sacrifices. Elle devinait mes plus secrets désirs; elle les prévenait tout naturellement, par une espèce de nécessité affective, par une fatalité de sa conscience. Jamais le désir n'était raisonnable; c'était pur caprice, simple enfantillage. Je la voulais vêtue d'une certaine manière, parée de telle et telle façon; j'exigeais qu'elle mît ce vêtement et non un autre, qu'elle vînt se promener. Il en était ainsi du reste. Elle consentait à tout, souriante et bavarde.

—Quel être extraordinaire lu fais! me disait-elle.

Et elle allait mettre la robe, la dentelle, les bijoux, avec une docilité charmante.


XVI. UNE RÉFLEXION IMMORALE

Il me vient à l'esprit une réflexion immorale qui est en même temps une correction de phrase. Je crois avoir, dit au chapitre XIV, que Marcella se mourait d'amour pour Xavier. Ce n'est pas mourir, c'est vivre, qu'il faut dire. Vivre n'est pas la même chose que mourir. Tous les joailliers du monde l'affirment, et ce sont des gens qui connaissent la grammaire. Bons bijoutiers, qu'en serait-il de l'amour sans vos jouets et vos amulettes, qui sont le tiers ou la cinquième partie de l'universel commerce des cœurs? Telle est la réflexion immorale que j'ai voulu faire, et qui est aussi obscure qu'immorale, car on ne comprend pas très bien ma pensée. J'ai voulu dire que la plus belle tête du monde n'en est pas moins belle quand on la ceint d'un diadème de perles fines; ni moins belle, ni moins aimée. Marcella par exemple, qui était vraiment bien jolie, Marcella m'aima...


XVII. CONSIDÉRATIONS SUR LE TRAPÈZE

...Marcella m'aima durant quinze mois et onze contos de reis; rien de plus, rien de moins. Mon père, dès qu'il eut vent des onze contos, prit la chose au tragique: il trouva que l'aventure dépassait de beaucoup les limites d'un simple caprice de jeune homme.

—Cette fois, dit-il, tu vas me faire le plaisir de filer en Europe pour suivre les cours d'une université, probablement celle de Coimbra. Je veux faire de toi un homme sérieux, et non un muscadin et un voleur. Voleur! oui, répéta-t-il en voyant mon geste de protestation; quel autre nom donner à un fils qui se conduit comme toi?...

Ce disant, il tira de sa poche mes divers billets qu'il avait rachetés, et me les mit sous le nez.

—Vois-tu, freluquet! Est-ce ainsi qu'on doit respecter l'honneur des siens? Crois-tu que moi et ceux qui m'ont précédé nous avons gagné notre fortune dans les tavernes ou à courir les rues? Libertin! cette fois tu prendras le droit chemin, ou je te déshérite.

Sa fureur était courte et pondérée. Je l'écoutai en silence, et je ne fis point, comme en d'autres circonstances précédentes, d'objections à l'ordre de départ. Je ruminais d'emmener Marcella avec moi. J'allai la trouver, je lui en fis la proposition. Marcella m'écouta, les yeux en l'air, sans répondre. Comme j'insistais, elle déclara qu'elle ne pouvait aller en Europe.

—Et pourquoi pas?

—Je ne puis, me dit-elle d'un air dolent, je ne puis aller respirer l'air de ces rivages, qui me rappellent la mémoire de mon pauvre père, victime de Napoléon...

—Lequel des deux: le jardinier ou l'avocat?

Marcella fronça le sourcil. Elle chantonna une séguedille, se plaignit de la chaleur, et demanda un verre de sirop. La femme de chambre l'apporta sur un plat d'argent qui faisait partie de de mes onze contos. Marcella m'offrit poliment le rafraîchissement. Pour toute réponse je fis sauter d'un revers de main le verre et le plateau. Elle reçut le liquide sur son corsage; la négresse hurla et je lui ordonnai de s'en aller au plus vite. Demeuré seul avec Marcella, je laissai déborder tout le désespoir de mon âme. Je lui dis qu'elle était un monstre, que jamais elle ne m'avait aimé, qu'elle m'avait laissé commettre des folies, sans même avoir l'excuse de la sincérité. Je l'accablai d'injures que j'accompagnais de gestes violents. Marcella demeurait assise, mâchonnant le bout de ses doigts, froide comme un morceau de marbre. J'avais envie de l'étrangler, de l'humilier tout au moins, en la subjuguant sous mes pieds. J'allais peut-être le faire, mais mon impétuosité changea de forme: ce fut moi qui me jetai à ses pieds, contrit et suppliant. Je la couvris de baisers, je lui rappelai les quinze mois de notre félicité, je lui répétai les tendres paroles des meilleurs jours, et je lui serrai les mains, assis sur le plancher, la tête entre ses genoux. Palpitant, égaré, je la suppliai, en pleurant, de ne point m'abandonner... Marcella me regarda pendant quelques instants quand j'eus fini de parler, puis elle m'écarta doucement, avec un geste d'ennui.

—Laisse-moi tranquille, me dit-elle.

Elle se leva, secoua ses vêtements encore tout mouillés, et se dirigea vers sa chambre.

—Non! m'écriai-je, tu n'entreras pas... je te le défends!... J'allais porter la main sur elle. Trop tard; elle était entrée et s'était enfermée à double tour.

Je sortis désespéré. Pendant deux mortelles heures, j'errai au hasard dans les quartiers excentriques et déserts, où j'étais certain de ne rencontrer aucune personne de connaissance. Je mâchonnais mon désespoir avec une avidité morbide. J'évoquais les heures, les jours, les instants de délire, et tantôt je me plaisais à les croire éternels, et à supposer qu'ils survivraient à mon cauchemar passager, tantôt, me mentant à moi-même, je les rejetais loin de moi comme un fardeau inutile. Alors j'aurais voulu m'embarquer tout de suite, couper ma vie en deux morceaux et je me délectais à l'idée que Marcella, avertie de mon départ, serait pénétrée de regrets et de remords. Je me persuadais que, m'ayant aimé follement, elle éprouverait quelque chose, une tristesse quelconque, comme lorsqu'elle pensait au sous-lieutenant Duarte. Cette réminiscence m'emplit alors de jalousie. La nature tout entière me criait qu'il fallait emmener Marcella avec moi.

—Il le faut... il le faut... disais-je en montrant le poing à l'espace.

Soudain une idée géniale... Ah! trapèze de mes péchés, trapèze des conceptions folles! mon idée se mit à y faire des cabrioles comme plus tard celle de l'emplâtre (chapitre II). Il fallait fasciner Marcella, l'éblouir, l'entraîner. Et je découvris un moyen beaucoup plus convaincant que les supplications. Je ne considérai point les conséquences possibles. Je fis de nouveaux billets: je me rendis rue dos Ourives, j'achetai le plus joli bijou en montre, trois diamants énormes, enchâssés dans un peigne d'ivoire; et je courus chez Marcella.

Elle était couchée sur un hamac, dans une attitude amollie, la jambe pendante, montrant le petit pied chaussé de soie, les cheveux épars, le regard tranquille et somnolent.

—Tu m'accompagnes, dis-je. J'ai trouvé de l'argent, beaucoup d'argent; tu auras tout ce que tu désireras. Tiens, prends.

Et je lui montrai le peigne avec ses diamants. Marcella tressaillit, dressa son buste, s'appuya sur le coude, et considéra le peigne pendant un instant très court. Puis elle détourna les regards. Elle s'était reprise. Alors je saisis ses cheveux, je les tordis, je les nouai à la hâte, j'improvisai une coiffure, et je couronnai mon œuvre du peigne aux diamants. Je reculai, je m'approchai de nouveau, retouchant les tresses, les abaissant ou les relevant, cherchant à établir quelque symétrie dans ce désordre. Et j'apportais à ces minuties une tendresse de mère.

—Voilà, dis-je enfin.

—Quel fou! s'écria-t-elle.

Ce fut sa première réponse. La seconde consista à m'attirer, à me payer de mon sacrifice par un baiser, le plus ardent de tous. Ensuite elle prit le peigne, en admira la matière et le travail, me regardant de temps à autre, en secouant la tête d'un air de reproche.

—A-t-on jamais vu!... disait-elle.

—Viendras-tu?

Elle réfléchit un instant. L'expression de ses regards ne me plut guère, qui allaient de moi au mur et du mur au bijou. Mais cette mauvaise impression se dissipa quand elle m'eut répondu résolument:

—J'irai. Quand pars-tu?

—D'ici deux ou trois jours.

C'est bon.

Je la remerciai à genoux. J'avais retrouvé ma Marcella des premiers jours. Je le lui dis. Elle sourit, et elle alla garder le bijou, tandis que je descendais l'escalier.


XVIII. VISION DANS LE CORRIDOR

Sur le palier du rez-de-chaussée, au fond du corridor obscur, je m'arrêtai pendant quelques instants pour souffler, me palper, réunir mes idées éparses, me reprendre enfin, au milieu de tant de sensations profondes et contraires. Je sentais heureux. En vérité, les diamants doublaient un peu mon bonheur; mais quoi! une jolie femme peut bien aimer en même temps les Grecs et leurs présents. Enfin, j'avais confiée en ma bonne Marcella. Elle pouvait avoir ses défauts, mais elle m'aimait.

—Ange!... murmurais-je en regardant le toit du corridor.

Et voici que le regard de Marcella, qui un instant auparavant m'avait donné une impression de défiance, m'apparut comme pour se moquer de moi. Il brillait au-dessus d'un nez qui était à la fois celui de Bakbarah et le mien. Pauvre amoureux des Mille et une nuits! Je te vis courir derrière la femme du vizir, à travers la galerie. Elle te faisait signe comme pour s'offrir à toi, et tu courais, tu courais tout au long de l'allée, jusqu'au moment où tu sortis dans la rue et où tous les corroyeurs te huèrent et elles rossèrent d'importance. Et soudain il me sembla que le corridor était l'allée, et que la rue était celle de Bagdad. En effet, sur le pas de la porte, et sur le trottoir, je vis trois des corroyeurs, l'un en soutane, l'autre en livrée, le troisième en civil. Ils entrèrent dans le corridor, me prirent par le bras, me forcèrent à entrer dans une voiture. Mon père s'assit à ma droite, mon oncle le chanoine à ma gauche, l'individu en livrée monta sur le siège, et fouette cocher! jusqu'à la maison de l'intendant police, et de là jusqu'au port, d'où je fus transporté dans un voilier en partance pour Lisbonne. Figurez-vous ma résistance, d'ailleurs parfaitement inutile.

Trois jours après, je franchis la barre, abattu et muet. Je ne pleurais même pas. J'avais une idée fixe. Maudites idées fixes!... Celle-là me poussait à me précipiter dans la mer en répétant le nom de Marcella.


XIX. À BORD

Nous étions en tout onze passagers: un fou qu'accompagnait sa femme, deux jeunes gens, qui voyageaient pour leur agrément, quatre commerçants et deux domestiques. Mon père me recommanda à tous, en commençant par le capitaine du navire, qui d'ailleurs avait fort à faire et qui, par surcroît, emmenait avec lui sa femme qui était phtisique au dernier degré.

J'ignore si le capitaine eut vent de mes funestes projets, ou si mon père le mit sur ses gardes; il avait constamment les yeux sur moi, il m'obligeait à rester près de lui, ou, quand il était obligé de me quitter, il me conduisait près de sa femme. Elle ne se levait point de sa chaise longue: et tout en toussant, elle me promettait de me montrer les alentours de Lisbonne. Elle n'était point seulement maigre, mais translucide; il était impossible d'elle ne mourût pas d'une heure à l'autre. Le capitaine, peut-être pour se leurrer lui-même, feignait de ne point croire au dénouement si proche.

Je ne savais rien; je ne pensais à rien. Que m'importait le sort d'une femme poitrinaire, au milieu de l'océan? L'univers, pour moi, c'était Marcella.

Au bout d'une semaine, je trouvai le moment propice pour mourir. C'était la nuit. Je montai doucement sur le pont. Mais j'y trouvai le capitaine qui, penché sur le bastingage, considérait l'horizon.

—Quelque grain qui s'annonce?... demandai-je.

—Non, me répondit-il en tressaillant; non. J'admire la splendeur de la nuit. Voyez... Quelle merveille!...

Le style démentait l'aspect assez fruste de l'individu, qui semblait étranger au style métaphorique. Au bout de quelques secondes, il me prit par la main, me montra la lune, et me demanda pourquoi je ne faisais point une ode à la nuit. Je lui répondis que je n'étais rien moins que poète. Il grommela je ne sais quoi, fit quelques pas, prit dans sa poche un morceau de papier tout chiffonné, et à la lumière d'un falot, il me lut une ode dans le goût de celles d'Horace, sur la liberté de la vie maritime. C'était des vers de sa façon.

—Qu'en dites-vous?

Je ne me rappelle plus ce que je lui répondis. Il me serra la main avec force remerciements. Ensuite, il me récita deux sonnets. Il allait m'en dire un autre, quand on vint l'appeler la part de sa femme.

—J'y vais, dit-il, et il me récita le troisième sonnet, lentement, avec componction.

Je demeurai seul. La muse du capitaine avait balayé de mon esprit les funestes pensées. Je préférai dormir, ce qui est une façon passagère de mourir. Le jour suivant, nous nous réveillâmes au bruit d'une tempête qui donna la chair de poule à tous les passagers, moins au fou. Il commença de danser, en criant que sa fille l'envoyait chercher dans une berline. C'était la mort de cette enfant qui avait causé sa folie. Jamais je n'oublierai l'horrible figure de ce pauvre homme au milieu du tumulte des gens et des hurlements de l'ouragan. Il chantait, il dansait, les yeux hors de la tête, très pâle, ses longs cheveux hérissés au vent. Il s'arrêtait de temps à autre, élevait ses mains osseuses, et formait avec les doigts des croix, des carrés, des anneaux, et riait ensuite désespérément. Sa femme l'abandonnait à lui-même; en proie à la terreur de la mort, elle se vouait à tous les saints du paradis. Enfin la tempête se calma, après avoir fait, je l'avoue, une excellente diversion à mes tristesses. Moi qui avais envie d'aller au-devant de la mort, je n'osai plus la regarder en face, quand elle se présenta.

