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Mémoires Posthumes de Braz Cubas

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Il se tut, profondément abattu, les regards au ciel, paraissant ne plus rien entendre que l'écho de ses propres pensées. Après quelques instants, il se leva et me tendit la main. Vous allez vous moquer de moi, me dit-il; mais pardonnez-moi ce mouvement d'expansion. J'avais en tête une préoccupation sérieuse. Il riait, d'un rire sombre et désabusé; ensuite, il me pria de ne raconter à personne ce qui s'était passé entre nous. Je lui répondis qu'à la rigueur, il ne s'était rien passé du tout. Deux députés entrèrent, accompagnés d'un chef politique de district. Lobo Neves les reçut avec une joie qui au début, était un peu feinte, mais qui devint bientôt tout à fait naturelle. Au bout d'une demi-heure, personne n'eût dit qu'il n'était pas le plus fortuné des hommes. Il causait, il faisait des mots, il en riait, et les autres avec lui.


LIX. UNE RENCONTRE

La politique doit être un vin énergique, me disais-je en sortant de la maison de Lobo Neves. Chemin faisant, j'aperçus dans la rue dos Barbonos un de mes anciens condisciples, alors ministre, et qui passait dans sa voiture. Nous nous saluâmes affectueusement. La voiture passa, et je m'en allai, cheminant, cheminant, cheminant...

—Pourquoi ne serais-je pas ministre?

Cette idée triomphale,—cette idée à falbalas, comme dirait le père Bernardes,—cette idée commença une série de voltiges que je suivis du regard en la trouvant divertissante. Je ne me souvins plus du découragement de Neves. Je sentis l'attraction de l'abîme. Je ne pensais qu'à mon ancien camarade, à nos courses à travers les collines, à nos jeux et à nos gamineries; et en comparant l'homme et l'enfant, je me demandais pourquoi je n'atteindrais pas où il avait atteint lui-même. J'entrai dans le jardin public et, là encore, tout semblait me répéter:

—Pourquoi donc, Cubas, ne serais-tu pas ministre? Pourquoi ne serais-tu pas ministre, Cubas?

En entendant cette voix universelle, j'éprouvais une délicieuse sensation dans tout mon organisme. J'entrai, j'allai m'asseoir sur un banc, tout en ruminant cette pensée. C'est Virgilia qui serait contente! Quelques instants plus tard, je vis s'approcher de moi un individu qui ne m'était pas inconnu. Je le connaissais, mais d'où?

Figurez-vous un homme de trente-huit à quarante ans, haut, maigre et pâle. Ses vêtements, abstraction faite de la forme, paraissaient revenus de la captivité de Babylone; son chapeau était contemporain de celui de Gessle. Imaginez maintenant une redingote plus large que ne comportaient les chairs, ou plus littéralement les os, du nouveau venu. La couleur noire du vêtement passait au jaune terne. Il n'en restait que la corde. Trois boutons avaient subsisté sur une rangée de huit. Les pantalons, de toile grise, étaient fortement marqués aux genoux, et s'effrangeaient sous la friction d'un talon qui appartenait à un soulier dépourvu de miséricorde et de cirage. À son cou flottait une cravate aux pointes bicolores, mais déteintes, et qui s'enroulait autour d'un col qui datait de huit jours. Je crois bien qu'il portait aussi un gilet, un gilet de soie obscure, déchiré par espaces et déboutonné.

—Je parie que vous ne me reconnaissez pas, Monsieur le Docteur Cubas? me dit-il.

—Non, je ne vous remets pas...

—Je suis Borba, Quincas Borba.

Je fis un mouvement de recul... Qui me donnera le verbe solennel d'un Bossuet ou d'un Vieira, pour dire une si complète désolation. C'était Quincas Borba, le gracieux enfant d'un autre temps, mon ancien condisciple, si intelligent et de si bonne famille. Quincas Borba! impossible! cela ne pouvait être. Je ne pouvais arriver à me persuader que cette misérable figure, cette barbe poivre et sel, que ce truand vieux avant l'âge, que toute cette ruine constituât le Quincas Borba que j'avais connu autrefois. Et pourtant, c'était lui. Les yeux conservaient encore l'expression d'un autre temps; le sourire n'avait point perdu l'ironie caractéristique. D'ailleurs il supporta tranquillement mon ébahissement. Au bout de quelques instants, je détournai les regards. Si son aspect était répugnant, la comparaison était abasourdissante.

—Pas besoin de longs commentaires, n'est-ce pas? vous devinez tout: une vie de misère, de tribulations et de luttes. Vous rappelez-vous nos réunions où je jouais le rôle de roi? Quelle dégringolade! Me voilà passé mendiant.

Haussant les épaules et la main droite, d'un air d'indifférence, il paraissait résigné aux coups de la fortune, et peut-être même satisfait. Oui content, et, en tous cas, impassible. Ce n'était ni la résignation chrétienne, ni l'acceptation philosophique. La misère lui avait recouvert l'âme de durillons, au point qu'il avait perdu la sensation de la boue. Il traînait ses haillons comme autrefois la pourpre: avec je ne sais quelle grâce indolente.

—Venez me voir, lui dis-je; je tâcherai de vous trouver quelque chose.

Un sourire magnifique entr'ouvrit ses lèvres.

—Vous n'êtes pas le premier qui me promet quelque chose, et sans doute, vous ne serez pas le dernier qui ne fera rien pour moi. Du reste, à quoi bon? Est-ce que je demande autre chose que de l'argent? De l'argent, oui; il faut bien manger, et les gargotes ne font pas crédit. Les fruitières non plus. Un rien du tout, deux sous de cruzade, il faut tout payer au comptant, Un enfer, quoi!... Un enfer, mon... j'allais dire mon ami... Un enfer de tous les diables! Tenez, je n'ai pas encore déjeuné.

—Non?

—Non; je suis sorti de très bonne heure de chez moi. Savez-vous où je demeure? Sur la troisième marche de l'église de S. Francisco, à droite, en montant. Pas besoin de frapper à la porte. L'appartement est on ne peut plus frais. Eh bien! je suis sorti de bonne heure, et je suis à jeun...

Je tirai mon porte-monnaie, j'y pris un billet de cinq mil reis,—le moins propre,—et je le lui donnai. Il le reçut avec un éclair de contentement. Il éleva le papier au-dessus de sa tête, et l'agita avec enthousiasme:

In hoc signo, vinces! s'écria-t-il.

Ensuite il baisa le billet, avec des airs de tendresse et une si bruyante expansion que j'en éprouvai à la fois de la pitié et du dégoût. Il n'était point sot, et devina la nuance: il devint sérieux, grotesquement sérieux, et s'excusa de sa gaieté, gaieté d'un pauvre diable qui depuis nombre d'années ne voyait pas la couleur d'un billet de cinq mil reis.

—Il ne tient qu'à vous d'en posséder bien d'autres.

—Vraiment? fit-il en faisant un saut de mon côté.

—Vous n'avez qu'à travailler.

Il fît un geste de dédain, demeura un instant sans parler, puis me déclara positivement qu'il ne voulait rien faire. J'étais écœuré de cette abjection si tristement comique, et je me levai pour partir.

—Vous ne partirez pas sans que je vous enseigne ma philosophie de misère, me dit-il en se plantant devant moi.


LX. L'ACCOLADE

Je supposai que le pauvre diable était quelque peu fou, et j'allais m'éloigner, quand il me prit par le poignet, et contempla pendant quelques instants le brillant que je portais au doigt. Je sentis courir sur sa chair un frémissement de désir, un prurit de possession.

—Superbe! dit-il.

Ensuite il commença à tourner autour de moi, en m'examinant des pieds à la tête.

—Vous vous mettez bien, me dit-il. Des bijoux, du linge fin, élégant et... Comparez donc vos souliers aux miens. Quel contraste! Vraiment, vous vous mettez bien. Et les donzelles? Comment sont-elles? Vous êtes marié?

—Non...

—Moi non plus.

—J'habite rue...

—Je veux ignorer votre adresse, interrompit-il. Si nous nous revoyons, donnez-moi de temps à autre un billet de cinq mil reis; mais permettez que je n'aille pas le demander chez vous. C'est un reste d'orgueil... Maintenant, adieu; je vois que vous vous impatientez.

—Adieu.

—Et merci. Laissez-moi vous remercier de plus près.

Ce disant, il m'embrassa avec tant d'impétuosité que je ne pus éviter son étreinte. Nous nous séparâmes finalement, et je m'éloignai rapidement, triste, écœuré, et la chemise salie par l'accolade. La partie sympathique de la sensation avait fait place à l'autre. J'aurais voulu le trouver digne dans sa détresse. Et je comparai de nouveau l'enfant d'autrefois et l'homme d'aujourd'hui, les espérances passées et la réalité du présent...

—Bah! dis-je, allons dîner.

Je mets la main dans la poche de mon gilet, pour y chercher ma montre.—Suprême désillusion! Borba me l'avait volée en m'embrassant.


LXI. UN PROJET

Je dînai tristement. Ce n'était pas la perte de la montre qui me désolait; c'était le souvenir de l'auteur du vol, et les images d'autrefois, et le contraste et la conclusion.... Depuis le potage, la fleur jaune et morbide du chapitre XXV s'ouvrit en moi, et je dînai à la hâte pour me rendre chez Virgilia. Elle était le présent; je voulais me réfugier en elle, pour échapper aux impressions du passé, car la rencontre de Quincas Borba m'avait ramené vers un passé, non pas réel, mais vers un passé imaginaire, abject, loqueteux, mendiant et voleur.

Je sortis, mais il était encore trop tôt. Je les aurais trouvés à table. L'idée me vint alors de retourner au jardin public pour y chercher Quincas Borba. La pensée de le régénérer surgit en moi, forte et impérative. Il était déjà parti. Je m'adressai au garde; il me répondit qu'en effet «cet individu» apparaissait de temps à autre.

—À quelle heure?

—Il n'a pas d'heure.

Il n'était donc pas impossible de le rencontrer. Je me promis de revenir. La nécessité de le régénérer, de le ramener au travail et an respect de lui-même me remplissait le cœur. Je commençai à sentir un bien-être, une sublimation, une admiration de moi-même... La nuit tombait, j'allai retrouver Virgilia.


LXII. L'OREILLER

J'allai retrouver Virgilia. Je ne tardai pas à oublier Quincas Borba. Virgilia était le traversin de mon esprit: un traversin doux, tiède, profond, aromatique, couvert d'une taie de fine toile de Bruxelles. Je m'y reposais habituellement de toutes les sensations tristes ou douloureuses. Et à bien penser, c'était l'unique raison d'être de Virgilia; l'unique. En cinq minutes, j'avais complètement oublié Quincas Borba, en cinq minutes de mutuelle contemplation, les mains dans les mains. Cinq minutes et un baiser emportèrent Quincas Borba, scrofule de la vie, loque du passé. Que m'importait son existence? Il pouvait à volonté attrister les regards des passants, puisque j'avais deux palmes d'un divin traversin, pour y fermer les yeux et y dormir.


LXIII. FUYONS

Hélas! on ne saurait toujours se reposer et dormir. Trois semaines plus tard, en arrivant sur les quatre heures chez Virgilia, je la trouvai triste et abattue. D'abord elle refusa de me dire ce qui la préoccupait; mais comme j'insistais:

—Je crois que Damian se doute de quelque chose, me dit-elle. Je remarque en lui des bizarreries... Je ne sais comment dire... Il est toujours prévenant, sans doute, mais son regard n'est plus le même. Je dors mal: cette nuit encore, je me suis réveillée atterrée. Je rêvais qu'il allait me tuer. Peut-être est-ce une simple illusion; mais j'imagine qu'il nous soupçonne.

Je la tranquillisai de mon mieux; ce pouvait être des préoccupations politiques. Virgilia avoua que c'était possible; mais elle n'en demeura pas moins excitée et nerveuse. Nous nous trouvions dans le salon, qui donnait sur le jardin où nous avions échangé notre premier baiser. Une fenêtre ouverte laissait pénétrer une brise qui secouait doucement les rideaux, et j'y fixais mes regards sans les voir. À travers la lorgnette de mon imagination, j'entrevoyais dans le lointain une maison, une vie qui fussent nôtres, un monde où il n'y aurait ni Lobo Neves, ni mariage, ni morale, ni aucun lien qui entravât notre volonté. Cette idée me grisa. Le monde, la morale, le mari, se trouvant ainsi éliminés, il n'y avait plus qu'à pénétrer dans cette habitation de délices.

—Virgilia, lui dis-je, je vais te faire une proposition.

—Laquelle?

—M'aimes-tu?

—Oh! soupira-t-elle, en m'enlaçant de ses bras.

Et c'était vrai qu'elle m'aimait avec furie. Sa réponse traduisait une vérité patente. Les bras à mon cou, silencieuse et palpitante, elle me regardait de ses beaux grands yeux qui donnaient une singulière impression de lumière humide. Je m'oubliais à les contempler, à admirer cette bouche fraîche comme le matin et insatiable comme la mort. La beauté de Virgilia avait pris un caractère de splendeur qu'elle ne possédait pas avant son mariage. C'était une figure taillée dans un marbre du Pentélique, d'un modelage très noble, très large et très pur. Elle était tranquillement belle comme les statues, mais non apathique ni froide. Bien au contraire, elle avait l'apparence des natures chaudes, et dans la réalité, l'on pouvait dire qu'elle résumait l'amour en elle. Elle le résumait surtout en cette occasion où elle exprimait silencieusement tout ce que peut traduire la pupille humaine. Mais le temps pressait. Je dénouai le nœud formé par ses mains, je la pris par les poignets, je lui demandai si elle aurait le courage...

—De quoi faire?

—De fuir. Nous irons où nous pourrons être le plus à notre aise, dans une maison grande ou petite, à la campagne ou à la ville, ou en Europe, où il te plaira pourvu qu'on nous laisse tranquilles, que nous puissions vivre l'un pour l'autre et que te ne coures point de danger. Oui, fuyons. Tôt ou tard, il peut découvrir quelque chose, et tu serais perdue... entends-tu, perdue! Ce serait ta mort... et la sienne, car je le tuerais, sois-en sûre.

Je me tus. Virgilia, toute pâle, les bras tombant s'assit sur le canapé. Elle demeura dans cette attitude pendant quelques instants, vacillante, peut-être, ou atterrée par l'idée de la découverte possible, et de la mort subséquente. Je m'approchai d'elle, j'insistai, je fis miroiter les avantages d'une vie à deux, exempte de jalousies, de terreurs et d'afflictions. Virgilia m'écouta en silence, puis elle me répondit:

—Est-il certain que nous lui échapperions? il nous rejoindrait et me tuerait de la même manière.

Je lui démontrai le contraire. Le monde est vaste, j'avais le moyen de vivre où bon me plairait, où je trouverais un air pur et beaucoup de soleil. Il ne nous rejoindrait pas. Seules, les grandes passions sont capables de grandes actions, et l'amour qu'il avait pour elle n'était pas assez puissant pour qu'il lui courût après au bout du monde. Virgilia fit un geste de stupeur, et presque d'indignation. Et elle murmura que son mari avait pour elle une grande affection.

—C'est bien possible, lui répondis-je; c'est bien possible...

Je m'approchai de la fenêtre, et je commençai à tapoter sur l'accoudoir. Virgilia m'appela. Je continuai à ruminer mes haines et ma jalousie, pensant au plaisir avec lequel je tordrais le cou au mari si je l'avais là sous la main. Et voilà qu'à cet instant même, il franchit la porte du jardin. Rassure-toi, lectrice déjà défaillante, je ne marquerai pas cette page d'une tache de sang. Je fis, de loin, un geste amical au nouveau venu, en lui adressant une parole gracieuse. Virgilia battit en retraite, pour revenir deux ou trois minutes après.

—Il y a longtemps que vous êtes ici? me dit-il.

—Non.

Il était entré, l'air sérieux, en promenant, suivant son habitude, des regards distraits autour de lui. Mais son fils Nhonhô, le futur avocat du chapitre VI, survint, et la physionomie de Neves s'éclaira d'une expression joviale. Il le prit dans ses bras, le souleva, l'embrassa à plusieurs reprises. Je m'éloignai d'eux, car je ne pouvais souffrir cet enfant. Sur ces entrefaites, Virgilia rentra.

—Ouf! soupira Lobo Neves, en s'étendant paresseusement sur un sofa.

—Fatigué? lui dis-je.

—Horriblement: j'ai eu des tracas, à la Chambre d'abord, dans la rue ensuite, et encore un troisième ennui, ajouta-t-il en regardant sa femme.

—De quoi s'agit-il? demanda Virgilia.

—D'une... devine...

Virgilia s'assit à côté de lui, lui caressa la main, lui refit son nœud de cravate, et l'interrogea de nouveau.

—Ce n'est rien moins qu'une loge pour ce soir.

—Pour entendre la Candiani?

—Pour entendre la Candiani.

Virgilia battit des mains, se leva, donna un baiser à son fils, d'un air d'allégresse puérile, qui seyait mal à son genre de beauté. Ensuite elle voulut savoir si c'était une loge de côté ou de face, demanda des conseils à voix basse au sujet de sa toilette, puis s'enquit de l'opéra qu'on jouerait, et de mille autres choses.

—Vous dînez avec nous, docteur, me dit Lobo Neves.

—Il s'est invité lui-même, confirma Virgilia; il dit que vous avez le meilleur vin de Rio.

—Il n'en boit pas davantage pour cela.

Je le démentis au dîner. Je bus plus que de coutume, sans en être égayé. J'étais un peu nerveux, je le devins davantage. C'était la première grande colère que je ressentais contre Virgilia. Je ne regardai pas une seule fois de son côté durant tout le repas. Je parlai politique, journaux, ministère, j'aurais parlé de théologie, ma foi! si l'idée m'en était passée par la tête. Lobo Neves m'écoutait avec une dignité placide et une certaine bienveillance supérieure. Cela m'irritait encore plus, et me faisait paraître le dîner encore plus assommant. Je pris congé au sortir de table.

—À tout à l'heure, n'est-ce pas? me dit Lobo Neves.

—Peut-être bien.

Et je partis.


LXIV. LA TRANSACTION

Je flânai par les rues, et je rentrai chez moi à neuf heures. Ne pouvant dormir, je me mis à lire et à écrire. À onze heures, je me repentis de ne point être allé au théâtre; je consultai ma montre, je voulus m'habiller et sortir. Mais sûrement j'arriverais trop tard, et du reste c'était donner une preuve de faiblesse. Évidemment Virgilia commence à avoir assez de moi, me disais-je. Et cette idée me trouvait tout à la fois désespéré et impassible, prêt à l'oublier et à la tuer. Il me sembla la voir inclinée sur le rebord de la loge, fascinant tous les yeux de ses bras nus, ses magnifiques bras nus qui étaient miens, son col couleur de lait, ses cheveux en bandeaux suivant la mode du temps, ses élégants atours et ses diamants moins brillants que ses yeux... Je la vis et je souffrais que d'autres la vissent aussi. Ensuite je commençai à la dévêtir, à enlever bijoux et soieries, à la dépeigner de mes mains hâtives et lascives, et elle était ainsi, je ne sais si plus belle ou plus simplement naturelle, plus mienne, uniquement mienne.

Le jour suivant, je ne pus me contenir. J'allai de bonne heure chez Virgilia, et la trouvait les yeux rougis de pleurs.

—Que s'est-il passé? lui demandai-je.

—Tu ne m'aimes pas: jamais tu n'as eu pour moi le moindre amour. Hier, tu paraissais me détester. Si au moins je savais de quoi je me suis rendue coupable. Mais en vérité, je l'ignore. Auras-tu la bonté de m'en informer?

—T'informer de quoi? Il ne s'est rien passé.

—Rien passé!... Tu m'as traitée comme un chien.

À ces mots, je lui pris les mains, je les baisai tandis que deux larmes coulaient de ses yeux.

—C'est fini; c'est passé, lui dis-je.

Je n'eus pas le courage de discuter; et d'ailleurs, discuter sur quoi? Était-ce de sa faute si son mari l'aimait? Je lui dis que je n'avais rien contre elle, que j'étais naturellement jaloux de l'autre, qu'il ne m'était pas toujours possible de lui faire bon visage; que d'ailleurs il dissimulait peut-être, et que le meilleur moyen de couper court aux terreurs et aux dissensions était de mettre à exécution mon idée de la veille.

—J'y ai pensé, me dit-elle. Une petite maison, à nous, solitaire, au fond d'un jardin, dans quelque rue discrète? L'idée est bonne. Mais est-il nécessaire de fuir?

Elle dit tout cela d'un ton ingénu et paresseux, et le sourire qui relevait le coin de sa bouche avait la même expression de candeur. Alors, m'éloignant un peu, je répondis:

—C'est toi qui ne m'as jamais aimé.

—Moi?

Oui. Tu es une égoïste! Tu préfères me voir souffrir tous les jours. Tu es une égoïste sans nom.

Virgilia se mit à pleurer et pour ne point attirer l'attention, elle enfonçait son mouchoir dans sa bouche et dévorait ses sanglots. Cette explosion de douleur me déconcerta. Si quelqu'un l'entendait, tout était perdu. Je m'inclinai vers elle, je lui saisis les mains, je lui murmurai les noms les plus doux de notre intimité. Je lui fis comprendre le danger qu'elle courait. La crainte la calma.

—C'est impossible, me dit-elle au bout de quelques instants. Je n'abandonnerai pas mon fils. Si je l'emmène, «il» ira me chercher au bout du monde. Impossible. Tue-moi plutôt, ou laisse-moi mourir... Ah! mon Dieu! Ah! mon Dieu!

—Calme-toi; on peut nous entendre.

—Qu'on entende si l'on veut!...

Elle était encore trop excitée. Je la priai de me pardonner, de ne plus se souvenir de ce qui s'était passé. Je lui dis que j'étais fou, mais que ma folie venait d'elle et ne finirait qu'avec elle. Virgilia essuya ses yeux et me tendit la main. Quelques minutes plus tard, nous en revînmes à l'idée de la maison solitaire dans quelque rue discrète.


LXV. À L'AFFÛT ET AUX ÉCOUTES

Le bruit d'une voiture qui entrait dans le jardin interrompit notre conversation. Un esclave annonça la baronne X***. Virgilia me consulta du regard.

—Si vous vous sentez mal de tête, il vaut peut-être mieux ne pas recevoir.

—Est-elle déjà descendue?

—Oui, elle est descendue; elle dit qu'elle a besoin de parler à Madame.

—Faites entrer.

La baronne fit son entrée au bout d'un instant. Je ne sais si elle s'attendait à me voir. Mais il est impossible de montrer plus de surprise qu'elle ne fit.

—Quelle excellente rencontre! Qu'êtes-vous donc devenu qu'on ne vous voit nulle part? Hier je croyais bien vous apercevoir au théâtre. La Candiani était exquise. Quelle charmeuse! Elle vous plaît? C'est naturel. Les hommes sont tous les mêmes. Le baron me disait hier dans notre loge qu'une Italienne vaut cinq Brésiliennes. Quel toupet! et chez un vieux, ce qui est bien pis. Mais pourquoi donc n'étiez-vous pas au théâtre?

—Le mal de tête.

—Allons donc! une amourette, je parie. Qu'en dites-vous, Virgilia? Et bien! mon cher, hâtez-vous, car vous devez friser la quarantaine. Vous n'avez pas encore quarante ans?

—Je ne puis vous dire exactement. Mais si vous me permettez, je vais allez consulter mon extrait de naissance.

—Faites, faites...

Et, me tendant la main:

«Jusqu'à quand?... Samedi nous restons chez nous. Le baron me parle sans cesse de vous...»

En me retrouvant dans la rue, je me repentis d'être parti. La baronne était une des personnes qui avaient sur nous les pires soupçons. Bien qu'elle eût cinquante ans, elle n'en paraissait pas plus de quarante; et rieuse, fine et élégante, elle conservait des vestiges de son ancienne beauté. Elle ne parlait pas constamment, mais elle possédait grand art d'écouter et d'observer. Elle se courbait alors sur sa chaise, en dégainant son long regard aigu. Autour d'elle, on continuait à parler, à gesticuler sans défiance; elle regardait, poussant l'astuce au point de rentrer parfois en elle-même la flamme mobile ou fixe de ses yeux, en laissant tomber les paupières. Mais alors ses cils étaient autant de persiennes par où elle continuait de scruter l'âme et la vie des gens.

À ce point de vue, elle ressemblait à un parent de Virgilia, nommé Viegas, vieux rameau courbé sous soixante-dix hivers, tout sec et jauni, qui souffrait d'un rhumatisme entêté, d'un asthme non moins rebelle, et d'une lésion du cœur: une vraie réduction d'hôpital. Mais les yeux demeuraient pleins de vie et de santé. Pendant les premières semaines, Virgilia ne faisait pas attention à lui. Elle disait que lorsque Viegas paraissait en observation derrière son regard fixe, il était tout simplement en train de compter mentalement son argent. C'était en effet un avare fieffé.

Il y avait aussi le cousin de Virgilia, le fameux Luiz Dutra, que je désarmais à force de lui parler de ses vers et de sa prose, et de la présenter à mes amis. Quand l'un d'eux, qui le connaissait déjà de nom, se montrait satisfait de lier plus amplement connaissance, Luiz Dutra exultait. De mon côté, je guérissais mon dépit par l'espérance de n'être point dénoncé. Il y avait enfin une ou deux dames, quelques galantines, et des domestiques qui, naturellement, se vengeaient ainsi de leur condition servile. Tout cela constituait une véritable forêt d'yeux et d'oreilles, à travers lesquels nous devions manœuvrer avec la souplesse de serpents.