Le capitaine me demanda si j'avais eu peur, si je m'étais senti en péril, si je n'avais pas trouvé le spectacle sublime, le tout en me montrant un véritable intérêt d'ami. Tout naturellement, nous en vînmes à parler de la vie de marin. Le capitaine me demanda si j'aimais les idylles piscatoires. Je lui répondis en toute ingénuité que j'ignorais ce qu'il voulait dire.

—Vous allez voir, me dit-il.

Et il me récita un petit poème, puis un autre, une églogue, puis cinq sonnets, par lesquels il termina, ce jour-là sa confidence littéraire. Le jour suivant, avant de me rien réciter, il me fit l'aveu des graves motifs qui l'avaient voué à la profession maritime, contre la volonté de sa grand'mère qui voulait qu'il fût prêtre. Il possédait assez bien, en effet, les lettres latines. Il n'entra point dans les ordres, mais il continua d'être poète, la poésie étant sa vocation naturelle. Pour m'en convaincre, il me récita tout au long et par cœur une centaine de vers. J'observai en lui un singulier phénomène: ses attitudes étaient si bizarres, qu'une fois je ne pus contenir mon envie de rire. Mais le capitaine, quand il récitait, regardait au dedans de lui-même, de telle sorte qu'il ne vit et n'entendit rien.

Les jours passaient, et les ondes, elles vers, et aussi la vie de la poitrinaire. Elle ne tenait qu'à un fil. Un jour, aussitôt après le déjeuner, le capitaine me dit que la malade ne passerait probablement pas la semaine.

—Vraiment! m'écriai-je.

—Cette nuit a été terrible.

J'allai lui rendre visite. Je la trouvai, en effet, moribonde, ou peu s'en fallait. Mais elle parlait toujours de notre arrivée à Lisbonne, où je resterais quelques jours avant d'aller à Coimbra, car elle comptait bien me conduire à l'Université. Je sortis consterné. Je trouvai son mari en contemplation devant les vagues qui venaient mourir sur la quille du navire, et j'essayai de le consoler. Il me remercia, me conta l'histoire de ses amours, fit l'éloge delà fidélité et du dévouement de sa femme, remémora les vers qu'il avait naguère composés à son intention, et me les récita. Sur ces entrefaites, on vint l'appeler sa part. Nous accourûmes: c'était une crise qu'elle traversait. Ce jour-là et le suivant furent cruels. Le troisième, elle entra en agonie et je m'éloignai de ce spectacle qui me répugnait. Une demi-heure plus tard, je rencontrai le capitaine assis sur un monceau de câbles, la tête entre les mains. Je lui présentai mes condoléances.

—Elle est morte comme une sainte, me répondit-il. Et pour que ces paroles ne pussent être mises sur le compte de l'attendrissement, il se leva aussitôt, secoua la tête, et fixa sur l'horizon un regard accompagné d'un geste long et profond.

—Nous allons, dit-il, la livrer à la tombe qui jamais ne se rouvre sur ce qu'elle a une fois englouti.

Peu d'heures après, le cadavre fut en effet lancé à la mer, avec les cérémonies accoutumées. La tristesse se lisait sur tous les visages. Le veuf conservait l'attitude d'un tronc d'arbre durement fendu par la foudre. Un grand silence... La vague ouvrit ses flancs, reçut la dépouille, se referma dans un remous suivi d'une légère ride, et le bateau continua son chemin... Je demeurai quelques instants à la poupe, les regards fixés sur ce point incertain de l'Océan, où était resté l'un de nous. Ensuite j'allai trouver le capitaine pour le distraire de sa solitude et de ses regrets.

Merci, me dit-il en devinant mon intention. Croyez bien que jamais je n'oublierai vos bons offices. Dieu vous en saura gré. Pauvre Léocadia, tu te souviendras de nous dans le ciel.

Il essuya sur sa manche une larme importune. Je cherchai un dérivatif dans la poésie, qui était sa passion. Je lui parlai des vers qu'il m'avait lus, je m'offris à les faire imprimer à mes frais. Ses yeux s'animèrent un peu.

—Peut-être accepterai-je votre offre, me dit-il. Mais j'hésite... c'est de si faible poésie.

Je jurai le contraire; je lui demandai de réunir les différentes pièces, et de me les donner avant notre débarquement.

—Pauvre Léocadia! murmura-t-il sans répondre à ma demande... la mer... le ciel... le navire...

Le jour suivant, il me lut un épicedion qu'il venait de composer, et où il avait consigné les circonstances de la mort et de la sépulture de sa femme. Il me le lut d'une voix émue, et sa main tremblait. Il me demanda ensuite si les vers étaient dignes du trésor qu'il avait perdu.

—Ils le sont, lui répondis-je.

—Il me manque le grand souffle lyrique, me dit-il au bout d'un instant. Mais personne ne me refusera la sensibilité, et c'est peut-être son excès qui nuit à la perfection.

—Je ne crois pas; je trouve vos vers parfaits.

—Oui, je crois que... enfin ce sont des vers de matelot.

—De matelot poète.

Il haussa les épaules, considéra le papier, et relut la pièce, mais cette fois sans tremblement dans la voix, en accentuant les intentions littéraires, en donnant du relief aux images et de la mélodie aux vers. Enfin il m'avoua que c'était son œuvre la plus achevée. J'abondai dans ce sens; il me serra la main, et me prédit grand avenir.


XX. JE PASSE MON BACCALAURÉAT

Un grand avenir! Tandis que ces paroles régnaient à mes oreilles, je promenais mes regards au loin, sur l'horizon mystérieux et vague. Une idée refoulait l'autre, l'ambition portait préjudice au souvenir de Marcella. Un grand avenir? Naturaliste, littérateur, archéologue, banquier, politique, évêque,—eh! oui, pourquoi pas évêque? l'important était que j'obtinsse une haute charge, une grande réputation, une position supérieure. L'ambition, cet aigle, sortit de l'œuf et ouvrit sa pupille fauve et pénétrante. Adieu, amours! adieu, Marcella! Jours de délire, bijoux hors de prix, vie déréglée, adieu! Je prends le chemin ardu de la gloire; je vous abandonne avec mes culottes d'enfant.

Et ce fut ainsi que je débarquai à Lisbonne, et que je partis pour Coimbra. L'Université m'attendait avec ses sciences arides; je fus un étudiant médiocre, ce qui ne m'empêcha point de devenir bachelier. Je reçus mon diplôme avec toute la solennité d'usage, quand j'eus terminé mon cours. Ce fut une belle fête qui me remplit d'orgueil et de regrets, de regrets surtout. J'avais acquis à Coimbra une grande réputation de bon vivant. J'étais un étudiant léger, superficiel, tumultueux et pétulant, aimant les aventures, faisant du romantisme pratique et du libéralisme théorique, vivant sur la foi des yeux noirs et des constitutions écrites. Le jour où l'Université m'attesta sur parchemin que j'étais un savant, moi qui n'ignorais pas les lacunes de mes connaissances, je me sentis en quelque façon déçu, sans rien perdre de mon orgueil pour cela. Et je m'explique. Le diplôme était un titre d'affranchissement. Mais s'il me donnait la liberté, il m'imposait aussi la responsabilité. Je gardai le titre, je laissai les charges sur les rives du Mondego, et je partis, quelque peu déçu, mais sentant déjà une curiosité impétueuse, un désir de jouer des coudes, de jouir, de vivre, de m'affirmer,—de prolonger l'Université, ma vie durant.


XXI. LE MULETIER

L'âne que je montais ayant refusé d'avancer, je m'avisai de le fustiger. Mal m'en prit: il fit deux sauts de mouton, puis trois autres, puis un dernier qui me fit voler de ma selle si malencontreusement que mon pied droit demeura pris dans l'étrier. Je tentai de m'accrocher au poitrail de l'animal. Mais alors, effrayé, il s'emballa à travers champs. Je m'exprime mal: il essaya de s'emballer, et effectivement il réussit à faire deux sauts en avant; mais le muletier, qui se trouvait présent, accourut à temps pour l'arrêter par la bride et le retenir, sans efforts ni péril. Quand il eut dominé la bête, je me dégageai de l'étrier et me relevai.

—Vous l'avez échappé belle, me dit le muletier.

Et c'était vrai. Si l'âne m'eût traîné sur le sol, il se peut bien que ma mort eût été la fin de l'aventure. Je pouvais avoir la tête fendue, une congestion, n'importe quelle lésion interne, et ma science se perdait ainsi dans sa fleur. Le Muletier m'avait sans doute sauvé la vie; c'était positif: je sentais le sang bouillir dans mes veines. Ah! brave muletier! Tandis que je reprenais conscience de moi-même, il s'efforçait de raccommoder les harnais de l'âne. Je résolus de lui donner trois des cinq monnaies d'or que j'avais sur moi. Certes j'estimais ma vie à plus haut prix;—elle avait pour moi une valeur inestimable. Mais enfin la récompense projetée me semblait digne du dévouement de celui qui m'avait sauvé. C'est dit: je vais lui donner les trois monnaies.

—Allons! me dit-il en me présentant la rêne de ma monture.

—Un instant... répondis-je; laissez-moi le temps de me remettre.

—Ne dites pas cela...

—Quand on vient comme moi de voir la mort de près...

—Si la bête s'était emportée avec vous, il est certain que... Mais avec l'aide du ciel, vous voyez qu'il ne vous est rien arrivé.

Je tirai de ma valise un vieux gilet dans la bourse duquel je gardais les cinq monnaies d'or. Mais ce faisant, je me demandai si la gratification n'était pas excessive, et si deux pièces ne seraient pas suffisantes. Pourquoi même deux? Une seule ferait sauter de joie le pauvre diable, dont j'examinais la tenue, et qui m'avait probablement jamais vu une pièce d'or de sa vie. Ma résolution prise, je tirai la pièce que je vis reluire au soleil. Le muletier ne l'aperçut point parce que je lui tournais le dos. Mais il se douta sans doute de quoi il s'agissait, car il commença à faire à l'âne des discours signicatifs. Il lui donnait de bons conseils, lui disant de se mieux comporter, sans quoi, «M. le Docteur» pourrait bien lui donner une raclée. C'était un monologue paternel. J'entendis même le bruit d'un baiser.

—Qu'est cela? dis-je.

—Que voulez-vous!... ce diable d'animal a une manière si gracieuse de regarder les gens.

Je souris, et après quelque hésitation, je lui glissai dans la main une cruzade d'argent. J'enfourchai ma monture, et je partis à large trot, un peu gêné, ou pour mieux dire, un peu incertain de l'effet qu'aurait produit ma pièce. Mais un peu plus loin, je retournai la tête, et je vis le muletier qui faisait de grandes courbettes, avec les marques les plus évidentes du contentement. Je me dis qu'il ne pouvait en être autrement, que je l'avais fort bien payé, trop bien payé même. Je glissai les doigts dans la poche du gilet que je portais sur moi, et j'y découvris quelques monnaies de cuivre. C'était les sous et non la pièce d'argent que j'aurais dû donner au muletier. Car après tout, il n'avait eu en vue aucune récompense. Ce n'était point la réflexion, mais une impulsion naturelle, innée ou inhérente au métier, qui l'avait fait agir. De plus, le fait de s'être trouvé justement sur le lieu du désastre, plutôt qu'en avant ou en arrière, semblait faire de lui un simple instrument de la Providence. De toutes les manières le mérite était nul. Je demeurai tout attristé de cette réflexion. Je me traitai de prodigue, je mis la cruzade sur le compte de mes anciennes prodigalités. Pourquoi ne le dirai-je pas?... j'éprouvai un remords.


XXII. RETOUR À RIO

Ah! maudit âne, tu as coupé le fil de mes réflexions. Je ne pourrai plus dire ce que je fis jusqu'à Lisbonne, ni à Lisbonne, ni dans la péninsule, ni dans le reste de la vieille Europe, qui, à cette époque, semblait rajeunir. Non, je ne dirai point l'aube du romantisme auquel j'assistai, moi qui allai même jusqu'à aligner des rimes au cœur de l'Italie. Sans quoi c'est un journal de voyage que je devrais écrire, et non des mémoires comme ceux-ci, où n'entre que la substance de la vie.

Au bout de quelques années de pérégrinations, je me rendis aux supplications de mon père: «Viens, me disait-il dans sa dernière lettre. Si tu ne te hâtes, tu ne retrouveras plus ta mère vivante...» Cette dernière phrase me fut cruelle. J'aimais ma mère. Je me rappelai ses dernières bénédictions à bord du navire: «Pauvre enfant! jamais plus je ne te reverrai.» Et la pauvre femme sanglotait en me serrant sur son cœur. Ses paroles résonnaient alors à mes oreilles comme une prophétie réalisée.

Notez bien que je me trouvais alors à Venise, où vibraient encore les vers de Byron. Je marchais en plein songe, revivant le passé, me croyant encore dans la Sérénissime République. Oui vraiment, je demandai une fois au gondolier si le doge irait se promener ce jour-là. «Quel doge, signor mio?» Je retombai en moi-même, mais je ne voulus pas avouer mon illusion. Je dis au brave homme que ma demande était une espèce de charade américaine. Il feignit de comprendre, et ajouta qu'il appréciait beaucoup les charades américaines. Eh bien! j'abandonnai tout: le gondolier, le doge, le pont des Soupirs, les vers du lord, les dames du Rialto, j'abandonnai tout, et je partis comme une balle dans la direction de Rio de Janeiro.

J'arrivai... Mais non; je ne veux point allonger ce chapitre. Quelquefois, je m'oublie à écrire, et la plume court sur le papier au grand préjudice de l'auteur. Des chapitres longs sont bons pour des lecteurs lourdauds. Nous ne sommes pas un public pour in-folio, mais seulement pour in-12: peu de texte, une large marge, des caractères élégants, dorures sur franches et des vignettes... principalement des vignettes. Non, n'allongeons point le chapitre.


XXIII. TRISTE, MAIS COURT

J'arrivai, et je ne nie point qu'en apercevant la ville natale j'éprouvai une sensation inconnue, non pas devant ma patrie politique, mais devant le séjour de mon enfance, la rue, la tour, la fontaine publique, la femme en mantille, le noir manœuvre, les choses et les scènes de mon enfance, demeurées gravées dans ma mémoire. C'était une renaissance. L'esprit, comme un oiseau indifférent à la direction des années, prit son vol dans la direction de la fontaine originelle, et alla boire l'eau fraîche et pure, pure encore du limon de la vie.

Remarquez qu'il y a ici un lieu commun. Un autre lieu commun, c'est la consternation de ma famille. Mon père m'embrassa en pleurant: «Ta mère est condamnée», me dit-il. Ce n'était plus le rhumatisme qui la minait, mais un cancer à l'estomac. La malheureuse souffrait d'une façon cruelle, car le cancer est indifférent aux vertus de l'individu. Quand il peut ronger, il ronge, c'est son métier. Ma sœur Sabine, déjà mariée avec Cotrin, tombait de fatigue. Elle dormait à peine trois heures par nuit, la pauvre enfant. L'oncle Jean lui-même paraissait triste et abattu. Dona Eusebia et d'autres femmes assistaient aussi la malade, et se montraient non moins tristes et non moins dévouées!

—Mon fils!...

La douleur cessa pour un instant de tenailler sa victime. Un sourire illumina sa face, sur laquelle la mort étendait déjà son aile. Ce n'était déjà plus un visage. La beauté avait fui comme une aurore brillante. Il ne restait que les os, qui, eux, ne maigrissent pas. J'avais peine à la reconnaître, après huit ou neuf ans de séparation. Agenouillé au pied de son lit, ses mains entre les miennes, je demeurais immobile, sans oser prononcer une parole qui eût été un sanglot. Or, nous essayions de lui cacher son état et la proximité de sa fin. Elle ne s'illusionnait point cependant. Elle sentait venir la mort; elle me le dit, et son pressentiment se réalisa le lendemain matin.

L'agonie fut lente et cruelle: d'une cruauté minutieuse, froide, insistante, qui me remplit de douleur et de stupéfaction. C'était la première fois que je voyais mourir quelqu'un. Je connaissais la mort par ouï-dire; c'est tout au plus s'il m'était arrivé de la voir pétrifiée sur la face d'un cadavre que j'allais accompagner jusqu'au cimetière. La notion que j'en avais se trouvait confondue parmi des amplifications de rhétorique que m'avaient inculquées des professeurs de choses antiques: la mort traîtresse de César, austère de Socrate, orgueilleuse de Caton. Mais ce duel de l'être et du non-être, la mort en action, douloureuse, convulsée, sans appareil politique ou philosophique, la mort d'une personne aimée, c'était la première fois que j'y assistais. Je ne pleurai point; je me rappelle fort bien que je ne pleurai point durant toute cette scène. J'avais la gorge sèche, Inconscience béante, et mes regards demeuraient stupides. Eh quoi! une créature si docile, si tendre, si sainte, qui jamais ne fit verser une larme à personne; tendre mère, épouse immaculée, il fallait qu'elle mourût ainsi, torturée, mordue par la dent tenace d'une maladie sans pitié? Tout cela, je l'avoue, me semblait obscur, incongru; un non-sens.

Triste chapitre... Passons à un autre plus allègre.


XXIV. COURT, MAIS GAI

Je demeurai prostré. Et cependant, j'étais à cette époque un ensemble de trivialité et de présomption. Jamais le problème de la vie et de la mort ne m'avait traversé le cerveau. Jamais jusqu'à ce jour je ne m'étais penché sur l'abîme de l'inexplicable. Il me manquait l'essentiel, c'est-à-dire le stimulant, le vertige.

Pour tout dire, je reflétais les opinions d'un barbier de Modène qui se distinguait justement parce qu'il n'en avait aucune. C'était la fleur des barbiers et des coiffeurs. Pour longue que fût une opération capillaire, jamais il ne se lassait. Il faisait aller les coups de peigne d'accord avec des plaisanteries pimentées et d'une saveur!... Il n'avait point d'autre philosophie; moi non plus. L'Université m'en avait bien inculqué quelques notions, mais je n'avais retenu que les formules, le vocabulaire, le squelette. Je traitais la philosophie comme le latin. J'avais dans la poche trois vers de Virgile, deux d'Horace, une douzaine de locutions morales et politiques pour les faux frais de la conversation. Il en était de même pour l'histoire de la jurisprudence. De tout, je sus prendre la phraséologie, l'ornementation et l'écorce.

Sans doute, le lecteur s'étonnera de la franchise avec laquelle j'expose et je mets ma médiocrité en évidence. Mais la franchise est la première qualité d'un défunt. Pendant la vie, l'opinion publique, le contraste des intérêts, la lutte des ambitions obligent à cacher les vilains dessous, à dissimuler les déchirures et les raccommodages, à ne point prendre le monde pour confident des révélations de la conscience; et le plus grand avantage de cette obligation c'est qu'il fait éviter l'horrible vice de l'hypocrisie, attendu qu'à force de leurrer les autres, on finit par se leurrer soi-même. Après la mort, quelle différence, quelle liberté, quel soulagement! On secoue le manteau somptueux; les oripeaux tombent; on se met à l'aise, on se dépeigne, on se dégrafe; on confesse franchement ce qui fut et ce qui ne fut pas. Il n'y a plus ni voisins, ni amis, ni ennemis, ni gens connus ou inconnus: il n'y a plus de public. Les considérations de l'opinion, son regard aigu et judiciaire, perd sa vertu dès que nous foulons le domaine de la mort. On peut bien encore nous critiquer et nous juger, mais le jugement nous laisse indifférents. Messieurs les vivants, il n'y a rien de plus incommensurable que le dédain des morts.


XXV. À LA TIJUCA

Mais ne voilà-t-il pas que j'allais glisser à l'emphase!... Soyons simple, comme l'était la vie Je menai à la Tijuca pendant les premières semaines qui suivirent la mort de ma mère.

Le septième jour, aussitôt après le service funèbre, je pris un fusil, quelques livres, des vêtements, des cigares, mon domestique mulâtre nommé Prudencio,—le Prudencio du chapitre XI,—et j'allai m'enterrer dans une vieille propriété que nous possédions. Mon père fit tout son possible pour me détourner de ma résolution; mais je sentais qu'il était au-dessus de forces de lui obéir. Sabine eût désiré que j'habitasse quelque temps avec elle: deux semaines pour le moins. Mon cousin voulait à toute force m'emmener. Un brave garçon, ce Cotrim: de prodigue, il était devenu circonspect. Il faisait alors le commerce des produits alimentaires, et travaillait avec ardeur du matin au soir, sans perdre un moment. Le soir, assis devant sa fenêtre, il caressait ses favoris sans penser à rien. Il aimait sa femme et son fils qui mourut quelques années plus tard. On le disait avare.

Je refusai toutes les propositions, tant je me sentais abattu. Ce fut alors, je crois, que commença à s'épanouir en moi la fleur jaune de l'hypocondrie, solitaire et morbide, d'un si subtil et si enivrant parfum. «Qu'il est bon d'être triste et de ne rien dire!» Quand je tombai sur cette phrase de Shakespeare, j'avoue qu'elle trouva en moi un écho délicieux. Je me rappelle que j'étais assis sous un dattier, le livre du poète ouvert sur mes genoux, l'esprit attristé plus encore que le visage. J'avais l'air d'une poule triste. Je serrais dans mon sein ma douleur taciturne, et j'éprouvais une sensation unique qu'on pourrait appeler la volupté de l'ennui. La volupté de l'ennui: retenez cette expression, lecteur, méditez-la, et si vous ne parvenez à la comprendre, c'est que vous ignorez une des sensations les plus subtiles de ce monde et de notre temps.

Je chassais de temps à autre, ou bien je dormais, ou bien je lisais; je lisais beaucoup. Parfois encore je restais à ne rien faire, passant d'une idée à une autre, laissant mon imagination vagabonder comme un papillon qui flâne ou qui a faim. Les heures tombaient, une à une, le soleil déclinait, les ombres de la nuit voilaient la montagne et la cité. Personne ne venait me rendre visite: j'avais expressément recommandé qu'on me laissât à moi-même. Un jour, deux jours, une semaine entière passa de la sorte. Cette quiétude devait être suffisante pour me lasser de la Tijuca, et me rendre à mon agitation habituelle. Au bout de sept jours, j'étais parfaitement saturé de solitude. Ma douleur s'apaisait. Mon fusil, mes livres, le spectacle des arbres et du ciel ne me suffisaient plus. La jeunesse bouillait en moi: je voulais vivre. Je fourrai dans ma malle le problème de la vie et de la mort, les hypocondries du poète, mes chemises, mes méditations, mes cravates, et j'allais la fermer, quand le mulâtre Prudencio me dit qu'une personne de ma connaissance demeurait depuis la veille dans la maison violette située à deux cents pas de la nôtre.

—Qui donc?

—Peut-être Monsieur ne se rappelle-t-il plus de Dona Eusebia...

—Je me rappelle... C'est elle?

—Elle et sa fille. Elles sont arrivées hier matin.

L'épisode de 1814 se présenta aussitôt à ma mémoire, et je me sentis embarrassé. Les événements m'avaient donné raison. Oui, vraiment, il avait été impossible d'éviter que les amours de Villaça et de la sœur du sergent-major n'allassent jusqu'aux dernières conséquences. Même avant mon départ, on parlait vaguement de la naissance d'une fille. Mon oncle Jean m'écrivait dans la suite que Villaça, en mourant, avait laissé un legs important à Dona Eusebia, et qu'on avait pas mal glosé à ce sujet dans le quartier. L'oncle Jean, friand de scandale, ne me parla que de cette aventure dans une de ses lettres, longue de plusieurs pages. Oui, les événements m'avaient donné raison. Quoi qu'il en pût être, 1814 était loin, et avait emporté ma gaminerie, Villaça et le baiser du massif. Du reste, il n'existait aucune intimité entre moi et Dona Eusebia. Cette réflexion faite, j'achevai de fermer ma malle.

—Monsieur n'ira pas rendre visite à Dona Eusebia? me demanda Prudencio. C'est elle qui a enseveli le corps de ma défunte maîtresse.

Je me rappelai l'avoir vue parmi d'autres dames, au moment de la mort et au moment de l'enterrement. J'ignorais d'ailleurs qu'elle eût rendu à ma mère ce suprême devoir. La remarque du mulâtre était juste. Je lui devais une visite. Je résolus de m'en acquitter immédiatement et je descendis aussitôt.


XXVI. L'AUTEUR HÉSITE

Soudain j'entends une voix: «Voyons, mon garçon! ce n'est pas une vie, ça!»

C'était mon père qui arrivait avec deux propositions dans sa poche.

Je m'assis sur ma malle, et je le reçus sans surprise. Il se tint pendant quelques instants debout devant moi, après quoi il me tendit la main d'un geste ému:

—Mon fils, il faut se résigner à la volonté divine.

—Je me suis déjà résigné, dis-je, et je lui baisai la main.

Je n'avais pas encore déjeuné; nous déjeunâmes ensemble. Ni l'un ni l'autre nous ne fîmes allusion au motif de ma réclusion. Une seule fois nous effleurâmes ce sujet, quand mon père fit tomber la conversation sur la Régence, et m'annonça qu'il avait reçu les condoléances de l'un des régents. Il avait la lettre sur lui; elle était même passablement chiffonnée, sans doute à force d'avoir été montrée à des tiers. Je crois avoir dit qu'il s'agissait de l'un des régents. Il me la lut deux fois de suite.

—Je suis déjà allé le remercier de cette preuve de considération, me dit-il, et mon opinion est que tu dois y aller aussi...

—Moi?

—Toi. C'est un homme considérable qui remplace aujourd'hui l'empereur. D'ailleurs, J'ai une idée, un projet, ou... il faut tout dire, deux projets: il s'agit d'un fauteuil de député et d'un mariage.

Mon père me dit tout cela avec quelque emphase, en donnant à ses paroles une certaine allure qui avait pour but de me les graver plus profondément dans l'esprit. La proposition combinait si mal avec mes sensations antérieures que tout d'abord je ne compris pas très bien. Mon père ne se découragea pas et répéta: «le fauteuil et la fiancée».

—Tu acceptes?

—Je n'entends rien à la politique, dis-je au bout d'un instant. Quant à la fiancée, laissez-moi vivre comme un ours que je suis.

—Mais les ours se marient, me répliqua-t-il.

—Eh bien! trouvez-moi une ourse: la grande Ourse, par exemple...

Mon père se mit à rire, et recommença à parler sérieusement. Je devais me lancer dans la politique pour plus de vingt raisons qu'il énuméra avec une singulière vélocité, en prenant des exemples parmi nos relations. Quant à la fiancée, il me suffirait de la voir. Aussitôt après l'avoir vue, j'irais de moi-même la demander à son père, sans plus larder. Il essaya ainsi d'abord de la fascination, ensuite de la persuasion, ensuite de l'intimidation. Je ne répondais pas, je taillais la pointe d'un cure-dent, je faisais des boulettes de pain, souriant ou réfléchissant. Je n'étais, pour tout dire, ni rebelle ni docile à la proposition. Je me sentais abasourdi. Une partie de moi-même disait oui: une belle femme, une position politique n'étaient pas choses à dédaigner. L'autre partie disait que non; la mort de ma mère m'apparaissait comme un exemple de la fragilité des affections de famille...

—Je ne sors point d'ici sans une réponse définitive, me dit mon père, dé-fi-ni-ti-ve! répéta-t-il en scandant les syllabes avec le doigt.

Il but une dernière gorgée de café, se mit à son aise, et commença à parler de tout: du Sénat, de la Régence, de la Restauration, d'Evariste, d'une voiture qu'il avait l'intention d'acheter, de notre maison de la rue Matta-Cavallos... Je restais au bout de la table, et j'écrivais distraitement sur un morceau de papier avec la pointe d'un crayon; je traçais une parole, une phrase, un vers, un nez, un triangle et je réfutais les mots suivants sans ordre, au hasard, de la façon suivante:

Arma virumque cano
A
Arma virumque cano
Arma virumque
Arma virumque cano
Arma virumque cano
virumque

Tout cela était fait machinalement, et cependant avec une certaine logique et une certain déduction. Par exemple ce fut virumque qui me fit passer au nom du propre poète, par l'entraînement de la première syllabe; j'allais écrire virumque, ce fut Virgile qui tomba de ma plume et je continuai:

    Vir                                 Virgile
         Virgilie            Virgile
                   Virgile
                                        Virgile

Mon père, quelque peu dépité de mon indifférence, se leva, vint à moi, et lança un regard sur le papier.

—Virgile! s'écria-t-il. Tu y es, mon garçon, ta fiancée s'appelle justement Virgilia.