LXVI. LES JAMBES

Or tandis que je songeais à tous ces gens-là, mes jambes me faisaient descendre la rue, de telle sorte que, sans y penser, je me trouvai à porte de l'hôtel Pharoux. C'est là que je dînais d'habitude. Mais comme je n'avais point marché de propos délibéré, je n'avais aucun mérite à être arrivé jusque-là. Tout l'honneur en revenait à mes jambes. Jambes bénies! dire qu'il y a des gens qui vous traitent avec dédain ou indifférence. Moi-même jusqu'alors, je vous avais tenues en médiocre estime, me fâchant contre vous lorsque vous vous fatiguiez, lorsque vous refusiez d'aller au delà de certaines limites et que vous me laissiez en proie à l'inutile désir d'avancer, dans la ridicule position d'une poule dont on a lié les pattes.

Mais cette aventure fut pour moi un rayon du ciel... Oui, jambes amies, tout en laissant mon cerveau occupé de Virgilia, vous vous étiez dit l'une à l'autre: «Voici l'heure de dîner, il faut qu'il mange, emmenons-le au quai Pharoux. Une partie de sa conscience reste occupée de la dame; chargeons-nous du reste, pour qu'il aille bien droit, sans heurter les piétons ni les voitures, et qu'après avoir salué les gens connus au passage, il arrive sain et sauf à l'hôtel.» Et vous avez rempli votre programme, jambes aimables, ce qui m'oblige à vous immortaliser dans ces pages.


LXVII. LA PETITE MAISON

Je dînai; après quoi, je rentrai chez moi. Je trouvai une boîte de cigares que m'envoyait Lobo Neves, et qui était entourée de papier de soie et ornée de faveurs roses. Je compris, j'ouvris le paquet, et y trouvai ce billet:

Mon cher B...

On nous soupçonne; tout est perdu; oublie-moi pour toujours. Nous ne nous verrons plus. Adieu. Oublie la malheureuse.

V...a.

Quel choc! Nonobstant sa défense, dès que la nuit fut venue, je courus chez Virgilia. Il était temps. Elle se repentait de sa précipitation. Dans l'embrasure d'une fenêtre, elle me raconta sa conversation avec la baronne. Celle-ci lui avait franchement répété les commentaires qu'on avait faits, la veille, en ne me voyant pas dans la loge de Lobo Neves. On glosait sur mon intimité dans la maison; en somme, nous étions l'objet des soupçons d'un chacun. Elle termina en me disant qu'elle ne savait vraiment à quel parti s'arrêter.

—Le meilleur est de fuir.

—Ça, jamais! dit-elle en secouant la tête.

Je vis qu'il était impossible de séparer deux choses qui étaient étroitement liées dans son esprit: notre amour, et l'idée de la considération publique. Virgilia était capable des plus grands sacrifices pour conserver ces deux avantages, et elle en perdait un en fuyant. Je ressentis en ce moment une impression qui ressemblait à du dépit; mais les émotions des deux derniers jours avaient émoussé ma sensibilité et le dépit disparut presque aussitôt.

—C'est bon, dis-je, va pour la petite maison!

Effectivement en deux jours, je trouvai notre affaire, dans un recoin de la Gamboa. Un bijou! La maisonnette était toute neuve, fraîchement crépie, ayant quatre fenêtres sur le devant, et deux sur les côtés. Les persiennes étaient couleur brique; des plantes grimpantes s'agriffaient aux quatre angles, le jardin s'étendait devant moi. Mystère et solitude: un bijou!

Il fut résolu que la garde en serait confiée à une ancienne couturière de Virgilia, qui avait habité chez elle, et était demeurée familière de la maison. Virgilia exerçait sur elle une sorte de fascination. On lui dirait ce que l'on voudrait, et elle accepterait le reste de confiance.

C'était pour moi une phase nouvelle de notre amour, avec l'apparence de la possession exclusive, capable de calmer les scrupules dans la conversation d'un certain décorum. J'en avais assez des rideaux, des chaises, du canapé, de tous les meubles du prochain, qui me reprochaient sans cesse notre duplicité. Je pouvais désormais éviter les dîners trop fréquents, le thé quotidien, et la présence de l'enfant qui était mon complice et mon ennemi. La maison m'épargnait tout cela. Le monde vulgaire finirait sur le seuil. Au delà s'ouvrait l'infini, l'éternité d'un monde supérieur, exceptionnel, nôtre, seulement nôtre, au-dessus des institutions, des lois, inaccessible aux baronnes, et aux curieux de toute sorte: un seul monde, un seul couple, une seule vie, une seule volonté, une seule affection, l'unité morale de tout par l'exclusion des contraires.


LXVIII. LE FOUET

Telles étaient les réflexions que je me faisais, en suivant mon chemin, après avoir visité et arrêté la maison, quand je tombai sur un groupe en contemplation devant un nègre qui en fouettait un autre sur la place publique. La victime n'essayait même pas de fuir. Elle gémissait seulement, en prononçant ces seules paroles: «Non! pardon! maître, pardon!» Mais l'autre ne se laissait pas attendrir, et à chaque supplication, il répondait par un nouveau coup de fouet.

—Attrape! animal! encore une dose de pardon, soulard.

—Maître! gémissait l'autre.

—Te tairas-tu? disait le foueteur.

Je m'arrêtai par curiosité... Juste ciel! que vis-je? C'était Prudencio, mon petit valet Prudencio, affranchi quelques années auparavant par mon père, et qui exerçait en ce moment son autorité et sa fureur. Je lui demandai si le nègre qu'il battait était son esclave.

—Oui, Monsieur.

—Que t'a-t-il donc fait?

—C'est un fainéant et un ivrogne. Je lui avais confié la boutique, tout à l'heure, pendant que j'allais en ville; et il atout abandonné pour aller boire chez le mastroquet.

—Allons! pardonne-lui, dis-je.

—Comment donc, maître! Vos désirs sont des ordres. Rentre à la maison, ivrogne.

Je sortis du groupe, où l'on me regardait avec stupéfaction tout en faisant des conjectures. Je poursuivis mon chemin en déroulant une infinité de réflexions, dont je regrette d'avoir perdu le souvenir. C'eût été matière à un chapitre intéressant et probablement assez gai, comme je les aime: c'est même un faible chez moi. À première vue, l'épisode était ignorable. Mais en l'approfondissant, en y mettant le bistouri, j'y trouvai un côté comique, fin et même profond. C'était un moyen pour Prudencio de se libérer des coups qu'il avait lui-même reçus, Il les transmettait tout simplement. Enfant, je montais à cheval sur son dos, je mettais un mors dans sa bouche, je le rossais sans la moindre pitié. Il gémissait et peinait. Maintenant qu'il était libre, qu'il disposait de ses bras et de ses jambes, qu'il pouvait, à son gré, travailler, se reposer, dormir, délivré des menottes de son ancienne condition, maintenant, il prenait sa revanche. Il avait acheté un esclave à son tour, et lui payait avec usure les sommes qu'il avait reçues de moi. Voyez donc les subtilités de ce maraud.


LXIX. UN GRAIN DE FOLIE

Cette histoire me fait penser à un fou qui s'appelait Romualdo et qui disait être Tamerlan. C'était son unique manie, dont l'origine était singulière.

—Je suis, disait-il, l'illustre Tamerlan. Naguère, je n'étais que Romualdo; mais étant tombé malade, j'ai pris tant de tartre[3], tant de tartre, tant de tartre que je suis devenu Tartare, et même roi des Tartares. Le tartre a la propriété de naturaliser les gens.

Le pauvre Romualdo! on riait de ses réponses, mais je suppose que le lecteur n'en rira pas plus que moi. Je n'y trouve aucun sel. C'était drôle de l'entendre. Mais quand on lit son histoire, contée, comme cela, à propos de coups de fouet reçus et transmis, on doit penser qu'il vaut mieux retourner dans la petite maison de la rue de la Gamboa. Laissons là Romualdo et Prudencio.


LXX. DONA PLACIDA

Nous revoici dans la petite maison. Aujourd'hui, lecteur curieux, tu serais fort empêché d'y entrer. Quand elle eut vieilli, noirci; quand ses ais se trouvèrent pourris, le propriétaire la jeta bas pour en construire une autre trois fois plus grande, et pourtant bien inférieure à la première. Le monde était petit pour Alexandre; le creux d'une tuile sur un toit semble sans borne aux hirondelles. Considère maintenant la neutralité de ce globe qui nous emporte à travers l'espace comme un radeau de naufragés qui les jettera peut-être à la côte. Deux époux vertueux dorment aujourd'hui sur l'espace occupé hier par un ménage irrégulier. Un prêtre y dormira demain, puis un assassin, puis un forgeron, puis un poète, et tous béniront ce coin de terre qui leur fournit quelques illusions.

Virgilia meubla notre nid, et disposa tout suivant son instinct esthétique de femme élégante. J'y portai quelques livres, et il demeura sous la garde de Dona Placida, maîtresse supposée, et jusqu'à un certain point très réelle, de céans.

Il lui en coûta d'accepter la maison. Elle avait flairé l'intention, et elle répugnait à son rôle. Mais, enfin, elle céda. Je crois bien que tout d'abord elle en versa des larmes; elle se faisait horreur. Il est certain, tout au moins, que pendant les deux premiers mois, elle n'osa pas me regarder en face. Elle me parlait les yeux baissés, sérieuse et renfrognée, ou avec un air de tristesse. Je voulais gagner ses bonnes grâces et sa confiance, et ne me montrais pas offensé de ses réluctances. Quand je fus parvenu à mes fins, j'imaginai une histoire pathétique de mes amours avec Virgilia, une sympathie mutuelle antérieure au mariage, la résistance du père, la dureté du mari, et d'autres passages de roman. Dona Placida n'en récusa pas une seule page. Elle accepta le tout par nécessité de conscience. Au bout de six mois, on eût cru, en nous voyant tous trois, que Dona Placida était ma belle-mère.

Je ne fus pas ingrat: je lui constituai un petit capital de cinq contos,—les cinq contos trouvés sur la plage de Botafogo.—J'assurai ainsi le pain de sa vieillesse. Elle me remercia, les larmes aux yeux, et depuis, tous les soirs, elle pria pour moi devant une image de la Vierge qui se trouvait dans sa chambre,—et cette donation mit fin à ses remords.


LXXI. CRITIQUE DE CE LIVRE

Je commence à me repentir d'avoir commencé ce volume. Ce n'est pas que je me fatigue: au contraire; je me distrais un peu de l'éternité en envoyant quelques maigres chapitres dans le monde des vivants. Mais c'est une œuvre triste, qui sent le sépulcre. C'est un grave défaut; mais le pire de tous, ô lecteur, c'est ta hâte de vieillir alors que ma narration, au lieu de galoper, va d'un pas lent. Tu aimes les récits coulants, le style ordonné, tandis que le mien va comme les ivrognes, de droite et de gauche, ainsi qu'ils font, titubant, s'arrêtant, grognant, criant, riant, menaçant, glissant et tombant.

Car ils tombent.—Et vous aussi, pauvres feuilles de cyprès, vous tomberez tout comme les feuilles des arbres allègres. Et si j'avais encore des yeux, je verserais sur vous un pleur. Mais voilà les avantages de la mort: si l'on n'a plus de bouche pour rire, on n'a pas non plus d'yeux pour pleurer... Oui, vous tomberez, hélas!


LXXII. LE BIBLIOMANE

Il est bien possible que je supprime le chapitre précédent. Entre autres motifs, il s'y trouve, dans les dernières lignes, une phrase qui ressemble pas mal à une balourdise, et je ne veux pas prêter à la critique des générations futures.

Pensez donc: d'ici à soixante-dix ans, un individu maigre, poivre et sel, n'aimant rien que les livres, s'incline sur la page précédente pour y chercher ce qu'il peut bien y avoir d'absurde. Il lit, il relit, il relit encore, mot par mot, syllabe par syllabe, les examinant extérieurement et intérieurement, sur toutes les faces, à contre-jour; il les époussète, les frotte sur son genou, les lave à grande eau, et n'arrive point à trouver la sottise.

C'est un bibliomane. Il ignore l'auteur; ce nom de Braz Cubas, il l'a en vain cherché dans les dictionnaires biographiques. Il a trouvé le volume, par hasard, sur l'étagère d'un bouquiniste, et l'a eu pour deux cents reis. Après mille et mille recherches, il s'est convaincu qu'il s'agit d'un exemplaire unique... Unique! Ô vous qui non seulement aimez les livres, mais encore avez la passion du collectionneur, vous connaissez bien la valeur de ce mot, et vous devinez par conséquent la joie de notre bibliophile. Il eût refusé la couronne des Indes, la papauté, tous les musées d'Italie et de Hollande si on lui eût offert de les échanger contre cet unique exemplaire. D'ailleurs, si au lieu de mes Mémoires, c'eût été un almanach, il aurait agi de la même manière, pourvu que l'exemplaire fût unique.

Pourtant il y a une absurdité. Notre homme demeure penché sur la page, une loupe collée à l'œil droit, tout à l'idée de trouver l'erreur. Il s'est promis d'écrire un mémoire succinct, où il relaterait, avec la découverte du livre, celle qu'il cherche en ce moment. Il ne découvre rien, et se contente de son acquisition. Il ferme le livre, le regarde, s'approche de la fenêtre, et le montre au soleil. À ce moment, un Cromwell ou un César passe au-dessous de lui, à la conquête du pouvoir. Il tourne le dos, ferme la fenêtre, se jette sur un hamac, et feuillette le livre, lentement, avec amour, à petites gorgées... Un exemplaire unique!


LXXIII. LE GOÛTER

Les lignes saugrenues dont j'ai parlé m'ont gâté un autre chapitre. Comme je ferais mieux de dire les choses d'une bonne fois, en m'abstenant de tourner autour du pot. J'ai déjà comparé mon style à la marche des ivrognes. Si cette comparaison vous choque, je me servirai d'une autre, tirée de ces agréables lunchs que nous faisions avec Virgilia dans notre petite maisonnette de la Gamboa. Du vin, des fruits, des compotes: tel était le menu. Nous mangions, c'est vrai, mais nous entrecoupions le repas de douces paroles, d'œillades, d'enfantillages, d'une infinité de ces apartés de cœur qui constituent le vrai langage ininterrompu de l'amour. Parfois un léger dépit pimentait la situation, sucrée jusqu'à la fadeur. Virgilia se réfugiait alors sur un canapé, ou allait entendre les mièvreries de Dona Placida. Cinq ou dix minutes après, nous reprenions la causerie comme je reprends ma narration, pour l'interrompre une autre fois. Ce n'était pas de notre part horreur à la méthode. Nous l'invitions même dans la personne de Dona Placida. Mais jamais elle ne voulait s'asseoir à notre table.

—Je finirai par croire que vous ne m'aimez pas, lui dit un jour Virgilia.

—Grand Dieu! s'écria la bonne dame en levant les mains au ciel; mais si je ne vous aimais pas, Yaya[4]! qui donc aimerais-je au monde.

Et lui prenant la main, elle la regarda si fixement que les larmes ne tardèrent point à paraître. Virgilia lui fit force caresses, et je mis une monnaie d'argent dans la poche de cette excellente Placida.


LXXIV. HISTOIRE DE DONA PLACIDA

Je n'eus pas à me repentir de ma générosité. La petite monnaie me valut une confidence de Dona Placida, et partant un chapitre de plus pour ces Mémoires. Quelques jours plus tard, je me trouvai seul avec elle, et elle en profita pour me conter son histoire.

Elle était fille naturelle d'un sacristain de l'archevêché, et d'une femme qui faisait des pâtisseries à domicile pour les vendre en ville. Elle avait dix ans quand son père mourut. À cet âge, elle râpait les noix de coco et vaquai déjà aux travaux de pâtisserie compatibles avec son âge. Lorsqu'elle eut quinze ou seize ans on la maria à un tailleur, qui mourut peu après phtisique, en lui laissant une fille. La jeune veuve se trouva avoir sur les bras une enfant de deux ans, et une vieille maman fatiguée de travailler. Pour faire vivre trois personnes, elle faisait des pâtisseries, cousait jour et nuit pour trois ou quatre maisons de confection, et donnait des leçons à quelques enfants du voisinage qui la payaient à raison de dix tostons par mois. Les années s'écoulèrent ainsi, non la beauté, par le simple motif qu'elle n'avait jamais été jolie. Pourtant des amoureux se présentèrent; elle résista à leurs séductions.

—Si j'avais pu rencontrer un autre mari, me disait-elle, sûrement je me serais remariée; mais personne ne voulait m'épouser.

Un des prétendants fut agréé par elle; quand elle se convainquit qu'il n'était pas plus délicat que les autres, Dona Placida l'éconduisit, quitte à pleurer beaucoup ensuite. Elle continua comme par le passé à coudre et à écumer des chaudrons. Sa mère avait l'acrimonie des années, de la misère et de son propre tempérament. Elle engageait sa fille à accepter les maris de passage qui la sollicitaient et elle s'écriait:

—Tu as la prétention d'être meilleure que moi. Je ne sais d'où te vient ce scrupule de personne riche. Ma chère, on a la vie qu'on peut, et l'on ne se nourrit pas de l'air du temps. Voyez-vous ça! un brave garçon comme l'épicier Polycarpe, le pauvre... Il te faut quelque marquis, n'est-ce pas?

Dona Placida me jura qu'elle ne visait pas si haut. Question de caractère: elle voulait être mariée. Elle savait fort bien que sa mère n'avait pas fait tant de façons, et elle connaissait plusieurs femmes qui vivaient avec un seul homme d'une façon irréprochable; mais elle voulait être mariée. Et ce qu'elle exigeait pour elle, elle l'exigeait aussi pour sa fille. Elle travaillait sans répit, se brûlait les doigts aux casseroles, les yeux à la lampe, pour vivre sans faiblir. Elle maigrit; elle tomba malade; elle perdit sa mère qui fut enterrée par la générosité publique, et elle continua de travailler. Sa fille atteignit l'âge de quatorze ans; elle était de constitution faible, et passait son temps à se laisser faire la cour par les fainéants du voisinage. Dona Placida l'entourait de sa surveillance, et l'emmenait avec elle quand elle allait porter son ouvrage dans les magasins, dont le personnel clignait de l'œil en pensant qu'elle lui cherchait un mari ou autre chose. On lui faisait des compliments de plus ou moins bon goût. Elle reçut même des propositions.

Elle s'interrompit un instant et continua:

—Ma fille s'est enfuie avec un individu dont je veux ignorer jusqu'au nom. Elle me laissa seule, et si triste que je pensai mourir. Je n'avais plus personne au monde; je n'étais plus jeune et ma santé s'était affaiblie. Ce fut à cette époque que je connus la famille de Yaya. Ces bonnes gens me donnèrent du travail, et je finis par habiter chez eux. J'y restai plusieurs mois, un an, plus d'un an même, à coudre pour eux. Je sortis de là après le mariage de Yaya. Depuis j'ai vécu comme il a plu au ciel. Voyez mes doigts, voyez mes mains... Et elle me montrait ses mains rugueuses et la pointe des doigts tout piqués au contact des aiguilles.

—Ces cicatrices-là, Dieu sait comment elles se forment. Heureusement que Yaya m'a protégée, et vous aussi, Docteur... J'avais bien peur de finir au coin de quelque rue, à demander l'aumône...

En prononçant cette dernière phrase, elle eut un frisson. Ensuite elle se reprit et dut se demander s'il était habile de sa part de faire une semblable confidence à l'amant d'une femme mariée. Elle rit d'un air gêné, se traita de sotte s'accusa de «faire des façons» comme disait sa mère, et enfin, lassée de mon silence, elle sortit, me laissant en contemplation devant la pointe de mes bottines.


LXXV. RÉFLEXIONS

Si quelqu'un de mes lecteurs a sauté le chapitre précédent, je l'avise qu'il est nécessaire d'en prendre connaissance pour comprendre les réflexions que je fis dès que Dona Placida fut sortie de la salle.

—Ainsi, me dis-je, le sacristain de la cathédrale vit un jour, tandis qu'il servait la messe, entrer une dame qui devait être sa collaboratrice dans l'œuvre de procréation de Dona Placida. Il la revit pendant des semaines, l'aima, et tout en allumant les candélabres aux jours de fête, il lui faisait sans doute du pied sous les chaises. Il lui plut et il s'unirent. De cet échange de banale luxure naquit Dona Placida. Il est à supposer qu'elle ne parlait pas en venant au monde; sinon, elle eût pu dire aux amateurs de ses jours: «Me voici: pourquoi m'avez-vous fait venir?» Et le sacristain et la sacristaine de lui répondre: «Nous t'avons fait venir pour que tu te brûles les doigts aux chaudrons, les yeux à la couture, que tu manges mal ou pas du tout, que tu ailles à l'aventure, malade un jour, bien portante le lendemain, puis de nouveau malade et de nouveau guérie, triste ou désespérée, puis résignée à ton sort, mais toujours les mains au chaudron et les doigts à la couture, jusqu'au moment où tu finiras dans la boue ou sur un lit d'hôpital. Voilà pourquoi nous t'avons fait venir dans un moment de sympathie.»


LXXVI. LE FUMIER

Brusquement, ma conscience hésita. Elle m'accusa d'avoir fait capituler l'honnêteté de Dona Placida, de l'avoir ravalée à un rôle suspect, après une longue vie de travail et de privations. Le métier d'entremetteuse ne vaut pas mieux que celui de concubine, et c'est à force d'argent et de compromis que j'avais obtenu d'elle ses services. Pendant une dizaine de minutes je ne sus que répondre aux arguments de ma conscience qui m'objectait encore d'avoir mis à profit la nécessité, la gratitude, et la fascination que Virgilia exerçait sur l'ex-couturière. Elle me remémora la résistance de Dona Placida pendant les premiers jours, ses grimaces, ses réticences, ses regards baissés, et ma constance à supporter tout cela pour arriver à la vaincre. Et elle me censura de nouveau avec une vive et nerveuse irritation.

J'avouai qu'il en était ainsi, mais j'alléguai que la vieillesse de Dona Placida était dorénavant à l'abri de la mendicité, ce qui faisait compensation. N'étaient mes amours, et probablement Dona Placida était vouée à la triste fin de tant d'autres créatures humaines. D'où l'on peut conclure que le vice est souvent le fumier de la vertu. Cela n'empêche que la vertu ne soit une fleur saine et parfumée. La conscience fut de mon avis, et j'allai ouvrir la porte à Virgilia.


LXXVII. ENTREVUE

Virgilia entra souriante et tranquille. Le temps avait emporté ses craintes. Quel charme j'éprouvais, pendant les premiers jours, à la voir survenir toute tremblante et honteuse! Elle arrivait en voiture, le visage couvert d'un voile, enveloppée d'une espèce de manteau qui dissimulait les ondulations de sa taille. La première fois, elle se jeta sur le canapé, rougissante, palpitante, les regards à terre. Et franchement! jamais elle ne me parut si belle; peut-être parce que je me sentais plus flatté dans mon amour-propre.

Maintenant, comme je viens de le dire, c'en était fait de ses craintes et de ses tourments. Nos entrevues en arrivaient à la période chronométrique. L'intensité de l'amour était la même; seulement, la flamme n'était plus agitée comme les premiers jours. C'était maintenant un faisceau de rayons tranquilles et constants, quelque chose comme un mariage.

—Je suis très fâché contre toi, me dit-elle en s'asseyant.

—Pourquoi?

—Parce que nous t'avons attendu hier. Tu m'avais promis la visite, et Damian m'a demandé plusieurs fois si tu ne viendrais pas au moins prendre le thé. Pourquoi n'es-tu pas venu?

J'avais en effet manqué à ma parole, mais la faute en était toute à Virgilia. Questions de jalousie. Cette femme splendide connaissait sa beauté, aimait à s'entendre louer discrètement ou à haute voix. L'avant-veille, chez la baronne, elle avait dansé deux fois avec le même galantin, après avoir écouté ses fadaises dans l'angle d'une croisée. Elle était si infatuée, si enflée, si satisfaite d'elle-même... Quand elle vit entre mes sourcils la ride interrogative et menaçante, elle n'en eut pas le moindre émoi; elle ne devint pas subitement sérieuse. Elle envoya tout simplement promener le muscadin et ses galanteries. Puis elle vint à moi, me prit le bras, m'emmena dans une autre salle, et se plaignit d'être fatiguée et d'un tas d'autres choses, de l'air puéril qu'elle prenait en certaines occasions; et je l'écoutai sans presque lui répondre.

Il m'en coûtait de répondre à sa question, mais enfin je lui drtante le lendemain, puis de nouveau malade et de nouveau guérie, triste ou désespérée, puis résignée à ton sort, mais toujours les mains au chaudron et les doigts à la couture, jusqu'au moment où tu finiras dans la boue ou sur un lit d'hôpital. Voilà pourquoi nous t'avons fait venir dans un moment de sympathie.»


LXXVIII. LA PRÉSIDENCE

Quelques mois se passèrent, et un certain jour Lobo Neves entra en disant que peut-être il irait prendre le gouvernement d'une province. Je considérai Virgilia qui pâlit. Il s'aperçut de son émotion et lui dit:

—Cette perspective ne paraît pas te sourire, Virgilia.

Elle secoua négativement la tête.

—Pas précisément, dit-elle.

Ils en restèrent là; mais le même soir, Lobo Neves reparla du projet avec un peu plus d'insistance que dans l'après-midi. Deux jours après, il déclara à sa femme que c'était chose faite. Virgilia ne put dissimuler son ennui. Il alléguait les nécessités politiques.

—Je ne saurais refuser ce que l'on me demande. Il y va de notre avenir, de ton blason, mon amour, car j'ai juré que tu seras marquise, et tu n'es même pas baronne. Tu diras que je suis ambitieux; et je le suis en effet. Mais il ne faut pas couper les ailes à mon ambition.

Virgilia ne savait que faire. Le lendemain, je la trouvai qui m'attendait toute triste dans notre petite maison de la Gamboa. Elle avait tout dit à Dona Placida, et celle-ci cherchait à la consoler comme elle pouvait. Je n'étais pas moins abattu.

—Tu nous accompagneras, me dit Virgilia.

—Es-tu folle? tu n'y penses pas!