XXVII. VIRGILIA

Virgilia? mais alors, c'est la même personne qui, quelques années plus tard...? la même, oui la même, qui, en 1869, devait assister à mes derniers moments, et qui longtemps auparavant eut une si large part dans mes plus intimes sensations. À cette époque, elle comptait a peine quinze ou seize ans. C'était peut-être la plus audacieuse créature de notre race et c'en était en tous cas la plus volontaire. Je ne dirai pas qu'elle méritait la pomme de la beauté entre toutes les jeunes filles de son temps, parce que je n'écris pas un roman où l'auteur dore la réalité et ferme les yeux aux taches de rousseur et autres: ce qui ne veut pas dire qu'elle en eût au visage, non. Elle était jolie, fraîche, elle sortait des mains de la nature, pleine de ce charme précaire et éternel qu'un individu transmet à un autre pour les fins secrètes de la procréation. Telle était Virgilia avec son teint clair, très clair, sa grâce ignorante et puérile, sujette aux mystérieuses impulsions, sa paresse et sa dévotion,—sa dévotion qui n'était peut-être que de la peur, comme j'ai tout lieu de le supposer.

Voici, lecteur, en peu de lignes, le portrait physique et moral de la personne qui devait avoir plus tard une si grande influence sur ma vie. Oui, elle était cela même, à seize ans. Si tu lis ces lignes, ô Virgilia toujours aimée, ne t'étonne point du langage que j'emploie aujourd'hui, qui contraste avec celui que j'employai quand je te connus. Tu peux croire que l'un était alors aussi sincère que l'autre l'est maintenant. La mort a pu me rendre grincheux, mais non injuste.

—Mais, me diras-tu, comment peux-tu ainsi discerner la vérité de ce temps lointain, et l'exprimer ainsi après tant d'années?

—Ah! indiscrète, ah! ignorante, mais c'est cela même qui nous rend maîtres de l'univers; c'est ce pouvoir de refaire le passé, pour bien comprendre l'instabilité de nos impressions et la vanité de nos affections. Laisse dire Pascal: l'homme n'est pas un roseau pensant, c'est une page d'errata qui pense: cela, oui. Chaque saison de la vie est une édition qui corrige l'édition antérieure, et qui sera corrigée à son tour, jusqu'à l'édition définitive, dont l'éditeur fait présent aux vers.


XXVIII. POURVU QUE

—Virgilia, interrompis-je.

—Oui, Monsieur, tel est le nom de votre fiancée. Un ange, mon grand dadet, un ange moins les ailes. Figure-toi une jeune fille comme ça, de cette hauteur, vive comme du vif-argent et des yeux... c'est la fille de Dutra...

—Dutra?

—Le conseiller Dutra, voyons. C'est une influence politique. Allons tu acceptes?

—Non, répondis-je. Après quoi, je regardai pendant quelques secondes la pointe de mes bottines; et je déclarai que j'étais prêt à étudier les deux questions, la candidature et le mariage pourvu que...

—Pourvu que?

—Pourvu que je ne sois point obligé de les accepter conjointement. Je crois que je puis être séparément un homme marié et un homme politique...

—Tout homme qui entre dans la vie publique doit être marié, interrompit sentencieusement mon père. Mais il en sera comme il te plaira. Je me prête à tout, persuadé qu'il te sera suffisant de voir Virgilia. D'ailleurs, le Parlement et la fiancée, c'est tout un. Tu protestes... tu verras plus tard. C'est bon, j'accepte l'atermoiement, pourvu que...

—Pourvu que? interrompis-je à mon tour en imitant sa voix.

—Ah! farceur! pourvu que tu ne restes pas ici, futile, obscur et désespéré. Mon argent, mes soins, je ne les ai dépensés que pour te voir briller comme il convient, à moi, à toi, et à nous tous. Tu dois continuer à illustrer notre nom que tu perpétues. Écoute, j'ai soixante ans, mais s'il était nécessaire que je recommence ma vie, je le ferais sans hésiter une minute. Crains l'obscurité, Braz, fuis ce qui est infime. Les hommes valent de différentes façons, mais le plus sûr moyen de s'affirmer est l'opinion des autres hommes. Ne perds point les avantages de ta position, ni tes moyens...

Et le magicien continua d'agiter devant moi le hochet, comme on faisait lorsque j'étais petit pour me faire aller plus vite. La fleur de l'hypocondrie se referma, laissant s'ouvrir une autre fleur moins jaune, et qui n'a rien de morbide—l'amour de la renommée, l'emplâtre Braz Cubas.


XXIX. LA VISITE

Mon père était arrivé à ses fins. Je me disposai à accepter le fauteuil et le mariage, Virgilia et la Chambre des députés:—les deux Virgilia, comme le dit mon père, dans un accès de tendresse politique. Et pour me payer de ma docilité, il me serra fortement dans ses bras. C'était son propre sang qu'il reconnaissait enfin.

—Tu descends avec moi?

—Non, je descendrai demain. Aujourd'hui, je prétends faire une visite à Dona Eusebia.

Mon père fit la grimace, mais ne répondit rien. Il prit congé de moi et partit. Dans l'après-midi, je me rendis chez Dona Eusebia. Elle avait maille à partir avec son jardinier noir, mais elle quitta tout pour venir me recevoir, avec une hâte, un plaisir si sincère que je me sentis tout de suite à mon aise. Je crois bien qu'elle alla jusqu'à me serrer entre ses bras robustes. Elle me fit asseoir auprès d'elle, sous la véranda, en multipliant ses exclamations.

—Comment, c'est le petit Braz! mais c'est un homme, maintenant... Tout à fait!... et joli garçon!... Et vous, vous rappelez-vous bien de moi?

—Comment donc!...

Était-il possible que j'eusse oublié une amie si intime de notre maison. Dona Eusebia commença à parler de ma mère avec tant de sympathie et de regrets, qu'elle me captiva tout de suite, bien qu'elle ravivât ma douleur... Elle lut mon émotion dans mes yeux, et détourna la conversation. Elle me demanda de lui conter mes voyages, mes travaux, mes amourettes... les amourettes aussi; «je suis une vieille curieuse, je le confesse, et je suis restée bon vivant». En ce moment, je me rappelai l'épisode de 1814, elle, Villaça, le buisson, le baiser, et mon cri d'alarme. Et voici qu'une porte crie sur ses gonds, j'entends un frou-frou de jupes, et cette parole:

—Maman... maman...


XXX. LA FLEUR DU BUISSON

Les jupes et la voix appartenaient à une jeune brunette qui s'arrêta sur le pas de la porte pendant quelques instants, en apercevant un étranger. Dona Eusebia mit fin à ce court silence et à cet embarras, avec sa franchise résolue.

—Viens ici, Eugenia, dit-elle, viens faire connaissance avec le Dr Braz Cubas, fils de Cubas, et qui arrive d'Europe.

Et se tournant vers moi:

—Ma fille Eugénie.

Eugénie, la fleur du buisson, répondit à peine au salut que je lui adressai. Elle me regarda avec éprise et timidité, et lentement s'approcha la chaise de sa mère. Celle-ci remit en ordre les tresses de la jeune fille, tout en disant: «Ah! petite endiablée.» Et elle l'embrassa avec une tendresse si expansive que je me sentis quelque peu ému. Je me souvins de ma mère, et, je le confesse, je me sentis quelques velléités d'être père.

—Petite endiablée? dis-je. Il me semble que mademoiselle est déjà une grande jeune fille.

—Quel âge lui donnez-vous?

—Dix-sept ans.

—Moins un.

—Seize ans: à cet âge, on est une jeune fille.

Eugenia ne put dissimuler la satisfaction que lui produisirent mes paroles. Mais elle reprit aussitôt son attitude froide, rigide et muette. Elle paraissait en réalité plus femme que son âge. Mais son impassibilité, son attitude digne, lui donnaient l'air d'une femme mariée. Peut-être perdait-elle ainsi un peu de son charme virginal. La glace fut bientôt rompue entre nous. Sa mère faisait d'elle les plus grands éloges; j'écoutais de bonne grâce, et elle souriait. Ses yeux brillaient comme si dans son cerveau un papillon eût étendu ses ailes d'or au-dessus de la multitude des yeux de diamants en couronne.

Je dis dans son cerveau, parce que, au dehors, ien de morbide—l'amour de la renommée, l'emplâtre Braz Cubas.

—Je t'adjure... va-t'en, malin! Vierge, Notre-Dame!...

—Calmez-vous, dis-je, et prenant mon mouchoir, je chassai le papillon.

Dona Eusebia s'assit une autre fois, suffoquée, un peu honteuse. Sa fille, toute pâle de peur, dissimulait son émotion avec beaucoup de force de volonté. Je leur serrai la main et je sortis, riant d'un rire philosophique, désintéressé et supérieur, de la superstition des deux femmes. Le soir, je vis passer à cheval la fille de Dona Eusebia, accompagnée d'un valet de chambre. Elle me salua du bout de sa cravache. Je m'attendais à ce que, un peu plus loin, elle retournât la tête. Mais elle ne la retourna point, et j'en fus quelque peu vexé.


XXXI. LE PAPILLON NOIR

Le jour suivant, tandis que je faisais mes apprêts de départ, un papillon, noir comme celui de la veille, entra dans ma chambre. Il était de dimensions bien supérieures à l'autre. Le souvenir de celui-ci me fit sourire, et je me mis à penser à la peur qu'avait eue la fille de Dona Eusebia, et à la dignité de maintien qu'elle avait su conserver. Le papillon, après avoir décrit ses courbes autour de moi, se posa sur ma tête. Je l'effrayai, et il se réfugia sur la vitre. Je le forçai de nouveau à prendre son vol, et cette fois, il alla se percher sur un vieux portrait de mon père. La bestiole était noire comme la nuit, et la façon dont elle commença de remuer les ailes me parut ironique et me porta sur les nerfs. Je tournai le dos, et je sortis de la chambre. Mais en y rentrant, quelques minutes plus tard, je trouvai l'insecte à la même place, et dans un mouvement de mauvaise humeur, je pris une serviette, je l'en frappai, et il tomba.

Il n'était pas mort tout à fait; il tordait son corps et secouait ses antennes. J'en eus pitié et, l'ayant pris dans ma main, j'allai le déposer sur le bord de la croisée. Mais le sort en était jeté; la pauvre bête ne dura que quelques secondes, et je me sentis ennuyé et repentant.

—Aussi, pourquoi n'était-il pas bleu? me dis-je.

Et cette réflexion, l'une des plus profondes qui aient été faites depuis l'invention des papillons, me consola de ma méchante action, et me réconcilia avec moi-même. Je contemplai le cadavre avec quelque sympathie, je l'avoue. Je vis, en pensée, le papillon sortir du bois, content et repu; la matinée était belle, et il était venu jusque chez moi, papillonnant sous la vaste coupole du ciel bleu, toujours bleu, pour toutes les ailes. Ma fenêtre est ouverte, il entre et me trouve. Je suppose qu'il n'a jamais vu d'hommes. Il ignore ce que c'est et, décrivant des circuits autour de mon corps, il voit que j'ai des yeux, des bras, des jambes, que mes mouvements ont un air divin, que je suis d'une stature colossale. Alors il se dit en lui-même: «Ce monsieur est sans doute l'inventeur des papillons.» Cette idée le domine et l'épouvante. Mais la peur, qui est suggestive, lui insinue que le meilleur moyen de plaire à son créateur est de le baiser sur le front, et il s'exécute. Quand je le chasse, il va sur la vitre, aperçoit de là le portrait de mon père, et il n'est pas impossible qu'il devine cette demi-vérité, à savoir que c'est là le père de l'inventeur des papillons. Et il vole vers lui pour lui demander miséricorde.

Et voilà qu'un coup de serviette sert de dénouement à l'aventure. Ni l'immensité l'azur, ni l'allégresse des fleurs, ni la pompe des feuilles vertes, n'ont tenu contre une serviette de toilette, deux palmes de fil écru. Voyez comme il est bon d'être supérieur aux papillons. Car s'il eût été bleu ou couleur d'orange, sa vie n'eût guère été plus en sûreté. Non certes. J'aurais fort bien pu le piquer d'une épingle, pour le régal de mes yeux. Cette dernière pensée me rendit la tranquillité de ma conscience. Je réunis le médium et le pouce et j'envoyai, d'une chiquenaude, le cadavre dans le jardin. Il était temps: les fourmis prévoyantes s'avançaient déjà... Tout de même, j'en reviens à ma première idée: il eût mieux valu pour lui être né bleu.


XXXII. BOITEUSE DE NAISSANCE

J'allai ensuite terminer mes préparatifs de voyage. Cette fois je pars, je pars décidément, même si quelque lecteur me demande si mon dernier chapitre est une gageure ou une façon de me moquer du monde... Mais j'ai compté sans Dona Eusebia. J'étais déjà prêt quand elle entra chez moi. Elle venait me prier de différer mon départ, et d'aller ce jour-là dîner avec elle. Je refusai d'abord; mais elle insista tellement que je cédai. Je lui devais bien d'ailleurs cette satisfaction.

Ce jour-là, Eugenia se mit en négligé, à mon intention. C'est-à-dire, je le suppose, car peut-être se mettait-elle souvent ainsi. Plus de boucles d'or, comme la veille, à ses oreilles, deux oreilles finement dessinées sur une tête de nymphe. Un simple vêtement blanc en batiste, sans enjolivures. Au cou, au lieu de broche, un bouton d'écaille, d'autres identiques aux poignets pour fermer les manches, et pas l'ombre d'un bracelet.

Telle elle était mise, et tel me parut aussi son esprit: des idées claires, des manières simples, une certaine grâce naturelle, l'air d'une dame, et un je ne sais quoi... oui, c'est cela: la bouche, exactement la bouche de sa mère, qui me rappelait l'épisode de 1814, et il me venait alors l'envie de chanter avec la fille la même chanson.

—Maintenant je vais vous montrer le jardin, me dit la mère dès que nous eûmes vidé nos tasses de café.

Nous sortîmes en passant par la véranda, et je m'aperçus alors qu'Eugenia boitait un peu: si peu que je lui demandai si elle s'était fait mal au pied. La mère se tut. La fille me répondit sans hésitation:

—Non, monsieur, je suis boiteuse de naissance.

Je me donnai à tous les diables; je me traitai de maladroit et de grossier. En effet, le simple fait de la voir boiter aurait dû être suffisant pour que je ne lui posasse aucune question. Je me rappelai alors que la première fois que je l'avais vue, la veille, elle s'était approchée lentement du fauteuil de sa mère, et que ce jour-là je l'avais trouvée, en arrivant, déjà près de la table, dans la salle à manger. Peut-être était-ce pour cacher ce défaut. Mais alors, pourquoi l'avouait-elle maintenant? Je la regardai, et je vis qu'elle était triste.

J'essayai de détruire le mauvais effet produit. Ce ne me fut pas difficile; sa mère qui était, comme elle le disait elle-même, une vieille curieuse, se mit à causer. Nous parcourûmes toute la propriété, admirant les fleurs, la mare aux canards, le lavoir, un tas de choses qu'elle me montrait, en faisant ses commentaires, tandis que je contemplais, à la dérobée, les yeux d'Eugenia.

Parole d'honneur, son regard n'était rien moins que boiteux: il était au contraire droit et parfaitement sain. Il partait de deux yeux noirs et tranquilles. Je crois me rappeler que ceux-ci se baissèrent deux ou trois fois, un peu confus, mais deux ou trois fois seulement. En général, ils me fixaient avec franchise, sans audace, ni pruderie.


XXXIII. BIENHEUREUX CEUX QUI SAVENT RESTER

Le malheur, c'est qu'elle était boiteuse. Des yeux si lucides, une bouche si fraîche, un maintien si imposant, et boiteuse! Ce contraste était un exemple évident des ironies de la nature. Pourquoi était-elle jolie, étant boiteuse? pourquoi était-elle boiteuse, étant jolie? Telle était la question que je me posais à moi-même, sans y trouver une solution satisfaisante, tandis que je rentrais chez moi cette nuit-là. Ce qu'il y a de mieux à faire, quand on ne trouve pas le mot d'une énigme, c'est de la flanquer par la fenêtre; et c'est ce que je fis. Je pris une serviette, et je chassai cet autre papillon, qui faisait ses randonnées dans mon cerveau. Je me sentis plus à mon aise, et j'allai dormir. Mais le rêve, qui est une lézarde de l'esprit, laissa de nouveau pénétrer l'insecte et, pendant toute la nuit, je continuai à chercher la clef du mystère.

Le jour se leva avec la pluie, et je transférai mon départ. Mais le lendemain le ciel était pur, et je n'en restai pas moins, de même que le troisième et le quatrième jour, et jusqu'à la fin de la semaine! Quelles belles matinées, fraîches et tentatrices. Là-bas, ma famille, ma fiancée et le Parlement m'attendaient; et je faisais le sourd, soupirant aux pieds de ma Vénus boiteuse. Soupirant est peut-être exagéré: je n'étais point épris; j'éprouvais auprès d'elle une certaine satisfaction physique et morale. Elle me plaisait: je l'aimais bien. Aux pieds de cette créature si simple, fille bâtarde et boiteuse, faite d'amour et de mépris, je me sentais à mon aise, et je crois qu'elle éprouvait une satisfaction plus grande encore près de moi. Cela se passait à la Tijuca: une véritable églogue. Dona Eusebia nous surveillait, si peu: juste assez pour sauvegarder les convenances. Et sa fille, dans cette première explosion de la nature, me livrait son âme en fleur.

—Vous allez partir demain? me demanda-t-elle, le samedi.

—C'est tout au moins mon intention.

—Ne partez pas.

J'obéis, et j'ajoutai ainsi un verset nouveau à l'Évangile: «Bienheureux ceux qui savent rester, car ils auront le premier baiser des jeunes filles.» Ce fut, en effet, le dimanche que je reçus le premier baiser d'Eugenia, celui qu'aucun homme ne put recevoir d'elle désormais. Il ne fut point volé, ni pris de force, il fut candidement octroyé, comme une dette payée par un débiteur honnête. Pauvre Eugenia, si tu avais pu savoir quelles pensées me passaient par la tête en ce moment. Toute tremblante d'émotion, les mains sur mes épaules, tu contemplais en moi l'époux bienvenu, tandis que je revoyais en pensée Villaça et le buisson de 1814, en me disant que tu ne pouvais mentir à ton sang et à ton origine...

Dona Eusebia entra inopinément, mais pas assez vite pour nous surprendre. J'allai à la fenêtre; Eugenia s'assit et refit ses nattes. Quelle gracieuse dissimulation! Quel art infiniment délicat! quelle profonde tartuferie! Tout cela si naturellement fait, avec tant d'à-propos, si simplement, comme on mange, comme on dort. Tant mieux! Dona Eusebia n'eut vent de rien.


XXXIV. À UNE ÂME SENSIBLE

Y a-t-il, parmi les cinq ou dix personnes qui me lisent, une âme sensible, qui mise en émoi par le chapitre précédent, commence à craindre pour le sort d'Eugenia, et peut-être, oui, peut-être dans le fond de son cœur me traite de cynique? Moi cynique, âme sensible? Par la cuisse de Diane, cette injure mériterait d'être lavée dans le sang, si le sang pouvait laver quoi que ce soit dans ce bas monde. Non, âme sensible, je ne suis point cynique, mais je fus homme. Mon cerveau était le tréteau où furent représentées des pièces de tout genre, le drame sacré, le drame austère, des comédies, des autos-da-fés, des bouffonneries, un pandémonium, âme sensible, un mélange d'aventures et de personnes où tu retrouverais depuis la rose de Smyrne et la rue du Jardin, depuis le lit somptueux de Cléopâtre jusqu'au coin de la place où le mendiant grelotte en dormant. Des pensées de toutes les castes et de tous les genres s'y croisaient. Dans la même atmosphère respiraient l'aigle et l'oiseau-mouche, la limace et le crapaud. Retire donc l'expression, âme sensible, apaise tes nerfs, nettoie tes besicles,—c'est parfois la faute des besicles,—et finissons-en d'une fois avec cette fleur du buisson.


XXXV. LE CHEMIN DE DAMAS

Or il arriva que, huit jours plus tard, comme je me trouvais sur le chemin de Damas, j'entendis une voix mystérieuse qui me murmura les paroles de l'Écriture (Act., IX, 7): «Lève-toi, et entre dans la cité.» Cette voix sortait de moi-même, et avait une origine double: la pitié qui me désarmait devant la candeur de la petite, et la terreur de l'aimer pour de vrai, et de l'épouser une femme boiteuse! Quant au motif de mon départ, elle le devina, et ne se gêna pas pour me le dire. Ce fut sous la véranda, un lundi soir, quand je lui annonçai que je descendis le lendemain. «Adieu, me dit-elle avec simplicité, vous avez raison.» Et comme je me taisais, elle continua: «Vous avez raison de fuir le ridicule d'un mariage avec moi.» J'allais protester, elle se retira lentement en dévorant ses larmes. Je la rejoignis en jurant mes grands dieux que j'étais obligé de partir, et que je continuais à avoir beaucoup d'affection pour elle. Elle écouta mes froides hyperboles en silence.

—Me crois-tu? lui dis-je enfin.

—Non, et je trouve que vous faites bien.

Je voulus la retenir, mais elle me lança un regard qui n'était déjà plus de supplication, mais de commandement.

Je descendis, le jour suivant, de la montagne, un peu contristée et pas très satisfait de moi-même. Je me disais, chemin faisant, qu'il était juste d'obéir à mon père, qu'il était convenable d'embrasser la carrière politique..., que la constitution..., que ma fiancée..., que mon cheval...


XXXVI. À PROPOS DE BOTTES

Mon père, qui ne m'attendait pas, m'embrassa avec tendresse et effusion:

—Maintenant, c'est pour de vrai, me dit-il. Je puis enfin...

Nous restâmes sur cette réticence, et j'allai retirer mes bottes qui étaient trop justes. Je me sentis soulagé, je respirai à mon aise, et je me couchai sur mon lit tout de mon long, tandis que mes pieds et tout ce qu'il y avait au-dessus entraient dans une béatitude relative. J'observai alors que des souliers serrés sont un des plus grands avantages terrestres, parce que, en faisant mal aux pieds, ils procurent le plaisir de les déchausser. Ils font souffrir d'abord, ils sont l'origine d'un soulagement, ensuite, et voilà un bonheur à bon marché, au goût des savetiers et d'Épicure. Tandis que cette idée faisait des voltiges sur mon fameux trapèze, je regardais dans le lointain la silhouette de la Tijuca, et j'aperçus la petite boiteuse qui se perdait à l'horizon du prétérit. Je sentis soudain que mon cœur ne tarderait pas à déchausser ses bottes lui aussi. Quatre ou cinq jours plus tard, le sybarite savourait ce rapide, cet ineffable et incoercible moment de joie qui succède à une douleur poignante, à une préoccupation, à un ennui... J'en inférai que la vie est le plus curieux des phénomènes, attendu qu'elle n'aiguise la faim que pour procurer l'occasion de manger, et qu'elle n'a inventé les cors que parce qu'ils perfectionnent la félicité terrestre. Je vous le dis en vérité, toute la science humaine ne vaut pas une paire de bottes trop étroites.

Toi, ma pauvre Eugénie, tu n'as jamais déchaussé les tiennes. Tu t'en es allée sur le chemin de la vie, boiteuse de jambe et boiteuse d'amour, triste comme un enterrement pauvre, solitaire, silencieuse, laborieuse, jusqu'au jour où tu passas sur l'autre bord. Ce que j'ignore, c'est si ton existence était bien nécessaire au siècle. Qui sait! Peut-être un comparse de moins eût-il fait siffler la tragédie humaine.


XXXVII. ENFIN!

Enfin nous arrivons à Virgilia! Avant d'aller chez le conseiller Dutra, je demandai à mon père s'il y avait déjà quelque promesse de mariage, quelque arrangement préalable.

—Aucun, me répondit-il. Il y a quelque temps, comme nous parlions de toi, je lui ai avoué mon désir de te voir député. Je lui ai parlé avec tant d'éloquence, qu'il m'a promis de faire quelque chose pour toi, et je crois qu'il tiendra sa promesse. Quant au mot «fiancée», c'est le nom que je donne à une créature qui est un vivant bijou, une étoile, une chose rare... sa fille à lui. D'ailleurs, je pense que si tu l'épouses, tu seras bien plus vite député.

—C'est tout?

—C'est tout.

Nous allâmes jusque chez Dutra. C'était une perle que cet homme, jovial, bon patriote, un peu irrité contre les malheurs du temps, mais ne désespérant pas d'en venir à bout. Il trouva ma candidature légitime; il convenait pourtant d'attendre quelques mois. Et tout de suite il me présenta à sa femme, une estimable matrone, à sa fille, qui ne démentit pas le panégyrique que mon père avait fait d'elle, je vous le jure. Relisez, d'ailleurs, le chapitre XXVII. Je la regardai comme quelqu'un qui a des idées préconçues. Je ne sais si elle en avait de son côté; elle ne me contempla point différemment. Notre premier regard fut tout simplement conjugal. Au bout d'un mois, nous étions au mieux.


XXXVIII. LA QUATRIÈME ÉDITION

—Venez donc demain dîner avec nous, me dit Dutra un certain soir.

J'acceptai l'invitation. Le lendemain, je dis au cocher de m'attendre place San-Francisco avec le cabriolet, et j'allai faire un tour en ville. Vous rappelez-vous encore ma théorie des éditions humaines? Eh bien! j'en étais alors à la quatrième édition, déjà revue et augmentée, mais encore remplie de négligences et de coquilles. Ces défauts étaient rachetés par l'élégance des caractères et le luxe de la reliure. Au bout d'un moment, comme je passais rue des Ourives, je voulus consulter ma montre, et le verre tomba sur le pavé. J'entre dans la première boutique que je trouve. C'était un taudis ou guère mieux, obscur et poussiéreux.

Au fond, derrière le comptoir, se trouvait assise une femme, dont le visage jaune et crevassé de petite vérole n'appelait pas tout d'abord l'attention. Mais sitôt qu'on l'observait, elle offrait un spectacle curieux. Elle ne pouvait avoir été laide; au contraire, on voyait tout de suite qu'elle avait dû être jolie, et même fort jolie. Mais la maladie et une vieillesse précoce lui avaient enlevé tous ses charmes. Elle était horriblement grêlée. Les traces des boutons formaient des hauts et des bas, des creux et des reliefs, et donnaient l'impression d'une peau de chagrin extrêmement rugueuse. Les yeux conservaient quelque beauté, mais l'expression en était étrange et désagréable, qui s'adoucit pourtant dès que je commençai à parler. Quant aux cheveux, ils étaient roux et presque aussi poussiéreux que les portes de la boutique. À l'un des doigts de la main gauche, un diamant étincelait. Le croira-t-on dans la postérité? cette femme, c'était Marcella.

Je ne la reconnus point tout d'abord. Mais elle me remit aussitôt que je lui adressai la parole. Ses yeux brillèrent, et l'expression habituelle fit place à une autre, plus douce et mélancolique. Elle fit un mouvement comme pour se cacher ou s'enfuir. C'était l'instinct de la vanité, qui ne dura qu'un moment. Elle se remit.

—Il vous faut quelque chose? me dit-elle me tendant la main.

—Non, répondis-je, rien.

Marcella comprit la cause de mon silence. Il ne fallait pas être sorcier. Elle dut seulement hésiter en se demandant ce qui dominait en moi: si c'était la stupeur du présent ou le souvenir du passé. Elle m'offrit une chaise, et de l'autre côté du comptoir, elle me parla d'elle, de son existence, des larmes qu'elle avait versées en me perdant, de ses regrets, de ses revers, de la maladie qui l'avait défigurée, et du temps qui contribuait à sa décadence. Elle avait en vérité l'âme décrépite. Elle avait tout vendu, ou presque tout. Un homme qui l'avait aimée autrefois lui avait laissé cette bijouterie, qui était par malheur mal achalandée, peut-être à cause de cette singularité d'être tenue par une femme. Ensuite elle m'interrogea sur ma vie. Ce fut vite fait; mes aventures n'étaient ni intéresses ni longues à redire.

—Vous êtes marié? me demanda Marcella quand j'eus fini.

—Non, répondis-je sèchement.