—Mais alors...

—Il faut renverser ce projet.

—Impossible.

—Il a déjà accepté?

—Il paraîtrait.

Je me levai, je lançai mon chapeau sur une chaise, et je commençai à marcher de long en targe, sans rien trouver. J'avais beau m'efforcer, aucune solution ne se présentait à mon esprit. Enfin je m'approchai de Virgilia, qui était assise, et je lui pris la main. Dona Placida s'en alla à la fenêtre.

—Toute ma destinée est dans cette petite main, lui dis-je. Tu en es responsable. Agis comme tu jugeras devoir le faire.

Virgilia fit un geste de désespoir. J'allai m'accouder à une console en face d'elle, et nous nous tûmes pendant quelques instants. On n'entendait que l'aboiement d'un chien, et je crois aussi la rumeur de l'eau qui venait mourir sur la plage. Comme elle continuait à se taire, je la regardai. Elle tenait les yeux baissés, fixes, amortis, et ses mains étaient croisées sur ses genoux, dans une attitude de suprême angoisse. Dans toute autre occasion, je me serais jeté à ses pieds, pour lui prodiguer mes raisonnements et ma tendresse. Mais cette fois, il fallait la résoudre à l'effort, au sacrifice, à la responsabilité de notre vie commune, et par conséquent l'abandonner à elle-même. C'est ce que je fis.

—Je le répète, dis-je, notre bonheur est entre tes mains.

Virgilia voulut me retenir, mais j'avais déjà franchi la porte. J'entendis encore un bruit de sanglots, et j'avoue que je fus sur le point de revenir, pour essuyer ses larmes sous mes baisers. Mais je me dominai, et je partis.


LXXIX. MOYEN TERME

Je n'en finirais pas si je voulais conter tout au long ce que je souffris pendant les premières heures. J'oscillais entre des impulsions diverses. La pitié me poussait à aller trouver Virgilia, et un autre sentiment, l'égoïsme, peut-être, m'ordonnait de rester. Ces deux forces avaient, je crois, la même intensité; elles m'investissaient en même temps et se faisaient équilibre, avec une égale ardeur, et aucune ne cédait définitivement. Parfois, je sentais une pointe de remords. Il me semblait que j'abusais de la faiblesse d'une femme aimante et coupable, sans rien risquer de moi-même. Mais quand je me sentais prêt à capituler, l'amour revenait avec ses conseils égoïstes, et je demeurais irrésolu et inquiet, désireux de la voir, et craignant que sa vue ne me poussât à partager avec elle la responsabilité de la solution.

Je trouvai enfin un moyen terme entre l'égoïsme et la pitié. J'irais la voir chez elle, rien que chez elle, sans qu'il me soit possible de lui parler, et dans l'attente de l'effet de mon intimation. De la sorte, je jugeais pouvoir concilier les deux forces. Mais en écrivant ces lignes, je vois bien que cette compromission était une farce, et que la pitié était encore une forme de l'égoïsme, et que ma résolution d'aller consoler Virgilia n'était, au fond, qu'une suggestion de ma propre souffrance.


LXXX. LE SECRÉTAIRE

Le jour suivant, dans la soirée, j'allai effectivement chez Lobo Neves. Je le trouvai en gaîté et Virgilia, la mine sombre. Je jurerais qu'elle se sentit consolée quand nos regards se croisèrent, brillants de curiosité et humides de tendresse. Lobo Neves me conta les plans qu'il avait formés pour sa présidence, m'exposa les difficultés locales, ses espérances et ses résolutions. Il était si content, si rempli d'espérances. Virgilia feignit de lire un livre, auprès la table, mais par-dessus la page, elle me regardait de temps à autre, interrogative et anxieuse.

—Le plus triste, me dit tout à coup Lobo Neves, c'est que je n'ai pas encore trouvé de secrétaire.

—Non?

—Non; et il m'est venu une idée.

—Ah!

—Une idée... Que diriez-vous d'une promenade dans le Nord?

Je ne sais trop ce que je lui répondis.

—Vous êtes riche, continua-t-il. Vous n'avez point besoin d'un maigre salaire. Mais vous me feriez plaisir en m'accompagnant comme secrétaire.

Mon esprit fit un saut en arrière, comme s'il eût découvert un serpent devant lui. Je regardai Lobo Neves, fixement, impérieusement, cherchant à découvrir en lui quelque pensée occulte... Mais non: son regard venait droit et franc, la tranquillité de son visage n'avait rien de forcé; elle était assaisonnée d'allégresse. Je respirai, et n'eus pas le courage de regarder du côté de Virgilia. Je sentis son regard qui me suppliait par-dessus les pages, et je répondis que oui, que j'étais prêt à l'accompagner. En vérité, un président une présidente, un secrétaire, c'était résoudre le problème d'une façon administrative.


LXXXI. LA RÉCONCILIATION

Pourtant, dès que je me trouvai dehors, j'hésitai. Je me demandai si je n'allais pas exposer d'une façon insensée la réputation de Virgilia, et s'il n'y avait pas d'autre moyen de concilier l'État et la Gamboa. Je ne trouvai rien. Le lendemain, au saut du lit, mon parti était pris d'accepter la nomination. À midi, le domestique vint me dire qu'une dame, couverte d'un voile, m'attendait dans le salon. J'y courus; c'était ma sœur Sabine.

—Les choses ne sauraient durer comme elles vont me dit-elle; une fois pour toutes, faisons la paix. Notre famille disparaît peu à peu; il n'est que temps de nous réconcilier.

—Je ne demande pas mieux, m'écriai-je en lui ouvrant les bras.

Je m'assis à côté d'elle; je lui parlai de son mari, de sa fille, de leurs affaires, de tout. Elle éfemme, j'avais la confiance du mari; tous les deux m'emmenaient comme secrétaire, et je me réconciliais avec les miens. Que pouvais-je désirer de plus en vingt-quatre heures?

Ce jour-là même, pour tâter l'opinion, je commençai à répandre le bruit de mon prochain départ pour le Nord, en qualité de secrétaire du président d'une province, afin de réaliser certains projets politiques que j'avais en vue. J'en parlai rue d'Ouvidor, et le jour suivant au Pharoux et au théâtre. Des gens établissant une corrélation entre ma nomination et celle de Lobo Neves, qui était déjà dans l'air, souriaient malicieusement ou me battaient sur l'épaule. Au théâtre une dame me dit que c'était pousser bien loin l'amour de la sculpture, faisant ainsi allusion à la plastique de Virgilia. Mais l'allusion la plus transparente fut faite trois jours plus tard chez Sabine, par un vieux chirurgien, nommé Garcez, petit de taille, trivial et bavard, qui aurait pu atteindre à soixante-dix, à quatre-vingts, à quatre-vingt-dix ans, sans jamais acquérir cette dignité austère qui est le charme des vieillards. La vieillesse ridicule est sans doute la dernière, mais aussi la plus triste des surprises de notre humanité.

—Je sais que cette fois-ci vous allez vous mettre à traduire Cicéro, me dit-il en apprenant mon voyage.

—Cicéro! s'écria Sabine.

—Mais oui, votre frère est un excellent latiniste. Il traduit Virgile à la lecture. Remarquez que j'ai dit Virgile et non Virgilia... Ne confondons pas.

Et il riait d'un gros rire, bas et frivole. Sabine me regarda; elle craignait quelque réplique de ma part; quand elle me vit sourire, elle fit de même et se détourna pour cacher son geste. Les autres personnes présentes me considéraient avec indulgence et sympathie. Il était clair qu'on ne leur avait rien appris qu'ils ne sussent de longue date. Mes amours étaient bien plus connues que je ne pouvais le supposer. Et pourtant je souris, d'un sourire court, fugitif et bavard comme les pies de Cintra. Virgilia était une belle faute, et rien n'est plus facile à confesser. Au commencement, je prenais une mine renfrognée, quand on y faisait allusion. Mais en réalité je sentais au dedans de moi une impression suave et flatteuse. Une fois pourtant, il m'arriva de sourire, et je continuai dans la suite. Comment expliquer ce phénomène? Pour moi je ne trouve qu'une explication plausible: tout d'abord, mon contentement, étant intérieur, était pour ainsi dire en bourgeon. Avec le temps il s'épanouit en une fleur, et apparut aux yeux de tous. Simple question de botanique.


LXXXII. QUESTION DE BOTANIQUE

Laissons dire les hypocondriaques: la vie est une douce chose. C'est ce que je pensais en voyant Sabine, son mari et sa fille, descendre en débandade les escaliers, tout en faisant monter vers moi de douces paroles et que j'en faisais descendre d'autres jusqu'à eux. Je continuai à me sentir heureux. J'aimais une femme, j'avais la confiance du mari; tous les deux m'emmenaient comme secrétaire, et je me réconciliais avec les miens. Que pouvais-je désirer de plus en vingt-quatre heures?

Ce jour-là même, pour tâter l'opinion, je commençai à répandre le bruit de mon prochain départ pour le Nord, en qualité de secrétaire du président d'une province, afin de réaliser certains projets politiques que j'avais en vue. J'en parlai rue d'Ouvidor, et le jour suivant au Pharoux et au théâtre. Des gens établissant une corrélation entre ma nomination et celle de Lobo Neves, qui était déjà dans l'air, souriaient malicieusement ou me battaient sur l'épaule. Au théâtre une dame me dit que c'était pousser bien loin l'amour de la sculpture, faisant ainsi allusion à la plastique de Virgilia. Mais l'allusion la plus transparente fut faite trois jours plus tard chez Sabine, par un vieux chirurgien, nommé Garcez, petit de taille, trivial et bavard, qui aurait pu atteindre à soixante-dix, à quatre-vingts, à quatre-vingt-dix ans, sans jamais acquérir cette dignité austère qui est le charme des vieillards. La vieillesse ridicule est sans doute la dernière, mais aussi la plus triste des surprises de notre humanité.

—Je sais que cette fois-ci vous allez vous mettre à traduire Cicéro, me dit-il en apprenant mon voyage.

—Cicéro! s'écria Sabine.

—Mais oui, votre frère est un excellent latiniste. Il traduit Virgile à la lecture. Remarquez que j'ai dit Virgile et non Virgilia... Ne confondons pas.

Et il riait d'un gros rire, bas et frivole. Sabine me regarda; elle craignait quelque réplique de ma part; quand elle me vit sourire, elle fit de même et se détourna pour cacher son geste. Les autres personnes présentes me considéraient avec indulgence et sympathie. Il était clair qu'on ne leur avait rien appris qu'ils ne sussent de longue date. Mes amours étaient bien plus connues que je ne pouvais le supposer. Et pourtant je souris, d'un sourire court, fugitif et bavard comme les pies de Cintra. Virgilia était une belle faute, et rien n'est plus facile à confesser. Au commencement, je prenais une mine renfrognée, quand on y faisait allusion. Mais en réalité je sentais au dedans de moi une impression suave et flatteuse. Une fois pourtant, il m'arriva de sourire, et je continuai dans la suite. Comment expliquer ce phénomène? Pour moi je ne trouve qu'une explication plausible: tout d'abord, mon contentement, étant intérieur, était pour ainsi dire en bourgeon. Avec le temps il s'épanouit en une fleur, et apparut aux yeux de tous. Simple question de botanique.


LXXXIII. 13

Cotrim m'arracha à ces agréables pensées en m'emmenant dans l'embrasure de la fenêtre. «Voulez-vous un conseil? me dit-il, n'entretenez pas ce voyage: ce serait insensé et périlleux.

—Pourquoi?

—Ne faites pas l'ignorant. Ce serait dangereux, fort dangereux. Ici, dans la capitale, une intrigue comme la vôtre disparaît dans la multitude des intérêts et des gens. Mais en province, le cas est autre. Quand il s'agit de personnages politiques, il se complique encore. Les journaux de l'opposition s'empareront de l'aventure, dès qu'ils en auront vent; on en fera des gorges chaudes, on vous tournera en ridicule.

—Mais je ne comprends pas bien...

—Eh! si, vous comprenez fort bien. Vraiment, il serait étrange que vous niiez, à nous, qui sommes vos amis, ce que les indifférents n'ignorent pas. Voilà des mois que l'on m'a mis au courant. Encore une fois, abstenez-vous de ce voyage. Supportez l'absence, cela vaudra mieux. Vous éviterez un grand scandale et vous vous épargnerez bien des ennuis.»

Cela dit, il s'éloigna. Je demeurai, les yeux fixés sur le quinquet du coin de rue, un vieux lampion à huile, triste, obscur et recourbé comme un point d'interrogation. Que faire? C'était le cas d'Hamlet: ou lutter contre la fortune et la soumettre, ou m'incliner devant elle. En d'autres termes: embarquer ou ne pas embarquer, telle était la question. Le quinquet ne répondait point. Les paroles de Cotrim résonnaient dans mon souvenir, d'une façon bien différente de celles de Garcez. Peut-être Cotrim avait-il raison, mais pouvais-je me séparer de Virgilia?

Sabine s'approcha de moi, et me demanda à quoi je pensais.

—À rien, lui répondis-je; j'ai sommeil et Je vais dormir.

Elle me contempla quelques instants en silence:

—Je sais bien ce qu'il te faudrait, me dit-elle. Tu as besoin de te marier. Laisse-moi faire, je vais te trouver une jeune fille qui fasse ton affaire...

Je sortis de là, triste et désorienté. Tout en moi était prêt au voyage: l'esprit et le cœur. Et voilà que surgit devant moi le portier des convenances qui se refuse à me laisser embarquer sans que j'exhibe mon passage. J'envoyai au diable les convenances, et avec elles la constitution, le corps législatif, le ministère, tout enfin.

Le lendemain, j'ouvre un journal politique et j'y lis que, par décrets du 13, Lobo Neves et moi avions été nommés, respectivement, président et secrétaire pour la province de ***. J'envoyai immédiatement un mot à Virgilia, et deux heures après, j'allai me rencontrer avec elle à la Gamboa. Pauvre Dona Placida! elle était chaque fois plus triste. Elle me demanda si nous oublierions notre vieille amie, si la province était éloignée, si nous y demeurerions longtemps. Je la consolai de mon mieux; mais moi-même j'avais besoin d'être réconforté. L'objection de Cotrim me poursuivait. Virgilia survint au bout d'un instant, légère comme une hirondelle. Mais en me voyant tout morose, elle changea de visage.

—Qu'y a-t-il?

—J'hésite, je ne sais trop si je dois accepter.

Virgilia, prise d'un fou rire, se laissa aller sur le canapé.

—Pourquoi? dit-elle.

—C'est braver l'opinion...

—Mais puisque nous ne partons plus.

—Comment ça!

Elle me dit alors que son mari allait refuser la nomination, pour un motif qui lui avait été confié sous toute réserve. «C'est puéril, lui avait-il dit, c'est ridicule, en somme, mais pour moi, la raison que j'ai de rester est puissante.» Le décret était signé du 13, et ce nombre lui rappelait de tristes souvenirs. Son père était mort un 13! treize jours après un dîner où se trouvaient treize personnes! La maison où sa mère était morte portait le numéro 13; etc. C'était un nombre fatidique. Une pouvait donner une semblable raison au ministre; il alléguerait des motifs personnels. Je demeurai assez surpris, comme doit l'être le lecteur, de ce sacrifice à un nombre, sacrifice qui devait être sincère, étant donnée l'ambition de Lobo Neves.


LXXXIV. LE CONFLIT

Ô nombre fatidique, combien de fois ne t'ai-je pas béni! Ainsi durent le bénir les vierges de Thebes, jument à crinière rousse, qu'on leur substitua à l'occasion du sacrifice de Pelopidas, belle jument que l'on immola, couverte de fleurs, sans que personne lui consacrât une parole de regrets. Cette parole, je la prononce, moi, non seulement à cause de ta triste fin, mais parce qu'il n'est pas impossible que, parmi les vierges sauvées par toi, il se trouvât une ancêtre des Cubas. Nombre fatidique, nous te dûmes le salut. Le mari se garda bien de m'avouer la cause de son refus. Il me dit aussi qu'il avait ses motifs particuliers, et l'air sérieux, convaincu, avec lequel je l'écoutai fait honneur à la dissimulation humaine. Il cachait mal son ennui. Il parlait peu, s'enfermait chez lui, passait le temps à lire. D'autres fois, il ouvrait les portes, causait et riait avec affectation. Il souffrait doublement. Son ambition lui reprochait ses scrupules; il hésitait; peut-être se repentait-il; mais si l'alternative s'était représentée, il eut agi la seconde fois comme la première dans sa superstition invétérée. Il doutait de cette superstition sans pouvoir s'en dépêtrer. Cette persistance d'un sentiment, odieux à l'individu qui en était la victime, est un phénomène digne de quelque attention. Mais je préfère la parfaite ingénuité de Dona Placida lorsqu'elle avouait qu'elle ne pouvait voir un soulier avec la semelle en l'air, sans le retourner aussitôt.

—Pourquoi?

—Ça porte malheur.

C'était son unique réponse, qui valait pour elle le livre de la Sagesse: «Ça porte malheur». On lui avait appris cela quand elle était enfant et, sans plus ample informé, elle l'acceptait comme article de foi. Au contraire, quand on parlait d'indiquer une étoile avec le doigt, elle savait parfaitement qu'il résulte de ce geste une verrue.

Une verrue ou autre chose, peu importe, pourvu que ce ne soit pas la perte d'un poste de président de province. On tolère une superstition gratuite ou à bon marché. Le cas est plus grave, lorsque cette superstition dérange toute une existence. C'était celui de Lobo Neves, avec, en plus, le doute et la crainte du ridicule. Ajoutez à cela que le ministre ne crut pas aux motifs particuliers. Il attribua le refus de Lobo Neves à des manœuvres politiques; son erreur avait des apparences de vraisemblance. Il battit froid à Lobo Neves, et communiqua sa défiance à ses collègues. Des incidents se produisirent, et avec le temps, le président résignataire tomba dans l'opposition.


LXXXV. AU SOMMET DE LA MONTAGNE

Celui qui échappe à un péril aime la vie avec une recrudescence d'intensité. Je me mis à aimer Virgilia avec une ardeur nouvelle après avoir été sur le point de la perdre, et elle fit de même à mon égard. Ainsi la présidence raviva la passion primitive. Ce fut la drogue qui nous rendit plus cher notre amour et lui donna une plus délectable saveur. Pendant les premiers jours après cette aventure nous imaginions à plaisir quelles eussent été les tristesses de la séparation, de part et d'autre, à mesure que l'océan se fût étendu entre nous comme un tissu élastique. Et semblables à des enfants qui se jettent au cou de leurs mères pour fuir d'une simple grimace, nous fuyions le péril supposé en nous jetant aux bras l'un de l'autre.

—Ma bonne Virgilia!

—Mon amour!

—Tu m'appartiens, n'est-ce pas?

—Oh! oui, je suis à toi...

Et c'est ainsi que nous renouâmes notre intrigue, comme la sultane Schéhérazade le fil de ses contes. Ce fut, je crois, le point culminant de notre amour, le sommet de la montagne d'où nous aperçûmes, pendant quelque temps, les vallées de l'est et de l'ouest, et au-dessus de nous, le ciel tranquille et bleu. Ensuite, nous commençâmes à descendre la côte, les mains liées ou détachées l'une de l'autre, mais dans une descente progressive et ininterrompue.


LXXXVI. LE MYSTÈRE

Au revers de la colline, comme je la trouvais un peu différente d'elle-même, l'air un peu fatiguée, peut-être, je lui demandai ce qu'elle avait. Elle se tut, fit un geste d'ennui, de malaise, de fatigue. J'insistai, elle me dit que... Un frisson subtil parcourut tout son corps. Ce fut une sensation forte, rapide, singulière, que je ne jurais fixer sur le papier. Je lui pris les mains, je l'attirai à moi, je l'embrassai sur le front, avec une délicatesse de zéphyr et une gravité d'Abraham. Elle frissonna, me prit la tête entre les mains, me regarda dans les yeux, et me fit une caresse maternelle. Voilà un mystère: laissons au lecteur le temps de le déchiffrer.


LXXXVII. GÉOLOGIE

À cette époque, il arriva un malheur: Viegas mourut. Il mourut tout à coup, chargé de soixante-dix hivers, suffoquant d'asthme, désarticulé par le rhumatisme, avec une lésion du cœur par-dessus le marché. Ce fut un des fins apréciateurs de notre intrigue. Virgilia fondait de grandes espérances sur ce vieux parent, avare comme un sépulcre; elle comptait bien qu'il laisserait quelque héritage, non pas à elle, mais à son fils. Lobo Neves, s'il nourrissait les mêmes espérances, les étouffait ou tout au moins les dissimulait. Il faut bien le dire, il y avait chez Lobo Neves une certaine dignité fondamentale, une couche de granit, qui résistait au commerce des hommes. Quant aux autres couches plus superficielles, le torrent limoneux de la vie les a emportées. Si le lecteur se souvient du chapitre XXIII, il remarquera que pour la seconde fois je compare la vie à un torrent boueux; mais cette fois, j'ajoute un adjectif: perpétuel. Et Dieu sait la puissance d'un adjectif, principalement dans un pays nouveau et chaud.

C'est une nouveauté dans ce livre que l'étude de la géologie morale de Lobo Neves, et probablement aussi du monsieur qui est en train de me lire. Oui, ces couches du caractère, que la vie altère, conserve ou dissout, ces couches mériteraient qu'on leur consacrât un chapitre, et si je ne l'écris point, c'est pour ne pas allonger cette narration. Je dirai seulement que l'homme le plus honnête que j'ai rencontré dans ma vie fut un certain Jacob Medeiros ou Jacob Valladares, je ne me rappelle plus bien; Jacob Rodriguez je crois: enfin Jacob. C'était la probité en personne. Il aurait pu devenir riche; il lui eût suffi de vaincre un petit scrupule; il ne voulut pas; et il laissa échapper quatre cents contos, ce qui est un joli denier. Sa probité était tellement exemplaire, qu'elle en arrivait à être minutieuse et fatigante. Un jour que nous nous trouvions chez lui en tête à tête, et causant allègrement, on vint lui dire que le Dr B..., qui n'était pas amusant tous les jours, demandait à le voir. Jacob fit répondre qu'il n'y était pas.

—Ça ne prend pas, cria une voix dans le corridor; je suis déjà dans la place.

C'était effectivement le Dr B... qui apparut à la porte du salon. Jacob alla à sa rencontre, en affirmant qu'il avait entendu le nom d'une autre personne, car il avait le plus grand plaisir à le voir. Ces protestations nous valurent une heure d'ennui mortel. Jacob tira sa montre de sa poche, et le Dr B... lui demanda s'il allait sortir.

—Avec ma femme, dit Jacob.

B... s'en alla, et nous respirâmes. Quand nous eûmes fini de respirer, je dis à Jacob qu'il venait de mentir quatre fois, en moins de deux heures: d'abord en faisant dire qu'il n'y était pas, ensuite en feignant une trompeuse allégresse; troisièmement en disant qu'il allait sortir; quatrièmement en ajoutant: «avec ma femme». Jacob réfléchit un instant; ensuite il se rendit à la justesse de mon observation; mais il s'excusa en disant que la véracité absolue est incompatible avec un état social avancé, et que la paix d'une cité civilisée ne se peut obtenir que par des mensonges réciproques... Ah! je me rappelle, maintenant: il s'appelait Jacob Tavares.


LXXXVIII. LE MALADE

Point n'est besoin de dire que je réfutai cette pernicieuse doctrine par les plus élémentaires arguments. Mais il était tellement vexé de mon observation qu'il résista jusqu'à la fin, avec une certaine véhémence, peut-être pour calmer sa conscience.

Le cas de Virgilia était un peu plus grave; elle était moins scrupuleuse que son mari; elle manifestait clairement les espérances qu'elle couvait au sujet de l'héritage; elle comblait son parent d'aménités, elle l'entourait de tous les petits soins capables de mériter au moins un codicille. Enfin, elle l'adulait; mais j'ai remarqué que l'adulation des femmes est différente de celle des hommes. L'une va jusqu'à la servilité; l'autre se confond avec l'affection. Les courbes gracieuses, les douces paroles, la faiblesse physique même de la femme, donnent à sa flatterie une couleur locale, un aspect légitime. Peu importe l'âge de celui qui en est l'objet; la femme aura toujours pour lui des airs de mère ou de sœur,—ou encore d'infirmière, autre office féminin, pour lequel il manquera toujours à l'homme un quid, un fluide, un je ne sais quoi.

C'est ce que je me disais en moi-même, tandis que Virgilia entourait le vieux parent de petits soins. Elle allait le recevoir à l'entrée, bavardeuse et souriante, elle lui prenait des mains sa canne et son chapeau et lui offrait le bras pour l'accompagner jusqu'à un fauteuil, ou plutôt jusqu'à son fauteuil, car il y avait chez elle la «chaise de Viegas», meuble spécial, dorloteur, à l'usage de convalescents ou de vieillards. Ensuite, selon la chaleur ou la brise, elle allait fermer ou bien ouvrir la fenêtre, avec toutes sortes de précautions, pour qu'il ne se trouvât pas dans un courant d'air.

—Alors, ça va mieux, aujourd'hui.

—Non, j'ai mal passé la nuit: ce diable d'asthme ne me quitte pas.

Et il soufflait en se remettant peu à peu des fatigues de l'entrée et de la montée des escaliers, car, en ce qui concerne la promenade, il la faisait toujours en voiture. Virgilia s'asseyait ensuite sur un tabouret, tout près du malade et les mains sur les genoux de celui-ci. Sur ces entrefaites, Nhônhô faisait son entrée dans le salon, non pas en gambadant à sa manière habituelle, mais discret, tendre et sérieux. Viegas l'aimait beaucoup.

—Viens ici, Nhônhô, disait-il; et introduisant avec effort sa main dans son ample poche, il en tirait une petite boîte de pastilles, en mettait une dans sa bouche, et donnait l'autre à l'enfant. Des pastilles antiasthmatiques: le petit disait qu'il les trouvait fort bonnes.

À chaque visite, c'était le même cérémonial aux variantes près. Viegas aimait à jouer aux dames, et Virgilia lui faisait la partie, sans impatience, tandis qu'il remuait les pions de sa main lente et tremblante. D'autres fois, il descendait à son bras dans le jardin; il lui arrivait même de refuser l'aide de Virgilia, pour faire le brave; et il déclarait alors qu'il était capable d'aller ainsi pendant une lieue. On marchait, on s'asseyait, on reprenait la promenade, en causant de choses et d'autres, parfois d'une affaire de famille, d'autres fois d'un racontage de salon, enfin d'une maison qu'il voulait faire construire, pour y demeurer. Il la voulait d'un style moderne, la sienne étant d'un type démodé, contemporaine du roi Dom João VI, et comme on en rencontre, je crois, encore aujourd'hui dans le quartier de S. Christovão, avec leurs grosses colonnes de face. Pour substituer cette vieille bâtisse, il avait déjà demandé le plan d'une autre à un entrepreneur en renom. C'est alors que Virgilia pourrait se convaincre que son vieil ami avait du goût.

Il parlait, comme on pense, lentement et avec peine, soufflant dans les intervalles, d'une façon gênante pour lui et pour les autres. Parfois il lui Venait un accès de toux. Courbé, gémissant, il portait le mouchoir à sa bouche et en inventoriait ensuite le contenu. L'accès passé, il revenait au plan de sa future maison, qui aurait telle et telle chambre, une terrasse, une écurie. Ce serait un bijou.


LXXXIX. IN EXTREMIS

Demain, j'irai passer la journée chez Viegas me dit-elle un jour. Le pauvre! il n'a personne.

Viegas s'était alité, définitivement. Sa fille, qui était mariée, était justement tombée malade en même temps que lui, de sorte qu'elle ne pouvait lui tenir compagnie. Virgilia, de temps à autre, allait le voir. Je profitai de cet événement pour passer toute la journée auprès d'elle. J'arrivai vers deux heures. Viegas toussait de telle sorte qu'il me faisait mal à ma poitrine. Dans l'intervalle des accès, il débattait le prix d'une maison avec un individu maigre qui offrait trente contos de l'immeuble, tandis que Viegas en voulait quarante. L'acheteur insistait comme quelqu'un qui a peur de manquer le train. Mais Viegas ne cédait point. Il refusa d'abord les trente contos puis trente-deux, puis trente-trois, enfin il eut un fort accès de toux qui lui coupa la parole Pendant un quart d'heure. L'acheteur lui vint en aide, l'installa sur les coussins, et lui offrit trente-six contos.

—Jamais, gémit le malade.

Il envoya chercher une liasse de papiers dans son secrétaire; n'ayant plus la force nécessaire pour retirer l'élastique qui entourait le rouleau, il me pria de le faire. C'étaient les comptes des dépenses de construction de l'immeuble: comptes du maçon, du charpentier, du peintre; comptes du papier pour la salle à manger, pour le salon, pour les chambres à coucher, pour le cabinet de travail; comptes de ferrages, prix d'achat du terrain. Il les déployait, un à un, d'une main tremblante; puis il me demandait de les lire, et je les lisais.

—Voyez, mille deux cents, du papier à mille deux cents reis la pièce. Charnières françaises... Voyez: c'est pour rien, conclut-il après avoir lu le dernier compte.

—Fort bien... mais...

—Quarante contos; vous ne l'aurez pas pour moins. Rien que les intérêts: faites un peu le compte des intérêts...

Ces paroles sortaient avec la toux, par lambeaux, par syllabes, et donnaient l'impression de parcelles d'un poumon déchiqueté. Au fond des orbites, des yeux luisants roulaient, me rappelant la lueur d'une veilleuse hésitante aux approches du matin. Sous le drap, l'ossature du corps se dessinait, saillante aux genoux et aux pieds; la peau, jaune, flasque, rugueuse, suivait les contours d'un crâne décharné et sans expression. Un bonnet de coton lui couvrait le crâne poli parle temps.

—Eh bien? dit l'individu maigre.

Il lui fît signe de ne pas insister, et celui-ci se tut pendant quelques instants. Le malade fixait le toit, silencieux, suffoquant. Virgilia pâlit, se leva, alla à la fenêtre. Elle avait peur de la mort. Je parlai d'autres choses. L'individu maigre conta une anecdote et revint à sa proposition, en renchérissant.

—Trente-huit contos, dit-il.

—Jam...! gémit le malade.

L'individu maigre s'approcha du lit, prit la main du moribond; elle était froide. Je m'approchai à mon tour; je lui demandai s'il se sentait mal, s'il voulait prendre un petit verre de vin.

—Non... non... quar... quaran... quar... quar...

Il fut pris d'un nouvel accès de toux, qui fut le dernier. Au bout d'un instant, il expira, à la grande consternation de l'individu maigre. Celui-ci m'avoua ensuite qu'il eût donné les quarante contos; mais il était trop tard.


XC. VIEUX COLLOQUE D'ADAM ET DE CAÏN

Rien: pas un souvenir testamentaire, pas une pastille, rien qui vînt démontrer la gratitude ou le simple souvenir du défunt; rien. Virgilia ne put digérer cette déconvenue, et elle me le confessa avec une certaine réserve, motivée non par la chose en elle-même, mais parce qu'il s'agissait indirectement de son fils, que je n'aimais guère ou même pas du tout. Je lui dis de n'y plus penser. Le mieux était d'oublier le défunt, vieux grigou sans nom, et parler de choses gaies: de notre fils par exemple...

Allons! bon! j'ai laissé échapper le secret, le doux secret que Virgilia m'avait confié quelques semaines auparavant, lorsque je l'avais trouvée un peu différente d'elle-même. Un fils! un être sorti de mon être. C'était ma préoccupation exclusive depuis ce temps. Considérations sociales, jalousie du mari, mort de Viegas, rien ne m'intéressait, pas plus que les conflits politiques, les révolutions, les tremblements de terre, rien. Je ne pensais qu'à l'embryon anonyme, de filiation obscure, et une voix secrète me disait: «C'est ton fils.» Mon fils! Et je répétais ces deux mots avec une certaine volupté indéfinissable, et je ne sais quel suprême orgueil. Je me sentais homme.

Le plus intéressant, c'est que nous causions tous les deux, l'embryon et moi, et que nous parlions de choses présentes et futures. Le petit diable était charmant; il m'aimait déjà; il me donnait de petites tapes sur la face avec ses mignonnes mains grassouillettes, ou bien encore il portait la toque et la robe des avocats, car il serait avocat; et il faisait un discours à la Chambre des députés. De là, il revenait à l'école, et portait son ardoise et ses livres sous son bras; de nouveau je le revoyais au berceau, d'où il se levait avec une stature d'homme. En vain je cherchais à le fixer dans mon esprit dans une attitude et à un âge déterminé. Il avait à mes yeux tous les âges et toutes les attitudes. Il tétait, il écrivait, il valsait, il était interminable dans les limites d'un court quart d'heure: baby et député, collégien et jeune homme à la mode. Parfois, aux pieds de Virgilia, je me laissais distraire, et elle me reprochait mon silence. Elle me disait que je ne l'aimais plus. C'est qu'alors j'étais en train de converser avec l'embryon, je renouvelais le vieux colloque d'Adam et de Caïn, un dialogue sans paroles, entre la vie et la vie, le mystère et le mystère.


XCI. UNE LETTRE EXTRAORDINAIRE

À peu près à la même époque, je reçus une lettre extraordinaire, accompagnée d'une lettre non moins extraordinaire. Voici ce qu'elle disait:

Mon cher Braz Cubas,

Il y a quelque temps, au jardin public, je me suis permis de vous emprunter votre montre; j'ai le plaisir de vous la restituer. Il faut pourtant faire une restriction: ce n'est pas tout à fait la même; mais celle que vous recevrez est au moins aussi bonne que l'autre. «Que voulez-vous, Monseigneur», comme disait Figaro, «c'est la misère». Bien des choses se sont passées depuis notre rencontre. J'irai vous les raconter, si vous ne me fermez pas votre porte. Sachez que je ne porte plus ces bottines caduques, et que je n'exhibe plus cette fameuse redingote, dont les pans se perdaient dans la nuit des temps. J'ai cédé à une autre marche de l'église de S. Francisco. Et je déjeune maintenant avec régularité.

Ceci dit, je vous demande la permission d'aller, un de ces jours, vous lire un travail, fruit de longues études, un nouveau système de philosophie, qui, non seulement explique et décrit l'origine et la fin des choses, mais qui encore passe de beaucoup Zénon et Sénèque, dont le stoïcisme n'est que bagatelle auprès de ma recette morale. Car mon système est prodigieux: il rectifie l'esprit humain, supprime la douleur, donne le bonheur, et couvre de gloire notre cher pays. Je l'appelle Humanitisme, de Humanitas, commencement des choses. Ma première intention révélait une excessive infatuation: je voulais l'appeler Borbisme, de Borba, dénomination aussi vaniteuse que rude à l'oreille. Et d'ailleurs, elle disait moins. Vous verrez, mon cher Braz Cubas, vous verrez que c'est véritablement un monument. Et si quelque chose peut me faire oublier les tristesses de la vie, c'est d'avoir enfin trouvé la vérité et le bonheur. Les voici donc dans la main de l'homme, ces deux fugitives! après tant et tant de siècles de luttes, de recherches, de découvertes, de systèmes et de désillusions, les voici dans la main de l'homme. À bientôt, donc, mon cher Braz Cubas. Bons souvenirs du vieil ami,

JOAQUIM BORBA DOS SANTOS.

Je lus cette lettre, sans la bien comprendre. Elle était accompagnée d'un écrin contenant une belle montre avec mes initiales gravées, et cette dédicace: «Souvenir du vieux Quincas». Je repris la lettre, je la relus en la ponctuant et en la méditant. La restitution de la montre excluait toute idée de mauvaise plaisanterie. La lucidité, la conviction, un peu prétentieuse il est vrai, paraissaient exclure toute présomption de folie. Naturellement, Quincas Borba avait hérité de quelqu'un de ses parents de Minas, et le bien-être l'avait rendu à sa dignité première. C'est peut-être excessif. Il y a des choses que l'on ne retrouve jamais intégralement, mais enfin, il n'était pas impossible qu'il se fût régénéré. Je gardai la lettre et la montre, et j'attendis la philosophie.


XCII. UN HOMME EXTRAORDINAIRE

Il est temps que j'en finisse avec les choses extraordinaires. Je venais de mettre de côté la lettre et la montre, quand je reçus la visite d'un homme maigre et commun, porteur d'une lettre de mon beau-frère qui m'invitait à dîner. Le messager était marié avec une sœur de Cotrim, et il arrivait du Nord. Il s'appelait Damasceno, et avait fait le coup de feu pendant la révolution de 1831. Lui-même me raconta tout cela dans l'espace de cinq minutes. Il était parti de Rio à la suite d'un désaccord avec le régent, qui était un âne, un peu moins âne que les ministres qui servirent sous sa direction. D'ailleurs nous étions à la veille d'une autre révolution. À ce point de vue, et quoique ses idées fussent un peu brouillées, je devinai quel était le gouvernement de sa prédilection: un despotisme tempéré, non par des chansons, comme dit l'autre, mais par les panaches de la garde nationale. Je ne pus tout de même deviner s'il préférait le despotisme d'un seul au despotisme de trois, de trente ou de trois cents, Il opinait pour le développement de la traite, et l'expulsion des Anglais. Il aimait beaucoup le théâtre et aussitôt après son arrivée, il était allé au S. Pedro voir représenter un drame superbe, Marie-Jeanne, et une intéressante comédie, Kettly, ou le Tour de Suisse. Il avait aussi beaucoup aimé la Deperini dans Sapho ou Anna Bolena, il ne se souvenait plus bien. Et la Gandiani!... celle-là oui!... Il brûlait d'envie d'entendre Ernani, que sa fille chantait, en s'accompagnant au piano: Ernani, Ernani, involami... Et ce disant, il se levait et commençait à chantonner. Tout cela n'arrivait dans le Nord que comme un vague écho. Sa fille avait un grand désir d'entendre ces opéras! Elle avait une si jolie voix; et un goût! un goût! Quel délice de se retrouver à Rio. Il avait déjà parcouru toute la ville avec une avidité!... Que de souvenirs il y retrouvait! Parole!... en revoyant certains spectacles, les larmes lui montaient aux yeux. Mais jamais plus il ne remettrait le pied à bord. Il avait eu le mal de mer, comme tous les passagers du reste, à l'exception d'un Anglais. Que le diable emporte les Anglais! On ne fera rien qui vaille sans les expédier tout d'abord. Qu'est-ce que l'Angleterre pouvait bien nous faire? Qu'il trouvât quelques personnes de bonne volonté, et en une seule nuit, il se chargeait de l'expulsion de tous ces godemes... Grâce au ciel, il était patriote,—et il se battait la poitrine,—rien d'étonnant à cela; ça tenait de famille: il descendait d'un ancien capitaine très chauvin. Non, certes, il n'était pas le premier venu, et l'occasion échéante, il montrerait bien de quel bois se chauffent les gens tels que lui. Mais il se faisait tard: il était seulement venu me dire qu'on m'attendait sans faute à dîner. Nous aurions alors l'occasion de reprendre la conversation interrompue... Je le reconduisis jusqu'à la porte du salon. Il se retourna pour me dire qu'il sympathisait beaucoup avec moi. Je me trouvais en Europe à l'époque de son mariage. Il avait connu mon père, qui était un fier gaillard, et il s'était trouvé avec lui dans un bal fameux à Praia Grande... Il avait tant de choses à me dire! Mais nous nous retrouverions plus tard, car il était pressé de rapporter ma réponse à Cotrim. Il partit; je fermai la porte sur son dos.


XCIII. LE DÎNER

Quel supplice, ce dîner!... Heureusement que Sabine me donna pour voisine de table la fille de Damasceno, Mlle Eulalia ou plus familièrement Nha-lolo, jeune fille gracieuse et seulement un peu timide de prime abord. Elle était sans élégance, mais ses yeux superbes faisaient compensation. Ils n'avaient qu'un tort, celui de ne se détacher de moi que pour s'abaisser sur son assiette. Et Nha-lolo mangeait très peu... Après dîner, elle chanta. Sa voix était suave. Nonobstant le charme, je pris congé. Sabine m'accompagna jusqu'à la porte et me demanda comment je trouvais la fille de Damasceno.

—Comme ci comme ça.

—Extrêmement sympathique, pas vrai? Il lui manque un peu l'usage du monde. Mais quel cœur! c'est une perle: ça ferait une si gentille petite femme pour toi.

—Je n'aime pas les perles.

—Entêté! quand te décideras-tu à faire une fin? Tu commences pourtant à être mûr. Eh bien! mon cher, que tu le veuilles ou non, Nha-lolo sera ta femme.

Et ce disant, elle me donnait de petites tapes sur la joue, douce comme une colombe, mais pourtant intimant et résolue. Grand Dieu! était-ce là le motif de la réconciliation? Cette idée me contraria. Mais une voix mystérieuse m'appelait chez Lobo Neves. Je dis adieu à Sabine et à ses menaces.


XCIV. LA CAUSE SECRÈTE

—Comment allons-nous? ma chère petite maman.

À ces mots, Virgilia fit la moue, comme d'habitude. Elle se trouvait dans l'embrasure d'une croisée, en train de regarder la lune, et elle m'avait reçu gentiment. Mais quand je lui parlai de notre fils, elle fit la moue. Elle n'aimait pas ces allusions; mes caresses paternelles anticipées l'ennuyaient. Je la laissai en paix, car elle était alors pour moi une arche sainte, un vase d'élection. Je supposai d'abord que l'embryon, ce profil de l'inconnu, qui se projetait sur notre aventure, troublait la conscience de Virgilia. Mais non. Jamais elle n'avait été plus expansive, plus à son aise, moins préoccupée des autres et de son mari. Elle ne ressentait aucun remords. Je m'imaginai alors que cette grossesse était une pure invention, un moyen de m'attacher davantage, et dont elle se fatiguait à la longue. L'hypothèse était admissible: ma douce Virgilia mentait parfois avec tant de désinvolture!...

Ce soir-là, je compris qu'elle avait peur du dénouement, et qu'elle trouvait son état gênant. Ses premières couches avaient été laborieuses. Et cette heure cruelle, tissée de minutes de vie et de minutes de mort, lui faisait passer le frisson du condamné. Quant à la gêne, elle se impliquait de la privation de certaines habitudes de vie élégante. Ce devait être cela. Je le lui donnai à entendre, en la grondant un peu, au nom de mon autorité paternelle. Virgilia me regarda; puis elle détourna les regards avec un geste d'incrédulité.


XCV. FLEURS D'AUTAN

Où donc êtes-vous passées, fleurs du souvenir? Un soir, après quelques semaines de gestation, l'édifice de mes chimères paternelles s'écroula tout à coup. L'embryon s'en fut dans cet état où l'on ne saurait distinguer un Laplace d'une tortue. J'en eus la nouvelle par Lobo Neves. Il me laissa dans le salon, et accompagna le médecin jusqu'à la chambre de la mère frustrée dans ses espérances. Je m'accoudai à la fenêtre, les yeux fixés sur le jardin. J'y vis des orangers sans fleurs. Où donc étaient les fleurs d'antan?


XCVI. LA LETTRE ANONYME

Quelqu'un me toucha l'épaule. C'était Lobo Neves. Nous nous regardâmes un instant, muets et inconsolables. Je demandai des nouvelles de Virgilia; puis nous restâmes une demi-heure à causer. Sur ces entrefaites, on lui apporta une lettre. Il la lut, pâlit, et la ferma d'une main tremblante. Je crois lui avoir vu faire un geste comme s'il prenait son élan vers moi. Mais je n'en suis pas très certain. Par exemple, je me souviens fort bien que les jours suivants, il se montra à mon égard froid et taciturne. Enfin quelque temps après, Virgilia me raconta l'aventure, dans notre refuge de la Gamboa.

Son mari lui avait montré la lettre, dès qu'elle avait été rétablie. C'était un écrit anonyme, qui nous dénonçait. Il ne disait pourtant pas tout, et ne parlait point, par exemple, de nos rendez-vous. On se limitait à le prévenir contre notre intimité et à l'aviser des commentaires qu'elle soulevait. Virgilia lut la lettre avec indignation et s'écria que c'était une calomnie infâme.

—Calomnie? insista Lobo Neves.

—Infâme!...

Le mari respira. Mais il reprit la lettre, et chaque parole semblait faire un signe négatif, chaque lettre protestait contre l'indignation de Virgilia. Lobo Neves, qui était d'ailleurs un homme énergique, devint en ce moment la plus fragile des créatures. Peut-être vit-il en imagination l'opinion publique le fixer d'un regard sarcastique; peut-être une bouche invisible lui répéta-t-elle les railleries qu'il avait entendues ou prononcées naguère en semblable occurrence. Il insista auprès de sa femme pour qu'elle lui confessât tout, lui promettant un ample pardon. Virgilia comprit qu'elle était sauve. Elle s'indigna contre cette insistance, jura qu'elle n'avait jamais entendu de ma bouche que des paroles aimables et courtoises. La lettre anonyme devait être de quelque amoureux évincé. Elle en cita plusieurs: l'un l'avait poursuivie de ses insistances pendant des semaines; l'autre lui avait envoyé un billet. Elle citait des noms, des circonstances, cherchant à lire dans les regards de son mari: et elle termina en disant qu'elle me traiterait de telle sorte que je n'aurais plus envie de revenir.

J'écoutai tout cela un peu troublé, moins par la diplomatie dont il faudrait dorénavant faire preuve pour m'éloigner progressivement de la maison de Lobo Neves qu'en constatant la tranquillité morale de Virgilia, parfaitement exempte d'émotion, de crainte, de regrets et de remords. Virgilia remarqua ma préoccupation, me força à lever la tête, que j'avais penchée vers le sol, et me dit, non sans amertume: «Tu ne mérites pas les sacrifices que je fais pour toi.»

Je ne répondis pas. Il eût été oiseux de lui faire remarquer qu'un peu de désespoir et de terreur eût rendu à nos amours la saveur pimentée des premiers jours. Peut-être y fût-elle arrivée par artifice. Mais je me tus. Elle battait nerveusement le plancher. Je m'approchai d'elle; je la baisai au front. Elle recula comme sous le baiser glacé d'un défunt.


XCVII. ENTRE LA BOUCHE ET LE FRONT

Vous frémissez, lecteur,—ou en tous cas, vous devriez frémir. La dernière phrase a dû vous suggérer plusieurs réflexions. Vous voyez bien le tableau: dans une petite maison de la Gamboa, deux personnes qui s'aiment depuis longtemps; l'une s'incline vers l'autre pour la baiser au front, et l'autre recule comme au contact d'une bouche de cadavre. Dans le bref intervalle qui sépare la bouche du front, avant le baiser et après le baiser, il y a temps pour beaucoup de choses: le ressentiment, la défiance, ou tout simplement la pâle et somnolente salété...


XCVIII. SUPPRIMÉ

Nous nous séparâmes allègrement. Je dînai, réconcilié avec la situation. La lettre anonyme rendait à notre aventure le sel du mystère et le poivre du péril. Et quelle chance heureuse que Virgilia n'eût point perdu son sang-froid dans cette crise! Le soir, j'allai au théâtre São Pedro. On représentait un grand drame, où Estella faisait couler des pleurs. J'entre, je lance un coup d'œil sur les loges; j'aperçois dans l'une d'elles Damasceno et sa famille. Sa fille était mise avec plus d'élégance, et même avec un certain luxe: chose étonnante, car le père gagnait juste de quoi s'endetter. Et qui sait? peut-être était-ce là le motif.

J'allai leur rendre visite pendant l'entr'acte. Damasceno me reçut avec un flux de paroles, sa femme avec d'innombrables sourires. Quant à Nha-lolo, elle ne cessa plus de me regarder. Je la trouvai mieux que le soir du dîner. Je lui trouvai je ne sais quelle suavité éthérée, qui s'alliait à la beauté des formes terrestres (expression vague, et parfaitement en rapport avec un chapitre où tout doit être également vague). Et vraiment je ne sais comment exprimer ma parfaite béatitude auprès de la jeune fille, dans sa robe de bonne faiseuse, qui me donnait des démangeaisons de Tartuffe. En la voyant couvrir chastement le bas de ses jambes, je fis cette découverte que la nature avait prévu le vêtement, comme une condition nécessaire de la multiplication de l'espèce. La nudité habituelle, étant donnée la multiplicité des occupations et des soins de l'individu, tendrait à alourdir les sens et à retarder les désirs, tandis que le vêtement, en leurrant les sexes, les aiguise et les incite, et fait ainsi progresser l'humanité. Bienheureux usage qui nous a valu Othello et les transatlantiques.

J'ai bien envie de supprimer ce chapitre. La pente est dangereuse. Mais après tout, j'écris mes mémoires et non les tiens, paisible lecteur. Auprès de la gracieuse demoiselle, je me sentais en proie à une sensation double et indéfinissable. Elle exprimait parfaitement la dualité de Pascal: l'ange et la bête, à cette différence près que le janséniste n'admettait point la dualité des deux natures, tandis qu'ici, elles ne faisaient qu'un: l'ange qui disait des choses célestes, et la bête qui... Non, décidément, je supprime ce chapitre.


XCIX. DANS LA SALLE

Dans la salle, je rencontrai Lobo Neves, en train de causer avec quelques amis. Nous parlâmes de choses et d'autres, froidement, mal à l'aise. Mais dans l'entr'acte suivant, un peu avant le lever du rideau, nous nous retrouvâmes dans un corridor où il n'y avait que nous. Il vint à moi avec beaucoup d'affabilité, en souriant, en m'entraînant dans un des pas-perdus, il causa le plus tranquillement du monde. Je lui demandai des nouvelles de sa femme. Il me répondit qu'elle allait bien; puis il dévia la conversation vers des sujets généraux, expansif, presque gai. Devine qui voudra la cause de ces différentes attitudes. Je me dérobe à Damasceno, qui m'épie devant la porte de la loge.

Je n'entendis pas un traître mot de l'acte suivant. Étranger aux tirades des acteurs et aux applaudissements du public, je reconstituais dans mon fauteuil ma conversation avec Lobo Neves; je revoyais ses gestes, et je trouvai ma nouvelle situation enviable. La Gamboa suffisait. Des relations plus visibles ne servaient qu'à fomenter l'envie. Rigoureusement nous pouvions nous dispenser de nous voir journellement. C'était mettre l'absence au service de l'amour. D'ailleurs, à quarante ans sonnés, je n'étais rien, pas même simple électeur. Il était temps de me lancer, quand ce ne serait que pour l'amour de Virgilia, qui s'enorgueillirait de ma gloire... Je crois bien qu'en cet instant on applaudit dans le salle; mais je n'oserais l'affirmer, car je pensais à autre chose.

Ô multitude, dont je désirais l'attention jusqu'à ma mort, c'est ainsi que je me vengeais parfois de toi. Je laissais la foule bruire autour de moi, sans l'entendre, comme le Prométhée d'Eschyle au milieu de ses bourreaux. Ah! tu voulais m'enchaîner sur le rocher de la frivolité, de ton indifférence ou de ton agitation!... Chaînes fragiles, je vous rompais d'un geste de Gulliver. Il est banal d'aller songer dans un hermitage. Le voluptueux s'isole milieu d'un océan de gestes et de paroles de passions nerveuses et tendues. Il y décrète son absence, son indifférence, son inaccessibilité. Qu'importe que l'on dise lorsqu'il revient à lui, c'est-à-dire aux autres, qu'il tombe du monde de la lune? Qu'est-il après tout, ce monde lumineux et caché de notre cerveau, sinon l'affirmation dédaigneuse de notre liberté spirituelle? Vive Dieu! voilà une bonne fin de chapitre.