Marcella regarda dans la rue avec l'atonie de quelqu'un qui médite ou qui se souvient. Moi aussi, je me rappelais le passé, et non sans quelques regrets, je me demandais pourquoi j'avais fait tant de folies. Ce n'était certes plus la Marcella de 1822; mais la beauté de l'autre valait-elle vraiment le tiers des sacrifices que j'avais faits? C'était ce que je désirais savoir, et j'interrogeais le visage de Marcella. Ce visage me répondait que non. En même temps ses yeux ma confessaient que, naguère comme maintenant, ils brillaient de toute l'ardeur des convoitises. C'était mes yeux qui autrefois n'y voyaient goutte, mes yeux de la première édition.

—Mais pourquoi êtes-vous entré? Vous m'avez aperçue de la rue? me demanda-t-elle en sortant de cette espèce de torpeur.

—Non. Je croyais entrer chez un horloger. Je voulais acheter un verre pour cette montre. Je vais ailleurs. Vous m'excuserez, je suis un peu pressé.

Marcella ne put retenir un soupir. La vérité c'est que je me sentais ému et attristé et que je mourais d'envie de me trouver loin de cette maison. Marcella appela un gamin, loi donna la montre et, malgré mes protestations, l'envoya chez un horloger du voisinage acheter un autre verre. Je n'avais qu'à me résigner. Elle me dit alors qu'elle désirait avoir la pratique de ses anciennes connaissances. Elle remarqua qu'il était fort naturel qu'un jour ou l'autre je me mariasse, et elle s'offrit à me vendre de fins bijoux au plus bas prix. Elle n'employa pas ce terme, elle se servit d'une métaphore délicate et transparente. J'en vins à me demander si elle avait vraiment eu des revers, abstraction faite de sa maladie, si elle n'avait pas toujours de beaux deniers sonnants, et si elle ne faisait pas du négoce à seule fin de satisfaire sa passion du lucre, qui était le ver rongeur de cette existence. Je sus depuis que mes soupçons étaient fondés.


XXXIX. LE VOISIN

Tandis que je faisais ces réflexions, un individu de petite taille, sans chapeau, tenant par la main une gamine de quatre ans, entra dans la boutique...

—Comment ça va-t-il depuis ce matin? demanda—t-il à Marcella.

—Comme ci comme ça; viens ici, Maricota.

L'individu prit l'enfant dans ses bras, et la fit passer par-dessus le comptoir.

—Allons, dit-il, demande à Dona Marcella comment elle a passé la nuit. Elle mourait d'envie de venir ici, mais sa mère n'avait pas eu le temps de l'habiller. Voyons, Maricota, dis bonjour à la dame... Gare la fessée... C'est bien... Vous ne pouvez vous figurer comme elle est chez nous. Elle parle de vous tout le temps; et ici, elle a l'air empaillée. Hier encore... faut-il raconter l'histoire, Maricota?

—Non, papa, je ne veux pas.

—C'est donc quelque chose de bien laid? dit Marcella en donnant une petite tape à l'enfant.

—Je vais vous dire: sa mère lui a appris à réciter chaque soir un pater et un ave, en l'honneur de la Sainte Vierge. Mais la petite est venue me demander hier, d'une voix si humble, devinez quoi?... si elle pouvait offrir sa prière à santa Marcella.

—Pauvre chérie, dit Marcella en l'embrassant.

—C'est un amour, une passion qu'elle a pour vous... Vous ne vous figurez pas... Sa mère dit que vous lui avez lancé un charme.

L'individu continua sur ce ton à raconter toutes sortes de choses aimables, et sortit enfin, emmenant la petite, non sans m'avoir lancé un regard d'interrogation ou de suspicion. Je demandai à Marcella qui il était.

—C'est un horloger du voisinage, un brave homme; sa femme est bien bonne aussi. Sa fille est gentille, n'est-ce pas? Ils ont l'air de beaucoup m'aimer... Ce sont de bonnes gens.

En proférant ces paroles, Marcella parlait d'une voix où il y avait un frémissement d'allégresse. Et un rayon de joie parut s'étendre sur sa face.


XL. DANS LE CABRIOLET

Sur ces entrefaites, le gamin entra, apportant la montre avec le verre. Il était temps; j'en avais assez de ma visite. Je donnai une monnaie d'argent au gamin, je dis à Marcella que je reviendrais dans une autre occasion, et je sortis au plus vite. Pour tout dire, je dois avouer que le cœur me battait un peu, mais c'était une espèce de glas. Mon âme se débattait entre des impressions opposées. Notez bien que la journée s'était passée gaiement pour moi. Au déjeuner, mon père m'avait récité par anticipation le premier discours que je devais proférer au Parlement. Nous en rîmes beaucoup, et le soleil aussi qui était dans ses bons jours de clarté. Virgilia aussi rirait sans doute, en entendant le récit de nos fantaisies. Et voilà que je perds mon verre de montre, que j'entre dans un magasin, le premier que je trouve sur ma route, et j'y rencontre le passé qui me déchire, qui m'embarrasse, qui m'interroge avec un visage couvert de cicatrices et de mélancolie.

Je le laissai où je l'avais trouvé. Je montai dans mon cabriolet qui m'attendait place S.-Francisco de Paula, et j'ordonnai au cocher partir au plus vite. Il cingla les mules, la voiture fit des soubresauts, les roues tracèrent leur sillon dans la boue formée par une pluie récente, et pourtant il me semblait que nous ne marchions pas. De temps à autre nous faisons connaissance avec un certain vent tiède et lourd, qui n'est ni violent ni âpre, qui n'emporte point les chapeaux et ne soulève pas les jupes, mais qui est pire que s'il faisait tout cela, parce qu'il abat, amollit et semble un dissolvant de l'âme. Ce vent, je l'avais en moi. Je sentais le courant d'air qu'il formait comme dans une gorge, entre le passé et le présent, désireux sans doute de s'étendre sur les plaines de l'avenir. Et la voiture qui ne marchait pas.

—Jean! criai-je au cocher, avancerons-nous bientôt?

Avancer! Monsieur! mais nous sommes à la porte de Monsieur le Conseiller.


XLI. L'HALLUCINATION

C'était vrai. J'entrai en coup de vent. Je trouvai Virgilia anxieuse, de mauvaise humeur, le front soucieux. Sa mère, qui était sourde, se trouvait dans le salon avec elle. Après les compliments d'usage, la jeune fille me dit d'un ton sec:

—Nous vous attendions plus tôt.

Je me défendis le mieux que je pus; je pris prétexte du cheval, qui était rétif, et d'un ami qui m'avait retenu. Et soudain voici que la parole meurt sur mes lèvres, et je demeure pétrifié. Virgilia... Eh quoi! c'est Virgilia, cette jeune fille?... Je la regardai fixement, et l'impression fut si cruelle que je reculai d'un pas en détournant mes regards. Sa carnation, si rose, si pure, si fraîche la veille encore, était maintenant jaune, stigmatisée par la même maladie qui avait frappé l'Espagnole. La petite vérole lui avait dévoré le visage. Ses yeux si vifs s'étaient étiolés. Ses lèvres pendaient, et toute son attitude disait la fatigue. Je la regardai bien; je lui pris la main et l'attirai doucement à moi. Je ne me trompais point. C'était bien la petite vérole. Je crois que je fis un geste de dégoût.

Virgilia s'éloigna et alla s'asseoir sur le sofa. Pendant un moment je contemplai la pointe de mes bottines. Devais-je sortir ou rester? La première hypothèse était absurde; je la rejetai, et je me dirigeai vers Virgilia qui demeurait assise et muette. Ciel! de nouveau je la retrouvai fraîche, juvénile, et tout en fleur. En vain je cherchais sur son visage les traces du mal, il n'y en avait aucune. La peau était blanche et fine comme de coutume.

—Vous ne m'avez donc jamais vue? me demanda-t-elle en voyant mon insistance.

—Aussi jolie, jamais.

Je m'assis, tandis qu'elle faisait craquer ses ongles sans rien dire. Je parlai de choses tout à fait étrangères à l'incident; mais elle ne répondait point et ne me regardait même pas. Moins le bruit de ses doigts, c'était la statue du silence. Une seule fois elle me contempla de très haut, en relevant un coin de ses lèvres, et en fronçant les sourcils au point de les unir. Et toute cette mimique lui donnait une expression mixte, entre le comique et le tragique.

Il y avait bien quelque affectation dans ce dédain. Elle avait pris un masque. Elle devait souffrir,—soit tristesse, soit dépit; et comme la douleur contenue est plus âpre, il est probable qu'elle souffrait en double sa propre souffrance. Mais je crois que c'est là de la métaphysique.


XLII. CE QUE N'A POINT TROUVÉ ARISTOTE

Et à propos de métaphysique, que dites-vous de ceci? On lance une boule; elle en rencontre une autre, lui transmet l'impulsion reçue, et celle-ci se met à rouler ni plus ni moins que la première. Supposons que la première boule s'appelle Marcella (c'est une simple supposition), la seconde Braz Cubas, la troisième Virgilia. Marcella reçoit une pichenette du passé et roule et vient buter contre Braz Cubas. Celui-ci, cédant à la force impulsive, va battre contre Virgilia, qui n'a rien de commun avec la première boule. Et voilà comment, par la simple transmission d'une force, les extrêmes se touchent dans la société humaine; et il s'établit ce qu'on pourrait appeler la solidarité de la tristesse humaine. Ce chapitre a pourtant échappé à Aristote.


XLIII. MARQUISE: ATTENDU QUE JE SERAI MARQUIS

Positivement Virgilia était un petit diable, un petit diable angélique, si l'on veut, mais c'en était un tout de même, et alors...

Alors apparut Lobo Neves. Il n'était ni plus svelte, ni plus élégant, ni plus instruit, ni plus sympathique que moi, et cependant il m'enleva de haute main Virgilia et la candidature, en peu de semaines, avec une fougue vraiment césarienne. Il n'y eut de la part de Virgilia aucun dépit, pas la moindre violence de la part de sa famille. Dutra me dit un beau jour que je devais attendre une époque plus opportune pour ma candidature, attendu que celle de Lobo Neves était appuyée par de puissantes influences. Je cédai. Ce fut le commencement de ma défaite. Une semaine plus tard, Virgilia demanda en souriant à Lobo Neves quand il prétendait être ministre.

—Tout de suite, s'il dépendait de moi; d'ici un an, puisque cela dépend de la volonté d'autrui.

Virgilia répliqua:

—Et vous me promettez qu'un jour vous me ferez baronne?

—Marquise, voulez-vous dire, car j'ai l'intention d'être marquis.

Dès lors je fus perdu. Virgilia compara l'aigle au dindon et choisit l'aigle, abandonnant le dindon à sa stupeur, à son dépit, et au souvenir de trois ou quatre baisers qu'elle lui avait donnés. Mais quand c'eût été dix, qu'est-ce que cela signifiait? La lèvre de l'homme n'est point comme le sabot du cheval d'Attila qui stérilisait le sol qu'il avait foulé; c'est justement le contraire.


XLIV. UN CUBAS

Mon père fut tout désappointé de ce dénouement, et je crois bien qu'il en mourut. Il avait bâti tant de châteaux, caressé tant et tant de beaux rêves, qu'il ne pouvait voir s'effondrer tout cet échafaudage, sans que le contre-coup fût grand dans son organisme. D'abord il se refusa à l'évidence. «Un Cubas»! et il disait cela avec une telle conviction, que moi, qui connaissais déjà la tonnellerie originelle, j'oubliai un instant la dame de mes pensées pour contempler un moment ce phénomène qui n'est point rare, mais qui est toujours curieux, d'une imagination qui s'impose à la conscience.

—Un Cubas! répétait-il le lendemain matin au déjeuner.

Ce déjeuner ne fut point très gai. Je me sentais tomber de sommeil. J'avais veillé une partie de la nuit. Était-ce l'amour? Non point. On ne peut aimer deux fois la même femme, et comme j'allais aimer celle-là même quelque temps après, je ne devais lui être en ce moment attaché que par les liens d'une fantaisie passagère, un peu d'habitude et beaucoup de fatuité. Et cela seul suffit pour expliquer l'insomnie. C'était le dépit, un dépit aigu comme une pointe d'épingle, et que j'entretins en fumant, en donnant des coups de poing dans l'air, en lisant machinalement jusqu'au lever de l'aurore, de la plus tranquille des aurores.

Mais j'étais jeune, et je portais en moi-même le remède à mes maux. Mon père, lui, ne put supporter le coup. À y bien penser, peut-être ne mourut-il pas de cette contrariété; mais sûrement elle aggrava son état. Il dura encore quatre mois, silencieux, triste, continuellement préoccupé, comme s'il se fût agi d'un remords, d'une déception sans remède, qui lui tînt lieu de rhumatisme et de toux. Il eut cependant un dernier instant de satisfaction: un des ministres d'État lui rendit visite. Je vis alors sur ses lèvres,—et il me semble le voir encore,—le sourire d'un autre temps. Ses regards brillèrent d'une flamme concentrée, qui fut comme la dernière lueur d'une lampe qui s'éteint. Mais la tristesse revint: la tristesse de s'en aller sans me voir occuper le haut poste auquel j'avais droit.

—Un Cubas!

Il mourut quelques jours après cette visite, un matin de mai, entre ses deux enfants, Sabine et moi. Mon oncle Ildefonso et mon beau-frère étaient aussi présents. La science des médecins, notre tendresse, tous les soins dont on l'entoura furent vains: il devait mourir, et il mourut.

—Un Cubas!


XLV. NOTES

Larmes et sanglots, la maison tendue de noir, un homme qui vient habiller le cadavre, un autre qui prend les dimensions du corps, un cercueil qu'on apporte, un catafalque que l'on dresse, de grands chandeliers, des lettres de faire-part, des gens qui entrent, lentement, à pas de loup, qui serrent la main aux personnes de la famille, les uns tristes, les autres sérieux et muets, un prêtre et un sacristain, des prières, des aspersions d'eau bénite, l'ensevelissent, le choc du marteau sur les clous, six personnes qui s'emparent du cercueil, l'emportent, descendent difficilement l'escalier malgré les cris, les sanglots et les larmes renouvelées de la famille, et placent la caisse funèbre sur le char; les courroies qu'on attache et que l'on serre, la voiture qui se met en branle, et les autres voitures qui défilent une à une... tous ces aspects qui paraissent une liste d'inventaire, sont autant de notes que j'avais prises pour un chapitre triste et après tout banal, que je n'écrirai pas.