C. LE CAS PROBABLE

Si le monde n'était pas composé d'esprits inattentifs, il serait inutile de rappeler au lecteur que les lois que j'affirme sont vraiment indiscutables. Quant aux autres, je les laisse dans le domaine de la probabilité. L'une d'elles fera l'objet de ce chapitre, que je recommande à la lecture des personnes qui s'intéressent aux phénomènes sociaux. Il semble, et ce n'est pas improbable, qu'il existe entre les faits de la vie publique et ceux de la vie privée une certaine action réciproque, régulière et périodique,—ou pour user d'une image, c'est quelque chose qui ressemble aux marées de la plage du Flamengo ou d'autres également houleuses. Quand l'onde envahit le sable, elle le couvre, pour revenir ensuite sur elle-même couvre une force variable, et va grossir la vague nouvelle qui se comportera comme la première. Telle est l'image; voyons-en l'application.

J'ai dit ailleurs que Lobo Neves, nommé président d'une province, avait refusé sa nomination à cause de la date du décret: le 13. Ce fut un acte grave, dont la conséquence fut de séparer du ministère le mari de Virgilia. Ainsi l'antipathie pour un nombre produisit un phénomène de dissidence politique. Il nous reste à apprendre comment, longtemps après, un acte politique détermina dans la vie particulière une cessation de mouvement. La méthode employée dans ce livre ne permet pas de décrire immédiatement cet autre phénomène. Je me limite à déclarer que quatre mois après notre rencontre au théâtre, Lobo Neves se réconcilia avec le ministère. C'est un fait que le lecteur ne devra pas perdre de vue, s'il veut pénétrer toute la subtilité de ma pensée.


CI. LA RÉVOLUTION DALMATE

Ce fut Virgilia qui me donna des nouvelles de la volte-face de son mari. Un certain matin d'octobre, entre onze heures et midi, elle me parla de réunions, de conversations, d'un discours...

—De sorte que cette fois, te voilà baronne, interrompis-je.

Elle fit la moue en secouant la tête. Mais ce geste d'indifférence était démenti par quelque chose d'indéfinissable, par une expression de plaisir et d'espérance. Je ne sais trop pourquoi je m'imaginais que les lettres de noblesse pourraient la ramener à la vertu, non pas pour la vertu elle-même, mais par gratitude pour son mari. Car elle aimait cordialement la noblesse. Un des troubles les plus sérieux de notre intimité fut l'apparition d'un certain poseur de légation,—disons de la légation de Dalmatie—le comte B. V., qui lui fit la cour pendant trois mois. Ce noble authentique tourna la tête de Virgilia, qui d'ailleurs possédait la vocation diplomatique. Je ne sais trop ce que je serais devenu, sans la révolution de Dalmatie qui renversa le gouvernement et épura les ambassades. La révolution fut sanglante et formidable. Chaque malle d'Europe apportait des journaux qui transcrivaient les horreurs, comptaient les têtes coupées, jaugeaient le sang versé. Tout le monde frémissait d'horreur et de pitié. Moi, non. Je bénissais intérieurement cette tragédie, qui me tirait une épine du pied. Et puis, la Dalmatie est si loin.


CII. REPOS

Mais cet homme qui se réjouissait du départ d'un autre pratiqua quelque temps après... Non, je ne dirai rien pour l'instant; ce chapitre me reposera de mes ennuis. Une action grossière, basse, sans explication possible... je le répète, je ne conterai rien dans ce chapitre.


CIII. DISTRACTION

—Non, docteur, cela ne se fait pas; excusez ma franchise, mais cela ne se fait pas.

Combien elle avait raison, cette Dona Placida. Quel est l'homme bien élevé qui arrive au rendez-vous de la dame de ses pensées avec une heure de retard? J'entrai tout essoufflé. Virgilia était déjà partie. Dona Placida me conta qu'après avoir longtemps attendu, elle s'était irritée, qu'elle avait pleuré, qu'elle s'était promis de ne plus penser à moi, et un tas d'autres choses que notre hôtesse répétait avec des larmes dans la voix, en me suppliant de ne pas abandonner Yaya, ce qui serait vraiment trop injuste; car elle m'avait tout sacrifié. Je lui expliquai alors qu'un malentendu... Et ce n'en était pas un; il s'agissait tout simplement d'une distraction de ma part, causée par un bon mot, une anecdote, une conversation, n'importe quoi; une simple distraction.

Cette pauvre Dona Placida!... elle était vraiment désespérée. Elle allait de côté et d'autre, branlant la tête, soupirant bruyamment, regardant à travers la croisée. Avec quel art elle attifait, bichonnait et réchauffait notre amour! Quelle imagination fertile, pour nous rendre les heures agréables et brèves! fleurs, petits goûters,—les bons goûters d'un autre temps,—et des rires, et des caresses, rires et caresses qui augmentaient avec le temps, comme si elle voulait fixer notre aventure et lui rendre sa première jeunesse. Elle n'oubliait rien, notre bonne confidente et hôtesse, rien; ni le mensonge, car elle contait de l'un à l'autre des soupirs et des regrets qui n'avaient jamais existé; ni la calomnie, car elle m'attribua un beau jour une passion nouvelle.—«Tu sais bien que je serais incapable d'aimer une autre femme», dis-je à Virgilia quand elle me parla de cette prétendue infidélité. Cette seule phrase, sans autre protestation mit en poudre l'accusation de Dona Placida, qui en demeura toute triste.

Un quart d'heure après mon arrivée, je dis à Dona Placida:

—C'est bon. Virgilia reconnaîtra qu'il n'y a pas de ma faute... Voulez-vous lui porter de moi un billet tout de suite?

—Comme elle doit être triste, la pauvre! Certes, je ne désire la mort de personne; mais si vous vous mariez quelque jour avec Yaya, alors, oui, vous saurez quel ange elle est.

Je me souviens que je détournai le visage, et que je fixai le plancher. Je recommande ce geste à quiconque ne peut répondre promptement ou qui craint de regarder un interlocuteur en face. En semblable occurrence, certains ont l'habitude de réciter une strophe des Lusiades, d'autres sifflent n'importe quel air d'opéra. Je m'en tiens au geste que j'indique; il est simple, il exige moins d'efforts.

Trois jours plus tard, tout s'expliqua. Je suppose que Virgilia fut quelque peu étonnée, quand je lui demandai pardon des larmes que je lui avais fait verser en cette occurrence. Je ne me rappelle plus si, dans la suite, j'attribuai ces mêmes larmes à Dona Placida. Il se peut bien, en effet, que la bonne vieille ait pleuré en voyant Virgilia désappointée, et que, par un phénomène de vision, ses propres larmes lui aient paru tomber des yeux de Virgilia. Quoi qu'il en soit, tout fut expliqué, mais non pardonné, ni oublié. Virgilia me dit un certain nombre de choses peu aimables, me menaça de me quitter, et termina par l'éloge du mari. Celui-là, oui, était un homme supérieur, plein de dignité, délicat, affectueux et courtois; je n'allais pas à la hauteur de sa cheville. Elle disait tout cela, tandis qu'assis, les bras tombant sur les genoux, je regardais une mouche se promener sur le plancher, entraînant après elle une fourmi qui lui mordait une patte. Pauvre mouche! pauvre fourmi!

—Tu ne trouves rien à répondre? demanda Virgilia, en s'arrêtant devant moi.

—Que veux-tu que je te dise? Tu t'entêtes dans ta mauvaise humeur. Sais-tu ce que je crois? c'est que tu as assez de notre liaison, et que tu veux en finir...

—Justement!

Elle alla prendre son chapeau, tremblante et rageuse. «Adieu! Dona Placida», cria-t-elle. Ensuite, elle alla jusqu'à la porte, l'ouvrit, prête à partir. Je la saisis par la ceinture.

—Allons! voyons! Virgilia.

Elle s'efforça pour s'arracher à mon étreinte. Je la retins, je la suppliai de rester, d'oublier. Elle s'éloigna enfin de la porte, et elle alla tomber sur le canapé. Je m'assis auprès d'elle. Je lui dis des choses tendres, d'autres gracieuses; je m'humiliai devant elle. Je ne sais si nos lèvres se rapprochèrent à la distance de l'épaisseur d'un fil, ou moins encore; c'est matière à controverse. Je sais seulement que, dans son agitation, elle laissa tomber un de ses bijoux, et que je me penchai pour le ramasser. Au même moment la mouche et la fourmi y grimpèrent, l'une traînant l'autre. Alors, avec la délicatesse d'un homme de notre temps, je mis dans la paume de ma main ce couple mortifié. Je calculai la distance qui séparait ma main de la planète Saturne, et je me demandai en même temps quel intérêt je pouvais bien prendre à un épisode si insignifiant. Ne concluez pas que je fusse un barbare. Bien au contraire, je demandai à Virgilia une épingle pour séparer les deux bestioles. Mais la mouche, devinant mes intentions, ouvrit les ailes et s'envola. Pauvre mouche, pauvre fourmi! Et Dieu vit que cela était bon, comme disent les Écritures.


CIV. C'EST LUI

Je rendis l'épingle à cheveux à Virgilia. Elle l'enfonça dans ses cheveux, et s'apprêta à sortir. Il était tard; trois heures venaient de sonner. Tout était oublié et pardonné. Dona Placida, qui épiait l'occasion favorable pour que Virgilia pût sortir, ferma subitement la fenêtre, en s'écriant:

—Doux Jésus! voici le mari de Yaya!

Notre terreur fut courte, mais violente. Virgilia pâlit jusqu'à en devenir de la couleur de ses dentelles; et elle se réfugia dans la chambre à coucher. Dona Placida, qui avait fermé la porte de la rue, voulait aussi fermer la porte intérieure. Je me disposai à attendre Lobo Neves. Un instant après, Virgilia revint à elle, me poussa dans la chambre à coucher, et dit à Dona Placida de retourner à la fenêtre. La confidente obéit.

C'était lui. Dona Placida lui ouvrit la porte avec force exclamations de surprise.

—Vous ici! quel honneur pour la pauvre vieille! Entrez donc! Savez-vous qui est ici!... Bah! vous n'avez pas à deviner; vous venez la chercher... Voici votre mari, Yaya.

Virgilia, qui était dans un coin, se précipita vers lui. J'épiais par le trou de la serrure. Il entra lentement, pâle, froid, compassé, sans explosion, et promena un regard circulaire autour de la pièce.

—Quel miracle! dit Virgilia. Que viens-tu faire dans ces parages?

—Je passais par hasard. J'ai aperçu Dona Placida à la fenêtre, et je suis entré lui dire bonjour.

—Comme c'est aimable! interrompit celle-ci. Et puis l'on dira que personne ne s'occupe des vieilles gens. Mais vraiment, on dirait que Yaya est jalouse. Et, lui faisant force caresses, elle ajouta: C'est mon bon ange! elle n'oublie pas sa vieille Placida. Si bonne! tout le portrait de sa mère. Asseyez-vous donc, monsieur le docteur...

—Je n'ai qu'un instant...

—Tu rentres, dit Virgilia. Retournons ensemble.

—Allons!

—Donnez-moi mon chapeau, Placida.

—Le voici.

Dona Placida alla chercher un miroir, et le tint devant Virgilia, qui attachait les rubans, arrangeait ses cheveux, tout en parlant à son mari, qui ne répondait pas une parole. La bonne vieille bavardait sans trêve. C'était une façon de dissimuler le tremblement de tout son corps. Virgilia, le premier moment passé, était redevenue tout à fait maîtresse d'elle-même.

—Je suis prête, dit-elle. Adieu, Dona Placida, venez me voir.

L'autre promit, en ouvrant la porte.


CV. ÉQUIVALENCE DES FENÊTRES

Dona Placida ferma la porte, et tomba sur une chaise. Je sortis aussitôt de la chambre à coucher, et je fis deux pas dans la direction de la sortie, pour aller arracher Virgilia à son mari. Je le déclarai tout haut, et bien m'en prit car Dona Placida me retint aussitôt par le bras. Plus tard j'en arrivai à supposer que je n'avais parlé qu'à seule fin d'être retenu. Mais la simple réflexion démontre qu'après dix minutes d'angoisse dans la chambre à coucher, mon premier mouvement ne pouvait être que ce qu'il fut. C'est une conséquence de ma fameuse loi sur l'équivalence des fenêtres, que j'ai eu la satisfaction de découvrir et de formuler au chapitre LI. Il était nécessaire que je donnasse de l'air à ma conscience. La chambre à coucher avait les fenêtres fermées. J'en ouvris une autre, en faisant le geste de sortir, et je respirai.


CVI. JEUX PÉRILLEUX

Je respirai et je m'assis. Dona Placida faisait résonner les échos de ses exclamations et de ses plaintes. Je réfléchissais silencieusement s'il n'eût pas été plus prudent de laisser Virgilia dans la chambre à coucher et de demeurer moi-même dans le salon. Mais je réfléchis que c'eût été pis: c'était les soupçons confirmés, le feu mis aux poudres, une scène de sang, peut-être. Oui, les choses s'étaient bien passées. Mais ensuite? qu'allait-il arriver chez eux? Le mari tuerait-il la femme? se porterait-il à des voies de fait? l'enfermerait-il? la chasserait-il de sa présence? Toutes ces suppositions se présentaient l'une après l'autre à mon esprit, passant et repassant comme ces points obscurs qui parcourent le champ visuel des gens qui ont la vue malade ou fatiguée. Ils se succédaient tragiquement sans que je pusse saisir l'un ou l'autre et lui dire: «Est-ce toi? toi, et pas un autre?»

Soudain j'aperçois devant moi un fantôme C'était Dona Placida qui était allée dans sa chambre, avait revêtu sa mantille, et venait s'offrir pour aller jusque chez Lobo Neves. Je lui fis observer que c'était bien risqué. Il pouvait s'étonner d'une visite si imprévue.

—Tranquillisez-vous, me dit-elle; je saurai m'y prendre habilement. J'attendrai qu'il soit sorti.

Elle partit et je l'attendis en ruminant les conséquences possibles de sa démarche. En fin de compte, je jouais un jeu bien dangereux. Je me demandais s'il n'était pas temps de reprendre ma liberté. Je me sentais pris d'une velléité de mariage, d'un désir de canaliser ma vie. Pourquoi pas? Mon cœur pouvait encore explorer de nouvelles contrées. Je ne me sentais pas incapable d'un amour chaste, sévère et pur. En vérité, les aventures sont la partie torrentielle et vertigineuse de la vie, c'est-à-dire l'exception. J'étais las; je crois même que j'éprouvadéficit. Je remarquai la ligne de sa redingote, la blancheur de sa chemise, la propreté de ses bottines. Sa voix même, voilée naguère, paraissait avoir repris sa primitive sonorité. Mais je ne veux point le décrire. Si je parlais par exemple du bouton d'or qu'il portait à sa chemise et de la qualité du cuir de ses souliers, ce serait le commencement d'une longue description, que j'omets pour être bref. Sachez seulement que ces souliers étaient vernis. Sachez encore qu'il avait hérité quelques contos de reis d'un vieil oncle de Barbacena.

Qu'on me permette une comparaison: mon esprit était alors comme une espèce de volant; la narration de Quincas Borba était comme un coup de raquette qui le faisait s'envoler. Quand il était sur le point de tomber, le billet de Virgilia lui donnait une autre impulsion. Il descendait, et c'était alors l'épisode du Jardin public qui le recevait comme une autre raquette. Décidément, je n'étais pas né pour les situations compliquées. Ce va-et-vient de choses diverses me faisait perdre l'équilibre. J'avais envie d'empaqueter Quincas Borba, Lobo Neves, le billet de Virgilia, tous dans la même philosophie, et d'en faire présent à Aristote. D'ailleurs, elle était instructive, la narration de notre philosophe. J'admirais surtout le talent d'observation avec lequel il décrivait la gestation et la croissance du vice, les luttes intérieures, les lentes capitulations, l'accoutumance à la boue.

—Tenez, me dit-il, la première nuit que je passai sur l'escalier de l'église de S. Francisco, je dormis comme sur un lit de plumes: pourquoi? c'est que je tombai graduellement de la paille au plancher, de ma chambre au corps de garde, du corps de garde à la rue...

Il voulut finalement m'exposer son système philosophique. Je lui demandai d'ajourner sa dissertation.—«Je suis trop préoccupé, aujourd'hui, lui dis-je. Un autre jour. Je suis toujours chez moi.» Quincas sourit malicieusement; peut-être connaissait-il mon aventure. Mais il n'ajouta pas un mot, si ce n'est ces dernières paroles, en prenant congé:

—Réfugiez-vous dans l'Humanistisme; c'est le grand asile des esprits, l'éternel océan où je me suis plongé pour en arracher la vérité. Les Grecs la faisaient sortir d'un puits. Quelle mesquine conception! Un puits! C'est pour cela même qu'ils ne l'ont jamais rencontrée. Grecs, sous-Grecs, anti-Grecs, toute la longue série des générations s'est penchée sur le puits, pour en voir sortir la vérité qui ne s'y trouve pas. En a-t-on dépensé, des cordes et des seaux! Quelques audacieux descendirent au fond, et en retirèrent un crapaud. Je suis allé directement à la mer. Réfugiez-vous dans l'Humanitisme.


CVII. LE BILLET

«Il ne s'est rien passé, mais il se doute de quelque chose. Il est sérieux, il se tait. Maintenant, il vient de sortir. Il a seulement souri une fois à Nhonhô, après l'avoir longtemps regardé d'un air sombre. Je ne sais trop ce qui va arriver. Dieu veuille que rien de grave ne se produise. Beaucoup de prudence pour l'instant, beaucoup de prudence!»


CVIII. OÙ L'ON NE COMPREND PLUS BIEN

Et voici le drame, la pointe de drame shakespearien. Ce bout de papier griffonné, chiffonné est un document d'analyse, d'une analyse que je ne ferai ni dans ce chapitre, ni dans le suivant, ni peut-être dans tout le reste du livre. J'enlèverais sans doute ainsi au lecteur le plaisir de noter la froideur, la perspicacité et le courage qui se révèlent dans ces lignes tracées à la hâte, et de lire au travers la tempête et la fureur dissimulées, le désespoir qui se contraint et qui médite, l'ignorance de la solution finale dans la boue, dans le sang ou dans les larmes.

Quant à moi, si je vous disais que je relus le billet trois ou quatre fois ce jour-là, vous me croirez sans peine. Si je vous affirme que je le relus le jour suivant, avant et après le déjeuner, vous pouvez encore m'en croire, car c'est la vérité pure. Mais si je vous parle de mon émotion, mettez-la quelque peu en quarantaine, et ne l'acceptez que sous bénéfice d'inventaire. Ni alors, ni plus tard je ne pus discerner ce qui se passa en moi. C'était de la crainte, de la douleur, de la vanité, et ce n'en était pas. C'était de l'amour, sans amour, c'est-à-dire sans délire. Et tout cela donnait une combinaison complexe et vague, quelque chose que ni vous ni moi ne sommes capables de comprendre. Supposons dons que je n'aie rien dit.


CIX. LE PHILOSOPHE

On sait donc comment je relus la lettre, avant et après le déjeuner; cela revient à dire que je déjeunai; et j'ajouterai seulement que ce repas fut l'un des plus frugales de ma vie: un œuf, une tranche de pain, une tasse de thé. Je me souviens de ces menus détails, qui persistent dans ma mémoire d'où se sont enfuis tant d'événements importants. On pourrait en chercher la raison dans mon désastre même; mais le véritable motif fut la visite que Quincas Borba me fit ce jour-là. Il me dit que la sobriété n'était nullement nécessaire pour comprendre l'Humanitisme, et moins encore pour le mettre en pratique; que cette philosophie s'accommodait facilement avec les plaisirs de la vie, inclusivement ceux de la table, le spectacle et les amours. La frugalité, au contraire, pouvait indiquer une certaine tendance à l'ascétisme, qui est l'expression achevée de la bêtise humaine.

—Saint Jean, par exemple: quelle idée, de se nourrir de sauterelles dans le désert, au lieu d'engraisser tranquillement dans la ville, et de faire maigrir les pharisiens dans la synagogue!

Dieu me garde de raconter l'histoire de Quincas Borba, qui me fut d'ailleurs narrée tout entière en cette triste occurrence: une histoire longue, compliquée, mais intéressante. Et si je ne raconte point cette histoire, je me dispense aussi de dépeindre son aspect, très différent de celui que j'avais contemplé au Jardin public, Je me tais. Je dirai seulement que si les vêtements caractérisent l'homme encore plus que le visage, ce n'était plus Quincas Borba. C'était un magistrat sans hermine, un général sans uniforme, un négociant sans déficit. Je remarquai la ligne de sa redingote, la blancheur de sa chemise, la propreté de ses bottines. Sa voix même, voilée naguère, paraissait avoir repris sa primitive sonorité. Mais je ne veux point le décrire. Si je parlais par exemple du bouton d'or qu'il portait à sa chemise et de la qualité du cuir de ses souliers, ce serait le commencement d'une longue description, que j'omets pour être bref. Sachez seulement que ces souliers étaient vernis. Sachez encore qu'il avait hérité quelques contos de reis d'un vieil oncle de Barbacena.

Qu'on me permette une comparaison: mon esprit était alors comme une espèce de volant; la narration de Quincas Borba était comme un coup de raquette qui le faisait s'envoler. Quand il était sur le point de tomber, le billet de Virgilia lui donnait une autre impulsion. Il descendait, et c'était alors l'épisode du Jardin public qui le recevait comme une autre raquette. Décidément, je n'étais pas né pour les situations compliquées. Ce va-et-vient de choses diverses me faisait perdre l'équilibre. J'avais envie d'empaqueter Quincas Borba, Lobo Neves, le billet de Virgilia, tous dans la même philosophie, et d'en faire présent à Aristote. D'ailleurs, elle était instructive, la narration de notre philosophe. J'admirais surtout le talent d'observation avec lequel il décrivait la gestation et la croissance du vice, les luttes intérieures, les lentes capitulations, l'accoutumance à la boue.

—Tenez, me dit-il, la première nuit que je passai sur l'escalier de l'église de S. Francisco, je dormis comme sur un lit de plumes: pourquoi? c'est que je tombai graduellement de la paille au plancher, de ma chambre au corps de garde, du corps de garde à la rue...

Il voulut finalement m'exposer son système philosophique. Je lui demandai d'ajourner sa dissertation.—«Je suis trop préoccupé, aujourd'hui, lui dis-je. Un autre jour. Je suis toujours chez moi.» Quincas sourit malicieusement; peut-être connaissait-il mon aventure. Mais il n'ajouta pas un mot, si ce n'est ces dernières paroles, en prenant congé:

—Réfugiez-vous dans l'Humanistisme; c'est le grand asile des esprits, l'éternel océan où je me suis plongé pour en arracher la vérité. Les Grecs la faisaient sortir d'un puits. Quelle mesquine conception! Un puits! C'est pour cela même qu'ils ne l'ont jamais rencontrée. Grecs, sous-Grecs, anti-Grecs, toute la longue série des générations s'est penchée sur le puits, pour en voir sortir la vérité qui ne s'y trouve pas. En a-t-on dépensé, des cordes et des seaux! Quelques audacieux descendirent au fond, et en retirèrent un crapaud. Je suis allé directement à la mer. Réfugiez-vous dans l'Humanitisme.


CX. 31

Une semaine après, Lobo Neves fut nommé président d'une province. Je m'accrochai à l'espoir qu'il refuserait encore, si le décret portait la date du 13. Mais il fut signé un 31, et cette simple transposition de chiffres en élimina la substance diabolique. Singuliers ressorts de la vie!...


CXI. LE MUR

Comme j'ai pris l'habitude de ne rien dissimuler dans ces pages, je vais conter l'aventure du mur. Ils étaient alors sur le point de s'embarquer. En entrant chez Dona Placida, je vis un papier plié sur la table. C'était un billet de Virgilia. Elle me disait qu'elle m'attendait le soir, sans faute, dans le jardin. Et elle terminait par ces mots: «Le mur est assez bas du côté de l'impasse.»

Je fis un geste d'ennui. La lettre me parut excessivement audacieuse, dénuée de réflexion, et même ridicule. Ce n'était pas seulement chercher le scandale, c'était encore risquer les gorges chaudes. Je me vis franchissant le mur, tout bas qu'il fût, et appréhendé par un sergent de ville qui m'emmenait au corps de garde. Le mur était bas; et puis après? Virgilia avait perdu la tête; elle devait déjà s'être repentie depuis. Je regardai le morceau de papier: un morceau de papier froissé, mais inflexible. J'eus envie de le déchirer en trente mille morceaux, et de les jeter au vent, comme derniers vestiges de mon aventure. Je reculai à temps: l'amour-propre, la honte d'avoir fui, la crainte, je n'avais qu'à me soumettre.

—Vous pouvez lui dire que j'irai.

—Où donc? demanda Dona Placida.

—Où elle me dit de l'attendre.

—Mais elle n'a rien dit du tout.

—Eh bien! et ce papier?

Dona Placida ouvrit des yeux.

—Ce papier, je l'ai trouvé ce matin dans votre tiroir, et j'ai pensé que...

Je pressentis une singulière impression. Je relus le papier, je le parcourus de nouveau. C'était en vérité un vieux billet de Virgilia, reçu aux premiers temps de nos amours, et me conviant à une en revue qui m'avait, en effet, obligé à sauter le mur, un mur bas et discret. Je gardai le billet, et j'éprouvai une curieuse impression.