XLVI. L'HÉRITAGE

Regarde-nous, maintenant, lecteur. Huit jours se sont passés depuis la mort de mon père. Ma sœur est assise sur un sofa, un peu plus loin. Cotrim, debout, appuyé sur une console, les bras croisés, mord ses moustaches. Je fais les cent pas, les regards au plancher. Grand deuil, profond silence.

—Mais enfin, dit Cotrim, cette maison vaut tout au plus trente contos; mettons trente-cinq.

—Elle en vaut cinquante, répondis-je; Sabine sait parfaitement qu'elle en a coûté cinquante-huit.

—Et quand on l'aurait payée soixante, repartit Cotrim; d'abord cela ne veut pas dire qu'elle les valait, et encore bien moins qu'elle les vaille encore aujourd'hui. Tu sais bien que les immeubles ont beaucoup baissé de prix depuis quelques années. Si celle-ci vaut cinquante contos, combien alors vaudra celle du Campo, que tu désires pour toi?

—Allons donc! une vieille bicoque!

—Vieille! s'écria Sabine en levant les mains au ciel.

—Je parie que vous la trouvez neuve.

—Voyons! frérot, dit Sabine en se levant du canapé. Nous pouvons tout arranger de bonne amitié et de façon décente. Par exemple, Cotrim ne veut point des noirs, il ne gardera que le cocher de papa et Paulo.

—Le cocher, non; je garde le cabriolet, et je ne vais pas acheter un autre cocher.

—Bon. Alors nous garderons Paulo et Prudencio.

—Prudencio a été libéré.

—Libéré?

—Il y a deux ans.

—Libéré! Voilà comment papa faisait les choses, sans rien dire à personne. C'est bon. Quant à l'argenterie..., je suppose qu'il n'a pas libéré l'argenterie?

Nous avions parlé de l'argenterie, une vieille vaisselle plate du temps de D. José. C'était la question la plus grave de la succession, par la valeur artistique, l'ancienneté, et l'origine même, car mon père disait que le comte de Cunha, quand il était vice-roi du Brésil, en avait fait présent à mon bisaïeul Luiz Cubas.

—Quant à l'argenterie, continua Cotrim, je m'en désintéresserais, n'était le désir que ta sœur a de la garder. Je trouve ce désir raisonnable. Sabine est mariée; elle a besoin d'un service présentable. Toi tu es garçon, tu ne reçois pas, tu...

—Mais je puis me marier.

—Pourquoi faire? s'écria Sabine.

Cette sublime question me fit pour un instant oublier mes intérêts. Je souris; je pris la main de Sabine en battant doucement sur la paume, de si aimable manière que Cotrim interpréta le geste comme un acquiescement et me remercia.

—De quoi? répondis-je; je n'ai point souscrit et ne souscrirai pas à vos exigences.

—Tu ne céderas pas?

Je secouai négativement la tête.

—Laisse-le, Cotrim, dit ma sœur à son mari. Peut-être veut-il aussi que nous lui donnions les vêtements que nous portons. Il ne manque plus que cela.

—Oui, c'est complet. Il veut le cabriolet, il veut le cocher, il veut l'argenterie, il veut tout. Il serait infiniment plus simple de nous citer en justice, et de prouver par témoins que Sabine n'est pas ta sœur, que je ne suis pas ton beau-frère, et que Dieu n'est pas Dieu. Voilà le bon moyen de ne rien perdre. Mon cher garçon, tu nous prends pour d'autres.

Nous en étions arrivés à un tel degré d'irritation que je crus devoir offrir un moyen terme: répartir l'argenterie entre nous. Il ricana et me demanda qui garderait la théière, et qui le sucrier. Et il ajouta que nous avions le temps de discuter nos prétentions, tout au moins judiciairement. Sabine s'était accoudée à la fenêtre qui donnait sur le jardin, et au bout d'un instant elle revint et proposa de me céder Paulo et l'autre noir contre l'argenterie. J'allais accepter, mais Cotrim s'étant approché, elle répéta sa proposition.

—Ça, jamais, dit-il, je ne fais pas l'aumône.

Nous dinâmes tristement. Mon oncle le chanoine arriva quand nous en étions au dessert. Et il assista encore à une légère altercation.

—Mes enfants, dit-il, rappelez-vous que mon frère vous a laissé un pain assez grand pour être réparti entre tous.

Et Cotrim:

—C'est vrai, c'est fort vrai. Mais il n'est pas question de pain; il est question de beurre. Je ne me contente pas de pain sec.

On fit enfin le partage; mais nous étions brouillés. Et vraiment il m'en coûta de me fâcher avec Sabine. Nous étions si bons amis. Nous avions tant de choses en commun, jeux d'enfants, fureurs puériles, sourires et tristesses de l'âge adulte, nous avions partagé le pain de l'allégresse et celui des misères, fraternellement, comme un bon frère et une bonne sœur que nous étions. Et pourtant nous étions fâchés. C'était comme la beauté de Marcella qui disparu sous la grêle de la variole.


XLVII. LE RECLUS

Marcella, Sabine, Virgilia... me voilà en train de fondre tous ces contrastes, comme si ces noms et ces personnes étaient autre chose que des modalités de mon affection intime. Plume de mauvaises mœurs, mets une cravate au style, revêts-le d'un habit moins sordide. Ensuite nous rentrerons dans mon ancienne demeure, nous nous coucherons dans ce hamac, où j'ai passé la plus grande partie des années qui s'écoulèrent depuis l'inventaire des biens paternels jusqu'à l'année 1842. S'il s'exhale de la pièce de vagues senteurs de toilette, il ne faut pas croire que c'est moi qui ai versé les parfums. C'est un relent de Z, de N, ou de U. Toutes ces lettres majuscules bercèrent dans ce boudoir leur élégante abjection. Mais si, outre l'arôme, on est curieux d'autre chose, c'est peine perdue: je n'ai gardé ni les portraits, ni les lettres, ni les factures. L'émotion même s'est éteinte, il ne reste que les initiales.

Je vécus ainsi en reclus. De temps à autre, j'allais au bal, au théâtre, à une réunion; mais la plus grande partie du temps, je l'ai passée avec moi-même. J'ai vécu; je me suis laissé porter par le flux et le reflux des événements et des jours, tantôt agité tantôt apathique, entre l'ambition et l'indifférence. Je faisais de la politique et de la littérature, j'envoyais des articles et des vers aux journaux, j'acquis même une certaine réputation de polémiste et de poète. Quand je me souvenais de Lobo Neves, qui était député, et de Virgilia, future marquise, je me demandais à moi-même si je n'aurais pas fait un meilleur député et un plus élégant marquis que Lobo Neves, car je valais mieux que lui, beaucoup mieux que lui. Et je me disais cela en regardant le bout de mon nez.


XLVIII. UN COUSIN DE VIRGILIA

—Sais-tu qui est arrivé hier de S. Paulo? me demanda un soir Luiz Dutra.

Luiz Dutra était un cousin de Virgilia, qui vivait aussi dans l'intimité des muses. Ses vers plaisaient, et valaient du reste mieux que les miens. Mais il lui fallait la sanction d'une élite qui lui confirmât les applaudissements de la masse. Il était timide et n'interrogeait perdue. Mais il se délectait à entendre des paroles louangeuses. Il prenait alors de nouvelles forces, et se remettait au travail avec une ardeur juvénile.

Ce pauvre Dutra! à peine avait-il publié quelque chose qu'il accourait chez moi, et commençait à tourner autour de moi, dans l'attente d'un jugement, d'une parole, d'un geste qui fût de ma part une approbation de sa nouvelle production. Moi, je parlais de mille choses différentes,—du dernier bal du Catete, d'une séance des Chambres, d'équipages et de chevaux,—de tout, moins de ses vers et de sa prose. Il me répondait d'abord avec animation, puis mollement, et tâchait de faire tourner la conversation sur le sujet qui l'intéressait. Il ouvrait un livre, me demandait si j'avais quelque travail en train; je lui répondais oui ou non, puis je passais à un autre chapitre. À la fin, il se taisait et sortait tout triste. Mon désir était de le faire douter de lui-même, de le décourager, de l'éliminer. Et tout en prenant cette résolution, je regardais le bout de mon nez...


XLIX. LE BOUT DU NEZ

Combien de fois dans ma vie, pour me faire une conscience sans remords, je me suis servi de ce système: regarder le bout de mon nez... Avez-vous quelquefois médité sur le destin du nez, cher lecteur? Le docteur Pangloss disait qu'il est fait pour l'usage des lunettes.—Je confesse que cette explication m'avait d'abord paru définitive. Mais un certain jour que je méditais sur ce point obscur de philosophie, et sur d'autres encore, je découvris enfin l'unique, véritable et suprême utilité de cet appendice.

Il me suffit pour cela de me rappeler l'habitude des fakirs. On sait que ces gens-là demeurent, en effet, des heures en contemplation, les regards fixés sur le bout de leur nez, à seule fin de voir la lumière céleste. Ils perdent alors la notion du monde extérieur, s'envolent dans l'invisible, touchent l'impalpable, se délivrent des liens terrestres, se dissolvent et s'éthérisent. Cette sublimation de l'être par le bout du nez est le phénomène le plus prodigieux de l'esprit et il n'appartient pas en propre aux fakirs; il est universel. Chaque homme éprouve le besoin et a le pouvoir de contempler son propre nez pour voir la lumière céleste, et cette contemplation, dont l'effet est de subordonner l'univers à un nez seulement, constitue l'équilibre des sociétés. Si les nez se contemplaient exclusivement les uns les autres, le genre humain n'aurait pas duré deux siècles; il se serait éteint avec les premières tribus.

J'entends d'ici une objection du lecteur. Comment peut-il en être ainsi? Car enfin l'on ne surprend jamais les gens en train de contempler leur nez.

Lecteur obtus, cela prouve que tu n'est jamais entré dans le cerveau d'un chapelier. Un chapelier passe devant une chapellerie. C'est le magasin d'un rival, qui a commencé il y a deux ans. Il y avait alors deux portes à sa boutique; il l'a agrandie, et maintenant, il y en a quatre. Il se promet que d'ici peu il y en aura six ou huit. Le chapelier voit dans la vitrine les chapeaux du rival; par les différentes portes, entrent les clients du rival. Le chapelier compare cette boutique à la sienne, qui est plus ancienne et qui pourtant n'a que deux portes, et ces chapeaux à ceux qu'il vend, et que l'on achète moins, bien qu'ils soient d'un prix égal. Cela le mortifie, naturellement. Il poursuit son chemin, pensif, les yeux baissés ou fixés devant lui. Il cherche les causes de la prospérité de l'autre et de son propre abandon, alors qu'il est un chapelier bien supérieur à l'autre chapelier... C'est en cet instant que ses yeux se fixent sur la pointe de son nez.

La conclusion c'est qu'il y a deux forces capitales au monde. L'amour qui multiplie l'espèce, et le nez qui la subordonne à l'individu. Procréation, et équilibre.


L. VIRGILIA MARIÉE

—C'est ma cousine Virgilia, la femme de Lobo Neves, qui est arrivée de S. Paulo, continua Luiz Dutra.

—Ah!

—Et ce n'est qu'aujourd'hui que je sais une chose, cachotier que tu es...

—Laquelle?

—Tu voulais l'épouser.

—Une idée de mon père... Qui t'a dit ça?

—Elle-même. Je lui ai beaucoup parlé de toi, et elle s'est laissé aller aux confidences.

Le lendemain, comme je me trouvais rue d'Ouvidor, à la porte de la typographie Plancher, je vis de loin une femme superbe. Elle s'approcha; c'était elle. Je ne la remis qu'à deux pas de moi, tant l'art et la nature l'avaient changée à son avantage. Je la saluai; elle passa. Je la vis monter avec son mari dans leur voiture, qui les attendait un peu plus loin. Je demeurai confondu.

Huit jours après, je la rencontrai dans un bal. Je crois que nous échangeâmes au plus deux ou trois mots. Mais à un autre bal, un mois plus tard, chez une dame qui avait fait l'ornement des salons du premier règne, et qui brillait encore dans ceux du second, le rapprochement fut plus intime et plus long, car nous conversâmes et nous valsâmes ensemble. La valse est un délicieux passe-temps. Nous valsâmes, et j'avoue qu'au contact de ce corps flexible et magnifique, j'éprouvai une singulière sensation: celle d'un homme qui a été victime d'un vol.

—Comme il fait chaud! dit-elle aussitôt nous eûmes fini. Allons sur la terrasse?

Non; vous pourriez vous enrhumer. Passons de préférence dans l'autre salon.

Nous y trouvâmes Lobo Neves, qui me fit compliment sur mes écrits politiques, en ajoutant qu'il se taisait sur mes productions littéraires parce qu'il se jugeait un profane dans la matière. Mais ce qui avait trait à la politique était excellent, bien pensé et d'un bon style. Je lui répondis sur le même ton de courtoisie, et nous nous séparâmes contents l'un de l'autre.

Trois semaines se passèrent, et je reçus une invitation de lui pour assister à une soirée intime. J'y allai. Virgilia me reçut avec cette aimable phrase: «Aujourd'hui vous valsez avec moi». J'étais, il est vrai, un valseur émérite; rien d'étonnant à ce qu'elle me distinguât. Nous valsâmes, une fois, deux fois. Un livre perdit Françoise; ce fut une valse qui nous perdit. Je crois bien que ce soir-là je lui serrai la main avec force. Elle se laissa faire, feignant de ne pas comprendre. Je l'étreignais; tous les regards étaient fixés sur nous et sur les autres couples enlacés et tournants... Un délire.


LI. ELLE EST À MOI

—Elle est à moi! me dis-je en la remettant aux mains d'un autre cavalier. Pendant tout le reste du bal, cette idée, je l'avoue, m'entra dans l'esprit, non pas comme à coups de marteau, mais comme si on me l'avait insinuée avec une vrille.

—Elle est à moi, me disais-je en arrivant à la porte de chez moi.

À ce moment même, comme si le destin ou qui que ce soit eût la fantaisie de donner une proie de plus à mes velléités de possession, je vis relire sur le sol quelque chose de jaune et de rond. Je me baissai; c'était une monnaie d'or, un demi-doublon.

—Elle est à moi, répétai-je en riant; et je la mis dans ma poche.