CXII. L'OPINION

Il était écrit que cette journée serait celle des événements à double entente. Quelques heures plus tard, je rencontrai Lobo Neves, rue d'Ouvidor, et nous parlâmes de sa présidence, et de la politique du moment. Il mit à profit la rencontre de la première personne de connaissance pour me quitter, avec force compliments. Je me rappelle qu'il paraissait contraint, mais faisait tous ses efforts pour dissimuler cette contrainte. Je crois, et je demande pardon à la critique si mon jugement est téméraire, je crois qu'il avait peur, non pas de moi ni de lui, ni du code, ni de sa conscience, mais peur de l'opinion. Je suppose que ce tribunal anonyme et invisible, dont chaque membre est à la fois accusé et juge, était la limite contre laquelle se butait la volonté de Lobo Neves. Peut-être n'aimait-il plus sa femme; peut-être son cœur était-il étranger à l'indulgence de sa conduite au cours des derniers incidents. Je crois, et de nouveau je fais ici appel à la bonne volonté de la critique, je crois qu'il se serait séparé de sa femme avec la même indifférence que le lecteur se sera séparé de certaines relations personnelles. Mais l'opinion, l'opinion qui aurait étalé sa vie à tous les carrefours, qui aurait ouvert une enquête et mis à jour toutes les circonstances, les antécédents, les inductions, les preuves, pour discuter le tout par le menu aux heures de causerie et de désœuvrement, cette opinion terrible, si avide des secrets d'alcôve, empêcha la dispersion de la famille. Elle rendit en même temps impossible la vengeance, qui ne pouvait avoir lieu sans la divulgation. Il ne pouvait me montrer du ressentiment sans aller jusqu'à la répudiation. Il dut donc feindre l'ignorance et, par déduction, les sentiments d'une autre époque à mon égard.

Il lui en coûta sans doute pendant les premiers temps; il lui en coûta énormément, j'en suis sûr. Mais le temps,—et c'est un autre point qui méritera je l'espère l'indulgence des penseurs,—le temps met des durillons sur la sensibilité et oblitère la mémoire des événements. Il était à supposer que les années émousseraient les épines, que l'éloignement des faits en adoucirait les contours, qu'une ombre de doute rétrospectif couvrirait la nudité de la réalité, enfin que l'opinion s'occuperait un peu moins de lui et serait détournée sur d'autres aventures. Le fils, devenu grand, satisferait les ambitions paternelles, et serait l'héritier de toutes ses affections. Tout cela, uni à l'activité externe, le prestige public, la vieillesse ensuite, puis la maladie, le déclin, la mort, un service funèbre, une notice biographique, et le livre de la vie s'achèverait sans une goutte de sang.


CXIII. LA SOUDURE

La conclusion, si toutefois il y en a une au chapitre antérieur, c'est que l'opinion est une excellente soudure des institutions domestiques. Il n'est pas impossible que je développe cette pensée avant d'achever ce livre. Mais il est possible aussi que je n'y revienne plus. Quoi qu'il en soit, l'opinion est une bonne soudure, aussi bien dans la famille qu'en politique. Quelques métaphysiciens bilieux la considèrent comme l'arbitre des gens médiocres et creux. Mais il est évident que, quand bien même une décision aussi extrême ne contiendrait pas sa propre condamnation, il suffirait de considérer les effets salutaires de l'opinion pour en conclure qu'elle est l'œuvre supérieure de la fine fleur du genre humain, c'est-à-dire de la majorité.


CXIV. FIN DE DIALOGUE

—Oui, demain. Tu viendras à bord?

—Es-tu folle? c'est impossible.

—Alors, adieu!

—Adieu!

—N'oublie pas Dona Placida. Va la voir de temps à autre. La pauvre! Elle est venue hier prendre congé de moi. Elle pleurait... elle me disait que je ne la verrai plus... C'est une bonne créature, n'est-il pas vrai?

—Certainement.

—Si nous nous écrivons, elle recevra les lettres. Maintenant, d'ici à...

—Deux ans, peut-être.

—Allons donc! Il dit qu'il va seulement présider aux élections.

—Oui. Alors à bientôt. Attention! on nous regarde.

—Qui?

—Là, sur le sofa. Séparons-nous.

—Si tu savais combien il m'en coûte!

—Oui; mais il le faut. Adieu, Virgilia.

—À bientôt donc. Adieu.


CXV. LE DÉJEUNER

Je n'assistai pas à son départ. Mais, à l'heure marquée, j'éprouvai quelque chose qui n'était ni de la douleur ni du plaisir, un mélange à doses égales de soulagement et de regrets. Que le lecteur ne s'irrite point de cette confession. Je sais bien que pour être agréable à sa fantaisie et faire vibrer ses nerfs, j'aurais dû souffrir un profond désespoir, verser des larmes, et ne pas déjeuner. Ce serait romanesque, mais non biographique. La vérité pure, c'est que je déjeunai comme tous les jours, nourrissant mon cœur du souvenir de mon aventure, et mon estomac des mets de M. Proudhon...

Vieillards de ma génération, vous souvenez-vous encore de ce maître cuisinier de l'hôtel Pharoux, qui, à en croire le patron de l'hôtel, avait servi chez Véry et Véfour, et aussi chez le comte Molé et chez le duc de la Rochefoucauld? Il était vraiment insigne. Lui et la polka firent à la même époque leur solennelle entrée à Rio... La polka, M. Proudhon, Tivoli, le bal des étrangers, le Casino, voilà quelques-uns de mes meilleurs souvenirs de ce temps-là. Mais les petits plats du chef étaient surtout délicieux.

Ce matin-là, on aurait dit que ce diable d'homme avait pressenti ma catastrophe. Jamais son art et son génie ne lui furent si propices. Quelle recherche des condiments, quelles chairs tendres, quelle ordonnance des plats! On dégustait avec la bouche, les yeux, le nez. Je n'ai pas gardé la note de ce jour-là; je sais qu'elle fut salée. Hélas! il me fallait enterrer magnifiquement mes amours. Ils s'en allaient en plein océan, dans l'espace et dans le temps, et je me retrouvais au coin d'une table, avec mes quarante et tant d'années, inutiles et vides. Elle pourrait bien revenir, comme elle revint en effet. Mais eux!... Hélas! qui s'aviserait de redemander au crépuscule du soir les effluves du matin?...


CXVI. PHILOSOPHIE DES FEUILLES MORTES

Cette fin de chapitre m'a tellement attristé que j'étais sur le point de ne plus écrire, de me reposer un peu, pour purger mon esprit de cette mélancolie, avant de continuer. Mais non: je ne veux pas perdre de temps.

Le départ de Virgilia me laissa une impression de veuvage. Les premiers jours, je restai chez moi, passant les heures comme Domicien, à enfiler des mouches, si toutefois Suétone n'a pas menti. Mais je les harponnais d'une façon particulière, avec les regards. Je les transperçais une à une au fond d'une grande salle, étendu dans un hamac, un livre ouvert entre les mains. C'était tout: regrets, ambitions, un peu d'ennui, et, par-dessus tout, beaucoup de rêverie. Mon oncle, le chanoine, mourut dans cet intervalle; item, deux cousins. Leur mort me laissa froid. Je les conduisis au cimetière comme on porte de l'argent en banque; que dis-je?... comme on porte des lettres à la poste. J'y collai le timbre, je les donnai au facteur, et je lui laissai le soin de les remettre en main propre. Ce fut à peu près à cette époque que naquit ma nièce Venancia, fille de Cotrim. Les uns naissaient, les autres mouraient; je continuai à vivre avec les mouches.

Parfois aussi, je m'agitais. Je retournais mes tiroirs; je retrouvais d'anciennes lettres, d'amis, de parents, de maîtresses, voire de Marcelina. Je les ouvrais toutes, je les relisais une à une et je revivais le passé. Lecteur ignare, si tu ne conserves pas tes lettres de jeunesse, tu ne connaîtras pas un jour la philosophie des feuilles mortes; tu ne connaîtras pas la jouissance de te revoir très loin dans une pénombre, avec un grand tricorne, des bottes de sept lieues et des barbes assyriennes, danser au son d'un accordéon anacréontique. Garde tes lettres de jeunesse.

Si le tricorne ne te sourit pas, j'emploierai l'expression d'un vieux marin, ami de Cotrim. Je dirai que si tu gardes tes lettres de jeunesse, tu auras l'occasion de «chanter une nostalgie»; c'est le nom que nos loups de mer donnent aux airs de la patrie, qu'ils entonnent en plein océan. Comme expression poétique, on ne saurait rien trouver de plus triste.


CXVII. L'HUMANITISME

Deux forces, et une troisième par-dessus le marché, m'incitaient à reprendre ma vie agitée: Sabine et Quincas Borba. Ma sœur poussa la candidature conjugale de Nha-Lolo d'une façon véritablement impétueuse. Quand je retombai en moi-même, je me trouvai presque avec la jeune fille dans les bras. Quant à Quincas Borba, il m'exposa son système philosophique de l'Humanitisme, destiné à ruiner tous les autres.

—Humanitas, disait-il, principe des choses, est l'homme lui-même distribué entre tous les hommes. Humanitas compte trois phases: la statique, antérieure à toute création; l'expansive, commencement des choses; la dispersive apparition de l'homme; et elle en comptera une autre encore, la contractive, absorption de l'homme et des choses. L'expansion, force vive de l'univers, suggéra à Humanitas le désir d'en jouir, et de là vient la dispersion, qui n'est que la multiplication personnifiée de la substance originelle.

Comme cette exposition ne me paraissait Pas assez claire, Quincas Borba me la développa d'une façon profonde, en m'indiquant les grandes lignes du système. Il m'expliqua que, par certains côtés, l'Humanitisme se reliait au Brahmanisme, qui distribue les hommes d'après les différentes parties du corps d'Humanitas dont ils procèdent. Mais ce qui dans la religion hindoue n'a qu'une étroite signification politique et théologique, devient dans l'Humanitisme la grande loi de la valeur personnelle. Ainsi, descendre de la poitrine ou des reins d'Humanitas, c'est-à-dire d'une forte souche, n'est pas la même chose que de descendre de ses cheveux ou du bout de son nez. De là vient la nécessité de cultiver la vigueur physique. Hercule fut un symbole anticipé de l'Humanitisme. Arrivé à ce point, Quincas Borba démontra que le paganisme aurait pu atteindre à la vérité, s'il ne s'était pas amoindri par la signification galante des mythes. Rien de cela n'arrivera avec l'Humanitisme. Dans cette église, il n'y a place ni pour les aventures faciles, ni pour les chutes, ni pour les tristesses, ni pour les allégresses puériles. L'amour, par exemple, est un sacerdoce; la reproduction, un rite. Comme la vie est le plus grand bienfait de l'univers, et qu'il n'y a pas de mendiant qui ne préfère la misère à la mort, ce qui est un délicieux influx d'Humanitas, il s'ensuit que la transmission de la vie, loin d'être un passe-temps galant, est l'heure suprême de la vie spirituelle. Car il n'y a vraiment au monde qu'un seul malheur: c'est de ne pas y venir.

—Imagine, par exemple, que je ne sois point né, continua Quincas Borba. Il est certain que je n'aurais pas en ce moment le plaisir de causer avec toi, de manger ces pommes de terre, d'aller au théâtre, et pour tout dire en un mot, de vivre. Note bien que je ne fais pas de l'homme un simple véhicule d'Humanitas. Non: il est à la fois véhicule, cocher et voyageur. Il est la réduction du propre Humanitas. C'est donc une nécessité de s'adorer soi-même. Veux-tu une preuve de la supériorité de mon système? Regarde l'envie. Il n'y a pas un seul moraliste, grec ou turc, chrétien ou musulman, qui ne tempête contre le sentiment de l'envie. L'accord est universel, depuis les champs de l'Idumée jusqu'au sommet de la Tijuca. Fort bien; laisse là maintenant les vieux préjugés, oublie les vieux oripeaux de la rhétorique, et étudie de sang-froid l'envie, ce sentiment si subtil et si noble. Chaque homme étant une réduction d'Humanitas, il est clair qu'aucun homme ne peut être fondamentalement l'ennemi d'un autre homme, quelles que soient les apparences contraires. Ainsi, par exemple, le bourreau qui exécute un condamné peut exciter la vaine clameur des poètes; mais en substance, il n'est autre chose qu'Humanitas corrigeant Humanitas pour une infraction de la loi d'Humanitas. J'en dirai autant d'un individu qui en étripe un autre. C'est une manifestation des forces d'Humanitas. Rien n'empêche, et il y a des exemples de semblables coïncidences, qu'il ne soit à son tour étripé. Si tu m'as bien compris, tu verras que l'envie n'est autre chose que l'admiration de la lutte, qui est la grande fonction du genre humain. Tous les sentiments belliqueux sont les plus appropriés à son bonheur. D'où je conclus que l'envie est une vertu.

Je ne nierai pas que j'étais stupéfait. La clarté de l'exposition, la logique des principes, la rigueur des conséquences, tout cela m'apparaissait supérieurement élevé, et je dus me taire pendant quelques minutes pour prendre le temps de digérer cette philosophie nouvelle. Quincas Borba dissimulait mal son air de triomphe. Il avait une aile de poulet dans son assiette, et la mangeait avec une philosophique sérénité. Je lui fis encore quelques objections, mais si faibles qu'il les réduisit aussitôt à néant.

—Pour bien comprendre mon système, me dit-il, il ne faut jamais oublier que le principe universel est réparti entre tous les hommes, et résumé en chacun d'eux. Regarde: la guerre, qui semble une calamité, est une opération congrue, comme qui dirait un claquement des doigts d'Humanitas. La faim (et ce disant il mâchait philosophiquement son aile de poulet), la faim est une preuve qu'Humanitas sait dominer ses propres viscères. Mais je ne veux point d'autre preuve de la sublimité de mon système que ce poulet lui-même. Il s'est nourri de maïs qui fut planté par un noir importé du fin fond de l'Afrique: d'Angola par exemple. Le négrillon naquit, poussa, fut vendu et mis à bord d'un navire, construit avec des planches provenant d'arbres coupés dans la forêt par dix ou douze hommes, et poussé par des voiles tissées par d'autres hommes, sans parler des cordages et des autres parties de l'appareil nautique. Ainsi, ce poulet que je viens de déguster est le résultat d'une multitude d'efforts et de luttes, exécutés à seule fin d'assouvir mon appétit.

Entre la poire et le fromage, Quincas Borba me démontra encore que son système tendait à la destruction de la douleur. La douleur, suivant la théorie de l'Humanitisme, est une pure illusion. Quand l'enfant est menacé d'un bâton, il ferme les veux et tremble, avant même d'avoir été frappé. Cette prédisposition est ce qui constitue la base de l'illusion humaine, héritée et transmise. L'adoption du système n'est certainement pas suffisante pour en finir avec la douleur, mais elle est indispensable. Le reste est la naturelle évolution des choses. Une fois que l'homme se sera bien compénétré de cette vérité qu'il est le propre Humanitas, il n'aura qu'à remonter en pensée jusqu'à sa substance originelle pour éviter toute sensation douloureuse. Mais c'est là une évolution si décisive qu'on peut bien lui assigner quelques milliers d'années.

Quelques jours après, Quincas Borba me lut son œuvre tout entière. Elle tenait en quatre volumes manuscrits, de cent pages chacun, contenant force citations latines, et écrits d'une écriture très fine. Le dernier se composait d'un traité de la politique fondée sur l'Humanitisme. C'était la partie la plus aride du système, mais conçue avec une formidable logique. Sa société réorganisée n'éliminait ni la guerre, ni l'insurrection, ni le simple coup de poing, ni le coup de couteau anonyme, ni la misère, ni la maladie, ni la faim. Mais comme tous ces fléaux supposés ne sont que des erreurs de l'entendement, il est clair que leur existence ne doit pas troubler la félicité humaine; car ce sont de simples effets externes de la substance interne, destinés à n'influer sur l'homme que pour rompre la monotonie universelle. Mais quand bien même ces fléaux (chose radicalement fausse d'ailleurs) pourraient continuer à correspondre dans l'avenir à la mesquine conception des temps passés, le système n'en serait nullement détruit, et pour deux motifs: 1° parce qu'Humanitas étant la substance créatrice et absolue, chaque individu doit éprouver le plus intense délice à se sacrifier aux principes dont il descend; 2° parce que, dans ce cas extrême, le pouvoir de l'homme sur la terre ne serait point diminué, l'univers ayant été créé pour sa plus grande récréation, avec les étoiles, la brise, les dattes et la rhubarbe. «Pangloss, me dit-il en fermant le livre, n'était pas aussi sot que l'a peint Voltaire.»


CXVIII. LA TROISIÈME FORCE

Mon troisième motif d'action était le désir de briller, et surtout l'impossibilité de vivre seul. La multitude m'attirait, je m'enivrais des applaudissements. Si l'idée de l'emplâtre m'était venue en ce temps-là, qui sait? je ne serais peut-être pas mort tout de suite, et je serais devenu célèbre. Mais je n'eus pas l'idée de l'emplâtre. Et je ne pus résister au désir de m'agiter dans un milieu quelconque pour une chose quelconque, et une fin quelconque.


CXIX. PARENTHÈSE

Je veux consigner ici, entre parenthèses, une demi-douzaine de maximes choisies parmi celles que j'écrivis en grand nombre à cette époque. Ce sont des bâillements d'ennui. Elles peuvent servir d'épigraphe aux discours de gens qui manqueraient de titres.

On supporte toujours patiemment la colique du prochain.

Nous tuons le temps; il nous enterre.

Un cocher philosophe avait l'habitude de dire que le plaisir d'aller en voiture serait considéré comme bien médiocre, si tout le monde avait la sienne.

Aie confiance en toi; mais ne doute point toujours des autres.

Comment est-il possible qu'un peau-rouge se perce la lèvre pour y introduire un simple morceau de bois?

Cette réflexion est d'un bijoutier.

Ne t'irrite pas si l'on oublie tes bienfaits: il vaut mieux tomber des nues que d'un troisième étage.


CXX. COMPELLE INTRARE

Oui, mon cher, que tu le veuilles ou non, maintenant tu te marieras, me dit un jour Sabine. Garçon, sans enfants, quel bel avenir!

Sans enfants!... l'idée d'en avoir me fit sursauter. Une fois encore, le fluide mystérieux me parcourut tout entier. Oui, je devais être père. La vie de garçon a sans doute ses avantages, mais ils sont précaires, et on les achète au prix de solitude. Mourir sans enfants! non, c'était impossible. J'étais prêt à tout, même à l'alliance avec Damasceno. Sans enfants!... comme j'avais grande confiance en Quincas Borba, je j'allai voir, et lui exposai les mouvements intimes de ma paternité. Le philosophe m'écouta avec enthousiasme. Il me déclara qu'Humanitas s'agitait en moi. Il m'encouragea au mariage. C'était quelques convives de plus qui battaient à la porte de la vie, etc. Compelle intrare, comme disait Jésus. Et il ne me laissa point sortir sans m'avoir préalablement démontré que l'apologue évangélique était une prophétie de l'Humanitisme, mal interprétée par les prêtres.


CXXI. EN DESCENDANT LA COLLINE

Au bout de trois mois, tout allait comme sur des roulettes. Le fluide, Sabine, les jolis yeux de la jeune fille, la bonne volonté du père, tout cela, dans une même impulsion, me conduisait au mariage. Le souvenir de Virgilia venait de temps à autre battre à ma porte, conduit par un diable tout noir, qui me présentait un miroir, dans lequel je voyais au loin Virgilia baignée de larmes. Mais aussitôt, un autre diable rose me présentait un second miroir, où se reflétait l'image de Nha-Lolo, tendre, lumineuse, angélique.

Je ne parle pas du poids des ans, car je ne le sentais pas. J'ajouterai même que ce poids, je m'en débarrassai un certain dimanche que j'allai entendre la messe à la chapelle de Livramento avec Nha-Lolo et son père. Comme Damasceno habitait aux Cajueiros, je les accompagnais souvent à l'église. La colline n'était pas encore édifiée, sauf le vieux palais du sommet où se trouvait la chapelle. Or, un dimanche, tandis que je descendais la côte avec Nha-Lolo à mon bras, je ne sais par quel miracle, je laissai ici deux années, là quatre, plus loin cinq, de sorte qu'en arrivant en bas, je me trouvai n'avoir plus que vingt-cinq ans et tout l'enthousiasme de cet âge.

Maintenant, si vous désirez savoir comment se produisit ce phénomène, vous n'avez qu'a lire ce chapitre jusqu'à la fin. Nous venions d'entendre la messe. Au beau milieu de la colline, nous rencontrons un groupe d'hommes. Damasceno, qui marchait à côté de nous, comprit de quoi il s'agissait, et se précipita. Nous l'imitâmes. Et voici ce que nous vîmes: des hommes de tout âge, de toutes les couleurs et de toutes les tailles, les uns en manches de chemise, d'autres en jaquette, d'autres enfouis dans des redingotes fripées, en des attitudes diverses, les uns à califourchon, d'autres les mains appuyées sur les genoux, d'autres assis sur des pierres, ceux-là appuyés à un mur, et tous les yeux fixés vers le même centre, et l'âme coulant à travers les prunelles.

—Qu'est-ce là? demanda Nha-Lolo.

Je lui fis signe de se taire; je lui ouvris un chemin avec adresse, et tous me cédèrent le pas, sans que personne nous remarquât d'une façon positive, tant le même objet attirait les regards. C'était un combat de coqs. Je vis les deux combattants, avec leurs éperons aigus, leur œil sanglant et leur bec pointu. L'un et l'autre agitaient leurs crêtes pourprées. Leurs poitrines étaient déplumées et vermeilles. Ils tombaient de fatigue. Mais ils luttaient tout de même, croisant leurs regards, le bec en haut, le bec en bas, estocade par-ci, estocade par-là, vibrants et rageurs. Damasceno perdit la notion de tout. L'univers entier, sauf le lieu du combat, disparut à ses regards. J'avais beau lui dire qu'il était temps de partir, il ne répondait pas, n'entendait pas, tout à l'émotion du duel. C'était une de ses passions.

Soudain, Nha-Lolo me tira par le bras, en me disant qu'elle voulait partir. J'obéis, et nous descendîmes. J'ai déjà dit que la colline était inhabitée. J'ai dit aussi que nous revenions de la messe, et comme je n'ai point parlé de la pluie, il est clair qu'il faisait un temps excellent et un délicieux soleil, et fort: si fort que j'ouvris aussitôt mon parapluie; et, le tenant par le milieu du manche, je l'inclinai de façon que j'ajoutai une page à la philosophie de Quincas Borba: Humanitas baisa Humanitas... C'est ainsi que je semai les années tout le long du chemin.

Après être descendus, nous nous arrêtâmes quelques minutes, en attendant Damasceno. Il arriva, quelques minutes plus tard, entouré de parieurs qui commentaient les péripéties du combat. L'un d'eux, le trésorier des paris, distribuait de vieilles notes de dix tostons, que les gagnants recevaient avec une vive allégresse. Quant aux coqs, ils venaient dans les bras de leurs respectifs propriétaires. L'un avait la crête si sanglante et si endommagée, que je le considérait tout de suite comme le vaincu. Mais non, le vaincu, c'était l'autre qui n'avait plus de crête du tout. Tous deux ouvraient le bec, respirant avec peine, et se trouvaient sur le flanc. Les parieurs au contraire venaient contents, malgré les fortes émotions de la lutte. On faisait la biographie des lutteurs, on remémorait leurs prouesses. Nous continuâmes notre route, moi gêné, Nha-Lolo plus gênée encore.


CXXII. UNE INTENTION TRÈS FINE

Ce qui vexait Nha-Lolo, c'était l'attitude de son père. La facilité avec laquelle il était entré dans l'intimité des joueurs mettait en relief ses anciennes habitudes et affinités sociales, et Nha-Lolo craignait qu'un tel beau-père ne me fît rougir. Elle s'étudiait, elle m'étudiait; elle se transformait. La vie élégante et polie l'attirait parce qu'elle lui paraissait le moyen le plus sûr de mettre nos deux personnes en parfaite harmonie. Elle observait, imitait et devinait. En même temps, elle faisait un effort pour dissimuler la vulgarité de sa famille. Ce jour-là, l'algarade paternelle l'attrista profondément. Son abattement était si visible et si expressif que j'en arrivai à attribuer à Nha-Lolo l'intention positive de séparer dans mon esprit sa propre cause de celle de l'auteur de ses jours. Ce sentiment me parut d'une grande élévation. C'était une affinité de plus entre nous.

—Décidément, me dis-je, je vais arracher cette fleur à ce bourbier.


CXXIII. LE VRAI COTRIM

Nonobstant mes quarante et quelques années, je crus, avant de décider mon mariage, devoir demander conseil à Cotrim, car j'aimais l'harmonie dans la famille. Il m'écouta, et me répondit très sérieusement qu'il n'émettait point d'opinion quand il s'agissait de ses parents. On aurait pu le trouver suspect, si par hasard il louait les rares qualités de Nha-Lolo. Il préférait donc se taire. Bien plus, il ne doutait pas qu'elle n'éprouvât pour moi une réelle passion; et cependant, si elle le consultait, il ne me cachait pas que sa réponse serait négative. Il n'éprouvait à mon égard aucune haine; il appréciait mes bonnes qualités,—il les louait sans cesse, et c'était justice,—et quant à Nha-Lolo, jamais il n'émettrait le moindre doute sur ses excellentes aptitudes au mariage. Mais de là à conseiller une union matrimoniale il y avait un abîme.

—Je m'en lave les mains, conclut-il.

—Mais vous me disiez l'autre jour que je devrais me marier au plus tôt.

—Ça, c'est une autre question. Je trouve qu'il est indispensable que l'on se marie, surtout quand on a des ambitions politiques. Le célibat, pour l'homme politique, est un rémora. Mais quant à la fiancée, je ne puis, ni ne veux, ni ne dois donner d'opinion; il y va de mon honneur. Je crois que Sabine a excédé les limites, en vous faisant certaines confidences, d'après ce qu'elle m'a dit. Mais dans tous les cas, elle n'est que tante par alliance de Nha-Lolo, tandis que moi, je suis son oncle pour de vrai. Tenez... mais non... Je ne dis rien...

—Parlez donc.

—Non, je ne dis rien...

Les gens qui ne connaissent pas le caractère férocement honorable de Cotrim trouveront peut-être son scrupule excessif. Moi-même je m'étais montré injuste à son égard durant les années qui suivirent l'inventaire paternel. Je reconnais aujourd'hui qu'il a été à cet égard la perfection même. On le taxait d'avarice, et je crois qu'on avait raison. Mais l'avarice est à peine l'exagération d'une vertu, et les vertus sont comme les budgets: mieux vaut qu'il y ait solde que déficit. Comme il était très sec dans ses manières, ses ennemis l'accusaient d'être barbare. On pouvait bien alléguer qu'il faisait fréquemment fustiger ses esclaves jusqu'au sang. Mais outre qu'il ne faisait fouetter que les pervers et les fuyards, il faut dire à sa décharge qu'ayant fait pendant longtemps la contrebande de l'ébène, il s'était habitué à traiter les nègres avec plus de brutalité qu'il ne conviendrait peut-être; on ne peut en tous cas honnêtement attribuer au naturel d'un individu ce qui est un pur résultat des relations sociales. La preuve que Cotrim avait des sentiments, c'est la douleur qu'il éprouva, quelques mois plus tard, quand il perdit sa fille Sara; et cette preuve est irréfutable. Il était trésorier d'une confrérie, et affilié à différents tiers ordres, ce qui ne concorde guère avec sa réputation d'avarice. Il est vrai qu'il tirait parti de son sacrifice; la confrérie dont il avait été dignitaire commanda son portrait à l'huile. Il avait bien ses petits défauts: par exemple il faisait publier dans tous les journaux les œuvres de bienfaisance qu'il pratiquait; mais il se disculpait en disant que les bonnes actions sont contagieuses quand elles sont rendues publiques; et l'on ne saurait le nier. Je crois même, et en cela je fais son éloge, que de temps à autre, il ne pratiquait le bien qu'à seule fin d'éveiller la philanthropie d'autrui. Et dans ce cas, il faut bien reconnaître que la publicité était une condition sine qua non. En somme, il pouvait bien devoir des attentions, mais pas un sou à qui que ce soit.


CXXIV. POUR SERVIR D'INTERMÈDE

Qu'y a-t-il entre la vie et la mort? l'épaisseur d'un fil. Et cependant, si je n'écrivais ce chapitre, le lecteur souffrirait un choc assez préjudiciable à la bonne tenue de ce livre. Passer d'un portrait à une épitaphe peut être réel et banal. Mais le lecteur ne se réfugie dans le livre que pour échapper à la réalité des choses. Je ne dis pas que cette pensée soit la mienne; je dis qu'il y a là une dose de vérité, et que la forme au moins en est pittoresque.


CXXV. EPITAPHE

CI-GIT

EULALIA DAMASCENA DE BRITO

MORTE

À L'ÂGE DE DIX-NEUF ANS

PRIEZ POUR ELLE.


CXXVI. DÉSOLATION

L'épitaphe dit tout. Inutile après cela de narrer la maladie de Nha-Lolo, sa mort, l'enterrement et le désespoir de la famille. Elle mourut pendant la première épidémie de fièvre jaune. Je l'accompagnai jusqu'à sa demeure dernière, et lui dis adieu, tristement, mais l'œil sec. J'en conclus que peut-être je n'avais pas pour elle un réel amour.

Voyez maintenant à quel excès peut porter le manque de réflexion. Je clamai contre l'épidémie, qui, frappant à tort et à travers, emportait ainsi une jeune fille qui aurait dû être ma femme. Je ne comprenais nullement la nécessité de l'épidémie, et moins encore la nécessité de cette mort. Je crois bien qu'elle me parut plus absurde même que celle de tant d'autres gens. Mais Quincas Borba m'expliqua que les épidémies, bien que désastreuses pour un certain nombre d'individus, ont des avantages pour l'espèce. Il me fit remarquer que, dans leur horreur, elles offrent un notable avantage: la survivance du plus grand nombre. Il me demanda si, au milieu du deuil général, je n'éprouvais aucun secret délice d'avoir échappé aux fureurs de la peste. Mais cette demande était si insensée que je ne jugeai pas devoir y répondre.

Puisque je ne parle pas de la mort de Nha-Lolo, je passerai aussi sous silence la messe du septième jour. La tristesse de Damasceno était profonde. Ce pauvre homme paraissait une ruine. Quinze jours après, je le rencontrai. Il était toujours inconsolable, et il disait que la grande douleur qui lui était infligée par Dieu se compliquait encore de celle que lui avaient infligée les hommes. Il n'ajouta rien de plus. Mais, trois semaines plus tard, il revint sur le même sujet, et me confessa qu'au milieu de cet irréparable désastre, il avait espéré l'appui moral de ses amis. Or douze personnes, presque toutes amis de Cotrim, avaient accompagné jusqu'au cimetière les restes de sa fille chérie. Et il avait envoyé quatre-vingts invitations. Je lui fis observer que, dans presque toutes les familles, il y avait des victimes, ce qui devait faire excuser ce manque apparent d'égards.

—On m'a abandonné, gémit-il.

Cotrim, qui était présent, objecta:

—Vos vrais amis étaient là. Les autres seraient venus par simple formalité, et tout le temps ils eussent parlé de l'inertie du gouvernement, des panacées du droguiste, du prix des maisons, et d'un tas d'autres choses.

Damasceno l'écouta en silence, secoua une autre fois la tête et soupira:

—Ils auraient bien pu venir tout de même.


CXXVII. FORMALITÉS

C'est une grande chose que d'avoir reçu du ciel avec quelque sagesse, le don de trouver les relations des choses, la faculté de comparaison et le don de tirer des conséquences. J'ai eu cette distinction psychique. Je m'en félicite encore du fond de mon sépulcre.

De fait, l'homme vulgaire qui eût entendu la dernière réflexion de Damasceno ne s'en fût pas souvenu, en voyant, quelque temps après, six dames turques représentées sur une gravure. Mais moi, je m'en souvins. C'étaient six dames de Constantinople, vêtues à la moderne, en costume de ville, la face voilée, non pas d'une étoffe épaisse, mais d'un voile transparent et léger, qui feignait de découvrir seulement les yeux, et en réalité découvrait la face tout entière. Et je trouvai quelque ironie à cette coquetterie fine des musulmanes qui, pour se soumettre à une longue tradition, se couvrent le visage, mais sans cacher leurs traits ni dissimuler leur beauté. Apparemment, qu'y a-t-il de commun entre les dames turques et Damasceno? rien. Mais si tu as un esprit profond et pénétrant (et je doute fort que tu me déclares le contraire), tu comprendras que, dans l'un et l'autre cas, l'on voit poindre le bout de l'oreille d'une inséparable et douce compagne de tout homme sociable.

Aimable Formalité, tu es le baume des cœurs, la médiatrice des hommes, le lien qui unit la terre et le ciel. Tu sèches les larmes d'un père, tu obtiens l'indulgence d'un prophète. Si la douleur s'apaise et si la conscience devient accommodante, à qui, sinon à toi, doit-on cet immense avantage? L'estime qui passe devant nous avec le chapeau sur la tête ne dit rien à notre âme; mais l'indifférence qui salue y laisse une délicieuse impression. Continue donc à vivre, aimable Formalité, pour la tranquillité de Damasceno et la gloire de Mahomet.


CXXVIII. À LA CHAMBRE

Notez bien que cette gravure turque, je ne la vis que deux ans plus tard à la Chambre des députés, au milieu d'un grand chuchotement de voix, tandis qu'un orateur discutait les conclusions de la commission du budget. J'étais alors moi-même député. Pour ceux qui ont lu ce livre, il est inutile de dire ma satisfaction, et il serait également oiseux de le dire pour les autres. J'étais député, et je vis la gravure turque, tandis qu'appuyé sur le dossier de mon fauteuil j'écoutais un voisin qui contait une histoire, en en regardant un autre qui faisait sur le revers d'une carte de visite le portrait de l'orateur. Cet orateur n'était autre que Lobo Neves. L'onde de la vie nous avait jetés sur le même rivage, lui contenant son ressentiment, et moi avec l'obligation de dissimuler mes remords. Et j'emploie la forme suspensive, dubitative ou conditionnelle parce qu'en réalité je ne dissimulais rien du tout, si ce n'est mon ambition d'être ministre.


CXXIX. SANS REMORDS

Non vraiment, je n'avais aucun remords.

La première fois que je pus parler à Virgilia après la présidence, ce fut dans un bal, en 1855. Elle portait un superbe vêtement de gourgouran de couleur bleue, et présentait aux lumières la même paire d'épaules qu'autrefois. Elle n'avait plus la fraîcheur de la première jeunesse, loin de là; mais elle était encore fort belle, d'une beauté automnale rehaussée par la nuit. Nous causâmes longtemps, sans allusion au passé. Nous sous-entendions simplement: une parole vague, un regard, et c'était tout. Quand elle partit, j'allai la voir descendre les escaliers, et je ne sais par quel phénomène de ventriloquie cérébrale (que les philologues me pardonnent cette phrase barbare), je murmurai cette parole profondément rétrospective: «Magnifique!»

Si je possédais un laboratoire, j'inclurais dans ce livre un chapitre de chimie, où je décomposerais le remords en ses derniers éléments, avant de décider pourquoi Achilles promenait autour de Troie le cadavre de son adversaire, tandis que lady Macbeth promenait autour d'une salle de son palais sa manche tachée de sang. Mais je n'ai pas plus de laboratoire que je n'avais de remords. Je désirais tout simplement être ministre. En tous cas, avant de terminer ce chapitre, je dirai que je n'aurais voulu être ni Achilles ni lady Macbeth. Mais s'il m'avait fallu absolument choisir, j'aurais tout de même préféré traîner le cadavre que la souillure. J'y aurais gagné une ovation, les supplications de Priam, et une jolie réputation militaire et littéraire. Mais ce que j'écoutais, c'était le discours de Lobo Neves et non les supplications de Priam; et je n'avais pas de remords.


CXXX. UNE CALOMNIE

Comme j'achevais de pousser cette exclamation intérieure, par mon procédé de ventriloquie cérébrale (et elle était l'expression d'une simple opinion et nullement d'un remords), je sentis quelqu'un qui me battait sur l'épaule. Je me retournai. C'était un de mes anciens camarades, officier de marine, jovial, un peu sans-façons. Il sourit malicieusement et me dit:

—Ah! vieux paillard! ce sont des souvenirs du passé, hein!

—Vive le passé!

—Naturellement tu as été réintégré dans tes anciennes fonctions.

—Veux-tu bien te taire! lui dis-je en le menaçant du doigt.

Je confesse que ce dialogue était fort indiscret, principalement en ce qui concerne ma réponse. Et je le confesse avec d'autant plus de plaisir que les femmes ont la réputation d'être indiscrètes, et je ne voudrais pas terminer ce livre sans rectifier cette injuste notion de l'esprit humain. En matière d'aventures amoureuses, j'ai trouvé des hommes qui souriaient ou niaient maladroitement d'une façon évasive et monosyllabique, tandis que leurs complices auraient juré sur les Saints Évangiles qu'on les calomniait. La raison de cette différence, c'est que la femme, à part l'hypothèse du chapitre CI et dans quelques autres cas, se livre par amour qu'il s'agisse de l'amour-passion de Stendhal ou de l'amour purement physique de quelques dames romaines, voire même polynésiennes, lapones, cafres, ou de n'importe quelle autre race civilisée. Mais l'homme, je parle de l'homme d'une société cultivée et élégante, l'homme unit toujours sa vanité à l'autre sentiment. De plus (et je me réfère toujours aux cas prohibés), la femme, quand elle aime un homme autre que son mari, croit faillir à un devoir, et doit par conséquent dissimuler avec un art supérieur, et raffiner sa dissimulation; tandis que l'amant, qui se sait la cause d'une trahison et se juge vainqueur de son semblable, est naturellement orgueilleux de cette victoire, et passe vite à un autre sentiment moins secret, à cette bonne fatuité, qui est la transpiration lumineuse du mérite.

Mais que mon explication soit ou ne soit pas probante, je me contenterai d'avoir bien fait ressortir dans ces pages que l'indiscrétion des femmes est un mensonge inventé par les hommes. En amour, tout au moins, elles sont silencieuses comme des sépulcres. Elles se trahissent souvent par maladresse, nervosité, ou faute de savoir s'abstenir de manifestations ou d'œillades; et c'est pour ce motif qu'une grande dame qui fut en même temps une femme d'esprit, la reine de Navarre, a employé cette métaphore pour dire que toute aventure amoureuse se découvre tôt ou tard: «Le chien le mieux dressé finit toujours par aboyer.»


CXXXI. FRIVOLITÉS

En citant la phrase de la reine de Navarre, je me suis rappelé qu'entre nous on demande communément à une personne qu'on voit faire mauvaise mine: «Bon Dieu! qui donc a tué vos petits chiens?» comme si on voulait dire: «Qui donc a troublé vos amours, vos aventures secrètes, etc.?» Mais ce chapitre n'est pas sérieux.


CXXXII. LE PRINCIPE D'HELVÉTIUS

Je disais donc qu'un officier de marine m'arracha la confession des amours de Virgilia, et ici je crois devoir corriger le principe d'Helvétius, ou tout au moins l'expliquer. Mon intérêt était de me taire. Confirmer d'anciens soupçons pouvait soulever des haines amorties, provoquer un scandale, tout au moins me valoir une réputation d'indiscret. J'aurais donc dû me taire, si l'on interprète le principe d'Helvétius d'une façon superficielle. Mais j'ai donné déjà le motif de l'indiscrétion masculine: avant l'intérêt de ma sûreté personnelle, je faisais passer l'autre, celui de la vanité qui est plus intime et plus immédiat. Le premier dépend de la réflexion et suppose un syllogisme antérieur; le second est spontané, instinctif, il vient du tréfonds de l'être. Finalement, le premier ne pouvait avoir qu'un résultat éloigné, tandis que l'autre avait un résultat prochain. Conclusion: le principe d'Helvétius était applicable à mon cas, si l'on considère non l'intérêt apparent, mais l'intérêt caché.


CXXXIII. CINQUANTE ANS

Je ne vous ai pas encore dit,—mais je vous le dis maintenant,—qu'au moment où Virgilia descendait les escaliers et où l'officier de marine me battait sur l'épaule, j'avais déjà cinquante ans révolus. Ainsi donc, ma vie descendait aussi les escaliers, ou du moins la meilleure partie, celle des plaisirs, des agitations, des émotions, entourée il est vrai de dissimulation et de duplicité, mais la meilleure tout de même, si l'on parle le langage usuel. Mais en usant d'un autre moins sublime, la meilleure partie fut l'autre, celle que j'avais encore à vivre, comme je le prouverai dans le peu de pages qu'il me reste encore à écrire.

Cinquante ans! Pourquoi cette confession? On va trouver que mon style n'a plus la même désinvolture. Aussitôt après ma conversation avec l'officier de marine, qui enfila son manteau et sortit, j'avoue que j'éprouvai quelque tristesse. Je revins dans la salle, l'envie me prit de danser une polka, de m'enivrer de lumière, de fleurs, du reflet des cristaux, de celui des beaux yeux, du murmure sourd et léger des conversations particulières. Je n'eus pas à m'en repentir, car je me trouvai soudain tout rajeuni. Mais quand, une demi-heure plus tard, je me retirai du bal, à quatre heures du matin, qu'est-ce que je trouvai dans le fond de ma voiture? Mes cinquante ans. Ils étaient revenus avec entêtement, non point frileux ni rhumatisants, mais un peu las, et désireux d'un bon lit et de repos. Alors, voyez ce que peut l'imagination d'un pauvre homme à moitié endormi, il me sembla entendre une chauve-souris pendue au plafond me dire: «Monsieur Braz Cubas, le rajeunissement était dans la salle, dans le reflet des cristaux, dans les lumières, dans les soieries,—enfin, autour de vous et non en vous.»


CXXXIV. OBLIVION

Je suis sûr que si une dame m'a accompagné jusqu'ici, elle va fermer le livre, sans plus s'importer du reste. Pour elle, ce qu'il y avait d'intéressant dans ma vie, c'est-à-dire l'amour, a cessé d'exister. Cinquante ans, ce n'est pas encore la décrépitude, mais ce n'est déjà plus la fleur de l'âge. Encore dix ans, et l'on pourra m'appliquer ce que disait un Anglais: «Triste chose, de ne plus rencontrer quelqu'un qui se souvienne de nos parents, alors qu'on se demande comment vous considérera l'oubli lui-même.»

Et j'ai pris pour titre de ce chapitre «Oblivion!» Il est juste que l'on rende tous les honneurs possible à un personnage peu estimé, convive de la dernière heure, mais convive inévitable. Elle le sait bien, la jolie femme qui florissait à l'aurore du règne actuel sous le ministère Paraná, attendu qu'elle est plus rapprochée du triomphe et qu'elle se sent déjà détrônée. Alors, si elle a la dignité d'elle-même, elle ne s'entête pas à réveiller les attentions mortes ou défaillantes. Elle ne cherche pas dans les regards d'aujourd'hui les mêmes hommages que lui prodiguaient les regards d'autrefois, quand d'autres commençaient la promenade de la vie, l'âme allègre et le pied léger. Tempora mutatitur! Le même tourbillon emporte les feuilles sèches et les loques du chemin, sans exception ni pitié. Et les gens philosophes n'envient point, mais plaignent plutôt ceux qui ont pris leur place dans la voiture, parce qu'à leur tour ils seront mis à pied par le conducteur Oblivion. Et tout cela à seule fin de dérider la planète Saturne, qui promène son ennui dans l'espace.


CXXXV. INUTILITÉ

Mais, ou je me trompe fort, ou je viens d'écrire chapitre inutile.


CXXXVI. LE SHAKO

Et qui sait! peut-être que non. Il résume les réflexions que je fis le jour suivant à Quincas Borba, en ajoutant que je me sentais découragé, et un tas d'autres choses tristes. Mais ce philosophe, avec l'éminent bon sens qui le caractérisait, me cria que je me laissais glisser sur la route fatale de la mélancolie.

—Mon cher Braz, me dit-il, ne te laisse pas affoler par ces vapeurs. Que diable! il faut être un homme! être fort, lutter, vaincre, briller, dominer! Cinquante ans: c'est l'âge de la science et du gouvernement. Courage! Braz Cubas, ne te laisse pas déprimer. Qu'est-ce qu'elle peut bien te faire, cette succession de fleurs ou de ruines? Jouis de la vie: et n'oublie pas qu'il n'est pire philosophie que celle des pleurnicheurs qui se couchent sur les rives d'un fleuve pour se plaindre du cours incessant de l'onde. C'est son métier de ne s'arrêter jamais. Conforme-toi à cette loi, et tâche d'en tirer parti.

L'autorité d'un grand philosophe se révèle dans les plus petites choses. Les paroles de Quincas Borda eurent le don de secouer ma torpeur morale et mentale. Allons! montons au pouvoir! il en est temps. Jamais, jusqu'alors, je n'étais intervenu dans de grands débats. Je briguais le portefeuille par des amabilités, des thés, des commissions et des votes. Et le porte-feuille ne venait pas. Il fallait me rendre maître de la tribune.

J'allai doucement. Trois jours plus tard, comme on discutait le budget de la justice, je profitai de la circonstance pour demander modestement au ministre s'il ne jugeait pas opportun de diminuer la hauteur des shakos de la garde nationale. Ce n'était pas une demande de bien grande importance; mais je prouvai néanmoins que j'étais capable de discuter les affaires de l'État. Je citai Philopœmen, qui fit substituer les brodequins trop étroits de ses soldats, et leurs lances trop légères; et l'histoire ne jugea pas ces petits faits indignes d'être enregistrés. La hauteur de nos shakos devait être modifiée, au nom de l'esthétique et au nom de l'hygiène. Leur poids pouvait être fatal pendant les revues, sous l'ardeur du soleil. L'un des préceptes d'Hippocrate étant qu'il faut avoir la tête fraîche, il était cruel d'obliger un individu, pour une simple considération d'uniforme, à risquer sa santé et sa vie, et par conséquent l'avenir de sa famille. La Chambre et le gouvernement devaient se souvenir que la garde nationale était le soutien de la liberté et de l'indépendance, et que les citoyens appelés à un service pénible, fréquent, et qui plus est gratuit, avaient droit à ce qu'on leur donnât un uniforme léger et commode. J'ajoutai que la lourdeur du shako faisait courber le front des citoyens qui devaient au contraire l'élever avec fierté devant le pouvoir. Et je pérorai avec cette pensée: le saule, qui incline ses rameaux vers la terre, est l'arbre des cimetières; le palmier droit et ferme, est l'arbre du désert, des places et des jardins.

L'impression de ce discours fut diverse. Quant à la forme, à l'envolée, à la partie littéraire et philosophique, tout le monde tomba d'accord qu'il était impossible de tirer de plus brillantes idées d'un simple shako. Mais au point de vue politique, mon attitude fut considérée comme un désastre parlementaire. On insinua que je versais dans l'opposition, elles ennemis du ministère voulurent profiter de l'incident pour proposer une motion de défiance. Je repoussai une semblable interprétation. Elle était non seulement erronée, mais encore calomnieuse, tant il était notoire que j'appuyais le cabinet. J'ajoutai que la nécessité de diminuer la hauteur du shako n'était pas si urgente qu'on ne pût différer encore pendant quelques années; en tous cas, j'étais prêt à transiger sur la réduction, et je me contentais de trois ou quatre pouces en moins. Enfin, même si ma proposition n'était pas adoptée, je m'estimais déjà heureux d'avoir posé un jalon pour l'avenir.

Quincas Borba ne fit aucune restriction.

—Je ne suis pas homme politique, me dit-il au dîner. Je ne sais si tu as bien ou mal fait; ce que sais, c'est que ton discours était excellent. Et il mit en relief les parties saillantes, les belles images, les arguments puissants, avec cette pondération dans la louange qui sied si bien à un grand philosophe. Ensuite, il prit l'affaire à son compte, et combattit le shako avec tant de véhémence que je finis par me convaincre moi-même du péril qu'il offrait.


CXXXVII. À UN CRITIQUE

Mon cher critique,

Quelques pages plus haut, après avoir dit que j'avais cinquante ans, j'ajoutais: «On commence déjà à sentir que mon style n'est plus aussi leste Qu'aux premiers jours.» Peut-être cette phrase paraîtra-t-elle dénuée de sens, étant donné mon état actuel. Mais j'attire justement ton attention sur la subtilité de cette pensée. Je ne veux point dire que je suis en ce moment plus vieux qu'en commençant ce livre. La mort ne vieillit. Je veux dire qu'à chaque phase de cette narration j'éprouve la sensation correspondante à la phase dont je parle. Bon Dieu! quelle nécessité de mettre toujours les points sur les i!


CXXXVIII. COMMENT JE NE FUS PAS MINISTRE D'ÉTAT

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CXXXIX. QUI EXPLIQUE LE CHAPITRE ANTÉRIEUR

Il y a des choses que l'on ne traduit bien que par le silence. Par exemple ce qui fait le sujet du chapitre antérieur. Les ambitieux déçus l'entendront. Si aucune passion n'égale celle du pouvoir, comme d'aucuns le disent, imaginez le désespoir, la douleur, l'abattement où je tombai le jour que je perdis mon fauteuil de député. Toutes mes espérances s'effondraient; ma carrière politique était brisée. Or, notez que Quincas Borba, d'après certaines inductions philosophiques qu'il fit, jugea que mon ambition n'était pas la véritable passion du pouvoir, mais un simple caprice, un désir de briller. Dans son opinion, ce sentiment, quoique moins profond que l'autre, incommode davantage, car il est de la nature de l'attrait qu'ont les femmes pour les dentelles et les objets de toilette. Un Cromwell ou un Bonaparte, ajouta-t-il, par cela même qu'il est brûlé par la passion du pouvoir, finit toujours par y atteindre, par le droit chemin ou par des chemins de traverse. Ce n'était pas mon cas. Mes aspirations n'ayant pas la même intensité, je ne pouvais prétendre au même résultat. De là venait mon désenchantement. Mon sentiment, selon les doctrines de l'Humanitisme...

—Va au diable, avec ton Humanitisme, interrompis-je. J'en ai assez de ta philosophie, qui ne mène à rien.

La brutalité de cette interruption, étant donnée la supériorité du philosophe, était une véritable offense. Mais il excusa mon état d'irritation. On nous apporta du café. Il était une heure de l'après-midi; nous nous trouvions dans mon cabinet de travail qui donnait sur le fond du jardin. C'était une salle confortable, meublée de bons livres, d'objets d'art, et, entre autres, d'un Voltaire en bronze, qui paraissait à cette heure accentuer son rire sarcastique et l'acuité de son regard. Les sièges étaient excellents. Au dehors brillait un grand soleil que Quincas Borba, par plaisanterie ou dans un accès de lyrisme, appela un des ministres de la Nature. Des trois fenêtres, pendaient trois cages, où des oiseaux sifflaient leurs opéras rustiques. Tout avait l'apparence d'une conspiration des choses contre l'homme. Et bien que je me trouvasse dans mon cabinet, en face de mon jardin, assis dans mon fauteuil, au milieu de mes livres, éclairé par mon soleil, et en train d'écouter le ramage de mes oiseaux, je ne pouvais me consoler de la perte d'un autre fauteuil, auquel je n'avais plus droit.


CXL. LES CHIENS

—Mais enfin qu'as-tu l'intention de faire maintenant? me demanda Quincas Borba, en allant poser sa tasse sur le rebord d'une des fenêtres.

—Je ne sais pas. Je vais aller m'enfermer à la Tijuca; fuir les hommes. Je suis honteux et las. Tant de beaux rêves, mon cher Borba, tant de beaux rêves, et je ne suis rien.

—Rien! interrompit Quincas Borba avec un geste d'indignation.