Cette nuit-là je ne me souvins plus de la monnaie; mais le jour suivant, j'éprouvai des scrupules en y pensant, et je me demandai de quel droit j'allais garder une monnaie dont je n'avais pas hérité, que je n'avais point gagnée, que j'avais seulement trouvée dans la rue. Évidemment, elle ne m'appartenait point. Elle appartenait à celui qui l'avait perdue, riche ou pauvre, pauvre peut-être, quelque ouvrier qui en avait besoin pour donner du pain à sa femme et à ses enfants. D'ailleurs, même s'il était riche, mon devoir n'en restait pas moins le même. Je devais restituer la pièce, et le meilleur moyen, l'unique même, était de mettre une annonce dans les journaux, ou de m'adresser à la police. J'envoyai une lettre au chef de police, en lui remettant ma trouvaille, et en le priant de la faire parvenir, par tous les moyens possibles, aux mains de son légitime propriétaire.

J'expédiai la lettre, et je déjeunai tranquille; je puis dire joyeux. Ma conscience avait tant valsé la veille qu'elle en était demeuré suffoquée et sans respiration. Mais la restitution de la pièce fut comme une fenêtre qui s'ouvrit sur un autre côté de la morale. Une onde d'air pur entra, et la pauvre dame respira à son aise. Il est bon de ventiler la conscience: je ne vous en dis pas plus long. En tous cas, en abstrayant les circonstances, ma façon de procéder était louable, elle exprimait un juste scrupule, le sentiment d'une âme délicate. C'est ce que me disait la bonne dame, d'un ton à la fois austère et tendre. C'est ce qu'elle me disait, penchée sur l'appui de la croisée.

—C'est fort bien fait, Cubas; parfaitement agi. Non seulement cet air est pur, mais il est balsamique; c'est un effluve des éternels jardins. Veux-tu voir ce que lu as fait, Cubas?

Et l'aimable personne, tirant un miroir, l'ouvrit devant mes yeux. Je vis clairement le demi-doublon de la veille, rond, brillant, qui se multipliait à mes yeux, dix fois, trente fois, cinq cents fois, me démontrant amplement le bénéfice que je retirerai pendant ma vie et après ma mort de cette simple restitution. Et je concentrai tout mon être dans la contemplation do mon acte, m'y reconnaissant, m'y trouvant bon, peut-être grand. Une simple monnaie, hein! Ce que c'est que d'avoir un peu trop valsé.

C'est ainsi que moi, Braz Cubas, je découvris la loi sublime de l'équivalence des fenêtres, et que j'établis que, pour compenser la fermeture d'une croisée, il suffisait d'en ouvrir une autre, afin que la morale puisse aérer constamment la conscience. Peut-être ne comprendra-t-on pas ce que je dis; peut-être vaudrait-il mieux parler d'une chose plus concrète, d'un paquet, par exemple, d'un paquet mystérieux? Parlons donc du paquet mystérieux.


LII. LE PAQUET MYSTÉRIEUX

Le fait est que, quelques jours plus tard, en allant à Botafogo, je heurtai contre un paquet qui se trouvait sur la plage. Je m'exprime mal; je ne heurtai point, j'y donnai un coup de pied volontaire. En voyant ce paquet, pas très grand, mais propre et correctement noué d'une ficelle, ce quelque chose qui avait une certaine apparence, j'eus l'idée de le pousser du pied, par curiosité. Je sentis une résistance. Un coup d'œil lancé alentour me fit voir la plage déserte. Des gamins s'amusaient au loin. Plus loin encore, un pêcheur raccommodait ses filets. Personne ne pouvait me remarquer. Je m'inclinai, je paquet, et je poursuivis mon chemin.

Je poursuivis mon chemin, non sans quelque hésitation. Ce pouvait être une mauvaise farce. J'eus l'idée de rejeter le paquet sur la plage, mais, en le palpant, j'écartais cette pensée. Un peu plus loin, je fis un détour, et revins chez moi.

—Allons voir ça, dis-je en entrant dans mon cabinet.

J'hésitai encore un instant, par crainte, je crois. La pensée d'une mauvaise farce se présenta encore à mon esprit. Il est certain que je me trouvais sans témoins; mais j'avais en moi un gavroche prêt à siffler, à huer, à rire, à s'esclaffer, à glousser, à faire les cent coups, s'il me voyait ouvrir le paquet et en tirer une douzaine de vieux mouchoirs ou un certain nombre de goyaves pourries. Il était trop tard; ma curiosité était excitée comme doit l'être celle du lecteur. Je défis le paquet, et je vis... je trouvai... je comptai... je recomptai cinq contos de reis tout au long; peut-être dix mil reis en cinq contos en bonne monnaie et billets de banque, le tout bien plié, bien arrimé: une trouvaille rare. Je remis tout en ordre. Au dîner, il me sembla que les petits nègres de service clignaient des yeux. M'auraient-ils épié? Je les interrogeai discrètement, et conclus par la négative. Après le dîner, je retournai dans mon cabinet, je recomptai l'argent, et je souris de ces soins maternels, donnés aux cinq contos, moi qui étais riche.

Pour n'y plus penser, j'allai passer ma soirée chez Lobo Neves, qui avait insisté pour que je ne manquasse point aux réceptions de sa femme. Je rencontrai le chef de police, et on me présenta à lui. Il se rappela ma lettre tout de suite et le demi-doublon que je lui avais fait tenir quelques jours auparavant. Il raconta l'anecdote. Virgilia parut goûter le procédé, et chacune des personnes présentes plaça son histoire. J'écoutai la série avec une impatience de femme hystérique.

La nuit suivante, le jour suivant, et pendant toute la semaine, je pensai le moins possible aux cinq contos et je les laissai dormir bien tranquillement dans le tiroir de mon secrétaire. Je parlais de tout, excepté d'argent, et surtout d'argent trouvé; pourtant ce n'est pas un crime de trouver de l'argent; c'est une heureuse aventure, un hasard propice; c'était peut-être un décret de la Providence. Ce ne pouvait même être autre chose. On ne perd point cinq contos, comme on perd un mouchoir de poche. Cinq contos que l'on transporte sont l'objet de toute notre attention. On les palpe; on ne les quitte pas des yeux ni des mains, ils ne nous sortent pas de l'esprit; et pour les perdre totalement, comme ça, sur une plage, il faut que... En tous cas ce n'était pas un crime de les avoir trouvés: ni un crime, ni un déshonneur, ni rien qui rabaisse le caractère d'un homme. C'était une trouvaille, un heureux hasard, comme de gagner le gros lot ou un pari aux courses, comme avoir de la chance à n'importe quel jeu honnête; je dirai même que cette chance était ici méritée, car je ne me sentais ni mauvais, ni indigne des bienfaits de la Providence.

—Ces cinq contos, me disais-je trois semaines plus tard, il va falloir que je les emploie à quelque bonne action, à la dot de quelque pauvre fille ou à quelque œuvre semblable... Il faudra voir...

Ce jour-même, je les portai à la banque du Brésil. J'y fus reçu avec de délicates allusions au demi-doublon. Mon aventure faisait le tour de mes connaissances. Je répondis, assez gêné, qu'il n'y avait pas là de quoi faire tant de bruit. Et on loua ma modestie par-dessus le marché. Alors je me fâchai pour tout de bon, et l'on me répondit qu'on me trouvait grand, tout simplement.


LIII. ......

Virgilia, elle, ne se rappelait plus du tout du demi-doublon. Toute sa pensée se concentrait en moi, dans mes yeux, dans ma vie, dans ma pensée. Elle le disait, et c'était vrai.

Il y a des plantes qui naissent et poussent vite; d'autres sont au contraire lentes et tardives. Notre amour était comme les premières. Il poussa avec tant de fougue et de sève qu'en peu de temps il devint comme les plus exubérantes et les plus touffues productions des forêts. Je ne pourrais vous dire au juste combien de jours furent nécessaires à sa croissance. Je me souviens qu'un certain soir, la fleur, ou le baiser, comme on voudra l'appeler, s'épanouit sur la bouche de la jeune femme; elle me le donna, la pauvrette, avec un tremblement, car nous étions à la porte du jardin. Cet unique baiser, rapide comme l'occasion, ardent comme l'amour, prologue d'une vie de délices, de terreurs, de remords, de plaisirs qui se transforment en douleurs, d'afflictions qui deviennent de l'allégresse, nous unit en cet instant. Et depuis, ce fut une hypocrisie patiente et systématique, unique frein d'une passion sans frein, une vie d'agitation, de désespoirs et de jalousies, qu'une heure compensait plus que largement. Puis il en venait une autre qui se substituait à celle-là, et alors les agitations et le reste, la fatigue et la satiété, qui sont la fin de tout, remontaient à la surface. Tel fut le volume de ce prologue.


LIV. LA PENDULE

Je sortis en emportant le goût de ce baiser. Je ne pus dormir. Je me jetai sur mon lit, mais bien inutilement. En général, pendant mes insomnies, le tic-tac de la pendule m'était fort désagréable. Ce bruit vague et sec m'avisait à chaque instant que j'avais quelques secondes de moins à vivre. Je me figurais alors un vieux diable, assis entre deux sacs, celui de la vie et celui de la mort, et retirant les monnaies de l'un pour les passer dans l'autre, en comptant de la sorte:

—Un de moins.

—Un de moins.

—Un de moins.

—Un de moins.

Chose singulière, quand la pendule s'arrêtait, je la remontais aussitôt, pour qu'elle ne cessât jamais de battre, et que je pusse supputer tous les instants perdus. Il y a des inventions qui se transforment ou se perdent. Les institutions succombent; l'horloge est définitive.


LV. VIEUX DIALOGUE D'ADAM ET D'ÈVE

BRAZ CUBAS

. . . . . . . .!

VIRGILIA

. . . . . . . . . .

BRAZ CUBAS

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

VIRGILIA

. . . . . . . . . . .!

BRAZ CUBAS

. . . . . . . . .

VIRGILIA

. . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . ? . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . .

BRAZ CUBAS

. . . . . . . .

VIRGILIA

. . . . .

BRAZ CUBAS

. . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . ! . . . .
. . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . ! . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . !

VIRGILIA

. . . . . . . . . . . . . . !

BRAZ CUBAS

. . . . . . . . !

VIRGILIA

. . . . . . . . . . . !


LVI. LE MOMENT OPPORTUN

Mais enfin, qui m'expliquera la raison de ce changement? Un jour, nous nous rencontrons, nous nous faisons des promesses de mariage, nous les retirons, nous nous séparons, froidement, sans douleur, parce qu'aucune passion n'existait en nous. C'est à peine si j'éprouve quelque dépit, et rien de plus. Les années se passent, je la revois, nous faisons trois ou quatre tours de valse, voilà que nous nous aimons jusqu'au délire. Il est vrai que la beauté de Virgilia était parvenue à un haut degré de perfection, mais, substantiellement, nous étions restés les mêmes, et quant à moi, je n'étais devenu ni plus élégant ni plus beau. Qui m'expliquera le motif de ce changement?

Il ne pouvait résider que dans l'opportunité du moment. Notre première rencontre n'était pas opportune, parce qu'alors, si nous n'étions pas verts l'un et l'autre pour l'amour, nous l'étions encore pour notre amour. Il n'y a d'amour possible sans l'opportunité des acteurs. Cette explication, je la trouvai moi-même, deux ans après le baiser, un jour que Virgilia se plaignait d'un quidam ridicule qui allait chez elle, et lui faisait la cour avec ténacité.

—Quel importun! disait-elle en faisant une grimace de rage.

Je tressaillis; et je vis en la regardant que son indignation était sincère. Il me vint à l'idée que moi-même j'avais peut-être naguère provoqué cette même grimace, et je compris aussitôt toute l'importance de mon évolution. D'inopportun j'étais devenu opportun.


LVII. DESTIN

Oui certes, nous nous aimions. Maintenant que toutes les lois sociales étaient contre nous, nous nous aimions pour de bon. Nous étions liés l'un à l'autre comme les deux âmes que le poète rencontre dans le purgatoire:

Di pari como buoi che vanno a giogo.

Et je dis mal en nous comparant à des bœufs, car nous étions une autre espèce d'animaux moins lents, plne préoccupation sérieuse. Il riait, d'un rire sombre et désabusé; ensuite, il me pria de ne raconter à personne ce qui s'était passé entre nous. Je lui répondis qu'à la rigueur, il ne s'était rien passé du tout. Deux députés entrèrent, accompagnés d'un chef politique de district. Lobo Neves les reçut avec une joie qui au début, était un peu feinte, mais qui devint bientôt tout à fait naturelle. Au bout d'une demi-heure, personne n'eût dit qu'il n'était pas le plus fortuné des hommes. Il causait, il faisait des mots, il en riait, et les autres avec lui.


LVIII. CONFIDENCE

J'éprouvais d'abord un certain émoi quand je me rencontrais avec Lobo Neves. Illusion pure! Comme il adorait sa femme, il ne se gênait pas pour me le dire. Il trouvait que Virgilia était la perfection même, un tissu de qualités solides et profondes, aimable, élégante, austère, un vrai modèle. Et sa confiance ne s'arrêta pas là. Elle n'était qu'entr'ouverte; bientôt il ouvrit la porte toute grande. Un jour, il me confessa qu'il y avait un ver rongeur dans son existence: il lui manquait la gloire. Je l'encourageai. Je lui dis de fort agréables choses, qu'il écouta avec l'onction religieuse de son désir, qui ne consentait pas à mourir. Alors je compris que son ambition était lasse de battre de l'aile sans pouvoir prendre largement son vol. Quelques jours après, il me dit tous ses dégoûts, ses amertumes, ses fureurs concentrées. Il confessa que la vie politique est faite d'envies, de dépits, d'intrigues, de perfidies, d'intérêts et de vanités. Évidemment, il traversait une crise de mélancolie; j'essayai de la combattre.

—Je sais ce que je dis, répliqua-t-il avec tristesse. Vous ne pouvez vous imaginer tout ce que j'ai dû supporter. Je suis entré dans la politique par goût, par relations de famille, par ambition, et un peu par vanité. Vous voyez que j'ai réuni en moi tous les motifs qui poussent un homme dans la vie publique. Mais je ne voyais le théâtre que du côté des spectateurs; et vraiment le décor était beau et le spectacle magnifique, la représentation mouvementée et divertissante. Je signai un engagement; on m'a donné un rôle qui... Mais pourquoi vous fatiguerais-je de mes plaintes? Abandonnez-moi à tribulations. J'ai passé des heures et des jours!... Il n'y a ni constance de sentiments, ni gratitude, il n'y a rien!... rien!... rien!...

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