Pour me distraire, il m'invita à sortir. Nous marchâmes dans la direction d'Engenho Velho. Nous allions à pied, tout en philosophant. Jamais je n'oublierai l'action sédative de cette promenade. La parole de ce grand homme était le cordial de la sagesse. Il me dit que je ne pouvais échapper au combat. Puisque l'on me fermait la tribune, je devais fonder un journal. Il employa même une expression vulgaire, démontrant ainsi que le langage philosophique peut, une fois ou l'autre, user des métaphores populaires.

—Fonde un journal, me dit-il, et renverse-moi toute cette petite paroisse.

—Magnifique idée! Je vais fonder un journal; je vais les réduire en miettes, je vais...

—Lutter. Peu importe le résultat. L'essentiel est de lutter. La vie, c'est la lutte. La vie sans la lutte, c'est une mer morte au centre de l'organisme universel.

Peu après, nous tombâmes sur deux chiens qui se battaient. C'est un événement sans valeur aux regards d'un homme vulgaire. Quincas Borba me les fit observer. Il me désigna un os, motif de la guerre, et mon attention fut attirée sur cette circonstance: il n'y avait pas de chair sur Los. L'os était nu. Les chiens grognaient, se mordaient, et leurs yeux étincelaient de fureur. Quincas Borba mit sa canne sous son bras et semblait en extase.

—Que c'est beau! disait-il de temps à autre.

Je voulus l'entraîner, mais en vain. Il paraissait vissé au sol, et il ne reprit son chemin qu'après avoir assisté à la défaite de l'un des deux chiens qui alla porter sa faim ailleurs. Je remarquai qu'il était joyeux, bien qu'il contînt la manifestation de sa joie, comme il convient à un grand philosophe. Il me fit observer la beauté du spectacle, rappela le sujet de la lutte, conclut que les chiens avaient faim. Mais la privation d'aliments n'est rien auprès des effets généraux de la philosophie. Sur quelques parties du globe, le spectacle est plus grandiose. Les créatures humaines y disputent aux chiens les os et autres aliments les moins appétissants. La lutte se complique, parce que l'intelligence de l'homme entre en action, avec toute la sagacité accumulée en lui par les siècles, etc.


CXLI. LA DEMANDE SECRÈTE

Que de choses il y a dans un menuet, comme dit l'autre. Que de choses il y a dans un combat de chiens! Mais je n'étais pas un disciple servile et timoré, incapable de faire une réflexion opportune. Tout en marchant, je lui fis part d'un doute. Je ne comprenais pas très bien l'utilité de disputer la nourriture aux chiens. Il me répondit avec une exceptionnelle bienveillance:

—Il est indiscutablement plus logique de la disputer aux autres hommes, car leur condition est la même, et le plus fort l'emporte sur le plus faible. Mais pourquoi ne serait-ce pas un spectacle grandiose de la disputer aux chiens. On a mangé volontairement des sauterelles comme le Précurseur, ou pis encore, comme Ézéchiel. Donc, ce qui est ignoble est pourtant mangeable. Reste à savoir s'il est plus digne pour l'homme de disputer de semblables aliments pour satisfaire une nécessité naturelle, ou de manger ces mêmes aliments en vertu d'une exaltation religieuse et qui peut être passagère, tandis que la faim est éternelle comme la vie et comme la mort.

Nous étions arrivés sur le seuil de la maison. On me remit une lettre, en me disant qu'elle venait de la part d'une dame. Nous rentrâmes, et Quincas Borba, avec Indiscrétion propre à un philosophe, s'en fut lire les titres des livres sur une étagère, tandis que je parcourais la lettre, qui était de Virgilia.

Mon bon ami,

Dona Placida est au plus mal. Veuillez donc faire quelque chose pour elle. Elle demeure dans l'impasse des Escadinhas; voyez s'il est possible de la faire entrer à l'hôpital.

Votre amie dévouée,

V.

Ce n'était pas l'anglaise fine et correcte de Virgilia, mais une écriture contrefaite et inégale. Le V de la signature était un simple paraphe, sans intention alphabétique. De sorte qu'il était possible, le cas échéant, de récuser la paternité de la lettre. Je tournai et retournai le papier. Pauvre Dona Placida!... Eh bien! et les cinq contos de la plage de la Gamboa que je lui avais donnés. Je ne pouvais comprendre que...

—Tu vas comprendre, me dit Quincas Borba, en tirant un livre du rayon.

—Comprendre quoi! demandai-je abasourdi.

—Tu vas comprendre que je t'ai dit la vérité. Pascal est un de mes ancêtres spirituels. Et bien que ma philosophie soit de beaucoup supérieure à la sienne, je ne puis nier qu'il ait été un grand homme. Or que dit-il dans cette page? (Et le chapeau sur la tête, la canne sous le bras, il me désignait du doigt le passage.) Que dit-il? Il dit que l'homme a sur le reste de l'univers le grand avantage de savoir qu'il est sujet à la mort, alors que les autres êtres ne se doutent point qu'ils sont périssables. Tu vois; lorsqu'un homme dispute un os à un chien, il a sur celui-ci le grand avantage de savoir qu'il a faim. C'est cela qui rend, comme je te le disais, la lutte grandiose. «Il sait qu'il meurt», expression profonde. Je crois que la mienne est plus profonde encore, «il sait qu'il a faim». Donc le fait de mourir limite en quelque sorte l'entendement humain. La conscience de l'extinction dure un instant très court et finit pour toujours, alors que la faim a l'avantage de revenir et de prolonger l'état conscient. Il me semble, sans immodestie, que la formule de Pascal est inférieure à la mienne, sans cesser d'être une grande pensée, car Pascal fut un grand homme.


CXLII. JE N'IRAI PAS

Tandis qu'il remettait le livre sur le rayon, je relisais le billet. Au dîner, voyant que je parlais peu, que je mâchais les mets sans me décider à avaler les bouchées, que je considérais le coin de la salle, le bout de la table, une assiette, une chaise, une mouche invisible, il me dit:

—Tu as quelque chose? Je parie que c'est cette lettre?...

Et réellement j'étais furieux de cette demande de Virgilia. J'avais donné à Dona Placida cinq contos de reis. Je doute que personne eût été aussi généreux que moi, cinq contos! Et qu'en avait-elle fait? Naturellement elle les avait jetés par la fenêtre en faisant la noce, et maintenant, en route pour l'hôpital! Elle pouvait bien y aller toute seule. On meurt partout. De plus je ne savais où trouver cette impasse des Escadinhas. Mais le nom seul indiquait un coin obscur de la ville. Il me fallait aller là, attirer l'attention des voisins, battre à la porte, etc. Au diable! Je n'y vais pas.


CXLIII. UTILITÉ RELATIVE

Mais la nuit, bonne conseillère, me fit comprendre que, par simple courtoisie, je devais obtempérer aux désirs de mon ancienne maîtresse.

—C'est un billet tiré sur moi, et que je dois payer à l'échéance, dis-je en me levant.

En achevant de déjeuner, je me rendis chez Dona Placida. Je trouvai une vieille carcasse enveloppée dans des haillons et couchée sur un grabat nauséabond. Je lui donnai quelque argent, et le lendemain je la fis transporter à l'hôpital de la Miséricorde, où elle mourut une semaine après. On la trouva sans vie, le matin. Elle sortit de l'existence en se cachant, comme elle y était entrée. Une fois encore, je me demandai, comme au chapitre LXXV, si c'était pour ce beau résultat que le sacristain de la cathédrale et la pâtissière avaient procréé Dona Placida dans un moment de sympathie spécifique. Mais je pensai aussitôt que sans Dona Placida mes amours avec Virgilia auraient peut-être été interrompues ou immédiatement brisées, en pleine effervescence; l'utilité de la vie de Dona Placida avait sans doute été de les entretenir. Utilité relative, j'en conviens; mais qu'y a-t-il d'absolu dans ce monde?


CXLIV. EXPLICATION SUPERFLUE

Quant aux cinq contos, est-il besoin de dire qu'un jardinier du voisinage feignit de tomber amoureux de Dona Placida, parvint à éveiller en elle les sens ou la vanité, et l'épousa? Au bout de quelques mois, il inventa une affaire quelconque, vendit les titres et s'enfuit avec l'argent. Inutile, n'est-ce pas? C'est comme pour les chiens de Quincas Borba. Simple répétition d'un chapitre.


CXLV. LE PROGRAMME

Il fallait donc fonder un journal. Je rédigeait le programme, qui était une application politique de l'Humanitisme. Seulement, comme Quincas Borba n'avait pas encore publié son livre, qu'il retouchait d'année en année, nous résolûmes de n'y faire aucune allusion. Quincas Borba exigea seulement une déclaration autographe et secrète où je reconnaissais que certains principes nouveaux appliqués à la politique étaient tirés de son œuvre encore inédite.

C'était un superbe programme. J'y promettais de sauver la société, de détruire les abus, de défendre les principes libéraux et conservateurs. J'y faisais un appel au commerce et à l'agriculture. J'y citais Guizot et Ledru-Rollin, et je finissais par cette menace que Quincas Borba trouva mesquine et locale: «La nouvelle doctrine que nous professons renversera inévitablement le ministère.» Je confesse que, dans les circonstances politiques d'alors, le programme me sembla un chef-d'œuvre. Je fis comprendre à Quincas Borba que la menace de la fin, loin d'être mesquine, était saturée du plus pur Humanitisme, et il se rendit à mes raisons. Car enfin, l'Humanitisme ne comporte aucune exclusion: les guerres de Napoléon et un combat de chèvres présentent la même sublimité, à cela près que les soldats de Napoléon avaient la notion de la mort, notion qui échappe aux chèvres, en apparence du moins. Or je ne faisais qu'appliquer aux circonstances notre formule philosophique: Humanitas voulait substituer Humanitas pour la plus grande consolation d'Humanitas.

—Tu es mon disciple bien-aimé, mon calife! s'écria Quincas Borba avec un accent de tendresse que je ne lui connaissais pas. Je puis dire comme le grand Mahomet: «Si le soleil et la lune venaient à l'encontre de mes idées, je ne reculerais pas.» Crois bien, mon cher Braz Cubas, qu'elles contiennent la vérité éternelle antérieure aux mondes et postérieure aux siècles.


CXLVI. UNE EXTRAVAGANCE

Je fis aussitôt passer dans la presse une note discrète annonçant que, sous quelques semaines, il allait paraître un journal d'opposition rédigé par le Dr Braz Cubas. Quincas Borba, après l'avoir lue, prit la plume, et, dans un élan de fraternité vraiment humaniste, ajouta cette phrase: «l'un des membres les plus distingués du dernier Parlement».

Le jour suivant, je vis entrer Cotrim. Il était bouleversé, mais affectait un air tranquille et gai. Il avait lu la notice, et, en bon parent, il voulait me dissuader de ma résolution. C'était une erreur, une erreur fatale. J'allais me placer dans une situation difficile, et me fermer pour toujours les portes de la Chambre des députés. Non seulement le ministère lui paraissait excellent, ce qui pouvait d'ailleurs ne pas être mon opinion, mais, qui plus est, il avait toutes les chances de durer longtemps. Que pouvais-je bien gagner en me vouant à l'ostracisme? Quelques-uns des ministres me voulaient du bien. Il n'était pas impossible qu'à la première vacance...

Je l'interrompis pour lui dire que j'avais beaucoup médité avant de prendre une décision et que je ne reculerais pas d'une semelle. Je lui offris de lui lire mon programme, mais il se refusa énergiquement à l'entendre, en disant qu'il ne voulait aucunement prendre part à mon extravagance.

—Car c'en est une, vraiment; prenez le temps de la réflexion, et vous verrez si je n'ai pas raison.

Sabine vint à la rescousse, le soir, au théâtre. Elle laissa son mari et sa fille dans la loge, me prit le bras, et m'entraîna dans le corridor.

—Mon petit Braz, qu'est-ce que tu vas faire? me demanda-t-elle avec une visible tristesse. Quelle idée de provoquer le Gouvernement, sans nécessité, quand tu pourrais...

Je répliquai qu'il ne pouvait me convenir de mendier un fauteuil au Parlement; que mon idée était de renverser le ministère, qui ne me paraissait pas opportun, et qui était en opposition avec mes conceptions philosophiques. Je lui promis de toujours employer un langage courtois, bien qu'énergique. La violence n'était pas mon fait. Sabine se donnait des tapes sur les doigts avec son éventail, dodelinait de la tête, insistant toujours, tantôt suppliante, et tantôt menaçante. Je répondais non, non et non.

—C'est bon, dit-elle, tu préfères les mauvais conseils d'étrangers envieux à ceux de ton beau-frère et aux miens. Fais ce qu'il te plaira. Nous avons rempli notre devoir. Et, me tournant le dos, elle rentra dans sa loge.


CXLVII. LE PROBLÈME INSOLUBLE

Je publiai le journal. Vingt-quatre heures après son apparition, je lus dans un autre une déclaration de Cotrim, disant en substance que, bien qu'étranger à tous les partis, il jugeait devoir déclarer hautement qu'il n'avait aucune part directe ou indirecte dans la publication de la feuille de son beau-frère, le Dr Braz Cubas, dont il désapprouvait entièrement les idées et les procédés en cette circonstance. Le ministère actuel, comme d'ailleurs n'importe quel autre composé de gens aussi éminents, lui paraissait propre à faire le bonheur de la nation.

Je n'en pouvais croire mes yeux. Je me les frottai deux ou trois fois. Puis je relus la déclaration inopportune, insolite et énigmatique. S'il était étranger aux partis, que pouvait bien lui faire un incident aussi banal que la publication d'un nouveau journal? Est-on donc obligé de déclarer par la voie des journaux si l'on est ou non favorable à un ministère? Réellement l'intrusion de Cotrim dans cette affaire était aussi mystérieuse que son agression personnelle. Nos relations s'étaient toujours maintenues dans les meilleurs termes, après notre réconciliation. Nous n'avions plus eu l'ombre d'un dissentiment. Bien au contraire, je lui avais rendu des services; comme par exemple, alors que j'étais député, l'obtention pour lui d'une fourniture à la marine, qui continuait encore, et qui, suivant ses propres calculs, et comme il me l'avait dit deux ou trois semaines auparavant, devait lui donner en trois ans près de deux cents contos de reis. Le souvenir du bienfait ne l'avait point empêché de renier publiquement son beau-frère. Il devait avoir un motif bien puissant pour venir si mal à propos manifester son ingratitude, j'avoue que c'était pour moi un problème insoluble...


CXLVIII. THÉORIE DU BIENFAIT

...Si insoluble que Quincas Borba lui-même n'en put sortir, après l'avoir étudié longuement et avec attention.

—Bah! dit-il, tous les problèmes ne valent pas cinq minutes d'attention.

Quant à l'accusation d'ingratitude, il la rejeta entièrement, non pas comme improbable, mais parce qu'elle ne concordait pas avec les conclusions d'une bonne philosophie humaniste.

—Tu ne nieras pas, me dit-il, que la satisfaction du bienfaiteur est toujours bien supérieure à celle de l'individu qui bénéficie du bienfait. Une fois que l'effet essentiel est produit, c'est-à-dire dès que la privation a cessé, l'organisme revient à son état antérieur d'indifférence. Suppose que tu aies trop serré la boucle de ton pantalon. Pour échapper au supplice, tu la desserres, tu respires, tu savoures un court instant de jouissance, après quoi, ton organisme retourne à sa primitive indifférence, sans que tu conserves le souvenir des doigts qui t'ont rendu service.

La mémoire n'est pas une plante aérienne; elle meurt quand elle n'a pas de terrain solide où pousser des racines. L'espérance de faveurs nouvelles empêche bien celui qui en a reçu une première de l'oublier complètement. Mais ce phénomène, l'un des plus admirables d'ailleurs que la philosophie puisse trouver sur son chemin, s'explique par la mémoire des privations antérieures, ou, pour user d'une autre formule, par la privation qui se prolonge dans la mémoire, laquelle répercute la gêne passée et conseille de ne point perdre la possibilité d'un remède opportun. Je ne dis pas qu'en dehors de cette circonstance la mémoire du bienfait ne puisse subsister, accompagnée d'une affection plus ou moins intense; mais c'est là une véritable aberration, sans aucune valeur aux yeux du philosophe.

—Mais, répliquai-je, s'il n'y a aucune raison pour que celui qui a reçu un bienfait en conserve le souvenir, il y en a bien moins encore pour que ce bienfait subsiste dans le souvenir du bienfaiteur.

—Il est inutile d'expliquer ce qui est évident de sa nature, me répondit Quincas Borba. Mais je dirai plus: La persistance du bienfait dans le souvenir de celui qui l'exerce s'explique par la nature même de l'acte et de ses effets. D'abord, il y a le sentiment d'une bonne action, et par déduction la conscience que nous sommes capables de bonnes actions. Il y a ensuite le sentiment d'une supériorité en relation à une autre créature, supériorité dans l'état et dans les moyens. Et c'est là une des choses les plus agréables à l'humaine nature, si l'on en croit les opinions les mieux autorisées. Érasme, qui a écrit un certain nombre de bonnes choses dans son éloge de la folie, a appelé l'attention sur la complaisance que mettent les baudets à se gratter mutuellement. Je suis loin de dédaigner cette observation d'Érasme. Mais j'ajouterai ce qu'elle omet: à savoir, que si l'un des deux baudets gratte mieux que l'autre, le premier doit avoir dans le regard un éclair spécial de satisfaction. Si une jolie femme se regarde dans son miroir, c'est pour avoir la certitude d'une certaine supériorité sur une multitude d'autres femmes, moins jolies qu'elle, ou absolument laides. La conscience fait de même; il lui plaît de se contempler quand elle se trouve à son gré. Le remords n'est que l'angoisse d'une conscience qui se trouve laide. N'oublie pas que tout est une irradiation d'Humanitas et que par conséquent le bienfait et ses conséquences sont des phénomènes parfaitement admirables.


CXLIX. ROTATION ET TRANSMISSION

Chacune de nos entreprises, chacune de nos affections, représente un cycle entier de la vie humaine. Le premier numéro de mon journal fit poindre dans mon âme un et de credos. Quelques jours auparavant, j'avais imaginé l'hypothèse d'une révolution sociale, religieuse et politique qui eût fait de l'archevêque de Cantuaria un simple receveur à Petrópolis, et je m'étais livré à de longues spéculations pour savoir si le receveur eût éliminé l'évêque, si l'évêque eût éliminé le receveur, ou quelle part d'un receveur peut se combiner avec un archevêque, etc.: questions en apparence insolubles, mais non dans la réalité, si l'on prend garde qu'il peut y avoir dans un archevêque deux archevêques, celui de la bulle, et l'autre. Voilà, je serai nabab.

C'était une simple plaisanterie. J'en fis part à Quincas Borba, qui me regarda avec attention et avec une certaine tristesse, et poussa la commisération au point de me dire que j'étais fou. Je me mis à rire tout d'abord; mais la noble conviction du philosophe finit par faire naître en moi une certaine terreur. L'unique objection que je pouvais faire, c'est que je ne me sentais pas le moins du monde fou; mais elle tombait d'elle-même, si l'on songe que les vrais fous ne sentent jamais leur folie. Et voyez s'il y a quelque fondement à l'opinion populaire qui déclare que les philosophes ne s'occupent pas de menus détails. Le lendemain, Quincas Borba m'envoya un aliéniste. Je le connaissais, et je demeurai atterré de sa visite. Il s'acquitta de sa mission avec le plus grand tact, et me quitta si joyeusement que j'eus le courage de lui demander si vraiment il ne me trouvait pas fou.

—Non, me dit-il. Vous êtes dans la plénitude de votre jugement.

—Alors, Quincas Borba s'est trompé.

—Complètement. Je dirai plus: si vous êtes son ami, veillez à le distraire...

—Juste ciel! vous croyez?... un homme d'un si grand talent, un philosophe!

—Peu importe; la folie entre dans tous les cerveaux.

Figurez-vous mon affliction. L'aliéniste, voyant l'effet de mes paroles, connut que j'étais vraiment l'ami de Quincas Borba, et essaya de diminuer la gravité de son diagnostic. Il me dit que ça pouvait n'être rien, et ajouta qu'un grain de folie, loin d'être nuisible, donne du piquant à la vie. Comme je rejetais cette opinion avec horreur, l'aliéniste sourit, et me dit une chose si extraordinaire, si extraordinaire qu'elle mérite au moins un chapitre tout entier.


CL. PHILOSOPHIE DES ÉPITAPHES

Je m'éloignai des groupes, en feignant de lire les épitaphes. D'ailleurs, j'aime les épitaphes. Elles sont, parmi les civilisés, l'expression de ce pieux et secret égoïsme qui pousse l'homme à enlever à la mort un peu de l'ombre dont elle s'entoure. De là vient sans doute la tristesse de ceux qui savent que leurs morts reposent dans la fosse commune. Il leur semble que la pourriture anonyme les atteint eux-mêmes.


CLI. LA MONNAIE DE VESPASIEN

Tout le monde était parti; ma voiture m'attendait à la porte du cimetière. J'y montai et m'éloignai en allumant un cigare. La cérémonie continuait présente à ma vue, comme les sanglots de Virgilia continuaient présents à mon ouïe, d'une façon mystérieuse, vague et problématique. Virgilia avait trompé son mari avec enthousiasme, et le pleurait avec sincérité. Il était difficile de combiner ces deux attitudes, et je m'y efforçai en vain pendant le reste du trajet. Ce ne fut qu'en mettant pied à terre, devant chez moi, que je m'avisai de la possibilité et même de la facilité d'une telle combinaison. Douce nature! la monnaie de la douleur est comme celle de Vespasien, elle n'a pas d'odeur; on la prend de la même manière, qu'on la trouve sur le mal ou sur le bien. La morale pourra bien censurer ma complice; mais que t'importe, implacable amie, douce, trois fois douce Nature, puisque tu as reçu ponctuellement ses larmes?


CLII. L'ALIÉNISTE

Je commence à devenir pathétique, et je préfère aller dormir. Pendant mon sommeil, je rêvai que j'étais nabab, et je me réveillai avec cette idée. J'aimais parfois à me bercer à ces contrastes de régions, d'états et de credos. Quelques jours auparavant, j'avais imaginé l'hypothèse d'une révolution sociale, religieuse et politique qui eût fait de l'archevêque de Cantuaria un simple receveur à Petrópolis, et je m'étais livré à de longues spéculations pour savoir si le receveur eût éliminé l'évêque, si l'évêque eût éliminé le receveur, ou quelle part d'un receveur peut se combiner avec un archevêque, etc.: questions en apparence insolubles, mais non dans la réalité, si l'on prend garde qu'il peut y avoir dans un archevêque deux archevêques, celui de la bulle, et l'autre. Voilà, je serai nabab.

C'était une simple plaisanterie. J'en fis part à Quincas Borba, qui me regarda avec attention et avec une certaine tristesse, et poussa la commisération au point de me dire que j'étais fou. Je me mis à rire tout d'abord; mais la noble conviction du philosophe finit par faire naître en moi une certaine terreur. L'unique objection que je pouvais faire, c'est que je ne me sentais pas le moins du monde fou; mais elle tombait d'elle-même, si l'on songe que les vrais fous ne sentent jamais leur folie. Et voyez s'il y a quelque fondement à l'opinion populaire qui déclare que les philosophes ne s'occupent pas de menus détails. Le lendemain, Quincas Borba m'envoya un aliéniste. Je le connaissais, et je demeurai atterré de sa visite. Il s'acquitta de sa mission avec le plus grand tact, et me quitta si joyeusement que j'eus le courage de lui demander si vraiment il ne me trouvait pas fou.

—Non, me dit-il. Vous êtes dans la plénitude de votre jugement.

—Alors, Quincas Borba s'est trompé.

—Complètement. Je dirai plus: si vous êtes son ami, veillez à le distraire...

—Juste ciel! vous croyez?... un homme d'un si grand talent, un philosophe!

—Peu importe; la folie entre dans tous les cerveaux.

Figurez-vous mon affliction. L'aliéniste, voyant l'effet de mes paroles, connut que j'étais vraiment l'ami de Quavec un poids sur la poitrine et sur la conscience. Au cimetière, au moment où je lançai la pelletée de terre sur le cercueil, le bruit du gravier sur les planches, dans la fosse, me fit passer un frisson, passager c'est vrai, mais désagréable tout de même. L'après-midi était couleur de plomb; le cimetière, les vêtements de deuil...


CLIII. LES NAVIRES DU PIRÉE

—Vous devez vous souvenir, me dit l'aliéniste, de ce fameux maniaque athénien, qui supposait que tous les navires qui entraient dans le Pirée lui appartenaient. C'était un pauvre diable qui n'avait peut-être pas même pour dormir le tonneau de Diogène. Mais la possession imaginaire des navires valait tous les drachmes de l'Hellade. Eh bien! il y a en chacun de nous un maniaque d'Athènes. Et si quelqu'un jure qu'il n'a pas possédé en imagination trois ou quatre bateaux dans sa vie, il un faux serment.

—Vous aussi? demandai-je.

—Naturellement.

—Et moi!

—Comme les autres; et aussi votre domestique, qui est, je crois, cet homme en train de secouer des tapis par la fenêtre.

De fait, un valet de chambre battait les tapis, tandis que nous parlions dans le jardin, tout auprès. L'aliéniste me fit remarquer qu'il avait ouvert tout grand les fenêtres, et relevé les rideaux, de façon qu'on pût voir du dehors la salle richement meublée; et il conclut:

—Votre domestique a la manie de l'Athénien. Il suppose que ces navires sont à lui. Cette douce illusion fait de lui un des heureux de ce monde.


CLIV. RÉFLEXION CORDIALE

Si l'aliéniste a raison, me dis-je, Quincas Borba n'est pas à plaindre. C'est une question de plus ou de moins. Toutefois, il est bon de veiller sur lui, et d'éviter que des maniaques d'autres régions ne fassent incursion dans son cerveau.


CLV. ORGUEIL DE LA SERVILITÉ

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